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ELIZABETH PETERS
Le Retour de Sethos (Lord of the Silent)
Traduit par FRANÇOIS TRUCHAUD
LIVRE DE POCHE
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Pour ...
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ELIZABETH PETERS
Le Retour de Sethos (Lord of the Silent)
Traduit par FRANÇOIS TRUCHAUD
LIVRE DE POCHE
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Pour Tim
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Amon, Roi des Dieux, Seigneur des Silencieux qui répond à la voix du pauvre… qui donne du pain à celui qui n’en a pas… père de l’orphelin, époux de la veuve… il se montre miséricordieux quand un serviteur l’a offensé. Épithètes et attributs d’Amon-Rê, Florilège.
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NOTE DE L’ÉDITRICE
L’éditrice tient à faire savoir qu’elle ne recherche pas de nouveaux papiers Emerson. Au cours de ces derniers mois, elle a reçu des documents censés répondre à cette description. Un examen rapide a montré que c’étaient des faux peu convaincants, pour ne pas accabler davantage leurs auteurs. Elle dispose de suffisamment d’archives pour l’occuper durant plusieurs années, et elle est actuellement sur la piste de… Mais elle n’en dira pas plus. Les détenteurs des documents dont elle a besoin savent de quoi il s’agit. Toute autre personne n’est pas sollicitée. Concernant le présent volume, quelques mots d’explication sont sans doute nécessaires. Plusieurs preuves dans le texte démontrent que Nefret Forth, son nom de jeune fille à l’époque, a inséré des passages dans des parties plus anciennes du Manuscrit H, mais elle a manifestement joué un rôle plus actif dans sa composition après son mariage. Bref, le Manuscrit H devient une collaboration. Cela ne saurait surprendre de la part d’une jeune femme au caractère si énergique. Son mariage, et les occupations qui vont de pair ont également affecté sa correspondance avec Lia Todros. Il y a très peu de lettres, et elles contiennent des informations qui n’ont pas une grande valeur pour le récit. C’est pourquoi l’éditrice les a omises, convaincue que le Lecteur n’est guère intéressé par des commentaires sur les bébés et des descriptions enthousiastes de la vie conjugale. (Je puis certifier au Lecteur qu’ils sont pleins de redites, ne présentent aucune originalité et sont parfaitement ennuyeux. Il ne rate absolument rien.)
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Les passages extraits d’un dossier que l’éditrice a intitulé « M » s’expliquent d’eux-mêmes en partie. On ne peut dire avec certitude comment certains fragments sont arrivés entre les mains de Mrs Emerson. L’éditrice a son opinion sur ce point. Sans aucun doute, le Lecteur avisé tirera ses propres conclusions.
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REMERCIEMENTS
J’ai une dette envers ma petite-fille, Jennifer Shea, qui a ajouté un autre cadavre à l’histoire, et envers Kristen Whitbread, ma précieuse assistante, qui m’a fait plusieurs suggestions très utiles. Horus lui doit sa survie. Le professeur Peter Dorman de l’Institut oriental m’a déniché une tombe peu connue, et George B. Johnson a vérifié mon Ladysmith. Je tiens à remercier tout particulièrement Dennis Forbes, l’éditeur de KMT, A Modern Journal of Ancient Egypt, et une encyclopédie ambulante pour tout ce qui concerne l’égyptologie. Non seulement il nous a trouvé plusieurs sphinx à tête de bélier, mais il a lu le manuscrit dans son intégralité, alors que celui-ci était encore à l’état embryonnaire et très confus. Je remercie également ma directrice littéraire, Trish Grader, la meilleure qui soit.
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— Je vous mets au défi, même vous, Peabody, de trouver un signe encourageant dans cette situation, fit remarquer Emerson. Nous étions dans la bibliothèque d’Amarna House, notre demeure du Kent. Comme d’habitude, le bureau d’Emerson ressemblait à un tumulus archéologique, encombré de piles de livres et de papiers, maculé des cendres de sa pipe. Il était formellement interdit aux domestiques de toucher à son travail, et les cendres étaient dérangées uniquement quand Emerson fouillait parmi les piles, à la recherche d’un document. Il se renversa dans son fauteuil et considéra d’un air morose le buste de Platon sur l’étagère en face de lui. Platon lui rendit un regard tout autant morose. Il avait pris la place du buste de Socrate, lequel avait été fracassé par une balle de pistolet quelques années auparavant, et son expression était loin d’être aussi aimable. La matinée d’octobre, nuageuse et froide, annonçait l’hiver et reflétait la morosité ambiante. Et je devais reconnaître que nous vivions des moments éprouvants. Quand la guerre avait éclaté en août 1914, certains avaient affirmé qu’elle serait terminée avant Noël. À présent, en automne 1915, même les optimistes à tout crin s’étaient résignés à un conflit long et sanglant. Après des pertes en vies humaines effroyables, les armées opposées sur le front ouest s’étaient enlisées dans une guerre de tranchées, et les pertes continuaient d’augmenter. La tentative pour forcer le détroit des Dardanelles et s’emparer de Constantinople avait été un échec. Cent mille hommes étaient cloués au sol sur les plages de Gallipoli, incapables de progresser car l’ennemi avait le contrôle du terrain, incapables de se replier car le ministère de la Guerre refusait d’admettre qu’il avait commis une erreur désastreuse. La Serbie était sur le 8
point de tomber aux mains de l’ennemi. Les armées russes étaient en déroute. L’Italie s’était engagée dans la guerre à nos côtés, mais ses armées étaient tenues en échec à la frontière autrichienne. Des attaques aériennes et sous-marines avaient ajouté une nouvelle et horrible dimension au conflit. Cependant, il y avait une éclaircie, et je m’étais empressée de la faire valoir. Après un été passé en Angleterre, nous nous apprêtions à partir pour l’Égypte et une nouvelle saison des recherches archéologiques qui nous avaient rendus célèbres. Mon distingué époux n’aurait renoncé à ses fouilles pour rien au monde, à part l’Armageddon (et seulement si cette bataille finale était livrée à proximité). Bien que tout à fait conscient de la tragédie de cette guerre mondiale, il était parfois porté à considérer qu’elle était un désagrément qui le touchait personnellement – « sacrément agaçante », selon ses propres termes. À l’évidence, elle avait compliqué nos projets pour cette saison. Avec les ports italiens désormais inaccessibles par voie de terre, nous n’avions qu’un seul moyen de nous rendre en Égypte, et les sous-marins allemands rôdaient près des côtes anglaises. Non qu’Emerson fût inquiet pour lui-même. Il ne redoute rien dans ce monde ni dans l’au-delà. C’était la sollicitude envers tous ceux qui nous accompagnaient habituellement pour nos fouilles annuelles qui le faisait hésiter : pour moi ; pour notre fils Ramsès et son épouse Nefret ; pour David, l’ami de Ramsès, et son épouse Lia, la nièce d’Emerson ; pour les parents de celle-ci, Walter, le frère d’Emerson, et Evelyn, mon amie très chère ; et pour Sennia, la petite fille que nous avions accueillie dans nos cœurs et dans notre demeure après qu’elle eut été abandonnée par son père anglais. — Il nous reste seulement à décider qui de notre famille viendra cette année, poursuivis-je. Je n’ai jamais supposé que Lia nous accompagnerait. Le bébé n’a que six mois, et bien qu’il soit en bonne santé, on ne peut prendre le risque qu’il tombe malade. Les services médicaux du Caire se sont énormément améliorés depuis nos premiers séjours là-bas, mais personne ne saurait nier qu’ils ne sont pas…
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— Nom d’un chien, Amelia, ne me faites pas un cours ! s’exclama Emerson. Le caractère irascible de mon époux était devenu une véritable légende en Égypte, et son sobriquet de « Maître des Imprécations » n’était pas usurpé. Ses orbes bleu saphir flamboyèrent, ses sourcils fournis se rejoignirent. Il prit sa pipe. Emerson m’appelle rarement Amelia. Peabody, mon nom de jeune fille, est celui qu’il emploie comme marque d’approbation et d’affection. Ravie de l’avoir tiré de son humeur mélancolique, j’attendis que son corps vigoureux se détende et que son beau visage esquisse un sourire penaud. — Je vous demande pardon, mon amour. — Accepté, répondis-je, magnanime. La porte de la bibliothèque s’ouvrit et Gargery, notre maître d’hôtel, passa la tête par l’entrebâillement. — Avez-vous appelé, professeur ? — Je ne vous ai pas appelé, répondit Emerson. Et vous le savez. Filez, Gargery. Le visage au nez retroussé de Gargery prit un air de détermination entêtée. — Désirez-vous du café, madame et vous ? — Nous venons de terminer notre petit déjeuner, lui rappela Emerson. Si je désire quelque chose, je le ferai savoir. — Dois-je allumer les lampes, monsieur ? Je crois que nous allons avoir une pluie torrentielle. Mes rhumatismes… — Au diable vos rhumatismes ! cria Emerson. Sortez d’ici, Gargery. La porte claqua légèrement. Emerson gloussa. — Il est aussi transparent qu’un enfant, n’est-ce pas ? — Vous a-t-il harcelé pour que nous l’emmenions en Égypte cette année ? — Il le fait tous les ans ! À présent, il prétend que le climat humide en hiver lui vaut des rhumatismes. — Je me demande quel âge il a. Il n’a pas beaucoup changé depuis que nous le connaissons. Ses cheveux roux pâle ne présentent pas un seul fil gris, et il est toujours mince et svelte. — Il est plus jeune que nous, déclara Emerson avec un petit rire. Ce n’est pas son âge qui me préoccupe, ma chère Peabody. 10
Nous avons fait une grave erreur en permettant à notre maître d’hôtel de participer à nos investigations criminelles. Cela lui a donné des idées qui ne conviennent pas à sa condition. — Vous devez reconnaître qu’il nous a rendu de grands services, dis-je en évoquant certaines de ces investigations. L’année où nous avions laissé Nefret et Ramsès ici en Angleterre, l’un d’eux, ou tous les deux, auraient pu être enlevés par les acolytes de Schlange si Gargery et son gourdin n’avaient pas été là. — Je n’en suis pas certain. Nefret s’était défendue de façon admirable, ainsi que Ramsès. Emerson tira des bouffées de sa pipe. Il affirme que le tabac lui calme les nerfs. Manifestement, sa voix fut plus affable quand il poursuivit. — Toutefois, je vous accorde qu’il a été d’une aide considérable quand nous étions enfermés dans ce cachot souterrain de Mauldy Manor alors que l’eau montait et que la maison était en feu… Pourquoi riez-vous ? — De doux souvenirs, très cher, de doux souvenirs. Nous avons mené une vie très intéressante, n’est-ce pas ? — Trop intéressante, bon sang ! J’espère ne pas connaître une autre saison comme celle-là. Sa voix se fit bourrue, sous le coup d’une émotion que sa nature britannique peu communicative ne lui permet pas d’exprimer. Cependant, je savais quelle était cette émotion, car je la ressentais également. Il pensait à notre fils que nous avions bien failli perdre. Ramsès s’était attiré des ennuis d’un genre ou d’un autre dès qu’il avait été en âge de se déplacer à quatre pattes. Dans sa jeunesse, il avait été kidnappé par des maîtres du crime et des voleurs d’antiquités, avait fait des chutes dans des tombes ou du sommet de falaises… mais une liste complète remplirait trop de pages de ce récit. Il avait atteint sa vingt-cinquième année en vie et plus ou moins indemne, mais la maturité n’avait pas modéré sa nature téméraire, et il n’avait jamais fait face à de plus grands dangers que ceux qu’il avait affrontés durant l’hiver 1914-1915.
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Tout le monde savait que les Turcs projetaient une attaque sur le canal de Suez. Ce que la plupart des gens ignoraient, c’est qu’ils espéraient provoquer un soulèvement sanglant au Caire, coïncidant avec leur attaque, et obliger ainsi les troupes qui défendaient le canal à se retirer. Ils trouvèrent des alliés bien disposés dans un groupe de nationalistes égyptiens, lesquels étaient exaspérés à juste titre par le refus de la Grande-Bretagne de prendre en considération leurs exigences d’accession à l’indépendance. Kamil el-Wardani, le jeune chef charismatique de ce groupe, était le plus dangereux des nationalistes, mais il y en avait d’autres qui ne demandaient qu’à coopérer avec l’ennemi. C’est pourquoi, quand Wardani fut appréhendé, les autorités décidèrent de tenir son arrestation secrète et de mettre quelqu’un d’autre à sa place – un homme dévoué à l’Angleterre qui communiquerait les plans de l’ennemi, notamment l’emplacement des armes que les Turcs livraient en secret. Un seul homme était à même de mener à bien cette mission. La ressemblance de Ramsès avec les Égyptiens parmi lesquels il avait passé la plus grande partie de son existence, sa connaissance de l’arabe et de plusieurs autres langues, ainsi que sa maîtrise de l’art douteux du déguisement faisaient de lui le candidat parfait. Sa situation n’aurait pu être plus périlleuse : les hommes de Wardani l’auraient assassiné s’ils avaient découvert sa véritable identité, les Allemands et les Turcs l’auraient assassiné s’ils avaient soupçonné qu’il révélait leurs plans, et, la tête de Wardani étant mise à prix, tous les officiers de police du Caire le recherchaient. Ramsès et David, qui avait insisté pour accomplir cette mission avec lui, avaient réussi à empêcher le soulèvement et donné au ministère de la Guerre une petite bonification en dénonçant le traître qui avait vendu des renseignements aux puissances de l’Europe centrale. Mais l’un et l’autre avaient reçu de graves blessures et, durant plusieurs heures que l’on ne pouvait malheureusement pas oublier, j’avais redouté que nous les perdions tous les deux. — Et David ? demandai-je. — Oui, c’est un autre problème, grommela Emerson. Il m’est devenu absolument indispensable. Il n’y a pas un artiste ou un
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épigraphiste plus habile dans ce domaine. Mais comment puisje lui demander de laisser sa femme et son enfant ? — Vous ne le pouvez pas. La difficulté sera de l’empêcher de les laisser. Ramsès et lui sont aussi proches que des frères, et il estime être la seule personne en mesure de contrôler la témérité de Ramsès. — Personne n’en est capable, marmonna Emerson. J’avais espéré qu’il s’assagirait une fois marié, mais Nefret est presque aussi infernale que… Il s’interrompit en poussant un grognement comme la porte s’ouvrait de nouveau. Cette fois, ce fut Nefret qui entra. — Ai-je entendu prononcer mon nom ? s’enquit-elle d’un air innocent. Ramsès l’accompagnait. Habituellement, c’était le cas. Je parle en toute impartialité, sans la moindre fierté maternelle, quand je déclare qu’ils forment un très beau couple. Les traits aquilins de Ramsès, son teint basané et ses cheveux noirs ondulés contrastaient fortement avec les cheveux blond-roux et la blancheur de peau de Nefret. Avec son mètre quatre-vingtdix, il était bien plus grand qu’elle. Le haut de la tête de Nefret arrivait à peine à la hauteur de son menton – une taille particulièrement commode, ainsi que j’avais surpris mon fils le faire remarquer d’une voix étouffée, de façon suspecte, alors que je passais par hasard devant la porte à moitié ouverte de leur chambre un après-midi. Naturellement, je ne m’étais pas arrêtée et je n’étais pas entrée. À en juger par leur tenue, ils rentraient d’une promenade à cheval. À l’instar de Ramsès, Nefret portait une culotte d’équitation, des bottes et une veste de tweed de bonne coupe. L’air frais et l’exercice lui avaient joliment rosi les joues, et des mèches défaites de son chignon bouclaient sur ses tempes. — Ah ! fit Emerson, embarrassé. Euh. Venez. Nous parlions de nos projets pour cette saison. — Je suis certaine que vous aviez l’intention de nous consulter. Père, vous savez que nous avons convenu de ne plus nous faire de cachotteries. Elle était entrée au sein de notre famille à l’âge de treize ans, après que nous l’avions aidée à sortir de l’oasis éloignée dans le 13
désert occidental où elle avait vécu depuis sa naissance, pourtant elle n’avait pas employé ce titre de politesse affectueux envers Emerson, et ne m’avait pas appelée Mère, jusqu’à ce que Ramsès et elle se soient unis par le mariage. Emerson l’avait toujours aimée aussi tendrement qu’une fille, et entendre ce mot de ses lèvres le faisait fondre. — Oui, oui, bien sûr ! s’exclama-t-il. Les jeunes gens prirent place sur le canapé, et Nefret entreprit de se mettre à son aise, relevant ses jambes et s’appuyant sur Ramsès. Il passa son bras autour de ses épaules et m’adressa un sourire de côté. C’était très agréable de voir le changement qui s’était opéré chez lui depuis son mariage. Enfant, il avait été verbeux de façon pernicieuse. Adulte, il avait utilisé la parole pour dissimuler ses sentiments au lieu de les exprimer, et il avait discipliné ses traits à tel point que Nefret le taquinait souvent à propos de son visage impassible de pharaon. Je lui avais fait plusieurs remontrances maternelles sur l’inopportunité de cacher des émotions qui étaient profondes et chaleureuses, mais la nature impulsive et affectueuse de Nefret avait obtenu de meilleurs résultats. Un homme peut difficilement se montrer distant avec une femme qui vénère le sol qu’il foule, particulièrement quand il éprouve la même chose pour elle. — Alors, fit Nefret avec entrain, que disiez-vous donc, Père ? Je suis aussi infernale que… Dois-je deviner qui ? — Je voulais seulement dire…, commença Emerson. — Nous savons ce que vous vouliez dire, l’interrompit Ramsès. Arrête de le taquiner, Nefret. Si vous êtes inquiet à mon sujet, Père, c’est parfaitement inutile. Je n’ai pas l’intention de me compromettre de nouveau avec cette engeance. Ce sera une saison purement archéologique, sans la moindre distraction d’aucune sorte. — J’ai déjà entendu cela, rétorqua Emerson d’un air sombre. Je présume que nous pouvons seulement l’espérer. Ainsi, vous avez l’intention de nous accompagner ? — Assurément, répondit Nefret. Nous n’avons jamais envisagé quoi que ce soit d’autre. Emerson secoua la tête. 14
— Vous devez prendre en compte le danger, Nefret. Savezvous combien de navires ont été coulés par des sous-marins allemands depuis le début de la guerre ? — Non, et vous non plus, répliqua Ramsès. L’Amirauté s’efforce de garder cette information secrète. Je ne discute pas, Père, j’envisage seulement les choix d’une manière logique. Avez-vous l’intention de rester ici en Angleterre jusqu’à la fin de la guerre ? (Il n’attendit pas une réponse, ce n’était pas nécessaire.) Les Allemands ont accepté d’épargner les paquebots transportant des passagers, notamment ceux des pays neutres… — C’est ce qu’ils avaient accepté avant le Lusitania, murmurai-je. — Si vous espérez des garanties, vous n’en aurez pas, dit mon fils d’une voix blanche et dure. Je vis les doigts qui étaient posés sur l’épaule de Nefret se crisper, et je compris qu’ils avaient déjà abordé cette question. En pure perte, ainsi que j’aurais pu le lui dire. Ramsès était aussi passionné d’égyptologie que son père, et il savait à quel point Emerson dépendait de lui. Quant à laisser Nefret en sécurité ici en Angleterre, pas plus elle que moi ne l’aurions accepté. — Bien, bien, m’écriai-je gaiement. Quand on examine la situation de façon logique, ainsi que vous le proposez, ce n’est pas comme si nous n’étions pas habitués au danger. Je suis persuadée que de tous les risques que nous avons affrontés celui de voir notre navire torpillé est moindre, et si jamais cela se produisait… — … nous nous en sortirions d’une manière ou d’une autre, termina Nefret avec un grand sourire. Comme toujours. — À la bonne heure ! m’exclamai-je. Donc nous sommes d’accord ? Nous quatre et… Qui d’autre ? Vous devrez vous passer de Seshat cette année. Les chatons ne naîtront pas avant plusieurs semaines. Que décidons-nous pour David ? — Il reste ici, répondit Ramsès. — En avez-vous parlé avec lui ? demanda Emerson. — Oui. (Ses lèvres se refermèrent sur le mot, mais le regard perçant d’Emerson le força à donner plus de détails.) À 15
l’exception de quelques personnes au Caire, tout le monde continue de soupçonner David d’être un nationaliste fanatique et un membre de l’organisation défunte de Wardani. Il serait probablement arrêté et emprisonné s’il retournait en Égypte, et le ministère de la Guerre ne lèverait pas le petit doigt pour lui. C’est le danger que l’on court quand on joue le Grand Jeu, ajouta-t-il en donnant aux deux derniers mots l’inflexion ironique avec laquelle il les prononçait toujours. Si quelque chose tourne mal, on vous sacrifie. Les yeux bleus de Nefret se voilèrent. — Je suis heureuse qu’il le comprenne. Il a d’autres responsabilités maintenant. Lia et le bébé ne pouvaient pas venir cette année, de toute façon. Tante Evelyn et oncle Walter ne désirent pas quitter leur premier petit-fils, ou se trouver loin de l’Angleterre pendant que Willy est en France. — Non, bien sûr que non, acquiesçai-je. Evelyn et Walter avaient déjà perdu un fils, le frère jumeau de Willy, une perte toujours vivement ressentie par nous tous qui avions connu et aimé ce garçon. Jusqu’à présent, Willy s’était porté comme un charme, mais si jamais il était blessé et rapatrié en Angleterre, sa mère voudrait être auprès de lui pour le soigner. — Et Sennia ? demandai-je. Emerson poussa un gémissement. Il adorait la petite fille, et elle lui avait manqué cruellement l’année précédente, mais les enfants morts du Lusitania continuaient de le hanter. — Elle sera bien mieux ici, décréta Ramsès. Nefret tourna la tête et le regarda. — Dans ce cas, c’est toi qui devras le lui dire. J’avais suggéré cette éventualité la semaine dernière et elle a piqué l’une de ses colères. — La manière dont vous autres femmes laissez cette enfant vous intimider est une honte. (Les sourcils noirs et fournis de Ramsès se rejoignirent.) Elle sait très bien se maîtriser quand elle le désire. Elle agit ainsi uniquement pour arriver à ses fins. — Tu es volontaire pour lui annoncer la nouvelle ? s’enquit son épouse d’une voix suave.
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— Plutôt affronter un lion qui charge ! répondit Ramsès avec le plus grand sérieux. Nefret éclata de rire. — J’espère, Ramsès, dis-je, que vous ne m’incluez pas, moi, dans votre condamnation sans appel de l’ineptie féminine. — Seigneur, non ! Vous êtes la seule personne de la famille capable de lui faire entendre raison. J’ai bien peur que cette tâche ne vous revienne, Mère. — Oh, mon Dieu, murmurai-je. Je préférerais vraiment m’abstenir. Nefret laissa échapper un autre de ses rires mélodieux. — C’est comique de vous voir vous affronter. La ressemblance est très forte, de toute façon, mais quand vous êtes tous les deux en colère, j’ai l’impression de voir deux tantes Amelia, l’une adulte et l’autre âgée de six ans. Nefret avait coutume de m’appeler Mère, mais parfois sa langue fourchait et elle me désignait par le nom qu’elle avait utilisé pendant tant d’années. Cela ne me gênait pas. Ce qui me gênait, c’était l’affirmation – partagée par tous, manifestement – qu’il m’incombait de raisonner Sennia. Elle essayait rarement ses petits tours sur moi, mais si quelque chose pouvait provoquer un accès de colère chez elle, c’était bien la menace d’être séparée de Ramsès. Elle nous aimait tous, mais il était son idole – père nourricier, frère aîné, camarade de jeux, sauveur. — Oh, très bien, acquiesçai-je. J’ai l’habitude qu’on me confie les tâches ingrates. Je lui parlerai demain. Ou après-demain. — Ou le surlendemain ? suggéra Ramsès. Je lui lançai un regard courroucé et Nefret le pinça – un petit rappel que, s’il continuait de s’amuser à mes dépens, au bout du compte il pourrait bien se retrouver chargé de cette corvée. Les rides aux commissures de ses lèvres se creusèrent, mais il dit humblement : — Je vous remercie, Mère. — Humpf ! Tout est réglé, alors. Je vais commencer à dresser mes listes habituelles, et vous, Emerson, vous vous renseignerez sur les navires en partance. Je suis sûre que vous n’avez pas oublié que nous dînons en ville ce soir. 17
Aucun de nous ne prend plaisir à ces dîners compassés, et se rendre à Londres n’était guère agréable ces derniers temps. Néanmoins, c’était une invitation qu’il nous aurait été difficile de décliner. Les Cecil appartenaient à l’une des plus anciennes et des plus éminentes familles de la noblesse anglaise. Ils avaient servi leur pays en tant que soldats et membres du Parlement. Le père du marquis actuel avait été Premier ministre et ministre des Affaires étrangères. Le snobisme mondain est une faiblesse que je ne supporte pas. La première offre que nous avait faite Lord Salisbury avait été de passer un week-end à Hatfield – une invitation pour laquelle beaucoup auraient sans hésitation vendu leur âme au diable – mais bien que j’eusse été disposée à accepter, Emerson s’y était catégoriquement opposé. — Sacrebleu, Amelia, avez-vous perdu l’esprit ? Trois jours avec une bande de femmes insipides, de hobereaux passionnés de chasse et de politiciens bêlants ? Je deviendrais fou furieux au bout de trois heures ! — Vous savez ce qu’il veut, n’est-ce pas ? — Oui, avait répondu Emerson, les dents serrées. Et il ne l’obtiendra pas. Salisbury n’avait pas renoncé aussi facilement. Une seconde invitation – un dîner dans l’hôtel particulier de la famille à Londres – nous parvint peu après mon premier refus courtois. Je savais parfaitement qu’il n’était pas poussé par le désir de faire notre connaissance. Il agissait ainsi sous la pression d’autres personnes qui n’étaient guère disposées à renoncer, elles non plus. Je fis valoir ce fait à mon époux grognon, et il finit par admettre que nous ferions aussi bien d’affronter Sa Seigneurie et de mettre un terme à cette affaire une bonne fois pour toutes. Il se mit à grommeler de nouveau tandis que nous nous habillions, car Emerson déteste les tenues de soirée. Les efforts conjoints de moi-même et de Rose, notre gouvernante dévouée, furent nécessaires pour lui faire enfiler son smoking et trouver ses boutons jumelés de chemise et ses boutons de manchettes, et il se serait probablement dédit au dernier moment si je n’avais pas accédé à sa demande de conduire l’automobile lui18
même et de se passer du chauffeur. Des petites concessions de ce genre sont indispensables à l’harmonie de la vie conjugale. C’était une concession de ma part, car Emerson conduit avec une fougue qui plonge ses passagers dans un état d’alarme permanent. Cependant, il y avait moins de circulation que d’habitude. Depuis que les raids des zeppelins avaient commencé, on avait instauré un black-out et la plupart des gens s’efforçaient de rentrer chez eux avant la tombée de la nuit. En toute sincérité, j’avais oublié ce fait, sinon je n’aurais pas permis à Emerson de conduire. Néanmoins, nous atteignîmes Berkeley Square sans incident, et seuls mes nerfs en pâtirent. C’était un dîner intime de sept personnes – nous quatre, Salisbury et son épouse, et un autre gentleman aux cheveux blonds et à l’élégance langoureuse, hautain et tout sourires. Une fois les autres présentations faites, Salisbury dit : — Je crois que vous connaissez mon frère ? Nous le connaissions. Il était impossible de ne pas connaître les autres membres de la communauté anglo-égyptienne du Caire. Lord Edward Cecil était le conseiller financier du sultan (en d’autres termes, lui et des Britanniques de son rang tenaient les rênes du gouvernement). Nos relations avec lui étaient superficielles, car le groupe social dont il était un membre éminent se composait de fonctionnaires ennuyeux et de leurs épouses encore plus ennuyeuses. Cependant, on aurait pu croire, à en juger par la chaleur de ses salutations, qu’il faisait partie de nos amis intimes. Il fut particulièrement affable avec Ramsès, que sa coterie et lui avaient rabroué l’année précédente en raison de son opposition déclarée à la guerre. Si j’avais eu des doutes sur le but de ce dîner, le comportement de Lord Edward les aurait aussitôt dissipés. Personne ne fut assez mal élevé pour aborder le sujet de prime abord, ni au cours du dîner. La disposition des invités était malaisée, du fait de leur nombre impair, mais Lady Salisbury avait fait de son mieux, me plaçant entre Salisbury et son frère, et Nefret de l’autre côté de la table avec Ramsès et Emerson. Quand le maître d’hôtel apporta les carafes à liqueurs,
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Lady Salisbury se leva et croisa mon regard. Je lui souris aimablement et restai assise. — J’espère que vous voudrez bien m’excuser, Lady Salisbury. Étant donné que je m’intéresse personnellement au sujet dont ces messieurs ont l’intention de parler, je préfère rester. Le regard de Lord Edward alla de moi à Nefret, laquelle donnait l’impression d’avoir pris racine sur sa chaise. Ses sourcils à la forme élégante se haussèrent. — Je vous l’avais dit, Jimmy. — Inutile d’insister davantage. (À l’instar des autres messieurs, Salisbury s’était levé.) Ma chère… Bon chien chasse de race. Ma conduite peu orthodoxe avait complètement décontenancé la pauvre femme, mais elle se ressaisit rapidement. Elle quitta la pièce avec grâce et les hommes reprirent leurs sièges. Durant quelques instants, personne ne parla. J’attendis, comme cela semblait approprié, que Salisbury ou Lord Edward aborde le sujet. Eux aussi semblaient attendre. Emerson, qui n’a pas ma patience, s’apprêtait à prendre la parole quand la porte s’ouvrit, et un homme entra. Il était de taille et de carrure moyennes, avait des cheveux d’un noir brillant plaqués en arrière et un visage en forme de coin. Son nez proéminent et son menton pointu donnaient l’impression d’avoir pris ses lèvres en tenaille. Sa peau, tendue et couverte de fines ridules, particulièrement autour des yeux, trahissait de longues années passées sous les tropiques – pas en Égypte, sinon je l’aurais connu – peut-être en Inde. Il prit la chaise que Lady Salisbury avait laissée vacante et posa sur moi un regard froid. Sa tentative pour me déconcerter échoua, bien sûr. Je soutins son regard. — Si ce gentleman – j’emploie ce terme de façon approximative, puisqu’il écoutait manifestement à la porte – doit prendre part à notre discussion, peut-être aura-t-il la bonté de mentionner son nom. Les lèvres minces s’entrouvrirent légèrement. — Smith. — Mon Dieu, ce n’est pas très original, fis-je remarquer. 20
— Prendrez-vous un verre de xérès, Mrs Emerson ? s’enquit Salisbury. Il semblait quelque peu démonté. — Non, je vous remercie, et pas de cigare. Mais vous pouvez fumer si vous le désirez. Loin de moi l’idée de gâcher cette atmosphère de convivialité masculine. — Vous l’avez déjà fait, riposta Emerson d’un air approbateur. Pourrions-nous en venir à notre affaire ? Nous avons déjà perdu suffisamment de temps, et je veux rentrer chez moi. La réponse est non. Il repoussa sa chaise. — Ne soyez pas aussi pressé, Emerson, dis-je. La réponse est non, mais j’aimerais bien que l’on réponde à plusieurs questions. Premièrement… — Vous êtes pressés tous les deux, intervint Nefret. Et condescendants. Laissez-le parler. Nefret avait mis ses plus beaux vêtements. Sa robe bleue était une création de Worth et elle portait une parure de turquoises de Perse sertie d’or et de diamants. Non qu’elle eût besoin de tels atours pour mettre en valeur sa beauté juvénile et son port aristocratique. Elle l’avait fait pour Ramsès – afin qu’il fût fier d’elle. L’indignation avait fait apparaître une rougeur de colère sur ses joues et fait étinceler ses yeux bleus. Même l’énigmatique Mr Smith lui en fit le compliment d’une vive aspiration de surprise. Je me rendis compte qu’elle était absolument furieuse contre tout le monde – y compris Emerson et moi. Tous les regards se tournèrent vers Ramsès. Le pied de son verre serré entre ses longs doigts, il observait fixement le liquide rouge qui le remplissait. Il leva les yeux. — Non. — Mais, mon cher garçon, vous n’avez même pas entendu la proposition, dit Lord Edward doucement. — Faites-la, alors, rétorqua Ramsès d’un ton aimable. Sourcils levés, Lord Edward lança un regard à l’homme qui était assis à l’autre bout de la table. Smith n’avait pas parlé, excepté pour donner un nom qui n’était certainement pas le sien. À présent, il dit : 21
— Je ne peux pas et ne veux pas discuter d’une affaire importante alors que des femmes sont présentes. Si elles insistent pour rester, nous devrons convenir d’un rendez-vous à un autre moment et dans un autre lieu. Ramsès haussa les sourcils. Ils étaient très fournis et très noirs, et ils se relevèrent d’une façon qui donnait à son visage une expression tout à fait sceptique. — C’est inutile. J’étais disposé à écouter votre proposition par politesse, mais je ne puis envisager quoi que ce soit qui m’amènerait à accepter une nouvelle mission. — Je crains qu’il nous faille essayer, au moins, de vous faire changer d’avis, déclara Salisbury de sa voix calme et distinguée. Votre devoir envers votre pays… — Le devoir, répéta Nefret. (Sa voix était mal assurée, et la couleur ravissante s’était estompée sur ses joues. Son regard se dirigea vers Lord Edward.) Vous devez connaître, n’est-ce pas ? Vous avez été un soldat, conduisant vos hommes à la bataille, épée à la main, avec les drapeaux qui claquent au vent et les clairons qui sonnent la charge. Je me suis laissé dire que c’étaient des moments tout à fait grisants et qu’ensuite vous pouviez jouir de l’admiration des dames et discuter entre officiers de la finesse de votre stratégie autour d’un verre de porto. Lord Edward n’était pas stupide. Il ne tenta pas de l’interrompre. — Ce n’est pas du tout la même chose, poursuivit Nefret, de s’avancer sur le fil de l’épée, au lieu d’en porter une, non pas durant quelques heures glorieuses mais pendant de longs mois. Pas de clairons, pas de drapeaux. Des ruelles sombres et des arrière-boutiques crasseuses, sans jamais savoir, quand vous entrez dans l’une d’elles, si vous n’allez pas recevoir dans les côtes le coup de couteau de quelqu’un qui a découvert votre véritable identité. Pas d’éloges, pas d’admiration, seulement des plumes blanches de la part de femmes stupides et des insultes de la part d’hommes comme vos amis, Lord Edward. Et comme vous. Les joues légèrement empourprées, il contemplait ses mains jointes. 22
— J’étais contraint d’agir ainsi, Miss… Mrs Emerson. C’était pour le protéger. — Et maintenant vous voulez qu’il recommence. Enfer et damnation, vous savez tous ce qui lui est arrivé quand il a traqué le traître que votre groupe suffisant n’avait suspecté à aucun moment ! Comment osez-vous lui parler de devoir ? — Le gouvernement de Sa Majesté connaît parfaitement ses mérites, répondit Lord Salisbury avec raideur. Ramsès avait écouté en silence, les yeux fixés sur le visage de Nefret. Son regard se porta sur Salisbury. — Et ceux de David Todros ? Il risquait infiniment plus que moi, et il l’a fait pour un pays qui l’insulte et lui refuse toute égalité sociale et politique. Mon épouse… (Sa voix s’attarda sur ce mot.) Mon épouse me fait trop d’honneur. En l’occurrence, j’avais les qualités requises pour ce travail très particulier. Je l’ai accepté, parce que j’espérais sauver des vies, notamment celle des Égyptiens qui croyaient se battre pour l’indépendance de leur pays. Je partageais leurs aspirations, et je les partage toujours. Je n’aime pas la violence, et j’en ai assez de jouer des rôles, de tromper des gens, et de mettre en danger mes amis et ma famille. — Sans parler de vous-même, dit Emerson, qui s’était maîtrisé plus longtemps que je ne m’y étais attendue. Votre rôle dans cette affaire et votre véritable identité sont connus d’un certain nombre d’individus déplaisants, notamment le chef des services secrets turcs. S’ils ne font ne serait-ce que suspecter que vous êtes revenu dans la partie, ils se jetteront sur vous comme une bande de chiens parias. De toute façon, je ne puis me passer de vous. J’ai besoin de vous pour les fouilles. — L’égyptologie est-elle plus importante que cette guerre ? demanda vivement Mr Smith. Les yeux bleu saphir d’Emerson s’agrandirent sous l’effet de la surprise. — À l’évidence ! C’était une provocation délibérée, et Emerson y excelle. Mais quand les lèvres de Mr Smith arborèrent un sourire de mépris – une expression qui leur convenait à merveille –, Emerson
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abandonna l’ironie pour se lancer dans un discours passionné et sans ambages. — Cette guerre a été une bévue monumentale dès le commencement ! La Grande-Bretagne n’est pas la seule responsable, mais sacrebleu, messieurs, elle doit en partager le blâme, et elle paiera un prix très élevé : la fine fleur de votre jeunesse, de futurs érudits, scientifiques et hommes d’État, et des hommes ordinaires, honnêtes, qui auraient pu mener une existence ordinaire et honnête. Et comment cela se terminera-til, quand vous vous serez lassés de jouer aux soldats ? Quelques frontières modifiées, quelques avantages politiques momentanés, en échange d’un continent entier dévasté et d’un million de tombes ! Ce que je fais est sans doute d’une importance mineure dans l’accumulation totale du savoir, mais au moins je n’ai pas de sang sur les mains. Il respira profondément et, satisfait d’avoir exprimé ses sentiments, poursuivit d’une voix plus calme. — Bien, voilà qui est réglé. Bonne nuit, messieurs. Je vous remercie pour cette soirée très agréable. Nous quittâmes le luxe civilisé de l’hôtel particulier pour nous retrouver dans le chaos. J’avais eu vaguement conscience des bruits derrière les murs épais et les fenêtres masquées par de lourds rideaux, mais j’étais trop préoccupée pour y prêter attention. À présent, ils étaient parfaitement audibles – des détonations, comme une série de bouchons qui sautent de bouteilles de champagne. Le ciel était sillonné de faisceaux lumineux qui se déplaçaient rapidement. Je serrai le col de mon manteau de soirée contre ma gorge. — Mon Dieu, murmurai-je. Apparemment, c’est un raid aérien. C’est certainement ce que Lord Salisbury essayait de nous dire. Nous aurions peut-être dû l’écouter au lieu de partir précipitamment. — Vous voulez vous mettre à l’abri ? s’enquit Emerson. Il y a une station de métro au bas de la rue. — À quoi cela servirait-il ? Les bombes tombent au hasard. Je veux rentrer à la maison. Dans l’accalmie entre les tirs d’artillerie, j’entendis un autre bruit – un bourdonnement lointain. 24
— Regardez, dit Nefret. Là-haut. Ils semblaient très jolis et inoffensifs, flottant tels de grands poissons argentés dans un océan noir. Les projecteurs les accrochèrent, et de nouvelles séries d’explosions déchirèrent l’air. — Ce ne sont pas des bombes, ce sont nos canons, déclara Ramsès. Les batteries de Hyde Park. Père, vous me permettez de conduire ? J’espère que cela ne vous dérange pas que je suggère que ma vision nocturne… — Le moment ne se prête guère à un débat courtois ! m’exclamai-je. Où est l’automobile ? Ramsès, vous conduisez ! Emerson prit mon bras. — Oui, nous ferions aussi bien de partir. Il n’y a que trois de ces maudits engins, et ils semblent très au nord d’ici. Quand les Allemands commenceront à envoyer massivement leurs aéroplanes, la situation sera très différente. — Emerson, vous voulez bien cesser de faire des remarques pessimistes et vous dépêcher ? Au-dessus de l’East End, le ciel se teintait de rouge. Les zeppelins se dirigeaient vers les docks et les touchaient, autant que je pusse en juger. Je ne parvenais pas à détacher mes yeux de ces jolies formes argentées. Pourquoi diable nos canons ne pouvaient-ils pas les abattre ? Des canons à Hyde Park et sur les quais de la Tamise… Qu’est-ce que ce serait ensuite, des duels aériens au-dessus du palais de Buckingham ? Mes paumes gantées étaient poisseuses de transpiration. Je me méprisai pour ma lâcheté, mais c’était mon premier raid aérien et je détestais cela – non seulement le sentiment d’impuissance, mais l’éloignement de ce qui se passait. Si quelqu’un devait me tuer, je voulais qu’il y prenne un intérêt personnel. Ramsès conduisait avec une lenteur excessive, me sembla-t-il. Puis il freina brusquement, à temps pour éviter une forme sombre qui avait surgi sur la chaussée juste devant lui. — Il est ivre, dit-il, comme l’individu poursuivait son chemin en titubant. — Certains réagissent de la sorte. (Emerson se retourna, le bras posé sur le dossier du siège.) Regrettez-vous de ne pas avoir accepté un verre de xérès, Peabody ? 25
— Non. Mais j’accepterai volontiers un whisky-soda bien tassé quand nous serons arrivés à la maison. — Comme nous tous. Courage, mon amour, c’est bientôt terminé. Ils ne peuvent pas continuer ainsi toute la nuit. Je ne voyais plus les zeppelins et les tirs d’artillerie avaient diminué. J’ignorais où nous nous trouvions. Ramsès avait pris un chemin détourné. Le quartier était apparemment constitué de petites boutiques et d’entrepôts. Je commençais à me détendre quand Emerson poussa un cri, et un étrange sifflement retentit. Les épaules de Ramsès se contractèrent ; la voiture vibra, fit une embardée et monta sur le trottoir, mais le brait de la collision fut couvert par une violente explosion. Je me retrouvai sur le plancher du véhicule, avec Nefret sur moi qui essayait de protéger ma tête avec ses mains. — Nefret ? Ramsès ouvrit la portière à la volée et la redressa. Il ajouta, comme une réflexion après coup : — Mère ? — Tout va bien, dis-je d’une voix rauque. Bon sang, qu’est-ce que c’était ? Emerson m’empoigna de ses mains robustes et me mit debout. — Ne vous asseyez pas encore, le siège est couvert de débris, dont des éclats de verre. Ne bougez pas, très chère. Rien de cassé ? — Je n’ai rien. Nefret m’a poussée vers le plancher et m’a fait un bouclier de son corps. Est-elle blessée ? — Quelques estafilades aux bras, annonça Ramsès. Il y avait du sang sur son visage et sur celui d’Emerson. Le pare-brise fracassé les avait arrosés de verre. Durant un moment, nous restâmes là à échanger des regards hébétés. À l’exception du trou béant dans la chaussée et du capot défoncé de l’automobile, tout cela aurait pu être un rêve horrible. La nuit était silencieuse, et seul un quartier de lune paisible éclairait le ciel sombre. La voiture avait heurté un mur de brique, à côté de ce qui semblait être une usine. Le clair de lune me permit de lire l’écriteau. Il se grava dans mon esprit, comme des faits sans importance le font en de tels moments : 26
« Les appareils dentaires Brubaker sont les meilleurs du monde. » — Bien, bien, dit Emerson. Voyons si nous pouvons faire redémarrer ce maudit engin. C’était une conduite pleine d’inspiration, mon garçon. — Uniquement la chance ! Sans ce mur de brique à proximité… (Ramsès soutenait toujours Nefret par les épaules.) C’était l’un de nos obus. Nous arrivâmes à la maison à deux heures du matin. Il avait fallu changer l’un des pneus, et bien que le moteur eût démarré dès le premier tour de manivelle vigoureux d’Emerson, il était poussif et toussait chaque fois que Ramsès passait les vitesses. Gargery, qui nous avait attendus, blêmit en voyant notre groupe échevelé et maculé de sang. Il voulut appeler le docteur immédiatement. — Vous voyez ce qui arrive quand vous partez seuls ! s’exclama-t-il avec indignation. Nefret lui rappela qu’elle était médecin et Emerson vociféra : — Enfer et damnation, Gargery, même vous n’auriez pu nous protéger d’un obus ! Servez les whiskies, et ensuite allez vous coucher. Peu après, Nefret emmena Ramsès dans leur chambre, et je fis de même avec Emerson. Il protesta violemment quand je voulus mettre de la teinture d’iode sur ses estafilades, mais je parvins à mes fins. Grâce à Nefret, je m’en étais sortie sans une égratignure. — Je n’ai pas eu l’occasion de vous le dire, fis-je remarquer par-dessus ses jurons marmonnés, mais c’était un discours très éloquent, Emerson. Bien joué, mon cher. — Peuh ! Cela m’a soulagé, mais n’a pas eu le moindre résultat. Des gens comme Cecil et Salisbury sont tellement pétris d’orgueil qu’ils sont imperméables au bon sens. — Sans parler de Mr Smith. À l’évidence, ce n’est pas son véritable nom. — À l’évidence. (Emerson essuya avec irritation la teinture d’iode qui lui coulait dans la bouche.) Nous savons ce qu'il est, en tout cas. Au diable ces gens, ils se complaisent dans la mystification et les faux-fuyants. 27
— Je ne puis m’empêcher d’être un brin curieuse concernant ce qu’il avait en vue. — Eh bien, moi, je n’éprouve pas la moindre curiosité. Et j’espère de toutes mes forces qu’il en est de même pour Ramsès. Il parlait sérieusement, n’est-ce pas ? Il a fait sa part. Vous ne pensez pas qu’il changerait d’avis ? — Non, très cher, répondis-je avec fermeté. Mais ils ne renonceront sans doute pas aussi facilement. Smith est un subalterne, un intermédiaire. J’ai la certitude qu’il a été envoyé par quelqu’un de haut placé. Peut-être par Kitchener lui-même. — Peu m’importe qu’il ait été envoyé par le roi ou le Premier ministre ou le Tout-Puissant. Ils ne peuvent pas obliger Ramsès à accepter une nouvelle mission et il sait aussi bien que moi que ce serait parfaitement téméraire. S’il ne le sait pas, ajouta Emerson avec un claquement de dents, je demanderai à Nefret de le lui dire en des termes explicites.
Manuscrit H Les voix flottèrent du sein de l’obscurité. — Ligotons-lui les bras et les pieds et partons d’ici. — En le laissant en vie ? Êtes-vous devenu fou ? Il sait qui je suis. — Tuez-le, alors. Ou dois-je lui trancher la gorge à votre place ? — Oh, non ! Cela fait des années que j’en rêve. Emmenons-le en bas. En bas, dans la petite pièce crasseuse de la cave, où le fouet graisseux était suspendu à un crochet sur le mur et où d’anciennes taches de sang fonçaient le sol. Il fut brusquement là-bas, et sa vue et ses sens lui revinrent : l’air froid et humide contre son dos nu, les cordes serrées autour de ses poignets. Un jour, il avait cru qu’il redoutait le kurbash plus que la mort ellemême. À présent, observant son ennemi brandir le fouet en cuir d’hippopotame, il comprit qu’il s’était trompé. Il transpirait de terreur, mais il ne voulait pas mourir, pas encore, pas de cette 28
façon, sans avoir la possibilité de se défendre. Il ferma les yeux, détourna son visage… et sentit contre sa joue, non pas la pierre rugueuse du mur, mais une surface arrondie, chaude et souple. — Tout va bien, murmura-t-elle. Je suis là. Réveille-toi, mon amour. Ce n’était qu’un rêve. Il avait tendu la main vers elle dans son sommeil et elle avait réagi aussitôt, attirant sa tête contre sa poitrine. Ramsès laissa l’air s’échapper de ses poumons et détendit le bras. Demain matin, la peau blanche de Nefret aurait des bleus, là où ses doigts l’avaient agrippée. — Excuse-moi, murmura-t-il. Je ne voulais pas te réveiller. Rendors-toi. — Ne sois pas stupide ! C’est ma faute. Je n’aurais pas dû aborder ce sujet ce soir. — Comment savais-tu qu’il s’agissait de… — Tu as parlé. — Oh ! Il comprit qu’il aggravait sa stupidité quand il se dégagea et lui tourna le dos. Ils étaient mariés depuis un peu plus de six mois, et il ne s’était toujours pas remis de l’émerveillement de l’avoir conquise, de cette proximité de pensée, de corps et d’esprit plus grande que ce qu’il avait jamais osé imaginer. Cela ne le dérangeait plus de reconnaître ses faiblesses – pas avec elle… pas trop – mais gémir comme un enfant effrayé en proie à un cauchemar… Nefret s’extirpa du lit. Le pied sûr, silencieuse dans l’obscurité, elle alluma la bougie prévue en cas de panne d’électricité. Quel instinct lui avait soufflé qu’il n’aurait pas supporté l’éclat brutal d’ampoules électriques ? La douce clarté laissait le visage de Ramsès dans l’ombre et projetait des chatoiements dorés sur la masse en désordre des cheveux de Nefret. Elle les avait dénoués, les laissant tomber sur ses épaules, comme il aimait les regarder et les toucher. Nefret s’assit au bord du lit. — Tu continues de me cacher ce qui s’est passé. Je sais pourquoi. Tu veux me ménager. Tu ne le peux pas. J’ai vu ce qu’il t’avait fait. Tu crois peut-être que je n’y pense pas, moi
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aussi, que je n’en rêve pas ? J’aimerais qu’il soit toujours en vie pour lui faire la même chose. Elle parlait sérieusement. Son visage présentait le calme hautain, inhumain, d’une déesse rendant un jugement. Il oubliait parfois que sa splendide et sophistiquée épouse anglaise avait été la grande prêtresse d’Isis dans une région isolée où l’on continuait de vénérer les anciens dieux d’Égypte. — Au moins, tu as eu la satisfaction de le tuer. (Il regretta aussitôt ses paroles et aurait préféré se trancher la langue d’un coup de dents.) Oh, mon Dieu, je suis désolé ! Entre toutes les choses immondes à dire ! — Pourquoi ? C’est la vérité. C’est ce qui obsède ton esprit, non ? Après toutes ces années où il t’a tourmenté, alors que tu le haïssais autant qu’il te haïssait, tu n’as jamais eu l’occasion de lui rendre la pareille. Tu ne serais pas un être humain si tu ne m’en voulais pas, un tout petit peu. — C’est parfaitement absurde ! T’en vouloir parce que tu m’as sauvé la vie ? — C’est doubler ses torts d’un affront. (Elle souriait, mais ses lèvres tremblaient.) Je suis heureuse que nous puissions en parler maintenant. Mon cher amour, tu ne comprends donc pas que tu n’aurais pu le punir comme il le méritait, même cela avait été en ton pouvoir, sans personne pour regarder et sans personne pour t’arrêter ? Tu es bien trop gentil pour te délecter du spectacle d’un ennemi tombé à terre. — À t’entendre, j’ai l’impression d’être un petit saint exécrable, grommela Ramsès. Cependant, il sentait ses muscles noués se détendre. Nefret avait peut-être raison. Ainsi qu’elle le lui rappelait fréquemment, elle le connaissait mieux qu’il ne se connaissait lui-même. Elle se pencha vers lui et prit sa tête entre ses mains. — Tu as quelques défauts. — Merci. Je me sens infiniment mieux. — Et l’un d’eux… (Elle détourna la tête comme il levait la sienne, si bien que ses lèvres se posèrent sur sa joue et non sur sa bouche.) Et l’un d’eux, c’est d’être trop dur avec toi-même. Ne fais pas cela, je n’ai pas fini. 30
Il la prit par les épaules et l’attira jusqu’à ce qu’elle fût allongée sur lui. Elle riait ou pleurait – il n’aurait su le dire, il sentait seulement les soubresauts qui secouaient son corps. — Ne pleure pas, ma chérie. Qu’y a-t-il ? Elle se redressa et planta ses coudes fermement sur la poitrine de Ramsès. Deux larmes, une dans chaque œil, glissèrent avec une lenteur exquise sur l’arrondi de ses joues. — Je ne le pensais pas, dit-elle en les ravalant. J’étais résolue à ne pas le faire. Mais j’ai trop peur pour jouer franc-jeu. Promets-moi… — Tout ce que tu voudras, mon amour. De quoi as-tu peur ? — De toi ! Promets-moi que tu ne céderas pas à Smith, à Salisbury, et à tous les autres. — Tu m’as entendu refuser. J’ai détesté cette maudite mission – la duplicité et les mensonges, trahir des gens qui avaient confiance en moi, l’inquiétude que j’ai causée à Mère et à Père. Tu ne peux pas supposer un seul instant que je le ferais de nouveau. Elle secoua la tête avec véhémence. — Je te connais trop bien, Ramsès. S’ils parvenaient à te convaincre que c’est un travail que toi seul peux faire, et que des innocents seraient blessés ou tués si tu ne le faisais pas, tu accepterais. Je t’en empêcherai. Je ne le supporterais pas. Pas maintenant, alors que nous sommes ensemble depuis quelques mois seulement. Jure-moi… — Je t’en prie, ne pleure pas ! s’écria Ramsès. Je ne supporte pas cela. Je suis prêt à jurer sur tout ce que tu voudras. — Je te remercie. (Elle essuya une dernière larme sur son visage et se rapprocha de lui.) Tu ne t’es jamais demandé pourquoi je t’aimais aussi éperdument ? Ce n’est pas parce que tu es grand et beau et… ooh ! (Elle émit un petit rire étouffé comme les mains de Ramsès se déplaçaient sur son corps.) Ma foi, cela compte un peu. Mon chéri, je sais que je ne peux pas te garder en sécurité et à l’abri des ennuis. J’aime ton courage, ta force, ton habitude exaspérante de prendre des risques inutiles, et la façon que tu as de te faire le champion des opprimés. Tout ce que je demande, c’est le droit de partager le danger avec toi.
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Si tu ne me laisses pas me battre pour toi comme tu le ferais pour moi… La phrase se termina sur une vive exclamation tandis que Ramsès l’attirait vers lui. — As-tu la moindre idée de l’amour que je te porte ? murmura-t-il. — Dis-le-moi. Montre-moi. *** Le raid aérien avait été une expérience enrichissante. Ce n’était en aucune façon le premier de la guerre – il y avait eu un grand nombre d’attaques sur Londres et plusieurs villes de la côte est – mais c’était le premier pour moi, et cela m’avait remis en mémoire une vérité que je connaissais bien, mais que j’oubliais parfois : la sécurité absolue n’existe pas dans ce monde imparfait, et affronter le danger est parfois moins risqué que d’essayer de lui échapper. Ou, pour parler comme Emerson : Dieu a un sens de l’humour très particulier. Ce serait bien de Lui de larguer une bombe sur notre maison du Kent après que nous avions décidé d’éviter les périls d’un voyage par mer. Toutefois, l’incident n’avait pas modifié mon opinion sur le fait de ne pas emmener Sennia avec nous. Après les premiers raids aériens, Evelyn avait suggéré que nous l’envoyions chez eux dans le Yorkshire, et je trouvais que c’était la solution la plus sensée. Je redoutais que Sennia ne partage pas cet avis. Étant donné que je n’ai pas l’habitude de remettre à plus tard des tâches désagréables, je décidai de lui parler le matin suivant. Sennia était dans sa chambre, si absorbée par quelque jeu mystérieux qu’elle ne m’entendit pas approcher. Je me tins dans l’embrasure de la porte et l’observai un moment. La chambre était lumineuse et accueillante. Des jouets et des livres emplissaient les étagères, de jolis petits tapis recouvraient le sol et un feu de bois flambait dans l’âtre. Il ne faisait pas froid aujourd’hui, mais Basima, la nounou égyptienne de Sennia, 32
trouvait notre climat anglais glacial. Un chat était même allongé devant l’âtre. Horus ne ressemble pas à un matou aimable même quand il dort. À l’instar de tous nos chats, il est le descendant d’un couple de félins égyptiens. Sa robe tachetée et ses grandes oreilles évoquent les chats de chasse qui figurent sur les peintures murales d’Égypte. Il ouvrit un œil, m’identifia comme (assez) inoffensive et le referma. Il y avait un autre problème, songeai-je. Si jamais Sennia nous accompagnait, Horus devrait venir, lui aussi. Il se comportait en véritable démon avec toute la famille, excepté avec l’enfant et Nefret, qui avait été sa précédente – on pouvait difficilement dire propriétaire, pas avec Horus – camarade, jusqu’à ce qu’il reporte brusquement sa fidélité sur Sennia. Celle-ci disposait des cubes. À l’évidence, la construction qu’elle érigeait était censée représenter une pyramide, et elle ne me laissa pas longtemps dans le doute quant à l’identité des petites poupées qu’elle faisait monter et descendre sur les côtés de l’édifice. — Oncle David, le professeur, tante Amelia, tante Nefret, tante Lia, bébé Abdullah – non, bébé, tu ne peux pas monter en haut de la pyramide, tu dois t’allonger ici sur le sable et nous attendre, c’est très ennuyeux, mais les bébés sont très ennuyeux –, Ramsès et… (sa voix se changea en un cri triomphant)… et moi ! Ils étaient au sommet de la pyramide, bien sûr. C’était de mauvais augure. Elle appelait presque tout le monde par les titres de politesse de tante ou d’oncle, car sa parenté précise avec nous aurait été ardue à définir. Ce n’était pas difficile à expliquer, mais de nombreuses personnes étaient toujours persuadées, malgré nos dénégations, qu’elle était la fille illégitime de Ramsès. Leur ressemblance était essentiellement une ressemblance de teint – peau brune et cheveux noirs ondulés. Sa ressemblance avec moi était plus frappante. Elle avait les yeux gris acier et le menton énergique que j’avais hérités de mon père. Sennia les tenait, non de Ramsès, mais du fils de mon frère. Mon neveu était l’un des rares hommes foncièrement mauvais que j’aie jamais 33
rencontrés. Il avait abandonné son enfant à une vie de pauvreté et de prostitution éventuelle, et pendant des années il avait été l’ennemi implacable de Ramsès. Je pouvais seulement remercier le ciel que Sennia l’eût oublié, et qu’il fût désormais sorti de notre vie pour toujours. L’infortuné baigneur, abandonné sur le sable, m’éclaira sur les véritables sentiments de Sennia envers le fils de Lia et de David. Elle se comportait de façon irréprochable avec lui, mais ce n’était guère surprenant qu’elle fut jalouse de lui et de l’attention que lui portait toute la famille. (Réaction parfaitement normale, nous dit la psychologie, et j’ai une entière confiance en celle-ci quand elle corrobore mes opinions.) Sennia était la seule à l’appeler par son prénom complet, qui était celui de son arrière-grand-père, l’un des hommes les plus remarquables que j’eusse jamais connus. Un jour, il serait digne de le porter, mais c’était une appellation bien trop solennelle pour un petit être potelé et enjoué. La famille employait divers diminutifs, certains étaient si stupides que j’hésite à les répéter. Emerson est l’un des pires pécheurs sur ce point. Il radote et devient gâteux en présence de jeunes enfants. Cependant, ceuxci semblent l’aimer. Le petit Dolly (ainsi que je l’appelais) souriait de toute sa bouche édentée chaque fois qu’Emerson s’approchait de lui. Je fis connaître ma présence en toussant légèrement, et Sennia accourut vers moi. Elle passa ses bras autour de ma taille et me serra de toutes ses forces. — Bonté divine ! m’exclamai-je. Je crois que tu es encore plus robuste qu’hier. — Et plus grande. Regardez ! Je tapotai la tête aux cheveux noirs pressée contre mon estomac, mais je me sentis obligée de faire remarquer qu’elle se tenait sur la pointe des pieds. Sennia grimaça un sourire. Elle avait de très jolies petites dents blanches. Pour le moment, il lui en manquait deux, ce qui conférait à son sourire un charme enfantin. — Vous vous en apercevez toujours, tante Amelia. Ramsès, jamais !
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— Cela ne m’étonne pas. Très bien, ma chérie, nous devons travailler. Où est ton livre de lecture ? Elle l’avait préparé, ainsi que ses autres livres, soigneusement disposés sur le bureau. Elle prenait plaisir à ses leçons, en partie parce que cela lui donnait l’occasion d’être avec les gens qu’elle aimait. Plus tard, elle aurait des précepteurs pour la musique, les langues étrangères et d’autres matières, mais elle était encore très jeune et nous nous chargions à tour de rôle de lui enseigner ce que nous – et elle ! – jugions qu’elle devait apprendre. Le programme d’études n’était pas très orthodoxe. Il comprenait non seulement la lecture, l’écriture et le calcul, mais aussi l’égyptien hiéroglyphique et l’archéologie. Sennia avait insisté pour étudier les deux. Si Ramsès avait été plombier, elle aurait exigé d’apprendre la plomberie de A à Z. Nous étions plongées dans les aventures de Polly, de Ben et de leur chien Spot, quand Basima survint en trombe. Elle avait remporté à la cuisine le plateau du petit déjeuner très en retard, expliqua-t-elle, parce qu’elle avait dû persuader Sennia de manger son porridge. — Je n’aime pas le porridge, déclara Sennia en prenant l’intonation de Ramsès. C’est ennuyeux. Je réprimai un rire. Cela ne l’aurait guère encouragée, mais c’était amusant de l’entendre imiter l’élocution et l’accent de son héros. Elle était bilingue, parlait l’arabe et l’anglais avec une égale facilité, et quand elle se montrait plus hautaine, elle faisait resurgir des souvenirs attendris (et d’autres moins) du garçonnet qui avait acquis son surnom de Ramsès parce que, pour citer son père, il était aussi basané qu’un Égyptien et aussi arrogant qu’un pharaon. — Le porridge est très bon pour toi, dis-je d’un ton ferme. Je ne veux plus entendre que tu as refusé ton petit déjeuner, ou que tu as répondu à Basima. — Je ne lui ai pas répondu. Je ne serais jamais impolie avec Basima. J’ai seulement fait remarquer… — Cela suffit ! m’exclamai-je, tandis que Basima acquiesçait et adressait un sourire béat à sa protégée. Basima et les domestiques, y compris Gargery, auraient laissé Sennia les écorcher vifs. 35
Nous terminâmes la leçon sans autre interruption, mais Sennia émit alors un autre grief. — Je trouve Ben et Polly très ennuyeux, tante Amelia. Nous ne pourrions pas lire un livre plus intéressant ? — Tu trouves trop de choses ennuyeuses, dis-je (même si, en secret, Ben et Polly m’ennuyaient tout autant, sans parler du chien). Parfois il est nécessaire de supporter l’ennui pour être instruite et apprendre les bonnes manières. Sennia, que mes arguments cent fois répétés n’impressionnaient pas, changea de sujet. — C’est l’heure de ma leçon d’hiéroglyphes. Où est Ramsès ? « Il se cache » était la réponse exacte, que je ne donnai pas. Il se montrerait seulement quand l’orage serait passé. Plus vite j’en aurais terminé, et mieux ce serait. — Viens t’asseoir à côté de moi, dis-je. Nous devons avoir une conversation sérieuse. Un quart d’heure plus tard, quand je sortis de la chambre, j’avais l’impression d’être une abominable scélérate et une meurtrière. Sennia était allongée à plat ventre sur la carpette à côté du chat, le visage enfoui dans ses bras et le corps secoué de sanglots. Horus lui léchait les cheveux et grondait après moi, tour à tour. J’avais également perdu les bonnes grâces de Basima. Elle n’avait pas osé intervenir, mais les regards qu’elle me lança exprimaient parfaitement ses sentiments. Emerson m’attendait en haut de l’escalier. — Comment cela s’est-il passé ? — Je suis surprise que vous ayez besoin de le demander. Tout le monde dans la maison a dû entendre sa réaction initiale. Emerson essuya son front moite de sa manche. Il ne faisait pas particulièrement chaud dans la maison. Seule la nervosité le faisait transpirer. — Mais tout a été calme pendant quelques minutes, protestat-il d’un air anxieux. Vous l’avez convaincue ? — Je lui ai fait part de notre décision, le repris-je. Vous ne supposez tout de même pas que je laisserais une enfant me dicter sa loi ! Fin octobre, nous appareillâmes de Southampton. Horus partageait la cabine de Basima et de Sennia. 36
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La traversée se déroula sans aucun incident de nature militaire, mais elle nous réserva une surprise. Gargery fit son apparition deux jours après que nous eûmes quitté Southampton. Il avait bien choisi son moment, attendant qu’Emerson eût bu plusieurs tasses de café et que nous fissions notre promenade matinale sur le pont. Il espérait manifestement que la présence de plusieurs dizaines de témoins obligerait mon époux à se maîtriser. Il se trompait sur ce point. Emerson fit halte brusquement quand il vit la silhouette familière s’avancer vers lui. Gargery se redressa de toute sa taille, soit un mètre soixante-dix, fit un salut militaire et prononça cinq mots – « prêt à prendre mon service » – avant qu’Emerson le saisisse par le col et commence à le secouer. Ce fut le spectacle du visage choqué de Sennia qui fit s’arrêter Emerson après seulement quelques jurons. — Nom d’un chien ! s’exclama-t-il en se calmant. Qu’est-ce que ça signifie, espèce de canaille ! Comment avez-vous osé me désobéir ? — Les gens nous regardent, Emerson, fis-je remarquer. — Ne le frappez pas ! s’écria Sennia en lançant ses bras autour de Gargery. Du fait de la prise d’Emerson sur son col et de l’étreinte éperdue de Sennia sur son estomac, Gargery n’avait pas assez de souffle pour parler. Toutefois, je ne pus m’empêcher de noter qu’il semblait très content de lui. Ramsès et Nefret nous avaient suivis à une distance discrète. Ils nous rejoignirent. — Peut-être devrions-nous poursuivre cette… euh… discussion en privé, Père, dit Ramsès.
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Emerson relâcha sa prise et Gargery, qui s’était tenu sur la pointe des pieds, chancela et recouvra son équilibre. — Je n’ai pas encore tout à fait le pied marin, monsieur, expliqua-t-il. Mais cela ne saurait tarder. Ainsi que je le disais, monsieur, je suis prêt à prendre mon service. Nous eûmes notre discussion privée, dans un coin du fumoir. C’était une belle journée, et la plupart des passagers profitaient du soleil sur le pont. Gargery ne présenta pas d’excuses, excepté celle qui suffisait à ses yeux. — Je ne pouvais pas vous laisser partir seuls, après les graves ennuis que vous avez eus l’année dernière. Gargery ignorait les détails de ces « graves ennuis », car la vérité de cette affaire était et resterait profondément enfouie dans les dossiers secrets du ministère de la Guerre, mais il avait été impossible de lui en cacher certaines conséquences, à lui et aux autres. Aussi avais-je concocté, avec mon adresse habituelle, un récit qui expliquait ce qui ne pouvait être dissimulé et éludait ce qui ne pouvait être expliqué. Après tout, ainsi que Gargery le reconnaissait, nous avions maille à partir quasiment chaque année avec une bande de criminels ou une autre. Voilà pourquoi, à la connaissance de Gargery et de nos autres amis, les garçons avaient été blessés au cours d’un nouvel affrontement avec notre vieil adversaire, le Maître du Crime, et son gang de voleurs d’antiquités. Profitant de son avantage, Gargery poursuivit avec une indignation grandissante. — Et de surcroît, monsieur et madame, vous êtes partis et avez laissé ces deux-là se marier là-bas en Égypte, sans que nous soyons présents ni même informés. Nous avons été très peinés, monsieur et madame. Nefret, qui s’efforçait de ne pas éclater de rire, était incapable de parler, mais Ramsès parvint à placer un mot. — Nous nous sommes mariés de nouveau en Angleterre, Gargery, essentiellement pour vous faire plaisir, à Rose et à vous. Un homme ne fait pas ce genre de sacrifice à la légère. — Certainement, monsieur, répondit Gargery avec l’air de quelqu’un qui rend un point gracieusement. C’était très aimable à vous, monsieur. Et la cérémonie était charmante, je dois dire, 38
avec toutes ces fleurs et Miss Nefret jolie comme un cœur et le maître se mouchant toutes les deux minutes et Rose et Miss Lia et Miss Evelyn pleurant et vous l’image même d’un époux fier et… — Tout à fait, l’interrompit Ramsès. Son visage était légèrement empourpré. Était-il gêné ou contenait-il ses rires ? Je n’aurais su le dire. — Nous savons tout cela, Gargery, poursuivit-il. Nous étions présents. — Moi aussi, intervint Sennia. En fait, c’était en partie à cause de Sennia que Ramsès avait accepté de « se donner en spectacle », en grande tenue et en présence de la presse et de divers curieux, en un lieu aussi prestigieux que St. Margaret’s à Westminster. Sennia avait été effondrée en apprenant son mariage. Ainsi qu’elle me l’expliqua avec indignation, elle avait espéré se marier avec lui, quand elle serait un peu plus grande. Il avait fallu à Nefret beaucoup de tact pour l’amadouer, et une partie du prix de cette acceptation avait été l’offre que Sennia participe à un mariage somptueux, revêtue de sa plus belle robe et couverte de fleurs. (Elle s’était comportée durant la cérémonie comme si c’était elle qui conduisait le marié à l’autel.) Toute cette histoire avait été plutôt embarrassante, mais elle avait ravi bon nombre de personnes et dissipé mes doutes agaçants quant à la légitimité de la première cérémonie. Le père Bennett de l’Église anglicane avait refusé de procéder à l’union de mon fils aussi promptement que je le désirais, et le prêtre copte bienveillant mais très âgé qui avait officié oubliait continuellement les paroles. La ravissante rougeur qui avait coloré les joues d’Emerson n’était pas causée par la gêne ou les rires. Il savait qu’il avait cédé un terrain considérable durant l’échange et essayait de trouver une façon de le regagner sans choquer Sennia. — Vous avez besoin de moi, monsieur et madame, déclara Gargery. D’autant plus que Mr David est resté en Angleterre et que la petite demoiselle vous accompagne. — Oh… euh… bah ! fit Emerson.
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Il jeta un regard circonspect à Sennia. Elle l’observait tel un petit dragon protecteur. Il se força à esquisser un pauvre sourire peu convaincant. — Humpf ! — Voilà qui est réglé, conclut Nefret. Viens, Ramsès, nous n’avons pas terminé notre promenade sur le pont. Tu viens avec nous, Sennia ? — Je reste avec Gargery, répondit-elle en lui prenant la main. Et elle demeura avec lui, durant la plus grande partie des heures diurnes, jusqu’à la fin de la traversée. Il fallut plusieurs jours à Emerson pour rentrer de nouveau dans ses bonnes grâces. — Crénom ! grommelait-il. Je n’ose même pas menacer cette canaille du regard. — Elle protège farouchement ceux qu’elle aime, Emerson. Elle prendrait parti pour vous avec la même vigueur si quelqu’un se montrait peu aimable avec vous. — Vous le pensez vraiment ? Emerson considéra cette idée. — Je refuse de me quereller avec vous pour permettre à Sennia de prendre votre défense. Elle s’en remettra. Contentezvous d’être poli avec Gargery. — Damnation ! fit Emerson. Je n’ai jamais aimé Alexandrie. La ville ne comporte pas de monuments pharaoniques dignes d’être mentionnés et est un mélange des pires caractéristiques européennes et orientales, manquant du charme des vieilles rues ombragées du Caire. Cette année-là, le port était rempli de navires, dont un nombre déprimant de navires-hôpitaux. Alexandrie avait été le centre des opérations pour la campagne de Gallipoli. Les courageux garçons venus d’Australie et de Nouvelle-Zélande y avaient embarqué, pleins de fougue et avec la promesse d’un retour rapide. Ils étaient revenus bien trop tôt. Il y avait tant de blessés que les hôpitaux ne pouvaient les accueillir tous. Le drapeau de la Croix-Rouge flottait sur de nombreuses villas et maisons dans et autour de la ville. Ce fut un soulagement de monter dans le train à destination du Caire, et seule la nécessité de cacher nos 40
sentiments à l’enfant nous retint de nous livrer à de sombres pensées et à une conversation encore plus sombre. Cependant, être de retour en Égypte nous procurait un plaisir suffisant pour chasser de notre esprit des sujets plus tristes, et quand nous arrivâmes à la gare centrale du Caire, nous fûmes accueillis par une foule qui poussait des cris joyeux – les membres de la famille qui avaient travaillé pour nous et avec nous depuis tant d’années. Abdullah, notre raïs et ami bienaimé, n’était certes plus là, mais ses enfants, ses petits-enfants, ses nièces et ses cousins formaient un clan étroitement lié. Dès que le train s’arrêta, des mains impatientes nous aidèrent à descendre du wagon, et nous fûmes immédiatement entourés de tous côtés. Fatima, la belle-fille d’Abdullah et notre gouvernante égyptienne, arracha Sennia des bras de Basima. Selim, le plus jeune fils d’Abdullah, qui avait remplacé son père comme raïs, commença à interroger Emerson sur le chantier de cette saison. Daoud, qui dépassait tout le monde d’une bonne tête, demanda des nouvelles de sa Lia adorée et du bébé. Ali et Yussuf, Ibrahim et Mahmud nous éteignirent tour à tour. Puis ils nous escortèrent en un cortège triomphal jusqu’aux calèches qui attendaient. Dès que nous fumes montés dans la nôtre, Emerson se mit à grommeler. — Au diable ces satanées calèches, elles sont trop lentes ! Pourquoi Selim n’a-t-il pas amené l’automobile ? J’avais ordonné à Selim de ne pas le faire. Emerson aurait insisté pour conduire. Or, pour lui, manœuvrer une automobile consiste à filer droit vers sa destination sans ralentir ni changer de direction. Ce n’est pas une méthode indiquée avec les charrettes qui avancent lentement et les chameaux. Et il y avait bien trop des unes et des autres dans les rues du Caire. Au lieu de faire valoir ce fait, je fis remarquer, avec le tact acquis au cours de nombreuses années de mariage : — Je crois qu’il voulait faire de notre arrivée un spectacle. Voyez comme les calèches sont joliment décorées. — Spectacle est le mot qui convient, grogna Emerson en se mettant dans un coin et croisant les bras. — Sennia est ravie. 41
Je regardai la calèche qui nous suivait. Des glands rouge vif étaient accrochés aux harnais des chevaux et des clochettes tintinnabulaient. Je voyais Sennia faire des bonds comme un grillon, et Gargery qui essayait de la retenir. Une fois que nous eûmes parcouru une courte distance, Emerson oublia son dépit et entreprit de repérer de vieilles connaissances dans la foule. Étant donné qu’il connaissait à peu près tous les mendiants, voleurs et marchands ambulants du Caire, il en dénombra beaucoup, et ceux-ci répondirent de la même façon à ses salutations sonores. — Salaam aleikoum, Maître des Imprécations ! Marahba ! Notre cortège progressa à travers la ville, traversa le pont et emprunta la route de Gizeh vers la maison que nous avions occupée durant les saisons précédentes. Certaine que nos amis dévoués avaient tout préparé pour notre arrivée, je respirais à pleins poumons l’air sec et chaud et je m’imprégnais avidement des scènes et des bruits si chers et si familiers. Même la poussière soulevée par les sabots des chevaux et des ânes ne pouvait gâter mon plaisir. J’étais de retour en Égypte, la patrie de mon cœur. Quelles découvertes grisantes m’attendaient cette saison ! J’avais la certitude que les tombes de l’antique Gizeh abritaient des trésors inconnus. Et avec un peu de chance, nous aurions peut-être affaire à un gang de pilleurs de tombes ou même à un assassin. Un autre groupe d’amis nous attendait dans la cour de la maison. Sennia fut immédiatement accaparée par Kadija, l’épouse de Daoud, trop timide pour venir à la gare. Nous avions appris à admirer cette femme corpulente et très digne, qui avait la peau marron foncé de sa mère nubienne. Nefret et elle étaient très proches. Après avoir donné à Sennia une étreinte chaleureuse, Kadija la tendit aux autres qui attendaient de la saluer, puis elle se tourna vers Nefret. — Vous êtes radieuse, Nur Misur, murmura-t-elle tandis qu’elles s’embrassaient. Est-ce le bonheur ou bien une autre raison qui donne cet éclat à vos yeux ? À vrai dire, je m’étais posé la même question. Ils étaient mariés depuis huit mois – non que j’aie compté – et on aurait pu supposer que dès lors… Naturellement, je ne me serais 42
jamais aventurée à le demander directement, aussi guettai-je la réponse avec un vif intérêt. Malheureusement, Fatima survint à ce moment-là pour m’informer qu’elle avait préparé un festin de tous nos plats préférés et que le repas serait froid si nous ne venions pas tout de suite. Je demandai un peu de temps pour ôter la poussière du trajet, et ma requête fut acceptée. Nos chambres étaient parfaitement en ordre, ainsi que je m’y étais attendue. — Elle a encore mis des pétales de rose dans l’eau des cuvettes, fit Emerson d’un air résigné. Trouver des défauts aux dispositions prises par Fatima aurait été difficile, néanmoins il y avait toujours quelques questions domestiques à régler avant que nous pussions nous mettre au travail. La maison ne présentait pas le charme des autres que nous avions habitées – je continuais à regretter la perte de notre résidence de Louxor, que j’avais fait construire selon mes désirs – mais elle était confortable et spacieuse, comportait de nombreux balcons et un toit en terrasse qui nous servait de salon à ciel ouvert. Nous avions l’habitude d’y prendre le thé chaque fois que le temps le permettait, savourant la vue de la ville et des pyramides de Gizeh et contemplant le coucher du soleil dans un embrasement de couleurs somptueuses. Pourtant, certains membres de la famille estimaient que la maison n’était pas assez vaste. Nefret m’avait déjà informée que Ramsès et elle s’installeraient à bord de notre dahabieh, laquelle était amarrée à l’appontement pour touristes à proximité de la maison. Je ne trouvai aucune objection sensée à ce projet. Au fil des années, le bateau avait servi de logement à divers membres de la famille, et bien qu’il fut devenu trop exigu pour nous tous, il y avait suffisamment de place pour deux personnes – surtout si elles étaient intimes. C’est pourquoi, quand Nefret souleva le sujet de nouveau – le premier matin après notre arrivée –, je lui assurai que je ferais tout mon possible pour faciliter le déménagement. Emerson était la plus grosse pierre d’achoppement. Il s’oppose toujours à ce que nous « perdions du temps » à nous occuper de tâches domestiques. Quand j’avais fait sa 43
connaissance, il vivait tout à fait à son aise, selon ses critères, dans la chapelle d’une tombe vide, et il m’avait fallu beaucoup de temps (et de disputes) pour venir à bout de sa prédilection pour les tentes au détriment d’une maison et pour des ablutions dans le Nil au lieu d’une agréable salle de bains. Il nous emmena à Gizeh le lendemain de notre arrivée. La saison précédente, nous avions commencé à faire des fouilles dans certaines des tombes privées de Gizeh, appelées mastabas en raison de leur forme semblable à celle des bancs devant les maisons égyptiennes. Ces tombes magnifiques étaient celles de nobles et de princes de l’Ancien Royaume. En étant enterrés près de leur maître royal, ils espéraient partager l’éternité de la félicité sans fin qui attendait celui-ci. Les plans soigneusement tracés que les lecteurs trouvent dans des volumes de rapports de fouilles, dont le nôtre, donnent une image trompeuse. Les rangées de rectangles précis représentant les rues de tombes les montrent telles qu’elles étaient disposées il y a quatre mille ans. Quand des explorateurs modernes visitèrent le site pour la première fois, c’était une étendue désertique de pierre brisée et de sable onduleux. Seule la tête du Sphinx émergeait du sable. Temple et tombes étaient profondément enfouis. Et, ainsi que des fouilles ultérieures le montrèrent, les tombes avaient été pillées jadis et les temples saccagés. Les mêmes pharaons qui composèrent de précieuses inscriptions à la louange de leurs ancêtres royaux mirent à bas les monuments de ceux-ci afin d’utiliser les pierres pour leurs propres temples. Certains des archéologues qui nous avaient précédés ajoutèrent à la confusion en effectuant des fouilles plus ou moins au hasard, en emportant des statues et même les pierres sculptées et peintes des murs des chapelles. Beaucoup n’avaient même pas pris la peine de tenir des dossiers précis sur ce qu’ils avaient trouvé et où ils l’avaient trouvé. Ces objets étaient à présent dispersés dans divers musées d’Europe et d’Amérique. Depuis la création du Service des Antiquités, les chercheurs étaient désormais soumis à des règlements plus stricts. Personne ne pouvait effectuer des fouilles sans autorisation, et on ne pouvait rien faire sortir d’Égypte sans l’accord du directeur. 44
Du moins, cela aurait dû fonctionner ainsi. Contrôler les fouilles illégales et le trafic des antiquités avait toujours été impossible, mais il y avait eu ces derniers temps une recrudescence dramatique de ces activités. Les Allemands partis et les archéologues français et anglais enrôlés dans l’armée ou participant à l’effort de guerre, nombre de sites avaient été laissés sans surveillance. Au dire de Selim, dont la famille et les relations professionnelles avaient des ramifications dans toute l’Égypte, à peu près tous les sites en avaient pâti. Ce fut un soulagement de constater que notre secteur de travail n’avait subi aucune dégradation, mais bien sûr la situation était moins grave à Gizeh, où nos hommes dévoués veillaient sur notre concession et où l’expédition américaine de Mr Reisner avait son quartier général d’un bout de l’année à l’autre. Les cimetières de Gizeh étaient si vastes que le secteur avait été réparti entre plusieurs expéditions. Les Américains avaient obtenu la part du lion. Je ne me plains pas, je mentionne simplement le fait. Mr Reisner était un chercheur compétent et un très bon ami. Nous avions repris l’un des secteurs qui avait été attribué au groupe germano-autrichien de Herr Professor Junker. C’était un arrangement provisoire. S’il plaisait à Dieu, nos amis allemands reviendraient une fois la guerre terminée. (Ils étaient nos amis, et je les considérerais toujours comme tels, malgré les définitions artificielles des gouvernements.) Je priais pour que ce jour survienne bientôt, mais je dois avouer que travailler à proximité de la plus majestueuse pyramide d’Égypte me procurait une joie intense. Tout lecteur cultivé est sans aucun doute familier de la Grande Pyramide, aussi ne lui rappellerai-je pas ses caractéristiques remarquables. Les Grecs connaissaient son bâtisseur sous le nom de Khéops. Emerson préférait la traduction plus exacte, de l’égyptien, à savoir Khufu. Outre la pyramide elle-même, il y avait un certain nombre d’édifices subsidiaires – des temples au pied de la pyramide et sur les rives du fleuve, reliés par une longue allée ; trois pyramides plus petites pour les sépultures des reines, et plusieurs cimetières de tombes privées, au sud et à l’ouest. Je n’ai rien contre les 45
tombes privées. Certaines, taillées dans la roche, possèdent de ravissantes chambres funéraires et de longs couloirs obstrués par des décombres et infestés de chauves-souris. Malheureusement, les mastabas ne présentent pas ces caractéristiques attrayantes. Leur chambre funéraire consiste en un puits perpendiculaire avec une seule petite salle au fond. Travailler sur des tombes comme celles-ci était particulièrement frustrant alors que la plus grande pyramide d’Égypte se trouvait à deux pas de notre chantier. Cependant, mes tentatives pour persuader Emerson d’effectuer des recherches ne provoquèrent qu’un refus indigné. — Qu’espérez-vous trouver ? Cette satanée pyramide a été explorée par des dizaines de personnes – des milliers, si l’on compte tous ces maudits touristes. Chaque centimètre de chaque couloir a été examiné et cartographié, et nos méprisables prédécesseurs ont même fait sauter à la dynamite des murs pour accéder aux chambres de soutènement au-dessus de la Chambre du Roi. — Je n’y suis pas allée depuis des années, Emerson. J’aimerais la revoir. — Crénom, Peabody ! Je ne puis vous laisser errer dans des pyramides, particulièrement dans cette partie de cette pyramide. Comment pourriez-vous monter aux échelles, ditesmoi, avec tous ces jupons, ces tournures de jupe, ces… — Ce serait bien plus facile maintenant que j’ai pris l’habitude de porter un pantalon. C’est très égoïste de votre part d’essayer de m’empêcher de le faire cette année. Je dis « essayer » car, ainsi que vous le savez très bien… — Je sais. Nous étions dans le bureau d’Emerson, occupés à rassembler ses carnets et le matériel que nous utiliserions aujourd’hui sur le chantier. Il me prit par les épaules et me fit pivoter vers lui. — Nous avons travaillé ici une seule saison, et vous en avez déjà assez des mastabas. Trop à ciel ouvert, pas de couloirs souterrains sombres et profonds. Je ne veux même pas me demander pourquoi vous êtes si fascinée par des choses de ce genre. Pourquoi ne pas m’accorder votre assistance inestimable afin d’explorer quelques mastabas ? Je ne suis pas un homme 46
déraisonnable. Quatre ou cinq me satisferaient. Ensuite… ensuite nous verrons. — C’est très aimable à vous. — Êtes-vous sarcastique, Peabody ? Humpf ! Ma chère, ce n’est pas votre époux dévoué mais votre supérieur professionnel qui vous parle. Suis-je ou ne suis-je pas le directeur de cette expédition ? — Vous l’êtes, bien sûr. — Alors donnez-moi un baiser. — Cette demande n’a rien de professionnel. — Nous ne sommes pas encore sur le chantier, répliqua Emerson en me prenant dans ses bras. Finalement, des voix à l’extérieur de la chambre l’obligèrent à interrompre ce qu’il était en train de faire. — Bien, bien, nous ferions mieux de nous mettre en route, dit-il. Sennia vient-elle avec nous aujourd’hui ? J’avais permis à Sennia et à Gargery de nous accompagner les deux jours précédents. Sennia était ravie quand elle pouvait jouer à l’archéologue, essayant de copier une inscription ou feignant d’être l’assistante de Ramsès lorsque celui-ci lui indiquait des relevés et des descriptions, ou bien, quand elle en avait assez de rester assise, parcourant le plateau à la recherche de tessons de poterie et d’ossements. Gargery, qui insistait pour la suivre chaque fois qu’elle venait, désapprouvait totalement les ossements qu’il jugeait à la fois morbides et peu hygiéniques, mais il ne pouvait rien faire à ce sujet car nous considérions que les ossements étaient un sujet d’investigations parfaitement légitime. Nous partîmes peu après, car – ainsi que Ramsès le fit valoir – ils nous attendaient depuis un bon moment. Les magnifiques chevaux arabes, un présent de notre ami le cheikh Mohammed à Ramsès et David, avaient eu une progéniture. Ils étaient au nombre de six maintenant, dont la jument de Nefret, Moonlight, et le splendide étalon de Ramsès, Risha, patriarche de la petite troupe. Nous avions loué un âne gras et placide pour Sennia et un autre pour Gargery. Cet arrangement n’avait pas été conclu sans de vives protestations de leur part. Sennia avait
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exigé de savoir pourquoi Ramsès ne pouvait pas la prendre avec lui sur Risha. Gargery avait déclaré qu’il préférait marcher. — Ridicule ! fit Emerson. Si vous ne pouvez pas suivre, Gargery, vous devrez rentrer en Angleterre. Vous êtes déjà allé à dos d’âne. Le visage de Gargery se rembrunit. Il était allé à dos d’âne et il avait détesté cela, mais ainsi qu’Emerson le fit remarquer – en riant tout bas de son jeu de mots plutôt lourd – il était têtu comme un âne. Il me laissa le soin de convaincre Sennia, ce que je fis en faisant valoir que Gargery n’aurait personne pour lui tenir compagnie si elle allait avec Ramsès, et que, si elle avait l’intention d’emmener Horus, il devrait faire le trajet dans un panier attaché à sa selle. Horus n’appréciait ni les ânes ni le panier, mais il aurait préféré se laisser traîner au bout d’une corde plutôt que de laisser Sennia partir sans lui. Ses grognements et ses grondements ponctuèrent notre conversation de façon désagréable. Laissant les chevaux et les ânes à Mena House, nous continuâmes à pied, Sennia sur les épaules d’Emerson et Horus les suivant d’une allure majestueuse. Les gens que nous croisions les regardaient avec étonnement et leur souriaient. Emerson, à la haute taille et à la carrure impressionnante tel un héros de légende, le chat imposant marchant derrière eux comme un chien fidèle, la petite fille qui riait, babillait et faisait de grands gestes à l’adresse de ses amis – car tous les gaffirs et guides de Gizeh la connaissaient à présent et l’adoraient. Ils lui faisaient toujours de petits présents, et nous étions obligés de la surveiller de près pour l’empêcher de manger les douceurs suspectes qu’ils lui offraient. Elle était très pittoresque avec ses « vêtements de travail », ainsi qu’elle les appelait avec fierté. Nous lui avions fait confectionner un casque de liège, et à l’issue de plusieurs discussions animées, j’avais reconnu que des vêtements de garçon seraient plus judicieux que des robes. Je lui avais permis de donner son avis sur le choix de ces vêtements (laissant plusieurs employés du rayon Jeunes Gens de Harrods en proie à une certaine stupeur) et je ne fus pas surprise quand elle accorda sa préférence à des vestes de tweed et des pantalons de 48
flanelle semblables à ceux que portait Ramsès. À l’exception des longues mèches brunes qui s’échappaient de son chapeau, elle était une version miniature de son idole, jusqu’aux petites bottes que nous avions fait faire spécialement pour elle. Comme à mon habitude, j’avais fait aménager un abri où nous pouvions nous retirer durant les périodes de repos. Tandis que les autres rassemblaient leurs outils, j’installai Sennia sur une chaise pliante et lui fis le même sermon que tous les jours – car j’avais découvert, pour l’avoir éprouvé douloureusement, que des répétitions constantes sont le seul espoir d’enfoncer une idée dans la tête d’une jeune personne. Elle était plus facile à éduquer que ne l’avait été Ramsès (n’importe quel enfant aurait été plus docile que Ramsès) car elle était dépourvue de cette logique machiavélique qui avait permis à mon fils de s’arranger pour enfreindre mes ordres. — N’oublie pas, tu ne dois pas t’éloigner seule, sans être accompagnée de Gargery ou de l’un de nous. Tu ne dois pas manger ce que les gaffirs te donnent. Tu ne dois pas parler aux touristes. Ne te mets pas dans le passage des porteurs de paniers. Ne reste pas sur les rails et ne les traverse pas. C’est très difficile d’arrêter ces gros wagons une fois qu’ils ont commencé à bouger. — Oui, tante Amelia, répondit Sennia. — Ne vous inquiétez pas, madame, intervint Gargery. Je ne la quitterai pas d’une semelle. — Tout à fait, dit Emerson. Quels sont tes projets pour aujourd’hui, Petit Oiseau ? — Je vais chercher d’autres ossements pour tante Nefret. — Je te remercie, fit Nefret d’un air solennel. Sennia lui avait déjà apporté plusieurs paniers emplis d’ossements de divers animaux, tous décolorés par le soleil et aucun d’eux n’avait plus de dix ans d’âge. Sennia hocha la tête gracieusement. — Ce n’est rien. Je notai que Gargery boitait tandis qu’il suivait la petite silhouette agile de Sennia. Ah bon, pensai-je, il sera de nouveau en forme sous peu, et ses coups de soleil seront moins douloureux dans quelques jours. Il la fit s’arrêter et regarda 49
dans les deux sens, puis ils franchirent les rails qui reliaient notre chantier au dépôt de déblais. Ensuite je les perdis de vue, car Emerson requit mes services. En fait, je ne redoutais pas que Sennia se mette dans une situation dangereuse. Gargery la talonnait, ainsi qu’Horus. Le caractère exécrable de cet animal et sa ressemblance inquiétante avec les chats de chasse égyptiens représentés sur les peintures murales amenaient les gardiens et les guides à l’éviter prudemment. Mon interdiction de parler aux touristes avait un motif tout à fait différent. Ces scélérats manifestaient une curiosité insatiable à propos de notre groupe et de nos fouilles. Sennia était une petite personne si étrange avec ses vêtements de garçon qu’elle attirait inévitablement l’attention, et elle était trop innocente pour éluder des questions impertinentes. Nous avions commencé à travailler sur un nouveau mastaba, à proximité de ceux qui nous avions mis au jour l’année précédente. (La plupart des archéologues, j’ose le dire, les auraient tous éventrés en un seul hiver, mais les incidents que j’ai évoqués précédemment nous avaient empêchés de travailler une saison entière, et des obligations familiales avaient contrarié nos projets de revenir au printemps.) Deux jours de fouilles avaient mis au jour le haut des murs de la chapelle et l’ouverture de plusieurs puits profonds qui conduisaient aux chambres funéraires du propriétaire et de sa famille. Les pierres du toit avaient disparu – elles étaient tombées, supposais-je, dans la chambre en dessous – et toute la partie supérieure était remplie de sable et de débris. Emerson avait exigé que l’on passe au tamis chaque centimètre carré de ces décombres, et dégager la chambre demanderait un bout de temps. Long et fastidieux. Nefret prenait quelques photographies, mais Ramsès n’avait pas grand-chose à faire tant que nous n’aurions pas découvert des bas-reliefs et des inscriptions – s’il y en avait. Ce fut lui qui nous appela depuis le tertre au-dessus de la tombe. — Voici Sennia qui arrive au trot ! On dirait qu’elle a trouvé quelque chose. Prépare-toi à te montrer enthousiaste, Nefret !
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— Probablement un os de chameau cette fois, répondit celleci. Il est temps de nous reposer un peu, tante… je veux dire, Mère. Vous êtes restée accroupie pendant des heures avec ce tamis. Elle m’aida à me relever – je suis toujours un peu ankylosée les premiers jours… cela passe très vite – et Ramsès alla à la rencontre de Sennia, qui avait distancé Gargery de plusieurs mètres. Il la jucha sur ses épaules et la porta jusqu’à l’abri où Nefret et moi nous étions retirées. — Elle a fait une découverte sensationnelle, annonça-t-il avec le plus grand sérieux. Mais elle ne m’a pas montré ce que c’était. Le poing serré de Sennia formait une protubérance sur le devant de sa veste. — Il a dit que c’était pour moi, expliqua-t-elle. Mais, bien sûr, je vais vous le montrer, à vous tous. — De quoi s’agit-il ? demanda vivement Emerson. Elle sortit sa main de sous sa veste, ouvrit ses doigts très prudemment et plaça son autre main sous l’objet pour le soutenir. L’objet recouvrait ses petites paumes – un morceau de pierre calcaire, arrondi sur le dessus, qui faisait approximativement quinze centimètres de long et dix centimètres de large. Plusieurs personnages occupaient la partie supérieure ; des lignes d’hiéroglyphes s’étendaient horizontalement en dessous et se terminaient sur une cassure inégale. Emerson sourit. — Très joli. Où l’as-tu trouvé, Sennia ? — Là-bas. Elle montra la direction de la main. L’objet lui échappa, et Ramsès le rattrapa adroitement au vol. — Je présume que l’un des gaffirs le lui a donné, déclara-t-il en examinant les rangées d’hiéroglyphes. Très intéressant… Hmmmm. — Qu’y a-t-il ? s’écria Emerson. — Elle semble authentique. Nous avions tous supposé que la stèle miniature était l’une de ces contrefaçons fabriquées par centaines et proposées à des touristes crédules. Les soi-disant gardiens se livrent souvent à 51
des fouilles personnelles – et qui peut les blâmer, quand on pense à leur salaire ridiculement bas ? – mais malgré toute l’affection qu’ils portaient à l’enfant, il était peu probable que l’un d’eux lui eût offert quelque chose qu’il pouvait vendre. Nous nous rassemblâmes autour de Ramsès. — Que dit l’inscription ? Ramsès souffla sur les lignes gravées pour enlever le sable. — « Vénérant Amon-Rê, Seigneur des Silencieux, qui entend leurs prières…» — Comment peut-il entendre leurs prières s’ils ne parlent pas ? l’interrompit Sennia. — La véritable prière vient du cœur, et non des lèvres, expliquai-je, saisissant cette occasion de lui instiller un zeste d’instruction religieuse. Ainsi qu’il est dit dans les Écritures, les hypocrites prient dans la rue où on peut les voir, mais le vrai croyant rentre chez lui et parle en secret au Père… — Tout à fait, acquiesça Ramsès. (Comme moi, il avait observé son père et vu les signes d’un éclat de colère imminent.) Dans le cas présent, Petit Oiseau, les gens silencieux sont les pauvres et les humbles, qui n’osent pas s’adresser aux puissants nobles qui gouvernent leur vie. Alors ils prient Amon-Rê, qui est… (Il examina l’inscription de nouveau.) « Protecteur du pauvre, père de l’orphelin, époux de la veuve… qu’il me soit permis de le voir chaque jour, comme il est accordé à l’homme vertueux. Dit par… » Le reste manque. Les personnages représentent Amon sur son trône, une table d’offrandes placée devant lui, et une silhouette agenouillée… celle de la personne qui fait l’offrande, probablement. Dommage que le nom ne soit pas indiqué. Emerson lui prit l’objet des mains et l’examina attentivement. — Sacrebleu, vous avez tout à fait raison ! s’exclama-t-il. — Emerson, murmurai-je. — Euh, fit Emerson. C’est l’un des mots que tu ne dois pas répéter, Sennia. — Vous voulez dire, sacrebleu ? fit Sennia de sa petite voix aiguë. Je sais. — Indique-moi l’homme qui t’a donné ceci.
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— Il ne me l’a pas donné. Je l’ai trouvé ! se récria Sennia, indignée. Il m’a seulement dit où creuser. — Montre-nous, dit Ramsès. Je t’en prie. Sennia lui adressa un sourire radieux. — Elle te plaît beaucoup, alors ? Les enfants ne sont pas si bêtes que nous le pensons. Sennia faisait la différence entre les remerciements polis qu’elle recevait habituellement et cet intérêt intense. — C’est important ? Tu veux cette pierre ? Je te la donne, et j’en chercherai d’autres si tu le souhaites. — Non, Petit Oiseau, tu l’as trouvée et elle t’appartient. Je la garderai pour toi si tu es d’accord. Maintenant montre-moi où elle était. Nous les accompagnâmes, car ce petit mystère avait captivé notre imagination. Tenant Emerson par la main, Sennia nous conduisit vers une décharge au sud-ouest de notre alignement de tombes. Certains de ces monticules, hauts de sept à dix mètres, étaient constitués des débris retirés de divers chantiers. Je me rappelais très bien celui-ci. Il avait été la scène d’un accident très déplaisant l’année précédente. — Vous ne l’avez pas laissée monter là-haut, j’espère ? demandai-je vivement à Gargery, qui n’avait pas été à même de placer un mot jusque-là. — Non, madame, et j’ai eu beaucoup de mal à l’en empêcher, répondit Gargery d’un air offusqué. L’individu qui l’a aidée à trouver cet objet était l’un des gardiens. Il n’a jamais proposé de la toucher et il était très poli, madame, du moins je le pense, d’après ce que j’ai pu comprendre. Il souriait et faisait des courbettes tout le temps. Vous m’avez dit que je ne dois pas me montrer grossier avec eux quand ils se contentent de… — Oui, oui, Gargery, tout va bien. Il n’y a pas de mal. Mais c’est plutôt étrange. — Il désirait lui offrir un présent, insista Gargery. Et le plaisir de le trouver elle-même. — Vous pensez qu’il l’avait mis là ? — Certainement, madame. L’objet se trouvait près du sol, où elle pouvait le saisir sans grimper sur le tertre, et il était enfoui à
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seulement quelques centimètres de profondeur. Juste à cet endroit. Nous étions arrivés au pied du tertre, et Sennia le montrait également du doigt. — Il y a beaucoup de choses qui dépassent, expliqua-t-elle. Surtout des fragments de pierre et de poterie très ennuyeux. Cette déclaration était exacte. La plupart des chercheurs ne tamisent pas leurs déblais. Emerson, la mine pensive, examina le côté du tertre. — Tout à fait, approuva-t-il. Cette pierre est plus intéressante, n’est-ce pas ? — Quelque chose était écrit dessus, répondit Sennia. Alors j’ai compris que c’était important. C’est important ? — Oui, confirma Ramsès. Et très inhabituel. J’ai vu des stèles votives similaires, mais la plupart provenaient de la région thébaine. Tu crois que tu pourrais retrouver le gentil monsieur qui t’a donné… qui t’a indiqué où creuser ? Nous ne trouvâmes pas le gentil monsieur, bien qu’Emerson eût passé une bonne demi-heure à le chercher. La description qu’avaient brossée de lui Sennia et Gargery pouvait s’appliquer à la plupart des gardiens – barbu, coiffé d’un turban, portant une galabieh et des babouches.
Manuscrit H Ce fut seulement le vendredi suivant leur arrivée que Nefret réussit à faire transporter leurs affaires sur l’Amelia. Fatima avait veillé à ce que la dahabieh reluise comme un sou neuf et à ce que tout soit prêt pour eux. Néanmoins, d’une manière ou d’une autre, tel ou tel détail empêchait toujours le déménagement. Nefret avait décliné un certain nombre d’offres faites avec les meilleures intentions pour rendre leur appartement dans la maison plus confortable, et, une fois parvenue à ses fins, d’autres offres tout aussi bien intentionnées pour l’aider à disposer les meubles à son goût, accrocher des tableaux et installer des rayonnages de livres sur la dahabieh. 54
Elle voulait s’en occuper elle-même, faire des cabines qui avaient appartenu tour à tour à divers membres de la famille leur chez-eux. C’était le jour de repos des ouvriers, mais Ramsès était allé à Gizeh avec son père le matin. À l’instar de tous les hommes, ils détestaient le remue-ménage et l’agitation d’un déménagement. Nefret l’avait réprimandé un peu, pour le plaisir – il savait qu’elle le taquinait, et elle adorait voir un sourire détendre son visage austère et le reflet de son rire dans ses yeux –, néanmoins elle était ravie d’être seule. Durant un moment. Se redressant, elle frictionna son dos endolori et contempla les piles de livres qui encombraient le sol et les tables basses du salon. C’était une pièce spacieuse à l’avant du bateau, avec un grand canapé sous les fenêtres, et elle serait tout à fait ravissante une fois les housses des coussins changées, les nouveaux rideaux accrochés, les nouveaux tapis disposés et les livres rangés sur les rayonnages. Il aurait dû être rentré. Il avait promis de revenir de bonne heure, mais échapper à Emerson quand il vous avait chargé d’un travail n’était pas une mince affaire, du moins pour son fils. Nefret avait appris à le mener par le bout du nez, mais elle se demandait parfois si Ramsès serait capable un jour de dire non à son père et de ne pas en démordre. Elle fit nerveusement le tour de la pièce, jetant un coup d’œil par la baie vitrée et déplaçant quelques livres, puis son regard se posa sur le portrait de sa belle-mère accroché au-dessus des rayonnages. Ce n’était pas la première fois de la journée que les yeux du tableau retenaient les siens. David avait réalisé un chef-d’œuvre. Son affection pour son sujet et son sens de l’humour fantasque avaient donné vie au portrait. Elle se tenait là, regardant bien en face son vis-à-vis, son ombrelle à la main, ses pieds bottés plantés fermement sur le sable. L’arrière-plan mêlait pyramides, chameaux, minarets, et les falaises thébaines – toute son Égypte bien-aimée – se dressaient autour d’elle. Le franc regard d’acier et le petit demi-sourire étaient tante Amelia telle qu’en elle-même. Nefret adorait ce tableau. Mais pendant combien de temps supporterait-elle de l’avoir ici, à l’observer, heure après heure, jour après jour ? 55
Elle se mit à genoux sur le canapé et regarda par la baie vitrée. L’Amelia était amarrée à l’appontement public à proximité de la maison. Le dernier vapeur n’allait pas tarder à partir. Le quai grouillait de touristes, tous épuisés, couverts de poussière et conduits par les guides tel un troupeau vers le bac. Elle parcourut la foule du regard. Comment pouvait-il être en retard, alors qu’il savait qu’elle l’attendait ? Jadis, elle avait souhaité tomber amoureuse – éperdument, à la folie, passionnément. Son souhait avait été exaucé. Quand elle était loin de lui pendant plus de quelques heures, elle se sentait inerte et à demi vivante. Elle s’allongea sur le canapé et ferma les paupières, se représenta Ramsès, se remémora les choses qu’il avait dites la nuit précédente. — Pourquoi cette hâte ? Je désire notre intimité autant que toi, mais encore un jour ou deux ici… — C’est un jour ou deux de trop ! Oh, je sais que je suis déraisonnable et injuste. C’est parce qu’ils nous aiment tant qu’ils veulent nous avoir avec eux. Mais les seules fois où nous pouvons être seuls, toi et moi, c’est la nuit. Si nous nous éclipsons dans la journée, ils savent pourquoi, et Sennia a une fâcheuse tendance à te chercher, comme elle l’a fait hier – j’ai cru que j’allais avoir une crise cardiaque quand elle s’est mise à frapper à la porte de notre chambre et à t’appeler. Il avait ri en silence et son souffle avait agité les cheveux de Nefret. — À l’évidence, le moment était mal choisi ! Mère dirait que je l’avais bien mérité. Je me rappelle un certain jour où je les ai interrompus dans des circonstances semblables. C’est la seule fois où Père a menacé de me tanner le cuir. — Je ne le blâme pas. — Moi non plus… maintenant. J’ai pour seule excuse d’avoir été trop jeune pour comprendre la situation. — Quel âge avais-tu ? — Dix ans. (Le rythme de sa respiration s’était altéré et elle avait senti ses bras se raidir.) Quelques jours plus tard, je t’ai vue pour la première fois. J’étais suffisamment âgé pour avoir une certitude – il n’y aurait jamais quelqu’un d’autre pour moi.
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Ne dis pas que tu as éprouvé la même chose. Cela m’a pris des années pour me débarrasser de ce rôle de frère cadet. Ils pouvaient parler d’eux maintenant, des quiproquos et des peines de cœur qui les avaient tenus éloignés l’un de l’autre si longtemps. De presque tous. — Est-ce que cela valait la peine d’attendre ? — Je n’en suis pas bien sûr. Et si tu essayais de m’en convaincre ? — Dès que tu auras promis de m’aider pour le déménagement à la première heure demain matin. — Bien sûr, si cela compte tant pour toi. Un autre homme aurait pu faire une allusion ironique à Lysistrata, qui avait refusé ses faveurs à son époux jusqu’à ce qu’il eût accédé à ses demandes. Le consentement immédiat de Ramsès l’avait fait fondre complètement. — C’est juste que… Elle me surveille tout le temps. Je sens son regard qui m’examine. Ainsi que ceux de Kadija et Fatima. Elles se demandent si je suis… C’était le seul chagrin qu’elle ne pouvait toujours pas affronter, le mot qu’elle ne pouvait pas prononcer, la culpabilité qui ne disparaissait pas. Sans sa sottise et son amour-propre, ils auraient eu l’enfant que tous deux désiraient tant. Elle avait promis de ne plus jamais en parler, mais elle n’avait pas besoin de le faire. Il savait. — Combien de fois dois-je le répéter ? avait-il riposté, sa voix durcie par la colère – non pas contre elle, mais pour elle. Ce n’était pas ta faute. Pour l’amour du ciel, Nefret, tu es médecin, tu sais que les choses peuvent mal se passer sans raison apparente. Rien ne presse, ma chérie. Je suis trop égoïste pour te partager avec quelqu’un d’autre pour le moment. Elle s’était agrippée à lui, trop émue pour répondre. — Même avec Mère, avait-il ajouté. Ou Père. Ou Sennia. Ou Fatima, Kadija, Daoud, Selim et tous les autres. Ils t’épient, hein ? Bon sang, tu as raison. Je suis incapable de t’accorder ma pleine attention quand ils sont dans les parages. Depuis leur première nuit ensemble, jamais ils n’avaient fait l’amour avec une telle urgence, une telle tendresse. Nefret repassait tout cela dans son esprit, chaque mot, chaque geste. 57
Ramsès la trouva ainsi quand il arriva, ses mains posées légèrement sur son ventre. Plus tard, tandis qu’ils prenaient le thé sur le pont, il dit : — Je suppose que nous ne dînons pas avec la famille ce soir. — En effet. Mère et Père dînent au Shepheard. — Avec qui ? — Je ne pense pas qu’ils aient un engagement avec quelqu’un en particulier. C’est l’expédition de reconnaissance annuelle de Mère, pour se mettre au courant des derniers potins et voir qui est en ville. J’ai décliné leur offre aimable de nous joindre à eux, mais j’ai pensé que nous pourrions sortir – aller quelque part où nous n’avons pas besoin de nous mettre en tenue de soirée et où nous avons peu de chances de rencontrer une relation. Chez Bassam, peut-être. Trouver un restaurant où la famille Emerson n’était pas connue aurait été impossible, mais il comprenait ce qu’elle voulait dire. Leurs amis égyptiens étaient plus courtois – ou peut-être plus intimidés – que les membres grégaires et cancaniers de la communauté anglo-égyptienne. L’année précédente, il y avait été persona non grata en raison des sentiments pacifistes qu’il exprimait ouvertement. Même s’il se répétait continuellement qu’il se moquait de ce qu’ils pensaient de lui, être ignoré, rabroué et insulté partout où il allait l’avait blessé. Il chassa ces mauvais souvenirs et sourit à son épouse. — Chez Bassam, tout à fait ! Le restaurant Bassam n’était pas mentionné dans le Baedeker. Il ne répondait pas aux critères de propreté anglais, mais, en vérité, Ramsès avait toujours soupçonné que les cuisines des restaurants de style européen auraient été sanctionnées également par un contrôle sanitaire strict. Le menu, qui existait uniquement dans la tête de Bassam et changeait au gré de sa fantaisie, était essentiellement égyptien. Il était chef de cuisine, maître d’hôtel, propriétaire du restaurant et, le cas échéant, videur. Cette dernière situation se produisait rarement, car on ne servait pas de boissons alcoolisées et les drogues étaient interdites, mais de temps à
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autre un soldat anglais ivre ou un fumeur de haschich se présentait par erreur. Bassam les repéra immédiatement et se précipita à leur rencontre, les manches de son caftan retroussées sur des bras grassouillets, son tablier maculé de taches de nourriture. On pouvait presque deviner quelle était la carte du jour en l’examinant. À l’évidence, ce soir, la tomate était à l’honneur. Après leur avoir reproché de ne pas l’avoir prévenu qu’ils viendraient et demandé pourquoi les Emerson père et mère n’étaient pas avec eux, il les conduisit à une table bien placée, où clients et passants pouvaient les voir. — La dame chatte n’est pas avec vous ? demanda-t-il en essuyant une chaise avec son tablier. — Elle avait un autre engagement, déclara Nefret. Bassam hocha la tête. L’épithète honorifique avait été sa façon de se concilier Seshat, qui dînait parfois avec ses maîtres. Les chats des Emerson avaient acquis une certaine réputation parmi les Cairotes. Grands, musculeux et d’une ressemblance frappante, ils n’avaient rien à voir avec les créatures choyées des harems ou avec les chats efflanqués qui fouillaient les ordures dans les rues. Ramsès lui-même les trouvait quelque peu inquiétants. Ils dînèrent comme des princes – et se gavèrent de tomates – puis se détendirent en prenant des tasses de café turc et un narguilé. Les autres clients feignirent de ne pas remarquer le plaisir que procurait la pipe à eau à Nefret, comme ils avaient feint de ne pas la remarquer, la seule femme présente dans la salle. Les Égyptiens s’étaient habitués à voir Nefret dans des lieux où elle n’était pas censée se trouver. À l’instar de sa bellemère, qui avait agi de même pendant des années, elle se rangeait dans une catégorie spéciale, à l’évidence une femme mais inspirant le même respect qu’un homme. Ramsès n’aurait su dire ce qui le mit sur ses gardes. Peut-être un mouvement subreptice près de la porte, où le rideau était relevé pour aérer la salle enfumée. Cela aurait pu être cet étrange sixième sens, la sensation que quelqu’un l’observait. Les cheveux sur sa nuque se hérissèrent, mais quand il regarda vers l’entrée du restaurant, il n’y avait personne. 59
Nefret lui tendit le tuyau du narguilé. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle à voix basse. — Rien. (Croisant son regard, il comprit qu’elle avait droit à une réponse véridique.) Rien que je puisse décrire avec exactitude. Nous partons ? L’air de la nuit, bien que chargé des remugles indicibles du Caire, était frais et assez limpide. Au-delà du halo lumineux émanant du restaurant derrière eux, la rue était un tunnel d’obscurité. Ils se trouvaient à moins de cinq cents mètres de la place où ils pouvaient espérer trouver une calèche, et Ramsès connaissait les moindres tours et détours du trajet, mais cinq cents mètres représentent un long chemin dans le noir quand la peau vous picote. Il glissa la main dans sa poche. — Prends la torche, mais ne l’allume pas encore. — Entendu. Elle lui rendit son sourire. Ses yeux étincelaient. De toutes les personnes dans l’univers, elle était la dernière que Ramsès aurait voulu avoir avec lui si jamais il y avait du vilain, mais quelle alliée elle était – vive, impavide et affranchie des notions stupides de franc-jeu. Il n’avait pas besoin de lui dire de ne pas s’accrocher à son bras. Elle n’était pas ce genre de femme. Ni l’un ni l’autre n’était armé. Il se traita de tous les noms pour cette confiance exagérée, mais qui aurait supposé qu’ils auraient des ennuis aussi tôt ? Ils étaient là, tapis dans l’obscurité. Il les percevait comme la pointe d’un poignard lui piquant la peau. Nefret les percevait également – ou bien était-ce, se demanda-t-elle, seulement sa conscience aiguë de l’état d’esprit de Ramsès ? Elle le laissa la guider. Il connaissait les ruelles du Caire mieux qu’elle, et s’il y avait un danger, il pouvait survenir par-derrière aussi bien que devant eux. Sa main posée légèrement sur l’épaule de Ramsès, elle marchait sans bruit. Les sens en alerte, elle guettait le moindre son, le moindre mouvement. Il l’entendit avant elle. Il pivota sur ses talons, la poussa derrière lui et la plaqua contre le mur avec un bras aussi dur qu’une barre d’acier. Proférant des jurons à voix basse, elle actionna la torche. 60
Ce qu’elle vit faillit la lui faire lâcher. Le visage était celui d’un monstre ou d’un démon, où seuls brillaient deux yeux non humains et énormes, comme ceux d’un insecte d’une grosseur démesurée. La lueur tremblotante de la torche éclaira la lame d’un poignard – ce devait être un poignard, même si elle n’apercevait pas la main qui le tenait. Elle le vit descendre, vit le bras de son époux se lever pour bloquer le coup – mais il bougea sans sa rapidité habituelle et ne fit pas d’autres mouvements pour se défendre ou attaquer. La manche de sa veste se fonça. Du sang coula de sa main et tomba goutte à goutte sur le sol. Nefret resta immobile et silencieuse, malgré les protestations de ses cordes vocales et de chaque muscle de son corps. Demeurer une spectatrice passive allait à l’encontre de sa nature, mais elle s’efforçait de maîtriser son impétuosité, cause de tant de catastrophes par le passé. Ramsès aurait pu neutraliser aisément l’agresseur avant qu’il frappe. Elle l’avait vu le faire avec des adversaires bien plus adroits que celui-ci ne semblait l’être. Au bout de quelques secondes interminables, l’apparition poussa une plainte étrange et s’enfuit. Ramsès se lança à sa poursuite. Grinçant des dents, Nefret ne bougea pas et fit pivoter la torche pour éclairer les deux silhouettes. Ramsès tenait l’homme en une prise ferme. Ce n’était qu’un homme, tout compte fait. Ses vêtements sombres l’avaient rendu quasi invisible, et les yeux surnaturels étaient des lunettes, réfléchissant la lueur de la torche. — Tout va bien. (Ramsès s’exprimait en anglais, mais Nefret comprit qu’il ne s’adressait pas à elle.) Tout va bien. Tu as fait ton travail. Donne-moi ce poignard. Le foulard qui avait dissimulé la partie inférieure du visage de l’homme avait glissé, révélant une barbe clairsemée et une mâchoire étroite. L’homme leva les mains. Elles ne tenaient rien. Il les porta à son visage et se mit à pleurer.
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Jadis, j’avais coutume d’organiser un petit dîner aussitôt après notre arrivée en Égypte, pour recevoir des amis et me mettre au courant des dernières nouvelles. Cette année, je n’avais pas le cœur à ça. Nombre de nos amis étaient partis, pour un monde meilleur ou à la retraite ; beaucoup de la jeune génération étaient sous les drapeaux ; et pour la première fois depuis bien des saisons, nos amis intimes, Cyrus et Katherine, n’étaient pas en Égypte. Cyrus était américain et trop vieux pour le service militaire, de toute façon (cela ne m’aurait pas dérangée d’être la personne à le lui dire), mais Katherine était anglaise de naissance et son fils Bertie avait été l’un des premiers à s’engager. Après plusieurs blessures légères, qui ne l’avaient pas empêché de retourner au front, il avait été touché à la jambe, au bras, à la poitrine et à la tête par un éclat d’obus, et il se rétablissait lentement mais de façon satisfaisante, soigné par sa mère et sa sœur et pourvu de tout le confort que l’argent de Cyrus pouvait fournir. La guerre était terminée pour lui, Dieu merci, mais à quel prix ! En vérité, une fête n’aurait pas été de mise. Cependant, j’estimais qu’il était de mon devoir de renouer des liens avec diverses connaissances qui étaient toujours en ville. Le terme « commérages futiles » employé par Emerson était juste l’une de ses petites plaisanteries. Il est indispensable de savoir ce qui se passe. J’avais perdu tout contact avec la situation actuelle depuis de nombreux mois. Nulle part la presse n’était contrôlée aussi étroitement qu’en Égypte, et des censeurs zélés rendaient illisibles même des lettres d’amis. J’avais demandé à Nefret si Ramsès et elle désiraient dîner avec nous, mais je ne fus pas étonnée quand elle refusa courtoisement. Aussi allâmes-nous
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seuls au Caire, mon Emerson bien-aimé et moi. Ainsi que je le lui dis, nous étions une compagnie suffisante l’un pour l’autre. À l’exception de la prédominance du kaki, la salle à manger du Shepheard n’avait guère changé. Vins fins et mets raffinés, damas neigeux et cristaux étincelants, serveurs à la peau brune qui allaient et venaient, civils en tenue de soirée stricte noir et blanc, femmes affichant bijoux et robes de satin. Ce soir-là, je trouvai cet étalage de luxe particulièrement choquant. Personne n’admire plus que moi le fait de faire contre mauvaise fortune bon cœur, mais ces gens ne faisaient pas preuve de courage sous le feu ennemi. Ils ne couraient aucun danger ici. Des garçons mouraient dans la boue de France pendant qu’ils sirotaient leur vin et étaient l’objet des attentions serviles de ceux dont ils occupaient le pays. Après avoir savouré cet intermède de supériorité morale, je jugeai que je ferais aussi bien de prendre plaisir à ces instants, comme c’est mon habitude. Quelques anciens visages familiers étaient là – Janet Helman habillée avec son bon goût et son élégance habituels, Mrs Gorst et sa fille Sylvia, laquelle m’adressa des signes avec sa main gauche pour être certaine que je verrais la bague de diamants et de rubis à son annulaire. Même la jeune fille la plus laide n’avait aucune difficulté à se trouver un fiancé ces derniers temps, avec tant de jeunes officiers de passage au Caire. Un homme qui s’attend à faire face à la mort dans un avenir très proche ne fait pas le difficile. J’en fis la remarque à Emerson. Il me lança l’un de ces regards de supériorité masculine qui me réprimandaient pour des commérages malveillants alors même que ses lèvres bien dessinées esquissaient un sourire. Il n’avait jamais aimé Sylvia. Elle avait poursuivi Ramsès de ses assiduités jusqu’au mariage de celui-ci, et elle aurait pu remporter le prix du commérage. Je ne m’attendais pas vraiment à voir certains de nos amis archéologues, aussi on peut concevoir quels furent ma surprise et mon plaisir quand j’aperçus une silhouette familière à l’entrée de la salle à manger. Si son visage était plus plein et sa moustache plus fournie, Howard Carter n’avait sinon pas beaucoup changé. Pour le moment, il ressemblait à une statue de stupeur, yeux écarquillés 63
et bouche bée. Ce fut seulement quand le maître d’hôtel s’approcha et s’adressa à lui qu’il se secoua légèrement. Howard posa une question au maître d’hôtel, lequel acquiesça et le conduisit vers notre table. — Howard, ça alors ! m’exclamai-je. Que faites-vous ici ? — Je vous cherchais. J’ai appris cet après-midi que vous étiez en ville, et j’espérais vous trouver ici, car je sais que le Shepheard est l’un de vos endroits préférés. Il accepta mon invitation à se joindre à nous, mais il regardait continuellement par-dessus son épaule. — Avez-vous des ennuis avec la loi ? m’enquis-je en plaisantant. — Je viens de vivre un moment tout à fait déconcertant, m’dame. J’ai cru que j’avais la berlue. Vous n’avez pas un sosie, dites-moi ? Je lui demandai d’éclaircir cette question insolite, et il montra une table près de la porte. — La dame qui dîne avec ces deux officiers, celle qui porte une robe verte. C’est vous tout craché, Mrs Emerson ! Je m’apprêtais à lui parler quand je vous ai aperçus, le professeur et vous, et j’ai compris ma méprise. La curiosité l’emporta sur les convenances. Je lorgnai sans vergogne la dame en question. Du fait de nos positions respectives, je ne voyais que sa nuque et ses épaules, que recouvrait une large mante de dentelle. Ses cheveux noirs, coiffés en chignon sur le sommet de sa tête, étaient maintenus par des peignes ornés de bijoux. Il y avait quelque chose de très familier à propos de ces cheveux noirs. — Crénom ! m’exclamai-je. Emerson eut un petit rire. — Bien, bien, dit-il. Je crois que j’ai deviné. Miss Minton est de retour. Devançant la question d’Howard, il expliqua : — Nous avons fait la connaissance de cette jeune femme voilà des années, quand elle écrivait des articles pour un journal – il s’agissait de cette histoire ridicule de la momie du British Museum. À l’époque, j’avais été frappé par sa ressemblance avec Mrs Emerson, mais c’est une pure coïncidence. Miss Minton est 64
la petite-fille du défunt duc de Devonshire, et n’a aucun lien de parenté avec mon épouse. Depuis lors, elle s’est fait une certaine réputation en tant que journaliste spécialisée dans les questions du Moyen-Orient. — Oui, bien sûr ! s’écria Howard. Je m’en souviens maintenant. N’est-ce pas elle qui avait été enlevée par un émir arabe il y a quelques années ? Et qui a écrit un livre sur sa captivité ? — Vous faites partie des rares personnes qui ne l’ont pas lu, déclarai-je avec un reniflement de dédain. L’ouvrage a connu un énorme succès, ce qui n’est guère surprenant car il est un parfait exemple du journalisme de pacotille – à sensation et parfaitement exagéré. — Allons, Peabody, c’est injuste, s’insurgea Emerson. Les critiques littéraires l’ont salué comme une analyse perspicace des relations entre les chefs de tribus hostiles. — Ce n’est pas ce qui l’a fait vendre. C’étaient ses descriptions osées du harem de l’émir et de ses épouses, et de ses… euh… des avances qu’il lui a faites. — Vraiment ? A-t-il… euh… — D’après Miss Minton, répondis-je, il était sur le point d’avoir raison de ses scrupules – si elle en avait –, quand elle a été délivrée par un mystérieux héros, très beau et impétueux. Emerson s’étrangla. Une fois qu’il se fut ressaisi, il s’exclama : — Peabody ! Ce n’était pas… ce ne pouvait pas être… — Non, Emerson, ce ne pouvait pas être, dis-je. Je ne crois pas à son homme mystère ni à sa version haute en couleur de ses relations avec l’émir. Elle n’était pas retenue en captivité. Elle a marché jusqu’à Hayil – en fait, c’était à dos de chameau – à la recherche d’un article et je crois plutôt que Ibn Rashid l’a chassée quand il en a eu assez de ses questions interminables. Venons-en à des sujets plus importants. Pourquoi n’êtes-vous pas à Louxor, Howard ? Howard ouvrit la bouche, mais Emerson lui coupa la parole : — Oui, pourquoi n’êtes-vous pas là-bas ? J’ai appris que les voleurs locaux sont plus audacieux que jamais – ils pillent des tombes à Drah Abu’l Naga et ils ont même volé des statues dans les entrepôts de Legrain à Karnak. 65
— Où avez-vous entendu cela ? Oh… Selim, je suppose. Il le savait certainement. La moitié des filous de Gourna sont des amis ou des parents à lui. Ce n’est pas grave à ce point, professeur. Votre tombe est intacte, si c’est cela qui vous préoccupe. Plus exactement, c’était la tombe de la reine Tétishéri, que nous avions découverte et dégagée plusieurs années auparavant. Nous avions emporté le mobilier funéraire – et la tâche avait été sacrément coton – mais il y avait de superbes bas-reliefs peints dans une chambre, et les voleurs avaient coutume de découper des fragments de bas-reliefs similaires pour les vendre sur le marché des antiquités illégales. Ces pièces étaient très recherchées par des collectionneurs. — Vous êtes entré dans la tombe ? demanda vivement Emerson. — Personne n’y est entré, monsieur, depuis que vous avez verrouillé les grilles et refusé de donner les clés au Service des Antiquités. Howard eut un large sourire d’appréciation. À la suite d’un différend avec le Service, il avait perdu son poste d’inspecteur pour la Haute-Égypte, et il approuvait totalement le comportement autoritaire d’Emerson. — Alors comment savez-vous qu’elle n’a pas été pillée ? Nom d’un chien ! ajouta-t-il. Je fis abandonner ce sujet à Emerson en interrogeant Howard sur son travail récent dans la Vallée des Rois – l’une des vallées, c’est-à-dire, puisqu’il y en a deux. La Vallée Est est celle que visitent les touristes. Ils visitent rarement la Vallée Ouest, car elle ne contient que deux tombes royales, toutes deux isolées et en très mauvais état. Howard avait passé plusieurs semaines à explorer l’une d’elles. En l’occurrence, c’était une erreur de ma part. Emerson désirait ardemment entreprendre lui-même un chantier dans la Vallée. Après des années de frustration à observer les fouilles dirigées de façon inepte par Mr Theodore Davis d’Amérique, il avait vu la concession attribuée à un autre riche mécène, Lord Carnarvon. À mes yeux, Emerson se montrait un peu injuste envers ce gentleman, qui était bien plus consciencieux 66
que Davis et avait eu le bon sens d’engager Howard pour diriger les fouilles actuelles. Néanmoins, c’était toujours un sujet sensible. Démembrant son dîner en le tailladant furieusement avec son couteau, Emerson demanda des détails, sans laisser à Howard le temps de les donner, l’interrompant quasiment entre chaque phrase. — Cela ne sert à rien de vous mettre au travail sur cette tombe si vous avez l’intention d’y consacrer seulement un mois. Amenhotep III était l’un des plus grands rois d’Égypte et sa tombe pourrait livrer des informations capitales sur une période particulièrement importante. — Ma foi, monsieur, vous comprenez… — Au moins, il y a des touristes et plusieurs gardiens symboliques dans la Vallée Est. Personne ne se rend jamais dans la Vallée Ouest. Personne excepté des vandales et des voleurs. Maintenant que vous avez éveillé leur intérêt, ils vont probablement emporter tous les objets que vous avez négligés. Jusqu’où êtes-vous allé ? — Le couloir d’entrée et le puits… — Oui, et que sont devenus les objets que vous avez trouvés ? C’est Carnarvon qui les a, je présume. — En voilà assez, Emerson, protestai-je. Ceci est un dîner amical – du moins, ce serait le cas si vous arrêtiez de harceler ce pauvre garçon. Prenez un verre de brandy, Howard. — Je vous remercie, m’dame. Je crois que je vais le faire. (Howard essuya discrètement son front en sueur.) Puis-je fumer ? — Certainement. Maintenant, dites-nous ce que vous faites au Caire. Howard prit un air mystérieux, ou essaya. — Je ne puis vous en parler, Mrs Emerson. — Ah ! Les services de renseignements. Je suis sûre que vous vous rendez utile. — Vous seriez encore plus utile à Louxor en gardant les tombes, grommela Emerson. Damnation ! J’ai bien envie de faire un bref séjour là-bas. — On doit participer de son mieux à l’effort de guerre, protesta Howard. 67
Le pauvre garçon semblait si mal à l’aise que je tentai de changer de sujet. — Howard, connaîtriez-vous par hasard un égyptologue sans travail qui cherche un emploi ? — Pourquoi ? Vous engagez une nouvelle équipe ? — Non, rétorqua Emerson. (Il avait retenu son souffle et, de ce fait, fut à même de répondre avant moi.) Nom d’un chien, Amelia, je croyais que nous étions convenus de réfléchir à cette question avant de prendre des mesures. — J’y ai réfléchi, Emerson. Voyez-vous, Howard, David et Lia ne viennent pas cette année. Sans eux, nous allons être à court de personnel, et nous aurions bien besoin d’un copiste compétent. — Ah, oui, acquiesça Howard. On m’avait appris qu’ils ne seraient pas avec vous. Ils ont eu un enfant l’année dernière, je crois. Est-ce pour cette raison que Todros vous a abandonnés ? Commérages, commérages, pensai-je. Les hommes en raffolent, quoi qu’ils prétendent. Je m’empressai de disculper David de cette accusation de déloyauté, mais je compris, en voyant le sourire cynique d’Howard, qu’à ses yeux une épouse était une excuse insuffisante. — J’aimerais vous proposer mes services, déclara-t-il. Mais je me suis engagé auprès de Lord Carnarvon, et je m’attends à être très occupé par… euh… d’autres tâches. J’en parlerai autour de moi, mais à première vue je ne puis vous recommander personne. Nous prîmes congé peu après et je parvins à quitter la salle avec Emerson à l’insu de Miss Minton. Cependant, j’avais le sentiment que nous aurions de ses nouvelles avant longtemps. C’était une journaliste trop expérimentée pour laisser échapper une source d’informations. Alors que nous empruntions l’appontement pour rentrer, nous aperçûmes des lumières dans le salon de l’Amelia. Emerson arrêta l’automobile brusquement. — Ils ne sont pas couchés. Si nous leur rendions une petite visite et… — Non, mon cher. — Ramsès voudra savoir ce que Carter a déclaré au sujet de… 68
— Emerson, c’est la première soirée qu’ils passent seuls. Je suis certaine que Ramsès a d’autres projets en vue. Pourtant, quand nous arrivâmes à la maison, nous les trouvâmes au salon. — Ah ! fit Emerson en me lançant un regard triomphant. J’étais persuadé que vous voudriez apprendre la nouvelle. Que diriez-vous d’un dernier whisky-soda ? Nous avons rencontré Carter par hasard… — Taisez-vous, Emerson ! m’exclamai-je. Mon intuition est rarement en défaut, et j’avais tout de suite compris qu’ils avaient une nouvelle d’une portée plus grave que la nôtre. — Il s’est produit quelque chose, déclarai-je. Quoi ? — Rien d’inquiétant, répondit Ramsès. J’ai essayé de convaincre Nefret que cela pouvait attendre jusqu’à demain matin, mais elle a insisté pour que nous venions sans tarder. — Deux doigts de whisky s’imposent, affirma lugubrement Nefret. — C’est grave à ce point ? m’enquis-je. Je pris le verre qu’Emerson me tendait – car il avait entrepris de se conformer à sa propre suggestion – et Ramsès tendit la main pour prendre le sien. — Seriez-vous devenu droitier ? m’enquis-je. Encore une chemise bonne à jeter ? Ramsès laissa échapper un petit rire, et les lèvres crispées de Nefret se détendirent. — On peut se fier à vous pour faire la part des choses, Mère, dit-elle. Ce n’est pas seulement sa chemise, mais sa plus belle veste de toile. Non, Ramsès, tais-toi. Tu chercherais à prendre l’incident à la légère. Moi pas. Je vais tout leur raconter. Ramsès écouta en silence. Son regard allait du visage expressif de Nefret aux mouvements tout autant expressifs de ses mains délicates. Il ne l’interrompit pas. Ce fut Emerson qui s’écria : — Enfer et damnation, Ramsès ! Pourquoi ne vous êtes-vous pas défendu ? Vous l’avez laissé délibérément… Ramsès haussa les épaules.
