LE PROBLÈME MORAL ET LA PENSÉE DE SARTRE
DU MÊME AUTEUR AUX
MÊMES ÉDITIONS
Signification humaine du rire Paris, 195...
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LE PROBLÈME MORAL ET LA PENSÉE DE SARTRE
DU MÊME AUTEUR AUX
MÊMES ÉDITIONS
Signification humaine du rire Paris, 1950 Montaigne par lui-même Collection « Ecrivains de toujours » Paris, 1951 La Vraie Vérité, suivi de la Récrimination Paris, 1954 Sartre par lui-même Collection « Ecrivains de toujours » Paris, 1955 L'Algérie hors la loi en collaboration avec Colette Jeanson Paris, 1955 Lignes de départ Paris, 1963 La foi d'un incroyant Paris, 1963 Lettre aux femmes Paris, 1965 Simone de Beauvoir ou l'entreprise de vivre CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS La Phénoménologie Collection « Notre Monde » Téqui, Paris, 1952 Notre guerre Éditions de Minuit Paris, 1960 La Révolution algérienne problèmes et perspectives Feltrinelli, Milan, 1962
FRANCIS JEANSON
LE PROBLÈME MORAL ET LA PENSÉE DE SARTRE LETTRE-PRÉFACE DE JEAN-PAUL SARTRE SUIVI DE
UN QUIDAM NOMMÉ SARTRE (1965)
ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI*
© Éditions du Seuil, 1965.
à C. C.
La tranquillité est une malhonnêteté de Vâme. TOLSTOÏ
LETTRE-PRÉFACE
Mon cher Jeanson, Un auteur de bonne volonté attend toujours que les cri tiques, même les plus hostiles, lui révèlent quelque chose sur lui-même, ne fût-ce qu'en lui réfléchissant " du dehors " ce qu'ira pensé et vécu au-dedans. Malheureusement la pas sion s'est si bien mêlée à la philosophie, lorsqu'il s'ea agi de l'existentialisme, et tant d'ignorants ont cru pouvoir prendre la plume pour combattre ou défendre cette doârine que je n'avais jamais, jusqu'ici, pu retrouver mes intentions ou ma pensée dans les articles et dans les livres qui préten daient parler de moi. Il me semblait toujours qu'à s'agissait d'un autre. C'eSt pour cette raison que j'apprécie tant votre livre. Vous êtes le premier à me dpnner une image de moimême assez proche pour que je puisse me reconnaître, assez étrangère pour que je puisse me juger. Vous n'avez pas commis l'erreur de juger l'œuvre d'un vivant comme si son auteur était mort et qu'elle fût arrêtée pour toujours. Vous avez choisi, au contraire, pour l'étudier, le point de vue le plus difficile mais aussi le plus fructueux : vous l'avez envi sagée comme une pensée inachevée, en mouvement, et vous avez tenté d'esquisser ses perspeéHves futures. Pour cela, vous n'avez pas hésité à prendre comme thème directeur la morale exiéientiali&e et vous y avez eu d'autant plus de mérite que cette partie de la doctrine n'a pas encore été véri tablement traitée — du moins dans son ensemble — et que ii
LETTRE-PRÉFACE
la plupart des critiques, ayant préféré réfuter des thèses que je n'ai pas encore avancées et qu'ils ne connaissent point, ont introduit la plus profonde confusion en cette matière. Mais, en même temps, vous ne pouviez adopter de meilleure perspeéHve pour faire pressentir le sens et l'orientation de ma philosophie* Puisque, en effet, l'existant eSt pour moi un être " qui a à exister son être ", il va de soi que l'ontologie ne saurait se séparer de l'éthique, et je ne fais pas de diffé rence entre l'attitude morale qu'un homme s'eSt choisie et ce que les Allemands appellent sa " Weltanschauung ".S'il fallait démontrer l'excellence de votre méthode ainsi que votre rigoureuse honnêteté, je donnerais cette preuve-ci : vous avez si parfaitement épousé le développement de rna pensée que vous en êtes venu à dépasser la position que j'avais prise dans mes livres au moment que je la dépassais moi-même et à vous poser, à propos des relations de la mo rale et de l'histoire, de l'universel et de la transcendance concrète, les questions que je me posais moi-même, dans lemêmetemps. Je n'ai donc aucun scrupule à recommander votre ouvrage au public : c'est beaucoup plus et beaucoup mieux qu'une introduâion à l'existentialisme. Votre exposé eSt aux travaux que j'ai pu lire sur le même sujet comme les définitions énétiques sont, en géométrie, aux définitions purement escriptives; Croyez, mon chef Jeanson, à toute ma sympathie.
g
J.-P. SARTRÏE
AVANT-PROPOS
Une pensée qu'on nous propose, c'est d'abord un choc que nous éprouvons. Il faut plaindre les philosophes contaminés par le métier, et dont tout le pouvoir de réa&ion s'e§t changé en manie d'exégèse; ils y mènent un travail privé d'inspiration, leur esprit n'a pas vécu ce qu'il s'acharne à disséquer. Nous avouons, pour nous, — et c'est un aveu qui ne nous coûte guère — avoir violemment réagi à chacun de nos conta&s avec la pensée de Sartre. L'ayant abordée sous son aspeâ littéraire, ce fut en premier lieu un sentiment très proche de l'écœurement : en par ticulier, nous ne parvenions pas à dépasser la trentième page des Chemins de la liberté... Puis, poussé par une sorte de nécessité quasi professionnelle, nous nous sommes tourné vers les ouvrages philo sophiques; nous avons connu la magie d'un mode d'expression parfaitement adapté à des perspectives théoriques — fort suscepti bles de remédier à l'insatisfaftion où nous avaient laissé d'autres perspe&ives, déjà classiques. Alors, nous avons repris la leâure des nouvelles, du roman, nous avons assisté à des représentations théâtrales qui firent assez de bruit. Ce fut là pour nous un appro fondissement décisif de la découverte précédente ; cette pensée, enfin, se donnait à nous dans son mouvement même, nous éprou vions son véritable dynamisme, nous nous sentions capable d'en tirer, pour nous-même, quelque parti pratique. C'eSt alors que commencèrent à nous inquiéter les réa&ions de la critique, et celles de nos meilleurs amis. Essayant de comprendre les unes, et, déjà, de répondre aux autres en exposant notre com préhension personnelle de l'œuvre, nous fûmes amené à prendre conscience d'une sorte d'erreur que nous avions commise :— en 13
AVANT-PROPOS
croyant lire dans cette œuvre ce qui n'était encore qu'une des vir tualités du mouvement de pensée de son auteur. La perspeéHve morale par où ce mouvement nous avait atteint ne s'y trouvait en effet qu'à l'état d'ébauche, une ébauche dont la réalisation ris quait évidemment de se poursuivre selon des voies inattendues. Mais, corrélativement, nous apparut aussi le tort de ceux qui condamnaient sur l'état quand nous jugions sur certaines implica- tions du mouvement. Et, pour être sincère, ce tort nous sembla plus grave que le nôtre. Une pensée n'a valeur que de mouvement, et il vaut mieux, selon nous, se tromper en interprétant celui-ci dans une dire&ion où il n'eâ pas effectivement engagé, qu'en le supprimant au profit de positions dès lors privées de sens. Dans un cas, on a pensé grâce à l'auteur, sinon selon lui. Dans l'autre, on s'eSts vainement dépensé contre lui. Et si nous avions trop tôt dessiné pour nous-même une morale sartrifte encore inexistante, préci sément pour cette raison nous ne pouvions qu'être profondément étonné de voir des critiques condamner cette morale en s'appuyant cette fois sur la lettre et non plus sur l'esprit. Encore n'était-ce point, trop fréquemment, sur la totalité littérale de l'œuvre — mais sur certains aspe&s, choisis suivant ce qu'il convenait de " prouver ". Nous avons tenté, pour notre part, de dégager le mouvement — que nous avions d'abord entrevu pour lui-même —r. d'une étude attentive des positions et des contradictions qu'elles entretiennent si on les envisage exclusivement en tant que positions. Nous n'avons à aucun moment reculé devant des difficultés dues au sujet lui-même, estimant qu'il vaut mieux se taire tout à fait que de se livrer à quelque " vulgarisation "- parfaitement ino pérante, et pleinement convaincu par ailleurs que les questions philosophiques sont par essence à la portée de tout homme intel ligent, puisqu'elles concernent, en fin de compte, sa pratique de la vie, et, si Ton veut, son " métier d'homme ". Le tout e§t de ne point les compliquer à plaisir en les confinant dans une intelleâualité ignorante de la vie. Préférant procéder par chapitres assez courts, nous avons engagé ceux-ci dans un développement dont le plan n'eSt peut-être pas aussi rigoureux que le laisserait supposer sa formulation initiale. H nous a paru en effet, qu'un plan devait, concrètement, adopter 14
AVANT-PROPOS
une allure " progressive " consistant dans la constante reprise du thème fondamental, lequel doit éclairer les analyses de détail, mais en recevoir lui-même, en retour, un perpétuel approfondisse ment. Pour trouver, il faut savoir ce que Ton cherche, mais on le sait de mieux en mieux à mesure que la recherche produit ses pre mières trouvailles. Les redites alors ne sont qu'apparentes, et le leâeur peut à tout moment ressaisir en son centre l'effort d'investi gation auquel il s'eSt laissé convier. Par ailleurs, nous nous sommes convaincu du caraâère abso lument central de l'Être et le Néant dans l'œuvre de Sartre. Il était donc indispensable d'une part d'en indiquer la signification et le rôle exaâs, d'autre part d'en retracer les principales étapes, en détachant quelque peu — du moins en ce qui concerne le premier tiers de l'ouvrage — l'argumentation que Sartre y déve loppe. Par là seulement notre travail pouvait espérer se rendre utile à ceux des le&eijrs qui seraient soucieux de pénétrer dans les difficultés inhérentes à l'aspeâ le plus fondamental de cette pensée. Toutefois nous n'avons pas voulu que la compréhension de celle-ci fût inévitablement liée à un semblable effort — que beau coup n'auront pas le temps de poursuivre d'une façon vraiment efficace. A l'intention de ces derniers, le chapitre premier de la seconde partie ainsi que le chapitre correspondant de la troisième partie de notre travail comportent l'essentiel des résultats qui se dégagent pour nous d'analyses plus poussées — faisant principale ment l'objet de la seconde partie. Le leâeur jugera donc, selon les cas, s'il préfère passer rapidement sur ces analyses ou s'y attar der, pour les approfondir lui-même ensuite. Redisons au moins notre conviâion profonde, qui eSt que tout leâeur s'intéressant à l'existentialisme de Sartre peut et doit se rendre capable d'en comprendre l'esprit — au niveau même des thèmes réputés les plus difficiles. Il suffit selon nous qu'il ne se laisse point rebuter par certaines résistances dues au langage, et qu'il veuille bien admettre dès le départ qu'elles sont là dans l'unique but d'assurer, de temps à autre, à quelque idée particulièrement importante une formulation plus rigoureuse ou plus frappante. En ce qui concerne notre propre texte, nous n'avons cherché à 15
AVANT-PROPOS
éliminer que ceux de ces procédés verbaux qui nous avaient sem blé superflus; et toujours nous nous sommes efforcé de ménager — au sein même de chaque passage délicat —- des paliers, des mises au point, des retours au concret, où la pensée puisse se reprendre, en se familiarisant avec l'étape qu'eue eét en train de fran chir. Le leâeur seul pourra dire si nous avons réussi à lui faciliter la pénétration d'une philosophie qui n'est trop connue que pour être mal connue. Si même notre entreprise aboutissait à un échec, cela ne signifierait point qu'elle était impossible ou vaine — mais simplement que nous n'étions pas digne de l'entreprendre. Du moins d'autres y pourraîent-ik puiser le désir de la mener à bien.
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
*Dans un tumulte au silence pareil. P. VALÉRY, le Cimetière marin.
Ce livre eSt né d'un profond étonnement. C'eSt dire qu'il eSt le fruit d'une naïveté que, paradoxalement, n'avait point encore désarmée le climat contemporain de la " pensée ". Il représenté un effort pour maintenir vigilante cette naïveté, après mainte déception subie et quelques tentations de cynisme traversées. Il ne veut avoir d'autre mérite que de croire avec entêtement à l'ér mihente valeur du jugement personnel. De nos jours, l'aliénation se porte beaucoup. Les opinions se syndiquent. Lés mots d'ordre tiennent lieu dé réflexion. Lé souci d'une attitude — ou conformiste ou speftaculaire — se charge du re§te. Au total, nous sommes sur le champ de bataille, et il ne s'agit que de s'affronter. La lutte eSt parfois belle, mais dans l'ivresse du combat que se livrent les militants de la pensée, il arrive que le sort du "civil '' souvent soit oublié. Les diale&iqùes se heurtent, et le public — qu'il commette pu non l'imprudence d'aller voir — finit toujours par payer les pots cassés : le combat fini, et de façon toujours provisoire, les armées se retirent, ne laissant derrière elles que désordre et confusion. Le cas de l'existentialisme de Jean-Paul Sartre nous a paru, sous cet angle, devoir être l'objet d'une considération toute parti culière. L'existentialisme eSt un monstre. Les monstres constituent des dangers d'autant plus grands qu'ils sont mal définis. Il faut détruire l'existentialisme en tant que monstre. D'aucuns ajouteront qu'il s'agit donc de le détruire tout à fait, offrant volontiers leur concours pour une telle entreprise. A quoi deux objeâdons paraissent assez fortes : — en premier lieu, l'existentialisme n'apparaît point si aisément 17
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
deStru&ible, et les attaques qu'il subit semblent plutôt soutenir sa propre vitalité en la. suscitant sans cesse ; ainsi le créateur peut-il se désintéresser de son œuvre, la critique, jusque dans son hostilité, lui garantissant elle-même une sorte de création continuée; — ensuite, dans nos sociétés organisées, s'il y a des monstres, c'est qu'il y a des " montreurs " — sortes de forains de la pensée, qui s'attachent seulement aux déformations et vont jusqu'à les produire eux-mêmes pour alimenter cette industrie du sensation nel et du truqué, qui eSt leur gagne-pain. Si l'existentialisme eSt né, ce n'eSt pas par leur faute. Mais s'il eSt devenu impossible de s'entendre sur le sens même du terme, assurément ils n'y sont point étrangers. Leur but était de détruire une doârine qu'ils jugeaient pernicieuse; en introduisant en elleune confusion qui ne s'y trou vait point, ils l'ont en fait rendue plus virulente encore, et très susceptible de ridiculiser leurs propres efforts. Nous sommes en plein confusionisme mental, et nous aurions tort de nous y complaire. La portée de l'œuvre de Sartre eSt immense : elle peut accroître le désordre des esprits. La question eSt donc de savoir comment nous devons nous accommoder de son existence. Cette œuvre existe, elle n'eSt pas achevée : un homme Fa entreprise, puis en a brusquement livré, sous les formes les plus diverses, plusieurs thèmes essentiels ; nous ignorons quel en sera le développement ultérieur, mais certaines indications nous permet tent déjà d'en tenter pour nous-même l'esquisse. Les perspe&ives humaines, chez Sartre, sont à coup sûr originales, Sartre a réelle ment quelque chose à dire. Dès lors, nous sommes aussi respon sables que lui du parti que nous tirons de son œuvre. Une œuvre n'existe jamais pour nous qu'au présent. Son présent, c'eSt notre présent — c'est ce que nous faisons du message qu'elle comporte ou que semble annoncer la part qu'on en connaît déjà. Si l'œuvre fait scandale, c'est que nous en faisons un scandale. Tout véritable message eSt dangereux, l'auteur n'eSt jamais responsable que de ce danger. La question eSt seulement de définir pour soimême l'attitude la plus efficace à son égard.
18
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
Ici, nous devons préciser davantage. L'attitude de la critique consiste trop souvent à vouloir juger un auteur comme si elle était en mesure de le condamner ou de Fabsoudre. Pour nous, si nous étudions le " sartrisme ", ce n'eSt point Sartre qui nous intéresse, et nous ne pensons pas à nous constituer en tribunal pour le faire comparaître. A quoi l'on répondra peut-être que nous enfonçons des portes ouvertes, que ce n'eSt jamais l'homme qu'on juge, mais l'œuvre dont il eSt l'auteur, et qu'au surplus il n'y a là qu'une querelle de mots : auteur signifiant responsable, juger l'œuvre, c'est bien, tout compte fait, juger l'homme. Là pourtant se situe pour nous le fond du débat : c'est qu'en fait il nous semble qu'on a suivi la marche inverse, et ce n'eSt pas l'homme qu'on juge en jugeant l'œuvre, mais c'est l'œuvre qu'on juge comme on jugerait un homme.
Or, sur ce plan, le procédé nous apparaît sans valeur. Les sen tences morales n'ont guère de sens, d'être humain à être humain. Le comportement d'autrui, son œuvre par exemple, n'eSt au mieux qu'un témoignage — et qui témoigne plutôt sur nous, par le sens que nous lui donnons et l'usage que nous en faisons, que sur autrui, dont nous risquons fort d'ignorer jusqu'au bout l'attitude essen tielle. Il ne s'agit pas d'ailleurs de retirer à Sartre sa responsabilité. Mais la tenir pour totale, c'est supprimer la nôtre totalement. Et s'il eSt vrai que tout leâeur de Sartre n'eSt pas nécessairement en mesure de tenir bon en face de son " message ", du moins la cri tique — que le leâeur lit sans doute autant que l'œuvre — eSt-elle là pour l'aider dans cette voie. Elle ne l'aidera pas, elle aggravera plutôt sa situation, si elle se manifeste de façon tellement exté rieure qu'elle en vienne, par exemple, à accuser Sartre tantôt de favoriser les idéologies bourgeoises, tantôt de se faire le serviteur des doârines marxistes; ou, sur un autre plan, tantôt de pousser trop loin son réalisme, tantôt de demeurer indéfiniment dans le domaine de l'imaginaire. Le fait pourtant nous eSt bien connu. Supposons quelque assem blée nationale où le parti le plus puissant soit tenu par tous les autres pour un danger public. Rien ne sert de rendre ce parti responsable de tous les maux dont souffre le pays. Car c'est avouer 19
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
l'impuissance des autres partis à Réaliser entre eux un accord qui ne soit point exclusivement négatif- Et cet accord ne saurait en effet exister tant que ces partis emploient toute leur énergie à se sclé roser sur leurs propres positions, en s'oppôsant aux autres sans chercher à les comprendre. Une certaine harmonie ne saurait apparaître qu'à travers un effort commun, mis au service de l'in térêt national, dans la compréhension des thèses du parti menaçant. Il serait étrange que ces thèses soient toutes injustifiées, et même s'il en était ainsi, même si l'opinion qui lui a donné ses voix s'était laissé totalement abuser, le meilleur moyen de l'en faire prendre conscience n'est point d'attaquer du haut de multiples positions différentes, mais de manifester qu'on fait à chaque instant l'impos^ sible pour découvrir dans la position en cause quelque valeur pra tique. Tant qu'il n'en eSt pas ainsi, ce n'eSt point seulement le parti qui eSt responsable de la situation nationale, mais c'est l'assem blée tout entière. De même, en ce qui concerne la critique — en particulier la critique philosophique i— nous ne pensons pas que soft rôle con siste à attaquer Pœuvre en cause au nom d'une position préexistante, formant dogmatisme, et figée dans sa propre formulation. Autant se munir de verres de couleur pour juger quelque peinture. L'œuvre refuse ces perspectives, qui ne prouvent rien contre elle puisqu'elle eSt essentiellement dynamisme et nouveauté, mais qui ne là lais sent point intaâé, l'entourant progressivement d'un halo d'idéo logies, d'une brume où viennent se condenser toutes les réactions affeflives de l'esprit partisan. Elle devient un obje&if sur lequel on dirige des coups d'autant plus mal assurés que toutes les atta ques déjà subies l'ont pieu à peu masqué d'un très opaque nuage. Naturellement^ nous ne saurions, à la limite, tenir compte des partis pris politiques—dont la prépondérance au sein d'une criti que frappe celle-ci d'absolue nullité. Une philosophie personnelle ~- et la remarque s'impose, concernant en particulier l'œuvre de Sartre — ne saurait être jugée par des hommes qui font profession d'avoir renoncé à toute philosophie personnelle. Ces hommes n'ont peut-être pas tort de préférer l'aâion sociale à la pensée indivi duelle, mais c'est alors contre toutes les manifestations de celle-ci sans discrimination, et non contre telle ou telle, qu'ils se doivent 20
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
de lutter. Ils ne gagnent rien en tout cas à porter la question sur le terrain philosophique où leurs propres armes leur font alors défaut, tandis qu'ils ne sont pas en mesure d'utiliser celles de l'adversaire : les difficultés rencontrées par M. Henri Lefebvre* en sont un exem ple à la fois touchant et fort inStruâif. Et du point de vue religieux, les mêmes remarques demeurent valables. Mais on peut encore être partisan* et de façon bien plus insi dieuse, en dehors de la politique ou de la religion. A vrai dire d'ailleurs, le véritable politique,: .le véritable religieux agissent : ils ont la foi, et s'ils sont de parti pris, s'ils cherchent à convertir leurs semblables, c'est de façon positive en leur dévoilant pour elle-même la valeur pratique de cette foi; les autres, ceux qui se bornent à polémiquer, ne font qu'oeuvre négative, et leur propre ardeur dans l'aâiôn tôt ou tard peut elle-même s'en ressentir. En fait, la forme de partis pris la plus masquée, celle qui pour cette raison peut le plus sûrement agir sur les esprits et créer ces défor mations qui rendent une œuvre insaisissable, opaque et malsaine, c'est à coup sûr celle qui oriente le jugement des philosophes euxmêmes, des hommes de pensée, de ceux qui admettent dans leurs principes le libre examen et l'effort authentique de pénétration. Dans la mesure même où toute philosophie est conttadiâion, étant partagée entre les exigences d'une très profonde instance personnelle et le désir de se constituer pour autrui, il y a bien une mauvaise conscience chez tout philosophe, et qui procède d'un dogmatisme mi-consenti, mi-refoulé. Seul avec lui-même, le pen seur reconstitue sa bonne foi et retrouve l'élan créateur dans sa positivité; en face d'autrui> cette bonne foi l'abandonne, il ne voit ailleurs qu'impudent dogmatisme et se sent tenu d'y répondre par un dogmatisme équivalent. Il semble qu'il ne puisse se définir qu'en s'opposant, et son sens exaspéré de l'individualisme lui occasionne ici les mêmes déboires que causait au partisan politique son obédience à quelque mot d'ordre. Bref, il devient lui-même un polémiste, et attaque la pensée d'autrui avant d'avoir tenté de la pénétrer vraiment. Comme s'il craignait de s'y laisser séduire, et de se voir alors contraint de renoncer à sa personnelle originalité... i. Henri Lefebvre, UExistentialkme, coll. " Que sais-je ? ", P. Ù. F., Paris, 1946. 21
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
Des remarques précédentes, il ressort que la meilleure méthode de défense, contre une attitude qui peut fort bien " a priori " être tenue pour suspeâe, consiste toujours à s'en rendre maître par une compréhension poussée en toute indépendance aussi loin que possi ble. On demeure esclave de l'inconnu, même quand on a feint, par quelque tour de passe-passe dont on n'eSt jamais soi-même dupe, de le ramener très vite à du connu. Ce placage superficiel une fois opéré, l'essentiel, qui est plus profond, demeure — et l'on conserve l'inquiétude de n'y être point allé voir. Pour se libérer d'une pensée, il faut au moins avoir tenté de la faire sienne : on ne risque point alors d'en être dominé; même il pourra se faire qu'elle devienne un instrument de domination. L'essentiel eSt qu'elle cesse d'être cette chose opaque, ce bloc indigeste contre lequel nos manœuvres guerrières demeurent pour nous-mêmes inefficaces. Dès qu'une pensée étrangère à la nôtre prend pour nous quelque importance, notre tâche la plus urgente doit être de nous en libé rer — non point en nous efforçant de l'étouffer magiquement, à distance, par des mots — mais en la mobilisant au plein sens du terme, en l'a&ivant selon nous-mêmes, et peut-être eh nous en fai sant une force pour un combat qui n'oppose jamais que nous à nous-mêmes. Peut-être aussi sera-t-on amené, si l'instrument ne peut servir, à le rejeter : mais le rejeter avant d'en avoir tenté le maniement, ce n'eSt point se débarrasser de lui; en agissant ainsi, c'est un ennemi que nous refoulons, et qui va vivre en nous et contre nous de ce refoulement. Nous sommes assez souvent tentés de prendre le moyen pour la fin. Nous perdons de vue le but véritable qui eSt de nous mettre d'accord avec nous-mêmes, de parvenir à une maîtrise de soi qui ne soit point tyrannie. Et sans doute, au cours de cet effort, il nous faut bien adopter des points de repère, et quelque système de référence, chercher notre propre attitude en la confrontant à celle d'autrui, formuler des positions et faire apparaître des oppo sitions. Mais, si nous nous en tenons là, nous renions notre mou vement véritable, nous nous immobilisons, nous revenons à notre point de départ, l'âme semblable, selon Platon, à **■ plusieurs bêtes 22
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
vivant en désaccord ", mais durcie dans une sorte de négativité, impuissante contre son intime anarchie. Remplaçant la richesse initiale de nos virtualités, une hostilité improduétive vient s'installer au cœur de nous-mêmes. L'esprit n'a pas d'ennemis à l'extérieur : tous ceux qu'il se fait, il les loge en lui. Il faut donc se libérer de tous les partis pris fa&ices au nom d'une essentielle partialité, et de tout esprit de système au nom de cette seule attitude^ systématique qui consiste à privilégier toujours le point de vue " moral " — ou, si l'on veut* du gouvernement de soi. S'il y a en nous un Inconscient psychique, c'est nous qui le créons. H devient alors la part la plus dangereuse de nous-mêmes. C'eSt contre cette constitution d'un inconscient en nous que nous devons lutter : le divorce eSt souvent une solution de facilité, mais infini ment coûteuse — car toujours c'est d'avec soi-même qu'on divorce. Il y a en l'homme un parti pris fondamental qui l'édifie : sans cesse il lui faut y revenir et se retrouver aux prises avec ses propres exigences morales. Jusqu'à la mort, la question se pose, du sens que peut avoir la vie* Et comme, en définitive, ce sens ni'eSt jamais que celui qu'on lui donne, il s'agit dé se rendire capable de lui en donner un : pour une telle tâche, l'être eSt seul avec lui-même, et les formules ne valent qu'en tant qu'il les éprouve en lés vivant. G'eSt pourquoi notre but n'eSt point ici de mettre le " sartrisme " en formules, et non plus de nous encombrer de précau tions oratoires vis-à-vis de telle ou telle position constituée. En face d'un mouvement de pensée, il n'y a de jugement que pratique* en référence à soi-même. Mais, corrélativement, la liberté de juge ment d'autrui doit être sauvegardée : ce qui m'aide à me construire peut déséquilibrer mon voisin. Ma responsabilité commence au moment où j'exprime mon point de vue; elle se change en culpa bilité, si j'oublie de préciser qu'il ne s'agit que de mon point de vue.
Ces réserves faites, notre question centrale, qui apparaissait en, principe susceptible d'un dédoublement en perspeétive person nelle — " quel parti puis-je tirer du sartrisme ?" — et enperspeéHve pour autrui — " que puis-je en proposer à mes semblables ? " —, se ramène donc à la première de ces deux perspeétives. En effet, *3
INTRODUCTION A LÀ CRITIQUE DE SARTRE
proposer tel ou tel thème, cela ne consiste plus dès lors à vouloir l'imposer dans sa formulation, mais seulement à proposer la com préhension qu'on a pu en. effectuer pour soi-même, dans la ligne de préoccupations pratiques essentielles. Tel eSt bien ici notre but : déterminer ce qu'apporte la pensée de Sartre à la conception efFeéHve que nous nous faisons de l'effort moral. On comprendra dès lors que nous nous abstenions autant que possible, là même où nous en serions le plus tenté, de tout recours aux sources de cette pensée, de toute accumulation d'érudition philosophique. Nous ne prétendrons pas non plus nous livrer aune analyse détaillée de toute l'œuvre aâuelle de Sartre : un exposé assez complet en à déjà été fourni dans l'ouvrage — pourtant peu volumineux — de M. Robert Campbell2. En un mot, il ne peut s'agir ici à9objectivité au sens historique du terme. La critique véritable nous semble en effet tourner le dos à cette forme d'obje&ivité qui n'eSt que neutralité. Redisons-le : c'est un effort moral personnel qui enveloppe le parti pris dont nous nous réclamons; il engage en ce sens toute l'attitude philosophique, et cette dernière n'a jamais eu d'autre signification valable que celle d'une tentative pratique, dont les deux aspeâs — connaissance et maîtrise de soi -r- ne sauraient être séparés l'un de l'autre qu'au prix d'une abStraétioii, souvent fort utile, mais parfois aussi trompeuse. Il reste que certains " philosophes ", qui refusent à Sartre le droit de se parer d'un tel titre, pourraient trouver parfaitement vaine une tentative de compréhension et d'utilisation du sa.rtrisme sur le plan philosophique. Nous pensons ici à l'étonnant petit livre de Luc-J. Lefèvre 8, sur lequel nous aurons à revenir, mais dont nous voudrions signaler, du point de vue qui nous occupe iciy deux torts essentiels : — Celui de reporter sur les positions de Sartre une importance trop souvent refusée au mouvement qui les traverse, c'eSt-à-dire de critiquer presque exclusivement sous son aspeâ Statique cette pensée qui n'a de sens qu'en tant que lutte contre tout de qui eSt 2. Robert Campbell, Jean-Paul Sartre ou une Littérature philosophique, éd. Pierre Ardent, Paris, 1946. 3. Luc-J. Lefèvre, Ûexistentialiste eB-il un philosophe ?, éd. Alsatia, Paris, 1946. 24' '.
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
étatique, et qui dès lors serait plus valablement retournée contre elle-même dans les moments où elle se trahit, que rejetée en bloc et considérée à la fois comme inefficace et comme dangereuse; il y a toujours un parti à tirer d'une pensée qui manifeste, fût-ce en mal, son pouvoir d'aâion sur les esprits. — Celui, par ailleurs (ou peut-être en liaison avec le précédent), d'oublier que même Socrate, auquel il se réfère parfois, fut assez durement traité par les " philosophes " de son temps et qu'ayant employé sa vie à lutter contre la sophistique, il futfinalementcon damné à mort en tant que sophiste et fauteur de scandales. Il, avait eu le tort de raisonner sur les opinions athéniennes, et de leur opposer le libre jugement, le libre accès à la vérité, d'un homme qui, en toutes matières, préférait s'adresser à son " démon " personnel. Depuis lors, Socrate le frénétique, Socrate le possédé, Socrate le débauché, Socrate l'impie, s'éSt transmué en un parfait symbole de la Sagesse. Il eSt vrai que la mort d'un homme facilite bien des choses ■—en particulier l'efiFort de compréhension qu?on lui devait pendant sa vie, simplement parce qu'il eSt un homme. Sans vpuloîr naturellement établir une comparaison quelconque avec la pensée de Sartre, nous pensons qu'il n'eSt pas mauvais de méditer certains exemples d'erreurs philosophiques dues à quelque effçt de surprise et de choc; pourquoi, d'ailleurs, nier que Socrate ait pu corrompre, comme on l'en accuse, bon nombre de jeunes gens — pour cette excellente raison que l'efficacité même qu'on reconnaît à sa méthode exigeait qu'elle ne fût point inoffensive? Encore une fois, et pour nous résumer sur cette question de méthode, on ne lutte contre un danger spirituel qu'en s'efforçant d'en dégager avant tout le dynamisme et l'efficience mêmes qui en font un danger.
À vrai dire, nous aurions encore à nous défendre contre le reproche d'envisager la pensée de Sartre sur le plan moral, alors que précisément cette pensée ne s'eSt pas encore exprimée, de façon spécifique, sous ce rapport. La " Morale " de Sartre, ainsi que le 3 e et le 4 e tome des Chemins de la liberté, sont encore à paraître. Et nous pensons d'ailleurs qu'ils réservent à certains *î
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
commentateurs des surprises que peut-être ils n'avoueront pas, mais qui risquent de compliquer singulièrement leur tâche. En fait, tous les critiques du sartrisme seraient susceptibles du même reproche d'anticipation. Le mal est d'autant plus inévitable en ce qui nous concerne, puisque nous prétendons qu'il ne saurait y avoir de philosophie en dehors de la perspective morale. Ainsi, cette perspective doit bien, comme tous le pensent, être impliquée dans la partie de l'œuvre déjà publiée. Simplement, nous ne la voyons pas se dégager de même façon que ceux dont nous avons pu lire jusqu'ici les " jugements ". Disons dès maintenant quel sera notre critère et selon quelles lignes de développement nous avons l'intention d'y soumettre l'œuvre de Sartre. Nous tenons, avons-nous dit, pour une philosophie essentielle ment morale. Dans cette mesure même, l'opposition traditionnelle entre le plan du fait et le plan du droit, ou, si l'on veut, de l'être et du devoir être, de la nature et de la réalisation pratique, nous parait artificielle. Gela signifie à la fois que nous reconnaissons le caractère fondamental de sa fonction, du point de vue méthodo logique, mais qu'en même temps nous lui refusons le droit de se solidifier en prétendant faire apparaître deux pseudo-réalités philo sophiques, l'une qui serait l'objet d'une " métaphysique ", l'autre l'objet d'une ■" morale ". Mais, laissez se cristalliser vos perspectives métaphysiques, elles cristalliseront par influence vos perspectives " morales ", et vous vous retrouverez, au terme de votre prétendue philosophie, riche d'une vision sur l'être purement théorique, et d'une conception de sa liberté totalement privée de sens et d'efficacité. Vous aurez abouti à un absurdisme, et tel eSt bien l'éclairage sous lequel apparaît fréquemment le sartrisme. En fait, et jusqu'à preuve du contraire, le devenir e§t toujours devenir de quelque chose qui devient : l'élan pratique n'eSt qu'un des deux aspeCts de la Morale, il ne prend son sens qu'en référence à la connaissance de l'être, qui en est l'autre aspeCt; mais, inverse ment, l'être.n'eft jamais pour nous qu'en devenir : la connaissance théorique de l'être n'a de valeur qu'engagée dans la perspective concrète d'un élan pratique. Ce que nous faisons n'eft pas en soi plus moralqat ce que nous sommes; notre aCtion, considérée seule, 26
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n'a pas plus de valeur que notre nature. Ce qui relève de la Morale, la véritable et Tunique question philosophique, porte sur ce que nous faisons à partir de ce que nous sommes. Or, il faut bien commencer par un bout ou par l'autre. Et il apparaît normal de chercher à comprendre avant d'agir. On com mence donc par essayer de définir la " condition humaine "; et s'il arrive qu'on y découvre une sorte de liberté coextensive à l'existence même de l'homme, il faut bien alors qu'on la décrive. On dira d'elle qu'elle eét inéluâable, que rien, en droit, ne vient la limiter, et qu'il n'y a pas de valeurs réalisées, inscrites dans l'être, et susceptibles de contribuer à une telle limitation. Jusque-là, tout eét correâ, on ne s'eSt encore rendu responsable que d'une perspective philosophique sur la réalité humaine. Mais le danger eSt qu'on ne donne à penser au lefteur, à partir de là, que cette liberté elle-même eSl une valeur, qu'elle a déjà valeur morale, et qu'il lui suffit de s'abandonner à son élan pour créer des valeurs authentiques. Il n'en faut pas beaucoup, dans les termes, pour passer d'un point de vue négatif où l'être humain apparaît simplement comme échappant au sort de la chose en soi, limitée à elle-même, à un point de vue positif où, préoccupé par le but à atteindre, on eSt tenté déjà de valoriser dans la pratique cette liberté seulement théorique. Nous croyons que tel est le drame qui oppose Sartre à ses criti ques, qu'il s'agisse de ses détra&eurs ou de ses fidèles. Nous croyons que lorsque Sartre nous parle de notre liberté, il ne s'agit encore, malgré certaines apparences, que de la liberté humaine par opposition au déterminisme de la chose; que cette liberté à laquelle nous sommes " condamnés ", nous avons à en faire notre liberté — et que sinon elle ne tardera pas à apparaître comme un détermi nisme de plus. Nous sommes libres, mais cela ne nous dispense nullement d'avoir à nous faire libres. Simplement, il était indis pensable que l'ontologie nous dise d'abord si la tentative avait un sens : elle en a un, tout négatif, puisque, essentiellement, nous ne sommes pas déterminés; il nous reste à lui en donner un, positif, dans l'attitude pratique par laquelle, essentiellement, nous nous déterminerons en prenant appui sur les difficultés mêmes de notre présence au monde. Or, il serait curieux qu'un auteur qui qualifie sa doârine d'exis*7
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
tentialisme n'ait pas eu précisément l'intention de développer ce thème. Ce dont il faut se garder, selon nous, c'est de juger l'exis tentialisme de Sartre, du point de vue moral, sur les aspeâs qu'il en a déjà présentés et formulés : ceux-ci relèvent tous, en effet, d'une méthodologie " essentialiste ", et ne sauraient être réper cutés tels quels sur une perspective morale — que cette métho dologie prépare et implique sans doute, mais qui, en fait, n'a point encore été abordée pour elle-même de façon explicite. Retenons en tout cas des remarques précédentes Yambiguïté fondamentale de l'humain. Si la tentative d'un philosophé a un sens, c'est à partir de la reconnaissance dé cette ambiguïté — hors de laquelle elle ne se concevrait même pas. L'homme eSt cet " existant " sans commune mesure avec les autres existants : libre, il lui faut se libérer; humain, il lui faut s'humaniser. Si l'homme était pleinement homme de par sa naissance, il appar tiendrait, sans plus, à l'espèce humaine, à titre d'individu^ Mais il eSt une personne et déjà nous voyons celle-ci se définir comme échappant à toute définition a priori, comme ayant sans cessé à être ce qu'elle eSt, comme étant indéfiniment capable de prendre du recul sut elle-même pour écrire sa propre histoire, réfléchir sur son existence, changer de manière d'être ou se jurer fidélité. Toute la valeur d'une philosophie résidera donc, primordialement, dans le sort qu'elle pourra faire à cette ambiguïté. Philo sopher implique qu'on soit ambigu* mais n'implique pas qu'on le reconnaisse. CeSt ainsi que le matérialiste, par exemple, ne peut réduire la conscience à quelque phénomène matériel sans mani fester par là même le pouvoir qu'a la conscience de penser la matière : cependant il y a toujours eu et il y aura toujours des maté rialistes, qui prendront appui sur leur propre ambiguïté pour la réduire artificiellement à l'unité absolue et stérile de la matière. Mais à l'inverse, ce ne serait pas mieux servir la cause de l'authen ticité philosophique que de résoudre le problème humain à la manière dont fut jadis tranché le nœud gordien; telle eSt cependant la solution de certaines do&rines qui substituent à l'ambiguïté quelque irréduâible dualité de termes, et reconstruisent l'homme à partir de deux principes autonomes — se côtoyant en lui comme d'éternels étrangers. Ce qui n'a point pour effet de consacrer son aptitude à dépasser l'espèce vers la personnalité, mais seulement 28
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
dé poser son appartenance à deux espèces à la fois, dont les carac tères essentiels sont inconciliables : celle des purs esprits et celle des mécaniques. Mais peut-être le mal provient-il d'une tentation contre laquelle tout philosophe a toujours beaucoup de peine à lutter, au point qu'il y cède le plus souvent : celle d'expliquer l'homme, c'est-à-dire l'être par qui toute explication vient au monde. Il croit suivre en cela une méthode scientifique rigoureuse; à vrai dire* il lui tourne résolument le dos, puisque l'explication scientifique consiste à rendre compte dé l'inconnu au moyen du connu, et qu'il entend précisément faire l'inverse — rendre compte dé l'aéHvité connais sante d'où procède toute chose connue. Cette tentation a un nom : tféSt la Métaphysique. On pourrait la caraâériser comme la forme que prend le goût du risque sur le plan spéculatif. Ainsi parle-t-on de systèmes audacieux^ de constructions hardies. En général, quand l'effondrement se produit, l'ingénieur eSt déjà loin. Quant à sa mémoire, elle n'en souffre guère puisqu'il se trouvé toujours quelques bonnes volontés^ spécialistes en la matière, pour lui faire réclame de cet effondrement même en détaillant avec une pro fondeur subtile la richesse des matériaux — àbStraâion faite de leur manque de cohésion. En fait, il semble qu'on ne puisse indéfiniment se dérober à la remarque selon laquelle là philosophie éSt une discipline radica lement différente, dans son principe même, des disciplines scien tifiques. Là physique, par exemple, étudie des phénomènes natu rels; la physiologie humaine étudie l'homme du point de vue de ses fondions corporelles et en considérant son corps de l'extérieur, comme un objet. Mais la philosophie n'a d'autre objet que le sujet même dé la philosophie, le philosophé en personne. Ici, il n'eSt pas question de ruser : il serait vain de prétendre, en particulier, qu'on peut, «en faisant la psychologie de l'homme en général, éluder la présence importune de cette sùbjeéHvité. Gar de deux; choses l'une : ou bien on décide effeâivement de l'éluder, et l'on manque avec elle ce qu'il y a de spécifiquement humain en l'homme, ce " je? " qui se met en question lui-même dans sa recherche psycho logique; ou bien on comprend la nécessité de lui faire sa place, une place prépondérante — et dès lors, force est bien d'adopter une méthode nouvelle. 29
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A une réalité ambiguë, seule peut convenir une méthode ellemême ambiguë : le problème, sur ce plan, sera de concilier cette subjeâivité, cara&ériStique fonéHonnelle de l'objet étudié, avec l'obje£fcivité indispensable à toute étude sérieuse. La méthode phénoménologique allemande, telle qu'elle a été élaborée par Husserl et transposée par Heidegger à un niveau différent, eSt apparue à Sartre ainsi qu'à quelques autres philosophes français, parmi lesquels il* faut au moins citer : M. Merleau-Ponty et M. Raymond Aron, comme susceptible de satisfaire aux exi gences de l'ambiguïté, et comme méritant par là d'être préalable ment mise au point. A titre de première approximation, et pourfixerles idées, notons seulement ici que le terme même d'existentialisme recèle une redoutable ambiguïté : il implique en effet qu'on puisse élaborer un syfîème de l'existence. Or, toute solution métaphysique, expli cative, étant exclue et l'existence de la conscience étant pure sub jectivité, il faudra à la fois que ce système ne cherche pas à être conStru&if et qu'il consolide pourtant la saisie naturelle et perma nente de cette subje&ivité par elle-même : c'est dire qu'il devra adopter une méthode non d'explication scientifique, mais d'explicitation descriptive. Pour cela, il lui faudra faire appel à des concepts, des notions, des " essences " qui permettront defixercette compréhension par soi de la conscience sous ses différents aspefts, mais sans jamais perdre de vue que ces " essences " n'ont par ellesmêmes, en dehors de l'existence qui s'explicite en elles, aucune réalité. En d'autres termes, l'existence humaine se manifeste indéfini ment à elle-même sous forme de phénomènes. Comprendre ces phénomènes " existentiels ", ce sera les rattacher à des Struâures " essentielles " de la conscience, à un certain nombre d'attitudes fondamentales, qui peuvent être nommées et décrites, mais qui ne sont rien en dehors de leur déploiement existentiel. La Phénoménologie impliquera donc un mouvement essentialiSte, qui tendra à fournir les bases d'une connaissance de la condi tion humaine. Cette connaissance n'aurait aucun intérêt si elle ne permettait d'envisager une aâion ultérieure du sujet sur lui-même; elle ne peut fournir elle-même les principes d'une telle a&ion morale,
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mais elle doit en réserver la possibilité. Ce qui revient à dire que sa description doit reconnaître l'homme comme être moral, mais d'une moralité de fait, qui exige, pour conquérir sa valeur, d'être ressaisie dans une moralisation active et réfléchie. Si le fait de l'existence humaine doit pouvoir être dépassé vers sa valorisation, c'eSt qu'il comporte en lui déjà un perpétuel dépas sement de lui-même : en-deçà de tout dépassement moral du fait, et le conditionnant par avance, il doit y avoir un fait du dépassement ; toute réalisation valorisante implique que la réalité soit déjà en elle-même plus que la réalité. Une double erreur d'interprétation peut donc s'insinuer ici : elle consisterait ou bien à attribuer à ce " plus " une valeur morale qu'il ne saurait posséder par luimême, ou bien à méconnaître les possibilités ultérieures de valo risation qu'il réserve. Dans un cas on prendra la description pour une morale et on l'accusera d'être immorale, dans l'autre on com prendra qu'elle n'est qu'une description mais on lui reprochera son amoralisme. Ici l'on n'aura point vu le mouvement qu'elle implique déjà, et là on aura pris ce mouvement pour ce qu'il n'eSt pas encore. Nous nous efforcerons de montrer à quel point la possibilité d'une conversion morale est portée par le fait du dépassement : les deux premières parties de cette étude — l'une consacrée aux points de départ psychologiques, l'autre à la description générale de la condition humaine — indiqueront un mouvement d'ensemble dont toute la signification réside dans l'équation qu'il établit entre conscience humaine et liberté. La troisième partie manifestera l'insuffisance et l'échec d'une telle liberté livrée à elle-même dans l'attitude naturelle, et décrira lès faâeurs d'une conversion libé ratrice, d'un passage à l'attitude morale — au cours duquel l'homme se reprend en main pour orienter sa propre humanisa tion. Quant à définir cette orientation elle-même, et les résultats efFeétifs qui en peuvent découler, nous nous excusons d'une part de n'avoir pas porté de jugement définitif sur la suite inconnue de l'œuvre que nous examinons ici, d'autre part de n'avoir suggéré que des lignes essentielles de développement — l'authenticité du choix moral de soi-même résidant précisément dans sa singu larité. L'homme peut choisir de lutter pour ses semblables, et avec S.»
INTRODUCTION A LA CRITIQUE DE SARTRE
eux : ce choix même n'e£t valable que s'il a été accompli dans la solitude, et comme l'invention d'un mode itri&ement personnel de rapport à autrui. CeSt à partir du monde que l'homme entreprend de connaître sa propre existence, mais ce n'e§t qu'à partir de luimême qu'il peut tenter d'en valoriser les aétes.
PREMIÈRE PARTIE
PHÉNOMÉNOLOGIE LA RÉALITÉ
DE
L'AMBIGUÏTÉ
HUMAINE
2
L UNE MANIFESTATION PRATIQUE DE L'AMBIGUÏTÉ
Uexistence précède l'essence. J.-P. SARTRE, L'existentialisme est un humanisme,
... Il y a incommensurabilité entre les essences et les faits•, et celui qui commence son enquête par les faits ne parviendra jamais à retrouver les essences. J.-P. SARTRE, Esquisse d'une théorie des émotions.
Désireux de réfuter l'existentialisme dé Sartre, l'un de ses criti ques, M. Luc-J. Lefèvre (IJexifientialifle eft-il un philosophe ?) s'adresse exclusivement au texte de la conférence Uexistentialisme eSt un humanisme. Le procédé nous semble un peu rapide, mais les résultats obtenus sont riches d'enseignements. Le thème central dé cette attaque e§t à coup sûr Fassimilatiôn de là notion de phénoménologie aux notions de psychanalyse, de phénoménisme, voire même d'épiphénomémsme. Nous aurons à revenir longuement sur ces diverses notiôhs., Rétenons seulement ici que, dans cette ligne, le reproché eSt adressé à Sartre d'avoir supprimé la notion de " nature humaine ", d'espèce humaine, en quelque sorte, pour partir de là subjeâivité. D'où l'objeâion : " Dire que l'homme n'e§t rien d'autre que ce qu'il se fait, c'est... ne voir, dé lui, que le devenir. Et l'on rejoint le Bergsonisme, le système du mouvement pur " (p..21-22). En somme, •prétendre^que ÎL'exiStence précédé l'essence^ c'est conférer à l'homme une liberté qui ne repose quç sur ellfermême, puisqu'elle é§t liberté avant l'être; c'éSt-à-dire liberté saris l'être ; elle n'egt donc qu'une spontanéité, qui ressemble fort au déter minisme, une sorte d' "élan vital ", d'où né peut sortir qu'un évolutionnisme, une morale du fait, un amoralisme. 35
UNE MANIFESTATION PRATIQUE DE L'AMBIGUÏTÉ
La conséquence eSt dure, et Ton voit d'où elle procède. Le seul ennui eSt que le texte mis en cause manifeste une position qui eSt précisément l'inverse de Pattitude méthodologique adoptée par Sartre dans tous ses autres ouvrages philosophiques. Le choix exclusif, dès lors, en apparaît assez étrange, et peut-être y avait-il dans cette opposition même un problème dont M. Luc-J. Lefèvre, très au courant de " la Philosophie " (entendons : le thomisme, tout comme, dans la scolaStique médiévale, on disait simplement d'AriStote : " le Philosophe "), aurait pu tker de plus pertinentes remarques. En fait, dans ce texte très court, Sartre ne s'eSt donné pour tâche que de répondre à des critiques d'ordre moral. D'où l'obligation pour lui de mettre brutalement l'accent sur un existentialisme dont il n'a encore mis au point et produit que la préparation essentialiSte. Et naturellement tous ceux qui, dès lors, vont se fonder sur ce seul texte, seront enclins à lui reprocher une pseudo-morale parfaite ment creuse. Et tel eSt bien l'avis de Sartre, qui considère, à cet égatd, sa propre conférence comme une " erreur ". En fait, elle se borne à abstraire à grands traits, et de façon fort agressive, l'aspèâ le plus révolutionnaire de ce que pourrait être ultérieurement une morale sartriSte, non encore élaborée. Redisons-le, l'être humain eSt ambigu, il eSt à la fois fait et valeur. Et nous voudrions montrer que, si on l'envisage sous l'angle du fait, on sera amené à inscrire la valeur dans le fait, bref à faire la métaphysique de valeurs inefficaces; et que si inversement on l'en visage selon la valeur, on sera conduit à valoriser le fait, c'est-à-dire à proposer une morale privée de fondement. Et c'est bien ce que nous voyons ici. M. Lefèvre considère l'existence humaine comme un fait, " le fait humain ". Toute la valeur " humanité " se trouve donc essentiellement logée en chaque homme par nature ou par définition — ce qui revient au même. Mais dès lors, on ne peut rendre compte de l'attitude morale, c'eSt-à-dire d'un effort vers lé progrès, parce qu'on ne s'explique plus qu'il puisse y avoir mouvement. — Sartre au contraire consi dère, dans sa conférence, la " réalité-humaine " comme une valeur, une liberté. Par là elle devient l'unique fait, et ce projet perpétuel ne trouve à s'appuyer sur rien. Dès lors, ce qu'on ne peut cette fois justifier, c'est la valeur morale du mouvement, parce qu'on ne 36
UNE MANIFESTATION PRATIQUE DE i/AMBIGUÏTÉ
voit point ce qui pourrait lui donner la signification d'un progrès. Bref, dans un cas, il semble que la morale soit devenue inutile : l'humain e§t acquis; dans l'autre, il semble qu'elle puisse être n'im porte quoi : l'humain eSt absolument à inventer. Et, naturellement, nous voyons bien que M. Lefèvre échappe, en fait, à nos remarques, car, rejetant la perspeâive provisoire de Sartre au nom de la perspeâive inverse, Û demeure cependant luimême sur une position mixte qui lui permet, dans une savante et perpétuelle juxtaposition, de retirer tous les bénéfices de ces deux perspectives. Mais norçs pensons précisément qu'il ne s'agit ici que d'une juxtaposition, que l'attitude de M. Lefèvre consiste bien à sacrifier la morale à la métaphysique — et que, sinon, il n'eût point refusé de déceler chez Sartre lui-même la possibilité de par venir à une morale authentique. Et quand il lui reproche d'avoir confondu le fait humain avec le " fait brut de la matière ", et d'avoir remplacé la morale par là psychanalyse, peut-être méconnaît-il le risque qu'il court, lui, de confondre la valeur avec le fait, et de remplacer la morale par une physique des valeurs. Mais c'e^t encore lorsqu'il déclare que la phénoménologie rend la conscience tributaire du fait, et que " tout phénomène, en tant que tel, eSt amoral ", que M. Lefèvre nous place le mieux au centre du débat. Car c'èSt lui, précisément, qui confond alors le phéno mène existentiel avec le fait, alors qu'en tous endroits Sartre rappelle que ce phénomène eSt la " réalité-humaine " dans son ambiguïté, à la fois et indissolublement valeur et fait, transcendance et nature. Mais une méthode ne saurait être ambiguë à la façon dont peut l'être son objet. Tout au plus lui eSt-il concédé de tendre vers l'ambiguïté, mais c'est au prix de l'avoir d'abord posée comme telle, c'eSt-à-dire d'avoir isolé par abStraâion les deux aspeâs qu'il lui faut ensuite s'efforcer de réunir. C'eSt pourquoi l'on peut fort bien ne point perdre de vue le véritable phénomène existentiel, et se trouver cependant contraint de l'aborder tantôt suivant un essentialisme du fait, qui semble le couper de sa valeur, tantôt, et corré lativement, suivant un essentialisme de la valeur, qui semble rame ner celle-ci au plan du fait.
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UNE MANIFESTATION PRATIQUE DE L'AMBIGUÏTÉ
Les quelques remarques qui précèdent étaient sans doute néces saires pour préciser le plan sur lequel l'ambiguïté de la phénomé nologie se constitue pour nous en problème. Nous pouvons désor mais demander à l'un des premiers ouvrages de Sartre, l'Esquisse d'une théorie des émotions, de nous fournir, en même temps qu'une première application où se définira déjà la méthode, les données exa&es de ce problème, telles que les concevait son auteur dès ce moment-là.
IL LA PSYCHOLOGIE DES ÉMOTIONS
Du point de vue que nous avons fait le nôtre, l'étude des émo tions présente un intérêt capital. En premier lieu, c'est une étude qui relève de la psychologie et qui, à ce titre, engage une théorie de^la connaissance de soi. Par ailleurs, l'émotion eét le'phénomène-type au cours duquel il semble que nous soyons réduits au rôle de speâateurs de nous-mêmes et de viâimes passives des événements;' étant un phénomène fréquent, il doit donc, considéré sous cet angle, manifester dans la pratique un déterminisme psycho-biologique auquel se heurte en vain toute tentative de réaâion morale. Nous aurons donc là, d'une part, un problème de méthode à l'occasion duquel commencera à se définir pour nous la phénomé nologie; d'autre part, une perspeftive de philosophie pratique, où se posera la question d'une maîtrise de soi, hors de laquelle toute théorie se condamne elle-même. Nous ne savons que ce que nous pouvons ;\toute science exige une technique où elle se prouve en s'éprouvant.
Précisément, la psychologie classique semble avoir toujours été préoccupée de se constituer sur un plan purement théorique, en opposition au plan — lui-même rendu alors théorique — du comportement " moral ". Par là, prétendant explorer une " cons cience psychologique " préalablement dégagée de l'être total et de la conscience agissante, elle n'y peut plus découvrir que des " faits psychiques " en face desquels l'être en qui ils apparaissent se trouve 39
ATTITUDE SCIENTIFIQUE ET PSYCHOLOGIE
pratiquement désarmé. Ayant abstrait le " fait " pour se désin téresser du " faire ", considérant ce qui efi à part de sa réalisation, elle se limite à l'analyse d'une matière dont on ne comprendra jamais ensuite qu'elle se fasse puissance de mise en forme d'elle-même. Bref, traitant la conscience comme un seâeur de l'être, la psycho logie classique la prive de toutes les caraâériStiques qui mani festent précisément une conscience, dans son rapport aâif à un monde qu'elle s'oppose à elle-même. Dans ces conditions, la psychologie devient une physique mentale. Qu'elle s'attache dans 1'" âme " soit à des objets, soit à des mouvements, soit à des puissances, toujours elle la naturalise, elle la manque en tant que pouvoir effeâif sur le monde et sur ellemême. Et même si, de psychologie Statique, elle se change en psy chologie du devenir mental, puis du dynamisme mental, en fin de compte la puissance qu'elle attribue à la conscience n'eSt qu'une puissance naturelle, une puissance qui développe en elle des mani festations — par rapport auxquelles sa propre fon&ion n'eSt que fonâion passive de constatation et d'enregistrement. Il y a une puissance dans la conscience, mais qui ne peut être tenue pour puissance de la conscience. Celle-ci en eSt traversée, affeâée, mais elle ne saurait à son tour l'affeâer : toujours seconde à l'égard de ce qui se déroule en elle, la conscience eSt donc réduite — même dans les psychologies qui se veulent antimatérialistes — au rôle d'" épiphénomène ", de phénomène par surcroît, effet qui n'eSt point à son tour une cause, vision produite mais ne produisant rien. Il semble — comme nous nous efforçons de le montrer au cours d'un autre travail1 — qu'il faille voir là l'un des produits d'une foi excessive en la Raison, laquelle se change aisément en son inverse : un total " absurdisme ". Appliquée sans précautions à la psy chologie, l'attitude scientifique conduit à la notion antiscientifique d'épiphénomène; et, pour avoir trop présumé de sa propre ratio nalité, la conscience se condamne à jouer indéfiniment vis-à-vis d'elle-même le personnage déraisonnable de l'Étranger, si parfai tement décrit dans le roman d'Albert Camus. i. La France intérieure, année 1947 — particulièrement n° 53 (février) "Le Mythe de l'Absurde." 40
LES THÉORIES CLASSIQUES
Et Ton sait comment cet auteur systématise, au cours d'un autre ouvrage, la position " absurdiSte " dont l'Étranger n'est qu'une illustration particulière : le monde eSt " déraisonnable ", la vie n'a pas d^ sens, l'être humain eSt indéfiniment condamné au sort de Sisyphe, roulant sans espoir un rocher qui retombe toujours. Il eSt pourtant curieux, du point de vue qui nous occupe ici, de remar quer le soin que prend Camus de " maintenir l'absurde " au prix d'une révolte perpétuelle. Cette absurdité fondamentale qu'on prétend " constater ", qui se manifeste avec " évidence ", encore faut-il la consolider par une attitude — qui ne saurait plus être, dès lors, qu'une attitude d'absurdification. Or, si l'Étranger par vient à se " libérer " de la sorte, à ne plus tenir l'Absurde que de lui-même, et par là — d'après Camus — à n'en être plus viâime, c'est précisément au moyen d'une violente colère prise à l'égard d'un aumônier, venu, dans sa cellule pour lui apporter quelque consolation. Cette colère eSt une émotion-type : elle manifeste à la fois le caraâère intentionnel de ce phénomène psychique, et la dégradation consentie par une conscience choisissant de s'enfoncer aétivement dans une perspeâive — qui n'était encore que solli citation vague, sentiment d'étrangeté vis-à-vis des autres hommes. Ce sont ces deux aspeâs que nous allons en effet rencontrer dans notre étude phénoménologique des émotions.
Dans son Esquisse, Sartre cpmmence par nous inviter, à la lumière d'une critique des perspectives classiques, à relever la conscience à son rang de conscience. La psychologie ne saurait être simple étude de faits, le psychologue ne doit pas attendre des événements intérieurs qu'ils s'organisent d'eux-mêmes ou selon les normes préétablies d'une conscience transcendantale, impersonnelle, étran gère à la conscience concrète. Chacun de ces événements eSt un avènement, une apparition par où la conscience se manifeste à la fois sa situation au monde et sa propre attitude vis-à-vis de cette situation : c'est donc un " phénomène ", qui, ne pouvant renvoyer à aucun être, à aucun " noumène " — dont la considération serait psychologiquement vaine —, renvoie du moins à son auteur et signifie la totalité de la conscience lancée dans une attitude parti4i
LES THÉORIES CLASSIQUES
culière. Ne trouvant point dans le monde sa cause— mais seule ment une " motivation " —, il ne tient plus sa consistance que de son caraâère de conduite humaine, par où s'exprime une forme originale de présence au monde. ^ La perspective, déjà paradoxale en soi — compte tenu de nos habitudes intelleâueÛes, qui tendent toutes à nous présenter les " faits de conscience " sous la forme de processus assimilables aux processus naturels —, l'eSt encore davantage s'il s'agit de l'émo tion, exemple typique de la dépossession de soi. Or, classiquement^ il y a trois aspeâs possibles par où peut être considérée une émotion : les réaâions physiologiques, les conduites objeâives, " l'état de conscience " lui-même. Toute théorie de l'émotion choisira donc de privilégier l'un de ces trois aspeâs, de le tenir pour essentiel, en rejetant les deux autres au second rang, à titre d'accompagnements accessoires. Ainsi, pour William James, le tout de l'émotion sera constitué par les phénomènes physiologiques, suivis de leur projeâiôn dans la conscience. La colère ne sera que désordre dans l'organisme et conscience de ce désordre. Pourtant, il nous semble bien que, quelle que soit l'assise organique de cette émotion, la conscience en colère e^t une conscience orientée, qui a un sens, qui signifie quelque chose. A tel point que, la physiologie échouant à distinguer autre ment que par l'intensité les modifications de la colère et celles de la joie, nous persistons bien, néanmoins, à tenir ces deux émotions pour irfédùâibles, et nous n'attribuons jamais à la joie l'allure que nous présente un homme en colère. Bien plus, la colère elle-même eSt susceptible d'un tel nuancement — saisissablé déjà dans sa conduite même — qu'il paraît décidément impossible de n'y voir que la transposition dans là conscience de quelques sensations organiques. Mais précisément, c'eSt par le biais des conduites que Pierre Janet aborde l'étude de l'émotion — espérant par là sauver en elle ce qu'il y a de psychique, sans toutefois abandonner le terrain de l'obje&ivité scientifique : une conduite eSt un phénomène psychique observable. Dans cette perspeâive, l'émotion lui apparaît comme constituée par le passage d'une conduite supérieure à une conduite inférieure, ou conduite d'échec, de désadaptation — et, secon dairement, par la prise de conscience de cette conduite d'échec. La 4*
QUELQUES EXEMPLES
question eSt alors de savoir ce qu'il faut entendre par un tel passage. S'agit-il d'une substitution automatique de la seconde conduite à la première, par suite de l'impossibilité de tenir celle-ci ? La pré tendue " conduite d'échec " n'eSt alors que décharge au hasard de l'énergie nerveuse, " selon la loi du moindre effort "; et nous reve nons à une thèse très voisine de celle de James. — En fait, Janet semble parfois tenté de dépasser cette position, en attribuant à la conscience un rôle non plus seulement de " prise de conscience " secondaire, mais d'intervention, d'opération effeâive : par là, elle apparaît comme susceptible de finaliser l'émotion, d'en faire une véritable conduite, en lui conférant le sens d'un échec par rapport à la conduite supérieure — celle-ci étant considérée comme possible mais en même temps comme trop difficile à tenir. Ma colère subite en face d'un ami qui s'obstine à ne pas comprendre mes arguments n'eSt un phénomène psychique, une conduite véritable, que dans la mesure même où elle n'eSt pas nécessitée mécaniquement par Yimpossibilité de trouver de nouveaux argu ments, mais seulement motivée par une difficulté que je choisis de ne plus affronter. Quelles que soient les incertitudes de Janet entre ces deux inter prétations, il eSt clair que la psychologie ne saurait se contenter de conduites conscientes, qui ne sont encore de son point de vue que des " états de conscience ", et que la notion même de" conduites "ne doit prendre valeur pour elle qu'en tant que conduites de la conscience, C'e§t bien ainsi que la phénoménologie va nous donner le moyen de comprendre le " phénomène " de l'émotion. Traitons d'abord quelques exemples, pour, nous efforcer d'en tirer ensuite diverses conclusions concernant la théorie phénoménologique de la connais sance de soi.
Un homme, soudainement aux prises avec une bête féroce, s'évanouit. Une malade, venue voir Pierre Janet pour lui faire un aveu pénible, eSt saisie en entrant dans son bureau par lepreStige du professeur : elle prend une crise de nerfs. Je reçois la nouvelle de l'arrivée d'un être cher, et je me mets à chanter, à danser, à manifester la plus vive exaltation. 43
QUELQUES EXEMPLES
Il e$t assez remarquable qu'un caraâère commun puisse se dégager de ces trois exemples : dans chacun d'eux, il semble bien qu'il s'agisse d'une sorte d'évasion à partir de la situation réelle. Comme nous l'avions vu sur le cas de la colère — et comme Janet semblait lui-même le pressentir — une telle évasion n'eSt nullement un pur désordre physiologique, mais une conduite, et qui ne prend valeur de conduite que dans une intention de la conscience : cette intention, ici, eSt négatrice. Le sujet voit bien qu'un effort serait exigé de lui par sa situation présente : s'il l'accepte comme telle, elle lui fait un devoir d'agir. Mais il ne se sent pas à la hauteur de ce devoir, sa difficulté, subitement apparue et ne laissant guère de temps à la réflexion, lui fait redouter une impossibilité : par défai tisme, le sujet nie la situation en tant que présente, il s'en évade. Et, sans doute, on comprend bien que l'homme en danger de mort, la malade intimidée tentent, par une brusque conversion d'attitude, d'ignorer la situation présente dès lors qu'elle leur semble irrédu&ible. Le cas de la joie supporte-t-il une telle inter prétation ? C'est ce qui devient évident si l'on remarque que, dans les conditions obje&ives de notre existence, toute satisfa&ion attendue court de multiples dangers, et, d'une façon générale, celui d'une dissolution, d'un monnayage,, d'une médiocrisation - - par suite des mille nécessités de notre comportement dans le temps. Il eSt normal, dès lors, que nous cherchions à nier ces conditions obje&ives qui nous sont hostiles, pour ramasser dans une sorte d'absolu instantané toute la satisfaction que nous nous sentons en droit d'exiger. La situation réelle implique un devoir effeâif de présence difficile et de lutte; nous^ lui opposons une situation ima ginaire où se traduit l'exigence d'un droit qui n'a plus besoin d'être mérité. Mais on objeâera aussi que l'émotion se traduit par des effets concrets qui dépassent le domaine de la fiéHon. Et c'est bien en quoi il y a émotion; le sujet, s'il se contentait d'une négation mentale de la situation, ne pourrait lui-même croire à sa négation : or, l'émotion eSt effectivement vécue comme dépossession de soimême, et il faut bien qu'elle le soit pour constituer une évasion. Il y a des moments critiques où rêver n'eSt plus possible. Et comme il ne saurait être question de transformer le monde lui-même, ce que le sujet va transformer, c'est sa propre manière d'être pré44
QUELQUES EXEMPLES
sent au monde. Entre l'a£te positif d'" attention à la vie " dont nous parle Bergson et la détente passive du rêve, il y a place pour une attitude opposée à cet aâe, mais qui n'eSt pas moins aâive que lui. Le rêve eSt neutre : cette attitude eSt résolument négative. Et c'est le corps qui va être chargé de jouer, de " mimer " la transforma tion. Le comportement du corps assurera notre croyance en nous situant de façon nouvelle, ou à la limite en supprimant toute situa tion (évanouissement). Comme le note M. Merleau-Ponty 2, " le corps, étant notre moyen permanent de " prendre des attitudes " et de nous fabriquer ainsi de pseudo-présents, eSt le moyen de notre communication avec le temps comme avec l'espace "; et par conséquent aussi le moyen d'abolition du temps, ou de l'espace objeâif. Le sujet, qui eSt indissolublement conscience et corps, conscience agissante, emploie donc toute son énergie, qui lui a paru insuffisante pour vivre la situation réelle, à créer une situation fiâive ou une absence de situation. Son procédé eSt ici très semblable à celui du sorcier primitif pratiquant un " envoûtement " : opération magique, non sur l'objet lui-même qu'il s'agirait d'atteindre, mais sur un substitut de cet objet. Le substitut des conditions objectives du monde eSt ici le propre corps du sujet, dont il dispose pour les atteindre magi quement : c'eSt ainsi que " meurt " la viétime dont le simulacre de cire vient d'être transpercé par l'aiguille du sorcier. L'opération eSt peut-être plus facilement décelable dans le cas des émotions fines, comme l'émotion esthétique. Bornons-nous à ajouter ici qu'il n'eSt pas rare, au cours de l'audition d'un mor ceau de musique, que nous nous rassemblions dans une attitude totale — recueillement de la conscience, tension du corps—pour " gonfler ", dans l'inStant, la satisfaâion que nous attendons, et dont la perfection eSt à la merci de nos voisins, ou de la durée même du morceau. Il s'agit pour nous de vibrer plus intensément, par crainte que la vibration ne soit trop brève. Il s'agit de nous enfer mer dans un univers musical hors du temps, et de le protéger — lui irréel — contre toute incursion du monde réel, au moyen d'une attitude prise par tout notre être. Ainsi ressentons-nous des frissons dans le dos, parfois des larmes nous viennent aux yeux, nos mains 2. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 211.
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DÉGRADATION DÉ LA CONSCIENCE ÉMUE
elles-mêmes frémissent et se crispent comme pour maîtriser quelque fuite possible, éviter quelque irréparable désastre, immo biliser tout ce qui s'écoule. En réalité, c'est nous qui fuyons vers un refuge dont la fragilité nous inquiète, mais qui demeurera tant que nous demeurerons nous-mêmes capables de nous émouvoir, et donc d'être émus. La description de la tristesse nous fournirait des résultats équi valents. Supposons que nous venioiis d'apprendre notre ruine : le monde alors est demeuré le même, mais nous ne disposons plus des mêmes moyens d'aâion." Faute de pouvoir et de vouloir accomplir les aâes que nous projetions, nous faisons en sorte que l'univers n'exige plus rien de nous. Nous lie pouvons pour cela qu'agir sur nous-même, que nous " mettre en veilleuse " — et le corrélatif noématique de cette attitude c'est ce que nous appellerons le Morne : l'univers est morne, c'eSt-à-dire : à Stru&ure indiffé renciée. En même temps cependant^ nous prenons naturellement la position repliée, nous nous "blottissons ''.Le corrélatif noéma tique de cette attitude c'eSt le Refuge 3 " (p. 36T37).
Une dernière ôbjeâiori, enfin, semble se proposer. Si l'émotion eSt une attitude du sujet, c'eSt-à-diré nécessairement une conduite de la conscience, comment comprendre qu'il puisse n'être pas conscient de cette conduite, et s'abuser ainsi lui-même. Remarquons d'abord que le langage — souvent fort révélateur '—hésite précisément entre les deux formes : " être ému ", " s'é mouvoir ". Par ailleurs, il eSt fréquent que nous nous surprenions en train de "renchérir " sur notre émotion : le goût du sensationnel ne se manifeste pas que dans les speâacles, la leâure des journaux et les fêtes foraines, il nous accompagne jusque dans lés événements de notre existence personnelle — vis-à-vis desquels, aussi graves et brefs qu'ils puissent être, nous nous posons volontiers en speâateurs de nous-mêmes; nous nous passionnons pour notre propre réaâion à ce qui nous arrive, et nous comptons les coups comme 3. La signification technique de l'expression" corrélatif noématique " sera précisée dans les pages qui suivent. 46
DÉGRADATION DE LA CONSCIENCE ÉMUE
s'il s'agissait d'aùtrui. Le départ eSt donc difficile à faire entre la " comédie magique 'Y où nous sommes pris à notre propre jeu, et la comédie pure, où nous poussons le jeu pour le plaisir de nous regarder jouer. Mais il eSt vrai que pour " pousser le jeu ", encore faut-il qu'il y ait un jeu; et si nous sommes conscients de le pousser, cela n'im plique pas que nous ayons d'abord voulu le jouer, mais peut-être seulement que nous nous émouvons d'avoir été émus. La même difficulté se retrouve ici que sur, le plan intelleftuel, où la cons cience, se retournant sur elle-même en train de penser, forme " l'idée de l'idée ". Et la solution nous semble devoir être identique. Il faut bien admettre un point de départ à ce mouvement : si l'on situe ce point de départ hors de la conscience, on ne comprendra jamaiis qu'il y induise ensuite la première idée; mais si on l'envisage lui-même comme une idée pleinement constituée dès son origine, alors il faut tenir celle-ci pour innée et se condamner corrélative ment à tenir pour illusoire le processus effè&if qui, dans le concret, constitue progressivement une idée. Bref, la conscience claire, réflexive^ n'eSt pas plus explicable pal: le non-conscient que par elle-même. En revanche, nous voyons bien qu'elle s'apparaît peu à peu et se détermine elle-même en se dégageant d'un plan où elle n'eSt encore que conscience du monde, où elle ne se distingue pas de son propre comportement, selon ce que sa situation au monde lui manifeste à titre d'exigences extérieures. Cette vie est bien déjà vie de la conscience, mais vie dans l'irréfléchi. Au stade où nous nous reportons dans de nombreux aftes quotidiens — comme celui d'écrire -—, notre situation au monde exige bien de nous un comportement orienté dont seule eSt capable une conscience, mais elle n'exige pas que nous rapportions à nous ce comportement, que nous le réfléchissions. Il y a donc bien, au sens où nous avons entendu le mot " conduite ", des conduites irréfléchies. "... une conduite irréfléchie n'eSt pas u n e conduite inconsciente, elle eSt consciente d'ellemême npn-thétiquement ", c'eSt-à-dire en ne se prenant pas ellemême pour thème. Quand le monde m'apparaît " difficile", ce n'eSt point que j'ai dû le juger difficile; simplement il se donne comme tel en fonâion de l'aâiyité que je m'efforce d'y mener. On comprend dès lors que je n'aie pas davantage besoin de réflé47
DÉGRADATION DE LA CONSCIENCE ÉMUE
chir, de faire retour à moi, pour tenter quelque changement par où il cesse, en tant que. difficile, de concerner mon entreprise. Et Ton comprend de même que je me découvre, par suite, effeélivement engagé dans les manifestations de cette tentative où Je m'en gage. Ainsi la conscience, dans l'émotion, ne saurait être tenue pour passive — mais il faudrait plutôt la dire passionnée, au sens où Ton se passionne pour quelqu'un ou pour quelque chose. Et ce terme aurait précisément pour avantage de manifester l'ambiguïté de ce pouvoir par où la conscience intervient a£tivement, mais pour s'enchaîner elle-même et finalement devenir comme passive à l'égard de son intention première; elle s'y enlise en effet, dans la mesure où celle-ci ne saurait être simple intention d'une conscience pure, et où elle exige une attitude de l'être tout entier pour acquérir sa consistance et sa pleine signification. Il y a un vertige de l'émotion, et ce renchérissement lui-même dont nous parlions plus haut n'eSt pas nécessairement une hypo crisie, dans la mesure où, initialement, en tant qu'attitude naturelle, l'émotion n'eSt jamais une fatalité. Ici la distinction faite par M. Mer leau-Ponty entre "hypocrisie psychologique " et " hypocrisie métaphysique " nous semble précieuse : " La première trompe les autres hommes en leur cachant des pensées expressément connues du sujet. C'eSt un accident facilement évitable. La seconde se trompe elle-même par le moyen de la généralité, elle aboutit ainsi à un état ou à une situation qui n'eSt pas une fatalité, mais qui n'a pas été posé et voulu, elle se trouve même chez l'homme " sin cère " ou " authentique " chaque fois qu'il prétend être sans réser ves quoi que ce soit. Elle fait partie de la condition humaine. Quand la crise de nerfs est à son paroxysme, même si le sujet l'a cherchée comme le moyen d'échapper à une situation embarrassante et s'y enfonce comme dans un abri, il n'entend presque plus, il n'y voit presque plus, il eSt presque devenu cette existence spasmodique et haletante qui se débat sur un lit... A chaque instant qui passe, la liberté se dégrade et devient moins probable4. " Pour l'homme normal, la vie elle-même, puis l'attention à la vie rendent possible la reprise : une nuit de sommeil, et les exigences 4. Phénoménologie de la perception, p. 190. 48
IMPLICATIONS MÉTHODOLOGIQUES
du monde reprennent leur urgence précise. Mais on comprend aussi le caraâère d'émotions continuées que présentent certaines " manies ". Le sujet se complaît dans sa suppression du monde ob jectif, dans la mesure où le monde objectif e£t effectivement supprimé, où la dégradation de conscience qui a permis la suppression restreint sans cesse — par ce résultat effectif qu'elle obtient sur le monde — les chances d'une reprise susceptible de le transformer en sens in verse. Le refuge tentateur, une fois atteint, s'eSt changé en prison. On s'eSt enfermé pour se sauver : Gribouille n'agissait pas diffé remment, qui se jetait à l'eau pour n'être pas mouillé, — et M. Ca mus nous propose un autre Gribouille, qui absurdifie le monde en une fois, pour ne point courir le risque d'y rencontrer par la suite, dans quelque absurdité de fait, l'exigence d'un effort de signifi cation; il s'agit de se condamner à Fabsurdisme par crainte de l'ab surde. Et tel e£t bien le caraâère que nous avions pu entrevoir dans la crise de colère de l'Étranger, dont nous utilisions l'exemple au début du présent chapitre 5. La conscience émue e£t une conscience dégradée, parce qu'elle se livre à son intention, et que cette intention, dans son défai tisme, ne parvient à transformer que l'attitude même du sujet, renonçant à mordre sur sa situation effective. Disons qu'elle engage un comportement artificiel : non point fictif, puisqu'il demeure " sincère " et produit des effets, mais inefficace, puisque ces effets sont obtenus au prix d'une évasion souvent dangereuse, toujours située en tout cas sur la voie d'une désadaptation.
Les remarques précédentes manifestent asses le caractère ambigu de la conduite irréfléchie. Mais ce caractère n'eSt là qu'en puissance : s'il nous apparaît, c'est au regard d'une conduite réfléchie, qui nous oblige à situer l'irréfléchi-conscient entre elle et le pur in conscient. Et cette ambiguïté ne passe à l'acte qu'au niveau où le 5. Au cours du présent ouvrage, nous avons été amené à formuler diverses critiques à l'égard de certaines thèses de M. Camus. Naturelle ment, ces critiques ne s'adressent qu'à la partie " absurdiSte " de son œuvre et ne concernent en aucune façon rorientation nouvelle qui semblerait se dégager d'un roman comme la Pefie. 49
IMPLICATIONS MÉTHODOLOGIQUES
sujet, s'interrogeant sur sa propre disponibilité vis-à-vis de luimême, se demande, d'un point de vue pratique, s'il e§t ému ou s'il s'émeut; s'il e$t condamné, sur le plan de la réflexion, à subir l'émo tion qu'il " intentionné " sur le plan irréfléchi. La conscience de soi e$t-elle vi&ime des initiatives de la conscience du monde ? Bref, y a-t-il un intérêt autre que théorique à rendre celle-ci responsable de conduites effe&ives, s'il e§t vrai que celle-là — qui seule aurait les moyens de lutter, de redresser, d'orienter selon la pensée— de meure impuissante en face de la dégradation qu'elles impliquent? Le problème ainsi posé e$t un problème moral. C'eSt le problème humain par excellence, et c'est naturellement le seul où l'ambi guïté soit efFeftive, connue et vécue pour telle. Mais ce que nous voulons surtout retenir ici, ce sont les impli cations méthodologiques de l'enquête que nous venons de pour suivre sous la conduite de Sartre. Elles sont, en fait, remarqua blement exprimées par Sartre lui-même. f Tout d'abord, l'émotion ne doit pas être considérée comme 1 un accident. Elle renvoie à ce qu'elle signifie, et elle signifie la Conscience dans une de ses attitudes. Elle e$t une des grandes atti tudes essentielles de la conscience. Mais nous avons vu que cette attitude est une finalité spontanée qui tend à réaliser un aspeft magique du monde : elle admet donc pour terme corrélatif l'apparition d'un monde magique. Il faut insister sur ce point. Il y a un monde correspondant à chaque émotion : un monde de l'horrible, du morne, du "louche ", de l'inquiétant, de l'intimi-dant, etc. D'une façon générale, " le monde social e$t d'abord magique ", " l'homme e§t toujours un sorcier pour l'homme ". Le magique, selon l'expression d'Alain, " c'eSt l'esprit traînant parmi les choses ".Ainsi, même rationalisé par la suite, ce monde humain peut faire éclater les cadres qui lui ont été imposés, et réapparaître brusquement dans son aspeâ magique originel. Dans ce cas, nous vivrons le magique comme tel : mais l'émotion, là encore, n'aura rien d'un accident; elle se caractérisera toujours comme le retour de la conscience à l'attitude magique, qui e$t " une des façons dont elle comprend.,, son être-dans-le-monde ". Il y a le monde du déterminisme, qui e£t le corrélatif d'une atti tude de rationalisation, et qui n'eSt modifiable que par l'intermé5?
IMPLICATIONS MÉTHODOLOGIQUES
diaire d' " ustensiles " déterminés. Il y a le monde magique, " modi fiable sans intermédiaire et par grandes masses ",..qui eSt le corré latif d'une attitude magique. Dans l'émotion, la conscience comprend sa situation en fonâion de son comportement magique. Tout comportement admet deux perspeâives : il eSt comporte ment de la conscience, et il se développe dans un monde corres pondant auquel il donne sa signification. Ainsi, le magique n'appa raît que dans la mesure où il eSt vécu comme tel, où il y a compor tement magique de la conscience. On peut donc poser qu'à toute fîruSure essentielle de la conscience correspond une firufîure existentie du monde. Dans ces conditions, si nous voulons cara&ériser l'émotion de façon globale, nous devrons dire qu'elle eSt un phénomène existen tiel selon la " catégorie '' du magique, une " mise en forme simul tanée du corps et du monde6 ", qu'elle signifie " la totalité des rapports de la réalité-humaine au monde " ; plus précisément, qu'elle eSt" modification totale de " l'être-dans-le-monde " selon les lois très particulières de là magie ". Mais si, à partir de cette unicité, nous mettons l'accent sur le vécu des significations, nous aurons la tendance existentielle de la phénoménologie : pour celle-ci, représentée par Heidegger, c'est, dans chaque cas, la Stru&ure existentielle du monde qui sera inter rogée, en tant qu'elle eSt situation signifiante, compréhension, assomption par la " réalité-humaine " de son " être-au-monde " ; et nous aurons dans ce sens une analyse-.dé"!*'" réalité-humaine " mais à partir de cette totalité synthétique qu'eSt l'homme, et dont nous posons initialement que l'essence eSt d'exister en se compre nant. — Si au contraire nous mettons l'accent sur la constitution des significations, nous aurons la tendance essentialiSte, représentée par Husserl : c'est alors, dans chaque cas, la Structure essentielle de la conscience qu'on s'efforcera " de décrire et de fixer par les concepts " ; tout phénomène psychique, supposant l'homme en face du monde, exige, pour être compris, qu'on s'élève de la situa tion de l'homme dans le monde à la source même de l'homme, du monde et de leurs rapports, c'eSt-à-dire à la conscience transcendantale et constitutive ; nous atteignons celle-ci par la " réduâion 6. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 51
ip.izo.