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— C’était seulement ce pauvre Asad qui essayait de se conduire en héros. Aussitôt après s’être expliqué, il est parti sur la pointe des pieds. — Vous oubliez la pointe de son poignard, m’écriai-je. — Excellent jeu de mots, me félicita Ramsès. — Arrêtez ! vociféra Emerson. Tous les deux. Très bien, Nefret, continuez. L’assassin fond en larmes, et Ramsès l’a consolé ? Je présume que vous l’avez ensuite emmené quelque part boire un café et bavarder tranquillement ? Sacré nom d’un chien ! — Pas exactement, rétorqua Nefret. Asad s’est littéralement effondré. Il sanglotait dans ses mains, et Ramsès lui donnait de petites tapes sur l’épaule – laissant des empreintes ensanglantées sur son caftan, ajouterai-je. Il va probablement le conserver comme une relique sacrée. Emerson se frotta le menton. — Attendez une minute. J’avoue que j’ai du mal à comprendre cette affaire. Asad. Le lieutenant de Wardani ? Il me semble que vous aviez une sympathie cachée pour cet individu ? — En effet. (Ramsès se pencha en avant, tenant délicatement son verre entre ses doigts.) Il était le meilleur du groupe de Wardani – un érudit, pas un homme d’action, et le plus courageux de tous, car il a accompli ce travail malgré sa peur. Il avait développé un certain… attachement pour moi. Seulement, bien sûr, il ne savait pas que c’était moi. Pouvez-vous imaginer le choc que cela a dû être pour lui d’apprendre qu’il avait été berné par un imposteur, que sa dévotion, sa loyauté et… et son admiration avaient été prodiguées à un individu qui l’avait trompé et avait trahi la cause en laquelle il croyait ? Il devait absolument prouver sa virilité. Maintenant, c’est chose faite, et l’affaire est terminée. À vrai dire, c’est un homme très doux. — Comment a-t-il découvert que c’était vous ? dis-je. — Ha ! s’écria Emerson. Exactement ce que je m’apprêtais à demander. Selon la version officielle, Wardani avait été arrêté en même temps que ses lieutenants et exilé en Inde – où, de fait, il se trouvait pendant tout ce temps. Les autres ont été envoyés en prison ou dans l’une des oasis, pour qu’il leur soit 70
impossible de communiquer avec lui. Il y a autre chose. Cet individu, Asad, était censé être derrière les barreaux. Comment s’est-il évadé ? Il y a cinq grandes oasis dans le désert occidental : Siouah, la plus au nord ; Bahriya, Farafra, Kharguèh et Dakhla. À l’exception de Farafra, elles sont suffisamment étendues et fertiles pour subvenir aux besoins d’une population de plusieurs milliers de personnes, mais je n’aurais pas aimé subir un long exil dans aucune d’elles. Les services sanitaires étaient quasiment inexistants et des maladies de toutes sortes y étaient endémiques. Elles constituaient des prisons des plus efficaces, car des kilomètres d’étendues arides et sans eau les séparaient du Nil, et elles étaient accessibles uniquement par des caravanes de chameaux. Toutes, excepté… — Oh, bon sang ! m’exclamai-je. Ne me dites pas qu’on l’avait envoyé à Kharguèh ! — Vous avez vu juste, comme toujours, Mère, répondit mon fils. L’homme lui a acheté un beau costume tout neuf et un billet, et l’a mis dans le train. — Ce n’est pas drôle, lui reprocha Nefret. Mais les coins de sa bouche esquissèrent un sourire tandis qu’elle partageait son amusement. C’était agréable de voir Ramsès sourire aussi souvent ces derniers temps, même si, dans le cas présent, la gravité de la situation ne prêtait pas à rire. — Mais c’est terriblement banal, expliqua Ramsès. S’évader de l’oasis… cela n’évoque-t-il pas l’image d’une course éperdue vers la liberté, à dos de chameau, sous les étoiles du désert, traqué sans merci par l’ennemi, et toutes ces bêtises ? Le train depuis Kharguèh ne met que neuf heures pour arriver à la gare de jonction. De là, il pouvait prendre l’express pour Le Caire. — Satanés imbéciles ! grommela Emerson. — C’est une remarque plutôt dure, Emerson, dis-je. Même s’il avait eu l’occasion et les moyens de s’échapper de sa propre initiative, quel mal pouvait-il faire, seul et sans chef ? Quelqu’un lui a donné les moyens et le motif – et, je n’en doute pas, des encouragements. Nous tenons Kharguèh, n’est-ce pas ? — Seulement un détachement symbolique, répliqua Emerson. Sans aucun doute, les Senoussi ont des émissaires – ou des 71
espions, si vous préférez ce terme – à Kharguèh et dans les autres oasis. Tout le monde sait qu’une attaque sur la frontière entre l’Égypte et la Libye est imminente. Les Turcs entraînent et arment les Senoussi depuis des années, et les tribus du désert occidental les soutiennent. Nous ne disposons pas d’effectifs suffisants pour défendre les oasis. Nos troupes sont assez dispersées comme cela. — Vous n’avez pas été à même d’obtenir plus d’informations de ce Mr Asad ? m’enquis-je, en essayant contre tout espoir de ne pas m’écarter du sujet. — Pas vraiment, admit Nefret. Il a affirmé que son bienfaiteur était un homme qu’il voyait pour la première fois. Il était habillé comme un Bédouin et son arabe, qu’il parlait couramment, n’était pas celui d’un Égyptien. — Pas celui d’un Cairote, la reprit Ramsès. Les dialectes locaux varient énormément. — De même que les dialectes de Syrie et de Turquie, marmonna Emerson. Et des Senoussi. Nous ne devons pas tirer de conclusion hâtive. Était-ce tout ? Nefret acquiesça. — Il était si bouleversé que c’était quasiment impossible de lui arracher des propos sensés. Il répétait continuellement qu’il était désolé, qu’il allait partir, qu’il ne nous importunerait plus jamais, mais qu’il y en avait d’autres, et que nous devions nous tenir sur nos gardes. Ensuite Ramsès l’a laissé filer. — Damnation ! s’exclama Emerson. Mais pourquoi ? — Quel choix avais-je ? rétorqua Ramsès avec une vivacité inhabituelle chez lui. Le remettre à la police ou aux militaires ? Je l’ai déjà fait. Je ne pouvais m’y résoudre, pas avec lui. Il sait comment me trouver et je lui ai dit que je l’aiderais si c’était en mon pouvoir. — Très judicieux, m’écriai-je, devançant un autre commentaire indigné de mon impétueux époux, qui préfère des méthodes moins subtiles pour soutirer des informations à des témoins récalcitrants. À présent, il a une dette envers vous, et si c’est un homme d’honneur, ainsi que vous le pensez, il aura à cœur de s’en acquitter. Vous croyez qu’il reprendra contact avec vous ? 72
— Je l’espère. — Tout cela est bien beau, grommela Emerson. Mais que faites-vous des autres ? Vous auriez pu au moins lui demander qui ils étaient. — À mon avis, il l’ignorait. Le mouvement n’est pas mort, mais, par nécessité, il est devenu clandestin et je ne parviens pas à imaginer que quiconque s’intéresse à moi. (Ramsès posa son verre sur la table basse et se leva.) Cependant… nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ? Nous ne devons pas mentionner cet incident à la famille restée en Angleterre. — Hmmmm. (Emerson se frotta le menton.) Vous avez raison, mon garçon. Si jamais David l’apprenait… — Il prendrait le premier bateau en partance. (Un sourire adoucit le visage grave de Ramsès.) Il estime que je n’ai pas assez de bon sens pour faire attention à moi. Je ne vois vraiment pas ce qui lui a donné cette idée. En fait, David serait infiniment plus menacé par les partisans de Wardani. Je n’ai jamais appartenu à cette organisation. David, si. Les motivations d’Asad étaient personnelles et… euh… affectives, mais lui et les autres considéreraient David comme un traître. Ils prirent congé et j’attendis les commentaires d’Emerson. Il demeura silencieux un moment. Plongé dans ses pensées, il s’empara de sa pipe et entreprit l’opération salissante qui consiste à la bourrer. Après avoir répandu des brins de tabac sur ses genoux et par terre, il craqua une allumette et se mit à tirer des bouffées. — Eh bien ? demandai-je vivement. Qu’allons-nous faire ? — Vous estimez que nous devrions faire quelque chose ? — Je suppose que nous pourrions rester assis, les bras croisés, et attendre que l’un de ces fanatiques aux yeux hagards assassine Ramsès. — Je suis porté à partager son jugement sur Asad, vous savez. Toutefois, ajouta Emerson en devançant mes protestations indignées, cette affaire ne me plaît pas du tout. Le rôle tenu par Ramsès était connu de Sahin Bey des services de renseignements turcs, ainsi que de Sidi Ahmed, le cheikh des Senoussi. L’autre jour, j’ai eu une petite conversation avec le général Maxwell… 73
— Pourquoi ? Je croyais que nous étions convenus de n’avoir aucun contact avec les militaires. Bon sang, Emerson, si vous soupçonniez qu’un incident de ce genre allait se produire, vous auriez dû m’en parler ! — Je ne soupçonnais absolument rien de tel, et l’une des raisons pour lesquelles j’ai pris la peine de voir Maxwell était de souligner de nouveau la position que nous avons prise avec Salisbury et ce salopard de Smith. J’ai été agréablement surpris d’apprendre que Maxwell partageait mon point de vue et que Ramsès ne devait plus travailler pour les services de renseignements, même si ses motifs sont probablement différents des miens. — Tout à fait. Les militaires ne se soucient guère de la sécurité des hommes qu’ils envoient au casse-pipe. Croyez-moi, Emerson, si jamais il pense que Ramsès peut lui être utile, il essaiera de le recruter de nouveau. À propos, que viennent faire les Senoussi dans cette histoire ? Emerson adore faire un cours, aussi lui laissai-je ce plaisir, même si je connaissais déjà la plus grande partie de ce qu’il me dit. La tariqa, ou « voie », Senoussi était un mouvement religieux, un retour à la pureté de l’islam, fondé par un descendant du Prophète et dont le nom provenait de celui de sa famille. Sidi Mohammed ben Ali ben es-Senoussi (il avait un certain nombre d’autres noms, que j’ai oubliés) avait été un homme de principes et de grand sens moral, qui prêchait la tolérance et abhorrait la violence. Une invasion étrangère transforma un mouvement spirituel en une force politique et militaire. Les Français, venus du sud et de l’ouest, et les Italiens, attaquant la Cyrénaïque au nord, firent naître la flamme de la résistance chez les habitants de la région. En 1914, les descendants du grand chef spirituel s’étaient alliés avec le sultan. Des officiers turcs et des Allemands parlant arabe soutenaient leur effort pour déloger l’Italie de sa mainmise sur la côte, et des personnes bien renseignées estimaient que c’était une simple question de temps avant que l’on persuade Sidi Ahmed de monter une attaque armée sur la frontière ouest de l’Égypte. Bien que la Grande-Bretagne fût mal équipée pour résister à une telle attaque, après les lourdes pertes subies à 74
Gallipoli, le véritable danger était que même un succès temporaire remporté par les Senoussi pût amener leurs sympathisants à se soulever dans le désert occidental et dans la vallée du Nil. — Cela ne va pas recommencer ! gémis-je. — Non, très chère. Ramsès a réussi à contrôler un petit groupe de pseudo-révolutionnaires au Caire, mais Kitchener luimême ne serait pas assez stupide pour supposer pouvoir à lui seul contrer l’influence du cheikh el-Senoussi. Je ne sais pas au juste quel plan insensé ils avaient en vue, mais je suppose que cela impliquait d’envoyer Ramsès espionner les Senoussi, affublé de l’un de ses étonnants déguisements. Nous n’avons aucune inquiétude à avoir à ce sujet, puisque cela ne se produira pas. — C’est très intéressant, Emerson, mais cela ne nous dit pas qui avait chargé cet Asad d’assassiner Ramsès. — Non, en effet. En fait, toute cette histoire est très étrange. Sidi Ahmed était au courant du rôle tenu par Ramsès, et l’un de ses hommes aurait très bien pu aider Asad à s’évader de Kharguèh, mais je ne le vois pas se compromettre ainsi pour assouvir une vengeance mesquine. Ramsès s’est magnifiquement comporté dans cette affaire, et les Senoussi admirent un ennemi courageux. Il en est de même pour Sahin Bey, qui est un vrai professionnel et qui respectait manifestement un autre professionnel, même si celui-ci était dans le camp adverse. Vous avez entendu les propos élogieux qu’il a tenus sur Ramsès… — « C’est un homme courageux qui mérite une mort rapide. » Je ne puis dire que je trouve cette attitude particulièrement rassurante, Emerson. Emerson haussa ses larges épaules. — Ces individus pensent ainsi. Cela fait partie du Grand Jeu. Sahin Bey trancherait la gorge de notre fils sans hésiter si jamais ils s’affrontaient de nouveau, mais je ne pense pas qu’il voudrait se venger de lui à cause d’une défaite passée. — C’est très réconfortant. — Croyez-moi, Peabody, je ne prends pas cette affaire à la légère. J’ai une idée. 75
— Aimeriez-vous en discuter avec moi ? — Sacrebleu, vous êtes bien sarcastique ce soir ! Ce que je propose, c’est d’envoyer Ramsès et Nefret à Louxor pendant quelque temps. Le danger, s’il existe, se trouve ici, au Caire. — Il ne partira pas s’il pense que nous cherchons à le mettre à l’abri. — Il partira si nous parvenons à le convaincre que sa présence est nécessaire à Louxor. Apparemment, les pilleurs de tombes de Gourna agissent en toute impunité depuis que les sites ne sont plus gardés. Si Ramsès ne réussit pas à cueillir les plus obstinés, il peut leur flanquer la trouille de leur vie – et faire en sorte que ma tombe ne soit pas pillée. — Je comprends tout, à présent ! Emerson, vous n’êtes pas inquiet au sujet de Ramsès, vous ne pensez qu’à votre satanée tombe ! Emerson me lança un regard de reproche. — Je suis inquiet pour les deux. Ils ont de bonnes raisons d’appeler Ramsès le Frère des Démons. Sa seule présence incitera ces ruffians à y regarder à deux fois avant d’enfreindre la loi. — Ma foi, ce n’est pas une si mauvaise idée que ça, admis-je. Cela éloignera Ramsès du Caire – et Nefret, qui est également en danger, car elle ne le quittera plus des yeux désormais – et cela coupera court à vos discours extravagants sur les pilleurs de tombes. Ils peuvent partir sur l’Amelia. Ce sera comme une lune de miel pour eux. Les pauvres chéris n’en ont jamais eu, vous savez, pas vraiment. — Une lune de miel ? Avec Raïs Hassan et l’équipage au grand complet, sans parler de Sennia et de Basima ? — Je n’ai pas l’intention de permettre à Sennia de les accompagner. — Je vous souhaite bien du plaisir ! Je suis ravi que vous approuviez mon plan. Je les en informerai demain. L’Amelia nous servait principalement de lieu d’habitation, mais elle avait été remise en état au printemps et il ne faudrait pas longtemps pour qu’elle soit prête à naviguer. La question concernant ce que nous devions faire de Sennia était plus complexe. J’étais résolue à ce qu’elle n’accompagne pas Ramsès 76
et Nefret. Si elle partait avec eux, Gargery partirait également, ainsi qu’Horus, et Basima, et dans l’espace confiné de la dahabieh, nos pauvres chéris auraient aussi peu d’intimité que des animaux dans un zoo. Je voulais qu’ils profitent de ce voyage seuls, dans l’ambiance romantique dont j’avais gardé de si doux souvenirs. Loin des tâches quotidiennes et des attentions de leur famille affectionnée, ils contempleraient, enlacés près du bastingage, les rides du clair de lune sur les eaux sombres… et feraient ce que des êtres passionnément attachés l’un à l’autre font en de pareilles circonstances. De toute façon, il était plus que temps que Sennia reçoive une instruction dans les règles. Elle aurait bientôt six ans, ou les avait déjà. Nous ne connaissions pas le jour exact de sa naissance, aussi avions-nous choisi une date arbitraire en septembre pour fêter son anniversaire. Les réjouissances avaient été extravagantes et bien accueillies. De fait, Sennia ellemême avait annoncé que, maintenant qu’elle avait six ans, elle était quasiment une adulte et devait être traitée en conséquence. L’occasion semblait appropriée pour lui rappeler que des personnes âgées de six ans étaient assez grandes pour aller à l’école. Je suis certaine que l’on ne m’accusera pas d’insularité si je dis que la seule institution qui convenait était l’École anglaise. La plupart des autres, notamment les écoles de la Mission américaine, avaient une forte orientation religieuse, et je savais qu’Emerson ne le supporterait jamais – pour ma part, je ne tenais pas beaucoup à ce que ma petite-nièce devienne méthodiste. Les méthodistes sont gens tout à fait estimables, mais nous n’en avions jamais eu dans la famille. L’École anglaise était mixte, ce qui était un autre point en sa faveur. Je n’aime pas perdre de temps, aussi me rendis-je à cette école le lendemain de ma discussion avec Emerson, pour informer le directeur que je désirais inscrire notre pupille. Celui-ci connaissait notre famille – tout le monde au Caire la connaissait – ainsi que l’existence de Sennia. Tous les amateurs de ragots du Caire la connaissaient, ou pensaient la connaître. Quand je l’informai que son père était mon défunt neveu et sa mère une Égyptienne – à mes yeux, de plus amples détails 77
n’avaient rien à voir avec la question –, un réseau de rides parallèles creusa son large front, et il dit, sans beaucoup d’espoir : — Peut-être que la… euh… l’enfant serait bien mieux à Saint Mary’s. L’École anglaise de Saint Mary’s était pour les « indigènes ». — Si j’avais estimé que tel était le cas, je ne serais pas ici, rétorquai-je. Ayez la bonté de me donner la liste des vêtements et des fournitures dont elle aura besoin. Je l’amènerai ici lundi prochain. Je vous remercie. Emerson était très inquiet au sujet des tombes de Louxor – la sienne, notamment –, aussi n’eut-il aucun mal à faire montre d’une préoccupation hautement convaincante. Nous piqueniquions dans la cour de la petite tombe que nous avions commencé à mettre au jour quand il aborda le sujet pour la cinquième fois en quarante-huit heures. — Je suis tenté de faire un saut à Louxor, déclara-t-il. — Un « saut » ? répliqua Ramsès en observant son père mordre dans son sandwich à pleines dents. Permettez-moi d’en douter. Vous seriez contraint de rester là-bas quelque temps si vous voulez obtenir des résultats durables. — Tout à fait, tout à fait, convint Emerson. — Et il est peu probable que vous parveniez à faire arrêter quelqu’un. Vous vous rappelez ce qui est arrivé à Carter, après le pillage de la tombe d’Amenhotep II. Non seulement les gardiens ont affirmé qu’ils avaient reconnu deux des frères Abd erRassul, mais encore Carter avait photographié les empreintes de pas de l’un des voleurs et découvert qu’elles correspondaient à celles de Mohammed. Pourtant le tribunal a refusé de les déclarer coupables. — Je n’ai pas l’intention de perdre du temps à faire arrêter qui que ce soit, riposta Emerson. Nefret eut un petit rire. — Je suppose que vous avez l’intention de le battre comme plâtre. Sa peau claire brillait de la nuance dorée acquise après quelques jours passés en Égypte, et son rire était aussi insouciant que celui d’une enfant. Pourtant, je percevais qu’elle 78
me cachait quelque chose. Elle avait passé la matinée à l’hôpital pour femmes qu’elle avait fondé quelques années auparavant, et ses yeux se posaient continuellement sur le pansement qui recouvrait l’avant-bras de Ramsès et dont la principale fonction était d’empêcher le sable et des saletés d’infecter la plaie, peu profonde – je l’avais examinée moi-même. — La force physique ne serait pas nécessaire, déclara Emerson. Je songeais à une persuasion morale. (Il soupira.) Mais je n’ai pas le temps de me rendre là-bas. C’est bien dommage. Je me demande si… Je l’interrompis avant qu’il pût poursuivre. Emerson n’a pas la patience nécessaire pour les sous-entendus subtils. — Quelle est la situation à l’hôpital, Nefret ? demandai-je. Je suis sûre que la doctoresse Sophia s’en sort très bien. Elle doit être fort occupée avec tous ces blessés, en plus de ses patientes habituelles. Les joues de Nefret s’empourprèrent. — Il n’y a pas de blessés. — Mais tous les hôpitaux d’Alexandrie et du Caire sont pleins ! Et l’armée les rapatrie en Angleterre. Pourquoi… — Pour quelle raison, à votre avis ? (Nefret haussa la voix.) Parce que ces satanés militaires ne laissent pas un chirurgien ou un médecin femme soigner leurs hommes, voilà pourquoi ! Sophia est allée en personne au quartier général dès que les blessés de Gallipoli ont commencé à affluer. Ils l’ont remerciée et renvoyée. — Bande d’ânes bâtés ! grommela Emerson. — C’est plus grave que de la bêtise, c’est de la négligence criminelle, dit Nefret avec colère. Le temps que les blessés soient transportés sur les navires-hôpitaux, beaucoup de leurs blessures sont gangrenées, et il faut les amputer. Ils ne suturent pas les plaies, ils appliquent juste des pansements humides et récitent une prière. Un nombre encore plus élevé de blessés souffrent de dysenterie, de jaunisse, de typhoïde, et Dieu sait quelles autres maladies. Nous pourrions en sauver quelques-uns si on nous en donnait l’occasion. — Comment le savez-vous ? demanda Emerson.
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— Les médecins militaires ne sont pas tous des imbéciles bornés. Sophia a parlé à l’un d’eux, qui était venu – sans autorisation officielle – lui demander des médicaments. Il était très amer. À la fin de la journée, Ramsès et Nefret revinrent avec nous à la maison pour le thé. Nous étions en retard – comme c’était souvent le cas, car Emerson aurait continué de travailler jusqu’au coucher du soleil si je n’avais pas insisté pour qu’il s’arrête. Sennia nous attendait sur le toit en terrasse faisant office de salon. Elle frémissait d’indignation et, ainsi qu’elle le déclara, elle avait si faim qu’elle était à deux doigts de s’évanouir. — Comment as-tu trouvé l’école ? m’enquis-je. C’était son premier jour. — Je n’ai pas aimé, répondit-elle, tout en grignotant un gâteau. C’était très… — Ne dis pas « ennuyeux », l’avertis-je. — Pourtant, c’est le mot qui convient, tante Amelia. Elle était assise sur le canapé entre Ramsès et Nefret. Celle-ci passa son bras autour des épaules de l’enfant. — Est-ce que tu t’es fait des amis ? — Non. Les autres enfants sont… — Ennuyeux ? (Nefret éclata de rire, mais son adorable visage était un peu triste.) Une nouvelle école est toujours difficile au début, Sennia. — Était-ce difficile pour toi ? — Oh, mon Dieu, oui ! (Nefret et moi échangeâmes un sourire tandis que nous nous souvenions.) Interroge donc tante Amelia. Je ne savais pas les choses que les autres filles savaient, les langues étrangères, la musique et le maintien, et elles étaient odieuses avec moi. — Cela a été très difficile pour vous, ma chérie, dis-je. Je regrettais encore aujourd’hui d’avoir mis Nefret dans une situation dont j’aurais dû prévoir les difficultés. Elle avait treize ans quand elle était entrée dans notre vie, venue tout droit de l’oasis éloignée dans le désert occidental où elle était née et avait grandi. Intelligente et désireuse de plaire, elle s’était si rapidement adaptée aux usages de la vie civilisée que j’avais cru 80
qu’elle était prête pour aller à l’école. J’avais oublié que les jeunes enfants des deux sexes sont foncièrement cruels. Ce ne serait pas facile pour Sennia non plus. Socialement et de par son éducation, elle était plus favorisée que ne l’avait été Nefret, car elle était avec nous depuis suffisamment de temps pour avoir appris les bonnes manières, mais alors que Nefret avait été une fleur ravissante de la beauté anglaise, certains de ces petits démons se moqueraient de la peau brune de Sennia et l’accableraient d’insultes. Je me demandai si Saint Mary’s n’aurait pas été plus indiqué… Ma foi, nous verrions bien. Sennia avait une nature combative, et, le cas échéant, je rendrais visite aux parents des coupables – ou je demanderais à Emerson de s’en occuper. Si elle détestait vraiment l’école, nous devrions reconsidérer la question. — À certains égards, cela a été plus difficile pour Nefret que cela ne le sera pour toi, Sennia, dis-je avec entrain. On ne s’attend pas que des enfants âgés de six ans parlent français et allemand ou jouent d’un instrument de musique. C’est pour cette raison qu’on les envoie à l’école, pour qu’ils apprennent ces choses. — Je sais jouer deux airs au piano, répliqua Sennia avec espoir. — Grâce à ta tante Nefret. — Oui ! (Elle jeta les bras autour du cou de Nefret.) Est-ce que je jouerai aussi bien que toi, un jour, si je fais des exercices ? — Tu joueras bien mieux, lui assura Nefret. Horus nous avait rejoints, en montant l’escalier d’un pas aussi lourd que celui d’un homme. Sennia lui donna des petits morceaux de biscuit et de fromage, et je parcourus le courrier que j’avais apporté. — Quelque chose d’intéressant ? s’enquit Emerson. — Non.
Lettres, série M 81
Ma chère Mrs Emerson, J’ai été ravie d’apprendre que votre famille et vous êtes de retour au Caire. Pourriez-vous – vous-même ou vous tous – me faire l’honneur de déjeuner avec moi jeudi prochain ? Si jamais j’avais le bonheur que vous acceptiez, je réserverais une table au Shepheard pour une heure et demie, à moins que vous ne préfériez un autre endroit. Avec mes sincères amitiés, Margaret Minton. Ma chère Mrs Emerson, Je suis si désolée que jeudi ne soit pas possible pour vous. Est-ce que vendredi, le jour de repos de vos ouvriers, ai-je cru comprendre, vous conviendrait mieux ? Dans le cas contraire, ayez la bonté de me proposer une autre date. Avec mes sentiments les meilleurs, Margaret Minton. Ma chère Mrs Emerson, Vous pouvez continuer de décliner mes invitations, mais dans le petit monde de la société du Caire, vous ne pourrez pas m’éviter indéfiniment. J’ai une raison particulière de désirer vous voir, non seulement vous, mais aussi votre époux et votre fils. Ce n’est pas ce que vous pensez. Pourrions-nous nous rencontrer en privé afin que je puisse vous expliquer ? Bien à vous, Margaret. Margaret. Quel toupet ! pensai-je après avoir pris connaissance de cette dernière missive. Nos lettres s’étaient croisées à la vitesse de balles de pistolet. Je répondais aux siennes dès qu’elles arrivaient, et elle faisait de même avec les miennes. À l’évidence, elle n’avait pas changé depuis l’époque où elle s’était attiré mon courroux, tout d’abord en nous harcelant dans l’espoir d’un article, et finalement en tombant 82
amoureuse de mon époux. Elle s’était même déguisée en femme de chambre pour s’introduire dans notre demeure, et c’était durant cette période qu’elle avait succombé, comme tant de ses congénères, aux nombreux attraits d’Emerson. Les domestiques ont coutume d’entendre et de voir des choses, car on ne leur prête pas attention. Du moins, nous n’avions pas l’habitude de le faire. Je le faisais à présent. Était-elle toujours amoureuse de lui ? C’était une femme très résolue, et peu d’hommes peuvent rivaliser avec Emerson. Je ne m’étais pas inquiétée le moins du monde qu’il se sentît attiré par elle. Ce fut seulement quand on lui inculqua ce fait de force que cet homme innocent prit conscience de la profondeur de l’affection qu’elle lui portait, et il en fut horriblement gêné. Raison de plus, pensai-je, pour lui épargner un nouvel embarras. Je répondis par la négative en des termes concis et énergiques et je dis à Ali, le portier, de faire porter la lettre par un messager au Sémiramis, où Miss Minton séjournait. Elle se présenta à Gizeh le lendemain. Il n’y avait pas beaucoup de touristes en Égypte cet hiver-là. Bien sûr, les citoyens des pays des puissances de l’Europe centrale étaient personae non gratae, les Français et les Britanniques étaient pour la plupart impliqués dans l’entreprise meurtrière de la guerre, et de nombreux Américains avaient préféré ne pas se rendre à l’étranger en raison de la menace que représentaient les sous-marins allemands. À la recherche éperdue de travail et de bakchichs, les guides se jetaient comme des mouches sur les visiteurs. Soudain, un chœur d’appels stridents et poignants attira mon attention. Je levai les yeux des gravats que j’examinais et j’aperçus une bande de ces vauriens accourir dans ma direction. Quand ils furent tout près, je reconnus la silhouette qu’ils entouraient. Je me levai d’un bond, dans l’espoir de lui barrer la route avant qu’elle pût arriver jusqu’à Emerson, lequel était descendu dans la tombe. Me voyant, les guides se retirèrent à une distance prudente et Miss Minton entreprit de m’aborder. — Bonjour, Mrs Emerson. Elle me tendit la main.
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Au lieu de la prendre, je l’examinai de la tête aux pieds et remontai dans l’autre sens, notant que sa jupe de bonne coupe était un brin plus ample que ce qui se portait cette année, et que ses bottines à boutons étaient pourvues de talons plats plus pratiques. Elle avait toujours une tournure élégante et ses cheveux noirs ne présentaient aucune touche de gris. Mais la marque des années qui passent était visible au coin de ses yeux et autour de sa bouche. Un regard fixe et silencieux est souvent la meilleure façon de déconcerter un invité indésirable. Cela n’eut aucun effet sur Miss Minton. Son sourire s’élargit. — Vous auriez dû savoir qu’on ne se débarrasse pas de moi aussi facilement. — Que voulez-vous ? — Je vous l’ai dit. Une conversation en privé. — Vous ne l’aurez pas ici, fis-je valoir. Je prendrai le thé avec vous vendredi prochain. — Vraiment ? Ou bien est-ce juste un moyen pour me congédier ? (Elle ôta son chapeau, un panama très chic orné d’un large ruban rouge, et remit en place une mèche échappée de son chignon.) Puisque je suis ici, j’aimerais jeter un coup d’œil à vos fouilles. Je me suis prise de passion pour l’égyptologie, vous savez. Je réfléchis à diverses manières de la faire partir de force. Aucune n’était réalisable. — Je crains que ce ne soit guère possible, répondis-je d’un ton glacial. Mon époux ne permet pas aux touristes de l’interrompre dans son travail. Allez donc voir les pyramides. Elle avait bien choisi son moment. Je m’apprêtais à arrêter de travailler et à appeler les autres pour le déjeuner. Tandis que nous nous affrontions du regard, tels deux chiens qui essaient chacun de faire baisser les yeux à l’autre, Nefret surgit de la chambre de la tombe. — Vous n’êtes pas encore prête pour le déjeuner, Mère ? s’écria-t-elle. Venez. Elle avait pris Miss Minton pour une touriste. Emerson, qui fut le suivant à apparaître, ne commit pas cette erreur. Il avait, comme c’était son habitude invariable et fruste, ôté sa chemise 84
dès que la température s’était mise à monter. Apercevant Miss Minton, il sursauta, proféra un juron et retourna précipitamment à l’intérieur de la tombe. — Mon Dieu ! s’esclaffa Miss Minton. Était-ce une indication qu’il ne veut pas me voir ? — Nous sommes très occupés… commençai-je. — C’est un homme à la carrure superbe. — Ainsi que je le disais… Emerson devança ma faible tentative pour congédier la dame en réapparaissant, après avoir enfilé sa chemise. Tout en rentrant les pans dans son pantalon, il vint vers nous. — Miss Minton, n’est-ce pas ? — Je suis très flattée que vous vous souveniez de moi, professeur. Elle lui tendit la main. Emerson la lâcha dès qu’il put le faire décemment, mais les manières bourrues dont il fait montre envers d’autres hommes sont adoucies par sa sentimentalité incorrigible envers les femmes. Il a beaucoup de mal à être impoli avec elles. — Vous vous joignez à nous pour le déjeuner ? demanda-t-il. — Non, non, je n’imposerais ma présence pour rien au monde. (Miss Minton me lança un regard.) Mais si ce n’est pas trop demander… Un verre d’eau, peut-être, avant de partir ? L’air est si sec, ici. C’était une requête que l’on pouvait difficilement rejeter. Je me forçai à sourire et la précédai vers l’abri. Nous avions emmené Sennia avec nous, car elle n’avait pas école ce jour-là. Gargery et elle examinaient le panier-repas que Fatima avait préparé tandis que Nefret et Ramsès discutaient des mérites comparés des sandwiches à la tomate et de ceux au fromage. — Quel charmant groupe familial ! s’exclama Miss Minton. Ses yeux bruns perçants notaient le moindre détail, depuis les cheveux noirs et poussiéreux de Sennia jusqu’aux vêtements de travail de Nefret – un pantalon, une chemise auréolée de sueur et des bottes.
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— Je vous en prie, pas de présentations guindées entre nous ! déclara-t-elle. Je suis certaine d’être en mesure de reconnaître tout le monde, excepté… — Miss Minton, l’interrompis-je avec malice, vous vous souvenez probablement de notre maître d’hôtel, Gargery. Ma tentative pour l’embarrasser échoua. Les coins de sa bouche plutôt charnue esquissèrent un sourire. — Je me souviens très bien de lui. Un après-midi, il m’a tancée vertement quand il m’a trouvée m’attardant près de la bibliothèque, une pièce en dehors de la sphère de mes attributions normales. Comment allez-vous, Gargery ? — Très bien, miss… madame… euh… miss. Je vous remercie. — Et ce doit être la jeune Mrs Emerson, poursuivit Miss Minton en tendant la main à Nefret. J’ai tellement entendu parler de vous. — J’ai également entendu énormément parler de vous, Miss Minton. — Vous ne me connaissez pas, intervint Sennia. Je m’appelle Sennia. Êtes-vous une amie à nous ? Miss Minton lui adressa un sourire d’une douceur écœurante. Je voyais parfaitement que les enfants ne l’intéressaient pas le moins du monde. — Ma foi, oui, ma chérie. J’ai connu tes… euh… ta famille il y a très longtemps. Puis Miss Minton braqua son regard tel un projecteur sur Ramsès. Celui-ci s’était levé. Au moins, il était décemment vêtu, mais les vêtements qu’il portait sur le chantier mettaient en valeur sa stature. — Vous connaissez mon fils, bien sûr, dis-je. — Je me souviens très bien de lui, mais je ne l’aurais pas reconnu. Comme quelques années peuvent changer quelqu’un ! — Davantage que quelques années, il me semble, répliqua Ramsès. Êtes-vous en Égypte pour un reportage, Miss Minton, ou bien pour le plaisir ? — Un peu des deux. Je remplis un verre d’eau et le poussai dans la main de Miss Minton.
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— Alors, est-ce la vérité que vous recherchez ? m’enquis-je ironiquement. — Comme toujours, Mrs Emerson. (Elle but le liquide à petites gorgées délicates.) Je vous remercie. C’est très rafraîchissant. Ce que j’aimerais vraiment, bien sûr, c’est aller sur les lignes de combat. — Il ne se passe pas grand-chose dans le Sinai en ce moment, déclara Ramsès. — Je pensais au front ouest. (Elle fit une moue ironique.) C’est-à-dire, le front ouest d’Égypte. Les Senoussi ont franchi la frontière et nous ne disposons pas de suffisamment d’hommes pour les repousser. J’adorerais voir un peu d’action. — Non, cela ne vous plairait pas, intervint Emerson. De toute façon, vous n’avez aucune chance d’arriver jusqu’à Mersa Mathru. Si vous essayiez de le faire par vos propres moyens, vous seriez refoulée avant même d’atteindre le Delta, et le ministère de la Guerre ne permettrait jamais à une femme de se rendre sur une zone de combat. Les yeux de Miss Minton jetèrent des éclairs. — Ils ne laissent pénétrer aucun journaliste dans cette région ! Quatre correspondants seulement ont une autorisation du ministère de la Guerre. Il va de soi que je ne suis pas l’un d’eux. Ah, tant pis ! Ils évacueront le restant des pauvres bougres de Gallipoli avant longtemps. J’espère interviewer certains d’entre eux. C’est un secret de Polichinelle que la campagne a été mal préparée. L’incompétence des services médicaux est un scandale que le ministère de la Guerre tente de dissimuler. Je lançai un regard d’avertissement à Nefret. Ce n’était pas nécessaire. Son expression attentive indiquait son intérêt pour ce sujet et son accord avec la déclaration de Miss Minton, pourtant elle demeura silencieuse. La chère enfant avait appris la discrétion, après de cruelles expériences, et je lui avais souvent parlé de la malhonnêteté des journalistes. — Vous semblez avoir des sources d’information non officielles sur des affaires que le grand public ignore, dis-je en espérant amener Miss Minton à commettre une indiscrétion.
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J’en fus pour mes frais. Elle haussa les épaules et avala une gorgée d’eau. — Tous les journalistes comptent sur des sources de ce genre, et il y a toujours quelqu’un que l’on peut corrompre. Bien, je dois m’en aller. Cela a été un grand plaisir de vous revoir tous et de faire la connaissance de votre ravissante épouse, Ramsès… si je puis vous appeler ainsi comme je le faisais autrefois. — C’était Monsieur Ramsès, rétorqua mon fils avec froideur. Quand vous étiez à notre service en tant que femme de chambre. Elle lui adressa un sourire appréciateur, aucunement embarrassée. — Touché… Mr Emerson. Je vois que vous continuez de privilégier le franc-parler. Parfait. Moi aussi. À ma grande surprise, car je m’étais attendue qu’elle prolonge ses adieux, elle s’éloigna. Le terrain était accidenté. Des cailloux et des morceaux de pierre brisée jonchaient le sol. Cependant, je soupçonnai que ce n’était pas une coïncidence quand elle trébucha et perdit l’équilibre en passant devant Ramsès. Il tendit la main pour la retenir, et fut visiblement déconcerté de se retrouver étreint avec force. S’agrippant à lui, les bras passés autour de son cou, le corps pressé contre le sien, elle leva les yeux et lui sourit. — Je vous remercie. Comme vous avez été rapide ! Vous m’avez évité une mauvaise chute. Ramsès se ressaisit. — Plutôt des genoux meurtris et des paumes écorchées. (Décontenancer Ramsès durant un long moment est très difficile.) Pouvez-vous marcher, ou bien dois-je appeler l’un des interprètes pour vous accompagner jusqu’à votre calèche ? — Non, ce n’est pas nécessaire. (Elle se dégagea avec vivacité.) J’espère que vous n’avez pas rouvert cette blessure à votre bras quand vous m’avez rattrapée. Que vous est-il arrivé ? — Les accidents sont fréquents sur un chantier. — Ah ! (Miss Minton tira sur son corsage et le rentra dans sa jupe.) Bien, au revoir, alors. Je vous verrai demain, Mrs Emerson. À cinq heures, au Sémiramis ? 88
— Que signifiait tout cela ? s’exclama Emerson. La petite silhouette élégante s’éloignait en se pavanant – il n’y a vraiment pas d’autre terme pour décrire la façon dont cette femme marchait quand elle était très contente d’elle. Je me souvenais parfaitement de sa démarche. Je m’interrogeais également. Elle avait volontairement perdu l’équilibre, et son étreinte avait été délibérément calculée. Il ne s’était pas agi d’avances romanesques. Elle était bien trop intelligente et sophistiquée pour avoir recours à un tour de ce genre dans l’espoir d’obtenir les attentions d’un homme, surtout quand l’épouse de celui-ci se trouvait à deux pas. À défaut d’autre chose, son attitude avait éveillé ma curiosité et m’avait convaincue que je ferais mieux d’accepter son « invitation ».
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Quand j’arrivai au Sémiramis peu avant cinq heures, je fus accueillie par le concierge, qui m’informa que Miss Minton me priait de prendre le thé avec elle dans sa chambre. Aha ! pensaije, j’avais vu juste. Elle a quelque chose à me dire, ou à me demander – quelque affaire qui nécessite l’intimité. Ce n’était pas une rencontre mondaine ordinaire. Non que j’aie supposé que ce serait le cas. Je pris l’ascenseur jusqu’au troisième étage, où le safragi m’accompagna jusqu’à la porte de Miss Minton. C’était une suite ravissante, qui comportait un salon et une chambre. Le salon lui servait également de bureau, car des livres étaient éparpillés partout et des piles de papiers étaient soigneusement disposées sur une table basse sous la fenêtre. Après m’avoir saluée aimablement et indiqué un fauteuil, Miss Minton s’assit derrière le plateau à thé. — Comment prenez-vous votre thé, Mrs Emerson ? Si j’étais restée à votre service assez longtemps pour obtenir le rang élevé de domestique affectée au service de table, je connaîtrais la réponse, mais… — Avec du lait, s’il vous plaît. Je suis étonnée par votre audace, Miss Minton. Vous devriez évoquer votre mascarade éhontée avec gêne et regret, et non en faire un sujet de plaisanterie. — Ramsès l’a fait. Du moins, je suppose qu’il plaisantait. Allons, Mrs Emerson, cela s’est passé il y a longtemps. Vous ne m’avez pas pardonné ce tour innocent ? — Je ne me préoccupe pas du passé, mais du présent. Vos desseins n’ont pas changé, Miss Minton. Vous n’auriez pas insisté à ce point si vous vouliez uniquement renouer d’anciennes relations. Que cherchez-vous maintenant ? 90
— Vous allez droit au fait, n’est-ce pas ? (Elle posa sa tasse de thé sur le plateau et se pencha en avant.) Renouer d’anciennes relations était l’une de mes motivations, figurez-vous. J’étais particulièrement curieuse de voir Ramsès. — Vous avez fait davantage que le regarder. — Mmmm. (Cela ressembla à un ronronnement de chat.) Je savais qu’il devait être un homme adulte à présent, mais qui aurait supposé que ce petit garçon exaspérant et peu avenant changerait à ce point ? Il est encore plus beau que son père, et ces épaules… Elle roula des yeux et fit une moue des plus inconvenantes. — Vous êtes certainement à même de le savoir, répondis-je avec froideur. Quelle était la raison de ce petit numéro ? — J’ai l’intention de vous le dire. Toutefois, je vous saurais gré de me laisser raconter cela à ma manière, sans poser de questions ni m’interrompre. Je suis certaine que vous avez entendu bien des histoires étranges, mais celle-ci est l’une des plus étranges. Peut-être devrais-je commencer par demander si vous me ferez l’honneur d’accepter un exemplaire de mon dernier livre. Elle me le tendit. — Je n’ai pas fait de dédicace. Vous pouvez le garder, le donner, ou le brûler, comme il vous plaira. Mais lisez d’abord les pages que j’ai marquées d’un signet. — Maintenant ? — Oui, je vous en prie. Cela ne vous prendra pas longtemps. Un morceau de papier indiquait l’endroit où je devais commencer. J’ouvris le livre et jetai un regard à la page. — C’est inutile. Je me souviens très bien de cette scène. Les rides sur ses joues se creusèrent, soulignant de façon séduisante sa bouche ferme. — L’une des plus palpitantes que j’aie jamais écrites, déclarat-elle d’un air suffisant. — Vous avez employé le mot « soie » vingt-six fois. Miss Minton rejeta la tête en arrière et éclata de rire. — Et « voluptueux » vingt-huit. Très bien, si mon style vous offusque à ce point, je ne vous obligerai pas à le supporter de nouveau. Vous vous rappelez certainement que, après avoir 91
sollicité une entrevue avec l’émir, on me conduisit dans une chambre du palais où je restai pendant huit jours, sans voir personne excepté les jeunes esclaves qui m’apportaient mes repas. J’étais traitée avec la plus grande courtoisie, mais on ignorait mes demandes réitérées de voir l’émir et des gardes postés devant la porte m’empêchaient de sortir… — Jusqu’à ce que, la huitième nuit, trois eunuques robustes – portant des vêtements de soie – viennent et vous escortent jusqu’à la salle d’audience où l’émir – enveloppé de caftans de soie – vous attendait. Vous avez essayé de lui poser des questions sur la situation politique en Arabie centrale, et il a répondu par des compliments excessifs, tandis que ses yeux noirs s’attardaient effrontément sur votre silhouette. Vous avez insisté. Il a proposé de vous montrer sa correspondance secrète avec les espions qu’il avait placés chez ses rivaux et chez le gouverneur turc. Redoutant le pire mais comprenant que vous n’aviez pas le choix, vous l’avez accompagné dans une petite chambre… — … voluptueusement agrémentée de divans moelleux et de coussins de soie, acheva Miss Minton en arborant un large sourire. Toutefois, c’était là qu’il rangeait ses papiers privés. — Et c’est là, continuai-je, que l’émir a enlevé ses caftans de soie. Vêtu seulement de son pantalon et de son gilet sans manches… — … de brocart de soie… — … il vous a prise dans ses bras. Vous débattant dans son étreinte, sachant qu’il était inutile d’appeler à l’aide, vous étiez sur le point de défaillir quand il vous a brusquement lâchée et a fait volte-face, sa main saisissant la poignée… — … la poignée en or incrustée de gemmes… — … de son épée. Toute tremblante, vous vous êtes affaissée sur les coussins de soie du divan, et qu’est-ce qui est apparu à vos yeux abasourdis ? La silhouette d’un homme ! Il était entré dans la chambre par une porte que masquait un rideau. Cet homme était-il votre sauveur ou bien un autre adversaire ? vous êtes-vous demandé – en pressant votre main sur votre poitrine qui palpitait, si j’ai bonne mémoire. Il était habillé de vêtements de coton grossiers – je dois dire que c’était un changement 92
agréable – d’un paysan, et il tenait dans sa main une lame nue. Dans un silence de mort, il s’est jeté sur l’émir, lequel a dégainé son épée. Les lames se sont entrechoquées. Un sourire sardonique se dessinant sur ses lèvres joliment ourlées, le nouveau venu… Miss Minton se renversa contre les coussins en éclatant de rire. Elle s’essuya les yeux sur sa serviette de table et fit remarquer : — Je savais que c’était exécrable, mais je n’avais pas réalisé à quel point. Épargnez-moi la suite, Mrs Emerson. — La fin ne faisait aucun doute, poursuivis-je impitoyablement. Les muscles puissants – vraiment, Miss Minton ! – de votre défenseur et son agilité de tigre eurent vite raison de l’émir, lequel s’écroula, blessé et sans connaissance. Soulevant dans ses bras votre corps pris de défaillance aussi facilement que si vous aviez été une enfant, l’inconnu vous a portée jusqu’à la fenêtre et… Bon, pour abréger un récit qui tire inutilement à la ligne, il vous a fait descendre jusqu’au sol à l’aide d’une corde – une corde de soie, n’est-ce pas ? –, vous a emmenée à travers les rues sombres et désertes jusqu’au campement de ses hommes qui attendaient son retour, vous a enlacée en une longue étreinte passionnée avant de vous jucher sur votre chameau et de disparaître dans la nuit. — Oh, mon Dieu ! murmura Miss Minton. Entendu, Mrs Emerson, vous vous êtes bien amusée. J’espère que cela vous a plu. — Pourquoi écrivez-vous de telles sottises ? Vous êtes capable de bien mieux. Certains passages dans ce même livre sont argumentés de façon convaincante et bien écrits. — Pourquoi ? Parce que cela fait vendre, bien sûr. Vous connaissez ma situation financière, mon père ne m’a rien légué à part le titre d’« honorable », et je dépends de ce que j’écris. (Un autre sourire creusa les rides autour de sa bouche.) À l’évidence, vous avez été frappée par ma prose abominable, sinon vous ne vous souviendriez pas des tournures de phrase que j’ai employées. — Vous avez tout inventé, n’est-ce pas ?
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— L’histoire est vraie jusqu’au moment où l’émir m’a emmenée dans sa chambre privée. Aimeriez-vous savoir ce qui s’est réellement passé ensuite ? La curiosité, hélas, l’emporta sur la dignité. — Ma foi… Miss Minton se leva et alla jusqu’à la table basse. Prenant une petite liasse de papiers dans l’une des piles, elle revint et me la tendit. — Voici la véritable version. Je l’ai rédigée peu après les faits.
Manuscrit, série M (divers) L’émir n’était qu’un jeune garçon, âgé de dix-sept ou dix-huit ans tout au plus. Une moustache noire et une barbiche lui donnaient un air guerrier, mais ses joues étaient aussi lisses que celles d’une jeune fille. Il empestait l’essence de rose et était couvert de bijoux qui tintinnabulaient. Je me demandai comment il pouvait lever les mains : il portait des bagues à chaque doigt et aux deux pouces. Des broches en émail incrustées d’émeraudes et de rubis fermaient ses vêtements. Une dague, sans doute purement décorative, était glissée dans sa large ceinture d’étoffe – la poignée était si surchargée de pierres précieuses qu’une bonne prise était manifestement impossible – et sur le devant de son turban il y avait un ornement pour la possession duquel beaucoup de femmes auraient sacrifié leur vertu – une aigrette de diamants longue de vingt centimètres et large de dix, d’où se dressait une plume blanche. Nous étions seuls dans cette salle d’audience aux grandes colonnes, mais je savais que des gardes étaient postés derrière les portes. L’invitation, bien que formulée poliment, avait été un ordre. Je ne pouvais être plus démunie que je ne l’étais déjà, mais quel choix avais-je ? Quand il me fit signe à nouveau de le suivre, j’obtempérai. Il parvint à se maintenir un ou deux pas devant moi, ainsi que l’exigeait la dignité masculine, mais il était contraint de trottiner et me lançait continuellement des 94
regards irrités par-dessus son épaule. Je réprimai un rire. Cela prouva seulement que j’avais beaucoup à apprendre des émirs enfants. La chambre où nous entrâmes fut une surprise. Il y avait un divan, des coussins et une table basse en cuivre où étaient placés des plats en argent contenant des dattes et des douceurs. Mais il y avait également un bureau moderne couvert de papiers. — Les papiers les plus importants sont là-bas, dit l’émir en montrant une porte que masquait un rideau. Mais asseyonsnous d’abord et parlons comme des amis. Vous semblez avoir chaud. Retirez votre veste. — Je suis tout à fait à mon aise, merci. Involontairement, je ramenai les pans de ma veste autour de moi. — Vous le serez encore plus sans ce lourd vêtement. (Il roula des yeux et s’avança lentement vers moi.) Cette veste ne vous avantage guère. Pourquoi vous habillez-vous comme un homme, Sitt, alors que vous êtes une si belle femme ? — Les papiers… — Plus tard. J’avais tenu bon et je n’avais pas reculé tandis qu’il s’approchait. J’éprouvais ce sentiment de supériorité irrépressible et imbécile qui est inné et entretenu dans notre classe, et en idiote que j’étais, je ne pouvais m’empêcher de le considérer comme un petit garçon. De fait, je fus quelque peu déconcertée quand il me prit dans ses bras. Il était plus vigoureux que ses atours d’une élégance affectée ne me l’avaient laissé supposer. J’avais commodément ignoré le fait que les Rachid étaient des guerriers, et que ce « petit garçon » avait probablement tué son premier homme avant d’avoir quatorze ans. Au lieu de me débattre – mes efforts auraient été vains –, je le regardai droit dans les yeux et déclarai d’une manière hautaine : — Je ne suis pas l’une de vos épouses. Lâchez-moi et nous parlerons en amis et d’égal à égal. — Vous n’êtes pas mon égale. Aucune femme ne l’est. Allons, embrassez-moi. Je vous promets que vous y prendrez plaisir. 95
Ses lèvres se déplacèrent sur ma joue. Au temps pour la supériorité morale ! J’avais toujours soupçonné qu’elle n’était pas efficace, excepté dans les romans. À ma grande surprise et à mon profond mécontentement, je m’entendis crier. Je ne le mettrai pas dans mon livre. Je déteste l’admettre, serait-ce en moi-même. Non seulement c’était indigne, mais c’était parfaitement inutile. Qui viendrait à mon secours ici ? Je vais consigner les faits exactement comme ils se sont passés, mais je ne le croirais pas si je n’avais pas été là. L’émir me repoussa, avec une telle force que je partis à la renverse, trébuchai sur le bord d’un tapis et tombai sur le divan de façon disgracieuse, mes talons momentanément plus hauts que ma tête. Quand je recouvrai mon souffle, l’émir se battait contre un homme surgi de nulle part. N’étant pas un lâche, il lui saisit la gorge à deux mains. Au lieu d’essayer de desserrer sa prise, son adversaire lui assena une série de coups violents avec son genou, son coude et le tranchant de la main. Les deux premiers étaient largement en dessous de la ceinture, dans ce cas, en dessous de la ceinture d’étoffe. Le dernier atteignit l’émir à la nuque tandis qu’il se courbait en deux en se tenant le ventre. Il s’écroula par terre et ne bougea plus. Le nouveau venu fit un pas vers moi puis s’arrêta brusquement comme s’il s’était cogné contre un mur de verre. C’était un homme de haute taille, large d’épaules et bien bâti. Sa galabieh de coton retroussée laissait apparaître des mollets musclés. La barbe noire et les plis de son keffieh dissimulaient ses traits à l’exception d’un nez aquilin prononcé. — Mais qui êtes-vous ? s’exclama-t-il. Je le regardai bouche bée, trop stupéfaite pour répondre. Son teint, ses vêtements, et ce que je pouvais voir de ses traits étaient ceux d’un Arabe, mais il s’était exprimé dans un anglais parfait, sans la moindre trace d’un accent oriental. Deux enjambées rapides l’amenèrent près de moi. Il me prit par le menton et tourna mon visage vers la lumière. — La ressemblance n’est pas si prononcée, tout compte fait, conclut-il. Vous devez être cette stupide journaliste anglaise dont on parle dans les bazars.
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Le réconfort de la langue, l’élocution d’un homme appartenant à mon pays et à ma classe firent renaître mon courage. J’essayai de me dégager, mais il durcit sa prise. J’avais l’impression que mon menton était serré dans un étau. — Mais qui êtes-vous ? demandai-je. Vous a-t-on envoyé ici pour me délivrer ? — Vous êtes venue ici de votre plein gré, n’est-ce pas ? Qu’estce qui vous fait supposer que l’on aurait dû venir à votre secours ? — Il a essayé de me faire l’amour ! — Vraiment ? (L’inconnu relâcha sa prise et grimaça un sourire.) C’est bien d’Ibn Rachid ! Il ne peut s’empêcher de plaisanter. — Plaisanter ? Comment osez-vous ? Il allait me… me… — Oh, j’en doute fort. Il n’est pas si bête. Depuis que son oncle a été assassiné – ils raffolent des assassinats, ici –, sa mère et ses oncles du côté maternel sont le véritable pouvoir derrière le trône, et il n’oserait pas aller à l’encontre de leurs désirs. Violer et/ou assassiner une ressortissante britannique leur attirerait de graves ennuis, et ils ne sont pas disposés à prendre ce risque. Trop occupés à dresser un camp contre l’autre. (S’emparant d’un lourd vase en cuivre, il se pencha vers l’émir qui reprenait conscience, et lui donna promptement un coup sur la tête.) Vous avez compliqué les choses, dit-il avec une certaine contrariété. Vous feriez mieux de venir avec moi. Rachid va être très vexé par cette histoire, et il pourrait bien s’en prendre à vous. Au moins vous portez des vêtements pratiques. Cet ensemble ravissant a été un autre détail qui m’a induit en erreur. Elle aussi préfère porter les pantalons. — Elle ? Qui ? Qu’avez-vous l’intention de faire ? — Je vais commencer par le ligoter. (Il ôta la ceinture d’étoffe magnifiquement brodée de l’émir et lui attacha les mains derrière le dos.) Si vous n’aviez pas détourné mon attention, j’aurais fait mon travail et serais reparti sans qu’il sache que j’étais ici. — Pourquoi devrais-je venir avec vous ? J’ignore qui vous êtes. Je pourrais très bien tomber de Charybde en Scylla.
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— C’est possible. Si j’étais vous, cependant, je prendrais ce risque. Vous êtes déjà dans de mauvais draps. (Il finit de ligoter et de bâillonner l’émir avec des lambeaux de ses vêtements et se mit debout.) Que préférez-vous ? Venir de votre plein gré ou bien être portée sur mon épaule de façon fort incommode ? Je serai obligé de vous assommer, vous comprenez. Cela vous fera mal. Alors ? — Je… — Oh, bon sang, décidez-vous ! Il saisit mon poignet et leva son autre bras. Son poing était serré. Il allait me frapper ! — Non, arrêtez ! Je viens. — C’est ce que je pensais. Un gémissement étouffé de l’émir détourna son attention de moi. Ibn Rachid avait repris connaissance. Ses yeux étaient la seule partie de son corps qu’il pouvait bouger, mais ils étaient éloquents. Je ne doutai plus qu’il était préférable que je parte au plus vite. Mon sauveur – si c’était bien ce qu’il était – redressa les épaules et posa les mains sur ses hanches. Son attitude, l’inclinaison de sa tête, une dizaine de petits changements que je voyais mais ne pouvais définir le transformèrent en le ruffian qu’il avait semblé être au début. — Pardonnez-moi ce traitement brutal, mon seigneur, dit-il dans un arabe parfait. Mais considérez la situation. Vous êtes riche et je suis pauvre. Le Prophète n’enseigne-t-il pas que venir en aide aux pauvres contente Dieu ? Se penchant sur l’émir, il ôta habilement les broches et les chaînettes et détacha l’aigrette de diamants du turban. — J’emmène également la femme, poursuivit-il en fourrant les objets dans son petit sac. Les tenanciers de bordel ne m’en donneront pas beaucoup, mais peut-être que les Inglizi paieront pour la ravoir. Les yeux d’Ibn Rachid lui sortaient des orbites et son front était couvert de sueur. J’espérais qu’il avait commencé à se rendre compte qu’il aurait de gros ennuis si quelqu’un venait me chercher, et qu’il serait obligé d’avouer que son comportement emporté l’avait amené à me perdre. L’autre 98
homme lui adressa un salut moqueur, les mains jointes sous le menton, tête inclinée, puis il vint vers moi d’un pas lent et insolent. Je reculai. J’aimerais affirmer que mes mouvements étaient calculés et que je comprenais ce qu’il avait l’intention de faire, mais la franchise m’oblige à admettre que ma réaction était purement involontaire. Le dos tourné à l’émir, il découvrit des dents blanches en ce que j’espérais être un sourire, et il balança son poing. Le coup ne fit qu’effleurer ma joue. Au cas où je n’aurais pas saisi son dessein, il me donna un coup de pied sur la cheville, et comme mes genoux cédaient, il m’empoigna et me jeta sur son épaule. J’eus le bon sens de fermer les yeux et de n’opposer aucune résistance, malgré cette position sacrément inconfortable. Il franchit la porte masquée par un rideau et me déposa par terre. La pièce n’était éclairée que par le clair de lune, mais je distinguai des placards le long des murs. La porte de l’un d’eux était ouverte. Des papiers jonchaient le sol. J’en ramassai un. — Bon sang, qu’est-ce que vous faites ! (Sa voix était quasi inaudible.) Posez ce papier et venez. — C’est sa correspondance privée. (Je m’efforçai de parler aussi doucement que lui.) Quel article je pourrais écrire si j’avais certaines de ces lettres ! — Et quel joli spectacle vous feriez, pendue la tête en bas à l’entrée du palais, des corbeaux vous picorant les yeux ! Il m’arracha la feuille de la main, la plaça avec les autres qui étaient tombées par terre, et les remit dans le placard. — Oncle Ismail et Maman ne prendront pas la peine de se lancer à la poursuite d’une femme sans valeur qu’ils s’apprêtaient à relâcher, de toute façon, mais si vous aviez ces lettres en votre possession, ils ne reculeraient devant rien pour les récupérer – ainsi que vous. (Il alla jusqu’à la fenêtre puis se retourna, tenant quelque chose que je ne parvins pas à distinguer dans l’obscurité.) Je présume que vous êtes incapable de descendre le long d’une corde ? De nos jours, les jeunes femmes ont si peu de talents utiles. Je vais vous faire descendre. Dès que vous aurez atteint le sol, détachez la corde et écartezvous. 99
Il noua l’extrémité de la corde autour de ma taille et me hissa sans façon vers l’embrasure. La fenêtre donnait sur un jardin clos de murs, ombragé par des arbres et des massifs en fleurs. Le suave parfum des mirabilis parvint à mes narines. Le sol paraissait très loin en contrebas. Je pris une profonde inspiration et me retournai. J’étais assise sur le rebord, mes pieds pendillaient dans le vide et mes mains agrippaient le chambranle de la fenêtre. — Vous avez dérobé les bijoux pour lui faire croire que vous étiez un vulgaire voleur, chuchotai-je. — Ma chère petite ! s’esclaffa-t-il. J’ai dérobé les bijoux parce que je suis un voleur, mais qui n’a rien de vulgaire. L’aigrette du turban vaut plusieurs milliers de livres à elle seule. Taisez-vous et allons-y. Je vous tiens. La seule chose qui me donna suffisamment de courage pour lâcher ma prise fut le fait de savoir que, si j’hésitais, il me pousserait dans le vide. La corde se tendit. J’eus l’impression qu’elle me sciait en deux. Il me fit descendre en une série de saccades à couper le souffle. Mes pieds heurtèrent le sol si rudement que mes genoux ployèrent. Il était déjà descendu à mi-hauteur avant même de me laisser le temps de défaire le nœud coulant et de m’écarter. — Comment êtes-vous monté là-haut ? demandai-je, hors d’haleine. — J’ai escaladé le mur. J’avais emporté une corde car il est parfois judicieux d’effectuer une retraite rapide. Bon sang, vous êtes presque aussi bavarde qu’elle ! Suivez-moi et pas un mot ! Il me conduisit le long d’allées bordées de bosquets jusqu’à un mur de pierres liées avec du mortier qui faisait plus de trois mètres de haut. Le clair de lune faisait briller une surface inégale. — Ce sont des éclats de verre, m’informa mon compagnon. J’ai dégagé un espace, mais il ne fait que soixante-dix centimètres de largeur. Alors faites très attention où vous posez les mains. Vous allez être obligée de vous tenir sur mes épaules. Vous êtes douée en acrobatie ? — Je vais le savoir très vite, non ? Ses lèvres esquissèrent un sourire. 100
— Tout à fait. Allons-y. J’y parvins en m’appuyant contre le mur afin de me tenir en équilibre tandis qu’il me soulevait et me poussait. Je n’étais pas très agile, mais j’atteignis le faîte du mur. Je m’accroupis et regardai en contrebas. Deux visages étonnés levaient les yeux vers moi. — Allahu akhbar ! s’exclama l’un des deux hommes. C’est une femme. Mais où les trouve-t-il ? L’autre homme dit, en faisant montre d’un esprit plus pratique : — Tournez-vous, Sitt, et descendez en vous tenant par les mains. Je vous rattraperai. Mes paumes et mes genoux étaient en sang quand j’atteignis le sol. Nous étions certainement à l’extérieur des limites du palais à présent. Une ruelle étroite s’éloignait à droite et à gauche. De part et d’autre, de hauts murs masquaient la lumière des étoiles. Je voyais seulement les caftans clairs des deux hommes et des formes indistinctes qui semblaient être des chevaux. Quelques instants plus tard, mon sauveur se laissait tomber près de moi. — Attendez ici, m’ordonna-t-il. Ne bougez pas. Emmenant les deux autres à l’écart, il leur parla à voix basse et sur un ton pressant. Je ne distinguais pas les mots, mais j’avais la certitude qu’il ne s’exprimait pas en arabe : le rythme de cette langue est très différent de celui de l’anglais. L’un des deux hommes éclata de rire. Leur chef, ce qu’il était certainement, répondit par une sèche réprimande. Puis il revint vers moi en menant un cheval par la bride. Il ôta sa galabieh et me la donna. — Mettez ceci. Je fis passer la galabieh par-dessus ma tête et essayai de trouver les manches. Il sauta en selle et me tendit la main. — C’est bon. Couvrez votre tête et votre visage. Cela semble si romanesque quand on lit ce passage. Maintenue dans le creux de son bras, mon visage pressé contre ses pectoraux d’acier, filant au galop au sein de la nuit dans une ville remplie d’ennemis ! Je ne voyais absolument rien, je ne pouvais respirer profondément sans inhaler les replis de coton 101
grossier, quelque chose me rentrait dans la hanche gauche, et… et j’aurais voulu que cela continue à jamais ! Finalement, il écarta l’étoffe de mon visage. — Nous sommes bientôt arrivés. Vos hommes devraient avoir fait les bagages et être prêts à partir. Nous avons fait un long détour, par mesure de précaution, mais Ed – l’un de mes gens – est allé directement à leur campement et les a prévenus. Je vous dis tout cela pour que vous ne me retardiez pas par une foule de questions ineptes auxquelles je n’ai pas l’intention de répondre. — Qui… — Particulièrement celle-ci. Après un bref silence, il poursuivit, sur un ton très différent : — Vous ne me devez rien. Ils auraient fini par vous laisser partir, votre vertu et votre peau intactes. Le garçon a un sens de l’humour plutôt fruste, c’est tout. Je présume que vous serez incapable de résister à la tentation de raconter la petite aventure de cette nuit pour votre journal, avec les effets les plus corsés que vous pourrez inventer, mais si vous tenez à me rendre un service, ne parlez pas de mes… euh… connaissances linguistiques. — Vous voulez dire que je ne dois pas mentionner que vous êtes anglais ? — Vous arrivez prématurément à cette conclusion. J’aurais pu être russe, ou français ou turc ou prussien… — Qui cite Gilbert et Sullivan ? — Pourquoi pas ? Écoutez, je me suis trahi tout à l’heure, sous l’effet de la surprise… et, non, je n’expliquerai pas cela, non plus… mais… — Promis. Je ne dirai rien. Est-ce que… est-ce que je vous reverrai ? — Sincèrement, j’espère que non. Le cheval s’était arrêté. Il m’aida à descendre et mit pied à terre. J’avais écouté sa voix si attentivement, en essayant de distinguer son visage, que je ne m’étais pas rendu compte de l’endroit où je me trouvais. Nous étions à la limite de la ville, à l’emplacement où mes hommes avaient dressé le campement.
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Ils se pressèrent autour de moi, mêlant excuses et cris de soulagement. — Cela suffit ! dit mon compagnon en arabe. Prenez la Sitt et partez. Voici de l’argent pour soudoyer les gardes. Il lança le petit sac en cuir à Ali. Celui-ci le soupesa et sourit. — Il y a de quoi soudoyer le vizir lui-même ! Nous serons bientôt prêts, Effendi. Il ne reste qu’à charger la baignoire de la Sitt sur le chameau de bât. Il s’éloigna au trot, me laissant seule avec mon sauveur. — Une baignoire ? chuchota-t-il. Ce n’est pas étonnant que le soleil ne se lève jamais sur l’Empire britannique ! — Au moins je ne voyage pas avec des verres en cristal, de la vaisselle de porcelaine fine et des nappes de damas, comme Miss Gertrude Bell. — Oh ! Ainsi c’est Miss Bell que vous essayez de surpasser ? J’ai bien peur qu’elle ne considère que vous avez perdu. Il portait seulement une ample chemise et un caleçon descendant jusqu’aux genoux. Le clair de lune leur donnait un lustre pâle mais laissait son visage dans l’ombre, à l’exception du bout de ce nez arrogant. Il commença à se détourner. — Bonne nuit. — Attendez. Euh… vous ne voulez pas reprendre votre galabieh ? — Gardez-la. Et empruntez un keffieh ou un foulard à l’un de vos hommes. — Oui. Je comprends. — Qu’attendez-vous ? Oh. Ceci ? Il me prit dans ses bras et m’embrassa. Ce fut un long baiser qui s’attarda, et je pense qu’il y prit davantage de plaisir qu’il ne s’y était attendu. Pourtant ce fut lui qui mit fin à notre étreinte. Il détacha mes bras qui s’agrippaient à lui et me poussa sans cérémonie vers mon chameau qui s’agenouillait. Ali était là pour m’aider à me mettre en selle. Quand je me retournai, il était parti. Je lus la dernière ligne. Elle attendait que je parle, les mains jointes avec force et les lèvres entrouvertes. Je m’éclaircis la gorge. 103
— Cette version est encore plus absurde que l’autre. — Pourtant c’est la vérité, chaque mot. Vous savez que c’est la vérité. Vous étiez la femme à qui il faisait allusion. Sur le moment, j’étais trop troublée pour avoir les idées claires, mais quand j’ai repassé cette rencontre dans mon esprit – maintes et maintes fois –, j’ai compris que ce ne pouvait être que vous. Qui… Je l’interrompis. C’était impoli de ma part, mais je n’étais pas encore prête pour cette question. — Pourquoi n’avez-vous pas publié cette version ? — J’avais promis de ne pas le trahir. — Mon Dieu, quelle noble attitude ! Elle se leva d’un bond. — Ne me traitez pas avec condescendance, Mrs Emerson ! Cet été-là, l’été précédant la guerre, les alliances entre les chefs de tribu étaient d’une importance vitale. Pouvions-nous compter sur eux pour qu’ils restent neutres, ou bien traitaient-ils en secret avec les Turcs ? C’est pour cette raison qu’il était là-bas, pour le découvrir, et il a mis en danger sa mission et lui-même pour venir à mon secours. Cela m’a tourmentée depuis lors. Il fallait à tout prix que je sache ce qu’il était devenu. Si jamais il lui était arrivé quelque chose par ma faute… — Je vois. Vous feriez mieux de vous asseoir, Miss Minton, et de finir votre thé. Faire les cent pas avec cet air agité ne servira qu’à vous fatiguer. Elle se laissa tomber sur le canapé. — Je n’ai plus envie de ce satané thé. Allez-vous me répondre, oui ou non ? — Une fois que vous aurez satisfait ma curiosité sur un dernier point. Qu’est-ce qui vous faisait soupçonner que Ramsès aurait pu être votre sauveur ? Je présume que c’est pour cette raison que vous l’avez étreint ? Ses lèvres crispées se détendirent. — J’y ai pris un énorme plaisir, malgré son épouse qui me foudroyait du regard. Votre fils, Mrs Emerson, a une certaine réputation dans quelques milieux. C’était le genre de chose qu’il aurait pu faire, et il y avait quelque chose chez mon sauveur – sa voix, ses gestes – oh, je suis incapable de l’expliquer, mais c’était 104
étrangement familier, d’une manière ou d’une autre. Ramsès ressemble beaucoup à son père, mais dès que j’ai été… euh… tout contre lui, j’ai compris qu’il n’était pas l’homme en question. C’est votre tour maintenant. J’ai été franche avec vous ; veuillez me dire la vérité. Il vous connaissait, et il vous connaissait très bien. Il est impossible que vous ne le connaissiez pas. J’avais différé ma réponse afin de me donner le temps de la réflexion. Que pouvais-je – que devais-je – révéler au juste ? J’étais obligée de raconter une partie de l’histoire. Un démenti catégorique des faits qu’elle savait être vrais ne ferait qu’aviver sa curiosité, et je redoutais que mon visage ne m’ait trahie non pas une mais plusieurs fois quand j’avais lu ce récit étrange. Je ne connaissais que trop la ténacité de Miss Minton. Et dans le cas présent, j’en avais la certitude, elle était poussée par un motif plus fort que la curiosité d’une journaliste. — Je l’ai connu, dis-je lentement. — Vous l’avez connu…Vous voulez dire que… ? Je suspectais qu’elle avait développé un attachement sentimental pour son héros inconnu. Cela avait été évident dans chaque mot de son récit. Mais quand je vis son visage blêmir, je pris conscience que cet attachement était plus profond que je ne l’avais supposé. La compassion pour la douleur d’une autre femme me délia la langue. — Je suis désolée. Cela n’avait rien à voir avec vous. Il est mort en me sauvant la vie, et celle de… d’autres personnes. — Je savais que ce n’était pas un voleur, chuchota-t-elle. — Détrompez-vous ! Et c’était l’un des meilleurs. Pendant des années, il a contrôlé le marché des antiquités illégales en Égypte – pillage de tombes, contrefaçons, fouilles illicites. Il avait constitué un réseau criminel qui quadrillait toute l’Égypte et certaines régions du Moyen-Orient. Je n’ai jamais su quel était son nom ; ses hommes l’appelaient « le Maître ». Il utilisait également le sobriquet de Sethos. Et je n’ai jamais vu son visage autrement que grimé. Cependant, la description générale correspond, et les paroles que vous avez rapportées répondent parfaitement à son caractère. Il avait un sens de l’humour très particulier. 105
— Il était amoureux de vous, n’est-ce pas ? — Cela est hors de propos, sans importance, et ne vous regarde pas, Miss Minton. — C’est pour cette raison qu’il m’a embrassée. Parce que je vous ressemble. — Je puis vous assurer, Miss Minton, que Sethos a indubitablement embrassé beaucoup de femmes qui ne me ressemblaient pas du tout. Elle se mordit la lèvre et baissa la tête. C’était le seul signe de faiblesse qu’elle eût montré jusqu’à présent. L’admiration pour sa maîtrise d’elle-même m’amena à parler avec une sincérité que je n’avais pas préméditée. — On ne doit pas idéaliser un homme, vous savez. Aucun d’eux n’est parfait. Sethos avait d’admirables traits de caractère, mais il a enfreint tous les commandements à l’exception du septième, et ce uniquement parce qu’il n’était pas en position de le faire. Quand je la quittai, elle était assise bien droite, les mains jointes sur ses genoux et le visage composé. Mais je savais que dès que la porte se serait refermée derrière moi, elle éclaterait en sanglots. Il m’était difficile de la blâmer d’avoir fait tout un roman de cette singulière rencontre. Cela avait été romanesque – d’une manière flagrante, de propos délibéré et d’une façon scandaleuse. Sethos était… avait été… un acteur consommé. Il s’était glissé dans le rôle du héros intrépide aussi facilement qu’il aurait enfilé une paire de gants. Néanmoins, qu’elle eût eu le sentiment de le reconnaître était bizarre. C’était seulement l’hiver dernier que nous avions découvert que le Maître du Crime, l’homme qui nous avait harcelés et tourmentés pendant tant d’années, était le demifrère d’Emerson. Cette partie de la vérité, Miss Minton ne la connaîtrait jamais. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle la connaisse. Et je ne l’avais pas éclairée sur un autre aspect de cette affaire pour une excellente raison. J’avais juré de ne jamais le divulguer, car cela risquait de mettre en danger d’autres personnes, notamment Ramsès. En fait, c’était pour son bien à elle. Qu’elle se souvienne de son sauveur sous les traits du voleur et du criminel qu’il avait été, avant de mettre ses talents 106
exceptionnels pour le crime au service du contre-espionnage et de mourir en servant son pays.
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Cet entretien avait duré plus longtemps que je ne m’y étais attendue. La nuit était tombée quand je quittai l’hôtel. C’était une belle soirée, et je ne pressai pas le cocher. Habituée comme je le suis à la circulation animée, aux odeurs intéressantes et à la cacophonie des rues du Caire, je prenais un très grand plaisir au trajet. Cela me donnait également le temps de réfléchir à ce qui avait transpiré. Tout bien considéré, j’estimais avoir très bien géré l’affaire. Quand la calèche s’arrêta devant la maison, le portier accourut vers moi en agitant les bras et en remerciant Dieu à voix haute. Ali est un garçon émotif qui adore les situations théâtrales, mais il est porté à prendre exemple sur d’autres personnes, aussi ne fus-je pas surprise quand Emerson franchit la porte d’entrée en trombe et ajouta sa voix à la sienne. Il ne remerciait pas Dieu. — Qu’est-ce qui vous a retenue aussi longtemps ? Comment osez-vous être aussi en retard ? Que s’est-il passé ? — Payez le cocher, Emerson, dis-je, dès que je fus en mesure de me faire entendre. J’avais été sur le point de m’en acquitter moi-même, mais je savais que cette petite tâche détournerait son attention. — Quoi ? Oh ! Il ne portait pas de veste. Après avoir fouillé dans les poches de son pantalon, il trouva une poignée de pièces de monnaie, les tendit au cocher, passa son bras autour de ma taille et me propulsa vers la maison. — Vous lui avez donné beaucoup trop. Pourquoi vous comportez-vous de la sorte ? Je vous avais dit où j’allais.
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— Humpf ! (Emerson fit halte devant la porte du salon. Il me serrait toujours très fort par la taille.) J’ai peut-être eu un pressentiment. — Vous ? Vous ne croyez pas aux pressentiments ni aux prémonitions. Vous vous moquez toujours des miens. La porte du salon s’ouvrit. Emerson me lâcha vivement comme si mon corps était porté au rouge. — Ah ! m’exclamai-je en apercevant Nefret et Ramsès côte à côte dans l’embrasure de la porte. Bonsoir, mes chéris. Dînezvous avec nous ? Vous ne m’aviez pas prévenue. — J’avais prévenu Fatima, répondit Nefret. Elle prépare toujours de quoi nourrir une douzaine de personnes. Comme vous ne reveniez pas, je lui ai demandé de retarder le dîner. — Mahmud ne sera pas content, dis-je. Notre cuisinier est un brin irascible. — Je lui ai parlé, déclara ma bru d’un ton ferme. C’est l’heure de votre whisky-soda, tante Amelia. Venez vous asseoir et racontez-nous ce que cette femme voulait. Je compris que Ramsès avait dû lui parler de nos précédentes rencontres avec Miss Minton, et qu’ils en avaient conclu – avec justesse – que la dame avait un motif caché de désirer me voir. De toute façon, j’avais eu l’intention de tout leur dire. Après un certain nombre d’incidents malencontreux, découlant de tentatives peu judicieuses de la part de certaines personnes pour préserver d’autres personnes de faits qu’elles (les certaines personnes) jugeaient dangereux, nous avions passé un pacte, tous les quatre, et promis de ne rien nous cacher. Du moins, Nefret et moi avions promis. Emerson et Ramsès avaient en principe accepté, mais tous deux souffraient de la conviction innée de la gent masculine qu’ils sont les protecteurs naturels des faibles femmes, et même si tous deux savaient que Nefret et moi étions parfaitement capables de nous défendre, je ne me fiais ni à l’un ni à l’autre pour qu’ils tiennent leur promesse. Ainsi donc je retirai mon chapeau, pris une chaise, acceptai un verre de whisky et me lançai dans mon récit. Je fus à même de le faire avec tout le panache de l’original, car je l’avais emporté, glissant le manuscrit dans mon sac à main pendant que les larmes brouillaient la vue de Miss Minton. (Ce n’était 109
pas une chose très convenable, mais ainsi que je l’avais fait remarquer un jour, tous les moyens sont bons en amour, en temps de guerre et dans le journalisme. Ces trois considérations s’appliquaient dans le cas présent.) J’avais l’intention de les rendre, avec mes excuses – ou peut-être sans elles – après en avoir fait une copie. Nefret fut la première à parler. — C’était donc ça ! Je redoutais qu’elle n’eût entendu des rumeurs à propos des activités de Ramsès l’hiver dernier. Cela constituerait un article sensationnel. Cette idée ne m’était pas venue à l’esprit. Peut-être pouvaitelle venir uniquement à l’esprit d’une femme si passionnément attachée à son époux qu’elle était aveugle à tout ce qui n’affectait pas directement celui-ci. — Elle n’est pas stupide à ce point, déclara Ramsès. Publier quoi que ce soit sur cet épisode serait une violation du secret Défense et lui attirerait de graves ennuis. Emerson n’avait pas prononcé un seul mot. — Eh bien, Emerson ? m’enquis-je. — Bon, répondit-il. Nous ferions mieux de passer à table avant que le potage de Mahmud soit calciné. Dans une famille normale, la discussion aurait pris fin à ce moment-là, ou aurait été différée jusqu’à ce que nous soyons seuls tous les quatre. À cet égard (et à bien d’autres) nous ne sommes pas une famille normale. Emerson a toujours discuté de tout ce qu’il lui plaît de discuter en présence des domestiques, leur demandant parfois leur avis ou faisant appel à leur soutien (habituellement contre moi). C’était cette mauvaise habitude d’Emerson qui avait encouragé Gargery à mettre son grain de sel partout y compris quand on ne lui demandait rien. Nous prîmes nos places à table et j’attendis qu’Emerson aborde le sujet, ce qu’il ferait tôt ou tard, je n’en doutais pas. J’étais tentée de le faire moi-même, dans l’espoir que cela détournerait l’attention de Gargery de ses obligations de maître d’hôtel. Il avait supposé, et c’était tout à fait normal, qu’il occuperait la même fonction dans notre maison en Égypte. Le seul problème, c’est que Fatima considérait que c’étaient son 110
devoir et son droit de servir à table. Elle participait rarement à la conversation, mais elle aimait bien savoir ce qui se passait. De même que Gargery. Observer ces deux-là manœuvrer pour avoir le dessus aurait été amusant, si cela n’avait pas été si gênant. Aucun d’eux ne céderait à l’autre, les assiettes étaient posées violemment sur la table et enlevées avec une telle promptitude que je n’avais pas avalé un repas complet depuis notre arrivée. J’avais eu l’intention d’avoir une petite conversation avec eux, mais je n’en avais pas encore trouvé le temps. Aussi, quand Gargery voulut prendre mon assiette de potage, je m’écriai : — Je n’ai pas terminé, Gargery ! Emerson, qu’avez-vous à dire ? — Le récit de Miss Minton, répondit Emerson en détournant la main de Gargery avec son coude, n’a aucun intérêt pratique. Je ne vois aucune raison d’en discuter. — Vous la croyez ? demanda Nefret. — Oui, répondit Ramsès. Il lança un regard à Fatima, qui bloquait habilement la tentative de Gargery pour prendre son assiette. Elle insistait pour que Ramsès finisse chaque plat, car elle le trouvait trop maigre. Il enfourna en hâte la dernière cuillerée de potage et poursuivit : — C’était Sethos, incontestablement. La mention de l’un de ses lieutenants, incomplète mais rapportée fidèlement par Miss Minton, ne laisse pas de place au doute. Je comprends maintenant pourquoi elle était si résolue à nous voir et à vous parler, Mère. À l’évidence, elle était fascinée par lui. Que lui avez-vous dit ? — Cela nécessitait une réflexion prudente. En raison de la ressemblance entre Miss Minton et moi, et des références à certains de mes traits de caractère, il m’était impossible de nier que j’étais la femme à laquelle il avait fait allusion. Je me suis sentie obligée de la détromper de sa supposition que le motif de la présence de Sethos là-bas n’était pas autre que celui qu’il avait admis. Gargery fronça les sourcils. 111
— Je vous demande pardon, madame, mais je n’ai pas très bien compris cette phrase. — Personne n’attend que vous la compreniez, Gargery, répliquai-je. Gargery, vexé, se vengea en emportant mon assiette de poisson avant que j’eusse pu en prendre plus de deux bouchées. — Que lui avez-vous dit d’autre ? demanda Nefret. — Je lui ai fait un résumé concis de la carrière de Sethos en tant que voleur, et je l’ai informée qu’il était mort. J’espère que cela mettra un terme à ses idées romanesques, mais je n’y compte pas trop. Une femme d’un certain âge… Je me demande pourquoi elle ne s’est jamais mariée. — Gargery, tempêta Emerson, si vous tentez encore une fois d’enlever mon assiette avant que j’aie terminé, je vous cloue la main sur la table avec ma fourchette à poisson. — Oui, monsieur. (Gargery croisa les bras et dévisagea Emerson d’un air sévère.) Je crois, monsieur, que vous devez nous expliquer ce que signifie toute cette histoire. Si ce Maître du Crime est revenu à la vie et cherche à vous nuire, à madame et vous, nous devons prendre des mesures pour vous protéger. Qu’a-t-il à voir avec Miss Minton ? Je me souviens très bien d’elle. Elle nous a causé énormément d’ennuis dans l’affaire du British Museum. Le visage d’Emerson s’empourpra. — Vous feriez aussi bien de leur dire, Emerson, intervins-je. Sinon, l’imagination de Gargery va s’emballer et il fera une bêtise. Le regard d’Emerson alla de Gargery à Fatima. Tous deux hochaient la tête avec vigueur. Malgré leur rivalité en ce qui concernait le service à table, ils étaient des alliés pour toutes les affaires qui pouvaient affecter notre sécurité et notre bien-être, et si Fatima jugeait la situation sérieuse, elle en informerait Selim, Daoud et Kadija, et ensuite la bande entière s’attacherait à nos pas. Comprenant la logique de ma remarque, Emerson déclara : — Apparemment, Miss Minton a rencontré Sethos il y a deux étés de cela, quand elle était en Arabie. Elle ignorait ce qui s’est passé l’hiver dernier. 112
— Ah, fit Gargery. Ainsi il est mort. Vous ne me mentiriez pas, n’est-ce pas, monsieur ? — Non, répondit Emerson. J’espérais que nous ne reverrions pas Miss Minton, mais je ne me faisais pas trop d’illusions, d’autant plus que j’avais pris la liberté de lui emprunter son manuscrit. Dans l’espoir de prévenir de nouvelles communications, je transcrivis les feuillets avant d’aller me coucher ce soir-là et les lui fis porter par messager le matin suivant, avec un petit mot expliquant poliment mais fermement que je lui avais dit tout ce que je pouvais et ne voyais aucune raison d’un contact ultérieur. L’absence de réponse m’étonna un peu. Peut-être regrettait-elle sa décision de s’être confiée à moi. En vérité, cela avait été un document très révélateur. Avec Miss Minton sur la piste, j’étais d’autant plus résolue à éloigner les enfants du Caire. Rien ne s’opposait à ce qu’ils partent immédiatement. L’Amelia était prête à appareiller, et après être resté aimablement indifférent aux insinuations de plus en plus transparentes de son père, Ramsès avait finalement annoncé qu’il était disposé à partir. Il avait abandonné tout espoir d’avoir des nouvelles d’Asad, lequel aurait pu facilement communiquer avec lui s’il l’avait souhaité. Cependant, c’est Nefret qui avait été le facteur décisif. Nous avions eu une petite conversation un jour, tandis que nous coupions des fleurs pour le salon. Les roses étaient particulièrement jolies cette année. — Père est-il d’accord ? avait-elle demandé. — C’est Emerson lui-même qui a suggéré ce projet. Non que je pense qu’il y ait la moindre raison de s’inquiéter. En fait, ce sont les tombes de Louxor qui le préoccupent. Cela ne vous ennuie pas de laisser l’hôpital pendant quelque temps ? Elle était demeurée un moment silencieuse, son attention apparemment fixée sur la rose incarnat à la forme parfaite qu’elle tenait dans sa main. Puis elle avait dit : — Vous savez que, lorsque je suis retournée en Suisse pour terminer ma formation médicale, cela a été une véritable pénitence pour moi. 113
— Ma chère enfant, nous étions convenues de ne plus jamais évoquer cette époque douloureuse. Elle avait poursuivi comme si je n’avais pas parlé. — L’hôpital avait un besoin urgent d’un chirurgien femme. C’est toujours le cas. Tante Amelia… Mère… (Elle avait posé le sécateur et s’était tournée vers moi.) Est-ce mal de tenir si fort à quelqu’un que rien ni personne d’autre n’a d’importance pour vous ? — J’ignore si c’est bien ou mal, ma chérie, mais je comprends. — Je pensais l’aimer avant de nous marier, mais cela n’avait aucune commune mesure avec ce que j’éprouve maintenant. Vous savez tout ce que l’hôpital représente pour moi. Je serais prête à l’abandonner pour toujours, sans la moindre hésitation, si cela permettait de le garder sain et sauf. — Allons, mon enfant, une attitude aussi théâtrale est inutile, avais-je répliqué, car j’estimais préférable de faire baisser la température émotionnelle. Ramsès ne voudrait pas que vous renonciez à votre carrière médicale pour lui. En fait, il serait très contrarié si vous envisagiez une chose pareille. Alors nous sommes d’accord ? Vous pouvez le persuader ? — Oh, oui ! (Un petit sourire avait détendu son visage pensif.) Je peux le persuader. Je n’avais pas douté qu’elle en fut capable. Dire que le moindre de ses désirs était un ordre pour Ramsès ne serait pas tout à fait exact – et c’est une bonne chose, également, car un homme qui cède au moindre caprice d’une femme n’est pas digne de ce nom, et l’inverse est vrai, bien sûr –, mais il suffisait de les voir ensemble pour comprendre que l’affection était aussi forte chez Ramsès que chez Nefret. La seule difficulté qui subsistait était Sennia. Cependant, quand elle rentra de l’école cet après-midi-là, elle avait l’air très contente d’elle et entreprit de nous parler de ses amis, Mark et Elizabeth. — Ah, tu vois ? fis-je. Je t’avais dit que tu te ferais des amis très vite si tu étais polie et te conduisais bien. Sennia avait essayé d’apprendre à hausser les sourcils comme Ramsès. Ceux de mon fils, très fournis, noirs et expressifs, se levaient, s’abaissaient et s’inclinaient selon des angles 114
différents, en accord avec son état d’esprit. Jusqu’à présent, Sennia était seulement parvenue à ouvrir les yeux tout grands et à froncer le front, sans aucun changement visible dans la position de ses sourcils. Elle le fit maintenant. — Loin de moi l’idée de vous contredire, tante Amelia, dit-elle avec une imitation très réussie de la voix traînante de Ramsès. Mais être polie était une perte de temps. Ils ne m’aimaient pas jusqu’à ce que je les maudisse. Je lâchai le petit pain au lait que j’étais occupée à beurrer. Horus tendit la patte, attira le petit pain vers lui et le mangea. — Tu les as maudits ? demandai-je d’une voix mal assurée. — En égyptien ancien. Je connais beaucoup de gros mots en arabe et en anglais, mais le professeur m’a dit de ne pas les employer. Elle prit un petit pain à la crème et mordit dedans. — Emerson ! Vous ne lui avez pas appris… — Bien sûr que si ! Les enfants sont des brutes innées, très chère, et la seule façon de procéder avec des brutes consiste à les dominer, physiquement ou psychologiquement. Étant donné que cela ne semblait pas convenable d’apprendre à Sennia comment jeter quelqu’un par terre… — Ramsès me l’a appris, déclara Sennia en léchant la crème sur ses doigts. Mais je ne l’ai fait qu’une fois, et seulement après qu’il m’a poussée. Je dirigeai mon regard indigné sur mon fils. Il évita mes yeux et se mit à marmonner. — C’était juste une petite astuce inoffensive pour faire un croche-pied à quelqu’un – de la légitime défense, en fait –, c’est efficace uniquement si la personne s’approche un peu trop… Nefret se mit à rire. — Ne t’inquiète pas, mon chéri. Mère désapprouve peut-être tes méthodes mais elles ont porté leurs fruits, apparemment. Alors, Sennia, tu aimes bien l’école maintenant ? — Oh, oui. Les leçons ne sont pas trop ennuyeuses et tout le monde veut être avec moi quand nous formons les équipes pour jouer. Ainsi donc, tout était pour le mieux. Sennia consentait aimablement à poursuivre son éducation et j’informai les 115
personnes concernées qu’elles partiraient sur l’Amelia le lendemain. Ce fut tout aussi bien que je l’eusse fait, car le courrier du soir apporta une lettre d’Howard, qui était retourné à Louxor pour une brève visite. Elle contenait une nouvelle qui fit bouillir de colère Emerson. Le dernier vol avait été d’une audace incroyable. Les scélérats avaient emporté une partie de la statue colossale en granit noir de Ramsès II qui se trouvait dans son temple funéraire sur la rive ouest. La statue était en morceaux, mais la tête était intacte. La tête avait été le premier élément à disparaître. Son absence avait été remarquée, non par un gardien, mais par un touriste – l’une de ces personnes dont la curiosité confine à l’obsession et qui connaissent par cœur leur Baedeker. Il avait signalé ce fait aux autorités, qui avaient promis de mener une enquête. Le temps qu’elles se déplacent pour inspecter le Ramesséum, deux autres gros morceaux de la statue avaient disparu. — Comment diable a-t-il fait cela ? s’exclama Emerson en agitant la lettre d’Howard comme un drapeau de bataille. Cette satanée tête devait peser plusieurs centaines de kilos. Et il a eu la sacrée effronterie de revenir la nuit suivante, alors que le premier vol avait été signalé… — Il ? répétai-je. Emerson eut une violente quinte de toux. — Qui que cela ait été, dit Ramsès. Père, désirez-vous un verre d’eau ? — J’aimerais… euh… humpf ! Non, je vous remercie, mon garçon. Je suppose, poursuivit Emerson, que l’un des Abd erRassul aurait très bien pu faire ce travail. Les hommes de Gourna comptaient parmi les pilleurs de tombes les plus accomplis d’Égypte. On ne pouvait s’empêcher de suspecter qu’il y avait un facteur héréditaire. Leurs ancêtres avaient localisé et pillé des tombes depuis les temps pharaoniques. Les frères Abd er-Rassul avaient fait montre d’une aptitude quasi surnaturelle à détecter des sépultures dissimulées. La cache des momies royales n’avait été qu’une de leurs découvertes parmi d’autres. — Toutefois, cela n’est pas du tout leur spécialité, déclara Nefret d’un air pensif. Les fragments de cette statue se 116
trouvaient dans le temple depuis des années. On ne peut pas vraiment blâmer les autorités – si on peut les appeler ainsi – de ne pas avoir posté des gardiens. On a utilisé un palan pour soulever les blocs, n’est-ce pas ? — Pas nécessairement, répondis-je. Vous avez vu nos ouvriers soulever des objets encore plus lourds uniquement grâce à la force brutale et à l’adresse. Ma foi, ce sera un joli petit mystère que vous aurez à résoudre, ma chérie, Ramsès et vous. Sans le moindre danger, pensai-je. Les voleurs de Gourna étaient des ruffians, mais aucun d’eux n’était porté à la violence. Nous nous tenions sur l’appontement et faisions au revoir de la main tandis que les hommes éloignaient à l’aide de perches l’Amelia de la rive. La grande voile prit le vent et se gonfla. La force des vents du nord et l’habileté de Rais Hassan emporteraient le bateau en amont. La machine à vapeur que nous avions fait installer, une dépense effroyable et à l’encontre de mon désir, réduisait la durée du trajet à un peu plus d’une semaine, mais ils n’étaient pas pressés, et s’ils suivaient mes conseils, ils utiliseraient cette satanée machine bruyante et malodorante uniquement quand il n’y aurait pas de vent. Emerson glissa le bras autour de ma taille. — Crénom, Peabody ! dit-il d’une voix que l’émotion rendait bourrue. — Oui, très cher. Cela fait trop longtemps. Allons-nous prévoir un voyage pour nous deux, plus tard dans la saison ? — Pourquoi pas ? Nous devrions être en mesure de régler l’autre affaire assez rapidement. — Quelle autre affaire ? Emerson me prit par le coude et nous repartîmes vers la maison. — Eh bien, la petite question de l’assassin en larmes. Ce n’est pas un mauvais titre pour un roman policier, ajouta-t-il, pensif. Je tournai la tête et le considérai. La brise lui ébouriffait les cheveux et la lumière mettait en valeur ses traits énergiques. — Allons, ne me dites pas que vous n’y avez pas pensé ! reprit-il. Vous affirmez toujours que vous prévoyez mes intentions et mes déductions. 117
— J’y avais pensé, bien sûr. J’attendais que Ramsès soit parti pour aborder la question avec vous. Il n’aime pas que nous intervenions, vous savez. — Si les choses se passent comme je l’espère, il n’en saura rien. Il est sacrément trop compatissant. Non que je veuille du mal à ce pauvre bougre. Je désire simplement l’interroger et l’aider, s’il a besoin d’aide. — J’aimerais l’aider à retourner en prison. Vous êtes aussi compatissant que Ramsès. Comment pouvez-vous l’un et l’autre faire preuve d’une telle indulgence au sujet d’une agression meurtrière… — Je crois que vous ne comprenez pas tout à fait la… euh… motivation, Peabody. — Expliquez-moi, alors. Emerson m’attira vers un mur, à l’abri du vent, et sortit sa pipe. Il fit tout un cirque pour la bourrer et l’allumer. Après avoir tiré quelques bouffées d’un air rêveur, il déclara : — Non, très chère, je n’y tiens pas. Il y a certains sujets qu’un gentleman n’évoque pas avec une dame, et vous êtes toujours délicieusement naïve au sujet de… euh… — Oh, bon sang ! m’écriai-je. Vous voulez dire que cet infortuné garçon est… a… était… — Pas si naïve que cela, à ce que je vois, fit remarquer Emerson comme pour lui-même. Je le pense, en effet. Cette hypothèse explique en grande partie le comportement émotionnel d’Asad. — Mais… mais… — Ma pauvre chérie, ne soyez pas si atterrée. C’est parfaitement naturel – pour certaines personnes – et parfaitement inoffensif – pour la plupart d’entre elles. Ramsès ne pouvait guère y remédier, si un jeune homme… euh… s’est épris de lui, guère plus qu’il ne peut empêcher des jeunes femmes de s’enticher de lui. J’ai trouvé qu’il avait très bien géré cette affaire. J’espère seulement qu’Asad ne s’est pas tranché la gorge dans un accès de remords. — Il ferait une chose pareille ? — Il le pourrait. C’est notamment pour cette raison que je tiens à le localiser. Et avant que vous le condamniez pour cette 118
agression un brin pathétique, n’oubliez pas que, dans les affaires de cœur, une femme peut se montrer plus implacable qu’un homme. À l’évidence, je ne pouvais le nier. Je retournai dans ma tête divers exemples, tirés de mon expérience personnelle, tandis que nous poursuivions notre chemin. Emerson prit ma main et me fit presser le pas. Comme toujours, il était impatient de se rendre sur le chantier. — Pas si vite, s’il vous plaît, dis-je. Nous n’avons pas encore décidé comment nous allions procéder pour trouver ce garçon insaisissable. S’il avait désiré notre aide, il nous l’aurait déjà demandée. — Ce ne sera pas facile, admit Emerson. Mais nous pourrions entreprendre certaines démarches… Nous commençâmes le soir même. Mr Bassam fut enchanté de nous voir. Des légumes verts figuraient bien en vue sur le menu, et une forte odeur d’oignons avait envahi la salle. — Ce que vous avez, dit Emerson, en coupant court aux offres traditionnelles de mets divers, que Bassam n’avait pas à sa disposition. Nous eûmes notre table habituelle, près de la porte ouverte du restaurant. Je ne m’étais pas rendu compte que je surveillais l’entrée quand Emerson me donna un coup de pied sur la cheville et me suggéra, en ce qu’il pensa être un chuchotement, d’être plus discrète. Après un excellent repas, Emerson invita Bassam à se joindre à nous pour un café et un narguilé. Le narguilé est une habitude que je n’ai jamais prise, et je me demandai, tandis que les deux hommes se passaient le tuyau tour à tour, comment diable Emerson pouvait ingérer tant de substances douteuses sans le moindre dérangement alimentaire. Bassam lui fournit l’ouverture qu’il désirait en demandant des nouvelles de Nefret et de Ramsès. — J’ai entendu dire qu’ils étaient partis à Louxor. Emerson me lança un regard. Si Bassam était au courant, alors tous les Cairotes l’étaient. La rapidité à laquelle les potins se répandent dans cette ville est étonnante. 119
— Oui, répondit-il. Ils nous ont dit qu’ils avaient très bien dîné chez vous. Auriez-vous vu par hasard leur ami ? — Ils étaient seuls, répliqua Bassam, déconcerté. Même la dame chatte n’était pas avec eux. — Ils l’ont rencontré en partant, expliqua Emerson. Ramsès m’avait demandé d’aller le voir et de lui remettre un message, mais il a déménagé, apparemment. J’ai pensé que c’était peutêtre l’un de vos habitués. — Ah ! Comment s’appelle-t-il ? Emerson n’avait pas d’autre choix que d’indiquer le seul nom que nous connaissions, mais il était peu probable que le garçon continue de l’utiliser. La description qu’Emerson entreprit de faire ne donna guère plus de résultats. — Des lunettes, jeune, une barbe clairsemée, réfléchit Bassam tout en caressant tendrement la sienne, broussailleuse à souhait. Ce pourrait être l’un des jeunes hommes qui viennent ici de temps en temps. Dois-je guetter sa venue et lui dire que le Maître des Imprécations désire lui parler ? — Dites-lui que le Maître des Imprécations a une nouvelle pour lui. Une bonne nouvelle, qu’il sera content d’apprendre. — Bien joué, Emerson, m’exclamai-je, une fois que nous eûmes pris congé de notre hôte et quitté le restaurant. — Je doute que cela serve à quelque chose. Si Asad a appris quoi que ce soit de son chef provisoire, il a probablement modifié son apparence. Nous fîmes chou blanc ce soir-là, même si nous nous promenâmes avec la lenteur d’un escargot dans les ruelles sombres. Nous pouvions seulement espérer que la nouvelle se répandrait. Ce serait probablement le cas. Les activités d’Emerson suscitaient toujours un très vif intérêt chez les Cairotes. Il glissa quelques mots de plus le soir suivant, dans divers cafés à proximité de l’université. — Les gens ont tendance à revenir vers les lieux qui leur étaient familiers, expliqua-t-il. Il faisait ses études à Al-Azhar et connaît le quartier. Cette visite ne donna rien non plus. Chaque soir, nous restions assis dans le jardin très tard et nous avions informé Ali que si quelqu’un s’approchait furtivement de la maison, il ne 120
devait pas sonner l’alarme mais venir en silence nous en informer. En conséquence, je suggérai que nous tentions une approche plus directe en informant la police de la réapparition d’Asad et en lui demandant ce qu’elle savait sur lui. Emerson était contre cette idée. — Je préfère ne rien avoir à faire avec l’administration britannique, Peabody. Jusqu’à maintenant, elle nous a laissés en paix. Pourquoi éveiller son intérêt ? — Qu’allons-nous faire, alors ? — Attendre. Quelqu’un va immanquablement vous agresser tôt ou tard, cela se produit chaque année. Entre-temps, si vous pouvez vous résoudre à vous accommoder de vulgaires mastabas, nous allons poursuivre notre travail. Je lui pardonnai sa mauvaise humeur, car le travail ne progressait pas aussi vite qu’il l’avait espéré. Nous étions déjà à court de main-d’œuvre. Avec le départ de Ramsès et Nefret, notre équipe avait été réduite de moitié. La tombe que nous avions commencé à dégager était un double mastaba, celle d’un homme et de son épouse, dont le périmètre était encombré d’un mélange confus de tombes plus tardives. Elle comportait pas moins de six puits funéraires et une chapelle avec des vestiges de bas-reliefs peints. Un matin, j’essayais d’aider Selim pour les photographies – il était aussi maladroit que moi pour cette tâche – tandis que les débris non tamisés s’accumulaient et qu’Emerson agonisait Daoud d’injures parce que celui-ci ne tenait pas correctement le bâton de métrage, quand une voix douce s’adressa à moi. — Mrs Emerson ? Euh… bonjour ? Hum… j’espère que je ne vous dérange pas ? Je puis certifier au Lecteur que les points d’interrogation sont nécessaires pour indiquer le ton indécis. Le nouveau venu, qui s’était approché alors que mon œil était fixé sur le viseur de l’appareil photographique, était un homme assez jeune de taille moyenne qui me semblait vaguement familier. Je fus obligée de le regarder une seconde fois avant de le reconnaître. À ma grande surprise, je m’entendis parler également sur le mode interrogatif. — William ? William Amherst ? C’est vraiment vous ? 121
— Oui, m’dame, répondit Amherst. Au moins, il avait suffisamment confiance en son identité pour en faire une affirmation et non une question. Durant plusieurs années, William avait travaillé pour Cyrus, dirigeant les fouilles de ce dernier dans la Vallée des Rois. Je l’avais très bien connu, mais mon incrédulité était compréhensible. William avait été un garçon solide. L’homme qui se trouvait devant moi à présent se tenait les épaules voûtées et la tête baissée. Ses vêtements étaient élimés, ses bottes rapiécées, et la moustache jadis soigneusement taillée lui tombait en désordre sur la bouche. — Ça alors ! dis-je avec une chaleur légèrement forcée. Quel plaisir de vous voir, William, et comme c’est aimable à vous de passer nous saluer ! Nous nous apprêtions à arrêter le travail pour déjeuner. Vous vous joignez à nous ? Ce fut comme si j’avais remonté le ressort d’un automate. La silhouette voûtée se mit à parler avec volubilité. — Je n’aurais pas dû venir à cette heure, Mrs Emerson, mais je sais que le professeur déteste qu’on le dérange quand il travaille, et je n’aurais pas osé me présenter chez vous… — Mais pourquoi ? Emerson sera ravi de vous voir, lui aussi. Il est descendu dans un puits funéraire. Je vais l’appeler. — Non, m’dame, je vous en prie ! Seulement quand je vous aurai dit… Je préfère m’adresser à vous plutôt qu’au professeur, m’dame. Vous pourrez le lui expliquer… si vous voulez avoir l’amabilité de… — Expliquer quoi ? Reprenez-vous, William ! Il avait un air si coupable que je ne pus m’empêcher de demander : — Avez-vous commis un crime, ou avez-vous des ennuis avec le Service des Antiquités ? — Oh, non, Mrs Emerson ! Rien de ce genre. La vérité, c’est que… eh bien, Howard Carter m’a dit que vous cherchiez… Et ensuite j’ai appris que Ramsès et Miss Nefret étaient… Alors j’ai pensé que peut-être… J’avais l’impression d’essayer de traduire une langue dont je ne connaissais que quelques mots. Heureusement, je suis rompue aux devinettes. 122
— Sollicitez-vous une place dans notre équipe ? — Hum… oui. — Pourquoi ? — Euh… — Les qualifications minimales que nous demandons exigent que toute personne que nous employons soit à même de s’exprimer dans un anglais intelligible, déclarai-je avec impatience. Ce que je m’efforce de savoir, c’est pourquoi vous voulez un emploi. La dernière fois que j’ai eu de vos nouvelles – car je m’intéresse à mes amis, William –, vous vous étiez engagé. — J’ai essayé. (Il baissa la-tête.) Ils ne m’ont pas pris. J’ai un… un problème de santé. Le tact m’interdisait de l’interroger plus avant sur ce point. J’avais la certitude de comprendre maintenant comment cet infortuné jeune homme en était arrivé à son état actuel. J’aurais pu lui arracher la vérité, phrase après phrase, mais cela semblait plus simple d’énoncer mes conclusions. — Vous vous êtes senti déshonoré et couvert de honte, dis-je. C’est parfaitement stupide, William, mais une réaction de ce genre est typique de la gent masculine. Alors vous avez décidé de noyer votre honte dans la boisson, d’abandonner une carrière prometteuse, et de vous complaire dans l’apitoiement sur votre sort ? Tout à fait caractéristique. Quelle raison ai-je de croire que vous vous êtes amendé ? — Aucune, répondit William humblement. Mais si vous me laissez une chance, je vous jure de faire mes preuves. À ce moment inopportun, la tête d’Emerson apparut. Il se tenait sur une échelle, et le reste de son corps était dans le puits, mais la suggestion d’une décapitation donnait la chair de poule. — Qui est-ce ? cria-t-il. Pourquoi ne travaillez-vous pas ? N’est-ce pas l’heure du déjeuner ? — En effet, criai-je en retour. Venez dire bonjour à un vieil ami, Emerson. Avant qu’il nous rejoigne, j’eus tout juste le temps de dire à voix basse :
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— Je suis portée à vous croire, William, et je ferai tout mon possible pour persuader Emerson. Mais redressez-vous et tenez-vous devant lui comme un homme ! Il était très facile de persuader Emerson. Il était si frustré qu’il aurait probablement engagé un assassin à la hache si cet individu avait été en mesure de traduire des inscriptions en égyptien ancien. Encouragé par une série de coups de coude discrets de ma part, William parvint à s’exprimer de façon cohérente et à regarder Emerson dans les yeux. Il expliqua qu’il avait une chambre dans un « hôtel » au village de Gizeh. Je connaissais cet établissement et je n’aurais pas mis un chien en pension là-bas, mais je décidai d’attendre un peu avant de proposer l’hospitalité de notre demeure à une personne dont les habitudes n’étaient peut-être pas convenables. Ses premiers efforts furent encourageants. Il se présenta à l’heure le matin suivant, lavé, rasé et à jeun, et il travailla infatigablement et bien. Je l’invitai à venir prendre le thé à la maison. Je l’invitai à dîner. Il commença à se remplumer et à prendre de l’assurance. Il plaisait même à Sennia. « Il est plutôt ennuyeux, mais il est gentil » fut son verdict. Au bout de quelques jours, je lui proposai de venir s’installer dans l’une des chambres d’amis. À ma grande surprise, il refusa, poliment mais fermement. — Vous avez déjà tellement fait pour moi, Mrs Emerson. Je ne puis accepter d’autres bontés de votre part tant que je ne les aurai pas méritées. À présent il était suffisamment à l’aise avec moi pour ajouter, avec l’un de ses sourires timides : — Ce n’est pas parce que je passe mes soirées à boire, vous savez. J’en avais déjà la certitude. Je connais les signes de l’alcoolisme. Je n’insistai pas, car toute personne a droit à son intimité. Le Lecteur ne doit pas supposer que la pression du labeur professionnel m’avait fait perdre de vue un autre objectif. Les enfants étaient partis depuis bientôt une semaine quand j’estimai que la politique de « laisser-faire » d’Emerson ne marcherait pas. Personne ne nous avait agressés. C’était 124
extrêmement vexant. Aussi élaborai-je quelques petits plans personnels. Je m’arrangeai pour être en mesure de mettre à exécution au moins deux d’entre eux le même jour. L’efficacité est mon point fort, si j’ose dire. Qui plus est, je ne supposais pas que je pourrais me débarrasser d’Emerson une seconde fois quand il aurait découvert ce que j’avais fait. Je m’éclipsai un après-midi pendant qu’il était très occupé avec un puits funéraire. Je savais qu’il resterait là un bon moment, car il avait mis au jour des fragments de momie très intéressants. Naturellement, je lui laissai un petit mot à la maison, mais j’espérais disposer d’une heure ou deux avant qu’il ne commence à me chercher. Le Turf Club était un bastion de l’étroitesse d’esprit britannique au cœur du Caire. (La description est d’Emerson.) Les Égyptiens n’y étaient pas admis. Ni les sous-officiers. Nous n’étions pas membres du club, nous non plus, mais je ne croyais pas qu’on m’empêcherait d’entrer. En l’occurrence, j’avais vu juste. Le portier était un gaillard robuste à la mine lugubre, qui avait occupé jadis la même fonction au Shepheard. Il fit un pas en avant. J’agitai mon ombrelle vers lui d’une manière amicale. Il recula en hâte et ouvrit la porte à la volée. Je venais au Turf Club pour la première fois, car Emerson et moi refusions d’accorder notre clientèle à des établissements de ce genre, mais j’avais entendu dire que beaucoup d’officiers et de hauts fonctionnaires avaient l’habitude de se retrouver ici pour prendre un verre et bavarder avant d’aller à divers rendezvous en début de soirée. La grande salle était apparemment l’endroit où ces activités avaient lieu. Il n’y avait pas encore foule, car il était tôt, mais j’aperçus un certain nombre de visages familiers. Ils m’aperçurent également. Certains détournèrent les yeux, comme devant un spectacle obscène, tandis que d’autres me regardaient avec stupeur et murmuraient entre eux. Je réalisai que j’étais la seule femme présente. Apparemment, l’enceinte sacrée était interdite aux femmes aussi bien qu’aux autres races inférieures. Je repérai un endroit d’où j’avais une bonne vue des faits et gestes et je me mis à mon aise. Je pense que personne n’aurait 125
pu trouver à redire à mon aspect. Je portais un élégant tailleur en soie jaune safran et mon chapeau préféré. On aurait pu considérer que l’ombrelle était une note légèrement discordante, car elle était plus volumineuse et plus ordinaire que les ombrelles frivoles qu’affectionnent les dames à la mode. J’avais eu l’occasion par le passé de faire valoir l’utilité d’une ombrelle renforcée. Elle prouva son utilité une fois encore. Ne parvenant pas à attirer l’attention d’un serveur, je m’en servis pour accrocher le bras de l’un d’eux et commandai un whiskysoda. Le brouhaha des conversations, qui s’étaient interrompues à mon entrée, reprit, mais un ton plus bas. Buvant mon whisky à petites gorgées, je jetai un regard à la ronde. Il n’y avait personne à qui je désirais parler. À l’évidence, personne ne désirait me parler. J’étais là depuis une demi-heure quand le gentleman à qui j’avais envoyé un billet apparut enfin. Il semblait très mal à l’aise, et tandis qu’il se tenait à l’entrée de la salle, je songeai qu’il me rappelait un autre Edward, le lieutenant du Maître du Crime, qui avait été avec nous en plusieurs occasions. À l’instar de Sir Edward Washington, Lord Edward Cecil était très grand, blond, et arborait cette expression légèrement hautaine qui est la marque de fabrique de nos collèges privés. Il ne me vit pas tout de suite. Puis quelqu’un le prit par la manche et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Il se retourna avec un sourire forcé et vint vers moi. — Bonsoir, Mrs Emerson. Je suis désolé de vous avoir fait attendre. — Ne vous excusez pas. J’ai fait en sorte que vous receviez mon message il y a un petit moment seulement, et comme je parierais que mon époux se présentera sous peu, veuillez me faire la faveur de répondre à ma question promptement et sans équivoque. Le ministère de la Guerre essaie-t-il toujours de contraindre mon fils à coopérer avec ses services ? Son pâle sourire s’estompa. — Pour l’amour du ciel, Mrs Emerson, baissez la voix ! J’ignore de quoi vous voulez parler. — J’ai beaucoup de mal à le croire, Lord Edward, répliquai-je avec sévérité. L’homme que j’ai rencontré chez votre frère, sous 126
un nom d’emprunt, est au Caire. Inutile de me demander comment je le sais. J’ai mes sources. Cet homme est un nouveau venu, et par conséquent d’un grand intérêt pour la communauté anglo-égyptienne, et la description que j’ai arrachée à Mrs Pettigrew lui correspond parfaitement. Je présume qu’il est le nouveau directeur du groupe d’individus désorganisés qui constituent nos services de renseignements. Je vous avais prié de l’amener ici ce soir. Où est-il ? Je n’avais jamais vu l’imperturbable Lord Edward si mal à l’aise. Dansant d’un pied sur l’autre et jetant des regards inquiets à la ronde, il s’éclaircit la gorge mais ne pipa mot. J’avais la certitude qu’il essayait d’inventer un mensonge qui mettrait fin à mon interrogatoire, même s’il lui aurait été impossible de supposer qu’il y parviendrait. Cette difficulté lui fut épargnée quand il aperçut l’homme qui venait d’entrer. — Ah ! dis-je. Le mystérieux Mr Smith. Peut-être aurez-vous l’amabilité de faire les présentations, Lord Edward. Sans quoi, je serai contrainte de le héler, d’une voix claire et forte, en l’appelant par le nom qu’il m’a donné. — Vous le feriez, n’est-ce pas ? marmonna Lord Edward. Il fit un geste de la main, précipitamment et sans son élégance habituelle. Le mystérieux Mr Smith nous avait vus. Sa bouche se crispa au point de disparaître complètement, mais comprenant qu’il était bel et bien piégé, il s’efforça de faire bonne figure. — Navré de vous avoir fait attendre, Cecil, dit-il d’un ton doucereux. Et il s’inclina devant moi, comme devant une inconnue. Lord Edward le présenta : l’honorable Algernon BracegirdleBoisdragon. — Enchantée, dis-je. Je crois savoir que vous êtes arrivé récemment au Caire. J’espère que vous trouvez cette ville agréable. Je ne lui donnai pas le temps de répondre, car je me rendais compte qu’il s’apprêtait à s’excuser. Baissant la voix, je poursuivis : — Essayez de prendre un air plus affable. Vous saviez assurément que vous me rencontreriez tôt ou tard. Votre 127
compagnie me déplaît tout autant que la mienne vous déplaît, alors venons-en au fait. Pourquoi vos services ne nous ont-ils pas informés que l’un des lieutenants de Wardani s’était évadé ? — J’ignorais… — Allons, ne me mentez pas. Si vous ne le saviez pas, vous êtes encore plus incompétent que je ne le pensais. Les autres se sont-ils également évanouis dans la nature ? Prendre cet homme au dépourvu n’était pas chose facile. Ses yeux se réduisirent à des fentes. — Comment avez-vous su, pour Asad ? Si vous le saviez, pourquoi n’avez-vous pas prévenu la police ou les militaires ? — Bien joué, répliquai-je d’un air approbateur. C’est un plaisir de croiser le fer avec un adversaire aussi habile que vous, mais vous ne pouvez pas me mettre sur la défensive. Je vous ai posé une question la première. — Vous feriez mieux de le lui dire, l’avertit Lord Edward. Le professeur va arriver, et vous n’avez certainement pas envie que ce soit lui qui pose les questions. Le visage de Bracegirdle-Boisdragon se durcit. — En fait, nous ne nous intéressons plus à cette bande de révolutionnaires velléitaires. Désormais, ils ne représentent plus une menace. — Dois-je comprendre que vous avez laissé les autres s’évader également ? Ce fut le ton de ma voix, plus que les mots eux-mêmes, qui fit s’empourprer son visage de colère. Il semblait bien plus humain et, ainsi que je l’avais espéré, son irritation grandissante amena une réponse prompte. — Non, madame, en aucun cas ! Nous les surveillons encore plus étroitement depuis qu’Asad s’est évadé. Je suis navré si le fait de ne pas vous avoir prévenus vous a causé des ennuis… Je compris que c’était une tentative sournoise pour me soutirer des informations. Après avoir pesé le pour et le contre, je décidai de les lui fournir. — On pourrait appeler cela ainsi. Heureusement, Ramsès n’a pas été grièvement blessé. Si je n’avais pas su que l’homme était un hypocrite professionnel, j’aurais juré que sa surprise n’était pas feinte. 128
— Blessé ? Par Asad ? Quand cela s’est-il passé ? — Rien de grave. Maintenant, Mr – oh, bon sang, peu importe ! – ne perdons pas de temps. J’ai une autre question et je veux une réponse franche et catégorique. J’attends l’arrivée d’Emerson d’un instant à l’autre. Avez-vous, vous ou l’un de vos collaborateurs, approché Ramsès de nouveau au sujet de l’affaire dont nous avions discuté chez Lord Salisbury ? Il hésita – pesant le pour et le contre, comme je l’avais fait – mais pas très longtemps. — Je devine pourquoi un tel soupçon a pu vous venir à l’esprit, Mrs Emerson. Je puis vous affirmer que l’agression commise par Asad sur votre fils a sans doute été motivée par les activités précédentes de celui-ci. À ma connaissance, il n’y a aucune raison en ce moment… Lord Edward se rendit coupable d’impolitesse en l’interrompant. — Sapristi ! N’est-ce pas… C’était. On ne peut se tromper sur les bruits que fait Emerson quand il arrête l’automobile, particulièrement lorsqu’il est pressé ou furieux. En l’occurrence, il était les deux, ainsi qu’il le démontra promptement. La porte ouverte à la volée heurta violemment le mur, et il apparut, tel Hercule ou un autre héros légendaire de l’Antiquité, poings serrés et yeux flamboyants de colère. Il avait dû trouver mon message dès son retour du chantier, car il portait toujours ses vêtements de travail couverts de poussière et tachés de sueur, et, bien sûr, il avait égaré son chapeau. Tous les hommes présents étaient en uniforme ou en complet-veston, mais Emerson faisait montre d’une superbe indifférence à l’égard de sa tenue peu appropriée. En ce moment, il en était de même pour moi. Il éclipsait tous les hommes présents dans la salle. Emerson se dirigea droit vers moi, écartant d’une poussée ceux qui n’étaient pas assez rapides pour le laisser passer. Quand il me rejoignit, j’étais seule. Lord Edward ne s’était même pas excusé, et Mr Smith s’était tout simplement volatilisé. Je ne supposais pas qu’Emerson allait pester contre moi en public, mais pour plus de sûreté, je parlai la première.