IMPLICATIONS MÉTHODOLOGIQUES
phénoménologique " ou " mise du monde entre parenthèses ". Cette opération sera étudiée pour elle-même au cours du prochain chapitre. Quant aux implications pratiques qui peuvent dès mainte nant se dégager de l'application à la psychologie d'une méthode phénoménologique, nous nous bornerons aux remarques suivantes. A propos de la colère, Sartre oppose à une forme de " réflexion complice " — " qui saisit, certes, la conscience comme conscience, mais en tant que motivée par l'objet " (celui-ci étant conçu dès lors comme possédant l'aspeâ que lui confère Fattitude magique) — la forme de " réflexion purifiante " de la réduction phénomé nologique, qui saisit l'émotion en tant qu'elle constitue cet aspeft. Au lieu de dire : " je suis en colère parce qu'il eSt haïssable", nous dirons : " je le trouve haïssable parce que je suis en colère ". Or, à ce Stade de notre étude, il semble bien que cette réflexion puri fiante. dont nous aurons longuement à reparler par la suite, ne dépasse pas le niveau d'une hygiène mentale : au regard de la pra tique, elle ne se formule encore qu'au conditionnel; elle suggère des puissances, dont il resterait à se faire des instruments dans un but catégorique. Ainsi, analyser les modes existentiels de la compré hension de soi, ou décrire " les essences qui président au déroule ment du champ transcendantal ", c'est demeurer, ici comme là, sur le plan de l'être — ici, de l'être de la conscience pure, et là, de l'être de son comportement dans le monde. C'eSt donc tendre, à travers la conciliation de ces deux points de vue à constituer une v/* ontologie " — étude de l'être —, cependant que la morale se situe, elle, sur le plan du devoir-être. Et c'est parler à l'indicatif, alors qu'il lui faudra s'exprimer à l'impératif. En étudiant, au cours des chapitres suivants, la façon dont Sartre s'efforce d'utiliser — soit séparément, soit déjà dans une tentative de conciliation — les deux perspectives que nous venons de retrou ver, nous serons précisément amené à préparer le terrain pour une meilleure position, ensuite, de la question capitale : l'impératif moral peut-il surgir d'une simple conciliation théorique, ou exige-t-il d'y être surajouté dans une attitude pratique ? Et cette évolution de Sartre sur le plan phénoménologique, ainsi que son orientation générale vers cette conciliation des deux ten dances, nous les comprendrons mieux si, avant de refermer l'ou vrage auquel nous venons de nous attacher, nous en dégageons 5*
IMPLICATIONS MÉTHODOLOGIQUES
quelques remarques encore, fort précieuses, concernant la possi bilité de constitution d'une étude totale de l'homme, ou Anthro pologie. Sartre, dans sa conclusion, insiste sur le fait que son esquisse n'avait d'autre but que de " servir d'expérience pour la constitu tion d'une psychologie phénoménologique ". Il s'agissait de savoir, sur un cas particulier, si la " réalité-humaine " — qui ne peut appa raître au psychologue de tradition classique," en fon&ion même de ses principes, que " comme une collection de données hétéro clites " — eSt en fait autre chose qu'une collection, c'est-à-dire " si elle supporte en son fond une enquête phénoménologique ". La réponse eSt affirmative, puisque, nous l'avons vu, l'émotion ne saurait être envisagée qu'en tant que phénomène signifiant, et signifiant la réalité-humaine totale qui s'y fait émue. Désormais, toute enquête de psychologie phénoménologique, étant assurée de ses droits, pourra " débuter de prime abord par fixer dans une réflexion êidétique ", utilisant des notions concep tuelles, Y essence des phénomènes interrogés. Telle sera la perspeâive dans laquelle se développera la psychologie de l'imagination, que nous examinerons dans le chapitre suivant.. Au lieu de partir du phénomène et de remonter, par les perspectives nécessaires à sa compréhension, jusqu'à l'essence qui autorise ces perspectives, nous pourrons suivre la route inverse, et fonder directement le phéno mène à partir de Félucidation de son essence. Mais il reste entendu qu'une psychologie même phénoménolo gique ne peut entreprendre de mettre " l'homme en question ni le monde entre parenthèses ". Elle prend l'homme " en situation ". Ce qui veut dire que la réflexion êidétique dont il vient d'être ques tion ne pourra s'appuyer que sur un principe général de recherche, reconnu comme applicable, mais non sur une notion de la réalitéhumaine " décrite et fixée par une intuition a priori ". Son point de départ sera bien une idée de cette réalité-humaine, mais une idée au sens kantien du terme, un concept régulateur, un idéal pour la méthode. " Les diverses disciplines de la psychologie phénomé nologique sont régressives, encore que le terme de leur régression soit pour elles un pur idéal ; celles de la phénoménologie pure, au contraire, sont progressives. " Et cette servitude de la psychologie à l'égard du phénomène — sur lequel elle peut réfléchir selon une 53
IMPLICATIONS MÉTHODOLOGIQUES
méthode essentialiSte, mais qu'elle ne peut atteindre direâement en partant de l'essence même de l'homme — se comprend bien si l'on remarque que l'émotion, par exemple, étant tenue pour " une réalisation d'essence de la réalité-humaine en tant qu'elle eSt affeâion ", la phénoménologie ne saurait pourtant " montrer que la réalité humaine doive se manifester nécessairement dans de telles émotions. Qu'il y ait telle ou telle émotions et celles-là seule ment, cela manifeste sans aucun doute là fafîicité (le caraâère de fait) de l'existence humaine'\ Par là apparat clairement la nécessité de maintenir une analyse existentielle en face d'une méthode essentialiSte, bref de tenter une psychologie ontologique où tendent à se rejoindre et à s'enrichir mutuellement les enseignements de la " régression psychologique " et ceux de la " progression " phénoménologique pure. La " réflexion éidétique "aura précisément pour rôle, dans Timaginaire, d'effeâuer celle-là en s'inspirant déjà de la possibi lité de celle-ci — qui sera mise en œuvre pour elle-même dans l'Être et le Néant.
m. LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'IMAGINATION
Nous venons de rencontrer, avec rémotion, Tune des formes de l'empâtement de la conscience. L'initiative prise par celle-ci y ap paraît comme une dégradation : elle enlise la conscience dans les transformations mêmes que celle-ci opère sur sa propre façon d'être présente au monde. C'eSt une initiative qui tend à restreindre les chances d'initiatives ultérieures. Nous sommes envoûtés par l'envoûtement auquel nous venons de nous livrer, " possédés " par ce monde sur lequel nous venons de déployer quelque rite de pos session. Nous nous sommes donnés au magique dans la mesure où nous avons accepté que l'attitude magique fût la seule solution. Et nous avons vu qu'il n'y avait pas, eh fin de compte, de diffé rence entre l'enfant qui joue à se faire peur, qui joue la peur — et qui finalement ne peut réprimer son tremblement et son désir de fuite — et l'homme qui accepte sa peur et lui accorde toute la vitalité dont il renonce à se servir pour surmonter la situation. Semblable au pouvoir d'Orphée, à celui d'Amphiôn, le pouvoir incantatoire du corps livre l'âme, frappée de stupeur, à la magie d'un monde qui, larguant ses amarres rationnelles, décolle de luimême et vient s'organiser sans distance, sans recul possible, ni dans le temps ni dans l'espace, autour de j'apprenti-sorcier, selon son imprudente invocation : Égaré dans mon âme, et maître autour de moi. Et je tremble comme un enfant Devant ce que je puis \ Ce sont ces mêmes cara&ères de chute, de dégradation, d'empâ tement de la conscience, que nous allons retrouver dans notre i. Paul Valéry, Mélodrame d'Amphiôn. 55
INCANTATION ÉMOUVANTE, INCANTATION IMAGEANTE
étude de l'image mentale. Sartre lui-même en marque nettement la similitude avec le cas de l'émotion, lorsqu'il écrit : " L'a&e d'ima gination... e§t un a&e magique. C'e$t une incantation destinée à faire apparaître l'objet auquel on pense, la chose qu'on désire, de façon qu'on puisse en prendre possession. Il y a, dans cet a&e, toujours quelque chose d'impérieux et d'enfantin, un refus de tenir compte de la diétance, des difficultés. Ainsi le tout jeune en fant, de son lit, agit sur le monde par ordres et prières. A ces ordres de la conscience, les objets obéissent : ils apparaissent2. " A titre d'exemple, citons ce court passage extrait de l'Enfance (Tun chef9 dans le Mur. Il s'agit du petit Lucien, qui essaie de persua der le Bon Dieu qu'il aime sa Maman. Et comme le Bon Dieu voit tout, il faut bien que Lucien commence par s'en persuader luimême. "...Quelquefois on pouvait s'absorber complètement dans ce qu'on disait. On prononçait très vite " Oh que j'aime ma maman ", en articulant bien et on revoyait le visage de maman et on se sen tait tout attendri, on pensait vaguement, vaguement, que le Bon Dieu vous regardait et puis après on n'y pensait même plus, on était tout crémeux de tendresse, et puis il y avait les mots qui dansaient dans vos oreilles : maman, maman. Maman 8. " On retrouve ici l'incantation qui s'opère par les mots prononcés, et qui, permettant au sujet de faire apparaître l'image, le situe par là-même dans l'atmosphère sentimentale qui correspond à cette image. A mesure, le but initial disparaît en tant que thème dépensée, et l'incantation se poursuit sur le rythme du mot fonda mental. • Le mot sert donc de motif de base, son articulation effeéHve mime la situation qu'il s'agit de réveiller, et se prolonge ensuite au-delà de toute intention. Notons à ce propos que les mots peuvent jouer un rôle immense dans l'émotion. Et prenons, pour nous en assurer, l'exemple de la peur. Si je me trouve subitement devant un danger réel, je puis me le formuler de deux façons : ou bien je le pense, je le saisis en idées, que j'entraine dans un mouvement de réflexion; ou bien je prononce Stupidement, fût-ce en moi-même, les mots qui correspondent à ces idées, mais qui se donnent alors 2. Ulmagnaire, p. 161. — 3. Le Mur, UEnfance d'un chef p. 146. 56
INCANTATION ÉMOUVANTE, INCANTATION IMAGEANTE
pour eux-mêmes en se dérobant au dynamisme spirituel. Mon apti tude à penser la situation, à prendre du recul sur elle en la conce vant dans ses caraétériStiques positives, eSt alors renoncée au profit d'une démarche corporelle irraisonnée par où je m'induis en un certain état de passivité. Je cède à mon corps, qui s'empare de tout ce qui en moi n'est que mouvements, et chasse par son inertie tout ce qui serait orienté vers le savoir. Telle eSt bien l'assise sur laquelle repose la fameuse méthode d'autosuggestion du docteur Coué; et l'on voit en même temps la raison qui rend cette méthode pratiquement inopérante, puisque la conviâion qu'elle produit ne peut à son tour rien effectuer : conviéHon par surprise, inutilisable, inadaptable aux situations concrètes, stéréotypée dans sa Stupeur, Un autre exemple, évoqué par Sartre lui-même dans un article récent, nous paraît également significatif, quoique plus complexe, Dans la Chartreuse de Parme, le comte Mosca, amoureux de Sanseverina, et la voyant s'éloigner en berline avec le jeune Fabrice, remarque pour lui-même : " Si le mot d'amour vient à surgir entre eux, je suis perdu 4. " On pourrait ici envisager deux inter prétations. " L'amour n'est pas avant tout conscience de lui-même : Û eSt conscience des charmes de la personne aimée 6. " 'Ainsi le mot prononcé peut-il provoquer la prise de conscience. On cesse alors d'être " charmé ", on se découvre amoureux. Et il eSt bien vrai que le mot, parfois, libère l'être d'une obsession qui pesait sur lui sans qu'il pût la comprendre. Nommer, c'est assez fréquemment se défendre contre la toute-puissance de ce qu'on nomme : c'est en tout cas lui refuser le privilège d'opprimer un aveugle. Toutefois, à y regarder de près, il apparaît que le mot, là encore, n'eSt susceptible d'un tel rôle que si le sujet s'élève de lui à l'idée dont il eSt le signe. C'est l'idée, à vrai dire, qui libère; et nommer, c'est alors définir. Or le mot prononce pourra aussi bien être réen gagé dans un courant de pensée que fixé pour lui-même dans sa seule prononciation, avec toutes les implications affeâives qui peu vent découler de ce mouvement corporel abandonné à lui-même. La 4. Temps modernes, février 1947, n° 17. QtfeSt-ce que la littérature ? p. 785. — 5, Ulmaffnaire, p, 93-94. 57
INTERVENTION DE LA CONSCIENCE RÉFLEXIVE
rencontre du mot eSt donc à son tour occasion ambiguë — soit d'une attitude réfléchissante, soit d'une conduite irréfléchie qui, à peine vient-elle de s'amorcer, se renforce sans cesse dans son irré flexion. Le phénomène de cristallisation nous paraît caractériser dans l'amour plutôt cette seconde perspeâive que la première; celle-ci d'ailleurs pouvant fort bien, comme nous l'avons vu, se prolonger elle-même dans celle-là : tout être amoureux joue son amour au moins autant qu'il le pense, et s'induit en des états amoureux qui, pour n'être point spontanés, n'impliquent pas non plus son insinçérité.
Nous disposons maintenant des éléments voulus pour aborder l'étude des images. Et nous comprenons en particulier que nous soit désormais possible à leur égard la méthode que la phénomé nologie appelle "réflexion éidétique ". Celle-ci consiste en une réflexion sur l'image en tan t qu'image, qui explicite, décrit et fixe Vessence de l'image. Nous ne pouvons en effet engager ni poursuivre notre étude sur le plan de la conscience qui imagine. Il nous faut avoir recours à celle qui réfléchit. Mais ce recours lui-même n'e§t guère admissible si nous refusons de don ner son plein sens à l'expression " conscience qui imagine ". Il faut se rappeler ici qu'Auguste Comte proscrivait la psycholo gie d'introspeéHon, la bannissait de sa liste des sciences pour cette raison qu'un homme ne peut à la fois être dans la rue et se regar der passer par la fenêtre. L'homme en colère qui s'étudie n'est plus un homme en colère, il èSt un psychologue. La remarque eSt riche d'enseignements : si on la tient pour prohibitive à l'égard de, la psychologie, elle signifie qu'on tient la colère pour un état, et la réflexion sur la colère pour un a£te qui dissipe cet état — un peu comme le mouvement du kaléidoscope transforme le tableau d'ima ges que présentait celui-ci dans sa position antérieure. La colère ne serait donc qu'un fait dans la conscience, et celle-ci ne pourrait " bouger ", que le fait ne s'altère et disparaisse. Il faut remarquer en outre que, dans une telle perspeâive, la conscience étant conçue comme Statique à l'égard de ce qui se passe en elle, 5»
INTERVENTION DE LA CONSCIENCE RÉFLEXIVE
on ne voit guère ce qui pourrait transformer ce contenant ou cet écran passif en un aCte de réflexion sur les faits qui s'y produisent. La psychologie proscrite par Auguste Comte méritait donc de l'être, mais sa suppression n'impliquait point — malgré les conclu sions hâtives du fondateur du positivisme — l'impossibilité de toute psychologie. Et nous voyons assez comment peuvent être conciliées la né cessité d'une réflexion seconde et l'indispensable authenticité de son objet : la conscience initiale qu'il s'agit de décrire. Celle-ci n'eSt pas en effet un lieu d'événements; la conscience, dans l'ima gination, n'est pas composée ou parcourue d'images. L'image n'eSt point une chose, Stable ou mouvante, mais un rapport tendu par l'aCtivité imageante de la conscience, visant un objet qui lui demeure transcendant. Mais ce qui est vrai, c'est que cette acti vité se donne un correspondant de l'objet, un " analogon ". L'er reur consisterait alors à prendre celui-ci pour l'image, quand l'image n'eSt que sa constitution même, ou, si l'on préfère, la signification que la conscience donne à cet " analogon " en le constituant en tant que tel. Dans l'attitude imageante irréfléchie, la conscience atteint l'ob^jet à travers l'analogon qu'elle s'en donne, ou qui lui eSt donné. La conscience réflexive, elle, peut atteindre l'essence de l'image, en tant que l'apparition de l'objet en image implique " un donné psychique qui fonctionne comme analogon ". Mais elle sait en même temps que ce donné ne remplit son rôle qu'au prix d'une synthèse intentionnelle, effectuée par la conscience imageante; et ce qu'elle peut saisir sur lui, c'eSt uniquement " les qualités de la chose visée ". Ce n'eSt donc pas la réflexion qui trouble l'imagination, car elle n'eSt que réflexion sur l'essence d'image et les implications de cette essence. La réflexion peut saisir le rapport en tant que rapport sans le supprimer, sans supprimer son contenu psychique, car elle n'a pas besoin pour le saisir de disloquer l'attitude imageante. D'une façon générale, toute attitude de conscience, se développant d'abord dans l'irréfléchi, eSt susceptible de s'élever, sans se perdre, à la réflexion sur elle-même ; elle porte en elle la possibilité de cette réflexion — dans la mesure où une conscience ne saurait sans contra diction être inconsciente d'elle-même. 59
PERCEPTION ET IMAGE
Mais si la conscience veut maintenant saisir le contenu psychique pour lui-même, elle supprime par là son rôle d'analogon, elle sup prime le rapport à l'objet qui s'établit à travers lui, bref elle sup prime l'attitude imageante — et donc le contenu de l'image. C'e§t de la même façon qu'en face d'un tableau, nous pouvons adopter tour à tour l'attitude esthétique, où le tableau réel e$t pris comme analogon d'un objet saisi en image — et l'attitude percevante, où nous observons le tableau en tant qu'objet, où nous nous attachons à détailler les divers éléments qui le composent : les deux attitu des sont inconciliables, nous pouvons réfléchir la première, mais la seconde la supprime. Nous aurons à revenir sur ces divers points — dont l'abord e$t nécessairement assez ardu, puisqu'ils engagent une conception de l'image qui n'a point encore reçu sa justification. Résumons-les cependant, avant de tenter de fournir celle-ci. La conscience qui imagine vise un objet transcendant. La cons cience réflexive peut la doubler, pour saisir l'essence de cet acte de visée et le corrélatif psychique qu'il implique nécessairement. Ce corrélatif enfin ne saurait être étudié, dans sa nature et dans ses composantes, qu'au moyen des hypothèses d'une psychologie expérimentale : le passage à cette méthode e$t un abandon de la description phénoménologique, et Sartre le désigne comme passage du certain au probable. Dans les pages qui suivent, nous centrerons nos analyses sur l'Imaginaire et l'Imagination, en nous efforçant de ne pas trahir la pensée de Sartre. Mais notre but n'eSt nullement de suivre pas à pas le développement de ces deux ouvrages : nous n'avons en vue que l'éclairement progressif du sartrisme par les aspeâs essentiels — selon la perspective que nous avons adoptée — des étapes qui jalonnent son évolution.
L'image n'eSt donc pas objet dans la conscience, elle e$t rapport à quelque objet extérieur — dont elle ne saurait être conçue comme la transposition mentale. Une telle conception a pourtant des racines assez fortes dans nos habitudes intellectuelles, et s'accompagne souvent de raisons appa60
PERCEPTION ET IMAGE
remment convaincantes. H nous faut l'examiner de plus près, et nous efforcer d'en tirer des éclaircissements concernant l'essence que nous cherchons à décrire. On sent bien que la question centrale eft ici celle des rapports entre image et perception. D'une façon générale, la psychologie classique ne voit point, entre les deux phénomènes, de différences qui tiennent à leur nature intrinsèque. Cela e$t conforme à la posi tion adoptée par le psychologue, s'il refuse de tenir compte des attitudes de conscience pour ne s'adresser qu'à des paysages cons cients. Mais il faut remarquer déjà qu'en faisant de l'image une perception interne, il sera logiquement entraîné à retrouver en suite la perception sous la forme d'une image projetée à l'extérieur. Bref, dans la mesure exaâe où l'on supprime toute intentionalité de la conscience, on supprime corrélativement l'objet qu'elle intentionné. Il est vrai que c'est pour l'avoir d'abord intériorisé, et qu'au fond on n'a guère réussi qu'à reculer le problème — puisqu'il s'agirait encore de rendre compte de la saisie et du manie ment de ces objets mentaux par l'esprit qui les " contient ". Conce voir les objets de la conscience comme immanents à la conscience, c'eét lier celle-ci aux hasards de leur apparition, c'eét la réduire à n'être plus que leur succession. Admettons cependant, à titre provisoire, un tel point de vue. Nous avons donc un monde d' " impressions ", entre lesquelles il nous faudra décider de ce qui e$t perceptions et de ce qui e§t images. Nous sommes en plein " phénoménisme ", et nous ne disposons plus — pour opérer le clivage entre monde extérieur et monde imaginaire — que de critères fondés sur des caraâères extrin sèques, comme les différences d'intensité, de netteté, entre ces im pressions. — Profitons de l'occasion pour faire observer au passage l'étrange confusion des " philosophes " qui, opérant pour les besoins de leur cause une assimilation assez navrante, reprochent à la phénoménologie dont se réclame Sartre de n'être qu'un phéno ménisme. De toute façon, dans la perspeéHve que nous examinons, l'objet n'étant qu'image extériorisée ou l'image n'étant qu'objetintériorisé, objet et image possèdent les mêmes cara&ères objeâifs, les mêmes qualités déterminées. Et ce qui contribue sans doute à renforcer une telle conviction, c'e£t que certaines images semblent traverser 61
PERCEPTION ET IMAGE
la conscience et lui apparaître soudain comme aussi étrangères à elle qu'un météore à l'espace qu'il parcourt. Et, sans doute, il y a bien des images qui ne correspondent pas à quelque '*' préméditation " de la conscience, que la conscience n'a pas " décidé " de se faire apparaître : venues on ne sait d'où, (elles n'explicitent pas leur rapport à nos préoccupations du moment. Pourtant, nous devons nous souvenir de certaines de nos re marques concernant les émotions. Nous avions vu que le magique pouvait être là, dans notre situation au monde, et se manifester à nous par quelque faille de notre " attention à la vie ", selon quelque distraction de notre attitude rationnelle; mais nous avions vu aussi que, même alors, il ne pouvait être saisi en tant que tel, que si nous acceptions d'adopter l'attitude magique : le monde des usten siles peut bien être provisoirement disloqué, il ne recristallise en monde magique que si notre conscience s'y fait émue, l'inten tionné selon une Structure émotionnelle. De même ici, il peut bien se faire que toute la matière d'une image surgisse de quelque chute de la conscience à partir d'une attitude antérieure, mais cette ma tière ne deviendra effectivement image que ressaisie dans une attitude nouvelle qui se confirmera en attitude imageante. La pensée peut s'oublier, se perdre, abandonner un moment, ne plus soutenir ses produits dans la tension qui constitue leur être psychi que : ceux-ci peuvent alors s'offrir à des synthèses n o u v e l l e s mais encore faut-il qu'il y ait afte synthétique, et ils disparaissent s'ils ne sont aussitôt repris dans un tel aâe, réengagés dans un nouveau mouvement de pensée. C'eSt celui-ci qui leur donné à son tour, pour un temps, une signification hors de laquelle ils seraient purement et simplement non conscients. Pour reprendre des termes que nous avions employés précédemment, un contenu psychique peut subir des discontinuités en tant que psychique : et s'il réapparaît, affecté par exemple d'une valeur imageante, c'est qu'une intention de la conscience lui confère pour un temps le rôle d'arialogon de quelque objet qu'elle vise à travers lui. Bref, la conscience ne peut "rencontrer " sans prendre parti : même lors qu'elle n'avait pas prévu la rencontre, il lui faut accéder, en l'accep tant, à quelque mode de compréhension d'elle-même dans cette situation nouvelle. Elle s'oriente pour saisir, et quand elle saisit une " image ", c'est au prix d'un aâe d'imagination. 62
PERCEPTION ET IMAGE
On peut donc s'attendre à ce que l'orientation de celui-ci ne soit pas la même que celle d'un aâe de perception. L'image n'est pas une impression errante, livrée aux hasards capricieux d'une "association " dont on s'efforcerait en vain de formuler les lois, non plus qu'au déterminisme d'un monde tout constitué — monde seulement concevable, mais, en tant que tel, inaccessible à l'ima gination. Précisément, un tel monde ne se constitue que progressivement à partir de la perception. Et nous touchons là, sans doute, le point même où vont se distinguer pour nous fonâion percevante et fonâion imagéante. L'image que j'ai de cette chaise eSt aussi extérieure, en effet, aussi " transcendante " à ma conscience que la chaise elle-même, perçue à sa place. Mon image eSt dans l'espace au même titre que ma per ception — bien qu'il ne s'agisse pas du même espace; leur objet eSt commun, c'est lui que je vise dans l'une comme dans l'autre. Seulement, dans un cas, celui de la chaise que je perçois, l'objet que j'intentionne déborde ma perception, il eSt inépuisable, et je sens bien, plus je m'y applique, que je n'en finirai pas d'en dégager les enseignements : il me faut l'apprendre, c'est-à-dire affronter la richesse de ses déterminations, accepter de ne pouvoir le saisir que successivement en des aspeâis toujours particuliers, par où j'exclus chaque fois une infinité d'autres points de vue qui m'attendent. — Dans l'autre cas au contraire, celui de la chaise que j'imagine, l'objet se donne à moi, une fois pour toutes, dans l'aâe synthétique où je me tends vers lui : l'image me livre d'un coup tout ce qu'elle eSt; je n'ai rien à apprendre d'elle que je n'en sache déjà au moment même où elle m'apparaît ; mon rapport à l'objet se limite à sa manifestation initiale ; pauvre en déterminations, mon image ne possède que celles que je lui confère en la formant. Comme l'objet n'y eSt plus constitué par l'interdépendance de ses éléments ni par sa solidarité avec les autres objets du monde, je n'ai pas \Vob server>yt ne puis que le regarder — d'un regard qui n'en approfondit point la connaissance, et que Sartre qualifie de " quasiobservation "• Dans la perception, je suis livré à l'objet, qui m'entraîne sur la pente d'une investigation totale, je subis cette densité qui lui vient de sa plénitude de présence au monde ; dans l'image, l'objet 63
LA CONCEPTION BERGSONIENNE DE i/lMAGE
m'eSt livré au niveau de mon intention ; l'adaptation, tant qu'elle a lieu, n'implique pas effort, elle eSt en équilibre Stable. L'appa rition de l'objet perçu ménage des surprises, elle reste ouverte à une infinité d'apparitions différentes ; l'apparition de l'objet imaginé eSt fermée sur elle-même, limitée aux quelques déterminations qu'il possède dès l'origine, sans aucune chance d'évolution. L'image n'eSt donc pas la présence " dans " la conscience d'un " objet mental " ou d'un " simulacre " d'objet extérieur. Elle nous présente l'objet absent, mais non point comme il se présenterait s'il était effe&ivement présent ; en elle, nous visons bien cet objet dans l'espace, mais il nous apparaît alors sous une forme originale, qui est la forme imageante : les déterminations ne s'y " exposent " pas, ne se juxtaposent pas comme sur l'objet dans le monde, mais s'impliquent et se compénètrént mutuellement, dans une impression globale, bloquée sur elle-même.
Mais peut-être nous sera-t-il donné de préciser et de mieux faire comprendre les remarques qui précèdent, si nous comparons mainte nant — en nous inspirant de certaines critiques émises par Sartre, en particulier dans FImagnation —■ cette conception phénoménolo gique de l'image à la conception qu'on en peut trouver chez Bergson. A vrai dire, il y aurait toute une étude à faire sur l'image bergsonienne — et qui comporterait bien des difficultés, car, malgré les déclarations mêmes de Bergson, sa psychologie et sa métaphysique manifestent souvent des orientations fort différentes. Si nous relisons Matière et Mémoire, nous y apprendrons que le monde eSt constitué d' " images " : être, pour un objet, c'est être une image possible, virtuelle encore, mais qui s'aétualisera, dans la représentation, par le seul fait que l'a&ion imminente de notre corps l'isolera de l'entourage qui eSt le sien en tant que chose, pour l'en détacher en tant que tableau. Et la déclaration eSt formelle : " Il y a pour les images une simple différence de degré mais non pas de nature entre être et être consciemment perçues. " Ainsi, métaphysiquement, la perception eSt-elle fondée : elle repose sur la rencontre d'une conscience inconsciente, immanente aux objets du monde, et des nécessités d'aéHon du sujet dans ce monde. 64
LA CONCEPTION BERGSONIENNÉ DE L'IliiAGE
La perspe&ive eSt étrange. Elle constitué à coup sûr un renver sement des positions classiques : celles-ci croyaient concevoir une aâion de l'objet sur u n sujet doué de conscience ; pour Berg son au contraire, le sujet n'eSt à ce Stade qu'un corps agissant, dont le comportement physique crée, dans un monde d'images, des diffé rences de niveau par où se manifeste, pour certaines d'entre elles, leur caraâère conscient. -i— On comprend dès lors que ces images ne soient encore que des schémas d'a&ivité corporelle, totalement privés de signifi cation, et que Bergson doive quitter rapidement le plan de cette "perception pure " pour passer à celui de la perception concrète. Le passage s'eflFeâue par deux moyens : d'une part, l'inertie de notre système nerveux condense, contraâe en des'"■■" intuitions relative ment simples "une multiplicité de schémas saisis sur le monde ; d'autre part, chaque perception ainsi subje&ivée eSt en même temps souvenir, car elle se fixe telle quelle dans la durée du sujet -^ a titre non plus de schéma corporel orienté vers l'à&ion^ mais de repré sentation figëej inagissante, indeStruâible. Et ce sont ces souvenirs qui, venant ensuite s'insérer dans nos perceptions, leur conféreront forme et signification, "Percevoir fiait par n'être plusqu'une occa sion de se souvenir. " Mais il faut ici remarquer que la perception qui ne possède par elle-même aucune signification, étant pur objets n'eSt^uère sus ceptible d'en acquérir soit par la fausse " sùbjeâivation " qu'elle subit dansune ■""-.' mémoire " physiologique impersonnelle, soit par l'intervention de perceptions antérieures, conservées, et dont la réapparition — assez incompréhensible puisqu'elles sont tenues pour inagissantes — ne saurait être, en tout cas, plus signifiante que l'apparition première. Et c'est pourtant à partir de ces deux éléments— perception pure et souvenir pur — tout aussi métaphysiques l'un que l'autre, que Bergson prétend rendre compte de la perception concrète et de l'imagination effective. Nous pensons^ pour nous, qu'il éSt impossible en effet que ces conceptions initiales soient sans influence sur ses descriptions psychologiques, mais que, dans la mesure où ces descriptions paraissent satisfaisantes, lés conceptions en cause ont dû être en partie renoncées au profit d'une vision plus direâe des phénomènes psychiques. 65
LA CONCEPTION BERGSONIENNE DE L'iMAGE
Il re^te que cette vision plus direâe, quelle que soit sa souplesse, se trouve alors impuissante à dépasser le plan-d'un déroulement intérieur, où tout se situe au même niveau —- parce que la cons cience y coïncide avec ses objets, qui sont pour elle des " données immédiates ". Aussi subjeâivées et intériorisées que puissent être les " images" par rapport à leur provenance matérielle; aussi explicites, nettes et vivantes qu'elles soient, inversement, par rap port aux souvenirs purs d'une mémoire spirituelle inagissante, — il reste que nous ne saurons plus faire la diStinâion entre celles qui sont dues à la perception et celles qui sont dues à l'imagination. Que devient, dès lors, cette sorte d'hémorragie dont souffre toute perception, et comment opposer celle-ci à l'image mentale, fermée sur elle-même, tunique sans couture ? Il y aurait là toute une critique à faire de la notion d' " immédiat ". Bornons-nous à noter que poser un objet qui ne fait qu'un avec le sujet, qui eSt en droit déjà " conscient " — en ce double sens qu'il possède, inscrites parmi ses qualités essentielles, l'aptitude de se rendre présent à une conscience et l'aptitude à s'enregistrer dans la durée de cette conscience pour se représenter à elle —, c'eSt rendre le sujet passif et second par rapport à tout ce qui se déroule effe&ivement en lui. Ici, la conscience eSt " empâtée " dès l'origine, et de façon définitive. Elle eSt prisonnière de ses objets, ils sont sur elle, elle se perd en eux. Et telle eSt bien, d'une façon générale, la position des " inflationnistes " —qui, pour ne pas risquer de fausser le réel en prenant un point de vue sur lui, s'assurent qu'ils le connaîtront plus authentiquement en se noyant en lui. Il eSt clair, d'ailleurs, que Bergson oscille assez fréquemment entre deux perspe&ives : désireux, sur un plan proprement psy chologique, d'introduire la notion d'attitude de conscience, il eSt toujours ramené, par ses principes de base, à la u conscience d'un certain mouvement de représentations ". Aucun texte n'eSt sans doute plus frappant à cet égard que son étude de " l'effort intelle&uel6 ". Tantôt le schème dynamique eSt une représentation en mouvement, et la conscience de ce mouvement ; tantôt il eSt conçu, au contraire, comme un pouvoir réel d'organisation, qui sait implicitement ce qu'il veut atteindre et qui dirige le mouvement < 6. UÊnerge §piritueBe9 p. 163 et 599. 66
LE SAVOIR ET L'IMAGE
des images, en demeurant toujours à distance de celles-ci. Au total, l'impression eSt qu'il s'agit d'une synthèse sans a&e synthétique. Mais, dans un cas comme dans l'autre, nous ne comprenons pas : ou bien nous devrons refuser la notion d'effort intelleftuel, comme, d'ailleurs, tout essai de diStiriâions psychologiques ; ou bien nous de manderons comment un " savoir/', qui eSt conscience, peut demeurer extérieur à des " images ", qui sont des " données " de conscience, et comment il peut les guider en demeurant extérieur à elles. Nous touchons, avec cette question, un point capital du pro blème qui nous occupe. Il nous faut maintenant, pour traiter ce point, revenir à la perspeâive phénoménologique, en résumant ses oppositions avec le bergsonisme — pour obtenir à nouveau un éclai rage plus satisfaisant.
Tout d'abord, l'objet n'eSt pas objet de conscience. Il n'eSt que le corrélatif d'une conscience, qui lui demeure transcendante. U ne peut pas plus pénétrer dans la conscience qu'être pénétré de cons cience : il n'est qu'obje&if pour la conscience, terme de ses visées, motif de sa perpétuelle intentionnalité. Parmi ces visées, la perception en <eSt une, l'imagination Une autre. Et dans l'une comme dans l'autre, c'est de l'objet que la conscience demeure distante, mais non point de ses perceptions ou de ses images : celles-ci en effet ne sont que rapports à l'objet. Et l'on comprend par là pourquoi la diStin£Hon dont nous parlions ne doit pas être cherchée dans des cara&ères que posséderaient en propre les objets de la perception et les objets de l'imagination : ce sont les mêmes objets, ils servent à l'une comme à l'autre de but et de thème — mais la thématisation que la conscience en opère ne revêt point la même signification dans les deux cas. Bref, les différences sont entre les attitudes, et entre les formes du rapport de la cons cience au monde, dans ces diverses attitudes : ce rapport eSt le phénomène existentiel, qui peut être, par exemple, ou perception ou image. Mais ce qu'il importe que nous ne perdions pas de vue, c'est qu'il n'y a pas image tant qu'il n'y a pas intention imageante, et qu'on ne doit donc pas se représenter le rapport entre le savoir 67
LE SAVOIR ET ^IMAGE
implicite qui oriente les images et les images elles-mêmes comme un rapport d'extériorité : cç savoir sous-tend les images, elles s'effondreraient sans lui, il ne les oriente pas comme on guide les pièces sur Péchiquief, il les oriente en leur donnant le sens et, par là, la consistance interne, qui leur permettent d'apparaître et de se maintenir. Ce savoir fait partie de l'intention imagearite. C'eSt lui qu'il nous faut maintenant cara&ériser. L'image en effet, aussi pauvre soit-elle en tant qu'image, pos sède xin certain nombre de déterminations : celles-ci, nous l'avons vu, ne s'ouvrent pas sur l'infini, elles se donnent d'emblée dans leur limitation — mais enfin, quand je revois en l'absence de Pierre le visage de Pierre, je sais qu'il s'agit de lui, c'est bien à Pierre que s'adresse mon regard, et mon image n'a d'existence qu'au prix d'être non pas tableau indifférent, mais bien conscience de Pierreen-image. ^ Et pourtant cette conscience n'eSt pas seulement savoir : elle se donne un Pierre absent mais intuitif, présent pour le regard. Et nous avons vu que ce regard ne. différa au fond de celui de la perception qu'en tant qu'incapable d'une observation authentique. Tel qu'il nous apparaît maintenant, soùs-tendu par un savoir, en quoi diffère-^ En fait, lés deux questions sont liées, et s'éclairent mutuellement. Si je perçois Vun aibe, ce n'eSt un ct^ étant donné qu'une observation plus approfondie, toujours à venir^ peut ni'amener à changer d'avis. Si j'imagine un cube, au contraire, je suis assuré de mon objet, je sais, à l'évidence et sans surprise possible, qu'il s'agit d'un cube. Dans un cas, nous trou vons un savoir en formation, dans l'autre un savoir immédiate Mais l'imagination, pas plus que làperception, n'élit savoir : ç'eSt la conception qui eSt savoir. C'eSt donc elle qu'il nous faut briève ment décrire, si nous voulons comprendre comment, à partir d'elle,' la conscience peut adopter une Stru&ure nouvelle, qui l'implique mais qui en diffère par le mode intentionnel«— Strudure imageante ou Structure percevante. Et nous rencontrons ici le même problème que nous âyions eu à envisager à propos de l'émotion, le problème du redoublement, de la progression. Antérieurement à l'émôtion-rehchérissement, il y a émotion pure, conduite-émue de la conscience sur le plan de 68
LE SAVOIR ET i/lMAGE
la vie irréfléchie. Antérieurement à J'idée de l'idée, il y a Fidéation pre mière où la conscience pose son objet dans uneintention de connais sance, mais ne s'élève pas encore à prendre pour thème cet aâe positionnel qu'elle effeâue. C'eft ainsi qu'il y a un savoir pré-réflexif, où nous pensons un cube par un " concept concret " qui saisit d'un coup son objet en son centre, en lui attribuant un mini mum de caraâères par où il se définit sans équivoque. Un tel savoir peut naturellement se compléter, mais il se donne d'abord tel quel, sans apprentissage, sans correâions, en un seul aâe de conscience. Ç'eft lui qui préside aux déterminations dont mon image du cube sera la synthèse intuitive. Et mon image sera d'autant plus complexe que mon savoir préalable sera plus poussé; mais, aussi complexe soit-elle, elle sera fermée sur elle-même, et d'emblée totale. Mais c'e§t ce savoir aussi qui se renseigne dans la perception : en échange de l'orientation qu'il confère à cette attitude quand il acœpte de se changer en elle, il pourra, une fois rendu à lui-même, enrichir son objet des déterminations nouvelles ainsi observées sur celui-ci. Et nous retrouvons bien par là, en opposant sur ce point perceptiôii et imagination, cette dégradation qui caractérise la conscience imagèante — et que nous avions eu l'occasion de signaler quand nous la comparions, au début de ce chapitre, à la conscience émue, Nous comprenons maintenant le sens d?une telle dégradation : le savoir, au Lieu de se changer en savoir percevant pour se renseigner sur l'objet présent, ou en savoir réflexif, pour se renforcer en se déterminant pour lui-même sur le plan inteUeéhiel, accepte de se prendre dans la formation d'une image où il jette son acquis pour faire apparaître l'objet absent, mais où il se condamne à ne rien acquérir eh échange. Satisfaction d'impuissant, défaitisme Stérile, telle apparaît, sous cet angle négatif, la fonction imagèante de la conscience. Et il s'agit bien, en effet, d'une fonfldon de renoncement. Mais tout renonce ment^ s'il fait apparaître du négatif, e§t cependant un aâe positif. Nous devons donc nous demander maintenant en quoi l'image e£ négation, en quoi cette négation peut servir positivement la cons cience qui s'y livre de façon provisoire, sans accepter pour autant de s'y perdre. 69
ASPECTS NÉGATIFS DE L'iMAGE
Il y a non point perception mais image dans la mesure où la conscience ne forme celle-ci qu'en se dirigeant vers un objet qu'elle ne cesse de tenir pour absent. L'image eSt présentation de l'objet en tant qu'absent. Et c'eSt ce rapport, vécu par la conscience, qui fait de l'image un phénomène de conscience* qui interdit que l'on y voie un objet " dans la conscience ". Notons que, pour nous assurer de ce point — par où nous préci- > sons encore, en les complétant, les résultats précédemment obtenus —, il nous faut nous adresser à cette conscience non-réflexive, " non-thétique ", qui accompagne inévitablement tout aâe positionnel de conscience irréfléchi, dans la mesure même où cet a&e procède d'une conscience. Celle-ci pose un objet, mais en même temps elle ne peut pas ne pas en avoir conscience, ne pas avoir conscience de la façon dont elle le pose — quoiqu'elle n'y réfléchisse point expressément. La conscience, même irréfléchie, ne peut être inconsciente d'elle-même. Or, que trouvons-nous ? Dans l'image de Pierre, Pierre e£t donné absent à l'intuition. Il eét, dit Sartre, non pas " non-intuitif "mais " intuitif-absent ". L'image eSt " conscience imageant Pierre ", référence à une intui tion sensible qui se donne comme ne pouvant pas avoir lieu. C'eSt une certaine façon qu'a Pierre de ne pas pouvoir être touché, de ne pas être À telle distance, dans ft#* position. Ainsi ma conscience de Pierre e£ en même temps conscience du néant actuel de Pierre. " Si vive, si touchante, si forte que soit une image, elle donne son objet comme n'étant pas. " Et je puis imaginer Pierre soit comme étant mort, soit comme n'étant pas là, soit encore comme étant loin de moi; je puis, enfin, l'imaginer sans mfengager à le tenir pour non-exiStant, absent ou existant ailleurs. Cette dernière forme eSt sans doute la plus proprement " ima ginaire " : ma conscience n'y saisit en quelque sorte que sa propre spontanéité créatrice, dans un a&e qui n'eSt plus positionnel de telle ou telle négation, mais de la négation même du monde. Il y a là, si l'on veut, comme un a&e gratuit de l'imagination : j'imagine pour imaginer, pour nier le réel. Il en résulte deux conséquences en apparence contradi&oires, et qu'il nous faut mettre en lumière. 70
ASPECTS NÉGATIFS DE L'iMAGE
Prenons un exemple. Si je cherche à former le visage de ma mère parce que ma mère e$t absente et qu'elle me manque, je ne puis l'obtenir qu'en posant ma mère comme absente, je ne puis me la faire apparaître qu'au prix de tenir pour irréelle cette appa rition. Le désir que j'ai de la présence de ma mère e§t donc frustré dans l'aâe même auquel je me livre pour le satisfaire. Et il me faut sans cesse redoubler d'efforts pour maintenir une image, qui sans cesse renouvelle ma déception. — Mais si, au contraire, je suis assis, en train de rêver, et que je me donne des visages imaginaires " pour le plaisir ", sans autre raison que mon désir de m'évader du temps et du lieu réels, je puis poser ces visages en dehors de toute considération de temps et de lieu; et comme je ne demande point alors à mes images de remédier à quelque défaut précis du monde objeâif, mais simplement de s'opposer à ce monde en me le faisant oublier, je ne subirai en elles aucune déception, si ce n'eSt que, d'une façon générale, elles pourront sedissoudre trop rapide ment à mon gré. En tout cas, je me sentirai plus détaché à l'égard de chacune d'elles ; je serai occupé à imaginer des visages, et non plus préoccupé d'imaginer tel ou tel visage. En un mot, je " sau rai ".mieux qu'il s'agit d'un jeu — parce que je n'aurai plus quelque raison précise de le prendre au sérieux, voire même au tragique. Telle e§t bien la rêverie, désintéressée au double sens du terme : sans buts particuliers, et soucieuse seulement d'éviter que le monde obje&if lui en puisse proposer — donc ne plaçant pas son intérêt en quelque chose, mais refoulant un monde dont précisément elle choisit de se désintéresser. Or on sait que la rêverie peut, chez certains sujets, présenter une forme nettement pathologique. La schizophrénie en e£ le type parfait. Le malade, ici, ne désire absolument pas la réalité qu'il imagine : si elle lui était présentée, il la repousserait, incapable de s'y adapter. Ce qu'il demande à ses images, c'est de compenser son inaptitude, admise une fois pouf toutes, à vivre les situations réelles correspondantes. Bref, le manque dont il souffre, cen'eftplus dans tel ou tel aspeft du monde qu'il le situe, c'est en lui, dans sa propre inadéquation à ce monde. L'aâe irréalisant n'a donc pas pour lui le sens qu'il a pour moi quand je veux retrouver le visage de ma mère absente, et que je me tends avec toute ma réalité vers cette irréalité que je me fais apparaître : il s'y complaît, lui, au prix de 7i
ASPECTS NÉGATIFS DÉ i/lMAGE
s'irréaliser lui-même. Il vit dans l'irréel, il eSt satisfait, pris à son propre jeu, prisonnier de l'imaginaire. Mais, en quelque sorte, prisonnier conscient. Citons ici une observation dont Sartre fait état, celle de Marie B., par Borel et Robin : " Je me rappelle la crise que j'aie eue autrefois : j'ai dit que j'étais là reine d'Espagne. Dans le fond, je savais bien que ce n'était pas vrai. J'étais comme une enfant qui joue à la poupée et qui sait bien que sa poupée n'eSt pas vivante mais qui veut s'en persuader..; Tout me paraissait enchanté... J'étais comme une comé dienne qui aurait joué un rôle et qui se serait mise dans la peau de son personnage. J'étais convaincue... pas tout à fait. Je vivais dans un monde imaginaire. " Et citons encore un cas dont nous parlait récemment M. Gilbert Maire : il s'agit d'un sujet qui se voyait à la tête d'une immense fortune ; rituellement, celle-ci, quand il en parlait, s'élevait de paliers en paliers, se chiffrant d'abord par milliers de francs* puis par millions, puis par milliards. Un jour, on lui demande de donner vingt francs, qu'il avait dans son gousset, pour une cofleâe destinée à un de ses camarades. Il propose dors d'enïblée sa fortune imaginaire, disant : "Maisnon, mais non, je donné tout ce que j'ai ", et de nouveau se livre à des évaluations fantaisistes. On insiste, il s'entête — etfinalement,sur une nouvelle insistance, déclare : " Ah mais^ c'est que vingt francs, ça représente quelque chose... " Pourtant, cette conscience qu'ils gardent du caractère fictif de leur comportement ne suffit point à faire que de tels sujets soient guérissables : car ils sont en même temps pleinement sincères dans leur besoin derejetertoute nécessité de comportement réel. En ce sens* on peut dire qu'une conduite irréfléchie dans le monde ne présente pas lés mêmes dangers qu'une conduite moins vérita blement irréfléchie, mais vécue/ et plus où moins voulue, comme évasion du monde. La première eSt en effet sans cesse prémunie contre elle-même par les nécessités d'une a£tionqu'elle accepte, dans son ensemble, de mener ; la seconde, refusant en bloc cette à£tion, se confirme en eUé^même, en ne se conformant plus qu'à ses propres productions. Bref, il y a une passion de l'imagination comme il y a Une fixation passionnelle des émotions. L'imaginaire, qui n'affleure normalement qu'en des dérobades momentanées de la conduite* peut aussipolàriser etfixerune conduite définitive de dérobade. 7*
LA RÉACTION DU JEU SUR LE JOUEUR
Il e$t manifeste, d'ailleurs, que dans tous les cas, les sentiments qu'éprouve le sujet en face de ses images diffèrent en nature de ceux qu'il peut éprouver en face des objets eux-mêmes. Ces sentiments ne sont plus passifs, mais aâifs, ils sont joués : le sujet cherche à les subir, il s'efforce de faire comme s'il les subissait■'■— mais son amour pour telle femme, sa haine de tel ennemi, son dégoût devant tel comportement n'apparaissent alors qu'appauvris, typifiës, réduits à n'être plus qu'amour, haine, dégoût, en un sens très formel ; enfin, étant ainsi simplifiés, ils sont plus faciles à vivre — et c'est pourquoi, sans aller.même jusqu'au cas du schizophrène, lé sujet normal a parfois tant de peine à reprendre conta& avec la réalité, même lorsqu'il s'agit de l'être qu'il aime. Nous retrouvons donc ici, sur le plan affeéHf, cette dégradation de la conscience imageante que nous avions également rencontrée sur le plan du savoir — ainsi que l'équivalent, dans ces "quasi-senti ments ", de la " quasi-observation " par où Sartre opposait l'image à la perception. Et ce thème du sentiment a£Bf, "forcé " ou simplement ren forcé^ mais en tout cas faussé, e$t sans doute capital dans la com préhension qu'un homme eSt appelé à prendre de sa propre vie. Nous sommes tous, à quelque degré, semblables à ces " pithiatiquès" qui passent leur temps à se persuader de ce qu'ils ne ressen tent pas, et qui se conduisent effectivement selon une telle persuasion; L'enfant apprend les sentiments sur les réaâiqns d'autrui puis sur ses proprés expériences, et de même que l'homme demeuré seul s'efforce d'aimer l'absetite comme si elle était encore là, de même l'enfant s'efforce d'éprouver ce qu'il sait qu'on doit éprouver L'exemple du petit Lucien, dans l'Enfance dyun chef mérite à cet égard d'être approfondi. Il nous permettra en même temps d'illus trer une dernière fois certaines de nos analyses précédentes concer nant les éléments constituants de l'image. Réproduisons d'abord le court passage que nous avions cité au début du présent chapitre : "...Quelquefois on pouvait s'absorber complètement dans ce qu'on disait. On prononçait très vite " Oh que j'aime ma maman ", en articulant bien et on revoyait le visage de maman et on se sentait
LA RÉACTION DU JEU SUR LE JOUEUR
tout attendri, on pensait vaguement, vaguement, que le Bon dieu vous regardait et puis après on n'y pensait même plus, on était tout crémeux de tendresse, et puis il y avait les mots qui dansaient dans vos oreilles : maman, mamany Maman. " Nous retrouvons bien, dans cette description, l'intervention d'un savoir, qui " intentionné " un but défini, le visage de la mère — et de mouvements corporels (prononciation des mots), chargés de fixer ce savoir. Mais ici, aucun sentiment ne se présente pour être uni synthétiquement, dans le même a&e intentionnel, à ce savoir et à ces mouvements. C'est qu'en effet, l'apparition de l'image n'eSt pour Lucien qu'un but intermédiaire, le but véritable étant l'apparition du sentiment que, dans la réalité, il ne parvient pas à éprouver pour sa mère. Et il semble bien qu'il y ait là une réussite. Pourtant lisons les lignes qui suivent : " Cela ne durait qu'un inétant, bien entendu, c'était comme lorsque Lucien essayait de faire tenir une chaise en équilibre sur deux pieds... Lucien se lassa de ce jeu parce qu'il fallait faire de trop gros efforts... " En fait, Lucien ne fait jamais que changer de jeu : il passe sa vie à " jouer ", en porte-à-faux entre un besoin de sérieux et une incapa cité à tenir ses propres sentiments pour réels ; il lui faut donc, à chaque inétant, les mimer, les extérioriser, pour leur donner une consistance qu'il sait indispensable. Son effort pour persuader Dieu de son amour pour sa mère e& un moyen auquel il a recours, dans son exigence de sérieux, pour consolider en un être sûr de lui et inaccessible au doute ce dont lui-même ne parvient jamais à se persuader durablement. M. Le Curé lui demande un jour s'il aime bien sa maman. Et Lucien répondrait volontiers par l'affirmative, s'il était sûr que sa mère fût bien cette jolie maman qu'il se sent tout disposé à adorer, et non point quelqu'un qui joue à être sa maman. Mais le doute est en lui, et quand M. le Curé lui demande ensuite qui il préfère, d'elle ou du Bon Dieu, Lucien, ressaisi par son doute, s'enfuit. €t II courut au jardin et se glissa au-dehors par la porte de der rière ; il avait emporté sa petite canne de jonc... Lucien fouetta les orties de sa canne en criant : "j'aime ma maman, j'aime ma maman ". Il voyait les orties brisées, qui pendaient minablement en jutant blanc, leurs cous blanchâtres et duveteux s'étaient effilo chés en se cassant, il entendait une petite voix solitaire qui criait : 74
LA RÉACTION DU JEU SUR LE JOUEUR
" j'aime ma maman, j'aime ma maman " ; il y avait une grosse mouche bleue qui bourdonnait : c'était une mouche à caca, Lucien en avait peur — et une odeur de défendu, puissante, putride et tranquille lui emplissait les narines. Il répéta : " j'aime ma maman " mais sa voix lui parut étrange, il eut une peur épouvantable et s'enfuit d'une traite jusqu'au salon. De ce jour, Lucien comprit qu'il n'aimait pas sa maman. Il ne se sentait pas coupable, mais il redoubla de gentillesse parce qu'il pensait qu'on devait faire sem blant toute sa vie d'aimer ses parents, sinon on était un méchant petit garçon..; " (p. 141-142). Il y a bien là une passion du jeu, passion due à l'esprit de sérieux qui se manifeste précocement en cet enfant, désireux déjà de cons truire sa vie comme son père, de devenir un chef. Et si nous avons tenu à insister ainsi sur cet exemple, c'eSt qu'il nous semble mani fester assez valablement l'ambiguïté de tout comportement " irréa lisant ", et plus généralement de toute attificialisation. Lucien, qui nous paraît à certains égards si proche du schizo phrène, joue des conduites fiâives — mais c'est afin de se " réali ser ", de mieux s'insérer dans ce monde réel sur lequel il veut agir et où il se sent encore inadapté. On ne peut pas dire simplement qu'il joue pour jouer, il "joue le jeu ", il accepte les conventions généralement admises autour de lui, il tente de se rendre consistant en s'engageant dans la voie que lui indique son père. En ce sens, il n'est donc pas pris dans la vie imaginaire : il se sert de l'imaginaire pour mieux atteindre le réel, et sa propre réalité. Mais cependant il demeure exaâ que l'usage même d'un tel procédé l'enchaîne en l'induisant sans cesse à y recourir de nouveau. Il y a une pente du jeu, par où le joueur peut perdre de vue le but à atteindre, pour ne plus songer qu'à jouer. Et pour en revenir plus précisément au cas des images, le pro blème se pose de savoir ce que vaut le recours à elles en face d'un problème. En fait, ce recours semble destiné à demeurer parfaite ment vain : nous avons vu que l'objet qui se donne en image à une conscience, étant fermé sur lui-même, ne contiendra jamais que ce qu'elle y pourra mettre, ne pourra donc rien lui apprendre. En d'autres termes, ne lui représentant jamais que ses propres affirma tions, il laissera toujours ses questions sans réponses. Mais ce qu'il faut voir, c'est que ce recours eSt un a&e de la pensée 75
LA RÉACTION DU JEU SUR LE JOUEUR
elle-même, qui prend la forme imagée, " lorsqu'elle veut être in tuitive, lorsqu'elle veut fonder ses affirmations sur la vue d'un objet. En ce cas, elle tente de faire comparaître l'objet devant elle, pour le voir, ou mieux encore pour le posséder. Mais cette tentative où toute pensée risquerait d'ailleurs de s'enliser eSt tou jours un échec : les objets sont affe&és du caractère d'irréalité " (p. 158). On ne peut donc pas dire que l'imagination nuit à la pensée; celle-ci, s'étant trouvée en difficulté, se dégrade et se prend à cette figuration d'elle-même qui exerce sur elle une sorte de fascination. Par exemple, il lui eSt plus facile de se reporter à quelque vision de beauté que de définir ce qu'e§t le Beau. Ainsi l'essentiel eSt-il pour elle de ne pas se prendre irrémédia blement à ses propres prestiges, de demeurer toujours en alerte, apte à s'en déprendre; bref, de ne pas risquer une dépossession d'elle-même au profit de ce néant, qu'elle consacre dans son effort pour " posséder " l'objet. L'image apporte avec elle, dans son ambiguïté, une sorte de conflit entre ce qu'elle eSt et ce qu'elle représente. La pensée peut bien utiliser son propre pouvoir imageant, pourvu qu'elle n'oublie point, dans les images qu'elle forme, les objets qu'elles ont pour mission de présenter — mais qu'elles ne présentent jamais de façon tout à fait valable. " Lorsque je conserve au sein même des images ce mécontentement des images... la pensée ne souffre pas de cette ambiguïté parce que je ne laisse pas le temps à l'image de se développer selon ses lois propres, je la quitte dès que je l'ai formée; je ne m'en contente jamais. Tou jours prête à s'enliser dans la matérialité de l'image, la pensée s'échappe en se coulant dans une autre image, de celle-ci dans une autre et ainsi dé suite. Mais dans la plupart des cas, cette défiance de l'image, qui e£t comme un souvenir de la réflexion, n'apparaît pas. En ce cas, les lois de développement propres à l'image sont fréquemment confondues avec les lois de l'essence 7 ", lois qu'elle devait seulement rendre intuitives.
7. Ulmagnaire, p. 154. 76
VALEUR POSITIVE DE LA FONCTION IMAGEANTE
Peut-être avons-nous bien longuement insisté sur ces questions. C'e^t qu'elles nous paraissent commander toutes les perspectives que nous aurons à rencontrer par la suite, et en faciliter d'avance la compréhension. Il nous reste maintenant à indiquer la contre partie positive des dangers que nous venons de signaler, et, par là, à replacer la fonction imageante parmi les diverses Structures essen tielles de la conscience. Constatons d'abord que les analyses qui précèdent ne nous ont guère préparés à certaines des déclarations de Sartre, dans la conclu sion de l'Imaginaire. Parmi celles-ci, la plus frappante, celle qui présente l'apparence la plus contradictoire, se réfère précisément au problème fondamental dont l'élucidation oriente notre enquête : "... L'imagination... c'eSt la conscience tout entière en tant qu'elle réalise sa liberté 8. " Nous sommes loin, semble-t-il, de cette dégradation que nous avons eu maintes fois l'occasion de signaler. Et les paragraphes suivants seraient tout aussi susceptibles de nous décontenancer : ils expriment en effet cette idée qu'il y a possibilité permanente de dépassement de la conscience réalisante " vers une conscience imageante particulière qui eSt comme l'envers de la situation et par rapport à quoi la conscience se définit ", et, plus précisément encore, que " l'imaginaire représente à chaque instant le sens im plicite du réel ". Un rapprochement, ici, pourra nous être fort précieux. On trouve, dans la philosophie de M. Pradines, une étude fort poussée du phénomène de l'émotion, dont nous avons assez vu qu'il admet le même traitement phénoménologique que celui de l'imagination. Or, dans cette étude, l'émotion apparaît bien comme une dégra dation — mais à la façon d'un accident survenu dans le fonctionne ment normal de la conscience : c'eSt une dérégulation des sentiments fondamentaux, qui, eux, jouent au contraire le rôle de régulateurs des conduites. La conscience eSt viCtime de ce dérèglement, qu'elle constate, et qui fait retomber le comportement du plan d'une inces sante adaptation à des situations toujours nouvelles au plan d'un automatisme Stupide. Bref, sa dégradation n'eSt pas son œuvre. C'eSt un événement naturel, tout comme sont naturels, au même 8. L'Imaginaire, p. 236. 77
VALEUR POSITIVE DE LA FONCTION IMAGEANTE
titre, l'adaptation réalisée par la vie pénétrée de psychisme, Jet les obstacles qui, parfois, la mettent en échec. L'émotion, c'eStk corde qui casse, " pour avoir été trop tendue ". En ce sens, " les émotifs ne sont pas seulement des arriérés : ils sont aussi des précurseurs. Ils ne retombent au-dessous de la pensée que pour en avoir trop développé les ressources 9 ". Il e§tclairr d'après ces lignes, que l'émo tion n'e^t pas, pour M. Pradines, une certaine conduite de la cons cience, une forme aberrante où se coule, de façon plus ou moins provisoire, la pensée : elle eSt rupture de la pensée, conscience rapide et passive d'une dislocation qui n'eSt qu'un retour à l'inconscience. Voici donc un phénomène psychique dont toute la signification eSt d'être antipsychique. Et, sans doute, quand la nature se retourne contre elle-même, c'est toujours de façon naturelle : mais comment parler alors de dégradation, de déroute, etc., si ce n'eSt au simple sens de changement de direéUon ? En fait, on profite d'un jeu de mots pour rétablir dans leur valeur de phénomènes de conscience des événements qu'on avait d'abord considérés dans une perspeâive purement empiriSte. On réintroduit en eux une ambiguïté dont on les avait privés : on leur confère, sans oser l'expliciter, la mission de signifier une conscience dont la vocation ne serait pas inscrite dans la nature, ne se ramènerait pas à des lois, mais serait précisément impliquée dans le double aspect de son pouvoir de conscience — échappement perpétuel par où elle peut s'enliser dans ses propres échappées, liberté susceptible de se nier. C'eSt une telle sorte de conscience que Sartre nous présente dans son Esquisse d'une théorie des émotions. Et si nous considérons maintenant que chez M. Pradines lui-même la distance entre l'émo tion et l'imagination est à peu près celle d'un accident à une fonc tion, nous comprendrons à la fois — par les remarques qui précèdent — qu'une telle fônâion ne puisse être chez lui qu'une fonâion naturelle, accomplissant son rôle tant que rien d'extérieur à elle ne vient la troubler; et que Sartre, au contraire, doive en prendre occasion pour accentuer la part de la conscience elle-même jusque dans l'usage aberrant de l'imagination. Cet usage, en effet, procède lui aussi du pouvoir dont dispose la conscience de se faire " conscience imageante ". 9. M. Pradines, Traité de psychologie générale, tome 1, p. 730. 78
VALEUR POSITIVE DE LA FONCTION IMAGEANTE
L'imagination n'eftpas unefonélion à l'intérieur de la conscience. C'eSti une direction que la pensée peut vouloir prendre, mais qui ne s'indique effeâivement en elle qu'au moment où elle accepte ou s'efforce de la prendre. Elle procède d'une initiative véritable, et la question est alors de savoir non plus seulement si l'imagina tion e$t accident ou fonction, mais, plus précisément, si elle e£t fonéHon accidentelle — aussi importante qu'on le voudra — ou fbnéHon essentielle, c'eSt-à-dire s'il e$t possible ou non de concevoir une conscience qui n'imaginerait pas, qui ne pourrait pas imaginer : " Peut-on concevoir une conscience qui n'imaginerait jamais et qui serait tout entière absorbée dans ses intuitions du réel — en ce cas la possibilité d'imaginer, qui apparaît comme une qualité entre autres de nos consciences, serait un enrichissement contingent — ou bien, dès qu'on pose une conscience, doit-on la poser comme pouvant toujours imaginer10 ? " Ici, Sartre nous invite à une remarque fort précieuse, par où achève de se définir son opposition à d'autres psychologies mo dernes, celle de Bergson en particulier. Il s'agit de la différence radi cale entre souvenir ou prévision d'une part, imagination de l'autre. Nous pouvons revivre le passé ou anticiper, dans nos a&es, sur l'avenir. Dans les deux cas, nous ne sortons pas de la réalité : " Toute existence réelle se donne avec des Struftures présentes, passées et futures, donc-le passé et l'avenir en tant que Stru&ures essentielles du réel sont également réels, c'eSt-à-dire corrélatifs d'une thèse réalisante u . " Je puis réaliser Pierre au passé, en diri geant ma conscience vers la journée d'hier et en retrouvant la poignée de main qu'il m'a donnée : dans ce cas, je ne pose pas Pierre "comme donné-absent, mais comme donné-présent au passé "; sa poignée de main d'hier n'eft pas devenue irréelle, " elle eSt tou jours réelle mais passée ", en quelque sorte " mise à la retraite ". De même, je puis prévoir la trajectoire de la balle de tennis, mais " l'avenir n'est ici que le développement réel d'une forme amorcée par le geste de mon adversaire et le geSte réel de cet adversaire communique sa réalité à toute la forme. Si l'on préfère, la forme réelle avec ses zones de réel-passé et de réel-futur se réalise tout entière à travers son geste ia ". 10. Ulmagnaire, p. 228. — 11. Ibid.9 p. 231. — 12. Ibid.> p. 231. 79
VALEUR POSITIVE DE LA FONCTION IMAGEANTE
Par contre, je puis isoler ce même passé où ce même avenir, cesser de les vivre réels comme fond du présent, lés poser/pour euxrmêmes en les coupant de toute réalité, en me les faisant apparaître comme néants. Le visage de Pierre tel qu'il pouvait être il y a un moment ou tel qu'il pourra être quand j'irai le chercher à la gare, je ne puis l'obtenir qu'en le posant en marge de la totalité du réel, que je tiens ainsi à distance et dont je m'affranchis en le niant, • Bref, se rappeler tel ou tel souvenir, c'est rouvrir le temps, c'est aller chercher ce souvenir à sa place dans le passé — comme la perception va chercher un objet à sa place dans l'espace. Mais si, par contre, l'objet fait défaut dans le temps ou dans l'espace réel lement accessibles, il faut alors nier ce temps et cet espace, il faut "poser une thèse d'irréalité 13 ". Dans ce cas, l'objet apparaît avec des dimensions absolues qui ne résultent d'aucune comparaison possible avec d'autres objets : mon image de Pierre me donne Pierre comme grand ou petit par lui-même, indépendamment de toute relation ^ ce qui l'entoure; de même, l'objet apparaît sans date : ce visage èSt la synthèse de ce qu'a pu être Pierre à diverses époques de sa Vie, il exprime en quelque sorte l'âge absolu de Pierre —- comme on dit parfois d'un homme qu'il eSt fait pour avoir toujours quarante ans, que c'eà " l'âge de sa vie''. Donc, pour qu'ime conscience puisse imaginer, il faut qu'elle puisse irréaliser. Mais " nier d'un objet qu'il appartienne au réel, c'e§t nier le réel en tant qu'on pose l'objet; les deux négations sont complémentaires et celle-ci eSt condition de celle-là u ".Ainsi, "pour qu'une conscience puisse imaginer, il faut qu'elle échappé au monde par sa nature même, il faut qu'elle puisse tirer d'ellemême une position de recul par rapport au monde. En un mot, il faut qu'elle soit libre ^ ' ' . " S'il était possible de concevoir une conscience qui n'imaginerait pas, il faudrait la concevoir comme totalement engluée dans l'existant et sans possibilité de saisir autre chose que de l'existant16.r' Et nous retrouvons ici toutes les posi tions psychologiques quij plaçant des réalités mentales dans là conscience, condamnent celle-ci — même quand elles suppriment 13. Ulmagnàtrey p. 232. .— 14. Ibidé, p. 233. —' 15. Ibid., p. 234. — 16. Ibid.> p. 237. 80
VALEUR POSITIVÉ DE LÀ FONCTION IMAGEANTE
le monde extérieur — à un déterminisme psychologique qui n'eSt que l'homologue du déterminisme scientifique, Ajoutons d'ailleurs qu'une telle conscience serait non seulement engluée dans l'existant physique, mais prise aussi dans le monde des sentiments humains. C'eSt une telle limite qu'indique le phéno mène de " participation " où certains auteurs ont voulu voir la caractéristique de la " mentalité primitive ", mais qui se manifeste aussi bien de nos jours, dans nos sociétés civilisées, sous la forme d'hyStéries colleéHves où chaque individu se renonce soi-même pour se livrer à la jouissance d'un sentiment éprouvé en commuil. Les sociologues français ont bien mis en lumière, ces dernières années, la préférence spontanée qui se manifeste chez un socio logue allemand, Tônnies -— comme d'ailleurs chez la plupart de ses compatriotes -—pourune communauté consanguine(Gemeinschaft) opposée à une société contra&uellé {GeseUscbaft). Il y a là une aspiration nostalgique vers une sorte de paradis perdu, où l'on pouvait ressentir une chaleur animale:../".. fra ternelle17 ''. Et si l'on revient aux sociétés primitives ellesmêmes, il importe de noter qu'en disloquant ce fond de partici pation qui relève de la vision vécue du monde, la magie institué des horizons nouveaux qui se rattachent à l'intervention du sujet et manifestent un pouvoir d'échappement; sans doute, lé sorcier ne serait pas concevable sans la perspective de participation — mais le sorcier eSt précisément celui qui se dégage de cette perspeâive naturelle, qui se libère d'elle selon l'usage qu'il en fait, selon l'intention particulière où il la ressaisit. Dans un passage du Tropique duCapricorne, HcnxyMiller fournit un assez bon exemple d'une telle libération d'un monde huMain primaire et du poids qu'il fait peser sur tout individu qui n'a pas encore su s'en dégager. Il s'agit de son grand^père qu'il revoit toujours "... laissant errer son regard rêveur par la fenêtre. Je revois l'expression de son visage, la rêveuse silhouette... je me demandais souvent à quoi il pouvait bien rêver^ qu'eSt-ce qui pouvait bien le sortir ainsi de lui-même. J'ignorais encore que l'on pût rêver éveillé. J'étais toujours lucide, en ce temps-là, et 17. Cf. par exemple G. Gurvitch, Essais de sociologie et J, Monnerot, Les faits sociaux ne sont pas des choses. 81
VALEUR POSITIVE DE LA FONCTION IMAGEANTE
tout d'une pièce. Cette rêverie diurne me fascinait. Je savais qu'il rompait alors tous liens avec ce qu'il faisait, qu'il n'avait plus la moindre pensée pour aucun de nous, qu'il était seul et, par sa solitude, libre. Moi, je n'étais jamais seul, moins que tout lorsque j'étais livré à moi-même. J'étais toujours, me semble-t-il, en compa gnie : quelque chose comme une miette minuscule d'un énorme fromage, qui était le monde, j'imagine, bien que mon esprit ne s'arrêtât jamais à de telles pensées. Mais je sais que je n'avais aucune vie séparée, que jamais il ne m'arrivait de croire que moi, je pou vais être cet énorme fromage, pour ainsi dire.'En sorte que, même quand j'avais toutes raisons de me sentir misérable, de me plaindre, de pleurer, j'avais l'illusion de n'être qu'une partie d'un commun malheur, d'une misère universelle. " Ainsi l'imagination apparaît-elle comme opposition de la conscience au monde, par le moyen d'une négation de son " êtrelà ", par la position d'un" néant " vers lequel la conscience opère cette négation. Il faut remarquer toutefois que je ne puis opposer au monde un objet imaginé que dans la mesure où je suis en situation dans le monde. L'imaginaire, ce n'eSt pas n'importe quoi, et je ne puis me donner telle image particulière que selon la " motivation concrète et précise " d'une situation qui exclut l'objet visé de tout le réel accessible. Ç'eSt en tant que Pierre ne pourrait être pour moi a&uellement présent que je puis me le donner comme absent. Bref, " une image n'eSt pas le monde-niêy purement et simplement, elle e§t toujours le monde nie d'un certain point de vue 18. " Le monde ainsi refoulé demeure à titre d'horkon, sur lequel se détache la forme irréelle de l'image. Nous sommes au cœur de l'ambiguïté de la fonâion imageante : par l'imagination, la conscience semble se délivrer momentanément du monde, mais la condition essentielle pour qu'elle puisse imaginer eSt qu'elle soit en situation dans le monde. Et c'eft bien pourquoi l'objet en image nous déçoit toujours, ne pouvant se donner à nous sans nous signaler son absence pour nous. Mais il apparaît en même temps que cette ambiguïté eét celle-là même qui définit, la conscience : celle-ci en effet n'eSt libre qu'en tant qu'elle e§t en 18. Ulmaginaire, p. 234. 82
VALEUR POSITIVE DE LA FONCTION IMAGEANTE
situation. De même que toute conscience eSt conscience de quelque chose, toute liberté eSt liberté selon quelque situation : c'eSt-à-dire négation d'un état de fait, échappement à une existence objeâive, dépassement de cette existence vers sa signification. La conscience n'eSt pas prise dans le réel, elle est rapport au réel; telle est sa situa tion et telle eSt sa liberté. Nous comprenons maintenant les remarques de Sartre qui avaient pu nous paraître étonnantes : c'est qu'en effet l'imagination n'eSt pas un accident survenu à la conscience, elle n'eSt pas non plus " un pouvoir empirique et surajouté de la conscience ". Elle eSt " condition essentielle et Stru&ure première ", en tant que c'est tout un pour la conscience d'imaginer ou de " néantiser " le monde. On pourrait, à vrai dire, demeurer sur un plan théorique, et ne considérer cette " néantisation " que comme la manifestation de liberté par où toute conscience se distingue des choses, se définit à titre de conscience. Mais il eSt clair, en revenant au plan psycho logique et empirique, que l'acte d'imagination n'eSt pas seulement conditionné par un tel pouvoir: c'est lui qui permet à ce pouvoir de se manifester. Je ne puis pas niefc absolument ce monde, car ce serait lui opposer un néant absolu, c'eSt-à-dire ne rien lui opposer du tout. Je ne puis donc le nier que par rapport à quelque chose, et pourtant il s'agit de nier toutes les choses. Cet " autre chose " que je leur oppose doit donc à la fois être un néant par rapport a elles — et m'être dopné intuitivement, me demeurer en quelque façon saisissable. L'imaginaire eSt ce néant; l'imagination eSt le dépassement même de tout existant, qui me permet de l'appréhender comme réel en me dégageant de lui, et par là de saisir le sens particulier de la situation où il m'apparaît. " Il ne saurait y avoir de conscience réalisante sans conscience imageante, et réciproquement19. " Ainsi, d'un point de vue transcendantal — et nous aurons dans le prochain chapitre à revenir sur le problème que pose un tel ppint de vue —-, c'eSt le pouvoir de négation de la conscience qui rend possible l'imagination. Mais, d'un point de vue empirique, c'est par l'imagination que se manifeste ce pouvoir. On ne peut s'échapper de toutes choses que vers autre chose encore : l'imagi19. Ulmagnaire, p. 239. «3
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nation nous permet cet échappement perpétuel qui caractérise là liberté du sujet, face à l'inertie de l'objet.
Sur ce point, aucune description ne saurait être plus frappante que celle de ce mal qui saisit Antoine Roquentin en face des choses : laNausée. Le héros de ce roman se délivrait de son existence, in consciemment, dans la vie qu'il donnait au marquis de Rollebon, sur lequel il écrivait un ouvrage d'histoire. Mais déjà, à plusieurs reprises, de bizarres impressions l'ont inquiété. Subitement, obsédé par elles, il renonce à poursuivre son travail. Jusque-là, nôte-t-il dans son journal," je vivais à là cour des Tsars, dans dé vieux palais si froids..que des Stalaâdtes de glace se formaient, en hiver, au-dessus des portes. Aujourd'hui, je me réveille, en face d'un bloc de papier blanc. Les flambeaux, les fêtes glaciales, lés uni formes, lés belles épaules frissonnantes ont disparu. À la place il réSte quelque chose, dans la chambré tiède, quelque chose que je rie veux pas voir, — M. de Rollebon était mon associé : il avait besoin de moi pour être, et j'avais besoin de lui pourriepas sentir mon être. Moi* je fournissais la matière brute, cette matière dont j'avais à revendre, dont je ne savais que faire : l'existence, mon existence... Lui sa partie, c'était de représenter. H se tenait en face de mpi et s'était emparé de ma vie pour nie représenter lasierine. Je ne m?apercevais plus que j'existais, je n'existais plus en rnoi, mais en lui; c'éSt pour lui que je mangeais, pour lui que je respirais, chacun de mes, mouvements avait son sens au dehors, là, juste en face de moi, en lui; je ne voyais plus riia riiain qui traçaitles lettrés sur le papier, ni même là phrase que j'avais écrite ■ — mais, derrière* au-delà du papier, je voyais le marquis, qui avait réclamé ce geSte^ dont ce geste prolongeait, consolidait l'existence. Je n'étais qu'un moyen de le faire vivre, il était ma raison d'être, il mWait délivré demoi2»." Ainsi, il s'agissait pour Roquentin de dépasser son existence, où il redoutait à chaque instant de se sentir pris, qu'il redoutait de ressentir, vers un imaginaire qui pût la lui faire oublier en tant que telle en lui conférant un sens, une valeur, une sorte de justifia 20. La Nausée, p. 128. 84
cation. Mais voici qu'il ne lui a plus été possible de maintenir cet imaginaire, de le faire triompher du réel : " Je fis une dernière tentative, je me répétai ces mots de M me de Genlis par lesquels, d'ordinaire, j'évoque le Marquis : " Son petit visage ridé propre et net, tout grêlé de petite vérole où il y avait une malice singulière qui sautait aux yeux quelque effort qu'il fît pour la dissimuler ". Son visage m'apparut docilement, son nez pointu, ses joues bleues, son sourire. Je pouvais former ses traits à volonté, peut-être même avec plus dé facilité qu'auparavant. Seulement ce n'était plus qu'une image en moi, unefiéHon.Je soupirai, je me laissai aller en arrière contre le dossier de ma chaise, avec l'impression d'un manque intolérable21.^' Dès lors, la partie eSt perdue pour lui. Son existence le submerge, n'étant plus dépassée par aucune signification : " Là Chose, qui attendait, s'e§t alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi, j'en suis plein. Geh'eStrien : la Chose, c'eSt moi. L'existence, libérée, dégagée, reflue sur moi. J'existe. " Et cette existence qui le fait suffoquer, qui le pénètre " de par tout, par les yeux, par le ne^ par la bouche ", c'eSt sa plropre exis tence sur le mode même 4e cette des objets. Roquentin eSt monté dans un tramway : " J'appuie ma main sur la banquette mais je la retire précipitamment : ça existe. Cette chose sur quoi je suis assis, sur quoi j'appuyai ma main s'appelle une banquette... Je murmure : c'eSt xine banquette, un peu comme un exorcisme. MaiV le mot resté sur mes lèvres : il refuse d'aller se poser sur la chose... Les choses se sont délivrées de leurs noms. Elles sont là, grotesques, têtues, géantes et ça paraît imbécile de les appeler dès banquettes ou de (lire quoi que ce soit sur elles : je suis au milieu dés Choses, lès innommables. Seul, sans mots, sans défenses, elles m'environnent, SQUS moi, derrière moi, au-dessus de moi. Elles n'exigent rien, elles ne s'imposent pas, elles sont là22. " Il y a là, évidemment, un nouvel échec dans sa tentative d'échap pement : l'incantation par les mots ne réussit pas plus que l'appa^ rition en image du visage de Rollebon. La conscience a perdu son pouvoir de dépassement : elle s'eSt laissé prendre parmi les choses, embourber dans l'existant. 21. La Nausée, p. 127. — 22. Ibid.9 p. 160. 8J
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Enfin, voici le moment de la révélation. Roquentin eSt entré au jardin public : " Et tout d'un coup, d'un seul coup, le voile se déchire, j'ai compris, j'ai vu. " L'existence n'eSt plus seulement privée de la signification particulière qui lui donnait sa raison d'être pour Roquentin, elle eSt même dépouillée de son sens le plus général, selon lequel le monde eSt un complexus d'ustensiles28. " Donc j'étais tout à l'heure au jardin public. La racine du marron nier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelai plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis, et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface... Et puis j'ai eu cette illumination. — Ça m'a coupé le soufHe. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire " exister "... A l'ordinaire l'existence se cache. Elle eSt là, autour de nous,- en nous, elle eSt nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d'elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j'avais la tête vide, ou tout juSte un mot dans la tête, le mot " être ". Et puis voilà : tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour: l'existence s'était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie ab straite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans de l'existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça «'était évanoui; la diver sité des choses, leur individualité n'étaient plus qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre ■— nues d'une effrayante et obscène nudité2*." Et voici se préciser l'idée que nous avions déjà entrevue dans un passage précédent, la hantise que toute justification soit impos sible. Roquentin, sentant son existence prise dans ce " fléchisse ment "envahissant, dans cette "abondance pâmée " des choses autour de lui, éprouve comme un sentiment diffus qui parcourrait ce monde devenu amorphe : " Nous étions un tas d'existants gênés, embarrassés de nous-mêmes, nous n'avions pas la moindre raison d'être là, ni les uns ni les autres, chacun existant, confus, vaguement 23. Esquisse d'une théorie des émotions, Hermann et Qe, Paris, 1938, p. 48. — 24. La Nausée, p. 162 et 163. 86
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inquiet, se sentait de trop par rapport aux autres. De trop : c'était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles,- ces cailloux. En vain cherchais-je à compter les marronniers, à les situer par rapport à la Velléda, à comparer leur hauteur avec celle des platanes : chacun d'eux s'échappait des relations où je cherchais à l'enfermer, s'isolait, débordait. Ces relations (que je m'obstinais à maintenir pour retarder l'écroulement du monde humain, des mesures, des quantités, des direftions), j'en sentais l'arbitraire; elles ne mordaient pas sur les choses. De trop, le marronnier, là en face de moi un peu sur la gauche. De trop, la Velléda... — Et moi — veule, alangui, obscène, digérant, ballottant de mornes pensées — moi aussi fêtais de trop. Je rêvais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une de ces existences superflues. Mais ma mort même eût été de trop. De trop, mon cadavre, mon sang sur ces cailloux, entre ces plantes, au fond de ce jardin souriant. Et la chair rongée eût été de trop dans la terre qui l'eût reçue et mes os, enfin, nettoyés, écorcés, propres et nets comme des dents eus sent encore été de trop : j'étais de trop pour l'éternité25. " Déjà, peu de temps avant, saisi par son mal dans un restaurant, Roquentin, pensant aux autres clients autour de lui, se disait: " Pourquoi ces gens sont-ils là? Pourquoi mangent-ils? C'eSt vrai qu'ils ne savent pas, eux, qu'ils existent. J'ai envie de partir, de m'en aller quelque ^art où je serais vraiment à ma place, où je m'emboîterais... Mais ma place n'eSt nulle part; je suis de trop 2$. " Ainsi, la Nausée, c'est la conscience d'exister non plus en tant que conscience, mais à la manière des choses : " Combien de temps dura cette fascination ? J'étais la racine de marronnier. Ou plutôt j'étais tout entier conscience de son existence. Encore détaché d'elle — puisque j'en avais conscience — et pourtant perdu en elle, rien d'autre qu'elle. Une conscience mal à l'aise et qui pour tant se laissait aller de tout son poids, en porte-à-faux, sur ce morceau de bois inerte 27. " La conscience de Roquentin n'existe presque plus à la manière d'une conscience, juste assez cepen dant pour se sentir prise, engluée dans l'être des choses. " Tout ce qui existe de réel en moi, c'eSt de l'existence qui se sent exister... La conscience existe comme un arbre, comme un brin d'herbe. 25. La Nausée, p. 163 et 164. — 16. Ibid., p. 156. — 27, Ibid., p. 167* 87
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Elle somnole, elle s'ennuie... Mais elle ne s'oublie jamais ; elle eSt consciente d'être une conscience qui s'oublie 28. " Ainsi " il y a " conscience, mais personne ne l'habite plus. Et si Roquent^n de meure quelque peu détaché des choses, c'eSt en ayant perdu tout pouvoir de les nier, ce n'eSt que pour mieux assister à leur insolente et absurde affirmation d'elles-mêmes. Et ce qui caractérise le mieux cette affirmation, il va le découvrir en y réfléchissant après coup : " L'essentiel, c'eSt la contingence. Je veux dire que, par définition, l'existence n'eSt pas la nécessité. Exister c'eSt être /à, simplement; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire... là contin gence n'eStpas un faux-semblant, uneapparence qu'on peut dissiper; c'eSt l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout eStgratuit; ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met àflotter,.,: voilà la Nau sée; voilà ce que les Salauds —ceux du Coteau Vert et les autres — essaient dé se cacher avec leur idée de droit. Mais quel pauvre men songe : personne n'a le droit ; ils sont entièrement gratuits, comme les autres hommes, ils n'arrivent pas à ne pas se sentir de trop. Et en eux-mêmes, secrètement, ils sont trop^ c'eSt-à-dire amorphes et vagues, tristes 2 9 ." Bien des thèmes de l'Être et le Néant sont préfigurés dans ces passages que nous venons de citer. Qu'il nous suffise d'indiquer, pour le moment, que l'Être sera cette gratuité, cette contingence dés choses— et lé Néant, ce par quoi il y à de l'être pour une conscience, c'eSt-à-dire le terme corrélatif de son pouvoir néantisant. La Nausée révèle l'Être en quoi la conscience risque toujours i e se laisser prendre; Les " Salauds " sont ceux qui, acceptant ainsi de se laisser prendre, de n'exister plus en tant que consciences, pré tendent toutefois juHifier leur existence de choses : tel eSt aussi l'Es prit de Sérieux. En contrepartie, il leur faut se voiler leur pouvoir néantisant, leur liberté, et c'eSt la Mauvaise Foi* Enfin, correspondant à la Nausée, dévoilement de l'Être, l'Angoisse eSt précisément le dévoilement de cette liberté; "... la plupart du temps, nous fuyons l'angoissé dans la mauvaise foi ". Et sans doute mesure-t-on par ces quelques remarques le chemin 28. -La Nausée, p, 213. —- 29. Ibtd., p. 167. 88
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que nous venons de parcourir, de la psychologie à l'ontologie. C'eSt ce que le prochain chapitre aura pour objet de préciser, ser vant ainsi d'introduâion à l'examen, pour eux-mêmes, des thèmes que nous venons de rappeler. Mais il nous reste ici à tirer quelques enseignements encore de la façon dont Roquentin se libère de la Nausée.