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— Bonsoir, très cher. Désirez-vous prendre un whisky-soda avec moi ? — Pas dans ce bouge. (Il ne prit pas la peine de baisser la voix.) Venez, Peabody. Euh… si vous êtes prête. Une fois dehors, Emerson dit ce qu’il pensait des personnes qui n’avaient pas la politesse la plus élémentaire de consulter leur époux avant de se lancer dans une expédition insensée. — Eh bien, mon cher, répondis-je, votre petit stratagème consistant à attendre qu’on nous agresse n’a pas été couronné de succès. Ce n’est guère surprenant, en fait, quand on considère que nous ne sommes allés nulle part, excepté sur le chantier. Nous devons sortir et nous montrer partout, loin de… — Mais pourquoi ce satané Turf Club ? Vous savez ce que je pense de cet endroit, et si vous espérez provoquer une agression violente, je connais des lieux plus appropriés. — C’est là que les officiers et la plupart des hauts fonctionnaires passent leurs moments de loisirs. J’ai estimé que certains d’entre eux étaient probablement au courant de l’évasion d’Asad. C’était le cas. Vous ne devinerez jamais qui j’ai rencontré. — Détrompez-vous ! J’ai vu ce salopard avant qu’il détale, tel un scarabée derrière une plinthe. Vous saviez qu’il serait là ? — Oui. J’avais appris sa présence au Caire quand j’ai pris le thé au Shepheard avec Mrs Pettigrew, Mrs Gorst et Mme Villiers. Comme je vous l’ai souvent dit, Emerson, les sources d’informations que vous qualifiez grossièrement de commérages… — Arrêtez, Peabody ! Je suis déjà dans un état d’exaspération extrême. — Entendu, mon cher. J’avais demandé à Lord Edward de l’amener au club. Son véritable nom est BracegirdleBoisdragon, avec un honorable, pas moins. Ce n’est pas étonnant qu’il ait choisi un pseudonyme comportant une seule syllabe ! Quand je l’ai interrogé, il a admis être au courant de l’évasion d’Asad, a professé un désintérêt total pour les allées et venues des ex-rebelles, en affirmant qu’ils étaient inoffensifs désormais, et m’a demandé comment je l’avais appris. — Vous le lui avez dit ? 130
— Oui. L’idée m’est venue, voyez-vous, que c’était peut-être le ministère de la Guerre qui avait mis Asad sur la piste de Ramsès, dans l’espoir de lui faire peur afin qu’il travaille de nouveau pour les services de renseignements. Emerson lâcha sa pipe qu’il s’apprêtait à bourrer. — Faire peur à Ramsès ? répéta-t-il, dans un grondement évoquant le tonnerre. — Le terme était mal choisi, admis-je. On n’intimide pas Ramsès aussi facilement. Toutefois, ceux qui ne le connaissent pas très bien… — Peabody ! (Le rugissement fut étouffé. Emerson cherchait sa pipe à tâtons sous le siège. Il se redressa, le visage empourpré, et lançant des postillons.) Cette théorie est parfaitement insensée. — Comme beaucoup de personnes des services de renseignements. — Hmmm. — Je n’affirme rien, je présente simplement cette interprétation comme une possibilité. Et si nous dînions chez Bassam pour lui demander s’il a eu des nouvelles d’Asad ? Ensuite nous pourrions nous promener dans les rues de la vieille ville, bras dessus bras dessous et main dans la main… — Dos à dos, plus vraisemblablement ! grommela Emerson. (Mais ses sourcils avaient repris leur position normale et ses lèvres esquissaient un sourire.) Vous êtes incorrigible, Peabody, et vous n’êtes pas habillée pour une bagarre, en admettant que nous ayons suffisamment de chance pour en provoquer une. Est-ce une nouvelle robe ? Elle vous va à ravir. — Ce n’est pas une nouvelle robe, et vous m’avez vue la porter plusieurs fois, mais je suis sensible au compliment. Ne craignez rien, mon cher, je suis armée et parée à toute éventualité. Le restaurant était bondé, mais Bassam nous avait gardé une table. J’avais envoyé quelqu’un le prévenir que nous venions, et je fus très touchée en voyant tous les efforts qu’il avait déployés. La nappe était d’une propreté irréprochable (et encore légèrement humide) et un bouquet de fleurs l’égayait. Les roses commençaient à se flétrir. Il n’avait pas mis d’eau dans le vase.
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Après tout, elles dureraient jusqu’à ce que nous ayons fini de dîner, et c’était l’impression immédiate qui comptait. L’homme affable nous accueillit avec un cri de triomphe. — Je l’ai trouvé ! — Splendide ! dis-je en prenant la chaise qu’il tenait à mon intention. Emerson se montra moins enthousiaste. — Comment savez-vous que c’est l’homme que nous cherchons ? — L’un d’eux l’est forcément. Il y en avait trois qui portaient des lunettes et j’ai répété votre message à chacun. — Cela ne signifie absolument rien, bougonna Emerson, une fois Bassani parti dans la cuisine. Si l’un d’eux était Asad, ce dont je doute, il n’a pas saisi l’allusion. — Il nous approchera peut-être, ou nous agressera, quand nous rentrerons, répondis-je. Emerson grimaça un sourire. — Toujours aussi optimiste, ma chère ! Nous nous attardâmes sur notre dîner. L’heure était très avancée quand nous partîmes. J’avais bon espoir, mais je fus bientôt déçue. Nous marchions lentement dans certaines des ruelles les plus sombres que j’aie jamais vues, même au Caire, mais les silhouettes vagues qui nous croisaient ne prononçaient pas un seul mot. Nous avions laissé l’automobile au Club et pris une calèche. Cette suggestion de bon sens était la mienne. Ainsi que je l’avais fait remarquer à Emerson, une fois qu’il était assis derrière le volant du véhicule, il aurait été quasi impossible à quiconque de le faire s’arrêter. Quand nous atteignîmes la place de Bab elLouk, où nous avions demandé au cocher d’attendre, nous constatâmes que le gaillard s’était endormi, affaissé en avant et la tête inclinée. Emerson annonça notre arrivée d’une voix forte et m’aida à monter dans la calèche, qui était, à ma grande déception, autrement inoccupée. Ah, tant pis, pensai-je, il y a encore une chance pour que nous tombions dans un guet-apens avant d’arriver au Club. Cela ne se passa pas du tout comme je l’avais espéré. Le cocher arrêta brusquement le cheval en tirant violemment sur 132
les rênes et se mit à frapper le pauvre animal avec son fouet. Proférant un flot de jurons, Emerson se leva d’un bond et voulut saisir le cocher. Tout le monde savait que nous ne permettions jamais de telles brutalités, aussi l’homme était-il prêt. Il accueillit le mouvement impétueux d’Emerson d’un coup de poing qui fit retomber celui-ci en arrière sur la banquette. Entre-temps, je me retrouvai très occupée avec un autre individu qui avait ouvert la portière et essayait de me faire sortir de force de la calèche. Je pense qu’il fut très surpris quand, au lieu de résister, je descendis promptement du véhicule et marchai lourdement sur ses pieds nus. Nos rôles étaient inversés, à présent : il tentait de s’enfuir et j’étais résolue à ce qu’il ne m’échappe pas. Je tenais mon ombrelle dans ma main. D’un vif tour de poignet, je dégageai la jolie petite épée dissimulée dans le manche et je portai un coup de pointe. Il émit un couinement. Je n’avais pas dû le blesser grièvement, cependant, car il voulut me frapper avec son poignard. Je bloquai le coup très efficacement, mais il fut assez violent pour me projeter en arrière contre la portière ouverte du véhicule. Tout s’était passé très vite. J’avais certainement proféré un juron, bien que je n’en aie pas gardé le souvenir. Emerson accourut vers moi et me prit par le bras. — Poursuivez-le ! haletai-je. Car l’homme que j’avais blessé avait disparu. — Qu’il aille au diable ! Crénom, vous ne voyez donc pas que vous êtes blessée ? — Absurde ! répondis-je, tout en me demandant pourquoi ma voix semblait si lointaine. Ce n’est qu’une… Quelques instants plus tard, je me retrouvai à moitié assise, à moitié étendue, sur la banquette de la calèche, avec Emerson penché sur moi. J’entendis quelque chose se déchirer. C’était la manche de ma veste. La lumière qui nous entourait émanait, ainsi que je le découvris, de la torche d’Emerson, qu’il avait calée sur la banquette. Avec la douceur et l’efficacité dont sont empreints ses gestes, il noua des bandes de tissu autour du haut de mon bras, tout en grommelant.
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— C’est moins grave que je ne le redoutais. Ma pauvre chérie, quelle satanée idiote vous faites ! Tenez bon, je vais vous ramener au Club et nous trouverons un médecin… — C’est inutile. Où est mon ombrelle ? Trouvez mon ombrelle, Emerson, je l’ai probablement fait tomber par terre. Jurant violemment de soulagement et d’exaspération, Emerson localisa l’objet et le lança dans la calèche avant de s’installer sur le siège du cocher. Le malheureux cheval était très agité, mais les mains fermes d’Emerson et sa voix apaisante eurent tôt fait de le calmer. Tout en conduisant, il tournait sans cesse la tête pour me regarder et poussait des exclamations d’inquiétude et de réprobation. — Combien de fois vous ai-je dit de ne pas attaquer un homme armé avec cette satanée ombrelle ? Vous êtes toujours consciente, mon amour ? Vous êtes aussi irréfléchie que Ramsès, et étant donné que vous faites seulement la moitié de sa taille, votre impétuosité confine à la débilité mentale. Je devrais vous faire enfermer. Parlez-moi, ma chérie. Êtes-vous évanouie ? — Certainement pas. C’est une simple égratignure. Crénom, je crois que j’ai perdu mon chapeau préféré !
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— Une agression grotesque, un travail d’amateur, fit remarquer Emerson avec aigreur. — Et après tout le mal que nous nous étions donné, convinsje. Nous échangeâmes un regard et éclatâmes de rire en même temps. Cela avait été une prestation ridicule, particulièrement la fin, quand nous nous étions avancés sur la pointe des pieds, tels deux cambrioleurs, à travers la maison plongée dans l’obscurité pour ne pas réveiller Fatima ou Gargery. Cependant, je ne pensais pas que nous pourrions leur cacher la vérité indéfiniment. Les cheveux épais d’Emerson avaient amorti le coup en grande partie et la bosse n’était pas très visible, mais mon élégant tailleur était bon à jeter, et même si je parvenais à le dissimuler, Fatima s’apercevrait qu’il avait disparu et exigerait de savoir ce que j’en avais fait. Je laissai Emerson m’aider à enlever mes vêtements tachés de sang et panser ma petite blessure. Emmitouflée dans un peignoir en soie rose confortable mais seyant, un verre de whisky à la main et mon époux assis près de moi sur le canapé, je me sentis revigorée et prête à discuter des incidents qui venaient de se produire. — L’aspect le plus intéressant de la soirée, poursuivit Emerson, c’est que nous avons apparemment attiré un nouveau groupe d’ennemis. Je ne crois pas qu’Asad était pour quelque chose dans cette agression. — Leur intention était peut-être de l’empêcher de nous approcher. — Cela ne rime à rien, Peabody. L’un d’eux avait pris la place du cocher, ce qui n’était pas sorcier. L’autre devait se tenir à proximité, nous guettant et surveillant les environs. Si Asad avait essayé de nous aborder, il suffisait au deuxième homme de 135
l’assommer ou bien de l’emmener de force. Au dire de tout le monde, c’est un garçon timide, de petite taille. Par contre, nous sommes connus pour être de redoutables combattants. Pourquoi nous agresser – et avec deux hommes seulement ? Crénom, c’est une véritable insulte ! — Cette attaque ne devait peut-être pas réussir. Le ruffian qui a essayé de me tirer de force de la calèche n’a sorti son poignard qu’après que je l’ai cloué contre le mur avec six pouces d’acier dans le corps. Emerson s’esclaffa de nouveau et passa son bras autour de mes épaules. — N’exagérez pas, Peabody. Si vous lui aviez enfoncé six pouces d’acier dans le corps, il n’aurait pas été en état de détaler aussi vite. Que je regrette de vous avoir fait cadeau de cette maudite ombrelle-épée ! — Vous mélangez tout, très cher. — Hmmm, oui. (Emerson posa son verre sur la table basse et sortit sa pipe de sa poche.) Vous avez une théorie sur l’identité de celui qui a organisé cette dernière agression, n’est-ce pas ? — Seulement une idée. Ce que Cyrus appellerait une intuition. — Ah ! Vous voulez bien me dire laquelle ? — Non, je préfère m’abstenir. Emerson ôta son bras et s’écarta un peu. — J’ai une intuition, moi aussi. — Je m’y attendais. — Je ne vous dirai pas laquelle, moi non plus. — Je m’y attendais. Emerson me prit dans ses bras et m’installa sur ses genoux. Me serrant contre lui, il fit remarquer : — Je pourrais continuer d’argumenter avec vous toute la nuit, mon amour, mais vous devez vous reposer. Vous avez perdu au moins une demi-tasse de sang ce soir. Avant que je vous mette au lit, dites-moi ce que vous voulez faire à propos de cette histoire. Devons-nous en informer les enfants ? — Oh, Emerson, je ne sais pas… (Je n’avais pas pris conscience à quel point j’étais lasse jusqu’à ce que je fusse appuyée contre son torse puissant et sentisse ses bras vigoureux autour de moi.) Nous sommes convenus de ne rien nous cacher, 136
mais si Ramsès et Nefret apprennent que nous avons été victimes d’une agression, ils reviendront immédiatement au Caire pour nous protéger. — Je le suppose, en effet, rétorqua Emerson, d’un ton légèrement surpris. C’est inutile, bien sûr, mais… Eh bien. Hmmm. Et pour Gargery, Fatima, et les autres ? — Je préférerais ne rien leur dire si nous le pouvons, et je pense que nous avons une bonne chance d’y arriver si je parviens à me débarrasser de ce tailleur. Je vais en faire un paquet et je l’emporterai au chantier demain pour l’enterrer. — Fatima ne remarquera pas qu’il a disparu ? — Quand elle s’en apercevra, j’aurai trouvé une explication. — Je n’en doute pas. Crénom, la vie serait infiniment plus simple si nous n’étions pas contraints de tromper nos amis aussi bien que nos ennemis ! Il se leva et me porta dans notre chambre. Naturellement, je me sentais en pleine forme le matin suivant et prête à reprendre le travail. Certaines personnes pourraient trouver étrange le fait que nous poursuivions nos fouilles comme si rien ne s’était passé, mais nous étions provisoirement dans une impasse. Il nous était impossible de trouver la piste des hommes qui nous avaient attaqués. Il leur suffisait de disparaître dans les ruelles animées du Caire. Nous avions laissé la calèche devant le Turf Club, aux bons soins du portier, en nous fondant sur l’hypothèse que son propriétaire (en supposant qu’il était toujours en vie) irait la chercher là-bas, puisque c’était là que nous l’avions hélé. En l’occurrence, ce fut le cas, ainsi que nous l’apprîmes plus tard ce jour-là du cocher lui-même, qui était venu pour nous rappeler que nous ne l’avions pas payé pour la course. Il ajouta, sur un ton un brin plaintif, que nous lui devions un petit supplément pour le désagrément. Je ne pouvais que partager son avis. C’est très désagréable d’être frappé à la tête, fourré dans un sac et jeté dans un recoin sombre derrière un tas d’ordures. Malheureusement, il n’avait rien d’utile à nous apprendre. Il n’avait même pas vu l’homme qui avait pris sa place, car il dormait quand on l’avait assommé. Il lui avait fallu un certain temps pour défaire ses liens. 137
Les fouilles se poursuivaient de façon satisfaisante. De fait, William Amherst se montrait d’une aide précieuse, et j’éprouvais une certaine fierté, en toute modestie, d’avoir joué un rôle décisif dans son abstinence. Toutefois, ses compétences étaient limitées. C’était un bon copiste – même s’il n’avait pas la classe de Ramsès – et un chercheur expérimenté, mais il ne connaissait rien aux ossements, et nous en trouvions énormément. Le lendemain de notre petite aventure, nous dégageâmes le tiers des puits funéraires et en découvrîmes une nouvelle série, placés dans un cercueil en bois très séduisant. Les ossements eux-mêmes n’avaient rien de séduisant. Des petits morceaux saillaient de façon disgracieuse de la masse des bandelettes pourries, et le crâne, séparé du corps, avait été placé au pied du cercueil, entre deux vases munis d’un cylindre-sceau. Son rictus sans chair fut la première chose que nous vîmes, une fois le couvercle soulevé. — Mon Dieu ! murmurai-je. C’est très étrange. À votre avis, le préjudice a été commis avant ou après la mort ? — Je ne sais pas, grommela Emerson. Et je le saurai seulement quand Nefret pourra examiner cette satanée momie. Il y a un autre squelette derrière le cercueil. Mais aucune trace de bandelettes… Cela prit le restant de la matinée pour dégager le cercueil et le hisser en haut du puits étroit. Je redoutais que les ossements n’aient été déplacés durant l’opération, mais je ne vérifiai pas, car nous étions sur le point d’arrêter le travail pour déjeuner. Une fois que les hommes eurent emporté le cercueil à la maison, nous déballâmes le panier garni et William dit : — Cet après-midi, je vais continuer de dégager la chambre funéraire, monsieur, si vous voulez. — D’abord, les photographies, grogna Emerson. Le deuxième squelette est un vrai fouillis ! — Nous pourrions le laisser in situ, suggérai-je. Jusqu’au retour de Nefret. Et il serait peut-être judicieux de l’attendre avant d’explorer les autres puits funéraires. Les yeux d’Emerson s’étrécirent. — Et attendre Ramsès avant de dégager la chapelle ? Crénom, Peabody, je lis à livre ouvert dans votre esprit ! Que vous 138
apprêtiez-vous à proposer à la place ? S’il s’agit de l’une des pyramides des reines… — Vous m’avez promis que je pourrais en avoir une. Emerson ôta son casque de liège, le jeta par terre, essuya son front en sueur sur sa manche et prit une profonde inspiration – en préalable, supposai-je, à un très long cours. Son torse puissant se gonfla. — Vos boutons, Emerson, lui rappelai-je. Certains sont sur le point de sauter, et je suis lasse de les recoudre. — Quoi ? Oh ! (Emerson baissa les yeux sur sa chemise.) Peabody, vous avez le don de me faire perdre le fil de mes idées. — Je vous demande pardon, très cher. Poursuivez. — Humpf ! J’allais dire qu’il n’y a rien dans ces satanées pyramides, qu’elles menacent de s’effondrer, et que je ne puis en disposer. Notre présence ici est juste tolérée. — Ce n’est qu’un prétexte. Elles font partie de la concession de Herr Junker, et vous n’avez jamais hésité à enfreindre les clauses d’une concession quand cela vous chante. Qui vous en empêcherait ? — Vous voulez dire, qui vous en empêcherait. Il se tient devant vous, Peabody. — Ce n’était qu’une suggestion, répondis-je. J’avais appris que la meilleure façon de faire fléchir Emerson quand il prend la mouche consiste à attendre un moment et à lui présenter les choses sous un autre angle un peu plus tard. — Bien sûr, nous allons finir de mettre au jour le mastaba, convins-je. Puis je commis l’erreur d’ajouter : — Nous avons transporté les déblais jusqu’à la lisière de l’escarpement tout là-bas. Nous pourrions peut-être trouver un site de dépôt plus proche. Celui au sud-ouest, par exemple. Junker et Reisner l’ont utilisé. — Hmmmm, fit Emerson en se frottant le menton. Je ne le revis plus jusqu’à la fin de l’après-midi. William avait terminé de dégager la chambre funéraire, et il voulut savoir ce qu’il devait faire maintenant. Il était devenu tout à fait à l’aise avec moi, mais il n’aurait jamais osé ramasser un tesson de poterie sans la permission d’Emerson. 139
Ce fut seulement après avoir scruté le terrain à l’autre bout du chantier et crié son nom plusieurs fois que j’aperçus la silhouette familière venir dans ma direction à grandes enjambées. Il était nu-tête, comme d’habitude, et couvert de poussière depuis le dessus de ses cheveux noirs jusqu’à ses bottes. Les poches de sa chemise et de son pantalon étaient pleines à craquer. Ses mains ressemblaient à celles d’un homme de peine, ongles cassés et doigts écorchés, à vif. — Par pitié, Emerson, qu’avez-vous fait encore ? m’exclamaije. — Des fouilles, répondit-il. C’est l’occupation d’un archéologue, très chère. J’ai trouvé… — Où sont vos gants ? — Du diable si je le sais ! Cessez de faire des histoires pour rien, Peabody. J’ai décidé d’examiner le site de dépôt dont vous aviez parlé. Savez-vous qu’aucun de nos prédécesseurs n’a pris la peine de tamiser les débris ? Ce monticule est rempli d’objets qu’ils ont négligé de garder. J’ai déniché plusieurs choses intéressantes. Il entreprit de vider ses poches. À première vue, les petits éclats de pierre semblaient sans valeur, mais l’œil d’Emerson n’est jamais pris en défaut. Un regard plus attentif me certifia que l’un de ces morceaux était un pied miniature qui avait probablement fait partie d’une statuette. — Très joli, dis-je. Mais cela ne valait pas tant d’efforts. Emerson me lança un regard sévère. — Cette affirmation est un manquement à tous les principes de l’archéologie que je me suis efforcé de vous inculquer. Aucun fragment n’est trop petit, aucun effort trop grand. — On avait placé intentionnellement le fragment de stèle que Sennia a trouvé, Emerson. Il tressaillit. Il déteste quand je semble lire dans ses pensées. — C’était la théorie de Gargery. Que connaît-il aux fouilles ? J’y ai pris un vif plaisir, vous savez. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas sali les mains. — Quelle bêtise ! Vous vous les salissez toujours. Et elles sont écorchées, meurtries et lacérées. Vous auriez pu au moins mettre vos gants. 140
— Quels gants ? Un horrible pressentiment m’envahit. — Emerson, j’espère que vous n’avez pas l’intention de dégager et d’examiner de nouveau ce monticule de débris ! Il fait plus de sept mètres de haut et couvre des dizaines de mètres carrés ! — Quelqu’un devra bien le faire un jour ou l’autre, Peabody. Je ne peux pas laisser ce monticule intact. Il y a peut-être des tombes en dessous. — Il y a plein de tombes dans ce secteur. Et des pyramides. Emerson commença à réagir défavorablement à ce mot. Une fois qu’il eut fini de s’exprimer, il marmonna que nous allions finir de dégager la chapelle avant d’ouvrir un autre puits funéraire, et je me félicitai d’avoir réussi à détourner son attention de ce pitoyable site de déblais. J’étais loin de me douter que nous étions sur le point de tomber sur quelque chose qui la détournerait encore plus efficacement. Nous le trouvâmes une heure plus tard. Plus exactement, ce fut Ismail, l’un des jeunes fils de Daoud, que ce dernier formait pour être porteur de paniers, qui le trouva. Travaillant sous l’œil critique de son père, Ismail retirait les gravats de l’intérieur d’une petite chambre qui avait été ajoutée à une date bien plus tardive au mastaba attenant, plus important, pour un homme qui n’avait pas les moyens de s’offrir une tombe séparée. Comme la plupart des ajouts ultérieurs, elle était dans un état lamentable, et s’il y avait eu des bas-reliefs sur la partie supérieure des murs, ils avaient complètement disparu. Beaucoup de chercheurs n’exigeaient pas une compétence particulière de la part des ouvriers qui accomplissaient cette tâche pénible, mais nous avions appris aux nôtres à guetter tout ce qui pouvait être un objet façonné ou un fragment d’objet façonné. Parfois, si l’un d’eux exhumait un objet particulièrement intéressant, il nous appelait. Ismail n’appela pas. Il poussa un hurlement. Suivit un beuglement de Daoud, qui fit accourir Emerson et me tira en sursaut de la rêverie qui m’affecte généralement après plusieurs heures passées à tamiser des débris. Quand j’arrivai sur les lieux, Emerson était descendu dans le puits et ôtait du sable de 141
quelque chose. William m’avait rejointe et Daoud secouait violemment le pauvre Ismail. — Est-ce ainsi que se comporte un homme ? Tu n’entendras jamais la Sitt Hakim crier quand elle trouve un cadavre. — Non, répliqua Emerson. Elle y est habituée. Ne grondez pas ce garçon, Daoud. Donnez-moi un peu de lumière. — Qu’est-ce que c’est ? demanda William. Encore un squelette ? Il actionna sa torche et la braqua vers le recoin où Emerson était agenouillé. Je parvins à saisir la torche avant qu’il la laisse tomber. J’étais consciente de l’odeur depuis plusieurs minutes. Ce n’était pas un squelette qu’Ismail avait trouvé, ni une momie. Certaines ne sont pas très agréables à regarder, mais un cadavre récent au processus de décomposition très avancé est encore plus déplaisant. L’infortuné garçon avait mis à nu, non pas une main ou un pied, ce qui aurait été déjà tout à fait horrible, mais un visage. Les orbites et la bouche grande ouverte étaient remplies de sable. J’entendis les bruits facilement reconnaissables de quelqu’un qui est pris de violentes nausées, et j’en déduisis, puisqu’il n’était plus à côté de moi, que celui qui vomissait ainsi était William. Je ne me sentais pas très bien, moi non plus, mais je tins la torche d’une main ferme. Emerson se redressa et brandit un objet pour le soumettre à mon examen. C’était la monture en fer tordue d’une paire de lunettes.
Lettre, série T Très chers Père et Mère, J’écris depuis votre « salon à ciel ouvert » sur le pont supérieur de l'Amelia. C’est la fin de l’après-midi, bientôt l’heure du thé, et l’auvent a été enroulé. Il y a une brise très agréable et les falaises sur la rive est se parent d’or. Ce soir, nous ferons escale à el-Til et passerons quelques jours à Amarna pour vérifier l’état des tombes et « faire connaître 142
notre présence », ainsi que vous l’avez suggéré. Bien sûr, nous invoquerons les noms redoutés du Maître des Imprécations et de la Sitt Hakim, et j’ai la certitude que ce sera toute l’autorité dont nous avons besoin. J’avais l’intention de commencer cette lettre plus tôt et de tenir à votre intention une sorte de carnet de bord, afin de la poster à notre arrivée à Louxor. La paresse est ma seule excuse – si c’est une excuse acceptable ! C’est étonnant de constater à quel point le temps passe vite sur le fleuve, et comme c’est facile même pour des personnes énergiques de sombrer dans une agréable torpeur. Mère et Père, je ne pourrais vous dire à quel point je vous sais gré d’avoir suggéré et organisé ce voyage – particulièrement pour l’avoir organisé comme vous l’avez fait. Croyez-moi, je sais que c’était très compliqué, surtout avec Sennia. J’adore cette délicieuse enfant, mais elle ne serait pas restée en place, se penchant du bastingage, essayant de grimper en haut du mât et cajolant les membres d’équipage pour qu’ils lui racontent des histoires, Gargery soufflant et haletant pour la suivre. Ramsès a bien meilleure mine que ces derniers temps. Il a même pris un peu de poids, figurez-vous ! Fatima a dû apprendre à Maaman certaines de ses recettes favorites, en lui donnant pour instructions de nous nourrir toutes les deux heures. Deux jours plus tard. J’ai oublié la date. N’est-ce pas honteux ? Les jours se suivent et se ressemblent. Cette fois, je vais vraiment rédiger un compte rendu digne de ce nom. J’avais suggéré à Ramsès qu’il devrait s’en charger, et il avait répondu par l’affirmative, ensuite il est allé dans le salon, et quand je l’ai rejoint un peu plus tard, il lisait un énorme volume en allemand et a admis qu'il n’avait pas écrit un traître mot. Alors je commence. Vous serez soulagés d’apprendre que la situation à Amarna n’est pas aussi grave que vous ne l’aviez redouté. D’après Ramsès, qui semble se souvenir de chaque satanée scène sur chaque mur de chaque tombe – comment fait-il ? –, les habitants ne les ont pas endommagées, de même que les Stèles 143
Bornes. Il a fait quelques remarques critiques sur les copies de certaines scènes exécutées par Mr Davies, notamment dans les tombes d’Ay et de Parennefer. Il me semble que c'était Parennefer. Peu importe. Ce sera consigné dans son carnet. J’ai été obligée de le tirer de force de la tombe en question. En ce qui concerne le site de la ville, il est si vaste qu’on peut seulement faire des observations générales. Le secteur où les Allemands avaient effectué des fouilles en 1913-1914 a été en partie recouvert par les tempêtes de sable. Ramsès a dit que vous sauriez de quel emplacement il s’agit, ce dont je suis incapable, bien qu'il me l’ait montré. Tout est si plat et sans traits bien marqués. Nous avons parcouru la plaine d’un bout à l’autre – cela représente plus de huit kilomètres ! – et dire que je m'inquiétais d’avoir pris trop de poids ! – sans voir la moindre trace de fouilles récentes. En vérité, la zone est si étendue que je ne puis imaginer comment un voleur éventuel saurait par où commencer. Un jour, nous avons fait un pèlerinage sentimental à l’oued Royal. C’est un endroit incroyable, n’est-ce pas – silencieux comme la mort et aussi désolé qu’un paysage lunaire. Nous avons rendu visite, bien sûr, au cheikh el-Beled dès notre arrivée. Le cheikh se souvenait très bien de vous deux – particulièrement de vous, Mère. Tandis que nous prenions le café, Ramsès a expliqué dans son arabe le plus fleuri que vous montriez un grand intérêt pour le site et que vous seriez tout à fait désolés si quelque chose était endommagé ou volé. Le pauvre homme a blêmi autant que le lui permettait son teint. Lui aviez-vous réellement affirmé que vous exigeriez la tête de quelqu’un dans un panier ? Vous ne nous l’aviez pas dit. Plus tard. Oh, mon Dieu, je l’ai fait de nouveau. Ramsès m’a appelée pour venir contempler le coucher de soleil, et une chose a mené à une autre. Le fleuve semblait embrasé. C’est plusieurs jours plus tard, pour être franche. Je devrais avoir honte de mon oisiveté – j’avais l’intention de lire plusieurs revues médicales et la dernière publication du Fonds pour l’exploration de l’Égypte, et de m’entraîner à dessiner des 144
hiéroglyphes pour aider Ramsès à copier des textes – il ne critique jamais les miens, mais quand j’ai le dos tourné, il les refait ! Il croit que je ne le sais pas. Cela n’a pas été du temps perdu, à moins qu’être heureux soit une perte de temps. Nous avons été coupés de tout – pas de journaux, pas de lettres, pas d’appels téléphoniques. Pourtant, Ramsès commence à s’impatienter. Je connais les signes. Il ne supporte pas l’inactivité très longtemps. Nous arrivons à Louxor demain, aussi notre idylle prendra fin bientôt. Je vous enverrai cette lettre dès notre arrivée et je vous informerai de la situation à Louxor le moment venu. Mère et Père chéris, Nefret insiste pour que j’ajoute quelques mots. Je ne vois pas pourquoi. Elle écrit d’une manière infiniment plus divertissante que moi, et elle vous a dit tout ce que vous aviez besoin de savoir, pour le moment du moins. Je n’ai certainement pas l’intention de parler de façon désobligeante de Mr Davies. Il s’agissait seulement de quelques points mineurs, ce qui n’a rien de surprenant quand on songe à l’étendue de ses travaux et à la rapidité à laquelle ils ont été publiés. Ainsi que Nefret l’a mentionné, les tombes à Amarna sont intactes. J’ai noté un certain nombre de nouveaux graffitis, tous de la main du même touriste qui est peut-être membre d’une secte bizarre – il n'a pas laissé son nom, uniquement un symbole étrange. Ils sont inscrits sur la roche à l’extérieur. Au moins cet individu a eu la décence de ne pas graver son pitoyable monogramme sur les bas-reliefs, ce qu’on ne saurait dire pour certains. Votre fils affectueux, Ramsès.
Manuscrit H Ramsès était parfaitement conscient de la véritable raison qui avait amené ses parents à l’éloigner du Caire. Les sous-entendus 145
de son père avaient la légèreté d’une charge de cavalerie : dans le cas où vous n’auriez pas saisi la première fois, il tournait bride et vous piétinait derechef. Il comprenait leur inquiétude – il leur avait fait passer de mauvais moments la saison dernière – mais parfois il aurait aimé qu’ils s’effacent et le laissent s’occuper seul de ses affaires. Toutefois, c’était bon d’être de retour à Louxor. Le matin suivant leur arrivée, il finit de s’habiller avant Nefret et monta sur le pont. Ils avaient un nouveau steward, un garçon au visage candide qui avait du mal à s’habituer à ses nouvelles obligations. Il n’arrêtait pas de faire tomber des objets, surtout quand Nefret était là. Elle le rassurait avec une telle gentillesse que Ramsès avait fini par se demander si le jeune Nasir ne le faisait pas exprès. Tandis qu’il attendait que Nasir reprenne ses esprits et apporte le café, il s’accouda au bastingage et regarda au-delà des terres cultivées vers les montagnes à l’ouest, empourprées par le reflet du soleil levant. Ils étaient amarrés à l’appontement privé que Cyrus Vandergelt avait fait construire pour son Vallée des Rois, et Ramsès distinguait tous les repères familiers : la route étroite qui menait à la Vallée des Rois, les versants rocailleux de Drah Abu’l Naga et, dans le lointain, le temple en ruine d’Hatshepsout, où David et lui avaient copié certains des basreliefs. David lui manquait, mais moins qu’autrefois. En l’occurrence, le mariage était une affaire qui prenait infiniment plus de temps qu’il ne s’y était attendu, et extrêmement déconcertante. Il aimait Nefret depuis si longtemps, et il avait finalement conquis son cœur. Pourtant, son besoin d’elle devenait plus fort chaque jour, ainsi que la peur de la perdre. C’était pour elle qu’il avait accepté de quitter Le Caire. Elle l’accompagnerait partout où il irait, se battrait à ses côtés le cas échéant – et elle en avait le droit, il ne pouvait le nier, personne n’en avait plus le droit qu’elle – mais cela avait été très difficile pour lui de l’accepter comme compagnon d’armes et alliée, d’égal à égal, quand elle était seulement (seulement !) la femme qu’il aimait. À présent, elle était également son épouse, tenait à lui comme il n’avait jamais imaginé qu’elle le ferait, et il aurait voulu la mettre à l’abri et la garder en sécurité. Elle ne le 146
supportait pas, et ne le supporterait jamais… mais la pensée qu’il pût lui arriver quelque chose lui donnait des sueurs froides. Comment fait Père ? se demanda-t-il. Il perçut sa présence et se retourna. — Zut ! dit-elle en riant. J’essayais de te surprendre. — Je sais toujours quand tu es à proximité. Il prit sa main et l’entraîna vers le bastingage. Ils se tinrent côte à côte en silence jusqu’à ce qu’un fracas de vaisselle annonce l’arrivée de Nasir. — Il le fait exprès, déclara Ramsès, une fois que le jeune garçon eut soigneusement balayé le dernier éclat de porcelaine et que Nefret l’eut congédié. Ramasser ce qu’il a cassé lui fournit un prétexte pour rester plus longtemps. Il faut absolument que tu le réprimandes, sinon nous n’aurons plus une seule tasse. — Nous en achèterons d’autres. Ramsès éclata de rire et secoua la tête. — Que regardais-tu avec une telle attention ? demanda-t-elle. — Tout. Cela m’avait manqué. Je n’avais pas réalisé à quel point. Les yeux de Nefret suivirent la courbe qu’avaient suivie les siens, d’une extrémité de la plaine à l’autre. La lumière rosée sur les falaises avait pris une teinte d’or pâle. — Je crois que cela manque également à Mère et Père, ditelle. Elle a ses pyramides, mais il a vécu ici si longtemps. Cette région abrite tant de souvenirs. — Et quels souvenirs ! Des meurtres et des tortures, et chaque année un nouveau cadavre, ainsi qu’Abdullah avait coutume de le dire. — Certains étaient tout à fait horribles, admit Nefret. Cette pauvre Mrs Bellingham momifiée… — Et les deux autres qui avaient été mutilés par le crocodile mécanique, et Dutton Scudder, et Bellingham lui-même. J’ai certainement oublié quelqu’un, ce ne peut pas être tout. Il s’efforçait, avec un certain succès, d’imiter le ton désinvolte de Nefret, mais elle vit ses lèvres expressives se serrer et s’en voulut de ne pas avoir changé de sujet. Elle avait appris durant ses études de médecine qu’un humour sarcastique était une façon de se protéger des spectacles sinistres de la salle de 147
dissection, et de la douleur de perdre des patients, mais Ramsès continuait d’avoir du mal à feindre l’indifférence. C’était notamment pour cette raison qu’elle l’aimait tant. — Alors, où allons-nous aujourd’hui ? demanda-t-elle tout en beurrant un morceau de pain grillé dur comme du cuir. — À Gourna. J’ai fait prévenir Yusuf hier soir. — Oui, bien sûr. Il la regarda. Les yeux bruns qui étaient si souvent à demi cachés par des paupières tombantes et de longs cils croisèrent les siens. — Ne sois pas patiente avec moi, Nefret. Gronde-moi quand je broie du noir et deviens condescendant. — Mange tes œufs, dit Nefret tendrement. — Ils sont complètement froids. (Il repoussa son assiette.) J’entends des voix. Ce doit être l’homme qui a amené les chevaux. Il est en avance. Prends ton temps, je vais descendre et… — Non, j’ai terminé. Ils gagnèrent le pont inférieur. Ashraf, le membre de l’équipage qui était de garde, faisait face à la personne qui venait d’arriver. Ce n’était pas Yusuf, ni l’un de ses fils. C’était une jeune fille, vêtue d’une tob bleue, dont les larges manches étaient relevées sur sa tête pour ne pas gêner ses mouvements. Le long voile du visage n’était pas aussi courant qu’il l’était au Caire, mais aucune femme respectable ne serait sortie tête nue de chez elle. Le fichu qu’elle portait au lieu d’une tarhah était noué sur sa nuque et couvrait ses cheveux à l’exception de deux longues mèches de chaque côté de ses joues. Pour le moment, la partie inférieure de son visage était dissimulée par un pli de la tob. Tournant le dos à Ashraf, elle abaissa l’étoffe et s’adressa à eux en un cri aigu, et dans un anglais soigneusement articulé. — Bienvenue… bonjour… Je vous en prie, je dois vous parler, maintenant, avant que Jamil arrive. J’ai couru très vite pour être ici avant lui et maintenant cette personne refuse de me laisser passer ! Nefret donna à son mari un coup de coude dans les côtes, lui rappelant quelque chose qu’il ne connaissait que trop bien : fixer du regard une musulmane était encore plus grave qu’une 148
insulte. Toutefois, elle ne pouvait le blâmer de la regarder. La jeune fille devait faire partie de la vaste famille d’Abdullah. Tous étaient très beaux, mais elle avait quelque chose de spécial : de grands yeux bruns attendrissants, des joues rondes, et une pulpeuse bouche rose. Elle était très petite, à peine un mètre cinquante-cinq, et son corps menu était raidi par l’indignation. — Oui, bien sûr, répondit Ramsès. Ashraf essayait de donner l’impression qu’il n’était pas là. Il n’avait rien fait de mal et n’en avait pas eu l’intention, mais il ne lui appartenait pas de faire des avances, même inoffensives, à des visiteurs femmes. — Allons dans le salon. Voulez-vous une tasse de café ? — Oui, je vous remercie. Si cela ne vous dérange pas trop. Elle lança à Ashraf un regard triomphant et passa rapidement près de lui. — Pas du tout, murmura Nefret. Du moins je l’espère. Si Ramsès l’entendit, il n’en laissa rien paraître. À l’instar de son père, il était, de manière sincère et attendrissante, déconcerté par l’effet qu’il produisait sur les femmes émotives (c’est-à-dire la plupart des femmes, songea Nefret). Le temps que Nasir serve maladroitement le café, ils avaient appris l’identité de la jeune fille. Elle s’appelait Jumana et était la fille de Yusuf, l’oncle de Selim, le chef de la branche de la famille qui vivait à Louxor. Ce n’était guère surprenant qu’ils ne l’aient pas reconnue. Cinq ans auparavant, elle faisait partie d’une ribambelle d’enfants qui se ressemblaient tous. Jamil était son frère. — C’est un paresseux, déclara-t-elle, et sa bouche ravissante fit la moue. Il devrait être ici avec les chevaux depuis longtemps. Mais c’est une bonne chose pour moi qu’il soit si lent. J’ai couru tout le temps. — Depuis Gourna ? demanda Nefret. — Non, depuis la maison du Maître des Imprécations. Il avait dit à mon père d’y habiter et de l’entretenir. Vous allez la reprendre maintenant ? — Non, répondit Nefret. (Ils avaient abordé cette question avec les Emerson père et mère avant de quitter Le Caire.) Nous
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séjournerons à Louxor quelques semaines seulement, et nous préférons rester à bord de la dahabieh. — Très bien, mais quelqu’un aurait dû prévenir ma mère. Elle l’a nettoyée de fond en comble et elle m’a fait travailler, moi aussi. Ramsès sourit. Il lui parla comme il l’aurait fait avec Sennia. — Tu n’aimes pas les tâches domestiques ? — Non. Je veux travailler sur les fouilles, comme les hommes. (Elle se pencha en avant, ses délicates mains brunes jointes, ses yeux grands ouverts et sérieux.) Je suis allée à l’école de Mrs Vandergelt. Je sais lire, écrire et parler anglais. Je le parle très bien, vous voyez. Je peux apprendre n’importe quoi. Je suis plus intelligente que Jamil. Il est trop paresseux pour faire des études. Mais mon père a dit que c’est Jamil qui sera votre raïs pendant que vous êtes ici. Pourquoi pas moi ? — C’est un travail pénible, éluda Ramsès. Nefret comprit que cette méthode ne serait pas efficace. Ramsès ne prenait pas la jeune fille au sérieux, mais le joli visage et la silhouette enfantine ne la trompaient pas, elle. Jumana avait reçu davantage qu’une instruction à l’école de Katherine Vandergelt. Si elle avait été anglaise, elle serait allée aux manifestations organisées par les Pankhurst, se serait enchaînée aux grilles et aurait exigé le droit de vote pour les femmes. — Quel âge as-tu ? demanda-t-elle. — Seize ans. Mais je suis très forte. Je peux escalader les falaises aussi bien que Jamil, et porter de lourds paniers. Ramsès s’appuya sur le dossier de sa chaise et lança un regard désemparé à Nefret. Contrairement à certains hommes, il avait suffisamment de bon sens pour savoir quand il était dépassé. — Ce que tu veux est impossible, déclara Nefret. En premier lieu, ton père n’acceptera jamais cet arrangement. Ensuite, tu es trop jeune pour occuper un poste qui comporte de telles responsabilités. Les hommes refuseraient de recevoir des ordres de toi et tu n’as pas eu la formation appropriée. Les grands yeux bruns se remplirent de larmes. — Je pensais que vous alliez m’aider. Vous faites toutes les choses que je veux faire. Et on disait que vous étiez gentille. 150
— Il m’a fallu de nombreuses années pour apprendre à faire ces choses. Quand j’avais ton âge… Elle vit les coins de la bouche de Ramsès se crisper, et elle s’interrompit. Bon sang, je parle comme l’une de ces vieilles dames sentencieuses que j’ai toujours méprisées, pensa-t-elle. — Voici ce que je te propose, reprit-elle. Nous parlerons à ton père et s’il est d’accord, tu pourras passer quelque temps avec nous pendant notre séjour ici. Nous verrons comment tu te comportes, et ensuite, peut-être, il te sera possible d’avoir la formation que tu désires. Je ne te promets rien, tu comprends. La jeune fille se leva d’un bond et se jeta aux pieds de Ramsès. Elle saisit ses mains et commença à les embrasser. — Que les bénédictions de Dieu soient sur vous, Frère des Démons ! Vous le ferez ? Vous parlerez à mon père ? — Oui, oui, bien sûr. (Rouge de confusion, il essaya de se libérer.) Euh… je t’en prie, arrête ! Tu ferais mieux de filer maintenant, avant que Jamil arrive. Elle le gratifia d’un sourire radieux – en accorda un beaucoup moins éclatant à Nefret – et sortit précipitamment. — Tu transpires, fit Nefret d’un ton critique. Où est ton mouchoir ? Il ne l’avait pas encore égaré. La journée ne faisait que commencer. Après s’être essuyé le front, il s’exclama : — Pourquoi a-t-elle fait cela ? Je n’avais rien dit ! C’est toi qui as promis que nous lui laisserions une chance. — Parce que tu es un homme. Elle pense que j’ai besoin de la permission de mon seigneur et maître pour tenir ma promesse, et, ajouta Nefret avec un grand sourire, elle sait que les hommes sont très sensibles à de grands yeux bruns et aux flatteries serviles. — Pas moi. Si je dois supporter de telles démonstrations chaque fois qu’elle se présente ici… — Ma foi, c’est possible, mais maintenant qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait, elle sera sans doute beaucoup moins attentionnée. C’est une petite friponne très calculatrice. Heureusement que j’étais là ! Que lui aurais-tu promis, toi, pour qu’elle cesse de pleurer ?
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— Je préfère ne pas y songer. Tu pensais réellement ce que tu as dit ? Cela ne plaira pas à Yusuf. Il lui a probablement choisi un mari. À son âge, la plupart des Égyptiennes sont déjà mariées. — Bien sûr que je parlais sérieusement, et peu m’importe que cela plaise ou non à Yusuf. Nous verrons bien comment elle s’en sort. Et ce n’est pas toi qui vas me dire qu’elle ne mérite pas d’avoir sa chance parce que c’est une femme ? — Certainement pas ! (Il prit la main de Nefret et l’aida à se lever.) Voici Jamil. Elle a raison, il est plutôt lent. Jamil ressemblait à sa sœur cadette – de grands yeux bruns, des traits bien modelés, un sourire étincelant – à l’exception de sa grosse moustache fournie. Il était de taille moyenne et, manifestement, cela le gênait. Quand il serra la main de Ramsès, il se dressa sur ses orteils et carra les épaules. Il ne fit pas mention de Jumana. Ramsès en conclut que la jeune fille avait réussi à s’échapper avant son arrivée. — Les chevaux ont été lavés, annonça-t-il en lissant tendrement sa moustache. Ramsès acquiesça. Sa mère avait pris cette habitude dès son premier séjour en Égypte, en commençant par les ânes de location et en continuant, au fil des années, avec d’autres animaux. L’un de souvenirs les plus attendris de Ramsès était d’observer sa mère récurer calmement un chameau avec une brosse à long manche tandis que l’animal blatérait et lançait des ruades, et que quatre de leurs hommes tentaient de lui immobiliser les pattes. Il ne pouvait que vaguement imaginer l’incrédulité qui avait probablement accueilli les premiers efforts de sa mère, mais à présent c’était devenu une tradition acceptée par tous, et la famille d’Abdullah était fière des soins qu’elle prodiguait à ses animaux. Les chevaux semblaient en bonne condition, robustes sinon racés. Nefret liait connaissance avec sa jument, chuchotant à son oreille dressée et lui caressant l’encolure. Elle était merveilleuse avec les animaux et avait trop de cœur. Chaque année, elle recueillait une véritable ménagerie de bêtes blessées ou abandonnées. Ramsès espérait qu’elle ne voudrait pas adopter des chats errants, des chiens et des chèvres pendant leur séjour 152
à Louxor. Il l’aida à se mettre en selle et monta sur son cheval, un animal noir au corps massif avec des marques blanches allongées sur le front et le poitrail. Ils empruntèrent la route qui menait à travers les terres cultivés vers les falaises du haut plateau. L’air était déjà chaud. En raison de leur visiteuse inattendue et de la nonchalance de Jamil concernant l’heure, ils étaient partis avec beaucoup de retard, mais il était nécessaire de rendre une visite de politesse au père de Jamil avant d’entreprendre leur travail de la journée. La maison que ses parents avaient fait construire se trouvait à proximité de la colline et du village de cheikh el-Gourna. Toute la famille avait vécu ici, en bonne harmonie, pendant presque sept ans, mais Ramsès ne désirait pas particulièrement y habiter de nouveau. Si nous revenons à Louxor pour une longue période, songea-t-il, je ferai construire une autre maison – une maison à nous. La personnalité énergique de sa mère s’imprimait sur tous les lieux où elle avait régné en maîtresse absolue. Au moins, il n’avait plus à affronter son regard perçant chaque fois qu’il pénétrait dans le salon. Nefret avait certainement ressenti la même chose. Sans en avoir discuté avec lui ou lui avoir demandé son avis, elle avait remplacé le portrait par une autre peinture de David, la copie qu’il avait effectuée de la scène d’offrandes dans la tombe de Tétishéri. La nouvelle de leur venue les avait précédés de plusieurs semaines, et quelqu’un – probablement tout le monde – avait travaillé d’arrache-pied pour mettre la maison en ordre. Elle avait été fraîchement repeinte et pourvue d’une nouvelle toiture. Les fleurs dans les bacs sur la véranda semblaient récentes de façon suspecte, mais elles feraient un très bel effet sur les photographies qu’il avait l’intention de prendre pour sa mère. La famille au grand complet, hommes, femmes et enfants, sortit de la maison pour les accueillir. Puis les femmes se retirèrent, et ils restèrent seuls sur la véranda avec Yusuf et les autres hommes. Les années avaient changé Yusuf, et guère à son avantage. Il avait pris de l’embonpoint. Un bourrelet de graisse entourait son menton barbu, et quand il souriait, ses joues engloutissaient ses yeux. Une fois les compliments d’usage échangés, ils 153
s’installèrent avec du café, des cigarettes, et plusieurs plateaux de nourriture, et Yusuf demanda ce qu’il pouvait faire pour eux. — Où allez-vous entreprendre des fouilles ? Je peux trouver tous les hommes que vous voulez, des hommes compétents qui ont déjà travaillé pour le Maître des Imprécations. Ramsès expliqua qu’ils n’étaient pas venus pour effectuer des fouilles, et fut navré en voyant le visage gras et affable se rembrunir. Les temps étaient difficiles pour les hommes de Gourna. — Mais le Maître des Imprécations avait dit que vous feriez des fouilles dans la Vallée des Singes ! protesta Yusuf. — Vraiment ? Ramsès ne prononça pas les jurons qu’il aurait aimé ajouter. La Vallée des Singes était le nom que les Égyptiens donnaient à la Vallée Ouest, en raison des peintures murales de l’une des tombes. Elle était en partie la concession de Lord Carnarvon, et personne d’autre n’avait le droit d’y faire des fouilles. Emerson avait mentionné d’un ton désinvolte qu’ils jetteraient peut-être un regard à la tombe d’Amenhotep III – pour faire une faveur à Howard Carter. Ce dernier ne considérerait sans doute pas que c’était une faveur. Emerson avait recours à ses vieilles astuces, essayant de manœuvrer les gens pour les amener à faire ce qu’il voulait qu’ils fassent, par des moyens honnêtes ou malhonnêtes. — Nous irons peut-être examiner l’endroit, répondit Ramsès. Mais je veux d’abord inspecter la tombe de Tétishéri. C’est la principale préoccupation de mon père. — Oui, oui. (Le menton de Yusuf ballotta tandis qu’il acquiesçait.) Désirez-vous y aller maintenant ? Jamil vous accompagnera. Il est à votre service pendant votre séjour à Louxor, pour tout ce dont vous avez besoin. Emmenez-le partout où vous irez. S’il vous faut davantage d’hommes, il les engagera pour vous. Nefret regardait vers la porte ouverte de la maison. Ramsès lança un regard dans cette direction et aperçut une petite main brune. Les doigts s’agitaient frénétiquement. — Entendu, dit Nefret, à moitié pour elle-même et à moitié pour l’oreille indiscrète quasi invisible. Yusuf, je crois savoir que
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votre fille Jumana est allée à l’école. Nous aimerions qu’elle travaille pour nous. — Oui, vous aurez besoin d’une domestique, répondit Yusuf d’un air satisfait. Jumana est une fille sérieuse, habile de ses mains. Je lui dirai de se présenter à la dahabieh… — Non ! (Nefret modéra sa voix.) Je ne veux pas une domestique, Yusuf. J’ai entendu dire qu’elle était habile pour d’autres choses, qu’elle sait lire et écrire. Nous pourrions la prendre comme… secrétaire. — Secrétaire ? Vous voulez dire, écrire des lettres pour vous ? Sur la dahabieh ? — Pas sur la dahabieh, répliqua Nefret d’un ton ferme. (Elle ne tenait pas du tout à ce qu’une fille intelligente et fouineuse habite avec eux.) Nous voulons qu’elle nous accompagne quand nous inspecterons les tombes. Jamil se renfrogna. — Vous voulez l’emmener avec nous ? Elle ne fera que nous gêner. Elle est infernale, elle me suit continuellement et veut faire tout ce que je fais. La petite main brune se crispa en un poing. Yusuf lança un regard gêné à son fils, assis à ses pieds. Jamil avait parlé mal à propos, devançant la réponse de son père, mais à l’évidence il était incapable de mal se conduire aux yeux de celui-ci. — Je ne sais pas, grommela Yusuf. Je n’ai jamais entendu parler d’une telle chose. La place d’une femme est à la maison. — Pas toujours, fit Ramsès avec un regard amusé à son épouse. Réfléchissez-y, Yusuf. Nous lui saurions gré de son aide. Et nous paierons généreusement pour un scribe qualifié. — Ah ! Hmmm. (Yusuf tira sur sa barbe.) Bien. Je réfléchirai. Bokra (demain) peut-être. Yusuf insista pour les accompagner à la tombe de Tétishéri. Ramsès tenta de l’en dissuader. Contrairement à son cousin Abdullah, qui avait été en bonne condition et alerte à soixantedix ans, Yusuf était incapable de s’extirper d’un fauteuil sans haleter et respirer avec peine. Il écarta d’un revers de la main les objections de Ramsès.
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— Le Maître des Imprécations serait furieux si je vous laissais aller dans les collines sans protection. Jamil, apporte-moi mon fusil. Le garçon se leva d’un bond et partit en courant. Quand il revint, les yeux de Nefret s’agrandirent et Ramsès prit une mine consternée. C’était une vieille carabine Martini, datant d’au moins quarante ans. Elle avait été soigneusement graissée et polie, mais elle était à un coup, très imprécise pour un tir à longue portée, et avec autant de recul qu’une ruade de mule. La seule manière d’être certain de blesser quelqu’un avec cette carabine consistait à lui en frapper la tête de la crosse, et Jamil la tenait d’une façon qui rendait plus que probable le fait qu’il allait se tirer une balle dans la jambe. — Yusuf, aucun des hommes de Louxor ne s’en prendrait à nous, dit Ramsès. Vous n’avez pas besoin de cette arme. — Non, personne à Louxor, admit Yusuf en arrachant la carabine des mains de Jamil. Tous craignent le Maître des Imprécations et le Frère des Démons. Mais les Senoussi ont pris Kharguèh et Siouah, et les Bédouins se sont soulevés. — Quand cela s’est-il produit ? — Il y a quelques jours, répondit Yusuf, avec le manque d’exactitude typique d’un homme qui ne possède ni pendule ni calendrier. Il y a des combats au nord, à proximité de la côte, et on dit que les Inglizi se replient. Les tribus du désert, depuis Le Caire jusqu’à la Nubie, attendent de voir qui va l’emporter. Si les Inglizi perdent, elles attaqueront. Ramsès se demanda jusqu’à quel point le compte rendu de Yusuf était juste. Il n’était pas étonné d’apprendre que certaines oasis, sinon toutes, n’étaient plus tenues par les Britanniques, mais l’hypothèse qu’une bande de Bédouins sanguinaires attaque Louxor était absurde. Néanmoins, Ramsès abandonna tout espoir de persuader le vieil homme de se séparer de son arme chérie. Il fallut l’aide de deux de ses fils pour hisser Yusuf sur son cheval, lequel était presque aussi gras que lui, avec un ventre semblable à un tonneau, et affichait une répugnance marquée à avancer plus vite qu’au pas. Ils eurent l’impression que cela leur prit des heures pour traverser l’étendue désertique entre 156
Gourna et les collines du haut plateau. Tandis qu’ils cheminaient lentement côte à côte, Yusuf expliqua que tout avait été préparé à leur intention. — Chaque jour il y avait une lettre ! Du Maître des Imprécations, de Selim, de la Sitt Hakim, nous donnant des instructions. Je n’avais jamais reçu autant de lettres en quelques jours ! — C’est une bonne chose que vous ayez eu Jumana pour vous les lire, répliqua Nefret sans même s’autoriser l’ombre d’un sourire. Yusuf émit un grognement. La tombe était située dans un endroit difficile d’accès, à mihauteur d’une étroite crevasse qui fendait la falaise de haut en bas. À l’origine, on pouvait y accéder uniquement depuis le sommet de celle-ci, au moyen d’une corde. Emerson avait fait élargir l’ouverture à la base et construire des marches pour plus de commodité, pendant qu’ils dégageaient la tombe. Elles avaient été détruites, une fois leur travail terminé, afin de rendre l’accès moins commode pour des voleurs (et pour les membres du Service des Antiquités). À la place, il y avait à présent une échelle de corde, avec des morceaux de bois à la forme étrange fixés à intervalles irréguliers aux cordes de soutien. — Elle est solide, affirma Yusuf tandis que Ramsès examinait l’installation d’un air dubitatif. Je l’ai montée et descendue de nombreuses fois. Et c’est Jamil, Frère des Démons, qui l’a amenée jusqu’à la tombe, en descendant le long d’une corde depuis le sommet de la falaise, avec un grand danger pour luimême. — Ce n’était pas difficile, déclara Jamil. Dangereux, oui, mais pas difficile pour moi. La modestie n’était pas une qualité qu’admiraient les Égyptiens. La vantardise de Jamil n’avait rien d’inhabituel, et Ramsès devait reconnaître qu’elle était probablement justifiée. Le garçon était svelte et robuste pour quelqu’un de sa taille, et les jeunes hommes de la rive ouest avaient l’habitude d’escalader des parois rocheuses et d’emprunter des sentiers abrupts qui auraient intimidé la plupart des Européens. 157
Il refusa cependant l’offre de Jamil de monter le premier – « pour vous aider, vous et Nur Misur ». Même avec le poids de Yusuf qui la maintenait d’en bas, l’échelle oscillait de façon inquiétante, mais elle semblait solide, effectivement. Quand il atteignit la corniche devant l’entrée de la tombe, il appela Nefret et lui dit de le rejoindre. Jamil la regarda avec stupeur tandis qu’elle grimpait. Cela lui apprendra à ne pas sous-estimer les femmes, pensa Ramsès. Elle était aussi intrépide et agile qu’un garçon. La crevasse était étroite et le soleil n’était pas assez haut pour l’éclairer. Quand Nefret eut pris pied sur la corniche, ils se tinrent dans une ombre grisâtre, entourée de rochers. Seul un pan infime de ciel était visible. — J’avais oublié à quel point cet endroit est lugubre, murmura Nefret. Ramsès passa le bras autour de sa taille et l’éloigna de la corniche. — Faisons un peu de lumière. Les lourdes grilles en fer ajoutaient une note gothique. On avait versé de l’huile dans les serrures avec un zèle si excessif qu’elle avait coulé, laissant des traînées sombres et une flaque ou deux. Nefret tint la torche tandis que Ramsès sortait les clés que son père lui avait données. Les serrures finirent par céder et il poussa l’une des grilles. Elle grinça fort à propos et Nefret eut un petit rire. — Il ne manque plus que des chauves-souris et une momie qui se promène ! — Cela m’étonnerait qu’il y ait des chauves-souris. Nous avons fermé la tombe aussi hermétiquement que nous le pouvions. Il n’y avait pas de chauves-souris ni de momie, uniquement l’air vicié qui prenait à la gorge. Quand ils arrivèrent dans le vestibule avec ses bas-reliefs magnifiquement peints, Ramsès constata avec plaisir que les agents conservateurs qu’ils avaient utilisés, avec toutes les précautions nécessaires, ne s’étaient pas foncés ou écaillés. Les marches taillées dans la roche qui descendaient vers la chambre funéraire étaient inégales. Nefret laissa Ramsès la prendre par la main. Il la tenait toujours quand ils furent dans la chambre qu’ils avaient vidée de son incroyable 158
fouillis – coffrets brisés, bijoux éparpillés sur le sol, le char de la reine démembré. Il ne restait plus que l’énorme sarcophage en pierre. Nefret fit pivoter lentement la torche sur les murs. Il faisait très chaud dans les chambres fermées hermétiquement. Son visage luisait de sueur, des mèches de cheveux s’étaient échappées de son chapeau et bouclaient sur ses tempes. — Je ne t’ai jamais embrassée dans la chambre funéraire d’une tombe, n’est-ce pas ? dit Ramsès. — Pas encore. Elle se jeta dans ses bras. Peu après, la torche s’éteignit. Nefret l’avait-elle éteinte ou fait tomber ? Ramsès s’en moquait. L’obscurité de cet espace confiné, au cœur de la falaise, ressemblait à une couverture noire qui émoussait toutes les sensations à l’exception du sens du toucher, exquisément exacerbé. Puis Nefret resserra son étreinte, et quelque chose le frappa à la nuque. — Tu n’avais pas lâché la torche, murmura-t-il. — Je suis désolée, mon chéri. Je n’avais pas l’intention de te frapper. — Tout va bien. Mais je suppose que nous ferions mieux de nous mettre au travail. J’ai pensé, poursuivit-il comme la lumière réapparaissait, que t’embrasser dans toutes les tombes de Louxor pourrait constituer un agréable passe-temps. — Quelle charmante idée ! C’est fait pour celle-ci. Combien de centaines d’autres allons-nous visiter ? — Nous compterons au fur et à mesure. Tout semble en ordre ici. Nous pourrions revenir un autre jour et prendre des photographies pour Père. Ils rebroussèrent chemin vers l’entrée. Ramsès ferma et verrouilla les grilles. Il sortit sa torche et en dirigea le faisceau lumineux sur les serrures et les gonds, avec lenteur et méthode. — Je ne vois aucune trace qu’on ait cherché à les forcer. Et toi ? Étonnant. Je me serais attendu que certains des ruffians du coin aient essayé de s’introduire par effraction.
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— Ils savent que nous avons emporté tout ce que l’on pouvait transporter. Et Père n’a-t-il pas placé une malédiction sur cette tombe ? — L’une de ses plus redoutables. Il a invoqué tous les dieux du panthéon, depuis Anubis jusqu’à… Que le diable m’emporte ! Quelqu’un est venu ici. Regarde. Profondément gravé dans la roche au-dessus des grilles, il y avait le même dessin étrange qu’ils avaient remarqué à proximité de plusieurs tombes à Amarna – un cercle divisé par un trait ondulé sinueux. — Il n’est pas entré, dit Nefret avec beaucoup de bon sens. — Mais comment est-il arrivé jusqu’ici ? Personne n’a envie d’escalader la falaise d’en bas, la roche est trop instable. D’en haut, la seule méthode praticable consiste à se laisser glisser le long d’une corde, et je refuserais de le faire sans aide. — Toi peut-être, mais certains de ces individus soi-disant virils se conduisent très stupidement. Nous pouvons interroger les gens. S’il avait engagé des villageois, ils te le diront. Des gouttes de sueur coulaient sur son visage. Ramsès comprit que la gorge de Nefret devait être aussi sèche que la sienne, et qu’elle désirait se retrouver au grand air, mais l’étrangeté du petit cryptogramme le retenait. — Qu’est-ce que cela te rappelle ? lui demanda-t-il. Nefret cligna ses cils humides et s’essuya les yeux avec son mouchoir. — Quelque chose. Je ne vois pas… Oh, je sais ! Cela ressemble au symbole du yin et du yang – les forces qui s’opposent, l’élément masculin et l’élément féminin, l’obscurité et la lumière, qui constituent le monde. Notre touriste si actif est peut-être un Chinois. — À l’évidence, quelqu’un veut faire connaître sa présence. Bon, descends, mon amour. Et sois prudente. — Toi aussi. (Son pied déjà posé sur le premier échelon, elle leva les yeux et lui sourit.) Tu peux lâcher mon poignet maintenant. Ramsès attendit qu’elle soit arrivée en bas avant de la suivre. Un examen plus attentif du curieux petit symbole ne lui avait rien appris de plus que ce qu’il savait déjà ou suspectait. Il n’en 160
avait pas parlé à Nefret parce qu’il ne voulait pas lui mettre des idées dans la tête. Si elle parvenait à la même conclusion, de son côté, cela corroborerait sa… On ne pouvait même pas appeler cela une théorie, pas encore. Il n’avait pas suffisamment de données. Il savait ce qu’il cherchait, mais ignorait encore comment il allait s’y prendre.
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Tandis que nous regardions fixement la chose macabre et qu’Ismail pleurnichait dans un coin, le dos tourné à la scène, Emerson dit : — Cela règle la question de savoir si nous devons consulter Russell ou non. Il faut prévenir la police. Je n’étais pas du tout opposée à une petite conversation avec Mr Thomas Russell, l’adjoint au chef de la police. Je ne le rendais pas entièrement responsable d’avoir envoyé mon fils se faire tuer à moitié (un certain nombre d’autres personnes en partageaient le blâme, dont Ramsès lui-même), mais je n’avais pas eu l’occasion d’exprimer mes récriminations avec toute la véhémence que j’aurais souhaitée. — C’est la procédure habituelle quand on découvre un cadavre, fis-je remarquer. — Hmmm, oui. Devons-nous téléphoner ou envoyer quelqu’un ? — Envoyer quelqu’un. Il faut que nous restions ici avec le corps. — Il est inutile que nous restions tous les deux. Rentrez à la maison et… — Non, c’est vous qui rentrez. — Oh, bah ! fit Emerson. Entendu. Selim ! Selim était à portée de voix – à présent, la plupart des ouvriers nous avaient rejoints, attirés par les hurlements d’Ismail – mais Emerson crie par habitude. Selim, tout comme nous, ne désirait pas quitter les lieux, aussi désigna-t-il un ouvrier pour porter le message. Emerson griffonna un mot sur une page de son journal de fouilles. « Russell : Avons trouvé un cadavre à Gizeh. R. Emerson. »
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— C’est tout ce que vous avez l’intention de dire ? m’enquisje. — Que dire de plus ? Ajouter autre chose serait pure conjecture. Russell se prend pour un détective, qu’il vienne et détecte ! Le messager partit à contrecœur et les autres demeurèrent à proximité, regardant avec avidité tandis qu’Emerson se mettait à croupetons près du corps. Je savais ce qu’il projetait de faire, et j’étais ravie de lui laisser cette tâche. Je m’étais habituée aux momies, même si je ne les avais jamais beaucoup aimées, et j’avais vu un grand nombre de cadavres frais, mais celui-ci ne me semblait pas aussi frais qu’il aurait pu l’être. Plutôt que d’avouer cette faiblesse à Emerson, je trouvai une objection plus commode. — Si vous avez l’intention de finir de dégager ce cadavre, Emerson, vous devriez observer vos critères professionnels. Pour commencer, il vous faut davantage de lumière. Emerson fut obligé d’en convenir. Le corps se trouvait dans l’ombre du mur et une simple torche donnait une lumière limitée. Tandis qu’il localisait sa propre torche et montrait à Selim où l’orienter, je trouvai l’un des pinceaux que nous utilisions pour dégager des objets fragiles. Il se montra suffisamment gracieux pour l’accepter également. Lui parler de larves de mouche n’était pas vraiment nécessaire. — Mais c’est plutôt bizarre, non ? demandai-je, comme la fièvre de l’investigation l’emportait sur mes nausées temporaires. À l’évidence, un corps enterré dans le sable devrait être préservé des insectes, et il présenterait des signes de dessiccation et non de décomposition. Emerson ne leva pas les yeux. Il avait ôté le sable du visage à l’aide du pinceau et était passé au buste. — Les mouches, qui pullulent en Égypte, se posent quasi instantanément sur un corps immobile. Je dirais que ce cadavre est resté suffisamment longtemps à l’air libre pour attirer toute une population d’insectes actifs. — Inutile d’entrer dans les détails, Emerson. — La rigidité cadavérique, ai-je à peine besoin de vous le préciser, va et vient, poursuivit Emerson. Hmmm. Les effets de 163
la dessiccation, en plus de la décomposition, sont tout à fait fascinants. Dommage que Nefret ne soit pas là, elle aurait apprécié. Vous êtes sûre de ne pas vouloir regarder de plus près, Peabody ? — C’est très aimable à vous, mon cher, mais sans façon. — C’est trop, même pour vous, hein ? (Emerson eut un petit rire.) Il n’y a aucune trace d’une attaque d’un animal, ce qui suggère que le meurtrier ne l’a pas laissé dans la nature. — Ainsi vous admettez qu’il s’agit d’un meurtre. — Il n’est pas venu ici tout seul, pour creuser un trou, s’allonger et se recouvrir de sable, rétorqua Emerson d’un ton acerbe. Maintenant, pourquoi diable un assassin garderait-il le corps de sa victime à proximité de la maison au lieu de l’enterrer dans le désert ou de le jeter dans le fleuve ? — Parce qu’il voulait que nous le trouvions. Il ne pouvait pas l’apporter ici en plein jour, et la lune était dans son plein. La nuit dernière, le ciel était couvert. — Comme les nuits précédentes, en fait. Le corps est ici depuis un bout de temps. (Emerson continua de dégager le cadavre avec précaution.) Je me demande ce qu’ils ont fait du… Ah ! Voilà – une grosse toile de bonne dimension. Je savais qu’ils l’avaient certainement enveloppé dans quelque chose de ce genre pour faciliter le transport et empêcher que des morceaux tombent en cours de route. C’était très prévenant de leur part de l’avoir retiré de cette toile avant de l’enterrer, afin que l’heureuse personne qui le découvrirait ait le choc approprié. Il se mit debout. À présent, le corps était entièrement dégagé. Il était vêtu des restes déchirés et horriblement tachés d’une galabieh de coton. Je ne décrirai pas l’état du visage et des mains. — Sortons-le de là, dit Emerson calmement. Demandez à Ibrahim de confectionner une civière. — Je ne crois pas que Mr Russell approuverait cela, Emerson. Déranger la scène d’un crime… — Russell peut aller au diable ! Ses hommes de la police judiciaire sont de satanés incapables. Je ne les laisserai pas piétiner ma tombe. Néanmoins, concéda Emerson en frottant la 164
fossette de son menton, nous allons prendre quelques photographies. Selim ! — Je suis là, Maître des Imprécations, répondit Selim d’un ton de reproche. — Ce n’est pas vous que je veux. Je veux que vous apportiez l’appareil photographique. Observant la procédure méthodique que suivait Emerson, et ajoutant quelques légères suggestions, je reconnus que nous étions parfaitement en droit de mener des investigations. Dans un endroit comme celui-ci, les techniques de fouilles s’appliquaient et, bien sûr, nous avions tous deux une expérience considérable du meurtre sous toutes ses formes. Selim prit un certain nombre de clichés, sous divers angles, du cadavre et de plusieurs parties du corps. Dans la lumière de nos lampes de poche, la sépulture de fortune et son occupant ressemblaient à une scène sortie droit d’une histoire d’horreur. Les ombres mouvantes donnaient une illusion de vie. Emerson, qui n’est pas du tout sensible à de telles choses, se mit au travail avec entrain. Je m’assis sur un pan de mur et grignotai un sandwich qui restait du déjeuner, car nous avions laissé passer le thé. Je regrettai de l’avoir mangé quand Emerson et Selim soulevèrent la planche de bois qui avait été glissée sous le corps. La tête roula sur le côté, et la mâchoire s’affaissa, ouvrant la bouche en un cri silencieux. — Tout va bien, Peabody ? s’enquit Emerson. — Une rondelle de concombre coincée dans ma gorge, répondis-je en toussant. Est-il possible de dire comment il est mort ? — Cela ne fait aucun doute, répondit Emerson en s’essuyant les mains sur son pantalon. (Je notai dans ma tête de faire blanchir celui-ci sans tarder.) On lui a tranché la gorge. Le pauvre bougre n’a probablement pas vu son assassin. En général, un homme agressé par-devant lève les bras pour protéger son visage, or ses mains et ses avant-bras ne présentent pas de marques. Pas de peau ou de sang séché sous ses ongles… — La mort a été rapide et assez miséricordieuse, alors, murmurai-je. Grâce au ciel ! 165
— Peuh ! C’est la réaction habituelle d’Emerson quand quelqu’un mentionne Dieu ou le ciel. Mon époux se pencha et examina le sol. — Il n’y a aucune trace de sang ou d’autres sécrétions sous le cadavre – une indication supplémentaire, si cela était nécessaire, qu’on l’a tué ailleurs. Je dirais que sa mort remonte à au moins deux à trois jours. Difficile d’avoir une certitude quand on ignore où il était durant ce laps de temps. — Alors il a été tué avant la nuit dernière. L’agression dont nous avons été victimes n’avait pas pour but de l’empêcher de nous parler. — À moins qu’il n’y ait aucun lien entre nos agresseurs et son assassin. Cela semble peu probable, à première vue. — Vous feriez mieux de vous dépêcher, Emerson. Russell sera ici sous peu et il commence à faire trop sombre pour vous permettre de voir ce que vous faites. Quand Russell arriva, la nuit de velours d’Égypte était tombée. Des étoiles scintillaient dans le ciel au-dessus du Caire. La lune s’était levée. Plusieurs jours avaient passé depuis la pleine lune, mais elle était toujours brillante. Russell était accompagné de trois de ses hommes. Nos ouvriers étaient partis, à l’exception de Selim et de Daoud. J’avais ordonné à William de rentrer, car il n’arrêtait pas de vomir. — Qu’est-ce qui vous a retenu ? demanda vivement Emerson. Je veux être débarrassé de cette affaire et rentrer chez moi pour dîner. Russell ôta son chapeau. — Bonsoir, Mrs Emerson… professeur. Toutes mes excuses pour ce retard. Je m’étais absenté de mon bureau. — Pour faire une partie de cricket ou un autre jeu aussi stupide au Sporting Club, je présume, grommela Emerson. Bon, emportez-le. Nous l’avons gentiment empaqueté à votre intention. Russell braqua sa torche sur la forme étendue sur le sol et l’examina. — C’est un Égyptien. — Bravo ! s’exclama Emerson. 166
— Ne soyez pas impoli, dis-je. — Les conversations avec vous, professeur, sont un excellent exercice pour apprendre à se maîtriser, déclara Russell. Je me suis juré de ne plus jamais vous laisser me mettre en colère, mais ne me poussez pas à bout. Je vois que vous avez déplacé le corps. Qu’avez-vous fait d’autre qui soit intempestif sinon illégal ? Emerson ne releva pas cette remarque ironique et entreprit d’expliquer comment et où nous avions découvert le cadavre. Russell ne l’interrompit pas, mais je l’entendais respirer bruyamment. — Vous avez pris des photographies ? Ma foi, c’est déjà quelque chose. Des indices quant à l’identité de cet homme ou celle de son assassin ? — J’ai examiné minutieusement les débris sous le corps et sur un ou deux mètres autour, répondit Emerson. L’assassin n’a pas laissé son nom et son adresse. Toutefois, je peux vous donner l’identité de la victime. Il s’appelait Asad – c’était son nom de guerre, en fait. Au bout d’un moment, je dis : — Vraiment, Mr Russell, vous devez continuer de vous exercer pour vous maîtriser. Quel langage ! Russell était penché sur le corps et examinait plus attentivement l’effroyable visage. — Cela pourrait être lui, murmura-t-il. — Nous avons trouvé ses lunettes, ajouta Emerson. Russell lui arracha la monture tordue de la main. — Auriez-vous oublié de mentionner un détail ? Comment, par exemple, vous avez reconnu un homme que vous n’aviez vu qu’une fois et dont l’aspect actuel n’est pas… euh… très ressemblant ? — À ce propos, répliqua Emerson, mains sur les hanches, épaules rejetées en arrière, sourcils froncés, comment se fait-il que vous ayez omis de nous prévenir qu’Asad s’était évadé ? — Arrêtez de crier, tous les deux ! m’exclamai-je. Car les policiers, qui attendaient les ordres de leur chef, écoutaient avec un très grand intérêt, bouche bée.
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— Emportez le corps, poursuivis-je en m’adressant à eux. Tout de suite. Mr Russell vous rejoint dans un instant. Ils obtempérèrent. Une fois le cortège hors de portée d’oreille, je m’adressai à Russell. — Plusieurs points doivent être éclaircis. Nous allons en discuter immédiatement. Veuillez m’excuser de ne pas vous inviter à venir à la maison avec nous, mais je préfère vous voir le moins possible. Rien de personnel, bien sûr. Je relatai l’agression commise sur Ramsès par Asad et nos vains efforts pour le retrouver. Russell et Emerson essayaient continuellement d’interrompre mon exposé méthodique des faits, mais je n’étais pas d’humeur à écouter des remarques illogiques typiques de la gent masculine. J’avais une faim de loup et l’heure du dîner était largement passée. Le potage de Mahmud allait être calciné. — Ainsi que vous le comprenez, dis-je en conclusion, Asad détenait certainement des informations dangereuses pour une tierce personne – vraisemblablement celle-là même qui lui avait appris le rôle joué par Ramsès. L’identification est une certitude pour moi. Si vous en doutez, vous devez avoir dans vos dossiers un signalement de son aspect physique qui réglera la question. Naturellement, vous nous tiendrez informés des progrès de votre enquête. Et, ajoutai-je, incapable de résister à une pointe de sarcasme, si vous apprenez que d’autres espions ou terroristes se sont évadés, ce serait très aimable à vous de nous en informer avant que l’un d’eux réussisse à assassiner Ramsès. Bonne nuit, Mr Russell. Venez, Emerson. — Un instant, Mrs Emerson ! Je vous en prie. — Soyez bref, Mr Russell. Il est probablement trop tard pour le potage, mais j’ai quelque espoir pour le rôti de bœuf. — Je… (Il secoua la tête vigoureusement, comme un chien après un plongeon dans une mare.) J’ai oublié ce que… Oh, oui. Est-il exact que Ramsès a quitté Le Caire ? — Il est à Louxor et il y restera plusieurs semaines. Je suis contente que vous me l’ayez rappelé. J’avais l’intention de vous dire que cette affaire doit être tenue secrète. Les journaux ne doivent pas en parler. — Je ne peux pas contrôler la presse, Mrs Emerson ! 168
— Bien sûr que si ! Vous le faites tout le temps. Je ne tiens pas à être harcelée par des journalistes et je ne veux pas que Ramsès apprenne la mort d’Asad. Il se sentirait obligé d’intervenir. — Je vois. (Il tira sur son oreille.) Je ferai de mon mieux. Cet individu était égyptien, il est peu probable que cela intéresse la presse. Emerson émit un grognement rauque mais ne démentit pas cette remarque outrageante – outrageante parce que c’était la vérité. Je commençais à m’éloigner quand Russell reprit la parole. — Après leur arrestation, les membres de l’organisation de Wardani ont été remis aux militaires. On ne m’avait pas informé de l’évasion de cet homme. — Vraiment ? C’est très étrange. — J’espère que vous ne mettez pas ma parole en doute, Mrs Emerson. — Non, dit Emerson, avant que je puisse répondre. C’est typique de ces salopards. Ils se méfient de toute personne qui ne fait pas partie de leur petit monde. Je me demande bien qui a gardé cette information secrète. — Je l’ignore, fit Russell sèchement. J’aimerais le savoir. Si vous aviez jugé bon de me signaler ce qui était incontestablement une affaire intéressant la police, j’aurais été en mesure de me renseigner. Vous et votre famille faites montre d’une nonchalance proprement terrifiante à propos des personnes qui essaient de vous tuer ! — Nous ne voulions pas avoir la police dans nos jambes, expliquai-je. — Je m’attendais à votre réponse. Puis-je suggérer qu’une coopération serait sans doute dans notre intérêt réciproque ? Je vous communiquerai toutes les informations que j’obtiendrai si vous faites de même. Nous sommes dans le même camp, vous savez. — Contre ce satané ministère de la Guerre, rétorqua Emerson avec un petit rire. — Au moins, nous avons le même but, éluda Russell avec tact. La sécurité de votre fils. J’ai énormément d’estime pour lui.
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Le rôti de bœuf était plutôt sec, mais nous étions trop affamés pour faire des critiques. Nous ne parlâmes pas de l’affaire durant le dîner, malgré des questions très précises de la part de Fatima, qui servait, et quelques toux et traînements de pieds de la part de Gargery, qui écoutait à la porte. Ils savaient que nous avions découvert un cadavre – la nouvelle s’était propagée à la rapidité d’un incendie de forêt, comme d’habitude – mais tout ce qu’ils savaient pour le moment, c’est que le mort était un inconnu. J’étais résolue à ce que les choses en restent là. Le matin suivant, Gargery était en proie à une agitation extrême. Il était ravi que nous ayons un cadavre sur les bras. Il avait secrètement espéré un événement de ce genre depuis notre arrivée. Non qu’il fut un homme méchant ou insensible, mais ainsi qu’il l’avait fait remarquer un jour : « S’il doit y avoir un meurtre, madame, autant que ce soit nous qui en profitions. » Son souhait s’était réalisé, et voilà que nous essayions égoïstement de l’empêcher d’en profiter. Heureusement, le courrier du matin contenait la lettre de Nefret attendue depuis longtemps. Elle fit office de distraction momentanée. Elle sortit également Emerson de sa torpeur habituelle en début de matinée. Toutefois, les tentatives de Gargery pour lire la lettre par-dessus son épaule furent mal accueillies. — Elle dit qu’ils vont bien et sont très heureux, informai-je mon maître d’hôtel maussade. Le reste de la lettre concerne des questions d’archéologie, qui ne sont d’aucun intérêt pour vous. — J’ignore pourquoi vous supposez cela, madame, protesta Gargery avec raideur. Nous nous intéressons tous énormément à cette tombe là-bas, où vous avez été très occupés pendant si longtemps. — Tétishéri ? Eh bien, il n’y a rien à ce sujet dans la lettre. Ils venaient juste d’arriver à Louxor. — Y a-t-il quelque chose pour Miss Sennia, madame ? — Ils l’embrassent affectueusement, bien sûr. Emerson, qu’y a-t-il ? — Elle s’attend à davantage que cela, madame. Elle s’attend à… — Enfer et damnation ! beugla Emerson. — … une lettre personnelle, termina Gargery. 170
— Je suis désolée, mais ils… — J’ai une impression… un horrible pressentiment… — Emerson ! criai-je. — Vous n’avez pas besoin de hurler, Peabody ! — Miss Sennia va être… — Gargery ! — J’entends parfaitement, madame. Tous deux me lançaient des regards furibonds, mais au moins j’étais parvenue à les réduire au silence. Je décidai de m’occuper d’abord de Gargery. — Il n’y a pas de lettre pour Miss Sennia, elle devra donc s’y résigner. Emerson examina sa tasse. — Encore un peu de café, Gargery. — Vous en êtes sûr, monsieur ? — Oui, j’en suis sûr. Quelle question stupide ! Gargery ajouta quelques gouttes de café dans la tasse d’Emerson. — Loin de moi l’idée de vous presser, monsieur et madame, mais je dois partir bientôt pour conduire Miss Sennia à l’école. — Oui, tout à fait, fit Emerson distraitement. Il relisait la lettre de Nefret. La portée de la remarque de Gargery finit par pénétrer son esprit. Il leva les yeux d’un air renfrogné. — Depuis quand est-il indispensable que vous soyez sur mon dos pendant que je termine mon petit déjeuner ? La mâchoire de Gargery se crispa. Après une petite conversation avec moi, Fatima et lui étaient parvenus à un compromis. Ils serviraient à tour de rôle le petit déjeuner et le dîner, en alternant chaque semaine. (Contenu implicitement dans cet accord, il y avait le droit pour tous les deux d’écouter à la porte.) Gargery était un homme de parole et il s’y tiendrait, mais il ne voulait pas céder une seule minute du temps qui lui était alloué. Une fois qu’il fut parti d’un pas bruyant, en emportant la cafetière, je me tournai vers mon époux. — À présent, mon cher Emerson, qu’est-ce qui vous préoccupe ? m’enquis-je aimablement. Parlez-moi de vos prémonitions. 171
Les yeux d’Emerson se réduisirent à des fentes bleu saphir. — Je n’ai jamais de prémonitions, et je ne crois pas aux vôtres – je n’y ai jamais cru et je n’y croirai jamais. — Il y a un instant, vous avez dit… — Vraiment ? Non, je ne l’ai pas dit. Et si je l’ai dit, je ne le pensais pas. Emerson s’empara de la pile de lettres non décachetées et entreprit de les parcourir. — Rien de Russell, fit-il remarquer. — Nous ne pouvons guère espérer avoir des nouvelles aussi tôt. N’en discutons pas. Avez-vous terminé votre petit déjeuner ? — Je veux une autre tasse de café. (Le regard d’Emerson fit le tour de la table et ne trouva pas l’objet désiré.) Bon sang, où est la cafetière ? — Gargery l’a emportée. Par dépit, je présume. Je crains que vous n’ayez raison quand vous… Ah, Fatima ! Merci. Le professeur demandait justement plus de café. Elle proposa plus de tout, ce que nous refusâmes. Néanmoins, elle s’attarda. — Était-ce une lettre de Nur Misur ? — Oui. Elle l’a postée dès leur arrivée à Louxor. Ils vont bien et sont très heureux. Vous pouvez la lire si vous le voulez, et le dire aux autres. Son visage rayonna de plaisir. — Je vous remercie, Sitt Hakim. Y a-t-il d’autres nouvelles ? — Voici une lettre de Katherine Vandergelt, dit Emerson en me la lançant. Désirez-vous attendre pendant que nous la lisons, Fatima ? Le sarcasme échappa complètement à cette femme au cœur d’or. — Oui, Maître des Imprécations, s’il vous plaît. — Ah, voilà une excellente nouvelle ! m’exclamai-je. Bertie a eu une pneumonie… — Vraiment, Peabody ! se récria Emerson. Votre habitude de voir le bon côté des choses va trop loin. Qu’y a-t-il de bon à propos d’une pneumonie ? Certes, c’est préférable à la gangrène ou au tétanos, mais… 172
— Auriez-vous l’amabilité de me laisser terminer ma phrase, Emerson ? Je reconnais que cela pouvait prêter à confusion. Il a eu une pneumonie et va beaucoup mieux, mais le docteur estime qu’un climat chaud et sec hâtera sa guérison. Katherine et Cyrus l’amènent en Égypte. Ils seront ici la semaine prochaine. — Ah ! fit Emerson. À l’évidence, c’était une joie modérée, mais je n’avais pas attendu qu’il admette à quel point les Vandergelt lui manquaient. Son expression ravie était un aveu suffisant. Fatima se montra plus démonstrative. — C’est très bien, Sitt. Vont-ils séjourner chez nous ? — J’espère que nous pourrons les persuader de rester avec nous quelque temps, mais Katherine a exprimé son intention d’emmener Bertie à Louxor. Le climat y est bien plus sain, ainsi que vous le savez. Elle nous demande de prendre des dispositions pour que le Vallée des Rois soit prêt à appareiller. — Je m’occuperai du ménage, annonça Fatima. — Nous ferions aussi bien de nous mettre en route, déclara Emerson. Il n’y a aucune intimité dans cette maison. Peabody, je vous préviens : si un satané journaliste se tient à l’affût devant la maison, je le jette dans le fleuve. — Les journaux ne peuvent pas avoir eu vent de cette affaire aussi vite. De toute façon, la mort d’un Égyptien anonyme ne les intéresse pas. Comment avais-je pu ne pas voir ce qui sautait aux yeux ? Combien de fois par le passé avions-nous fait l’objet, nousmêmes et nos activités, d’articles dans des journaux à sensation ? Pour le Lecteur qui ne connaîtrait pas ce passé, je répondrai à ce qui serait autrement une question pour la forme : un grand nombre de fois. L’exploration archéologique fascine le grand public. C’est compréhensible. Je n’ai rien contre une description précise et raisonnée de nos fouilles, mais – tout à fait par hasard – nous avions été impliqués dans plusieurs affaires de mort mystérieuse avec des connotations apparemment surnaturelles, et c’étaient ces affaires criminelles qui avaient séduit l’imagination fertile de la presse. Kevin O’Connell du Daily Yell 173
avait été le premier coupable, et le pire. C’est lui qui avait inventé « la Malédiction du Pharaon », et ce terme – malédiction, pas pharaon – devait nous poursuivre durant des années. Mais Kevin était devenu un ami et avait modéré son emphase en conséquence, et depuis quelque temps nos affaires criminelles avaient concerné uniquement des assassins, des voleurs et des faussaires des plus ordinaires. Ce que je n’avais pas pris en compte, c’était le fait que Miss Minton était au Caire, cherchant un prétexte pour nous voir et prête à recourir à la forme la plus méprisable du journalisme de bas étage pour parvenir à ses fins. Quand nous arrivâmes à Gizeh, elle était déjà là, carnet et crayon à la main, occupée à interroger Selim. Elle nous tournait le dos, et celui de Selim était plaqué contre le mur du mastaba. Il avait reculé autant qu’il le pouvait et ne pouvait reculer davantage, car elle l’avait habilement acculé. Elle avait toujours été très douée pour cela. Emerson poussa un rugissement et se mit à courir. Miss Minton se retourna, décontractée et souriante. Selim aurait pu détaler à ce moment, mais il n’en fit rien, et c’était tout à son honneur. Néanmoins, il donnait l’impression d’être collé au mur, et ses lèvres bougeaient. Il récitait probablement une prière. — Ne soyez pas en colère contre lui, déclara Miss Minton. Il ne m’a rien appris que je ne savais déjà. — Sacré bon sang ! commença Emerson. — Voyons, Emerson, calmez-vous, intervins-je. J’aurais dû m’en douter ! Je présume, Miss Minton, que vous avez des informateurs dans les services de la police ? — Dans tous les services du gouvernement, me reprit-elle. C’est l’habitude. À présent, professeur, peut-être accepterezvous de me dire selon vos propres termes dans quelles circonstances vous avez découvert le corps. Les yeux d’Emerson lui sortirent des orbites. — Je veux bien être damné pour l’éternité si je le fais ! — Emerson, vous ne voyez donc pas qu’elle cherche à vous exaspérer pour que vous commettiez une indiscrétion ? C’est un vieux truc de cette profession. 174
Le sourire insupportable de Miss Minton s’estompa. Elle pointa en avant son menton proéminent. — Vous faites erreur, Mrs Emerson. Je devais absolument exploiter cette affaire, c’était trop exquis pour que je puisse résister, et Dieu sait que je n’ai pas réussi à obtenir quoi que ce soit d’intéressant auprès des militaires. Le visage d’Emerson reprit sa couleur normale. Il a un caractère épouvantable, mais il peut le contrôler s’il le doit. Il voyait où elle voulait en venir. Bien sûr, il en était de même pour moi. — Entendu, dit-il. Selim, vous pouvez partir. Selim obtempéra avec joie. Je montrai l’une des caisses d’emballage qui nous servaient de sièges. — Asseyez-vous, Miss Minton. Ne tournons pas autour du pot. Qu’attendez-vous de nous ? — Un article, Mrs Emerson. Quel mal y a-t-il à cela ? La moitié du Caire est au courant pour le cadavre maintenant, on ne pouvait garder sa découverte secrète. Si vous ne m’accordez pas une interview, je pourrais peut-être parler à votre fils et à votre bru. — Malheureusement, mon fils et ma bru ne sont pas au Caire. — Alors il est exact qu’ils sont partis à Louxor. Pourquoi ? — Bon sang, en quoi cela vous regarde-t-il ? demanda vivement Emerson. — N’en faites pas un mystère, Emerson, rétorquai-je d’un ton brusque. Ils ont pris des vacances et effectuent un rapide tour d’inspection des monuments de Louxor, notamment la tombe de Tétishéri. — Je crois qu’il y a eu une recrudescence de vols. — Dans les circonstances actuelles, il fallait s’y attendre. Plus le site est éloigné, plus une surveillance appropriée est difficile. — Mais la situation est suffisamment grave pour que vous ayez envoyé Ramsès là-bas. Ce qui vous laisse cruellement à court de main-d’œuvre, n’est-ce pas ? — Non, répondit Emerson. Euh… quelque peu. C’est une question de… — De priorités, l’interrompis-je, voyant qu’il était sur le point de tout gâcher. Nous avons répondu à vos questions 175
sincèrement et sans détour, Miss Minton. (Je me levai de ma caisse pour signifier que l’interview était terminée.) J’espère que vous n’écrirez pas un article à sensation à propos du cadavre. Cela n’a rien à voir avec nous, et nous ne tenons pas à ce qu’une bande de touristes amateurs de macabre vienne nous importuner. — Vous ne savez pas pourquoi le meurtrier l’a enterré dans votre tombe ? — Nous l’ignorons complètement. Elle ne nous dit même pas au revoir. Emerson attendit qu’elle se fut éloignée pour parler. — Bien joué, Peabody. Vous êtes une menteuse sacrément habile quand vous vous appliquez. — Je vous remercie, très cher. Ainsi que vous le savez, je ne mens jamais sauf en cas de nécessité absolue. Cependant, je crains que vous n’ayez pas saisi le point essentiel de cet entretien. Je vais écrire séance tenante à Nefret et lui dire qu’elle doit empêcher Ramsès de lire les journaux. J’espère que ma lettre arrivera à Louxor avant Miss Minton. — Bon sang, Peabody, ne sautez-vous pas à des conclusions hâtives ? Qu’est-ce qui vous fait supposer qu’elle va se rendre à Louxor ? — Vous n’avez donc pas compris ces questions sur les pillages de tombes ? Elle pense que je lui ai menti, ce que, bien sûr, j’aurais fait si j’avais estimé que c’était à propos. Cette stupide créature romanesque espère que Sethos est toujours vivant.
Manuscrit H L’inspection de la tombe de Tétishéri avait été de la plus haute importance. À présent, Ramsès ne parvenait pas à décider de la marche à suivre – ou, plus exactement, il savait ce qu’il devait faire, mais ignorait comment s’y prendre. En admettant, se dit-il avec aigreur, que son imagination ne se fut pas complètement emballée. 176
Le lendemain et le surlendemain, ils se promenèrent apparemment sans but précis et avec un grand plaisir sur la rive ouest – effectuant des relevés préliminaires, ainsi que Ramsès se le représentait –, revisitant les lieux de leur jeunesse dissipée, ainsi que Nefret l’exprima, avec plus d’exactitude. Ils rendirent visite à la tombe d’Abdullah. Ils se tinrent un moment en silence devant le monument très simple, puis Nefret dit doucement : — Ce serait agréable de penser qu’il sait que nous sommes ici. — Tu le crois ? Elle glissa la main dans la sienne. — Mère le croit. Je t’ai dit qu’elle rêve de lui. Il avait annoncé que le bébé de Lia serait un garçon et qu’ils lui donneraient son nom. Allons, ne fronce pas les sourcils en me regardant ! Je connais les probabilités aussi bien que toi. C’est étrange, cependant. Elle le voit toujours au même endroit – le sommet de la falaise derrière Deir el-Bahri, sur le sentier qui mène à la Vallée des Rois. Il adorait cette vue, tout comme elle – contemplant le soleil se lever au-dessus des falaises à l’est, regardant la lumière s’étendre sur le fleuve et les champs. Et c’est pour cette raison qu’elle fait ce rêve, songea Ramsès. Néanmoins, il trouvait cela très émouvant, et parce qu’il était gêné de l’admettre, il dit, de façon prosaïque : — J’aimerais pouvoir rêver de lui. Je lui demanderais conseil sur l’endroit où chercher nos hypothétiques pilleurs de tombes. — Mon pauvre garçon, ils ne sont pas hypothétiques ! Ce n’est pas parce que nous ne les avons pas encore trouvés… — Il est peu probable que nous les trouvions. Ce voyage est une perte de temps. Tu crois peut-être que je ne sais pas que tout le monde a comploté pour m’envoyer à Louxor ? — Cela t’ennuie ? — Cela m’ennuie d’être seul avec toi, sans mes amis, sans la famille, et sans Sennia. J’espère être à même de supporter cette situation quelque temps encore. Elle entrelaça ses doigts plus étroitement à ceux de Ramsès, et il poursuivit : — Si nous recherchions un esprit supérieur, comme Sethos ou Riccetti, nous aurions peut-être une chance de résoudre l’affaire, mais ce qui se passe ici, c’est toujours la même histoire. 177
Il s’agit sans doute d’une douzaine de personnes, tous des gens de la région et tous très adroits dans leur partie. En attraper un ou deux ne mettrait pas un terme aux vols. Il attendit qu’elle le contredise, espérant qu’elle le ferait – et espérant qu’elle ne le ferait pas – mais elle ne releva pas. — Une femme plus susceptible pourrait juger qu’elle a été insultée par cette remarque, comme quoi ce voyage est une perte de temps, fit-elle valoir, tout en fossettes. Il est vrai que tu m’as embrassée dans onze tombes seulement. — Jusqu’à maintenant. Il passa le bras autour de sa taille et embrassa les fossettes et sa bouche qui souriait. Cela aurait pu sembler déplacé, même impie, dans le silence de ce cimetière désert, mais s’il avait été enclin à imaginer des choses, ce qui n’était pas le cas, bien sûr, il aurait juré avoir entendu le gloussement de satisfaction contenu dans une voix dont il se souvenait très bien. Ainsi donc ils gravirent le sentier de la falaise derrière Deir elBahri à l’aube et regardèrent en silence le lever du soleil, puis ils se promenèrent autour du village de Gourna, où les tombes de jadis se trouvaient côte à côte avec des maisons modernes, et Ramsès embrassa Nefret dans dix autres chambres funéraires. Pénétrer dans plusieurs de ces tombes représentait un exercice d’endurance, car elles étaient en partie obstruées par des gravats et peuplées de chauves-souris. Il trouva l’étrange cryptogramme sur une seule façade. La tombe, qui avait appartenu au vizir Ramosé, était d’une grande importance historique et d’une beauté exceptionnelle. Ramosé avait été au service d’Amenhotep III et de son fils hérétique, et un mur de la tombe montrait ce dernier sous deux aspects étonnamment différents. Sur la gauche, le roi Amenhotep IV, représenté dans le style égyptien conventionnel, avec la déesse Maât ; sur la droite, le même homme, après qu’il eut pris le nom d’Akhenaton et abandonné les canons classiques de l’art égyptien et les dieux de ses aïeux en faveur du dieu unique, Aton. Si Nefret remarqua le cryptogramme, elle ne fit aucun commentaire. Ramsès n’était pas surpris de le voir là. Les basreliefs représentant le vizir et sa famille comptaient parmi les plus beaux d’Égypte. Sa mère les aimait tout particulièrement. 178
Parmi leurs autres obligations, il y avait les festivités royales organisées par divers membres de la famille. Un soir, alors qu’ils regagnaient l’Amelia après un dîner interminable donné en leur honneur par Yusuf, Nefret se laissa tomber sur le canapé du salon et poussa un gémissement. — Je ne peux pas continuer de manger ainsi ! Et tu as vu les regards farouches que Jumana nous lançait ? Nous avions promis de l’emmener avec nous, et nous n’avons pas tenu parole. — Que le diable m’emporte si je me sens coupable de ne pas m’encombrer de cette enfant ! (Ramsès s’allongea à côté d’elle en se demandant s’il aurait jamais envie de manger de nouveau.) Mais il serait peut-être temps de nous mettre au travail. — Nous avons travaillé ! protesta Nefret. Pense à toutes ces tombes infestées de chauves-souris que nous avons explorées. — Plus au moins au hasard. Nous ne sommes pas allés sur la rive est. Nefret se redressa et s’agenouilla près de lui. — Pourquoi irions-nous ? Toutes les tombes se trouvent sur la rive ouest. — Ma foi, nous devrions avoir une conversation avec Legrain. Ses entrepôts ont été pillés. Et nous pourrions essayer de terroriser les marchands d’antiquités. — Dans un ou deux jours ! Nous avons encore une quantité de tombes à visiter. (Elle glissa les doigts dans les cheveux de Ramsès et entreprit de lui masser les tempes.) Tu as mal à la tête ? — Non, mais tu peux continuer. Au fait, j’oublie continuellement de te le demander… il n’y avait rien d’intéressant dans le courrier ? — Pas grand-chose. — Pas de lettres de Mère ? — Oh, si. Mais elle donnait juste des nouvelles de la famille. Tourne-toi, je vais te masser le dos. — Ce n’est pas mon dos qui a besoin d’être massé, marmonna Ramsès.
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Il roula sur le côté et Nefret éclata de rire. Surpris, il tourna la tête pour la regarder, puis il se mit à rire à son tour. — Ce n’est pas ce que je voulais dire ! — Non ? C’est ce que nous allons voir. Elle releva la chemise de Ramsès et promena lentement ses mains sur ses côtes en appuyant légèrement. — Que racontait ma mère ? demanda-t-il. — Ferme les yeux et détends-toi. — Je suis déjà quasi comateux. Du moins, je l’étais jusqu’à ce que tu commences à me masser… A-t-elle dit quelque chose d’impoli à mon sujet ? Est-ce pour cette raison que tu ne veux pas m’en parler ? — Bonté divine, c’est une idée fixe ! J’essayais de me rappeler. Voyons voir… Sennia adore l’école. Mère a réglé la controverse entre Gargery et Fatima – ils se relaient pour le service à table – et elle est contrariée parce que le professeur ne la laisse pas explorer les pyramides des reines. Elle venait de recevoir la lettre que j’avais postée le jour de notre arrivée, mais ils sont impatients de savoir ce que nous avons trouvé ici. Il faut absolument que nous leur écrivions. — Je peux la voir ? — Voir quoi ? La lettre de Mère ? Si tu réussis à la dénicher. Tu as éparpillé des papiers et des lettres partout, comme d’habitude. Oh, j’ai failli oublier… les Vandergelt vont venir. Bertie a eu une pneumonie et le médecin a recommandé un hiver en Égypte. Ils devraient arriver d’un jour à l’autre. Il y avait également une lettre de Lia. Mère l’avait fait suivre. Le bébé s’était enrhumé, rien de grave, mais elle m’a détaillé le moindre reniflement et éternuement ! La jambe de David va mieux. Les docteurs affirment qu’il finira par en retrouver l’usage complet. Elle s’interrompit pour respirer à fond. — C’est parfait. Du moment qu’il ne pense pas être suffisamment rétabli pour venir. Tu as écrit à Lia ? — Je n’ai pas répondu à sa dernière lettre, admit Nefret. Tu devrais écrire à Père. Il doit être impatient de savoir où nous en sommes dans nos investigations.
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Elle étira le mot, accentuant chaque syllabe d’un ton solennel. Ramsès éclata de rire. — Père lui-même ne peut espérer des résultats en l’espace de deux jours. Cependant, il tient certainement à savoir si la tombe de Tétishéri est intacte. Je lui écrirai ce soir, à moins que tu ne préfères t’en charger. — Je serai obligée de le faire, de toute façon, grommela Nefret. Comme d’habitude. — Ma pauvre fille ! Tu mènes une vie bien triste. — Tu veux réellement écrire des lettres ce soir ? Il pivota et la prit dans ses bras.
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Manuscrit H (suite) La guerre avait restreint les fouilles de façon drastique, mais Legrain était toujours à Karnak et Ramsès décida d’aller le voir en premier, puisqu’on avait volé des statues dans ses entrepôts. L’un des hommes leur fit traverser le fleuve à bord d’un petit canot et les débarqua à proximité du temple. De loin, il formait toujours un spectacle impressionnant, bien qu’une grande partie fût en ruine et que les bâtiments les plus anciens eussent disparu, car les rois ultérieurs avaient utilisé les pierres pour bâtir leurs propres monuments. Le vandalisme avait laissé des traces, ainsi que le temps et les catastrophes naturelles. Ramsès se souvenait très bien de l’année où plusieurs colonnes monumentales de la salle hypostyle s’étaient écroulées, dans un fracas que l’on avait entendu dans tout Louxor. Ils aperçurent le Français dans la salle hypostyle où son équipe dégageait un tambour de l’une des colonnes écroulées. Après qu’il eut serré la main de Ramsès et fait un baisemain à Nefret, ils rebroussèrent chemin entre les amas de blocs de grès qui avaient été jadis des pylônes jumelés et retrouvèrent la lumière du soleil dans l’avant-cour. Ramsès félicita Legrain pour le travail qu’il avait accompli depuis leur dernière visite. — Ce sera l’œuvre de toute une vie, répondit Legrain. Son geste ample désigna les pylônes écroulés, la surface inégale de la cour envahie par les ronces, les colonnes effondrées qui la bordaient au nord et au sud. — Et cela n’est qu’une infime partie de l’ensemble. Alors, où allez-vous travailler ? Je vous croyais à Gizeh. Ramsès lui expliqua leur prétendue mission. Legrain haussa les épaules. 182
— C’est une cause désespérée, j’en ai peur. Il est impossible de mettre des gardiens partout, et les voleurs sont devenus audacieux. Vous avez appris le vol commis dans mes entrepôts ? — Oui. La police a trouvé des indices ? — Ah, la police ! (Le rire cynique de Legrain indiqua l’opinion qu’il avait de la gendarmerie*1 locale – une opinion que partageait Ramsès.) Non, il n’y avait pas d’indices – mais si Madame* Emerson avait été là, elle en aurait trouvé, n’est-ce pas* ? Ces voleurs s’y connaissaient en antiquités. Ils ont emporté quatre des plus belles – une ravissante statuette d’albâtre de Thoutmosis III, quasi intacte, et trois statues plus grandes de la fin de la XVIIIe dynastie. — Elles ne sont pas apparues sur le marché des antiquités ? demanda Ramsès. Legrain haussa les épaules de nouveau et lissa sa moustache impressionnante. — J’ai prévenu les autorités du Caire, bien sûr, mais je n’espère pas le moindre résultat. Ce qui est difficile à comprendre, c’est comment ces scélérats ont transporté des objets aussi lourds. Mais c'est la vie !* (Il eut un petit rire et sourit à Nefret.) Je crois que je ne m’attends pas à trouver autre chose pendant quelque temps. Mon travail consiste pour l’essentiel à restaurer et à reconstruire. La découverte de la cache des statues était un pur hasard, ainsi que vous le savez. — Cela ne nous aide pas beaucoup, commenta Nefret, tandis qu’ils se dirigeaient vers le fleuve. Nous retournons sur la rive ouest ? — J’avais pensé que nous pourrions déjeuner dans l’un des hôtels. — Il est encore de bonne heure. Je n’ai pas très faim. — Comme tu voudras. — Cela semble logique de parler aux autres égyptologues qui travaillent à Louxor, non ? Ils ne sont pas très nombreux, et
Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.) 1
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tous travaillent sur la rive ouest, à l’exception de M. Legrain. Ils seront peut-être en mesure de nous donner une piste. — Entendu. — Tu es si sacrément aimable que j’ai envie de te donner un coup de pied, grommela Nefret. (Elle marchait lentement à ses côtés, tête baissée, le visage dissimulé par le large rebord de son chapeau.) Et ne dis pas que tu es désolé. — Entendu. Nefret fit halte brusquement. Il se tourna vers elle d’un air surpris. Son visage était empourpré et elle baissa les yeux devant son regard déconcerté. — Qu’y a-t-il, ma chérie ? — Rien. (Elle se mordit la lèvre.) Je suis épouvantable. Mais… mais si seulement tu criais contre moi quand je me comporte ainsi, ou si tu me secouais, ou… — Ou si je te frappais ? Tout ce que tu voudras. J’espère que tu seras d’accord si je remets cela à plus tard, quand nous serons seuls. Je déteste me donner en spectacle aux touristes. Plusieurs groupes se dirigeaient vers le temple, et quelques personnes s’étaient arrêtées pour les dévisager – probablement, songea Ramsès, parce qu’elles le prenaient pour un Égyptien parvenu, habillé à l’européenne, qui se permettait trop de privautés avec une jeune Anglaise. Nefret lança un regard furibond à une femme corpulente coiffée d’une immense capeline surchargée de voilettes et lui adressa un geste vulgaire. La femme rougit violemment et poursuivit son chemin en marmonnant avec indignation. Soulagé par cette démonstration de grossièreté, Nefret éclata de rire. — Tu es impassible de façon insupportable, murmura-t-elle. Embrasse-moi. — Devant tous ces gens ? Jamais de la vie ! Et puis tu ne mérites pas que je t’embrasse. Où as-tu appris ce geste ? Certainement pas de moi ! — De Père, répondit Nefret calmement. (Elle glissa le bras sous celui de Ramsès et ils continuèrent de marcher.) Alors, où allons-nous ?
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— À la Vallée, je suppose. MacKay est l’une des rares personnes qui continuent de travailler, et il devrait être là-bas aujourd’hui. Ernest MacKay, qui avait remplacé Weigall à la direction du Projet de préservation des tombes thébaines, était un Anglais approchant de la quarantaine. Ils le trouvèrent dans la tombe de Thoutmosis III, où il examinait les peintures murales. Il les accueillit courtoisement mais avec un manque de chaleur manifeste. — J’avais entendu dire que vous étiez à Louxor. — Les nouvelles vont vite, n’est-ce pas ? Nefret lui fit un sourire éblouissant. En pure perte. MacKay ne se dérida pas. — Oui. Autant que je sache, la tombe de Tétishéri est intacte. J’aurais prévenu le Pr Emerson immédiatement si j’avais eu un motif de supposer le contraire. — Oui, tout à fait, acquiesça Ramsès. (Il croyait comprendre le changement d’attitude de MacKay. Celui-ci s’était montré très amical la dernière fois qu’ils l’avaient rencontré.) Personne ne pourrait exiger que vous surveilliez les tombes de la rive ouest, tout en remplissant vos autres fonctions. Ce doit être horriblement frustrant. — Il n’y a plus d’inspecteurs entre Le Caire et Assouan. Je me suis senti obligé de faire le maximum. Mais je ne crois pas que je pourrai continuer ainsi indéfiniment. On se sent un peu tire-auflanc, n’est-ce pas, quand tous vos amis sont sur les lignes de combat. Ce n’était pas une question, aussi Ramsès ne répondit-il pas. Les réponses de MacKay à ses demandes de renseignements faites avec tact sur les vols et les actes de vandalisme furent cassantes et peu utiles. Il était peut-être ulcéré par quelque chose qui fleurait la critique, mais cette remarque sur les « tireau-flanc » avait suggéré une autre raison pour son attitude hostile. Nefret avait très peu parlé. Quand ils quittèrent la Vallée, Ramsès se rendit compte qu’elle bouillait de colère. — Tu ne peux pas le blâmer, tu sais, dit-il. 185
— Je le peux si cela me plaît ! De quel droit te juge-t-il ? J’aimerais que tu ne lises pas dans mes pensées aussi facilement que tu déchiffres une… une rangée d’hiéroglyphes. — Ton visage est infiniment plus expressif. Pour le moment, Nefret arborait un air menaçant qui égalait presque celui d’Emerson quand il était fou de rage. Ramsès mit sa main dans la sienne. — Nefret, tout ce qu’il sait à mon sujet, c’est l’histoire que nous avons eu tant de mal à mettre au point l’année dernière. Nous ne pouvons guère nous plaindre si elle a réussi à convaincre des personnes que j’étais… eh bien, ce que je feignais d’être. — Un lâche, un tire-au-flanc, un pacifiste ! (Elle cracha les mots.) C’est injuste. — Si être pacifiste, c’est refuser de prendre part au massacre aveugle de gens qui ne m’ont jamais rien fait, alors oui, je suis pacifiste. Les doigts de Nefret se crispèrent en un poing, et il ajouta en hâte : — Ma chérie, c’est sans importance. N’y pense plus. Je crois que nous pouvons rayer la Vallée Est de nos investigations. MacKay a dit qu’il n’y avait aucune trace de fouilles illicites ou d’intrusion. — C’est ce qu’il prétend, grommela Nefret. Distraire Nefret n’était pas facile une fois qu’elle avait fixé son attention sur un grief. Il fit une nouvelle tentative. — Nous allons à l’Asasif demain ? Winlock est aux États-Unis, mais Lansing s’occupe de tout pour les chercheurs du Metropolitan Museum. — Comme tu voudras. — J’enverrai un mot à Yusuf. Et nous pourrions peut-être emmener ta petite protégée. Même cette concession ne parvint pas à lui arracher un sourire. La Vallée était quasi déserte. Les touristes les plus énergiques avaient emprunté le sentier qui traversait le gebel jusqu’à Deir el-Bahri, où ils déjeuneraient au Rest House de Cook, et les autres étaient partis rejoindre les ânes et les calèches qui les emmèneraient vers le fleuve et leurs hôtels 186
respectifs. Ils passèrent à proximité de l’entrée de la tombe des fils de Ramsès II – les dernières fouilles qu’ils avaient effectuées dans la Vallée, avant que le caractère explosif d’Emerson eût amené Maspero à leur interdire ce secteur. — Quel dommage que nous n’ayons pas eu l’occasion de terminer au Numéro Cinq. — Nous en aurions eu pour des années. (Nefret fit halte et se tourna pour le regarder.) Ramsès… — Oui ? — Je ne me suis pas emportée contre lui. (Elle ressemblait à une petite fille qui craint de s’être mal conduite.) Je voulais le faire, mais je ne l’ai pas fait. C’est juste que je t’aime tant. — Tu as été merveilleuse. — Tu as trouvé, toi aussi, hein ? Elle posa les mains sur les épaules de Ramsès et se pencha vers lui. Ses lèvres étaient entrouvertes et ses yeux étaient aussi bleus que des myosotis. Deux touristes attardés les dépassèrent rapidement. Ils se plaignaient d’une voix perçante de la chaleur et de la poussière. — Viens, dit Ramsès en lui prenant la main. — Où allons-nous ? — Nous rentrons à l’Amelia. Je t’ai promis une raclée, tu as oublié ? Et cela les occupa pour le restant de la journée. Jamil se présenta de bonne heure le matin suivant. Il boudait comme Sennia quand elle était fâchée. La raison de sa mauvaise humeur était juchée sur son cheval, et ses jupes retroussées laissaient apparaître des chevilles joliment faites et des pieds menus. La seule note incongrue était son couvre-chef. D’une manière ou d’une autre, elle s’était procuré un casque de liège. Il était vieux et, prévu pour une tête plus grosse, il lui tombait sur les sourcils, mais il avait été soigneusement nettoyé et minutieusement rapiécé avec des morceaux de tissu. — Bonjour ! cria-t-elle. Comment allez-vous ? Il fait très beau. Nous allons passer une agréable journée. J’ai pris mon carnet et un crayon.
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Elle faisait étalage de son anglais et portait ombrage à son frère, lequel lui lança un regard revêche. Nefret sourit jusqu’aux oreilles. Jamil ne connaissait que quelques mots d’anglais, et elle doutait fort qu’il sût lire et écrire. S’il avait eu ces aptitudes, lui et/ou son père les auraient mentionnées. Ce n’était pas par manque d’opportunité. La plupart des membres de la famille tenaient beaucoup à l’instruction – pour les garçons – et Selim et David étaient toujours à la recherche de jeunes qui promettaient. De garçons qui promettaient. Tout le mérite leur reviendrait si cette femme-enfant se révélait avoir les qualités qui feraient d’elle une archéologue. Tous les hommes étaient aveugles, même les meilleurs d’entre eux. L’expression bienveillante de Ramsès suggérait qu’il s’apprêtait à tapoter la tête de Jumana et à lui offrir un bonbon. Nefret eut le sentiment que la jeune fille lui ferait de l’ombre, à lui aussi, et elle était disposée à coopérer de son mieux. Tous trois chevauchaient côte à côte. Jumana, qui les suivait avec les paniers de nourriture et les gourdes d’eau, jacassait comme une pie, donnant son avis sur son père, son frère, divers cousins, l’école et ses instituteurs, et elle aurait continué ainsi jusqu’aux environs de Louxor si Nefret n’y avait mis le holà. — La première chose que tu dois apprendre, dit-elle, c’est de te taire sauf pour poser une question. Voici ta chance d’apprendre auprès d’un homme qui en sait plus sur l’égyptologie que tous les professeurs que tu pourrais avoir. Ramsès, qui avait écouté avec indulgence le bavardage de la jeune fille, adressa à Nefret un sourire de côté. Nefret lui décocha un regard sévère. Il pouvait se montrer autoritaire, voire bourru, avec ses collègues et les hommes qui travaillaient pour lui, mais à l’instar de son père il était bigrement trop poli envers les femmes. L’air de la matinée était froid et vif. Ils chevauchèrent sur la route qui traversait les champs et s’enfonçait dans le désert. Le groupe du Metropolitan Museum de New York travaillait dans un secteur situé entre les terres cultivées et le grand temple d’Hatshepsout à Deir el-Bahri, où les falaises du haut désert enserraient la plaine en une série d’échancrures. Dans la plus 188
vaste et la plus spectaculaire d’entre elles, la femme pharaon Hatshepsout avait fait construire son temple funéraire, à côté du temple plus ancien de la XIe dynastie. Les monuments en ruine d’autres rois s’étendaient le long de la lisière des terres cultivées. Certains avaient fait l’objet de fouilles minutieuses. Ensuite il y avait les tombes. On en trouvait partout, creusées dans les collines de Gourna, de Drah Abu’l Naga et de Deir elMedina. Dans le terrain accidenté derrière les falaises, il y avait les Vallées des Rois, à l’est et à l’ouest, la Vallée des Reines, et des dizaines d’oueds plus petits, dont n’importe lequel abritait peut-être des tombes que l’on n’avait pas encore découvertes. C’était une profusion de richesses, une chasse au trésor de toute une vie, sans carte et avec très peu d’indices. L’Asasif lui-même était un site exceptionnel, d’un point de vue archéologique. Ramsès enviait aux gens du Met leur concession, mais son père lui-même reconnaissait qu’ils accomplissaient une excellente besogne. Ambrose Lansing, un homme svelte aux cheveux bruns et à la petite moustache soigneusement taillée, dirigeait une équipe d’ouvriers dans un secteur proche du pied de l’Asasif. Quand l’un de ses hommes attira son attention sur eux, il se leva d’un bond et vint à leur rencontre. — Nous avions entendu dire que vous étiez en ville. Quel plaisir de vous voir ! (Il regarda avec curiosité Jamil et Jumana, qui étaient restés discrètement à l’écart, et arbora un grand sourire.) Je vois que Yusuf vous a imposé son fils chéri. Qui est la jeune fille ? Nefret le lui expliqua. — Je présume que vous n’avez pas une haute opinion de Jamil ? demanda-t-elle. — Il a travaillé pour quasiment tous les égyptologues de Louxor à un moment ou à un autre, répondit Lansing. Le mot « travail » est un euphémisme… Hé, George, venez dire bonjour aux Emerson. L’homme à qui il s’adressait avait attendu qu’il l’appelle. C’était manifestement un subalterne, et, ainsi que Lansing l’expliqua, un nouveau membre de l’équipe. George Barton dépassait son supérieur de plusieurs centimètres, et son visage 189
suggérait des épithètes comme « irrégulier » et « taillé à la serpe », mais tandis qu’il s’approchait d’une allure nonchalante, Ramsès se rendit compte qu’il était encore plus jeune que Lansing. Barton regarda Nefret avec admiration et essaya de trouver des mots pour exprimer à quel point il était honoré de faire la connaissance de Ramsès, dont l’ouvrage sur la grammaire égyptienne… — C’est très gentil de votre part, l’interrompit Ramsès, qui avait l’impression d’avoir au moins cent ans. Vous aimez l’Égypte ? — Et comment ! (Barton écarta de ses yeux ses cheveux blond-roux trempés de sueur.) J’ai visité toute la rive ouest, Karnak et les temples de Louxor… quand je suis autorisé à prendre des loisirs, bien sûr ! — Tout le monde sait que je suis un véritable garde-chiourme, fit remarquer Lansing d’un ton aimable. Venez, je vais vous montrer le chantier. Je pense que cela vous intéressera énormément… Ce fut seulement quand Nefret commença à montrer des signes d’impatience que Ramsès se rendit compte qu’ils étaient là depuis plus d’une heure et qu’il n’avait pas encore soulevé la question des vols. Ainsi qu’elle l’avait prédit, Lansing ne fut pas en mesure de leur fournir la moindre information utile. — Ce que nous avons mis au jour serait de peu d’intérêt pour des voleurs. C’est à MacKay que vous devriez parler. Le pauvre garçon est censé rechercher toutes les tombes thébaines, plus ou moins seul ! — Nous l’avons vu hier, dit Ramsès. — Alain Kuentz, alors. — Un Allemand ? demanda Ramsès d’un air surpris. — Un Suisse, le reprit Lansing. Vous ne le connaissez pas ? Il a commencé à travailler à Deir el-Medina voilà deux ans. C’était après que vous soyez partis, votre famille et vous, aussi il se peut que vous ne l’ayez pas connu. Si je le mentionne, c’est parce qu’il a surpris l’un des Gournaouis en train de dégager une tombe là-haut, derrière le temple ptolémaïque. — Qui était-ce ? Lansing haussa les épaules. 190
— Vous devrez poser la question à Kuentz. Il savait que prévenir la police ne servirait à rien, aussi il a flanqué une bonne raclée à cet individu et lui a fait descendre la colline à coups de pied. — C’est la méthode préférée du professeur, dit Nefret. Nous aurons une petite conversation avec Alain. J’ignorais qu’il était de retour à Louxor. Cela a été très agréable de vous revoir, Mr Lansing, et de faire votre connaissance, Mr Barton. Nous n’avions pas l’intention de vous accaparer si longtemps. Lansing était jeune, un peu plus de vingt ans, et célibataire. Il les accompagna jusqu’à l’endroit où ils avaient laissé les chevaux, et insista pour aider Nefret à se mettre en selle. — Vous comptez rester ici quelque temps ? s’enquit-il avec espoir. Ce serait épatant de vous avoir tous à Louxor. — Cette année, je ne le pense pas, répondit Ramsès. Mais sait-on jamais. Nous séjournerons ici quelques semaines, en tout cas. — Venez me voir quand vous voulez. Il se tenait près de Nefret, la main posée sur la selle, et levait les yeux vers elle. — Et il faut que vous veniez un soir, ajouta Nefret. Tous les deux. Nous déciderons d’un jour et vous préviendrons. — Quand vous voulez, répéta Lansing. — Encore une victime, déclara Ramsès, tandis qu’ils partaient, suivis de Jumana et de Jamil. Ou deux victimes. — Ne commence pas à te comporter comme Père. Tous les hommes que je rencontre ne tombent pas forcément amoureux de moi. — Mais c’était le cas de Kuentz, non ? Son ton désinvolte ne trompa pas Nefret. Elle lui lança un regard surpris. — Mon chéri, c’était il y a des années ! Tu étais parti pour l’un de tes voyages solitaires, essayant de m’éviter, et il a été… eh bien, il s’est montré très attentionné. Il était assez séduisant, et… Je t’ai parlé de lui. — J’avais oublié jusqu’à ce que Lansing mentionne son nom. — Je t’ai raconté pour eux tous. Ce qui est davantage que ce que tu as fait. Tu sais tout sur mes affaires de cœur, si on peut 191
les appeler ainsi, mais tu ne m’as jamais parlé des tiennes, et je suis prête à parier qu’elles sont infiniment plus intéressantes ! Il y a eu cette jeune fille à Chicago, et Christabel Pankhurst, pour ne citer que ces deux-là, et je me suis toujours demandé ce qui s’était passé entre Enid Fraser et toi, et… — Les hommes ne discutent pas de choses de ce genre, rétorqua Ramsès, gêné. — Ce ne serait pas digne d’un gentleman, n’est-ce pas ? — Essaies-tu de commencer une dispute ? — Je suis prête. Quand tu voudras ! Elle avait entièrement raison. Il était mal placé pour critiquer sa conduite, ou même pour l’interroger à ce sujet. Il le dit, et ajouta : — Nous en parlerons une autre fois. — Ha ! fit Nefret. Où allons-nous maintenant ? — À Deir el-Medina. C’est la première information précise que nous ayons obtenue. Si l’un de ces ruffians a fait des fouilles là-bas, Kuentz sera en mesure de nous indiquer où. Ils arrivèrent bientôt au village des ouvriers. Le site paraissait désert. Les murs en briques de boue des maisons modestes s’étendaient en un alignement régulier. Une petite partie seulement du site avait été dégagée. Kuentz explorait peut-être les tombes qui se trouvaient sur les pentes d’une échancrure peu profonde à proximité des ruines. Certaines des entrées étaient visibles, noires sur le grès pâle de la falaise. À tout hasard, pensant que Kuentz s’était peut-être allongé à l’ombre quelque part pour faire un petit somme, Ramsès appela. Tout d’abord, il n’y eut pas de réponse. Ils s’apprêtaient à rebrousser chemin lorsqu’une voix les héla, et un homme descendit la pente précipitamment. Il portait une galabieh et un turban, et tandis qu’il trottinait vers eux, Ramsès eut l’impression de le reconnaître. — Vous cherchez le Mudir ? Il n’est pas là. Il m’a dit de rester ici et de monter la garde. Pour surveiller quoi ? se demanda Ramsès. Les cabanes des ouvriers ne contenaient pas de trésors, seulement les quelques objets que les précédents occupants avaient laissés, et les tombes étaient celles des ouvriers eux-mêmes – d’humbles 192
sépultures, dont la plupart avaient été pillées dans les temps anciens. Il y avait eu une exception remarquable, celle de la tombe d’un architecte royal, qu’une expédition italienne avait découverte en 1906, avec ses objets funéraires intacts, mais une autre trouvaille de ce genre était fort improbable. — Est-ce que des voleurs ont été à l’œuvre ici ? demanda-t-il. Il se souvenait de l’homme, à présent. Il avait travaillé pour eux autrefois, à Drah Abu’l Naga. À l’instar de tant d’habitants de la région, qui n’avaient pas les moyens de payer des soins médicaux ou dentaires, il avait vieilli très vite. Son visage était ridé, sa barbe grisonnante. — Non. Mais s’ils viennent, je suis prêt à les accueillir ! Il fléchit des bras maigrichons et découvrit des dents cariées en une grimace menaçante. Il avait ignoré Jumana, mais quand celle-ci se mit à prendre des notes dans son carnet omniprésent, il lui lança un regard inquiet. — Qu’est-ce qu’elle écrit ? s’exclama-t-il. — Je ne sais pas, répondit Ramsès, sans mentir. Dis au Mudir que nous sommes venus ici et que nous reviendrons. — Je pose des questions maintenant ? demanda vivement Jumana. J’ai beaucoup de choses à dire. — Je n’en doute pas, fit Ramsès. Nefret, tu veux te reposer un moment ? Elle se protégeait les yeux de la main et scrutait les pentes des collines. — Le voleur dégageait peut-être l’une des tombes des ouvriers. — Lansing a dit que c’était derrière le temple, mais il s’est peut-être trompé. Nous allons jeter un coup d’œil ? Jamil, qui portait les gourdes d’eau, transféra le sac sur son épaule gauche. — C’est une escalade pénible, et il n’y a rien à voir, annonça-til. Les tombes sont vides. — Tu les as explorées, hein ? Le ton de Ramsès n’était pas accusateur. Jamil grimaça un sourire et lissa sa moustache bien-aimée. — Moi et beaucoup d’autres, Frère des Démons. 193
— « C’est la vérité et c’est grand dommage, c’est grand dommage mais c’est la vérité », énonça Ramsès. Il ne prit pas la peine de traduire. Une citation de Shakespeare échapperait complètement à Jamil. Il poursuivit, à l’adresse de Nefret : — Weigall a finalement trouvé le temps de faire installer des grilles pour les tombes les plus intéressantes, mais seulement après que les bas-reliefs aient été endommagés. La pente n’était pas abrupte, mais raide et longue, et il fallait franchir à quatre pattes les pierres instables au pied de la colline. Quand ils atteignirent les vestiges éboulés d’une petite pyramide en briques de boue, Ramsès avait eu le temps de réfléchir. — Nous nous fatiguons pour rien. Je n’ai vu aucun signe d’un passage récent, et nous ne sommes peut-être pas au bon endroit. — Reposons-nous un moment avant de redescendre. (Nefret s’assit gracieusement en tailleur et fit signe à Jamil.) Ce site n’a rien d’exaltant. Toutes ces pitoyables petites pyramides délabrées ! Elles ne passionneraient même pas Mère. Où sont les tombes des princesses saïtes ? — Les quoi ? Oh, celles-là. (Ramsès tendit l’une des gourdes d’eau à Jamil.) Ce n’étaient pas les tombes d’origine de ces dames. — Où les avait-on enterrées, alors ? — À Medinet Habu. On peut toujours voir leurs chapelles, ou des vestiges. Les tombes elles-mêmes sont vides. Deux des sarcophages ont été transportés jusqu’ici et hissés sur la colline, par des personnes qui voulaient les utiliser pour leur propre sépulture. Se rendant compte que Jumana observait sa bouche comme si des perles de savoir allaient en tomber, il soupira et se prépara à faire son devoir pédagogique. — Les princesses étaient les grandes prêtresses d’Amon à Thèbes durant les dernières dynasties. Elles avaient le titre d’Épouse de Dieu et d’Adorateur du Dieu… — Adoratrice, le corrigea Nefret, tout en mangeant un morceau de pain. 194
— Loin de moi l’idée de nier à une dame sa désinence féminine, répliqua Ramsès, mais je trouve ce titre horriblement disgracieux. En tout cas, ces dames étaient les filles ou les sœurs du pharaon, et elles avaient fait serment de célibat… euh… elles avaient fait vœu de ne pas se marier, car elles étaient les épouses du dieu. Chacune d’elles adoptait celle qui lui succéderait, également une princesse royale. — Alors elles étaient puissantes et très très riches, murmura Jumana. Si elles n’étaient pas dans leurs tombes à Medinet Habu ou dans leurs sarcophages, où sont-elles ? — Une bonne question, reconnut Ramsès. Il y a trois mille ans, la plupart des tombes royales avaient été pillées et les momies profanées. Les prêtres rassemblèrent ce qu’il en restait et les dissimulèrent dans la cache royale de Deir el-Bahri et dans la tombe d’Amenhotep II. Mais cela s’est passé cinq cents ans avant que la dernière des Épouses de Dieu meure et soit enterrée à Medinet Habu. — Dans ce cas, dit Jumana, les yeux brillants, leurs tombes ont peut-être été également pillées, et leurs corps transportés vers un deuxième endroit secret comme celui-ci à Deir el-Bahri. Jumana était une petite finaude, et la lueur dans ses yeux bruns suscitait ce que la mère de Ramsès aurait appelé un fort pressentiment. Il espérait ne pas avoir éveillé un intérêt héréditaire pour la quête de tombes. Nefret pensait la même chose. Il l’entendit rire tout bas. Il était content qu’elle trouve cela amusant. Il eut une image affreuse de Jumana arpentant les centaines d’hectares de falaise déchiquetée sur la rive ouest, à la recherche de la « tombe perdue des princesses » – trébuchant, se cassant une jambe, se fracturant le crâne… — C’est ce que nous appelons une simple conjecture, rétorqua-t-il d’un ton sévère. Cela signifie que nous ne savons rien. Les érudits ne perdent pas leur temps à chercher quelque chose qui risque de ne pas être là. — Où ? demanda Jumana, aucunement décontenancée par son ton menaçant. — N’importe où ! Tu n’as donc pas compris ce que j’ai dit ? — Il veut dire que tu ne dois pas aller dans les montagnes seule, intervint Nefret en rebouchant la gourde. 195
— Mais nous le faisons tout le temps ! N’est-ce pas, Jamil ? Elle tendit la jambe et poussa Jamil du pied. Il lui lança un regard irrité. — Non. Pas depuis que nous étions enfants. Tu n’es plus une enfant, tu es une femme. Les femmes n’escaladent pas les falaises, elles restent à la maison. Notre père aurait déjà dû te trouver un époux. Il ne te permettra pas de… — En voilà assez ! s’écria Nefret. Les yeux de Jumana brillaient de larmes. C’était une excellente comédienne, mais Nefret estima que, cette fois, son affliction était sincère. Son frère et elle avaient certainement été bons amis dans leur jeunesse, avant que la séparation traditionnelle des sexes et l’ego masculin de Jamil détruisent leur intimité. Ils passèrent le reste de la journée au Ramesséum, à franchir des murs éboulés et des colonnes gisant sur le sol, à bavarder avec les hommes de la région qui attendaient des touristes. « Ramsès le Grand » était l’un des rares pharaons connus de la plupart des visiteurs, et la statue colossale de ce monarque était célèbre en raison de son association avec le sonnet de Shelley. « J’ai rencontré un voyageur venu d’un pays très ancien Qui a dit : « Deux immenses jambes en pierre sans tronc Se dressent dans le désert. Auprès d’elles, sur le sable, À demi enfoui, il y a un visage fracassé…» » Depuis l’époque du poète, les jambes avaient été également brisées. Alors qu’ils passaient près des touristes rassemblés autour des fragments, ils entendirent une voix caverneuse déclamer la seule phrase que cette personne ordinaire semblait en mesure de se rappeler – le commentaire ironique de Shelley sur la futilité de la vanité humaine : « Regardez mon ouvrage, vous les puissants, et perdez espoir. » L’ensemble de la cour était jonchée de fragments de statue, de morceaux de colonne et d’autres débris. Mais la tête de granit noir, qui avait fait partie d’un colosse du roi, plus petit mais encore plus beau, brillait par son absence. Ils ne s’étaient pas attendus à trouver la moindre preuve de la façon dont les 196
voleurs avaient réussi à la transporter – toute trace de pieds, de charrettes ou d’animaux avait été piétinée et effacée à présent – et les tentatives de Ramsès pour interroger les « gardiens » furent infructueuses. Certains s’éclipsèrent discrètement quand ils comprirent ce qu’il cherchait. Ceux qu’il parvint à acculer déclarèrent ignorer complètement cette affaire. Tous se trouvaient ailleurs à ce moment. — On en a sans doute soudoyé certains pour qu’ils se trouvent ailleurs, conclut Ramsès. — Sans aucun doute, convint Nefret. Mais ils savent que nous ne pouvons rien prouver. Elle les précéda dans la salle hypostyle. — Au moins, les bas-reliefs semblent intacts, déclara-t-elle. — Oui, je ne vois pas de brèches récentes. Ce bon vieux Ramsès était un fou… euh… sacrément batailleur, hein ? La scène qu’ils contemplaient représentait l’armée égyptienne attaquant une ville de Palestine. Dressé sur son char, le pharaon écrasait les corps des morts, tandis que ses fils passaient au fil de l’épée une rangée d’ennemis à genoux. — Même Thoutmosis III ne se délectait pas du spectacle de cadavres avec un tel enthousiasme. — Tu brûles d’envie d’en faire une copie, n’est-ce pas ? demanda Nefret. — Je laisserai ce soin à David. Ramsès a perdu cette fou… (Du coin de l’œil, il vit que Jumana prenait des notes frénétiquement, et il modifia son commentaire.) Il a perdu la bataille, tu sais. Tout cela, c’est de la pure propagande. Cela rappelle une certaine personne du ministère de la Guerre, non ? — Tous les ministères de la Guerre, murmura Nefret. Au cours des siècles. La partie arrière du temple tombait en ruine. Incité par un coup de coude de Nefret, Ramsès fit un nouveau cours. — Les chapelles dédiées au roi et à divers dieux étaient les parties les plus écartées et les plus sacrées du temple, où seuls les prêtres pouvaient se rendre. Le matin, les serviteurs ouvraient les portes des autels, pour oindre d’huile les statues, les vêtir de nouvelles robes et déposer les offrandes.