Son existence, avons-nous vu, lui apparaît de trop quand elle reflue sur lui, parce que, tout comme celle des choses, elle eSt contingente, injustifiée, absurde. *" Le mot d'Absurdité naît à pré sent sous ma plume; tout à l'heure, au jardin, je ne l'ai pas trouvé, mais je ne le cherchais pas non plus, je n'en avais pas besoin : je pensais sans mots, sur les choses, .avec les choses. L'absurdité, ce n'était pas une idée dans ma tête, ni un souffle de voix, mais ce long serpent mort à mes pieds, ce serpent de bois,.. Et sans rien formuler nettement, je comprenais que j'avais trouvé la clé de l'Existence, la clë de mes Nausées, de ma propre vie. De fait, tout ce que j'ai pu saisir ensuite se ramène à cette absurdité fondâmes taie. Absurdité : encore un mot; je me débats contre des mots; là-bas, je touchais la chose. Mais je voudrais fixer ici le caraâère absolu de cette absurdité. Un geSte, un événement dans le petit monde colorié des hommes n'eSt jaitnais absiurde que relativement : par rapport aux circonstances qui l'accompagnent. Les discours d'un fou, par exemple^ sont absurdes par rapport à la situation où il se trouve mais non par rapport à son déliré. Mais moi, tout à l'heure, j'ai fait l'expérience de l'absolu : l'absolu ou l'absurde. Cette racine, il n'y avait rien par quoi elle ne fût absurde... Absurde : pair rapport aux cailloux, aux touffes d'herbe jaune, à la boue sèche, à l'arbre, au ciel, aux bancs verts. Absurde, irréduflible : rien, pas même un délire profond et secret de la nature— ne pouvait l'expli quer. Évidemment je ne savais pas tout, je n'avais pas vu le germe se développer ni l'arbre (croître. Mais devant cette grosse pâte rugueuse, ni l'ignorance ni le savoir n'avaient d'importance : le monde des explications et des raisons n'eSt pas celui de l'existence. Un cercle n'eSt pas absurde, il s'explique très bien par la rotation d'un segment de droite autour d'une de ses extrémités. Mais aussi 89
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un cercle n'existe pas. Cette racine, au contraire, existait dans la mesure où je ne pouvais pas l'expliquer ». " On croirait entendre M. Camus. Et pourtant, on sent bien que le ton n'eSt pas le même. La préoccupation eSt différente. Ces re marques ne se situent pas sur le même plan que celles où nous convient le Mythe de Sisyphe ou l'Étranger. L'exemple du cercle le manifeste suffisamment. Pour Camus, le cercle lui-même serait absurde en tant que vaine tentative de rationalisation d'un monde déraisonnable, en tant que produit de l'esprit inadaptable aux choses. Ce qui revient à placer l'Absurde dans le comportement humain lui-même, quel qu'il soit, cependant que Sartre, ici, le situe exclusivement dans le mode d'existence propre aux choses, dans la mesure précisément où l'humain abdique son rôle en se perdant en elles. Bref, pour Camus, l'absurde eSt relatif à chaque effort humain; Roquentin, par contre, insiste bien sur son cara&ère d'absolu : ce n'eSt pas nous qui le faisons être, il efi, et nous avons assez vu qu'à cet absolu de l'Être pouvait s'opposer un pouvoir inconditionné de néantisation. Or, c'eSt par le moyen de l'imaginaire, terme corrélatif de ce pouvoir, que Roquentin va s'orienter vers sa guérison. L'imagi naire, en effet, quoique toujours motivé par telle ou telle situation de la conscience, va offrir la matière irréelle de créations qu'on pourra rendre aussi nécessaires qu'on le voudra. Le cercle, déjà, était un échec à l'absurde, à la contingence. Et sans doute, c'eSt parce qu'il n'existe pas. Mais par lui certains objets peuvent prendre leur sens, se pénétrer, quôiqu'à un degré moindre, de la nécessité qui le constitue, bref s'en trouver quelque peu justifiés dans leur existence. " L'imaginaire, déclarait Sartre, représente à chaque instant le sens implicite du réel. " Mais par là, il court évidemment le risque de s'avérer tout aussi absurde que le réel lui-même, s'il se borne à procéder de ses motivations comme leur simple contrepartie... A moins pourtant qu'il ne devienne œuvre d'art. L'œuvre d'art eSt un défi à la contingence. Elle eSt la mise en forme rigoureuse de nos diverses négations du réel. Elle permet la confrontation du monde à une nécessité qui ne procède que de notre liberté, "... Le réel 30. La Nausée, p. 164 et 165. 90
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n'eSt jamais beau. La beauté eSt une valeur qui ne saurait jamais s'appliquer qu'à l'imaginaire et qui comporte la néantisation du monde dans sa Struâure essentielle 31. " Il reSte que cette valeur, créée dans l'imaginaire, nous sert ensuite à valoriser certains aspeâs du réel en nous dégageant de ce qui n'eSt en lui qu'existence brute. Les superstructures humaines établies sur le monde naturel ne sont pas solides. Roquentin éprouvait leur fragilité, il assistait à leur effondrement. Au fond, elles nous enserrent dans un réseau d'apparences où nous sommes perpétuellement viéHmes — et viôimes consentantes — d'un mirage de justification. Nous nous y endormons paresseusement, jusqu'à nous y perdre tout à fait. Dans ces conditions, la Nausée eSt un événement heureux, s'il peut être surmonté. C'eSt en effet un réveil, un avertissement — et qui pourrait, semble-t-il, être assez valablement rapproché de cette dislocation des formes traditionnelles opérées par le surréa lisme. Je ne puis créer des valeurs authentiques qu'en saisissant d'abord leur incompatibilité de fait avec mon horizon constitué: il me faut donc agir sur celui-ci, le troubler, le disloquer, y installer un rythme nouveau sur lequel je puisse prendre appui pour cette création. Seulement, il convient que je ne me rende pas définiti vement esclave de ce rythme, de cette plénitude de passage, à tra vers moi, d'existants " déStruéhirés ", auxquels je risque de me laisser assimiler : c'est dire que je ne dois pas, comme le font tant de surréalistes, prendre le moyen pour la fin, oublier le but véri table, la libre création. Un tel oubli constitue naturellement la périlleuse contrepartie de l'efficacité même de ce réveil. Ce qui eSt efficace n'eSt jamais inoffensif. Et l'avertissement ici se traduit pour Roquentin par " une extase horrible ", une " fascination " —dont il eSt tout à coup délivré, mais sans avoir su comment. Etfinalementle jardin lui sourit : les choses à nouveau se dépassent vers leur sens. " Le sourire des arbres, du massif de laurier, ça voulait dire quelque chose; c'était ça le véritable secret de l'existence. " Mais il faut remarquer que cette délivrance, dans sa gratuité même, n'eSt à son tour que fiâive : ce n'eSt pas ce vague échappement qui pourra sauver Roquentin. 31. UImaginairey p. 245. 91
LA RIGUEUR DÉ L'ART
Pour le moment, ayant renoncé à son existence de conscience, ayant rendu le monde à lui-même, il s'eSt livré à l'existence des choses, il eSt pris dans le plein de sa perception, d'une perception redevenue indifférenciée, tout comme le surréaliste se livre au tumulte des visions, se laisse prendre dans le déchaînement de formes non motivées. A ce Stade, la conscience se soumet à la catégorie magique du louché." Louches ; voilà ce qu'ils étaient, les sons, les parfums, les goûts. Quand ils vousfilaientrapidement sous le nez, comme des lièvres débusqués, et qu'on n'y faisait pas trop attention, on pouvait les croire tout simples et rassurants, on pouvait croire qu'il y avait au monde du vrai bleu, du vrai rouge, une vraie odeur d'amande ou de violette. Mais dès qu'on les retenait un instant, ce sentiment de confort et de sécurité cédait la place à un profond malaise : les couleurs, les saveurs, les odeurs n'étaient jamais vraies, jamais tout bonnement elles-mêmes et rien qu'elles-mêmes... Ce noir-là, contre mon pied;., ça ressemblait à une couleur mais aussi... à une meurtrissure ou encore à xine sécré tion, à un suint — et à autre chose, à une odeur par exemple, ça se fondait en odeur de terre mouillée, de bois tiède et mouillé, en odeur noire étendue comme un vernis sur ce bois nerveux, en saveur de fibre mâchée, sucrée. Je ne le voyais pas simplement ce noir : la vue, c'est une invention abstraite, une idée nettoyée, simplifiée, une idée d'homme. Ce noir-là, présence amorphe et veule, débordait de loin, la vue, l'odorat et le goût. Mais cette richesse tournait en confusion et finalement ça n'était plus rien parce que c'était trop 3?. " On voit, dès lors, que Roquentin n'a rien à attendre d'un retour provisoire à un monde plus rassurant, à une perception distraite par l'action. Il lui faut opposer rigoureusement l'homme à cette nature qui toujours risque de recristalliser sous la forme du " lou che", il lui faut quelque chose d'assez net, d'assez pur pour s'im poser à cette invasion trop dense du flou; Et le cercle, déjà, mettait en échec l'absurdité des existants. Mais il nous faut progresser d'un pas : " Dans un autre monde, les cercles, les airs de musique gar dent leurs lignes pures et rigides 83. " Or c'est précisément une mélodie qui va servir de motif, tout 32. La Nausée, p. 166 et 167. — 33. Ibid.9 p. 163. 9*
LA RIGUEUR DE L'ART
au long du livre, aux diverses reprises partielles de Roquentin— et qui,finalement,lui fournira le thème d'une reprise fondamentale. En l'écoutant, il se sent heureux, mais d'abord d'un bonheur dans le temps même où il vit, où il coniiait sa Nausée. Pourtant, alors que le disque tourne, " il y a un autre bonheur : au-dehors, il y a cette bande d'acier, l'étroite durée de la musique, qui traverse notre temps de part en part, et le refuse et le déchire de ses sèches petites pointes; il y a un autre temps. Rien ne mord sur le ruban d'acier, ni la porte qui s'ouvre, ni la bouffée d'air froid qui se coule sur mes genoux, ni l'arrivée du vétérinaire avec sa petite fille : la musique perce ces formes vagues et passe au travers.;. Quelques secondes encore et la négresse va chanter. Ça semble inévitable, si forte e£t la nécessité de cette musique : rien ne peut l'interrompre* rien qui vienne de ce temps où le monde est affalé; elle cessera d'elle-même, par ordre;.. Et pourtant je suis inquiet* il faudrait si peu de choses pour que le disque s'arrête : qu'un ressort se brise, que le cousin Adolphe ait un caprice. Comme il e§t étrange, comme il eSt émouvant que cette dureté soit si fragile. Rien ne peut l'in terrompre et tout peut la briser. Le dernier accord s'eét anéanti. Dans le bref silence qui suit, je sens fortement que ça y e§t, que quelque chose e§i arrivé.,. Quand la voix s'est élevée... j'ai senti mon corps se durcir et la Nausée s'eSt évanouie. D'un coup : c'était presque pénible de devenir ainsi tout dur, tout rutilant. En tnême temps la durée de la musique s'enflait, se, dilatait comme une trombe. Elle emplissait la salle de sa transparence métallique, en écrasant contre lès murs notre temps misérable. Je suis dansln musique 34. '' On saisit ici les caraâères par où cette musique s'oppose au vague, à la viscosité, à ï'affalement du monde des choses, et com ment elle peut créer un autre monde où s'installe Roquentin, et où les choses elles-mêmes, cette fois, ne lui apparaissent plus de trop : les notes n'existent que pour l'ordre inflexible qui " les fait naître et les détruit, sans leur laisser jamais le loisir de se réprendre, d'exister pour soi 36 ". Dès lors : " mon verre de bière s'eSt rape tissé, il se tasse sur la table : il a l'air dense, indispensable ". Et le visage d'Adolphe lui-même prend " l'évidence, la nécessité d'une conclusion36 ". 34. LaNausée9p. 38 et 39. — 35. Ibid.,p. 38. — 36. Ibid.,p. 39. 93
L'IMAGINAIRE ET LA VIE
V
Une autre fois, Roquentin, pris encore par cette douceur qui déborde de tout ce qui existe, qui tourne en lui, parvient à se ressaisir par le même moyen : " La voix, grave et rauque, apparaît brusquement et le monde s'évanouit, le monde des existences. Une femme de chair a eu cette voix, elle a chanté devant un disque, dans sa plus belle toiletté, et l'on enregistrait sa voix. La femme : bah, elle existait comme moi, comme RoUebon, je n'ai pas envie de la connaître. Mais il y a ça. On ne peut pas dire que cela existe. Le disque qui tourne existe, l'air frappé par la voix, qui vibre, existe, La voix qui impressionna le disque exista. Moi qui écoute, j'existe. Tout eSt plein, l'existence partout, dense et lourde et douce. Mais, par-delà toute cette douceur, inaccessible, toute proche, si loin hélas, jeune, impitoyable et sereine, il y a cette... cette rigueur 87. " Ailleurs, l'opposition apparaît encore, plus fermement peut-être, entre le laisser-aller des choses, leur veulerie, et cette nécessité qui imprègne la mélodie, qui eSt la mélodie, jusque dans sa dispa rition : " Iln'y a que les airs de musique pour porterfièrementleur propre mort en soi comme une nécessité interne; seulement ils n'existent pas. Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre 88. " Parvenus à ce Stade, nous ne pouvons que constater une oppo sition absolue entre la rigueur de l'art et l'absurdité des choses. Serons-nous donc condamnés à la stérilité d'une telle opposition, Roquentin devra-t-il attendre qu'un air de musique, chaque fois, le sauve provisoirement de la Nausée ?
Il semble que non. Car si Faétton livrée à elle-même ne suffit pas toujours à réprimer l'apparition du " louche " sur le monde, si l'art n'a d'autre résultat que de nier, tant qu'il se manifeste, l'exis tence de ce monde, il y a une sorte d'a&ion artistique, d'art de la vie, qui pourrait être susceptible de changer résolument la face des choses. Une brève notation nous prépare à cette perspeâive où se de37. La Nausée, p. 134. — 38. Ibid., p. 170. 94
L'IMAGINAIRE ET LA VIE
vraient concilier la rigueur et l'existence : " Mon train part dans vingt minutes. Le phono. Forte impression d'aventure 89. " Plus précisément, Roquentin, décrivant le besoin qu'il avait d'événe ments nets, de vrais commencements, " apparaissant comme une sonnerie de trompette, comme les premières notes d'un air de jazz, brusquement, coupant court à l'ennui, raffermissant la durée *°", note : " Oui, c'est ce que je voulais, hélas c'est ce que je veux encore. J'ai tant de bonheur, quand une négresse chante : quels sommets n'atteindrais-je point si ma, propre vie faisait la matière de la mélodie 41 ." Seulement, il ne tarde pas à se dire que l'impression &aventure ne provient jamais que du récit des événements, récit qui se déroule à l'envers, orienté par une fin désormais connue qui transforme tout, qui tire tout à elle. " J'ai voulu que les moments de ma vie se suivent comme ceux d'une vie qu'on se rappelle. Autant vaudrait tenter d'attraper le temps par la queue 42. " Et c'est à une conclusion du même ordre qu'est parvenue Anny, de son côté, avec sa recherche des " moments parfaits ". Il y avait, pour elle, des " situations privilégiées ", " des situations qui avaient une qualité tout à fait rare et précieuse, du Style " — et dont il s'agissait de faire des moments parfaits. " Oui, dis-je, j'ai compris. Dans chacune des situations privilégiées, il y a certains aâes qu'il faut faire, des attitudes qu'il faut prendre, des paroles qu'il faut dire— et d'autres attitudes, d'autres paroles sont Stri&ement défendues... En somme la situation c'est de la matière : elle demande à être traitée. " " C'eSt cela, dit-elle : il fallait d'abord être plongé dans quelque chose d'exceptionnel et sentir qu'on y mettait de l'ordre. Si toutes ces conditions avaient été réalisées, le moment aurait été parfait. " " En somme c'était une sorte d'oeuvre d'art. " " Tu m'as déjà dit ça, dit-elle avec agacement. Mais non; c'était... un devoir. H fallait transformer les situations privilégiées en mo ments parfaits. C'était une question de morale. Oui, tu peux bien rire : de morale 43. " Or, Anny a perdu sur ce point toutes ses illu sions. Les situations, les sentiments n'ont pas assez de poids par eux-mêmes. Les aâes n'ont pas suffisamment de netteté, leurs 39. La Nausée, ç. 172. — 40. Ibid., p. 5 7. — 41. Ibid., p. 5 8. — 42. Ibid., p. 60. — 43. Ibid, p. 187. 95
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conséquences ne sont pas assez marquées, fatales. " On ne peut pas être un homme d'aâion •«*. " Bref, il n'y a pas d'aventures. Sim plement, la vie s'étire comme " une pâte qui s'allonge, qui s'allonge. .. ça se ressemble même tellement qu'on se demande comment les gens ont eu l'idée d'inventer des noms, de faire des diStinâions 45''. Pourtant, l'échec n'est peut-être qu'apparent. Les dernières pages constituent, à cet égard, un approfondissement des réflexions précédentes, par où apparaît un début de solution. Ce que Roqùentin se reproche, c'est d'avoir voulu être, à la manière de la musique, " Je n'ai même voulu que cela; voilà le fin mot de l'histoire. Je vois clair dans l'apparent désordre de ma vie : au fond de toutes ces tentatives qui semblaient sans liens, jeretrouve le même désir : chasser l'existence hors de soi, vider les instants de leur graisse, les tordre, les assécher, me purifier, me durcir, pour rendre enfin le son net et précis d'une note de saxophone'."¥. " Et c'est bien en cela que réside l'échec. Car cette évasion de l'exis tence contingente vers l'être nécessaire ne saurait réussir : elle ne petit pas faire oublier ce monde réel où l'on se traîne. "Il y avait un pauvre type qui s'était trompé de monde. Il existait, comme les autres gens, dans le monde des jardins publics, des bistrots, des villes commerçantes, et il voulait se persuader qu'il vivait ailleurs, derrière la toile des tableaux, avec les doges du Tïntoret, avec les graves Florentins de G0220I1, derrière les pages des livres, avec Fabrice del Dongô et Julien Sorel, derrière les «disques de phono, avec les longues plaintes sèches des jazz. Et puis, après avoir bien fait l'imbécile^ il à compris, il a ouvert les yeux, il a vu qu'il y avait maldonne : il était dans un bistrot, justement, devant un verre de bière tiède. Il eSt resté accablé sur la banquette; il a pense : je suis un imbécile 47. " C'eSt qu'en effet l'imaginaire ne doit pas être conçu comme un modèle d'être mais comme une raison d'agir; non point comme la possibilité d'une évasion, mais comme le thème d'une a&ion. Il ne faut pas chercher à être à la manière des œuvres d'art : il faut s'efforcer Ramener à Vêfre une œuvre d'art; Ce n'eSt pas l'aâion qui doit se pénétrer d'imaginaire et finalement se renoncer, c'est 44. La Nausée9p. 190. ^— 45, Ib?d.,p. 189 et 190. — 46. Ibid.jp.zip. — 47. Ibtd., p. 219. 96
L'IMAGINAIRE ET LA VIE
l'imaginaire qui doit faire l'objet d'une aéHon dans le monde. Par là apparaîtra le sens de la vie, et comme une justification qui lui serait accordée. Or, voici qu'une dernière fois, quelques minutes avant le départ de Roquentin, la négresse chante cet air qui fut écrit par quelque Juif américain : " Elle chante. En voilà deux qui sont sauvés : le Juif et la Négresse. Sauvés. Ils se sont peut-être crus perdus jusqu'au bout, noyés dans l'existence. Et pourtant, personne ne pourrait penser à moi comme je pense à eux, avec cette douceur. Personne, pas même Anny. Ils sont un peu pour moi comme des morts, un peu comme des héros de roman : ils se sont lavés du péché d'exister. Pas complètement, bien sûr, — mais tout autant qu'un homme peut faire... La Négresse chante. Alors on peut justifier son existence ? Un tout petit peu? Je me sens extraordinairement intimidé... ESt-ce que je ne pourrais pas essayer/.. Naturellement, il ne s'agirait pas d'un air de musique... Mais eSt-ce que je ne pourrais pas, dans un autre genre ?... Il faudrait que ce soit un livre : je ne sais rien faire d'autre. Mais pas un livre d'histoire : l'histoire, ça parle de ce qui a existé — jamais un existant ne peut justifier l'existence d'un autre existant. Mon erreur, c'était de vouloir ressusciter M. de Rollebon. Une autre espèce de livre. Je ne sais pas très bien laquelle — mais il faudrait qu'on devine, derrière les mots imprimés, derrière les pages, quelque chose qui n'existerait pas, qui serait au-dessus de l'existence. Une histoire, par exemple, comme il ne peut pas en arriver, une aventure. Il faudrait qu'elle soit belle et dure comme de l'acier et qu'elle fasse honte aux gens de leur existence 48. " Et lorsque Roquentin nous quitte, c'eSt avec l'espoir de parvenir un jour, grâce à ce livre, à faire que d'autres pensent à lui, et qu'il puisse lui-même s'accepter. Mais il est vrai, "au passé, rien qu'au passé ". Le présent eSt à chaque instant injustifiable. Et nous sentons ici ce qu'il nous faudra plus tard faire apparaître avec plus de préci sion : c'eSt dans l'unité d'un " projet " par où se manifestent à la fois le pouvoir de négation et la volonté d'engagement d'une cons cience, que celle-ci peut se constituer en tant que sujet, constituer le 48. La Nausée, p. 222. 97
VERS UNE SIGNIFICATION PRATIQUE DE L'ÉCHAPPEMENT
monde et la vie en tant que significations, et passer ainsi entre les deux écueils d'une impersonnalité de négation absolue — et d'une impersonnalité d'affirmation contingente, abandonnée au niveau même des choses.
Il réSte que la libération de Roquentin n'eSt encore que libération pour elle-même. Elle constitue bien un aâe positif — mais son but eSt purement négatif : il ne s'agissait, pouf cet être en proie à la Nausée, que de se déprendre de son existence parmi les choses, d'en appeler à la rigueur de l'Art pour s'évader d'une absurdité devenue intolérable, bref de ne plus se sentir " de trop ". Mais il apparaît qu'à ce Stade, ne plus se sentir " de trop ", ce ne serait au fond que ne plus se sentir exister du tout. Et c'est bien pourquoi Roquentin lui-même a conscience, dans les dernières lignes de son journal, que sa réussite, s'il l'obtient, ne vaudra vraiment que pour le passé, jamais totalement pour le présent. Car le présent eSt là, qu'on ne peut éluder tout à fait. De ce point de vue, il semble intéressant de constater que nous sommes bien, avec la Nausée, sut un plan Strictement théorique, eu égard au véritable problème pratique. Ce que Roquentin trouve à opposer à la contingence de l'existence, ce n'eSt que la gratuité de sa négation. L'opération qui nous eSt décrite ici sur le plan psychologique eSt rigoureusement l'homologue de l'opération de réduction à laquelle se livre la phénoménologie en suspendant toute affirmation concernant le monde, en mettant le monde entre parenthèses. Et la liberté à laquelle nous parvenons n'eSt encore que l'essence de la liberté, l'essence de la conscience pure, transcendantale, en tant qu'elle se définit comme liberté : c'est, par-delà toute consi dération concrète, le pouvoir inconditionné de dire non, de refuser, de suspendre son adhésion. Précisons : sur le plan phénoménolo gique, la conscience peut être coupée du monde pour être étudiée dans les Stru£tures essentielles de son intentionnalité vers le monde; sur le plan métaphysique, la liberté peut être opposée à toute situa tion possible, pour manifester son pouvoir d'échappement aux situations; sur le plan psychologique, le cara&ère de nécessité 98
VERS UNE SIGNIFICATION PRATIQUE DE L'ÉCHAPPEMENT
d'une création imaginaire peut délivrer du sentiment d'existence, qui eSt l'indispensable point de départ de toute saisie de soi-même. Mais, sur ces trois plans, nous sentons bien que le premier terme n'a chaque fois valeur que de moyen : conscience pure, liberté inconditionnée, imagination livrée à elle-même sont autant d'ins truments à la disposition de l'homme pour se connaître et s'assurer de ses possibilités d'affranchissement. Telle eà la signification même de la découverte, de la pensée, dans le Cogito cartésien : " La condition même du Cogito n'eSt-elle pas d'abord le doute, c'eSt-à-dire à la fois la constitution du réel comme monde et sa néantisation de ce même point de vue, et la saisie réflexive du doute comme doute ne coïncide-t-elle pas avec l'intuition apodiâdque de la liberté 49 ? " Et c'est bien cette signification qui se précise dans l'Introdu&iori écrite par Sartre pour un choix de textes de Descartes 5d : " Le doute atteint toutes lès propositions qui affirment quelque chose en dehors de notre pensée, c'eSt-à-dire que je puis mettre tous les existants entre parenthèses, je suis en plein exercice de ma liberté lorsque, vide et néant moi-même, je nêantis tout ce qui existe. Le doute eSt rupture de contaâ avec l'être; par lui, l'homme a la possibilité permanente de se désengluer de l'univers existant... " •". Encore que cette doârine s'inspire de l'éTrox^ stoïcienne, per sonne avant Descartes n'avait mis l'accent sur la liaison du libre arbitre avec la négativité; personne n'avait montré que la liberté ne vient point à l'homme en tant qu'il eSt, comme tin plénum d'existence parmi d'autres pleins dans un monde sans lacune, mais en tant qu'il n'etipas, au contraire, en tant qu'il eStfini,limité51. " Seulement, la conséquence immédiate d'une telle conception de la liberté, c'eSt qu'elle " ne saurait être aucunement créatrice, puisqu'elle n'eSt rien ".Ce qui a manqué à Descartes, écrit Sartre, c'est " de concevoir là négativité comme produ&rice " . A partir de là, il ne reste que deux solutions pour le sujet du Cogito : ou bien s'enfermer dans une neutralisation perpétuelle du monde, et comme il eSt impossible de se borner toujours à répéter son doute, la contrepartie psychologique de cette neutralisation eSt la pensée 49. Ulmaginaire, p. 236. — 50. Descartes, les Classiques de la Liberté, Traits, p. 35. — 51. Ibid., p. 57. 99
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de l'imaginaire en tant que tel, le refuge dans des créations qui n'ont de valeur qu'en tant qu'irréelles; ou bien, par une sorte de postulat métaphysique, enchaîner de nouveau la conscience à un être, dont on prétend, par l'entendement, éliminer toute source d'erreur. Descartes choisit cette seconde solution, Roquentin avait choisi la première. Mais on voit que, de l'une comme de l'autre, se trouve éliminée toute création de valeurs positives. L'aâe créateur de l'œuvre d'art n'eSt alors créateur que par opposition, et dans l'unique but de nier le réel. L'affirmation de la réalité par la cons cience cartésienne délivrée du doute eSt adhésion à une Vérité qui n'eSt librement posée que par Dieu, mais qui enchaîne l'esprit humain à ses normes. Bref, ici, le pouvoir négateur se renonce lui-même une fois pour toutes; là, il se prend à sa propre manifestation et se rend incapable d'" opérer " le réel lui-même. Et l'on voit que l'erreur consiste à concevoir la liberté soit comme pure suppression du réel, soit comme suppression d'elle-même au profit d'un réel rendu valable d'un seul coup : les résultats sont, pour le sujet, une irréalisation de lui-même, ou son abandon à une Vérité impersonnelle. Dans l'un et l'autre cas, la conscience s'eSt manquée elle-même en reniant son rapport au monde, soit qu'elle supprime le monde comme terme corrélatif, soit qu'elle supprime sa propre distance au monde. Mais au fond, peut-être la différence eSt-eUe moindre encore entre ces deux tendances : la Vérité constituée à laquelle se soumet la conscience cartésienne, n'eSt-çe point elle-même un imaginaire, une reconstruction idéale du monde qui s'oppose au monde vécu, éprouvé, ressenti ? De toute façon, il semble bien qu'ici et là la conscience ait perdu de vue la véritable signification de son auto nomie; et qu'elle ait renoncé à se constituer en sujet : " il y a cons cience de... ", c'eSt tout ce qu'on peut en dire. Résumons les quelques remarques qui précèdent : la négation ne vaut pas par elle-même; entendue comme telle, elle eSt conduite à se figer ou bien à se renier. Le pouvoir pur de la conscience n'a pas de consistance par lui-même. Jusque dans la création imagi naire, la conscience eSt de mauvaise foi si elle méconnaît que la seule valeur de son a&e réside alors dans sa résistance à l'existence brute, que cette valeur eSt, en tant que telle, purement négative, et qu'elle ne deviendrait positive qu'en se retournant vers l'existence ioo
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pour la valoriser. Bref, c'eSt une même chose que d'être libre et d'être en situation. La situation d'un être, c'est son existence dé passée et rendue signifiante par sa liberté : corrélativement, la liberté d'un être ne saurait donc résider dans un échappement à toute situation, mais dans le dépassement de son existence brute vers une situation. Et pour ramener enfin cette discussion sur le plan de la psycho logie concrète où nous l'avions amorcée, disons que si le propre de la conscience eSt de pouvoir se libérer de l'esclavage qu'elle subit de la part des existants dans h, perception — où elle se trouve livrée à la contingence dans son infinie prolifération, où elle tend à se réduire aune passivité impersonnelle de constatation —, la formation àyimages, par où elle manifeste son pouvoir a&if d'échap pement, n'eSt cependant qu'une vaine liberté dans la mesure où la négation imageante se prend elle-même pour fin : car la cons cience ne s'y confronte dors, indéfiniment, qu'avec les esclaves qu'elle s'est elle-même donnés, privés de réaéHons, inaptes à lui confirmer la valeur de sa propre existence. L'être ainsi, dans l'amour, se cherche quelque esclave, un autre être qu'il puisse à son gré façonner, un regard étranger qui ne soit point hostile, une partialité favorable, un écho à ses propres affir mations. Et quand il l'a trouvé, il en est déçu, et bientôt le rejette, comprenant qu'un assentiment servile ne lui eSt d'aucun secours — et que ce n'eSt jamais que d'une liberté égale à la sienne qu'il vaut d'être aimé et jugé. Tel est l'échec que subit Garcin dans Huis Clos, Inès lui faisant remarquer que le jugement favorable d'Estelle n'eSt dû qu'au désir physique que celle-ci ressent pour lui. Cette image de soi qu'on voudrait voir briller dans le regard d'autrui, cette image par où pourrait être niée une existence dont on supporte mal le poids, à peine l'a-t-on imposée qu'on en mesure la vanité, l'impuissance et l'irréalité. Narcisse, lui aussi, a cru devoir n'aimer que sa propre image : effarouché par les êtres de chair, il se réfugie près de la fontaine, où se mire indéfiniment sa beauté. Mais par là, cette beauté, il l'enferme en elle-même, il la condamne à une existence irréelle, il se perd en ce visage qu'il ne peut atteindre saris le disloquer. Je suis si près de toi que je pourrais, te boirey O visage !... Ma soif eH un esclave nu... IOI
VERS UNE SIGNIFICATION PRATIQUE DE L'ÉCHAPPEMENT
Mais aussi : J'j trouve un tel trésor d'impuissance et d'orgueil... Et encore : O qu'à tous mes souhaits que vous êtes semblable ! Mais la fragilité vous fait inviolable... ...Bientôt vafrissonnerle désordre des ombres ! Uarbre aveugle vers l'arbre étend ses membres sombres, Et cherche affreusement l'arbre qui disparaît... Mon âme ainsi se perd dans sa propre forêt, Oà la puissance échappe à ses formes suprêmes... U âme, l'âme aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes, .. Elle se fait immense et ne rencontre rien... \ Entre la mort et soi + quel regardèH le sien** ! Mais si par contre on veut que l'autre, en face de soi, non plus image, non plus esclave, mais infinie réalité, réserve des surprises et se garde sans cesse une richesse inépuisable, ne va-t-on pas, dès lors; les rôles étant inversés, devenir plus sûrement son esclave ? Posant l'autre comme libre et s'efforçant non plus de le posséder mais de le découvrir indéfiniment, ne va-t-on pas se livrer à une sorte d'extase où la conscience s'aliène et s'anéantit elle-même ? Et c'eSt bien un double échec de l'amour, qui nous sera décrit dans l'Être et le Néant. Mais la leçon que nous devons dès mainte nant tirer de la présente analyse, c'eSt que cet échec ne saurait être considéré comme définitif. Nous savons qu'il procède de la façon même dont il nous a fallu aborder l'étude de la conscience. CeSt cette méthode que nous allons nous attacher à dégager pour ellemême dans le prochain chapitre, à la lumière des résultats qu'elle a déjà pu nous fournir. Ainsi serbns-nous mieux à même de com^ prendre le sens et la place, dans l'œuvre de Sartre, de son énorme traité, l'Être et le Néant, celui-ci, dès lors, ne constituant guère pour nous que la systématisation, le complément et rélueidatiôn plus poussée des thèmes essentiels que nous aurons déjà rencontrés. Notons pourtant, avant même d'entamer ces réflexions métho dologiques, tout l'enseignement que nous pouvons déjà tirer de la façon même dont se présente pour nous l'échec en cause, La conscience e$t cet être ambigu qui ne peut se perdre de vue 52. Valéry, Charmes, Fragments du Narcisse. 102
VERS UNE SIGNIFICATION PRATIQUE DE L'ÉCHAPPEMENT
et s'ignorer tout à fait, jusque dans son irréflexion. Les dégrada tions qu'elle subit, encore ne les subit-elle que si elle les accepte — et, donc, si elle e& conscience de les accepter; ces dégradations ne sont que la contrepartie de son pouvoir même de libération* Elle ne se prend que dans la mesure où elle peut s'échapper. Tant qu'elle existe, elle ne peut qu'elle ne se sente indéfiniment capable de rompre avec elle-même, d'abolir, au profit d'une attitude nou velle, son attitude antérieure... Que conclure de là, sinon que la définition essentielle que nous nous acheminons ainsi à en donner — et qui l'oppose à tout ce qui n'eSt pas elle comme un pouvoir, précisément, d'opposition et d'échappement — implique par avance une autre définition où son ambiguïté recevra sa pleine signification; et qu'à l'être de la conscience, quand nous l'aurons suffisamment exploré, il nous faudra faire correspondre un "devoir être", par où cet être se réalisera. La conscience existe sur un mode original que nous aurons encore à préciser, mais les précisions mêmes que nous obtiendrons nous conduiront elles aussi à manifester »—• quoique sur un plan encore théorique — la vocation qui répond à cette existence, et par où la conscience a charge de se reprendre pour se faire conscience. L'exemple de l'àmôur, que nous venons d'évoquer, nous four nirait déjà quelque indication valable pour un tel passage. Sur le plan d'une étude des essences, l'être qui aime eSt écartelé entre la possibilité pour lui de poser une thèse de réalité et celle de poser une thèse d'irréalité. Il peut transposer son amour dans l'imaginaire, s'enchaîner l'être aimé comme on se donne une image, et obtenir par là une pseudo-satisfaâion toujours décevante. Il peut aussi, dans une attente indéfinie, respefter la liberté de cet autre et se dissoudre lui-même dans l'extase de sa contemplation. Maintenant, que doit être l'amour, sinon quelque immense effort pour simultanéiser ces deux attitudes, pour maintenir à la fois l'intégrité de la conscience qui aime et la valeur même de sa tension vers une autre conscience? Ce passage, nous le retrouverions également illustré par l'exemple de la connaissance — que l'on a si souvent, depuis Platon, comparée à l'amour. Ici, la pensée encore e£t écartelée. D'une part, elle con naît le souci d'aliéner l'objet, de prendre l'avantage sur lui, elle peut lui retirer son opacité et la mena.ce que celle-ci implique d'une 103
VERS UNE SIGNIFICATION PRATIQUE DE L'ÉCHAPPEMENT'*
fuite indéfinie ; telle eSt l'attitude du savoir immédiat et de la conceptualisation ; conceptualiser, nommer, avons-nous vu, c'eSt exor ciser les choses, leur retirer leur caraâère d'étrangeté, les posséder ; c'eSt aussi par là les perdre en tant que choses, renoncer à connaître le réel. Mais d'autre part, précisément, la pensée dispose d'une autre attitude, celle de la perception dans sa docilité — où elle accepte v de se renseigner aux choses mêmes ; elle peut ainsi se situer à leur niveau ; mais dans cet empirisme auquel elle se livre, c'eSt elle alors qui devient étrangère à elle-même et qui s'aliène en se confon dant au réel. Dans un cas, ce dont elle s'empare, ce n'e§t plus le réel. Dans l'autre, elle n'eSt plus là pour s'emparer de rien. Les nominaliStes ont raison, mais les intellectualistes n'ont pas tort. Et l'on voit assez que la science eSt précisément cette tentative de la pensée pour atteindre le monde, sans pourtant s'absenter d'elle-même.
IV. DE LA PSYCHOLOGIE A L'ONTOLOGIE
Dépasser le réel, sans l'anéantir, vers un sens qu'on lui donne, ou dépasser l'aâe pur de négation, qui cara&érise la conscience, vers la valeur et la consistance opératoire de cet aâe, c'est une seule et même chose,— et nous venons de voir que telle était, par exem ple, l'ambition de l'amour ou de la connaissance. " Toute conscience eSt conscience de quelque chose ", toute conscience eSt intentionnalité. Le corrélatif de la conscience, c'est le monde. La conscience " aime " le monde, c'eSt-à-diré qu'elle ne cesse de se tendre vers lui, de le viser, au sens du verbe anglais to atm. Et il peut être intéressant de noter que ce verbe vient du latin aefiimare, qui signifie à la fois évaluer et valoriser. Mais cette sorte de tension eSt tellement naturelle à la conscience, elle trouve si aisément satisfaéHon dans l'aâivité normale de l'être, et,finalement,la conscience eSt à ce point prise dans le monde qu'elle finit par oublier que ce monde doit sa venue à l'être à ce rapport où elle-même s'effeftue. Pratiquement, elle s'omet elle-même au profit d'un monde objeâivé, et tient ses valorisations pour de simples constatations, sa présence pour celle d'un miroir, et les objets pour déterminés en eux-mêmes et possédant à titre de qua lités les sens divers qu'elle eSt pourtant seule capable de leur donner. Tel eSt l'empirisme de la " conscience - table rase ", qui se borne à recevoir le monde tel qu'il eSt ; tel eSt aussi l'intelle&ualisme de la conscience " transcendantale ", en qui la Vérité du monde eSt déjà toute constituée. Et telle eSt bien en particulier la position des psychologies classiques sur le problème de l'émotion ou sur celui de l'imagination, où elles échouent à distinguer comportement adaptatif et comportement, magique — parce qu'il ne peut jamais 105
LES DEUX TENDANCES PHÉNOMÉNOLOGIQUES '"
y avoir pour elles que comportement objeétif causé par les circons tances, comme elles échouent à distinguer perceptions et images — parce qu'il ne peut jamais y avoir pour elles qu' " imageschoses ", données comme telles à la conscience. Mais, précisément, si la conscience veut se ressaisir, et ressaisir en elle ce pouvoir de valorisation, il va lui falloir d'abord en fausser le sens pour en surprendre le mouvement à sa source : cette source, en effet, devra alors être considérée pour elle-même, indépendam ment de la pente qui fait d'elle la source d'un mouvement. Ou, pour mieux dire, cette pente n'apparaîtra que dans la mesure où la conscience s'efforcera de la remonter ; mais, par là, elle appa raîtra privée de son sens effectif, de sa valeur pratique, puisqu'elle aura cessé d'être pente vers cette existence qui eSt la nôtre, vers cette situation, pour n'être plus en Quelque sorte que pente absolue. Comme le précisera Sartre dans TËtre et le Néant : " Si le Cogito conduit nécessairement hors de soi, si la conscience eSt une pente glissante sur laquelle on ne peut s'installer sans se trouver aussitôt déversé dehors sur l'être-èn-soi, c'eSt qu'elle n'a par elle-même aucune suffisance d'être comme subjectivité absolue, elle renvoie d'abord à la chose \ " x Il reste que, corrélativement, il deviendra possible de discerner ainsi les implications théoriques de cette pente, de découvrir ses composantes de conscience, et de décrire, par là, les grandes atti tudes essentielles qui définissent une conscience en tant que cons cience. Mais on voit, sans même aller plus loin, que ce dégagement perdrait toute signification s'il n'était effeâué en vue d'éclairer l'engagement même qui caraâérise notre existence, et sans lequel il n'eût pas été concevable.
Il reste à savoir si l'engagement dé la conscience dans le monde ne pouvait être éclairé qu'au prix de l'en dégager d'abord dans une théorie séparée, ou s'il serait possible d'admettre une étude direflte de la conscience en situation dans le monde,Une étude dire&e des " phénomènes existentiels " sans avoir préalablement élucidé pour i. UÊtre et le Néant, p. 712. 106
LES DE^X TENDANCES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
elles-mêmes les stru&ures essentielles de la conscience qui se mani festent dans ces phénomènes. Il s'agit donc de se demander ici dans quelle mesure une phéno ménologie doit être essentialiSte, c'eSt-à-dire dans quelle mesure son promoteur Husserl a raison contre la tentative de Heidegger, qui vise à s'emparer de l'existence concrète, à réaliser sans inter médiaire un existentialisme authentique. De ce point de vue de phénoménologie, nous opposerions volontiers Sartre à Heidegger — qui semblerait avoir inspiré beau coup plus directement la perspective de M. Merleau-Ponty. Mais en tant que Sartre veut constituer un existentialisme — et si l'on cesse de s'interroger sur les moyens pour ne considérer que le but —, il reSte évident que sa tendance est heideggerienne, en ce sens qu'il s'agit pour lui de dépasser l'essentialisme de Husserl. Il faut donc s'attendre à ce que la conception sartrienne de la phé noménologie se révèle assez différente à la fois de celle de Husserl et de celle de Heidegger. Et le moment eSt venu pour nous, avant d'aborder son inquiétant Essai d'ontologie phénoménologique, de mettre au point une dernière fois les caractéristiques de ces deux tendances, telles que les conçoivent, les phénoménologues fran çais. Nous en appellerons dans ce but à Sartre lui-même, naturelle ment, mais aussi à M. Merleau-Ponty, dont les analysés, là même où elles manifestent quelque opposition, sont toujours remarqua blement éclairantes. Oty précisément, ce dernier attire notre attention, dès l'avantpropos de sa Phénoménologie de la perception, sur le fait que l'oppo sition entre Husserl et Heidegger ne saurait être admise comme telle qu'en première approximation, puisque les termes en reparaissent sous forme de contradiction au sein même de la philosophie de Husserl. Quoi qu'il en soit de ce point, sur lequel nous aurons à revenir, il y a bien en fait, dans la phénoménologie telle qu'elle se présente désormais à des esprits français, une dualité de tendances que M. Merleau-Ponty explicite de la sorte : " La phénoménologie, c'est l'étude des essences, et tous les problèmes, selon elle, revien nent à définir des essences : l'essence de la perception, l'essence de la conscience, par exemple. Mais la phénoménologie, c'eSt aussi une philosophie qui replace les essences dans l'existence et ne pense pas qu'on puisse comprendre l'homme et le monde autre107
XES DEUX TENDANCES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
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ment qu'à partir de leur " fafîicitê " 2. C'eSt une philosophie transcendantale qui met en suspens pour les comprendre les affirmations de l'attitude naturelle, mais c'eSt aussi une philosophie pour laquelle le monde est toujours " déjà là " avant la réflexion, comme une pré sence inaliénable, et dont tout l'effort eSt de retrouver ce contact naïf avec le monde pour lui donner enfin un Statut philosophique. C'eSt l'ambition d'une philosophie qui soit une " science exa&e ", mais c'eSt aussi un compte rendu de l'espace, du temps, du monde " vécus "*. Et sans doute, pour M. Merleau-Ponty, cette dualité de tendances ne doit pas être maintenue pour elle-même, comme pourraient être tentés de le faire des historiens de la philosophie, plus soucieux de "compter les citations " et d'opposer les textes dans leur lettre que de les rapprocher dans leur inspiration fondamentale. La phéno ménologie allemande doit elle-même être comprise selon des procé dés phénoménologiques, il nous faut la ressaisir en y reconnaissant ce que précisément nous attendions, non pas une philosophie de plus mais la valeur de l'attitude philosophique. " C'eSt en nousmêmes que nous trouverons l'unité de la phénoménologie et son vrai sens. " Il n'en reSte pas moins que, dans la perspective d'une telle unifi cation, les méthodes peuvent différer — et qu'on n'obtiendra pas les mêmes résultats suivant qu'on recherchera d'emblée ce qu'il y a de commun aux deux tendances, ou qu'on s'efforcera de les compléter l'une par l'autre, en reâifiant chacune d'elles pour la pousser aussi loin que possible. H n'eSt guère douteux que M. Mer leau-Ponty ait choisi la première de ces deux méthodes : en ce sens, nous ferions certaines réserves quant à la remarque de M. Alphonse de Waelhens selon laquelle il ne saurait y avoirfiliationdire&e de Husserl à Heidegger et de Heidegger à la " phénoménologie de la perception ". Du moins M. Merleau-Ponty nous semblerait-il plus autorisé que Sartre à se réclamer d'unefiliation,n'ayant retenu précisément que les éléments de parenté entre les deux tendances, cependant qu'en ce qui concerne la tentative de Sartre — celui-ci 2. Leur " facticité ", c'eSt leur existence à titre de fait, contingente et injustifiable (c'eSt nous qui soulignons). — 3. Phénoménologie de la percep tion, Avant-Propos, page 1. 108
LES DEUX TENDANCES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
ayant plutôt choisi la seconde méthode et préférant accuser les différences et les oppositions — l e terme de confrontation nous paraîtrait plus valable. Dans ces conditions, il eSt normal que Sartre insiste sur ses dis sensions avec Husserl comme avec Heidegger — et que M. Mer leau-Ponty au contraire ne veuille considérer que les fa&eurs d'har monisation par où peut se constituer, pour les philosophes fran çais, une méthode phénoménologique totale. Et les remarques qui précèdent n'ont d'autre intérêt que de nous préparer à mieux comprendre comment Sartre peut, dans la ligne même de la phénoménologie, élaborer une ontologie, — dont la notion demeure absente de l'œuvre de M. Merleau-Ponty. Dans lé seul but de fixer les idées, disons provisoirement et de façon très approximative, que Husserl élabore une ontologie de la conscience pure, cependant que Heidegger tend vers une analyse de la situation concrète, — et qu'à partir de là on pourrait, ou bien, comme le fait M. Merleau-Ponty, réduire ce qu'il y a d'ontolo gique dans la première de ces deux tendances pour les rendre de plus en plus capables de coïncider, ou bien, comme le fait Sartre, les tenir pour complémentaires dans leur opposition même, et réaliser une ontologie de la conscience en situation. Or, c'est bien vers une telle perspeâive que nous orientent les analyses de Sartre auxquelles nous avons eu jusqu'ici à nous référer. Si nous reprenons 1' Esquisse d'une théorie des émotions, nous y trouverons une cara&érisation, fort remarquable à cet égard, des apports respéâdfs de Husserl et de Heidegger. Refoulant, comme nous l'avons vu, ce " psycholôgisme " qui veut traiter les phénomènes de conscience comme des accidents, Sartre lui oppose la phénoménologie : " Son fondateur, Husserl, a été frappé d'abord par cette vérité : il y a incommensurabilité entre les essences et les faits, et celui qui commence son enquête par les faits ne parviendra jamais à retrouver les essences... Sans toute fois renoncer à l'idée d'expérience (le principe de la phénoméno logie eSt d'aller " aux choses elles-mêmes " et la base de sa méthode est l'intuition éidétique), au moins faut-il l'assouplir et faire une place à l'expérience des essences et des valeurs ; il faut reconnaître même que seules les essences permettent de classer et d'inspeâer les faits. Si nous ne recourrions implicitement à l'essence d'émotion, 109
LES DEUX TENDANCES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
il nous serait impossible de distinguer, parmi la masse des faits psychiques, le groupe particulier des faits d'émotivité. La phéno ménologie prescrira donc, puisque aussi bien on a eu implicitement recours à Tessence d'émotion, d'y faire un recours explicite et defixerune bonne fois par des concepts le contenu de cette essence... Il y aura donc... une phénoménologie de l'émotion qui, après avoir " mis le monde entre parenthèses ", étudiera l'émotion comme phé nomène transcendantal pur et cela, non pas en s'adressant à des émo tions particulières, mais en cherchant à atteindre et à élucider l'es sence transcendantale de l'émotion comme type organisé de cons cience4. " Seulement, il se trouve — comme nous l'avons vu — qu'une telle étude n'eSt précisément pas le but de Sartre dans son esquisse : ce qu'il veut, c'est tirer de la phénoménologie une méthode et des enseignements pour " la psychologie pure ". Ce qu'il retient, c'egt que l'être du phénomène de conscience eSt premier par rapport à sa phénomënalité sous telle ou telle forme : "... la phénoméno logie eât l'étude des phénomènes —- non des faits 6 ". "Nous demeurons d'accord que la psychologie ne met pas l'homme; en question ni le monde entre parenthèses. Elle prend l'homme dans le monde, tel qu'il se présente à travers une multitude de situations : au café, en famille, à la guerre. D'une façon générale, ce qui l'in téresse, c'est rhomme en situation. En tant que telle, elle eSt, nous l'avons vu, subordonnée à la phénoménologie, puisqu'une étude vraiment positive de l'homme en situation devrait avoir élucidé d'abord les notions d'homme, de monde, d'être dans le monde, de situation. Mais enfin la phénoménologie eSt à peine née et toutes ces notions sont fort loin de leur élucidation définitive... 6. " Et nous savons que Sartre désire se borner, dans cet ouvrage, à une " expérience de psychologie phénoménologique ".Mais par ailleurs il serait étrange qu'une telle entrée en matière ne reten tisse pas sur le reSte de l'œuvre; d'autant plus que l'enquête de l'Imaginaire•se situera bien encore sur le plan de la psychologie, tout en manifestant des préoccupations plus résolument onto logiques. 4. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 7 et 8. — 5, Ibid., p. 9. —
6. Ibid.y p.'12.
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LES DEUX TENDANCES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
En fait, il semble bien que nous puissions obtenir là le dévoi lement de l'allure fondamentale de cette philosophie. Il y a tran sition continue entre l'Esquisse et l'Être etle Néant, parce que l'Esquisse prépare déjà une ontologie du psychique, tout en impo sant à celui-ci de concerner toujours l'homme en situation. Et c'eSt ce qui ressort du parallélisme perpétuel maintenu par Sartre entre les principes dé Husserl et ceux de Heidegger, dont il semblé bien vouloir montrer qu'ils doivent être valorisés les uns par les autres. A cette recherche, chez l'xm> des Stru&ures essentielles de la conscience, il confronte le thème, chez l'autre, de la compré hension existentielle de là réalité-humaine par elle-même, dans la mesure où elle existe. Et il précise: " Exifier pour la réalité-humaine, c'e§t, selon Heidegger, assumer son propre être dans un mode existentiel de compréhension; exifier pour la conscience c'eSt s'apparaître, d'a près Husserl. De ce point de vue, dans chaque attitude humaine — par exemple dans l'émotion... — Heidegger pense que nous retrouverons le tout de la réalité-humaine, puisque l'émotion c'eSt la réalité-humaine qui s'assume elle-même et se " dirîge-émué " vers le monde. Husserl, de son côté, pense qu'une description phénoménologique dé l'émotion mettra au jour les Stru&ures essentielles de la conscience, puisqu'une émotion eSt précisément une conscience 7. " Mais il eSt clair qu'ici, et pour autant qu'on puisse séparer mé thode et objet, Husserl lui fournit plutôt la méthode d'investigation, et que c'eSt à Heidegger qu'il demande de luidéfinir l'objet de cette investigation. Cet objet, c'eSt la " réalité-humaine ", l'hômmé en situation, et la méthode consistera à le définir en tant qu'il est conscience, centré d'intentions, pouvoir d'initiatives— mais, dès lors, en tant qu'il eSt tout cela à l'occasion de sa situation même. Ainsi devons-nous nous attendre à lui voir adresser à Husserl le reproche d'avoir pris la méthode pour le but et d'avoir engagé une ontologie artificielle des essences de la conscience pure; à Heidegger, le reproche d'avoir pensé atteindre l'objet immédia tement, sans distance, et d'avoir engagé une sorte d'ontologie naturelle de l'existence irréfléchie. -j. Esquisse dyme théorie des émotions, p . 10. in
INFIDÉLITÉ DE HUSSERL A SON PROPRE PRINCIPE
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L'idée eSt ici que Fontologie doit être totale, c'eSl-à-dire ne point perdre de vue que son objet eSt double, ou plus précisément am bigu. Il ne faut donc pas qu'elle se prenne pour une ontologie " essentielle ", ou qu'elle se perde, dès l'origine, en une analyse €€ existentielle " : dans ces deux cas, elle manque son objet, qui eSt le rapport même des essences à l'existence, des intentions de la conscience à leurs motivations. Bref, l'ontologie ne saurait avoir' pour objet que cette liberté, qui se manifeste en s'affirmant quand les intentions confèrent un sens aux motivations, mais aussi en se renonçant quand celles-ci tendent à devenir purement et simple ment causes de celles-là.