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— Ils mettaient des vêtements aux statues ? s’exclama Jumana avec incrédulité. — De lin blanc et de lin royal, et des parures en or et en pierres précieuses. Les vases des offrandes étaient également faits des matières les plus belles – du moins nous le supposons. (Il ajouta :) Quant à la nourriture, les prêtres la mangeaient, une fois que le dieu avait terminé. Jamil était appuyé contre une colonne effondrée, bras croisés et yeux mi-clos. Son ennui manifeste amena Ramsès à poursuivre. — Les autels les plus importants se trouvaient dans les temples de Karnak et de Louxor, mais les dieux, notamment Amon-Rê, étaient représentés dans plusieurs autres temples. Il a énormément voyagé. On transportait sa statue de Karnak à Louxor chaque année, et il a également visité son sanctuaire de Deir el-Bahri. Ce devait être un spectacle magnifique : les barques sur lesquelles on le transportait étincelant d’or, les foules des fidèles massés sur le parcours. Jamil mit sa main devant sa bouche, probablement pour dissimuler un bâillement. — Où irons-nous demain ? voulut savoir Jumana, tandis qu’ils rebroussaient chemin. Elle tenait pour établi qu’elle ferait partie du groupe. Ramsès n’eut pas le cœur de le lui refuser, particulièrement alors que Nefret l’observait. — Dans la Vallée Ouest, je pense. — Cela ne plaira pas à Mr Carter, dit Nefret. — Je n’ai pas l’intention de lui voler sa foutue tombe. Je veux juste voir s’il y a des traces d’une activité récente. — Ne jure pas, le réprimanda Nefret en imitant à la perfection la voix de la mère de Ramsès. Elle éclata de rire et ajouta : — Tu sembles aussi alarmiste que le professeur. — Vraiment ? Contrairement à Père, qui ne demanderait pas mieux qu’un prétexte pour se mêler des fouilles d’un autre, je pensais exactement ce que j’ai dit. Nous irons là-bas demain. Quand ils arrivèrent à l’Amelia, ils confièrent les chevaux à Jamil, et Ramsès demanda à Nefret : 198
— Que dirais-tu d’un changement de décor et de cuisine ce soir ? Les repas de Maaman sont délicieux, mais ils deviennent un brin répétitifs. Nous pourrions dîner au Winter Palace ou au Louxor et peut-être acheter un journal. Nous ne sommes au courant de rien depuis des semaines. — Pas ce soir. Tu veux bien ? Je suis un peu fatiguée et nous devons absolument écrire plusieurs lettres.
Lettre, série T Mère et Père chéris, J’ai bien peur que nous n’ayons pas grand-chose à vous apprendre pour le moment, excepté le plus important – la tombe de Tétishéri est intacte ! Pas une seule chauve-souris n’a franchi ces grilles en fer, bien qu’un idiot de touriste – le même qui a laissé son étrange petit cryptogramme dans tout Amarna – ait pris le risque de se rompre le cou en montant – ou en descendant – vers la crevasse. Cela a été un moment grisant, se tenir dans la chambre funéraire sombre et vide et se remémorer toute la surexcitation de cette saison merveilleuse. Louxor est un endroit unique, n’est-ce pas ? Nous avons parlé à M. Legrain, à Mr Lansing, et à quelques autres, mais nous n’avons rien appris d’intéressant. Toutefois, j’ai une protégée* maintenant. C’est la première fois que j’en ai une ! C’est la fille de Yusuf, une petite personne belle et intelligente qui veut être archéologue. Yusuf a accepté de la laisser nous accompagner quand nous visitons les divers sites. Il croit que c’est un arrangement temporaire, et je ne vois aucune raison de l’informer de mes intentions jusqu'à ce que j’aie vu comment elle se débrouille. Mais attendez-vous à des plaintes pitoyables de Louxor si – le cas échéant – je la retire du toit paternel. Son frère Jamil est notre escorte officielle. Il est beau, lui aussi, mais pas intelligent pour un sou, et vaniteux comme un paon. Cependant, il ne nous est pas possible de nous débarrasser de lui sans offenser Yusuf. Ce sont à peu toutes les nouvelles, excepté que nous souffrons d’une indigestion 199
permanente ! Vous connaissez la famille. Il se fait tard, et je dois m’arrêter. Je cède la plume à Ramsès. Mère et Père chéris, Nefret vous a appris les principaux points. Rien d’autre à signaler pour le moment, mais nous vous tiendrons informés. Désolé pour Bertie. Je suis sûr que Mère l’aidera à se rétablir très vite. Votre fils affectueux, Ramsès. Mère et Père chéris, Il est deux heures du matin. Ramsès dort – profondément, j’espère – et je suis courbée sur la table du salon, écrivant aussi vite que je le peux à la lueur de la bougie et lançant des regards coupables par-dessus mon épaule au moindre bruit. Je suis contente que vous m’ayez prévenue au sujet de la découverte du corps de ce pauvre homme, mais, je vous en prie, ne me dites rien d’autre que vous ne voulez pas que Ramsès apprenne. Il demandait continuellement à voir votre lettre, et j’ai été contrainte de mentir comme un arracheur de dents pour l’empêcher de la lire. Cela me rend si malheureuse de lui mentir, et quand je suis malheureuse, je me conduis comme une chipie parce que je me sens coupable, et il est si gentil et bienveillant, et je me sens encore plus coupable ! Je vais glisser ce billet dans l’enveloppe avec mon autre lettre avant de la poster. Je vous embrasse tendrement, Nefret. Le matin suivant, Jamil avait les yeux caves et était à moitié endormi. Affalé sur son cheval, il ressemblait à un tas de loques. Jumana les salua avec son cri aigu habituel. — Bonjour ! Comment allez-vous ? C’est une matinée splendide ! Avez-vous passé une bonne nuit ? — Oui, je te remercie, répondit Nefret en évitant le regard entendu de son époux.
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— C’est parfait. J’ai relu toutes les notes que j’avais prises hier et j’ai taillé mon crayon. Jamil ne voulait pas me dire où nous allions aujourd’hui, alors j’ai demandé à mon père et il a répondu… — Est-ce que je ne t’ai pas dit de te taire à moins que tu aies des questions à poser ? l’interrompit Nefret. — C’est exact. Je suis aussi stupide que Jamil. Je vais poser la bonne question. Que cherchez-vous dans la Vallée des Singes ? — Que sais-tu de cet endroit ? demanda Ramsès. — Je croyais que c’était moi qui posais des questions. Oh… c’est pour me mettre à l’épreuve ? (Elle baissa la tête, et son casque de liège fit de même, lui tombant sur l’arête du nez. Elle le repoussa en arrière.) Je ne suis jamais allée là-bas. Je suis allée dans les autres vallées de nombreuses fois. J’ai travaillé comme porteuse de paniers pour Vandergelt Effendi quand j’étais petite. À l’école de Mrs Vandergelt, les institutrices nous emmenaient voir les tombes. J’ai vu Séti, Thoutmosis et Amenhotep… Un regard sévère de Nefret incita Ramsès à intervenir. — C’est la tombe d’un autre Amenhotep que nous allons visiter aujourd’hui. Elle est l’une des rares qui se trouvent dans la Vallée Ouest, que tu appelles la Vallée des Singes. Mr Carter a travaillé sur cette tombe pendant quelque temps au printemps dernier. Nous voulons vérifier que personne n’a fait de fouilles sans autorisation. Il en serait resté là, mais le regard attentif de deux paires d’yeux, l’une bleue, l’autre noire, exigeait davantage. À contrecœur, car il détestait faire un cours, il poursuivit, en s’efforçant d’employer des mots suffisamment simples pour permettre à Jumana de comprendre. — Amenhotep III était le bâtisseur du temple de Louxor et des deux colosses sur la route de Deir el-Medina. Il a régné à une époque où l’Égypte était à son apogée – au sommet – de son pouvoir et de son opulence. Sa reine, Tiy, était une roturière – cela signifie qu’elle n’était pas de naissance royale – mais elle exerçait une très grande influence. Les rois d’autres pays lui écrivaient pour demander des présents et des faveurs. Leur fils était Akhenaton, qui abandonna le culte des anciens 201
dieux en faveur d’un seul… (Jumana acquiesça énergiquement.) Oh ! On t’a parlé de lui à l’école ? Parfait. Ils avaient suivi la route qui partait de l’appontement public, passait à proximité du temple de Séti Ier et des pentes de Drah Abu’l Naga, et amenait à l’oued qui constituait la voie d’accès aux deux vallées. Plusieurs centaines de mètres avant l’entrée de la Vallée Est, une piste s’éloignait vers la droite. Ils furent les seuls à s’y engager. Très peu de personnes venaient ici. Le terrain était accidenté et couvert d’éboulis. La piste raboteuse faisait des tours et des détours entre des falaises déchiquetées et des affleurements rocheux. Ils avançaient à la file et faisaient marcher les chevaux au pas. Personne ne parlait, pas même Jumana. Tout était si calme qu’ils auraient pu être les seules créatures vivantes à des kilomètres à la ronde. L’étrange jappement brisa le silence tel un cri. Les mains de Nefret se crispèrent sur les rênes. Les autres avaient également fait halte. Elle rit, gênée. — Un chacal. — À cette heure de la journée ? Ramsès avait levé la tête. Le bruit ne se reproduisit pas, mais il avait dû entendre quelque chose, car il se tourna sur sa selle et regarda Nefret. — Reste avec eux. Il planta les talons dans les flancs de son cheval noir et lui fit prendre le trot, penché sur son encolure et le guidant des mains et de la voix. Nefret jura en sourdine. Il avait été trop rapide pour elle. Les chacals rôdaient et chassaient la nuit. Le cri avait été probablement un signal. À l’évidence, ce n’était pas un cri de bienvenue. Jumana et Jamil connaissaient également les habitudes des chacals. Tous deux observèrent Nefret avec espoir. Jamil ne s’intéressait pas à l’archéologie, mais il adorerait probablement se battre. Nefret ressentit une pointe de sympathie inattendue pour sa belle-mère. Était-ce cela qu’elle avait eu à gérer pendant toutes ces années – des jeunes gens qui n’avaient pas assez de bon sens pour avoir peur ? Quelqu’un devait rester avec eux. Bien sûr, il fallait que ce soit moi, songea Nefret. Elle reconnaissait la logique de la 202
décision de Ramsès. Il était meilleur cavalier et plus à même, du fait de sa taille et de sa force, de maîtriser un voleur s’il en attrapait un. En supposant qu’il n’y en eût qu’un seul… Ramsès avait déjà disparu derrière un éperon rocheux quand elle prit sa décision. — Restez tout près derrière moi, ordonna-t-elle, et elle fit avancer sa jument. Un peu plus loin, l’oued donnait sur une gorge plus large, ceinte de falaises semblables aux remparts en ruine d’une gigantesque forteresse. Le soleil était suffisamment haut pour orner les parois rocheuses d’un mélange déconcertant d’ombre et de lumière, où de profondes crevasses et des ouvertures déchiquetées brisaient la surface. Il n’y avait aucun signe de vie, et nulle trace de son époux. Nefret continua d’avancer. Elle appréhendait de laisser la jument aller plus vite qu’au pas, le terrain était accidenté et les contours rugueux de la paroi rocheuse pouvaient offrir une cachette à un grand nombre d’hommes. La tombe qu’ils étaient venus voir se trouvait à égale distance de l’entrée et de l’amont de la vallée. Ils y étaient presque arrivés quand elle aperçut le cheval de Ramsès. Sans son cavalier. Elle entendit le fracas d’un éboulement de pierres et Ramsès apparut, à mi-hauteur de la falaise près de l’entrée de la tombe. Elle se rendit compte que la ligne d’ombre prononcée au-dessus de lui était une fissure ou une cheminée. Ramsès était un excellent grimpeur, mais elle détestait toujours l’observer. Même un spécialiste pouvait mal calculer ses prises, et la paroi de la falaise en dessous de lui était quasiment à pic. Des fragments de roche se détachèrent sous ses pieds tandis qu’il descendait lentement d’une prise à la suivante. Elle mit pied à terre et tendit les rênes à Jamil. — Restez ici, dit-elle de nouveau. Quand elle rejoignit Ramsès, il avait atteint le sol. — Sacré bon sang ! fulmina-t-il. J’ai été trop lent. Il s’est enfui. Ainsi que les autres, je présume. Je ne pouvais en poursuivre qu’un.
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Il plissa les yeux et scruta le paysage alentour. Il n’y avait personne en vue, et aucun bruit de mouvement. L’inutilité d’une poursuite était évidente. Il y avait des centaines de cachettes dans les falaises et probablement une dizaine de manières de sortir de la vallée pour ceux qui connaissaient les sentiers. Ses mains écorchées saignaient. Il avait perdu ou retiré son chapeau. De la sueur coulait sur son visage. — Viens boire un peu d’eau, dit Nefret, partagée entre l’envie d’écarter les mèches humides du front de Ramsès et celle de le secouer. Tu ne pouvais pas m’attendre au lieu de partir brusquement ? Poursuivre quelqu’un qui grimpe au-dessus de toi, c’est demander ni plus ni moins de recevoir un coup de pied sur la tête ! — Je n’ai jamais été près de ce salopard à ce point, répondit Ramsès avec aigreur. Je suppose qu’aucun d’eux n’a croisé ta route pour déguerpir ? — Non. Suivant l’exemple de sa belle-mère, Nefret avait pris l’habitude d’emporter une trousse de premiers secours et quelques autres « fournitures » utiles. Ramsès la laissa lui nettoyer les mains et mettre de l’alcool à 90° sur ses écorchures pendant qu’il parlait. — Au signal, ils sont sortis de la tombe et ont détalé dans toutes les directions le temps que j’arrive. C’était une retraite tout à fait méthodique, quasiment comme s’ils l’avaient répétée. Je n’avais jamais imaginé qu’ils auraient le toupet d’agir en plein jour. — Pourquoi ? Personne ne vient jamais ici. Et ils ont eu le bon sens de poster un guetteur. — Oui. (Il but une longue gorgée d’eau et tendit la gourde à Jamil. Celui-ci s’était accroupi sur le sol et l’observait.) Jamil, tu avais dit à quelqu’un où nous allions aujourd’hui ? Jamil s’étrangla. De l’eau ruissela sur son menton. Il l’essuya avec sa manche et prit un air fautif. Devinant qu’il essayait de trouver un mensonge acceptable, Nefret dit : — Tu n’avais aucune raison de ne pas en parler, Jamil. Nous ne te l’avions pas défendu.
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— Ah ! (Le beau visage maussade du garçon s’illumina.) Je l’avais dit à mon père, oui, bien sûr. Vous ne m’aviez pas interdit… — Ils en ont parlé à la maison quand deux de mes oncles et cinq de mes cousins étaient présents, l’interrompit Jumana. Sans aucun doute, ils l’ont répété ensuite dans les cafés, ainsi que Jamil. Il traîne toujours dans les cafés. Si vous vous demandez qui aurait pu connaître vos projets, la réponse est : tout Louxor. Mais personne n’oserait affronter le Frère des Démons. Elle était tellement plus vive que Jamil. Pour la première fois, Ramsès s’adressa à elle comme à une adulte. — Je pensais la même chose. Cela signifie-t-il que ces hommes n’étaient pas de la région ? — Oui, ou bien ils avaient trouvé quelque chose de si important qu’ils étaient disposés à prendre ce risque. Le risque n’était peut-être pas si grand, tout compte fait. Ils se sont échappés. — En effet ! convint Ramsès d’un air sombre. Nous allons voir ce qu’ils faisaient ? Gravir la pente aux pierres peu stables jusqu’à la large crevasse dans la roche représentait une escalade pénible. Encaissée et plongée dans l’ombre, l’entrée de la tombe avait été fermée par une porte en fer. Elle était ouverte. Des monceaux de débris récents, provenant vraisemblablement des fouilles effectuées par Carter, l’entouraient. — Des dépôts de fondation, dit Ramsès en montrant plusieurs tas. Carter les avait probablement dégagés. Jumana, et si tu restais… — Je suis votre scribe, déclara-t-elle en brandissant son carnet et son crayon. — Oui, bien sûr. Prends ma main, alors. Progresser sur ce sol va être difficile. Nefret fit signe à Jamil de les suivre. On était loin des tombes en vogue de la Vallée Est, avec leur éclairage électrique et leurs chambres faciles d’accès. Le long couloir de l’entrée, en pente raide, était interrompu par plusieurs volées de marches. La tombe était restée ouverte pendant des années avant que le 205
Service des Antiquités fasse installer la porte en fer, assez longtemps pour qu’une quantité considérable de sable apporté par le vent et de déblais charriés par la pluie se soit accumulée. Des fragments de roche et des morceaux de plâtre s’ajoutaient aux débris. Emerson n’aurait pas approuvé les méthodes de Carter. Celui-ci avait laissé beaucoup de gravats sur le sol. La lumière du jour s’estompa tandis qu’ils descendaient. Leurs torches étaient l’unique éclairage. On avait recouvert de planches le puits tout au fond du couloir. Ils franchirent ce « pont » de fortune et firent halte, sur un ordre à voix basse de Ramsès. Sa voix résonna d’une manière tout à fait déplaisante. Le faisceau lumineux de leurs torches se perdait dans l’obscurité environnante. L’air était chaud et sec. — Carter a dégagé le puits, dit Ramsès. Il ne pouvait pas faire davantage, il a travaillé ici pendant quelques semaines seulement. Il fit pivoter lentement sa torche autour de la chambre. Elle comportait deux piliers et l’amorce d’une volée de marches taillées dans la roche qui menaient vers le bas. Des débris jonchaient le sol, une couche de plusieurs centimètres – un fouillis indescriptible de pierres brisées, de morceaux de bois et de fragments d’autres choses non identifiables. Excepté… Avant que Jumana puisse mieux regarder, Ramsès braqua sa torche vers le haut. La voûte bougea. Jamil poussa un hurlement. — Ce ne sont que des chauves-souris, s’écria Nefret avec humeur. Ne parle pas, elles sont attirées par les voix. Jumana n’avait proféré aucun son mais s’était rapprochée de Ramsès. Peut-être savait-elle que les chauves-souris commencent par s’en prendre à une cible plus grande. Ramsès lui tendit sa torche. — Retournez en haut et attendez-nous dehors, ordonna-t-il. — Je n’ai pas peur des chauves-souris, répondit-elle. — Moi non plus, déclara Jamil. J’avais marché sur une pierre pointue, c’est pour cette raison que j’ai crié. Je n’ai pas eu peur. — Faites ce que je dis, aboya Ramsès. Nous n’en avons pas pour longtemps.
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Le frère et la sœur rebroussèrent chemin, en se chamaillant à voix basse. Nefret s’avança prudemment vers son époux. Pourtant, des choses crissèrent sous ses pieds. — Tu aurais dû permettre à Jumana de rester. C’est Jamil qui a crié. — Je voulais qu’ils partent tous les deux. — Pourquoi ? — Pour plusieurs raisons. La première et la plus importante… Un bras enlaça la taille de Nefret. L’autre main tint fermement la torche. Elle rit tandis qu’elle levait son visage pour qu’il l’embrasse. — Cela fait vingt-deux baisers, dit-il au bout d’un moment. — Tu croyais que j’allais te frapper sur la tête de nouveau ? — Il me serait difficile de te reprocher de perdre l’esprit quand je t’embrasse, répondit-il magnanimement. Et il l’embrassa une seconde fois. — Il y a une autre raison, reprit-il. Les voleurs ont été en mesure de sortir précipitamment, donc ils ne pouvaient pas être allés très loin. Je pense qu’ils étaient dans cette chambre quand nous les avons dérangés. Il braqua sa torche vers le mur de gauche. À l’évidence, quelqu’un avait fait quelque chose. Nefret aurait dit que c’était Howard Carter : l’espace dégagé était soigneusement défini, partant de la porte vers la base du mur et s’étendant le long de celui-ci sur plusieurs mètres. La cachette était un trou grossier, que l’on avait élargi à la hâte à partir d’un défaut dans la roche. Nefret pouvait seulement tâcher de deviner ce que le trou avait probablement contenu. Il ne restait que des perles éparpillées et une étroite lamelle d’or – un écarteur ou bien une partie d’un fermoir de bracelet. Jurant à voix basse, Ramsès les ramassa, les tendit à Nefret et promena ses doigts dans la poussière. Il trouva un petit objet que les voleurs n’avaient pas vu : une bague. L’anneau en or était surmonté d’un chaton de turquoise ou de verre bleu, orné de plusieurs minuscules personnages sculptés.
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— Ils avaient sans doute sorti la plupart des objets quand ils ont entendu le signal, grommela-t-il. Alors ils ont tout ramassé et pris la fuite. Nom d’un chien ! — Nom d’un chien ! convint Nefret. Comment savaient-ils où chercher ? — Bonne question. C’était probablement la cache d’un voleur de jadis. Un ouvrier audacieux ou un prêtre a récupéré une poignée de bijoux – ou même un petit coffret, il y a des éclats de bois ici – peut-être quand on a inspecté ou réouvert la tombe pour une autre inhumation, et les a cachés dans ce trou, comptant revenir les chercher plus tard. Carter aurait trouvé la cache s’il avait continué un peu plus loin. Il va être furieux quand il apprendra cela. Il se remit debout. — Tu n’as pas répondu à ma question, dit Nefret. Comment savaient-ils où chercher les bijoux ? — Je ne connais pas la réponse. Mais il a un don mystérieux pour trouver des choses de ce genre. Le reflet de la lueur de la torche projetait des ombres étranges sur le visage de Ramsès. — Il est mort, déclara Nefret au bout d’un moment. — Tu en es certaine ? Ils avaient parlé trop fort. Un bruissement sec, irrité, se fit entendre. Ils sortirent de la chambre et entreprirent de gravir le couloir en pente vers l’entrée. — Ne parle pas à Jamil ou à Jumana de ce que nous avons trouvé, recommanda Ramsès. Nefret acquiesça. Elle connaissait aussi bien que lui l’effet que le mot « or » avait sur les hommes de Gourna, et la façon dont les commérages exagéreraient l’importance de leur trouvaille. Quand ils sortirent, ils furent accueillis avec un enthousiasme flatteur par leurs compagnons. — C’est le moment de manger ? demanda Jamil avec espoir. — Nous ferions aussi bien, répondit Nefret. Ramsès ? Il examinait la surface rocheuse autour de l’entrée. Elle le vit presque en même temps que lui : un cercle grossier gravé dans la roche, que divisait une courbe aplatie.
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Certaines fois, l’homme que Nefret adorait de tout son cœur et de toute son âme la mettait dans une telle colère qu’elle avait envie de le frapper. D’après sa belle-mère, c’était un sentiment normal, voire positif. Elle avait ajouté : « Non que je trouverais des excuses au fait de battre un homme. Ce ne serait pas loyal. Une ferme expression d’exaspération entraîne généralement une réponse bruyante et une brève dispute, ce qui sert à mettre les choses au point. » Apparemment, cela marchait pour sa belle-mère, mais Ramsès n’avait pas le caractère explosif de son père. Elle avait supposé qu’ils retourneraient directement au bateau pour discuter de l’idée surprenante qu’il avait implantée dans son esprit. Cela inspirait d’autres idées, d’autres conjectures, d’autres théories. Mais au lieu de la laisser parler, son époux entreprit de passer le restant de la journée à explorer méthodiquement la vallée et à dicter des notes à Jumana, qui trottinait derrière lui tel un jeune chien débordant d’énergie. Ils se rendirent à l’autre tombe royale, où Ramsès grommela en voyant son état de délabrement et montra la peinture murale représentant des petits babouins qui avait donné son nom à la vallée. Quand il annonça qu’ils reviendraient, sa tête était si pleine de commentaires non prononcés qu’elle avait l’impression que celle-ci allait éclater. Ils quittèrent Jumana à l’endroit où la piste vers Gourna s’écartait de la grande route menant au débarcadère. Jamil, qui ramènerait les chevaux à la maison, les suivit. — Elle a été parfaite, chuchota Ramsès. C’est bien dommage que je ne puisse pas congédier Jamil. Il est plus une gêne qu’une aide, mais je craindrais d’offenser Yusuf. — Oui, en effet. Ramsès, qu’est-ce qui te laisse penser que Sethos est… — Nous en parlerons plus tard. — Mais… — Plus tard. C’est à ce moment, songea Nefret, que sa belle-mère aurait exprimé son exaspération – fermement – et exigé de poursuivre cette discussion, ensuite Emerson et elle auraient crié copieusement l’un contre l’autre et la situation aurait été 209
clarifiée. On ne pouvait espérer une chose de ce genre avec Ramsès. Elle baissa la tête et n’ajouta mot. Elle avait pris son bain et s’était changée quand il la rejoignit dans leur cabine. — J’ai été obligé d’attendre Jamil, expliqua-t-il inutilement. Cela ne te dérange pas que je fasse un brin de toilette avant que nous parlions ? Je vais faire aussi vite que possible. Il finit de déboutonner sa chemise et la lança dans la direction approximative d’un fauteuil, puis il s’assit pour retirer ses bottes. Quand il se pencha, elle distingua les cicatrices à peine visibles qui sillonnaient ses épaules et son dos. Grâce à l’onguent « magique » de Kadija, les blessures avaient bien cicatrisé et ne se voyaient que sous certaines lumières, mais Nefret savait qu’elles étaient là. Se reprocher ces blessures était malsain et égoïste. Ses étourderies commises par inadvertance n’auraient pas modifié l’issue de cette horrible affaire. Elle se le répétait constamment. Un jour, elle parviendrait peut-être à s’en persuader. — Je vais préparer le thé, dit-elle, et elle s’enfuit avant qu’il puisse apercevoir les larmes dans ses yeux. Elle se vengea sur le pauvre Nasir, l’aiguillonnant sans pitié, si bien que le plateau du thé était placé sur la table basse quand Ramsès monta sur le pont. — Encore des sandwiches au concombre ? s’enquit-il en s’asseyant dans un fauteuil. — Apparemment, c’est une loi immuable. Ta mère l’a instaurée et je ne parviens pas à en dissuader Maaman. Il ne confectionne même pas de sandwiches au fromage. — Cela ne fait rien. Elle servit le thé. Quand elle lui tendit sa tasse, elle nota qu’il l’observait, les yeux brillants, les lèvres légèrement incurvées. — Tu le fais exprès, n’est-ce pas ? demanda-t-elle vivement. — Tu es ravissante quand tu es en colère. (Il se mit à rire et leva la main en un geste de défense feint.) J’ai pensé que cela te secouerait. Non, sincèrement, je ne le fais pas exprès. J’ai estimé que nous devions poursuivre cette discussion sur ce qui est incontestablement un sujet complexe et propice aux controverses… 210
— Quand nous serions confortablement installés et que personne ne nous dérangerait, l’interrompit Nefret. Très bien, j’ai eu tout l’après-midi pour y réfléchir, alors laisse-moi parler la première. Tu penses que Sethos est de retour, n’est-ce pas ? Ramsès, c’est impossible. J’ai vu la blessure. Son poumon était probablement perforé. — Des gens ont survécu à de telles blessures, non ? — Des gens ont survécu à pire, convint Nefret. On appelle cela un miracle, mais cela se produit parfois. Alors, admettons qu’il ait eu un excellent chirurgien, et qu’un miracle ait eu lieu. Je suis disposée à admettre également que ce serait le bon sens même de faire croire à tout le monde qu’il est mort. Tu n’oserais pas dire le contraire de peur que la nouvelle parvienne à ses homologues dans les services de renseignements turcs et allemands. Ils connaissaient certainement son existence, sinon sa véritable identité, et il figurait en tête de leur liste des personnes à éliminer. Ils l’en ont rayé s’ils l’ont cru mort. — Je suis d’accord avec toi. (Il l’étudiait, sourcils haussés, un léger sourire aux lèvres.) Tu veux ajouter autre chose ? — Oui. Cette marque étrange que tu m’as montrée – celle qui ressemble au symbole du yin et du yang. Il trouverait que c’est tout à fait approprié, non ? L’ombre et la lumière, les aspects de sa nature, son passé criminel et son rôle très récent d’agent des services de renseignements britanniques. Et la ligne sinueuse ressemble à un S aplati ! Le signe a pour but d’écarter des voleurs des endroits qui sont sous sa protection, et cela comprend des sites auxquels nous nous intéressons énormément – particulièrement Mère. Cette idée t’était déjà venue à l’esprit, n’est-ce pas ? Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? — J’espérais que tu parviendrais à la même conclusion sans que je t’y incite. C’était une idée si farfelue. — Pas si farfelue que cela maintenant, fit Nefret d’un air pensif. Je dois reconnaître qu’elle semble extrêmement logique. Est-ce qu’il contrôle de nouveau le marché des antiquités ? Il répondit par une autre question. — Est-ce qu’il l’a jamais abandonné ? Il était peut-être resté en contact avec ses anciens acolytes. Effectuer des fouilles au hasard n’aurait pas permis de localiser aussi facilement cette 211
cache de bijoux. Quelqu’un savait certainement où elle était – peut-être le même voleur qui avait trouvé et mis sur le marché ces tablettes gravées que Carter a achetées pour Lord Carnarvon voilà quelques années. Elles représentaient Amenhotep III et sa reine, et pouvaient très bien provenir de cette tombe. — Et quand elles sont apparues sur le marché, Sethos l’a appris et a fait passer le mot qu’on ne devait pas toucher à la tombe ? Je dois admettre que ta théorie est de plus en plus plausible. Cette opération dans la Vallée Ouest était parfaitement conçue – un guetteur, une retraite méthodique –, c’est plus son style que celui des habitants du pays. — C’est possible, acquiesça Ramsès prudemment. — Qu’allons-nous faire ? — L’obliger à se découvrir. — Je m’attendais à ta réponse ! Devons-nous faire part de nos soupçons à Mère et à Père ? — Je pense que Père le soupçonne déjà. La discrétion n’est pas son fort. Il a laissé échapper quelques petites remarques. Il ne dirait rien à Mère, et tu sais à quel point elle est incroyablement romanesque. Elle est persuadée que Sethos est mort héroïquement en servant son pays et en lui sauvant la vie. Nefret demeura silencieuse. Au bout d’un moment, Ramsès ajouta : — Et ma vie, et la tienne. Tu crois peut-être que j’ai oublié ce que je lui dois ? — Alors ne pourrions-nous pas faire comme si nous ne savions rien ? — Tu es bigrement romanesque, toi aussi ! (Il lui sourit et le cœur de Nefret battit plus vite.) J’ai plusieurs raisons de désirer avoir un entretien privé avec lui. — Et comment comptes-tu t’y prendre ? Lancer la rumeur que nous avons trouvé un objet d’une valeur exceptionnelle et que nous le laissons ici dans ce salon, sans gardiens ni protection ? Le soleil s’était couché et les dernières lueurs s’attardaient sur les falaises à l’ouest. Ramsès repoussa sa tasse et alluma une cigarette.
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— Il ne touchera à rien que nous ayons trouvé et il ne cherchera pas à nous approcher. Mais il y a une chose qui pourrait l’amener à se découvrir. Qu’as-tu fait du portrait de Mère ? Le lendemain, ils emportèrent le tableau à Louxor. Le temps qu’ils arrivent au fleuve, la moitié de la population de la rive ouest l’avait vu. Ils furent obligés de s’arrêter à plusieurs reprises tandis qu’une foule curieuse se rassemblait autour d’eux pour admirer et faire des commentaires. — Par la vie du Prophète, c’est la Sitt Hakim en personne ! Son regard, son sourire, son ombrelle ! Les gens utilisaient le mot anglais. L’ombrelle était si célèbre qu’elle avait droit à une désignation spéciale. Certains des habitants de Gourna, plus âgés ou plus superstitieux, pensaient qu’elle avait des pouvoirs magiques. En vérité, elle était entrée en contact avec un grand nombre de têtes et de jambes. — Où l’emportez-vous ? demanda l’un des hommes avec respect. Nefret expliqua. Le tableau était si beau qu’ils avaient décidé de faire fabriquer un autre cadre plus raffiné. Abdul Hadi à Louxor était connu pour son habileté en matière de sculpture sur bois. Il avait promis de terminer le travail avant le soir suivant. — Qui va croire cela ? demanda Nefret, après qu’ils eurent pris congé des critiques d’art. Abdul Hadi est l’artisan le plus lent d’Égypte. — Que le diable m’emporte si je passe plus d’une nuit dans l’arrière-boutique d’Hadi ! Ramsès ne sous-estimait pas l’intelligence de sa proie, aussi regagnèrent-ils l’Amelia, et ils attendirent que la nuit fut tombée. Quand ils quittèrent le bateau, ce fut par la fenêtre de leur cabine. L’homme d’équipage avait mis le dinghy en place. Il aida Nefret à descendre – Ramsès entendit celle-ci maudire sa robe encombrante et sa voilette – et dès que Ramsès les eut rejoints, il poussa au large.
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— Louxor me manque, dit Nefret en se rapprochant de Ramsès. C’est si paisible et les étoiles brillent comme des bougies. Tu ne mets pas ton bras autour de ma taille ? Je me sens favorablement disposée. — Avec Isam qui nous observe ? — Peu m’importe qui nous regarde. — Entendu. Sa réponse avait manqué d’enthousiasme, et il se rendit compte que Nefret était contrariée, mais même s’il avait eu l’habitude de se livrer à des démonstrations d’affection en public, il ne parvenait pas à chasser de son esprit ce qui allait – ce qui pouvait – se produire. Ils faisaient peut-être complètement fausse route. En un sens, il espérait que c’était le cas. Abdul Hadi avait laissé une fenêtre de l’arrière-boutique ouverte à leur intention. Il avait promis avec volubilité assistance et silence, mais Ramsès ne s’attendait pas que la dernière promesse tienne plus d’une journée, et c’était notamment pour cette raison qu’il avait pris soin de faire savoir que le portrait ne resterait dans l’échoppe que vingt-quatre heures. Les hommes de Louxor étaient de redoutables colporteurs de ragots. Si rien ne se produisait cette nuit, ils devraient renoncer à ce stratagème et en trouver un autre. Nefret ne fut pas très contente quand il lui dit de se mettre à l’abri du rideau qui donnait sur la pièce de devant avant de se poster plus près de la fenêtre, derrière un coffre en bois. (Ou était-ce un cercueil ? C’était le cas, apparemment.) Elle voulait être à ses côtés, prête à intervenir s’il y avait une bagarre. Son excuse – l’avoir près de lui distrairait son attention – n’était qu’en partie vraie. Il lui avait demandé poliment de s’abstenir d’actionner sa torche électrique jusqu’à ce qu’il le lui dise. Cela non plus n’avait pas du tout plu à Nefret. Allongé à plat ventre sur le sol derrière le coffre – il préférait ne pas penser que c’était un cercueil –, il se prépara à une longue attente, plaçant sa montre à côté de sa main et l’abritant pour que les chiffres peints au radium ne soient pas visibles depuis la fenêtre. Il n’escomptait pas la moindre activité avant minuit, mais il était là depuis moins d’une heure quand un léger 214
bruit au-dehors attira son attention et une ombre obscurcit la fenêtre. Il aurait dû le savoir. L’homme n’agissait jamais comme on le prévoyait. L’ombre demeura immobile pendant plus d’une minute, ce qui est très long quand on compte les secondes. Allait-il prendre le risque d’actionner une torche ? se demanda Ramsès. Lui l’aurait fait. Ce n’est pas une bonne idée d’entrer dans une pièce obscure par une étroite fenêtre sans s’assurer que personne ne se trouve à l’intérieur, prêt à vous sauter à la gorge. La lumière, quand il y en eut, fut un cercle fin comme un crayon, juste assez vive pour montrer les contours des objets. Ramsès n’osa pas tourner la tête. Il avait la certitude que Nefret avait regardé par un interstice dans le rideau et il espérait qu’elle l’avait refermé à temps en voyant l’ombre ou la lumière. Le pinceau lumineux oscilla d’un côté et de l’autre puis s’éteignit, et l’ombre bougea. Elle ne fit pas beaucoup de bruit, mais ne put éviter le bruissement d’une étoffe contre du plâtre, ni le craquement du bois ancien sur le rebord de la fenêtre. Ramsès bougea en même temps et se mit debout lentement. Il attendit que la silhouette sombre fût à moitié à l’intérieur et à moitié à l’extérieur de la pièce pour renoncer au silence au profit de la rapidité. Sautant par-dessus le coffre, il empoigna la première partie du corps qu’il trouva – en l’occurrence, une jambe – et tira. Il ne voulait pas blesser l’homme, il voulait juste l’empêcher de s’échapper. Le reste du plan fonctionna. Au lieu d’essayer de se dégager, l’homme lâcha sa prise sur le chambranle de la fenêtre et s’effondra pesamment sur Ramsès. Approximativement une seconde et demie plus tard, Ramsès se dit qu’il avait peut-être commis une légère erreur de jugement. Il était étendu sur le dos, cloué au sol par un corps aussi dur que du cuir et de l’acier, et une main lui broyait le poignet. L’homme était son aîné de trente ans. Cette situation embarrassante fit oublier à Ramsès ses intentions charitables. Il redressa la tête brusquement et sentit le nez de son adversaire céder en produisant un son mou répugnant. L’étau sur son poignet se desserra. Il dégagea sa main, saisit une poignée de 215
cheveux et une manche, referma ses jambes autour de l’autre paire de jambes, et fit basculer l’homme sur le dos. Une soudaine lumière vive l’aveugla à moitié. — Crénom, Nefret, je t’avais dit… — Tais-toi ! ordonna son épouse. En voilà assez, tous les deux ! Ramsès baissa les yeux vers l’homme dont il chevauchait le corps flasque. Celui-ci n’était pas évanoui, juste complètement détendu d’une façon exaspérante. Le visage lui était inconnu et, pour le moment, quelque peu monstrueux. Sa barbe s’était décollée, et la pâte à modeler qui avait élargi son nez formait une masse grotesque – on aurait dit celui d’un boxeur qui a perdu trop de combats – mais lui avait probablement évité une fracture. Du sang coulait goutte à goutte de ses narines. Ramsès se mit debout maladroitement. — C’était un vilain tour, dit son oncle avec admiration.
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L’arrivée de la seconde lettre – ou des lettres – de Nefret attira mon attention sur une difficulté que j’avais déjà prise en compte, bien sûr. Une fois Emerson revigoré par la nourriture et plusieurs tasses de café, je lui tendis ce qu’il me faut appeler la lettre officielle ou patente. Se réaction ne fut pas celle que j’avais attendue. Un juron particulièrement véhément jaillit de ses lèvres. Les hommes ! pensai-je. Je ne le dis pas, car j’étais mariée depuis de nombreuses années et très heureuse, et j’avais l’intention de le rester. Je m’enquis avec mesure : — Qu’y a-t-il dans cette lettre qui vous indispose à ce point ? La tombe de Tétishéri est intacte, les enfants vont très bien et sont manifestement très heureux – si l’on sait lire entre les lignes, ce que je peux facilement… Les bruits d’une altercation dans le couloir, ainsi qu’un cri poussé par Gargery m’interrompirent. Sennia avait probablement oublié d’enfermer Horus dans sa chambre. Ce satané chat avait décidé de l’accompagner à l’école, et comme cela aurait été peu judicieux (le Lecteur notera que j’ai résisté à la tentation d’employer l’adjectif « catastrophique »), nous étions obligés de l’enfermer à double tour jusqu’à ce que Sennia eût quitté la maison avec Gargery. Le chat et ce dernier ne s’étaient jamais entendus, mais cette inimitié réciproque s’était transformée en une hostilité déclarée, car Gargery s’était autoproclamé l’escorte de Sennia. Il aurait dû se garder de vouloir empoigner l’animal. Les bruits du combat cessèrent, et j’entendis Sennia gronder Horus de sa voix aiguë tandis qu’elle l’emportait. J’entendis également Gargery lâcher des jurons. Je n’y prêtai pas attention. Emerson n’y prêta pas attention, lui non plus. Cela se produisait 217
très fréquemment, et il s’y était habitué. Il s’était également ressaisi. — La lettre ? Oh, la lettre. Rien. C’est… euh… une très jolie lettre. J’aurais aimé que Ramsès se montre plus expansif. Ni l’un ni l’autre ne donnent de détails sur leurs investigations. — Ramsès déteste écrire. Je ne crois pas qu’il cache quoi que ce soit, si c’est ce que vous soupçonnez. Emerson ne répondit pas. — Le soupçonnez-vous de cacher quelque chose ? demandaije vivement. — Non, pourquoi diable le ferais-je ? Qu’est-ce que c’est ? ajouta-t-il, comme je lui tendais le petit mot qui était joint – la lettre clandestine, ainsi qu’on pourrait l’appeler. Il le parcourut rapidement, et son visage se rembrunit. — Que lui aviez-vous dit au juste ? demanda-t-il. — Tout. Nefret et moi sommes convenues de ne rien nous cacher. Elle a entièrement raison, vous savez. Nous ne pouvons pas le préserver indéfiniment de ces petits désagréments. Il sera très fâché contre nous, et c’est injuste d’obliger Nefret à conspirer avec nous contre Ramsès. — Nous ? Crénom, c’était votre idée de tenir ces… petits désagréments secrets ! Avez-vous changé d’avis ? — Reprenez-vous du café, Emerson ? — J’essaie de vous prendre la cafetière depuis plusieurs minutes, Peabody. — Je vous demande pardon, très cher. Je remplis sa tasse. — Eh bien ? Veuillez répondre à ma question. — J’ai rêvé d’Abdullah la nuit dernière. Certains pourraient trouver cela parfaitement illogique, mais Emerson comprit, ou crut comprendre. Son expression s’assombrit encore. Emerson est un sceptique invétéré et s’obstine à nier la justesse des prémonitions, des rêves, et autres « superstitions », ainsi qu’il les appelle. Je lui avais fait part de mes rêves étranges concernant notre cher raïs disparu seulement l’année dernière, et bien qu’il eût failli s’étrangler, il s’était retenu de déverser sur eux l’eau glacée de son incrédulité, car il estimait que ces rêves me réconfortaient – ce qui était 218
toujours le cas. Abdullah, qui m’avait été très cher, me manquerait à jamais. Le revoir, bien portant, beau et robuste, sur les lieux qu’il avait aimés autant que moi, c’était comme rencontrer un ami vivant. Bien des choses qu’il me disait dans ces rêves se produisaient. Il m’avertissait de dangers à venir et me consolait quand j’étais affligée. À présent, j’accordais une confiance très forte sinon illogique à la signification de ces rêves. Emerson ne peut jamais se résoudre à demander des précisions, aussi entrepris-je de les lui donner. — Il ne m’a pas conseillé de ligne de conduite. Je le lui aurais demandé si j’en avais eu l’occasion, mais ce rêve était différent des autres. L’endroit était le même – les falaises derrière Deir el-Bahri, au lever du soleil – mais cette fois, quand j’arrivai au sommet, il n’était pas là à m’attendre. Je l’ai aperçu qui s’éloignait sur le sentier qui mène à la Vallée, et je l’ai appelé. Il a fait halte et s’est retourné, mais au lieu de revenir sur ses pas, il a levé le bras et m’a invitée à le suivre. Ensuite il a repris sa route… Et je me suis réveillée. — Ah ! fit Emerson. Humpf ! Euh… j’espère qu’il avait l’air bien portant ? — Oh, oui ! Bien portant et heureux. Il souriait quand il m’a fait signe. À votre avis, qu’est-ce que cela signifie ? J’avais poussé à bout mon époux affable. — L’interprétation des rêves est votre spécialité, Amelia, pas la mienne. Qu’allons-nous faire au sujet de Ramsès ? — Pour le moment, rien. J’ai une pré… j’ai le sentiment que cela va s’arranger tout seul. — Comment ? demanda vivement Emerson. — Soit il apprendra la mort d’Asad par quelqu’un d’autre, soit Nefret capitulera et le lui dira. Cette chère enfant a appris la discrétion à rude école, mais dans le cas présent nous exigeons beaucoup trop d’elle, et, je le soupçonne, nous mettons en danger leur vie de couple. Leurs natures sont si différentes – le tempérament fougueux de Nefret et sa franchise, le caractère peu communicatif de Ramsès… — Vous avez dit qu’ils étaient manifestement très heureux, protesta Emerson. Que lisez-vous entre les lignes ? 219
— Il est évident qu’ils s’aiment tendrement, mais cela ne les empêche pas d’avoir des différends. J’avais prévu qu’il en serait ainsi. — Quelle sorte de différends ? demanda Emerson d’un air inquiet. — Pour commencer, je m’attends qu’ils se montrent ridiculement trop protecteurs l’un pour l’autre – vous savez, comme vous l’étiez avec moi. Et Ramsès est moins facile à manier que vous, très cher. Il garde ses sentiments pour lui, et broie du noir au lieu de hurler. Nefret devra céder un peu de terrain, et il devra faire de même. Faire disparaître les faux plis dans un mariage prend un certain temps. Ainsi que vous le savez certainement. — Humpf ! Bon sang, je détesterais penser que nous leur rendons la situation plus difficile ! C’est vous qui aviez… — Les récriminations mettent également un mariage à rude épreuve, aussi n’insisterai-je pas sur le fait que vous étiez entièrement d’accord avec moi. (Je poursuivis en hâte avant qu’Emerson pût protester.) Au fond, la loyauté principale de Nefret est envers son époux. Ainsi que le disent les Écritures, une personne mariée doit être fidèle uniquement à… — Ne citez pas cette fou… satanée Bible, Amelia, vous savez que j’ai horreur de ça. — Certainement, mon cher. Nous partons à présent ? Nous devrons cesser le travail de bonne heure. Vous n’avez pas oublié que les Vandergelt arrivent cet après-midi ? — Aujourd’hui ? Oh, je présume que vous voulez que nous allions les chercher à la gare, bien que je n’en voie pas l’utilité, puisqu’ils viennent chez nous. — C’est une question de politesse, mon cher. Si je n’en avais fait qu’à ma tête, je serais allée à Alexandrie pour les accueillir. Katherine avait dit qu’elle ne voulait pas que nous prenions la peine de venir les chercher à leur descente du bateau, aussi m’étais-je pliée à son désir. Néanmoins, à l’insu d’Emerson, j’avais envoyé Daoud à Alexandrie la veille au soir. Avec la ville plongée dans un tel chaos et un invalide dans le groupe, j’avais la certitude que la force de Daoud et sa bonté – car il avait un cœur en or – seraient bienvenues. Emerson se plaindrait quand 220
il découvrirait son absence, aussi, une fois que nous fumes en selle et prîmes la direction de Gizeh, je décidai de distraire son attention en réintroduisant avec tact un sujet que j’avais abordé précédemment. En fait, c’était l’étape suivante la plus logique. Nous avions terminé la rangée des mastabas parallèle à la face sud de la Grande Pyramide, à l’exception de celui que nous étions en train de mettre au jour. Un pédant aurait sans doute déclaré que nous n’avions pas le droit de poursuivre les fouilles dans n’importe quelle direction, puisque c’était ce secteur de sa concession que Herr Junker nous avait demandé d’explorer. Cependant, il n’avait pas fixé de limites, et comment pouvions-nous le consulter alors qu’il était officiellement un ennemi, séparé de nous par les lois cruelles de la guerre ? Quant à une autorisation du Service des Antiquités, je ne voyais pas comment il pourrait s’opposer à ce que nous étendions nos travaux, du moment que nous n’empiétions pas sur les secteurs attribués à Mr Reisner. De fait, il avait la part du lion en ce qui concernait la nécropole. Ma conscience parfaitement tranquille sur ce point, je ne voyais pas pourquoi je ne pourrais pas explorer la plus au sud des trois pyramides des reines, qui était contiguë à notre rangée de mastabas. C’était la plus complète des trois, et elle comportait de surcroît une petite chapelle attenante sur un côté. Cet édifice avait été un temple d’Isis au cours des dernières dynasties, plusieurs milliers d’années après la construction de la pyramide elle-même. — Néanmoins, fis-je remarquer à Emerson, j’ai la certitude que les vestiges du temple funéraire originel de la reine se trouvent sous celle-ci, car toutes les pyramides avaient un temple de ce genre, et que c’est l’emplacement… — Peabody, m’interrompit mon époux, pensez-vous vraiment qu’il est nécessaire de m’expliquer l’architecture complexe d’une pyramide ? C’était une belle journée au ciel clair, avec juste un petit vent, et bien qu’il fut encore de bonne heure, il y avait de nombreuses personnes sur la route, certaines à pied, d’autres utilisant divers moyens de transport. Nous dépassâmes quelque chose qui ressemblait à un amas ambulant de végétation verte : un âne, 221
entièrement dissimulé par son fardeau, à l’exception de ses quatre pattes qui cheminaient patiemment. Une automobile remplie de touristes, leurs voilettes claquant au vent, nous dépassa. Emerson attendit que le nuage de poussière fut retombé avant de poursuivre ses récriminations. — Vous essayez de détourner mon attention d’un sujet irritant en le remplaçant par un autre de moindre importance. Je ne vous laisserai pas me mettre en colère, Peabody. — Mais vous aimez les temples, Emerson. — Le mot est impropre dans ce contexte ! cria Emerson. Je n’« aime » pas des objets inanimés. Je vous aime et… — C’est très aimable à vous, Emerson, mais il est inutile de faire connaître vos sentiments au monde entier. — Humpf ! (Ses dents blanches brillèrent au sein de son beau visage hâlé. Cela aurait pu être un sourire…) Je vois ce que vous mijotez, Peabody. Il y a peut-être des problèmes de stratification intéressants s’il y a, comme on peut raisonnablement s’y attendre, les vestiges de différents temples de différentes périodes sur ce site… — Et personne ne vous surpasse quand il s’agit de débrouiller des complications de ce genre… — La flatterie n’a aucun effet sur moi, ma chère, répondit Emerson d’un air ravi. Vous voulez que je mette au jour le temple pour vous permettre de fureter à l’intérieur de cette satanée pyramide. — Bien sûr. — Ma foi, je suppose que nous pourrions y jeter un coup d’œil. Aux ruines du temple, s’empressa d’ajouter Emerson. Pas à l’intérieur. Du moins pas aujourd’hui. — Bokra ? On entend fréquemment en Égypte ce mot arabe qui veut dire « demain ». C’est toujours demain, pas aujourd’hui, qu’un ordre peut être exécuté. Emerson salua ma petite saillie d’une grimace et ajouta un prétexte. — Les Vandergelt seront ici.
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— La vie devient un brin compliquée, admis-je. Je suis dépitée que nous n’ayons pas eu de nouvelles de Mr Russell ou de l’énigmatique Mr Smith. — Ce n’est pas son nom. Il s’appelle… — Je sais comment il s’appelle, Emerson. Je préfère Smith. C’est plus court et bien moins ridicule. Emerson ouvrit la bouche, la referma, secoua la tête et fit remarquer : — Agissez à votre guise, Peabody. Comme toujours. Cependant, j’ai très bien compris ce que vous voulez dire. Si l’information que nous attendons de la police ne vient pas, nous devrons l’obtenir par la ruse ou par la force. Mais pas aujourd’hui. Et probablement pas bokra. Quand les voyageurs descendirent du train au Caire, je me réjouis d’avoir eu la prévoyance d’envoyer Daoud les accueillir. Si les autres n’avaient pas été avec lui, je n’aurais pas reconnu Bertie. Je ne crois pas que je l’avais rencontré plus d’une demidouzaine de fois au cours des années, mais j’avais aimé ce que j’avais vu chez lui. Il s’intéressait plus au sport qu’aux études, mais c’était un garçon enjoué et prévenant, profondément attaché à sa mère et qui portait manifestement beaucoup d’affection à son beau-père. De taille moyenne et de constitution robuste, il avait toujours respiré la santé, les joues rouges et ses yeux noisette brillants. À présent… c’était un vieillard qui s’appuyait sur le bras de Daoud. Des fils gris striaient ses cheveux bruns, ses yeux étaient sans éclat, ses joues creuses. J’entendis Emerson pousser un juron étouffé et j’obligeai mes lèvres à sourire tandis que je m’empressai d’étreindre Katherine et Cyrus. Il ne me fallut pas longtemps pour décider de ce qui devait être fait, et j’entrepris de le faire. Laissant Daoud s’occuper des bagages, nous montâmes dans l’automobile, Katherine et moi dans le compartiment arrière avec Bertie. Après l’avoir entouré de coussins et couvert ses genoux d’un plaid, je demandai à Emerson de partir. Pour une fois, je n’eus pas besoin de lui dire de conduire prudemment. L’aspect décharné du garçon l’avait bouleversé autant que moi. 223
— Vous resterez chez nous quelques jours, dis-je à Katherine. Fatima a préparé vos chambres et tout le monde tient à se rendre utile. Allons, ma chérie, ne discutez pas, j’ai tout prévu. Ramsès et Nefret sont à Louxor en ce moment, il y a amplement de la place. À ces mots, Bertie se redressa un peu et exprima le premier signe d’intérêt que je le voyais manifester. — Ramsès n’est pas ici ? J’étais impatient de parler avec lui. — Vous pourrez le faire très bientôt, lui assurai-je. Le plus important pour vous, dans l’immédiat, c’est de vous reposer et de reprendre des forces. Il acquiesça et ferma les yeux. Avec sa peau grisâtre tendue sur les os, son visage ressemblait à une tête de mort. Je pris la main de Katherine et la serrai. C’était tout ce que je pouvais faire pour le moment. Elle ne pouvait pas parler librement devant Bertie. Dès que nous arrivâmes à la maison, j’envoyai Katherine et Cyrus dans leur chambre et mis Bertie au lit, ignorant ses faibles protestations. Quand j’en eus fini avec lui, ses joues avaient repris un peu de couleur – essentiellement sous l’effet de la gêne et de l’amour-propre masculin blessé. Je jugeai que c’était un signe encourageant. Au moins, il avait suffisamment de vigueur pour être vexé par mes attentions ! Je lui fis boire beaucoup d’eau et lui montrai le petit bouquet, un mélange de soucis et d’herbes folles, que Sennia avait placé dans un verre sur sa table de nuit. Cela fit naître un pâle sourire sur ses lèvres, et avant de sortir de la chambre, j’eus la satisfaction de voir ses yeux se fermer. Katherine et Cyrus étaient dans le salon avec Emerson. — Comment va-t-il ? demanda Katherine immédiatement. — Il dort. (Je pris un fauteuil et acceptai un verre de whisky d’Emerson.) Les blessures semblent s’être cicatrisées, et bien que son souffle soit toujours court, je pense que c’est une question de faiblesse et de manque d’exercice plutôt qu’une lésion pulmonaire. Toutefois, si vous estimez que nous devrions demander à un docteur de l’examiner…
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— Il refuserait, dit Katherine d’un air las. Il en veut amèrement à l’ensemble du corps médical. Je me demande comment vous avez réussi à l’ausculter. — Ma foi, j’ai l’habitude de venir à bout des objections de membres de la gent masculine blessés et récalcitrants, répondisje en lançant un regard à Emerson. Ce qui me rappelle… pourquoi est-il si impatient de parler à Ramsès ? Ils s’entendent très bien, mais ils n’ont jamais été des amis intimes. — Vous ne devinez pas ? s’enquit vivement Cyrus. Son visage s’était ridé et buriné depuis que nous le connaissions, car des saisons passées sous le soleil ardent d’Égypte ont cet effet sur des personnes à la peau très blanche. Certaines de ces rides étaient plus prononcées à présent. Bertie était le seul fils qu’il aurait jamais, et il avait toujours été fier de lui. Son seul regret était que Bertie ne partageât pas sa passion pour l’égyptologie. — L’année dernière, Anna lui avait beaucoup parlé des objections de Ramsès concernant la guerre, poursuivit Cyrus. Depuis, il a adopté ce point de vue. — Oui, bien sûr. Ma foi, nous allons le remettre sur pied et lui remonter le moral. Cyrus me sourit. — Si quelqu’un peut le faire, c’est bien vous. — Tout à fait, approuva Emerson. Elle ne renonce jamais tant qu’elle n’est pas parvenue à ses fins. Katherine éclata de rire. C’était presque son rire d’autrefois, et ses traits se détendirent. — Je me sens déjà plus heureuse et plus optimiste. C’est son état mental qui me préoccupe le plus, Amelia. Il refuse d’évoquer avec moi ce qu’il a vécu au front, et il n’a pas dit grand-chose même à Cyrus. Il est amer et en colère, et il ne s’intéresse à rien. Même à continuer à vivre, je pense. Sa voix se brisa. Emerson, son beau visage soucieux, lui servit aussitôt un whisky-soda. Sachant que la compassion amènerait Katherine à s’effondrer complètement, je dis avec entrain : — Nous lui trouverons un sujet d’intérêt. J’ai plusieurs idées. Tout bien considéré, je crois qu’il serait judicieux que vous vous rendiez à Louxor dès que possible. Bien sûr, le Vallée des Rois 225
est prêt à appareiller, mais, à mes yeux, ce long voyage indolent est à déconseiller. Bertie a besoin d’être secoué mentalement. Il a exprimé le désir de discuter avec Ramsès. Je pense que ce serait positif pour lui. Nefret est un médecin compétent et peut veiller sur sa santé physique. Oui. Incontestablement, c’est la ligne de conduite la plus sage. Un ou deux jours de repos, ensuite le train pour Louxor. Nous allons envoyer des télégrammes, vous à votre majordome au Château, et moi à Ramsès, pour l’informer de vos projets. Je m’appuyai contre le dossier de mon fauteuil et levai mon verre en guise de salut. — Voilà qui est réglé. Avalez votre whisky, Katherine. Je sais que vous buvez rarement de l’alcool, mais cela vous fera du bien. Santé ! Avec un tact inhabituel chez lui, Emerson attendit que nous soyons dans notre chambre pour nous changer pour le dîner avant d’exprimer son opinion. — Bon sang, Amelia, c’était sacrément autoritaire, même de votre part ! — Ils ont accepté, non ? (Je retirai ma robe et la suspendis à une patère.) J’ai trouvé que Katherine était bien plus enjouée. — Tous deux sauteraient du bord d’une falaise si vous le leur demandiez, grommela Emerson. Désirez-vous prendre votre bain la première ? — Je n’ai pas le temps de prendre un bain. (Je versai de l’eau dans la cuvette et commençai mes ablutions.) Je me contenterai d’un brin de toilette et ensuite j’irai voir si Bertie est suffisamment bien pour s’habiller et descendre dîner. Ce serait une bonne chose pour lui, à mon… Le souffle me manqua comme Emerson passait ses bras autour de ma taille et me serrait contre lui. — Votre avis ! Nom d’un chien, Peabody, si un jour vous omettiez de donner votre avis sur quelque sujet que ce soit, je vous enverrais immédiatement à l’hôpital ! Après quelques brefs témoignages d’affection réciproques – car, ainsi que je le lui rappelai, nous ne devions pas faire attendre nos invités –, nous reprîmes les activités que l’étreinte 226
fougueuse d’Emerson avait interrompues, et je répondis à sa remarque. — Mes raisons de suggérer qu’ils se rendent à Louxor sont indiscutables, Emerson, mais il y a une autre raison que je ne pouvais leur dire. Il nous est impossible de poursuivre nos investigations sur la mort d’Asad pendant qu’ils sont avec nous. Cyrus insisterait pour nous donner un coup de main, et ce pourrait être dangereux. — Il soupçonne déjà quelque chose. Il m’a pris à part avant que nous montions et m’a demandé combien de fois on nous avait agressés depuis notre arrivée. — C’était juste une petite plaisanterie de sa part, Emerson. Il ne peut pas être au courant pour le corps découvert dans le mastaba, et s’ils partent dans quelques jours, il y a peu de chances pour qu’il l’apprenne. J’ai prévenu Daoud, Fatima et Selim de ne pas en parler, et j’ai menacé Gargery de le renvoyer en Angleterre par le premier bateau s’il ouvrait la bouche. — Apparemment, vous avez pensé à tout. — Je le crois, en effet. Le seul problème qui subsiste, c’est de trouver un sujet d’intérêt pour Bertie. — Vous n’avez pas encore réglé cette petite difficulté ? Crénom, Peabody, mais qu’avez-vous ? Je me retournai. Emerson avait ôté ses bottes, ses chaussettes et sa chemise. Croisant son regard interrogateur, je répondis : — J’ai une idée ou deux. Dépêchez-vous, Emerson. — Nous devrions laisser la salle de bains à la disposition de nos invités, déclara Emerson avec un grand sourire. Désirezvous partager la cuvette avec moi, très chère ? Une fois habillée, je me rendis en hâte à la chambre de Bertie, laissant Emerson chercher une chemise propre dans tous les tiroirs, excepté celui où elles sont toujours rangées. La porte était entrouverte. Tandis que je m’approchais, j’entendis une petite voix claire. — Alors la courageuse princesse remplit une soucoupe de bière et attendit, pendant que le prince dormait. Bientôt, le serpent sortit de sous le lit et s’apprêta à mordre le prince, mais quand il vit la bière, il la but et fut ivre. Alors la courageuse princesse saisit son poignard et lui coupa la tête. 227
— C’était très courageux de sa part, s’écria Bertie. J’ouvris largement la porte et entrai. Sennia avait approché un fauteuil du lit et était assise au bord du siège pour ne pas froisser ses ruchés. Elle portait sa plus belle robe, brodée de basin blanc, avec une ceinture en satin rose et un ruban assorti dans les cheveux. Horus était couché de tout son long au pied du lit, ce qui obligeait Bertie à relever les genoux, mais il semblait tout à fait bienveillant – pour Horus. — Je lui raconte une histoire, expliqua Sennia. Je m’efforçai de prendre un air sévère – car je n’avais pas donné à Sennia la permission de se joindre à nous ce soir, ou de rendre visite à l’invalide – mais quand je vis le sourire sur le visage de Bertie, je décidai de dispenser la petite coquine de la réprimande qu’elle méritait. Elle comprit qu’elle avait gagné. M’adressant un sourire suffisant, elle ajouta : — Je lui ai également lavé la figure. Le rire de son fils fut le premier son que Katherine entendit alors qu’elle approchait dans le couloir. Ainsi qu’elle me le confia plus tard, elle ne l’avait pas entendu rire depuis des semaines. Sennia était dans son élément : une personne malade à entourer de soins et un public attentif. Sur son invitation, Katherine s’assit pour écouter le reste de l’histoire. Peu après, Emerson et Cyrus nous avaient rejoints, et Fatima avait pris sur elle d’apporter les carafes à alcools, des verres et des assiettes de sandwiches, ainsi que des verres de limonade pour Bertie et Sennia, et tout le monde parlait en même temps. Bertie déclara qu’il n’avait jamais entendu une histoire aussi intéressante. — C’était le conte du Prince maudit, expliqua Sennia à Emerson et à Cyrus, qui avaient raté le début. Celui que tante Amelia a traduit. Elle en a traduit beaucoup d’autres. Je vais vous les raconter, si vous voulez. — Une autre fois, dis-je d’un ton ferme. — Une histoire chaque jour, comme Shéhérazade, suggéra Bertie. Cette idée plut à Sennia, mais elle fut prompte à faire valoir que Shéhérazade s’arrêtait au milieu de ses histoires – « pour que le sultan ne lui tranche pas la tête le matin suivant » – alors, peut-être devrait-elle en commencer une autre. 228
— Bertie ne te tranchera pas la tête, affirmai-je. Et il est temps que tu montes dans ta chambre pour dîner. Dis bonne nuit à Bertie – et emmène Horus avec toi. Elle donna à Bertie un baiser, qu’il lui rendit. Emporter Horus n’était pas nécessaire. Il sauta du lit et la suivit, en grognant vers Cyrus comme il passait près de lui. Nous bavardâmes un moment encore, tandis que Fatima s’affairait et débarrassait les assiettes et les verres, puis nous laissâmes Bertie se reposer. — Il a eu suffisamment de sensations fortes pour ce soir, expliquai-je, tandis que Katherine et moi nous éloignions bras dessus bras dessous dans le couloir. Sennia devient aussi machiavélique que Ramsès dans sa jeunesse. Elle savait que si elle avait demandé la permission d’aller voir Bertie, j’aurais dit non, alors elle a tout simplement négligé de demander. — Mais elle lui a fait tellement de bien, déclara Katherine. Peut-être pourrait-elle être le sujet d’intérêt dont il a besoin en ce moment. — Je ne le pense pas. Nous administrerons à Bertie de petites doses de Sennia pendant quelques jours, mais elle va l’épuiser si on la laisse faire. Il faut être en excellente condition physique pour supporter une enfant qui déborde d’énergie. — Alors vous nous recommandez toujours de nous rendre à Louxor sans tarder ? s’enquit Cyrus. — Mon avis sur cette question n’a pas changé. Emerson me lança un regard interrogateur mais demeura silencieux. Il savait, tout autant que moi, qu’il fallait absolument éloigner nos amis du Caire. Ils seraient en sécurité à Louxor. Tout était calme là-bas.
Manuscrit H L’homme était son oncle. Sethos, le Maître du Crime, le meilleur agent du ministère de la Guerre, le fervent admirateur de sa mère, l’ennemi juré de son père – et le demi-frère illégitime de ce dernier. Ils avaient appris cette information 229
stupéfiante seulement l’hiver dernier, et Ramsès ne s’était pas encore fait complètement à cette idée. Plus incroyable, il y avait le fait que l’homme qu’il avait vu pour la dernière fois étendu sur une civière, couvert de sang et le poumon perforé par une balle, était toujours vivant. Il s’était battu avec un homme qui était non seulement assez vieux pour être son père, mais qui, de surcroît, avait reçu une blessure quasi mortelle moins d’un an auparavant – et il avait été obligé d’utiliser plusieurs de ses tours « infâmes » pour se montrer au grand jour. Il croisa le regard glacé de Nefret et se demanda si des excuses s’imposaient et, si oui, auquel des deux il devrait les présenter. — Tu avais promis de ne pas lui faire de mal, dit-elle d’un ton accusateur. Le tampon de tissu ensanglanté que Sethos pressait sur son nez était le mouchoir de Nefret. Il l’abaissa et renifla à titre d’essai. Son nez ne saignait plus. — Je l’ai frappé le premier, fit-il valoir avec une satisfaction visible. Toutes mes excuses, Ramsès. On réagit instinctivement, comme vous le savez très bien. Puis-je m’asseoir à présent, Nefret ? J’espère que cette familiarité ne vous dérange pas. Nous sommes en famille, après tout. Elle l’avait examiné de la tête aux pieds pour s’assurer que le saignement de nez était sa seule blessure. Il y avait pris plaisir, sursautant de façon théâtrale quand elle touchait un endroit ou un autre, puis niant courageusement que cela faisait mal. Ramsès frictionna son poignet endolori et fit une grimace. Il n’y eut aucune réaction de la part de Nefret. Il décida qu’il préférait être pendu plutôt que de lui faire des excuses. — Alors comment devons-nous vous appeler ? demanda-t-il vivement. « Oncle Sethos » passe mal. — Oubliez l’oncle. Il est un peu tard pour évoquer une parenté de ce genre. Sethos suffira. Je n’ai pas utilisé mon véritable nom depuis si longtemps que je n’y réponds même plus. Il avait décliné l’invitation de Nefret à les accompagner jusqu’à la dahabieh. Il s’assit, croisa les jambes et, d’un geste courtois, leur offrit une place sur le cercueil. C’était un cercueil. Néanmoins, l’odeur des copeaux de bois et du vernis donnait à
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la pièce une atmosphère accueillante, et Nefret avait calé la torche de façon à leur permettre de se voir. Ramsès ouvrit de grands yeux. Il avait vu Sethos en plusieurs occasions sous divers déguisements – une Américaine d’un certain âge, un prêtre, un jeune aristocrate veule et, la dernière fois, un ingénieur écossais aux cheveux roux – mais c’était la première fois qu’il était en mesure d’examiner les véritables traits de cet homme. Il portait un caftan, mais sa tête et ses pieds étaient nus. En ce moment, ses cheveux étaient noirs, ce qui ne signifiait pas grand-chose – du moins Ramsès savait que c’étaient les siens, épais et légèrement ondulés. Ses yeux – de quelle couleur étaient-ils, bon sang ? Une nuance ambiguë entre le gris et le brun, avec un soupçon de vert, d’après la mère de Ramsès, qui avait approché Sethos comme aucun autre membre de la famille. Ramsès n’aurait su le dire, la lumière était trop ténue. Sethos avait décollé la fausse barbe de guingois ainsi que la moustache. Menton, mâchoire et bouche n’étaient pas déformés, et comme cela devait être une expédition rapide à la faveur de la nuit, il n’avait pas pris la peine de noircir ses dents blanches bien plantées. Le nez était naturel, lui aussi, maintenant que Nefret avait enlevé la masse écrasée de pâte à modeler. Les contours en étaient étrangement familiers. Sethos avait tout à fait conscience de son examen attentif. Avec un sourire amusé, il demanda : — Avez-vous une cigarette ? L’ennui, avec ces vêtements, c’est qu’ils comportent très peu de poches. Sans un mot, Ramsès lui tendit son étui et des allumettes. — Faites attention, dit Nefret. Inutile de provoquer un incendie. Sethos exhala un rond de fumée parfait. — Est-elle toujours si autoritaire ? — Pas plus que Mère, répondit Ramsès. Sethos tourna la tête pour regarder le portrait. — C’était très astucieux de votre part d’utiliser ce tableau pour me faire sortir de ma cachette. Rien d’autre n’aurait pu le faire. Je m’étais donné beaucoup de mal pour vous éviter. Je vous en prie, ne me dites pas que vous avez pris toute cette
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peine pour m’obliger à restituer les bijoux de la reine Tiy. Je n’en ferai rien, voilà qui est net ! — Je ne m’attendais pas que vous le fassiez, rétorqua Ramsès. Vous avez repris le contrôle du marché, alors ? — Je ne l’ai jamais abandonné. Mes récentes activités pour le compte d’un gouvernement qui récompense chichement ses serviteurs ne gênaient pas l’exercice de ma principale profession. — Comme la fois où vous avez délesté Ibn Rashid de ses diamants ? — Comment savez-vous cela ? Il parut surpris et légèrement en colère. Ravi d’avoir fait craquer cette façade affable, Ramsès fut tenté de le tenir en haleine, mais le temps passait et ils devaient discuter d’un grand nombre de choses. — Margaret Minton est au Caire. Elle a dit à Mère ce qui s’était réellement passé à Hayil. Elle n’en a parlé à personne d’autre. — Ah ! (Sethos prit tout son temps pour choisir et allumer une autre cigarette.) Pourquoi ? — Pourquoi l’a-t-elle dit à Mère ? On peut seulement supposer… — Qu’elle avait compris que Mère était la femme que vous aviez confondue avec elle, et elle voulait savoir ce qui vous était arrivé, l’interrompit Nefret sur un ton d’impatience. Soyez sincère. Vous avez tout mis en œuvre pour qu’elle tombe amoureuse de vous dans ces circonstances romanesques. — Bien sûr. Mais je n’étais pas certain d’avoir réussi. Les femmes sont si imprévisibles. Bien, bien. Que recherche-t-elle, à présent ? — Pas vous, répliqua sèchement Nefret. Mère lui a dit que vous étiez mort. — J’espère que c’est tout ce qu’elle lui a dit. (Son léger sourire s’était estompé.) Ce serait désastreux pour moi si une journaliste apprenait mon noble sacrifice en servant notre Angleterre bien-aimée. — Elle a dit à Margaret Minton que vous étiez un voleur et un escroc, lâcha Nefret. 232
— Ah ! Voyant ses yeux baissés et ses lèvres pincées, Ramsès prit conscience d’un sentiment de sympathie inattendu. Il savait ce qu’on éprouvait quand on était mal jugé et méprisé. Sethos était un voleur et un escroc, mais Ramsès avait la certitude qu’il était allé à Hayil pour le compte du ministère de la Guerre. Il n’aurait pas touché aux bijoux de l’émir s’il n’avait pas été dérangé pendant qu’il examinait la correspondance privée de ce jeune homme retors, et s’il avait été aussi insensible et pragmatique qu’il prétendait l’être, il aurait ignoré l’appel à l’aide de Margaret. — Encore une personne qu’il me faut éviter, conclut son oncle d’une voix si calme que Ramsès se demanda s’il n’avait pas imaginé cette expression de regret fugace. Je vous suis reconnaissant de m’en avoir informé. Était-ce pour ce motif que vous avez arrangé cette rencontre ? — Pas entièrement, répondit Ramsès. Il y a eu des fuites. Les partisans de Wardani savent que j’avais pris sa place l’hiver dernier. Au moins l’un d’entre eux s’est évadé. Nous avons eu un bref affrontement dans une ruelle du Caire il n’y a pas très longtemps. — Qui ? — Asad. C’était l’un des lieutenants de Wardani. — Je le sais. Cela explique tout. — Cela explique quoi ? demanda vivement Ramsès. — La raison pour laquelle vous êtes à Louxor. Maman, Papa, et votre épouse affectueuse ont estimé que vous seriez plus en sécurité ici. — Nom d’un chien ! s’exclama Ramsès. (Il se maîtrisa et poursuivit.) J’avais un autre motif de désirer vous voir. Je n’ai jamais eu l’occasion de vous remercier… — Je vous en prie, ne tombons pas dans la sensiblerie. Je ne l’ai pas fait pour vous. — Vous avez dupé les autres pour les amener à partir avant qu’ils m’achèvent, s’entêta Ramsès. Vous n’avez pas pris ce risque pour Mère, vous ne saviez même pas qu’elle était là. — Ah, mais votre mort aurait plongé cette chère femme dans l’affliction. J’ai eu droit à ses remerciements, ajouta-t-il avec un 233
sourire qui aurait certainement poussé Emerson à devenir violent. Quand elle m’a embrassé. Je pense que c’était une scène très touchante. — Elle a cru que vous étiez mourant. Comme nous tous. — Ainsi que vous pouvez le constater, je n’ai pas eu l’obligeance d’achever le processus. Comment saviez-vous que j’étais toujours en vie et que je me trouvais à Louxor ? — Je n’en étais pas certain, admit Ramsès. Mais ces symboles artistiques que vous avez gravés à l’entrée de plusieurs tombes étaient récents, et l’incident dans la Vallée Ouest portait votre marque de fabrique. C’était parfaitement organisé. — C’est bien aimable à vous de le dire. Si c’est tout… — Non, ce n’est pas tout. Combien de personnes savent-elles que vous êtes toujours vivant ? Le visage de Sethos demeura impassible. Il y eut un bref silence avant qu’il réponde. — À part Kitchener et le général Maxwell… et vous ? Et qu’en est-il de votre père ? — Je pense qu’il s’en doute. Mais pas Mère. — Allez-vous le leur dire ? — Cela dépend. (Ramsès savoura un bref – et, ainsi qu’il le découvrirait très vite, illusoire – sentiment de puissance.) Préférez-vous que je garde le silence ? — Assurément. Cependant, si vous songez à utiliser cette menace comme moyen de chantage pour m’obliger à faire quelque chose contre mon gré, oubliez cette idée. Cela ne me préoccupe pas outre mesure. Mais ma vie serait infiniment plus simple sans Amelia me traquant dans tout Louxor pour essayer de m’attraper et me remettre dans le droit chemin. Vous imaginez les ennuis qu’elle s’attirerait ? Ramsès les imaginait sans peine. Que le diable emporte cet homme ! Sethos avait vu le piège et l’avait évité habilement. — Revenons-en au fait, dit-il d’une voix rauque. — Quel fait ? Oh, vous voulez savoir si quelqu’un veut me tuer en ce moment ? (Il parlait lentement et réfléchissait à voix haute.) Quand on m’a emporté sur une civière cette nuit-là, les seules personnes qui savaient que je travaillais pour les services de renseignements m’ont cru mourant. On a dit au docteur et 234
aux infirmières que j’étais un passant innocent qui s’était trouvé pris par hasard dans un échange de coups de feu entre la police et un groupe de révolutionnaires. Votre répugnant cousin est mort. Les seules autres personnes présentes cette nuit-là étaient Sahin Bey et Sidi Ahmed. Ils m’avaient accepté comme l’un des leurs et étaient partis bien avant le dénouement tragique. Je ne vois pas comment quiconque aurait pu établir un lien. Il y a même eu un joli petit RIP après mon nom dans les dossiers des services. — J’ai estimé que je devais vous prévenir. — Votre sollicitude me touche énormément. (Sethos plissa les yeux et de fines ridules apparurent.) Vous pensiez que c’était moi qui vous avais dénoncé aux partisans de Wardani ? Ramsès n’avait jamais eu un tel soupçon – jusqu’à cet instant. Son silence amena Sethos à parler avec emportement. — Pour l’amour de Dieu, les deux hommes qui connaissaient votre véritable identité et le rôle que vous aviez joué étaient le directeur des services secrets turcs et le chef des Senoussi ! Il y a littéralement des dizaines de personnes, sans compter ces satanés Allemands, qui disposent à présent de cette information. Pourquoi me soupçonner ? — Cette idée ne m’était jamais venue à l’esprit. — Ah ! Le brusque accès de colère était passé. Sethos alluma une autre cigarette et réfléchit quelques instants avant de poursuivre. — J’espère que vous n’avez pas été assez stupide pour accepter une nouvelle mission ? Ramsès secoua la tête. — Ne lâchez pas ! Votre couverture a sauté jusqu’aux cieux, et ils vous guetteront. Suivez mon conseil, faites-vous discret, et portez toute votre attention sur les fouilles. — C’est bien mon intention. Et vous ? — La même chose. (Son oncle lui adressa un sourire carnassier.) Je suis arrivé à la conclusion que l’espionnage est une activité à déconseiller fortement. La solde est pitoyable et très peu d’agents vivent assez longtemps pour toucher leur pension, si maigre soit-elle. De toute façon, la situation actuelle 235
en Égypte est irrésistible. Personne ne peut m’empêcher de faire ce qu’il me plaît. — Vraiment ? Son oncle soupira. — Je présume que vous avez l’intention d’essayer. Les jeunes sont si idéalistes. Bon, entendu, vous m’obligez à revoir mes projets. Il y a une quantité d’autres sites en Égypte. Profitez de vos vacances ! Il se leva et rendit à Ramsès ses cigarettes. — Bonne nuit. Je ne saurais vous dire à quel point j’ai apprécié cette soirée. — Oh, ne partez pas si vite ! s’écria Ramsès. Répondez d’abord à quelques questions. — Je vous ai dévoilé tout ce que vous aviez besoin de savoir. Veillez sur lui, Nefret. Il n’est pas très doué pour faire attention à lui, et Amelia serait bouleversée s’il lui arrivait quelque chose. Ce qui me fait penser… vous n’avez rien appris de plus sur le corps qu’elle a découvert à Gizeh, n’est-ce pas ? — Le corps ? (Ramsès se raidit.) Quel corps ? — Vous n’étiez pas au courant ? C’était dans les journaux. L’article ne mentionnait pas son nom, mais je viens de penser que ce pourrait être… (Il les observa attentivement.) Bon sang, j’espère que je n’ai pas commis de bévue. Il s’agissait peut-être de l’un de ces cadavres qu’Amelia trouve continuellement. Bonne nuit à nouveau. Il se faufila habilement par la fenêtre, en passant les pieds en premier. Ramsès se retourna très lentement et regarda sa femme. Elle soutint son regard, mais son visage s’était empourpré. — Tu as dit que tu avais égaré la lettre de Mère. Toutes ces charmantes paroles – et ces charmantes attentions – avaient pour but de m’empêcher d’insister pour la lire. Le visage de Nefret vira au rouge pivoine. — Elle redoutait que tu ne lises l’article dans le journal. — Et tu t’es arrangée pour que je ne lise pas un seul journal. — Je ne voulais pas que tu… — Je n’ai pas besoin de demander qui c’était, hein ? (Il l’enlaça par les épaules.) Tu n’aurais pas pris toute cette peine 236
pour me cacher la vérité si le corps avait été celui d’un inconnu. Les journaux ne connaissaient peut-être pas son identité, mais Mère la connaissait certainement. Elle sait toujours tout ! C’était Asad, n’est-ce pas ? Meurtre ou suicide ? — Meurtre. Elle lui avoua la vérité parce que se taire aurait été bien pire. Cela ne diminuait pas son sentiment de culpabilité. Il aurait prévu le danger et agi en conséquence. — Ils ont placé le corps où Père et elle le trouveraient, déclara-t-il. Pourquoi ? Non, ne dis rien, la réponse est évidente. — Ce n’est pas du tout évident. Semer des cadavres sur leur chemin est un moyen sûr de mettre en colère Père et Mère. — Pas Père, pas Mère. Moi. Asad était mon ami. Alors vous avez décidé tous les trois de me laisser dans l’ignorance ? Vous redoutiez que je rentre précipitamment au Caire pour partir à la recherche de son assassin, et qu’il arrive peut-être quelque chose à ma petite personne ? — Ne me parle pas sur ce ton ! (Elle se dégagea et lui fit face. Elle respirait bruyamment.) Nous l’avons fait pour ton bien ! Une chose en amenant une autre, l’heure qui venait de s’écouler avait durement éprouvé Ramsès. Cette dernière remarque exaspérante fut de trop. Il l’empoigna. Si elle avait protesté ou s’était excusée, ou même si elle lui avait lancé un regard de reproche, il l’aurait lâchée immédiatement, mais elle était aussi en colère que lui. Elle se contorsionna, se débattit, proféra des jurons, et, uniquement pour se défendre, il lui fit une prise qu’il avait utilisée une seule fois auparavant, lui plaquant les bras le long du corps et la serrant contre lui. Dès lors, toute idée d’autodéfense s’évanouit. Il posa sa main sur la joue de Nefret et lui inclina la tête contre son épaule. Ce fut peut-être la douceur de la peau de Nefret sous sa main, ou le léger bruit qu’elle fit, guère plus qu’une exclamation étouffée. Il ne parvenait pas à croire ce qu’il venait de faire. Horrifié et honteux, il desserra son étreinte et voulut parler. — Si tu t’excuses, je te tue, chuchota-t-elle. Ses bras se refermèrent autour du cou de Ramsès. Quand ils sortirent de l’échoppe un peu plus tard, tous deux n’avaient qu’une seule pensée en tête, et les quelques mots qu’ils 237
échangèrent cette nuit-là n’avaient rien à voir avec Sethos ou des cadavres. La dernière pensée cohérente de Ramsès, avant qu’il succombe à l’épuisement, fut que Nefret avait raison d’affirmer qu’il ne comprenait rien aux femmes. À l’évidence, il avait énormément de choses à apprendre au sujet de la sienne. Le matin suivant, Nefret était radieuse. Il se réveilla pour entendre sa voix claire qui chantait des bribes de ses mélodies préférées – les extraits les plus sirupeux d’opérettes sentimentales – tandis qu’elle allait et venait dans la cabine. « Quand tu es loin, mon amour, comme les heures de solitude sont tristes… Ne nous quittons plus jamais, ma chérie. Je meurs sans toi, mon chéri ! Serre-moi contre ton… » La note aiguë chancela. — Erreur de tonalité, dit Ramsès en riant. Tu es une mezzo, et non une coloratura. — Et toi, tu es un grand paresseux. (Elle se pencha vers lui et chanta l’air à nouveau, tout près de son visage.) Serre-moi contre ton cœur ! Mais pas maintenant. Mohammed fait chauffer l’eau de ton bain. Quand il monta sur le pont, elle était déjà à table, et Nasir n’était nulle part en vue. — Je lui ai dit que nous n’avions pas besoin de lui, expliqua-telle. Nous devons parler de beaucoup de choses. Il attendit qu’elle eût rempli sa tasse et posé la cafetière. Puis il prit sa main dans la sienne. — Nefret, je… — Je t’ai dit de ne pas t’excuser. — Non. Je veux dire, oui, tu l’as dit. Mais… — Je voulais que tu le fasses depuis des mois. (La fossette de sa joue s’accentua.) Tu es ravissant quand tu es en colère. — Je suppose que je l’ai bien mérité, fit Ramsès d’un air sombre. Mais je ne comprends pas pourquoi… — Tu te comportais avec moi comme si j’étais quelqu’un que tu ne connaissais pas très bien et que tu avais peur de blesser, rétorqua Nefret avec indignation. Est-ce que tu te rends compte que c’est notre première vraie dispute, franche et violente, depuis que nous sommes mariés ?
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— Une dispute est une chose, et si c’est ce que tu désires, je ferai de mon mieux pour coopérer à l’avenir. Mais te rudoyer de cette façon… — Ma foi, je ne voudrais pas que tu m’écrases dans tes bras et que tu me domines tous les jours de la semaine ! Mais, de temps en temps, cela change agréablement. — Oh ! Toujours quelque peu déconcerté mais infiniment soulagé, il déclara avec espoir : — Je présume que si ce n’était pas spontané, ce ne serait pas pareil ? Allons, tu ne pouvais pas me faire comprendre que… — Absolument pas ! (Un petit gloussement amusé s’échappa de ses lèvres.) Tu pourrais peut-être me rendre ma main. J’en ai besoin pour remplir ma tasse. Bois ton café et je te raconterai toute l’histoire. C’était une histoire sinistre. Certains détails devaient provenir directement de la lettre de la mère de Ramsès, ils avaient l’accent de sa prose. La police n’avait rien trouvé qui permettait de les mener à l’assassin, mais l’identité de la victime ne faisait aucun doute. — Le nom ne figurait pas dans l’article du journal, ajouta Nefret. Tu peux en remercier Mr Russell. — Je suis surpris que les journaux en aient entendu parler. Un Égyptien anonyme… — … découvert dans une tombe par une dame qui jouit d’une certaine notoriété, termina Nefret. Russell ne pouvait cacher cette information à la presse, la plupart des gaffirs de Gizeh étaient sur les lieux à ce moment-là. Et il y a actuellement une journaliste au Caire qui s’était spécialisée jadis dans les aventures extraordinaires de la famille Emerson. — Damnation, c’est exact. Miss Minton. Nefret sourit. — Mère et Père font de merveilleux sujets d’article. Avec une censure de la presse aussi sévère, il n’y a pas grand-chose en matière de vraies nouvelles. On ne peut pas la blâmer d’exploiter cette affaire. — Non, en effet. Y avait-il des références à des malédictions ?
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— Plusieurs. (Nefret hésita, mais juste un instant.) Il y avait autre chose dans sa lettre dont je ne t’ai pas parlé. Il se pourrait bien que Miss Minton vienne ici. — Je suis vraiment obtus, hein ? C’est pour cette raison que tu ne voulais pas dîner à l’hôtel, tu avais peur que nous la rencontrions. Y a-t-il un autre petit détail que tu aurais négligé de mentionner ? Agression, tentative d’enlèvement ? — Eh bien… — Bon sang ! (Il se leva d’un bond.) Qui ? Quand ? Pourquoi diable ne m’as-tu pas… — Je suis désolée, pleurnicha-t-elle. Elle m’avait fait promettre de ne rien dire. Ramsès se maîtrisa. — Tu ne pleurniches pas d’une façon très convaincante, Nefret. Tu as adoré cela, n’est-ce pas ? — Non. (Les coins de sa bouche s’affaissèrent.) J’ai détesté te cacher des choses. J’ai failli tout t’avouer l’autre jour, quand tu étais si gentil et bien disposé et que je t’ai parlé d’un ton cassant parce que je me sentais coupable. Assieds-toi et je vais te raconter. Elle n’a pas été grièvement blessée. — Mère ? Bien sûr, ce ne pouvait être que Mère ! Tandis qu’elle relatait l’incident, la curiosité remplaça son indignation. Il se contenta de quelques légers « Crénom ! » avant de faire remarquer : — Alors, si Père a raison, Asad était déjà mort quand l’agression commise sur Mère et lui a eu lieu. Cela n’a pas de sens. Tu es sûre que c’est tout ? — Eh bien… — Je n’y tiens plus, dit Ramsès sur le ton de la conversation. — Ce n’est rien de grave, sincèrement. Du moins je l’espère. Notre Mr Smith est au Caire, censément attaché au ministère des Travaux publics. Ce n’est pas son véritable nom, bien sûr. C’est quelque chose avec un trait d’union et parfaitement imprononçable. Mère a retrouvé sa piste grâce à ses sources habituelles – thé au Shepheard et potins. — Elle a été très occupée, non ? (Ramsès se passa distraitement les doigts dans les cheveux.) J’aurais dû savoir que Père et elle attendaient d’être débarrassés de moi pour 240
passer à l’offensive. Qu’a-t-elle fait à Smith ? Elle a menacé de le battre avec son ombrelle s’il ne me laissait pas tranquille ? — Eh bien… Ramsès lui lança un regard furieux. — Je suis désolée, gloussa Nefret. Je présume que ce n’est pas drôle, mais si tu voyais ta figure… C’est plus ou moins ce qu’elle a fait, je suppose. Ramsès, elle est allée au Turf Club – seule – et a ordonné à Lord Edward d’amener son ami pour qu’il la rencontre là-bas. Dieu seul sait de quoi elle l’a menacé, mais cela a été suffisant pour amener Smith à céder. Il a admis qu’il avait eu connaissance de l’évasion d’Asad, mais n’avait pas pris la peine de nous en informer parce que… Comment a-t-il exprimé cela ?… « nous ne nous préoccupons plus de cette bande de révolutionnaires incapables ». Quelque chose d’approchant. (Un autre gloussement de rire irrépressible lui échappa.) Tu l’imagines, assise dans le salon, entourée de tous ces hommes scandalisés, coiffée de son chapeau préféré et sirotant délicatement son whisky ? Ç'aurait été drôle s’il ne s’était pas agi de la dame coiffée de son chapeau préféré. — Elle est incroyable, grommela Ramsès. Même pour moi, qui la connais depuis plus de vingt ans. Ma foi, je ne suis pas surpris que « Smith » soit au Caire. Nous savions qu’il appartenait aux services de renseignements et que sa nouvelle affectation avait quelque chose à voir avec l’Égypte. Il n’y a aucune raison de supposer qu’il nourrit de mauvais desseins à mon sujet. Crénom, j’aimerais bien que Mère arrête de me traiter comme un enfant ! — Mon chéri, tu as parfaitement le droit d’être en colère, répliqua Nefret avec calme. Je ne recommencerai plus jamais, c’est promis ! — Peut-être est-ce aussi bien que tu l’aies fait. (Il repoussa son assiette et alluma une cigarette.) Dans la chaleur du moment, j’aurais probablement réagi de manière inefficace et stupide, comme sauter dans le premier train en partance pour Le Caire. Et nous aurions raté cette charmante réunion de famille. Nefret se leva et regarda par-dessus le bastingage. 241
— Voilà Jamil avec les chevaux. Où allons-nous aujourd’hui ? À Gourna ? — Tu devrais le savoir. Elle se retourna et s’adossa au bastingage. La brise du matin agitait les mèches défaites sur son front. Son visage était sérieux. — Je ne sais pas ce que tu as en vue, en tout cas, mais je ne suis pas d’accord. Mère affirme qu’elle peut le reconnaître, quel que soit son déguisement, mais j’en serais tout à fait incapable. Il pourrait être n’importe où, il pourrait être n’importe qui ! — Bon sang, que suggères-tu que nous fassions, alors ? Le laisser piller toutes les tombes de Louxor ? Parcourir impétueusement la rive ouest de long en large et essayer de protéger toutes les tombes en même temps ? — Il a dit qu’il quittait Louxor. — J’espère que tu ne l’as pas cru ! Crénom, Nefret ! Au lieu de crier à son tour, elle lui adressa un sourire exaspérant. — Mince, alors ! Cela fait deux fois en vingt-quatre heures ! Quand tu es en colère, tu es absolument… — Ravissant. Entendu. Je n’étais pas en colère contre toi. — Tu étais en colère contre lui. Tu l’es toujours. Pourquoi ? — Il nous a manipulés tous les deux comme si nous étions des marionnettes, répondit Ramsès entre ses dents. Il t’a amenée à le plaindre, il s’est arrangé pour me donner mauvaise conscience et il a dirigé chaque mot de cette conversation, tu te rends compte ? Il nous a dit ce qu’il voulait que nous sachions, et nous lui avons dit ce qu’il voulait savoir ! Il a attendu jusqu’à la fin pour lâcher sa petite bombe afin de filer avant que nous ayons l’occasion de lui poser d’autres questions. Il cache quelque chose, et je n’ai certainement pas l’intention de le laisser s’en tirer à bon compte. — Il te tape vraiment sur les nerfs, hein ? — Depuis aussi loin que remontent mes souvenirs, il a été l’ennemi, l’homme qui l’a emporté même sur Père, maintes et maintes fois. L’affronter était devenu ma grande ambition. Et maintenant… (Il s’aperçut qu’il serrait si fort la barre d’appui que ses doigts lui faisaient mal.) Maintenant il est un satané 242
héros, et mon oncle ! Comment puis-je mettre la police sur sa piste ? Si je dis à Père que nous l’avons vu, il voudra se lancer à sa poursuite, et Mère l’apprendra, elle sait toujours tout, et il avait tout à fait raison sur ce point, bon sang, elle fourrera son nez dans tous les endroits dangereux de Louxor ! Nefret glissa son bras sous le sien et appuya sa tête contre son épaule. — Ainsi donc nous reprenons la vieille habitude de nous cacher des choses, déclara-t-elle d’un ton grave. — Cela te va bien de dire ça ! — J’ai dit que j’étais désolée ! — Je suis juste ravissant. Nefret eut un petit rire. — Bien joué. Si tu continues de t’exercer, tu seras bientôt capable de me clouer le bec quand je suis méchante avec toi. Non, mais sérieusement, mon chéri, pourquoi ne pas le dire aux parents ? Si quelqu’un peut exercer une influence sur Sethos, c’est Mère. — C’est bien ce que je redoute. (Il tourna la tête, trouva la bouche de Nefret à un emplacement commode et en profita.) Tu as probablement raison, mais voyons si nous pouvons le trouver avant de prendre une décision. Et si je l’attrape de nouveau, je le ligoterai et je le détacherai seulement quand il aura répondu à toutes mes questions ! Comment a-t-il su pour les bijoux de la reine Tiy ? Que recherche-t-il d’autre ? Qui travaille pour lui ? Nous devons l’arrêter, d’une manière ou d’une autre, et si nous y parvenons avant que Mère s’en mêle, nous nous épargnerons beaucoup d’ennuis. Nefret ne discuta pas. Elle connaissait cette expression – lèvres serrées, paupières mi-closes – mais elle se demanda si Ramsès comprenait ses propres motivations pour tenir à poursuivre des recherches qui étaient à peu près certainement vouées à l’échec. En vérité, les hommes pouvaient être si obtus parfois ! Après avoir trouvé l’idée lumineuse d’utiliser le portrait de sa mère pour attirer Sethos, à présent il rejetait l’étape suivante qui s’imposait : utiliser sa mère en personne. Ses sentiments envers son oncle étaient ambivalents, un mélange déconcertant d’admiration, de rancœur et de fascination 243
involontaire. Elle éprouvait la même chose, mais dans son cas, la rancœur était presque entièrement de seconde main. Pour Ramsès, et pour son père, cette rancœur était certainement vivace – toutes ces fois où Sethos leur avait glissé entre les doigts, sa dévotion impénitente pour l’épouse de son frère. Et tout bien réfléchi, ce n’était pas très convenable d’utiliser une mère comme appât pour attraper un voleur. Précédant son mari dans l’escalier vers le pont inférieur, elle se dit que, même si c’était probablement une perte de temps de rechercher un homme si insaisissable et si résolu à les éviter, au moins ce ne serait pas dangereux. Ni l’un ni l’autre n’avait à redouter quoi que ce soit de la part de Sethos.
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Manuscrit H (suite) Ils avaient négligé d’informer Jamil qu’il y aurait peut-être un changement dans leurs projets pour la journée. Jumana accompagnait celui-ci, et elle eut l’air si déconfite quand Ramsès expliqua qu’ils n’avaient pas besoin d’elle que Nefret dit spontanément : — Pourquoi ne peut-elle pas venir avec nous ? — Elle ne peut pas nous accompagner chez les marchands. Ce sera déjà très difficile de les intimider pour qu’ils nous donnent des informations utiles. Alors, la présence d’une enfant aux yeux grands ouverts ! Nefret fut obligée d’admettre qu’il avait raison. Sa belle-mère et elle avaient un statut unique, mais Jumana serait traitée comme n’importe quelle autre Égyptienne. De surcroît, elle appartenait à une famille qui avait des relations dans tout Gourna et Louxor, certaines légales, d’autres pas. L’oncle d’Abdullah avait accumulé une fortune considérable en utilisant des méthodes que personne n’aurait eu l’impolitesse d’examiner de plus près. Les marchands ne parleraient pas librement devant elle. Mais comment résister à ces grands yeux au regard implorant ? — Jamil peut nous faire traverser le fleuve, et elle restera avec lui. Jamil lança un regard indigné à Nefret. Il avait probablement fait des projets, notamment échanger de longs commérages avec des amis dans les cafés prestigieux de Louxor. Elle ne pouvait pas vraiment lui reprocher de ne pas avoir envie de s’encombrer de sa sœur.
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— Alors elle pourrait se rendre à l’école. Tu pourrais parler à tes institutrices, Jumana, et leur raconter ce que tu fais. — Entendu ! Elles seront très fières de moi ! Il faut que j’apprenne à cette enfant à ne pas crier, songea Nefret. Une fois qu’ils furent parvenus sur l’autre rive du fleuve, Jamil amarra l’embarcation et s’assit pour bavarder avec les autres bateliers. Tandis qu’elle se dirigeait avec Ramsès vers le temple de Louxor, Nefret vit que Jumana s’était également arrêtée pour converser avec plusieurs filles de son âge. Ce n’était pas étonnant que les nouvelles se répandent si vite. Les commérages étaient l’un des principaux divertissements dans une société à demi analphabète où manquaient les occasions de distractions. Ce fait fut confirmé quelques minutes plus tard, quand une voix les héla et qu’ils virent l’un des employés du bureau du télégraphe trottiner dans leur direction. — Il vient d’arriver, expliqua-t-il en tendant le télégramme à Ramsès. Je m’apprêtais à demander à quelqu’un de vous l’apporter quand j’ai appris que vous étiez à Louxor. Ramsès lui donna le bakchich espéré et décacheta l’enveloppe. Il poussa un soupir de soulagement et tendit le papier à Nefret. — Les Vandergelt seront à Louxor dimanche. — Tu t’attendais à une mauvaise nouvelle ? — Bien obligé, non ? — Les télégrammes sont si laconiques, murmura Nefret en relisant le bref message. C’est bien de Mère ! Elle ne dit pas pourquoi ils prennent le train au lieu d’appareiller sur leur dahabieh, mais elle gaspille cinq mots pour dire « Trouvez nouvel intérêt pour Bertie ». À ton avis, qu’est-ce que cela signifie ? — L’expression « commotionné » vient à l’esprit. — Oui, bien sûr. (Le sourire de Nefret s’estompa.) Pauvre garçon. — En fait, ce n’est pas une bonne nouvelle. Avec Sethos dans la nature, ils pourraient tomber de Charybde en Scylla. — Nous essayons de les dissuader de venir ?
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— Je ne pense pas qu’ils courent un réel danger… (Ramsès se frotta le menton, imitant son père inconsciemment, et un sourire adoucit son air renfrogné.) Néanmoins, je crois que je vais envoyer un télégramme à Mère. Allons au bureau du télégraphe. — Tu vas lui dire pour Sethos ? — Non. Il rédigea le télégramme puis le montra à Nefret. « Tout est découvert. Veuillez vous abstenir de conspirer avec ma femme contre moi. » Nefret éclata de rire, mais secoua la tête. — Maintenant c’est toi qui me mets dans une situation impossible. — Pas du tout. Ta première loyauté est envers moi. C’est écrit dans la Bible, comme dirait Mère. La première boutique où ils se rendirent se trouvait à proximité du temple de Louxor, un emplacement idéal pour attirer les touristes. Le propriétaire les accueillit avec une expression de surprise feinte qui ne les abusa pas, envoya l’un de ses fils chercher des cafés et commença à se plaindre. Cette guerre trois fois maudite avait ruiné son commerce. Comment un homme honnête pouvait-il gagner de quoi vivre avec si peu de touristes ? — C’est pour cette raison que nous venons vous voir, déclara Ramsès. Votre honnêteté est connue de tous, et puisqu’il n’y a pas de touristes, vous avez certainement de très belles antiquités à vendre. Qu’avez-vous à nous montrer ? Après beaucoup de « hum » et de « ah », Omar finit par apporter une statuette en bronze d’un chat assis portant une boucle d’oreille en or, et un fragment de bas-relief sculpté. Celui-ci représentait la tête et les épaules d’un homme coiffé d’une courte perruque bouclée. — Fin de la XXVe dynastie ou début de la XXVIe, murmura Ramsès en le tournant et le retournant dans ses mains. — Excellent, dit Nefret. J’aimerais bien avoir ton œil. — Mon œil n’y est pour rien ! Ce fragment provient de la chapelle d’Aménirdis à Medinet Habu. Il était in situ la dernière fois que je l’ai vu. Crénom, combien de dommages… 247
Nefret s’éclaircit la gorge pour l’avertir. Il contrôla sa colère, comme son père ne l’aurait pas fait. Il n’y avait rien à gagner en réprimandant des marchands comme Omar. Ils continueraient de coopérer avec les voleurs locaux, mais cesseraient de lui montrer les objets. — Qui était responsable des vols commis dans les entrepôts de Legrain Effendi ? demanda-t-il brutalement. Il savait parfaitement qu’il n’obtiendrait pas une réponse sincère mais espérait que sa question soudaine provoquerait une réaction, même fugitive, qui lui donnerait peut-être une indication. Ce fut le cas. Le visage d’Omar devint aussi dur et dénué d’expression qu’un masque en plâtre, verni d’une sueur soudaine. Il secoua la tête sans un mot. — Personne d’autre ne le saura si vous nous le dites, insista Ramsès. Doutez-vous de ma parole ? — Non. (Les yeux du marchand roulèrent d’un côté et de l’autre.) Mais… mais je ne sais rien, Frère des Démons. Je n’ai rien pour vous. Je dois… je dois fermer, maintenant. C’est l’heure de la prière. Il y avait encore un bon quart d’heure avant midi, mais Ramsès ne discuta pas. Omar attendit à peine qu’ils soient sortis pour claquer la porte et pousser le verrou. La deuxième boutique était fermée. Ainsi que la troisième. — Nous ferions aussi bien d’abandonner pour aujourd’hui, conclut Ramsès. Le fils d’Omar a prévenu les autres. À l’évidence, il se passe ici quelque chose qui sort de l’ordinaire. Les marchands ont l’habitude que je vienne les voir pour essayer de leur soutirer des informations. En fait, ils prennent plaisir à ce petit jeu. Ils ne seraient pas aussi circonspects à moins qu’on les ait avertis de ne pas nous parler. — Ou peut-être menacés. Il n’était pas simplement circonspect, il avait peur. — Oui. Notre estimable parent s’y entend pour terroriser les gens. À l’apogée de sa gloire, aucun marchand en Égypte n’aurait osé le doubler. Que le diable l’emporte ! Nefret prit le bras de Ramsès. — Oui, mon chéri. Il est encore de bonne heure, mais nous pourrions déjeuner – nous asseoir à la terrasse du Winter 248
Palace et regarder les gens passer dans la rue. Sethos sera peutêtre déguisé en serveur. Cette plaisanterie ne l’amusa pas. Marchant lentement, la tête baissée et les mains dans les poches, il dit d’un air absent : — Comme tu voudras. — Ou bien nous poumons passer chez Abdul Hadi et récupérer le portrait. Tu ne voulais pas vraiment qu’il fasse un nouveau cadre, n’est-ce pas ? — Un cadre pour quoi ? Oh, le portrait. Non, je… (Il fit halte brusquement.) Enfer et damnation ! — Qu’y a-t-il ? — Nous l’avons laissé là-bas. (Ramsès frappa du poing son autre paume.) Comment ai-je pu être aussi stupide ? Suis-moi ! Elle fut obligée de trottiner pour se maintenir à sa hauteur. L’appel à la prière de la mi-journée flotta depuis le minaret de la mosquée d’el-Guibri, et quand Ramsès fit irruption dans l’échoppe, Abdul Hadi s’apprêtait à abaisser ses genoux perclus de rhumatismes sur son tapis de prière. Durant un moment, Nefret redouta que son mari ne fût trop excédé pour se rappeler ses bonnes manières, mais elle n’avait pas besoin de s’inquiéter. — Je vous demande pardon. Je suis venu chercher le tableau de ma mère. Cela peut attendre. L’aimable vieillard eut l’air déconcerté. — Mais… vous ne l’avez pas emporté ? La nuit dernière ? Ce matin, il n’était plus sur le chevalet. J’ai pensé… — Ne vous inquiétez pas ! dit Nefret en hâte. Malesh. Merci. Au revoir. Elle fit sortir Ramsès de l’échoppe et ferma la porte. Il se tourna pour la regarder. Son visage était aussi impassible que du granit, mais ses efforts pour baisser la voix ne furent pas tout à fait couronnés de succès. — Pourquoi ris-tu ? — Mais c’est très drôle, gloussa Nefret. Au lieu de disparaître dans la nuit, comme tout escroc qui se respecte, il a attendu tranquillement près de cette fenêtre jusqu’à ce que nous… jusqu’à ce que… Oh, mon Dieu !
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— Jusqu’à ce que nous ayons terminé notre prestation ! s’écria Ramsès. Il a dû trouver cela très amusant. Je crois me rappeler t’avoir dit… Et ensuite n’ai-je pas… — Le Savoy est plus près que le Winter Palace. Je prescris un whisky bien tassé ou un verre de vin. — Je n’ai pas besoin d’alcool. (Il marchait à longues enjambées à côté d’elle, le visage renfrogné.) Ce dont j’ai besoin, c’est me venger. Non seulement pour la nuit dernière, mais pour une longue suite d’affronts. — Tu ne peux pas… — Je ne veux pas le torturer, ma chérie. Je veux l’humilier et l’emporter sur lui. Pour une fois ! Se souvenant de certaines des choses qu’ils avaient dites – et faites – persuadés que personne ne les observait, Nefret éprouva une certaine compassion, mais elle s’efforça d’être juste. — Il n’a pas joué délibérément les voyeurs. Il attendait simplement pour voir si nous laisserions le portrait. — Et maintenant il l’a. Comment allons-nous expliquer sa disparition à Mère ? Ils choisirent une table dans le jardin du Savoy et passèrent commande. Des bougainvillées déployaient leurs branches agitées par le vent le long du mur derrière eux, un moineau se posa sur la table et lança un coup d’œil brillant à Nefret. Elle lui donnait des miettes de pain dans sa paume quand il s’envola brusquement. Elle leva les yeux et aperçut Margaret Minton qui se tenait à côté d’elle. — Puis-je me joindre à vous ? — Comment nous avez-vous trouvés ? demanda Nefret en observant le visage de Ramsès se fermer. Il se leva et tint une chaise pour la journaliste. — Les méthodes habituelles, fit Margaret Minton d’une voix mielleuse. Corruption et bakchichs. J’avais soudoyé des badauds sur l’appontement pour qu’ils me préviennent si vous veniez sur la rive est. Je vous ai suivis toute la matinée – sans grand résultat, ajouterai-je. Pourquoi êtes-vous allés chez les marchands d’antiquités ? Tout le monde sait que le professeur ne leur achète jamais rien. 250
— Père peut-être, mais cela m’arrive de temps à autre, répondit Ramsès. (Nefret le vit se tendre, tel un duelliste se mettant en garde.) Il est parfois nécessaire de sacrifier ses principes au nom de l’intérêt personnel, sous peine de perdre une pièce de valeur au profit d’un collectionneur privé. — Vous n’avez pas été surpris de me voir. Mrs Emerson vous avait-elle prévenu que je venais à Louxor ? — Vous l’aviez informée de vos projets ? Avec un léger sourire, elle reconnut son second échec pour tromper la garde de Ramsès, et attaqua dans une troisième direction. — Elle vous avait certainement dit pour le corps qu’elle a découvert dans le mastaba. Nefret décida d’intervenir. Elle avait lu la lettre et l’article découpé dans la Gazette. Ce qui n’était pas le cas de Ramsès. Et de surcroît, elle en avait assez de ces échanges à fleuret moucheté. — Est-ce pour ce motif que vous êtes ici ? s’enquit-elle vivement. Si oui, vous suivez la mauvaise piste. Tout ce que nous savons, c’est ce que Mère nous a révélé dans sa dernière lettre, et c’était peu de chose. Le serveur survint avec les plats qu’ils avaient commandés. Miss Minton écarta de la main le menu qu’il lui présentait et demanda un thé. Tandis que le serveur s’affairait et disposait les assiettes à son goût, elle parcourut le jardin du regard. — Qui est cet homme ? s’exclama-t-elle brusquement. Il me dévisage depuis que je me suis assise à votre table. Un homme de forte carrure avec une barbe fournie soigneusement taillée et une crinière de cheveux frisés – mais ce n’était pas elle qu’il regardait fixement. Croisant le regard de Nefret, il se leva et vint vers eux, souriant et la main tendue. — Bonjour, Nefret. Quelle joie de vous revoir ! Je ne connais pas votre mari, mais, bien sûr, j’ai entendu parler de lui. Me permettez-vous de vous féliciter, tous les deux ? Ramsès se leva et serra la main tendue. Un doux duvet brun en couvrait le dos. On aurait dit de la fourrure de chat, mais la poigne était ferme, presque douloureuse. Ramsès y répondit avec la même force, en songeant qu’ils se conduisaient comme 251
des enfants, à faire jouer leurs muscles pour impressionner une femme. — Désolé de vous avoir ratés l’autre jour, poursuivit l’homme. Nefret se chargea des présentations en bonne et due forme, et Kuentz lui fit un baisemain. Elle était obligée de présenter Miss Minton. Celle-ci, rivée à sa chaise, n’avait manifestement pas l’intention de partir. — Miss Minton est une journaliste très connue, ajouta Ramsès. — Ah. Alors, je dois surveiller mes paroles ! Son rire tonitruant fit se tourner plusieurs têtes aux tables voisines. — Uniquement si vous avez commis des actions dont vous avez honte, répliqua Miss Minton. — Moi ? Non ! Jamais ! Faire sauter la Maison allemande, ce n’était pas quelque chose de honteux. La phrase contenait trois mots qui auraient éveillé la curiosité de tout journaliste digne de ce nom. Les doigts de Miss Minton se crispèrent. — Faire sauter ? Allemande ? De quoi s’agit-il ? Kuentz sourit jusqu’aux oreilles. — Elle brûle de coucher tout cela par écrit ! Regardez sa façon de recourber ses doigts comme s’ils tenaient un stylo. Ainsi, vous n’avez pas entendu parler de nos modestes efforts pour soutenir les Alliés ? — Bien sûr que si, répondit Ramsès. Mais personne ne semblait connaître les responsables. La journaliste porta son regard avide sur lui, et comme il ne voyait aucune raison de dissimuler les faits, il entreprit d’expliquer. Cela lancerait peut-être Miss Minton sur une autre piste. — Le gouvernement allemand avait fait construire cette maison il y a quelques années, pour servir de quartier général à ses archéologues. Sans vouloir dénigrer vos efforts, Kuentz, je ne vois pas en quoi le fait de la faire exploser a profité aux Alliés. — Elle était horrible, expliqua Kuentz d’un ton désinvolte. Trop grande, trop rouge, trop teutonne.
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— Ce n’est pas un motif suffisant pour détruire la propriété d’autrui, rétorqua Ramsès. — Ce n’était pas la seule raison. (Kuentz jeta un regard à la ronde, tel un conspirateur de mélodrame, et baissa la voix.) Carter et moi avions découvert que cette maison était devenue une plaque tournante pour le marché des antiquités illégales – parmi d’autres activités indésirables. Je n’en dis pas plus, hein ? — Mais j’aimerais en savoir davantage, intervint Miss Minton avec empressement. Mr Carter était impliqué, alors ? Qui d’autre ? — Je n’ai pas dit cela, déclara Kuentz. (Ramsès eut l’impression qu’il s’amusait énormément.) J’étais le seul responsable. Et maintenant je dois retourner à mes travaux. Je me suis absenté trop longtemps. — Et si vous dîniez avec moi ce soir ? Je suis descendue au Winter Palace. — Ainsi vous consignerez toute l’histoire par écrit et ensuite mon nom figurera dans votre journal ? — Je ne publierai rien sans votre autorisation. Le visage de Nefret arbora une expression d’incrédulité exagérée. Kuentz éclata de rire. — Bah, que m’importe ? Un pauvre archéologue affamé ne refuse pas un repas gratuit, surtout avec une femme si ravissante. Je vous remercie, je viendrai. À huit heures, oui ? Et vous, mes amis, les jeunes Emerson, revenez me voir à Deir elMedina. Je vous montrerai beaucoup de choses intéressantes. Il les salua et s’éloigna. Ramsès repoussa sa chaise. — J’ai oublié de lui demander quelque chose. Veuillez m’excuser. — C’était la vérité ? s’exclama Miss Minton. Ce qu’il a dit sur la Maison allemande, une plaque tournante pour le marché des antiquités illégales ? — C’est la première fois que j’en entends parler, répondit Nefret sans mentir. Ramsès discutait avec Kuentz. S’ils discutaient d’archéologie, elle savait que cela pouvait s’éterniser, aussi leva-t-elle la main pour appeler le serveur.