Par là, il apparaît incontestable que l'ontologie ne saurait être phénoménologie pure au sais husserlien du terme. Ce sens fait en effet pratiquement abStraéHon de h.fafîicitê9 c'eSt-à-dire de l'en vers même de cette " liberté " ambiguë, qu'il serait — comme nous avons eu déjà l'occasion de nous en convaincre — tout aussi valable de dénommer " situation ". Et malgré les efforts de M. Merleau-Ponty pour accentuer les hésitations de Husserl lui-même, trop de textes manifestent chez celui-ci une réelle assurance dans l'énoncé de sa méthode, pour qu'on puisse refuser d'y voir une tendance très ferme — et que nous pourrons maintenant cara&ériser en disant qu'elle ne fait pas sa place à l'ambigu comme tel. Citons seulement quelques passages de la Préface écrite par Husserl pour l'édition anglaise 8 des Ideèn, et qui date de 1931 — soit dix-huit années après la première publication de l'ouvrage en langue allemande. " La Subje&ivité Transcendantale... eSt un domaine absolument indépendant d'expérience dire&e, quoique pour des raisons tenant à sa nature essentielle il ait pu demeurer si longtemps inaccessible. L'expérience transcendantale dans son allure théorique et, tout d'abord, descriptive, ne devient valable qu'au prix d'une véritable altération de cette forme correspon dante de présence sous laquelle se développe une expérience du 8. Ideas. 112
INFIDÉLITÉ DE HUSSERL A SON PROPRE PRINCIPE
monde naturel, au prix d'un déplacement de point de vue — qui, en tant que méthode de passage au domaine de la phénoménologie transcendantale, eSt appelé " réduâion phénoménologique "... Dans ce livre, nous traitons d'une science a priori (" éidétique ", axée sur l'universel, en tant que celui-ci peut faire l'objet d'une intuition originale)... " Au cours de cette réduâion, " la subjecti vité psychologique perd précisément ce qui fait d'elle quelque chose de réel dans le monde qui s'étend devant nous; elle perd la signification qui eSt celle de l'âme en tant qu'appartenant à un corps qui existe dans la Nature objeâive et spatio-temporelle... Posé comme réel, je ne suis plus dès lors un sujet humain dans le monde universel, exiSténtiellement posé, mais exclusivement un sujet pour qui ce monde a un être, et seulement, à vrai dire, en tant que ce qui m'apparaît, ce qui m'eSt présenté, ce dont je suis conscient d'une façon ou d'une autre, dé telle sorte que la réalité du monde demeure ainsi hors de considération, hors de question... Or si là description transcendantale ne se livre à aucun jugement sur ce que peuvent être le monde et mon Moi humain comme appartenant à ce monde, et si, dans cette description, le sujet transcendantal existe absolument en lui-même et pour lui-même... il e§t bien évident, par là, que, dans toute conversion de sens concer nant le contenu psychique de l'âme en tant que totalité, ce même contenu, par le seul fait de se poser selon une autre signification de son existence, devient transcendantal... " et inversement. "... Nous avons ainsi un remarquable et total parallélisme entre... une psychologie phénoménologique et une phénoménologie trans cendantale... Et pourtant la totalité de ce contenu au titre de la psychologie, considérée au niveau de l'attitude naturelle... et rap portée au monde en tant qu'étendu devant nous, eSt entièrement non philosophique, cependant que " le même " contenu considéré au niveau de l'attitude transcendantale... eSt une science philo sophique — en fait, plus précisément, la science philosophique de base, élaborant selon des procédés de description le terrain transcendantal qui reste désormais le seul terrain possible pour toute connaissance philosophique. " Nous avons longuement cité ces textes, parce qu'ils mettent l'accent de façon remarquable sur ce qui, dans la position de Hus serl, devra être refusé par Sartre. Nous ne voulons pas dire que 113
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les développements husserliens ne soient parfois assouplis au point de justifier la tentative de M. Merleau-Ponty pour manifester une filiation, une continuité, de cette pensée existentielle — mais il nous jparaît assez éclairant, pour notre propos, de montrer comment les principes donnés par Husserl lui-même comme découlant de son principe d'intentionnalité, devaient en droit le mener, à tout coup, aux antipodes d'un existentialisme, et, plus précisément, à un idéalisme. Il s'agit en effet pour lui — nous venons de le voir —* d'une réduâion totale, qu'il tient tout compte fait pour possible, quoi qu'il se soit à de nombreuses reprises posé le problème de cette possibilité. La conscience peut donc, selon lui, s'installer, par un simple changement de perspective, sur le plan transcendante : il y a une conversion qui lui permet de se faire conscience transcendantale. A ce niveau, le monde n'a plus d'importance. Mais entendons par là non seulement qu'il n'eSt plus le thème de nos investigations, mais bien qu'il ne joue plus aucun rôle au cours de celles-ci. Sa fonction de monde a été annulée. Il n'existe plus comme une sorte de nécessité pour la conscience, celle-ci peut se concevoir elle-même sans tenir compte du fait qu'il est toujours là. Ce monde, qui était là malgré elle, sans lui avoir demandé son avis, est devenu "monde pour elle "; elle existe " absolument en elle-même et pour elle-même ", et le contenu de cette conscience a acquis par là une autre forme de signification. ReSte à savoir laquelle. Cette suppression du monde n'eSt pas Strictement méthodologique, elle ne saurait du moins le demeurer. H eSt inévitable en effet qu'elle retentisse sur le point de vue onto logique. Carj ne pouvant être suppression totale à titre provisoire, elle tend à se faire conversion, transposition définitive. La conscience se donne en elle-même l'équivalent de ce monde en qui elle existait. Dès lors, elle n'aura plus besoin de lui en tant que monde, elle le possède en tant que contenu d'elle-même. L'être de ce mondé n'éSt plus que "ce qui m'apparalt, ce qui m'eSt présenté, ce dont je suis conscient d'une façon ou d'une autre ". Sa faâicité, le fait qu'il m'était imposé, devient fadticité des éléments selon lesquels se déroulera le contenu de la conscience transcendantale ; ceux-ci peuvent être tels ou tels, ils ne sont encore que des " possibles", à partir des "pouvoirs " de cette conscience; et cela signifie seu114
INFIDÉLITÉ DE HUSSERL A SON PROPRE PRINCIPE
lement que, ces pouvoirs étant donnés, il faut recourir à l'expé rience pour savoir lesquels parmi ces possibles seront réalisés. La faâicité s'eSt donc changée en simple indétermination théorique, et le domaine où on la maintient comme telle n'en eSt pas moins * immédiatement transparent à l'esprit ". La comparaison établie par Husserl entre la science éidétique et les mathématiques eSt à cet égard très convaincante : " La science du fait au sens Stria du terme, la science rationnelle authentique de la nature, a d'abord été rendue possible au prix de l'élaboration autonome d'une ma-. thématique " pure ". La science des possibilités pures doit partout précéder la science des faits réels... Ainsi en eSt-il également dans le cas de la philosophie transcendantale, étant entendu que le service rendu ici par un système de l'a priori transcendante eSt de loin plus élevé en dignité. " C'eSt dire, sans équivoque, que les possibles constituent — non plus, évidemment, sous la forme de choses mentales mais sous la forme de significations■•— un contenu de la conscience transcendantale parfaitement homogène à cette conscience, imma nent à elle, et,finalement,qu'ils constituent cette conscience. Celleci n'eSt plus dès lors qu'un pur regard sur ces possibles qu'elle découvre en elle et qui lui sont accessibles sans distance, dans la parfaite transparence que possède, pour le mathématicien, la notion mathématique de cercle. Et de même que cette notion eSt telle parce qu'elle eSt œuvre de l'esprit, de même, si le monde transposé dans la conscience a perdu son opacité, n'eSt-ce pas dans la mesure exa&e où il peut aussi bien, dès lors, être considéré comme étant en quelque façon l'œuvre de la conscience ? Et tel eSt bien le sens des critiques de Sartre que nous pourrons retrouver dans l'Être et le Néant. Husserl " n'a jamais dépassé la pure description de l'apparence en tant que telle, il s'eSt enfermé dans le Cogito, il mérite d'être appelé, malgré ses dénégations, phénoméniSte plutôt que phénoménologue; et son phénoménisme côtoie à chaque instant l'idéalisme kantien ". " Toute conscience eSt conscience de quelque chose. Cette définition de la conscience peut être prise en deux sens bien diStin&s : ou bien nous entendons par là que la conscience eSt constitutive de l'être de son objet, ou bien cela signifie que la conscience en sa nature la plus profonde eSt rapport à un être transcendant. Mais la première acception 115
INFIDÉLITÉ DE HUSSERL A SON PROPRE PRINCIPE
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de la formule se détruit d'elle-même : être conscience de quelque chose, c'e^t être en face d'une présence concrète et pleine qui n'efi pas la conscience... Jamais Tobjeâif ne sortira du subjeâif ni le transcendant de l'immanence, ni l'être du non-être... La conscience eSt conscience de quelque chose : cela signifie que la transcendance eSt Structure constitutive de la conscience 10. " Husserl a méconnu €€ le caraâère essentiel de l'intentionnalité ". Bref la conscience eSt cet être qui " implique un être autre que lui ". Nous aurons d'ailleurs l'occasion de nous assurer que cet être n'eSt point celui du réalisme, et qu'en reprochant à Husserl son glissement vers l'idéalisme, Sartre ne commet pas pour son compte un reniement en sens inverse de l'attitude phénoménologique. Mais on voit du moins que ce glissement ontologique de Husserl constitue bien, lui, un danger réel impliqué dans les principes de sa méthode. Bien plus, Husserl lui-même proclame que cette méthode doit y conduire : " Selon ces vues, se constitué, pourvu que les conséquences en soient suivies sans crainte (et ce n'eSt pas là l'affaire de tout le monde) un Idéalisme transcendantal-phêwménologque par opposition à toute forme d'Idéalisme psycholo gique. " Or, que peuvent signifier de telles conséquences ? M. MerleauPonty les définit ainsi : "...Ce serait... l'opération aéHve de signi fication qui définirait la conscience, et le monde ne serait rien d'autre que la " signification monde ", la rédu&ion phénoméno logique serait idéaliste, au sens d'un idéalisme transcendantal... Un idéalisme trancendantal conséquent dépouille le monde de son opacité et de sa transcendance11. " Et sans doute, pour faire apparaître l'intentionnalité de la conscience vers le monde, eSt-il nécessaire de distendre " les fils intentionnels " qui la relient au monde. Sans doute, pour saisir comme telle la " fa&icité " du monde et de l'existence, eSt-il néces saire de passer par leur idéalité sur le plan des essences. Encore faut-il que cette distension ne supprime pas ce qu'il y a de propre ment intentionnel dans l'intentionnalité, et que ce passage à l'idéa lité n'élimine pas ce qu'il a pour mission de manifester : le rapport 10. L'Être et le Néant, p. 27 et 28 il. Phénoménologe de la perception. Avant-propos, p. vi. 116
RETENTISSEMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE
de la conscience à un monde effe&if sans lequel sa propre notion d'elle-même eSt condamnée à se dissoudre. Et quand M. MerleauPonty, soucieux d'interpréter Husserl selon lès aménagements heideggeriens de sa pensée, conclut tout naturellement : " La méthode éidétique eSt celle d'un positivisme phénoménologique qui fonde le possible sur le réel 12 ", nous pensons, ne serait-ce qu'en nous appuyant sur les quelques textes précédemment cités, qu'il y a là, bien plus que la manifestation d'une équivoque dans la pensée de Husserl, une mise en relief par antiphrase de ce que M. Merleau-Ponty lui-même a bien dû concevoir comme aberrant dans les principes husserliens.
Et ce qui prouve le mieux les dangers d'une "mise du monde entre parenthèses ", accomplie selon ces principes, c'est à coup sûr la conception que se fait Husserl de la psychologie. Nous avons vu son opposition à l'Idéalisme psychologique, lequel reconstitue le monde, dans la conscience psychologique, avec des impressions mentales, parce que sa méthode eSt empirique; il le qualifie aussi de " naturalisme "ou de " sensualisme ", et le tient pour " absurde " — d'une absurdité égale à celle de sa contrepartie, le réalisme. Ce qu'il lui reproche en somme, c'est d'avoir rendu le monde corrélatif non de la subjectivité transcendantale, mais de la subjeâivité concrète, psychologique; c'est d'avoir tenu celle-ci pour un absolu : " Le résultat de la clarification phénoménologique du sens inhérent au type d'existence du monde réel... eSt que seule la subjeâdvité transcendantale possède ontologiquement la valeur d'un Être Absolu, qu'elle seule eSt non-relative, c'eSt-à-dire relative seulement à soi-même. " Et sans doute la forme de corrélation admise par les " psychologues " entre la conscience et le monde n'eSt-elle pas satisfaisante, pour bien des raisons. Mais cela eSt-il dû à son cara&ère Statique ou à son cara&ère relatif? Il eSt étrange que Husserl propose de lui substituer cette autre forme de " corré lation ", la forme transcendantale, qui se caraftérise précisément par le fait qu'elle eSt relation sans distance, relation dans l'Absolu : i2. Phénoménologie de la perception. Avant-propos, p. xn. "7
RETENTISSEMEiSrTS SÛR LA PSYCHOLOGIE
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par là, il maintient bien, si l'on veut, la notion d?intentionnalité> mais en la vidant de ce qui en faisait toute la consistance. Il s'agirait d'une intentionnalité qui pourrait se maintenir en se fournissant, à titre d'ailleurs accessoire, les objets mêmes de ses intentions : bref d'une intentionnalité qui ne viserait qu'elle-même et ses pro pres produits. Une telle notion recevrait, semble-t-il, une assez valable illustration dans la conception d'un Dieu qui pourrait avoir des désirs. Ôr il eSt clair que l'intentionnalité ne tire pas son sens de son propre mouvement : l'Absolu-dynamique que constitue la cons cience chez Husserl ne vaut pas mieux, sous ce rapport, que la relativité Statique des " psychologues ". Une intention n'eSt telle que par la distance irréductible qui la sépare de son objet : trans formez l'objet en signification, retirez-lui son opacité, son étrangeté, son être-là, vous le rendez du même coup direftement accessible à la conscience. Celle-ci n'eSt plus que cette signification, et ce que vous avez précisément oublié, c'eSt qu'aucune signification ne saurait surgir d'un Absolu considéré pour lui-même. Et c'eSt ce qui devient évident si l'on tente d'apjpliquer la mé thode husserliènne — comme Husserl l'a lui-même tenté — au cas, par exemple, de la fonâion imageante. La question eSt la suivante : si, ayant opéré la réduâion phénoménologique, il se trouvé que nous ne saisissions d'autres différences entre images et perceptions que celle qui réside dans leur intentionnalité, "d'où vient qu'A y ait des images et dès perceptions ? D'où vient que, lorsque nous faisons tomber les barrières de la réduâion phéno ménologique, nous retrouvions un inonde réel et un monde ima ginaire 18 "? Husserl prétend fonder toute la philosophie sur des bases transcendantales— mais, qu'il soit seulement impossible de répon dre à cette question, et c'eSt la psychologie phénoménologique elle-même qui s'écroule, manifestant ainsi l'insuffisance et Tarti-* ficialitë d'un tel fondement. Or, c'eSt bien en fait ce qui se produit. Husserl admet qu'après la réduâion, il subsiste dans la conscience une matière, ce qu'avec Sartre nous avions appelé un " donné psychique ", un " contenu ", 13. UIma§nation> p. 155. 118
RETENTISSEMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE
mais celle-ci n'eSt objet pour la conscience qu'à travers un " sens ", le " noème " ; et de même qu'avant la réduâion on pouvait distinguer le monde et la conscience, de même ici l'on distinguera le noème et la réalité psychique concrète, la " noise ", c'éSt-à-dire le contenu en tant qu'il eSt animé par quelque aâe intentionnel. Soit cet arbre en fleur que je perçois : mon noème eSt alors cette signification " arbre-en-fleur-perçu " qui vient habiter ma noèsé. Mais d'où peut bien venir la signification de " perçu " que prend pour moi cet arbre? Certainement pas du noème : celui-ci, en effet, habite la conscience au même titre qu'un " arbre-eri-flèur-imaginé ", et la différence ne saurait procéder que des intentions différentes qui caractérisent perception et imagination. Sur le plan des noèmes, " arbre-perçu " égale" arbre-imaginé "* En mettant le monde entre parenthèses, j'ai remplacé l'arbre par la signification " arbre " — et celle-ci n'eSt plus susceptible dès lors de se dépasser vers un complément effeâif de signification où elle donnerait l?arbre pour perçu ou au contraire pour imaginé. En d'autres termes, l'indétermiiiation du noème sur ce point procède de son irréalité. Le reproche en sera plus explicitement adressé à Husserl dans l'Être et le Néant : " ... Husserl définit... la conscience comme une transcendance. En effet : c'est là ce qu'il pose; et c'eét sa découverte essentielle. Mais dès le moment qu'il fait du noème un irréel, corrélatif de la noèse, et dont Yesse eSt un percipi (c'eSt-à-dire dont l'être se réduit au fait d'être perçu), il eSt totalement infidèle à son principe M. " L'idée eSt ici que, pour être perçu, il faut avant tout être là, c'eSt-à-dire manifester une irrëdu&iblettansçendancepar rapport à la conscience. En ce sens, être là ou n'être pas là, c'eSt tout un quand il s'agit d'un objet que la conscience pose en tant qu'objet, c'eSt-à-dire réel ou imaginaire, mais toujours transcendant. — Ainsi, pour Husserl, la distinc tion né pourra dépendre désormais que dé l'intention. Mais comment celle-ci pourrait-elle se vouloir soit percevante soit imageante, quelle valeur aurait son choix, réduit à un pur arbitraire ? Pourtant, il faut bien qu'on puisse " distinguer le Centaure que j'imagine de l'arbre enfleurque j'aperçois ". Il y a dans les deux cas une matière impressionriélle qui exige une intention pour qu'un 14. L'Être et le Néant, p. 28. 119
RETENTISSEMENTS SUR LA PSYCHOLOGIE
sens apparaisse et vienne remplir cette intention. Mais où donc celle-ci trouverait-elle " des motifs d'informer une matière en image mentale plutôt qu'en perception " ? Sartre répond : " Si les matières sont de même nature il ne peut y avoir aucun motif vala ble.,. La distinction entre image mentale et perception ne saurait venir de la seule intentionnalité : il eSt nécessaire mais non suffisant que les intentions diffèrent; il faut aussi que les matières soient dissemblables 15. " Bref, il faut tenir compte de l'objet. Et nous avons assez vu, au cours du chapitre précédent, que c'était là ce qui permettait à Sartre dans l'Imaginaire d'opérer la différenciation, en manifestant dans la perception une sorte de sujétion de la conscience aux objets du monde où elle se trouve située, cependant que l'imagination au contraire constituait de la part de la conscience un refus momen tané de ces objets, une évasion de sa situation réelle au moyen d'une visée négatrice de ce temps et dt cet espace. Par cette visée, la conscience oppose à ce qui eSt ce qui n'eSt pas, en le tenant résolu ment pour tel. Elle utilise à cet effet les éléments d'un savoir antérieur, mais ce n'eSt pas vers ces éléments — ce n'eSt pas en particulier vers la " signification " fournie par ce savoir — qu'elle se tend, ç'eSt à travers eux, vers l'objet lui-même, et ce n'eSt qu'à ce prix qu'elle peut l'affe&er d'irréalité en le posant dans une intui tion où il eSt " donné-absent ". Et nous savons que cet aéte imageant n'a lieu que motivé par une situation concrète où, précisément, l'objet ne peut de lui-même s'imposer à moi tel que je souhaiterais le voir. Bref l'imaginaire n'a jamais de sens qu'en fonétion, à la fois, du réel et de mon atti tude à l'égard du réel. Et l'erreur de Husserl se caractériserait désormais pour nous par cette conviâion qui est la sienne, selon laquelle il serait possible de décrire des ftrutfures essentielles de la conscience après s'être privé de toute référence aux attitudes fonda mentales du sujet dans le monde. Nous l'avons vu, en effet, il accorde à la subjectivité transcendantale qu'elle " possède ontologiquement la valeur d'un Être Absolu ". Il tente donc, explicitement, l'onto logie d'un être qui ne se définit que par son comportement, mais qu'il choisit pourtant de situer sur un plan où ce comportement 15. Ulmagination, p. 156 et 399. 120
LA SEULE ONTOLOGIE POSSIBLE
cesse d'être motivé. Ainsi s'enferme-t-il dans cette ontologie arti ficielle, sans plus aucune possibilité de passage vers l'aspeâ effe&if de ce comportement dont il a d'abord résolu de ne pas tenir compte. En d'autres termes, l'Être Absolu ne saurait être que l'absolue relativité, l'unique objet d'une ontologie ne peut être que l'ambi guïté de l'être : scandale d'une présence qui n'eSt pas soi, en face d'un soi qui ne se définit, contre elle, qu'à partir d'elle et de ce scandale qu'elle efî.
Compte tenu de l'inévitable accentuation qu'une trop brève analyse peut faire subir à certaines défaillances d'une pensée complexe, la phénoménologie de Husserl nous apparaît donc comme tendant à rénier elle-même le plus fécond de ses principes : elle s'efforce en effet d'étudier l'intentionnalité en marge des " moti vations " par où l'irréduâible existence d'un monde garantit à ce mouvement de conscience son caraâère essentiel d'attitude pré sente, effeéHve. Il y a là, en somme, l'inverse de la difficulté que nous avons plusieurs fois rencontrée, et qui réside dans la distance entre le phénomène et sa saisie par le psychologue. Comme le note M. Merleau-Ponty, " nous ne sommes jamais comme sujet méditant le sujet irréfléchi que nous cherchons à connaître; mais nous ne pouvons pas davantage devenir tout entier conscience, nous ramener à la conscience transcendantale16 ". Le sujet transcendantal n'existe pas, " de droit ", les Struâures de conscience qui nous donneront le monde ne sont pas nécessai rement explicitées quelque part : elles ont justement besoin d'être vécues en tant qu'attitudes pour que soit reconnu leur pouvoir de relative autonomie. Tout passage à la limite, tendant à rendre cette autonomie absolue, eSt condamné à demeurer théorique et parfaitement vain : son unique fondement résiderait dans l'opéra tion effe&ive par laquelle une conscience concrète parviendrait à rompre ses amarres spatiales et temporelles — et nous savons qu'une telle rupture n'eSt psychologiquement possible que dans 16. Phénoménologie de la perception, p . 76. 121
LA SEULE ONTOLOGIE POSSIBLE
l'instant, dans un aâe de négation à vide, que son obligatoire gratuité rend inconsistant. Dans un petit livre où il reprend — sous l'angle spécifiquement sociologique — là thèse de Raymond Aron, M. Jules Monnerot donne une description pittoresque d'une telle tentative. Remarquant qu'on ne saurait accéder à cette possi bilité théorique de " suspension " qu'au prix d'un élan total et toujours recommencé, il ajoute : " Il n'y a pas là de situation où Ton puisse s'installer. Qui se targuerait d'y avoir une fois pour toutes réussi, jouerait en fait ie personnage comique d'un cogito sans cogitatum, d'un cogito tellement important et affairé, qui a tellement de rendez-vous pressés qu'il n'a pas une minute à accorder au cogitatum... je ne veux pas dire qu'être dans la situation d'un cogito sans cogitatum ne serait pas une entreprise à tenter, une expérience humaine souhaitable, au même titre que toutes les autres expériences humaines de transgression des limites. Mais un regard sans complaisance doit voir qu'une telle situation — qui ne serait pas une situation de tout repos, puisqu'on ne s'y main tiendrait que par un effort nécessairement discontinu étant données les limites humaines — ne pourrait être créatrice que par une ascèse opiniâtre à l'échelle d'une vie entière, qui apparenterait, si elle avait lieu, la vie du phénoménôlogue aux pratiques des Yogins réalisant une doârine en eux-mêmes par effe&uàtion opérative. C'eSt par l'effeCtuation opérative que la "connaissance " change le " connaissant", passe du plan de l'avoir à celui de l'être/ fait de lui un autre homme 17. " Et ç'eSt bien ce que signalé M. Merleau-Ponty en opposant à Husserl, dont il reconnaît alors que ses perspectives s'apparentent bon gré mal gré aux perspectives ordinaires d'idéalisme transcendantal, laremarque selon laquelle il serait " nécessaire de devenir le sujet transcendantal pour avoir le droit de l'affirmer 18. " Mais inversement, il serait vain de prétendre appréhender direâement l'irréfléchi comme tel. Aussi immédiate que soit cette compréhension vécue de soi-même qui caractérise la réalitéhumaine, encore faut-il pour être compréhension qu'elle se sai sisse à son tour en tant que compréhension. Cette exigence 17.'Lesfaits sociaux ne sont pas des choses, p. 30. — Les Essais, XK/ — 18. Phinominoloffe de la perception^. 73 et 75. 122
LA SEULE ONTOLOGIE POSSIBLE
ne saurait être éludée : le pur irréfléchi eSt aussi inaccessible au philosophe que le pur transcendantal. Dans la mesure où la cons cience veut se saisir en supposant au monde, il lui faudrait être ce qu'elle n'eSt pas; mais dans la mesure où elle s'efforce de se saisir sur le monde, en deçà de toute réflexion, elle découvre l'im possibilité d'être ce qu'elle eSt. Nous approchons ici certaines formules maintes fois reprises dans l'Être et le Néant, et 'nous pressentons que la conscience sera précisément cet être qui existe sur le mode du non-être. Telle eSt en effet la marque d'une ambiguïté authentique, car la chose qui efine saurait être ambiguë : seul peut être ambigu un rapport en aâe, une situation aâdvement dépassée, une liberté en situation. Et nous vérifions bien ici que la conscience dont nous parle Sartre eSt une conscience qui n'ignore pas que sa propre présence à soi — son existence en tant que conscience — eSt conditionnée par l'exis tence même du monde. La seule ontologie possible eSt alors celle de cette présence à soi, qui n'eSt que l'autre dénomination d'une authentique présence au monde. Et sans doute aurons-nous à nous démander si cette seule onto logie possible eSt eflFeâivement possible, ce qui revient à poser la question de sa réussite, c'eSt-à-dire de sa fécondité. Ce que nous voulions manifester ici, c'était en tout cas l'impossibilité d'une ontologie de la conscience pure, tout autant que d'une ontologie de l'objet. Mais il reSte évidemment à savoir si le rapport cons cience-monde, liberté-situation, qui devient ainsi l'unique objet d'une philosophie, eSt susceptible de se prêter à une ontologie; si cette sorte de réconciliation, après tant d'abStraâions séparatrices, doit être opérée sur le plan du général, sur des notions, ou sur le plan du singulier, sur des phénomènes concrets. Admettrons-nous une ontologie essentiàliSte, ou, direftement, une analyse existen tielle, ou, successivement, l'une et l'autre ? Un passage de l'Être et le Néant va nous permettre à la fois de ramasser nos précédentes remarques et de situer de façon plus précise ce problème de méthode tel qu'il se pose à Sartre. Critiquant les divers usages du Cogito, il constate que celui-ci ne livre jamais que ce qu'on lui demande de livrer. " Descartes l'avait interrogé sur son aspeâ fonâionnel : " je doute, je pense " et, pour avoir voulu passer sans fil conduâeur de cet aspeâ: fonâionnel à la dia123
LA SEULE ONTOLOGIE POSSIBLE
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leéfcique existentielle, il eSt tombé dans l'erreur subStantialiSte. Husserl, instruit par cette erreur, eSt demeuré craintivement sur le plan de la description fonctionnelle. De ce fait, il n'a jamais dépassé la pure description de l'apparence en tant que telle, il s'eSt enfermé dans le Cogito, il mérité d'être appelé, malgré ses déné gations, phénoménale plutôt que phénoménologue; et son phénoménisme côtoie à chaque instant l'idéalisme kantien. Heidegger, voulant éviter ce phénoménisme de la'description qui conduit à l'isolement mégarique et antidialeâdque des essences, aborde directement l'analyse existentielle sans passer par le Cogito, " Mais, remarque ensuite Sartre, la réalité-humaine se trouve ainsi privée de sa dimension de conscience, et si l'on veut la doter d'une compréhension de soi, ce ne saurait être qu'au prix de lui recon naître la conscience d'être compréhension. " A vrai dire, il faut partir du Cogito, mais on peut dire de lui, parodiant une formule célèbre, qu'il mène à tout à condition d'en sortir 19. " Il faudra donc obtenir le fil conducteur dont parlait Sartre un peu plus haut, c'eSt-à-dire " l'instrument dialeCtique qui nous permet trait de trouver dans le Cogito lui-même le moyen de nous évader de l'instantanéité vers la totalité d'être que constitue la réalité humaine ". Ainsi achève de se définir pour nous le but que poursuivra Vtitre et le Nj^y-Essai^d'ontologh^pi ten!£tïve^f^ qui caraâ^ Une ontologie, en effet, ne peut être que celle de notre être effectif; et elle ne saurait satisfaire à cette exigence sans faire appel à la seule discipline qui permet de res pecter l'ambiguïté en tant que telle : une phénoménologie totale, qui oppose simultanément à la tendance husserlienne la consi dération de l'existence des essences, à la tendance heideggerienne la considération de l'essence de l'existence. Bj^giLxloncj^^ essentiaïiSte dans laquelle ressençg-^ême~de-4a xonsâënœ~n'apparaît valable que mise-en rapportasgcPessencede sa maniàEêji!être au_monâe. Et il eSt clair que, sous cette fôffiâeTSbus n'atteindrons que l'essence de l'ambi- , guïté, nous ne ferons que réserver la possibilité de celle-ci. .Mais 19. L'Être et le Niant, p. z6. 124
LA SEULE ONTOLOGIE POSSIBLE
c'e§t précisément ce que n'avait point fait Husserl; et l'erreur de Heidegger consiste au contraire à l'avoir abordée directement sans élucidation préalable des conditions essentielles qui en fondent la compréhension. .Bref, notre ontologie ne pourra nous fournir qu'une dualité de termes, une dualité d'essences — mais étant entendu qu'elle saura ne point retirer à chacun des termes le caraftère même par où il se refuse à constituer, à lui seul, l'objet de l'ontologie. Envi sagée selon un essentialisme phénoménologique, l'ambiguïté de fait, l'ambiguïté vécue, ne doit point disparaître, mais se change en son essence — qui eSt d'être une dualité dont chacun des deux termes révèle son insuffisance. L'objet, l'être-en-soi, se suffisant à lui-même dans son être-soi contingent, manque à justifier sa propre présence ; la conscience, i'être-pour-soi, semblant se suffire à ellemême dans sa conscience pour-soi théorique, manque à rendre compte de sa propre existence. Pourtant^ il faut comprendre qu'il ne s'agit point d'une inême sorte d'insuffisance dans les deux cas. S'il eSt vrai que " la cons cience envisagée à parttfeStqu'une abStraâion ", que " le pour-soi sans l'en-soi... ne saurait pas plus exister qu'une couleur sans forme ou qu'un son sans hauteur et sans timbre ", il eSt vrai également que " l'en-soi lui-même n'a pas besoin du pour-soi pour être ". Il n'en a besoin que pour être présent, pour apparaître : " Le phéno mène d'en-soi eSt un abstrait sans la conscience mais non son être *°. " Sans doute était-il nécessaire d'insister dès maintenant sur ce point, car il eSt en liaison direâe avec tous les enseignements que nous avons pu tirer de la psychologie phénoménologique, et sa méconnaissance nous conduirait à un inévitable contresens por tant sur le sens même de l'ontologie. En effet, si, dans la dualité " conscience-être " qui en fait l'objet, les deux termes se corres pondaient rigoureusement en s'impliquant de même façon, nous retomberions sur un dualisme absolu. Et celui-ci exigerait, pour être surmonté, que nous l'interprétions artificiellement soit au profit d'un réalisme où nous abandonnerions la conscience pour un être impensable, soit au profit d'un idéalisme où nous renoncerions à 20. L'Être et le Néant, p. 716. 125
LA SEULE ONTOLOGIE POSSIBLE
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Pêtre pour une conscience incompréhensiblement aftive. C'eSt dire que notre dualité serait un pur néant ontologique si nous la conce vions comme symétrique : l'axe conscience-être a \m sens, il n'eSt pas une simple droite, mais un vefîeur orienté. Si le maniement de la notion d'intentionnalité a pu nous apprendre quelque chose, c'eSt que le mouvement de la conscience à l'être, par où existe la cons cience et apparaît l'être, n'eSt pas réversible. Il n'y a donc rien de scandaleux à constater que Sartre conclut en faveur du " primat ontologique de l'en-soi sur le pour-soi". Cela ne signifie nullement de sa part, comme le voudrait-M. Roger Troisfontaines21, un choix, une option pour la matière contre l'es prit — pour la simple raison qu'au niveau de l'ontologie, il ne sau rait y avoir d'option valorisante, de préférence " morale ".Il né peut y être question que de choisir un fondement valable à toute détermination ultérieure de l'effort de l'homme pour valoriser son existence personnelle. Si l'on accepte ici une comparaison, le phy sicien peut " choisir " entre une vision idéaliste ou réaliste du monde, mais il lui faut aussi " choisir " — en un tout autre sens ■— entre les diverses géométries, celle qui lui permettra le mieux de dévelop per sa connaissance du monde. Au surplus, il semble qu'il faille faire preuve de beaucoup de mauvaise volonté pour ignorer, dans l'interprétation déplacée d'une conclusion ontologique, le fait que toute l'œuvre de Sartre témoigne par ailleurs du scandale qu'il éprouve en face des choses ou des personnes qui vivent à la façon des choses — et de son besoin de leur opposer l'existence authen tique d'une conscience, d'une pure liberté : ce qui eSt bien, à n'en pas douter, un choix effe&if contre l'en-soi, en faveur du pour-soi. Nous sommes fermement convaincu, pour l'avoir expérimenté fort souvent — et non point seulement dans dés ouvrages de "cri tique " mais dans des conversations avec les le&eurs de ces ouvrages — qu'il était nécessaire de déblayer d'abord le terrain, en dénon çant certaines perspectives falsificatrices, si nous voulions tenter honnêtement une compréhension de l'œuvre qui va maintenant nous occuper pour elle-même. Nous en connaissons les principes essentiels, nous avons vu 21. Le Choix de /.-P. Sartre, éd. Autier, Paris, 1945. 126
LA SEULE ONTOLOGIE POSSIBLE
par quel mouvement continu Sartre s'élève jusqu'à cette systé matisation de thèmes préalablement mis en œuvre sur des exemples concrets. Nous pouvons désormais aborder les thèmes nouveaux qu'une telle systématisation ne peut manquer de faire surgir.