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— Mais il y a eu une recrudescence de ces activités cette année, n’est-ce pas ? — J’ignorais que vous vous intéressiez à ce sujet, Miss Minton. — Vraiment ? (Une note dans sa voix amena Nefret à lever les yeux des pièces de monnaie qu’elle comptait sur la table.) Ne me dites pas que vous n’avez pas lu le manuscrit que Mrs Emerson a emporté – oh, tout à fait par inadvertance ! Je suis prête à parier que toute votre famille en a longuement glosé, disséquant mes émotions et faisant des conjectures sur mes sentiments. Avec éclats de rire à l’appui, peut-être. Nefret sentit son visage s’échauffer. Sur le moment, elle n’avait pas mis en question l’appropriation subreptice (elle n’aurait jamais appelé cela un vol) du document. Toutefois, cela revenait à dérober le journal intime de quelqu’un pour le montrer à des tiers. L’auteur s’était très peu ménagé, parce qu’elle n’avait jamais pensé que quelqu’un d’autre le lirait. À l’évidence, elle avait exploré toutes les autres sources d’informations possibles avant de consulter une femme qui, elle le savait, ne l’aimait pas et se défiait d’elle. — Personne n’a ri, dit-elle. C’était une piètre tentative de réconfort et d’excuses implicites, mais Miss Minton se contenta de hocher la tête. Elle rougissait également – et cela ne me surprend pas, pensa Nefret. Je sais ce que je ressentirais si j’avais épanché mon cœur sur une feuille de papier qu’une autre personne avait lue. — Je ne vous blâmerais pas d’avoir ri, murmura Miss Minton. Je l’avais écrit pour moi, vous savez – tout de suite après – pendant que les détails étaient encore frais dans mon esprit. Je n’avais jamais eu l’intention de le faire lire à quelqu’un d’autre. — Qu’est-ce qui vous a amenée à le montrer à Mère ? — Le désespoir, répondit simplement Miss Minton. Je ne crois pas que vous puissiez comprendre. Vous avez fait un mariage heureux avec un homme qui est tout ce que vous pouviez désirer, et vous vivez au sein d’une famille étroitement unie et merveilleusement excentrique. Je n’avais pas de compagnon, pas de famille, pas d’amis. La concurrence dans ma partie était féroce. J’estimais ne pas avoir le temps de 254
m’adonner à de telles frivolités. J’étais mûre pour me faire rouler, et il… (Un sourire élargit brusquement sa bouche charnue.) Mon Dieu, il était superbe ! Il n’y a pas eu une seule fausse note ! Oh, je savais qu’il me jouait la comédie, mais cela m’était égal. Une prémonition m’a soufflé que si je ne découvrais pas qui il était et à quoi il ressemblait réellement, je passerais le reste de ma vie à comparer d’autres hommes avec cette image incroyablement romanesque, et à les rejeter – et à espérer contre toute raison que je le rencontrerais de nouveau. Ce n’est pas un programme très réaliste pour une femme de mon âge. Le sourire et la lueur d’autodérision qui fit briller ses yeux émurent Nefret. Néanmoins, elle resta sur ses gardes. — Je suis désolée, dit-elle. — L’avez-vous déjà rencontré ? — Sethos ? (Elle hésita un moment, s’efforçant de prévoir où une réponse sincère pouvait la conduire, puis elle estima que cela ne pouvait faire de tort à personne.) Oui. Incontestablement, il a le chic pour se rendre… intéressant. — Vous aussi avez ressenti cela ? Nefret sourit. — Pas vraiment. Mais j’étais déjà follement amoureuse de quelqu’un d’autre. — Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas ? Et c’est réciproque. Vous avez de la chance, tous les deux, Mrs… (Elle s’interrompit avec une exclamation de contrariété amusée.) Il m’est quasiment impossible de penser à une autre personne portant ce nom ! Je présume que vous n’envisagez pas de m’appeler Margaret ? Libre à vous de me croire ou non, mais je ne suis pas venue ici pour vous tendre un piège et vous amener à commettre une indiscrétion. Et, ajouta-t-elle avec un autre de ses grands sourires tristes, si l’une de nous deux est désavantagée, ce n’est pas vous. Vous connaissez trop de choses sur mon compte. Sincère ou non, il aurait été stupide de rejeter cette offre d’amitié. — Je vous remercie, déclara Nefret. Je ferais mieux d’aller récupérer mon mari. Apparemment, il est parti avec Mr Kuentz. 255
En fait, il était seul, juste derrière la porte de l’hôtel. Quand il la vit s’approcher, il se montra, en essayant de ne pas donner l’impression qu’il se cachait, et la prit par le bras. — J’ai pensé que mon absence te donnerait un prétexte pour partir, expliqua-t-il. Qu’est-ce qui t’a retenue si longtemps ? Nefret lui relata la conversation. — Je n’ai rien contre cette femme, fit Ramsès d’un air pensif. En fait, je l’admire. Mais ces questions sur les antiquités illégales, et son intérêt pour l’histoire de Kuentz me font m’interroger sur le véritable motif de sa venue ici – particulièrement au regard de notre récente rencontre. Nefret secoua la tête avec véhémence. — Elle désire toujours croire qu’il est vivant, mais elle ne peut rien savoir. À moins que… — À moins que quoi ? — À moins qu’il le lui ait dit. — Il ne tient certainement pas à être traqué par une femme qui s’est entichée de lui – et une journaliste, de surcroît ! — Alors c’est juste une aventure désespérée, murmura Nefret. — Arrêtons-nous un moment. J’ai eu une idée et je ne veux pas en parler devant les gosses. Les pylônes du temple de Louxor brillaient dans le soleil de l’après-midi. Ramsès se retourna pour regarder dans leur direction. Il n’avait jamais terminé de copier les bas-reliefs de la salle hypostyle. Il y avait tant à faire, tant d’inscriptions irremplaçables qui se détérioraient jour après jour… Nefret le secoua par le coude. — Alors ? Ne te perds pas dans une méditation archéologique, pas maintenant ! — Entendu. Supposons que, après le choc initial, Margaret Minton ait été suffisamment avisée pour comprendre que Mère lui avait peut-être menti. — Ce qu’elle a fait. — À l’exception d’une information capitale. Ma « maman » omnisciente n’a pas menti sur ce point, mais elle s’est complètement trompée, ainsi que nous venons de l’apprendre. Supposons également que, en tant que journaliste et membre d’une classe sociale « supérieure », Margaret Minton ait eu 256
accès à certaines sources d’informations. Et ne me demande pas lesquelles, car je n’en ai pas la moindre idée. Je dis seulement qu’elle a peut-être appris quelque chose par quelqu’un qui a renforcé cette attente désespérée. — Tu veux dire, quelqu’un au ministère de la Guerre ? C’est affreusement vague, fit Nefret d’un air de doute. Alors, que suggères-tu que nous fassions ? — Cultiver cette satanée femme. Tu peux t’en charger, s’empressa-t-il d’ajouter. Échanger des confidences entre filles, et tout le reste. — Et si tu la cultivais, toi ? Tu ressembles un peu à Sethos, et elle a manifestement pris plaisir à cette tendre étreinte à Gizeh. — Bon sang, Nefret, tu sais parfaitement que ce n’était pas mon intention. Oh ! Tu plaisantes ? — Oui. Elle glissa le bras sous celui de Ramsès et s’appuya contre lui. — Je défendrai mon honneur de toutes mes forces, affirma-til. Alors nous la cultivons. Cela vaut la peine d’essayer. Chercher Sethos dans tout Louxor est une perte de temps et d’énergie. Nous devons trouver un autre stratagème pour l’obliger à venir vers nous. — Il sera sur ses gardes maintenant… s’il n’est pas déjà parti. — Je croirai qu’il est parti quand j’apprendrai que quelqu’un a filé avec une pyramide ou le temple de Dendera, grommela Ramsès. Non, il est toujours ici. Tout ce que nous pouvons faire, c’est tenter de localiser ses complices. Nous aurions bien besoin de Selim et d’Abdullah. Ils avaient et entretiennent des relations avec la plupart des charmants pilleurs de tombes de Gourna. Je verrai ce que quelques imprécations soigneusement choisies peuvent accomplir. — Alors, nous allons à Gourna ? — Pas aujourd’hui. Tu te rappelles ce que Lansing nous a dit au sujet du pilleur de tombes que Kuentz avait pris en flagrant délit ? Kuentz m’a indiqué l’endroit. J’ai pensé que nous pourrions aller y jeter un coup d’œil. (Il passa ses longs doigts dans ses cheveux et ajouta d’un air morose :) Qui sait, cet individu a peut-être eu la prévenance de laisser une empreinte
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de pas ou un bout de papier comportant le cryptogramme de Sethos. — Nous devons d’abord aller récupérer Jumana. — Damnation ! Je l’avais oubliée. Toutefois, elle les attendait quand ils atteignirent l’appontement. Jamil n’était nulle part en vue. Quand Ramsès demanda où il était, sa sœur haussa ses épaules menues. — Au café, bien sûr ! Je lui ai dit de venir mais il a refusé. Vous voulez que je retourne là-bas ? — Je m’en occupe, assura Ramsès. La longueur de ses enjambées et son redoutable air menaçant apprirent à Nefret que l’infortuné Jamil était bon pour une semonce. C’était injuste, en fait, car ils ne lui avaient pas dit quand ils reviendraient, mais ils n’auraient pas eu besoin de partir à la recherche de Selim ou de Daoud ou de leurs autres ouvriers. Nefret se tourna vers la jeune fille, qui était assise au bord de l’appontement. — Tu as mangé quelque chose ? — Oui. On m’a donné de la nourriture à l’école. La réponse laconique et les yeux baissés lui ressemblaient si peu que Nefret demanda : — Quelque chose ne va pas ? — On a refusé de me prêter un livre ! (Elle leva un visage indigné.) Je voulais lire un livre sur les Épouses de Dieu. J’en aurais pris soin. Nefret s’assit et passa un bras autour des épaules de Jumana. — Je te prêterai des livres. — C’est vrai ? Vous feriez cela ? Je les envelopperai dans du tissu et j’en prendrai un très grand soin. L’enfant était radieuse. Mais ce n’était pas une enfant. Selon les critères égyptiens, elle était une femme adulte et mûre pour le mariage, et avec un minois comme le sien, elle avait probablement des dizaines de soupirants. Cependant, c’eût été un crime de laisser se perdre un tel enthousiasme et une telle intelligence au profit d’un mariage traditionnel. La jeune fille méritait qu’on lui laissât une chance… Et je n’ai pas fait grandchose pour l’aider, songea Nefret, prise de remords. Lui prêter des livres était le moins qu’elle pouvait faire. Ce bout de crayon 258
pitoyable et ce carnet en lambeaux… pourquoi n’avait-elle pas pensé à lui offrir des fournitures convenables ? Ramsès revint. Jamil trottinait sur ses talons en marmonnant des excuses, l’air plus mécontent qu’éprouvé. Il leur fit traverser le fleuve jusqu’à la dahabieh et Nefret leur dit d’attendre pendant qu’elle préparait un paquet pour Jumana : le premier volume d’Histoire de l’Égypte ancienne d’Emerson, des crayons, des stylos, une bouteille d’encre et un cahier tout neuf aux pages blanches. Une fois ce trésor serré sur sa poitrine, Jumana ne protesta pas quand elle fut congédiée pour la journée. Ils montèrent les chevaux qu’ils avaient confiés aux bons soins d’Ashraf et prirent la direction des collines situées à l’ouest. Jumana les quitta à l’endroit où la piste bifurquait. Son visage rayonnait de joie. — C’est la première fois que je la vois rendue muette, dit Ramsès. C’était une très gentille pensée, ma chérie. — Je ne l’ai pas fait pour être gentille. — C’est ce que tu dis ! Mon Dieu, c’est une petite créature splendide. Si jamais elle regarde un homme de cette façon… — Si jamais elle te regarde de cette façon… — Elle pense probablement que je suis aussi vieux que Mathusalem. — Tu n’es pas aussi vieux que l’homme que Yusuf lui choisira. Aucun jeune homme ne pourrait payer le prix qu’il exigera pour que le mariage se fasse. Je ne permettrai pas que cela se produise, Ramsès. Il ne demanda pas comment elle comptait s’y prendre. Elle y parviendrait, d’une manière ou d’une autre. Sa mâchoire était crispée. Il lui étreignit la main. — Elle aura sa chance, je te le promets. — Je croyais que Mr Lansing avait dit que la tombe se trouvait derrière le temple ptolémaïque, fit remarquer Nefret quand ils atteignirent l’Asasif. — Il s’est trompé. Kuentz a dit que c’était plus près de Deir elBahri. La rampe d’Hatshepsout est l’accès le plus facile. Il était trois heures passées. Ils avaient le soleil dans les yeux et la chaleur montait du sol aride. Il y avait très peu de personnes alentour. Les touristes étaient repartis vers leurs 259
hôtels, les gardiens faisaient un petit somme à l’ombre, et à l’instar de tous les chercheurs de bon sens (à l’exception d’Emerson), Lansing avait fait cesser le travail pour la journée. Cependant, le site n’était pas entièrement désert. Alors qu’ils passaient, un homme se mit debout et accourut vers eux en agitant les bras frénétiquement. — C’est Mr Barton, dit Nefret en faisant s’arrêter la jument. Je me demande ce qu’il veut. — Te regarder à nouveau, je présume. — Ne sois pas ridicule. Il me fait penser à Don Quichotte, ou peut-être à un moulin à vent… Bonjour, Mr Barton. Barton trébucha. — Bonjour. Est-ce que vous me cherchez… euh… nous… Lansing ? Ses yeux étaient fixés sur Nefret, tels ceux d’un chien qui espère une caresse sur la tête, aussi Ramsès lui laissa-t-il le soin de répondre. — Nous ne pensions pas que vous seriez là aussi tard, dit-elle avec tact. Nous avions l’intention d’aller voir l’endroit où Alain a attrapé ce pilleur de tombes. — Alain ? Oh, Kuentz. Oui, c’est exact. Vous savez où c’est ? — Je crois, oui, répondit Ramsès. Si vous voulez bien nous excuser… — Cela ne vous dérange pas si je vous accompagne ? Je marche très vite. Nefret avait trop de cœur pour refuser. Elle lui donna la caresse espérée. — Si vous voulez. De toute façon, nous devrons faire à pied la plus grande partie du chemin. Ils laissèrent Jamil et les chevaux à proximité de la seconde terrasse du temple et continuèrent, suivant un sentier étroit qui montait sans arrêt et contournait des monceaux de débris. Il y avait de nombreux sentiers de ce genre, empruntés par les agiles habitants de Gourna ou par les chèvres. Certains existaient depuis les temps les plus reculés. Quand ils firent halte pour souffler un peu, ils se trouvaient assez haut pour voir distinctement le fleuve au-delà des terres cultivées. La ligne entre la verdure et le désert aride était aussi nette que si elle 260
avait été tracée avec la pointe d’un canif. Nefret sentait la sueur former une petite mare entre ses seins et couler dans son dos. Des taches sombres auréolaient également la chemise de Ramsès, et Barton haletait. Il avait marché si près derrière elle qu’elle avait été obligée à deux ou trois reprises de sautiller pour éviter de trébucher sur ses pieds, qu’il avait grands. S’il avait espéré s’élancer pour la soutenir, il était probablement très déçu. — C’est là-bas qu’ils ont trouvé la cache des momies royales, déclara Ramsès en montrant le pied de la falaise. — Où ? demanda Barton avidement. J’ai lu les articles, bien sûr, mais je ne l’ai pas encore vue. Nous pouvons y entrer ? — Non, nous ne le pouvons pas, répondit Ramsès avec vigueur. Pas sans des cordes et certainement pas aujourd’hui. (Barton eut l’air si déconfit qu’il se laissa fléchir.) Je vais vous montrer l’endroit, mais ne vous mettez pas dans la tête de l’explorer seul. Le puits fait plus de quinze mètres de profondeur et la dernière fois que je suis descendu, la voûte des couloirs commençait à s’affaisser. — Vous êtes allé là-bas ? Bon sang, pensa Ramsès, j’aurais dû me douter qu’il prendrait cela pour un défi et non pour un avertissement. Ils reprirent leur ascension et arrivèrent au pied de la falaise. Il n’y avait pas grand-chose à voir, seulement une cavité béante, noire et irrégulière. Ramsès prit Nefret par le bras et fit signe à Barton de reculer. — Faites attention ! Le Service des Antiquités aurait dû boucher l’ouverture, c’est une trop grande tentation pour des imbéciles impétueux. Il n’y a rien en bas, vous savez. Ce n’était pas tout à fait exact. Emil Brugsch avait fait emporter les cercueils et le mobilier funéraire plus de trente ans auparavant, mais cela avait été un travail précipité, et Emerson avait toujours déclaré qu’une exploration méthodique de la tombe était nécessaire. Ramsès ne le dirait pas à Barton. Celuici s’était approché lentement et scrutait le trou. Ramsès comprenait sa fascination. C’était l’une des grandes histoires de l’égyptologie : les corps de personnages royaux d’Égypte, profanés, dépouillés, empilés comme du petit bois, pour rester 261
dissimulés pendant presque trois mille ans, puis découverts par une famille de pilleurs de tombes qui avaient subrepticement vendu des objets jusqu’à ce que le Service des Antiquités intervienne. — Nous ferions mieux de continuer, dit-il. Ce n’était pas facile. Le sentier montait et descendait, faisait des tours et des détours, dépassait les amoncellements de pierres éboulées qui bordaient les falaises thébaines, le résultat de siècles d’érosion due au vent et à la pluie. Barton saisissait continuellement le bras de Nefret, la déséquilibrant puis la soutenant. Il ne semblait pas s’en rendre compte, et elle eut la bonté de ne pas se plaindre. La cavité de la cache royale n’était pas très loin derrière eux quand Ramsès fit halte. — Je pense que c’est ici. Il y avait une longue ombre verticale à l’endroit qu’il indiquait. Il y en avait beaucoup d’autres. Fissurée et craquelée, la face rocheuse se dressait au-dessus d’eux. Nefret repoussa la main de Barton. — Comment peux-tu le savoir ? — C’est la distance exacte. (Ramsès jeta un regard à la ronde.) Il a dit qu’il y avait un rocher au sud de la crevasse qui ressemble à une tête de mouton. — Comme tous ces rochers, marmonna Nefret. — Je vais aller jeter un coup d’œil. Reculez-vous un peu. L’escalade n’était pas particulièrement difficile. Il avait gravi des falaises comme celle-ci une centaine de fois. La surface était si inégale qu’elle offrait des quantités de prises pour les mains et d’appuis pour les pieds. Il fallait seulement tester leur solidité avant de faire porter son poids dessus. Il était presque arrivé à la crevasse quand Nefret poussa un cri. Un son plus fort et plus grave suivit, couvrant sa voix, mais Ramsès-avait déjà réagi. Il se jeta de côté, ses pieds et ses mains cherchant des prises. Le rocher passa à quelques centimètres de sa main droite, accompagné d’une avalanche de pierres plus petites, et heurta le sol avec une violence qui projeta en l’air des éclats de roche. Ils retombèrent sur les deux corps plaqués contre la falaise. 262
Ramsès ne se rappela pas comment il était redescendu. Les accrocs sur le devant de sa chemise suggéraient qu’il s’était laissé glisser la plupart du temps. Des trois, c’était Nefret qui s’en sortait le mieux, grâce à la promptitude de Barton. Quand Ramsès les rejoignit, le jeune homme la tenait toujours contre lui, ses longs bras serrés autour de son corps et protégeant sa tête de la sienne. Ramsès le repoussa avec plus de force que cela n’était nécessaire et se pencha sur sa femme. Elle écarta ses cheveux de ses yeux et poussa un cri de soulagement : — Dieu merci ! J’ai vu ce rocher qui tombait droit sur toi, ensuite je ne me souviens de rien. Aide-moi à me relever. — Tu es sûre que… — Oui, je n’ai rien. Grâce à Mr Barton. Ramsès lâcha les mains de Nefret et se tourna vers Barton d’un air confus. — Je suis vraiment désolé. Étalé sur le sol, ses bras et ses jambes formant des angles bizarres, semblable à une araignée dotée de quatre pattes, Barton esquissa un sourire. — Non, c’est moi qui suis désolé. Je n’ai pas vu… J’aurais dû… J’ai été presque trop lent. Est-ce que je l’ai blessée ? Je ne voulais pas… — Ne vous inquiétez pas, tout va bien, dit Ramsès, interprétant les paroles incohérentes. Barton avait regardé Nefret, bouche bée, et n’avait rien remarqué d’anormal jusqu’à ce qu’elle crie. Nefret était debout, un peu pâle mais d’aplomb sur ses jambes. — Il y avait quelqu’un là-haut. (Elle montra du doigt.) J’ai vu sa tête et ses épaules, et ensuite… Oh, mon Dieu ! Attention ! La forme sembla planer plutôt que tomber, les larges manches et le vêtement ample ondoyaient gracieusement, telles les ailes d’un oiseau gigantesque, mais elle s’écrasa au sol avec un bruit mat répugnant. Ramsès n’eut pas conscience d’avoir bougé jusqu’à ce qu’un grognement de douleur émis par Nefret l’amène à réaliser qu’il l’avait jetée à terre et s’était allongé sur elle. — Relève-toi, haleta-t-elle en le repoussant. Il est mort ? 263
Le corps était tombé quasiment aux pieds de Barton. Il gisait à plat ventre, et en ce qui concernait Ramsès, il pouvait très bien rester ainsi. L’homme devait être mort, du sang avait giclé sur la roche et sur les bottes de Barton. Néanmoins, il savait que son épouse ne serait pas satisfaite tant qu’elle n’en aurait pas la certitude. Elle retourna le corps sur le dos. Le visage était méconnaissable, une masse informe d’os brisés et de chair à vif. Barton se tourna vivement en plaquant la main sur sa bouche, et Ramsès lui donna des tapes dans le dos distraitement pendant qu’il observait Nefret accomplir le rituel et, à ses yeux, des gestes inutiles. Elle leva les yeux vers lui et secoua la tête. Ses cheveux s’étaient défaits et tombaient sur ses épaules en de longues boucles dorées. Elle est si belle, pensa-til. À voix haute, il dit d’un ton bourru : — Trouve quelque chose pour lui couvrir la figure, sinon Barton va vomir. — Non. Écoutez, je suis vraiment désolé… Le jeune homme s’essuya la bouche sur sa manche et ajouta d’une voix pitoyable : — C’est la première fois que je vois un mort. Enfin, un mort récent. — Celui-ci n’est pas très ragoûtant, admit Ramsès. Inutile de le couvrir, Nefret, va un peu plus loin avec Barton. — Oui, bien sûr. (Elle glissa le bras sous celui du jeune homme.) Ne soyez pas embarrassé, Mr Barton. Je suis médecin, vous savez, et nous avons l’habitude de ce genre de chose. — C’est ce que j’ai entendu dire. (Barton parvint à esquisser un pâle sourire.) Euh… est-ce que vous pensez… pensez-vous que vous pourriez m’appeler George ? Ramsès attendit que « George » et son épouse se soient éloignés pour se pencher sur le corps. Il fut obligé de se nettoyer les mains avec du sable quand il eut terminé. Lorsqu’il rejoignit Nefret et Barton, celle-ci était agenouillée à côté du jeune homme et l’examinait, à la recherche de blessures. Ses cheveux lui tombaient sur les épaules et encadraient un visage merveilleusement empourpré par la chaleur et la surexcitation. Ses lèvres étaient légèrement entrouvertes et le
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bout de sa langue pointait, comme c’était le cas quand Nefret portait toute son attention sur quelque chose. — Il y a une bosse ici, annonça-t-elle en palpant un endroit sur le côté gauche de la tête de Barton. Je lève combien de doigts ? Le regard vitreux de Barton suggérait une commotion, mais Ramsès avait la certitude que ce n’était pas cette bosse sur la tête qui lui avait brouillé le cerveau. Finalement, Barton trouva le mot. — Euh… trois. — Parfait. Nous allons vous emmener au bateau et je vous examinerai comme il faut. Il faut désinfecter ces estafilades. La maison construite par l’équipe du Metropolitan était plus près, mais Barton aurait accepté d’accompagner Nefret jusqu’en enfer. Il n’émit qu’une faible protestation. — C’est trop de dérangement… — C’est le moins que nous puissions faire, répliqua Ramsès. Sans vous, mon épouse aurait été grièvement blessée. Vous pourrez marcher jusqu’à Deir el-Bahri ? — Bien sûr. — Parfait. Attendez-moi là-bas. Nefret lâcha un juron particulièrement grossier comme il se tournait vers la falaise. Les yeux de Barton s’agrandirent. — Vous allez monter là-haut ? Mais pourquoi ? C’était un accident, non ? Enfin, cet homme devait être ivre ou… Non, les musulmans ne boivent pas d’alcool, n’est-ce pas ? Il était peutêtre souffrant, ou bien… Il s’est appuyé sur ce rocher, et le rocher est tombé, et ensuite il… C’était forcément un accident ! Ramsès ne répondit pas. L’escalade fut plus facile cette fois. Bientôt il avait atteint l’endroit d’où le projectile était venu, il en avait la certitude – le sentier longeant le bord de la falaise qui conduisait de Deir el-Medina à la Vallée des Rois. Le sentier avait été emprunté par les hommes qui vivaient au village et travaillaient dans les tombes royales presque quatre mille ans auparavant. Il n’y avait personne dans les deux directions quand il se hissa sur le rebord de la falaise. Il regarda en contrebas. Nefret et Barton étaient toujours là. Il aurait dû savoir que Nefret ne partirait pas jusqu’à ce qu’elle fût sûre qu’il était sain 265
et sauf. Elle leva le bras pour le saluer. Il lui rendit son salut et leur fit signe de se mettre en route. La surface du sentier présentait des traces laissées par des pieds chaussés de babouches ou des pieds nus, et par des sabots. Il n’y avait pas d’empreintes particulières. À un endroit, une cassure récente était visible, pâle et nette, où un pan de roche s’était détaché. Cela n’avait pas dû nécessiter beaucoup de temps ou d’efforts pour faire basculer le rocher dans le vide, et il n’y aurait eu aucun motif de soupçonner un acte criminel à moins de rechercher des preuves. Des petits morceaux de la roche rongée par le temps continuaient de s’effriter et de tomber. Mais l’homme avait utilisé un objet pour faire levier. Les marques étaient là. Et il y en avait d’autres, raclées et frottées, mais elles n’étaient pas complètement effacées. Ramsès ne rencontra qu’une seule personne tandis qu’il dirigeait ses pas vers Deir el-Bahri – un ruffian jovial de Gourna, qui le salua sans manifester de surprise, lui adressa un sourire entendu et demanda s’il cherchait des tombes perdues. Il effectua le long trajet, descendant précautionneusement le sentier escarpé mais sûr derrière le côté nord du temple. Nefret et Barton attendaient, avec Jamil et les chevaux, quand il parvint au niveau de la seconde terrasse. — Vous avez trouvé quelque chose ? demanda l’Américain. — Non. — Écoutez, je n’avais pas l’intention de me montrer indiscret. Mais j’ai entendu un si grand nombre d’histoires sur votre famille… C’était un accident ? — Apparemment. Ramsès se tourna vers Jamil. Nefret lui avait sans doute raconté ce qui s’était produit. Ramsès lui trouva l’air plus éveillé que d’habitude. — Quelqu’un doit aller à Louxor, Jamil. Il faut signaler le… euh… l’accident à la police. — Elle ne fera rien, répondit Jamil avec indifférence. Il avait probablement raison. Ramsès pensa avec mauvaise conscience au mort abandonné aux prédateurs, mais la perspective de rapporter les restes disloqués était inenvisageable, même pour lui. 266
— Néanmoins, il faut la prévenir, s’obstina-t-il. Et tout de suite. Sur la suggestion de Nefret, il chargea de cette tâche l’un des gaffirs, en le motivant par un généreux pourboire. Jamil se serait arrêté dans tous les cafés de Louxor avant d’atteindre le taftish, en supposant qu’il prît la peine d’y aller. Ils burent un whisky-soda dans le salon pendant que Nefret examinait Barton. Celui-ci rougit comme une pivoine quand elle insista pour qu’il ôte sa chemise. Ses blessures étaient superficielles – des coupures, des éraflures et des hématomes, presque tous sur le dos. Tout en sirotant son whisky, Ramsès entretint une conversation polie et rumina des pensées peu amènes. Mais comment demeurer distant avec un homme qui appréciait votre whisky et se répandait en commentaires admiratifs sur votre travail ? Quand Barton partit, ils s’appelaient par leurs prénoms. Barton n’avait montré aucune hâte à s’en aller. Nefret fut obligée de lui rappeler à deux reprises que Lansing allait certainement s’inquiéter à son sujet avant qu’il pose enfin son verre et se lève. Puis il se remit à la remercier. Ramsès le prit par le bras et le raccompagna jusqu’à la passerelle. — Dois-je dire à Ambrose ce qui s’est passé ? demanda Barton. — Pourquoi pas ? — Euh… Aucune raison, je suppose. Bien. Encore merci. Quand Ramsès regagna le salon, Nasir mettait le couvert pour le dîner. Il était moins maladroit qu’auparavant, mais il avait trouvé un nouveau prétexte pour s’attarder, pliant les serviettes en des formes compliquées. Son ambition dépassait son habileté. L’effort de ce soir consistait, semblait-il, à représenter un oiseau en vol, mais le résultat évoquait plus un canard décapité. Ramsès le renvoya par quelques mots brusques et s’assit à côté de Nefret, pelotonnée sur le canapé. — Tu le peines énormément, dit-elle d’un ton de reproche. — Empêche-le de faire ça, alors. Il faut une éternité pour défaire les nœuds. 267
— Entendu, mon chéri, j’essaierai. George est un gentil garçon, non ? Quel dommage qu’il ait été obligé de vivre des moments aussi déplaisants. — Il ferait bien de s’y habituer s’il a l’intention de rester en Égypte. — Tu exagères, Ramsès ! Des corps ne tombent pas à vos pieds tous les jours ! Nous pourrions l’inviter à dîner un soir, lui, Mr Lansing et M. Legrain – ainsi que Miss Minton. — Si tu as envie de perdre ton temps en mondanités, cela te regarde. J’avais l’impression que tu comptais persuader cette femme de se confier à toi. Je doute qu’elle parle en toute liberté en présence d’autres personnes. — Bonté divine, tu es bien grognon ce soir ! Entendu, nous organiserons un dîner à trois. Tu pourras t’excuser après le dîner et je la travaillerai au corps. — Quand ? — Le plus tôt sera le mieux. Les Vandergelt arrivent dimanche, et nous serons très occupés avec eux pendant quelques jours. — Demain, alors ? — Si elle est libre. Pourquoi te penches-tu vers moi de cette façon ? — Je croyais que tu adorais ça. — Seulement quand quelque chose d’intéressant va probablement se passer. Tu veux que je repousse le dîner ? — Non, j’ai faim. Son sourire s’estompa, mais elle attendit que Nasir eût apporté le premier plat pour passer à l’attaque. — Qu’y a-t-il ? Quelque chose que tu as trouvé quand tu as fouillé le corps ? — Il n’y avait rien que tu n’aies vu par toi-même. Aucune possibilité de procéder à une identification, rien de particulier concernant ses vêtements. — C’était peut-être un accident. — Si tu crois aux coïncidences invraisemblables, il est concevable qu’un rocher se soit détaché juste au moment où je grimpais, mais l’homme n’aurait pas pu tomber à moins de se
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tenir sur la crête qui borde le sentier sur le côté de la falaise. Il n’y a pas d’à-pic. — Tu penses qu’on l’a poussé, dit Nefret lentement. — Il n’y a pas d’à-pic, répéta Ramsès avec impatience. On l’a soulevé et jeté dans le vide. Tu as vu la façon dont il est tombé. Les dommages n’auraient pas dû être si étendus. On l’a frappé au visage avant de le faire basculer dans le vide. Il y avait des gouttes de sang sur la roche. — Alors il y avait deux personnes là-haut. L’une qui a essayé de te tuer, l’autre de… — Tu ne sais pas ce que l’une et l’autre avaient l’intention de faire. Et moi non plus. — Crénom, Ramsès, cesse de m’interrompre ! Elle se tut brusquement et se mordit la lèvre, tandis que Nasir apparaissait en trottinant avec le plat suivant. Cependant la dispute ne s’arrêta pas là. Ramsès savait qu’il se conduisait mal, mais Nefret avait failli être blessée, et c’était ce jeune Américain dégingandé qui l’avait protégée en lui faisant un bouclier de son corps, et Louxor n’était pas un endroit sûr, tout compte fait – et il n’avait pas la moindre indication quant au mobile ou à l’homme qui était à l’origine de l’agression. — Je te l’ai dit, il ne pouvait pas s’agir de… Il lança un regard à Nasir. Celui-ci était si décontenancé par leurs voix fortes qu’il jonglait avec les assiettes dans son désir de sortir en toute hâte de la pièce. — Il ne pouvait pas s’agir de quelqu’un de cette bande. — De qui d’autre aurait-il pu s’agir ? Tu n’as pas… Tu n’avais pas… — Non ! Je dois te le dire combien de fois avant que tu me croies ? — Alors qui était le deuxième homme ? — Quel deuxième homme ? — Tu as dit… — J’avançais une théorie. Nous ne savons pas s’il y avait deux hommes là-haut. — Est-ce que cela aurait pu être… Elle s’interrompit et lança un regard peu amène à leur malheureux domestique. Totalement anéanti par ce signe de 269
disgrâce de la part de sa déesse, Nasir fondit en larmes et s’enfuit précipitamment. — Bon Dieu ! (Ramsès jeta violemment son couteau sur la table.) Tu veux dire, mon oncle bien-aimé ? Nounou ou ange gardien ? Tu penses que nous en avons besoin, hein ? À l’évidence, je suis incapable de veiller sur moi-même… ou sur toi… — Tu es impossible ! Je vais écrire aux parents et leur rapporter ce qui s’est passé. Ses cheveux s’échappaient toujours de son chignon quand elle était en colère. La lueur de la lampe promenait des doigts dorés sur les boucles. Ses joues étaient empourprés et ses yeux brillaient de larmes de fureur. — Fais ce que tu voudras, répondit Ramsès sèchement. Je vais me coucher. La journée a été longue. Il était fatigué et s’était fait plusieurs nouvelles contusions durant sa descente précipitée de la falaise, pourtant il était toujours éveillé, les yeux ouverts dans l’obscurité, quand Nefret survint et referma la porte. Elle se tint immobile quelques instants, attendant qu’il parle. Comme il restait muet et ne bougeait pas, elle s’avança sans bruit vers le côté opposé de la cabine et commença à se déshabiller. Elle prit tout son temps, suspendit soigneusement ses vêtements au dossier d’un fauteuil, puis se glissa dans une chemise de nuit. La vision nocturne de Ramsès avait toujours été excellente, et il eut beaucoup de mal à garder sa respiration régulière. Elle s’approcha du lit sur la pointe des pieds. Il s’apprêtait à lui tendre les bras quand elle se laissa tomber sur le lit à côté de lui. Les ressorts grincèrent. — Je sais que tu ne dors pas ! Comment oses-tu te conduire de la sorte ? Il la prit dans ses bras. — Je suis désolé. — Et ne t’excuse pas ! — Tu n’es pas quelque peu inconséquente ? — J’ai eu très peur. (Elle enfouit son visage contre l’épaule de Ramsès.) C’est pour cette raison que j’ai été si épouvantable. — Je n’étais pas à mon avantage, moi non plus. 270
— Oh, je ne sais pas. C’était une sacrément bonne dispute ! Il était incapable de plaisanter sur ce sujet. — Je ne t’ai pas menti, Nefret. Je n’accepterais jamais une nouvelle mission sans t’en parler. — Sans me consulter. — C’est ce que je voulais dire. Je ne comprends pas ce qui s’est passé aujourd’hui, mais je suis certain que cela n’avait rien à voir avec… — Je n’ai pas envie d’en discuter. (Ses lèvres se déplacèrent de la gorge de Ramsès vers son menton.) Tu t’es rasé ! — Eh bien… euh… j’ai pensé… — Oh, mon chéri, tu es vraiment adorable ! Elle riait quand la bouche de Ramsès trouva la sienne. Un peu plus tard, il dit d’une voix endormie : — Je commence à comprendre pourquoi Mère et Père se disputent si souvent. Se réconcilier ensuite est infiniment agréable. — Mmmmm. Ce ne fut guère plus qu’un souffle contre son épaule. Il pensait qu’elle s’était endormie quand une voix très douce, très ferme, dit : — Maintenant parle-moi d’Enid Fraser.
Lettre, série T Mère et Père chéris, Vous avez certainement reçu le télégramme de Ramsès à présent. Je ne m’excuse pas. Je vous avais dit que je serais incapable de lui cacher des choses. Pour vous donner un bon exemple, je vais maintenant vous dire plusieurs choses que vous devez savoir – avec, ajouterai-je, l’accord de mon époux. Tout d’abord, Miss Minton est ici – Margaret, devrais-je dire – elle m'a demandé de l’appeler par son prénom. Je ne lui fais pas du tout confiance, mais je ne parviens pas à comprendre ce qu’elle cherche, à moins que… Mais ce serait insensé, n’est-ce pas ? Elle a semblé très intéressée par les pillages de tombes et 271
les vols d’antiquités. Nous l’avons rencontrée au déjeuner aujourd’hui, et Alain Kuentz s’est joint à nous – il est revenu à Deir el-Medina – et elle s’est jetée sur lui, griffes sorties, quand il a mentionné négligemment que c’était lui qui avait fait sauter la Maison allemande – parce que, a-t-il affirmé, c’était la plaque tournante du marché des antiquités illégales – et d’autres choses ! Voyez si vous pouvez vous renseigner à ce sujet. J’ai cru comprendre qu’Howard était de retour au Caire. Alain a nié qu’Howard avait été impliqué, mais de telle façon que cela donnait à entendre le contraire ! L’autre point intéressant, c’est que quelqu’un a fait tomber un rocher sur nous aujourd’hui. Nous nous trouvions à proximité de Deir el-Bahri, à la recherche d’une tombe qui, selon Alain, avait été pillée, et Ramsès était arrivé à mihauteur de la falaise quand cela s’est produit. Le rocher l’a manqué d’un cheveu et peu après un corps a suivi le rocher. Il est tombé quasiment sur ce pauvre Mr Barton, qui était avec nous. Le visage de l’homme avait été réduit en bouillie, peutêtre avant sa chute. Je vous indique les faits sans fioritures. Je ne sais pas ce qu’ils signifient – du moins, j’espère ne pas le savoir – mais je vous supplie de ne pas accourir à notre secours. Ramsès serait furieux, ainsi que moi. Nous nous sommes abstenus de voler à votre secours, vous savez. J’ai cru que Ramsès allait exploser quand j’ai commencé à lui relater vos récentes activités. Faites un effort et tâchez de ne pas vous attirer d’ennuis, vous voulez bien ? Pour terminer sur une note plus souriante, nous attendons avec plaisir l’arrivée des Vandergelt. Je ferai de mon mieux pour Bertie. Très affectueusement, Nefret.
Manuscrit H
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Margaret Minton ne répondit pas au billet de Nefret l’invitant à dîner. Ils s’attardaient sur un petit déjeuner quelque peu tardif quand le messager revint et les informa que la Sitt avait quitté l’hôtel de bonne heure le matin et que le concierge ignorait quand elle reviendrait. Tout en bavardant avec lui, comme il est d’usage, il avait posé plusieurs questions et appris quelques faits supplémentaires : elle avait emporté un panier garni et engagé l’un des guides. Aussi il semblait probable… — Qu’elle ait prévu une longue excursion, l’interrompit Ramsès impatiemment. Qui est le guide ? — Sayid. (Leur informateur eut un petit rire.) Il l’a emporté sur les autres qui voulaient l’accompagner en disant qu’il était votre ami fidèle, Frère des Démons, et qu’il vous avait aidé à capturer un grand nombre de voleurs et d’assassins. — Sayid. (Ramsès passa nerveusement les doigts dans ses cheveux.) Bon sang, cet homme doit avoir au moins cent ans, et c’est le plus grand poltron de Louxor. Si elle s’attire des ennuis, il lui sera à peu près aussi utile que Jumana. — Encore moins. Mais pourquoi s’attirerait-elle des ennuis ? — Parce qu’elle est une fouineuse, une journaliste, et une femme d’une confiance en elle très dangereuse. Et elle a dîné avec Kuentz hier soir. — Je trouve que tu t’inquiètes inutilement. De toute façon, nous ne pouvons rien faire à ce sujet. Le messager, qui était accroupi sur le pont et écoutait avec un profond intérêt, déclara spontanément : — Ils se rendaient sur la rive ouest. Ramsès lui donna le bakchich espéré et l’homme s’en alla. Entre-temps, Jamil et Jumana étaient arrivés. Tandis qu’ils descendaient l’escalier, Ramsès demanda à Nefret : — Tu as écrit aux parents ? — Oui. (Elle lui lança un regard de sous ses cils.) J’ai fait poster la lettre ce matin. — Que leur as-tu dit ? — Uniquement les faits. — Tu ne l’as pas mentionné, lui, j’espère ? — Non. Mais je continue d’être en désaccord avec toi.
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Leur première halte fut pour la maison des Vandergelt, afin de s’assurer que tout était prêt pour les voyageurs. L’intendant – ou le majordome, comme il préférait qu’on l’appelle – était un Belge qui avait été au service de Cyrus durant la plus grande partie de sa vie. Les Vandergelt n’étaient pas venus très souvent ces derniers temps, mais Albert tirait vanité de tenir la maison immaculée et prête à être habitée surle-champ. Nefret lui assura qu’ils iraient chercher les Vandergelt à la gare et les conduiraient ici. — Bon, voilà qui est fait, dit-elle, comme ils s’éloignaient sur la piste qui partait de la maison. Je suppose que maintenant tu veux aller voir Alain. — Comment le sais-tu ? — Je sais quasiment tout sur toi, murmura son épouse. Et j’ai bien l’intention d’apprendre le reste avant d’en avoir terminé. Il y a Christabel Pankhurst, Dollie Bellingham, Layla, cette jeune fille à Chicago, et Sylvia Gorst… — Il n’y a jamais rien eu entre Sylvia et moi – je ne supporte pas cette femme… je n’ai jamais pu la supporter. — Ma foi, je pensais bien qu’elle avait menti, dit Nefret calmement. Nous en reparlerons plus tard. Pas si je peux l’empêcher, songea Ramsès. Mais il avait la certitude qu’il en serait incapable. Kuentz était au travail, dirigeant une petite équipe qui mettait au jour l’une des maisons des ouvriers. Il accourut vers eux, prit les mains de Nefret et les tint délicatement dans ses grosses pattes velues. — J’ai appris ! Horrible ! Épouvantable ! Ma pauvre fille ! Nefret parvint à dégager ses mains. — Je suis à peu près certaine d’avoir vu davantage de cadavres que vous, Alain. Votre sollicitude est inutile. — Mais je me sens responsable. Vous avez trouvé cette tombe sans aucun intérêt, alors ? — Non, répondit Ramsès. Kuentz avait même des poils sur les paumes. — Mes indications n’étaient peut-être pas assez claires. Mais croyez-moi, elle ne vaut pas la peine qu’on la cherche.
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— Nous ne sommes pas venus pour cette raison, reprit Nefret. Nous étions curieux de savoir ce que vous avez dit à Miss Minton hier soir. — C’était une conversation très étrange, fit Kuentz avec un large sourire. Accompagnez-moi dans mon humble demeure et je vais demander à Mahmud de préparer du thé. C’était une humble demeure, en effet, juste une petite tente dressée contre une pente, comportant un réchaud et quelques autres commodités minimales. Nefret accepta l’unique chaise pliante. — C’est ici que vous vivez ? — Une partie du temps. Je loue une chambre à l’hôtel d’Hussein Ali – si on peut appeler cela un hôtel. Je laisse mes vêtements et mes notes là-bas, et il est possible de prendre un bain, si on supporte les badauds et de temps en temps un poisson crevé. La baignoire est dans la cour. (L’expression de dégoût de Nefret le fit hurler de rire.) Ce n’est pas si affreux que ça. Certes, vous ne vivez pas ainsi, vous autres, mais cela présente un certain charme. — J’en suis sûr, acquiesça Ramsès, qui avait vécu dans des conditions encore plus inconfortables quand il effectuait certaines de ses missions secrètes. Nous avons essayé de joindre Miss Minton ce matin, mais on nous a appris qu’elle était partie pour la journée. Sauriez-vous par hasard où ? Son ton bourru amena Kuentz à redevenir sérieux. — Elle ne m’a rien dit. Elle n’avait aucune raison de le faire. Oh, attendez… Elle était très curieuse à propos de la Maison allemande. En fait, elle a parlé uniquement du marché des antiquités illégales. Elle m’a confié qu’elle songeait à écrire une série d’articles sur certains des protagonistes les plus notoires… les Rassul, cet Italien que vos parents ont appréhendé il y a quelques années – comment s’appelait-il, déjà ? – et Sethos, bien sûr. Cela faisait toujours un choc d’entendre prononcer ce nom, mais ce n’était pas vraiment surprenant. Les Emerson avaient essayé pendant des années de s’assurer le concours de la police et du Service des Antiquités pour traquer « le Maître du Crime ». Ceux qui doutaient de son existence au début avaient 275
changé d’avis, une fois certaines des activités de Sethos portées à la connaissance du grand public. Un jour, il avait adressé une lettre à un journal, où il déclarait, avec la plus grande politesse, qu’il était désolé d’avoir froissé Mrs Emerson en dévalisant un homme politique bien connu tandis qu’elle participait à une manifestation de suffragettes devant la demeure de celui-ci. — Je lui ai dit ce que je savais, poursuivit Kuentz. Elle m’a offert un dîner succulent et plusieurs bouteilles d’excellent vin. Elle m’aiguillonnait continuellement pour obtenir plus de détails, et j’ai fini par faire valoir que votre famille en savait bien plus que moi sur le sujet. — Pas tellement, protesta Ramsès. Tout le monde connaît nos affrontements avec Sethos et Riccetti. — Riccetti ! C’est le nom que je cherchais. Je n’étais pas ici à cette époque, mais j’en ai entendu parler. Ainsi que de Sethos. Certaines de ces histoires sont quelque peu incroyables. Est-il exact qu’il recherchait le trésor du Dachour, et qu’il aurait mis la main dessus avant de Morgan si vous ne l’aviez pas arrêté ? — On a exagéré cette histoire, incontestablement. Kuentz éclata d’un rire tonitruant. — Pas autant que Margaret l’exagérera ! Qu’est devenu cet individu, au fait ? Pourrait-il être l’instigateur de cette récente recrudescence de vols ? Ramsès se leva. — Il est mort. Nous ne voulons pas vous retenir plus longtemps. Ils furent obligés d’aller chercher Jumana sur le chantier. Elle s’était assise et griffonnait des notes dans son carnet, à l’indignation à peine contenue des ouvriers. Les ruines de l’ancienne maison de l’expédition allemande se trouvaient derrière le Ramesséum. Les habitants de la région avaient fouillé les décombres et emporté tout ce qui pouvait être récupéré. Il ne restait qu’un amas de cendres noircies. — Je n’avais pas réalisé qu’ils avaient fait un travail aussi consciencieux, dit Nefret. — Une destruction totale, admit Ramsès. On ne peut s’empêcher de se demander pourquoi. Carter et Kuentz, si 276
c’était bien eux, ont agi de leur propre autorité – c’était illégal, en fait. — Je suis sûre que Margaret en fera un article à sensation. — Oui. Inutile de s’attarder ici. Partons. Margaret Minton était effectivement venue sur la rive ouest. Plusieurs personnes interrogées par Ramsès l’avaient vue avec Sayid, et leur indiquèrent obligeamment diverses directions, mais aucune ne mena à quoi que ce soit. Finalement, Nefret déclara : — Nous perdons notre temps. Si tu es réellement résolu à la trouver, elle sera à l’hôtel ce soir. Je préviens Maaman que nous dînons en ville ? Cependant, quand ils arrivèrent au Winter Palace, la Sitt n’était toujours pas rentrée. Ramsès tirait sur sa cravate d’un air maussade. Il détestait porter une tenue de soirée presque autant que son père. — Où a-t-elle bien pu aller ? — Sayid l’a peut-être fait courir pour rien. Nefret ne partageait pas l’inquiétude de Ramsès. Elle connaissait l’empressement des guides de Louxor à fournir tout ce que le client désirait. Avec une imitation très réussie de la voix plaintive de Sayid, elle poursuivit : — Vous cherchez un pilleur de tombes, Sitt ? Oui, je connais beaucoup de pilleurs de tombes ! Je vous emmène les voir, vous me donnez un bakchich ! Les lèvres crispées de Ramsès esquissèrent un sourire forcé. — Alors tu penses qu’elle est assise dans la maison de Sayid à boire un thé exécrable, pendant qu’il fait défiler devant elle la moitié de la population de Gourna ? — Et chacun d’eux racontant une histoire de plus en plus corsée. Cesse de te tracasser, mon chéri, et allons dîner. Si elle n’est pas rentrée quand nous aurons terminé… ma foi, nous nous en préoccuperons plus tard. La salle à manger à la décoration raffinée n’était qu’à moitié pleine, bien qu’on fut samedi. La plupart des clients étaient américains, avec une petite quantité d’autres nationalités, dont quelques fonctionnaires anglais. Louxor était une excursion pour le week-end très en vogue parmi les personnes qui 277
s’intéressaient à l’archéologie et celles que la routine de la vie cairote ennuyait. Le service au Winter Palace était aussi irréprochable qu’un brin exaspérant. Serveurs, sommelier et d’innombrables larbins s’affairaient autour d’eux. Ramsès rendit au maître d’hôtel la carte des vins ornée de dorures. — Il n’y a pas de vins allemands sur la carte, mais je suis sûr que vous en avez. Un riesling fera l’affaire, 1911 ou 1912. — Tu es délibérément provocateur, n’est-ce pas ? demanda vivement Nefret. — Oui. Je méprise la politisation d’idées, de personnes et d’objets parfaitement anodins. Nefret s’empara de sa pochette juste à temps pour lui éviter des gouttes d’eau. L’un des garçons avait été trop rapide ou trop maladroit pour remplir son verre. Il eut droit à une réprimande à voix basse de la part de son supérieur et s’écarta craintivement. — Malesh ! s’écria Nefret sur un ton d’impatience. Laissez-le tranquille, il n’a rien fait de mal. Une heure plus tard, ils avaient fini de dîner et il n’y avait toujours aucun signe de Margaret. Nefret prit sa pochette. — Je vais retoucher mon maquillage, annonça-t-elle. Je m’arrêterai d’abord à la réception pour demander si quelqu’un a des nouvelles de Margaret. Elle n’était pas inquiète – pas vraiment – mais elle fut soulagée d’apprendre que Miss Minton était rentrée et était montée directement dans sa chambre, après avoir pris ses messages. — Elle semblait très fatiguée, déclara le concierge spontanément. Et… euh… avoir très chaud. Voulez-vous que j’appelle sa chambre ? — Non, ne prenez pas cette peine. Merci. L’euphémisme plein de tact suggérait le tableau d’une femme titubant de fatigue, ruisselante de sueur et couverte de crasse. Sayid lui en avait probablement fait voir de toutes les couleurs. Nefret s’éloigna en souriant. Au beau milieu du couloir aux dalles de marbre qui menait aux toilettes pour dames, une forme était agenouillée – une 278
femme en noir et voilée. Elle essora la serpillière dans le seau à côté d’elle et continua de frotter les dalles. L’une des deux « dames » qui précédaient Nefret, parées de bijoux et d’étoles de vison, releva précautionneusement sa robe de satin. — Tout de même, la direction de l’hôtel devrait interdire à ces femmes crasseuses de venir tant que les clients ne sont pas partis ! La femme de ménage s’accroupit encore plus bas et frotta encore plus énergiquement. Elle n’avait probablement pas compris les mots, mais le ton méprisant était facilement reconnaissable. — L’une de vos élégantes amies a sans doute vomi, fit remarquer Nefret. Mais vous avez entièrement raison. La direction aurait dû laisser ce gâchis tel quel. Cela aurait été agréable pour vous, non ? Sa voix et son regard dur firent s’éloigner précipitamment les deux « dames ». Nefret chercha dans sa pochette et prit quelques pièces de monnaie. — Je vous remercie, mais je ne peux vraiment pas accepter un bakchich, dit une voix venant du niveau de ses genoux. (La « femme de ménage » se mit debout et prit sa main.) Sortons d’ici, en voilà d’autres. Trois autres femmes apparurent dans le couloir. La femme lâcha la main de Nefret et passa rapidement près d’elles, tête baissée. Nefret la… le… suivit en trébuchant. Quand elle le rejoignit, dans une alcôve à proximité, il avait retiré la robe et le voile et aurait pu être un client ordinaire de l’hôtel, portant une tenue de soirée de bonne coupe, arborant une expression de supériorité doucereuse, et découvrant de grandes dents proéminentes. Ce furent ses mains qui le trahirent. Elle les avait observées un peu plus tôt, maniant gauchement le pichet d’eau. — Vous étiez le serveur ! Enfer et damnation ! — Pas le serveur, seulement son aide maladroit. Je travaille ici depuis bientôt une semaine. J’avais espéré que vous viendriez plus tôt. Asseyez-vous, vous voulez bien ? Nefret se laissa tomber sur la banquette garnie de coussins de velours. — Vous avez oublié votre seau. 279
— Et il restera là-bas. Espérons que quelqu’un trébuchera dessus. J’étais contraint de jouer ce rôle car c’était bigrement difficile de vous aborder seule. — Vous ne pouviez pas savoir que nous viendrions ce soir. — Vous avez envoyé un billet à Margaret ce matin. Quand elle n’a pas répondu, j’ai pensé que vous viendriez probablement la chercher ici. — Comment le saviez-vous ? s’exclama Nefret. — Oh, j’avais pris mon service depuis des heures. Nous autres membres opprimés de la classe laborieuse avons de longues journées de travail, mais nous sommes des paresseux invétérés, incapables de résister à l’envie d’échanger des commérages. J’ai vu Margaret partir avec Sayid et, plus tard, j’ai reconnu votre homme d’équipage, lequel m’a dit obligeamment à qui il avait remis le billet. Bien sûr, j’avais déjà pris mes dispositions. C’est très facile de changer de rôle quand vous avez une certaine expérience, ce qui est mon cas. Il remua ses dents devant elle. L’amusement l’emporta sur l’indignation. Elle se mit à rire. Sethos posa la main sur sa bouche. — Pas d’hilarité intempestive, s’il vous plaît. Cela pourrait attirer l’attention. Écoutez-moi attentivement, Nefret. Je veux que Ramsès et vous quittiez Louxor. Ramenez-le au Caire. Vous êtes la seule à pouvoir le faire. — Pour quelle raison ? — Bon sang, vous êtes aussi infernale qu’Amelia. Tout ce que je puis vous dire – tout ce que je vous dirai –, c’est qu’il est en danger ici. — Qui le menace ? Pas vous ! — Je vous remercie pour votre scepticisme. Non, pas moi. Laissez-moi réfléchir à la manière de présenter la situation. Quand j’ai voulu reconstituer mon ancienne organisation, j’ai découvert que quelqu’un avait pris les devants. — Quelqu’un comme Riccetti ? — C’est une activité très lucrative, répondit Sethos évasivement. Il y a toujours des individus entreprenants prêts à tirer parti d’une vacance. Combien de corps doivent tomber sur vous pour que vous compreniez enfin ? 280
— Vous avez appris ce qui s’est passé hier, dit Nefret lentement. — Tout le monde en a entendu parler. Si vous continuez de fureter partout, tous les deux, vous vous exposez à de graves ennuis. — Et vous ? Ne pouvez-vous pas reconsidérer ce que vous faites ? C’est un jeu dangereux, et les autres joueurs sont des hommes dangereux. Allons, vous avez certainement assez d’argent pour prendre votre retraite. Elle parlait rapidement et sérieusement, en essayant de capter son regard et utilisant les petites astuces que toute femme connaît pour le convaincre de sa sincérité et de son intérêt pour lui. Elle eut l’impression que le visage de Sethos s’adoucissait un moment, mais il éclata de rire et déclara d’un ton léger : — Pour revenir au sein de la famille ? Je ne crois pas que cette perspective enchanterait Radcliffe. Et de surcroît, il voudrait que je renonce à mes profits mal acquis. — Mère exigerait la même chose. — Cependant, ils ne pourraient m’y obliger, dit Sethos avec un sourire aux dents saillantes. Bien joué, Nefret. Vous êtes une jeune femme ravissante, mais ne gaspillez pas votre charme avec moi. J’ai un présent pour vous. Il sortit de sa poche de poitrine un petit sac en coton coloré, maladroitement cousu, fermé par un cordon. Avant même de le prendre et de sentir son poids, elle sut ce que c’était. — J’ai entendu dire qu’il n’est jamais armé, expliqua Sethos. J’espère que vous ne partagez pas ses sentiments. — Je les partage. Mais je ferais n’importe quoi pour le garder sain et sauf. — Voilà bien les femmes ! Vos principes s’inclinent toujours devant l’opportunité. Vous savez vous en servir ? — Oui. — Parfait. Je suis très sérieux, Nefret. Emmenez-le loin d’ici. Et essayez d’emmener aussi cette satanée femme. — Margaret ? Pourquoi ? — Cela, au moins, devrait être évident, répliqua son oncle par alliance avec une pointe d’exaspération. Elle est aussi obstinée 281
et fouineuse qu’Amelia. Et elle n’est pas stupide, non plus. Si elle continue sur sa lancée… Racontez-lui une histoire incroyable qui l’amènera à vous suivre au Caire. Offrez-lui une nouvelle sensationnelle… un cadavre… une malédiction… n’importe quoi. À présent, vous feriez mieux de retourner auprès de Ramsès avant qu’il vienne à votre recherche. Il ne détache jamais votre laisse ? Il était déjà à deux mètres, se déplaçant avec une rapidité déconcertante qui rappela son frère à Nefret, avant qu’elle puisse réagir. Elle se leva d’un bond, fit deux pas et s’arrêta. Elle serait obligée de courir pour le rattraper. Cela ferait un joli tableau – la jeune Mrs Emerson traversant en trombe le hall du Winter Palace, à la poursuite d’un inconnu. Une seconde plus tard, il avait disparu. Il avait recommencé. À partir de maintenant, je serai sur mes gardes contre des remarques blessantes comme celle-ci, se promit-elle avec fermeté. Il s’en servait comme des gifles, réduisant son interlocuteur à une immobilité temporaire. Tenue en laisse… comme si elle était un chien fidèle ! Elle parvint à fourrer le petit paquet en coton grossier dans sa pochette, mais elle savait que Ramsès remarquerait le renflement. Il remarquait tout. Il le remarqua. Pas la pochette tout d’abord, mais son expression d’agitation réprimée. — Tu t’es absentée un long moment, dit-il en scrutant son visage. Il s’est produit quelque chose ? — Oui. Je ne veux pas de café, partons. Je te raconterai quand nous serons seuls. Ils avaient loué une felouque au lieu de demander à l’un de leurs hommes de leur faire traverser le fleuve. Nefret adorait fendre les eaux sombres sous le ciel étoilé. Dès qu’ils eurent pris place dans le bateau et quitté l’appontement, elle se lança dans son histoire. Il ne l’interrompit pas jusqu’à ce qu’elle répète ce que Sethos avait dit au sujet de Margaret Minton. — Ainsi il l’appelle Margaret, hein ? Essaie de te rappeler ses paroles exactes, Nefret. C’est peut-être important.
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Elle poursuivit. Elle garda le pistolet pour la fin. Le seul commentaire de Ramsès fut : — J’avais vu qu’il y avait quelque chose dans ta pochette. Ne me le montre pas maintenant. Bien qu’habituée à sa maîtrise de soi, le ton calme de Ramsès l’inquiéta quelque peu. — Es-tu en colère parce que je ne te l’ai pas dit pendant que nous étions au Winter Palace ? demanda-t-elle doucement. Il passa son bras autour de ses épaules. — Non, rester là-bas n’était pas nécessaire. Tenter de le retrouver aurait été vain. Mais le bras sous la fine popeline de son manteau était dur comme du granit. Ils prirent le café dans le salon. Ils devaient se rendre à la gare le lendemain matin, mais il était encore de bonne heure et Ramsès n’aurait de cesse qu’il n’eût décortiqué cette conversation mot par mot et syllabe par syllabe. — Tu lui as dit que nous nous préoccupions de sa sécurité ? Cela a dû être une scène très touchante. — Je me préoccupe de sa sécurité ! protesta Nefret. Comment pourrais-je ne pas m’en préoccuper, après ce qu’il a fait pour nous ? Il a beaucoup de qualités admirables, et énormément du charme de la famille. Il me rappelle de plus en plus Père, et toi. Ramsès avait ôté sa veste, son gilet et sa cravate dès leur arrivée. Marchant de long en large dans le salon, il écarta une mèche de cheveux de ses yeux et déclara d’un ton acerbe : — Mère s’est efforcée pendant des années de le remettre dans le droit chemin, comme elle dit. Tu crois vraiment que tu peux réussir là où elle a échoué ? — Il est plus vieux maintenant et il a connu de rudes épreuves, répondit Nefret posément. Et je pense qu’il était sincère quand il se disait inquiet à ton sujet. — Loin de moi l’idée de refroidir cette assertion touchante, mais il y a une autre interprétation, moins sentimentale, de sa sollicitude apparente. — Je sais. — Il est à la recherche de quelque chose, grommela Ramsès. Quelque chose d’important. Quelque chose qui nécessite du 283
temps et de la discrétion. Il n’a rien à craindre des habitants de la région. Il a toujours utilisé un mélange judicieux de menaces et de récompenses pour obtenir leur soutien, et ils n’auraient rien à gagner en le livrant. Bon sang, il n’y a personne à qui ils pourraient le livrer ! La police locale est incompétente ou corrompue, le Service des Antiquités n’a pas les effectifs nécessaires, et les autorités britanniques sont trop accaparées par la guerre pour se soucier de quelques objets façonnés. La seule personne qu’ils pourraient approcher, c’est… — Toi. — Oui. Pas moi personnellement, mais en tant que représentant de Père. Il y a une toute petite chance pour que l’un de ces gaillards soit motivé par de vieilles fidélités ou par la peur du Maître des Imprécations. Je lui accorderai au moins ce mérite, ajouta Ramsès à contrecœur. Je ne crois pas qu’il me ferait du mal, et à toi non plus. Mais il ne nous laissera pas l’arrêter. Ce qu’il a fait ce soir était typiquement ingénieux de sa part – faire appel à toi pour assurer ma sécurité, avec des allusions voilées à un danger. — Elles n’étaient pas si voilées. Il a dit qu’il y avait un autre joueur dans la partie. Ramsès balaya la remarque d’un geste brusque de la main. — Nous n’avons vu aucun signe de qui que ce soit d’autre. — En effet ! Des gens font tomber sur toi des rochers et des cadavres tout le temps ! — Peut-être voulait-il seulement nous faire peur. — Sethos ? Il ne prendrait pas le risque de nous blesser. Les lèvres de Ramsès se serrèrent d’exaspération. — Tu t’attendris sur lui, comme Mère et Margaret. Te donner le pistolet était très habile. Est-ce qu’il t’a demandé de ne pas m’en parler ? — Non, répondit Nefret. — Voyons un peu. Il se laissa tomber sur le canapé à côté d’elle et sortit l’arme de son étui de fortune. — Joli petit bijou, dit-il avec une moue dédaigneuse. C’est le dernier modèle du Ladysmith chéri de Mère. Chargé… (Il dégagea le barillet.) À l’exception de la septième balle, celle dans 284
la chambre sous le chien. Vu qu’il n’y a pas de cran de sûreté, cela évite un incident désagréable si on fait tomber le pistolet. — Je sais. — J’espère que Mère ne te laisse pas jouer avec le sien ! — Tu préfères que je ne le porte pas sur moi ? — Tu me demandes mon approbation ? Nefret, tu sais pourquoi je ne porte jamais d’arme sur moi. Ce n’est pas la première fois que je me demande si j’ai le droit de prendre cette position, mais je ne peux pas… Il baissa la tête et elle ne vit plus son visage. Quand il parla, sa voix était lasse et défaite, telle celle d’un vieillard. — Tu redoutais que je n’accepte une nouvelle mission. Tu n’avais pas à t’inquiéter. Je ne l’ai pas fait. Je ne le ferai pas. Je n’en ai plus le courage, Nefret. La seule pensée de la violence me rend malade. Cela fait quel effet d’avoir pour mari un lâche ? Nefret faillit éclater de rire, comme on le fait en entendant une assertion si manifestement fausse que cela équivaut à une plaisanterie. Toutefois, il ne plaisantait pas. Il parlait sérieusement. Elle avait envie de l’enlacer, mais la situation était trop grave pour des caresses et des démentis apaisants. C’est à cause de moi, pensa-t-elle. Voilà ce que je lui ai fait – il a peur pour moi, non pour lui-même, et il ne voit pas la différence, et il ne me croirait pas si je le lui disais. — C’est l’une des assertions les plus ridicules que tu aies jamais faites, déclara-t-elle. Elle savait que cela ne suffirait pas. — C’est très gentil de ta part de le dire. (Il lui sourit, mais ses yeux étaient mi-clos et opaques.) Bon, fin du petit mélodrame de ce soir ! Garde le pistolet. On ne refuse pas un cadeau d’un oncle affectueux, n’est-ce pas ?
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Le « train de luxe », uniquement des wagons de première classe (à l’exception d’un wagon de seconde classe pour les domestiques des voyageurs), partait le lundi, le mercredi et le samedi. Il n’était pas assez luxueux pour Cyrus, qui aurait emprunté le wagon particulier du sultan et l’aurait fait accrocher au train si cela lui avait été possible. En désespoir de cause, il réserva tout un wagon pour son groupe, dont Daoud. Personne n’était plus compétent que Daoud pour s’occuper d’un invalide, et Bertie en était venu à l’apprécier énormément. Ils emportaient avec eux tout le confort que Le Caire pouvait offrir, depuis des paniers de nourriture jusqu’à des draps de lin pour les couchettes. Un déluge de télégrammes nous avait certifié que tout était prêt pour les voyageurs à leur arrivée, et qu’on les attendrait à la gare. Quand le train partit le samedi soir, avec seulement une heure de retard, Emerson poussa un grand soupir. — Que d’histoires ! Ce garçon irait beaucoup mieux si on le laissait tranquille. — Voyons, Emerson, vous savez que c’est absurde. Il semblait plus épanoui, mais il a encore un long chemin à faire. Je crois que Sennia lui a fait énormément de bien. Sennia s’était comportée comme une petite tragédienne quand nous avions refusé sa demande d’accompagner les Vandergelt. Elle était peu disposée à renoncer à son rôle autoproclamé de garde-malade de Bertie, mais sa véritable raison de vouloir aller à Louxor était que Ramsès lui manquait. — Demain, elle nous accompagnera au chantier, dit Emerson. Cela lui remontera le moral. — Je n’approuve pas le fait de récompenser des enfants quand ils se sont mal conduits, Emerson. 286
— Elle n’a que six ans. Qu’espérez-vous qu’elle fasse, rester seule à la maison toute la journée pendant que nous sommes à Gizeh ? Il n’y a pas d’école le dimanche. — Je devrais l’emmener à l’église. Son instruction religieuse a été très négligée depuis que nous sommes ici. — Au diable tout ça ! J’ai besoin de vous sur le chantier. Nous avons perdu plusieurs jours, et avec Daoud parti, nous sommes encore plus à court de main-d’œuvre. — Avez-vous l’intention d’attaquer la pyramide de la reine demain ? Emerson me lança un regard sévère. — Cela ressemble fort à du chantage, Peabody. Il faisait juste l’une de ses petites plaisanteries. Nous avions déjà décidé que la pyramide de la reine serait notre projet suivant. Du moins, je l’avais décidé, et Emerson ne m’avait pas contredite. Le vendredi est le jour de repos pour nos amis musulmans, aussi avions-nous pris l’habitude de travailler le dimanche. C’était très ennuyeux de s’habiller et de faire tout ce trajet jusqu’au Caire afin d’assister à l’office, aussi je célébrai un bref office à moi, avec des prières et en lisant à voix haute des passages des Écritures. À la demande de Gargery, nous chantâmes également quelques cantiques. Il avait une préférence pour les cantiques militants ou lugubres. Je n’avais rien à objecter à un chœur entraînant de En avant, soldats du Christ, mais entendre Gargery beugler des strophes comme Sombre était la nuit / Le péché guerroyait contre nous / Lourd était le fardeau de l’affliction que nous portions était quelque peu inquiétant. Sennia, qui ignorait le péché sous toutes ses formes, y prit un très grand plaisir. Emerson n’était pas présent. Ensuite nous partîmes pour Gizeh. Sennia s’était excusée très gentiment pour sa conduite, et nous étions tous de bonne humeur, à l’exception d’Horus qui n’est jamais de bonne humeur et déteste qu’on le transporte dans un panier. Emerson se plaignit, bien sûr, de l’absence de Daoud et d’un certain nombre d’autres choses, mais je voyais bien qu’il lui tardait d’explorer la pyramide.
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Jusqu’à présent, je n’avais accordé qu’une visite superficielle à ce lieu. Un examen plus attentif indiquait que la tâche qui nous attendait ne serait pas aisée. La pyramide elle-même était la mieux préservée des trois qui avaient été bâties pour les reines de Khufu. Les noms de plusieurs de ces dames étaient connus grâce à d’autres sources, mais il restait à déterminer à qui avaient appartenu exactement les petites pyramides. À l’instar des autres tombes de Gizeh, toutes les trois avaient un revêtement de calcaire très fin, lequel s’était effrité et exposait la partie centrale semblable à des marches. L’entrée de la pyramide se trouvait sur le côté nord. Du sable s’était accumulé autour de la base, obstruant l’ouverture et les vestiges de la chapelle funéraire sur le côté sud. Si, ainsi que nous avions des raisons de le soupçonner, c’était le plus récent de plusieurs autels similaires, dégager les divers niveaux serait une tâche ardue. Cependant, c’était autant de gagné. Cela tiendrait Emerson occupé pendant quelque temps. Ainsi donc nous retroussâmes nos manches, métaphoriquement parlant, et nous nous mîmes au travail. La première étape était un relevé minutieux du secteur. Emerson et moi entreprîmes de l’effectuer pendant que Selim préparait le matériel photographique. Je vis Sennia commencer à gravir à quatre pattes un talus de sable et je m’apprêtais à lui lancer un avertissement cinglant quand Gargery, sur ses talons comme toujours, la fit redescendre. — Cherche des ossements, Sennia ! ordonnai-je. Elle fit une grimace. — Les ossements m’ennuient. Tante Nefret est la seule à les aimer, et elle n’est pas là. — Des tessons de poterie, alors. Ramsès les aime beaucoup. Prépare une collection que tu lui montreras à son retour. — Il aime encore plus des objets avec des inscriptions dessus. — Cherches-en, alors, dis-je avec exaspération. Nous allons être très occupés pendant un bon moment, alors amuse-toi comme une gentille petite fille. J’observai le trio s’éloigner. D’abord Sennia, trottinant à vive allure, puis Horus, puis Gargery. Celui-ci se maintenait à une distance prudente du chat, qui ne permettait à personne de se 288
mettre entre Sennia et lui. Gargery continuait de boiter légèrement. Cependant, je ne m’apitoyais pas sur son sort. Il avait choisi de venir avec nous et il n’aurait pas renoncé à son poste de gardien de Sennia même s’il avait été contraint de se traîner sur le sol pour la suivre. Je ne puis m’empêcher de me reprocher d’avoir suggéré à Sennia de dénicher quelque chose d’intéressant pour Ramsès, même si, au bout du compte, le résultat aurait probablement été le même. Ils auraient trouvé une occasion tôt ou tard. Ce fut plus tôt qu’ils n’auraient pu l’espérer, car l’enfant, se souvenant de la stèle comportant une inscription, s’était dirigée droit vers le site des déblais, où elle avait découvert l’objet. Cet endroit était situé à une distance considérable et le terrain accidenté comportait des creux et des amoncellements de sable. Son cri perçant franchit la distance tel le coup de sifflet d’un train. Avant même qu’il eût cessé, avec une soudaineté affreuse, Emerson était déjà parti en courant. Selim lâcha l’appareil photographique. — Sitt ! Qu’est-ce que… — Suivez-moi ! criai-je, et je courus à la suite d’Emerson. Il fut obligé de chercher un peu avant de les trouver, aussi arrivai-je sur les lieux presque en même temps que lui. Gargery, allongé sur le sol, luttait avec un homme qui était habillé comme l’un des gaffirs. Après un premier regard horrifié, je réalisai que mon malheureux maître d’hôtel ne se battait pas vraiment. Il essayait seulement de maintenir l’individu qui donnait des coups de pied et le martelait de ses poings. Ses bras refermés autour de la jambe de l’homme, Gargery s’accrochait désespérément à lui et ce fut seulement quand Emerson lui arracha de force son captif qu’il releva la tête. En crachant une bouchée de sable, il dit d’une voix essoufflée : — L’autre l’a emmenée. C’était le même individu – celui qui avait montré la stèle à Sennia, monsieur –, il a dit qu’il avait autre chose pour elle, ensuite il l’a empoignée, et celui-ci m’a étendu par terre d’un coup de poing, et, et… J’ai manqué à mon devoir, monsieur et madame. — Non, c’est faux, dit Emerson.
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Il tenait son prisonnier par la gorge. L’homme ne se débattait plus. Ses yeux terrifiés étaient fixés sur mon époux. Gargery avait des yeux presque aussi égarés que ceux du prisonnier. Il n’arrêtait pas de se contorsionner, essayant de se mettre debout, et je pense qu’il serait parti en courant, en une poursuite éperdue et vaine, si je ne l’en avais pas empêché. Bien sûr, j’étais très inquiète, mais je savais que la précipitation ne servirait à rien. Il était trop tard pour poursuivre l’autre scélérat. Je le dis à Gargery et ajoutai : — Cet individu sait où son compagnon a emmené Sennia. J’ignore comment vous êtes parvenu à l’immobiliser, mais quand nous la retrouverons – et nous la retrouverons –, ce sera grâce à votre courage et à votre fidélité. — Pas uniquement grâce aux miens, répondit Gargery. Il se redressa sur les mains et les genoux et se traîna péniblement vers une forme immobile étendue sur le sol. La robe fauve se confondait presque avec le sable. Gargery prit le corps du chat dans ses bras, s’assit et le serra contre lui. — Il n’arrêtait pas de mordre et de griffer jusqu’à ce que le salopard lui flanque un coup de pied dans les côtes, madame. Excusez-moi, madame. C’est un héros, pauvre petite bête ! Il baissa la tête. Deux larmes tombèrent sur la fourrure ébouriffée. — Vous êtes tous les deux des héros, déclara Emerson. Selim, emmenez cet individu à la maison et enfermez-le à double tour. Il m’a dit où ils devaient conduire Sennia. Le reste de nos hommes, dont Amherst, étaient accourus. Une douzaine de mains avides se tendirent vers le scélérat tout tremblant. — Ne lui faites pas de mal, ajouta Emerson. C’est compris ? — Laissez-moi vous accompagner, monsieur, supplia William. Emerson secoua la tête. — Mrs Emerson et moi allons nous charger de cette affaire. Selim, je vous confie la suite des opérations, nous devons partir immédiatement. Prenez soin de Gargery… et du chat.
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— Je vais le porter, monsieur, dit Gargery en se mettant debout avec l’aide de Selim. C’est le moins que je puisse faire pour ce courageux petit… Aaah ! Il lâcha son fardeau et étreignit son bras. Horus lui lança un regard jaune malveillant, roula sur le côté et entreprit de se lécher le flanc. Un examen rapide et par force superficiel m’assura que Gargery n’avait pas d’os cassés, mais ses meurtrissures étaient considérables. Je me gardai bien d’essayer d’examiner Horus, mais la vigueur dont il fit preuve comme je voulais l’envelopper dans la veste d’Emerson donnait à penser que ses blessures étaient moins graves que je ne l’avais redouté. Je tendis à William le ballot qui gigotait. Celui-ci le saisit avec la même expression de profond dégoût terrifié qu’un célibataire d’un certain âge qui prendrait dans ses bras un bébé mouillé et poussant des vagissements. — Tenez-le bien, lui dis-je. Il essaiera de nous suivre si vous le laissez s’échapper. — Oui, m’dame, répondit William. Comptez sur moi. Emerson donnait machinalement à Gargery des tapes sur le dos, mais tous les muscles de son corps étaient tendus, et je savais que je ne pourrais pas l’empêcher de partir à la recherche de Sennia bien longtemps encore. Non que je le désirais. J’étais aussi affolée que lui. — Maintenant, Emerson, commençai-je, et je n’allai pas plus loin. Il attrapa ma main et se dirigea à grandes enjambées vers Mena House, où nous avions laissé les chevaux. Son pas était si rapide que je fus incapable de trouver assez de souffle pour parler avant d’atteindre les écuries. Les jurons d’Emerson aiguillonnèrent le palefrenier, et ce furent les mains d’Emerson qui sellèrent et bridèrent sa propre monture. — Où allons-nous ? demandai-je, hors d’haleine. — À Kafr el-Barud. C’est un hameau à l’est d’ici. Les abords de l’hôtel étaient encombrés de gens et de véhicules. Tout d’abord, nous fûmes obligés d’aller au pas, et
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Emerson mit à profit ce retard forcé pour me crier quelques phrases d’explication. — Ils avaient des chevaux et une couverture ou un manteau pour envelopper Sennia. Le premier homme s’est enfui avec elle tandis que l’autre était aux prises avec Gargery. Ils ne s’attendaient pas à une telle résistance de sa part. Il déglutit bruyamment, puis déclara : — Ils ne lui feront aucun mal, Peabody. — Le mal est déjà fait – elle a été terrifiée, rudoyée, peut-être frappée. Sinon, comment auraient-ils pu la faire taire ? Crénom, Emerson, nous ne pouvons pas aller plus vite ? Les lèvres d’Emerson se retroussèrent, découvrant ses dents. — Restez près de moi. Je ne crois pas que nous ayons vraiment renversé quelqu’un. Les personnes qui tombèrent par terre avaient trébuché toutes seules dans leur hâte à s’écarter pour nous laisser passer. Comment Emerson trouva-t-il l’endroit, je l’ignore. « Hameau » était un mot trop pompeux pour le petit nombre de cabanes, guère plus d’une demi-douzaine, nichées dans une cuvette au pied de l’escarpement. C’était l’un des villages les plus pauvres et les plus pitoyables que j’eusse jamais vus, même en Égypte. Les habitants étaient probablement obligés d’aller puiser de l’eau potable au fleuve ou au canal d’irrigation le plus proche, car il n’y avait pas de puits, pas d’arbres, pas de végétation. Les murs de briques des masures à demi effondrées étaient de la même couleur terne que le terrain environnant. Emerson était arrivé au galop sur ce qui aurait été la place du village, si l’endroit avait pu se vanter d’un tel agrément. Il n’y avait aucun signe de vie, à l’exception d’un chien qui dormait dans la poussière et quelques poules. Notre arrivée n’avait pas été silencieuse ou discrète. Les habitants avaient eu le temps de s’enfuir ou de se cacher. — L’endroit semble abandonné, dis-je. Vous êtes sûr qu’il ne mentait pas ? — À moi ? Je ne le pense pas. Emerson, qui avait perdu son chapeau, bien sûr, s’abrita les yeux de la main et parcourut du regard les maisons miteuses. — Cela me paraît l’endroit le plus vraisemblable. 292
Mes yeux m’avaient dit qu’il n’y avait qu’un seul endroit possible où l’on pouvait garder un prisonnier. La maison se trouvait légèrement à l’écart des autres, et était bâtie plus solidement. Des volets de bois étaient fermés sur l’unique petite fenêtre, et la porte comportait une barre de bois posée à l’extérieur. Alors que nous nous approchions, le chien se leva et nous observa de ses yeux d’un jaune funeste. Je connaissais le caractère de ces animaux hargneux à demi sauvages, aussi ne fus-je pas surprise quand il montra les dents et se mit à grogner. Emerson l’ignora. En ce moment, il pensait uniquement à l’enfant. Pour ma part, je ramassai une pierre et la serrai dans ma main. Mon cœur battait si fort que ma poitrine était douloureuse. À l’exception des grognements rauques du chien, l’endroit était entièrement silencieux. Cela ressemblait à un cimetière musulman, recouvert de poussière, abandonné et cuisant sous le soleil ardent. L’enfant était-elle évanouie, ou ligotée et bâillonnée, ou maintenue par le scélérat qui l’avait enlevée ? Je n’imaginais pas Sennia ne pas protester violemment contre sa captivité si elle était en mesure d’articuler. Nous étions presque parvenus à la porte quand j’entendis une voix. La stupeur me fit m’arrêter brusquement. Ce n’était pas la voix aiguë, facilement reconnaissable, de Sennia. Ce n’était pas la grosse voix d’un homme. Les intonations chevrotantes et apaisantes étaient celles d’une femme, répétant des mots tendres. — Assieds-toi, petite, et repose-toi. Voici de l’eau, ma chérie. Tu veux boire ? Ou bien des gâteaux au miel, mange-les, ils sont très bons. — La, shukran, répondit Sennia. Mes genoux faillirent se dérober sous moi. C’était un tel soulagement de l’entendre parler, très calme et indemne, et refuser poliment l’offre. Je lançai un regard à Emerson. — Qu’est-ce que…, articulai-je en silence. Il porta l’index à ses lèvres. Je savais pourquoi il hésitait. Il voulait être certain qu’il n’y avait personne d’autre à l’intérieur. Sennia poursuivit, de la même voix douce :
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— Je veux rentrer à la maison, Mère. S’il vous plaît, laissezmoi partir. — Je ne peux pas, ma chérie. Il nous a enfermées. Tu n’as pas peur, dis-moi ? N’aie pas peur. Tu es en sécurité avec moi. Sennia avait été très courageuse, mais à présent elle commença à pleurer, et quand Emerson entendit ses sanglots, il retira la lourde barre de bois et ouvrit la porte à la volée. Une lumière ténue pénétrait dans la pièce depuis de minuscules orifices de ventilation sous l’avant-toit. Je distinguai des formes vagues qui étaient, ainsi que je le découvris plus tard, un lit bas ou un divan, un brasero, et quelques pots et des paniers. Tout d’abord, je n’eus d’yeux que pour Sennia. Son visage était sale et maculé de larmes, ses vêtements chiffonnés. Ce fut tout ce que je vis avant qu’elle se précipite vers Emerson. Il la prit dans ses bras et la serra contre lui. — Tout va bien, Petit Oiseau, nous sommes là. Ils t’ont fait mal ? — Pas trop. (Elle essuya ses yeux humides avec ses doigts.) Est-ce qu’ils ont blessé Gargery ? Et Horus ? L’homme qui lui a donné un coup de pied, cette brute ! — Tous deux vont bien, répliquai-je, estimant que ce n’était pas le moment d’entrer dans des détails. Emerson, partons. — Pas tout de suite, répondit-il en reposant Sennia par terre. J’ai quelques questions à poser à cette femme. — Ne lui faites pas peur ! s’écria Sennia. Elle courut vers la femme tremblante blottie près du brasero et passa ses petits bras autour d’elle. — Elle était très gentille. Elle n’a fait que ce qu’il lui disait de faire. Ce n’était pas sa faute. Elle portait l’unique vêtement caractéristique des femmes les plus pauvres de la Haute-Égypte, un carré d’étoffe en laine marron foncé enroulé autour du corps comme la stole des Grecs. Il laissait à nu ses bras décharnés et sa gorge ridée. Ses mains flétries tiraient maladroitement sur les pans du vêtement, essayant de le ramener sur sa tête et son visage, mais elle était si effrayée qu’elle n’y arrivait pas. Ma vue s’était habituée à la chiche lumière. Quand elle leva la tête, je vis que ses yeux étaient blancs sous l’effet de la cataracte. Elle était aveugle. 294
— Qui êtes-vous ? chevrota-t-elle. Que me voulez-vous ? La pitié remplaça la fureur qui avait assombri le visage d’Emerson. Il parla en arabe à la femme, en adoucissant sa grosse voix autant que possible. — Nous ne vous voulons aucun mal, Mère. Je suis le Maître des Imprécations, et voici mon épouse, la Sitt Hakim. Ditesnous seulement qui a amené l’enfant ici et ce qu’il avait l’intention de faire d’elle. Il fallut un bon moment – et beaucoup de caresses de la part de Sennia – pour gagner la confiance de la pauvre créature. Elle dit qu’elle ignorait tout de cette affaire, excepté que son fils lui avait ordonné de cacher Sennia pendant quelques heures. Il reviendrait à la nuit tombée et l’emmènerait. Il n’avait pas expliqué pourquoi, elle n’avait pas posé de questions. Je la croyais. Le rôle de la femme était d’entendre et obéir, et elle était trop terrifiée et trop frêle pour mentir. — Nous allons emmener l’enfant avec nous, reprit Emerson. Nous sommes sa famille. Est-ce qu’il vous frappera, Mère, quand il découvrira qu’elle est partie ? — Non, non. C’est un bon fils. Il prend soin de moi. Il n’aurait pas fait de mal à l’enfant. Je crois… (Elle hésita.) Je crois que quelqu’un lui a donné de l’argent. Nous en avons très peu. Elle en eut un peu plus quand nous partîmes. Emerson a un grand cœur. J’espérais seulement qu’elle avait dit la vérité en affirmant que son fils ne lui reprocherait pas la perte de sa captive. Elle aurait été incapable d’empêcher cela, mais certains hommes passent leur colère sur la première venue, particulièrement si elle est plus faible qu’eux. Emerson jucha Sennia sur la selle devant lui et elle se nicha dans le creux de son bras en poussant un soupir. — Nous pouvons rentrer à la maison maintenant ? Je veux voir Gargery et Horus et j’ai très soif. Elle m’avait offert de l’eau, mais vous m’avez toujours interdit de boire de l’eau que l’on n’a pas fait bouillir. Je décrochai le bidon de ma ceinture et le tendis à Emerson. — Tu es une gentille fille, de t’être rappelé cela alors que tu avais si peur. — Je n’avais pas peur. Pas trop. Je savais que vous viendriez. 295
Par-dessus la tête de Sennia, le regard d’Emerson croisa le mien. Je compris qu’il se souvenait d’un autre enfant qui nous avait dit quelque chose d’approchant de nombreuses années auparavant. La franchise m’oblige à faire remarquer que, dans le cas de Ramsès, les innombrables mésaventures dont nous l’avions sorti avaient été habituellement de sa faute, mais il n’en était rien pour Sennia. Nous ne l’avions pas protégée et c’était uniquement grâce à la miséricorde de Dieu et au courage de Gargery que les choses s’étaient terminées aussi bien. Sennia me rendit le bidon. — S’il vous plaît, nous pouvons rentrer à la maison maintenant ? Quand nous arrivâmes, une foule considérable nous attendait – tous nos ouvriers qualifiés, toutes nos domestiques et une demi-douzaine de gaffirs. Ali le portier n’était pas à son poste. Il était avec les autres, brandissant un gros bâton et criant à tue-tête. Ses réclamations et celles des autres s’adressaient à Selim. Ils voulaient de l’action, et séance tenante. Les efforts du pauvre Selim pour se faire entendre au-dessus de ce charivari étaient vains. Il fut le premier à nous apercevoir. Le changement de son expression incita les autres à se retourner, et ensuite nous fûmes au centre de cet attroupement déchaîné. Il nous fallut un certain temps pour les calmer. Kadija prit Sennia dans ses bras et l’emmena voir Gargery, Fatima se précipita dans la cuisine pour confectionner les plats favoris de l’enfant. Les autres entamèrent une discussion animée. Devaient-ils fêter le retour de Sennia en organisant une immense fantasia sans attendre, ou après avoir châtié ses ravisseurs ? — Monsieur ? William s’était glissé vers nous. Je ne l’avais pas remarqué. Il était si effacé. — Que puis-je faire, monsieur ? — Rien, répondit Emerson, cruellement mais avec justesse. Voyant le visage du jeune homme se rembrunir, j’ajoutai : — Merci, William, mais ainsi que vous le constatez, nous avons la situation en main.
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— Oui, m’dame. Je… je suis très content que l’enfant soit saine et sauve. Emerson s’était déjà éloigné. Je donnai à William une petite tape sur le bras et suivis mon époux et Selim dans le bureau. — Qu’avez-vous fait de lui ? fut la première question d’Emerson. — Il est enfermé dans la resserre du jardin, et Hassan monte la garde. Ils lui auraient arraché les membres l’un après l’autre, Maître des Imprécations, si je n’étais pas intervenu. Que s’est-il passé ? Où était-elle ? Avez-vous trouvé l’autre homme ? Nous lui fîmes un bref compte rendu de ce qui s’était produit. — Ah ! fit Selim en se déridant. Alors nous irons là-bas et attendrons qu’il revienne cette nuit ! — C’est une mesure que nous devons prendre, convint Emerson. Mais il y a de grandes chances pour que quelqu’un le prévienne. Nous ne pouvions l’empêcher, Selim, nous devions ramener l’enfant à la maison immédiatement. Heureusement, nous avons une autre source d’informations. Je persuadai Emerson de surseoir à l’interrogatoire de notre prisonnier, car je voulais être présente, et je devais d’abord effectuer d’autres tâches. Cela ne fut pas très long. Selim avait mis Gargery au lit et l’avait enduit de l’onguent verdâtre de Kadija. Il valait le coup d’œil, mais son sourire allègre, sinon déformé, et son expression de contentement de soi me dirent qu’il estimait que ses contusions étaient un prix dérisoire à payer pour son nouveau statut de héros – qu’il avait l’intention d’exploiter à fond, je le redoutais. Sennia était venue le voir. À présent elle prenait son bain, servie telle une petite sultane par Kadija, Basima et plusieurs autres femmes – tandis qu’Horus, allongé sur un coussin, contemplait la scène. Nous nous observâmes, le chat et moi, avec une répugnance réciproque. Nefret nous aurait été bien utile en ce moment ! La médecine vétérinaire n’est pas l’une de mes spécialités, mais je savais qu’un animal qui souffre est capable d’attaquer même un ami. Cependant, on ne m’a jamais accusée d’esquiver mon devoir. Je m’approchai d’Horus d’un pas décidé.
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— Peabody, ne faites pas cela ! s’exclama Emerson, effrayé. Pas sans mettre des gants… pas sans plusieurs personnes pour le tenir… pas sans un gros bâton… Puis il se tut. Horus s’était tourné sur le côté, et nous vîmes que son ventre était d’un vert éclatant. — Oh ! Kadija, comment avez-vous… Elle me lança un regard par-dessus son épaule. — Il n’a pas d’os cassés, Sitt Hakim, et je pense que rien à l’intérieur de son corps n’est blessé. Il a mangé une grande quantité de poulet et il a démoli à coups de griffes la moitié de la porte de la chambre de Sennia. — Mais comment avez-vous… — Je lui ai parlé. Dans quelle langue ? m’interrogeai-je. Je décidai de ne pas poser la question. Horus me regarda d’un air moqueur. La resserre ne comportait pas de fenêtres. À l’intérieur, il faisait aussi chaud que dans un four. Le visage en sueur du prisonnier luisait comme du verre. C’était un jeune homme à la peau brune, portant une barbe fournie. Nos hommes ne l’avaient pas traité avec douceur. Il était nu-tête et son caftan était déchiré. Même s’il avait encore eu le cœur à se battre, apercevoir la silhouette robuste d’Emerson remplir l’embrasure de la porte étroite aurait mis fin à son ardeur. Il était assis sur le sol. Il se démena, recula aussi loin qu’il le put et leva les mains d’un air suppliant. — On dit que le Maître des Imprécations ne torture pas ses prisonniers, s’écria-t-il d’une voix rauque. — Uniquement quand ils refusent de répondre à mes questions, déclara Emerson. Cela ne s’est jamais produit. J’espère que tu ne seras pas le premier. Comment t’appelles-tu ? Le jeune homme répondit aux premières questions sans la moindre hésitation. Il s’appelait Mohammed, était chamelier et habitait au village de Gizeh, où il avait rencontré Saleh Ibrahim, lequel l’avait engagé pour un petit travail. — L’enfant ne courait aucun danger, Maître des Imprécations, je le jure. Saleh avait dit que nous devions
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l’emmener vivante et indemne, sinon il ne serait pas payé. Il avait dit… — Payé, répéta Emerson. Par qui ? — Je ne sais pas, Maître des Imprécations. J’ai mal agi, mais ne m’envoyez pas en prison. Battez-moi et laissez-moi partir. C’est Saleh qui a tout organisé. Il l’a emmenée dans sa maison. C’est tout ce que je sais. Je promets de ne plus jamais… — Oh, tais-toi ! lâcha Emerson avec dégoût. (Il se tourna vers moi et parla en anglais.) Je connais cette engeance. C’est un criminel insignifiant disposé à accepter un travail qui ne nécessite pas un grand courage ou une intelligence particulière. Ce qui me surprend, c’est qu’il ait eu le cran d’accepter ce travail. Il savait qui était la victime, il sait qui nous sommes, et il connaissait la parenté de Sennia avec nous. — On lui avait peut-être promis une grosse somme d’argent. — Il aurait fallu une très grosse somme d’argent, répliqua Emerson avec un égotisme inconscient – et justifié. Non. Il nous a caché quelque chose. Regardez cet individu pitoyable ! La sueur ruisselait sur le visage de l’homme, qui avait pris une nuance singulière de gris terreux. Il avait porté la main à sa gorge et je vis qu’il tripotait une amulette. — Cela ne t’aidera pas, dit Emerson. Tu crois peut-être que Dieu entend les prières des pécheurs, des menteurs et des bourreaux de jeunes enfants ? Tu sais qui a engagé Saleh. Si tu ne parles pas… (Il marqua un temps pour produire un effet. Mohammed commença à claquer des dents.) Si tu ne nous dis pas la vérité, la Sitt Hakim ira chercher son ombrelle. Les yeux du scélérat se révulsèrent, et il s’affaissa brusquement. Il s’était évanoui. — Vous avez réussi votre coup, Emerson ! — Je l’espère. Hassan, donnez-lui de l’eau. Je devais remercier Daoud pour les légendes qui entouraient mon ombrelle. C’était un excellent conteur, et les histoires qu’il avait narrées sur nous s’étaient répandues dans toute l’Égypte. Je n’avais jamais su avec certitude jusqu’à quel point il croyait aux pouvoirs magiques de l’ombrelle, mais il avait manifestement réussi à en convaincre un grand nombre d’autres personnes. Nous ranimâmes Mohammed et 299
constatâmes qu’il était disposé à tout avouer, mais il était si terrifié qu’Emerson fut obligé de le secouer plusieurs fois avant qu’il fût en mesure de parler de façon intelligible. Une seule chose avait pu le persuader de braver le courroux du Maître des Imprécations et la redoutable ombrelle de la Sitt Hakim. Ce n’était pas l’argent. C’était le fait de savoir que l’acte avait été ordonné par un homme qu’il craignait encore plus – et l’espoir de devenir l’un de ses hommes de confiance. Je pense que je savais ce qu’il allait dire avant même qu’Emerson le lui eût soutiré. — Le Maître ! C’était le Maître ! Qui oserait refuser d’obéir à ses ordres ? Mon stylo fécond tremble tandis que je m’efforce de décrire le choc produit par la déclaration de Mohammed. Il n’aurait pas osé mentir. Il disait la vérité – ainsi qu’il le croyait. Durant un moment, la stupeur rendit muet même Emerson. Me ressaisissant, je dis : — Le Maître est mort. Mohamed ressemblait à un rat acculé, la terreur et la fourberie se mêlant sur son visage en sueur. — C’est ce qu’on avait déjà dit autrefois. Mais il n’était pas mort, Sitt, ou alors il est revenu de la Géhenne, où les affrits eux-mêmes tremblent devant lui, et il châtie ceux qui ont été déloyaux. Je ne l’ai pas vu, mais Saleh l’a vu. Il a donné de l’argent à Saleh. Il lui en donnera encore cette nuit, quand il saura que ses ordres ont été exécutés. — Cette nuit, répéta Emerson d’une voix semblable au grondement du tonnerre. — À l’évidence, quelqu’un se sert de son nom, Emerson ! m’exclamai-je. — À l’évidence. (Visiblement troublé, Emerson frotta la fossette de son menton.) Ses acolytes ne connaissaient pas son véritable visage, aussi cela ne devait pas être très difficile de les convaincre qu’il était revenu. Il interprète autant de personnages qu’il a de cheveux sur la tête. Nous avions parlé en anglais, mais Mohammed comprit suffisamment nos paroles pour que cela lui donne un nouvel espoir. 300
— Vous me croyez, Maître des Imprécations ! Je ne peux rien vous apprendre de plus. Laissez-moi partir et je promets de ne plus jamais… — Allons-nous le remettre à Mr Russell ? demandai-je. — Non, à quoi cela servirait-il ? Russell ne pourrait lui soutirer rien de plus que ce que nous savons déjà. Je veux qu’il reste ici, à ma disposition. Je ne vois pas comment il pourrait nous être d’une plus grande utilité, mais on ne sait jamais. Les hurlements de désespoir de Mohammed nous suivirent tandis que nous regagnions la maison. J’avais dit à Hassan de lui apporter de la nourriture et de l’eau et de le mettre aussi à son aise que les circonstances le permettaient. C’était un être méprisable, mais on doit vivre selon ses principes. Nous organisâmes soigneusement notre expédition, et en informâmes uniquement Selim. Je ne supposais pas que nous aurions besoin de son aide, mais cela aurait été cruel de refuser de le laisser nous accompagner. Il avait hâte d’assener personnellement quelques coups de poing. C’était la fin de l’après-midi quand nous partîmes. Mohammed s’était montré très vague quant à l’heure précise du rendez-vous entre l’imposteur et son acolyte, probablement parce qu’il l’ignorait. « Après la tombée de la nuit » pouvait être n’importe quelle heure entre le crépuscule et l’aube, aussi devions-nous être sur place avant le coucher du soleil. Nous avions un peu moins de seize cents mètres à parcourir à pied depuis l’endroit où nous avions laissé les chevaux, et nous avions mis des vêtements arabes. Emerson savourait cette partie de l’expédition, car, du fait de mon déguisement de musulmane, j’étais contrainte de le suivre à une distance convenable. Nous nous approchâmes du village en venant du sud, où des affleurements rocheux permettaient de se dissimuler. À présent, le soleil était bas à l’ouest. Selim et Emerson se préparèrent à attendre. Je continuai de marcher. Emerson avait consenti à cette partie du plan après une discussion animée, mais, à mes yeux, il fallait absolument que nous ayons quelqu’un à l’intérieur de la maison, et j’étais la seule à pouvoir m’en approcher sans éveiller des soupçons. Beaucoup des femmes les plus pauvres de la région allaient et 301
venaient sans porter de voile, et j’avais fait de même, mais le fichu pour la tête laissait mon visage dans l’ombre, que j’avais foncé avec l’une des concoctions que Ramsès gardait à cet effet. Je ne rencontrai personne tandis que je me dirigeais lentement vers la maison. Durant notre précédente visite, les habitants s’étaient cachés dans leurs maisons. À présent, ils avaient apparemment effectué un départ précipité. Ils étaient peut-être sans éducation et ignorants, mais ils n’étaient pas stupides. « Quand le Maître des Imprécations survient, les ennuis commencent », ainsi que Daoud avait coutume de le dire. Ils avaient certainement compris que les ennuis n’étaient pas terminés – que le Maître des Imprécations tiendrait quelqu’un pour responsable de l’enlèvement de Sennia –, qu’il reviendrait, crachant le feu et appelant à son aide tous les démons de l’Égypte. Je ne pensais pas que les villageois eussent été directement impliqués, mais le coupable n’est pas le seul à fuir quand personne ne le poursuit. Je doutais qu’ils eussent emmené la vieille femme avec eux. Elle aurait été une gêne, et elle servirait de bouc émissaire. Et elle était là, bien sûr, blottie dans le coin près du brasero, donnant l’impression qu’elle n’avait pas bougé depuis que nous l’avions quittée. Elle leva la tête quand j’entrai et refermai la porte derrière moi. — N’ayez pas peur, dis-je doucement. C’est la Sitt Hakim. Elle hocha la tête. — Je savais que vous reviendriez. Les autres le savaient également. Ils se sont enfuis. — Votre fils n’est pas revenu ? — Non. (De la même voix monotone, elle poursuivit :) Il ne reviendra pas. La nouvelle de votre venue s’est répandue à présent, et s’il l’apprend, il partira très loin et ne reviendra jamais, et je serai seule, sans personne pour prendre soin de moi. L’enfant est en sécurité ? — Oui. En sécurité et heureuse. — C’est une gentille enfant, douce et bienveillante. Il avait promis de ne pas lui faire de mal. Elle n’a pas voulu manger les gâteaux au miel…
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Sa voix devint des marmonnements et elle commença à se balancer d’avant en arrière, les bras croisés sur sa poitrine comme si elle berçait un nouveau-né. Elle avait acheté de l’opium avec une partie de l’argent que nous lui avions donné. Je reconnaissais l’odeur. Ma foi, qui pouvait lui reprocher de vouloir s’évader d’une vie de cécité, de pauvreté et de solitude ? Je parcourus la pièce du regard, en m’efforçant de décider ce que je devais faire. Le ciel au-dehors s’assombrissait et bientôt il ferait noir comme poix ici. Le seul endroit où s’asseoir était le sol, qui grouillait d’insectes. Mes chevilles subissaient déjà leurs attaques. Je décidai de rester debout là où la porte me dissimulerait quand on l’ouvrirait. La vieille femme ne me prêtait pas attention. Elle était plongée dans les souvenirs d’un passé heureux, lorsqu’elle avait bercé un petit enfant. Il était parfaitement possible que notre projet de traquenard eût été voué à l’échec dès le début. Les villageois, maintenant dispersés dans la nature, raconteraient les événements passionnants de la matinée à tous ceux qu’ils rencontreraient. L’un d’eux pouvait même prendre le risque d’intercepter Saleh et de le prévenir. Si ce n’était pas le cas, il se rendrait certainement compte qu’il y avait quelque chose d’anormal en voyant que la porte n’était pas fermée par la barre de bois. À mes yeux, ces possibilités ne justifiaient pas l’abandon de notre plan. C’étaient des possibilités, pas des certitudes, et j’étais certaine qu’Emerson conviendrait que nous ne devions pas laisser passer même une chance infime de capturer le ravisseur, que nous obligerions à nous conduire jusqu’à l’homme qui l’avait engagé. Était-ce le même individu qui avait assassiné Asad et nous avait agressés ? Cela semblait peu vraisemblable que nous ayons plusieurs ennemis à nos trousses (bien que cela se fût déjà produit par le passé), mais, malgré tous mes efforts, j’avais été incapable de trouver un seul motif caché qui expliquait tous ces événements. Cependant, une idée nouvelle et intrigante m’était venue à l’esprit après l’annonce stupéfiante que Mohammed avait faite cet après-midi. Notre adversaire pouvait-il être un lieutenant du Maître du Crime, résolu à venger la mort de son maître ? Très peu d’entre eux, voire aucun, ne pouvaient être au courant de ses missions pour 303
le ministère de la Guerre, et on avait très bien pu nous rendre responsables de sa mort. J’avais eu l’occasion d’affronter plusieurs de ces individus, et comme je n’avais rien de mieux à faire, je les passai en revue. Le charmant et raffiné Sir Edward ? Le galant jeune Français que j’avais connu sous le nom de René d’Arcy ? L’Américain affable, Charles Holly ? À l’évidence, aucun d’eux. Tous les trois avaient été de parfaits gentlemen, bien qu’ils fussent des criminels. La seule personne de l’entourage immédiat de Sethos qui aurait pu concevoir un plan aussi diabolique était morte. Cela ne faisait aucun doute, car j’avais vu son cadavre. Bien sûr, je n’avais pas connu personnellement tous ses acolytes… Des conjectures de ce genre ne me menaient nulle part, mais elles m’aidaient au moins à tuer le temps. La nuit était tombée. La vieille femme s’était endormie. Je ne voyais absolument rien, mais j’entendais sa faible respiration sifflante. Je m’étais préparée à une longue attente. Le bruit qui me tira brusquement de mon semi-assoupissement fut si inattendu et si inquiétant que je faillis perdre l’équilibre. C’était le hurlement perçant et lugubre d’un chien. La détonation d’une arme, pistolet ou fusil, y mit fin. Je retins mon souffle. Je n’aurais su dire ce que ce bruit signifiait, et j’ignorais à quelle distance le coup de feu avait été tiré. Mais quelqu’un se trouvait là-bas dans les collines, muni d’une arme moderne. Jadis, au temps de ma jeunesse impétueuse, je serais sans doute sortie de la cabane en faisant feu avec mon petit pistolet. Je m’en gardai bien à présent. Quoi qu’il se fût produit, je devais rester à mon poste jusqu’à ce qu’on vînt me relever. Empoignant mon pistolet dans une main et ma torche électrique dans l’autre, je braquai les deux vers la porte et me tins prête. Je suppose que l’attente ne dura pas plus d’une demi-heure, mais je crus que j’allais éclater de frustration et d’inquiétude quand j’entendis enfin une voix. — Peabody, c’est moi. Ne tirez pas ! Je peux entrer sans danger ? Ma gorge était desséchée, mais je parvins à croasser une réponse. 304
— Bien sûr que c’est sans danger ! Vous croyez peut-être que, je tirerais sans réfléchir vers une porte que l’on ouvre ? — Ce ne serait pas la première fois, fit Emerson. La porte s’ouvrit en grinçant et j’aperçus sa silhouette qui se découpait sur la lumière des étoiles. Il avait parlé avec sa voix normale et actionné sa torche, mais il eut la prévenance de ne pas la braquer directement sur mes yeux. Ankylosée, je m’avançai vers lui en trébuchant. Il ôta le pistolet de ma main engourdie avant de m’offrir le soutien de son bras. — Que s’est-il passé ? demandai-je vivement. J’ai entendu le chien hurler… et le coup de feu. — Et vous êtes restée à votre poste ? Félicitations ! (Il me donna un rapide baiser.) Maintenant, s’il vous était possible de perdre cette habitude de brandir ce satané pistolet vers les gens…Vous n’êtes pas blessée, hein ? — Non, mais je suis restée debout pendant des heures ! Où est Selim ? Crénom, que s’est-il passé ? — Il est parti chercher les chevaux. (Emerson fit pivoter sa torche tout autour de la pièce.) De l’opium, grommela-t-il. Pauvre femme. Demain, nous devrons prendre des dispositions à son sujet, Peabody. Son fils ne reviendra pas. — Mort ? — Oui. Le chien était certainement le sien. Il était étendu à côté de son corps. C’est étrange, cette fidélité que des animaux ressentent même envers les maîtres qui les battent et les affament. Après l’obscurité fétide de la cabane, l’air de la nuit fut aussi rafraîchissant que de l’eau froide sur mes joues chaudes. Je me rafraîchis avec l’eau bien réelle de mon bidon, ce que j’avais été incapable de faire auparavant, car mes deux mains étaient prises, et tandis que nous guettions le retour de Selim, Emerson répondit à mes questions pressantes. — La tragédie, si vous tenez à l’appeler ainsi, s’est produite à proximité de l’endroit où nous nous cachions. Ainsi que je reconstitue les faits, Saleh devait retrouver son employeur dans les collines au-dessus du village. Le salopard avait peut-être eu l’intention d’emmener Sennia avec lui. Peut-être voulait-il avoir la preuve que Saleh l’avait bien enlevée avant de lui remettre le 305
reste de l’argent. Cependant – ce n’est qu’une supposition, mais cela semble logique – Saleh est allé au rendez-vous car il était trop cupide pour renoncer au reste de la récompense. Sa tentative pour tromper son employeur a échoué. Il a été contraint d’avouer qu’il avait perdu sa captive. — Ou bien, suggérai-je, l’imposteur avait peut-être appris notre visite. Ainsi que vous-même l’aviez fait remarquer, cela a été probablement un grand sujet de conversations toute la journée, dans toute la région. — Hmmm. (Emerson frotta la fossette de son menton.) Oui, cela semble encore plus logique. Saleh espérait que son employeur n’avait pas appris la récente tournure des événements, et pensait qu’il pourrait le duper pour que celui-ci le paie. Oui, c’est possible. Il avait l’intention de l’assommer et de le dépouiller. Le… euh… l’imposteur a pris le risque de rencontrer Saleh parce que celui de le laisser en liberté aurait été encore plus grand. Il aurait pu nous fournir une indication quant à l’identité de l’homme qui l’avait engagé. Je pense qu’il avait l’intention dès le début de tuer Saleh, une fois l’enlèvement effectué. Le chien était le seul élément qu’il n’avait pas prévu. L’animal s’est mis à hurler, et le salopard l’a abattu. — Je présume qu’il n’y avait aucune trace de lui. — Non. Il nous a fallu un moment, dans l’obscurité, pour trouver l’endroit. Il a eu amplement le temps de poignarder Saleh, de tuer le chien et de s’éclipser. — Déjoués à nouveau ! criai-je en menaçant du poing le ciel indifférent. Si on m’avait laissée suivre la procédure appropriée, je serais allée sur le lieu du meurtre, aurais cherché des indices et examiné le corps. Emerson accueillit défavorablement cette suggestion. Il m’assura avec véhémence qu’il avait effectué ce travail au moins aussi minutieusement que j’aurais pu le faire. J’en doutais, mais son indignation grandit à tel point que je jugeai préférable de renoncer à cette idée. — Et quels indices avez-vous découverts ? m’enquis-je, tandis que nous nous mettions en route pour rentrer à la maison.
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Avec un signe de tête gracieux à l’adresse de Selim, je l’inclus dans la question. Néanmoins, il eut la sagesse de demeurer silencieux. — Aucun, répondit Emerson. Vous supposiez qu’il laisserait sa carte de visite ? — Pas d’empreintes de pas, de lambeaux de vêtement ? — Même pas un bout de papier serré dans les doigts du cadavre se raidissant, fit Emerson avec un abominable sarcasme. Il n’y a pas eu de lutte, même pas une dispute. L’homme s’est approché de Saleh par-derrière, a passé un bras autour de sa gorge pour l’empêcher de crier et lui a plongé son poignard dans le corps avec l’autre main. — C’est une reconstitution de la scène ingénieuse, Emerson, mais comment pouvez-vous en être certain ? — Élémentaire, ma chère Peabody ! Saleh ne serait pas resté immobile et silencieux sans essayer de se défendre s’il avait fait face à un homme brandissant un poignard. Le sien était toujours glissé dans sa ceinture. De toute façon, c’est apparemment la méthode qu’affectionne notre ami. Il est aussi compétent que dénué de pitié. On préfère, déclara Emerson d’un ton didactique, éviter d’être aspergé de sang. Le corps de la victime préservait le meurtrier de cet inconvénient, à l’exception de son bras et de sa manche. — Avez-vous quelque chose à ajouter, Selim ? — Non, Sitt Hakim. Excepté que je regrette qu’il soit mort aussi rapidement. En l’occurrence, ce fut l’opinion unanime. Un certain nombre de nos hommes loyaux étaient restés à la maison. Au lieu d’une fantasia, ils avaient décidé d’organiser une fête plus modeste. Plats et boissons (non alcoolisées) étaient servis à profusion, et au milieu de la pièce, tel un monarque, trônait Gargery, souriant et exagérément couvert de pansements. La boisson dans son verre semblait être de la bière. Dès que je fus en mesure de me faire entendre au-dessus des questions et des cris de bienvenue, je dis : — Je suis ravie d’observer, Gargery, que vos blessures sont moins douloureuses que je ne l’avais pensé.
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— Je me suis senti obligé de me joindre à cette petite fête, madame, répondit Gargery hypocritement. Ces braves gens ont insisté. — Ha ! fit Emerson. Mais ce fut tout. Le statut actuel de héros conféré à Gargery tenait toujours. J’eus le sentiment qu’il ne tiendrait pas très longtemps encore si celui-ci en profitait de manière éhontée. Nous étions tous deux affamés, aussi prîmes-nous place sur le canapé et acceptâmes des assiettes de poulet épicé et de lentilles, puis Emerson relata à l’assistance ce qui s’était passé. Des grognements de déception suivirent l’annonce de la mort de Saleh. — Qu’allons-nous faire maintenant, Maître des Imprécations ? demanda Hassan. — Attendre mes ordres. La Sitt Hakim et moi déciderons de ce qui doit être fait. Ils s’en allèrent de bon cœur après cette promesse, et Gargery alla se coucher d’un pas chancelant, en s’appuyant sur Fatima. Emerson et moi ne nous sentîmes pas disposés à l’aider, car son allure flageolante était quelque peu théâtrale. Nous étions enfin seuls ! — Qu’allons-nous faire maintenant, Maître des Imprécations ? m’enquis-je. — Je suis sûr que vous avez déjà un plan, répondit mon époux. Un whisky-soda, Peabody ? — Oui, je vous remercie. À vrai dire, j’y ai réfléchi. — Enfer et damnation ! fit Emerson avec douceur. Eh bien, ma chère ? La journée avait été fatigante, une chose en entraînant une autre, mais une gorgée de la boisson revigorante eut son habituel effet vivifiant. — Nous devons aller à Louxor, Emerson. Emerson se mit à marmonner entre ses dents. Jadis, c’était son habitude, mais il ne l’avait pas fait ces derniers temps. — Je ne m’y habituerai jamais. Comment fait-elle… Nous devons ?
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Il se laissa tomber sur le canapé et appuya son regard sur moi. Ses sourcils touffus formaient une ligne droite sur son front viril. — Je vais vous expliquer. — Faites, je vous en prie. — L’un des mystères non éclaircis dans cette affaire est le rôle tenu par Asad. Les gens qui l’ont aidé à s’évader ne pouvaient pas supposer un seul instant qu’il réussirait à tuer Ramsès. Il n’avait pas la force ou l’adresse nécessaires pour cela. Je crois que cet épisode avait pour but d’éveiller notre intérêt… — À l’évidence, cela a été le cas, dit Emerson en prenant sa pipe. — De grâce, Emerson, ne soyez pas sarcastique. Je m’efforce de discuter de cette affaire d’une façon logique. Je… Crénom, vous m’avez fait perdre le fil ! En résumé, on voulait que Ramsès et moi recherchions Asad – ici, au Caire. N’est-ce pas ce que nous aurions fait dans des circonstances normales ? Mais notre affection parentale l’a emporté sur notre sens du devoir et nous avons agi exactement à l’opposé de ce que notre adversaire espérait. Envoyer Ramsès à Louxor a été une grave erreur. Les incidents qui ont suivi, dont l’enlèvement de Sennia, avaient pour but de le faire revenir au Caire. — Il va certainement revenir quand il l’apprendra, grommela Emerson en mordillant le tuyau de sa pipe. Si vous n’aviez pas insisté pour que nous lui cachions les autres incidents… — Il serait revenu avant celui-ci. Je trouve parfois que ce garçon n’a pas une grande confiance en notre capacité à prendre soin de nous-mêmes. — Je ne vois vraiment pas où il a été chercher cette idée. — Emerson… — Je vous demande pardon, très chère. Bien, bien. Je ne suis pas entièrement convaincu par votre raisonnement, Peabody, mais, déclara Emerson dans un accès de franchise rafraîchissant, j’ai toujours l’esprit plus tranquille quand nous sommes tous réunis. Pourquoi ne pas dire aux enfants tout simplement… euh… pourquoi ne pas les persuader de rentrer ? — Parce que tout se passe à Louxor ! J’en suis convaincue. Vous aviez raison… 309
— Vraiment ? Emerson m’adressa un regard de surprise exagérée. — Emerson, je vous en prie, ne faites pas cela. Vous aviez raison de suspecter que quelque chose de mauvais augure se cache derrière la recrudescence des vols d’antiquités. C’est exactement comme autrefois, quand Sethos contrôlait le marché. Ce que nous avons appris aujourd’hui le prouve : quelqu’un se fait passer pour le Maître. Avez-vous songé que cette personne pourrait être l’un de ses anciens lieutenants ? Emerson secoua la tête. Il semblait légèrement abasourdi. — Cette hypothèse expliquerait les agressions dont nous avons été victimes, voyez-vous, poursuivis-je. Venger la mort de son chef ! Qui plus est, ce serait dans l’intérêt de cet individu de nous tenir éloignés de Louxor. C’est pourquoi nous devons y aller. — CQFD, murmura Emerson. — J’ai tout prévu, lui certifiai-je. Les vacances scolaires commencent bientôt. Nous séjournerons chez Cyrus et Katherine. Ils seront ravis de nous avoir. Vous, moi et Sennia, Gargery, Fatima, Daoud, Selim, Kadija et… — Bon sang, Peabody, vous n’imaginez tout de même pas que les Vandergelt vont héberger une foule pareille ! — … et Basima et… — Ce satané chat ? Peabody ! — Le Château est une maison très vaste, Emerson, et je suis sûre que Daoud et Selim préféreront séjourner chez leurs parents à Gourna. Nous pouvons être prêts à partir dans deux jours. J’enverrai un télégramme à Cyrus à la première heure demain matin. Et maintenant, mon cher, je crois que nous devrions aller nous coucher. Je suis un peu lasse et nous avons du pain sur la planche demain. Je posai mon verre vide sur la table basse et me levai. Emerson resta assis. — … comme une avalanche, marmonna-t-il, le regard perdu dans le vide. Partir… notre seule chance… neuf personnes et le chat… Je m’assis de nouveau et mis ma main sur son poing serré.
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— Il faut que nous trouvions l’homme qui est l’instigateur de toute cette affaire, Emerson. L’honneur de la famille l’exige. — L’honneur de quoi ? Les yeux d’Emerson accommodèrent de nouveau. — L’imposteur se sert de votre… (Même dans l’intimité de notre demeure, nous ne prononcions jamais ce mot. Je recommençai.) Il se sert du nom de Sethos et ternit sa réputation. — Sa réputation n’est pas exactement d’une blancheur de lis, très chère. Toutefois… Son noble front se rida. — Cela commence à prendre forme, déclara-t-il, comme pour lui-même. — Exactement, Emerson. Je suis ravie que vous voyiez les choses comme moi. — J’en doute quelque peu, Peabody. Mais nous allons nous rendre à Louxor. Dites-moi juste une chose. (Il me prit par les épaules et me tourna vers lui.) Je vous en prie, confirmez-moi que votre décision n’a pas été influencée par ce satané rêve à propos d’Abdullah, quand, au lieu de vous parler, il vous a fait signe de le suivre. — Voyons, Emerson, répondis-je. Comment pouvez-vous avoir une idée pareille ?
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Manuscrit H Quand Ramsès et Nefret arrivèrent, le train venait juste d’entrer en gare. Ils furent obligés de se frayer un chemin à travers une foule de personnes qui agitaient les bras et poussaient des cris surexcités. Ramsès n’était pas surpris que toute la ville fût là. Cyrus était très connu et très aimé et les nombreuses œuvres de bienfaisance de son épouse avaient rendu celle-ci tout aussi populaire. Il eût été cynique de suspecter que ces gens eussent un motif égoïste – l’espoir que Vandergelt Effendi avait l’intention de reprendre des fouilles qui avaient donné du travail à tant d’hommes de Louxor. Une telle idée ne traversa pas l’esprit de Cyrus. Il était visiblement ému tandis qu’il apparaissait à la portière du wagon, serrait les mains qui se tendaient vers lui, et répondait aux cris de salutations et de bienvenue. Finalement, Ramsès mit un terme à cet accueil enthousiaste, qui menaçait de se répandre dans tout le compartiment, et, avec force cris et quelques coups d’épaule, il dégagea un passage sur le quai jusqu’aux calèches qui attendaient. Cyrus aida son épouse à descendre les marches et la confia à Ramsès avant d’étreindre Nefret. Elle lui rendit ses baisers avec effusion puis alla en hâte offrir son bras à Bertie. Il n’en avait pas besoin. Daoud le souleva et le déposa délicatement sur le quai. — Je vais le porter jusqu’à la calèche, annonça-t-il en étreignant affectueusement le jeune homme. — Non… je vous en prie… Je préfère marcher. Vraiment. Dites-le-lui, insista Bertie. Il riait, le visage légèrement empourpré. Katherine – et probablement Daoud – l’avaient emmitouflé dans des vestes, des cache-col et des pèlerines, mais les os de son visage et de la 312
main décharnée qui se tendait vers celle de Ramsès saillaient atrocement. Ramsès détourna l’attention de Daoud en lui demandant de s’occuper des bagages et passa discrètement un bras autour des épaules de Bertie. — Allons jusqu’à la calèche. Ce n’est pas très loin. — Oui, tout à fait. C’est juste l’émotion, vous savez. Je suis content d’être ici. J’attendais ce moment avec plaisir. Cependant, j’ai détesté quitter cette petite diablesse de Sennia. Je dois vous prévenir, Ramsès… Je suis tombé amoureux. Vous trouvez que je suis trop vieux pour elle ? La courte distance jusqu’à la calèche l’avait essoufflé, et il parlait trop vite, affichant vaillamment un semblant de vitalité. — Nous sommes tous trop vieux pour Sennia, répondit Ramsès d’un ton léger. Elle m’épuise, et Père lui-même a besoin d’un whisky supplémentaire après une journée passée avec elle. Vous pouvez tenir quelques minutes encore ? Yusuf considère qu’il est le représentant officiel de la famille et désire vous accueillir en personne. Je veillerai à ce que ce ne soit pas trop long. Après un entretien chuchoté, Yusuf accepta de ne pas faire de discours, lequel aurait échappé à Bertie de toute façon, puisqu’il ne connaissait que quelques mots d’arabe. Cependant, il lui présenta de nombreux frères et cousins, ainsi que sa fierté et sa joie, Jamil. Yusuf se lança dans un panégyrique de Jamil, louant son intelligence, sa beauté et ses nombreuses qualités, tandis que ce dernier prenait la pose et souriait d’un air affecté. Si jamais Vandergelt Effendi décidait de reprendre ses fouilles, personne n’était plus compétent pour être son raïs. Les propos étaient destinés à Cyrus, qui adressa à Ramsès un sourire entendu et un clin d’œil. — Présentez-lui nos excuses, Ramsès, votre arabe est meilleur que le mien. — Oui, monsieur, certainement. Nous devons partir à présent, Yusuf. — Un instant ! (Bertie le retint par la manche.) Qui est-ce ? Ramsès se retourna. Il ne l’avait pas reconnue auparavant. Elle était vêtue à l’européenne – une jupe-culotte avec une 313
ceinture serrée autour de sa taille étroite, une élégante veste de flanelle et un casque de liège qui lui allait bien mieux que le précédent. Il devina que c’était un vieux casque de Nefret, comme le reste de sa tenue. Ses cheveux noirs étaient enroulés en un chignon bas sur la nuque. Ramsès se demanda si Yusuf l’avait vue, habillée d’une façon si inconvenante et au milieu d’une foule. Peut-être pas. Elle s’était tenue en retrait jusqu’à maintenant, et les vêtements changeaient complètement son aspect. Croisant son regard, elle se redressa du haut de son mètre cinquante-cinq et lui lança un sourire éclatant avant de se fondre de nouveau dans la cohue. — Qui est cette jeune fille ? demanda vivement Bertie. Il avait entrevu seulement l’éclat de son sourire, mais il donnait l’impression d’avoir reçu une brique sur la tête. — Vous ferez sa connaissance plus tard, dit Nefret. — À l’évidence, murmura Ramsès. Le rire de Nefret se transforma en toux et elle commença à donner des ordres. — Katherine, montez dans la calèche avec Cyrus et Bertie. Nous vous rejoindrons sur l’appontement du bac. Daoud apportera les bagages plus tard. La calèche partit. Bertie s’était retourné pour regarder pardessus son épaule. Les lèvres pincées, Ramsès aida son épouse à monter dans la seconde calèche. — Tu avais donné ces vêtements à Jumana ? — Oui, pourquoi pas ? J’en avais assez de voir ce pitoyable vieux casque de liège lui tomber continuellement sur les yeux. Elle est plus petite que moi, bien sûr, mais je lui ai montré comment… — Tu avais prévu ceci ? — Je m’attendais qu’elle vienne aujourd’hui, si c’est ce que tu veux dire. Quant à Bertie… Mère nous avait dit qu’il avait besoin d’un nouveau sujet d’intérêt, non ? Je pense qu’il l’a peut-être trouvé. Une gracieuse felouque les emmena vers l’autre rive, jusqu’à l’appontement où stationnait la calèche de Cyrus. Nefret déclina
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fermement l’invitation pressante de ce dernier de les accompagner jusqu’à la maison. — Vous avez certainement envie de vous installer et de vous reposer un moment. Nous vous verrons ce soir. — Venez de bonne heure et restez très tard, dit Cyrus. Je présume que nous devons parler de beaucoup de choses. (Il respira à pleins poumons.) Ah, c’est bon d’être de retour ! Daoud les rejoignit peu après sur l’Amelia, impatient de leur poser des questions. Ils eurent une longue conversation détendue, portant principalement sur des affaires domestiques et professionnelles. — Quand revenez-vous au Caire ? demanda Daoud sur un ton légèrement accusateur. Le Maître des Imprécations ne finira pas de dégager le dernier mastaba tant que vous ne serez pas revenus, et vous manquez beaucoup au Petit Oiseau. Elle a pleuré très bruyamment quand ils lui ont dit qu’elle ne pouvait pas venir à Louxor avec nous. Ramsès sourit devant cet adverbe par trop exact, mais Nefret dit : — Tu pourrais au moins lui écrire un petit mot, Ramsès. Assieds-toi et fais-le tout de suite. Daoud emportera la lettre. Vous devez vraiment repartir ce soir, Daoud ? — Oh, oui ! Le Maître des Imprécations ne peut pas continuer le travail sans moi. Je passerai voir Yusuf à Gourna avant de prendre le train. Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous avant mon départ ? Des lettres à emporter ? Des nouvelles à transmettre ? Il y avait une quantité de nouvelles. La question était : que devaient-ils dire au juste à Daoud ? Nefret avait posté sa lettre la veille, mais ils ne la recevraient sans doute pas avant la semaine suivante. — Oui, répondit-elle. Il y a des nouvelles. Des nouvelles importantes. Ramsès leva les yeux de la feuille de papier qu’il avait contemplée d’un air renfrogné. (Pourquoi les hommes trouventils si difficile d’écrire un petit mot amical sur des sujets anodins ?) 315
— Premièrement, commença Nefret, Miss Minton pose des questions à tout le monde à Louxor sur le marché des antiquités illégales. Deuxièmement… — Nefret, l’interrompit Ramsès avec appréhension. Il s’était trompé sur la raison de son hésitation. Elle le regarda d’un air irrité. Supposait-il vraiment qu’elle allait informer les parents de la réapparition de Sethos sans le consulter au préalable ? La nouvelle de l’accident devrait également attendre. Daoud en ferait un récit trop dramatique. Il risquait même de vouloir rester à Louxor pour veiller sur eux. — Deuxièmement, une lettre est partie, reprit-elle d’une voix mielleuse. Troisièmement, Mr Bertie a trouvé un nouveau sujet d’intérêt. Elle s’appelle Jumana. — Trois choses, s’exclama joyeusement Daoud. — Vous vous en souviendrez ? — Oh, oui ! Daoud était un peu lent d’esprit, mais son cerveau était parfaitement normal, ainsi que sa mémoire, et il était ravi d’être le messager d’informations importantes. Il les compta sur ses doigts. — La dame Minton pose des questions sur les voleurs d’antiquités. Une lettre arrive. Mr Bertie a un nouveau sujet d’intérêt, Jumana. Qui est-ce ? — La fille de Yusuf. Vous la verrez cet après-midi. C’est une jeune fille très intelligente et nous espérons faire d’elle une égyptologue compétente. Je sais que la Sitt Hakim voudra connaître votre opinion sur elle. — Ah ! fit Daoud d’un air songeur. Une jeune fille. Hmmm. Nefret attendit que l’idée fît impression. Lançant un regard à Ramsès, elle s’écria d’un ton d’impatience : — Écris juste quelques mots. Peu lui importe ce que tu dis, elle veut seulement avoir de tes nouvelles. — Bon, conclut Daoud. Une jeune fille. (Son visage pensif se dérida comme la réponse évidente se présentait à lui.) Il en sera comme Allah et la Sitt Hakim le décideront. — Il a tout compris, s’exclama Ramsès, une fois que Daoud eut pris congé d’eux affectueusement. Quelle femme perverse tu fais, Nefret ! Daoud va annoncer nos intentions à Yusuf, et si le 316
pauvre Yusuf s’y oppose, il sera rabroué par Daoud, qui considère qu’Allah et la Sitt Hakim, pas nécessairement dans cet ordre, sont infaillibles. Nefret le considéra avec une modestie affectée. — Cela m’avait traversé l’esprit. La calèche de Cyrus vint les chercher à cinq heures. Ils ne l’avaient pas attendue aussi tôt, et Nefret finit de s’habiller en hâte. Elle mettait ses boucles d’oreilles quand Ramsès sortit de la salle de bains. Son visage se renfrogna. Il était aussi peu observateur que son père concernant les vêtements féminins, mais il savait faire la différence entre une tenue de travail et une robe du soir. — J’ignorais que nous étions censés nous présenter en tenue de soirée. Cela m’étonnerait qu’ils obligent Bertie à enfiler une chemise empesée et tout le reste ! — Qu’avais-tu l’intention de mettre ? — Oh… (Il regarda vaguement autour de la cabine.) Comme d’habitude, je suppose. Des vêtements. — Mets ce que tu veux. Ce sont juste les Vandergelt. Cela leur est égal. Cyrus les accueillit en tenue de soirée. Il était quelque peu dandy et sa garde-robe était presque aussi importante que celle de son épouse. Au fait des habitudes des Emerson, il ne fit aucun commentaire sur le costume de flanelle de Ramsès et les confortables babouches à talons plats que Nefret avait chaussées au dernier moment, au lieu des escarpins en satin initialement prévus. Les Vandergelt avaient emmailloté Bertie comme une momie et l’avaient assis dans un fauteuil, mais il repoussa les plaids et se leva à l’entrée de Nefret. Elle s’assit immédiatement pour lui éviter de rester debout. — Alors, que mijote votre famille maintenant ? s’enquit Cyrus, tandis que les domestiques passaient avec des plateaux d’amuse-gueule. — Pourquoi posez-vous cette question ? dit Ramsès. Quelque chose s’est produit pendant que vous étiez là-bas ?
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— Ma foi, non. Pas que je sache. Mais ils étaient sacrément pressés de nous faire quitter Le Caire. — Ils craignaient probablement que vous ne tentiez de filer pour aller combattre les Senoussi, dit Nefret. Cyrus apprécia la taquinerie, mais demeura sérieux. — Ma foi, je serais ravi de participer à quelque chose. Je m’ennuie un peu en ce moment. Y a-t-il des chances d’attraper quelques pilleurs de tombes ? Katherine émit un murmure de protestation et Nefret éclata de rire. — Je regrette, Cyrus. Il y a eu plusieurs incidents, mais uniquement le genre de chose à quoi on pouvait s’attendre, avec une surveillance aussi relâchée. Alain Kuentz a surpris l’un des Gournaouis alors que celui-ci explorait une tombe dans la falaise à proximité de Deir el-Bahri, mais la tombe était vide. — Kuentz est à Louxor ? Un très gentil garçon. Il faudra que nous l’invitions à dîner. (Cyrus tira sur sa barbiche d’un air pensif.) L’homme qu’il a appréhendé connaît peut-être d’autres tombes. — Sortez-vous cette idée de la tête, mon ami, déclara son épouse d’un ton ferme. Je ne vous laisserai pas pourchasser des voleurs. Si vous vous ennuyez, engagez des ouvriers et trouvez vos propres tombes. — Projetez-vous de faire des fouilles à Thèbes cet hiver ? demanda Ramsès. — J’y songe, admit Cyrus. Mais où ? Carnarvon a obtenu la concession pour la Vallée… Ils passèrent les possibilités en revue jusqu’à ce que l’on annonce que le dîner était servi, et Katherine déclara : — S’il vous plaît, ne parlez plus boutique ce soir. Bertie et moi sommes incapables de placer un mot pendant que vous discutez tous les trois. — Oh, cela ne me dérange pas, répliqua Bertie en hâte. J’aimerais bien faire quelque chose moi-même dès que j’aurai repris des forces. Euh… cette jeune femme à la gare fait-elle partie de votre équipe, Ramsès ? — Non. Enfin… oui, je le suppose. D’une certaine façon. Nefret lui lança un regard amusé et donna des explications. 318
— Je me souviens d’elle, dit Katherine. Miss Pinch disait qu’elle était l’une des élèves les plus intelligentes qu’elle ait jamais eues, mais que cette jeune fille n’avait aucun avenir, bien sûr. Cela me surprend que Yusuf ne l’ait pas encore mariée. — Elle essaie de construire son avenir, répondit Nefret. Si vous l’aviez entendue, Katherine, affirmant qu’elle pouvait être un raïs aussi compétent que Jamil. — Elle n’a pas dit qu’elle serait aussi compétente, la reprit Ramsès. Elle a dit qu’elle serait meilleure que lui. Ce qui ne devrait pas être très difficile. Jamil est un garçon paresseux qui ne s’intéresse pas à l’archéologie. Ne songez même pas à l’engager, Cyrus. Cyrus arbora un large sourire. — J’ai compris en voyant l’expression sur votre visage ce que vous pensez de lui. Je ferais peut-être mieux d’engager la jeune fille. Nefret adressa un regard sévère à Cyrus et à Ramsès. — Ne vous moquez pas d’elle ! Pourquoi ne pourrait-elle pas devenir égyptologue grâce à nous, comme cela a été le cas avec David ? Vous seriez disposée à nous aider, Katherine ? — Bien sûr ! intervint Bertie. N’est-ce pas, Mère ? Enfin, ce n’est pas parce que c’est une fille… Sa mère posa sur lui un regard étonné et il se mit à bégayer puis se tut. — C’est une enfant ravissante, dit Katherine. Je suis certaine qu’elle sera une jeune femme très séduisante. — C’est une beauté ! renchérit Cyrus avec enthousiasme. — Vous l’avez vue ? — J’ignorais qui elle était, mais je n’ai pu m’empêcher de la remarquer. Tout homme l’aurait fait. Nefret jugea préférable de changer de sujet. — Comment va Anna ? Il me semble que Mère a dit qu’elle avait terminé sa formation de secouriste volontaire. Avant la fin du dîner, Bertie montra des signes de fatigue, et Ramsès offrit de l’aider à monter l’escalier, offre qu’il accepta. Les autres avaient fini de dîner et étaient passés au salon quand Ramsès revint. Il accepta une tasse de café et répondit à l’air inquiet de Katherine par un sourire rassurant. 319
— Il avait envie de parler. Il voulait me confier ce qu’il avait sur le cœur. — Je suis si contente, murmura Katherine. Je vous remercie, Ramsès. — Je n’ai rien fait. Je me suis contenté de l’écouter. Et, poursuivit Ramsès, je lui ai certifié qu’il n’était pas trop tard pour entreprendre une carrière d’égyptologue. Cyrus se pencha en avant, les yeux brillants. — Vraiment ? Sacré nom d’une pipe, mais c’est merveilleux ! Vous pensez qu’il parlait sérieusement ? — Apparemment, cela lui a donné un nouveau stimulant pour se rétablir. Il n’arrêtait pas d’avaler des cachets et de boire une infusion infecte censée lui redonner des forces. — Je verrai Yusuf demain, déclara Cyrus. Je vais constituer une équipe. Effectuer des relevés préliminaires. Parler à MacKay pour les autorisations. La Vallée des Reines, peut-être. Nefret avait observé son époux. Il s’efforçait de s’intéresser aux projets enthousiastes de Cyrus, mais ses yeux étaient miclos et il semblait fatigué. Elle pria leurs hôtes de les excuser dès que cela lui fut possible. Cyrus fit venir sa calèche, mais ils avaient parcouru moins de quinze cents mètres quand Ramsès demanda au cocher de s’arrêter et descendit du véhicule. — J’ai envie de marcher. Continue, je te rejoindrai dans un moment. — J’aimerais marcher, moi aussi. Il resta là à la regarder, son visage dans l’ombre, et elle ajouta avec hésitation : — À moins que tu ne préfères être seul ? — Non. Il l’aida à descendre et ils s’éloignèrent bras dessus bras dessous. La route était pâle au clair de lune. — C’était très dur ? — À peu près tout ce qu’on peut imaginer. La boue, la souffrance, la vermine, la peur, la solitude, la désillusion. Tu n’aimerais pas entendre les détails. Le pire, c’était le fait de réaliser que les ennemis n’étaient pas des démons mais des hommes comme lui – qui se sentaient seuls, loin de leurs foyers et de leurs familles, et étaient aussi terrifiés que lui. 320
— Je pense qu’il s’en sortira, dit Nefret doucement. — Je l’espère. (Il rit, brusquement et de manière inattendue.) À l’évidence, il a trouvé un nouvel intérêt à la vie. Il m’a harcelé de questions naïves sur les fouilles – comme si je ne voyais pas ce qui le préoccupait vraiment. Que Dieu me pardonne, je me suis entendu proposer de lui donner quelques cours sur les hiéroglyphes et l’histoire de l’Égypte ! — Avec Jumana ? — C’était nettement sous-entendu. — Mon pauvre chéri. Nous verrons s’il nous est possible de lui trouver un autre précepteur. Devant eux, les murs éboulés du temple de Séti Ier luisaient à la lumière des étoiles. Se souvenant de la nuit où « les parents » et elle avaient parcouru les lieux à la recherche de Ramsès et de David, et des longues heures d’attente avant qu’ils découvrent ce qui leur était arrivé, Nefret s’agrippa plus fermement au bras de son mari. Ramsès ne semblait pas affecté par des souvenirs douloureux – après tout, se remémora-t-elle, il n’y avait quasiment aucun site sur la rive ouest qui n’en abritait pas. — Est-ce que je marche trop vite pour toi ? demanda-t-il en ralentissant le pas. — Un peu. Ne nous dépêchons pas, c’est une nuit splendide. La route vers l’appontement public du bac tournait vers le sud. Ils la quittèrent et continuèrent à travers les terres cultivées, suivant le sentier surélevé que Cyrus avait fait construire pour lui permettre d’aller avec sa calèche jusqu’à son appontement privé. Les propriétaires d’origine du terrain continuaient de vivre confortablement grâce au prix généreux qu’il leur avait versé. Ils marchèrent en silence quelques instants. Ramsès se mit à siffloter. Nefret reconnut la mélodie et sourit. Ils avaient valsé sur cette chanson autrefois. Pour le moment au moins il avait mis de côté ses soucis et savourait l’air de la nuit et sa compagnie. Les lumières de l’Amelia étaient visibles quand une forme sombre surgit d’un bosquet de palmiers et courut vers eux. Ramsès fit volte-face. Heureusement, la lune brillait. Il fut à
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même d’arrêter son geste avant que sa main levée saisisse la femme à la gorge. — Non, ne la frappe pas, c’est Miss… c’est Margaret ! s’exclama Nefret. Mais que faites-vous ici ? Le souffle court, la journaliste lui agrippa le bras et l’entraîna. — Suivez-moi. Je vous attends depuis des heures. — Pour aller où ? demanda Ramsès en tenant fermement l’autre bras de Nefret. Que se passe-t-il ? — Oh, ne posez pas de questions et dépêchez-vous ! J’ai été obligée de le laisser – je ne pense pas qu’il puisse bouger, mais s’il en est capable, il le fera… Un sentiment que sa mère aurait appelé un horrible pressentiment envahit Ramsès. Ses doigts relâchèrent leur prise sur Nefret. Elle non plus n’avait pas besoin de demander qui était ce « il ». — Nous venons, bien sûr, dit-elle de sa voix de médecin calme et rassurante. Où est-il ? Il était étendu, immobile, sous l’un des arbres. Le tronc et les branches de l’arbre diffusaient le clair de lune. Des ombres cachaient son visage et rendaient sa silhouette imprécise, mais on ne pouvait se méprendre sur l’identité de l’homme. — Je ne vois absolument rien, s’écria Nefret en se laissant tomber à genoux. Il fait trop sombre. Est-il blessé ? — Je ne le pense pas. (Margaret s’appuya contre un arbre.) Il est souffrant. Au début, il a eu des frissons, il tremblait et claquait des dents, mais il pouvait encore marcher, et je l’ai soutenu pour venir jusqu’ici, mais il était incapable d’aller jusqu’à la dahabieh, j’y suis allée, et on m’a dit que vous étiez absents pour la soirée, et quand je suis revenue, il était comme ça, et… — Donne-lui une gifle, dit Nefret d’un ton cassant. Elle fait une crise de nerfs. — Toi, gifle-la. Je n’aime pas particulièrement frapper une femme. — Ravie de l’apprendre. (Margaret prit une profonde inspiration.) Je ne fais pas une crise de nerfs, j’essayais juste de tout vous dire en même temps. Qu’est-ce qu’il a, Nefret ?
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— Satanée barbe ! grommela Nefret. Bon sang, comment puis-je faire un diagnostic alors que je ne le vois pas et que des poils couvrent la plus grande partie de son visage ? Il ne frissonne pas pour le moment, sa peau est sèche et chaude, et il est dans un état comateux. Ce pourrait être… Emmenons-le au bateau. — Oui, entendu, fit Ramsès d’un air résigné. Nefret, passe devant et fais partir l’équipage. Elle obéit sans aucune hésitation ni poser de questions. Ramsès souleva son oncle et le porta sur une épaule. La passerelle était en place et l’homme qui montait la garde habituellement n’était pas là. Jusqu’ici, tout va bien, pensa Ramsès. Tandis qu’il s’engageait dans la coursive menant aux cabines, il entendit la voix de Nefret. Elle parlait en arabe d’un ton allègre, probablement à Nasir. Toutes les cabines étaient inoccupées à l’exception de la leur. Il avait amplement le choix. Il opta pour la plus proche, entra précautionneusement, laissa tomber l’homme inconscient sur le lit et se frictionna le dos. Sethos n’était pas aussi lourd qu’Emerson, mais il était très grand et, pour le moment, un poids mort. Margaret l’avait suivi dans la cabine. — Que puis-je faire ? — Fermez les rideaux. Le temps qu’elle le fasse, il avait trouvé la lampe à huile et l’avait allumée. Nefret les rejoignit peu après, sa trousse de médecin à la main. Elle n’avait pas pris le temps de se changer, et sa légère robe du soir contrastait étrangement avec ses gestes professionnels précis. — Apporte de l’eau, ordonna-t-elle. Margaret, asseyez-vous là-bas et ne bougez plus. Quand Ramsès revint de la salle de bains, elle leva les yeux. — Température 41°, pouls rapide. Redresse-le, Ramsès, je vais essayer de lui faire avaler ces cachets. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Margaret. — De la quinine. Je pense qu’il a une crise de paludisme. — Vous pensez ? Vous ne pouvez pas en être certaine ?
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— Oh, bien sûr ! répondit Nefret avec sarcasme. Apportezmoi simplement un microscope, quelques lames et les produits chimiques pour les fixer, et je vous donnerai un diagnostic sûr – en admettant que je puisse me rappeler mes cours de médecine tropicale décrivant à quoi ressemble ce foutu parasite. Crénom, il bave dans sa barbe. Attends une seconde. Elle glissa les doigts sous un coin de la barbe et la décolla avec une efficacité brutale. Son patient réagit par un marmonnement plaintif et un commentaire plus appuyé. — Maudites femmes ! — Ouvrez la bouche, ordonna Nefret. Avalez ! Bravo ! Il peut s’allonger sur le dos maintenant, Ramsès. Ramsès reposa délicatement la tête de Sethos sur l’oreiller. Avec ces yeux à la couleur étrange fermés et la bouche à l’expression moqueuse relâchée, il ressemblait encore plus à son frère. — C’est tout ce que nous pouvons faire pour le moment, déclara Nefret. À part l’installer confortablement. Quand la fièvre tombera, il se mettra à transpirer, puis il dormira jusqu’au matin. — Et ensuite ? demanda vivement Margaret. — Ensuite il se sentira rétabli et nous devrons le garder ici, par la force au besoin, parce que, s’il s’agit effectivement de la forme la plus connue du paludisme, l’apyrexie ne dure que quelques heures. Le prochain accès surviendra demain – les mêmes symptômes, frissons et fièvre. Dans d’autres formes de la maladie, l’intervalle est de quarante-huit ou soixante-douze heures. — Vous avez toujours de la quinine avec vous ? — Oui. Grâce à Mère, nous avons une armoire à pharmacie bien garnie, y compris du laudanum et de l’arsenic. L’expression de Margaret sembla l’amuser. Elle poursuivit : — Des chercheurs pensent que des doses prophylactiques d’arsenic préviennent les crises de paludisme. Je lui administrerai 0,650 gramme d’arsenic trois fois par jour pendant trois jours, et 0,325 gramme pendant cinq autres jours. Je vous ai convaincue que je connais mon affaire, Margaret, ou bien désirez-vous me poser d’autres questions ? 324
— Excusez-moi. Je ne voulais pas… — C’est sans importance. (Nefret la dévisagea attentivement.) Ramsès, emmène-la dans le salon et donne-lui un verre de brandy. — Je veux rester ici avec… — Vous pourrez m’aider plus tard. Faites ce que je dis. — Et pour Nasir ? demanda Ramsès. — Je l’ai envoyé se coucher. Vous devrez vous servir vousmêmes. Maintenant sortez d’ici, tous les deux. Elle essora un linge et commença à éponger la sueur qui ruisselait à présent sur le visage de Sethos. Margaret accepta la main de Ramsès et le laissa l’emmener. — Votre épouse est une femme remarquable, dit-elle. Je l’avais sous-estimée. Les gens le font souvent, n’est-ce pas ? Elle est si jeune et si jolie. — Ils commettent rarement cette erreur deux fois. Les lampes du salon étaient toujours allumées. Il installa Margaret sur le canapé et sortit la bouteille de brandy. Il avait eu l’intention de l’interroger, mais quand il l’examina de près, il estima que mieux valait lui accorder le temps de se ressaisir. Son visage, maculé de saletés, était tiré par l’inquiétude, et ses bas étaient en lambeaux. Elle ne portait pas de veste. Sa robe chemisier autrefois blanche était de la couleur de la boue. — Êtes-vous blessée ? demanda-t-il. Elle secoua la tête. Quelques gorgées de brandy redonnèrent des couleurs à son visage. — Je présume que vous voulez savoir ce qui s’est passé ? — Ma foi, oui. Prenez votre temps. — Mais pas trop ? (Elle fit la moue.) Je ne mentirai pas et n’userai pas d’équivoques. Dites-moi juste une chose avant que je commence. Vous saviez qu’il était toujours en vie, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas été surpris, et vous n’avez pas hésité sur son identité. — Oui. (Au bout d’un moment, il ajouta :) Mère ne le sait pas. Elle vous a dit ce qu’elle croyait sincèrement être la vérité. — Ah ! (Elle s’adossa aux coussins.) Apparemment, j’ai été injuste envers elle. J’espère que vous ne me trouverez pas
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impolie si je dis que je pense votre mère capable de mentir si cela sert ses intérêts. — N’est-ce pas le cas de beaucoup de gens ? — Moi, je le ferais. (Elle semblait s’être parfaitement remise.) Elle m’avait donné son nom, ou plus exactement son surnom, aussi ai-je passé plusieurs jours à chercher tout ce que je pouvais apprendre sur lui. Vous seriez surpris si je vous détaillais le nombre de sources que j’ai découvertes. Et, bien sûr, je me souvenais de la lettre impertinente qu’il avait écrite, et des investigations qui avaient suivi. Kevin O’Connell s’était moqué de moi sans vergogne parce qu’il avait obtenu le reportage le premier. Elle but une autre gorgée de brandy. — Alors ? fit Ramsès d’un ton d’impatience. — Alors j’ai commencé à me demander si votre mère ne m’avait pas menti. Sa tentative pour me dissuader de me rendre à Louxor était également suspecte. J’ai décidé de mener mon enquête. Dans le pire des cas, j’aurais de quoi écrire un article vedette passionnant. Et je l’ai fait ! ajouta-t-elle, retrouvant presque son ancienne suffisance. Je n’ai pas eu beaucoup de mal à recueillir les informations. Les gens adorent voir leur nom dans un journal. La police s’est montrée peu expansive, mais vos amis égyptologues ne voyaient pas ce qui les empêchait de raconter ce qu’ils savaient. Howard Carter a été une mine d’informations, quand je lui eus offert plusieurs verres et l’eus convaincu que cela ne dérangerait pas ses amis les Emerson qu’il me parle. Ils ne lui avaient pas fait jurer le secret, n’est-ce pas ? Tous les gens importants connaissaient déjà toutes ces histoires, n’est-ce pas ? « Eh bien, oui, c’était exact, a-t-il admis. Les Emerson avaient bavardé en toute liberté de leur bête noire*. M’avait-on relaté l’épisode où il avait pris l’identité d’un prêtre copte pendant que ses acolytes effectuaient des fouilles illégales sur un site à proximité ? J’avais également eu vent de la récente recrudescence de fouilles illégales et de vols. La plupart avaient eu lieu dans la région de Louxor, et la tentative d’Amelia pour me dissuader de venir ici m’avait rendue encore plus
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déterminée à effectuer des investigations. Qu’avais-je à perdre, après tout ? « C’est Sayid qui m’a mise finalement sur la piste. Quatrevingt-dix pour cent de ce qu’il m’a dit étaient pure invention, et j’ai été contrainte de passer une longue journée fastidieuse à écouter ses récits incroyables sur le Maître – dont il affirmait avoir été le bras droit – avant d’obtenir ce que je désirais apprendre de lui. Y a-t-il quelque chose que cet homme ne serait pas disposé à vendre ? — Personne ne l’a découvert jusqu’à présent. C’est pourquoi ceux qui connaissent ses habitudes veillent à ce qu’il ne soit pas tenté de les trahir. Il vous a indiqué où trouver Sethos ? Comment le savait-il ? — Tout Louxor sait que le Maître est de retour. (Elle donnait l’impression de citer quelqu’un.) Où est-il, nul ne le sait. Sa véritable apparence, nul ne la connaît. Il a un millier de visages et dix mille noms. La nuit était très silencieuse. Il n’y avait aucun signe de vie, aucun bruit de mouvement au-dehors, sur le pont ou sur l’appontement. Pourtant, son cuir chevelu picotait Ramsès. — Oubliez les détails pittoresques, reprit-il avec une certaine rudesse. Rapportez-moi simplement ce qui s’est passé.
Manuscrit M [L’éditrice a décidé de remplacer le compte rendu précipité que fit Miss Minton à Ramsès, et que celui-ci rapporta, on doit le supposer, sous une forme encore plus abrégée, par la version écrite par Miss Minton elle-même à un moment ultérieur. Elle est bien plus intéressante.] J’aurais dû savoir que, lorsque je le rencontrerais de nouveau, ce serait dans des circonstances aussi follement théâtrales qu’auparavant. Cette fois, il ne le fit pas de propos délibéré. À l’instar de certaines personnes de ma connaissance, il vit dans le mélodrame et s’y drape comme dans la cape noire du traître. 327
Je me mis à la recherche de Ramsès et de Nefret Emerson dès mon arrivée à Louxor. Ils ne furent pas particulièrement ravis de me voir. Je ne pouvais considérer que cela corroborait mes soupçons (ou mes espérances), mais je compris que je n’obtiendrais aucune aide de leur part. Je fis la tournée des égyptologues qui se trouvaient à Louxor. M. Legrain reconnut avec amabilité que piller ses entrepôts avait manifestement nécessité beaucoup d’habileté et de compétences techniques. Mr MacKay m’informa que toute cette affaire était ridicule et que les Emerson étaient connus pour inventer des histoires insensées. Kuentz me régala d’histoires encore plus insensées. Il se croyait malin, mais ce qu’il me dit confirmait mon intuition. Quelqu’un était à l’origine de la récente recrudescence de vols à Louxor. Quelqu’un avait utilisé la Maison allemande pour des activités illégales. Je couchai soigneusement tout cela par écrit, les mensonges et le reste. J’étais harcelée par des guides pleins d’espoir depuis mon arrivée. Je ne me rappelle pas qui me suggéra Sayid. Il avait été là dès le commencement, et on ne pouvait s’empêcher de le remarquer. C’est l’un des êtres humains les plus laids que j’aie jamais vus, et aussi tenace qu’une mouche. Je passai une longue journée fastidieuse à écouter les mensonges de cette vieille fripouille sur le Maître, dont il affirmait avoir été le fidèle lieutenant, avant d’obtenir ce que je désirais de lui. Je n’oublierai jamais l’expression de ce pauvre diable quand je lui offris cent livres anglaises s’il me disait où je pouvais trouver le Maître. C’était une somme énorme, plus qu’il n’en pourrait gagner sa vie durant. Il n’hésita pas très longtemps. Ce fut seulement plus tard que je songeai que cela avait été trop facile. Le jour suivant, j’attendis la fin de l’après-midi pour me mettre en route. La maison que Sayid m’avait indiquée se trouvait sur la rive ouest. Ce n’était que l’un des nombreux endroits utilisés par le Maître, mais Sayid estimait que c’était le plus vraisemblable. « C’est la maison la plus importante du village et les habitants ne s’en approchent pas, car ils croient que c’est un saint homme, un Haggi et un descendant du Prophète. Quand vous frapperez 328
à la porte, Sitt, veillez à ce qu’il sache que c’est vous. Il est toujours sur ses gardes et manie habilement un poignard. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque chose, Sitt. » Je le croyais sans peine – je lui devais encore cinquante livres. Certaine qu’une touriste serait harcelée par une nuée de guides dès qu’elle poserait le pied sur la rive ouest, je fis l’acquisition d’habits féminins du cru par l’intermédiaire de Sayid (il me demanda une livre supplémentaire) et je les mis à bord du bateau pendant qu’il me faisait traverser le fleuve (cinq livres). Il me débarqua aussi près qu’il le pouvait, mais il me restait presque trois kilomètres à parcourir à pied. J’avais pris le risque de garder mes vêtements, y compris mes chaussures, sous la robe noire. L’authenticité, c’est très bien, mais je savais que je ne pourrais pas faire ce trajet nu-pieds, ou chaussée des babouches peu pratiques que portent certains des habitants de la région. Tout d’abord, je me sentis très gênée et très gauche dans toutes ces couches d’étoffe. On n’exige pas seulement des femmes qu’elles dissimulent leur visage. La tête, le corps, et même les mains, doivent être couverts chaque fois qu’elles sortent dans la rue. Sayid m’avait informée que mon costume, qui comprenait un volumineux vêtement de dessus en coton noir, indiquait une femme respectable, à l’austérité quelque peu démodée et aux moyens modestes, mais je parie qu’il s’amusa énormément en me voyant trébucher et marcher sur ma robe. Sayid avait un très grand sens de l’humour. Apparemment, j’avais l’air tout à fait respectable, car personne ne m’accosta ou ne me prêta attention. J’avançais très lentement, mais je n’étais pas pressée. Je ne voulais pas m’approcher de la maison avant la tombée de la nuit. Je n’eus aucun mal à la trouver. Plus importante et plus prétentieuse que les autres, elle était située légèrement à l’écart, adossée à une butte rocheuse. Je m’accroupis, sachant que j’étais invisible dans le demi-jour, et j’attendis que la plupart des fenêtres éclairées dans les maisons du village fussent plongées dans l’obscurité. Aucune lumière n’était apparue dans la maison que je surveillais, et je commençai à me demander – 329
ce n’était pas la première fois – si Sayid ne m’avait pas envoyée courir après la lune. Il m’avait déjà extorqué cinquante livres. Il considérerait sans doute comme une excellente farce que je me retrouve en face d’un authentique saint homme, un Haggi et un descendant du Prophète, et essaye de lui expliquer qui je suis et ce que je veux. Après tout ce trajet, je devais continuer. Suivie de deux chiens du village qui grognaient et cherchaient à m’attraper les talons, je m’approchai de la porte et frappai. — C’est moi, dis-je. Margaret Minton. Je vous en prie, laissezmoi entrer. Tout d’abord, il n’y eut pas de réponse. Puis j’entendis du bois grincer sur du métal, et la porte s’ouvrit sur l’obscurité. — Sacrebleu ! fit une voix que je reconnus. Avez-vous perdu la raison ? Fichez le camp d’ici. — Ne vous inquiétez pas. Je suis seule. — C’est ce que vous croyez. Nom d’un chien, il est sûrement trop tard ! Entrez et remettez la barre. Sa voix semblait étrange. — Est-ce que vous allez bien ? — Non. Mais je serai sous peu dans un état bien pire si je ne… Une allumette s’enflamma brusquement et vacilla violemment avant de s’éteindre. — Tenez, dit-il en me fourrant quelque chose dans la main. Allumez la bougie. Elle est sur la table. À la faveur de la brève lueur, j’avais réussi à refermer la porte et à mettre la barre. Mes mains étaient presque aussi peu assurées que les siennes. Je fis tomber par terre plusieurs allumettes quand j’ouvris la boîte, mais je parvins à allumer la bougie. Je suis très fière de mon talent littéraire, pourtant il m’est quasi impossible de décrire mes sentiments. Au début, l’incrédulité, la surexcitation, le triomphe, le désarroi… et maintenant, tandis que le sens de ses mots faisait impression, une appréhension grandissante. Je ne l’aurais pas reconnu. Il portait le vêtement égyptien omniprésent et d’une ampleur très pratique. Sa galabieh était de très bonne qualité et sa barbe grisonnante, et il portait le 330
turban vert réservé aux seuls descendants du Prophète. Il était l’image même du saint homme plein de dignité que Sayid m’avait dépeint, à l’exception de son visage blême et de ses mains qui tremblaient. — Vous êtes souffrant, dis-je en m’avançant vers lui. Laissezmoi… — Taisez-vous ! (Il s’agenouilla et tira sur quelque chose.) Nous disposons de quelques secondes. Peut-être d’une minute. Bon sang, je n’y arrive pas. Aidez-moi. On n’avait pas essayé de dissimuler la trappe. Elle recouvrait l’accès à une petite pièce souterraine, qui servait de cave. À nous deux, nous la relevâmes, et j’aperçus le haut d’une échelle en bois rudimentaire. — Descendez, dit-il. Dépêchez-vous ! — Mais c’est un cul-de-sac ! — Vous n’obéissez jamais, hein ? Il était toujours à genoux. Il fut parcouru de frissons violents et se mit à claquer des dents. À ce moment stratégique, la porte vibra sous le choc d’un objet pesant. Je descendis l’échelle sans toucher plus de trois barreaux et levai les bras pour le soutenir tandis qu’il descendait à son tour. Il repoussa mes mains. Je ne voyais pas ce qu’il fabriquait, il faisait trop sombre. J’entendis des grincements et quelques jurons étouffés, puis il chercha mes doigts à tâtons. — Venez. Débarrassez-vous de votre tob et de votre habarah, vous allez devoir ramper. Sur les paumes et les genoux. Continuez d’avancer. Il y a une dizaine de mètres à parcourir. Quand vous ne pourrez pas aller plus loin, attendez-moi. C’était une galerie, et cela ne me plaisait pas du tout. Bien qu’on eût étayé les parois et la voûte avec des planches de bois, du sable en coulait continuellement. Cela m’incita à avancer plus vite que je ne l’aurais probablement fait autrement, mais j’avais progressé de quelques mètres seulement quand j’entendis sa respiration oppressée et sentis ses mains pousser sur les semelles de mes chaussures. — 41, 42…Vous ne pouvez pas avancer plus vite ? — Aïe ! m’exclamai-je.
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Ma tête venait d’entrer douloureusement en contact avec une surface solide. — Un coude à angle droit, dit mon compagnon invisible. 46… Plus vite ! Il continua de compter. Quand il arriva à 60, il saisit mes chevilles et me poussa. Je tombai durement à plat ventre et il se jeta sur moi. Autrefois, j’avais vécu un raid aérien à Londres, quand un obus était tombé à moins de cent mètres de la station de métro. Cela donna la même impression et fit le même bruit : une déflagration sourde et une horrible vibration. Le lent écoulement du sable se transforma en une pluie crépitante. — La voûte s’effondre, dis-je, la bouche remplie de sable. — Pas encore, je l’espère. Continuez, nous y sommes presque. Quand je levai la tête, j’aperçus la lumière des étoiles. L’ouverture se trouvait à moins d’un mètre de distance. Je m’y engageai, encouragée par une bourrade occasionnelle et par un flot de jurons proférés à voix basse, et je me retrouvai à l’air libre derrière un amoncellement de briques de boue qui avait été autrefois une maison ou une resserre. Sethos me rejoignit. Il était tête nue. Il avait jeté ou perdu le turban vert. Il s’assit et passa ses bras autour de ses genoux relevés. — Partez. — Pour aller où ? — Un endroit où il y a des lumières éclatantes et une foule de gens. Ou bien vous pourriez peut-être vous en remettre aux bons soins de mon… des Emerson. Leur dahabieh se trouve à moins de quinze cents mètres d’ici. Dans cette direction. — Et vous ? — Je suis en sécurité ici. Des lumières tremblotantes, les flammes de bougies ou de lampes, entouraient les décombres de ce qui avait été la maison, et un nuage de poussière se déposait sur le sol. Des gens criaient. Le vacarme de l’explosion avait probablement fait sortir les villageois de leurs maisons, et j’eus le désagréable soupçon qu’ils n’étaient pas les seuls spectateurs.
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— C’est faux ! m’écriai-je. Faire sauter la galerie les a retardés, c’est tout. Ils vont se déployer dans toutes les directions. Levezvous. Quinze cents mètres ne représentent pas une distance considérable. Mais c’est très long quand on est encombré d’un compagnon peu coopératif et de plus en plus affaibli, et que votre cœur cesse de battre à chaque bruit. Nous n’étions pas très loin de la lisière des terres cultivées, un trait aussi net que s’il avait été tracé au cordeau, et on pouvait se mettre à couvert sous les arbres, dans des fossés d’irrigation, et dans les champs de blé. J’en tirai parti chaque fois que je le pouvais. Je ne nierai pas que j’avais peur pour moi autant que pour lui. S’ils avaient l’intention de le tuer ou de le faire prisonnier, ils ne pouvaient pas se permettre de laisser des témoins. Qui étaient-ils ? Un gang de voleurs rivaux ? Certainement pas des habitants de la région. Ils étaient sûrs de s’en tirer à bon compte si on les surprenait en train de voler des antiquités. Personne ne s’en préoccuperait, à l’exception de quelques égyptologues bornés. Un meurtre, c’était autre chose. Non, pas les habitants de la région. Ils n’auraient pas eu l’astuce de se servir de moi pour arriver jusqu’à Sethos. Ils s’étaient également servis de Sayid. Il avait sans doute bien ri dans sa barbe mangée aux mites pendant qu’il négociait avec moi. On l’avait payé pour qu’il me donne des informations, et je croyais savoir pourquoi. Ils avaient déjà dû essayer de le prendre au piège. Ils avaient échoué parce que Sethos était trop rapide pour eux, et trop bien préparé. Mais si je me présentais à sa porte, naïve, stupide et incompétente – une femme, en d’autres termes –, je pouvais le retarder le temps suffisant. Dans l’immédiat, nous étions couchés à plat ventre dans l’un des fossés d’irrigation boueux, tandis que des pas progressaient sur le chemin surélevé et s’éloignaient. J’hésitais à quitter cette cachette. Durant quelques minutes, je m’en crus incapable, mais je parvins finalement à le faire se lever et marcher. Il était demeuré silencieux depuis un bon moment. Il parla seulement quand j’aperçus les lumières de la dahabieh devant nous et prononçai ce que je pensais être une parole d’encouragement. 333
— Nous sommes presque arrivés. Encore un petit effort. La violence de sa réaction me prit au dépourvu. Il s’écarta de moi et recula en chancelant. — Où sommes-nous ? Je le lui dis. Il passa un bras autour d’un tronc d’arbre et me repoussa de l’autre main. — Non. — Vous devez absolument voir un docteur. Préférez-vous que j’aille chercher un batelier pour nous emmener à Louxor ? — Vous préféreriez cela, n’est-ce pas ? — Oui. Décidez-vous. Je trouve que c’est le moindre de deux maux. Il émit un étrange rire étranglé. — Le moindre de… trois maux. Non, c’est inexact. Le plus insignifiant de trois maux. Rester ici… le pire. Il échappa à mes mains tendues et s’affaissa lourdement sur le sol. Je compris que je ne réussirais jamais à le faire se relever. À l’exception des frissons violents qui secouaient son corps, il était immobile et sans réaction. J’ôtai ma veste et l’en couvris. Il avait réfléchi plus clairement que moi. Le but que j’avais recherché était si proche que j’aurais sans doute commis l’erreur d’essayer de le tramer jusqu’à l’appontement et en haut de la passerelle, et ensuite tout Louxor en aurait parlé le lendemain. Cependant, une visite de ma part, à cette heure, ne surprendrait personne. Les habitants de la région m’avaient déjà donné un surnom : « la femme en quête de secrets ». Je m’étais faite présentable du mieux que je le pouvais, ôtant la boue séchée sur ma robe et ma veste et rentrant des mèches de cheveux désordonnées dans ce qui restait de mon chignon autrefois soigneusement noué. Néanmoins, mon aspect déconcerta visiblement l’homme de garde sur la passerelle. — Est-ce qu’il y a eu un accident, Sitt ? — Ah, parfait, vous parlez anglais ! m’exclamai-je avec gratitude. Je me suis perdue et je suis tombée dans un fossé d’irrigation. Pouvez-vous dire à Mr et à Mrs Emerson que j’aimerais les voir ? — Ils ne sont pas là.
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Le fait que la passerelle fut toujours en place aurait dû m’alerter, mais j’eus l’impression d’avoir reçu un violent coup de poing à l’estomac. — Quand doivent-ils rentrer ? — Je ne sais pas, Sitt. Ils sont au Château de Vandergelt Effendi, ajouta-t-il d’un air hésitant. À l’évidence, mon aspect ne lui inspirait pas confiance. Je le remerciai et repartis. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point je cherchais à me débarrasser de ma responsabilité sur quelqu’un d’autre. C’était comme si je portais un lourd fardeau sur mes épaules. Je ne pouvais qu’attendre. Les Vandergelt étaient de vieux amis à eux. Ils pouvaient très bien ne pas rentrer avant des heures. Cela me parut des jours.
Manuscrit H — Vous l’avez aidé à faire tout ce chemin depuis le Tarif ? déclara Ramsès, avec un respect réticent. Ce n’est pas étonnant que vous donniez l’impression d’avoir été traînée derrière une charrette. Excusez-moi… je ne voulais pas… — Ne vous excusez pas. (Margaret finit son brandy.) Je sais que je suis dans un état pitoyable, et cela m’est égal. Puis-je… est-ce que je peux retourner auprès de lui ? — Encore une ou deux questions. Elle s’adossa aux coussins du canapé, et ses lèvres esquissèrent un sourire sarcastique. — C’est tout ? — Pour le moment. Pourquoi l’avez-vous amené ici ? Elle ne s’était pas attendue à cela. Ramsès s’aperçut qu’elle n’y avait même pas réfléchi. Elle se rembrunit, déconcertée. — En quel autre endroit pouvions-nous aller ? Il avait besoin de voir un docteur et je n’aurais jamais réussi à l’emmener sur l’autre rive… Je présume que j’aurais dû penser que je risquais de vous mettre en danger, votre épouse et vous. Je suis vraiment désolée. 335
Ramsès secoua la tête. — Si l’on vous avait suivis jusqu’ici, ils auraient eu amplement le temps de l’éliminer pendant que vous attendiez notre retour. Peut-être devrais-je m’exprimer autrement. Qu’est-ce qui vous faisait supposer que nous l’accueillerions ici ? — Encore une question intéressante, fit Margaret d’un air pensif. N’oubliez pas que je n’avais pas les idées très claires. J’ai simplement estimé que vous feriez ce qui s’imposait. Ramsès eut un sourire forcé. — Oui, bien sûr. Noblesse oblige et tout le reste ! — Votre mère avait dit qu’il lui avait sauvé la vie. Vous n’allez pas… vous n’avez pas l’intention de le livrer à la police ? — Je n’ai pas encore décidé ce que j’allais faire de lui. Ne vous inquiétez pas, ajouta-t-il d’une voix plus douce. Tant qu’il sera malade, il est en sécurité avec nous. Le récit de Margaret avait été concis, néanmoins cela avait pris plus longtemps qu’il ne l’avait envisagé. Il lui tint la porte, se demandant comme ils allaient expliquer sa présence. Elle ne partirait pas, à moins qu’il l’emmène de force, malgré ses cris et ses coups de pied. Il serait encore plus difficile d’expliquer la présence d’un inconnu. Son oncle était profondément endormi et Nefret arrangeait une couverture qui lui remontait jusqu’au menton. Elle avait changé les draps : une pile de toile de lin froissée était posée par terre à côté du lit. — Tu aurais dû m’attendre pour que je t’aide, dit-il. — Toute infirmière un tant soit peu compétente est capable de déplacer un homme de quatre-vingt-dix kilos, même s’il est un poids mort. Les draps étaient trempés. La fièvre est tombée, et il va dormir jusqu’au matin maintenant. — Je vais rester près de lui, proposa Margaret. Vous devez être fatiguée. — J’ai l’habitude, mais j’accepte votre offre volontiers. Allez vous nettoyer la figure et les mains et ôtez ces vêtements sales. Je vais vous prêter un peignoir. Si jamais il s’agite, réveillezmoi. Nous sommes dans la cabine voisine.
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Dès qu’ils furent dans leur cabine, Nefret ôta ses babouches d’un mouvement brusque du pied et commença à défaire agrafes et boutons. — Nous nous couchons ? demanda Ramsès sans beaucoup d’espoir. — Pas tout de suite, nous devons discuter de plusieurs choses. Tu veux bien me passer mon peignoir ? L’équipage sera debout à l’aube. Comment allons-nous expliquer leur présence ? — Elle est déjà venue ici, quand elle nous cherchait. — Exact. (Nefret noua la ceinture de son peignoir.) Bon, elle est revenue plus tard… il était avec elle… et tous deux avaient un peu trop bu. (Elle eut un petit rire.) Il vaudrait mieux qu’ils soient mariés ! — Mais on la connaît à Louxor ! protesta Ramsès. Nefret écarta cette remarque d’un geste de la main. — Les hommes manquent d’imagination ! Il est le mari dont elle est séparée, et il l’a suivie jusqu’ici dans l’espoir d’une réconciliation. Laquelle a eu lieu. C’est pourquoi ils ont fêté l’événement cette nuit. — Ton imagination est aussi débridée que celle de Mère. Ton intrigue comporte tellement de trous qu’elle ressemble à un tamis. Et si jamais il est malade de nouveau demain ? — Il le sera. (Elle se pelotonna sur le lit.) Tu le tiens exactement comme tu le voulais. Avant la prochaine crise, il sera affaibli mais cohérent. Ramsès jeta sa veste sur un fauteuil et commença à déboutonner sa chemise. — Profiter d’un homme qui est malade ? Ma foi, pourquoi pas ? C’est dans la grande tradition du Jeu. — Ramsès, tu dois le faire. Ceci est un fait nouveau très déplaisant. Tu n’en comprends pas la portée. — Je ne comprends pas où tu veux en venir, en effet. Il finit de se déshabiller et enfila une galabieh, sachant qu’il serait peut-être tiré du lit très tôt le lendemain matin par une femme en proie à une crise de nerfs. Nefret s’assit et ramena ses pieds sous elle. — S’il avait eu une crise auparavant, il aurait reconnu les symptômes. Avec la plupart des formes de paludisme, il y a des 337
rechutes inévitables. Nous ne savons pas comment soigner cette maladie, nous savons seulement comment la contrôler, et on ne sait jamais quand la prochaine crise surviendra. Un homme prévoyant, ce que je crois qu’il est, veillerait à avoir de la quinine sur lui en permanence. — Alors ? — Alors, si c’est la première crise, il a été infecté voilà une dizaine de jours par une piqûre de moustique. Il y a des régions de paludisme dans le Delta et dans la zone du canal, mais les mesures de santé publique ont diminué la fréquence de la maladie. Il n’y a qu’une seule région à proximité d’ici, où le paludisme est endémique. — Les oasis ? — Exactement. — Kharguèh, grommela Ramsès. Plus de dix jours se sont écoulés depuis l’évasion d’Asad. — Ensuite il est revenu ici, pour une autre affaire. Ainsi que tu l’as fait remarquer, l’oasis se trouve à quelques heures seulement d’ici par le train. (Elle se pencha en avant et fronça les sourcils.) Rappelle-toi, c’est lui qui t’a demandé si tu le soupçonnais d’avoir mis Asad sur ta piste. Cette idée ne t’était jamais venue, ni à moi, avant qu’il ait posé cette question. Coupable ? — Je n’arrive pas à le croire. — Cette idée me déplaît autant qu’à toi, mais nous serions stupides d’ignorer cette éventualité. Il savait que tu avais pris la place de Wardani l’hiver dernier. Il savait que l’on avait déporté les lieutenants de Wardani dans les oasis, et il était suffisamment intelligent pour deviner que l’on pouvait inciter un garçon émotif comme Asad à vouloir se venger. Tu l’as dit toi-même – il recherche quelque chose d’important, quelque chose qui nécessite du temps et de la discrétion. Quelle meilleure façon de nous obliger à rester au Caire, loin de lui, que de lancer sur ta piste un soi-disant tueur ? Malheureusement pour lui, nous n’avons pas réagi comme il l’avait espéré. Tout ce qui s’est passé depuis avait pour but de nous amener à quitter Louxor.
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— Même l’agression commise sur Mère ? s’exclama Ramsès d’un air incrédule. — Ses séides – j’adore ce mot – avaient peut-être mal compris ses instructions. — Voyons, Nefret… — C’était juste une hypothèse en l’air, murmura Nefret. Non, mon chéri, il y a une autre possibilité. Il a dit la vérité lorsqu’il a parlé d’un rival. Quelqu’un d’autre veut s’emparer de sa grande découverte. — Il semblait, en effet. (Ramsès éteignit la lampe à huile avant de la rejoindre.) On a payé Sayid pour qu’il dise à Margaret où elle pouvait trouver Sethos. C’est la seule explication possible. Sayid est le dernier homme sur terre à qui Sethos aurait confié cette information. Ils avaient certainement déjà essayé sans succès de le prendre au piège. Ils espéraient que la présence de Margaret le ralentirait assez pour leur permettre de faire irruption dans la maison. — Sayid doit savoir qui « ils » sont, alors. — Non, car tout le monde va et vient sous des déguisements variés, rétorqua Ramsès avec irritation. Sayid n’est pas le plus fin des observateurs. Oh, il faudra que nous ayons une petite conversation avec lui, mais je suis sûr qu’il affirmera que ce n’était qu’une farce inoffensive qu’il jouait à la Sitt. — Nous sommes à présent trop impliqués dans cette affaire pour nous en sortir impunément, hein ? demanda-t-elle avec un filet de voix. Il la prit dans ses bras. — Je le crains. Dormons, il est très tard. Nous aviserons demain. La proximité de son épouse eut l’effet habituel, mais le satané sens du devoir que sa mère lui avait inculqué l’amena à ajouter : — Je devrais peut-être rester auprès de lui cette nuit. S’il se sent un peu mieux d’ici demain matin, il tentera de s’enfuir. — Non, il ne s’enfuira pas. J’ai pris ses vêtements.
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Emerson était résolu à poursuivre le travail jusqu’à la dernière seconde – et s’en remettait à moi pour les dispositions domestiques et les préparatifs pour le voyage. Cela me convenait à merveille, car ainsi je ne l’aurais pas dans les jambes, aussi l’envoyai-je à Gizeh après le petit déjeuner, dans l’intention de le rejoindre dès que j’aurais expédié mes diverses tâches. Nous avions annoncé nos intentions au petit déjeuner, provoquant une certaine surprise et une très grande joie, particulièrement de la part de Sennia. Il était hors de question qu’elle allât à l’école aujourd’hui. Non seulement elle avait le droit de se reposer après son aventure terrifiante, mais je ne voulais pas la quitter des yeux un seul instant – ou du moins, je ne voulais pas qu’elle sortît de la maison. Une fois ses cris de joie retombés et après qu’elle eut été persuadée de se rasseoir sur sa chaise, je dis : — Nous avons du pain sur la planche si nous voulons partir demain soir. Tu dois aider Basima à préparer tes vêtements et les autres choses que lu souhaites emporter. — Mes cadeaux. (Son front juvénile se rembrunit.) Je n’ai pas acheté tous mes cadeaux de Noël. Pouvons-nous aller au Khan el-Khalili, tante Amelia ? — Non ! (Je modérai mon ton brusque.) Nous n’en avons pas le temps. Tu pourras terminer tes achats à Louxor. — Et si je rapportais quelques ossements de Gizeh ? suggéra Emerson. Tu les emballeras dans du papier cadeau pour tante Nefret. — Je préférerais les trouver moi-même. Je ne peux pas venir avec vous ?
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— Non ! Euh… nous n’en avons pas le temps. Et Fatima a également besoin que tu l’aides. — Étonnant ! fit Emerson, une fois que Sennia fut partie toute joyeuse pour aller voir Gargery et commencer à préparer ses affaires. Je m’étais attendu qu’elle hésite à retourner à Gizeh. — C’est la preuve de sa force de caractère et, j’aime à le croire, de la confiance qu’elle nous accorde. Une confiance, ajoutai-je d’un ton ferme, qui ne sera jamais mise en défaut. Nous devons veiller à ce qu’elle soit protégée à tout moment sans susciter de nouvelles appréhensions chez elle. De fait, mon idée était excellente, Emerson. Avec toute cette surexcitation, elle n’a pas eu l’occasion de repenser à ce qu’elle a vécu. Dès qu’Emerson fut parti, je rédigeai plusieurs télégrammes et chargeai l’un des hommes de les porter au bureau du télégraphe, en lui recommandant de s’arrêter ensuite à la gare pour acheter nos billets. À présent, un entretien avec Fatima s’imposait. Je ressentis une pointe de gêne quand je la trouvai dans la cuisine, occupée à rassembler les ingrédients pour son célèbre pudding de Noël. Pour une femme si réservée et si peu loquace, elle pouvait se montrer extrêmement entêtée à propos de ce qu’elle jugeait être ses obligations et ses privilèges, et préparer le repas de Noël en faisait partie. Le chef de Cyrus ne serait peut-être pas ravi d’avoir une autre cuisinière à ses côtés. À midi, les choses se présentaient bien à la maison, aussi prisje le panier garni et je me rendis à Gizeh, après avoir répété à tout le monde de ne jamais laisser Sennia seule. Je plaçais ma plus grande confiance en Kadija. Elle était aussi robuste qu’un homme et très dévouée. Je trouvai Emerson en compagnie de William Amherst, ils terminaient le plan du site, et je les persuadai de cesser le travail pour prendre un déjeuner rapide. — Le professeur vous a informé de nos projets ? demandai-je au jeune homme. — Oui, m’dame. Désirez-vous que je vienne avec vous ? Je ne voudrais pas vous déranger… En fait, William avait été la personne la plus éloignée de mes pensées, mais ses grands yeux humides contenaient une prière à laquelle je fus incapable de résister. Abandonner un garçon sans 341
amis durant les vacances de Noël semblait tout à fait cruel. Il ne serait d’aucune utilité ici, car Emerson n’autorisait personne à déplacer ne serait-ce qu’un panier rempli de sable sans sa surveillance. Il connaissait bien les Vandergelt et Cyrus avait dit beaucoup de bien de lui… Je soupesai ces éléments avec ma rapidité habituelle, et je crois qu’il y eut à peine un petit silence avant que je réponde : — Naturellement, j’avais compté que vous nous accompagneriez, William. Cyrus sera ravi de vous revoir. — Vous êtes trop bonne ! s’exclama le jeune homme. Emerson avait marmonné quelque chose tout en mangeant son sandwich au concombre. Habituellement, il lui faut un moment pour chasser de son esprit le travail qu’il a entrepris. L’échange attira son attention. Il leva les yeux en fronçant les sourcils. — C’est bien d’elle ! Crénom, Peabody, vous êtes venue seule ? — Certainement. J’ai mon ombrelle. Emerson ne poursuivit pas sur ce sujet. Il en avait trouvé un autre qui lui donnait un prétexte pour se plaindre. — Vous n’auriez pas dû quitter Sennia. — Emerson, il y a huit personnes à la maison, sans compter le chat. Néanmoins, je pense que vous devriez cesser le travail pour la journée. Nous avons un certain nombre de questions mineures à tirer au clair. — Parfaitement, et l’une d’elles se trouve ici à Gizeh. Je veux examiner plus attentivement le lieu du crime d’hier. — Quoi, le lieu du meurtre ? — Je voulais parler de l’enlèvement de notre pupille. Mais vous avez raison. Nous ferions mieux de voir ce qui a été laissé de Saleh, s’il reste quelque chose. Il m’adressa un sourire de défi. Il va sans dire que je demeurai impassible. Ce fut William qui blêmit. — Ce qui a été laissé… — Les chacals et les chiens retournés à l’état sauvage se sont occupés de lui, expliqua Emerson avec entrain. — Je suis étonnée que vous ne l’ayez pas déjà fait, raillai-je.
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J’observai le visage de William prendre une teinte verdâtre. Mais qu’avait donc ce garçon ? Comment pouvait-il avoir l’estomac si délicat après tant d’années passées en Égypte ? — Je vous attendais, très chère. Pour rien au monde je ne vous priverais du plaisir d’examiner un cadavre démembré. Venez, Amherst, vous ne tenez certainement pas à rater cela. Sincèrement, je ne crois pas qu’Emerson était motivé par la malice. Il appartient à une école qui estime que la meilleure façon de vaincre une faiblesse consiste à l’affronter. Un examen de l’endroit où Sennia avait été empoignée n’apporta pas de nouvelles informations. Retournant à l’hôtel, nous prîmes nos chevaux et en louâmes un pour William, en passant outre à ses faibles prétextes pour ne pas venir. Cependant, seule une personne d’une sensibilité excessivement délicate aurait été paralysée par ce que nous trouvâmes. Les prédateurs s’étaient acharnés sur le corps du chien. Les restes étaient quelque peu éparpillés, mais il en demeurait assez pour nous permettre de l’identifier. Quant au corps de son propriétaire, nous n’en repérâmes aucune trace, à l’exception d’une abondante quantité de sang séché, qu’estompait déjà le sable apporté par le vent. — Quelqu’un a certainement récupéré ce que les chacals avaient laissé et l’a enterré, décréta Emerson. Une prévenance touchante. Je présume que même un individu méprisable comme Saleh avait peut-être un ami. Voyons si nous pouvons le trouver. William nous suivit à contrecœur tandis que nous descendions la butte vers le village. Étant donné que nous devions supposer qu’on nous avait vus, Emerson annonça notre venue de la voix la plus forte possible et en des termes destinés à rassurer ceux qui l’entendaient. — Nous ne voulons aucun mal aux innocents. Vous nous connaissez, vous savez que, lorsque nous donnons notre parole, nous la tenons toujours. Nous paierons bien pour des informations. Des bakchichs ! Les maisons qui avaient semblé vides dégorgèrent un filet de gens, à peine une vingtaine, dont l’âge allait de jeunes enfants
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nus jusqu’à un vieillard courbé et édenté, lequel déclara être le cheikh de cet endroit misérable. — Nous avons votre parole, ô Maître des Imprécations ? marmonna-t-il. Nous sommes innocents. Nous n’avons rien fait de mal. Emerson glissa la main dans sa poche. Des pièces de monnaie tintèrent. Les gens se rapprochèrent. Nous obtînmes très peu d’informations utiles, malgré les bakchichs qu’Emerson distribua avec prodigalité. Tous les villageois savaient que Saleh était un vaurien, mais jusqu’à maintenant il avait toujours commis ses méfaits ailleurs. Ils n’avaient rien su de son dernier acte criminel jusqu’à ce qu’il arrive au village avec une enfant dont la résistance et les cris indiquaient clairement qu’elle n’était pas venue de son plein gré. Ils avaient eu trop peur de lui pour intervenir. On ne l’avait pas aperçu avec un étranger, au village ou ailleurs. Bref, ils ne savaient rien et étaient innocents, et ils étaient soulagés qu’il fût mort. Mais ils avaient enterré sa dépouille parce que c’était leur devoir religieux. — Et parce qu’ils ne tenaient pas à ce que son fantôme revienne les tourmenter, me précisa Emerson en anglais. Désirez-vous exhumer son corps, Peabody ? Il est enterré profondément, très probablement. — Je n’en vois pas l’utilité, Emerson. Je me demande ce qu’il a fait du premier paiement qu’il avait reçu. — Il n’avait pas l’argent sur lui. (Emerson frotta la fossette de son menton.) Humpf ! Allons jeter un coup d’œil. Emerson et Amherst – qui avait recouvré son sang-froid maintenant qu’il n’y avait plus de cadavre démembré à examiner – trouvèrent le petit paquet fourré dans une lézarde du mur croulant de la cabane. Tandis qu’ils cherchaient, je fis ce que je pouvais pour la vieille femme. Elle était dans un état pitoyable. L’opium ôte l’appétit à celui qui le consomme, et il était évident qu’elle n’avait même pas eu la volonté ou la force de boire de l’eau. Elle téta avidement le bidon que je tenais contre ses lèvres puis elle retomba en arrière en soupirant. — Mon fils est mort, Sitt Hakim. Je vais mourir bientôt, moi aussi. Je n’ai aucun désir de vivre. 344
— D’autres personnes s’occuperont de vous, intervint Emerson. Nous y veillerons. — Ah ? (Elle redressa la tête.) Alors je vivrai. Le Maître des Imprécations l’a dit ! — Quel effet cela fait-il d’être un demi-dieu, qui détient le pouvoir de vie et de mort ? m’enquis-je, tandis que nous quittions cet endroit horrible. — Un effet merveilleux, répondit Emerson avec un grand sourire. Il avait sorti l’argent du chiffon qui le protégeait, et je reconnus les billets émis par la Banque nationale d’Égypte. Il compta les billets. — Cinquante livres égyptiennes. Il payait bien, ce salopard. Cela devrait suffire pour alimenter la vieille femme en lentilles et en opium pour quelque temps. Il remit l’argent au maire, dont les yeux chassieux s’écarquillèrent quand il vit la somme et dont le visage ridé se renfrogna quand il entendit les instructions d’Emerson. Je ne doutais pas qu’il les suivrait à la lettre, car Emerson annonça son intention de revenir de temps en temps pour s’en assurer. Il ajouta d’un ton désinvolte que si l’un d’eux se souvenait d’un détail intéressant, il saurait se montrer généreux. — Vous pensez que quelqu’un tait quelque chose ? demandaije, tandis que nous nous mettions en selle et repartions vers Gizeh. — J’en doute fort, mais si jamais c’était le cas, il ne parlerait pas en présence des autres. Attendons ! Fatima avait préparé le thé quand nous arrivâmes à la maison, et nous trouvâmes Daoud occupé à effectuer une razzia sur une assiette de sandwiches. Fatima l’avait régalé des derniers potins en même temps que de sandwiches, et il bouillait d’indignation devant l’audace de l’homme qui avait osé porter la main sur le Petit Oiseau. Naturellement, il était convaincu qu’il aurait été à même d’empêcher l’incident s’il ne s’était pas trouvé à Louxor. Nous le laissâmes exprimer sa colère, puis Emerson dit : — Vous ne pouviez pas vous trouver en deux endroits simultanément, Daoud. Nous vous avions envoyé à Louxor pour 345
voir comment la situation se présentait là-bas. Faites votre rapport. Fatima, apportez d’autres sandwiches, s’il vous plaît. Daoud leva la main. — Un, déclara-t-il en levant un doigt qui faisait deux fois la longueur et la largeur du mien. Sans s’arrêter pour reprendre son souffle, il entreprit d’exposer les faits que Nur Misur lui avait dit de relater, ajoutat-il. Il venait de terminer le second quand Sennia entra en trombe, nous embrassa tous et s’installa confortablement sur les énormes genoux de Daoud. — Comment vont-ils ? demanda-t-elle vivement. Est-ce que Bertie va mieux ? Ils savent que nous venons ? — Nous allons à Louxor ? demanda Daoud. — Oh, oui ! Le professeur ne vous l’a pas appris ? Nous prenons tous le train, demain. Dites-moi comment ils vont, Daoud. Est-ce que je leur manque ? — Énormément, lui certifia Daoud. Mr Bertie va mieux. Trois. Il a trouvé un nouveau sujet d’intérêt. Elle s’appelle Jumana. Je ne doutais pas qu’il avait répété le message au mot près. Ce n’était pas du tout ce que j’avais prévu pour Bertie, mais les lèvres bien dessinées d’Emerson esquissèrent l’un de ces sourires typiquement masculins. — La jeune fille que Nefret avait mentionnée ? Bien, bien, rien de tel qu’une jolie femme pour… — Emerson, je vous en prie ! (D’un geste de la main, je lui rappelai qu’une enfant innocente était présente.) Avez-vous vu cette jeune fille, Daoud ? — Oh, oui ! Nur Misur avait dit que vous voudriez savoir ce que je pensais d’elle. Elle est très, très jolie. Il prit un autre sandwich. — Est-ce tout ? m’exclamai-je. Daoud réfléchit un moment. — Elle parle très fort et dit ce qu’elle pense. Aussi il est probable que Yusuf ne lui trouvera pas de mari, bien qu’elle soit très, très… — Oui, je vois. Mon Dieu ! Emerson, je prévois des complications.
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— Du moment que nous ne nous retrouvons pas de nouveau avec des tourtereaux, gronda Emerson. Nous avons eu notre lot, et ils étaient fou… euh… sacrément ennuyeux. — Il y a une chose plus importante, déclara Daoud, que des tourtereaux n’intéressaient pas. Ce n’est pas Nur Misur qui me l’a dit, ajouta-t-il scrupuleusement. — Quelque chose concernant le pillage des tombes ? s’enquit Emerson. Daoud s’éclaircit la gorge. Avec l’instinct d’un conteur né, il avait gardé cette nouvelle pour la fin, et sa voix solennelle indiqua qu’il citait les propos de quelqu’un. — Tout Louxor sait que le Maître est de retour. Où est-il, nul ne le sait. Sa véritable apparence, nul ne la connaît. Il a un millier de visages et dix mille noms. Le silence qui suivit fut brisé par un fracas de porcelaine volant en éclats. Mr Amherst avait laissé tomber sa tasse.
Manuscrit H Le léger bruit réveilla Ramsès instantanément. Les rideaux de la fenêtre voletaient au gré de la brise matinale. Il eut juste le temps de poser les pieds par terre et de s’assurer qu’il était vêtu décemment avant que l’on ouvre la porte. Nefret se redressa en sursaut. La bougie que Margaret tenait à la main projetait des ombres sinistres sur son visage, dessinait des creux noirs sous ses pommettes et allongeait son nez. — Venez vite ! ordonna-t-elle. Il s’est réveillé ! La fenêtre de la cabine où ils avaient installé leur hôte était orientée à l’est. Il n’était pas aussi tôt que Ramsès l’avait pensé. L’aube pâlissait le ciel au-dessus des falaises. Il s’était attendu à trouver Sethos debout et dans une disposition d’esprit combative, mais la lueur de la bougie de Margaret montra une forme immobile allongée sur le lit. Le visage au-dessus de la couverture, hâve et couvert d’une barbe naissante, arborait un froncement de sourcils presque aussi menaçant que celui d’Emerson. 347
— Très astucieux, dit-il. Je présume qu’il est inutile de vous demander de me rendre mes vêtements ? — Cela peut se négocier, répondit Nefret. Elle semblait bien plus éveillée et alerte que Ramsès ne se sentait lui-même. Étouffant un bâillement qui menaçait de faire craquer ses mâchoires, il s’appuya contre la cloison et croisa les bras. Nefret ouvrit sa trousse de médecin. L’expression sur le visage de Sethos quand il vit le thermomètre releva le moral de Ramsès. — Non, dit Sethos d’un ton ferme. — Si, dit Nefret. Dois-je demander à Ramsès de vous tenir ? Son oncle réfléchit un moment. Ramsès, qui commençait à s’amuser énormément, observa le combat entre le bon sens et une envie déraisonnable mais compréhensible de frapper quelqu’un. — Au moins faites-la sortir d’ici avant de me dépouiller de ce qui me reste de ma dignité, déclara Sethos en lançant un regard oblique vers Margaret. C’était la première fois qu’il daignait admettre sa présence. — Requête acceptable, concéda Nefret. Margaret, allez vous habiller. Utilisez la cabine à côté de celle-ci. Lèvres serrées, Sethos se soumit à l’examen de Nefret. — Température et pouls normaux, annonça-t-elle. Mais vous savez ce qui va se produire, n’est-ce pas ? Il répondit par une autre question. — Paludisme ? — On le dirait bien. Quand a commencé la dernière crise ? Sethos écarta la question d’un geste de la main. — Vous n’avez pas besoin de me surveiller comme un gardien de prison, Nefret. Je n’ai pas la force de me battre avec vous, encore moins avec vous deux, et je ne suis pas assez téméraire pour prendre le risque de tomber malade avant d’avoir trouvé une cachette sûre. Il faut que nous trouvions une explication à ma présence ici. Des idées ? Sa force de caractère était intacte, bien qu’il fut allongé sur le dos et eût l’air d’un cadavre ressuscité, mais cette fois sa tentative pour détourner leur attention échoua.
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— Ai-je votre parole que vous n’essaierez pas de partir ? demanda Nefret. — Pour ce qu’elle vaut ! (Il fit la grimace.) Est-ce qu’une tasse de café serait trop demander ? — Je vais voir ce que je peux faire. Sethos la suivit des yeux tandis qu’elle se dirigeait vers la porte, son peignoir blanc tombant en plis gracieux. — Est-il possible de cacher ma présence à votre équipage ? — Peu probable. Néanmoins… La porte s’ouvrit de nouveau. Nefret tendit un ballot de vêtements à Ramsès. — Tu ferais bien de t’habiller, toi aussi. — Poussez le verrou de la porte, suggéra Sethos. À moins que vous ne désiriez un public. — Elle vous a amené jusqu’ici, depuis le Tarif. (Ramsès tapa du pied pour chausser ses bottes et boucla sa ceinture.) En prenant un risque considérable pour elle-même et sans que quiconque vous voie. Reconnaissez-lui ce mérite. — Peu importe. Je présume que vous savez que plusieurs personnes très déplaisantes sont à ma recherche ? Vous pourriez vous mettre en danger, vous et votre épouse, si je reste ici. — À présent, vous ne pouvez plus filer à l’anglaise à moins que vous n’ayez l’intention de traverser le fleuve à la nage. J’ai une idée… Ramsès attendit que les deux femmes les eussent rejoints pour exposer son plan. Le café qu’apportait Nefret finit par lui éclaircir les idées, et il se flatta d’avoir réussi à s’exprimer d’une façon claire et lucide, malgré les tentatives fréquentes de son oncle pour l’interrompre. — Nous ne pouvons pas cacher indéfiniment le fait que nous avons un invité. Les lancer sur une fausse piste est notre seul espoir. Ils savent que Margaret était avec vous la nuit dernière. Ils savent, ou l’apprendront, qu’elle était venue ici un peu plus tôt dans la soirée, seule. Ashraf affirmera qu’elle n’est pas revenue. Si nous parvenons à l’emmener à Louxor à l’insu de tous, personne ne saura qu’elle a passé la nuit ici. Je l’y emmènerai moi-même. Elle peut emprunter la tob et le voile de 349
Nefret. Ce sera délicat, mais je pense que nous pouvons y arriver si nous éloignons l’équipage. — Si elle a un peu de bon sens, ce dont je doute, elle refusera, rétorqua Sethos d’une voix traînante. Vous ne croyez pas qu’ils voudront avoir une petite conversation avec la dernière personne qui a été vue avec moi ? — Elle doit seulement aller de l’appontement à l’hôtel, répondit Ramsès. Une fois à l’hôtel, elle n’en bougera pas… Estce clair, Margaret ? Ne sortez pas de l’hôtel jusqu’à ce que vous ayez de nos nouvelles. Et ne répondez à aucun message écrit. Margaret hocha le menton avec vigueur. — Quant à vous, poursuivit Ramsès en appuyant son regard sur son oncle qui le soutint sans ciller, nous avons fait votre connaissance chez les Vandergelt hier soir et nous vous avons amené ici quand il est devenu évident que vous faisiez une crise de paludisme. Vous n’aviez aucune confiance dans ces hôpitaux « pour indigènes » et vous avez refusé d’être examiné par un médecin homme. Nefret laissa échapper un petit rire. Elle avait l’esprit vif. Sethos eut un certain temps de retard sur elle. Ramsès s’était attendu à une protestation offusquée – en fait, il l’avait espérée. — Une femme, déclara Sethos d’une voix blanche. Vous allez dire à l’équipage que je suis… — La sœur célibataire de Cyrus. Très comme il faut, très pudique. Son premier séjour en Égypte. Déteste tout ce qui concerne ce pays. — Ne me dites pas comment interpréter un personnage, grogna Sethos. Il y eut une lueur dans ses yeux que Ramsès n’aima pas du tout. — Maîtrisez vos pulsions de comédien, répliqua-t-il sèchement. Personne ne vous verra. Notre steward n’oserait jamais faire intrusion auprès d’une vieille fille. — Mais il me faudrait une perruque ou un bonnet de nuit, insista Sethos. À titre de précaution. Et une chemise de nuit de flanelle. Le corps de Nefret était secoué par les rires. Le visage de Margaret devint encore plus sévère. 350
— Il va mieux ? demanda-t-elle à Nefret. — Manifestement, hoqueta Nefret entre deux rires. En une enjambée, Margaret fut près du lit. Elle leva la main et l’abattit avec force sur la joue non rasée de Sethos. — Cela, s’écria-t-elle, c’est pour vous être moqué de moi à Hayil. Et ceci… Il saisit sa main avant qu’elle le gifle une seconde fois. Margaret le traita d’un nom qui fit sursauter Ramsès. Elle suffoquait de rage. — Parce que vous êtes un goujat et un ingrat, égoïste et arrogant ! Elle dégagea sa main et sortit en trombe. La porte de la cabine voisine claqua. — Bon, nous sommes débarrassés d’elle, conclut Sethos. Maintenant… — Vous êtes un goujat, fit Nefret d’un ton cassant. — Ce sentiment semble unanime, confirma Sethos en croisant le regard hostile de Ramsès. Ainsi que je m’apprêtais à le dire, votre plan est très ingénieux jusqu’ici, mais il est insuffisant. — Je sais. Je réfléchirai à la suite ce soir. — Non. Je crois savoir ce que vous avez en vue, et cela se tient, mais je m’en chargerai moi-même. — Avec plus de quarante de température ? Avant la tombée de la nuit, vous serez brûlant de fièvre. Il y a une petite chose. Avant d’enfourcher mon fougueux étalon et de partir au galop pour provoquer vos ennemis au combat, j’aimerais beaucoup savoir qui ils sont, et ce qu’ils recherchent. Il observa l’expression de son oncle et ses paumes le démangèrent. Il partageait entièrement l’envie de Margaret de le gifler pour faire disparaître ce sourire hautain. Sethos savait que ce n’était pas l’inquiétude pour son sort qui avait motivé le plan de Ramsès. Si la nouvelle transpirait qu’ils hébergeaient un inconnu à bord de l’Amelia, quelqu’un pouvait entendre parler de la visite de Margaret un peu plus tôt le même soir et tirer ses conclusions. Il fallait absolument que « le Maître » fût vu et reconnu après cette visite, pour que ses ennemis ne viennent pas le chercher ici.
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— Cela n’a rien à voir avec les Senoussi ou Sahin Bey ou ces satanés services de renseignements, n’est-ce pas ? demanda vivement Ramsès. C’est de nouveau ce bon vieux trafic des antiquités. Vous avez laissé les choses se relâcher un peu, et un nouveau joueur vous a supplanté. Qui ? — Si je le savais, vous ne pensez pas que je me serais occupé de lui ? Vous feriez mieux de me croire, Ramsès, même si vous êtes peu disposé à le faire. J’essayais depuis des semaines d’identifier ce personnage. Si c’est un Égyptien, c’est un spécimen peu ordinaire, car il est totalement dénué de pitié. Il a tué au moins trois personnes. Je ne veux pas que vous soyez la quatrième. Amelia le prendrait très mal. — Vous n’éluderez pas la question de nouveau, fit Ramsès d’un ton cassant. Il s’assit au bord du lit et prit par les épaules son oncle exaspérant. — Que recherche-t-il ? Les muscles sous ses mains se contractèrent en une série de frissons. — Quoi ? insista Ramsès. Les bijoux de la reine Tiy ? — Excusez-moi, marmonna Sethos. Je me sens un peu… Les bijoux ? Il n’y en avait pas. Cet épisode amusant et les rumeurs que j’ai fait circuler étaient juste ma façon d’annoncer mon retour. Il ferma les yeux. Les mains de Ramsès se crispèrent involontairement. Sethos gémit. — Laisse-le tranquille, Ramsès, intervint Nefret. (Elle se pencha vers le lit.) Je veux que vous preniez une autre dose de quinine. Ensuite je vous apporterai un joli bonnet de nuit ruché et nous vous laisserons dormir. Où avait-elle déniché le bonnet de nuit, Ramsès était incapable de l’imaginer. Il avait des rubans roses et des rangées de ruchés de dentelle. — Allons, Mère elle-même ne porterait jamais ce bonnet ! s’exclama-t-il. — C’est ce qu’on appelle un bonnet de boudoir, expliqua Nefret. On s’en sert pour couvrir ses cheveux ébouriffés quand 352
on boit le thé du matin avant que votre femme de chambre vous aide à vous habiller. Il allait de pair avec le négligé – un ensemble. J’avais l’intention de le donner à Sennia. — Je vais le tuer, dit Ramsès. — Tu pourras le tuer après le petit déjeuner, mon chéri. Monte sur le pont. Je te rejoindrai après avoir eu une petite conversation avec Margaret. Une fois qu’il eut gagné le pont supérieur, Ramsès réfléchit de nouveau à son plan. Il comportait un certain nombre de points faibles, mais il n’avait pas été en mesure de trouver mieux. Il faudrait prévenir Cyrus et imaginer un autre mensonge pour Katherine et lui. Ils ne pouvaient révéler même à Cyrus la véritable identité du patient de Nefret. Ramsès jura en sourdine. Inventer des romans fantasques était plus le rayon de sa mère que le sien – mais il pouvait seulement remercier Dieu qu’elle ne fût pas ici, à ajouter de nouvelles complications à une situation qui était déjà incontrôlable. Il devrait attendre jusqu’à l’après-midi, quand les membres d’équipage dormiraient, pour emmener Margaret sur l’autre rive et, d’une manière ou d’une autre, contraindre Sethos à lui révéler le secret qu’il était résolu à taire, et… Et il devait se débarrasser de Jumana et de Jamil. À peine s’était-il assis qu’ils arrivèrent. Tout en marmonnant un autre juron, il s’approcha du bastingage. Quand elle l’aperçut, Jumana se mit à lui adresser de grands gestes et à l’appeler. Affublée des vêtements de Nefret, elle ressemblait à une poupée animée. — Ne jure pas, lui recommanda Nefret en le rejoignant. — Je jurais ? Dis-leur que nous n’avons pas besoin d’eux aujourd’hui, Nefret. — Prends ton petit déjeuner avant qu’il refroidisse, répondit Nefret, et elle descendit l’escalier. Nasir se tenait au garde-à-vous, une serviette de table posée sur son bras, ainsi que Nefret le lui avait appris, prêt à servir les plats, mais Ramsès resta près du bastingage, à observer Nefret tandis qu’elle parlait à Jumana. C’était une tâche dont il aurait dû se charger, au lieu de s’en remettre à elle, mais cette conversation exaspérante avec Sethos l’avait mis dans une telle 353
colère qu’il n’était pas certain d’être en mesure de se fier à luimême pour se comporter normalement. Le prêt de quelques livres contenta Jumana. Jamil s’attarda un moment, échangeant des plaisanteries et des vantardises avec Ashraf, avant de suivre sa sœur. Nefret apparut sur le pont. Elle déclina l’offre de Nasir de faire réchauffer les plats, lui dit qu’ils se serviraient eux-mêmes, et commença à manger des œufs tièdes et des toasts pâteux. — Je suis désolé, s’excusa Ramsès. J’aurais dû les renvoyer moi-même et non… — Arrête ça ! (Elle leva la tête. Ses yeux flamboyaient de colère.) Tu es toujours désolé à propos des mauvaises choses. Quelle sorte de prestation stupide as-tu prévue pour cette nuit ? Si tu es résolu à l’accomplir, je viens avec toi. — Quelqu’un doit rester avec lui. — Quelqu’un ? Pourquoi ce quelqu’un est-il toujours moi ? Ses yeux étaient noyés de larmes – probablement des larmes de fureur. — Dans ce cas… — Je sais. (Elle s’essuya les yeux.) Mais j’exige de savoir où tu vas et ce que tu as l’intention de faire. — La démarche évidente consiste à retourner à la maison où il séjournait et à faire semblant de chercher quelque chose qu’il a été contraint d’y laisser. Je me montrerai à quelques villageois, en simulant la culpabilité et la frayeur, et je m’en irai précipitamment. — J’en étais sûre ! Bon sang, Ramsès, et si certains des… des autres surveillent l’endroit ? — Je filerai encore plus vite. (C’était une tentative d’humour dérisoire et cela n’amusa pas Nefret. Il prit sa main dans la sienne.) Je ne pense pas qu’ils disposent de suffisamment d’hommes pour surveiller l’endroit, Nefret. Mais cela nous aiderait certainement si je savais qui ils sont, et combien, et ce qu’ils veulent obtenir de lui. Nefret pinça les lèvres. — Je le découvrirai. — Tu profiterais d’un homme qui est malade ? Elle repoussa sa chaise. 354
— Encore une remarque irréfléchie de ce genre, Ramsès Emerson, et tu seras vraiment désolé ! Il a simulé la dernière crise. Si la maladie suit son évolution normale, une nouvelle crise ne surviendra pas avant cet après-midi, et à ce moment-là cela me sera parfaitement égal qu’il soit sur le point de rendre son dernier soupir. Tu veux venir avec moi ? — Je ne manquerais cela pour rien au monde ! Sethos était allongé, le dos tourné à la porte. Quand elle s’ouvrit, il roula sur le côté. Les dentelles qui encadraient son visage hérissé de poils auraient dû susciter l’hilarité, mais Sethos faisait accepter la chose comme lui seul en était capable. — Qu’y a-t-il encore ? s’exclama-t-il. Nefret s’assit à côté de lui et commença à parler doucement. Après seulement quelques phrases, Sethos leva les mains. — J’évite toujours de me disputer avec une femme quand elle est dans cette disposition d’esprit. Vous seriez prête à me démembrer sans la moindre hésitation si cela pouvait aider Ramsès, n’est-ce pas ? — Oui. — Hmmm. Rien de tel qu’un amour dévoué pour faire ressortir les qualités les plus précieuses chez… Entendu, entendu. J’avais l’intention de vous le dire, de toute façon. (Il tourna le regard vers Ramsès.) Autant que je sache, ils ne sont que trois, en plus de leur chef anonyme. L’un d’eux est un Syrien, Mubashir, qui travaillait pour moi au Caire en 1908. Il croit probablement que c’est toujours le cas. De petite taille, trapu, des cicatrices sur les joues… Il donna une description rapide des deux autres et ajouta : — Mubashir est le plus dangereux. L’un des meilleurs artistes du couteau que j’aie jamais employés, et aussi rapide qu’un serpent. Vous serez armé ? — Il le sera, dit Nefret avant que Ramsès puisse répondre. Vous pensez qu’ils s’attendent que vous reveniez ? — S’ils connaissent mes habitudes, non. L’une des raisons de ma longue et brillante carrière, c’est que je ne reviens jamais dans un endroit une fois qu’il est connu du camp adverse, même si cela signifie abandonner un matériel précieux. (Il adressa un sourire insolent à Ramsès.) Par le passé, vous avez fait bon 355
usage de celui que j’avais été contraint d’abandonner précipitamment. Ce talent vous sera très utile cette nuit, mais ne cédez pas à la tentation d’en faire trop. C’est un défaut de la famille. Contentez-vous de veiller à ce que des villageois vous voient et vous identifient. Vous êtes à peu près de ma taille et de ma carrure. Le turban vert devrait dissiper les doutes. J’ai perdu le mien quelque part en cours de route, mais vous pouvez certainement en trouver… — Il recommence, dit Ramsès à son épouse. — Exact. Je suis disposée à croire, déclara Nefret en articulant soigneusement, que vous n’avez pas appris l’identité du chef. Pourquoi n’avez-vous pas interrogé cet homme, Mubashir ? — Aller trouver Mubashir ? (Sethos frissonna, ou feignit de frissonner.) Non, merci ! Je préfère que mon foie, mes poumons et mes intestins demeurent intacts ! De toute façon, je n’obtiendrais rien d’utile de lui. Si mon astucieux adversaire a l’intelligence que je lui prête, il joue certainement le jeu comme je le faisais, rôdant furtivement la nuit, réduisant les conversations au minimum, et s’arrangeant pour qu’aucun d’eux ne le voie distinctement. Vous seriez surpris si je vous disais à quel point ce genre de comédie puérile peut se révéler efficace avec des gens qui… — Je ne veux pas entendre un cours, l’interrompit Ramsès en s’efforçant de ne pas hausser la voix. Je veux remonter à la source de ce jeu. Quel est le butin et où est-il ? — C’est une longue histoire… — Taisez-vous ! (Nefret leva la main.) N’est-ce pas Nasir qui nous appelle ? — Nasir peut aller au diable ! grommela Ramsès. Je veux des réponses, Sethos. — Elles peuvent attendre, riposta Nefret. Non, je t’assure, mon chéri. Il va se mettre à discourir sans suite jusqu’à ce que tu le frappes ou que je le frappe, ou bien que Nasir fasse irruption ici. La seule chose qui compte pour le moment… (Elle se pencha vers Sethos, son visage si près du sien que leurs nez se touchaient presque.) Si quoi que ce soit – absolument n’importe quoi ! – arrive à Ramsès cette nuit, susurra-t-elle 356
d’une voix aussi mélodieuse qu’un carillon de cloches, et que cela se produise parce que vous avez tu des informations qui auraient pu – auraient pu ! – faire une différence… Durant une longue seconde, Sethos regarda fixement les yeux bleus de Nefret, comme hypnotisé. Puis il déglutit avec difficulté et détourna la tête. — Il n’y a rien. Vous avez ma parole. Pour ce qu’elle vaut. Les appels de Nasir devenaient impérieux. Ramsès laissa Sethos aux bons soins de son épouse. Semblable à un ange de miséricorde, elle lui redressa la tête et tint un gobelet d’eau contre ses lèvres. Ses cheveux formaient un nimbe doré. Il dépassa la porte de leur cabine avant que Nasir apparaisse, en continuant de crier son nom. Jusqu’à maintenant, ils avaient réussi à laisser l’équipage dans l’ignorance à propos de leur visiteur. Plus longtemps cela durerait, mieux ce serait. Il était si préoccupé qu’il lui fallut un petit moment pour comprendre ce que Nasir lui disait. — Vandergelt Effendi ? répéta-t-il d’une voix sourde. Ici ? Cyrus attendait dans le salon, impeccablement vêtu de son complet préféré en toile de lin d’un blanc immaculé, et irradiait la bonne humeur. Il adressa un long regard à son hôte échevelé, et ses yeux pétillèrent de malice. — J’espère que je ne vous dérange pas. Je pensais que vous seriez levés à présent, frais et dispos. — Nous l’étions. Nous le sommes. Ramsès essaya de lisser ses cheveux et de se concentrer. Il n’avait pas encore réfléchi à l’histoire qu’il comptait raconter à Cyrus. — Je suis toujours ravi de vous voir. Comment se porte Bertie ? — Très bien. (Le pétillement dans ses yeux s’accentua.) Encore mieux depuis que notre petite visiteuse est venue nous voir. Ramsès se laissa tomber dans un fauteuil. — Nom d’un chien ! Jumana ? Nefret survint à temps pour entendre le dernier mot. — Qu’a-t-elle fait encore ?
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— Elle a rendu visite à Katherine, très poliment. Elle lui a offert un joli bouquet. Je crois qu’elle avait pris des fleurs dans mon jardin, ajouta Cyrus avec un grand sourire. C’est une jeune fille formidable ! Elle a dit que vous aviez promis de lui enseigner tout ce qu’elle avait besoin de savoir pour devenir égyptologue. — Qu’a-t-elle dit d’autre ? demanda Ramsès avec appréhension. — Énormément de choses. Elle a essayé de nous impressionner en racontant tout ce qu’elle savait déjà sur le sujet. — Je vous fais toutes mes excuses, Cyrus, dit Nefret. — Pour quelle raison ? Rien ne s’opposait à ce qu’elle nous présente ses hommages, même si elle agissait ainsi dans un but intéressé. C’est un changement bienvenu de trouver quelqu’un qui veut des livres et non un bakchich. Et je vais vous dire autre chose. Cette visite a requinqué Bertie d’une façon incroyable. (Cyrus eut un petit rire.) Il n’a pas beaucoup avancé avec cette jeune personne. Quand il a reconnu qu’il n’était pas égyptologue, elle l’a ignoré comme s’il était un billot de bois. Dès qu’elle est partie, il a filé dans sa chambre, les bras chargés de livres. Nefret regarda son époux. Cette fois, il n’y eut aucun échange de regards entendus. Le visage de Ramsès était devenu inexpressif de façon polie et elle comprit qu’il avait cessé d’écouter Cyrus. Dieu sait qu’il avait de nombreux sujets de préoccupation, néanmoins Nefret avait le sentiment qu’il ne prenait pas ce dernier fait nouveau suffisamment au sérieux. Katherine désapprouverait certainement l’attachement de Bertie pour une jeune Égyptienne, même si cette relation était parfaitement innocente. Je ferai en sorte qu’elle reste innocente, songea Nefret – pour Jumana, sinon pour Bertie. Elle reporta son attention sur Cyrus. Celui-ci s’était lancé dans une discussion animée sur ses projets. Bertie n’était pas le seul à s’être « requinqué » depuis qu’ils étaient arrivés à Louxor. — J’ai pensé que vous aimeriez peut-être m’accompagner tous les deux pour repérer des sites éventuels. 358
Ramsès donna l’impression d’avoir reçu un coup de merlin sur la tête. — Aujourd’hui ? — Je suis impatient de me mettre au travail. Mais si vous avez autre chose à faire… — Je crains que nous ne soyons très occupés aujourd’hui, rétorqua Nefret. Demain, peut-être… ou après-demain ? — Oui, bien sûr. (Cyrus se leva et prit son chapeau.) Je vous prie de m’excuser. J’étais si enthousiaste que j’ai oublié que vous aviez peut-être d’autres projets. — Je vous en prie, dit Nefret. Nous serons ravis de vous accompagner. Bientôt. — Rien ne presse, répondit Cyrus aimablement. Je peux faire un tas d’autres choses. J’aurai peut-être une conversation avec Yusuf, pour lui demander s’il a des suggestions à me faire. — Excellente idée, approuva Ramsès. Une fois Cyrus parti, il se tourna vers Nefret. — Demain ? Il ne sera pas rétabli d’ici là, n’est-ce pas ? — Probablement pas. Nous devrons tout simplement nous décommander de nouveau auprès de Cyrus. Tu ne lui as pas parlé de sa sœur souffrante. — Je n’ai trouvé aucune explication qui se tienne, reconnut Ramsès. J’ai l’impression que mon cerveau ne fonctionne plus. — Cela n’a rien de surprenant. Et si tu dormais quelques heures ? Il s’approcha d’elle et prit ses mains dans les siennes. — Toi non plus, tu n’as pas beaucoup dormi cette nuit. — Je n’ai pas le genre de journée qui t’attend. (Elle dégagea ses mains et les posa sur les épaules de Ramsès.) Va t’allonger. Je te réveillerai pour le déjeuner. Il n’avait pas imaginé qu’il dormirait, pourtant ce fut le cas. Il se réveilla en sursaut après un rêve si horrible qu’il sourit, à demi endormi, tandis qu’il se le remémorait. L’embarcation chavirait et Margaret l’invectivait comme elle coulait, tandis qu’il nageait en chien et n’essayait pas de se porter à son secours. Cyrus parcourait à cheval la rive ouest et braillait : « Ce n’est pas ma sœur Emmeline ! » Sethos disait à Nefret qu’il se changerait en prince si elle l’embrassait. Sethos de nouveau, 359
debout parmi les décombres de sa maison, regardait en souriant tandis que Mubashir prélevait soigneusement les poumons, le foie et les intestins de Ramsès et les mettait dans des canopes. Les têtes humaines sculptées sur les couvercles des vases ne comportaient pas le double uræus royal sur leur front, et Ramsès s’apprêtait à protester contre cet oubli lorsqu’il s’était réveillé. Quand il rejoignit Nefret pour le déjeuner, il lui raconta la première partie du rêve, en pensant que cela l’amuserait peutêtre. Les deux derniers épisodes ne l’amuseraient certainement pas. — Tu sais comment les freudiens interpréteraient le fait de laisser Margaret se noyer, fit-elle d’un ton grave. — Ils se tromperaient. Dieu sait que j’aimerais qu’elle n’ait pas compliqué notre vie, mais j’ai beaucoup d’admiration pour elle. Dès que Sethos sera complètement rétabli, je lui tiendrai les bras pendant qu’elle le frappera autant de fois qu’elle le désirera. Tu ne supposes pas que Cyrus a une sœur prénommée Emmeline ? — Je pense qu’il n’a pas de sœur du tout. (Puis elle sourit.) Comment ton inconscient a-t-il trouvé Emmeline ? Quelqu’un que j’ai raté ? — La seule Emmeline que j’aie jamais rencontrée était Mrs Pankhurst, et je peux te certifier que je ne me suis jamais approché d’elle à moins de quatre mètres. Ils bavardèrent et attendirent que Nasir eût débarrassé la table et fût parti. Ramsès alluma une cigarette. — Elle est prête ? Nefret acquiesça. — Et pour le dinghy ? — On pourrait le reconnaître. Je volerai ou louerai une embarcation. À tout à l’heure. La première partie du plan se déroula sans accroc. Quand il regagna l’Amelia à bord du petit voilier qu’il avait loué, après le marchandage habituel, les hommes d’équipage s’étaient installés pour leur repos de l’après-midi, quelques vapeurs de commerce et des chalands étaient la seule navigation sur le fleuve. Aidé de Nefret, il fit sortir la femme en robe noire par la 360
fenêtre et la déposa dans l’embarcation. Ni l’un ni l’autre ne parlèrent beaucoup durant la traversée. Il était occupé avec la barre franche et les voiles, et elle ne semblait pas d’humeur loquace. Alors qu’ils approchaient de la rive, elle releva la tête. Le voile dissimulait son visage à l’exception des yeux. Ils étaient creux et assombris, mais quand elle parla, ce fut avec sa voix vive habituelle. — Vous me tiendrez au courant ? — Oui. En personne, demain, si nous y parvenons. N’oubliez pas mes consignes. Ne quittez pas l’hôtel. Cela me compliquerait beaucoup la vie si on vous enlevait. — Ou si on me tuait. — C’est le seul aspect positif de la situation. S’ils vous recherchent, ils vous voudront vivante. — Vous appelez cela un aspect positif ? — C’est bien plus difficile d’emmener de force une femme bien portante et robuste que de lui trancher la gorge. (Il ne lui laissa pas le loisir de commenter la remarque.) Je vais vous débarquer le plus près possible de l’hôtel. Vous serez obligée de grimper à quatre pattes le talus, mais après vos exploits de la nuit dernière, je ne doute pas que vous y parviendrez. Elle y parvint, après un certain nombre de glissades et de jurons. Ramsès attendit qu’elle fût arrivée en haut pour la suivre. Il la vit traverser la route comme une flèche et monter l’escalier majestueux du Winter Palace. Elle était en sécurité maintenant – si elle se rappelait d’ôter sa robe égyptienne avant d’entrer. Le vent était tombé, et retraverser le fleuve lui prit deux fois plus de temps. Il dut ramer durant une bonne partie du trajet. Il rendit son embarcation de location, enleva barbe, turban et aba derrière un arbre, et se dirigea vers l’Amelia tout en se grattant la mâchoire d’un air absent. Il avait essayé de confectionner une colle qui ne démangeait pas, sans succès jusqu’à maintenant. Le soleil déclinait à l’ouest et des ombres grisâtres et fraîches s’étiraient sur son chemin. Dès la tombée de la nuit, il pourrait élaborer le reste du programme. Il anticipait ce moment avec plaisir. N’importe quelle action était plus agréable que l’attente, 361
et il ne s’attendait pas à des ennuis. Ce serait plus difficile pour Nefret. Elle ne gémirait pas, ne pleurerait pas, mais elle serait malade d’inquiétude jusqu’à son retour. Tout s’était bien passé jusqu’ici. Il se demanda, avec une suffisance qu’il regretterait bientôt, pourquoi il s’était échauffé ainsi. Cette situation n’était guère plus compliquée que les mésaventures qui arrivaient à tout bout de champ à ses parents. C’était certainement une tombe inconnue que Sethos et son rival cherchaient. Il y en avait beaucoup à Thèbes. Rien qu’au cours du dernier demi-siècle, plus d’une cinquantaine avaient été découvertes, plus de deux douzaines dans la Vallée des Rois elle-même, trois – ou davantage ? – par l’infatigable famille Abd er-Rassul. Bien sûr, la majorité de ces tombes n’étaient pas terminées ou avaient été entièrement pillées, les rares exceptions de cette dernière catégorie étant celles de hauts fonctionnaires, et non de personnages royaux. Mais on n’avait toujours pas découvert un certain nombre de pharaons : Horemhab, plusieurs Ramsès, Toutankhamon… Des visions dorées flottaient dans son esprit. Ashraf, assis au pied de la passerelle, fumait tranquillement une cigarette, le regard perdu dans le vide. Il se leva d’un bond quand il aperçut Ramsès. — Nur Misur vous cherche, Frère des Démons. Les visions dorées furent remplacées par ce que sa mère aurait appelé un horrible pressentiment. — Que s’est-il passé, Ashraf ? — Rien, rien. Mais elle a dit… Ramsès gravit la passerelle en hâte, laissant Ashraf parler tout seul. Nefret avait probablement entendu leurs voix. Elle accourut à sa rencontre, les yeux agrandis, le visage crispé. Il la prit dans ses bras. — Chérie, qu’y a-t-il ? Est-ce qu’il… Elle le repoussa. — Il n’a rien fait. L’accès suivant a commencé. Je dois retourner auprès de lui. Mais, oh, Ramsès… tu ne vas pas le croire… c’est trop affreux… — Quoi ? Pour l’amour de Dieu, Nefret !
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Elle tenait dans sa main un morceau de papier chiffonné. Un télégramme. Il le lui arracha des doigts. « Arrivons à Louxor mercredi avec Sennia, Selim et les autres. Séjournerons chez Cyrus, inutile pour vous de faire quoi que ce soit. » (Elle avait même payé pour un mot supplémentaire.) « Amitiés, Mère. » Ramsès ouvrit les rideaux et regarda par la fenêtre. Le ciel nocturne était illuminé d’étoiles, et le clair de lune striait l’eau sombre au léger clapotis. Il n’avait gardé que sa chemise de corps et son caleçon et ôtait ses chaussures. — Il est temps que je parte. Tu es sûre que tu peux le maîtriser ? L’ombre d’un sourire effleura les lèvres de Nefret. — Regarde-le. La première phase de la crise était passée, et la fièvre empourprait le visage du malade. Ses yeux étaient ouverts, mais il ne semblait pas savoir où il se trouvait, et il n’avait pas parlé, à l’exception de murmures incohérents. Nefret éteignit la lampe avant de rejoindre Ramsès près de la fenêtre. Il sentait qu’il aurait dû dire quelque chose, mais il ne trouvait pas quoi. Ne t’inquiète pas ? Mais elle s’inquiéterait. Je t’aime ? Cela donnait l’impression qu’il ne s’attendait pas à la revoir. Qu’y avait-il à dire, tout compte fait ? Il embrassa son visage levé vers lui, un petit baiser rapide, puis se glissa par la fenêtre. Il leva les mains et prit le paquet qu’elle lui tendait. — Ne cède pas à la tentation d’en faire trop, chuchota-t-elle, et elle s’éloigna de la fenêtre. Une fois à terre, il essora ses sous-vêtements ruisselants et les remit. Le tissu était désagréablement froid et humide, mais il y avait de fortes chances pour qu’il ait envie d’enlever le caftan, et il ne tenait pas à aller et venir tout nu. La toile imperméable avait gardé les objets au sec. Il les ajusta – caftan, barbe, turban, babouches, ceinture de poignard – et se mit en route. Bien qu’il fut sur le qui-vive, il eut tout loisir de se livrer à ce que sa mère aurait appelé de la ratiocination durant le trajet de plus de quinze cents mètres. Malheureusement, il était toujours incapable de concevoir un moyen d’éviter la catastrophe qui 363
s’abattrait bientôt sur eux. Nefret et lui avaient passé plusieurs possibilités en revue dans l’après-midi, une fois qu’il se fut remis du choc causé par le télégramme. — Dis-leur qu’ils ne doivent pas venir, avait été la première suggestion de Nefret. — Dire à Mère de ne pas faire quelque chose ? — Tu as raison, cela ne ferait que la rendre encore plus déterminée. À ton avis, qu’est-ce qui a motivé leur venue ? — À quoi bon se perdre en conjectures ? Ce pourrait être n’importe quoi, depuis leur envie de fêter Noël en famille jusqu’à… Je préfère ne pas y penser. — Ils ne peuvent pas savoir, pour Sethos. Euh… le peuventils ? — Tout est possible quand il s’agit de Mère, mais je ne vois pas comment cette plaisante information aurait pu lui parvenir. Nefret, il faut absolument que Sethos quitte l’Amelia avant leur arrivée. Ils s’étaient regardés d’un air déconcerté. — Comment ? avait demandé Nefret. Pour l’emmener où ? Un bruissement dans la végétation amena Ramsès à reporter son attention sur l’endroit où il se trouvait. Il avait presque atteint la lisière des terres cultivées. Sur sa droite, les colonnes brisées du temple de Séti luisaient d’un éclat pâle à la clarté de la lune. C’est le moment de se concentrer sur le travail, se dit-il. Une seule situation de crise à la fois. Il connaissait le village, bien qu’il n’eût jamais eu le moindre motif de s’y attarder. C’était l’une des nombreuses petites localités entre l’extrémité sud de Drah Abu’l Naga et le temple de Séti Ier. Il en fit le tour, tâtant la torche électrique dans son petit sac, hésitant à s’en servir. Le clair de lune serait suffisamment brillant s’il parvenait à attirer l’attention de quelqu’un. Il se posta sur la butte qui dominait le village. Les masures semblaient désertes. La plupart des villageois allaient se coucher dès la tombée de la nuit – l’huile pour les lampes coûtait cher. Un amas de gravats indiquait l’emplacement de la maison de Sethos. Celui-ci avait effectué un travail consciencieux. Il ne restait pas un seul mur debout. Les 364
villageois y avaient probablement mis du leur, fouillant dans les décombres à la recherche d’objets qu’ils pourraient utiliser, ou, si l’on se montrait charitable, pour rechercher un corps, mort ou vivant. Ramsès ramassa une poignée de cailloux et commença à les lancer en direction du village, en les espaçant pour que le bruit suggère qu’ils avaient été déplacés par les pas de quelqu’un qui s’approchait. Il s’interrompit un moment et tendit l’oreille. Il lança une autre pierre, et fut récompensé par une première réponse, un fort glapissement canin. La pierre avait dû heurter un chien qui donnait. Il descendit la pente, impatient d’en finir avec cette affaire. Plusieurs autres chiens avaient ajouté leurs commentaires à la première plainte. Une lumière apparut à la fenêtre de l’une des maisons et une voix cria des imprécations en arabe. Tout était parfaitement normal et inoffensif, ainsi que Sethos l’avait prédit. Le dormeur réveillé avait sorti la tête par la fenêtre et maudissait les chiens. À présent ceux-ci suivaient Ramsès en grognant et aboyant. Il fit halte à quelques mètres de la maison, bien en vue dans la clarté de la lune. Un arrêt des injures, suivi d’une exclamation de surprise, lui assura qu’on l’avait vu. Aussi tourna-t-il les talons et il repartit au trot dans la direction d’où il était venu. La silhouette sombre sembla surgir du sol juste devant lui. Il se jeta de côté, bondit et se reçut sur les pieds alors qu’un poignard se plantait dans le sol à l’endroit où il s’était trouvé un instant plus tôt. Il entrevit un visage balafré, convulsé, avant de se mettre à courir, jetant des obstacles sur son passage et résistant à la tentation de lorgner par-dessus son épaule. Des pas lourds retentissaient derrière lui, mais il était certain de conserver son avance, et s’il ne parvenait pas à semer l’individu avant d’atteindre la lisière des champs, il y avait un grand nombre de terriers très commodes dans les ruines du temple, qu’il connaissait comme sa poche… Mubashir – ce devait être Mubashir – connaissait le terrain aussi bien que lui. Il évita plusieurs fosses où Ramsès avait espéré qu’il tomberait et continua de le poursuivre avec 365
ténacité. Finalement, le bruit des pas cessa. Ramsès s’apprêtait à risquer un regard derrière lui quand quelque chose frôla son oreille et fendit l’épaule de son caftan d’emprunt avant de heurter le sol. Ramsès courut de plus belle. Quand il parvint à l’arrière du temple, il s’affaissa sur le sol, à bout de souffle, à l’abri d’un amas de pierres éboulées, et ne bougea plus. Il n’y avait aucun signe de son poursuivant. Le Syrien avait lancé son poignard quand il avait compris qu’il était distancé. Cela avait été un jet incroyable, à la seule clarté de la lune et vers une cible qui se déplaçait rapidement. Ramsès se félicita de ne pas avoir regardé par-dessus son épaule. Il aurait sans doute perdu le bout de son nez au lieu d’un petit morceau de lobe. Son oreille ne saignait plus, mais l’estafilade sur son épaule continuait de suinter. Il ôta sa barbe et son caftan, puis s’avança dans l’eau. Peu après, il se hissait vers la fenêtre ouverte. Nefret était là. Elle lui prit le baluchon des mains et s’écarta pour le laisser entrer. — Retire vite ces vêtements mouillés, ordonna-t-elle. (Puis ses yeux s’agrandirent.) Crénom, Ramsès, que s’est-il passé ? Les blessures s’étaient rouvertes et du sang mêlé d’eau tombait goutte à goutte sur le plancher. — Je vous avais dit de ne pas en faire trop, fit remarquer son oncle. Il était assis dans son lit. La fièvre était retombée. Des draps frais étaient soigneusement disposés autour de lui, et il portait une jolie chemise de nuit propre. À l’exception de sa barbe de plusieurs jours et des cernes autour de ses yeux, il semblait bien portant et tout à fait à son aise. — Vous ne m’aviez pas dit que votre ami syrien s’y entendait pour lancer des poignards, répliqua Ramsès d’un ton cassant. — J’avais pensé que c’était implicite dans ma description de ses talents. La mâchoire de Nefret était crispée. — Ôte ta chemise de corps, dit-elle. — Ce n’est rien, je t’assure. — Retire-la. Sa trousse de médecin était posée par terre à côté du lit. Elle chercha un peu et en sortit divers objets tandis que Ramsès 366
faisait passer le tissu trempé par-dessus sa tête et le lançait dans un coin. — Vous vous en êtes tiré à bon compte, déclara Sethos en l’examinant. — J’ai couru ventre à terre. — Une sage décision. Alors ? Ramsès s’assit en produisant un son mou et relata son aventure tandis que Nefret l’aspergeait d’antiseptique. Ses mains continuaient de trembler. — Apparemment, votre prestation a été très efficace, reconnut Sethos. Vous vous êtes montré un peu insouciant… Un grognement inarticulé de Nefret le réduisit au silence. Elle appliqua un dernier pansement adhésif sur l’épaule de Ramsès, tâtonna dans sa trousse, et y prit une seringue hypodermique et un petit flacon. — Tendez votre bras, ordonna-t-elle en s’approchant de Sethos. — Qu’est-ce que c’est ? — Quelque chose pour vous aider à dormir. — Je n’ai pas besoin de… — Mais moi, répliqua Nefret, j’ai besoin de vous enfoncer quelque chose de pointu dans le corps. Si je n’avais pas prêté le serment d’Hippocrate, ce serait un poignard. Ramsès, va te coucher, tu dois être complètement épuisé. — Je veux regarder. Ainsi qu’il le savait par expérience, Nefret maniait délicatement les seringues hypodermiques. Pourtant elle enfonça celle-ci dans le bras de Sethos avec quasiment autant de force que s’il s’était agi d’un poignard. Elle avait laissé une lampe allumée dans leur cabine. À peine avait-il refermé la porte qu’elle se précipita vers lui, passa ses bras autour de son cou et enfouit son visage contre sa poitrine. — Je vais le tuer, marmonna-t-elle. Pas toi, moi. Après ce que tu as subi aujourd’hui… Il ne t’a même pas remercié ! Observer son oncle se dérober devant Nefret et sa seringue avait rendu Ramsès plus tolérant. — Il n’aime pas qu’on lui rende service. Je pense qu’il n’en a guère l’habitude. 367
— Ne cherche pas à m’apitoyer sur son sort. — Rien ne pouvait plus le vexer que ce que tu as fait. Il glissa les doigts dans les cheveux de Nefret et lui inclina la tête en arrière. Il s’apprêtait à l’embrasser quand ses mâchoires s’écartèrent en un énorme bâillement involontaire. — Excuse-moi, chérie ! — Au lit ! ordonna Nefret. Tout de suite ! Il ne s’était pas rendu compte à quel point il était éreinté jusqu’à ce que son corps endolori fût allongé sur le matelas, mais son esprit continuait d’agiter des pensées. — J’espère que nous ne chercherons pas de sites avec Cyrus demain. — J’ai remis cela à plus tard. (Nefret ôta les épingles et les peignes de ses cheveux et entreprit de les brosser.) L’arrivée de la famille était une excuse suffisante. — Oh, bon sang, c’est vrai ! Qu’allons-nous faire d’eux ? Les longs cheveux retombèrent sur ses épaules en une cascade dorée. Elle lui sourit et éteignit la lampe. — Ne t’inquiète pas pour cela cette nuit, mon chéri. J’ai un plan.
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Manuscrit H (suite) — Tout leur dire ? fit Ramsès d’un air de doute. — Tout dire à tout le monde ! Nefret brandit son toast beurré de façon théâtrale. Ses yeux étaient plus bleus que le ciel du matin et aussi brillants que le soleil au-dessus des falaises à l’est. Savoir que son parent exaspérant était plongé dans un sommeil drogué avait permis à Ramsès de passer la meilleure nuit de repos qu’il eût connue depuis des jours. Une chose en amenant une autre, il était d’excellente humeur quand ils étaient montés sur le pont supérieur pour le petit déjeuner. Jusqu’à maintenant. — C’est ton fameux plan ? — Il résout les principales difficultés, non ? Nous nous sommes tellement empêtrés dans des mensonges et des omissions que nous sommes incapables de nous rappeler ce que nous leur avons dit. (Elle planta ses coudes sur la table et se pencha en avant.) L’année dernière, nous sommes convenus de cesser de jouer à ces petits jeux parce que cela avait occasionné beaucoup d’ennuis par le passé. Et voilà que nous recommençons ! Les parents nous ont caché des choses et nous leur en avons caché. Je dis que nous devons y mettre un terme une bonne fois pour toutes. Elle prit une bouchée de son toast et observa Ramsès réfléchir, soupesant le pour et le contre à sa façon méthodique. Au moins, il réfléchissait et ne soulevait pas d’objections indignées. À ses yeux, son raisonnement était logique et le bon sens même, mais son époux éminemment rationnel ne réagissait pas toujours avec logique. 369
— C’est Mère, hein ? demanda-t-elle. — Quoi ? Il fronça les sourcils. — Tu te méfies de son comportement. Nom d’un chien, Ramsès, ta mère a survécu à plus d’aventures terrifiantes qu’aucune femme réelle ou imaginaire, et elle en a savouré chaque seconde ! Il est temps que tu commences à la traiter d’égal à égale. Durant un moment, elle redouta d’avoir poussé le bouchon trop loin. Puis les lèvres serrées de Ramsès se détendirent en un sourire penaud. — Je le ferai si elle le fait. Nefret éclata de rire. — J’aurai une petite conversation avec elle. Tu lui as causé une belle frayeur l’hiver dernier, mon chéri. Jusqu’à cet instant, elle avait été incapable de reconnaître à quel point elle t’aimait, et maintenant elle met les bouchées doubles. Alors, tu es d’accord ? — Oui. C’est étonnant, ajouta-t-il avec candeur. Je ressens ce que l’un de ces pauvres ânes surchargés doit ressentir quand on enlève le dernier fardeau qui pesait sur son dos. Qu’ai-je donc fait pour te mériter ? Le retour de Nasir avec une autre cafetière empêcha Nefret de le lui expliquer par le menu et avec les gestes appropriés. Elle poussa le porte-toasts vers lui. — Nous devons régler quelques détails, admit-elle. — Une foule de détails. Dire tout à tout le monde, c’est un peu exagéré. Tu as l’intention de tout avouer à… euh… Emmeline ? — C’est elle qui avouera tout, répondit Nefret, la mine sévère. Même si cela me prend la matinée entière. Cependant, je pense qu’il ne faut pas mentionner l’arrivée de la famille. Il – elle – préférerait tenter de traverser le fleuve à la nage plutôt que d’affronter Mère. — Quand comptes-tu annoncer la nouvelle aux parents ? Après s’y être farouchement opposé, il avait fini par accepter l’inévitable. Nefret lui sourit tendrement. — Dès que nous pourrons être seuls tous les quatre. Ensuite nous pourrons décider ce que nous devons dévoiler au juste à 370
Cyrus, et ce que nous devons faire d’Emmeline, et… Qu’y a-t-il, maintenant ? — J’imaginais leur réaction – Père fonçant vers l’Amelia, par le premier moyen de transport volé ou emprunté, et Mère sur ses talons. Nous pourrions l’emmener ailleurs, leur laisser le temps de se calmer avant de se trouver en face de lui. J’ai une idée… — Le laisser partir avant que nous l’ayons contraint à passer aux aveux ? — Certainement pas. Nasir prépara un plateau de petit déjeuner pour la « pauvre dame souffrante ». Ils avaient réussi à garder la présence de Margaret invisible et insoupçonnée, mais il aurait été impossible de rendre compte des fréquentes visites de Nefret dans la cabine des invités sans expliquer qu’elle avait une patiente. Nasir s’était montré très compatissant. Sethos était debout devant la fenêtre. Il avait enroulé un drap autour de son corps en une imitation très réussie d’une toge, et avec sa barbe de trois jours et ses yeux hostiles, il rappelait à Nefret l’un des empereurs les plus pervers de Rome – Néron ou Caracalla. — Recouchez-vous immédiatement, ordonna-t-elle, tandis que Ramsès posait le plateau sur la table de chevet. — Je ne veux plus revoir un lit aussi longtemps que je vivrai ! — Alors, asseyez-vous et prenez votre petit déjeuner. Elle fit tomber deux cachets du flacon de quinine et les lui tendit. Il les avala en faisant la grimace. — Écoutez, vous deux, cette plaisanterie a assez duré. Vandergelt sait qu’il a une sœur souffrante ? — Non, reconnut Ramsès. — Alors il n’est pas passé prendre de ses nouvelles ? C’est scandaleux ! Ce petit jeu ne peut pas continuer indéfiniment. Cela devient trop compliqué. Vous n’en connaissez pas la moitié, pensa Ramsès. — Si vous songez à nous fausser compagnie, déclara Nefret, les bras croisés, vous feriez mieux de renoncer à cette idée. Vous n’êtes pas encore tiré d’affaire.
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— Je me rétablis gentiment, merci, docteur. Tout ce qu’il me faut, c’est suffisamment de quinine pour tenir durant les prochains jours. Je suis capable d’avaler des cachets sans aide. — Pour aller où ? demanda Ramsès. — Dans un hôtel. — C’est ridicule ! s’exclama Nefret. — Expliquez-lui, Ramsès. Sethos retourna à ses œufs et ses toasts. C’était le même plan qui était venu à l’esprit de Ramsès. Il adressa un signe de tête rassurant à son épouse qui bouillait de colère. — C’est la seule solution. Il a besoin de quelques jours supplémentaires de repos et d’aisance matérielle, ce qu’il pourrait difficilement trouver dans une grotte. La sécurité réside dans le nombre et un certain anonymat en se faisant passer pour un touriste. Et si les ennemis de Sethos le capturent, ce ne sera pas ici. Ramsès ne les sous-estimait pas. Ils avaient déjà réussi à découvrir plusieurs de ses cachettes, et plus longtemps il resterait ici, plus grandes seraient les chances qu’ils le trouvent. Son interprétation d’Haggi Sethos la nuit dernière leur donnerait le change quelque temps, mais l’histoire d’Emmeline ne tiendrait pas indéfiniment. Il n’avait aucune envie de se réveiller en pleine nuit pour apercevoir Mubashir entrer par leur fenêtre. — Exactement. Sethos avait mangé avec la détermination farouche de quelqu’un qui accomplit une tâche nécessaire. Il repoussa son assiette vide. — Si vous pouvez me prêter l’un de vos costumes, un rasoir et quelques autres objets pour donner un peu plus de vraisemblance… — À quel hôtel pensez-vous ? l’interrompit Nefret. (Une nouvelle idée très séduisante avait remplacé son indignation.) Ce ne serait pas le Winter Palace, par hasard ? — Cela m’est parfaitement indifférent, fut la réponse sèche.
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— Oh, vraiment ? Elle est arrivée là-bas sans accroc, mais nous n’avons pas eu l’occasion de communiquer avec elle depuis hier après-midi. Un soupçon d’émotion traversa fugitivement le visage de Sethos, puis il arbora de nouveau son expression légèrement narquoise. — Si vous êtes d’accord, nous ferions mieux de nous mettre au travail. Cela va prendre un bon moment pour me transformer en un débonnaire globe-trotter. — Un très long moment, en effet. (Il était évident que Nefret s’amusait énormément.) Vous avez besoin de notre coopération pour cela, et vous ne l’aurez pas tant que vous ne nous aurez pas dit tout ce que nous voulons savoir. — Le serment d’Hippocrate autorise le chantage ? — Je ne me rappelle pas que ce soit mentionné. Rien ne presse, ajouta-t-elle d’une voix mielleuse. Vous ne pouvez pas partir aujourd’hui, de toute façon. — Mais… — Explique-lui, Ramsès. — Vous allez probablement avoir une nouvelle crise cet aprèsmidi, déclara Ramsès. Exact, Nefret ? Nous ne pouvons pas terminer les arrangements nécessaires et vous conduire à l’hôtel avant. — Exact, acquiesça Nefret. Bon, nous vous écoutons. Nefret avait suggéré qu’ils déjeunent au Winter Palace. — Il faut nous assurer qu’elle va bien. Et elle veut certainement avoir de ses nouvelles. — J’avais promis de la tenir au courant, mais j’espère qu’elle est revenue à présent de ses idées romanesques. Sethos s’est comporté comme une brute. — Ah, bien, dit Nefret énigmatiquement. — Qu’est-ce que cela est censé signifier ? — Rien d’important. (Elle ajusta son chapeau et lissa sa jupe.) Voilà, je suis prête. Le bac pour touristes semblait le plus approprié à leurs desseins. À cette heure de la journée, des hordes de gens rentraient dans leurs hôtels après avoir passé la matinée à 373
visiter les monuments. S’ils parvenaient à amener jusqu’à l’appontement leur invité indésirable, celui-ci se fondrait parfaitement dans la foule. Ensuite il se débrouillerait tout seul, et s’il n’avait pas assez de bon sens pour s’en tenir à leur plan, il n’aurait que ce qu’il méritait si ses ennemis le retrouvaient. Il affirma qu’il leur avait confié tout ce qu’il savait. Après avoir déclaré qu’il se résignait à l’inévitable, il s’était lancé dans un long récit – peu instructif, à la réflexion. L’ennui, c’est qu’il était impossible d’en vérifier la véracité, mais Ramsès avait l’intention d’interroger quelques personnes. L’une d’elles n’était pas là. Sayid avait probablement fait sa proie d’un touriste, car il n’occupait pas son poste habituel devant le Winter Palace. À la réception, ils demandèrent Miss Minton et on leur répondit qu’elle était dans la salle à manger. On aurait pu croire en la voyant – habillée avec élégance, décontractée et souriante – qu’elle n’avait pas la moindre préoccupation au monde. Cependant, elle avait certainement surveillé la porte, car dès qu’ils entrèrent, elle se leva et leur fit signe de la main de la rejoindre. Nefret aperçut son compagnon et pila net. — Bon sang, que fait-il ici ? Le maître d’hôtel leur lança un regard surpris. Ramsès prit Nefret par le bras. — Maîtrise tes pulsions homicides et essaie de te conduire en dame. — Pourquoi ne nous a-t-elle pas dit qu’elle connaissait ce salopard ? — Parce qu’elle n’avait aucune raison de supposer que cela nous intéresserait de le savoir, répondit Ramsès. (Il était parfois nécessaire d’enfoncer une porte ouverte quand l’indignation prenait le dessus sur Nefret.) Rappelle-toi que nous n’avons pas été présentés en bonne et due forme. Souris. Ou au moins arrête de grincer des dents. « Smith » s’était levé quand ils arrivèrent à leur table. Après avoir demandé s’ils se connaissaient et avoir reçu immédiatement une réponse négative de la part de Smith, Margaret les présenta et ajouta : 374
— Algie travaille aux services des Travaux publics du Caire. Mr et Mrs Emerson sont… — J’ai entendu parler d’eux, bien sûr, l’interrompit Smith d’une voix mielleuse. C’est un très grand plaisir. Asseyez-vous, je vous en prie. C’était une table pour quatre, et le serveur tenait une chaise pour Nefret. Elle resta debout. — Nous ne voudrions pas nous imposer. — Pas du tout, répondit Smith. Je m’apprêtais à partir, de toute façon. Un rendez-vous. — Vous n’êtes pas en vacances ? demanda Ramsès. Il évitait d’utiliser ce nom ridicule. La banalité un brin inquiétante de « Smith » convenait mieux à cet individu. — J’ai rendez-vous avec une momie. Il semblait très différent de l’homme aux lèvres serrées et au regard dur qu’ils avaient rencontré à Londres. Au lieu de la tenue de soirée stricte, il portait des vêtements appropriés au climat et au programme qu’il avait annoncé. Le complet présentait des signes d’usure, et le casque de liège qu’il avait poliment retiré d’une chaise était un peu cabossé. Smith avait passé un certain temps en Orient. L’Inde ? — Mr MacKay a proposé très aimablement de me faire visiter la Vallée des Rois cet après-midi, poursuivit Smith. Je crois que l’un des pharaons est toujours dans son sarcophage ? — Amenhotep II, dit Ramsès. Ainsi vous êtes un ami de MacKay ? — Je ne le connais pas. Des amis au Caire m’ont donné des lettres de recommandation pour un certain nombre de personnes. (Il appela le serveur et demanda son addition avant de continuer :) J’ai rencontré la plupart des archéologues de Louxor. Des gens tout à fait charmants. Nefret semblait étudier son menu. Margaret écoutait poliment, mais Ramsès nota qu’elle lissait soigneusement sa serviette de table, pli après pli. — Combien de temps comptez-vous rester à Louxor ? C’était le genre de question anodine que l’on aurait pu poser à un inconnu, mais les rides des joues de Smith se creusèrent.
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— Quelques jours encore. Je trouve Louxor infiniment plus intéressante que je ne m’y étais attendu. Il prit congé. Nefret lui laissa à peine le temps d’être hors de portée de voix pour se tourner vers Margaret et demander vivement : — Cet homme est-il l’un de vos amis ? Margaret parla en même temps. — Comment va-t-il ? — Beaucoup mieux, répondit Ramsès. Tout se passe bien. Et vous ? Nefret se calma, donnant l’impression de regretter sa question spontanée – et cela n’avait rien de surprenant. Un intérêt excessif pour Smith pouvait amener Margaret à s’interroger sur ce qui motivait cet intérêt. Margaret haussa les épaules. — À l’exception de votre invitation à dîner avec vous hier soir au Savoy, il ne s’est rien produit. — Ils n’ont pas perdu de temps, conclut Ramsès. Comment ont-ils su que vous étiez revenue ? — Mon entrée a été quelque peu voyante, expliqua Margaret avec un sourire contraint. J’ai dû retirer ma robe – ou devrais-je dire me dévêtir ? – devant le portier. Il refusait de me laisser entrer, et ensuite je me suis donnée en spectacle en traversant en trombe le hall dans mes vêtements rien moins qu’impeccables. Tout le monde m’a regardée d’un air stupéfait. (Elle glissa la main dans son sac et en sortit un morceau de papier plié.) Vous m’aviez rendue nerveuse, ajouta-t-elle d’un ton accusateur. J’ai demandé au safragi de glisser le billet sous la porte. — Très judicieux. (Ramsès examina le mot.) Ce n’est pas mon écriture. — Je ne le savais pas. — Mais il ne pouvait en être sûr. L’écriture est manifestement contrefaite. Il tendit le billet à Nefret. — C’est écrit en anglais, fit Nefret d’un air pensif. En bon anglais.
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— Le peu que l’on a écrit. Une seule phrase, sans fioritures. Néanmoins, cela soulève bien des questions. Je vais garder ce billet, si vous le permettez, Margaret. Toutes mes félicitations pour avoir décliné l’invitation. — J’ai trouvé que c’était insultant. Comment pouvaient-ils me croire assez stupide pour tomber dans un piège aussi grossier ? — Cela valait la peine d’essayer. (Ramsès glissa le billet dans sa poche de poitrine.) Ils essaieront de nouveau – quelque chose de plus subtil la prochaine fois. Vous êtes la seule personne à savoir où il est allé cette nuit-là. Soyez sur vos gardes. Vous auriez dû rester dans votre chambre et ne pas vous montrer dans la salle à manger. — J’étais sur le point de devenir folle, rétorqua Margaret d’un air maussade. Si je n’avais pas rencontré par hasard Algie… — Depuis combien de temps le connaissez-vous ? demanda Nefret. — J’ai fait sa connaissance il y a dix ans, quand j’étais en Inde pour une série de reportages sur les troubles à la frontière nordouest. J’ignorais qu’il avait été muté en Égypte. Il vous a dit pourquoi ces hommes étaient à ses trousses ? À l’évidence, le second « il » ne se rapportait pas à Smith. L’indifférence que Margaret manifestait à son égard suggérait qu’elle ne soupçonnait pas du tout son véritable rôle. Elle n’aurait pas manqué d’exploiter leur ancienne relation si elle avait su que Smith travaillait pour les services de renseignements. Ramsès ne croyait pas à cette histoire de services des Travaux publics guère plus qu’il ne croyait que Smith passait des vacances à Louxor. La lettre attendue de Nefret arriva le jour de notre départ. Ce matin, Emerson était d’une humeur enjouée, car Gargery avait refusé de céder son tour de servir le petit déjeuner et allait et venait dans la pièce en claudiquant et en gémissant, doucement mais avec persistance, puis mon époux incommodé le fit sortir, doucement mais fermement. Je m’apprêtais à le faire moimême. Je ne reprochais pas à Gargery ses gémissements ou sa claudication, mais ses mains maculées d’onguent verdâtre avaient de quoi vous écœurer. 377
Revigoré et alerte, Emerson revint s’asseoir et demanda s’il y avait quelque chose d’intéressant dans le courrier. Je lui tendis la lettre, dont j’avais déjà pris connaissance, et attendis ses commentaires. — Humpf ! fit Emerson. — Qu’en pensez-vous ? demandai-je, après un long silence. — Je présume que vous faites allusion au jet d’objets divers sur Ramsès, répondit-il en beurrant un autre toast. Je ne sais pas quoi en penser, et vous non plus. — Nefret continue de me cacher quelque chose, murmurai-je d’un ton rêveur. Je le perçois, très fort. Vous avez entièrement raison, Emerson. Se livrer à des conjectures est vain tant que nous ne disposons pas de l’ensemble des faits. Comme je suis contente d’avoir déjà pris cette décision de nous rendre à Louxor ! Tout était en ordre. Il ne restait plus qu’à régler ce que nous devions faire de Mohammed, lequel croupissait toujours dans la resserre du jardin. Cela n’aurait pas été très pratique ni très charitable de l’y laisser durant notre absence, qui pouvait durer plusieurs semaines. (Je ne pouvais concevoir que cela prît plus de temps de mettre un terme aux pillages de tombes, d’identifier l’individu qui avait pris la place de Sethos et d’arranger plusieurs autres petits détails.) Eu égard au fait que nous l’avions laissé seul pour s’entretenir avec sa conscience (s’il en avait une), terrifié à l’idée d’un châtiment imminent, je m’attendais à le trouver dans de meilleures dispositions quand nous allâmes le voir le mardi matin. Ses premiers mots indiquèrent que, à l’instar de toutes les personnes d’intelligence réduite et de peu d’imagination, il ne pouvait avoir qu’une seule idée à la fois. — Vous allez me laisser partir, Maître des Imprécations ? — Si j’étais toi, répondit Emerson, je préférerais rester enfermé ici. Saleh est mort – assassiné par l’homme que tu connais sous le nom de Maître. Le scélérat ne manifesta, par des mots ou par son expression, aucun regret pour la mort de son complice ni aucune peur pour lui-même. — Est-ce la vérité ? 378
— Le Maître des Imprécations ne ment jamais, déclara Emerson magnifiquement. — En effet. Laissez-moi partir, alors. Je promets de ne plus jamais… Emerson le fit taire d’un juron cinglant en arabe. — Répète, mot pour mot, toutes les conversations que tu as eues avec Saleh au sujet de… euh… du Maître. « Mot pour mot » était bien au-delà des capacités de cet individu. Même après un interrogatoire serré, Emerson ne parvint à soutirer à Mohammed guère plus que ce qu’il avait déjà reconnu auparavant. Il ne s’était jamais trouvé en présence du « Maître », ne l’avait jamais vu ni entendu parler. Saleh ne l’avait pas décrit. Pourquoi l’aurait-il fait ? Il était le Maître. « Il a un millier de visages et dix mille noms ! » Quand nous partîmes, nous n’avions toujours pas décidé ce que nous allions faire de lui. — Je pense qu’il a dit la vérité, fit remarquer Emerson. Saleh n’aurait pas partagé sa position privilégiée avec un subalterne comme Mohammed. Nous le laissons partir ? — Nous pourrions demander à Mr Russell de s’occuper de lui pendant que nous sommes à Louxor. — À quoi cela servirait-il ? Jusqu’à maintenant, Russell n’a fait que se plaindre. Nous lui faisons cadeau d’un meurtre bien ficelé, le laissons mener ses investigations, et qu’a-t-il découvert ? Rien. Je ne vois pas l’utilité de lui parler de l’enlèvement de Sennia. — Cela ne me surprendrait pas de découvrir qu’il en a déjà été informé. En l’occurrence, c’était le cas. Peu après, nous reçûmes un petit mot extrêmement ferme de Mr Russell, exigeant notre présence dans son bureau l’après-midi même à propos d’une affaire importante. — Pas le temps ! s’écria Emerson en déchirant le billet et jetant les morceaux par terre. — Il a peut-être du nouveau concernant le meurtre d’Asad, suggérai-je. — Peuh ! fit Emerson. J’étais portée à partager son avis. 379
Nous consacrâmes le reste de la journée à vérifier les bagages de tout le monde. Fatima avait empaqueté tous ses ustensiles de cuisine, Sennia tous ses jouets, et Emerson le moindre livre de son cabinet de travail, malgré le fait, ainsi que j’eus soin de le lui faire remarquer, que Cyrus avait l’une des plus belles bibliothèques du pays sur l’égyptologie. Juste avant de nous rendre à la gare, tandis que je comptais les têtes et les paquets, Emerson s’éclipsa discrètement. Il revint presque aussitôt. Je lui lançai un regard inquisiteur, auquel il répondit par un haussement d’épaules et un signe de tête. Il avait libéré Mohammed. J’espérais que nous n’aurions pas à le regretter, puis je me remémorai l’un de mes aphorismes favoris : « Ce qui est fait est fait. » Toute mon énergie considérable et mon don de l’organisation furent nécessaires pour amener jusqu’au train notre troupe et nos caisses. Sennia était si surexcitée que ses pieds touchaient à peine le sol. Kadija elle-même ne parvenait pas à la retenir, et Daoud la jucha sur ses larges épaules. William nous attendait à la gare. Il n’avait qu’une seule valise tristement bosselée. Le train partit avec beaucoup de retard. Comme d’habitude. En règle générale, je dors très bien durant un trajet en train, mais les grognements d’Emerson à propos de l’étroitesse des couchettes, et un miaulement occasionnel d’Horus, dans le compartiment voisin avec Sennia et Basima, m’empêchèrent de me reposer. Finalement, j’abandonnai au lever du soleil et je réveillai Emerson. Celui-ci, à sa façon exaspérante, avait succombé à un doux sommeil à peu près au moment où j’avais réalisé que j’étais parfaitement éveillée et le resterais. Cela lui déplut, mais nous étions tous debout et habillés quand le train entra finalement en gare, avec seulement trois heures de retard. Je vis avec satisfaction qu’une foule importante nous attendait sur le quai, mais je ne m’étais pas attendue à moins. Le retour du Maître des Imprécations sur le lieu de ses nombreux triomphes était un événement, une occasion, une fête. Ils étaient tous là – Yusuf et sa famille, Katherine dans une robe verte particulièrement seyante, Cyrus, qui ôta son magnifique panama dès qu’il nous aperçut à la fenêtre. — Je ne vois pas Ramsès et Nefret, dis-je à Emerson. 380
Emerson serra plus fort Sennia, qui faisait des bonds sur place et agitait les bras. — Ne commencez pas à faire des histoires pour rien, Peabody. Ils seront là. Bonjour, Yusuf ! (Comme il a grossi !) Salaam aleikoum, Omar (espèce de vieille crapule). Feisal… Ali… Le cri strident de Sennia me fit mal aux tympans. — Ramsès ! Je suis là, Ramsès ! Tante Nefret ! À ce moment-là, je les vis qui se dirigeaient tant bien que mal vers la portière de notre wagon. Ramsès était tête nue, comme d’habitude, et Nefret lui tenait le bras. Emerson rattrapa Sennia, qui lui avait échappé pour se précipiter vers la portière. — Vous feriez mieux de la porter, Daoud, sinon les gens vont la piétiner. Nom d’un chien, quelle cohue ! Laissez-moi vous aider à descendre, Peabody. Mais quand je posai le pied sur la marche, on me saisit, fermement et respectueusement, et on m’enlaça chaleureusement – l’étreinte la plus chaleureuse et la plus sincère que j’eusse jamais reçue de lui. Je levai les yeux vers le visage hâlé et souriant de mon fils. — C’est bon de vous voir, Mère, s’écria-t-il, et il m’embrassa sur les deux joues. Un grand nombre d’accolades et d’embrassades suivirent, accompagnées de vigoureuses poignées de main et de tapes dans le dos qui sont les marques d’estime de la gent masculine. Bertie n’était pas venu, car sa mère avait considéré qu’il ne devait pas se fatiguer. La bienveillance sans limites de Cyrus s’étendit même jusqu’à William, qu’il ne s’était pas attendu à voir. Celui-ci était resté en retrait, jusqu’à ce que son ancien employeur saisisse sa main et lui souhaite la bienvenue. Naturellement, j’étais ravie par l’accueil chaleureux de Ramsès. Je me demandai ce qu’il mijotait encore. Ce fut seulement bien plus tard dans la journée que je le découvris. Emerson et moi étions convenus de consulter Ramsès et Nefret avant de décider ce que nous devions dire aux Vandergelt, mais vous ne pouvez guère congédier vos hôtes dès votre arrivée. Nous fumes contraints de prendre un petit déjeuner copieux, de féliciter Bertie pour sa meilleure mine et d’écouter les projets de fouilles d’un Cyrus enthousiaste. 381
Emerson y prit part avec presque autant d’enthousiasme, et tandis qu’ils discutaient des mérites comparés de Drah Abu’l Naga et de la Vallée des Reines, Katherine m’entretint de Jumana. Je l’informai que Nefret m’avait déjà parlé de la jeune fille, et j’ajoutai qu’elle était apparemment une candidate digne de recevoir une instruction plus approfondie. Katherine en convint promptement. — Il me semble que le meilleur arrangement – sous réserve de votre approbation, bien sûr, chère Amelia – serait que vous la rameniez avec vous au Caire. Aucune école ici ne peut lui enseigner quoi que ce soit de plus. Cyrus et moi serions enchantés de prendre en charge les frais de son instruction. Je n’en doutais pas un seul instant. Pour Katherine, au moins, aucune somme ne serait trop élevée si cela permettait d’éloigner la jeune fille de son fils chéri. — Je n’y vois aucune objection, répondis-je. Mais j’aimerais faire sa connaissance d’abord, bien sûr. — Cela ne présentera pas la moindre difficulté, répliqua Katherine avec une certaine hargne. Elle est venue ici à peu près tous les après-midi. Bertie a commencé à étudier les hiéroglyphes avec Mr Barton, et il a suggéré qu’elle assiste aux cours. Cyrus avait surpris notre conversation. — Cela tombe sous le sens, n’est-ce pas, Amelia ? Une petite compétition pousse un élève à travailler plus dur, vous ne pensez pas ? Il sera obligé de faire des efforts pour rester au niveau de cette jeune fille. Il était clair, à en juger par son air suppliant, que Katherine et lui avaient eu des mots à ce sujet. Naturellement, je partageais l’avis de Cyrus. À mes yeux, il n’y avait pas la plus petite possibilité pour qu’un attachement sérieux se noue – la jeune fille n’avait que seize ans, et une fois retourné dans le monde, Bertie se laisserait sans aucun doute séduire par d’autres jeunes femmes. Dans l’intervalle, tout ce qui pouvait inciter le jeune homme à se requinquer était autant de gagné. Seul le temps dirait si son intérêt pour l’égyptologie durerait. Je l’espérais sincèrement. C’était exactement ce qu’il lui fallait, et Cyrus serait aux anges. 382
Avant que je pusse exprimer mon opinion – avec plus de tact que je ne le fais dans ce journal intime –, Sennia nous interrompit. Détournant son attention de Ramsès, elle annonça : — Je peux apprendre les hiéroglyphes à Bertie. Il n’a pas besoin d’un autre professeur. — Je suis sûr que tu le pourrais, acquiesça Bertie avec un grand sourire affectueux. Mais nous ne savions pas que tu venais, Sennia, et tu retourneras au Caire avant longtemps. Je t’inviterais bien à assister aux cours, mais je crains qu’ils ne soient trop sommaires pour toi. Cela mit Sennia dans l’embarras. À l’évidence, elle partageait l’estimation de ses connaissances que faisait Bertie, mais elle était peu disposée à renoncer à son rôle de mentor. Tandis qu’elle réfléchissait, Albert annonça que le déjeuner était servi, et nous fumes obligés de nous gaver de nouveau. J’avais observé Ramsès attentivement, et comme le repas avançait, je commençai à déceler des signes de nervosité – difficiles à remarquer chez un être qui se maîtrisait aussi parfaitement, mais clairement perceptibles pour sa mère. Mes soupçons naissants furent corroborés quand Nefret et lui déclinèrent la suggestion pleine d’égards de Katherine que nous aimerions peut-être passer un peu de temps ensemble tous les quatre. — Vous désirez certainement vous reposer un moment, me déclara Nefret. On dort très mal dans un train, et vous avez dû être horriblement occupée à tout préparer pour partir dans des délais aussi courts. — Qui a besoin de se reposer ? s’exclama Emerson. Cyrus et moi allons à Gourna pour parler à Yusuf. Nous devons recruter une équipe d’ouvriers. Un cri de réprobation unanime, à l’exception de Cyrus – et de William, qui n’avait pas osé exprimer une opinion sur quelque sujet que ce fût –, tua le projet dans l’œuf. Je rappelai à Emerson que nous devions défaire nos bagages et nous installer. — Et, ajoutai-je en lançant à mon fils un regard significatif, nous avons énormément de choses à nous dire.