DEUXIEME PARTIE
ONTOLOGIE DE L'AMBIGUÏTÉ LA CONDITION HUMAINE
I. ALLURE GÉNÉRALE DE L'OUVRAGE
Présentation de l'Être et le Néant : Maintenant la partie la plus délicate de notre tâche e£t accomplie. Nous trouverons désormais sous nos pas un terrain de plus en plus sûr... jusqu'au moment où il nous faudra de nouveau •— et ce sera une tâche toute différente — retrouver la complexité de la vie, et nous servir de ce terrain raffermi comme d'un tremplin de rigi dité vers une aâion sur le mouvant. Semblable au passager clandestin qui abandonne la fausse sécu rité du navire et se jette à-l'eau pour gagner une rive où sa liberté se puisse réaliser, le philosophe sincère choisit de renoncer d'abord aux rassurants prestiges où tentent de s'endormir les hommes : il "ose l'abîme", il saute, et nage à sa façon vers cette terre incon nue ; peut-être a-t-il trop présumé de. ses forces, et va-t-il se laisser engloutir ; mais peut-être au contraire sa hardiesse sera-t-elle sou tenue par assez de ténacité pour qu'enfin il éprouve le sol en un pre mier contact; et le sol de nouveau se dérobe, l'obligeant à se dé battre encore, puis répond une seconde fois à l'inquiétude de ses jambes; et c'est la marche harassante du corps qui se dégage peu à peu, et c'eét enfin la plage qui cesse d'être un mirage linéaire à la merci des vagues, qui développe sa surface de sable et ses vo lumes rocheux — pour confirmer le sens que l'homme avec entê tement donnait à ses efforts. Ici le vent semble calmé, le sable invite au repos. L'homme cède à sa fatigue, et réfléchit. Il regarde le navire, au loin, et mesure le chemin parcouru. Peut-être alors, avec la nuit qui tombe, de sombres pensées lui viennent-elles. Sans doute il s'èft libéré de cette rassurante hjrpocrisie, de cette atmosphère 131
LE PHILOSOPHE FACE A, SON EXISTENCE
irrespirable où penser n'était plus qu'un moyen de ne pas voir. Il a su, lui, qu'il fallait réapprendre à voir, à regarder la vie en face ; il a renversé les décors de ce théâtre, écœuré de jouer chaque jour une pièce où chacun s'efforçait de s'oublier soi-même au profit de quelque rôle anonyme. Il eSt libre, la preuve en eSt faite, son dur parcours a conquis pour lui des positions simples, dénudées — franches et brutales. Il s'eSt révélé à lui-même dans la consistance de son refus, dans la pureté d'une intention qui échappe désormais à toutes les subtilités de la casuistique, à tous les raffinements de la mauvaise foi... Il eSt libre — mais il e£t seul : ceux qu'il a quittés l'ont déjà renié ; il ne peut revenir en arrière. Ceux vers qui il va ne lé connaissent pas, ne l'attendent pas ; peut-être leur sera-t-il gênant, ce voyageur sans bagages, cet inconnu en qui ils ne verront que révolte et négation. Qu'importe qu'il sache^ lui, que cette négation était le premier pas à--faite* quitte même à ne pouvoir aller plus loin ; qu'importe qu'il soit parti selon cette exigence,en lui de l'authentique. Qui donc parmi ces étrangers, plus que parmi ses anciens complices, se soucie rait de l'authentique ? Qui donc, en quelque lieu que ce soit, accepr teràit ce poids de liberté dont il a voulu se charger ? Et comment rëppiidre à ces questions, qu'il devine déjà sur toutes les lèvres : " A quoi vous sert votre liberté ? Pour quelle cause venez-vous combattre ? Êtes-vous un dés nôtres ? " Sans doute, il n'eSt pas parti, il ne vient pas pour être approuvé par d'autres. Mais enfin, c'e§t parmi ces autres à nouveau qu'il va lui falloir vivre. Va-t-il accepter de s'enrôler, de raffermir, de confirmer encore dans une a&ion définie le sens de sa tentative ? ou bien re$tera-t-il le per pétuel opposant* le dangereux mystique d'une liberté qui ne sera qu'un indéfini refas ? C'est ici qu'il lui fàiat creuser plus avant cette révélation dé luimême à laquelle il vient de s'exposer. Cette plage e£t un lieu proT pice à quelque purification solitaire. Entre deux formes d'existence ■— celle d'où il vient, sorte d'agitation irréfléchie, celle vers laquelle il lui faut aller, et qu'il entrevoit comme une a&ion authentifiée ! —, ce lieu absolu autorise la réflexion, rtout en lui rappelant le trajet même qui lui a permis d'y accéder : son point de départ et sa signification. Ici, l'expérience d'une attitude va exiger d'être comprise : c'est 132
LE PHILOSOPHE FACE A SON EXISTENCE
en effet d'une attitude extrême qu'il s'agit. Tous les ponts sont cou pés : on n'effe&ue pas une négation sans courir le risque de s'enfer mer en elle. Il faut comprendre ou mourir ; car aller de l'avant sans avoir compris, c'est retirer tout sens au mouvement, c'est tuer en lui ce qui faisait sa raison d'être — puisqu'il n'était que réaâion contre l'aveuglement. Mais peut-être aussi va-t-il falloir comprendre et mourir d'avoir compris ; peut-être y a-t-il des expériences ultimes, des zones-frontières d'où l'on ne revient pas ; peut-être e$t-il inter dit à l'humain de se dépasser vers quelque limite de lui-même, sous peine de ne pouvoir refaire en sens inverse le chemin de sa tentation. ; peut-être tout regard véritablement libre dévoile-t-il des horizons d'échec, sans même conférer l'enrichissement d'une " sagesse " qui permettrait de retourner à quelque esclavage, pour s'en accommoder. Franchies les bornes de la psychanalyse, le héros de Kœsder peut encore se complaire en une " croisade sans croix " : il lui suffit de sentir que ses exigences débordent l'interprétation qu'on lui en donne, que sa tension intérieure ne se résout pas dans tes événements de son passé. Mais il e^ur^sy^analys^Edu^redou^ table, — oùjl'être s e m etJ^-fliême en quegtionen tant qu'il a conçu et_ vécu Fëxigënc^nfemaie^ dçTUUberté : il ne saurait plus se contenter alors de soustraire son a£Hon~à~quelque explication causale, et d'en congédier toutes les raisons possibles pour lui maintenir sa valeur; il lui faut interroger cette valeur même et la congédier à son tour si elle ne procède point de son libre décret. Il lui faut enfin .découvrir l'essence de ceLdégret^e-qu'il-a- d'absoluet qui le situejpar-delà l'irritant " à_cause de ", nmia^ussjjgar=delA,, les trop apaisants "_en dépit deJ^. Il ne peut plus se dire que peu importe ce qu'il veut pourvu qu'il le veuille avec force, irréducti blement : ce qu'il lui faut désormais " psychanalyser *', ce n'est plus la relative pureté de son vouloir, ce sont les implications, c'est le sens de ce j^Lq^il^gt lui-même un vouloir — une initiative abso lue —, non point une forcemais une liberté. Et que pourrait être une liberté, sinon cette double exigence de demeurer toujours libre — c'eSt-à-dire de n'être rien — et d'exister selon quelque absolue plénitude pour jouir de soi-même et s'appa raître entière ? Ne jamais s'enchaîner à soi mais se goûter sans cesse : être et ne pas être, tout à la fois s'ignorer et totalement se posséder... se manifester sans jamais se livrer ; toujours se refuser, fuir, se 133
UNE ONTOLOGIE DE 1/ÉCHEC
fuir, s'évader des autres et de soi — tout dépasser, échapper à tout — et s'assurer pourtant de soi en s'affirmant dans cette négation. Être ce Néant* mais à la façon même de l'Être. Être Dieu, l'Être suprême... ' Peter Slavek éprouve en lui une passion étrangère à quelque cause que ce soit; Lui aussi a nagé vers une grève de liberté, mais il était parti pour servir — et il eSt allé dès le matin, après avoir dormi, vers des hommes qui l'ont déçu mais non point découragé : il eSt allé vers eux sans avoir cherché à comprendre ce que c'était, d'aller vers quelque chose; il lui suffisait qu'il y eût quelque chose à faire. Mais notre solitaire va devoir rester plus lontemps sur là plage. Il n'est pas parti pour servir, il eSt parti pour exister, d'une^ existence authentique : il ne sera point déçu car il sait ce qu'il à quitté — mais il risque d'être découragé. Il cherche à comprendre le but absolu que chacun s'efforce de ne point s'avouer : ne va-t-il pas rencontrer l'échec absolu, et apprendre-dans cette solitude que l'homme outrepasse ses droits en usant jusqu'au bout de ses pou voirs^ que l'homme doit renoncer à s'accomplir et vivre, dans un constant reniement de sa plus fondamentale exigence, que l'homme est une passion inutile?
L'ontologie eSt cette plage, ce " no man's land " entre la vie et la vie^ cette réflexion sur soi, cette définition dé l'échec — hors de laquelle aucune tentative valable ne saurait être poursuivie. Ce qu'une psyàhblogie révolutionnaire a révélé, c'eStl?hypocrisie d'une conception de la conscience qui tend à la priver de tonte responsabilité à l'égard de ce qui se passe en elle, c'est le recours à un naturalisme ou à un transcendantalisme; qui font d'elle le simple témoin d'un mécanisme universel ou de Paâivité de quelque Esprit ôbjeâif. Là conscience eSt précisément ce qui n'est pas l'ob jet, elle eSt transcendante à tout objet possible. Et même si elle subit la tentation de l'objet, elle ne peut jamais s'oublier tout â fait, " elle eSt conscience d'être une conscience qui s'oublie ". Son mal eSt dé ne pouvoir consommer sa propre trahison de soi, et de se saisir toujours comme source de ses propres reniements. Libre de toutes les initiatives, eUencpeut cependant ignorer son existence 134
UNE ONTOLOGIE DE L'ÉCHEC
corporelle, cette présence au monde par quoi sa liberté prend un sens, mais qui demeure toujours inélu&able et " de trop ", et qu'elle ne parvient jamais à justifier selon quelque signification absolue. La Nausée dévoile à l'être qu'il ne peut se fuir tout à fait* qu'il eSt enraciné là, pris dans sa vie — et que cette vie pourtant n'eSt pas d'elle-même valable. Toute initiative, à peine produit-elle ses effets, tend à se prolonger en elle-même, et fait alors figure de dégradation. On ne peut toujours se refuser à tout, mais accepter c'est toujours en quelque façon se renoncer encore. Or les hommes ont inventé la notion de droit pour se dissimuler ce porte-à-faux essentiel' de leur existence : psychologiquement, le droit, c'est celui d'être innocent si l'on se tient pour déterminé ; celui de vivre responsable — mais responsable seulement de son propre " mé rite " — dans le confort moral qui procède de quelque esclavage de la conscience à des valeurs obje&ives fondées sans elle, par la Raison impersonnelle. La peur de soi guide les hommes : ils refou lent cette fatalité de leur liberté comme ils refoulent le caraftère fatal de leur situation individuelle, pour n'avoir point à se mettre eux-mêmes en question. Ils pensent souvent à leur vie, à ses réus sites, à ses difficultés, à ses obligations : ils ne pensent Jamais à leur existence, à l'insaisissable mais totale responsabilité qui leur incombe en tant qu'ils existent. Ils se réfugient dans l'anonyme, ils se ras surent dans l'Espèce, ils se créent des âmes, séparées, inanimées, non situées, et s'élèvent jusqu'à Dieu ; et finalement ce qu'ils redoutent le plus, c'est la solitude glacée de leur subje&ivité, ici et maintenant, et cette injustifiable part qu'il faut bien que prenne chacun d'eux à ce rampement terre à terre — qui eSt encore lui-même. Et sans doute ils ne cessent de s'analyser, mais c'eSt pour se dissoudre soit dans la Matière soit dans l'Esprit ; et s'ils raffinent ainsi sur eux-mêmes — casuistes ou savants — c'eSt pour se perdre eux-mêmes de vue, pour ignorer au microscope ce que le regard le plus nu ne saurait éluder ; car le regard le plus nu, c'eSt déjà l'a&e absolu par où leur être se condamne à assumer une existence qu'il ne s'eSt pas donnée, dans un monde qui eSt irréduâiblement là. L'homme veut tenter sans cesse quelque chose, il lui faut se jeter en avant, il subit les échecs, mais toujours il s'évade de chacun d'eux en une tentative nouvelle ; il ne peut agir sans donner à tout moment quelque sens à sa situation, à son aâion, aux concours 135
SOLIDITÉ ET RAISON D'ÊTRE DE CE TRAITÉ
qu'elle rencontre, aux obstacles sur lesquels elle vient buter. Ce fai sant il prouve sa liberté, mais, la prouvant, il se refuse à réprouver, il se précipite ailleurs pour agir, ou pour dormir — perpétuel som nambule, soucieux de ne point distinguer ces deux comportements. Par là, se trouve éludée Punique question qui risquerait de changer en l'a&ivitë d'un sujet cette agitation d'un être naturel emporté dans son mouvement : la question du sens fondamental de toute tentative, celle de la signification absolue de l'Échec comme fonde ment de toute tentative qui mérite ce nom. . La liberté de la conscience prend appui sur la contingence de son existence au monde, sa transcendance prend appui sur sa faâicité ; il n'eSt de signification qui ne se développe sur un fond d'absurde. S'il y a de l'absurde c'est parce qu'il y a du sens, mais une cons cience ne peut apparaître sans se dégager sur un horizon d'absurdité où elle refoule tout ce qu'elle ne pénètre pas effectivement C'eSt parce que l'homme eSt libre, c'eSt-à-dire liberté existante, qu'il eSt un être absurde, une passion inutile. Inutile, c'eSt-à-dire injustifiable selon quelque plan préétabli, selon quelque fin pré existante, selon quelque principe transcendant à elle et qui serait susceptible de lui imposer une signification exclusive. Inutile^ c'eStà-dire vouée à un échec objectif... si l'homme ne parvient à inventer lui-même sa valeur, à se proposer des fins pratiques qui ne soient point négatrices de cette valeur. L'échec eSt le climat ontologique de la subjeâivité. Il apparaît sur le parcours entre son existence de fait et son éventuelle réalisation, dans l'exigence même qui la pousse à vouloir réaliser son existence : être soi sans être esclave de soi. Et l'on conçoit que si cet échec a des chances d'être dépassé, c'est au prix d'être d'abord reconnu pour tel et très précisément défini.
Du point de vue qui nous occupe, /'Êtret. et le Néant eStun ou vrage facile qui ne nous proposera pas de difficultés d'interpréta tion concernant l'élan de cette pensée^ son mouvement essentiel, son inspiration profonde. Sartre sait ce qu'il veut dire, et s'exprime sans équivoque. Une incontestable puissance dialeâique l'entraîne même, parfois, à prolonger certaines argumentations au-delà de ce 136
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qu'exigerait la compréhension du leâeur. Il n'hésite pas à créer des expressions, à forcer la syntaxe, à accumuler des rapprochements verbaux qui alourdissent son texte — mais lui permettent de mieux circonscrire sa pensée, et d'atteindre à une précision qui justifie aisément de tels procédés. Nous n'ignorons pas, cependant, ce que ces procédés peuvent avoir de rebutant, particulièrement pour le leâeur français — sou cieux avant tout de souplesse et d'élégance. Mais si la philosophie n'était que littérature, on pourrait se passer de philosopher. Pour notre part, nous réprouvons tout abus de termes d'école, toute scolastique, dans la mesure où il ne s'agît que de nommer ce qu'on ne comprend pas, pour donner l'illusion de l'avoir " expliqué" : telle e§t, par exemple, la fameuse " vertu dormitive " de l'opium, Mais Sartre n'ayant point pour but d'expliquer, et se bornant à dévoiler les significations promues par la réalité humaine, il eSt clair que les dénominations et les expressions complexes qu'on trouvera dans son ouvrage n'auront jamais pour but que de fournir une formulation toujours plus précise dé ces divers dévoilements. C'eSt au même problème que s'attaque Kœstler, dans la Préfacé de son recueil d'essais, le Yogi et le Commissaire, quand il écrit : " J'admire la simplicité du Style, mais non quand elle obscurcit le contenu. Une phtase maladroite est souvent plus près de la vérité qu'une phrase simple et élégante. Je me console en songeant à la réponse d'EinStein ; on lui reprochait sa formule sur la gravi tation, plus longue et plus difficile que celle de Newton, qui eSt élégante et simple : " Si vous cherchez à décrire la vérité, laissez l'élégance au tailleur.'' Mais< l'Être et le Néant, ç'eSt aussi un ouvrage que peu de gens ont lu ---et dont les autres aiment penser qu'il eSt précisément illi sible. On parle de " jongleries verbales ", et l'on admet qu'il eSt après tout bien compréhensible que Sartre, se prenant pour un philo sophe, ait tenu à rédiger, lui aussi* son Traité de haute philosophie. Perspeétive qui laisse libre de le tenir surtout pour un littérateur, et de tenir l'existentialisme pour le simple " truc " publicitaire d'un romancier-auteur dramatique. Cependant, il eSt clair qu'en procédant ainsi on se prive résolument des dernières lueurs dé compréhension dont on pourrait encore bénéficier à la le&ure d'ou vrages plus attra&fs — comme la Nausée, les Chemins de la liberté, 1J7
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ou à la représentation de pièces à succès et " qu'il faut avoir vues", comme Huis Clos et Morts sans sépulture... Or nous avons eu Poccasion de signaler, en terminant le précé dent chapitre, Terreur commise en particulier par M. Roger Troisfontaines, qui accuse Sartre d'avoir "choisi .", en privilégiant Pobjet contre le sujet, Pen-soi contre le pour-soi. Il serait imper tinent sans doute de lui opposer la sentence rendue par un de ses confrères, M. Luc-J. Lefèvre — qui condamne le même Sartre en lui reprochant d'ignorer systématiquement le point de vue de l'être et de se satisfaire d'une subjectivité livrée à elle-même, sans fondement. Mais ce que nous voulons suggérer ici, c'eSt qu'il eSt vain de prétendre juger une œuvre en la limitant à l'un de ses aspeâs — et qu'une méprise du même ordre peut aisément découler, comme on le voit tous les jours, de la leâure exclusive des romans de Sartre, où l'auteur semble, à l'évidence, se faire de l'homme une bien piètre idée. Récemment, on a même pu voir un journaliste partir en guerre contre Sartre, dans un hebdomadaire estudiantin, en bâtissant toute son argumentation sur ce simple postulat qu'Antoine Roquentin était le héros existentialiste, et que la Nausée était en perma nence indispensable à tout être désireux de vivre selon le sartrisme. On ne peut se retenir de penser que, choisis à cet effet, le person nage d'ÉroStrate, dans l'une des nouvelles du Mur, et l'obsession qui l'amène finalement à décharger son revolver sur des passants, eussent permis d'aboutir plus rapidement encore à la disqualifi cation souhaitée. A vrai dire, si nous tenons à comprendre, il nous faut renoncer à toutes ces plaisanteries. Et nous savons bien que le premier leâeur venu ne saurait être rendu responsable du fait que les divers ouvrages de Sartre se vendent et se lisent séparément, et que, n'ayant pas le temps ou le goût des problèmes philosophiques, il s'eSt laissé tenter par ceux de ces ouvrages qui lui ont paru le plus acces sibles — sans avoir été mis en garde contre le danger d'un tel choix. Il reste qu'on eSt en droit d'exiger de lui, si tout aspeâ philosophique lui a échappé, qu'il s'abstienne de formuler un jugement autre que littéraire, et n'aille point parler de nihilisme, de pessimisme ou d'immoralisme — car il ne peut, en toute rigueur, avoir rencontré dans sa leâure que la description de certains i38
SOLIDITÉ ET RAISON D'ÊTRE DE CE TRAITÉ
néants, de certains échecs ou de certaines immoralités. Quand à la pornographie, qu'il peut aussi avoir cru rencontrer, ceux qui en parlent le plus sont précisément ceux qui, le livre en main, tour nent rapidement les pages " où il ne se passe rien "... Mais ce n'eSt pas seulement aux appréciations de salons ou de seâes qu'il nous faut ici renoncer. Les mondains et les seâaires sont des gens pressés — les uns par désœuvrement, les autres par souci de ne rencontrer sur leur route aucune perspective nou velle susceptible de les en détourner. Les philosophes, eux, sont moins pressés : et c'est d'un autre inconvénient que nous aurons à nous garder en leur compagnie. Laissons de côté ceux qui se refusent à prendre au sérieux un auteur dont les succès en divers autres domaines sont, évidemment, de mauvais aloi. Mais pour ceux au contraire qui, exempts de préjugés et peu soucieux de conformisme, se sont attaqués à l'Être et le Néant, cet énorme traité leur e$t parfois apparu comme un terrain propice à digres sions multiples, pouvant donner lieu à d'infinies chicanes de détail. Or ce ne sont point les détails qui nous intéressent; ce sont les grandes lignes, dans l'esprit qui les oriente. Et il nous paraît plus urgent de nous enquérir de leur convergence éventuelle que dé coUeâionner des ombres de divergences — fort susceptibles de s'évanouir à la lumière de perspeétives plus larges. Nous espérons en tout cas pouvoir donner dans les pages qui suivent une analyse dont la brièveté n'empêchera point de saisir la signification très ferme du développement en cause : sa franchise et sa vigueur internes — tout comme la continuité de ses thèmes avec ceux que nous avons eu précédemment à examiner. Ce qui ne saurait évidemment nous contraindre, quand le mo ment sera venu de juger la portée morale de l'ensemble, à valider de ce nouveau point de vue ce qui nous aura simplement paru tout à fait accessible sur le plan théorique. Nul n'eSt tenu de confon dre cohérence rationnelle et valeur pratique. Il reste que c'eét un devoir de probité de ne point commencer par tenir une pensée pour fantaisiste et incohérente, uniquement parce qu'on a décidé de la condamner à tout prix sur le plan pratique. C'eSt la seule " règle du jeu " que nous aimerions voir observée à l'égard de l'ouvrage qui nous occupe ici, et qui n'eSt pas nécessairement une entreprise de mystification. J
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LE PLAN ET LES DIFFICULTÉS
Le plan de cet ouvrage est simple. Il s'agit, nous l'avons assez remarqué, d'une ontologie de la liberté ou, comme on voudra, d'iine ontologie de l'être en situation. Une introduction, " A la recherche deVêtre ", présente les deux formes de l'être irrédu&ibles l'une à l'autre — l'être transcendant à la conscience, et la conscience elle-même — et pose le problème du sens dé leur rapport. Dans la première partie, " k Problème du Néant "yh. conscience du philosophe s'interroge sur sa propre interrogation ontologique. Elle y découvre un fond de négation, source de toutes les néantisations qui la caractérisent. Une seconde partie, " F Être-pourvoi ", traite de l'Être par qui le Néant vient au monde. Une troisième partie, " PÊtre-pour-autrui "y introduit un pro blème que nous n'avions pas explicitement rencontré jusqu'ici: l'existence d'autnii, et ses répercussions sur le pour-soi en tant qu'il exiàe alofs pour^autrui. Dès lofs, la quatrième et dernière partie, " Avoiry faire et être ", peut aborder, sous l'angle de l'a&ion, la question fondamentale de la liberté, puisque les divers éléments (Je la situation sur laquelle se manifeste cette liberté, ainsi que le mode fondamental selon lequel elle s'y manifeste, viennent d'être tour à tour examinés. La Conclusion, enfin, abandonne à la métaphysique certaines hypothèses tendant à expliquer génétiquement la situation onto logique qui vient d'être définie, et, surtout, déploie les perspectives d'une théorie morale. , Nous voudrions, naturellement, pouvoir compter ici sur la patience et là ténacité du lefkeur, pour suppléer à l'impuissance où nous sommes de rendre plus attrayants le présent chapitre, ainsi que le suivant. Nous savons qu'au point où nous ont mené les précédentes analyses, ils peuvent sembler constituer une sorte de piétinement sur place, et qu'ils n'y gagnent même pas d'être plus faciles à lire. Mais notre souci n'a pas été de supprimer tout effort — ce qui nous eût conduit à ne rien dire que de façon fort superficielle : un effort eSt toujours indispensable pour une compré140
LE PLAN ET LES P ^ F I C Û L t È S
hension authentique. Quant au piétinement sur place, nous pen sons qu'il n'é^ pas mauvais de recouper lés perspeâives, d'aborder les mêmes thèmes sous des angles toujours différents, de lés reprendre dans iin tableau d'ensemble où ils se situent et se rendent accessibles à une plus riche compréhension —- en se pénétrant d'une atmosphère et d'une vie qui peut-être leur avaient fait défaut jusque-là : il e§t des pensées dans lesquelles on gagne à se baigner un peu longuement. Le leâeur jugera si les avantages qui en résul tent compensent pour lui la relative difficulté des pages qui viennent.
IL LA CONSCIENCE RENCONTRE L'ÊTRE
Dès les premières pages de son Introduction, intitulée " A la recherche de l'être ", Sartre aborde de front le problème de Fêtre du phénomène, qu'il oppose à son " apparaître ". Le phénomène, explique-t-il en substance, eSt phénomène en tant qu'il éSt pour nous, qu'il nous apparaît; mais il eJi purement et simplement en soi, en tant qu'il s'oppose à nous irréductiblement pour nous apparaître. C'eSt là s'attaquer d'emblée à la question de principe, à la justifi cation même de sa tentative — Essai d*ontologie phénoménologique. A coup sûr, l'expression même eSt choquante; nous l'avons déjà noté, et nous avons dû nous borner à montrer que si une ontologie était souhaitable, c'était au cas seulement où elle pren drait pour objet l'ambiguïté même de la réalité humaine que seule avait permis de manifester la discipline phénoménologique. Le moment eSt venu de nous interroger non plus sur ce que cette ontologie idéale devrait être, mais sur sa possibilité même t d'existence, sous la forme phénoménologique que nous lui avons ainsi assignée. Or, sur ce point, les réactions, même chez les plus qualifiés parmi les critiques de Sartre, sont plutôt violentes. M. Jean Wahl — qui ne saurait être suspeCfc de partialité à l'égard des opinions d'autrui — parle de Véchec de cette ontologie, et se demande s'il n'y faut point voir " une corroboratiôn de la philosophie de l'exis tence en tant qu'elle eSt opposée à toute ontologie x ". Aussi demande-t-il " une révision des concepts fondamentaux sur lesquels /'Être et le Néant paraît fondé... pour que puisse être i. Essai sur le néant d'un problème^ Deucalion I, 1946, p. 71. 142
MÉTAPHYSIQUE ET ONTOLOGIE
préservé tout ce qu'il y a dé précieux dans la suite de l'œuvre ". C'eêt donc à l'introduâion précisément — ainsi qu'au i e r chapitre — que s'attaque M. Jean Wahl, les considérant comme incapables de fonder réellement des analyses ultérieures — dont la véritable valeur se situe pour lui en dehors de toute perspeâive ontologique. Par ailleurs, M. Roger Troisfontaines formule le même reproche, mais d'un, point de vue différent, et celui-ci — abStraâion faite de l'effort de disqualification poursuivi par l'auteur — présente un assez grand intérêt, étant à l'origine d'une des erreurs fondamen tales qui sont ici possibles. " Ontologie, ce mot garde-t-ilun sens ? Le phénoménisme n'a-t-il pas réduit l'existant à la série de ses manifestations? Où trouver un être en dehors du paraître2? " Et, plus loin : " Se conforme-t-on..r à la méthode phénoméno logique en déclarant non relatif à la conscience un Être qui n'ap paraît que dans sa relation à la conscience8 ? " Donc, si l'on s'en tient à ces deux grandes tendances de la cri tique, Sartre aurait arbitrairement décidé de bâtir une " systéma tique" de l'être, à partir de méthodes et de principes initiaux qui le condamnaient au seul domaine de la description. Et il eSt clair que dans un cas on l'accuse de ne point se borner à une phénomé nologie existentielle, et dans l'autre, de prolonger indûment la considération nécessairement subjeâive des phénomènes en une étude de leur objectivité.
En ce qui concerne le premier point, nous avons assez vu que la phénoménologie authentique ne pouvait être exclusivement existentielle. Et le reproche de M. J. Wahl, bon gré mal gré, équi vautfinalementà regretter que Sartre ait adopté la méthode phéno ménologique, et,ne se soit point contenté d'une philosophie d'emblée existentielle, du type de celle de Kierkegaard, ou de celle de Hei degger dans ce qu'elle a de plus opposé aux perspeâives husserliennes. Reproche qui rejoindrait donc l'inquiétude manifestée par de nombreux " existentiels français " — en particulier Ben jamin Fondane, qui se demandait, dans un article écrit peu avant 2. Le Choix de /.-P. Sartre, p. n» — 3. Itrid., p. 41. ■ • 143
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sa déportation en AUemagne, " si la philosophie existentielle de notre temps prolonge tout au moins la pensée maîtresse de ses initiateurs (Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche, ;Ghe5tov...) ou si elle n'a gardé que le nom à?existentielle à une pensée qui, en son essence, entend soumettre son enseignement à la raison uni verselle4 ... " Une telle question implique à son tour un problème assez redou table : celui de la possibilité même d'une " philosophie w purement existentielle. A lire certaines déclarations de Benjamin Fondane lui-même, qui persiste d'ailleurs à parlerd'ontologie — mais dans un sens évidemment très différent de celui que réprouve M. Jean ^ a ^ 5~T> & semble bien qu'une telle philosophie ne puisse être cons tituée que par deé sentiments vécus, du désespoir,de la passion et des çrisi " Ênigtnàtiquè philosophie ! sans terminologie, méthode, ni technique J qui ne nous offre pas des Règles pour juger du vrai ; dans laquelle le.:■". moi " ne se révèle pas comme une raison dont la législation ne dépend plus de rien; qui souffre de passer pour discours vide et métaphore poétique; <jui s'en vante même "6. " Et nous comprenons bien le danger d'une philosophie de l'exis tence qrçi perdrait de vue l'existant, lé concret, au profit d'une systématisation universelle, d'une logicisation tendant à supprimer tous les problèmes. M^s il y a un çaonde entre vivre, purement et simplement, au cœur de tous les problèmes qu'on voudra — et oublier de vivre pour ne plus penser qu'à mettre en équations des problèmes désormais fiâdfs; et ce monde qui sépare deux attitudes opposées, c'est le domaine propre du philosophe, qui à précisément pour rôle de vivre les problèmes en tant que problèmes et de se définir les caràâiériStiques mêmes de ce problème fondamental que consti tue sa propre existence. Or nous avons vu Sartre, dès ses premiers ouvrages, insister précisément sur la nécessité d'une méthode éidétique, d'une attitude essentialiSte — seule susceptible de trans former la simple auto-observation du " moi " des psychologues en compréhension de soi, ayant valeur philosophique. Ce n'eSt donc point arbitrairement qu'il manifeste désormais l'exigence 4.Le lundi existentiel et le dimanche de l'histoire, l'Existence, p. 29. 5. Nous dirions volontiers, reprenant la distinction heideggerienne entre ontique et ontologique, qu'il s'agit d'un " ontisme ". 6. Le lundi existentiel et le dimanche de l'histoire, p. 4%. 144
MÉTAPHYSIQUE ET ONTOLOGIE
de rassemble! les résultats ainsi obtenus, et son but n'eSt pas de résoudre par là d'un coup les difficultés de l'humain, mais au contraire de faire prendre conscience à l'homme qu'il n'eSt qu'une tentation malheureuse, une obstination toujours déçue dans son obje&if fondamental, une passion inutile. Redisons-le : c'est alors seulement qu'il a des chances de se saisir en tant qu'homme et, peut-être, d'entrevoir à quel prix et sur quel plan son effort conser verait un sens. Bref, la " condition humaine " exige d'être formulée car elle e§t implicitement vécue comme condition, et si l'homme se caraâérise comme étant un perpétuel avenir, encore convient-il qu'il s'attache à comprendre k portée de cette intention fonda mentale en lui : " en venir à soi-même", selon le mot de Heideg ger* Le passage de l'inauthentique à l'authentique e§t précisément cet effort de saisie par l'être de sa condition essentielle : sans doute, comme le dit encore Heidegger, " dans la mesure où l'homme exiàe, il y a de la philosophie dans le monde 8. "; mais l'attitude naturelle a beau porter en soi sa propre compréhension, elle la dissipe à chaque moment en la vivant; l'homme à besoin de se dégager de sa vie pour la vivre en tant qu'homme; la liberté et l'échec ne deviennent tels qu'une fois thématisés, explicités, et ils ne peuvent l'être que dans une ontologie définissant et situant lès pôles de leurs rnanifeStatiôns. A vrai dire, nous sommes tous à juste titre effrayés par l'intervention d'une ontologie : c'eSt dans là mesure où nous entendons ce terme en un sens malheureusement traditionnel, et qui l'assimile à celui de " métaphysique ". Or Sartre a précisément marqué, de la façon là plus ferme, la diffé rence et jusqu'à l'opposition qu'il conçoit entre l'ontologie et la métaphysique: l'une situe la condition humaine, l'autre s'ef forcerait de l'expliquer, de la déduire à partir de certaines hypo thèses. Deux remarques à ce sujet. Tout d'abord, c'est dans la mesure où l'on opère une telle diStindion que l'ontologie ne court plus le risque de tourner à rontologisme. Ensuite, seule la phénomé nologie pouvait permettre d'opérer cette diStinâion, le métaphy sicien traditionnel étant précisément celui qui tente de fonder lés 7. Sein und Zeit, p. 65. — 8.0 Qtfeft-ce que la Métaphysique'?,'. ttaduâion française in Bifur,ri 8, juin 1931, p. 27. 145
PHENOMENISME ET PHÉNOMÉNOLOGIE
" réalités " suprêmes avant d'avoir interrogé l'humain sur la réalité concrète; nous dirions volontiers que la métaphysique e§t une théorie gratuite, théorie pour la théorie, cependant que l'ontologie, au sens de Sartre, eét une théorie issue d'une description psycho logique concrète, et orientée vers la pratique. Bref, l'ontologie eSt dans le prolongement de la description, elle explicite ; h. méta physique eSt dans le prolongement de la science, elle voudrait expliquer. Et si l'on renonce ainsi à voir dans l'ontologie une science des sciences, " au-delà de la Physique " (selon Tétymologie du terme " métaphysique "), nous ne trouvons plus de raisons désor mais pour qu'on s'ef&aye d'avoir à passer par elle, d'avoir à déter miner par son intermédiaire une condition qui n'eSt humaine qu'en tant qu'elle eSt posée pour elle-même, fixée en concepts et définie dans ses composantes essentielles. En un mot, quand M. Jean Wahl parle de "l'échec de l'ontologie ", il nous semble ne point tenir assez compte de la nécessité philosophique d'une " ontologie de l'échec ", et s'attaquer aux divers aspeâs de cette ontologie comme s'il s'agissait de critiquer une théorie métaphysique.
En ce qui concerne maintenant le second point, la discussion va nous en être rendue plus facile. Et nous ne reviendrons sur la sempiternelle confusion entre phénoménisme et phénoménologie que pour fournir deux remarques supplémentaires, qui nous pa raissent ici capitales. En premier lieu, il y a deux façons de concevoir la relation de l'être à la conscience, et M. R. Troisfontaines joue beaucoup sur les mots quand il reproche à Sartre d'avoir érigé l'être en-soi en absolu, le coupant ainsi " de toutes relations 9 "; à ce Stade on ne s'étonne plus qu'il en vienne à tenir cet en-soi pour quelque " ima ginaire ", s'appuyant sur la thèse que nous connaissons et selon laquelle, contrairement à l'objet de la perception, l'objet en image n'entretient aucun rapport avec le reSte du monde; mais la compa raison eSt boiteuse, car l'en-soi de Sartre rie se donne point pour un objet qu'il s'agirait de dégager parmi d'autres objets, ou d'oppo9. O. G, p. 41.
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PHÉNOMÉNISME ET PHÉNOMÉNOLOGIE
ser à tout autre objet possible; il ne saurait donc être ni sur le plan de la perception ni sur celui de l'imagination — mais c'est lui qui conditionne toute affirmation, toute interrogation ou toute néga tion concernant la présence de tel ou tel objet. Une affirmation ne se comprend — comme nous l'avons déjà suggéré et comme nous le verrons mieux un peu plus loin — qu'en référence à une in terrogation, et celle-ci à son tour implique la possibilité d'une négation, d'un recul par rapport aux choses. En d'autres termes, affirmer c'eSt toujours avant tout mettre en question, c'eSt-à-dire prendre de la distance par rapport à l'objet en question. Et il eSt clair que l'interrogation elle-même et le recul qu'elle implique n'ont de sens que par.rapport à un être à l'égard duquel ils constituent bien des relations, mais des relations qui ont précisément pour effet de manifester PirréduéHbilité de cet être, sa présence inalié nable tantôt sous une forme tantôt sous une autre; c'eSt-à-dire des relations infiniment diverses mais qui, génératrices de phéno mènes essentiellement relatifs, ne font jamais que souligner le caraâère absolu et en quelque sorte fatal de l'être de cette phénoménalitë. C'eSt précisément parce que la description phénomé nologique n'eSt jpas un phénoménisme, c'eSt parce que la découverte de l'intentionnalité nous a interdit de rendre les objets homogènes à la conscience, que nous ne saurions tenir l'être pour absolument relatif à la conscience, comme voudrait nous y condamner M. Roger Troisfontaines, mais bien plutôt pour absolu, relativement à la conscience. Bref, " relatif à " peut signifier ou bien " dépendant absolument de " o u bien " s'imposant toujours à ". C'eSt évi demment dans le premier sens que l'entendrait le phénoménisme, c'est dans le second que la phénoménologie s'eSt conservé le droit de l'entendre : " ... Le phénomène ou te relatif-absolu, écrit Sartre. Relatif, le phénomène le demeure car le " paraître " suppose par essence quelqu'un à qui paraître. Mais il n'a pas la double relativité de l'Erscheinung kantienne. Il n'indique pas, par-dessus son épaule, un être véritable qui serait, lui, l'absolu. Ce qu'il eSt, il l'eSt absolument car il se dévoile comme ileff10. " Or,ilnous paraît assez évident que l'on reproche à Sartre l'absolu de son " en-soi " comme s'il s'agissait du " noumène " kantien :— notion méta10. UÊtre et le Niant, p. 12. 147
PHÉNOMÉNISME ET PHÉNOMÉNOLOGIE
physique, chargée d'expliquer les phénomènes et incapable d'y parvenir (car " ce qui explique tout n'explique rien "), notion impensable, inaccessible à quelque dévoilement que ce soit puisque tout dévoilement la nie, notion qui finalement exige d'être aban donnée pour laisser place, dès lors, à un phéhoménisme idéaliste. Mais Sartre refuse précisément le noumène, et ce refus e§t lié, comme on le voit, à celui d'un phénomène qui ne serait plus qu'absolument dépendant de la conscience : ce qu'indique la phéno ménologie en signalant le caraâère absolu de l'être, c'e§t ce fait qu'il ne peut être éliminé, réduit, et qu'on rie peut l'éluder d'un point de vue donné qu'en le confirmant dans son débordement par rapport à tous les points de vue possibles. Et c'eSt ce qui fait dire à Sartre que " tous les " pourquoi " ... sont postérieurs à l'être et le présupposent u ".Et c'e£ aussi la raison pour laquelle il oppose, comme nous venons de lé signaler plus haut, l'ontologie à la métaphysique; Celle-ci peut bien s'interroger sur l'origine du pbur-soi, et former des hypothèses, mais elle ne peut même pas s'interroger sur l'origine de l'en-soi. Où bien, en effet, il s'agit de l'en-soi en tant qu'il eSt, et la question " d'où vient que l'être eSt" n'a pas de sens puisqu'elle e£ elle-même conditionnée par cet être— ce qui contraint à tenir celui-ci pour absolument contingent, "sans raison, sans cause et sans nécessité "; ou bien il s'agit de l'en-soi en tant qu'il apparaît, la question eSt alors " pourquoi y a-t-il un inonde ? ", et la réponse e£ fournie par l'ontologie ellemême : il y a un monde par la présence du pour-soi. En d'autres termes, ce ne serait point une tautologie, une simple application du principe d'identité, que d'écrire : le phénomène efi phénomène ; ce serait mettre l'accent, en même temps que sur son caraâère phénoménal par définition, sur le caraâère f< ttaïisphénoménal"paroù il oppose irréductiblement son être à la conscience. Et le seul fait d'admettre une phénoménologie nous contraint à admettre aussi que le phénomène a unêtre, qu'il convient d'étudier et non point d'expliquer. Telle eSt précisément toute la différence entre le phénoménisme, métaphysique du phénomène —* et la phénoménologie, description du phénomène, consciente de ses implications ontologiques. Aucun phénomène n'eSt, en tant que ."'xi. n'Être et k Niant, p. 713.
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PREMIÈiEUS DÉTERMINATION DE X ' E N - S Ô I
tel, un absolu, mais la phénpménalité, l'être des phénomènes, eSt un en-soi absolument objeâifpar-delà les manifestations mêmes où il se développe.
H reéte à se demander ce que peut nous apprendre cette étude de Tën-soi. Cet être de l'apparition, eSt-il lui-mêmeune apparition? En fait, il semble bien qu'il y ait pour nous quelque dévoilement — quelque apparition — de cet absolu de la phénoménalité dans le cas, par exemple, de la Nausée : celle-ci constitue un moyen d'accès immédiat vers l'être; Sartre; l'appelle un " phénomène d'être ". Il peut, hatureUement, et il doit y avoir d'autres" phéno^ mènes d'être ", car " l'être se manifeste à tous en quelque façon, puisque nous pouvons en parler et que nous en ayons une certaine compréhension ia ". Souvenons-nous de la découverte par t Roqùentin du sens concret du mot "existence" : d'un coup l'existence reflue sur luij non plus l'existence de telle ou telle chose, nommabler utilisable et possédant son sens relatif, limitée à la définition que lui impose notre coj^ortement pratiqiie, mais l'existence de quelque chose d'absolu, l'existence de l'être. Comme l'écrit M. Lévinas, "il y a comme u n vertige pour la pensée à se pencher sur levide duverbe^ ^ô/fr dont on ne peut, semble-t-il, rien dire et qui ne devient inteiligijble que dans spn participe — l'existant — dans ce qui existe. La pensée glisse insensiblement de la notion de l'être en tant qu'être — ce par quoi un existant existe —^ à l'idée de cause de l'existence, d*ùn "étant engénéral ", d'un Dieu1*"... Nous retrouvons ici la difficulté que nous avons déjà maintes fois signalée, celle de résister à la tentation métaphysique explicative : elle procède de cette conviâion que l'être ne petit être atteint que par le moyen d'une régression causale vers spn principe pro ducteur, et non point à titre d'événement pur. Or, pour M. Lévinas, l'être en tant qu'être eSt un fait, saisissable dans une expérience et dont on peut en quelque façon parler. Cette expérience privilégiée est celle de " la nuit " : elle révèle l'être sous la forme du " ilj a " : 12. UÊfre etk Niant, p. 14. — 13. Ily a — in Deucalion, 1,1946, 'p. 143.-:
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PREMIÈRE DÉTERMINATION DE i/EN-SOI
" consumation impersonnelle, anonyme, mais inextinguible de Fêtre, celle qui murmure au fond du néant lui-même14 ". Et M. Lévinas cite un très curieux passage d'Edgar Poe, dont nous reproduisons ici les dernières lignes, car elles évoquent avec précision la Nausée de Roquentin : " Ceci — ceci — ceci eSt la seule éternité — et quelle ô Belzébuth ! — quelle Éternité — être étendu dans ce va§te, ce redoutable vide — à l'état de hideuse, de vague, d'insignifiante anomalie — sans mouvement, mais désireux de me mouvoir — sans puissance, mais avide d'être puissant — pour jamais, pour jamais, pour jamais . " On notera qu'ici l'accent eét mis sur l'amorphisme du sujet plus que sur celui des choses; mais Roquentin aussi finissait par se sentir " de trop ", pour l'éternité, tout comme les choses : c'est qu'au niveau d'une telle expérience, " le courant anonyme de l'être envahit, submerge tout, sujet, personne ou chose **■ ". " Le frôlement de Yil y a9 c'est l'hor reur... Être conscience — c'est être arraché à Yily a, puisque l'exis tence d'une conscience constitue une subjeéHvité , puisqu'elle eSt sujet d'existence, c'eSt-à-dire, dans une certaine mesure, maîtresse de l'être, déjà nom... L'horreur eft, en quelque sorte, un mouve ment qui va dépouiller la conscience de sa " subjeéHvité " même. Non pas en l'apaisant dans l'inconscient, mais en la précipitant dans une vigilance impersonnelle, dans une participation au sens que Lévy-Bruhl donne à ce terme. Le sujet e$t pétrifié 16. " Qu'on se rappelle seulement l'expression qui revient sans cesse dans le journal de Roquentin : " U y a conscience de... ". Et si nous avons eu recours à cette confrontation de deux expé riences de l'être, de deux " phénomènes d'être ", c'eSt tout d'abord parce qu'elle manifeste plus clairement leur commune insuffisance ontologique, c'est ensuite parce qu'elle va nous permettre de com prendre mieux que l'ontologie n'eSt pas un " nouménisme ", que l'en-soi n'eSt pas quelque fond substantiel de l'objet, mais seule ment le caraftère d'être, fermé sur soi, plein de soi, inerte, de tout ce qui apparaît. Les deux perspectives sont d'ailleurs liées, et c'eSt ce qu'indique encore, de façon très remarquable, le paragraphe final d^ l'article de M. Lévinas, où il se demande " si, impensable comme limite ou négation de l'être, le néant n'e§t pas possible en 14. IIy a..., p. 145. —15. Ibid.y p. 145. —16. Ibid.9 p. 149. 150
PREMIÈRE DÉTERMINATION DE L'EN-SOI
tant qu'intervalle et interruption, si la conscience avec son pouvoir d'oubli, de suspension de l'être... n'a pas un recours contre l'exis tence à laquelle elle participe, si dans l'universalité de Vily a> cet intervalle du néant, cet arrêt, cet inétant, n'eSt pas la condition même de Yhypofiase, c'eSt-à-dire de l'apparition d'un substantif, d'un nom, d'un particulier au sein du bruissement anonyme et universel de Yil y a17 ". Insuffisance ontologique de telles expériences. C'eSt bien ce que nous apprenons ici : l'ontologie ne saurait être la simple descrip tion de ce phénomène en quoi risque de se perdre la conscience; elle en eSfc la description, en tant qu'il e§t phénomène, dévoilement, d'un être opposé dans tous ses caraâères à ce néant selon lequel la conscience se défend contre son emprise. Elle e§t la description de l'en-soi en tant qu'il eét, en lui-même, affirmation absolue de soi, c'eët-à-dire en tant qu'il eft tout sauf cet échappement à soi, ce refus, ce perpétuel pouvoir de négation qu'e§t le pouf-soi. Que celui-ci procède ou non de l'en-soi, peu importe, c'est là une question métaphysique : ce qui compte, c'e§t que l'en-soi se définit comme ce à quoi le pour-soî oppose son pouvoir d'échappement. L'ontologie, par conséquent, ne doit point laisser subsister cette sorte d'indiflFérenciation massive du phénomène d'être : la leçon qu'elle doit en tirer, c'est qu'il annonce et dévoile l'être, et que ce dévoilement ne serait pas possible s'il n'était conditionné par une opposition absolue de cet être à cette conscience — même quasi impersonnelle — qui en obtient le dévoilement. Bref, nous ressaisissons ici l'exigence d'une ontologie qui ne soit ni pure abétraétion métaphysique, ni simple vie embarquée au cœur de l'être et acceptant de s'y confondre au moment même où elle éprouve la confosion. Disons, si l'on veut, qu'elle e£t un dévoilement opéré à partir d'un dévoilement vécu. Le phénomène d'être correspond à celui-ci, l'être du phénomène fait l'objet de celui-là. Dès lors, " si l'être des phénomènes ne se résout pas en un phé nomène d'être et si pourtant nous ne pouvons rien dire sur l'être qu'en consultant ce phénomène d'être, le rapport exaâ: qui unit le phénomène d'être à l'être du phénomène doit être établi avant 17. Ilya...,
p. 154. 151
LA CONSCIENCE DE SOI
tout M ". Et Ton conçoit que ce rapport va précisément s'établir dans une première définition de la conscience, puisque le phéno mène d'être e& l'être révélé à celle-ci, rencontré par eue, cependant que l'être du phénomène eSt saisi par elle comme l'inévitable objeâivité qui déborde et fonde la connaissance qu'elle en prend. Ajoutons seulement que l'ôbjèéHvité dont il eft ici question n'e& pas celle de l'objet en tant Q^L objet tel ou tel, mais bien de l'objet en tant qvtobjetfif inéludable, toujours là, suscitant l'intentionnalité de la conscience, mais l'envoûtant à la fois —' jusqu'à lui faire méconnaître son propre caraâère intentionnel.