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— Certainement, fit Ramsès en se levant précipitamment. Une fois que vous aurez fait une bonne sieste. Nous reviendrons pour le thé, si nous le pouvons. — Et si Emerson et moi passions vous voir ? suggérai-je. J’ai hâte de revoir notre Amelia bien-aimée. Le visage de Nefret était bien plus facile à interpréter que celui de Ramsès, mais elle se ressaisit très vite. — Bien sûr. C’est une excellente idée. Je réussis à obtenir d’Emerson que nous partions plus tôt qu’il ne l’avait prévu, non parce que j’espérais surprendre mes enfants chéris occupés à faire quelque chose que je n’aurais pas approuvé… Bon, si je dois être sincère, c’était exactement ce que j’espérais. Le fait qu’ils avaient prévu une activité privée et secrète pour l’après-midi était évident d’après leur comportement. Le fait qu’ils comptaient la terminer avant l’heure du thé était tout aussi évident. Nous nous présentâmes au moins une demi-heure avant ce qui avait été convenu, mais le visage calme de mes enfants m’apprit que j’arrivais trop tard. Quoi qu’ils eussent fait, cela avait été accompli. Sur l’invitation de Nefret, je fis une visite d’inspection – uniquement pour retrouver de tendres souvenirs, ainsi que je le lui dis – puis nous retournâmes dans le salon, où la lumière dorée de la fin de l’après-midi entrait à flots. J’acceptai une tasse de thé et regardai autour de moi avec une émotion considérable. J’avais passé tant d’heures heureuses dans cette pièce avec ceux que j’aimais, engagée dans des conversations paisibles ou, de temps en temps, dans des disputes tout aussi agréables avec Emerson ! À l’exception de nouveaux rideaux et de nouvelles housses, Nefret avait fait très peu de changements, mais je remarquai avec une certaine surprise qu’une copie de l’une des peintures murales de la tombe de Tétishéri trônait à la place de mon portrait. — Étiez-vous las de me voir vous surveiller d’un air furibond depuis le mur ? m’enquis-je en riant pour indiquer que c’était juste l’une de mes petites plaisanteries. Ramsès vint immédiatement s’asseoir à côté de moi. Il passa le bras autour de mes épaules. 384
— Qu’y a-t-il ? m’écriai-je, effrayée. Pourquoi faites-vous cela ? — Parce qu’il vous aime et est heureux de vous voir, expliqua Nefret. Le visage de Ramsès s’était légèrement empourpré. — Oh ! Eh bien, mon cher garçon, je suis heureuse de vous voir, moi aussi. — Nous sommes tous heureux de nous voir, s’impatienta Emerson. Est-il nécessaire de le dire ? Mais qu’avez-vous fait du portrait de votre mère, Ramsès ? — C’est une longue histoire. — Alors je vais d’abord raconter la mienne, annonçai-je. Je pense que vous êtes au courant de nos aventures au Caire, à l’exception de la dernière, qui est survenue dimanche dernier. On m’informa qu’ils l’avaient également apprise, car Sennia avait régalé Ramsès d’un compte rendu haut en couleur de son aventure. Je lui avais demandé de ne pas en parler, de peur d’inquiéter Bertie, en pensant que cet avertissement éviterait une divulgation prématurée auprès des personnes concernées. Et elle m’avait obéie. Elle l’avait dit uniquement à Ramsès, profitant d’un moment où ils étaient seuls. Je laissai Emerson relater les résultats de nos investigations pendant que je m’octroyais quelques sandwiches au concombre. — Il se faisait appeler le Maître, dit Ramsès d’une voix étrangement blanche. — Apparemment, c’est le cas, rétorqua Emerson avec la même sorte de voix. Son regard se riva sur celui de Ramsès. Je n’ai jamais cru que l’on pouvait échanger des messages compliqués par le regard – excepté entre Emerson et moi-même –, mais un sourire apparut sur le visage pensif de Ramsès. — Ne vous inquiétez pas, Père. Il a un alibi en or. Il serait impossible de rendre par quelques phrases l’effet de cette simple déclaration, ou l’incohérence des propos qui suivirent. Ainsi que Ramsès le reconnut plus tard, il s’était creusé la cervelle pour trouver une manière délicate d’annoncer la nouvelle. Je ne puis affirmer que cela constitua une surprise 385
totale. Naturellement, cette possibilité m’était déjà venue à l’esprit. Le plus douloureux, ce n’était pas la duplicité de mes enfants, mais celle d’Emerson. — Vous saviez ! lui reprochai-je avec amertume. Vous saviez depuis le début ! Emerson, comment avez-vous pu me le cacher ? — Le général Maxwell…, commença Emerson. — Vous a fait jurer le silence ? De tels serments ne s’appliquent pas, ne peuvent pas, ne doivent pas s’appliquer entre mari et femme. Je suis ravie de dire que ma tentative pour le mettre sur la défensive échoua. Je me moque de la soumission chez un époux, et Emerson est particulièrement beau quand il est en colère. Ses joues prirent une nuance rouge brique tout à fait adorable et la fossette de son menton palpita. — Au diable tout cela ! s’exclama-t-il avec chaleur. Sa survie était un secret militaire, et de surcroît, Amelia, cela ne vous regardait sacrément pas ! Je m’apprêtais à répliquer, en des termes tout aussi emportés, quand Ramsès s’éclaircit la gorge. — Pardonnez-moi de vous interrompre, mais ceci est hors de propos à présent. Vous n’avez pas entendu le pire. Nous avons besoin de vos conseils. Ce rappel venait à point nommé. Je n’en avais pas terminé avec Emerson, tant s’en faut, mais il était préférable que cette discussion se poursuive en privé. Et quand j’entendis « le pire », je fus seulement à même d’admettre que nous devions tenir un conseil de guerre de toute urgence. À l’évidence, apprendre que Sethos n’avait pu être l’instigateur de l’enlèvement de Sennia avait été un soulagement considérable pour Emerson. Je ne l’aurais jamais cru capable d’un tel acte, mais, bien sûr, j’avais une plus grande confiance en lui qu’Emerson ne lui en accordait. Savoir que Sethos avait repris ses activités criminelles était une déception, mais ce n’était pas vraiment une surprise. Apprendre qu’il était menacé par un nouveau rival sans pitié était préoccupant, mais cette nouvelle était très intéressante parce que cela élucidait en
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grande partie ce qui avait été un mystère pour nous jusqu’à maintenant. — Les agressions dont nous avons été victimes au Caire avaient pour but de nous retenir là-bas et d’amener Ramsès à revenir, déclarai-je. Vous vous rappelez certainement, Emerson, que j’avais souligné leur maladresse… — Nous l’avions soulignée tous les deux, m’interrompit Emerson avec un regard revêche. J’avais commencé à suspecter… — Tout comme moi, très cher. La mort de ce pauvre Asad était la seule véritable tragédie, et maintenant nous savons pourquoi on nous a apporté le corps. L’assassin s’attendait manifestement que Ramsès, une fois prévenu, revienne précipitamment au Caire pour exercer sa vengeance – et nous protéger contre tout danger. À présent, nous nous étions confortablement installés. Emerson fumait sa pipe et Nefret était pelotonnée sur le canapé à côté de lui. J’adressai un sourire bienveillant à mon fils, lequel se mit à protester. — Voyons, Mère… — Vous auriez agi ainsi, vous le savez parfaitement. C’est pour cette raison que j’ai essayé de vous cacher les faits. Mais, poursuivis-je en hâte, j’ai eu tort. Nous avons également eu tort de diviser nos forces. Maintenant que nous sommes de nouveau réunis et que nous nous faisons une entière confiance, je ne doute pas que nous soyons en mesure de venir à bout promptement des difficultés qui subsistent. (Emerson ouvrit la bouche, mais son expression m’avertit que je ferais mieux de continuer de parler.) Je présume que, avant de conduire ailleurs votre… euh… invité, vous l’avez persuadé de se confier à vous ? — Exactement ce que je m’apprêtais à dire, grommela Emerson. Que cherchent-ils ? Une nouvelle tombe, je suppose ? Elle doit se trouver dans un secteur assez fréquenté, sinon cet individu ne serait pas aussi résolu à se débarrasser de vous. Certainement pas la Vallée Est ? — Bien raisonné, Père, répondit Ramsès. Nous sommes arrivés à la même conclusion. Il ne peut s’agir que d’une tombe,
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et si le site était éloigné, ils pourraient la mettre au jour sans crainte d’être dérangés. Cet individu… — Comment l’appelez-vous ? demandai-je. Ramsès eut l’air déconcerté. — Nous ne lui donnons aucun nom, Mère. Nous ignorons qui il est. — Parler de lui serait plus facile si nous lui donnions un nom de guerre. Nefret eut un petit rire. — Tout à fait. À votre avis, « X » serait trop banal ? — Nous devrions être capables de trouver quelque chose de plus original. L’un des pharaons les plus déplaisants, peut-être ? Ou bien el-Hakim, le chef le plus cruel et le plus fanatique de la dynastie fatimide ? — C’est bien de vous, Amelia ! Perdre du temps pour une telle broutille ! se récria Emerson. Où est cette satanée tombe ? Plus tôt nous la trouverons et la dégagerons… — C’est précisément l’ennui, expliqua Nefret. Sethos a affirmé ne pas le savoir… Emerson se leva d’un bond. — Il a menti. Donnez-moi dix minutes avec ce sal… euh… avec lui ! — Je pense qu’il a dit la vérité, Père, déclara Ramsès en lançant un regard à sa femme. Si vous me permettez de continuer, je vais vous rapporter ce qu’il a dit. Sethos avait reconnu que, lorsqu’il était revenu en Égypte en septembre, c’était dans l’intention de reprendre ses activités illicites. Il n’était plus en contact avec ses anciens associés depuis plusieurs années, aussi fut-il surpris d’apprendre de l’un d’eux qu’ils s’attendaient à avoir de ses nouvelles depuis le printemps dernier. Le milieu interlope du Caire savait que « le Maître » était de retour. L’un des ruffians les plus notoires, un certain Mubashir, s’était vanté de lui avoir parlé. Apparemment, quelqu’un avait tiré parti de sa redoutable réputation et de son habitude de garder l’anonymat, pour des raisons qu’il n’était pas sorcier de deviner. Il hésitait à approcher Mubashir directement, aussi décida-t-il d’abattre ses cartes, pour ainsi dire, en effectuant plusieurs vols, notamment 388
le pillage des entrepôts de Legrain et l’escamotage de la statue de Ramsès II. Cela eut l’effet recherché, à savoir informer l’imposteur qu’un rival était entré en scène. Cela eut une conséquence fâcheuse, celle d’inciter l’imposteur à tenter d’éliminer ledit rival. On était presque enclin à plaindre les criminels déconcertés de Louxor. Il ne leur fallut pas longtemps pour comprendre qu’il n’y avait pas un Maître, mais deux, étant donné que chacun d’eux s’efforçait d’identifier l’autre et affirmait être le vrai et authentique Maître du Crime. Certains avaient parlé avec Sethos, d’autres avec l’imposteur, et il leur était impossible de dire lequel des deux disait la vérité. Le recrutement en pâtit. Les plus prudents des ruffians refusèrent d’avoir quoi que ce fût à faire avec l’un ou avec l’autre. — Si ce… euh… qui que ce soit… espère devenir le nouveau chef du marché des antiquités illégales, qu’il n’ait rien volé demeure pour moi un mystère, déclara Emerson. Apparemment, Sethos a commis les vols dont nous avons entendu parler. Rien d’intéressant n’a été proposé à la vente récemment. Pourquoi n’a-t-il pas retiré des objets plus petits de la tombe, comme les Abd er-Rassul l’avaient fait à Deir elBahri ? — Ce qui a permis aux autorités d’arrêter les Rassul, fit valoir Ramsès. Cet individu a probablement tiré la leçon de leur erreur. S’il est à même d’enlever tout ce qui se trouve dans la tombe en l’espace de quelques jours, il peut se trouver à des lieues d’ici avant que les objets apparaissent sur le marché, et ne laisser aucune piste que la police puisse suivre. Mais pour le moment, l’existence même d’une telle tombe est une pure hypothèse. Sethos est arrivé à la même conclusion que nous, en se fondant sur les mêmes indices – du moins, c’est ce qu’il affirme. Si cette tombe existe, son emplacement est connu uniquement de celui qui l’a découverte. Il aura besoin d’un coup de main pour en vider le contenu, mais c’est le bon sens même de ne se confier à personne avant que ce jour survienne. — Humpf ! fit Emerson en mâchonnant le tuyau de sa pipe. Un appel d’Ashraf, qui montait la garde sur la passerelle, me fit réaliser que le temps avait passé rapidement. 389
— C’est la calèche de Cyrus qui vient nous chercher, dis-je. Nous ne devons pas le faire attendre. Emerson, mettez votre veste. Ramsès, êtes-vous prêt, mon cher garçon ? Nefret courut prendre un manteau du soir, et tandis que les hommes récupéraient leurs vêtements éparpillés, je réfléchis au récit de Sethos. Cela se tenait parfaitement, mais aussi je n’en attendais pas moins de mon vieil adversaire et dorénavant beau-frère. Persuadée qu’il était mort, je n’avais pas eu l’occasion de m’habituer à cette parenté. Cela me prendrait un certain temps. La perspective de le revoir, comme j’avais l’intention de le faire le lendemain, suscitait diverses émotions – les souvenirs de longues années d’exaspération et d’avances impertinentes, les souvenirs tout aussi forts de ses nobles sacrifices pour nous et pour son pays. Apparemment, le dernier sacrifice n’avait été qu’un arrangement provisoire. J’ajoutai mentalement une nouvelle tâche à la liste que j’avais dressée. Il fallait absolument remettre Sethos sur le droit chemin, et veiller à ce qu’il y reste. On ne pouvait lui permettre de retomber dans ses anciens travers. Il y avait une autre petite affaire de même importance, et je l’abordai une fois que nous fûmes en route pour le Château. — Identifier el-Hakim ne devrait pas être difficile. Il n’est pas égyptien, c’est un archéologue, et eu égard au fait qu’il en reste très peu à Louxor… — Crénom, Amelia, voilà que vous recommencez ! vociféra Emerson. Vous présentez comme un fait établi ce qui n’est pour le moment qu’une théorie non prouvée ! Je savais pourquoi il s’emportait ainsi, aussi dis-je calmement : — Toutes les preuves mènent à cette conclusion, très cher. Cet individu serait incapable de se faire passer pour le Maître avec un tel succès s’il n’avait pas nombre des talents et des attributs de Sethos – notamment sa nature impitoyable. Il a commis trois meurtres. — Et a tenté d’en commettre un quatrième, dit Nefret. — Tout à fait. Je me tournai vers Ramsès. Celui-ci arbora immédiatement son expression d’attente circonspecte. 390
— Je ne vais pas vous critiquer, mon cher garçon, lui certifiaije. Je comprends pourquoi vous avez jugé nécessaire de détourner l’attention de la présence d’un invité à bord de l’Amelia, mais… — À ce propos, intervint Nefret en hâte. Nous ne voyons pas comment annoncer à Cyrus qu’il a une sœur souffrante. — Oh, mon Dieu ! murmurai-je. Je suppose qu’il va l’apprendre tôt ou tard. — Nous comptions sur vous, Mère, pour trouver une explication convaincante, ajouta mon fils. — Un mensonge, vous voulez dire, grogna Emerson. C’est votre fort, Peabody. Eh bien ? — Pas maintenant, Emerson, nous sommes arrivés. Remettez-vous-en à moi. Je me rendais coupable d’un certain orgueil en donnant à penser que, sous l’inspiration, j’avais imaginé une explication pour une situation particulièrement inexplicable. Toutefois, je suis habituée à ce que l’on me confie des tâches de ce genre, et je ne doutais pas qu’une solution me viendrait à l’esprit, si on me laissait un peu de temps. Malheureusement, on ne m’en laissa pas. Cyrus attendait à la porte pour nous accueillir, à sa façon hospitalière. Cependant, l’hospitalité n’était pas sa seule motivation. Tandis que les autres se dirigeaient vers le salon, il me prit à part. — Bon, que se passe-t-il, Amelia ? Formant des vœux pour qu’il ne parle pas de ce que je redoutais, j’essayai de tergiverser. — Je vous demande pardon, Cyrus ? — Comment va Emmeline ? Un sourire radieux éclaira son visage ridé tandis qu’il attendait ma réponse. Aucune ne me vint. Je mets au défi le Lecteur de me jeter la pierre. — Selim a eu la bonté de me demander de ses nouvelles, poursuivit Cyrus. Il avait appris pour ma pauvre sœur par l’intermédiaire de son oncle Yusuf, qui l’avait appris par Jamil, lequel l’avait appris par votre steward. Bien sûr, cela a été une grande surprise pour moi de savoir que j’avais une sœur.
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— Qu’avez-vous répondu à Selim ? demandai-je en continuant d’essayer de gagner du temps. — Ma foi, je l’ai remercié pour sa sollicitude. Qui est cette dame ? — Que Dieu vous bénisse, Cyrus ! C’est une histoire quelque peu… euh… compliquée. Je vous expliquerai plus tard. Katherine va se demander ce qui nous retient, et Emerson… — Ce soir, dit Cyrus d’un ton ferme. — Oui, bien sûr. Ce soir. J’espère qu’on ne m’accusera pas de forfanterie si je dis que, le temps que nous rejoignions les autres, j’étais arrivée à la solution évidente. Une fois mon esprit débarrassé de cette question, je fus à même de concentrer mon attention sur mes suspects. Notre famille formait un groupe important, mais Cyrus n’aimait rien tant que voir occupés tous les sièges autour de la table. Ce soir, il avait réussi à recruter seulement deux autres invités : Mr Barton, qu’on avait persuadé (sans aucune difficulté) de rester dîner après avoir donné à Bertie son cours sur les hiéroglyphes, et Mr MacKay, que Cyrus avait coincé alors que celui-ci rentrait de la Vallée. En raison de la nature improvisée de cette réunion (et de l’aversion bien connue d’Emerson pour les tenues de soirée), tout le monde était habillé de façon décontractée, et la conversation allait de pair. Emerson tenait le crachoir, aussi eus-je tout loisir d’examiner mes suspects – au nombre de trois, dont William. Je connaissais très bien MacKay, mais je n’avais jamais rencontré Mr Barton. Le pauvre garçon n’avait rien d’attrayant. Un visage taillé à coups de serpe, des mouvements maladroits. Une partie de cette maladresse provenait peut-être du fait qu’il ne quittait pas Nefret des yeux, ce qui rendait délicate l’absorption convenable de nourriture et de boisson. La sensibilité et la jeunesse n’avaient rien à voir avec la question, bien sûr. J’avais connu un grand nombre de criminels qui présentaient ces caractéristiques. Son manque d’expérience sur le terrain donnait à penser qu’il était peu probable qu’il eût découvert une nouvelle tombe, mais des découvertes de ce genre sont souvent 392
le fait du hasard. On pouvait tenir pour établi qu’il connaissait le nom et la carrière de Sethos. Les exploits de ce dernier (ainsi que les nôtres) étaient devenus légendaires dans le monde de l’égyptologie. Mr Barton semblait avoir un alibi solide pour au moins l’un des incidents. Il se trouvait avec Nefret et Ramsès quand le corps était tombé de la falaise, donc ce ne pouvait être lui qui l’avait poussé dans le vide. Toutefois, je n’étais pas disposée à accepter aveuglément la conviction de Ramsès que l’on avait assassiné l’homme de propos délibéré. Je respecte la perspicacité de mon fils, mais il lui arrive de se tromper. En fait, je ne voyais aucune raison logique pour laquelle quelqu’un – Bédouin, Senoussi, Turc, ou pilleur de tombes – aurait fait tomber un rocher puis un corps sur Ramsès. Cela n’avait peutêtre rien à voir avec l’affaire de la tombe perdue. Il s’était certainement agi d’un accident. Et par conséquent Mr Barton faisait toujours figure de suspect. Je transférai mon attention sur Mr MacKay, qui parlait avec Cyrus de la Vallée des Rois. Il avait vécu en Égypte plus longtemps que Barton et avait la réputation de connaître chaque centimètre carré de la Vallée. Si la tombe était située là-bas, il était la personne la plus susceptible de l’avoir trouvée. Les autres considérations que j’ai mentionnées étaient également valables pour lui. Je ne connaissais rien en sa défaveur – de fait, sa réputation était excellente –, mais même l’érudit le plus honnête pouvait être corrompu par une découverte aussi riche que celle-ci l’était peut-être. William Amherst – le timide et inoffensif William – était au Caire quand les agressions commises sur nous avaient eu lieu. Bien sûr, il n’était pas à Louxor quand Sethos et Ramsès avaient été agressés. L’inverse était vrai pour les autres… mais était-ce bien le cas ? Il faudrait que je me renseigne. Il y avait une autre possibilité, celle que deux personnes aient été impliquées, l’une à Louxor, l’autre au Caire. Plus j’y réfléchissais, plus cela semblait vraisemblable. William était venu nous trouver pour solliciter un poste dans notre équipe après le départ de Ramsès pour Louxor. Il vivait en Égypte depuis de nombreuses années 393
et avait travaillé avec Cyrus dans la Vallée et sur d’autres sites. Sa carrière n’avait pas été particulièrement brillante. Sa confiance en lui avait été entamée et ses moyens étaient limités. Il admettait avoir séjourné à Louxor, parmi d’autres endroits, l’année passée. Son aveu apparemment sincère d’un effondrement moral consécutif à sa prétendue tentative pour s’engager était-il une façade pour dissimuler ses véritables activités ? William commença à s’agiter et à me lancer des regards craintifs, aussi me tournai-je vers Bertie, qui était assis à ma gauche, et je lui demandai comment allaient ses études. La conversation avait déjà pris une tournure archéologique. La pauvre Katherine était la seule personne présente à ne pas éprouver une passion dévorante pour ce sujet, mais elle s’était habituée à supporter de telles discussions, en faisant montre d’un intérêt poli, et elle désirait encourager Bertie. Je me joignis à la conversation à intervalles appropriés, mais le Lecteur ne doit pas croire que j’avais perdu de vue ce qui était, dans l’immédiat, ma principale considération. La déduction seule pouvait nous permettre de découvrir l’identité de notre adversaire inconnu, mais si nous parvenions à l’amener à s’en prendre à nous, cela nous ferait gagner du temps et nous éviterait beaucoup de peine. Je réfléchissais à diverses façons de procéder, quand Mr MacKay me tendit la perche. Ce n’était qu’une question polie – combien de temps nous avions l’intention de séjourner à Louxor –, mais j’en profitai aussitôt, devançant Emerson qui ouvrait la bouche. — Nous envisageons sérieusement de passer le reste de l’hiver à Louxor. Nous avons presque terminé la tâche que Herr Junker avait eu la bonté de nous confier, aussi plus rien ne nous retient à Gizeh, et Emerson estime qu’une inspection minutieuse des sites de Louxor ne serait pas inutile. Emerson referma la bouche avec un claquement de dents audible. Cyrus fit part de sa joie et de son approbation, et Mr MacKay se renfrogna. — Non que vous n’ayez pas fait de votre mieux, ajoutai-je aimablement. Mais c’est une tâche trop vaste pour un seul homme. 394
Le visage du jeune homme se dérida. — Sincèrement, Mrs Emerson, ce serait un grand soulagement pour moi. Depuis quelque temps, j’étais tiraillé entre mon devoir envers ma profession et mon devoir envers mon pays. Si votre famille et vous étiez ici, je pourrais partir la conscience tranquille. Il semblait sincère. L’était-il vraiment ? Ramsès avait très peu parlé. Observant son regard énigmatique fixé sur MacKay, je devinai que ses pensées avaient suivi le même cours que les miennes. MacKay et Barton ne s’attardèrent pas sur le café, et tous deux déclinèrent le verre de brandy. Leur journée de travail commençait à l’aube. Peu après, Katherine emmena Bertie se coucher, et Cyrus suggéra qu’elle en fît autant. Je m’apprêtais à glisser une allusion discrète à William quand il murmura quelque chose, comme quoi le voyage l’avait fatigué, et il se retira. À peine étaient-ils sortis de la pièce que je fus le point de mire de tous les regards, certains exprimant une demande pleine d’espoir, d’autres – celui de Cyrus – une vive impatience. — Cette fois, vous ne vous en tirerez pas aussi facilement, Amelia, déclara-t-il. Je resterai ici toute la nuit s’il le faut. — Ainsi vous êtes au courant, fit Emerson d’un air résigné. — Au sujet d’Emmeline ? Eh oui ! Mais je n’ai soufflé mot, je n’ai nié ni admis quoi que ce soit. Il me semble que je suis en droit d’entendre toute l’histoire. Qui est cette mystérieuse dame ? — Ce n’est pas une dame, dis-je, incapable de résister à une pointe d’humour. C’est le Maître du Crime. Cyrus en resta bouche bée et Emerson poussa un juron étranglé. Un sourire apparut sur le visage de Nefret. Ramsès demeura silencieux. — Emerson, ne vociférez pas ! J’ai immédiatement compris que nous n’avions pas d’autre choix que de nous confier entièrement à Cyrus. Il a toujours été notre allié le plus fidèle et notre ami le plus cher. Cyrus émit un gloussement étouffé et s’éclaircit la gorge. — Je vous remercie, Amelia. Je… euh… je croyais être habitué à vos entourloupettes, mais là, vous m’avez coupé le souffle ! 395
Pour quelle raison avez-vous recueilli votre pire ennemi ? Ou bien le retenez-vous prisonnier ? Sacré nom d’un chien, je croyais que cet individu était mort. — Ramsès va vous expliquer, dis-je. Ramsès sursauta violemment et s’oublia au point de me lancer un regard menaçant. À mes yeux, ce n’était que justice. Nefret et lui avaient monté la supercherie, par conséquent ils devaient fournir les explications nécessaires. Néanmoins, je laissai à Ramsès un petit moment pour se ressaisir en déclarant : — Cyrus, je crois que je préférerais un whisky-soda, plutôt qu’un brandy, sans vouloir abuser de votre bonté. Ensuite Ramsès se lança dans son récit, que j’écoutai avec autant d’intérêt que Cyrus, car j’étais curieuse de voir comment il allait éluder certains détails que l’on ne pouvait divulguer même à Cyrus : les liens de parenté de Sethos avec Emerson, qui étaient une affaire privée de famille, et sa carrière d’agent secret, qui était une affaire privée du gouvernement. Je dois reconnaître que, après un début un peu hésitant, Ramsès fit honneur à l’éducation que je lui avais donnée. Sa mention d’une « tombe perdue » fascina tellement Cyrus que ses facultés critiques en furent émoussées, et notre ami accepta sans peine l’explication de Ramsès selon laquelle il était venu à l’aide de Sethos parce que celui-ci était, d’une certaine façon, le moindre de deux maux. — Son rival est dénué de toute pitié – c’est un assassin, déclara Ramsès. Et je suis sûr que je n’ai pas besoin de vous rappeler les nombreuses fois où Sethos a risqué sa vie pour protéger la dame à qui il voue un amour passionné… Il entreprit d’évoquer ces occasions, avec un luxe de détails superflu, et dans une prose qui rappelait les passages les plus romanesques du manuscrit de Miss Minton. Ah, bon, pensai-je, tandis qu’Emerson mâchonnait férocement le tuyau de sa pipe et que mon fils faisait semblant de prendre un air contrit, je suppose que je l’ai bien mérité. Je ne doutais pas que Ramsès se délectait de prendre sa revanche sur moi pour l’avoir « mis dans le pétrin ». Nos relations évoluaient d’une manière très intéressante. 396
Ramsès fut à même de dire la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité, sur le rôle tenu par Miss Minton, ce qui expliquait à la satisfaction de tout le monde comment Sethos s’était retrouvé à bord de l’Amelia. Il termina en présentant des excuses à Cyrus pour l’avoir mêlé à cette histoire, ce que ce dernier, les yeux aussi brillants que ceux d’un jeune garçon aventureux, écarta d’un revers de la main. — Je comprends. Vous deviez éloigner ces ruffians de l’Amelia et de votre dame. Lui faire quitter le bateau était également une bonne idée, mais vous feriez bien de faire circuler la nouvelle que vous n’avez plus d’invité à bord. Et si je criais sur les toits que cette pauvre Emmeline chérie a décidé qu’elle en avait assez de ce pays au climat insalubre ? Qu’elle a bouclé ses valises et a décampé sur un coup de tête ? Je pourrais vous conduire à la gare demain, Amelia, vous faire des adieux fraternels, vous pourriez descendre à Hammadi et revenir par le prochain train… Qu’y a-t-il de si amusant, Nefret ? — Vous ! répondit Nefret en riant. Nous aurions dû vous mettre dans le secret dès le commencement. Vous êtes presque aussi doué que Mère pour inventer des stratagèmes. — Tout à fait, approuva Ramsès en lançant un regard effrayé à Cyrus. Cela ne marchera pas, Cyrus. Nous ne pouvons pas prouver qu’Emmeline était ici au Château, parce qu’elle n’y a jamais séjourné. Tout ce que nous pouvons faire, c’est ajouter un autre mensonge aux précédents et annoncer qu’elle est partie – le plus tôt sera le mieux. J’en informerai Nasir et Ashraf demain, et s’ils se demandent comment nous avons réussi à faire quitter le bateau à « Emmeline » à l’insu de tous, ils pourront échafauder des conjectures à cœur joie. Cyrus fut manifestement déçu. — Ma foi, si vous le dites. À présent, comment allons-nous procéder pour trouver cette satanée tombe royale ? Un coup sourd et un bruit sec nous firent nous lever d’un bond. C’était comme si quelqu’un avait claqué une porte entrouverte. Pourtant, avant de parler, j’avais vérifié que les deux portes du salon étaient bien fermées. Emerson s’élança vers l’une et Ramsès, dont l’oreille est légèrement plus fine, vers l’autre. Il ouvrit le battant à la volée, et là, clignant des 397
paupières et poussant de petits cris de frayeur, se tenait William Amherst.
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William bafouilla une série de phrases incohérentes – « pouvais pas dormir… suis descendu pour prendre un livre dans la bibliothèque… suis tombé contre la porte… vraiment désolé… » Il tenait un livre dans sa main et était vêtu d’un pyjama et d’une robe de chambre, mais aucun conspirateur judicieux n’aurait négligé des précautions si élémentaires. Nous ne prîmes pas la peine de demander s’il avait surpris tout ou partie de notre conversation – il ne l’aurait pas avoué. C’était peut-être la simple curiosité qui l’avait amené à entrouvrir la porte – ou bien quelqu’un d’autre l’avait ouverte avant qu’il entre dans la bibliothèque. Cyrus hésitait à croire que son ancien protégé pût s’être rendu coupable d’un tel écart de conduite. — Mais il a changé, sans aucun doute. Autrefois, c’était un garçon épatant qui vous regardait droit dans les yeux. C’est un homme différent. — Hmmm, fis-je. — Non ! (Le cri d’Emerson fit vibrer le cristal.) Non, Amelia. Nous avons déjà deux maîtres du déguisement dans cette… euh… dans ce groupe. Je refuse d’admettre ne serait-ce que la plus infime possibilité qu’il y en ait un troisième ! Nous ne nous attardâmes pas très longtemps après cet incident. Je persuadai Cyrus que, étant donné que le rival meurtrier de Sethos était (vraisemblablement) le seul à connaître l’emplacement de la tombe (hypothétique), notre priorité la plus urgente était de l’identifier – ce qui aurait l’avantage supplémentaire de prévenir de nouveaux actes violents. Je me sentis également obligée de réprimander gentiment Cyrus, pour son bien.
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— Il n’y a absolument aucune raison de supposer que la tombe est celle d’un personnage royal, Cyrus. Je sais que trouver une tombe de ce genre a toujours été votre plus haute ambition, mais plus grandes sont vos espérances et plus amère sera votre déception si jamais ces espérances ne se réalisent pas. Laissez votre imagination s’épanouir librement, mais ne vous attendez pas, contre tout espoir… — Vous avez fait valoir votre argument, Amelia, dit Emerson. J’espère que vous en tiendrez compte. Je me levai avant mon époux, comme d’habitude, emplie d’ambition et d’énergie. Avant notre arrivée à Louxor, je trouvais que la vie était devenue un brin compliquée. J’étais loin du compte ! Bien que stimulée par les tâches qui m’attendaient, je reconnaissais la nécessité de les organiser par ordre de priorité et de faisabilité. Aussi me glissai-je hors du lit sans réveiller Emerson, enfilai un peignoir et allai dans le salon contigu à notre chambre. Bien sûr, Cyrus nous avait donné le plus bel appartement. Il était encore plus raffiné et confortable que lors de notre dernier séjour. Les mêmes magnifiques tapis d’Orient recouvraient les parquets et la lumière du début de la matinée filtrait à travers les splendides moucharabiehs en bois sculpté qui masquaient les fenêtres. La main experte de Katherine se voyait dans les nouveaux rideaux, les somptueux accessoires de la salle de bains adjacente et le ravissant secrétaire dans le salon. Rien n’avait été oublié : papier à lettres et enveloppes, buvard et tout ce qu’il fallait pour écrire. Je m’installai dans le fauteuil confortable et approchai de moi une feuille de papier. « Interroger les autres archéologues suspects » était la première mesure à prendre. Malgré les railleries d’Emerson, j’étais certaine de ne pas me tromper en estimant que l’homme à l’origine de ce mystère était un égyptologue. Je les connaissais tous, mais je n’avais encore jamais eu de raisons de les considérer comme des meurtriers et des criminels éventuels. Je voulais interroger ceux qui n’avaient pas été présents la veille. J’ajoutai sous cette rubrique : Alibis. Je doutais fort que cela donne quoi que ce fût. C’est uniquement dans les romans que 400
les détectives sont à même de soutirer des déclarations vérifiables à leurs suspects. Les souvenirs sont imprécis, et les témoins oculaires, particulièrement lors d’activités nocturnes, brillent souvent par leur absence. Néanmoins, cela valait la peine d’essayer, et une « Chronologie des agressions » pouvait se révéler utile. « Trouver la tombe » était ma deuxième rubrique. Deux méthodes d’investigations venaient immédiatement à l’esprit, en dehors de celle, évidente, qui consistait à capturer le scélérat et à l’obliger à passer des aveux complets. Yusuf et les autres membres de la famille à Gourna savaient peut-être quelque chose. Je ne pensais pas qu’ils cachaient délibérément des informations, mais ils pouvaient considérer que ce n’était pas important. Emerson et Selim étaient les personnes les plus compétentes pour poser des questions de ce genre. L’autre méthode d’investigations consistait à rechercher l’endroit nousmêmes. Ce n’était pas une tentative aussi désespérée que cela pouvait le paraître à première vue, car une analyse logique avait restreint les secteurs vraisemblables, et le scélérat avait peutêtre laissé des traces de sa présence qui seraient visibles pour des yeux aussi experts que les nôtres. Un avantage supplémentaire de cette méthode était que, si nous nous approchions un tant soit peu de l’endroit effectif, cela pouvait amener notre adversaire à nous attaquer. J’étais arrivée à ce point quand j’entendis le bruissement de draps et un juron dans la chambre voisine. Emerson apparut brusquement dans l’embrasure de la porte. — Ah, vous êtes là ! s’exclama-t-il. — Où pensiez-vous que je serais ? — Avec vous, on ne sait jamais ! Emerson s’appuya contre le montant de la porte et se frotta les yeux. Il n’est jamais à son avantage le matin, physiquement ou mentalement, néanmoins même son apparence hirsute – cheveux ébouriffés, yeux mi-clos, menton hérissé de poils raides – ne déparait pas sa mine splendide. Comme nous n’étions pas dans l’intimité de notre demeure, il avait accepté de mettre un minimum de vêtements de nuit – un pantalon de
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pyjama, très exactement –, ce qui laissait voir à mes yeux émus l’admirable musculature de son torse et de ses épaules. Cependant, j’étais quelque peu en colère. Mes tentatives la nuit dernière pour avoir une conversation avec lui avaient échoué. Il s’était contenté de pousser des grognements. — Puisque vous êtes réveillé, je vais sonner pour qu’on apporte le thé, dis-je. J’en accepterais volontiers une tasse. Je travaille depuis plus d’une demi-heure. Emerson s’avança dans la pièce d’un pas mal assuré et regarda par-dessus mon épaule. — Encore l’une de vos satanées listes ! bougonna-t-il. « Trouver la tombe » ? Bon sang, à vous en croire, cela semble aussi simple que de frotter un parquet avec une brosse ou de… À ce moment-là, la porte du salon s’ouvrit – le service au Château était toujours de premier ordre – et Emerson battit en retraite dans la chambre en marmonnant avec irritation. — Votre robe de chambre est dans la penderie ! lui lançai-je. Il la portait quand il revint, et son expression était un peu moins renfrognée. — Je déteste quand vous vous éloignez ainsi à pas de loup, dit-il. Quand je tends la main vers vous et que vous n’êtes pas là… — Buvez votre thé. On aurait pu considérer que c’était une excuse, mais cela ressemblait davantage à une critique. Une tasse de la boisson revigorante, abondamment sucrée, ranima Emerson. Tendant un long bras, il prit ma liste sur le secrétaire et l’examina. — Je ne vois aucune mention de votre méthode préférée pour identifier un ennemi, fit-il remarquer. Quelque chose comme « Attendre d’être attaqués » ou bien « Provoquer une attaque », ou encore… — Je l’ai déjà fait, répondis-je. — Hmmm, oui. Annoncer hier soir que nous avions l’intention de rester à Louxor pour le restant de l’hiver. Vraiment, Amelia, j’aimerais beaucoup que vous me préveniez de vos petits stratagèmes. Si je n’étais pas habitué à vos méthodes, j’aurais pu lâcher un démenti. J’espère que vous 402
comprenez que votre théorie et votre méthodologie ne reposent que sur des conjectures ? Nous ne savons pas s’il y a bien une tombe. Nous ne savons pas si celui qui l’a découverte est un égyptologue. Nous ne savons pas pourquoi, en admettant que ces deux prémisses se vérifient, il s’est abstenu d’emporter les objets façonnés. Il a peut-être – notez le mot « peut-être » – essayé de nous empêcher de venir ici, mais maintenant que nous sommes là, il attend peut-être que nous partions, tout simplement, même si cela prend du temps. Apparemment, il n’est pas particulièrement pressé. — Tout est possible, mon cher. Cependant, il s’est donné beaucoup de mal pour nous amener à rester au Caire, et il sait à présent que Sethos est également à la recherche de son trésor. Si j’étais lui… — Oui, oui, je sais ce que vous feriez, grommela Emerson. À propos de mon… de Sethos, je ne vois pas son nom sur votre liste. Je m’attendais que vous commenciez par vous rendre au Winter Palace. Cette idée m’avait traversé l’esprit, bien sûr. Mais malgré mon impatience de me trouver en présence de cet homme remarquable qui était revenu – une fois encore ! – d’entre les morts, nous devions éviter d’attirer une attention excessive sur l’hôtel. Tout Louxor savait qu’Emerson ne se rendait jamais dans des endroits de ce genre s’il pouvait l’éviter, et notre venue à une heure matinale serait si insolite que cela risquait d’éveiller la curiosité. Ce que j’expliquai à Emerson. — Je vais écrire un mot à Miss Minton, pour lui demander de nous rejoindre pour le déjeuner à deux heures. — Ah, oui, Miss Minton, fit Emerson d’un air pensif. Vous ne l’avez pas mise sur votre liste, elle non plus. — Je n’ai pas terminé ma liste. Soyez assuré que je suis parfaitement consciente que nous lui sommes très reconnaissants d’avoir sauvé votre… euh… Sethos. J’ai pensé à tout. Maintenant habillez-vous vite, Emerson, nous devons partir de bonne heure. Quand nous descendîmes pour le petit déjeuner, les Vandergelt étaient déjà à table. Que Cyrus « trépignât 403
d’impatience », ainsi qu’il le disait à sa façon pittoresque, ne me surprit pas, mais je fus légèrement étonnée de voir que Bertie avait également mis une tenue d’équitation. Réflexion faite, cela ne m’étonna pas. Notre venue avait interrompu une discussion très vive entre mère et fils. Katherine se tourna vers moi d’un air suppliant. — J’essayais de dissuader Bertie de vous accompagner, Amelia. Il n’est pas encore suffisamment rétabli. Je réfléchis rapidement aux conseils que je devais donner. La présence de Bertie paralyserait notre conversation dans une certaine mesure, car nous étions convenus que, pour le moment du moins, nous devions taire à Katherine que nous avions affaire non pas à un mais à deux groupes de criminels. Elle avait vu les avantages de l’égyptologie en tant que profession pour Bertie, mais elle aurait estimé très probablement que ceci présentait des désavantages. Le jeune homme était trop bien élevé pour dire plus que : « Je vous assure, Mère, que je peux le faire », mais son expression rebelle indiquait clairement qu’il avait l’intention d’arriver à ses fins, aussi tapotai-je la main de Katherine et je la rassurai. — Nous serons partis pour quelques heures seulement, Katherine, et durant les moments les moins chauds de la journée. Nefret et moi veillerons à ce qu’il ne se surmène pas. — Tout à fait, acquiesça Emerson, entre deux bouchées de nourriture. Vous ne pouvez pas envelopper éternellement ce garçon dans du coton, Katherine. Laissez-le en faire à sa tête. Nous aurons l’œil sur lui. Après avoir mélangé ses métaphores et vexé profondément son hôtesse, il se consacra de nouveau à ses œufs et à ses toasts avec l’air suffisant d’un homme qui a été le tact même. Non convaincue mais la majorité étant contre elle, Katherine n’insista pas. Nous étions convenus la veille au soir que Nefret et Ramsès viendraient nous rejoindre au Château. Quand ils arrivèrent, deux jeunes Égyptiens les accompagnaient. Je n’eus aucun mal à les identifier. C’étaient Jumana et son frère. La description que Daoud nous avait faite ne rendait pas justice à la jeune fille. Ce qui la distinguait, ce n’était pas 404
seulement ses traits ravissants, mais aussi leur vivacité. Son frère lui ressemblait beaucoup. Toutefois, une grosse bosse qui fermait quasiment l’un de ses yeux déparait son beau visage. Dès que nous partîmes, Jumana se tint aux côtés d’Emerson, aussi rejoignis-je Bertie, dont elle avait froidement ignoré les tentatives pour chevaucher près d’elle. Les yeux de Bertie étaient fixés sur la petite silhouette svelte qui gesticulait si vigoureusement qu’elle semblait en grand danger de tomber de cheval. Il ne répondit pas à ma remarque banale sinon inutile que c’était une belle matinée. Je le poussai doucement avec mon ombrelle. — Pardon ? fit-il en sursautant. — Eh bien ? (Nefret nous avait rejoints.) Comment la trouvezvous ? — Je n’ai pas eu le temps de me faire une opinion, répondisje. Si elle est aussi intelligente qu’elle est… euh… enthousiaste… — C’est également une petite friponne très maligne, dit Nefret en souriant. Voyez comme elle flatte Père. Avant votre arrivée, c’est Ramsès qui était l’objet de toutes ses attentions. — Oh, allons ! s’exclama Bertie. Ce n’est pas une… elle n’est pas comme ça. Vous vous trompez. — Son intérêt est purement professionnel, expliqua Nefret. Jumana est musulmane. Elle tient pour établi que ce sont les hommes de la famille qui prennent des décisions, et elle est tout à fait résolue à devenir égyptologue. Le visage candide de Bertie s’épanouit. — Eh bien, c’est également mon intention. (Il se redressa, carra ses épaules et regarda autour de lui avec un vif intérêt.) Cyrus a dit que nous allions à Deir el-Bahri. C’est la reine Hatshepsout, n’est-ce pas ? — Excellent ! le félicitai-je. Puis je me lançai dans un petit cours sur la vie de cette femme illustre. Nefret, qui connaissait tout cela, bien sûr, retourna vers l’endroit où elle avait voulu se tenir durant le trajet – aux côtés de Ramsès. Le temple mortuaire de la reine était l’un des sites les plus visités sur la rive ouest et l’un des plus remarquables. Tandis que nous nous approchions, j’expliquai les caractéristiques de 405
son architecture à Bertie et m’efforçai d’évoquer l’image de ce lieu tel qu’il avait dû être du temps d’Hatshepsout, avec des arbres en fleur bordant la rampe et des statues colossales ornant les terrasses à colonnes. Il écoutait attentivement et posait des questions intelligentes quand Emerson jugea bon de m’interrompre. — Ne la laissez pas vous en dire trop à la fois, conseilla-t-il à Bertie. Sinon, elle va vous submerger de faits. Bertie affirma qu’il avait goûté chaque mot, mais Emerson désirait manifestement avoir une conversation privée avec moi. Il suggéra à Bertie de rejoindre Jumana, ce qui contenta tout le monde, à l’exception peut-être de Jumana. — « Trouver la tombe », fit Emerson avec un grognement rauque. Une tâche plutôt redoutable, même pour vous, non ? Son geste engloba la longue courbe des falaises qui entouraient le temple d’Hatshepsout et les ruines de celui qui se trouvait à proximité. Même dans ce secteur limité, il y avait une centaine de cachettes possibles. Cependant, il répondait parfaitement à nos critères. À l’évidence, il était très fréquenté. Il y avait moins de touristes que les années précédentes, mais ils grouillaient partout, par groupes compacts ou par paires. (Le second membre de ces paires était dans tous les cas un interprète ou un guide. Rester seul nécessitait une grande force.) — Ma foi, nous pouvons seulement faire de notre mieux, répondis-je. Qui ne tente rien n’a rien. La vie… — Un aphorisme de plus – particulièrement un aphorisme commençant par « la vie » – et je demande le divorce, Peabody, fit Emerson. (Mais il sourit en disant cela.) Explorer ce secteur ne sera pas facile avec tous ces gens qui nous suivent. Et que cherchons-nous, au juste ? Un poteau indicateur avec une flèche et l’inscription « Direction de la tombe perdue » ? Je laisse toujours Emerson lancer ses petites pointes de sarcasme. Cela lui donne l’illusion d’être spirituel. Je lui souris et déclarai : — Nous sommes censés chercher un site pour Cyrus. Cela nous fournit un prétexte plausible pour aller partout où cela
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nous chante. Toutefois, nous ne pouvons pas permettre à Bertie d’escalader les falaises. Remettez-vous-en à moi. — Je le fais toujours. Jumana avait quitté Bertie et venait au trot vers nous. Je dis à Emerson de continuer et demandai à la jeune femme de chevaucher à mes côtés. Nous eûmes une petite conversation. J’estime qu’on ne doit pas tourner autour du pot, notamment avec de jeunes personnes. Des allusions subtiles leur passent par-dessus la tête, et cette jeune personne-là semblait encore plus résolue et égocentrique que la plupart. Je lui rappelai que Cyrus était extrêmement riche, passionné d’égyptologie et très attaché à son fils, puis j’ajoutai : — Je veux que vous restiez auprès de Bertie aujourd’hui, et dans les jours à venir, pendant que nous nous livrons à des activités qui seraient trop fatigantes pour lui. — Ah ! (Jumana fronça les sourcils et réfléchit. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre où je voulais en venir.) Si je fais cela, vous m’aimerez beaucoup, Mr Vandergelt et vous ? Je lui certifiai que ce serait le cas. Au moins, elle n’avait pas demandé carrément une compensation ! Nous les laissâmes, Bertie et elle, se promener à proximité et continuâmes vers le sud, suivis de Jamil, qui portait les gourdes d’eau. Il se laissa distancer de plus en plus tandis que nous suivions le sentier raide qui s’achevait au pied des falaises. — À l’évidence, c’est un assistant peu coopératif, fis-je remarquer à Ramsès. Comment s’est-il fait ces ecchymoses ? — D’après Jumana, il s’est battu dans un café de Louxor. À son avis – elle a un grand nombre d’avis, fit Ramsès en me lançant un regard de côté, il passe trop de temps dans des endroits de ce genre, avec des amis à la réputation douteuse. Toutefois, Yusuf tient à lui comme à la prunelle de ses yeux, et ce vieux gredin refuse de lui former le caractère. Faites attention où vous posez le pied… le sentier est très escarpé par ici. Il saisit mon bras comme je trébuchais. J’aurais très bien pu recouvrer mon équilibre sans son aide, néanmoins je le remerciai et expliquai :
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— Je connais parfaitement le terrain, mon cher garçon. J’ai exploré minutieusement ces falaises à la recherche d’entrées de tombe. Elles – les falaises, pas les entrées – se dressaient au-dessus de nous. D’innombrables années d’érosion causée par le vent et l’eau avaient modelé la roche en des formes bizarres. Certaines ressemblaient à des colonnes, d’autres évoquaient de la pierre en fusion qui se serait déversée du sommet avant de durcir. Je n’avais pas besoin d’Emerson – ou de Ramsès – pour me dire que chercher un orifice dans cette surface déchiquetée était très certainement vain. Cependant, Ramsès se sentit obligé de me le dire. — Qui sait ? répondis-je. Votre père estime certainement que cette expédition est utile. S’est-il confié à vous ? — Non. Néanmoins, je pense qu’il veut jeter un coup d’œil à l’endroit que Kuentz nous avait indiqué. — L’endroit où quelqu’un a fait tomber divers objets sur vous ? Hmmm. J’ai oublié d’inscrire cela sur ma liste. Attendez un instant. Je sortis la liste de ma poche et ouvris l’étui à crayons fixé à ma ceinture pendant que Ramsès m’observait avec un amusement non dissimulé. — Et si vous alliez rejoindre Cyrus pour vous reposer un moment ? suggéra-t-il. Emerson et Nefret avaient continué, laissant Cyrus assis sur le sol, adossé à un rocher. Quand nous le rejoignîmes, il épongeait avec un mouchoir son visage empourpré, ruisselant de sueur. — Vous allez bien, Cyrus ? demandai-je. — Je n’ai jamais été aussi heureux, répondit-il en respirant péniblement. Accordez-moi un jour… ou deux… pour être de nouveau en forme… Je dis à Ramsès de continuer et fis signe à Jamil de s’approcher. Après nous avoir tendu une gourde d’eau à chacun, il s’assit sur le sol à proximité. — Vous ne semblez pas très content, Jamil, fis-je remarquer. Il haussa les épaules. — Ce n’est pas un travail d’homme, Sitt Hakim. 408
— Quel genre de travail aimeriez-vous faire ? Un autre haussement d’épaules. — Vous avez certainement une idée, insistai-je. Certains de vos cousins et de vos oncles travaillent pour nous. Ils sont bien payés et sont respectés. Une moue dédaigneuse indiqua ce qu’il en pensait. — Si l’archéologie ne vous intéresse pas, il y a d’autres professions qui procurent de grandes satisfactions, poursuivisje. Cuisinier, officier de police… — Serveur, domestique, dit Cyrus, dont l’arabe était assez bon pour lui permettre de suivre la conversation. Ses possibilités sont limitées, ma chère amie. Ce n’est pas bien ni juste, mais le monde est ainsi fait. — L’ambition peut faire voler les limites en éclats, dis-je. Regardez David. Et Selim et Abdullah. Jamil ne répondit pas, ne serait-ce que par une moue dédaigneuse, aussi le poussai-je avec mon ombrelle pour obtenir son attention, et je poursuivis en arabe. — Vous appartenez à une famille honorable, Jamil. Vous aussi pouvez être honoré et respecté si vous travaillez dur et étudiez. Nous serons heureux de vous aider. — Oui, Sitt Hakim. Son sourire aurait été aussi charmant que celui de sa sœur s’il avait eu sa chaleur. — Je suis étonnée de trouver un tel manque d’ambition chez un membre de cette famille, fis-je remarquer tandis que nous nous remettions en route. Mon petit sermon bienveillant donnera peut-être un résultat. Apparemment, il l’a pris à cœur. — Huh ! fit Cyrus. Vous feriez mieux de porter toute votre attention sur Jumana. Elle a assez d’ambition pour deux. Peu après, nous rejoignîmes les autres. Ils avaient trouvé l’endroit sans difficulté. Le corps avait été emporté, par des prédateurs ou par la police – probablement la police, car il n’y avait pas de petits morceaux indigestes éparpillés à proximité. — L’homme a-t-il été identifié ? m’enquis-je. — J’ai demandé qu’on m’en informe si jamais cela se produisait, répondit Ramsès. Mais je ne m’attends pas qu’ils prennent cette peine, à moins que quelqu’un ne signale la 409
disparition d’un fils ou d’un mari. Il était très pauvre. Des vêtements bon marché, élimés. Même pas une paire de babouches. Emerson leva les yeux. — Bon sang, Ramsès, il y a certainement quelque chose làbas, sinon ce salopard n’aurait pas essayé de vous empêcher de le trouver. — Kuentz s’est probablement trompé sur l’endroit. Je n’ai vu aucun signe d’une ouverture, et de toute façon, il avait dit que la tombe ne contenait rien d’intéressant. — Humpf ! fit Emerson en se frottant le menton. Il faut que je parle à Kuentz. Et il s’éloigna à grandes enjambées. — Emerson, revenez ! criai-je. Vous ne pouvez pas faire tout ce chemin à pied jusqu’à Deir el-Medina. Il aurait pu le faire et l’aurait fait si je ne l’en avais pas empêché. Je fus également obligée de lui interdire d’escalader la falaise pour chercher la prétendue tombe de Kuentz. À mes yeux, cela aurait été à la fois dangereux et inutile, et nous devions rentrer afin d’honorer notre engagement pour le déjeuner. Le trajet du retour fut plus facile, car le sentier allait en descendant la plupart du temps, mais quand nous eûmes rejoint Bertie et Jumana – tous deux semblaient très contents d’euxmêmes, pour des raisons différentes, espérais-je de tout mon cœur –, nous décidâmes, Emerson et moi, d’accompagner les enfants jusqu’à l’Amelia et de faire un brin de toilette avant d’aller à notre rendez-vous. Cyrus se rembrunit. Cela ne lui laissait pas d’autre choix que de rentrer au Château avec Bertie. Je n’avais jamais eu l’intention de l’emmener avec nous, de toute façon. J’avais un certain nombre de choses à dire à mon beau-frère – et cela ne pouvait se faire en présence de Cyrus.
Manuscrit H
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Tandis qu’ils se préparaient pour leur déjeuner au Winter Palace, Ramsès commença à tourner en rond. L’entretien avec Sethos promettait d’être tendu, voire explosif, et il était inquiet au sujet de Margaret. La présence de Smith ajoutait un autre élément perturbateur. Il se demanda si sa mère avait mis celuici sur sa liste, et ce qu’elle avait écrit sous « Quoi faire à ce sujet ». Elle était la plus calme du groupe. Elle les examina histoire de s’assurer qu’ils étaient suffisamment présentables pour satisfaire à ses critères, et donna un dernier coup de brosse à la veste couverte de poussière d’Emerson. Ramsès s’attendait presque qu’elle lui demande de présenter ses mains comme quand il était enfant. Lorsqu’ils furent installés dans le dinghy et partirent, elle sortit vivement sa liste. Emerson, qui fronçait les sourcils et se frottait le menton, gronda : — Auriez-vous oublié quelque chose, Amelia ? « Remettre Sethos dans le droit chemin », par exemple ? Je vois que vous avez emporté votre ombrelle, mais… — Chut ! (Elle montra de la main le batelier.) Remettez-vousen à moi, Emerson. — Crénom ! Ramsès, je présume que vous savez à quoi il ressemble. En ce moment, je veux dire. — Il portait les vêtements de Ramsès, répondit Nefret. Le costume de tweed marron et gris qu’il s’est acheté à Londres l’été dernier. Ramsès lui a également fourni une moustache et des coups de soleil. En retour, il nous a indiqué le nom sous lequel il avait l’intention de s’inscrire à l’hôtel. (Elle posa sa main sur le poing serré d’Emerson.) Père, promettez-moi de ne pas vous mettre à lui crier après. Et, Mère, vous voulez bien ne pas être impolie avec Margaret ? Tous deux lui lancèrent un regard de surprise scandalisée. — Je ne suis jamais impolie, répondit la mère de Ramsès avec raideur. — Je ne crie jamais, tonna le père de Ramsès. Pour une fois, Emerson ne s’attarda pas devant l’hôtel pour échanger des traits d’esprit avec les interprètes, les mendiants et les marchands ambulants. Il se dirigea droit vers la réception, où il fut accueilli avec volubilité par le directeur adjoint. 411
— Soyez les bienvenus à Louxor, professeur et Mrs Emerson. Nous avons appris votre arrivée et espérions que vous nous feriez l’honneur d’une visite. Désirez-vous déjeuner ? Je vais demander qu’on vous prépare une table. — Oui, très bien, répondit Emerson. Vous avez un client qui est descendu chez vous hier, un certain Mr… euh… — L’honorable Edmund Whitbread, lui souffla Ramsès. — Oh ! Honorable, bien sûr, grommela Emerson. Quel est le numéro de sa chambre ? — Ce monsieur nous a quittés ce matin. Je crois qu’il se rendait à Assouan. Oh, mon Dieu, je suis vraiment navré, professeur ! Vous semblez quelque peu… contrarié. Attendait-il votre visite ? — Évidemment, fit Emerson d’une voix étranglée. — Il a précisé qu’il reviendrait dans quelques jours et nous a demandé de lui garder sa chambre… — La clé, siffla Emerson en tendant la main. Cela allait tout à fait à l’encontre du règlement, mais l’homme n’hésita pas, ne serait-ce qu’une seconde, avant d’obtempérer. Comment fait-il ? s’interrogea Ramsès avec envie. Il ne menace pas, il n’élève même pas la voix. Emerson observa un silence menaçant tandis qu’ils se dirigeaient vers l’ascenseur. Son épouse fut la première à avoir le courage de le rompre. — La malchance, dit-elle. Ce n’est pas votre faute, Ramsès. Celui-ci réalisa, à sa grande surprise, qu’il n’avait pas l’intention de s’excuser. Laisser partir Sethos n’avait peut-être pas été une idée très judicieuse, mais il ne regrettait rien. — C’est la nouvelle de votre arrivée qui l’a fait décamper, déclara-t-il. Vous vous attendiez à le trouver dans sa chambre, Père ? Supposez-vous qu’il a eu la bienséance élémentaire de me rendre mon plus beau complet, ou de nous laisser un mot d’excuses ? — Qui sait ? répliqua son père en esquissant un sourire. Nous irons jeter un coup d’œil plus tard. Commençons par aller chercher la dame – en admettant qu’elle n’ait pas filé, elle aussi – et allons déjeuner. J’ai faim.
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Ramsès frappa à la porte et se fit connaître, mais Margaret refusa d’ouvrir jusqu’à ce que Nefret lui eût parlé. La chambre était en désordre – le lit défait, les meubles changés de place – et Margaret était échevelée. Elle donnait l’impression d’avoir dormi habillée. — Dieu merci ! s’exclama-t-elle en s’agrippant au bras d’Emerson telle une femme sur le point de se noyer qui a trouvé une ligne de sauvetage. Je ne suis pas sortie de cette chambre depuis hier après-midi. Je n’ai même pas osé ouvrir au garçon, et je n’étais pas certaine que l’invitation fut bien de vous, et… et j’ai une faim de loup ! — Allons, allons, bredouilla Emerson en lançant un regard gêné à son épouse. Celle-ci fit remarquer : — Il n’y a aucune raison de vous mettre dans un état pareil, Miss Minton. Nous allons descendre immédiatement pour déjeuner. Mais d’abord, lissez vos cheveux et mettez votre chapeau. — Bien sûr. Ce serait inconvenant de se montrer en public sans chapeau, n’est-ce pas ? (Elle pressa ses mains sur ses joues empourprées.) Veuillez m’excuser. J’étais très tendue. Leur table était prête, et Emerson insista pour qu’elle mange quelque chose et boive un verre de vin avant de donner des explications. Une dame dans la détresse fait toujours ressortir le côté chevaleresque de sa nature. Il l’appelait même Margaret. Son épouse n’en fit rien. — Si vous avez recouvré vos esprits, Miss Minton, nous aimerions beaucoup avoir un récit concis et cohérent de votre part. Un demi-verre de vin et un petit pain avaient rendu à Margaret son aplomb et son sens de l’humour. — Vous êtes sûre que vous ne préférez pas attendre et m’emprunter mon compte rendu écrit ? — Racontez-nous, dit Ramsès en hâte. — Je vous en prie, dit sa mère. — Vous avez peut-être été surpris que je demande à Nefret de parler avant que j’ouvre la porte. Hier après-midi, alors que je
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m’apprêtais à descendre pour le thé, on a frappé à ma porte, et j’ai entendu une voix. La vôtre, Ramsès. Ramsès retint un juron. — Enfer et damnation ! cria Emerson. Qu’a-t-il dit ? — « C’est moi, Margaret. Vous allez bien ? » C’était exactement votre voix, Ramsès. — Cela ne me surprend pas, rétorqua Ramsès, les dents serrées. — Bien sûr, j’ai tiré le verrou et j’ai commencé à ouvrir. Il a refermé violemment le battant, il me l’a claqué quasiment au nez, et il m’a ordonné de pousser le verrou et de le laisser ainsi. Il n’avait plus votre voix alors ! Il a continué en me disant que j’étais une sacrée idiote, et qu’il y avait au moins trois personnes dans l’hôtel, dont lui-même, qui me feraient violence si je sortais de ma chambre, et qu’il n’était pas le seul qui pouvait imiter votre voix, et… (Elle grimaça un sourire.) S’il voulait me faire peur, il a réussi. Quand il s’est arrêté d’énumérer toutes les horreurs qui pouvaient m’arriver, j’ai posé plusieurs questions – vous imaginez certainement à quel sujet – mais il n’y a pas eu de réponse. Le serveur apporta leur potage et elle commença à manger en murmurant des excuses. — Deux autres personnes, grommela Emerson. Mais qui… — Ce n’était peut-être pas vrai, dit Ramsès. — Je ne pouvais pas prendre ce risque ! répliqua vivement Margaret. Et plus tard, cette nuit-là, alors que je m’étais couchée, quelqu’un a remué la poignée de la porte. Je venais d’avoir assez de courage pour éteindre la lumière et je dormais à moitié. J’ai crié : « Qui est-ce ? » Personne n’a répondu. Ensuite, peu avant l’aube… — Bon sang ! s’exclama Emerson. Encore ? — Il a dit qu’il était le safragi et apportait mon petit déjeuner. Je n’avais pas demandé de petit déjeuner. — Trois en tout, murmura Nefret. Je me demande combien d’entre eux étaient Sethos ? — Je suis contente que vous trouviez cela amusant, Nefret, dit Margaret.
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Nefret fit disparaître en hâte le sourire de son visage. Ramsès ne comprenait pas son amusement, lui non plus. Les intentions de Sethos étaient sans doute honorables, mais ses méthodes, déplorables. — Il a peut-être eu le temps de passer juste avant d’aller prendre le train pour Assouan, poursuivit Nefret. Margaret lâcha sa cuillère à soupe. — Il est allé à Assouan ? — Fou… très peu probable, déclara Emerson. Mais il a quitté l’hôtel, ce sal… ce monstre d’ingratitude. Ramsès l’avait amené ici hier, car la présence d’un inconnu à bord de l’Amelia était dès lors éventée. Une excellente idée, en fait. Brouiller les pistes. — Merci, Père, dit Ramsès. — Hmmm, oui. Vous non plus ne pouvez pas rester ici, Margaret… Miss Minton. — Je vous en prie, appelez-moi par mon prénom, professeur. Les conventions sociales sont quelque peu ridicules en de telles circonstances. — Euh… je vous remercie. Ainsi que je le disais, il faut absolument que nous vous aidions à partir d’ici. Peabody ? — Tout à fait, Emerson. Elle va venir avec nous au Château. J’en ai déjà parlé à Cyrus. Bien sûr qu’elle l’avait fait, songea Ramsès. Elle l’avait probablement inscrit sur sa liste : « Emmener Miss Minton ». Et les Vandergelt n’auraient pas eu leur mot à dire. Nefret et elle accompagnèrent Margaret pour l’aider à faire ses bagages pendant que Ramsès et son père allaient examiner la chambre que Sethos avait occupée. Elle se trouvait au même étage que celle de Margaret, quelques portes plus loin. Les femmes de chambre étaient venues le matin. Le lit était fait et on avait placé des serviettes de toilette propres sur la tablette à côté du lavabo. La penderie était vide. Le seul signe d’une occupation, passée ou future, était un livre sur la table de chevet – un guide de vulgarisation sur les sites archéologiques en Haute-Égypte. Quand Ramsès le prit, une enveloppe glissée entre les pages tomba par terre. Elle était adressée, d’une écriture assurée à l’encre noire, au Pr Radcliffe Emerson. Emerson lut la lettre qu’elle contenait et la tendit à Ramsès. 415
— « Navré de vous avoir raté. J’ai une affaire à régler ailleurs. Je vous prie d’avoir l’amabilité de présenter mes hommages aux dames de votre famille, et à Miss Minton, laquelle, crois-je savoir, va quitter Louxor immédiatement. Sincères amitiés… » C’est signé « Whitbread ». Le calme anormal d’Emerson ne présageait rien de bon pour quelqu’un – probablement pour Sethos. — Les dames de votre famille, poursuivit Emerson de la même voix calme. Très aimable de sa part d’avoir inclus Nefret. — En effet, vu la façon dont elle l’a rudoyé. Père, il devait faire très attention à ce qu’il écrivait. Les chances pour que quelqu’un d’autre trouve ce billet étaient infimes, mais il ne prend jamais de risques, même les plus improbables. — Ce qui m’exaspère le plus, fit Emerson d’un air réfléchi, c’est sa faculté à anticiper nos réactions. Il aurait pu laisser ceci à la réception. Comment savait-il que je fouillerais sa chambre ? — Toute personne connaissant vos habitudes aurait pu le prévoir, monsieur. — Oh ? Humpf ! À l’évidence, c’était la méthode la plus sûre pour communiquer avec nous. Il y a une suggestion très nette à propos de Miss Minton. Bien, bien. Rejoignons les dames et transmettons-leur ses hommages. Prenez le livre. — Oui, monsieur. C’était mon intention. Ils entrèrent dans la chambre de Margaret, où les trois femmes et deux safragis terminaient de préparer ses sacs de voyage. — Nous vous attendons dans le hall, cria Emerson, en battant précipitamment en retraite comme son épouse posait sur lui un regard inquisiteur. — Vous comptez le lui dire, n’est-ce pas ? demanda Ramsès. Il allongea le pas pour rester à la hauteur de son père. Emerson sonna pour demander l’ascenseur, attendit deux secondes et s’élança dans l’escalier. — Oui, certainement. Essayer de cacher quelque chose à votre mère est une perte de temps, elle le découvre toujours, de toute façon, et ensuite elle… Euh… Je voulais vous demander… cela ne me regarde pas… mais Nefret et vous… Euh ? — C’est la même chose, répondit Ramsès en souriant. 416
— Ah ! Et vous deux… euh… vous vous entendez bien, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur. Il ne pouvait en demeurer là. Il savait ce que son père désirait entendre, même si celui-ci était incapable de poser la question de but en blanc. — Nous sommes extrêmement heureux. — Ah ! (La main d’Emerson se posa un instant sur l’épaule de Ramsès.) Parfait. Voyons si nous pouvons trouver cette fripouille de Sayid. Il traversa le hall en trombe et s’arrêta juste le temps de lancer la clé et sa lourde plaque en cuivre sur le bureau de la réception. — Dépêchons-nous, avant que votre mère nous rattrape. — J’envisageais de l’interroger, admit Ramsès. Mais il n’était pas là hier. Le groupe habituel de guides en puissance et d’interprètes pleins d’espoir se tenait au bas de l’escalier, la limite qu’ils ne pouvaient pas franchir. Ils s’élancèrent en avant comme la porte s’ouvrait et firent halte au prix d’une certaine bousculade quand ils reconnurent Emerson et Ramsès. — Et il n’est pas là aujourd’hui, déclara Emerson en scrutant les visages levés vers eux. Salaam aleikoum, Mahmud… Ali… Abdul Hadi. Où est Sayid ? Un chœur avide répondit, non seulement de la part de ceux à qui il s’était adressé, mais de tout le groupe. — Pas ici, Maître des Imprécations… Je peux vous servir aussi bien que lui… Que désire le Maître des Imprécations ? — Sayid. (Emerson descendit l’escalier.) Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? Cela leur prit un moment pour comparer les réponses, mais Ramsès sentit son estomac se nouer avant même qu’ils soient parvenus à un consensus unanime. Personne n’avait vu Sayid depuis au moins trois jours. ***
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— Il a été assassiné, déclarai-je en traçant un trait quelque peu tremblotant – occasionné par le mouvement de l’embarcation – sur l’un des articles de ma liste. Pour une fois, Emerson lui-même ne fit aucune objection à ce que certains auraient pu juger être une conclusion prématurée. Miss Minton avait blêmi. Le seul visage à ne pas refléter un certain degré d’affliction était celui de Ramsès. Le masque impassible ne nous trompait pas, Nefret et moi, mais ce fut Emerson qui prononça les mots que j’avais l’intention de dire. — Vous n’auriez pas pu le trouver à temps, Ramsès, même si vous n’aviez pas eu des affaires plus urgentes à régler. On a dû le tuer la nuit de l’attaque avortée. — Mais vous ne l’avez même pas cherché ! s’exclama Miss Minton. Il est peut-être parti avec un groupe de touristes. Toujours courtois, Emerson lui fournit l’explication dont nous autres n’avions pas besoin. — Sayid est toujours posté devant le Winter Palace. S’il avait été engagé par un visiteur, ses collègues le sauraient. — Ils auraient certainement appris sa mort, insista Miss Minton. — Il est probable qu’on ne retrouvera jamais son corps, déclara Ramsès. Si je m’étais chargé de cette besogne, je l’aurais transporté, mort ou vivant, jusqu’au gebel et je l’aurais jeté dans l’un des oueds les plus isolés. Le temps qu’on le trouve, si on le trouve un jour, il ne restera plus rien permettant de l’identifier. J’estimai opportun de changer de sujet. J’étais désolée pour ce pauvre Sayid, qui avait été exaspérant mais inoffensif, mais nous ne pouvions plus rien faire pour lui ou à son sujet. — Avez-vous trouvé quelque chose dans la chambre de Sethos ? m’enquis-je. Emerson sortit la lettre de sa poche et la lut à haute voix. De façon singulière, elle ne livrait aucune information, comme nous en convînmes tous. La référence à Miss Minton ne fut pas très bien accueillie par cette dame, mais elle se contenta de marmonner : — Et le livre ? Des mots sont-ils soulignés ou l’un des sites est-il marqué d’une croix ? Ramsès lui tendit l’ouvrage. 418
— Libre à vous de le feuilleter. Mais je doute que Sethos ferait quelque chose d’aussi rebattu. La calèche de Cyrus nous attendait sur l’appontement. Quand elle la vit, Miss Minton hésita. — Je suis très gênée d’abuser de l’amabilité de Mr et Mrs Vandergelt. — Préférez-vous retourner à l’hôtel ? Mon ton était un brin caustique. Au lieu de me répondre vivement, elle baissa les yeux et murmura : — J’aimerais tant que vous ne me preniez pas en grippe, Mrs Emerson. Que puis-je faire de plus pour m’attirer vos bonnes grâces, sinon votre bienveillance ? — La ligne de conduite la plus judicieuse serait que vous quittiez Louxor immédiatement. — Je ne peux pas ! — Vous le pouvez, mais je ne m’attends pas que vous le fassiez. Une journaliste en quête d’un reportage… — Ayez la bonté de croire que ce n’est pas ma motivation principale. Je veux… je veux vous aider. — Non, vous voulez retrouver ce personnage insaisissable. Votre dernière rencontre avec lui n’a pas détruit vos idées romanesques ? Ses joues s’empourprèrent violemment. — Vous êtes une adversaire impitoyable, Mrs Emerson. Je veux savoir ce qui lui est arrivé. Est-ce si surprenant ? Que cela lui plaise ou non – et il a bien fait comprendre que cela ne lui plaisait pas ! –, nous avons vécu ensemble des moments terrifiants. (Elle hésita un instant, puis déclara avec emportement :) J’ai peut-être été la cause innocente de la découverte de sa cachette, mais j’ai été également son salut, et, bon sang, avant que j'en aie terminé avec lui, il devra le reconnaître, et me remercier ! Je n’ajoutai mot, car les hommes avaient fini de mettre ses bagages dans la calèche, et Emerson nous appela pour les rejoindre, mais l’éclat de colère de Miss Minton, dont je ne doutais pas de la sincérité, m’avait amenée à me raviser à son sujet. Une femme qui aurait accepté sans rien dire le comportement grossier dont il avait fait montre à son égard 419
n’était pas une femme que je pouvais admirer. En fait, elle avait un certain nombre de qualités admirables. Si seulement elle n’était pas une satanée journaliste ! Nefret et Ramsès refusèrent la suggestion d’Emerson que nous les déposions à l’Amelia. Cinq personnes auraient été très à l’étroit dans la calèche, mais il était évident pour mon imagination compatissante qu’ils préféraient être seuls. Tandis qu’ils s’éloignaient, je vis le bras de Ramsès enlacer la taille de Nefret et la tête de celle-ci venir se poser contre son épaule. Miss Minton les observait également. Elle soupira. Au lieu d’être ouvert de façon hospitalière, comme c’était habituellement le cas quand les Vandergelt résidaient ici, le portail était fermé et le portier âgé avait été remplacé par un jeune homme robuste que je reconnus. C’était l’un des membres de la famille de Yusuf et de Daoud. Cyrus et Katherine sortirent pour nous accueillir, et je compris immédiatement, en voyant l’air gêné de Cyrus et le sourire crispé de Katherine, que celui-ci lui avait avoué une partie de la vérité, sinon toute la vérité. Je pense que je fus la seule à remarquer leur malaise. Katherine est une dame en toute circonstance et elle salua Miss Minton avec la plus grande cordialité. Elle annonça que le thé serait servi dans une heure, dit à l’une des domestiques de conduire Miss Minton à sa chambre, puis se tourna vers moi. Je devançai sa question. — Oui, Katherine, je vous dois des explications et des excuses. Nous allons dans la bibliothèque ? Où est William ? — Dans la bibliothèque, répondit Cyrus en tirant sur sa barbiche. Du moins, il y était la dernière fois que je l’ai vu. — Le salon alors, conclus-je, et je les précédai. — Je devais le lui dire ! s’écria Cyrus. — Bien sûr, répondis-je d’un ton aimable. Une confiance parfaite est indispensable entre mari et femme. Nous voulions seulement éviter que vous vous inquiétiez, Katherine. — Je sais, Amelia. J’accepterais volontiers – avec joie – de mettre ma vie en danger, et même celle de Cyrus, pour vous aider, mais…
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— Mais pas celle de Bertie. Ma chérie, je comprends et je ne vous blâme pas le moins du monde. Si je croyais qu’il y ait la plus infime possibilité qu’il lui arrive quelque chose, je partirais immédiatement. En fait, j’ai déjà envisagé de vous débarrasser de notre présence gênante et de nous installer dans notre ancienne demeure. Le visage d’Emerson s’épanouit. Je savais que cette perspective le séduirait. Quand il réside chez quelqu’un, il est obligé de se rappeler ses bonnes manières. — C’est une excellente idée, Peabody. Cela n’ennuiera pas Yusuf de partager la maison avec nous. Une rougeur – de honte, estimai-je – apparut sur les joues de Katherine. — Non, vous ne devez même pas envisager cela. Vous seriez bien plus exposés à une attaque là-bas, et je ne me le pardonnerais jamais s’il arrivait quelque chose à l’un de vous, particulièrement à l’enfant. Je parle sérieusement, Amelia, je vous assure. Cyrus, je suis désolée pour les choses horribles que je vous ai dites. Je me suis conduite comme une mégère et une pitoyable couarde. Je ne recommencerai pas. Il prit sa main. — Ne vous inquiétez pas, très chère. Tout ira très bien pour Bertie, vous verrez. En fait, Amelia, je suis un peu déçu que vous ne l’ayez pas amené, lui aussi. J’étais curieux de faire la connaissance de cet individu après ce tour qu’il m’a joué voilà quelques années. Qu’avez-vous fait de lui ? — Rien, grommela Emerson. Il est parti. Sur ma suggestion, il donna plus de détails et fit montre d’une indignation considérable quand il décrivit comment Sethos avait joué avec les nerfs de Miss Minton. Il termina en lisant le billet que celui-ci avait laissé à son intention. J’observai avec plaisir que Katherine semblait plus intriguée qu’effrayée. Quant à Cyrus, il ne fit pas mystère de son amusement. — Cet individu a du style, non ? Il a joué un vilain tour à cette dame… — Mais nécessaire, l’interrompit Katherine. D’après ce que vous m’avez appris à son sujet, Amelia, un avertissement poli ne l’aurait pas dissuadée. 421
— Tout à fait, Katherine. — Ma foi, je présume qu’il essayait de lui éviter des ennuis, concéda Cyrus. Sacré nom d’une pipe, c’est bien dommage qu’il ait filé ! Il en sait certainement plus que ce qu’il veut bien dire. Vous pouvez retrouver sa piste ? — Je ne vois pas comment, admit Emerson. Il a certainement préparé un certain nombre de cachettes à l’époque où il se trouvait à Louxor. Certaines, sinon toutes, sont connues de son adversaire. Après avoir failli se faire prendre l’autre nuit, il ne commettra pas la bêtise de les utiliser de nouveau. Je ne sais vraiment pas où le chercher. Bien sûr, ce n’était pas mon cas. Je m’apprêtais à le dire quand Miss Minton entra dans la pièce, en déclarant qu’elle espérait ne pas être trop en avance pour le thé. Immédiatement, Katherine accomplit ses devoirs d’hôtesse. Après le thé, alors qu’Emerson et moi étions dans notre chambre et nous changions pour le dîner, il s’exclama : — Damnation ! Nous avons oublié de nous renseigner au sujet de cet individu… euh… Smith quand nous étions au Winter Palace. — Vous n’auriez pu le faire, vu que vous étiez incapable de vous rappeler son véritable nom, répliquai-je. — À qui la faute ? C’est vous qui l’appeliez toujours Smith. Vous êtes-vous renseignée ? Je ne vis aucune raison d’admettre que, moi aussi, j’avais oublié cette appellation ridicule. — Cela m’aurait été difficile de le faire, Emerson, alors que Miss Minton était avec moi. Nous ne tenons pas à ce qu’elle sache que nous nous intéressons à lui. Mais je me renseignerai dès que possible. J’avais également l’intention de me renseigner au sujet d’une autre personne. Cet intermède m’avait donné le temps de reconsidérer mon premier mouvement spontané, et je décidai de garder mes projets pour moi jusqu’à ce que je fusse en mesure de corroborer mes soupçons. Emerson ne sait pas se maîtriser. Nous devions nous glisser vers notre proie très précautionneusement, comme on chasse à l’approche un animal
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sauvage. J’étais incontestablement la seule personne capable de le faire.
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Il m’attendait au sommet de la falaise tandis que je montais le sentier et me déplaçais avec l’aisance sans effort que l’on ne trouve que dans les rêves. Je pris la main qu’il me tendait, et il me tira pour que je me tienne à ses côtés. — Je suis venue, dis-je. — Vous avez pris votre temps, répondit Abdullah. Je m’assis sur le sol et serrai mes genoux sur ma poitrine. L’air de la matinée était aussi rafraîchissant que de l’eau froide sur la peau, mais il était encore un peu frais, et je ne portais pas de veste. — J’ai eu du mal à convaincre Emerson, expliquai-je. Vous savez combien il est têtu. — Non, ce n’est pas la raison. Très grand et droit, la barbe noire, et magnifiquement habillé comme il l’était toujours dans mes rêves, il se dressait au-dessus de moi. Il avait mis la main devant sa bouche pour dissimuler un sourire. — Non, en effet, admis-je en lui souriant à mon tour. Je suivais la mauvaise piste, n’est-ce pas ? — Oui. Si vous étiez venue avant, vous vous seriez épargné, à vous et à ceux que vous aimez, ennuis et danger. — Cessez vos allusions énigmatiques, Abdullah ! m’exclamaije. — Les ennuis et le danger sont vos compagnons continuels, Sitt. Vous avertir de ce que l’avenir vous réserve ne servirait à rien, même s’il m’était permis de le faire. En vous évitant un péril, vous vous précipiteriez vers un autre. — Humpf ! Et pour la tombe, alors ? Vous savez certainement où elle se trouve.
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— La tombe ? Quelle tombe ? Je les connais toutes – trois dans le Biban el-Moluk, six dans la Vallée des Reines, seize… — Trois dans la Vallée des Rois ? — Deux d’une richesse jusqu’à présent inconnue, dit Abdullah d’un air méditatif. (Il s’assit à côté de moi.) Mais elles ne sont pas ce que vous cherchez en ce moment. — Peu importe ! m’écriai-je. Deux tombes somptueuses dans la Vallée des Rois ! Où ? Cette fois, il ne prit pas la peine de dissimuler son sourire. — Elles seront découvertes en leur temps par ceux dont le destin est de les trouver. Savez-vous pourquoi je vous ai fait venir à Louxor ? — Manifestement, ce n’était pas pour m’aider à trouver des tombes perdues, grommelai-je. Pourquoi, alors ? — Parce que vous êtes chez vous ici. Regardez autour de vous. Il fit un grand geste. Le soleil – un croissant d’un rouge ardent – apparaissait audessus des falaises, à l’est. La vallée était dans l’ombre, depuis les vagues contours des temples thébains sur l’autre rive du fleuve jusqu’aux pâles portiques des temples d’Hatshepsout, directement au-dessous de nous. Le croissant s’élargit lentement pour devenir un globe rougeoyant, et la lumière se répandit, faisant étinceler l’eau, briller la verdure luxuriante des champs, changeant le sable argenté en un or pâle. Le monde s’était éveillé à la vie après le sommeil des ténèbres. — Comme ton lever est magnifique, murmurai-je. L’Aton vivant… — Le seigneur Amon-Rê, me reprit Abdullah d’un ton légèrement cassant. Votre Aton était un dieu éphémère, inventé par un hérétique. J’avais toujours suspecté Abdullah d’être un païen invétéré. Étant donné que je ne tenais pas à me lancer dans une discussion sur la religion avec un homme qui était vraisemblablement à même d’en savoir plus que moi sur ce sujet, je dis doucement : — Tous deux étaient des dieux solaires. Deux aspects de la même force divine.
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— Peuh ! Amon-Rê était le grand dieu de l’Égypte. Le Souverain des Cieux, le Seigneur des Silencieux. — Oui, acquiesçai-je d’un ton rêveur. Abdullah, vous avez eu raison de m’inciter à revenir ici. Je me demande si je ne pourrais pas persuader Lord Carnarvon de nous céder sa concession dans la… Abdullah m’interrompit par un grand éclat de rire. — Je n’aurais pas dû parler de tombes somptueuses, s’esclaffa-t-il, en se levant et en prenant ma main pour m’aider à me mettre debout. Je me vantais, Sitt, mais il n’y a aucun danger pour que vous brisiez la trame du futur, car le lord ne vous laissera pas avoir la Vallée. Je dois partir maintenant. Réfléchissez à mes paroles. — Vous ne m’avez rien dit d’utile, grommelai-je. Il leva mon visage vers lui et m’embrassa sur le front, comme un père l’aurait fait. — Que Dieu soit avec vous, Sitt. Que tous les dieux soient avec vous. Le rêve était net dans mon esprit quand je me réveillai au matin, et je suis sûre que je n’ai pas besoin de dire au Lecteur quelle partie était la plus nette. Emerson dormait toujours, couché sur le dos, les bras croisés sur la poitrine, semblable à un pharaon momifié. Je me penchai vers lui. — Emerson ! Il y a deux tombes somptueuses inconnues dans la Vallée des Rois ! Emerson fit « Humpf ! », roula sur le côté et me tourna le dos. Son peu d’empressement, auquel j’aurais dû m’attendre, me donna le temps de réfléchir. La prudence l’emporta sur la fièvre de l’archéologie. Je m’allongeai de nouveau et entrepris de passer en revue mes pensées. Emerson ne considérerait pas qu’un rêve était un guide suffisant pour effectuer des fouilles. C’était impossible d’expliquer à quelqu’un qui n’en avait pas fait l’expérience à quel point ces images étaient fortes et réelles. Je continuais de sentir la pression des lèvres d’Abdullah sur mon front. Si j’avais
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été dotée de quelque talent artistique, j’aurais pu reproduire chaque ride et chaque poil de barbe de son visage. Mais quel avait été le but de ce rêve-là ? Assurément, ces allusions tentantes à des tombes dans la Vallée ne visaient qu’à me taquiner. Des allusions ne servaient à rien si je ne parvenais pas à obtenir ce satané firman. Il avait certainement dit autre chose. Je repassais cette conversation dans mon esprit quand Emerson se retourna et balança son bras. Ainsi qu’il le reconnut plus tard, il avait rêvé, lui aussi. Il se battait avec un adversaire dont il ne se rappelait pas l’identité, affirma-t-il. Le coup de poing qu’il destinait à ce fantôme s’abattit sur mes côtes et provoqua un cri d’indignation et de douleur assez fort pour réveiller Emerson. Il continuait de s’excuser et de m’examiner, à la recherche de bleus, quand la femme de chambre apporta le thé. J’envoyai mon époux prendre un bain et s’habiller, et je consultai ma liste. En fait, j’avais déjà établi une ligne de conduite qui excluait que je décrive mon rêve à Emerson. Il n’y avait qu’une seule autre personne qui ajouterait foi à ce rêve, et elle était précisément celle que j’avais l’intention de consulter à propos d’une affaire tout aussi importante. Nefret et Ramsès arrivèrent au Château alors que nous terminions de prendre notre petit déjeuner, et nous rejoignirent sur la véranda avec leur petite escorte. C’était un endroit ravissant, ombragé et garni de plantes grimpantes, un endroit qui invitait à des conversations amicales. On n’aurait jamais supposé que ces visages souriants dissimulaient tant de noirs secrets ! Jumana se précipita vers Emerson. Elle avait lu son Histoire, et elle l’assaillit de questions, dont le but n’était pas tant d’obtenir des informations que de lui montrer qu’elle était très intelligente. Cet homme naïf, fasciné par les cils qui battaient et les grands yeux bruns de Jumana, acquiesçait et souriait, tandis que Bertie s’efforçait de placer un mot. Mon fils tenait la main de son épouse sous la table (il pensait que personne ne le remarquait, mais cela ne m’avait pas échappé, bien sûr) et bavardait avec Sennia, qui avait approché sa chaise de la sienne. Je songeai que j’aurais peut-être du mal à prendre Nefret à part. Et comment allions-nous échapper à 427
Miss Minton, dont les yeux noirs et froids allaient de visage en visage, comme si elle essayait de lire les pensées qu’ils dissimulaient ? Finalement, Cyrus fit remarquer qu’ils n’avaient pas encore décidé quelle serait leur destination du jour. Beaucoup des sites les plus riches de promesses, notamment les Vallées Est et Ouest et l’Asasif, avaient déjà été attribués à d’autres chercheurs. Un certain nombre de ruines ravissantes étaient disséminées dans le secteur, mais Cyrus ne s’intéressait qu’aux tombes. Finalement, ils optèrent pour la Vallée des Reines. Six tombes inconnues dans la Vallée des Reines… Me souvenant des paroles d’Abdullah, un bref spasme de fièvre archéologique me saisit. Mais non, me dis-je, le devoir avant le plaisir. Il était peu probable qu’ils trouvent ce matin l’une de ces tombes perdues. J’informai Emerson que je ne l’accompagnerais pas, car j’avais d’autres tâches à effectuer, notamment des achats indispensables à Louxor. Ma remarque tomba au cours de l’un de ces silences qui surviennent parfois (bien que rarement dans notre famille, je le reconnais), et un certain nombre de têtes se tournèrent dans ma direction. Je m’étais attendue qu’Emerson se montre soupçonneux, mais étant donné qu’il ne pouvait m’obliger à venir avec lui et qu’il aurait préféré être pendu plutôt que de faire les boutiques avec moi, il n’eut pas d’autre choix que d’acquiescer. Méfiant, il l’était, incontestablement. Ses yeux bleu saphir s’étrécirent. Puis il les ouvrit largement, simulant une affabilité peu convaincante, et déclara : — Très bien, ma chère. Comme vous voudrez. C’était un fait nouveau tout à fait déconcertant. Emerson avait certainement quelque chose en tête. Bah, pensai-je, je ne peux pas être en deux endroits en même temps. J’avais espéré que Nefret proposerait de m’accompagner, mais elle n’en fit rien, aussi fus-je obligée de le lui demander de but en blanc. Il va de soi qu’elle accepta. Ramsès se montra encore plus méfiant que son père. Alors que nous nous levions de table, il me prit par le bras et m’entraîna à l’écart.
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— Écoutez, Mère, commença-t-il, ses sourcils formant un angle inquiétant. — Ramsès, dis-je aussi fermement. Supposez-vous que je ferais quelque chose qui mettrait Nefret en danger ? — Pas de propos délibéré. Mais vous… — Il est grand temps que vous cessiez de la traiter – de nous traiter, Nefret et moi ! – comme si nous étions des enfants. Ses lèvres finement dessinées se détendirent en un demisourire. — C’est ce qu’elle me dit toujours. J’essaie, Mère. Ce n’est pas facile. — Je sais, mon cher garçon. Nous ressentons la même chose en ce qui vous concerne, votre Père et vous. — En ce qui nous concerne ? Mais nous ne sommes pas… — De faibles femmes sans défense ? Ramsès leva les mains. — Entendu, Mère, vous gagnez. Tâchez de ne pas… Oh, bon sang, vous savez ce que je veux dire ! Nefret n’est pas… euh… elle n’est pas la seule personne à qui je tiens. Il posa la main sur mon épaule. Je la tapotai affectueusement. — Et votre père n’est pas la seule personne à qui je tiens. Veillez l’un sur l’autre, et empêchez-le de faire quoi que ce soit d’irréfléchi. Je connais les signes. Il mijote quelque chose. — Contrairement à vous ? Je décidai d’ignorer la remarque. Finalement, ils partirent, accompagnés de Bertie. Katherine tenta de l’en empêcher, mais je me sentis obligée de m’opposer à ses désirs. L’état du garçon s’était amélioré d’une façon étonnante au cours de ces derniers jours et, à mes yeux, une protection maternelle excessive est néfaste pour de jeunes personnes. — Je n’ai jamais été aux petits soins pour Ramsès, lui fis-je observer. Et voyez ce qu’il est devenu ! Je devais m’occuper de plusieurs obligations domestiques avant que nous puissions nous rendre à Louxor. J’ai toujours envié aux policiers et aux détectives le fait d’être exemptés d’affaires de ce genre. Mr Sherlock Holmes, par exemple, n’a jamais eu à se préoccuper de commander des repas, de régler 429
des différends entre des domestiques querelleurs, de faire entendre raison à des enfants ou à de gros chats boudeurs. Ensuite il y avait Noël, dans moins d’une semaine à présent. Ce moment devait être célébré comme il convenait, pour nous tous, mais particulièrement pour Sennia. Elle avait accepté avec joie de dorloter Gargery et Bertie, mais maintenant que ses deux patients étaient en bonne voie de guérison, elle avait commencé à se plaindre – obligée de rester cloîtrée au Château, et voyant Ramsès trop rarement. C’était dur pour elle, mais je pouvais difficilement lui dire pourquoi nous n’osions pas la laisser nous accompagner. Ensuite il y avait Fatima, qui confectionnait les gâteaux et les biscuits de Noël dans la cuisine de Cyrus, à la grande exaspération du chef de notre hôte. Et Horus, lequel s’était mis à aller et venir devant la porte de la chambre où Sekhmet, la chatte des Vandergelt, résidait dans une magnificence plus qu’orientale. Sekhmet nous avait appartenu avant que Cyrus et Katherine l’adoptent. Elle n’avait procréé qu’une seule fois – du fait d’Horus lui-même, à vrai dire – et j’avais des soupçons quant à l’intérêt actuel de ce dernier… Avec mon tact habituel, je calmai le chef, demandai à Sennia de découper des décorations en papier pour l’arbre de Noël (en me demandant où diable j’en trouverais un), recommandai à Gargery de la distraire et dis à Nefret d’emporter Horus le temps suffisant pour que le domestique terrifié qui était censé s’occuper de Sekhmet puisse entrer dans la chambre. Malheureusement, Sekhmet se mit à miauler dès que la porte fut ouverte – confirmant ainsi mon diagnostic de son état – et Nefret fut sérieusement griffée avant que nous réussissions à capturer les deux animaux. Toutefois, Nefret éclata de rire. — La vie n’est jamais aussi intéressante sans vous, Mère, ditelle affectueusement, tandis que je badigeonnais de teinture d’iode ses égratignures. Quand comptez-vous m’apprendre vos projets ? Je ne crois pas un seul instant que vous ayez réellement l’intention de faire des achats aujourd’hui. — Je vous le dirai dès que nous serons seules, ma chère enfant. À l’évidence, c’est très agaçant de se rappeler ce que 430
diverses personnes savent et ce qu’il faut leur cacher ! J’ai été obligée de dévoiler à Katherine une partie de mon plan, afin de l’empêcher de nous accompagner, et il ne nous reste plus qu’à nous débarrasser de Miss Minton. Croyez-moi, elle va guetter notre passage. En fait, cette satanée femme était assise dans la calèche lorsque nous sortîmes de la maison, élégamment vêtue d’un tailleur écossais et coiffée d’un petit chapeau coquin rabattu sur un œil. — J’espère que cela ne vous dérange pas que je vous accompagne, dit-elle, tout sourires. Ses yeux noirs ressemblaient à des perles de jais. — Il n’en est pas question ! répondis-je. Je l’emportai, naturellement, mais au prix d’une discussion animée. Elle essaya toutes les astuces possibles et imaginables, depuis les menaces et les promesses de m’aider, jusqu’aux supplications. Finalement, elle fut contrainte de s’incliner. Quand elle passa près de moi et se dirigea vers la porte, je vis briller des larmes dans ses yeux. — Elle tient vraiment à lui, dit Nefret, comme je la rejoignais dans la calèche. — Je pense que c’étaient plutôt des larmes de colère, répondis-je. Mais je n’approuve pas cette sentimentalité pitoyable. Elle devrait avoir plus d’amour-propre. Ainsi vous aviez découvert mon petit stratagème ? Nefret eut un sourire entendu. — Ce n’était pas bien difficile. Vous brûlez d’impatience de vous trouver en face de lui. Savez-vous où il se trouve ? — À l’un des autres hôtels, je pense. C’est surprenant qu’un homme si retors fasse quelque chose de si évident, mais c’est pour cette raison qu’il est si malin. Cela rappelle l’astuce de La Lettre volée de Mr Poe. — Je n’y avais pas pensé. Mais la même idée m’était venue à l’esprit. Cela fait seulement cinq jours qu’il est tombé malade et il sait qu’il y a un danger de récidive s’il ne prend pas soin de lui comme il faut. — Avez-vous fait part de votre idée à Ramsès ?
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— Non, pas encore. Mais je le ferai, Mère, et si nous localisons Sethos, je le lui dirai également. Je suis incapable de lui mentir. Alors, si vous préférez me déposer à l’Amelia… — Bonté divine, certainement pas ! Je le leur dirai moi-même, ce soir. Mais je ne voulais pas qu’ils viennent, pour qu’ils se mettent à crier, à proférer des jurons et à tout gâcher. Le visage de Nefret se dérida. — Que comptez-vous faire si vous le trouvez ? — Je voulais justement en discuter avec vous. J’ai l’intention de l’interroger d’une manière approfondie, bien sûr. J’ai la certitude qu’il en sait plus qu’il ne veut bien l’admettre. Jusqu’à présent, nous sommes dans une impasse. Oh, je ne doute pas que je finirai par résoudre cette affaire, mais mes investigations pourraient prendre un peu de temps et j’aimerais la régler avant Noël. — Noël, bien sûr, murmura Nefret. Les coins de sa bouche tressautèrent. — Nous pourrions peut-être l’emmener au Château avec nous, poursuivis-je. — Mon Dieu, Mère, vous ne pouvez pas faire cela à cette pauvre Katherine ! Elle a déjà bien assez de soucis, non ? Son visage subit une série d’étranges modifications. Quelque peu alarmée, je tendis la main vers elle. Elle la repoussa, se blottit dans un coin et rit si fort que ses yeux se remplirent de larmes. Je lui donnai mon mouchoir. — Veuillez m’excuser, dit-elle entre deux rires. J’imaginais Noël au Château, Horus essayant d’arriver jusqu’à Sekhmet, Bertie essayant d’attirer Jumana dans un coin sombre, Katherine essayant de l’éloigner d’elle, le chef quittant la maison en trombe parce que Fatima lui interdit de s’approcher des fourneaux, et… et… au beau milieu de tout cela, oncle Sethos, déguisé en Père Noël ! Je laissai cette chère enfant savourer ces instants de gaieté. Loin de moi l’idée de les lui gâcher en lui rappelant que si nous ne parvenions pas à identifier le scélérat, il se trouverait peutêtre parmi les invités.
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Nous prîmes le bac et, tandis que nous étions accoudées au bastingage, tenant fermement notre chapeau, je racontai mon rêve à Nefret, et celui qui l’avait précédé. — Ce n’était pas très gentil ! s’exclama-t-elle, les yeux brillants. Vous parler de tombes somptueuses et ne pas vous en révéler l’emplacement… — Il me taquinait. Il adore ça. Peu importe les tombes inconnues, Nefret. Je suis tourmentée par le sentiment d’avoir laissé passer quelque chose d’important – l’une de ces satanées indications énigmatiques qu’Abdullah aime tant lâcher de temps en temps. — Répétez-moi ce qu’il a dit. J’obtempérai. Elle secoua la tête. — Je ne vois pas ce que cela pourrait être. — Vous ne croyez pas réellement à mes rêves, n’est-ce pas ? C’est très aimable à vous de feindre de les prendre au sérieux. — Comment pourrais-je être assez arrogante pour les nier ? Même s’ils sont le produit de votre esprit endormi, on ne peut pas les écarter en prétendant qu’ils sont vides de sens. — Je ne crois pas à la libido, l’avertis-je. Nefret éclata de rire de nouveau. — Bien sûr que non, Mère chérie ! De toute façon, Abdullah ne serait jamais vulgaire. Nous allons accoster. Où allons-nous en premier ? À cette époque, il y avait huit hôtels de style européen sur la rive est. Deux d’entre eux étaient bien tenus mais bon marché. Les six autres proposaient plus d’agréments ainsi que des tarifs plus élevés. — Une fois encore, j’aimerais avoir votre avis, répondis-je. Il aurait très bien pu revenir au Winter Palace et s’inscrire sous un autre nom. — Pas avec les mêmes vêtements. — Et pas le même jour, convins-je, en pensant que c’était un plaisir d’avoir affaire à un esprit (féminin) intelligent et intuitif. L’hôtel le plus proche du Winter Palace est le Louxor… Faites attention où vous posez les pieds, ma chérie, l’appontement est très glissant. — Nous allons au Louxor, alors ? 433
— Non. Sethos a dit au réceptionniste qu’il se rendait à la gare. Je crois que c’est exactement ce qu’il a fait. S’il avait pris un fiacre pour une autre destination, le cocher pouvait se souvenir de lui, ce que Sethos devait éviter à tout prix. C’est facile de se fondre dans la foule qui attend le train et de filer discrètement. L’Hôtel de la Gare se trouve à proximité de la gare. — C’est très ingénieux, Mère. J’accueillis le compliment d’un sourire modeste et agitai mon ombrelle à l’adresse d’un fiacre qui passait. Nous allâmes d’abord au Winter Palace, où j’appris que Mr Bracedragon-Boisgirdle (dont, par bonheur, j’avais noté le nom si difficile à se rappeler dans mon journal) était parti deux jours auparavant. C’était une nouvelle tout à fait satisfaisante, car cela corroborait l’une de mes théories (non que j’eusse jamais douté de son exactitude). Je dis ensuite au cocher de nous conduire à l’Hôtel de la Gare. Tout ce que le Baedeker aurait pu dire au sujet de cet hôtel, c’est qu’il était propre. Il ne répondait certainement pas à mes critères. Le tapis usé jusqu’à la corde dans le hall était maculé de sable et le réceptionniste portait manifestement le même col de chemise depuis plusieurs jours. Quand il nous vit, il en resta bouche bée. Ce n’était pas le genre d’endroit où des dames aussi distinguées que nous étaient susceptibles de venir. — Bonjour, dis-je aimablement, en posant mon ombrelle sur le comptoir. Je cherche un monsieur qui est arrivé hier matin. Le regard du réceptionniste alla de moi à l’ombrelle, puis vers Nefret, et revint se poser sur moi. Il lui fallut plusieurs secondes pour faire fonctionner sa mâchoire. — Oui, Sitt. Il y a eu plusieurs… — Veuillez me montrer le registre, je vous prie. Sept personnes étaient descendues à l’hôtel la veille. Deux étaient mari et femme – ou prétendaient l’être – et il y avait un groupe de trois messieurs. Ce qui laissait deux possibilités. Il ne me fut pas nécessaire de demander des descriptions au réceptionniste. Un homme avait donné le nom de Rudolf Rassendyll.
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— Son étrange sens de l’humour le perdra un jour, fis-je remarquer à Nefret, tandis que nous montions l’escalier vers le deuxième étage. L’ascenseur était en panne, bien sûr. — Combien de gens ont lu Le Prisonnier de Zenda ? — Un très grand nombre, je dirais. C’était très insouciant de sa part. La porte se trouvait au bout d’un couloir lugubre, qu’éclairait une seule fenêtre à proximité. Les avantages de l’emplacement étaient évidents. On ne pouvait arriver jusqu’à Sethos en passant par les fenêtres, qui étaient probablement au nombre de deux, puisque c’était une chambre d’angle, et elles offraient des sorties commodes. Sans aucun doute, il avait déjà noué l’un des draps pour se confectionner une corde de fortune. — Vous allez faire semblant d’être une femme de chambre ? chuchota Nefret. Je lui lançai un regard surpris. — Non, pourquoi ferais-je cela ? (Je retirai l’un de mes gants et frappai énergiquement à la porte.) C’est moi, Amelia. Laissezmoi entrer immédiatement. Un silence absolu s’ensuivit. Je frappai de nouveau. — Je n’ai pas d’autres rendez-vous aujourd’hui, dis-je d’une voix plus forte. Vous feriez aussi bien d’ouvrir. La porte fut ouverte à la volée, et il apparut. Je pensais m’être préparée mentalement à cette rencontre. Je m’étais trompée. La dernière fois que je l’avais vu, il était étendu sur une civière, mort ou agonisant, ainsi que je l’avais cru, couvert de sang et affublé d’une moustache et d’une perruque châtain-roux. À présent, cela aurait pu être Emerson qui se tenait devant moi – cheveux noirs ébouriffés, menton proéminent, épaules carrées. Même le froncement de sourcils m’était familier. Il portait une robe de chambre que je reconnus – c’était l’une des robes de chambre de Ramsès – et il était nu-pieds. Je m’aperçus que j’avais le souffle quelque peu coupé. — Très bien, dit-il. Vous comptez rester là toute la journée, à crier ? Il recula et nous fit signe d’entrer. 435
— C’est tout ? s’enquit-il. Où sont les autres ? Radcliffe, Ramsès, Miss Minton… — Ne perdons pas de temps à faire de l’ironie, répliquai-je. — Comment m’avez-vous trouvé ? — Cette question est également hors de propos. La chambre avait deux fenêtres. Elle comportait également un lit étroit, une penderie, une petite table basse, une seule chaise et des ustensiles de salle de bains ébréchés, exposés avec une vulgarité criarde, sans même un rideau pour les dissimuler. — Mon Dieu, cette chambre est horrible ! m’exclamai-je. Vous ne pouvez pas rester ici. — Plus très longtemps, en effet. Mes genoux étaient un brin chancelants. Je me laissai tomber sur la chaise. Elle oscilla, mais ne céda pas. — Asseyez-vous, ordonnai-je, en sortant un paquet de vêtements de mon sac. Vous avez mauvaise mine. — Pour l’amour de Dieu, ne pleurez pas ! (Il commença à reculer.) Vous ne pleurez jamais. Vous n’avez pas versé une larme alors que j’agonisais dans vos bras. Vous… La chambre était trop exiguë pour qu’il puisse reculer bien loin. Il atteignit le bord du lit et s’affaissa dessus. Nefret avait fermé la porte et poussé le verrou. Étant donné qu’il n’y avait pas d’autre chaise, elle s’assit sur le lit à côté de Sethos. — Je n’ai pas l’intention de pleurer, répliquai-je, en secouant le ballot. — Crénom…, commença Sethos. — Ne jurez pas, dis-je automatiquement. Ceci, comme vous l’avez sans doute observé, est une galabieh. J’ai pris la liberté d’emprunter à Katherine un grand foulard. Il vous servira de turban. Vous devez partir d’ici ce soir. Je ne pense pas qu’on nous a suivies – notre adversaire ne peut pas être partout – mais il pourrait être suffisamment intelligent pour se renseigner dans d’autres hôtels. C’était ridicule de votre part d’utiliser ce pseudonyme. — Je…, fit Sethos, en essayant d’ôter la main de Nefret de son front. — Pas de fièvre, annonça-t-elle. 436
— Combien de quinine lui avez-vous donnée ? — Assez pour cinq jours. 0,325 gramme par jour. — Hmmm. J’aurais préconisé davantage. Cela fait combien de jours ? — J’ai perdu le compte, avoua Nefret. (Elle commença à compter sur ses doigts.) Dimanche, lundi… — Pourquoi…, fit Sethos. — Tant pis, nous serons obligées de prendre ce risque. Il devrait avoir surmonté le pire à présent. — Comment…, fit Sethos. — Par la fenêtre, bien sûr, répondis-je d’un ton d’impatience. Mr Rassendyll ne réglera pas sa note. Sans aucun doute, ils ont l’habitude de ce genre de chose à l’Hôtel de la Gare. Allez directement à l’appontement et prenez le bac. Quelqu’un vous attendra sur la rive ouest. — Où… — Le Château ? s’enquit Nefret. Sethos lui lança un regard horrifié. — Non, Selim le conduira à notre ancienne maison. Daoud y séjourne également. Cela devrait fournir une protection suffisante. Je ne vois pas d’assiettes sales, donc je présume qu’il n’a pas mangé aujourd’hui. Il est indispensable de se nourrir. Nefret, auriez-vous la gentillesse de descendre à la réception demander un repas ? Elle ne fit aucune objection, ne serait-ce qu’un haussement de sourcils. Elle avait compris que je désirais être seule avec Sethos. Après son départ, je poussai le verrou de la porte et regagnai ma chaise. J’avais cru que mes pensées étaient parfaitement ordonnées. Pourtant, chose étrange, je me retrouvai absolument muette. Nous nous observâmes l’un l’autre pendant quelques instants. Il fut le premier à baisser les yeux. — Vous n’auriez pas dû venir ici, dit-il. J’avais juré de ne plus jamais vous revoir, et je comptais bien tenir ma promesse cette fois. — La fatalité façonne notre destinée, fis-je remarquer. Ou bien est-ce le ministère de la Guerre qui l’a modelée ? Ne prenez pas la peine de nier que vous travaillez toujours pour les 437
services de renseignements britanniques. Vous avez abusé Ramsès et Nefret, mais vous ne pouvez pas m’abuser. C’est pour vous que Mr… euh… Smith est venu à Louxor. Vous deviez lui faire votre rapport, et c’est notamment pour cette raison que vous désiriez tant vous rendre au Winter Palace. Il est parti le lendemain de votre arrivée. Vous êtes allé à Kharguèh. Pourquoi seriez-vous allé là-bas, sinon pour espionner les Senoussi ? Une bonne partie de ce que je disais n’était que pure supposition – logique, mais non avérée. Il demeura silencieux, tête baissée, jusqu’à ce que j’ajoute : — Vous avez accepté la mission que Ramsès avait refusée. J’avais la certitude que cela le secouerait. Il se raidit et me regarda d’un air menaçant. — Si vous croyez que je l’ai fait pour lui, vous vous trompez. — Je ne vous accuserai jamais d’être guidé par l’altruisme ou l’affection, lui certifiai-je. — Il aurait été incapable de l’accomplir. S’il avait brusquement disparu, les hommes de Sidi Ahmed auraient essayé d’arracher la barbe de tout inconnu qui se serait approché de leur campement. — Votre travail officiel est d’un intérêt secondaire à présent. Les attentions délicates dont nous avons fait l’objet récemment ont un lien direct avec l’affaire de la fameuse tombe. Que savezvous que nous ignorons ? Il avait recouvré son sang-froid. Il frotta son menton couvert d’une barbe naissante et m’adressa un sourire cynique. — Vous allez droit au fait, ma chère Amelia. Je ne connais pas les réponses aux deux questions les plus importantes : l’emplacement de la tombe et l’identité de mon rival. On frappa à la porte. — Crénom, je ne pensais pas qu’elle serait aussi rapide ! m’exclamai-je. Nous devons tenir un conseil de guerre. Nous n’en avons pas le temps maintenant. Donnez-moi votre parole… Les coups à la porte devinrent plus forts et plus autoritaires. Sethos se leva d’un bond. — Ce n’est pas Nefret. Amelia, n’ouvrez pas ! Je fus plus prompte que lui. Ramsès m’avait appris une petite astuce très ingénieuse, qui consistait à laisser un adversaire 438
entrer dans une pièce pour lui claquer violemment la porte au nez. J’étais impatiente de la mettre en pratique, et pleine d’espoir de capturer l’un de nos ennemis. Malheureusement, la personne dans le couloir n’était pas un adversaire. C’était Miss Minton. — Nom d’un chien ! m’exclamai-je. — Enfer et damnation ! jura Sethos. J’attrapai Margaret par la manche et la tirai à l’intérieur de la chambre. — Comment nous avez-vous trouvées ? — J’ai loué une embarcation et ensuite j’ai localisé le cocher qui vous avait conduites ici. Vous n’aviez donc pas imaginé que vous laissiez une piste que le premier venu pouvait suivre ? Et vous… (Elle lança un regard furieux à Sethos.) Rudolf Rassendyll ! — Je ne tolérerai aucune critique de votre part, Miss Minton, déclarai-je avec froideur. — Pardonnez-moi. Acceptez mes humbles excuses. (Elle frappa du pied.) Je dis toujours ce qu’il ne faut pas, je suis désolée, je le suis vraiment, mais cela n’a aucune importance. Nous devons le faire partir d’ici le plus tôt possible. — Je m’apprêtais à prendre ces dispositions quand vous… On frappa de nouveau à la porte. Nous étions tous les trois un brin tendus. Je sursautai, Miss Minton poussa un petit cri et Sethos proféra un juron. — Nefret ? appelai-je. La réponse fut affirmative. Nefret, le garçon et le plateau se serrèrent dans la chambre. Après quelques manœuvres compliquées, nous posâmes le plateau sur la table basse, fîmes sortir le garçon et poussâmes le verrou. Perché au bord du lit, les bras croisés, Sethos déclara : — Cette situation devient parfaitement grotesque. Attendonsnous d’autres invités ? Cette question s’adressait au monde en général, mais pas à Miss Minton. Il ne lui avait pas parlé et ne l’avait pas regardée directement. — Mangez votre petit déjeuner, dis-je avec prévenance.
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— Mon déjeuner, répliqua mon beau-frère en examinant son assiette. (Les légumes cuits à l’eau présentaient une nuance de gris ambiguë et les morceaux de viande étaient brûlés.) Autant manger. On ne me laisse pas placer un mot. — Je vous en prie, Amelia. (Margaret joignit ses mains et me regarda d’un air suppliant.) Ne soyez pas en colère. Je veux seulement… — Mais que fait-elle ici ? demanda vivement Nefret. — Il doit partir maintenant, insista Margaret. J’étais arrivée à la même conclusion. L’avantage de la nuit, qui avait fait partie de mon plan d’origine, était à présent mis à mal par plusieurs désavantages. Tout Louxor jaserait bientôt sur le cortège de femmes habillées élégamment qui étaient venues rendre visite à l’étonnant Mr Rassendyll. De toute façon, j’avais été naïve de supposer que Sethos irait là où je lui dirais d’aller et resterait là où je lui ordonnerais de rester. Il avalait la mixture infâme avec plus de contentement qu’elle ne le méritait. Son visage placide éveillait le plus horrible des soupçons. — Vous avez raison, dis-je. Sethos s’étrangla. Son visage n’était plus placide. La coopération enthousiaste de deux autres personnes de bon sens (c’est-à-dire, des femmes) facilita les préparatifs. En fait, je ne pensais pas que j’aurais pu y parvenir seule. Nefret fut la première à partir. Nous attendîmes dix minutes et entreprîmes la phase suivante du plan. Je laissai Miss Minton monter la garde devant la porte tandis que je descendais en hâte et faisais le tour de l’hôtel pour me poster sous la fenêtre. Sethos n’avait soulevé aucune objection. Il semblait quelque peu stupéfié. L’arrière de l’hôtel donnait sur un terrain vague qui était occupé seulement par des mauvaises herbes et des chiens galeux. Un rat, gras de façon obscène, se promenait tranquillement sur le sol poussiéreux. Il nous lança, à moi et aux chiens, un regard insolent. Je ne blâmai pas les chiens de n’avoir aucune envie de se jeter sur lui. Je commençais à redouter que Sethos n’eût trouvé un moyen de fausser compagnie à Miss Minton quand la corde confectionnée avec des draps noués (elle avait été cachée sous le matelas) fut lancée depuis la fenêtre, une valise attachée à 440
l’extrémité. Sethos descendit lentement. Il avait mis le turban et la galabieh, mais son visage était trop clair. Je ramassai une poignée de terre. — Amelia, ne faites pas cela ! se récria-t-il en évitant ma main. Laissez-moi sortir de votre vie. Désormais, je suis indigne de vous ou de quiconque. — Mon Dieu, c’est une vraie tragédie ! Vous avez oublié la tirade « laissez-moi croupir dans le ruisseau ». — Je la gardais pour plus tard. Son sourire atténua sa ressemblance avec Emerson. Il contenait une raillerie que l’on ne trouvait jamais sur le visage sincère de mon époux. — Très bien, Amelia… Miss Minton contourna au petit trot le coin du bâtiment, son chapeau rabattu sur un œil. — Bon, vous l’avez, s’écria-t-elle, essoufflée. — Ainsi que je m’apprêtais à le dire, déclara mon beau-frère, je puis affronter une femme autoritaire, peut-être même deux, mais pas trois. Accordez-moi une petite faveur, je vous en prie. Ne courez pas partout pour trouver notre assassin. Je m’occuperai de lui moi-même. — Ah ! fis-je. Je m’en doutais. Vous avez l’intention de servir de cible dans l’espoir qu’il vous attaquera. Tout cela est bien beau, et nous pourrions être contraints de recourir à un expédient de ce genre, mais, si je puis me permettre de poser cette question, à quoi bon effectuer cette prestation si nous ne sommes pas à même d’attraper ce scélérat ? Cessez de discuter et venez, avant que quelqu’un nous voie. Nefret attendait sur l’appontement, avec l’embarcation qu’elle avait louée et une pile de paquets. Elle les fourra dans les bras de Sethos. Le batelier lui lança un regard critique. Il se demandait certainement pourquoi nous avions à notre service un individu aussi sale. Par mégarde, je lui avais mis de la terre dans les yeux, mais c’était autant de gagné, car ils avaient à présent l’aspect que donne l’infection dont souffrent tant de malheureux Égyptiens. — Qu’avez-vous acheté ? demandai-je, une fois que nous fûmes partis. 441
Certains des bateliers comprenaient quelques mots d’anglais. — Les objets les plus volumineux que j’aie réussi à trouver, répondit Nefret. Notamment une reproduction parfaitement hideuse de la façade du temple d’Abou Simbel. — Ce sera le cadeau de Noël de Gargery, dis-je. Notre serviteur débraillé, accroupi à l’avant, émit une toux étranglée. Il fit une nouvelle tentative pour me dissuader tandis qu’il déposait les paquets dans la calèche. — Cela vous indiffère de mettre en danger Selim, Daoud et le reste du clan ? Mes ennemis finiront bien par nous retrouver. — Mais pas dans l’immédiat. Cela peut leur prendre un jour ou deux. Entre-temps, nous serons prêts. Nous nous rendîmes directement à la maison. Si je n’avais pas été préoccupée par des affaires plus sérieuses, mon cœur se serait gonflé de nostalgie au spectacle de notre ancienne demeure qui abritait tant de souvenirs. Les rosiers grimpants étaient morts, bien sûr. Abdullah ne les avait jamais arrosés, lui non plus. Mais quelle importance cela avait-il ? Il avait dit la vérité : mon destin était de vivre ici. Mon moral accusa le coup quand j’appris que les seuls hommes dans la maison étaient Yusuf et son plus jeune fils. Tous deux fumaient et buvaient du café dans le salon. Avant d’être à même d’en venir au fait, je fus obligée de refuser des rafraîchissements et de présenter mes excuses à Yusuf pour ne pas lui avoir rendu visite plus tôt. La maison était tenue de façon irréprochable et le salon était resté le même depuis notre dernier séjour ici, jusqu’aux bibelots sur l’étagère. — Je croyais que vous étiez allé à la Vallée des Reines, dis-je à Jamil. — Le jeune Effendi était fatigué, répondit Jamil en regardant Sethos avec curiosité. Nous l’avons ramené au Château. — Selim et Daoud ? — Ils sont avec le Maître des Imprécations. Mais nous sommes à votre entière disposition, Sitt Hakim, mon père et moi. Et à peu près aussi utiles que Sennia, pensai-je. — Kadija est là ? demanda Nefret. 442
Elle avait attendu qu’on l’appelle. La question de Nefret suffit. Quand elle apparut dans l’embrasure de la porte, en robe noire mais non voilée, j’eus envie de l’embrasser. Nefret le fit. Kadija la serra dans ses bras, presque aussi musculeux que ceux de Daoud, son époux, puis elle me lança un regard inquisiteur. — Dieu merci ! m’exclamai-je. Écoutez-moi attentivement, Kadija. Cet homme… (Je montrai Sethos.) Cet homme est mon prisonnier. Il doit rester caché et en sécurité. — Ah ! fit Jamil avec empressement. Je monterai la garde, Sitt Hakim. Avec le fusil de mon père. Une occupation digne d’un homme, pensai-je. — Pas de fusil, Jamil, répondis-je d’un ton ferme. Il doit être bien traité, ne le rudoyez pas ! — Que Dieu vous bénisse, Sitt, gémit Sethos. Vous êtes bonne. Vous êtes miséricordieuse. Vous êtes… — Je vous le confie, Kadija, poursuivis-je. Voici le plus important. Personne en dehors de votre famille ne doit savoir qu’il est ici. Le Maître des Imprécations et moi reviendrons ce soir pour l’interroger. (Considérant le beau visage veule du garçon, j’estimai que je ferais mieux de donner plus de force à mon avertissement.) Jamil… Yusuf… personne ne quitte la maison tant que je n’en ai pas donné la permission, à l’exception, bien sûr, de Daoud et de Selim. Ils amèneront les chevaux à la dahabieh demain matin. C’est bien compris ? Si l’un de vous deux mentionne la présence de notre… euh… prisonnier… Je ne terminai pas la menace. L’ombrelle et l’évocation d’Emerson devaient suffire. Sethos partit furtivement avec Kadija et nous regagnâmes la calèche. — L’attitude servile et les geignements étaient un brin exagérés, dis-je. J’espère qu’il ne se laissera pas emporter par sa prestation. C’est l’une de ses faiblesses. — Son interprétation d’un prisonnier, murmura Margaret. Comment avez-vous pensé à cela ? Cela ne me serait jamais venu à l’esprit. — Je ne pouvais tout de même pas annoncer qu’il était un invité de marque, ou un nouveau domestique ! Qui plus est, je 443
voulais qu’il soit enfermé à double tour. Je n’ai pas confiance en lui. — C’était une idée lumineuse, Mrs Emerson, dit Margaret avec sincérité. Je lui souris. — Vous pouvez m’appeler Amelia. (Je consultai ma montre de gousset.) J’espère que nous ne sommes pas trop en retard pour le déjeuner. Nous avons eu une matinée bien remplie !
Manuscrit H Ramsès avait beaucoup de mal à porter toute son attention sur l’archéologie alors que son épouse et sa mère étaient parties quelque part, peut-être pour faire des bêtises. Il se consola en pensant que rien de trop grave ne pouvait leur arriver dans les rues de Louxor. Sa mère avait peut-être l’intention de s’installer sur un banc quelque part, pour dévisager les passants. Elle avait toujours affirmé qu’elle reconnaîtrait Sethos n’importe où, quel que soit son déguisement. Peut-être voulait-elle réellement faire des emplettes. Noël approchait et, à sa connaissance, sa mère avait toujours observé ces festivités, sans se laisser distraire par quelque chose d’aussi peu important qu’un meurtrier. Peutêtre… Bertie fut obligé de lui adresser la parole deux fois avant qu’il s’en rende compte. — Pardon ? dit-il. — Je désirais seulement vous poser quelques questions, si cela ne vous dérange pas. Je ne voulais pas interrompre Cyrus et le professeur. — Je doute que vous auriez pu le faire. Son père et Cyrus se trouvaient à une certaine distance devant eux, suivis de près par Selim et Jamil. Ramsès se sentit quelque peu fautif et tourna son attention vers son compagnon. Il aurait dû veiller sur Bertie. Mais Jumana chevauchait près d’eux, de l’autre côté du garçon, et Daoud se trouvait derrière 444
lui. Son visage était empourpré et en sueur, mais il semblait aller très bien. Ils avaient suivi la route qui menait de Medinet Habou à la vallée enserrée par les falaises. Très peu de touristes venaient ici. Les visites guidées de Cook n’incluaient que les monuments importants : les temples de la rive est, le Ramesséum et Medinet Habou, les tombes royales, et quelques tombes d’aristocrates. Sethos avait probablement continué de jouer les touristes. Il ne prendrait pas le risque… — C’est ici que Cyrus a l’intention d’effectuer des fouilles ? demanda Bertie. — Quoi ? Oh, excusez-moi. C’est une possibilité. On a déjà découvert plus de soixante-dix tombes, mais la plupart sont inachevées et n’ont pas de peintures murales – elles ressemblent plus à des grottes, en fait. Elles datent de la XIX e et de la XXe dynastie, et comportent des tombes de princes royaux et de reines. — Nous allons en voir certaines ? Bertie passa sa manche sur son front. — On le dirait bien. (Son père et Cyrus parlaient avec un Égyptien qui avait surgi d’un abri rudimentaire.) Les tombes les plus importantes sont fermées par des grilles. Le gardien a les clés. Ils en examinèrent trois et finirent par celle de la reine Néfertari Merenmout, où Emerson fulmina en constatant les dommages infligés aux magnifiques bas-reliefs peints. — C’est un projet digne de vous, déclara-t-il à Cyrus. Vous devriez dépenser votre argent à restaurer des peintures comme celles-ci, au lieu de mettre au jour de nouvelles tombes qui seront pillées et endommagées. — Je n’ai encore rien mis au jour. Sacré nom d’un chien, Emerson, tout ce que je veux, c’est une tombe – une jolie tombe ! Ce n’est pas trop demander. Le soleil était haut dans le ciel quand ils s’installèrent à l’entrée d’une tombe inachevée et ouvrirent le panier-repas. — Ce sera suffisant pour vous aujourd’hui, Bertie, annonça Emerson. — Je me sens tout à fait en forme, monsieur ! protesta Bertie. 445
— Oui, bien sûr. (Emerson eut un sourire paternel.) Mais c’est une longue chevauchée pour rentrer, et vous ne devez pas vous surmener. Demain est un autre jour. Daoud proposa de raccompagner Bertie, mais Emerson avait d’autres projets. Dès qu’ils eurent fini de manger, il renvoya Bertie avec Jamil et Jumana. — Nous voilà débarrassés d’eux, déclara-t-il en sortant sa pipe. Maintenant nous pouvons nous mettre au travail. — Est-ce qu’il ira bien ? demanda Ramsès. Il observait le petit groupe suivre le sentier sinueux vers l’entrée de la vallée. — Elle veillera sur lui, répondit Emerson. Ramassez les affaires, Selim, et partons. — Pour aller où ? demanda Ramsès. — À votre avis ? — Deir el-Medina ? — Excellent, fit Emerson. — Est-ce cet homme, Kuentz, que vous soupçonnez ? demanda Selim en fourrant pêle-mêle dans le panier les couverts et les restes de nourriture. Apparemment, Cyrus et Emerson n’avaient pas parlé archéologie avec lui. — Je pense que c’est notre homme, oui, répondit Emerson. — La stèle brisée que Sennia avait trouvée, dit Ramsès. — Bravo ! s’exclama son père. — Je ne comprends pas, déclara Cyrus d’un air déconcerté. — Le socle était brisé, expliqua Ramsès. C’était une cassure récente. La stèle ne comportait pas le nom et les titres du propriétaire. C’est pour cette raison que j’ai mis du temps à me rappeler où j’en avais vu d’autres comme celle-ci. Sur ces stèles, les propriétaires étaient décrits comme des ouvriers dans le Lieu de Vérité – c’est-à-dire la Vallée des Rois. Les hommes qui ont taillé dans la roche les tombes royales et qui les ont décorées vivaient à Deir el-Medina. La pipe d’Emerson s’était éteinte. Il adressa à Ramsès un sourire d’encouragement et craqua une allumette. — On avait placé intentionnellement la stèle à cet endroit, poursuivit Ramsès. Non seulement pour attirer notre intérêt – 446
Père aurait probablement insisté pour effectuer des fouilles dans ce satané dépôt de déblais, ce qui nous aurait occupés durant le reste de la saison… Emerson grimaça un sourire. — Votre mère m’en aurait empêché. — Puis-je terminer, Père ? Cela a également amené Sennia à s’intéresser au site de décharge et a permis au ravisseur de s’approcher d’elle plus facilement. Mais cela ne prouve pas la culpabilité de Kuentz. — Peuh ! fit Emerson. — C’est lui qui vous a envoyé à l’endroit où le rocher est tombé, fit remarquer Cyrus. — Ainsi que le corps. Je crois avoir compris pourquoi… — Moi aussi, dit Emerson. Le pauvre diable était un passant innocent, qui s’est trouvé par hasard au mauvais endroit au mauvais moment. — Oui, monsieur, je suis de votre avis. Mais même si nous avons raison, cela n’incrimine pas forcément Kuentz. — Dans ce cas, allons le trouver et obligeons-le à tout avouer, intervint Daoud. Il a essayé de faire du mal au Petit Oiseau. — Bien dit, Daoud ! Emerson débourra sa pipe et se leva. — Nous ne savons pas s’il est coupable, insista Ramsès. Laissez-nous l’interroger, Daoud. Après avoir rendu les clés et donné un pourboire au gardien, ils repartirent vers la route, cheminant entre les falaises déchiquetées, décolorées par le soleil, et suivirent la piste qui conduisait au village des ouvriers. — J’aimerais vous parler, Ramsès, annonça Emerson. Les autres restèrent discrètement en retrait. — Oui, monsieur ? — Ai-je eu l’air condescendant ? — Oui, monsieur. — L’habitude, mon garçon. Ce n’était pas mon intention. — Tout va bien, monsieur. C’était une excuse inattendue de sa part, et peut-être davantage que ce qu’il méritait. Ramsès ajouta : — Je n’aurais pas dû être sur la défensive. 447
— Vous vous mettez en quatre pour être impartial. Kuentz n’était-il pas l’un des soupirants de Nefret voilà quelques années ? — En effet, monsieur. — L’est-il toujours ? — Bon sang, Père… — La jalousie agit différemment sur les gens. Moi, par exemple, je crie et je menace. C’est la meilleure méthode. Cela la fait sortir de votre organisme. Les femmes sont… euh… elles ne pensent pas comme nous. Seigneur, songea Ramsès, je vais avoir droit au cours bienveillant que des pères sont censés donner avant que leurs fils se marient. Il est un peu en retard. Plus qu’un peu. Je ne crois pas être capable de le supporter s’il commence à me dire comment… — Je partage votre avis, monsieur, répondit Ramsès en hâte. — Vous vous efforcez d’être équitable et de faire preuve de bon sens, affirma son père en évitant soigneusement de le regarder. Je ne préconise pas cette façon d’aborder les choses. En ce qui concerne votre mère, cela lui déplaît fortement. Ramsès ne sut pas quoi répondre. Au bout d’un moment, Emerson reprit : — Ne gardez pas vos pensées pour vous. Je ne le fais jamais, votre mère non plus, et c’est pour cette raison que nous… eh bien, nous creusons la question, vous comprenez, et c’est autant de gagné. — Je suis sûr que vous avez raison, monsieur. Je vous sais gré de ce conseil. — Humpf ! grommela Emerson, qui était rouge brique d’embarras. Un autre petit conseil, alors. N’accordez jamais le bénéfice du doute à quiconque. Votre instinct est un guide tout à fait suffisant. — Que suggérez-vous ? Au lieu de serrer la main de Kuentz, dois-je m’avancer vers lui et lui donner un coup de poing à la figure ? Emerson grimaça un sourire. — Ce n’est peut-être pas une si mauvaise idée. Bon. C’est tout ce que je voulais vous dire. 448
Il desserra les rênes et lança son cheval au trot. Ramsès le suivit plus lentement. Il avait été touché et amusé par cette conversation. C’était difficile pour Emerson d’aborder des affaires personnelles, mais quand cela lui arrivait, il allait droit au fait et mettait le doigt dessus. Il ne me reste plus qu’à suivre son conseil, songea Ramsès. Si j’en suis capable. Avait-il été trop porté à accorder le bénéfice du doute à Kuentz ? Les preuves s’accumulaient. Il y avait un autre point en défaveur de Kuentz que personne n’avait mentionné : le fait que celui-ci n’avait pas toujours été sur le chantier aux heures où la plupart des chercheurs avaient coutume de travailler. Leur adversaire devait être très occupé ces derniers temps, à essayer de trouver Sethos, à surveiller leurs allées et venues, à protéger sa trouvaille. S’il n’était pas là aujourd’hui… Mais Kuentz était là. Une équipe de dix ou douze hommes travaillait sous sa direction, et plus de vingt mètres carrés avaient été dégagés depuis la dernière fois que Ramsès avait vu le chantier. Il les accueillit avec son exubérance habituelle et serra la main à chacun, sauf à Daoud, lequel croisa les bras et fixa sur Kuentz un regard menaçant. Emerson expliqua que Cyrus était à la recherche d’un site. — Et vous, professeur ? demanda Kuentz. — Peut-être, peut-être. Nous avons décidé de rester quelque temps à Louxor. Kuentz se répandit en suggestions. Elles comprenaient quasiment tous les sites de Louxor. Les omissions étaient-elles significatives ? Que le diable m’emporte si je le sais, songea Ramsès, tout en observant avec un dégoût grandissant Kuentz assener de grandes tapes dans le dos à tout le monde, pousser des rires tonitruants, et finalement donner un autre tour à la conversation, passant des conseils professionnels à un échange plus conventionnel. Où en était Miss Minton pour son reportage sur les pilleurs de tombes ? Il lui devait une invitation à dîner, bien qu’il ne fût pas en mesure d’égaler sa générosité. Le Winter Palace était trop cher pour un pauvre archéologue laborieux. Les Vandergelt devaient l’excuser de ne pas leur avoir rendu visite, ainsi que la politesse l’exigeait. Il le ferait prochainement, 449
si cela lui était possible. Comment allait Mrs Emerson ? Nefret s’était-elle remise de son aventure affreuse de l’autre jour ? — Je me sens responsable, confia-t-il à Emerson. — Je ne vois pas pour quelle raison, répliqua celui-ci en se frottant le menton. Il me semble que vous aviez mentionné que la tombe était vide. — À l’exception de morceaux de momies romaines. On aurait cru que quelqu’un avait dansé dessus ! déclara Kuentz avec un nouveau rire tonitruant. Des dents, des ossements et des lambeaux de lin. Il se tourna brusquement. — Qu’est-ce que tu fais ? cria-t-il à l’un des ouvriers qui brandissait un objet, apparemment une poterie brisée. Je vous ai dit de ne rien déplacer ! Bon sang, il faut surveiller ces types à chaque instant ! — Nous vous empêchons de travailler, dit Emerson. De toute façon, il est temps pour nous de rentrer. — L’heure du thé ? (Un autre rire jovial.) Vous autres, les Anglais, vous ne pouvez pas vous passer de votre thé ! J’espère vous revoir très prochainement. — Bien sûr, répondit Cyrus. Nous allons organiser un petit dîner. Vous êtes invité, ainsi que Barton, Lansing et quelques autres. — Ce sera un honneur. Kuentz serra de nouveau la main à la ronde puis se dirigea en hâte vers son équipe. Ils l’entendirent crier des jurons en arabe tandis qu’ils se mettaient en selle et partaient. — A-t-il avoué ? demanda Daoud avec bon espoir. — Non, répondit Emerson. Mais il y a eu quelques points intéressants, hein, Ramsès ? — Oui, monsieur. — Des momies romaines. Des objets répugnants. Et toutes en morceaux. — Oui, monsieur. — Au mauvais endroit. Ne dites pas de nouveau « oui, monsieur », ajouta-t-il. — Non, monsieur. — Excusez-moi…, commença Cyrus. 450
— Plus tard, Vandergelt, plus tard. Je suis impatient de rentrer. Si Amelia n’est pas là, je serai contraint de prendre des mesures. Elle avait en tête un mauvais coup. — Elle est partie à la recherche de Sethos, déclara Ramsès. (Son père acquiesça.) Vous pensez qu’elle l’a trouvé ? — Cela ne me surprendrait pas du tout, fit Emerson d’un air sombre.
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Quand Emerson entra en trombe dans le salon et m’aperçut en train de boire tranquillement une tasse de thé, il manifesta son plaisir et son soulagement comme à son habitude. — Bon sang, qu’avez-vous fait ? — Bon après-midi à vous, également, répondis-je. Fermez la porte, Emerson, et assurez-vous que personne ne rôde dans le couloir. Cyrus embrassa son épouse et s’assit à côté d’elle sur le canapé. Ramsès n’embrassa pas la sienne. Toutefois, il prit la main qu’elle lui tendait et la garda dans la sienne. — Et comment s’est passée votre journée ? m’enquis-je. Parlez, Emerson. Bertie se repose, mais il descendra bientôt, ainsi que Sennia, et William pourrait avoir l’idée de faire davantage que lire un livre. Emerson claqua la porte. — Je vous supplie de ne pas m’exaspérer, Peabody ! Vous d’abord. Je présume que vous avez trouvé le… que vous l’avez trouvé, vous semblez particulièrement satisfaite de vous. Où est-il ? — C’était vraiment très ingénieux de sa part, intervint Margaret. La façon dont elle a déduit où il était allé… — Je me fiche complètement de savoir où il était ! Je veux savoir où il est maintenant. — Dans notre maison. Enfermé à double tour et soigneusement gardé. — Par Jamil et Yusuf ? Crénom, Peabody… — Et par Kadija. — Oh ! Tout va bien, alors. Selim et Daoud doivent être arrivés là-bas à présent. Que vous a-t-il dit ?
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— Il a affirmé ne pas connaître l’identité de son rival ou l’emplacement de la tombe. — Il a menti, s’écria Emerson en se dirigeant vers la porte. — De grâce, Emerson, asseyez-vous ! J’ai prévenu Kadija que nous passerions ce soir. Tout est arrangé. À présent, racontezmoi ce que vous avez fait cet après-midi. Avez-vous trouvé la tombe et capturé le scélérat ? — Je pense que nous nous approchons de la solution, répondit Ramsès par-dessus les grognements d’Emerson. Père et moi sommes tombés d’accord pour conclure que Kuentz est le suspect le plus vraisemblable. Il y a plusieurs détails… — Inutile de m’expliquer, l’interrompis-je. J’étais arrivée à la même conclusion. Il avait certainement un complice au Caire. William Amherst ? Emerson roula des yeux et Ramsès dit : — Pas forcément. Nous n’avons pas établi de chronologie des incidents… à moins que vous ne l’ayez fait, Mère ? — Je n’en ai pas encore eu le temps. — Je crois que vous verrez, quand vous le ferez, que Kuentz ne pouvait se trouver au Caire aux dates significatives. Il a deux résidences, si on peut leur donner ce nom. C’est un arrangement très pratique, car on supposerait normalement que s’il n’est pas à un endroit, il se trouve dans l’autre, alors que, en fait, il pourrait très bien être ailleurs – dans le train à destination du Caire, par exemple. — William a eu un comportement très suspect, dis-je. — Qu’il soit impliqué ou non, fit Ramsès avec une certaine impatience, Kuentz est l’homme que nous devons surveiller. — Vous avez l’intention de le suivre ? demanda Nefret. — C’est la seule façon de procéder, Nefret, répliqua Emerson. Avec Daoud et Selim, nous devrions être à même de le surveiller de près, au moins durant la nuit. Il va tenter quelque chose bientôt. Plus il attend, plus grandes sont les chances pour que quelqu’un trouve son butin, et la nouvelle s’est répandue que nous avions entrepris une inspection des sites de la Vallée Ouest. Je tendis ma tasse à Katherine. — Il attaquera peut-être l’un de nous. 453
— Ne comptez pas trop là-dessus, Peabody, rétorqua Emerson d’un ton aimable. Une tasse de la boisson revigorante lui avait fait du bien, et je savais qu’il lui tardait de filer Kuentz. Emerson adore les déguisements, bien qu’il ne soit pas très adroit dans cet art. — Une attaque dirigée contre nous serait vaine, poursuivit Emerson. (Katherine, qui avait observé Cyrus avec inquiétude, poussa un soupir de soulagement. Emerson lui adressa un sourire rassurant.) Il ne peut pas nous liquider tous. En venant en masse à Louxor, nous ne lui avons pas laissé le choix. Il faut absolument qu’il vide la tombe de son contenu avant que nous la trouvions. — La veille de Noël, murmurai-je. Emerson lui-même, qui aurait dû mieux me connaître, me regarda avec surprise. Chose étrange, mon fils fut le premier à comprendre. — Bien sûr ! Il pensera que nous serons tous occupés par les réjouissances cette nuit-là – à décorer l’arbre et à manger le pudding de Fatima. Bravo, Mère ! J’entendis des voix au-dehors – les gazouillis d’oiseau de Sennia et les réponses enjouées de Bertie. — Une seule personne est en danger en ce moment, dis-je en hâte. Nous devons… Ah, Bertie. Comment vous sentez-vous, mon cher garçon ? Naturellement, je n’avais pas l’intention d’attendre la veille de Noël pour appréhender notre suspect, et je ne croyais pas que suivre Kuentz serait utile. Il n’était peut-être pas notre homme, tout compte fait, auquel cas le vrai coupable pourrait vaquer à son affaire tranquillement et sans être inquiété. Une méthode bien plus simple, que je préconise toujours, consistait à l’obliger à venir vers nous – ou, dans le cas présent, vers Sethos. Ses tentatives pour débusquer Sethos et l’assassiner donnaient à penser que soit : (a) Sethos ne savait pas où se trouvait la tombe, et el-Hakim (je préférais son nom de guerre au X anonyme qu’utilisait la famille) le savait, soit : (b) Sethos ne le savait pas, mais el-Hakim était convaincu qu’il le savait. Dans
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les deux cas, Kuentz, ou qui que ce soit, tenterait d’éliminer Sethos avant de vider la tombe de son contenu. Ce que j’expliquai à Emerson tandis que nous nous changions après le thé. — Hmmm, fit Emerson. Indépendamment du fait que certaines personnes pourraient estimer que se servir de mon… que se servir de lui comme d’une chèvre attachée à un pieu pour attirer un tigre… dénote un manque de compassion tout à fait… — C’était son idée. — Si vous le dites. Dépêchez-vous de vous habiller, nous ferions mieux de nous rendre là-bas. — Il n’est pas en danger pour le moment, certifiai-je à mon époux. Le bouche-à-oreille à Louxor fonctionne vite mais pas instantanément, et personne à l’exception de la famille ne sait qu’il y a un inconnu dans la maison. Nous ferons en sorte que la nouvelle circule demain après-midi. Cela nous donnera le temps de prendre des dispositions pour assurer sa protection. — Cela ne me plaît pas du tout, grommela Emerson en mettant ses bottes. — C’est un plan commode, éminemment logique. — Comme tous vos plans. Jusqu’à ce qu’ils s’écroulent. J’avais pensé que Margaret insisterait pour nous accompagner, mais elle ne le demanda même pas. J’eus quelque difficulté à en dissuader Cyrus, lequel, à juste titre, était très curieux à propos de l’homme qui avait autrefois pris sa place, et j’eus encore plus de mal avec Sennia, qui déclara qu’elle s’ennuyait. Elle aurait piqué une colère sans l’intervention de Bertie, qui lui demanda de lui raconter une autre histoire et de lui donner un cours d’hiéroglyphes. Finalement, le groupe se composa d’Emerson et de moi-même, de Ramsès et de Nefret, exactement comme je l’avais prévu. Emerson imprima une allure suffisamment rapide pour rendre toute conversation difficile. À un moment, alors que nous étions ralentis par un chameau lourdement chargé, je me tournai vers Nefret : — N’est-ce pas touchant de voir à quel point Emerson s’inquiète pour son frère ? Je me demande ce qu’ils vont se dire. — Moi aussi. 455
Les hommes de la famille étaient sur la véranda et nous observaient. — Tout le monde est là ? demanda Emerson en comptant les têtes. Selim, Yusuf vous a expliqué à Daoud et vous… — Je leur ai expliqué, répondit Jamil en caressant sa moustache. — Où est Jumana ? demanda Nefret. — Dans sa chambre, elle lit un livre. Nous ne voulons pas que des femmes soient mêlées à des affaires d’hommes. — C’est bien dommage que lui y soit mêlé, fit Nefret avec colère tandis que nous remontions le couloir en hâte. Je ne me fie pas à lui pour qu’il tienne sa langue. — Nous le laisserons parler tout son soûl demain, répondis-je. À ce moment-là… Ah, Kadija. Comment va notre… euh… invité ? — Je m’apprêtais à lui apporter à manger, Sitt Hakim. Resterez-vous dîner avec nous ? Il y a de la nourriture en abondance. — Oui, je vous remercie. Une fois que nous lui aurons parlé. La chambre – celle de David autrefois – était éclairée par la douce lueur de lampes à huile. Elle ne comportait qu’une seule fenêtre, et les volets donnant sur la cour étaient clos et munis de barres de bois. Sethos s’était allongé sur le lit (les draps étaient froissés) mais il était debout quand nous entrâmes, épaules redressées et mâchoire crispée. Kadija l’avait débarbouillé, sans doute de force. Elle n’aurait pas toléré une personne aussi sale dans la maison. Il était nu-tête. Emerson voulut entrer le premier, mais je le dépassai adroitement. Des poings serrés et un air menaçant ne sont pas les preuves d’une sollicitude fraternelle. Je pris Sethos par les épaules et le poussai en arrière sur le lit. Il fut incapable d’opposer la moindre résistance. — Allongez-vous, ordonnai-je. Vous avez une autre crise, n’est-ce pas ? Sethos regarda Emerson. — Vous ne pouvez pas l’arrêter ? — Non, répondit Emerson. Je ne l’ai jamais pu. Euh… êtesvous… hum… — J’ai une autre crise, admit Sethos. Moins violente. 456
— Quand a-t-elle commencé ? demanda Nefret. Je me remémorai que c’était elle le médecin et je m’écartai tandis qu’elle s’approchait. Elle procéda à un examen rapide et posa d’autres questions, puis elle annonça : — Il va mieux. La première phase a duré moins d’une heure et la fièvre est moins forte. Je vais rester auprès de lui cette nuit. — Non, certainement pas, protesta Sethos, incité à parler. Je refuse de subir une nouvelle séance avec vous et votre serment d’Hippocrate. Bon sang, qu’est-ce que c’est… une consultation médicale, un conseil de guerre, ou peut-être une réunion mondaine ? Asseyez-vous, tous, et mettez-vous à votre aise. Je suis sûr que Kadija apportera du café. Au temps pour les salutations fraternelles, pensai-je. Toutefois, l’atmosphère était un brin plus cordiale. Les poings d’Emerson s’étaient desserrés et Ramsès souriait. — J’empêcherai Nefret de vous approcher, proposa-t-il. Si vous nous dites ce que nous voulons savoir. — Oui, allons droit au fait, fit Emerson d’un ton bourru. Ne tournons plus autour du pot. Nous croyons que Kuentz est l’homme que nous recherchons. Nous avons l’intention de le suivre jusqu’à ce qu’il nous conduise à la tombe. — Il y a un moyen plus simple, déclara Sethos. Faites circuler la nouvelle que je suis ici. Il croit que je connais l’emplacement de la tombe, c’est pour cette raison qu’il était si déterminé à me tuer. — Ah ! m’exclamai-je. Exactement ce que je pensais ! Emerson m’adressa un froncement de sourcils menaçant. — Où est cette satanée tombe, alors ? — Je l’ignore. Voilà ce qui arrive, dit Sethos avec une imitation très réussie de son sourire exaspérant, quand on a la réputation d’être omniscient. « Le Maître sait tout. » Mais je me suis demandé ces derniers temps s’il n’avait pas des raisons plus solides d’être convaincu du contraire. Il n’est peut-être pas le seul à connaître l’emplacement. Si celui qui a découvert la tombe à l’origine était un habitant de la région – un homme qui a travaillé pour moi autrefois –, de vieilles fidélités ou un bakchich plus élevé auraient pu l’amener à essayer de me contacter. 457
— Je présume qu’un ancien acolyte si dévoué ne vous a pas approché, dit Emerson. — Il n’en reste plus beaucoup, et les ruffians de Louxor sont si bigrement déconcertés qu’ils s’enfuient à toutes jambes à la seule mention du Maître. — Alors Kuentz – si c’est bien lui – a seulement trois hommes sur qui il peut compter, conclut Ramsès. — Oui. Ma foi, si c’est exact, ce n’est pas une très bonne nouvelle. Vous avez fait la connaissance de l’un d’eux. Les deux autres sont presque aussi dangereux. Kadija frappa et entra pour annoncer que le dîner était servi. — Dois-je apporter sa nourriture ici ? demanda-t-elle. — Plus tard, répondis-je. Il ne se sent pas assez bien pour le moment. Nous vous rejoignons sous peu, Kadija. Finissons d’établir nos plans. Demain, nous laisserons se répandre la nouvelle qu’il y a un mystérieux prisonnier dans la maison. Il attaquera demain soir, ou au plus tard, la nuit suivante. Nous l’attendrons de pied ferme. — Les attendrons, me reprit Sethos. S’il est résolu à me supprimer, il ne viendra pas seul. Et qu’entendez-vous au juste par « nous » ? — Nous quatre, Daoud et Selim. Cela devrait suffire. — Pas Margaret et les Vandergelt ? demanda vivement Sethos. (Son visage luisait de sueur.) Pour l’amour de Dieu, Radcliffe, vous ne pouvez pas la laisser… — Euh… oui, fit Emerson. Remettez-vous-en à moi. — La fièvre monte, annonçai-je en essuyant le front de Sethos avec mon mouchoir. C’est bon. Reposez-vous maintenant, vous serez parfaitement en sécurité cette nuit. Cependant, ce serait peut-être une bonne idée – juste par mesure de précaution – que vous soyez armé. Prenez mon pistolet. — Je ne veux pas de votre satané pistolet, rétorqua Sethos avec violence. Tuez quelqu’un vous-même. Radcliffe… — Oui, oui, acquiesça Emerson. Euh… tout se passera bien. (Il s’approcha du lit d’un pas traînant et se tint là à regarder son frère.) Bien. Hum… bonne nuit. — Vous pourriez au moins dire que vous êtes heureux de vous voir, déclarai-je avec un reniflement de dédain. 458
— Je ne suis pas heureux de le voir, se récria Sethos. Je m’étais promis de ne plus jamais le revoir. Les lèvres crispées d’Emerson se détendirent. — C’est probablement la chose la plus gentille que vous ayez jamais dite à mon sujet. Il prit la main de Sethos et la serra. — À demain*, dit-il avec son accent français exécrable. — Avec l’aide de Dieu*, répondit Sethos. Son accent était parfait. — Les hommes ! soupirai-je.
Manuscrit H Nasir posa d’un grand geste une assiette d’œufs à la coque devant Nefret. C’était une assiette plate et les œufs roulèrent follement d’un côté et de l’autre. L’un d’eux avait dû tomber pendant que Nasir montait l’escalier. Il était craquelé et le jaune coulait. — Merci, Nasir, dit Nefret. Vous vous rappelez ce que je vous avais expliqué au sujet de coquetiers ? Nasir déguerpit. — Il les a oubliés exprès, marmonna Ramsès. Je refuse de manger celui qui est craquelé. — Personne ne s’attend que tu le fasses, mon chéri. (Elle lui adressa un sourire éclatant.) C’est une journée splendide. Ils s’étaient disputés de nouveau la nuit passée. Ramsès avait perdu. La suite avait été encore plus agréable que d’habitude. Néanmoins, il était toujours mal à l’aise. — Jusqu’à présent, répondit-il. Je déteste les stratagèmes compliqués de Mère. Quelque chose va mal tourner. — Non, je ne le pense pas. Et si jamais c’était le cas, tu ne pourras pas blâmer Mère. Nous avons tous été d’accord. Tu crois que nous avons négligé quelque chose ? — Eh bien… Percevant la mauvaise humeur de Ramsès, Nasir présenta timidement un coquetier, à la façon d’un suppliant faisant une 459
offrande à un dieu notoirement irascible. Ramsès prit le coquetier et grogna un merci. — Mère et moi, dit Nefret patiemment, monterons la garde avec Daoud pendant que Père, Selim et toi escaladerez ces satanées falaises pour trouver la tombe d’Alain contenant des momies romaines. Je pense que la théorie de Père à ce sujet est un brin tirée par les cheveux, mais peu importe. Pendant ce temps-là, Kadija veillera à ce que personne ne quitte la maison jusqu’à la mi-journée. À ce moment, Jamil filera vers le café le plus proche et Yusuf apprendra la nouvelle à tous les habitants de Gourna, à titre strictement confidentiel. Jumana pense qu’elle aide Kadija et Jamil pense qu’il garde un dangereux prisonnier. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ? — Si je le savais, tout se passerait bien. (Il se leva et regarda par-dessus le bastingage.) Selim et Daoud ont amené les chevaux et sont partis. — Père voulait commencer de bonne heure. Mais inutile de nous hâter. Nous devons les rejoindre à Deir el-Bahri, et tu connais Père, il sera ravi d’inspecter les fouilles du Metropolitan et de critiquer le travail de Mr Lansing. — Tu as décidé de me remonter le moral ! grommela Ramsès. Tu le pourrais très facilement, si tu acceptais de rester au Château ce soir. Mubashir est un tueur, Nefret. Même Sethos a pris soin de l’éviter. — Je croyais que nous avions réglé cette question. Elle le rejoignit. Il se retourna, adossé au bastingage, posa ses mains sur la taille de Nefret, et enserra les os délicats et de douces rondeurs dans la cage de ses doigts. — Je t’aime. — Ce n’est pas une excuse. Elle éclata de rire et se dressa sur la pointe des pieds, le visage levé vers Ramsès. Il s’apprêtait à donner la réponse évidente quand les muscles sous ses mains se raidirent, et les yeux de Nefret s’agrandirent. — Seigneur ! Est-ce… La personne qui s’approchait du bateau ressemblait à une vieille femme voûtée au pas hésitant. Le temps que Ramsès réalise qui c’était, Nefret s’était déjà précipitée au bas de 460
l’escalier. Quand il la rattrapa, elle avait rejoint Jumana. La jeune fille était tombée, mais elle n’était pas évanouie. Elle leva vers eux un visage maculé de larmes séchées. De la poussière recouvrait ses longs cils. — C’est Jamil. Il… Le sentiment d’appréhension imprécis qui avait tourmenté Ramsès durant toute la matinée se mua en un nœud compact. Nefret avait retiré le voile de tête de Jumana. Les cheveux sur sa tempe étaient poissés de sang. — Vous devez m’écouter ! s’exclama-t-elle. — Plus tard. Tu peux la prendre dans tes bras, Ramsès. Apparemment, elle n’a rien de cassé. Le corps menu était aussi léger que celui d’une enfant et tremblait de douleur et de peur. Pourtant, elle continua d’essayer de parler tandis qu’il la portait dans le salon. — Il m’a enfermée dans ma chambre. Je ne dormais pas. J’ai entendu la clé tourner dans la serrure. Mais j’avais une autre clé, il me l’avait donnée auparavant, et quand j’ai ouvert la porte, je l’ai vu se diriger vers l’écurie, et j’ai pensé, il a désobéi à la Sitt Hakim, il va à la dahabieh sans moi et… ah ! — Je suis désolé. (Ramsès la déposa délicatement sur le canapé.) Sa jambe est cassée ? — Juste une entorse, je pense, répondit Nefret. Apporte-moi de l’eau. Et une serviette. — Vous devez m’écouter ! Je l’ai suivi, j’étais en colère. Mais il n’est pas venu ici, il est allé à Naga el-Tod, à l’hôtel… — Kuentz, dit Ramsès en tendant à Nefret la serviette humectée d’eau. — Oui, c’était lui. Je les ai vus parler ensemble et j’ai compris que je devais vous prévenir… Qu’a-t-il fait ? Il a fait quelque chose de mal ? De nouvelles larmes coulèrent sur son petit visage sale. — Jamil t’a frappée ? demanda Ramsès. Je vais étrangler cette petite crapule, pensa-t-il. — Non. Je me suis enfuie, et j’avais peur qu’ils m’aient vue, alors j’ai couru très vite, et je suis tombée, je me suis cogné la tête, et je me suis évanouie et… — Apporte-moi ma trousse, dit Nefret. 461
— Pas le temps. Ramsès prit la jeune fille dans ses bras et descendit la passerelle en hâte, suivi de Nefret. — Prends l’étalon. Il vous portera toutes les deux. Tu peux la tenir, n’est-ce pas ? — Oui. Mais toi… — Si Jamil a parlé à Kuentz de leur « invité », celui-ci peut décider d’agir maintenant, alors qu’il n’y a dans la maison que des femmes, des enfants et ce pauvre vieux Yusuf. Nefret s’était mise en selle tant bien que mal. Ramsès lui tendit Jumana et entreprit de raccourcir les étriers. — Va au Château. Ne laisse personne ou quoi que ce soit t’arrêter. S’ils l’ont aperçue, ils pourraient venir ici. — Je comprends. Elle tint fermement Jumana et sourit à Ramsès. Elle comprenait – non seulement ce qu’elle devait faire et pourquoi, mais aussi combien cela coûtait à Ramsès de la laisser partir seule, encombrée d’une enfant à demi consciente. Les événements avaient conspiré à le contraindre à prendre une décision qu’il n’avait pas eu le courage de prendre auparavant. Nefret était plus courageuse que lui, elle n’avait pas essayé de l’en dissuader et ne lui avait pas conseillé d’être prudent. Elle se contenta de dire : — Je te rejoins à la maison dès que je le pourrai. — Oui, répondit Ramsès, et il vit ses yeux bleus briller de fierté. Demande à Mère et Père de venir, si tu peux les trouver. J’aurai peut-être besoin de toute l’aide possible. Ramsès se mit en selle sans prendre la peine d’ajuster les étriers et lança la jument au trot. Il ne pouvait pas aller plus vite, il y avait trop de gens sur la route, des ânes, des chameaux, des charrettes, des calèches. Il espérait de toutes ses forces qu’il s’inquiétait pour rien, mais Jamil avait désobéi délibérément aux ordres et était allé trouver leur principal suspect. Ils n’avaient jamais soupçonné Jamil. Les membres de cette famille étaient au-dessus de tout soupçon, quasiment par définition, mais les indices étaient là. Jumana n’avait-elle pas déclaré avec fierté que son frère connaissait parfaitement les montagnes de la rive ouest ? Chercher des tombes était un amusement pour 462
les gens du pays. Si Jamil avait trouvé la tombe et que Kuentz, après l’avoir pris sur le fait, lui eût proposé une alliance… Une fois qu’il eut quitté la grande route, il accéléra l’allure. Combien de temps Jumana était-elle restée évanouie avant de revenir à elle et de se traîner péniblement, avec une entorse et peut-être une commotion cérébrale, pour les avertir ? Elle avait eu sa chance, entendu – et tout ce qu’elle désirait, dont Bertie. Les deux plus jeunes enfants de Yusuf jouaient sur la véranda. Ramsès poussa un long soupir de soulagement. Il ne s’était rien passé. Pour le moment. Il laissa la jument et emmena les enfants dans le salon où Yusuf trônait sur le canapé. Abandonnant celui-ci au beau milieu de l’une de ses salutations interminables, il remonta le couloir en hâte. Mieux vaut prévenir que guérir, comme aurait dit sa mère. Les autres enfants et les femmes étaient dans la cour, occupées à leurs tâches domestiques. Il écourta également leurs salutations. — Des ennuis sont peut-être à craindre, dit-il en s’adressant à Kadija. Emmenez tout le monde dans le salon et que personne n’en sorte. Elle ne perdit pas de temps à poser des questions, pas Kadija. Poussant devant elle les diverses épouses de Yusuf et ses descendants, tel un troupeau de brebis désorientées, elle disparut dans la maison. Ils escaladèrent le mur, aussi agiles que des belettes – ils étaient au nombre de trois. Un seul des visages lui était familier, et ce n’était pas celui de Kuentz ou de Mubashir. Ramsès avait vu cet homme quelque part, dans la rue à Louxor ou devant l’hôtel. Ils firent halte en l’apercevant. Ils s’étaient attendus à ne trouver que des femmes et des enfants. Il se rendit compte alors que Kadija était derrière lui, silencieuse et ferme comme un roc. Elle tenait par le cou la statuette en granit d’un centaure, tel un gourdin. Elle avait saisi le premier objet lourd qui lui était tombé sous la main. — Rentrez, dit-il avec instance. Restez avec les enfants. Enfermez-vous dans le salon. Il la poussa à l’intérieur de la maison, claqua la porte et s’adossa au battant. Après s’être concertés à voix basse, les trois 463
hommes se séparèrent. Deux se dirigèrent de chaque côté de la cour, l’autre s’avança au milieu. Une tactique rudimentaire, mais efficace, étant donné que Ramsès était seul. L’un d’eux avait la peau aussi brune qu’un Nubien, les deux autres avaient le visage anguleux et les membres déliés des habitants du désert occidental. Ils avaient retrousse leur caftan et rentré les pans dans leur ceinture, et les lames de leurs poignards faisaient une bonne vingtaine de centimètres. Ramsès dégaina son propre poignard. Les volets de la chambre sur sa droite s’ouvrirent et son oncle sortit par la fenêtre. Il avait ôté sa galabieh et ne portait qu’un ample caleçon long – probablement celui de Yusuf, car il l’avait tirebouchonné autour de sa taille étroite. — Retournez à l’intérieur, ordonna Ramsès. — Nous ne pouvons pas les laisser entrer dans la maison, n’est-ce pas ? Je suppose que vous n'avez pas eu le bon sens d’accepter le pistolet. — Vous l’avez donné à Nefret, pas à moi. Où avez-vous trouvé le poignard ? — Kadija. Ils s’approchent. J’espère que vous n’avez pas l’intention de vous battre en gentleman ? — Non. Nous allons prendre celui sur la droite. Cela le placerait entre Sethos et les deux autres. Il ne comptait pas trop sur une aide de son oncle, dont le corps amaigri présentait les effets débilitants de sa maladie, néanmoins il sentit qu’il reprenait courage. Combattre côte à côte avec un homme de son sang, comme aurait dit sa mère… À tout prendre, un inconnu avec une paire de pistolets aurait été préférable. — Maintenant ! Face à deux adversaires qui se jetaient sur lui, leur proie hésita durant une brève seconde mais une seconde capitale. Sethos lui taillada le visage, Ramsès leva le bras et lui plongea son poignard dans le ventre. Le sang qui giclait affaiblit sa prise sur la poignée, et quand l’homme s’écroula, son poids arracha l’arme de la main de Ramsès. Il sentit la pointe d’une lame lui entailler le dos alors qu’il se penchait et essayait de dégager son poignard. Il était coincé 464
dans une côte, et la poignée, poissée de sang, était glissante. Il ramassa le poignard que le mort avait laissé tomber, pivota sur ses talons et donna un coup de pied pour faire dévier la lame qui visait le dos de Sethos. Celui-ci était à genoux, et du sang ruisselait de ses mains et de son visage. Ramsès para un coup porté vers sa main droite et frappa un bras avec le tranchant de son autre main. La détonation ressembla à une charge de dynamite, et tous les quatre s’immobilisèrent un instant. Dieu tout-puissant, pensa Ramsès, ce doit être la vieille carabine Martini de Yusuf. J’espère qu’elle ne lui a pas explosé dans les mains. Il se tenait au-dessus de son oncle et essayait de surveiller les deux hommes en même temps. Ils s’étaient remis de leur paralysie momentanée et s’avançaient de nouveau vers lui, de deux directions différentes. Ses oreilles continuaient de bourdonner, pourtant il eut l’impression d’avoir entendu… Le portail de derrière céda avec un fracas presque aussi fort que celui de la carabine. Mains sur les hanches, ses cheveux noirs ébouriffés par le vent, Emerson embrassa la scène d’un seul regard. Ses lèvres se retroussèrent, découvrant ses dents. Ce fut terminé en moins de dix secondes. L’un des deux hommes gisait sur le sol. Son cou tordu formait un angle impossible. Emerson l’avait frappé à la gorge. L’autre se contorsionnait dans la prise de Ramsès, son bras recourbé derrière son dos de façon douloureuse. — Merci, Père, dit Ramsès. Une fois encore. — Je vous ai fait gagner un peu de temps, c’est tout, répondit Emerson. Son fils fut seulement à même de considérer que c’était une estimation follement optimiste de la situation. Il n’était même pas essoufflé. — Euh… vous allez bien ? ajouta Emerson. C’était sa question habituelle, mais Ramsès comprit qu’elle ne lui était pas adressée. Sethos, à présent assis par terre, leva la tête. — Juste quelques égratignures. Rien de sérieux. Des blessures superficielles. — Vous n’êtes pas très adroit avec un poignard, dit Ramsès.
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Il ne voulait pas de remerciements, et il était bigrement sûr qu’il n’en obtiendrait pas. Un large sourire apparut sur le visage maculé de sang de son oncle. — J’ai toujours préféré engager d’autres personnes pour se battre à ma place. — Excepté en certaines occasions, répliqua Emerson. J’ai toujours une cicatrice… Bien, bien. Nous ligotons cet individu, ou bien allons-nous le tuer ? — Nous pourrions peut-être lui poser quelques questions avant de le tuer, fit remarquer Ramsès sèchement. Emerson gloussa. — C’était juste l’une de mes petites plaisanteries. Il souleva le prisonnier d’une main et le fit se tenir sur la pointe des pieds. — Où est ton Maître ? Les réponses à ses questions vinrent promptement, mais elles n’étaient pas aussi instructives qu’ils l’avaient espéré. « Le Maître » avait eu une autre affaire urgente ce matin ; non, il n’avait pas dit ce que c’était, il avait chargé le trio de le débarrasser de Sethos et devait les rencontrer plus tard pour les payer avant de quitter Louxor. À présent, admit le prisonnier avec une sincérité revigorante, il préférait ne pas aller à ce rendez-vous. Le Maître n’acceptait pas les excuses et ne tolérait pas l’échec. — Il dit sans doute la vérité, fit Emerson d’un air pensif. Ces ruffians sont des tueurs et des criminels. Kuentz ne leur dirait rien de plus que ce qu’ils avaient besoin de savoir. Damnation ! Il est probablement occupé à piller la tombe en ce moment même ! Nous allons ligoter cet individu et l’enfermer dans une resserre. Kadija ! C’était Kadija qui avait fait feu avec la carabine. Le recul de l’arme aurait brisé l’épaule d’une personne normale. Pour sa part, Kadija admit que la sienne était légèrement endolorie. Les autres arrivèrent peu après, et tandis que sa mère prenait la situation en main avec sa vivacité habituelle, Ramsès demanda : — Nefret n’est pas venue avec vous ?
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Sa mère mettait des pansements sur les blessures de Sethos. Il avait eu de la chance, ou avait été très, très agile. Aucune des entailles n’était profonde. — Elle a estimé qu’elle devait rester avec Jumana. La pauvre petite s’était évanouie et Nefret redoutait une commotion cérébrale. Mais partez immédiatement, mon cher garçon. Elle va s’inquiéter à votre sujet. Nous pouvons nous occuper de Mr Kuentz et de la tombe. Ramsès savait certes que Nefret allait s’inquiéter et il tenait à la rassurer au plus vite, mais l’assurance absolue de sa mère avait quelque chose d’alarmant. Il était possible – probable, en fait – que Kuentz fut déjà au travail, tentant éperdument de vider la tombe de son contenu et espérant que ses sbires les tiendraient occupés. — Kuentz ne sera pas seul, prévint-il. — Plus on est de fous, plus on rit, répliqua son père en fléchissant les doigts. — Il est peut-être armé. — Nous le sommes également, répondit sa mère. Les divers outils fixés à sa ceinture tintèrent comme elle se mettait debout. Il lui était impossible de laisser Nefret s’interroger et se faire du mauvais sang. Il l’avait fait trop souvent. — Attendez une demi-heure, leur demanda-t-il. Je vous rejoindrai à Deir el-Bahri. — Non, non, mon garçon, répliqua Emerson. Il va agir dans la plus grande hâte. Il pourrait endommager des objets. Ses yeux brillaient. S’il y avait une chose qui le réjouissait plus qu’un combat, c’était la perspective d’une nouvelle trouvaille. Il espérait de toutes ses forces avoir les deux. — Je viendrai le plus vite possible, dit Ramsès. La voix autoritaire de sa mère le suivit tandis qu’il s’éloignait dans le couloir. — Ramsès, revenez tout de suite ici ! Vous avez besoin de… La jument était là où il l’avait laissée. Elle broutait les pétunias dans les bacs à fleurs. Il n’avait pas parcouru une grande distance quand il entendit le martèlement de sabots
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derrière lui. Il regarda par-dessus son épaule. Il arrêta sa jument et attendit que l’homme le rejoigne. — Pourquoi n’êtes-vous pas parti avec eux ? Avec un peu de chance, vous auriez pu vous porter au secours de Mère de nouveau. Sethos secoua la tête. — Elle finirait par se porter à mon secours ! Dans les deux cas, cela ne plairait pas à Radcliffe. J’ai volé son cheval. Cela devrait les ralentir un peu. Ramsès savait que, s’il posait les questions qui s’agitaient dans son cerveau, ils se retrouveraient engagés dans l’une de ces discussions interminables. C’était un défaut propre à la famille. Sans répondre, il lança la jument au galop. Sethos n’était pas très adroit avec un poignard, mais c’était un bon cavalier. Il guidait le grand hongre d’une main experte. Que Dieu vienne à l’aide de Margaret ! pensa Ramsès. Quand elle le verra ensanglanté et couvert de pansements d’une façon si romanesque… Est-ce ce qu’il veut ? Que veut-il ? Pourquoi n’est-il pas resté à la maison ? Le portail du Château était ouvert quand ils arrivèrent. Cyrus était dans la cour et s’apprêtait à monter sur sa jument placide. — Ah, Dieu merci ! s’exclama-t-il. Tout le monde va bien ? Est-ce… — Mr Cyrus Vandergelt, permettez-moi de vous présenter Sethos, dit Ramsès. Alias un grand nombre d’autres personnes. — Dont moi ! répliqua Cyrus, et un sourire plissa ses joues dures comme du cuir. Entrez. Apparemment, un verre vous fera le plus grand bien. — Je ne peux pas rester, répondit Ramsès. Je suis venu juste le temps de dire à Nefret… Où est-elle ? — Elle est partie – cela ne peut pas faire plus d’une demiheure, peut-être moins. La jeune fille allait bien, alors Nefret et Miss Minton sont parties précipitamment pour se rendre à la maison. Elles ne m’ont pas attendu. (Son sourire s’estompa.) Vous ne les avez pas croisées ? — Non. (Ramsès se tourna vers son oncle.) Vous vous attendiez à cela !
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— Je le redoutais. Les coups de tête de votre épouse sont bien connus, et si Kuentz réussissait à prendre quelqu’un en otage, il nous tiendrait à sa merci. À l’évidence, il a un plus grand nombre d’acolytes que nous ne le pensions. L’un d’eux surveillait certainement la dahabieh… Ramsès arracha les rênes de la jument des mains du palefrenier et sauta en selle. Les lèvres serrées et plus du tout loquace, son oncle monta sur le hongre. — Attendez-moi ! cria Cyrus. — Non, vous ne pouvez pas nous aider pour ceci. Si vous voulez de l’action, allez rejoindre Mère et Père. Ils sont quelque part près de la falaise sud de Deir el-Bahri. Emportez une arme. Tandis qu’il guidait la jument vers le portail, il vit que Cyrus repartait vers la maison en courant. — Comptez-vous galoper à bride abattue vers le couchant, ou bien avez-vous une idée lumineuse sur l’endroit où les chercher ? s’enquit Sethos. — Que Dieu vous damne ! — Je pense qu’il l’a déjà fait. Une demi-heure ou moins… on a dû les intercepter avant qu’elles quittent la Vallée. Il y a une quantité de cachettes à proximité de l’entrée. Nous trouverons peut-être les traces d’une lutte. Ils découvrirent un cheval mort, le corps inerte de Margaret Minton et une flaque de sang humide qui luisait au soleil. L’endroit était situé à quatre mètres seulement de la route, un oued miniature entouré de gros rochers. Il n’y avait aucun signe de Nefret ni de son cheval. Sethos sauta à bas de sa monture avant que Ramsès pût bouger. Il s’agenouilla près du corps et dit : « Margaret » en un chuchotement qui ne contenait quasiment pas de souffle. Il ne la toucha pas. La compassion n’était guère de mise pour Ramsès. Il les rejoignit et écarta son oncle d’une poussée brutale. — Elle n’est pas morte. Allez chercher la gourde d’eau accrochée à ma selle. Elle bougea quand il versa de l’eau sur son visage tuméfié, puis elle voulut se redresser. — Doucement, lui ordonna Ramsès en la soutenant par les épaules. 469
Margaret ouvrit les yeux. Ils passèrent sur Sethos et Ramsès avec indifférence, puis ils accommodèrent en un regard furieux. — Nefret. Il l’a emmenée. J’ai essayé… Il a tué mon cheval. — Qui ? Elle se frotta les yeux. — Le garçon… Jamil. Il l’a appelée, la suppliant de l’aider, et elle s’est approchée – vous connaissez Nefret. Il y avait un autre homme, dissimulé derrière les rochers – un visage horrible, marqué de cicatrices… Il l’interrompit. La manière dont le traquenard avait été organisé n’avait plus aucune importance maintenant. — Vous savez où ils l’ont emmenée ? — Non. Je suis désolée, Ramsès. J’ai essayé… — Tout va bien. Il ne pouvait guère lui adresser de reproches, elle avait fait de son mieux. Heureusement, il avait un autre bouc émissaire sous la main. Sethos était toujours agenouillé, aussi immobile qu’une statue. — Vous êtes sacrément utile ! pesta Ramsès. Emmenez-la au Château. Sethos se rapprocha tout doucement. — Que comptez-vous faire ? — Un seul endroit me vient à l’esprit. Si Nefret n’y est pas… Il poussa Margaret vers Sethos. Celui-ci était obligé de la saisir ou de la laisser tomber, mais il aurait été difficile de dire lequel soutenait l’autre. Le choc et la perte de sang avaient fait disparaître toute couleur du visage de Sethos. Margaret lui jeta un regard furibond. — Partez avec Ramsès. Il a besoin de… — Non, il n’a pas besoin de moi. (Sethos regarda Ramsès. Les yeux gris-vert étaient enfoncés mais clairs.) Je ne ferais que le gêner. Ce n’est pas Kuentz qui a fait sauter la Maison allemande, c’était moi. Vous devinez certainement pourquoi. Bonne chance. Le ministère de la Guerre pouvait faire confiance à Sethos pour distiller des informations seulement quand c’était indispensable. Cette nouvelle renforça les espérances de Ramsès. Kuentz avait fait de la Maison allemande son quartier général pour le trafic des antiquités, et peut-être pour d’autres 470
activités. Il ne pouvait pas lui rester un grand nombre de cachettes. De toute façon, la discrétion n’était plus nécessaire. Avec Nefret gardée en otage, Kuentz pouvait vider la tombe de son contenu en plein jour pendant qu’ils regarderaient en spectateurs impuissants. Comment avaient-ils réussi à la maîtriser ? Elle s’était certainement défendue bec et ongles. Le sang n’était peut-être pas le sien. Morte, elle ne serait d’aucune utilité à Kuentz. Mubashir n’oserait pas la tuer. Mais il pouvait faire d’autres choses. Se souvenant du visage mutilé qu’il avait entrevu à la clarté de la lune, Ramsès sentit sa gorge se nouer. Il ne parvenait pas à déglutir, sa bouche était trop sèche. Au moins, il savait qu’il suivait la bonne piste. Il se força à s’arrêter, le temps d’interroger une femme qui travaillait dans les champs, et apprit qu’un cavalier était passé, soutenant quelque chose devant lui sur la selle. L’homme s’était dirigé vers le fleuve. L’hôtel délabré semblait désert. Quelques poules décharnées s’égaillèrent en battant des ailes et en poussant des cris rauques quand il pénétra dans la cour. L’endroit présentait une sorte de charme désordonné – pittoresque, ainsi que le Baedeker aurait pu le dire –, avec des plantes grimpantes qui recouvraient les murs de boue cuite et dissimulaient en partie la fameuse baignoire. Apparemment, les poules étaient les seules créatures qui n’avaient pas eu assez de bon sens pour fuir un homme armé d’un poignard et d’une prisonnière. Ramsès descendit de cheval, se força à demeurer immobile tandis que sa respiration revenait à la normale, et réfléchit à ce qu’il devait faire. Il ne connaissait pas l’agencement de l’hôtel. Le dos de sa main continuait de saigner. Il l’essuya sur sa chemise et dégaina doucement son poignard. Il avait nettoyé le plus gros du sang, mais il ne pouvait se permettre de laisser la poignée visqueuse. Une demi-seconde pouvait faire toute la différence. Les plantes grimpantes le long du mur produisirent un bruissement. Ramsès fit volte-face et aperçut un visage, les yeux écarquillés par la terreur, qui risquait un regard entre les feuilles. C’était le propriétaire de l’hôtel, Hussein Ali. Ramsès le 471
tira par le col et interrompit ses protestations d’ignorance et d’innocence. — Où sont-ils ? Quelle chambre ? — Il m’a menacé avec son long poignard. Comment pouvaisje savoir qu’il avait offensé le grand et puissant… — Quelle chambre ? Elle était située à l’arrière – la plus belle de l’hôtel, expliqua Hussein Ali. Une suite, en fait ! Deux chambres attenantes, l’une pour dormir, l’autre… À l’évidence, il ne s’agissait pas d’une salle de bains. Ramsès le planta là, au beau milieu de ses salamalecs et de ses explications, et se dirigea vers la porte. Autrefois, celle-ci avait été très belle, ornée de motifs aux couleurs vives comme tant de portes des maisons de Gourna, avant que le temps et le manque d’entretien n’aient accompli leur ouvrage. Elle était entrouverte. Reconnaître les lieux était inutile, Ramsès savait à quoi ressemblaient des endroits comme celui-ci. Les fenêtres à l’arrière de l’hôtel étaient probablement hautes et étroites, pour empêcher les voleurs d’entrer. Le Syrien devait savoir qu’il était là. Il n’avait pas pris la peine de baisser la voix, et Hussein Ali avait crié encore plus fort. Il poussa le battant du pied et il heurta le mur. Personne ne se dissimulait là. Les portes bordant le couloir étroit étaient fermées, à l’exception de celle du fond. Le besoin de la voir, de savoir qu’elle était vivante, était si fort qu’il le tirait tel un câble et l’entraînait dans le couloir vers la porte béante. La lumière du soleil pénétrait à flots par les hautes fenêtres sous l’avant-toit et faisait briller les cheveux de Nefret. Elle était étendue sur le canapé crasseux, pieds et poings liés. Ses yeux étaient ouverts, d’un bleu de myosotis, et limpides de soulagement. Elle avait eu peur pour lui. Mubashir était assis à côté d’elle. — Sois le bienvenu, Frère des Démons, dit-il. Entre et lâche ton poignard, sinon je lui taillade le visage avant de te tuer. Sa propre lame était appuyée sur la joue de Nefret. Je ne puis concevoir comment j’avais pu être si irréfléchie pour les laisser partir tous les deux. Je n’avais pas vu le sang sur 472
le dos de la chemise de Ramsès jusqu’à ce qu’il se retourne, mais il fit semblant de ne pas entendre mon appel. Quand nous nous aperçûmes que Sethos avait également filé, et qu’il avait pris le hongre d’Emerson, je fus incapable de contenir mon indignation plus longtemps. — Cet idiot n’est pas en état de monter à cheval ! m’exclamaije. Et s’il l’était, il aurait dû venir avec nous et nous aider dans la mesure du possible. Après tout ce que nous avons fait pour lui… — Donnez-moi un cheval ! cria Emerson, aussi obstiné que Richard III. — Nous n’avons peut-être pas besoin d’une aide supplémentaire, concédai-je, tandis que Selim courait vers l’écurie. Selim, Daoud, vous et moi… cela devrait suffire. En supposant que nous le trouvions, bien sûr. Nous avons éliminé trois de ses acolytes. Il ne peut pas lui en rester beaucoup. — Au diable les chevaux ! vociféra Emerson. (À l’évidence, il n’avait pas écouté un seul mot de ce que je disais.) Nous pouvons aussi bien y aller à pied. — Aller où ? demandai-je vivement. Vous ne connaissez pas l’endroit précis. Emerson frotta la fossette de son menton. — Ce doit être quelque part entre Deir el-Bahri et Deir elMedina – probablement à moins de cent mètres de l’endroit où l’accident s’est produit. Kuentz a eu peur qu’ils remarquent quelque chose s’ils allaient plus loin. À vol d’oiseau, c’est à moins de huit cents mètres. — Nous ne sommes pas des oiseaux, et le sentier n’arrête pas de monter et de descendre ! De grâce, Emerson, réfléchissez un peu ! Ramsès a dit qu’il nous rejoindrait à Deir el-Bahri. Si nous partons de là-bas et longeons la falaise sud… — Alors, où est mon satané cheval ? fulmina Emerson. Selim ! — Je suis là, Maître des Imprécations. Emerson en resta bouche bée. Selim devança ses protestations et expliqua, sur la défensive : — Il n’y en a pas d’autres. Il tenait par la bride l’énorme jument de Yusuf. — Je ne peux pas monter celle-ci !
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— Si elle peut porter Yusuf, elle supportera votre poids, fis-je remarquer. En fait, c’était tout aussi bien. Saisi par la fièvre intense de l’archéologie, Emerson nous aurait distancés s’il avait eu un cheval digne de ce nom. Avant qu’il pût proposer un échange de chevaux, j’ordonnai à Selim et Daoud de me suivre. Il fallut à Emerson un bon moment pour nous rattraper, mais je suis certaine que la jument, encouragée par les exhortations et les jurons d’Emerson, n’avait pas galopé si vite depuis des années. Nous continuâmes à une allure aussi rapide que cette bête placide pouvait le soutenir. Même dans une situation extrême, Emerson ne maltraiterait jamais un animal, mais il était livide d’exaspération quand nous arrivâmes à Deir elBahri, et il entreprit de gravir le sentier vers la falaise sans nous attendre. Ramsès n’était pas là. Cela ne faisait pas très longtemps qu’il était parti, me dis-je. Néanmoins, j’éprouvai un léger frisson d’inquiétude. Nos plans parfaitement établis avaient déjà tourné de travers (pour citer Mr Burns). Une nouvelle catastrophe imprévue s’était-elle produite ? De vagues pressentiments ne doivent pas guider l’action, me remémorai-je. Ramsès viendrait quand il le pourrait, et il connaissait le sentier que nous avions l’intention d’emprunter. Mon premier devoir était envers mon impétueux époux. Nous confiâmes les chevaux à l’un des gaffirs et suivîmes Emerson en hâte. Je fus obligée de m’arrêter de temps en temps pour reprendre haleine, car le sentier montait continuellement et le terrain était rocailleux. Il était encore tôt mais les ombres diminuaient et le froid de la matinée avait quitté l’air. Je m’étais armée de courage en vue d’une marche – ou plutôt d’une escalade – longue et épuisante, sans aucune promesse de succès au bout, mais peu après avoir dépassé l’endroit où le corps était tombé, j’entendis des voix et les bruits d’une activité devant nous. — Dépêchons-nous ! criai-je. L’une des voix était celle d’Emerson, poussant un juron véhément. Après avoir escaladé un éboulis de pierres, nous
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contournâmes un éperon rocheux et fîmes halte brusquement, abasourdis par ce que nous contemplions. Ce n’était guère étonnant que Kuentz se fut montré peu empressé à ouvrir la tombe. L’endroit se trouvait à quelques centaines de mètres de l’échancrure très visitée de Deir el-Bahri, et à seulement une courte distance de l’un des sentiers qui traversaient cette partie du gebel. Il était situé dans une déclivité peu profonde. D’où il se tenait, son fusil pointé sur Emerson, Kuentz était protégé de trois côtés. Derrière lui, une demi-douzaine d’hommes déblayaient avec acharnement un amoncellement de débris pierreux. Nous avions manifestement sous-estimé le nombre de ses acolytes. Nous nous étions également trompés sur l’emplacement de la tombe. Elle ne se trouvait pas en haut de la falaise, mais à sa base, comme la cache royale. J’étais trop essoufflée pour parler, aussi Emerson le fit-il le premier. — Reculez, Peabody. — Désolé, mais je ne puis permettre cela, s’écria Kuentz d’un ton jovial. Avancez, Mrs Emerson, et mettez-vous à côté de votre époux. Vous aussi, Selim et Daoud. Daoud me regarda avec espoir. Je le saisis par le bras. — Nous devons obéir, Daoud. Il commencerait par tuer Emerson. — Ah ! (Daoud acquiesça sagement.) C’est exact. Vous allez établir un plan, Sitt, et nous dire quoi faire. J’espérais sincèrement que je le pourrais. Pour le moment, rien ne me venait à l’esprit. — Vous feriez aussi bien de vous installer confortablement, fit remarquer Kuentz tandis que nous rejoignions Emerson. Cela va prendre un bon moment. Asseyez-vous. Assis, nous représentions une moindre menace pour lui. Je redoutais d’être obligée de faire un cours à Emerson sur l’opportunité d’obéir à un homme armé d’un fusil, mais il avait surmonté sa colère et observait Kuentz avec un froid calcul. N’en déplaise à Shakespeare, un ruffian famélique n’est pas plus dangereux qu’un ruffian qui rit trop. Le large sourire de Kuentz et son attitude détendue suscitaient le plus sombre des 475
pressentiments. Les poils bruns qui couvraient ses mains et ses avant-bras, et dépassaient du col de sa chemise, lui donnaient l’aspect d’un loup-garou parvenu à la moitié de la transformation. — Vous ne pouvez espérer réussir dans cette entreprise, Mr Kuentz, dis-je. Des renforts sont en route. Votre rival est vivant, et les trois hommes que vous aviez chargés de le tuer sont morts ou ont été faits prisonniers. Il n’était pas aussi détendu qu’il voulait le faire croire. Son sourire se changea en un rictus de colère, et le canon du fusil pivota vers moi. Puis il haussa les épaules. — Vous mentez probablement. Et même si ce n’est pas le cas, cela n’a aucune importance. Vos renforts, s’ils existent, n’oseront pas intervenir alors que je vous menace de ce fusil. — Sans doute, mais pendant combien de temps pouvez-vous faire cela ? demandai-je. Dégager une tombe va prendre… — Une tombe ? (Kuentz éclata d’un gros rire.) Vous allez avoir une surprise, mes amis. — Ce n’est pas une tombe ? Qu’est-ce que c’est, alors ? m’exclamai-je. Emerson me lança un regard revêche. Lui aussi brûlait de curiosité, mais il avait trop d’amour-propre pour poser des questions. — Faites des hypothèses. (Kuentz gloussa.) Cela vous aidera à passer le temps. — Taisez-vous, Peabody, gronda Emerson. Ne lui donnez pas cette satisfaction. Ainsi donc nous étions assis en silence. La température s’élevait à mesure que le soleil montait dans le ciel, le sol sous moi était dur comme de la pierre et couvert de petits cailloux. L’ambiance n’était guère propice aux ratiocinations, mais je ne laisse jamais l’inconfort physique distraire mon attention. J’avais eu raison de croire que le corps (le corps le plus récent, devrais-je dire) était celui d’un passant innocent, que Kuentz avait froidement assassiné quand le pauvre bougre s’était approché alors que celui-ci faisait basculer un pan de rocher. La théorie initiale d’Emerson avait été inexacte (même si je doutais qu’il l’admettrait jamais). Il avait soupçonné que la grande 476
trouvaille était dissimulée derrière les vilains morceaux de momie. Absurde, bien sûr. À l’évidence, Kuentz savait qu’un petit désagrément de ce genre ne nous empêcherait pas d’effectuer des recherches. L’existence d’une tombe contenant des momies romaines semblait probable. Kuentz n’en aurait jamais parlé si le fait n’avait pas été connu de tous. Mettant de côté ces détails désormais secondaires, ainsi que mon ardente curiosité à propos de la découverte de Kuentz, j’examinai diverses options. Il n’y en avait pas beaucoup. Ramsès et Nefret allaient tomber dans le même piège, puisque nous étions dans l’impossibilité de les prévenir. Kuentz ne nous laisserait pas partir. Très vraisemblablement, il allait nous obliger à entrer dans la cavité une fois qu’il l’aurait vidée de son contenu (de quoi pouvait-il bien s’agir ?) et il remettrait les gravats en place pour boucher l’entrée. Je m’apprêtais à demander à notre adversaire jovial si je pouvais prendre mon bidon d’eau pour me désaltérer quand j’entendis des pierres rouler bruyamment. Quelqu’un approchait. Certainement pas Ramsès, il ne se déplaçait jamais si maladroitement. À moins que ses blessures ne fussent plus graves que je ne l’avais pensé… Emerson poussa un juron étouffé quand Cyrus apparut, essoufflé, en sueur, et – je le regardai avec effroi – un fusil à l’épaule. — Ne tirez pas, Cyrus ! criai-je. Il nous tient à sa merci ! Jamais je n’avais autant admiré mon vieil ami. Un seul regard lui apprit la futilité de toute résistance, et le danger de ne pas obéir immédiatement à mon ordre. Il laissa son fusil glisser vers le sol et leva les mains. Kuentz émit un autre de ses éclats de rire exaspérants. — C’était ça, vos renforts ? Vous êtes un homme de bon sens, Mr Vandergelt. Venez vous asseoir à côté des autres. Nous allons faire un petit groupe bien tranquille. Cyrus se laissa tomber lourdement sur le sol et passa sa manche sur son visage ruisselant de sueur. — Je présume qu’il vaut mieux que je ne prenne pas le risque de sortir mon mouchoir de ma poche, fit-il remarquer calmement. Que se passe-t-il ? 477
— Il dit que ce n’est pas une tombe, Cyrus. — Ma foi, pour le moment je m’en fiche éperdument ! Néanmoins, son regard se porta au-delà de Kuentz vers la paroi rocheuse de la petite échancrure. Nous distinguions à présent l’ouverture, noire sur la pâleur de la roche. Quelle était la profondeur du puits, et combien de temps cela prendrait-il pour le vider ? L’un des hommes qui creusaient cria quelque chose. Je ne compris pas les mots, mais la réponse de Kuentz rendit la question évidente. — Je viens. Attendez. Il ne riait plus maintenant. Il promena son regard sur nous, l’un après l’autre. Nous sommes morts dans quelques secondes, pensai-je. En l’occurrence, je me trompais. Kuentz vit ma main se déplacer vers ma poche. — Ne soyez pas stupide, Mrs Emerson. Il n’y a pas de parade à la violence, dans un camp comme dans l’autre. J’ai un atout dans ma manche, vous comprenez. Nefret. Emerson se raidit. — Que voulez-vous dire ? — Mubashir la retient prisonnière. Je pense que vous en avez entendu parler. Un homme peu ragoûtant. Si quelqu’un d’autre que moi s’approche, il la tuera. Je détesterais que cela se produise. — Vous bluffez, dis-je. — Il se peut que mon plan n’ait pas réussi, reconnut Kuentz. Mais dans le cas contraire, cette ravissante jeune femme est en ce moment avec l’un des tueurs les plus dangereux d’Égypte. Êtes-vous prêts à prendre ce risque ? Parlez-en entre vous, ajouta-t-il avec un rictus simiesque. Mais ne bougez pas. Il s’éloigna lentement à reculons. La petite échancrure n’était pas profonde. Il était à même de nous tenir en respect quand il fut arrivé tout au fond. — Laissez-moi le tuer, Sitt, me supplia Daoud. — Il vous tuerait d’abord, répondis-je en observant Kuentz. Attendez. Cyrus, où est Ramsès ?
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— Je l’ignore. (Le visage de Cyrus était crispé.) Kuentz ne bluffe pas, Amelia. Je me rendais ici quand j’ai croisé Margaret et votre vieil ami Sethos qui venaient au Château. Ce jeune démon de Jamil a participé à une embuscade tendue aux dames. L’autre individu a assommé Margaret et a emmené Nefret. Ramsès est parti à leur recherche. — Seul ? m’exclamai-je. — Sethos n’était pas en état de lui donner un coup de main, rétorqua Cyrus d’un air sombre. Il est tombé de sa selle dès que nous sommes arrivés au Château. De toute façon, si Nefret se trouve là où Ramsès pense qu’elle est, il sera obligé de se glisser furtivement dans cet endroit et de faire preuve de ruse pour arriver jusqu’à elle sans être repéré… Ma foi, mes amis, je ne vois qu’une seule possibilité. — Tout à fait, convins-je. Nous devons capturer Kuentz vivant – vivant, Daoud, vous entendez ? – et le contraindre à nous révéler où se trouve Nefret. Comment allons-nous procéder ? J’ai mon poignard et mon pistolet, Daoud et Selim sont armés, il y a le fusil de Cyrus, et… Emerson n’avait pas parlé. Son large front était creusé de rides, ses yeux brillaient tels des saphirs. — Retenez-vous, Peabody, dit-il de cette voix rauque qui indiquait le Courroux du Maître des Imprécations (pour citer Daoud). Je vais parler à ce salopard. Il se leva lentement, les mains écartées et vides. — Kuentz ! cria-t-il. Le risque de faire un mouvement était moins grand qu’il n’y paraissait. Notre vil adversaire savait que des coups de feu attireraient l’attention, et que, s’il tuait l’un de nous, les autres – particulièrement Daoud – deviendraient fous furieux. Kuentz revint vers l’entrée de l’échancrure. — Ne faites pas de bêtises, professeur ! — Je me dégourdis juste les jambes, répliqua Emerson en mettant ses paroles à exécution. Toutes les cartes sont dans vos mains, pour continuer votre métaphore peu imaginative. Vous relâcherez Nefret une fois que vous aurez mis votre butin en sécurité ?
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— Bien sûr. Je ne lui veux aucun mal. Jadis, j’étais amoureux d’elle, vous savez. — Alors, plus tôt vous aurez atteint votre but, plus vite nous la récupérerons. Comment pouvons-nous vous aider ? — Une offre qui manque de franchise, professeur. — Votre vie m’est plus précieuse que la mienne en ce moment, lui assura Emerson. Vous êtes la seule personne en mesure de la sauver du Syrien. Kuentz se caressa la barbe. — Exact. Je suis tenté de vous laisser jeter un coup d’œil. C’est un spectacle que vous n’avez jamais vu, et que vous ne reverrez plus jamais, vous faites partie des rares personnes capables de l’apprécier. Je vais laisser Selim et Daoud aider mes ouvriers à terminer de dégager le puits. Ensuite vous pourrez descendre, un par un, avant que je sorte le contenu. — Entendu, acquiesça Emerson. Kuentz me fit défaire ma ceinture à outils et nous ordonna, à Cyrus et à moi, d’ôter nos vestes avant de nous permettre d’avancer à la file, Daoud et Selim en tête. Les ouvriers s’arrêtèrent de travailler et nous regardèrent avec surprise quand nous nous approchâmes. Je les parcourus du regard. C’étaient des habitants de la région, certains avaient travaillé pour nous à divers moments, et j’eus l’impression très nette qu’ils n’étaient pas du tout ravis. Kuentz les avait engagés pour des fouilles apparemment ordinaires, mais quand celui-ci avait pointé son fusil sur le Maître des Imprécations et la Sitt Hakim, les pauvres bougres avaient compris qu’un événement très déplaisant était sur le point de se produire. Cependant, je savais que nous ne pouvions guère espérer une aide de leur part. S’ils en avaient l’occasion, ils détaleraient comme des lapins, et aucun d’eux n’était assez courageux pour attaquer un homme armé. Kuentz nous ordonna, à Cyrus, Emerson et moi, de nous tenir contre la paroi rocheuse et resta suffisamment loin pour que même Emerson ne pût se jeter sur lui d’un bond. — Très bien, Selim, dit-il. Mettez-vous au travail. Un seul faux mouvement et je tire. Les lèvres serrées de Selim s’entrouvrirent. 480
— J’obéis au Maître des Imprécations. Nous allons dégager le puits pour lui. Viens, Daoud. — Oui. Laissez-moi passer, ajouta Daoud en écartant d’une poussée plusieurs Gournaouis de la cavité. Il ne restait pas grand-chose à faire. Ils avaient certainement commencé à travailler avant le lever du jour, et le puits n’était pas profond. Je voyais le sommet de la tête de Daoud alors qu’il se tenait au fond. Allongé à plat ventre sur le sol près de l’ouverture, Selim braquait sa torche vers le bas tandis que Daoud remplissait panier après panier et les tendait. Deux ouvriers étaient nécessaires pour porter le panier qu’il avait levé d’une seule main. — C’est dégagé. (Sa voix résonna dans le puits.) Il y a une chambre au-delà… — Remontez, ordonna Kuentz. Son visage rayonnait de joie. Durant un moment, je vis le jeune érudit passionné qu’il avait été avant d’être corrompu par la cupidité et – ainsi que je commençais à le soupçonner – par autre chose. — Les dames d’abord, hein, Mrs Emerson ? Daoud, aidez-la à descendre. Vous autres, ne bougez pas. Emerson grommela une protestation, mais rien au monde n’aurait pu me retenir. Ainsi qu’il l’avait fait si souvent auparavant, Daoud prit mes poignets dans ses grosses mains et me fit descendre, lentement et précautionneusement, jusqu’à ce que mes pieds se posent sur la pierre rugueuse qui tapissait le puits. L’ouverture au fond, sur le côté droit, faisait moins d’un mètre cinquante de hauteur. Je ne voyais pas ce qu’il y avait audelà. — Mr Kuentz, il me faut de la lumière ! appelai-je. Vous m’avez obligée à laisser ma torche. — Oui, bien sûr. Selim, donnez-lui la vôtre. Daoud me la tendit. Je fus obligée de me baisser pour franchir l’étroit couloir. Quand il prit fin, je me redressai prudemment. Ce n’était pas une tombe. C’était un autel. Contre le mur opposé, enveloppé dans des replis de lin bruni par le temps, se tenait le dieu. La lueur de la torche se reflétait sur les délicates 481
formes dorées du visage. Des yeux sertis de cristal et d’obsidienne réfléchissaient avec une froide indifférence mon regard incrédule. Il était couronné de deux aigrettes en or, des lapis-lazulis soulignaient ses sourcils, et à ses pieds gisaient pêle-mêle des vases en or contenant les vestiges desséchés de sa dernière offrande : Amon-Rê, Souverain de Karnak, Roi des Dieux, Seigneur des Silencieux.
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Manuscrit H Comment penser clairement quand on est suspendue la tête en bas sur une surface qui bouge constamment, avec un linge rêche qui couvre votre visage ? Nefret commit l’erreur d’essayer de se débattre. Elle sut que c’était une erreur avant même qu’on lui cogne violemment la tête contre un objet dur. Quand elle reprit connaissance, pour la seconde fois, elle était toujours suspendue la tête en bas, toujours enveloppée dans une étoffe de la tête aux pieds. Pas sur un cheval cette fois, mais sur l’épaule d’un homme. Après quelques pas, il la déposa sur une surface couverte de protubérances qui empestait le moisi, et défit le linge. Elle ignorait où elle se trouvait, mais elle reconnut son ravisseur d’après la description donnée par Sethos. La bouche de l’homme se retroussa en un sourire grotesque, déformé par les balafres qui lui couturaient les joues. Le sourire et la main qui écarta les cheveux de son visage la firent frissonner. — Ne bouge pas, dit-il doucement. Je reviens tout de suite. Il franchit la porte et la laissa ouverte. Elle avait les poignets et les chevilles ligotés, la bouche bâillonnée. Elle entreprit de tordre ses mains, afin de desserrer les liens ainsi que Ramsès le lui avait appris. Je vous en prie, faites qu’il soit en vie, pria-t-elle. Dieu, Allah, Amon-Rê, toi qui entends les paroles des silencieux, n’importe qui… Je vous en prie. Des images traversèrent son esprit, récapitulant les événements qui avaient conduit à ce désastre. Le poids mort de Jumana engourdissant son bras, les visages horrifiés des membres de la famille quand elle était arrivée au galop dans la 483
cour, Emerson lui arrachant la jeune fille des mains, les ordres secs de sa belle-mère… les regardant s’éloigner en hâte, sachant qu’elle ne pourrait pas partir avant d’être certaine que Jumana n’avait pas besoin d’elle… le visage livide et figé de Margaret Minton. Margaret avait conscience du danger mais elle ne ressentait pas la terreur atroce qui avait saisi Nefret. Elle savait ce que cela signifiait, elle l’avait déjà ressentie : le fait de savoir, inexplicable mais sûr et certain, qu’il courait en ce moment un danger mortel. Dès qu’elle avait été rassurée au sujet de Jumana, elle avait quitté le Château, poussée par le besoin de le rejoindre, incapable d’attendre une seconde de plus. Elle avait échappé à Cyrus, mais pas à Margaret. Elles étaient ensemble quand Jamil avait surgi de derrière des rochers, en agitant les bras et appelant au secours d’une voix pitoyable. Sa galabieh était déchirée à une épaule et il y avait du sang sur son visage. Elle n’avait hésité qu’un instant. Peut-être s’étaient-ils trompés au sujet du garçon. Peut-être avait-il eu un motif innocent d’aller trouver Kuentz, ou bien il n’avait pas compris à quel point son allié était dangereux. S’il avait essayé de protester ou menacé de tout révéler… Ce n’était pas du sang sur le visage de Jamil, seulement de la terre, mais quand elle s’en était rendu compte, il était trop tard. Elle était parvenue à saisir son pistolet et avait entendu Jamil hurler quand elle avait tiré au jugé, mais l’autre homme, l’homme aux cicatrices, avait fait voler le pistolet de sa main et l’avait saisie à la gorge. Elle ne pouvait pas appeler à l’aide, elle ne voyait pas Margaret ou les chevaux, et à la fin, elle n’avait plus vu que des ténèbres. Qu’était-il arrivé à Margaret ? Nefret redressa la tête et parcourut la chambre du regard. Elle avait un aspect flétri, pitoyable, comme si on avait essayé d’imiter l’ambiance d’un hôtel convenable sans avoir l’argent ni la compétence pour le faire correctement – des nattes usées sur le sol, des rideaux en lambeaux aux fenêtres, des ustensiles de toilette ébréchés et souillés, et, suspendue négligemment au dossier d’une chaise, une chemise d’homme. Une chemise européenne. Ce n’était pas difficile de tout reconstituer. Ainsi, c’était Alain. Elle l’aimait bien, elle avait espéré qu’ils se trompaient. Il avait tué au moins 484
trois personnes. Et Ramsès était parti seul pour l’affronter, lui et ses complices, Margaret était peut-être morte, et elle ne parvenait pas à desserrer ses liens. Je vous en prie, mon Dieu ! Mubashir revint, apportant une bouteille d’eau et un verre maculé de traces de doigt graisseuses. Il s’assit à côté d’elle, trop près, sa hanche contre sa cuisse, et Nefret se fit toute petite, malgré elle. Il sourit de nouveau. — Tu as peur ? Je pourrais te faire du mal. Cela me plairait. Mais le Maître a dit que je ne devais pas te toucher, sauf si quelqu’un venait à ta recherche. Tu espères que ce sera ton mari, hein ? Tu devrais plutôt espérer qu’il ne viendra pas. J’ai entendu parler du Frère des Démons, mais il ne peut pas l’emporter sur moi. (Ses doigts tâtonnèrent maladroitement sur le visage de Nefret et lui ôtèrent son bâillon.) Tu veux de l’eau ? Le Maître a dit que tu pouvais boire, et manger, si tu le désires. — Non. Sa bouche était sèche sous l’effet de la peur et sa gorge était douloureuse, mais imaginer l’homme la redresser et approcher le verre crasseux de ses lèvres était insupportable. — Détachez-moi. Les cordes sont trop serrées. Le Maître a dit que vous ne deviez pas me faire de mal. — Ah ! Mais ensuite je serais obligé de te faire du mal, parce que tu essaierais de t’échapper. (Ses doigts calleux lui caressèrent la joue.) Tu t’es battue courageusement pour une femme. Cela m’a plu. Tu veux de l’eau ? Nefret secoua la tête. — Si tu changes d’avis, tu devras demander, dit-il, avec un autre de ses sourires grotesques. Il remplit le verre et but, puis il commença à parler – des histoires sur tous les hommes qu’il avait tués et comment il les avait tués, savourant chaque détail. Il ne se rend pas compte qu’il parle à une femme qui a probablement éventré davantage de personnes que lui, songea Nefret. Mais infiniment plus proprement… Elle devait le persuader de lui détacher les pieds, au moins. Genoux brusquement relevés pendant qu’il se pencherait sur elle, le frappant sous le menton, en espérant qu’il lui restait suffisamment de force pour le faire tomber par terre ou même 485
l’assommer, et ensuite s’élancer vers la porte. L’avait-il laissée ouverte délibérément pour lui faire miroiter un espoir de liberté ? Ramsès est certainement sain et sauf, se dit-elle. Je sais toujours s’il ne l’est pas. La terreur atroce, irrationnelle, avait disparu, mais le bon sens lui soufflait qu’elle avait plus d’un motif de s’inquiéter. Il n’aurait de cesse qu’il ne la trouve, et elle ne doutait pas qu’il la trouverait – d’une manière ou d’une autre – coûte que coûte. Mais que pourrait-il faire, lui ou n’importe qui d’autre ? La voix odieuse continuait de parler de façon monotone. La lumière du soleil pâlit. Il était midi ou plus tard. Elle allait être obligée de supplier. Elle détestait cette perspective, mais elle devrait le faire, bientôt, avant que ses jambes fussent trop engourdies pour fonctionner. Puis elle entendit le martèlement de sabots. C’était pour cette raison que le Syrien avait laissé la porte ouverte : il ne voulait pas être pris au dépourvu. Elle sut qui c’était avant même d’entendre sa voix. Il était venu seul, n’avait même pas essayé de cacher sa présence. Elle tira sur les cordes qui enserraient ses poignets. Le Syrien lui grimaça un sourire et sortit son poignard. Ramsès fit halte dans l’embrasure de la porte, les pieds légèrement écartés, son poignard tenu à hauteur de sa taille. Quand il aperçut Nefret, un peu de couleur réapparut sur son visage, et il exhala un long soupir contrôlé. — Je suis indemne, dit-elle. La lame du Syrien était froide sur sa peau. — Oui. Sa bouche se détendit en un sourire. — Sois le bienvenu, Frère des Démons, s’exclama Mubashir. Entre et lâche ton poignard, sinon je lui taillade le visage avant de te tuer. Ramsès regarda son poignard et le lança négligemment au loin. L’arme se planta dans le sol, la pointe vers le bas, et vibra, à trois mètres cinquante de lui.
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— Les chances de l’emporter sont plus à ton goût maintenant ? demanda Ramsès. Ou bien est-ce que tu te bats uniquement avec des femmes ? L’insulte eut l’effet désiré. Les narines du Syrien se dilatèrent. Il se leva d’un bond et porta une botte. Plus tard, quand Nefret essaya de décrire le combat à un auditoire fasciné, elle n’y parvint pas. Tous deux étaient si rapides. Le corps massif du Syrien était quasiment aussi agile que la forme plus svelte de son époux. Ramsès se déplaçait avec l’efficacité d’une machine et la grâce d’un chat. Il se jetait de côté, esquivait et pivotait sur ses talons, si bien que, maintes et maintes fois, la longue lame frôlait son corps ou ne faisait qu’une estafilade superficielle. Ramsès se servait de ses mains et de ses genoux pour se défendre, car il lui était impossible d’attaquer. Il reculait continuellement, mais peu à peu il amena l’homme plus lourd à se déplacer jusqu’à ce qu’il se trouve entre Nefret et lui. Tous deux respiraient rapidement mais Mubashir était livide, en proie à une fureur grandissante. Il s’était attendu à l’emporter facilement sur un adversaire non armé. — Bats-toi ! cria-t-il, ajoutant une épithète qu’on ne peut répéter. Ramsès prit appui sur ses pieds. Il referma les mains sur le poignet de Mubashir, bloquant le poignard à quelques centimètres de son visage. Durant un instant, ils se tinrent ainsi, raidissant leurs forces. Puis il y eut un mouvement, si rapide que Nefret fut incapable de le distinguer. La main gauche de Ramsès perdit sa prise et il tomba sur un genou, baissant la tête pour éviter le coup de poing furieux du Syrien. À ce moment-là, Nefret comprit que chaque mouvement, même le dernier, avait fait partie d’un plan délibéré et éperdu, calculé avec la même précision que les pas d’une danse compliquée. La main libre de Ramsès étreignit la garde du poignard fiché dans le sol à la verticale, comme il l’avait placé. Son long bras décrivit une courbe fluide, et la lame s’enfonça dans le dos de Mubashir, sous l’omoplate gauche. La blessure n’était pas mortelle, la pénétration pas assez profonde pour tuer. Le Syrien se rejeta en arrière et brisa la prise de Ramsès. Celui-ci se releva et balança son poing. La lame du Syrien fendit 487
sa manche de l’épaule jusqu’au coude, mais le coup de poing atteignit Mubashir au visage et le fit tomber à la renverse. Le choc et le poids de l’homme enfoncèrent le poignard profondément. Ramsès considéra le corps qui se tordait sur le sol. — La seconde fois aujourd’hui, dit-il de façon énigmatique. Et il se baissa pour retirer le poignard de la main flasque du Syrien. Sachant que le moindre bruit ou mouvement pouvait briser la concentration de Ramsès, Nefret s’était forcée à demeurer silencieuse et immobile. Maintenant que c’était terminé, elle était trop essoufflée pour parler. Alors qu’il s’approchait d’elle, elle se tourna et lui présenta ses poignets attachés. Il trancha les cordes, puis il l’attira vers lui en une étreinte qui lui fit mal aux côtes. Elle ne bougea pas, heureuse d’être dans ses bras, de sentir sur sa joue les battements rapides du cœur de Ramsès. Quelques instants plus tard, les battements revinrent à la normale et il desserra son étreinte. — Désolée, dit Nefret en s’efforçant de parler d’une voix ferme. J’ai été imprudente. — Juste la malchance ! Cela m’arrive tout le temps, ajouta-t-il avec un sourire qui fit place à une expression d’inquiétude alors qu’il l’examinait. Est-ce qu’il t’a blessée ? Il y a du sang sur ta robe. — C’est le tien. Les manches et le devant de la chemise de Ramsès étaient déchiquetés et teintés de rouge à l’endroit des estafilades. Elle fut incapable de maîtriser sa voix plus longtemps. — Répète que tu es un lâche ! — Quoi ? Oh ! Mais… — Personne d’autre n’aurait pu faire cela, pas même Père ! Je n’ai jamais vu quelque chose de si… de si merveilleux et de si courageux et de si… C’était à couper le souffle ! J’étais absolument terrifiée. — Moi aussi. Ne me regarde pas de cette façon, sinon je vais perdre ce qui me reste de mon bon sens et t’embrasser, et… et ce n’est pas l’endroit approprié.
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— Je ne peux pas marcher avec les pieds ligotés. Margaret est saine et sauve ? Et Sethos ? — Oui, mais Dieu sait dans quel pétrin les autres se sont mis en ce moment. Il détacha les chevilles de Nefret, mais quand elle commença à se lever, il la prit dans ses bras et se dirigea vers la porte. Il enjamba avec indifférence le corps de l’homme qui gisait sur le sol. Le Syrien avait un air aussi redoutable dans la mort que dans la vie. Ses yeux étaient grands ouverts et fixes, son visage couvert de cicatrices déformé par un rictus. — Mon lâche bien-aimé, murmura Nefret. *** C’était incroyable, inimaginable, inconcevable. On n’avait encore jamais découvert de statue de culte, in situ ou n’importe où ailleurs, et celle-ci provenait certainement de l’un des grands temples. Assise, elle mesurait plus d’un mètre de hauteur et semblait faite d’or massif, de même que les vases éparpillés à ses pieds. Ce n’était guère étonnant que Kuentz n’eût pas osé les emporter. L’apparition de tels objets sur le marché aurait déclenché des sonnettes d’alarme dans toute la communauté scientifique. Et il ne pouvait pas déplacer la statue jusqu’à ce qu’il fût prêt à l’emporter, à la faire sortir d’Égypte pour la remettre à un acheteur qui avait déjà accepté de payer une somme exorbitante pour la posséder. Mais le Lecteur ne doit pas supposer que ce spectacle prodigieux avait détourné mon attention plus de quelques secondes. J’aurais échangé la statue et tout ce que contenait ce petit autel contre Nefret, ou l’un des êtres que je chérissais. Quand je me détournai et rebroussai chemin dans le couloir, je m’efforçai de penser à un moyen d’utiliser cela à notre avantage. Kuentz attendait près de l’ouverture quand Daoud me hissa vers le haut. — Alors ? demanda-t-il vivement. Incroyable, n’est-ce pas ? — Incroyable, convins-je. Les mots me manquent. Emerson, vous n’allez pas le croire… 489
— Ne lui dites rien. Qu’il le voie par lui-même. Il ressemblait à un petit garçon enthousiaste. Emerson, le plus grand égyptologue de son époque ou de toutes les époques, dominait ses pairs tel un colosse. Aucun jeune érudit, même coupable d’infamies, ne pouvait demeurer indifférent à son approbation. Malgré sa surexcitation, Kuentz eut le bon sens de s’écarter quand Emerson s’approcha. Le regard de mon époux se riva au mien. « Tenez-vous prête », disait-il. J’inclinai la tête légèrement. Obéissant au geste de la main de Kuentz, je repris ma place auprès de Cyrus. Emerson n’avait besoin de l’aide de personne pour descendre. Il s’abaissa en s’appuyant sur ses mains et disparut au fond du puits. Il demeura en bas un long moment. Aucun bruit ne parvenait du puits. Tiraillé entre le soupçon et l’attente, Kuentz s’approcha de l’ouverture. — Qu’est-ce que vous faites, professeur ? cria-t-il. La tête aux cheveux noirs ébouriffés d’Emerson apparut. Les mains posées légèrement sur le rebord du puits, il leva les yeux. — C’est un faux, annonça-t-il. Immédiatement, je me jetai à terre et entraînai Cyrus à ma suite. C’était une précaution sage mais inutile. Kuentz lâcha son fusil quand les mains d’Emerson saisirent ses chevilles et tirèrent, le faisant s’étaler de tout son long. Selim récupéra l’arme et Emerson s’assit sur la poitrine de Kuentz. Les Gournaouis décampèrent et se dispersèrent dans toutes les directions. — Ah ! fit Daoud, qui avait observé la prestation avec un grand intérêt. Je peux le tuer bientôt, n’est-ce pas ? Où est Nur Misur ? — Je pense qu’elle est en sécurité avec Ramsès maintenant, répondit Emerson calmement. Selim, trouvez-moi une corde. Je regrettai que Ramsès ne puisse pas entendre ce magnifique hommage. J’étais incapable de partager l’assurance d’Emerson, mais nous devions encore débrouiller plusieurs choses avant de partir à la recherche de nos enfants disparus. J’emporte toujours un rouleau de corde fixé à ma ceinture, dans le cas où j’estimerais nécessaire de ligoter un prisonnier. Avec la 490
corde et des bandes de tissu déchirées de divers vêtements, nous attachâmes les mains et les pieds de Kuentz, malgré ses mouvements éperdus. Tandis que nous étions ainsi occupés, Cyrus s’approcha de l’orifice du puits. — Je n’y tiens plus ! dit-il brusquement. Vous allez penser que je suis un être égoïste et froid, mais cela ne me prendra pas plus d’une minute, et si je ne vois pas ce qu’il y a en bas, je vais éclater ! — Allez-y, répondit Emerson aimablement. Cela peut nous prendre une minute ou deux pour découvrir où cette canaille de Syrien a emmené Nefret. Daoud, donnez un coup de main à Vandergelt Effendi. Eh bien, Kuentz, qu’avez-vous à dire ? Comprenant enfin qu’il était inutile de se débattre, le Suisse demeura immobile en respirant bruyamment. — C’était un mensonge, haleta-t-il. La statue est authentique. Vous le savez parfaitement. Vous le saviez ! — Il lui reste encore un certain flair d’érudit, fit remarquer Emerson à mon adresse. Si cela n’avait pas été le cas, ma petite ruse n’aurait pas marché. Oui, elle est authentique, et oui, je le savais, et oui, en vérité, j’espérais que le relâchement momentané de votre attention me permettrait… Un hurlement strident évoquant celui d’une banshee monta du puits. Emerson arbora un large sourire. — Vandergelt ne sait pas se maîtriser comme moi. Nous devrions peut-être le laisser ici pour monter la garde à côté de la statue. Ces vauriens de Gourna seraient capables de revenir furtivement après notre départ. Où allons-nous, Kuentz ? — Vous ne pouvez pas m’obliger à parler, fit Kuentz d’un air maussade. — À votre place, je n’en serais pas aussi sûr, susurra Emerson. Je suis connu pour ma patience et ma longanimité, mais quand il s’agit de la sécurité de ma fille… Vous avez dit que vous l’aimiez autrefois. Je pense que vous l’aimez toujours. Vous n’aviez pas l’intention de renoncer à elle, n’est-ce pas ? Et pourtant vous l’avez laissée entre les mains d’une brute et d’un assassin. Si elle a été maltraitée ou même malmenée, je tuerai votre ami syrien et ensuite je reviendrai pour vous tuer. Le visage de Kuentz ruisselait de sueur. 491
— Je suis disposé à passer un marché avec vous. Non, écoutez-moi ! Vous ne pouvez pas la délivrer de Mubashir sans mon aide, je suis la seule personne qu’il écoutera. Je vais vous accompagner et je lui ordonnerai de la relâcher si vous me promettez de me laisser partir. Emerson a l’habitude d’arriver à ses fins sans conclure compromis ni marché. Ses yeux s’étrécirent en des fentes de feu bleu saphir. — Nous devons en discuter, dis-je. Venez, Emerson. Selim, surveillez-le. Nous nous dirigeâmes vers la lumière du soleil. Sous ma main, le bras d’Emerson était dur comme du granit. — Nous devons accepter, Emerson, dis-je doucement. Je partage votre admiration pour les qualités de Ramsès, mais même lui a ses limites. Il a peut-être été fait prisonnier, ou… Kuentz n’a rien à perdre. Il est déjà passible de la peine de mort. — Alors nous le laissons s’en tirer à bon compte avec… combien de meurtres ? Trois ? Quatre ? Je me rappelai quelque chose que Nefret avait dit un jour : « Est-ce mal de tenir si fort à quelqu’un que plus rien d’autre n’a la moindre importance ? » Dans la dernière extrémité, quand un être cher est en danger, rien d’autre n’a d’importance. Certainement pas une chose aussi abstraite que la justice. Après tout, c’est un concept défini par les hommes. — Oui, rétorquai-je. Au lieu de répondre, Emerson poussa un cri inarticulé et se mit à courir. Je me retournai et je les aperçus qui venaient dans notre direction, main dans la main. Le soleil faisait briller les cheveux roux doré de Nefret. Je me précipitai vers eux, assez rapidement, mais je ne courais pas… Pas trop vite, en tout cas. Emerson avait pris sa fille dans ses bras et la serrait contre lui. Je regardai mon fils. Il m’adressa un sourire un brin hésitant. — Veuillez excuser mon aspect, Mère. Nous sommes venus directement ici, car nous pensions que vous seriez peut-être… Mère ?
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Bras, poitrine, visage, côté, main… Je renonçai à essayer de compter ses blessures. — Encore une chemise bonne à jeter ! dis-je. Et je le serrai dans mes bras. Le reste de la journée fut très animé. Nous devions prendre des dispositions pour que des gardiens soient postés près de l’autel et pour que le prisonnier soit emmené, nous devions soigner les blessés et nous mettre au courant des derniers événements. Une partie seulement de notre groupe assistait à la réunion triomphale, avant le dîner, dans le salon magnifiquement meublé du Château. Sennia était avec Jumana, ravie de devoir s’occuper d’une autre personne malade. Sethos était bordé dans son lit, Margaret à son chevet, ou le surveillant, pour exprimer cela différemment. Ce qui se passerait entre ces deux-là, je l’ignorais, mais il était devenu évident pour moi depuis un certain temps que Sethos éprouvait un intérêt indéniable pour Margaret, si cela n’avait pas déjà été le cas auparavant. J’avais envoyé William relever Daoud. Je pense que mes explications nécessairement concises l’avaient profondément déconcerté, mais il était manifestement ravi de se voir confier une telle responsabilité. — Il souffre d’un manque de confiance en lui, expliquai-je, tandis que Cyrus servait le whisky. C’est pour cette raison qu’il avait un comportement aussi suspect. Douter de soi conduit à la paranoïa et à des sentiments de culpabilité. C’est un fait psychologique bien connu… — Je ne tiens pas à écouter cela, dit Emerson. — Moi non plus, fit Cyrus. Je donnerai à Amherst un poste dans mon équipe s’il le désire. Il peut m’être utile. Mais je ne veux pas parler de lui. Bien, à quoi buvons-nous pour commencer ? Je fis le tour de la pièce du regard et considérai les personnes présentes : Bertie, dont le visage candide continuait d’exprimer une certaine perplexité ; sa mère, enfin soulagée de ses inquiétudes ; Ramsès et Nefret, assis côte à côte sur le canapé, leurs doigts entrelacés ; le visage souriant de Cyrus ; et mon Emerson bien-aimé, qui n’écoutait même pas. 493
— Quoi ? fit-il. — Aux amis et aux êtres que nous chérissons, dis-je. — À une fin miraculeuse, une fois de plus, ajouta Cyrus. — Cela n’avait rien de miraculeux, déclara Emerson. Crénom, nous avons une expérience considérable de ce genre de chose. Tout ce qu’il faut, c’est du courage et de l’énergie, une intelligence supérieure, un esprit vif, la capacité à réagir instantanément à des situations de crise imprévues… — Et l’aide de nos amis, ajoutai-je avec modestie. — Oui, m’dame ! s’écria Bertie. Et j’ai très mal pris, si vous me permettez de le dire, le fait que vous ne m’ayez pas laissé… — Nous vous laisserons nous donner un coup de main la prochaine fois, promis-je. — S’il y a une prochaine fois ! — Il y en aura une, fit Emerson. Il y en a toujours. — Pas cette année, dis-je en adressant à Katherine un signe de tête encourageant. — J’espère bien que non, rétorqua Emerson en me décochant un regard sévère… comme si toute cette affaire avait été ma faute ! Nous avons suffisamment à faire comme cela. Nous allons être contraints de rester quelques semaines, Peabody… mais pas ici, ajouta-t-il en hâte. Nous ne voulons pas abuser de l’hospitalité de Katherine et de Cyrus. Nous serait-il possible d’expulser cette vieille fripouille de Yusuf… de lui trouver une autre maison ? — Remettez-vous-en à moi, dis-je en écartant d’un revers de la main les protestations polies de Katherine. Cyrus était plongé dans ses pensées. — Vous me laisserez vous aider, n’est-ce pas ? Je suppose que c’est la première fois que je me trouve si près d’une découverte importante. Je n’ai pas de chance, apparemment. À votre avis, cette statue se trouvait là-bas depuis combien de temps ? — Depuis 663 avant Jésus-Christ, répondit Ramsès. — Fichtre ! s’exclama Bertie. C’est sacrément fort. Comment pouvez-vous être si précis ? Ramsès regarda son père. Fredonnant faux, Emerson prit sa pipe et rendit au regard respectueux de son fils un regard d’intérêt expectatif. 494
— Je peux me tromper, reprit Ramsès, mais c’est une estimation tout à fait raisonnable. Les souverains de Thèbes ont changé de nombreuses fois au cours des années, depuis les conquérants venus du nord jusqu’aux rois kouchites et aux grands prêtres, mais ils étaient tous, même les Kouchites – particulièrement les Kouchites – des serviteurs fidèles des anciens dieux. Il y a eu énormément de pillages, je suppose, mais les autels étaient certainement sacro-saints. Les conquérants se sont vantés d’avoir restauré les statues et les offrandes. Ensuite, « les Assyriens se sont jetés sur l’Égypte comme le loup sur un troupeau de moutons ». — De la poésie, murmurai-je. — Pas seulement de la poésie, mais Byron, admit Ramsès. Cependant, c’est certainement ce qui s’est passé. « L’éclat de leurs lances ressemblait à des étoiles sur la mer. » Pour la première fois dans sa longue histoire, la ville de Thèbes fut investie et mise à sac. « De Thèbes j’ai emporté un riche butin sans commune mesure. Deux obélisques de bronze luisant… » Les Assyriens ne se souciaient guère des dieux. Parmi leur butin, il y avait le mobilier des temples et les statues des dieux – excepté une. Comment les prêtres ont-ils réussi à l’emporter, nous ne le saurons jamais… — À moins qu’il n’y ait un papyrus ou un ostracon dans la cache, l’interrompit Cyrus. — Ce serait une sacrée découverte, non ? convint Ramsès. Encore plus importante que la statue, à certains égards. Mais cela a certainement été un travail précipité, éperdu, alors que les Assyriens approchaient – peut-être déjà arrivés sur la rive est – et ils espéraient la récupérer un jour. Ils ont probablement été tués en défendant la ville. Et toute connaissance de l’emplacement de la cache a été perdue. — Jusqu’à ce que Jamil la trouve, dis-je. Que va-t-il devenir ? — Qu’est-il devenu, vous voulez dire, me reprit Emerson. Nefret ne peut pas l’avoir blessé grièvement, sinon il n’aurait pas été à même de lui voler son cheval pour s’enfuir. Nous ne savons toujours pas jusqu’à quel point il était impliqué. Kuentz refuse de parler. Dans un sens, j’espère que le garçon ne
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reviendra pas. Il serait envoyé en prison, à tout le moins, et cela jetterait le déshonneur sur toute la famille. Il semblait vraisemblable, ainsi que nous en convînmes tous, que c’était Jamil qui avait découvert l’autel. Sans quoi, Kuentz n’aurait jamais fait de lui son allié. Jamil avait travaillé pour Kuentz, parmi d’autres. Soit Kuentz l’avait pris sur le fait, soit Jamil avait eu assez de bon sens pour comprendre qu’il ne pourrait pas vendre l’incroyable trouvaille seul et, peut-être guidé par l’instinct qui permet à un individu moralement corrompu d’en reconnaître un autre, il avait pressenti Kuentz. Toutes ces hypothèses ne pouvaient nous conduire plus loin, aussi nous les abandonnâmes provisoirement. D’autres discours de félicitations et une nouvelle tournée de whisky conclurent la soirée. Ce fut seulement le matin suivant que je fus à même d’organiser une réunion qui, je l’espérais, permettrait de répondre aux questions que je désirais poser. Elle eut lieu dans la chambre de malade de Sethos. Les seules autres personnes présentes étaient nous quatre, car les affaires dont nous devions parler étaient d’une nature qui ne pouvait être divulguée à personne d’autre, pas même à nos amis les plus chers – ou à Margaret Minton. Je n’avais pas informé mon beau-frère de mes intentions. Avec la plupart des hommes, particulièrement les membres de la famille Emerson, les prévenir à l’avance est une erreur tactique. Cependant, j’eus la courtoisie d’attendre que le domestique m’eût avertie que Sethos avait fini de prendre son petit déjeuner, était debout et habillé, avant de frapper à la porte. Quand il vit qui c’était, il posa le livre qu’il lisait et observa un silence maussade tandis que les autres entraient à la file dans la chambre. Je constatai avec plaisir qu’il s’était rasé et avait l’air tout à fait convenable, vêtu d’une chemise et d’un pantalon empruntés à Ramsès. Tous deux étaient à peu près de la même taille. Après avoir poussé le verrou de la porte, j’invitai tout le monde à s’asseoir.
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— Je vous en prie, dit Sethos. Une petite conférence de famille privée, hein ? Margaret m’a appris vos activités hier, aussi il est inutile de les relater de nouveau. Toutes mes félicitations pour votre découverte. — Sacrebleu, c’est tout ce que vous avez à dire ? s’exclama Emerson. — Je suis quelque peu curieux à propos d’une chose. — Et qu’est-ce que c’est ? demandai-je. Il dirigea vers Ramsès ces yeux gris-vert étranges. — Comment diable avez-vous réussi à arracher Nefret des griffes de Mubashir ? — Ce n’était pas très gentil de votre part de le laisser partir seul si vous pensiez qu’il n’en serait pas capable, rétorquai-je d’un ton critique. Mais je me sens obligée de faire remarquer, d’après le peu qu’il m’a été donné d’apprendre de cette affaire, qu’on ne saurait louer trop fort le courage, l’intelligence, l’habileté et… — Mère, il recommence ! m’interrompit Ramsès. Ne le laissez pas vous écarter du sujet, sinon nous en avons pour la journée. — Tout à fait, acquiesça Emerson. Je crois que vous avez un ordre du jour, Peabody. Je vous suggère de vous y tenir. — Certainement, très cher. Je dépliai les feuilles de papier que j’avais sorties de ma poche, les disposai sur la table et m’éclaircis la voix. — Cela ne prendra pas longtemps. En supposant, bien sûr, que notre… euh… parent ne continuera pas de tergiverser. — Parent, répéta Sethos. À tout prendre, Amelia, je préfère… — Il vaudrait peut-être mieux que j’énonce simplement les faits. Les lèvres de Sethos s’entrouvrirent, mais les longues années d’expérience avec Ramsès, et jusqu’à un certain point, avec Emerson, m’avaient appris comment changer une conversation en un monologue. Élevant légèrement la voix, je poursuivis. — Vous continuez de travailler pour les services de renseignements britanniques. On vous avait envoyé ici pour apprendre les intentions des Senoussi et mesurer leur influence sur les tribus du désert. Mr Brace-dragon… Mr Boisgirdle…
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Mr Smith est la personne à qui vous deviez faire votre rapport. Vous l’avez vu le soir où vous êtes allé au Winter Palace. Jusqu’ici, j’étais sur un terrain solide. La suite était plus problématique, et j’hésitai, essayant de penser à la manière d’obtenir la confirmation dont j’avais besoin avant de me lancer. Un regard à Sethos m’apprit que je n’obtiendrais aucune aide de sa part. Il avait incliné sa chaise en arrière et m’observait avec un sourire moqueur. — Qu’allons-nous faire de Mr Kuentz ? m’enquis-je. Les pieds de devant de la chaise heurtèrent le sol. — Pourquoi me demandez-vous cela ? fit Sethos en prenant un air surpris peu convaincant. — L’affaire est un brin délicate, n’est-ce pas ? Nos amis sont persuadés que nous avons appréhendé Mr Kuentz parce que c’était un assassin et un pilleur de tombes – ce qui est un motif amplement suffisant. Vos supérieurs ne souhaitent sans doute pas que l’on apprenne qu’il était également un espion allemand. — J’aurais dû me douter que vous arriveriez à cette conclusion, grommela Sethos. — Cela sautait aux yeux, déclara Emerson, en croisant les bras et essayant de donner l’impression qu’il l’avait su dès le commencement. — Oui, en effet, admis-je. L’agression commise sur Ramsès par ce pauvre Asad n’avait pu être organisée que par quelqu’un qui connaissait le rôle tenu par Ramsès l’hiver dernier – en d’autres termes, un agent des services de renseignements turcs ou allemands. Mais je ne puis me reprocher de ne pas avoir donné à cette piste intéressante l’importance qu’elle méritait, car les agressions commises sur nous ont continué après que Ramsès eut quitté Le Caire. Tout ce qui s’est passé ensuite avait pour but de nous obliger à rester au Caire et de faire revenir Ramsès. C’est ce qui m’a désorientée au début, le fait que notre adversaire ait deux rôles et deux motivations. J’envisageai même la possibilité que deux personnes distinctes étaient impliquées : un espion ennemi, qui avait chargé Asad d’empêcher Ramsès de reprendre ses activités pour le compte du ministère de la Guerre, et un archéologue, qui avait trouvé quelque chose de grande valeur à Louxor qu’il comptait 498
exploiter pour lui-même. Entre toutes les personnes au monde, nous étions les plus susceptibles de nous mêler de cette découverte, non seulement en raison de notre connaissance approfondie de la région mais aussi à cause des liens d’amitié et de loyauté qui nous unissent aux membres de la famille de ce cher Abdullah. L’influence qu’exerce Emerson sur eux est considérable, sa réputation impressionnante. Kuentz redoutait que, lorsqu’il se trouverait en présence d’Emerson, Jamil ne craque et n’avoue tout. Il se trompait sur ce point, car le désir de pouvoir et de fortune de ce malheureux garçon était plus fort que la loyauté. Mais il avait de bonnes raisons d’être inquiet. — Je suis surprise qu’il n’ait pas tué Jamil, tout simplement, dit Nefret. — Le meurtre d’un membre de notre famille nous aurait fait venir ici immédiatement, Nefret. Qui plus est, il avait besoin de Jamil pour vous espionner, Ramsès et vous, et pour lui rendre compte de vos activités. — Continuez, Peabody, grogna Emerson. — Où en étais-je ? (Je consultai mes notes.) Ah, oui. Mr Kuentz est un agent allemand, mais il est également archéologue, et un archéologue très compétent. Il avait tout de suite compris que la statue était une découverte qui n’arrive qu’une fois dans la vie. Il a continué d’effectuer ses recherches d’origine, mais sa principale motivation désormais était de devenir riche. Je suppose qu’il n’est pas le premier homme à avoir été détourné de son devoir par un tel butin. — Je comprends parfaitement son point de vue, fit Sethos d’un air méditatif. J’étais habituée à ses tentatives pour m’exaspérer et détourner mon attention, aussi le fis-je taire d’un regard sévère et je poursuivis. — Vous saviez ou supposiez que les puissances d’Europe centrale avaient un homme à Louxor. Je ne demanderais pas comment vous le saviez, car vous ne me répondriez pas, en affirmant que c’est une information secret Défense – ce qui se peut – mais ce serait logique qu’il en soit ainsi. Votre rôle consistait à découvrir qui était cet homme et ce qu’il faisait. À cette fin, vous avez fait plusieurs voyages à l’oasis de 499
Kharguèh – ainsi que Kuentz avant nous. L’endroit est un foyer de subversion, et facilement accessible par le train, contrairement aux autres oasis. Vous avez appris que votre homologue s’était rendu là-bas, mais rien de plus qui vous aurait permis de l’identifier. Je tournai une autre page. — Je suis certaine que ce fut une surprise considérable pour vous de découvrir que quelqu’un se faisait passer pour vous. Pourquoi ? vous êtes-vous certainement demandé. Se pouvait-il que cet individu soit l’espion allemand que vous recherchiez, se servant de votre triste… euh… de votre notoriété pour recruter des partisans ? Ou bien… (je marquai un temps pour recouvrer mon souffle) se pouvait-il qu’il y ait un autre joueur dans la partie et que le butin soit une découverte archéologique d’une valeur inestimable ? — Je croyais que vous aviez l’intention d’établir des faits, dit Sethos. — Ces questions étaient purement formelles, expliquai-je. Mais si vous désirez y répondre… — Pourquoi pas ? fit mon beau-frère, avec un air de sincérité qui éveilla en moi le plus noir des soupçons. Apparemment, vous avez tout reconstitué, de toute façon. « J’étais à Louxor depuis deux jours seulement quand je commençai à entendre des rumeurs à propos d’une grande découverte. On entend fréquemment des choses de ce genre, bien sûr. Habituellement, les rumeurs sont fausses. Celle qui circulait à propos du retour du Maître semblait plus grave, et quand je reconnus l’un de mes anciens subordonnés, j’estimai préférable d’agir prudemment en reprenant contact avec mon ancienne organisation. Ainsi que vous le savez, je n’ai pas été assez prudent. Il s’interrompit pour allumer une cigarette. — Veuillez poursuivre, dis-je. — Vous tenez vraiment à entendre tous ces détails fastidieux ? Il exhala un petit nuage de fumée. — Non, dit Emerson. Je veux retourner sur le site de l’autel. — Je pense être en mesure de résumer les points principaux, dis-je. Vous vous êtes demandé pourquoi, si l’imposteur avait 500
l’intention de prendre le contrôle du marché des antiquités, il n’avait rien volé. Bien sûr, nous connaissons la raison maintenant. L’importance de la trouvaille était telle qu’il ne voulait pas attirer l’attention des autorités jusqu’à ce qu’il ait pris les dispositions nécessaires pour emporter la statue et la vendre. Soupçonnant quelque chose de ce genre, vous avez décidé de le défier – une décision tout à fait imprudente et inconsidérée, ajouterai-je – en effectuant plusieurs vols audacieux. Détruire la Maison allemande était-il un autre défi ? — En partie. Les habitants du pays ne s’approchaient pas de cet endroit. On leur avait dit qu’il était hanté ou maudit ou quelque chose de ce genre. Ce qui donnait à penser que quelqu’un s’en servait. Aussi ai-je fouillé la maison. Il n’avait laissé aucune pièce à conviction, pas même un carnet de déchiffrement, mais le poste émetteur était là. Alors j’ai décidé que je ferais aussi bien de faire sauter cette satanée maison, de lui ôter sa ligne de communication et de le priver de l’une de ses cachettes. « À ce moment-là, je ne savais toujours pas si j’avais affaire à un ou deux hommes, mais quand j’appris la mort d’Asad, j’eus la certitude que les deux hommes n’en faisaient qu’un. Ainsi que vous-même l’avez fait remarquer d’une façon si convaincante, seul un homme qui connaissait le rôle tenu par Ramsès l’hiver dernier aurait deviné qu’Asad pouvait représenter un danger pour lui. Nous ne le saurons jamais avec certitude, à moins que Kuentz ne décide de se confier à nous, mais je pense que Kuentz a rencontré Asad lors de l’un de ses voyages à Kharguèh, et a entendu ses déclarations virulentes sur l’oppression britannique et le martyre de son chef bien-aimé. Ce qui a donné à Kuentz l’idée lumineuse de l’aider à s’évader et de l’inciter à se venger sur un traître. Ce n’était pas un si mauvais plan que cela. Tout ce que cela coûtait à Kuentz, c’était quelques livres et un peu de temps. Si son plan avait réussi, cela aurait éliminé Ramsès définitivement et vous aurait tous plongés dans l’affliction. Il voulait vous empêcher de venir à Louxor, pour les raisons que vous avez indiquées. « Ce qu’il n’avait pas compris, c’est que le cœur d’Asad… (Les coins de sa bouche esquissèrent un sourire particulièrement 501
choquant.) Disons que le cœur d’Asad n’y était pas. Kuentz avait pris des dispositions pour retrouver Asad au Caire, lui promettant assistance et argent pour la cause. Quand ils se sont rencontrés, Kuentz a découvert que non seulement Asad n’avait pas réussi à tuer Ramsès ou à le mettre hors d’état de nuire, mais qu’il était également bourrelé de remords et avait mauvaise conscience. Il y avait de grandes chances pour qu’il aille trouver son… euh… ami et lui avoue tout. Alors Kuentz l’a tué. — Exactement mon raisonnement, dis-je. — Tout à fait, dit Sethos en m’adressant un signe de tête solennel. Pour résumer les faits, les Allemands et les Turcs avaient infiltré un certain nombre d’agents en divers endroits stratégiques, en attendant den Tag, et l’archéologie fournit une excellente couverture. Si ma proie était un égyptologue qui avait fait une découverte sensationnelle au cours de ses activités normales, une découverte suffisamment exceptionnelle pour le détourner de son devoir… – ma foi, cela explique parfaitement ce qui s’est produit ensuite. Emerson se leva d’un bond. — Très bien. Habituellement, il prend plaisir à nos petites séances de déduction, mais la fièvre de l’archéologie l’avait saisi. — Alors vous allez prendre des mesures pour nous débarrasser de Kuentz ? ajouta-t-il. — J’enverrai un télégramme au Caire demain, fut la réponse. — Rédigez juste le télégramme, dis-je. Je suppose que vous utilisez une sorte de code. Je l’enverrai en allant à Louxor cet après-midi. J’ai beaucoup d’achats à faire avant… J’avais rarement entendu un langage si grossier, même de la part d’Emerson. Celui-ci ne fit aucune objection, contrairement à son habitude, car il ne supporte pas les gros mots de quiconque excepté de lui-même. J’attendis que Sethos ait épuisé son stock d’invectives, puis je dis : — Vous n’êtes pas encore en état de vous déplacer. Nefret, vous feriez peut-être bien de prendre sa température. Sethos lança à son frère un regard d’animal enfermé dans une cage. Emerson secoua la tête. 502
— Cela ne servirait à rien, dit-il d’un ton bourru. Elle arrive toujours à ses fins. De toute façon, vous n’êtes pas… vous ne devez pas… euh… nous ne pouvons pas vous permettre de… — Disparaître de nouveau pour retrouver la solitude, le danger et le désespoir, terminai-je. Alors que c’est Noël dans deux jours seulement ! Sethos se cacha le visage dans ses mains. — Donnez-moi un stylo et du papier.
Manuscrit H L’arbre étincelait de bougies et était surchargé des petites décorations que David avait confectionnées voilà bien des années, et que la famille gardait précieusement pour les fêtes de Noël. Appuyée contre son époux, Nefret était si fatiguée qu’elle aurait été incapable de bouger, même si cela avait été une question de vie ou de mort. Sa belle-mère les avait fait travailler sans relâche pour que tout fût prêt, et quand elle ne demandait pas à Nefret de l’aider pour envelopper les cadeaux et accrocher les décorations, Emerson réclamait des photographies, des croquis et des plans. Nefret n’oublierait jamais qu’une fois dans la chambre souterraine avec Selim et les appareils photographiques elle s’était rendu compte qu’elle serrait toujours dans ses doigts la guirlande qu’elle confectionnait au moment où Emerson l’avait entraînée hors du Château. Après avoir pris les photographies, elle avait déposé la guirlande aux pieds du dieu. Tout ce travail en valait la peine. Sennia était folle de joie. Elle voletait d’une personne à l’autre tel un papillon blanc orné de ruchés, déchirait les papiers d’emballage des cadeaux, poussait des exclamations de plaisir. Une lettre de Rose était arrivée le matin, apportant la nouvelle que Seshat avait eu ses petits – au nombre de quatre, tous bien portants, très beaux et tachetés comme leurs parents – et Sennia cherchait toujours à qui les donner. Un pour elle-même, bien sûr (Nefret se demanda quelle serait la réaction d’Horus !), et un pour Ramsès. Mais les autres iraient-ils à Gargery ou au 503
« professeur », ou à Daoud, à Mr Amherst, qui avait manifestement besoin d’appréciation et d’affection, ou encore à Bertie ? Ce dernier était assis à côté de sa mère et lui tenait la main – ou peut-être était-ce elle qui lui tenait la main, pour l’empêcher de rejoindre Jumana. Celle-ci, assise près d’Emerson, calée sur un repose-pied, jouait des cils et parlait sans arrêt. Emerson l’écoutait avec un sourire indulgent, mais son regard, comme celui de Nefret, faisait le tour de la pièce et s’attardait plus longuement sur le visage de son épouse. Habillée d’une robe rouge vif, sa couleur préférée, elle s’affairait et dirigeait tout et tout le monde – persuadant Gargery de remballer sa reproduction du temple d’Abou Simbel, qui avait une propension imprévue à répandre du sable sur le tapis, s’arrêtant un instant pour bavarder avec Amherst et lui donner une petite tape d’encouragement, aidant Fatima à ramasser les rubans et le papier des cadeaux que Sennia avait éparpillés partout. Elle était très jolie, les joues empourprées et les cheveux coiffés en un chignon haut. (Nefret avait quelques soupçons quant au noir de jais de ces magnifiques cheveux, mais jamais elle ne les aurait exprimés.) Tous les égyptologues que Cyrus avait pu trouver étaient là, ainsi que plusieurs amis de Louxor. Marjorie Fisher et Cathy Flynn n’avaient pas apporté leurs chats, qui étaient habituellement des visiteurs honorés. Horus allait et venait librement, sur l’insistance de Sennia, et comme il considérait que tous les félins mâles étaient des rivaux en puissance et toutes les femelles des proies en puissance, Coco et Bès avaient été contraints de ne pas assister aux festivités. « La famille » avait envoyé ses représentants – Daoud et Selim, Fatima, Kadija et Basima, prenant part gentiment à une fête qui n’était pas la leur – bien que Daoud eût fait remarquer, à sa façon naïvement perspicace : « Le Seigneur Issa est l’un des grands prophètes. Pourquoi ne devrions-nous pas honorer sa naissance ? » À l’évidence, l’événement était œcuménique. Au milieu de la pièce, posé sur un socle, trônait Amon-Rê. La lueur des bougies veinait d’or son visage et sa couronne. Emerson avait refusé de le laisser plus longtemps sans surveillance. En l’occurrence, dégager l’autel avait été un travail d’une facilité décevante. Il n’y 504
avait dans la chambre que le dieu et ses vases d’offrandes – pas de papyrus, pas d’appel final griffonné sur un ostracon ou sur les murs. Peut-être n’était-ce pas nécessaire. Il entendait les prières des silencieux, et personne ne méritait plus sa miséricorde que les prêtres dévoués qui l’avaient sauvé des envahisseurs. Se souvenant du compte rendu des paroles énigmatiques d’Abdullah que lui avait fait sa belle-mère, Nefret eut un léger frisson. Il avait parlé d’Amon… Je ne dois pas être superstitieuse ni sentimentale, se dit-elle avec fermeté. Un regard à Sethos fut suffisant pour chasser de telles idées. Elle ne pouvait pas vraiment dire qu’il fût rabat-joie, mais il ne ressemblait guère au Père Noël, malgré la barbe qu’il avait exigé de se laisser pousser. Assis avec raideur dans un fauteuil particulièrement inconfortable, il observait les allées et venues avec une singulière absence d’expression. Il ne regardait pas Margaret, et elle ne le regardait pas, bien qu’elle fût assise à proximité. Surprenant le regard de Nefret, ses lèvres eurent une moue dédaigneuse qui exprimait l’absurdité de sa présence : le fils prodigue, la brebis galeuse de la famille. Même sa redoutable belle-mère, songea-t-elle, ne pourrait ramener cette brebis au bercail. — Que vont devenir ces deux-là ? demanda-t-elle. — Qui ça ? (Ramsès avait observé Sennia, quand il ne la regardait pas.) Oh ! Cela confond l’imagination. Tante Margaret ? Dieu nous protège ! Toutefois, il a un penchant pour elle. Si tu avais vu son visage l’autre jour… — Je le savais avant cela, fit Nefret d’un air suffisant. — Parce qu’il se comportait d’une façon odieuse avec elle ? — Il était tombé amoureux d’elle et il ne le voulait pas, expliqua Nefret. Les femmes sont si assommantes, n’est-ce pas ? Toujours à se mettre dans vos jambes, à exiger des attentions, à se plaindre et à se laisser capturer. — « Des mains blanches agrippent la bride serrée », admit son époux d’un ton solennel. « Font glisser l’éperon du talon de la botte… » — De la poésie ! répliqua Nefret avec dédain.
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Elle abaissa la tête de Ramsès vers elle et l’embrassa. Il lui rendit son baiser sans embarras ni retenue, et quand ils se séparèrent et virent que la mère de Ramsès – bien sûr ! – les lorgnait avec un sourire approbateur, il lui rendit son sourire et serra Nefret contre lui. — Kipling ne t’a pas connue, toi ou Mère, fit-il remarquer en levant la main de Nefret vers son visage. Sinon, il n’aurait jamais écrit de telles bêtises. — Elle nous fait des signes, dit Nefret, tandis que les lèvres de Ramsès exploraient sa paume et ses doigts. Je pense qu’elle veut que nous chantions des chants de Noël. Ne pourrions-nous pas nous éclipser discrètement ? — À l’insu de Mère, quand elle est d’une humeur sentimentale ? Certainement pas. Maîtrise-toi encore un moment, femme éhontée ! — Je n’éprouve pas la moindre honte, murmura Nefret. Mais je ne crois pas que je pourrai me maîtriser si elle tente d’obliger le Maître du Crime à chanter avec tout le monde Mon beau sapin ! Allons, même elle ne peut espérer… Elle l’espérait, et il était trop intimidé pour protester. Ou peut-être, songea Nefret, y a-t-il une autre raison. Elle fut surprise de constater qu’il connaissait toutes les paroles. Le matin suivant, Sethos était parti, ainsi que Margaret. Malgré les récriminations indignées d’Emerson, Nefret suspecta qu’il avait participé à la disparition de son frère. Filer sans l’aide de quelqu’un aurait été difficile pour le couple. La barbe et le plus beau costume de Ramsès avaient également disparu. Tout ce qu’ils trouvèrent dans la chambre de Sethos, c’était un petit paquet, adressé à Nefret. Il contenait un bracelet de plaques de cornaline, où étaient ciselées d’une manière exquise les formes d’un roi et d’une reine sur leurs trônes. — Amenhotep III et la reine Tiyi ! s’exclama Ramsès. Il a également menti sur ce point. Il avait trouvé les bijoux de la reine. — C’est bien aimable à lui de les partager, déclara la mère de Ramsès d’un ton glacial. 506
Sethos ne lui avait rien laissé. — À votre avis, qu’a-t-il fait des autres bijoux ? demanda Emerson. Nous étions dans notre chambre, occupés à rassembler les objets dont nous aurions besoin ce jour-là. Je bouclai ma ceinture à outils autour de ma taille. — Il va les vendre à un riche collectionneur – je présume qu’il s’est constitué une large clientèle – ou bien à un musée pourvu de fonds importants. Certaines de ces institutions n’ont aucun scrupule à faire l’acquisition d’antiquités volées. — Humpf ! convint Emerson. (Il me lança un regard de côté.) Je suis un peu surpris qu’il… euh… ait négligé de vous donner quelque chose. — C’était un geste typiquement indirect et typiquement élégant, très cher. L’aveu que ses sentiments envers moi – et envers vous – avaient changé, et l’aveu de son engagement avec une autre dame. — Hmmm. Vous pensez réellement qu’elle… — Un engagement temporaire, serais-je portée à dire. Combien de temps ce… euh… cet accord durera-t-il, personne ne peut le prédire, mais Margaret est une femme très résolue et Sethos n’est plus un jeune homme impétueux. Il est temps qu’il se range. — Je doute qu’il serait de cet avis, Peabody. Crénom, il a quasiment reconnu qu’il n’avait pas renoncé au marché des antiquités illégales. Sommes-nous de nouveau dans des camps opposés ? — Il a apporté un certain piquant à notre vie, Emerson, admettez-le. Emerson se passa la main sur la bouche. — J’admettrai qu’il était le seul adversaire digne de nous. — Vous lui avez pardonné, alors ? — Oh, peuh, pardonner… (Emerson n’essaya plus de dissimuler son sourire.) Je présume que je ne peux guère lui reprocher d’avoir eu le bon goût de vous admirer. Et il n’a pas tenté de m’assassiner depuis des années ! J’aimerais seulement
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qu’il entreprenne une activité qui n’empiète pas sur la mienne, mais je suis capable de m’accommoder même de cela, à moins… — À moins que quoi, Emerson ? — À moins qu’il n’ait la satanée audace de mourir de nouveau !
FIN
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