Conformément à ce principe d'intentionnalité, nous savons que " toute conscience e§t conscience de quelque chose ", et cet énoncé de tjusserl revient à dire que la conscience n'a pas de contenu, mais e& toujours " position " d'un objet transcendant. " La pre mière démarche d'une philosophie doit... être pour expulser les choses de la conscience et pour rétablir le vrai rapport de celle-ci avec le monde, à savoir que la conscience e$t conscience positionnelle du monde. Toute conscience eft positionnelle en ce sens qu'elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s'épuise dans cette position même : tout ce qu'il y a à'intention dans ma conscience a&uelle e§t dirigé verfc le dehors, vers la table; toutes mes aâivités judicatives ou pratiques, toute mon afFeâivité du moment, se transcendent, visent la table et s'y absorbent. — Pourtant la condi tion nécessaire et suffisante pour qu'une conscience connaissante soitconnaissance^son objet, ç'eft qu'elle soit conscience d'ellemême comme étant cette connaissance 1 $ ." Nous touchons là au point essentiel, qui commande toute la suite. Il s'agit pour nous de déterminer avec le plus de précision possible ce que peut être cette " conscience de conscience ", dont nous avons déjà rencontré l'existence dans nos analyses psycho logiques, particulièrement en abordant le domaine de l'irréfléchi. Sartre nous met en garde contre une erreur que nous avions déjà 18. UÊtre et le Néant, p. 15. —- 19. Ibid.9 p. 18. IJ2
LA CONSCIENCE DE SOI
notée, et qui consisterait à en faire une connaissance dé connais sance, une sorte d'idée'de. l'idée' : en ce cas, nous aurions une cons cience positionnelle de la conscience elle-même, une connaissance de la conscience, dans une réflexion — conscience réfléchissante dirigée vers la conscience qui eSt réfléchie, et se transcendant par rapport à celle-ci, s'épuisant à la viser comme celle-ci s'épuise à viser ses objets; simplement l'objet de cette conscience-réflexion serait lui-même une conscience. Nous avions vu qu'une telle perspective en jeu de miroirs entraînerait une régression à l'infini, le connaissant devant alors être connu à son tour au moyen d'une nouvelle réflexion connaissante qui le prendrait pour objet C'e^t dire que " la conscience de soi n'eSt pas couple ", et qu'elle doit être " rapport immédiat et non cogitif de soi à soi 20 ''. La cons cience de soi n'eSt pas connaissance, elle n'eSt pas réflexion d'une conscience antérieure prise pour objet : cette réflexion, tout comme la conscience antérieure qu'elle réfléchit, sont au même titre, l'une et l'autre, indissolublement consciences de soi et consciences d'un objet. Toute conscience d'un objet efî déjà conscience de soi sans nécessit la moindre -réflexion " ; telle eftsa nature de conscience. "Toute cons cience positionnelle d'objet eSt en même temps conscience non positionnelle d'elle-même. Si je compte les cigarettes qui sont dans cet étuij j'ai l'impression du dévoilement d'une propriété objeâive de ce groupe de cigarettes : elles sont dou^e. Cette propriété apparaît à ma conscience comme une propriété existant dans le monde. Je puis fort: bienn'avoir aucune conscience positionnelle de les compter; Je ne mé " connais pas comptant "... Et pourtant, au moment où ces cigarettes se dévoilent à moi comme douze, j'ai une conscience non-thétique dé mon a&ivité additive 21. " J'ai conscience que je compte. Et ce n'eSt pas une conscience féflexiye seconde qui vient ici révéler à elle-même ma conscience en train de compter : " Tout au contraire c'est la conscience non-réflexive qui rend la réflexion possible 2a ." Le "Cogito" au sens cartésien — je pensé que je compte — s'appuie sur un Cogito prérêflexif — je compté consciemment, j'ai conscience de compter — qui en eSt la condition. Il y a, dans l'aâivité additive de la conscience, une " intention opératoire " qui unifie les différents moments de l'addi20. L'Être et le Néant, p. 19. — .21. Ibid., p. 19. — 22. Ibid., p. 20. *Î3
LA CONSCIENCE DE SOI
tion et qui ne peut exister que comme " révélante-révélée ", selon une expression que Sartre emprunte à Heidegger. Bref, la cons cience ne peut révéler une qualité objeâive sur le monde sans se révéler à elle-même dans sa propre opération révélante : " La conscience première de conscience... ne fait qu'un avec la conscience dont elle eSt conscience. D'un seul coup elle se détermine comme conscience de perception et comme percep tion 2 3 ." Reconnaissons que nous venons, au prix de quelques diffi cultés d'expression, de conférer au terme " conscience de soi " la signification authentique qu'aucune philosophie ne semblait ca pable de lui garantir. Û eSt clair, en effet, que pour les philosophes intelleâualiStes, pour la philosophie réflexive, la conscience de soi e£t précisément conscience d'autre chose qu'elle-même, d'une autre conscience, antérieure et différente. Et notons les répercus sions infinies d'une telle façon de voir : si ma conscience ne peut se saisir qu'en se distinguant d'elle-même, si je ne puis avoir cons cience de moi qu'en me dédoublant, je dois admettre une dualité irréductible entre le " je " que je suis comme sujet réfléchissant et le " moi " que je suis cependant aussi comme sujet irré fléchi, agissant et vivant ; cette coupure, cette scission entraîne des conséquences pratiques incalculables ; je dois m'opposer à moi-même, me condamner moi-même en dehors de toute moti vation puisque le " je ", une fois scindé du " moi ", ne saurait plus être que pure aâivité de jugement, de gouvernement : où donc puiserai-je alors non seulement les motifs, mais l'énergie nécessaire à mon aétion ; me voici invité à me désintéresser de moi-même au profit d'un " je " impersonnel, qui ne sera plus susceptible de se référer que de façon toute théorique et vaine à quelque formula tion idéaliste de son devoir ; et voici enfin mon être résolu en deux parties étrangères l'une à l'autre : une conscience "psychologique ", passive et brute, sans signification, — une conscience " transcendantale " normative, " morale ", logique, toute constituée de pures formes idéales, impérative mais impuissante. Quant aux philosophies empiriStes, la question ne se pose point avec elles, puisque nous avons vu qu'elles éliminaient toute aâivité de la 23. L'Être et le Niant, p. 20. 154
LA CONSCIENCE DE SOI
conscience, celle-ci étant limitée aux impressions qu'elle reçoit et qu'on baptise de l'épithète " conscientes ". Plus précisément encore, il peut être intéressant de remarquer le paradoxe suivant. Si l'on privilégie avec Husserl le caraâère d'intentionnalité de la conscience vers quelque chose, la nécessité pour elle de poser toujours un objet, on aboutit à en faire une conscience constituant ses objets, transparente à elle-même, se donnant le monde au moyen des significations qui sont en elle : une conscience transcendantale, ayant abandonné sa situation au profit d'une li berté fiâive. Si par contre on insiste, comme le fait Heidegger, sur l'aspeâ de compréhension vécue d'elle-même qui caractérise la réalité-humaine, on en vient à laisser celle-ci se perdre dans sa . propre " réalité ", s'enliser dans son mode d'existence irréfléchie, fondre sa liberté dans sa situation. Bref, dans tin cas on ne tient compte de l'objet que pour en délivrer définitivement le sujet, dans l'autre on ne tient compte du sujet que pour risquer de le confondre définitivement avec l'objet. Cette libération totale et cette atmosphère de confusion sont également fâcheuses. Et nous devons ici conclure des quelques remarques qui précèdent que la conscience n'eSt définissable que simultanément par les deux aspeâs en cause : toute conscience eSt à la fois conscience de quelque chose et cons cience de soi comme étant conscience de quelque chose. Il ne faut pas enfermer dès l'origine la conscience dans le Cogito réflexif de Descartes — mais il ne faut pas non plus lui supprimer toutes , chances de s'élever à la réflexion en rendant aveugle son comporte ment dans l'irréfléchi. Nous savons maintenant que la conscience ne saurait jamais être in-consciente de soi. Mais nous entrevoyons aussi quelle e£t tou jours en quelque façon ignorante de soi. Car ou bien elle renonce à toute réflexion, à toute connaissance, en demeurant au niveau de ' l'irréfléchi, ou bien sa réflexion même la contraint à se dédoubler, et ce n'eSt jamais alors que d'une conscience antérieure qu'elle eSt connaissance : d'elle-même en tant que réfléchissant, elle ne peut être que consciente, jamais connaissante. Ainsi la conscience de soi authentique est toujours " conscience non positionnelle de soi ". " Mais, dit Sartre, nous ne pouvons user plus longtemps de cette expression où le " de soi " éveille encore l'idée de connais sance. (Nous mettrons désormais le " de " entre parenthèses, pour i55
L'ÊTRE EN SOI
indiquer qu'il ne répond qu'à une contrainte grammaticale.) — Cette conscience (de) soi, nous ne devons pas la considérer comme une nouvelle conscience, mais comme k seul mode d'existence qui soit possible pour une conscience de quelque chose2*. " Nous pouvons maintenant tirer les conséquences de cette mise au point, concernant les caraâères que nous pourrons attribuer à l'être du phénomène. Nous venons en effet de libérer simultané ment la conscience de l'être de la pure phénoménalité. En "mani festant la conscience de soi dans son authenticité, nous avons sauvé la conscience du danger Àe n'être plus qu'existence, épiphénomèrie de l'être ; nous avons sauvé l'être du danger de n'être plus que détermination, produit de la conscience. Bref, nous avons indiqué la transphénoménalité de la conscience en même temps que celle de l'être. C'eét èri reconnaissant que l'être d'une intention ne peut être lui-même que conscience, que nous avons pu éviter de faire de l'intention une chose dans la conscience et par là lui laisser son double caraâère phénoménal, son ambiguïté propre — indicative dé deux transphénoménalités : l'objet intentionné, et le sujet qui né l'intentionné qu'au prix de lui demeurer irréductible ment transcendant.
Nous venons, eh somme, de fournir ce que Sartre appelle " la preuve ontologique ". Cette conscience (de) conscience, c'eSt la subjeâivité absolue, c'est l'immanence à soi, l'identité de l'appa rence et de l'existence : la conscience existe dans la mesure où elle s'apparaît. Mais il faut que cette conscience (de) conscience " se qualifie en quelque façon et elle ne peut se qualifier que comme intuition révé lante, sinon elle n'eSt rien. Oir, une intuition révélante implique un révélé, la subje&ivité absolue ne peut se constituer qu'en face d'un révélé, l'immanence ne peut se définir que dans la saisie d'un trans cendante. la conscience implique dans son être un être non cons cient et transphénoménal. Dire que la conscience eSt conscience de quelque chose, c'est dire qu'elle doit se produire comme révéla24. L'Être et le Néant, p. 20. 156
L'ÊTRE EN SOI
tion-révélée d'un être qui n'eSt pas elle et qui se donne comme exis tant déjà lorsqu'elle le révèle ". Considérons le chemin parcouru. Nous étions partis du phéno mène :Ja conclusion à laquelle nous avons abouti eSt que le phé nomène ne se supporte pas lui-même en tant que phénomène. Le monde n'eSt pas seulement phénoménal, il n'eSt pas seulement mohde-pour-nous, il efi9 il eSt en-soi, il existe indépendamment de la conscience, il ne lui eSt pas rédu&ible. Et la conscience elle-même n'e§t pas seulement phénoménale : elle eSt subjeâivité absolue,irréduâible au mode d'être du monde. En dépassant le phénomène à la fois vers les deux types d'être qu'il indiqué, nous avons évité un double écueil : celui du phénoménisme des phildsophies idéalistes, qui prétendent faire constituer l'être de l'objet par une conscience pure, et ramener ainsi tout être à l'être de la conscience ; et celui de l'épiphénoménisme des philosophies réalistes, qui prétendent faire agir l'objet sur une conscience passive, et ramener ainsi tout être à l'être de l'objet. Par là, évidem ment, nous avons posé le problème de la communication de ces deux types d'être que nous tenons pour irréduâiblés l'un à l'autre. Et l'on comprend que les caraâères définitifs de l'en-soi ne $auraient être fixés que dans une tentative pour résoudre ce problème. Nous pouvons néanmoins indiquer, dès maintenant, quelques caraâères essentiels qui résultent des réflexions précédentes. Premier point : l'être transcendant à la conscience n'eSt ni ââif ni passif, il eSt par-delà ces catégories, qui ne prennent leur sens que par rapport à lui. C'eSt dire qu'il ne saurait être explicable pa* quelque création : car eût-il même été créé passivement, son essence même exigerait qu'il n'en gardât point la trace, et s'affirmât dès son existence comme cause de soi. Il consiste en lui-même, et c'eSt tout ce qu'on en peut dire sous ce rapport. Second point : l'être transcendant à là conscience eSt par-delà les catégories de l'affirmation et de la négation. Il eSt absolue inhé rence à soi-même —- c'eSt-à-dire affirmation pleine de soi et inca pable de s'affirmer, car pour s'affirmer il faut demeurer à quelque distance de soi. C'eSt pourquoi l'expression " en soi " que nous avons adoptée, et qui résume les deux points de notre examen, eSt elle-même en toute rigueur défectueuse, car l'être en soi ne renvoie pas à soi comme le fait la conscience (de) soi : il eSt par157
LE RAPPORT DES DEUX TYPES D'ÊTRE
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delà le " soi ", " opaque à lui-même précisément parce qu'il eSt rempli de lui-même u ". Si l'on veut, l'être eSt un soi identique à soi et qui par là n'existe pas pour soi. Traduisons : Vêtre efi ce qu'il efi. Synthèse absolue de soi avec soi, l'être eSt isolé dans son être, incapable de s'écarter de son être ou pour le rapporter à soi ou pour entretenir des rapports avec ce qui n'eSt pas lui. Il eSt ce qu'il eSt : tout devenir lui eSt refusé, car il eSt par-delà le devenir, étant l'être du devenir. Il ne peut même pas se poser comme étant autre qu'un autre être, car il ignore l'autre, l'altérité, étant par-delà la négation et n'ayant donc même pas la ressource de se poser par opposition à ce qu'il n'eSt pas. Troisième point : de l'être en soi nous ne pouvons dire ni qu'il eSt possible ni qu'il eSt nécessaire. Un existant phénoménal peut être dérivé d'un autre existant en tant que phénoménal mais non en tant qu'existant. A ce titre il eSt contingent : "... ni possible, ni impossible, il efi. C'eSt ce que la conscience exprimera — en termes anthropomorphiques — en disant qu'il eSt de trop... ", et nous rejoi gnons ici ce que nous avait déjà dévoilé le phénomène d'être de la Nausée.
Si nous avons tellement insisté sur ces questions — qui peuvent aisément passer pour de pures subtilités de technique — c'eSt parce qu'il nous a paru nécessaire de cara&ériser l'esprit dans lequel s'ouvrait pour nous la tentative ontologique de Sartre. Cet esprit a précisément été méconnu autant qu'il pouvait l'être, et les raisons en sont faciles à comprendre. Nous avons déjà indiqué la princi pale d'entre elles : on a apprécié cette recherche de l'être comme s'il s'agissait d'un procédé métaphysique pour fonder plus ou moins arbitrairement des conséquences — dont il convenait dès lors de se méfier. Nous savons maintenant que cette raison eSt sans valeur, et que cette crainte eSt injustifiée : l'être en-soi de Sartre refuse toute considération théologique ou métaphysique ; il n'eSt que l'un des pôles d'une description, pôle dont lafixationen concepts eSt rigou reusement impliquée par la signification même de cette description. 25. L'Être et le Néant, p, 33. 158
L'ÊTRE EN SOI
C'eSt dire qu'il ne s'agit ici d9abstrayionsque dans la mesure où toute pensée doit nécessairement abstraire ; il eSt évident que le danger s'annonce seulement au moment où elle accepte de se prendre à ses abstrayions, de les considérer non plus comme des instruments mais comme des fins, non plus comme des moyens d'élucidation du concret mais comme des réalités à leur tour, sus ceptibles de gouverner la réalité concrète elle-même. Or les positions que nous venons de conquérir sont capitales en elles-mêmes, comme contribuant à fixer l'un des éléments de notre situation au monde. Loin d'engager des conséquences néces saires, à la façon des principes de quelque système métaphysique, elles auront simplement besoin d'être confrontées avec les autres positions qui s'imposeront, elles aussi, à partir de nouvelles élucidations du concret. C'eSt donc au concret qu'il nous faut revenir. Et nous n'essaye rons jamais de le reconstruire à partir des abstractions sur lesquelles nous pourrons ainsi déboucher tour à tour : nous cherchons le rapport qui s'établit entre les deux types d'être que nous avons dis tingués — conscience et être transcendant à la conscience —, et dont nous venons de définir provisoirement le second. Ce rapport, ce n'eSt donc pas à nous de l'établir : nous avons seulement à le dégager. C'eSt donc bien d'un authentique retour au concret qu'i s'agit, et non d'une restitution artificielle fondée sur l'abstrait. "De ce point de vue, la conscience eSt un abstrait, puisqu'elle recèle en elle-même une origine ontologique vers l'en-soi et, réciproque ment, le phénomène (entendons : en tant qu'il existe) eSt un abstrait aussi puisqu'il doit " paraître " à la conscience... Le concret, c'eSt l'homme dans le monde, avec cette union spécifique de l'homme au monde que Heidegger, par exemple, nomme " être-dans-lemonde "... La relation des régions d'être eSt un jaillissement primi tif et qui fait partie de la Struâure même de ces êtres 26. " 26. VËtre et le Néant, p. 37 et 38.
IIL LÀ CONSCIENCE REFUSE L'ÊTRE
Il va donc nous falloir interroger l'homme dans le monde et décrire certaines de ses conduites, pour découvrir le sens profond de la relation " homme-monde ''. Mais précisément, remarque Sar tre,il y a, dans la question quey*me pose ainsi, une attitude interrogative que je puis considérer objeâivement, " car il importe peu que le questionnant soit moi-même ou le le&eur qui me lit et ques tionne avec moi x ". Il y à là " une attitude humaine pourvue de signification ", et nous devons pouvoir en tirer quelque ensei gnement surle rapport synthétique qui unit l'homme et le monde. Or la constatation qui s'impose d'abord eSt que toute interro^ gation s'adresse à un être; que nous questionnons soit sur sa ma nière d'être soit sur son être même, mais de toute façon sur ce par quoi il participe à la transcendance de l'être. Donc, premier point : l'interrogation suppose déjà le rapport de l'homme à l'être-en-rsoi, elle ne constitue pas ce rapport dans ce qu'il a de primitif ; second point : la question dialoguée n'eSt qu'une des formes de l'interro gation et en définitive si vous interrogez une personne, c'est l'être même qu'il vous faudra à son tour interroger pour vous répondre. / L'être eSt donc susceptible de fournir des réponses négatives. Ainsi par le fait même de l'interrogation, l'être transcendant — que nous avions posé comme une absolue positivité, par-delà l'affir mation et la négation —. se présente désormais comme une perpé tuelle réponse à quelque attente humaine, réponse qui pourra tou jours se. formuler ainsi : " L'être eSt cela et, en dehors de cela, i. UÊtre et le Niant, p. 38. 160
CARACTÈRES NÉGATIFS DU NÉANT
rien \ " Il y a donc, par le fait même de l'interrogation, un dévoile ment de l'être qui réclame pour se déterminer un fond, également transcendant, de non-être. La con&atation n'eSt point si paradoxale qu'elle pourrait le sembler. En fait nous devions nous attendre à ce que l'être-en-soi, qui n'eft pour nous que le terme et le pôle d'une description partie du concret, ne pût manifester son caraétère absolu qu'en se rendant relatif dans cette manifestation même. C'eSt précisément ce qui nous a fait dire qu'il n'était point un être métaphysique et qu'il n'excluait que la relation de dépendance par où la conscience aurait pu s'em parer de lui pour l'absorber, le réduire à elle. L'être eSt absolu en ce sens qu'il s'impose à la conscience, mais si la conscience peut l'inter roger c'eSt qu'il n'eSt pas partout, c'eSt qu'il n'eSt pas tout, c'eSt qu'il ne s'impose pas en oblitérant mais bien en répondant, c'eSt qu'il peut répondre par oui ou par non, bref c'eSt qu'Û eSt " hanté " par le non-être, par le néant. Il ne faut donc pas dire que la négation n'eSt qu'une forme, une simple catégorie de l'esprit, intervenant parfois pour marquer de son sceau des jugements toujours affirmatifs. Il y a des jugements effeâivement négatifs et si la négation peut nous arracher " à ce mur de positivité qui nous enserre ", c'eSt dans la mesure où il n'y a pas que de l'être, où il n'y a pas que la positivité ; " la condition nécessaire pour qu'il soit possible de dire non, c'eSt que le non-être soit une présence perpétuelle, en nous et en dehors de nous, c'eSt que le néant hante l'être8 ".
Ainsi le Néant apparaît-il comme la condition première de la conduite interrogative. Pour qu'il y ait interrogation, il faut qu'il y ait possibilité de négation ; mais " pour qu'il y ait de la négation dans le monçle et pour que nous puissions par conséquent nous inter roger sur l'Être, il faut que le Néant soit donné en quelque façon4 ". Maintenant, comment devons-nous concevoir ce Néant? Trois points essentiels : 2. L'Être et le Niant, p. 40. — 3. Ibid., p. 46 et 47. — 4. Ibid.9 p. 58. 161 6
LE RÔLE DU NÉANT
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i° Il ne saurait être " en dehors " de l'Être, sous forme de no tion complémentaire et abstraite — car le Néant ne peut succéder à l'Être, il a besoin de l'Être pour y maintenir son propre néant d'être, cependant que l'Être n'implique pas l'existence du Néant. 2° Il ne saurait être non plus " en dehors " de l'Être comme milieu infini où l'Être serait en suspens — c'est ce que montre l'exis tence de réalités comme " la distance, l'absence, l'altération, Taltérité, la répulsion, le regret, la diStraâion, etc. ", réalités vécues, " éprouvées^ combattues, redoutées, etc. par l'être humain ", et que Sartre appelle "négatités " ; ces réalités en effet "sont habitées par la négation dans leur infraétru6ture, comme une condi tion nécessaire de leur existence^., elles sont dispersées dans l'être, soutenues par l'être et conditions de la réalité " ; il y a donc au sein même du monde " un pullulement d'êtres qui possèdent autant de réalité et d'efficience que les autres êtres, mais qui enferment en eux du liôn-être ", et ç'eSt dire que le néant ne peut être donné q u ' " au sein inême de l'Être, en son cœur, conime un ver 5 ". V 5e* Il né saurait être conçu à partir de l'Être, car nous avons vu que l'Être, étant pleine positivité, n'implique pas le Néant, mais e£t, pair soi-même^ sans rapport avec lui. ; 4? Il ne saurait ènfiii être conçu à partir de lui-même, car "étant non-être, il ne pçut tirer de soi la force nécessaire pour se nêantiser* ". Dès lors, d'où vient-il ? Là question ainsi posée n'a pas grand sens. D'abord parce que toutes nos rémarques précédentes font ressortir cette conclusion capitale : le Néant tfetf pas ; sinon, il se confondrait avec l'Être, comme un «de ses caractères; ÇeSt dire qu'il ne saurait, en toute rigueur, être Néant ïhais seulement" être néantisé '\ ou, si l'on veut, être porté, soutenu, assuré comme néant par un Être — dont nous avons précisément vu que ce n'est pas l'Être-en-soi.
Il faut comprendre. Àrmons-noùs au passage d'une analogie, si défeâueuse soit-elle. La Vie existe, il y a de la vie. D'un certain point de vue — celui du cycle de l'azoté, par exemple —,. la mort j , L'BtreétfeNéattt,p. 57.-6.I&â/.,p.58. 162
LE RÔLE DU NÉANT
d'un être vivant n'eSt pas une négation de la Vie, elle n'en eSt qu'une transformation, elle en eSt le devenir, elle n'eSt qu'un phénomène dont la phénoménalité même sç fonde sur l'Être de la Vie. Mais que sera — maintenant — le suicide, au regard de la Vie ? Ce sera la négation de la Vie, une négation que la Vie n'implique pas, mais qui n'est pas davantage en dehors d'elle^ car elle s'effeâue au cœur même de la Vie. Le suicide n'eSt rien, il ne change rien à la Vie, et cependant il la nie, il la refuse, il eSt ce rien par quoi la Vie prend, pour l'être capable de se suiciderj une signification qu'elle ne sau rait avoir si ce rien n'existait en quelque façon. Et cette façon qu'il a d'exister^ c'est d'être confirmé par î'a&e d'anéantissement qu'un homme accomplit contre cette vie qui l'enserre et l'étouflFe. La Vie n'implique pas le suicide, mais le suicide lui emprunte pourtant cette sorte d'existence qui n'eSt rien. La Vie eSt contingente, absurde, injustifiable — au sens où on ne peut lui trouver une raison d'être, ^expliquer par autre chose qu'elle-même. Elle eSt par-delà toute valeur. Le suicide eSt cëttp possibilité qui doniie une valeur à la Vie dont il tire son semblant d'existence. Il çSt cette possibilité par quoi la Vie sort dé sa massivité et de son en-soî pour se dépasser vers toute possibilité. Il n ' ^ rien, il existe comme une éventualité toujours présente, comme ce qui peut toujours arriver à la Vie. Et l'on comprend qu'un être qui eh ce qu'il *j? soit sans rapport avec ce néant d'être, et que ce qiiin'éSt que pos sible ne lui puisse venir sans l'intervention d'un autre être quir lui, ne soitpoint ce qu'il efi. L'homme qui va se suicider s'interroge sur sa vie r I par lui, le suicide va survenir à sa vie ; mais c?eSt parce qu'il y avait cette possibilité de suicide -— rien encore, sinon, au sein ! même de la vie, l'éventualité de; sa propre négation. La question! angoissée que se pose cet homme implique une négation fonda mentale qui eSt la source de toute question, de toute angoisse, ; mais qui n'efi rien tant qu'elle n'eSt pas actualisée dans cette; question. Pour résumer le parti que nous pouvons tirer de cette analogie, disons en bref que le suicide implique là possibilité de mise en question de la vie, et que, de même, le Néant implique la possibilité de mise en question de l'Être. "... Rien ne peut arriver à l'être par l'être si ce n'eSt le néant. Le néant eSt la possibilité propre de l'être et son unique possibilité. Encore cette possibilité originelle n'appai65
L'ÊTRE QUI SUPPORTE LE NÉANT
raît-elle que dans l'aéte absolu qui la réalise7. " "... L'en-soi étant par nature ce qu'il eét, ne peut " avoir " de possibles. Son rapport à une possibilité ne peut être établi que de l'extérieur par un être qui se tient en face des possibilité mêmes ", " qui eét sa propre possi bilité 8 ", qui eét son propre néant d'être, qui n'e§t rien " que le pro jet original de son propre néant9 ". Par la possibilité du suicide, la Vie et corrélativement " ce phénomène de vie " qu'est la mort prennent un sens ; par le Néant, l'Être et corrélativement ce phé nomène d'être qu'est le devenir, l'altérité prennent un sens. C'est parce que le suicide eét possible que la Vie apparaît, en s'enlevant sur un fond de non-vie, d'autre que la vie, de mort ; et c'e§t de même, par le Néant, que l'Être apparaît, en s'enlevant sur un fond de nonêtre d'autte que Têtte... d'imaginaire. Nous employons ce dernier terme à dessein, d'abord parce qu'il paraît prolonger l'analogie avec l'irréalité, pour nous, de ce "phé nomène de vie " qu'est la mort — " le moment de la vie que nous n'avons jamais à vivre" —, ensuite parce que cette forme de néantisation, que nous avons déjà rencontrée, va nous permettre de préciser désormais quel e§t cet Être qui n'e$t pas TÊtre-en-soi, " et qui a pour propriété de néantiser le Néant ", cet être " par quoi le néant vient aux choses10 ".
Mais d'abord, étant donné toutes les raisons énumérées plus haut, il eSt clair que l'Être susceptible de supporter ainsi le Néant au sein de l'Être-en-soi ne peut lui-même qu'être en quelque façon son propre Néant. Relisons maintenant la formule, d'appa rence barbare, que livre Sartre : " L'Être par qui le Néant arrive dans le monde eSt un Être pour qui, dans son Être, il eét question du Néant de son Être n . " Toute " traduâion " est sans doute inu tile. L'analogie que nous venons d'établir avec le couple VieSuicide trouve ici son renforcement, et se recoupe, de façon suffi samment significative, avec le rôle attribué par la phénoménologie 7. L'Être et le Néant, p. 121. — 8. Uni., p. 144. — 9. Ibid.% p. 121. — 10. Ibid., p. 58. — 11. Ibid., p. 59. 164
L'ÊTRE QUI SUPPORTE LE NÉANT
à la fonâion imageante : l'homme qui envisage le suicide eSt un homme qui se met lui-même en question et qui porte en lui le pou voir d'anéantir lui-même et le monde ; imaginer, c'est à la fois néantiser le monde et se néantiser soi-même, et l'aâe d'imagination eSt une sorte de suicide provisoire ; bref, on ne se met soi-même en question que dans la mesure où l'on eSt son propre Néant. Et finalement il apparaît que l'analogie à laquelle nous avions eu recours constitue plutôt une sorte de passage à la limite — et que l'homme eSt bien cet être que nous cherchpns, " un être qui fait éclore le Néant dans le monde, en tant qu'il s'affe&e lui-même de non-être à cette fin ", " l'homme eSt l'être par qui le néant vient au monde 1 *". Et il eSt clair que la " réalité-humaine " ne peut " anéantir, même provisoirement, la masse d?être " que si elle a le pouvoir de la mettre en question, et de la tenir sous sa vtfe comme un ensemble en se mettant elle-même en dehors ; " Ce qu'elle peut modifier, c'est son rapport avec cet être. Pour elle, mettre hors de circuit un exis tant particulier, c'est se mettre elle-même hors de circuit par rap port à cet existant. En ce cas elle lui échappe, elle eSt hors d'atteinte^ il ne saurait agir sur elle, elle s'eSt retirée par-delà un néant. Cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l'isole, Descartes, après les Stoïciens, lui a donné un nom : c'est la H- j bertê™. "
La référence que nous faisions à l'attitude imageante nous épargne d'avoir à insister sur certains points déjà précisés par ailleurs : la réalité-humaine, en tant que liberté, a le pouvoir d'opérer en ellemême une rupture avec l'être; elle eSt arrachement à elle-même pour s'arracher au monde, elle eSt échappement à soi pour échapper aux existants. Et c'est dire qu'elle doit être capable de mettre son passé hors de jeu " en sécrétant son propre néant ". " Tout pro cessus psychique de néantisation implique... une coupure entre le passé psychique immédiat et le présent. Cette coupure eSt préci sément le néant... Ce qui sépare l'antérieur du postérieur, c'est précisément rien. Et ce rien eSt absolument infranchissable, juste ment parce qu'il n'eSt rien... la conscience antérieure eSt toujours là (encore qu'avec la modification de " passéité " — existence au . passé), elle entretient toujours une relation d'interprétation avec 12. UÊtre et le Néant, p. 60. — 13. Ibid., p. 61. 165
LÀ LIBERTÉ ET L'ANGOISSE
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la conscience présente, mais sur le fond de ce rapport existentiel, elle e§t mise hors de jeu, hors de circuit, entre parenthèses, exaâement comme l'eSt, aux yeux de celui qui pratique la " suspension " phénoménologique, le monde en lui et hors de lui 14 . " Disons qu'il n'y a de présent pour une conscience que dans la mesure où ce pouvoir néantisant lui permet de n'être point engagée dans une série causale où chacun de ses états serait le prolongement des états précédents : il n'y a de présent pour elle que dans la mesure où elle peut introduire entre l'état aâuel et l'état antérieur ce " rien " par lequel elle change celui-ci en passé. Et c'est de la même façon, avions-nous vu, qu'il n'y a de situation pouf elle que dans là mesure où elle peut prendre du recul sur tous les existants à la fois pour les considérer dans leur ensemble et se localiser par rapport à eux, en les disposant en tant que monde autour d'elle.
La réalité humaine, en tant que conscience, eSt donc liberté : c'eSt-à-dire qu'elle eH son propre passé (comme aussi son avenir propre) sous forme de néantisation. Par conséquent, on peut consi dérer à là fois qu'elle eSt et qu'elle n'est pas ce passé et cet avenir. Et nous avions bien vu que le seul être susceptible d'opposer le Néant à l'Être:en-soi — qui eSt ce qu'ileSt —- devait être un être qui en quelque façon ne soit pas ce qu'il eSt et spit ce qu'il n'est pas, bref un être jamiais identique à soi. ' Mais de même qu'une conscience imageante, par exemple, doit être conscience (de) soi comme étant imageante, de même la cons cience en tant que liberté doit être conscience (de) soi comme telle. JJAngoisse çSt la forme que prend cette conscience (de) liberté, " c'est dans l'angoisse que la liberté eSt dans son être en question pour elle-même15 ". Nous comprendrons ce qu'est l'angoisse en l'opposant d'abord à la peur : " La peur eSt peur des êtres du monde..v l'angoisse eSt angoisse devant moi. Le vertige eSt angoissé dans la mesure où je redoute non de tomber dans le précipice mais de m'y jeter. "La peur du soldat ne devient angoisse que lorsqu'il se demande s'il 14. L'Être et le Néant, p. 65. — 15. Ibid.yp. 66. 166
LA LIBERTÉ ET
L'ÀNGOISSE
pourra y résister : l'angoisse eSt " peur d'avoir peur". J'ai peur tant que je suis pris dans le déterminisme des choses. Mais je me libère de ma peur en y opposant mes possibilités d'aâion. Seule ment ce ne sont que des possibilités qui n'ont par elles-mêmes au cune consistance, et je me découvre alors en quelque sorte comme suspendu dans le vide. Toutes mes conduites possibles sont là en semble, et rien d'autre que moi ne saurait déterminer l'une d'elles à s'effeftuer : ileSt également possible que je me jette dans le préci pice ou que je m'applique à résoudre les difficultés que me propose ï'étroitesse du sentier. Je ne dépends plus que de moi : aucun déter minisme psychologique ne viendra décider pour moi : mon hor reur même du précipice n'eSt pas déterminante par rapport à ma conduite possible ; elle appelle bien une certaine conduite, mais elle ne saurait en être la cause ; rien ne peut m'obliger à tenir cette conduite; En somme je dépends de mon avenir dans la mesure où mon avenir ne dépend pas rigoureusement de mon présent. C'est bien moi qui tout à l'heure me serai ressaisi, mais rien en moi présent ne conditionne ce ressaisissement possible : 'V La conduite décisive émanera d'un moi que je ne suis pas encore 16 ." Et l'on pourrait atteindre également^ dans la conduite du joueur, une "angoisse devant le passé 'V procédant dé la totale inefïicience des résolutions antérieurement prises de ne plus jouer. Bref la liberté, " qui se découvre en îloua dans l'angpisfee^ peut 1 se caractériser par l'existence de ce rien qui s'insinue entre les motifs etrafte"^'../. =■■•"•■ .■ V-'- ;■.-■ La conscience échappe à ses motifs car ils ne sont pas en elle, mais seulement pour elle, c'est elle qui les pose, et c'eStji,elle qu'il incombé de leur conférer leur signification et leur importance. "L'angoisse comme manifestation de la liberté en face de soi signifie que l'homme eSt toujours séparé par un néant de son essence... L'essence* c'est ce qui a été. L'essence, c'est tout ce qu'on peut indi quer de l'être humain par les mots : cela efi. Et de ce fait, c'eët la totalité des cara&ères qui expliquent l'aôe. Mais l'a&e e£t toujours par-delà cette essence, il n'eSt afte humain qu'en ta&t qu'il dépasse toute explication qu'on en donne, précisément parce que tout ce qu'on peut désigner chez l'homme par la formule " cela e$t ", de 16. L'Être et /e Néant, p. 69. — 17. Ib?d.,p. 71. 167
LA LIBERTÉ ET L'ANGOISSE
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ce fait même a été... Dans Fangoisse la liberté s'angoisse devant elle-même en tant qu'elle n'eSt jamais sollicitée ni entravée par rien". " Et si l'angoisse est rare, c'est évidemment parce que la conscience de l'homme en aftion eSt conscience irréfléchie, qui découvre sur le monde des exigences, des urgences immédiates, et lui voile au contraire ses fins les plus lointaines et ses possibilités essentielles : "... Nous sommes à chaque instant lancés dans le monde et enga gés. " Nous nous rassurons dans nos a&es, car ils éludent la question de leur valeur ; ils ont un sens immédiat qui nous entraîne et nous évite d'avoir à nous interroger sur la signification même de notre aâion. Or cette signification, cette valeur, ne saurait avoir d'autre fondement que notre liberté. L'homme eSt l'être par qui les valeurs existent, et sa liberté " s'angoisse d'être le fondement sans fonde ment des valeurs... — je n'ai ni ne puis avoir recours à aucune va leur contre le fait que c'est moi qui maintiens à l'être les valeurs ; tien ne peut m'assurer contre moi-même, coupé du monde et de mon essence par ce néant que je suis, j'ai à réaliser le sens du monde et de mon essence : j'en décide, seul, injustifiable et sans excuse19". L'angoisse apparaît donc dans la mesure où s'effe&ue ma liberté en me dégageant du monde où j'étais engagé ; elle s'oppose à l'efpritde sérieux'par où l'être saisit les valeurs à partir des exigences du monde, et refiise corrélativement de saisir ces exigences comme procédant du sens que sa propre liberté a donné au monde. Tels sont, dans la Nausée, les gens du Coteau Vert, que Roquentin appelle les "Salauds ". Rappelons ici notre précédente analogie avec le suicide ; c'èSt bien dans la mesure où je sais que je puis mettre fin à la vie en moi que cette vie devient la mienne. Et il eSt clair que le suicide — dont nous avions fait le terme représentatif du Néant —- implique la liberté inconditionnée de l'être, capable, par cette possibilité qu'il représente, de décider s'il accepte ou refuse sa situation au monde. Une telle décision, si elle eSt positive, lui retire à tout jamais son innocence ; elle le rend responsable — comme par récurrence — de son existence même. 18. L'Être et le Néant, p. 72 et 73. — 19. Ibid.9p. 76 et 77. 168
DE L'ANGOISSE A LA MAUVAISE FOI
Notons au passage la signification que revêt pour nous le déter minisme psychologique, que nous avions déjà eu à rejeter en tant que méthode, au cours d'analyses précédentes. Il constitue une conduite de foite vis-à-vis de l'angoisse, une réflexion qui s'efforce de neutraliser l'évidence de la liberté comme intuition réflexive. " L<e déterminisme psychologique, avant d'être une conception théo rique, eSt d'abord une conduite d'excuse ou, si l'on veut, le fonde ment de toutes les conduites d'excuse. Il nous pourvoit d'une nature produârice de nos a&es; ...en nous réduisant an* être jamais que ce que nous sommes, il réintroduit en nous la positivité absolue de Fêtre-en-soi et, par là, nous réintègre au sein de l'être *.. " Mais il n'eSt qu'un postulat ou une hypothèse, et ne suffirait point à lui seul à nous distraire de l'angoisse. Il y faut un effort de fuite plus concret — dont nous avons à nous demander ce qu'il eSt exactement et dans quelle mesure il eSt capable de dissimuler l'angoisse. La remarque eSt immédiate : je ne puis supprimer l'an goisse que je suis en tant que liberté ; et toute tentative pour la fuir manifeste précisément que je ne l'ignore point : " Il faut que j'y pense constamment pour prendre garde de n'y pas penser... je fuis pour ignorer mais je ne peux ignorer que je fois et la fuite de l'angoisse n'eSt qu'un mode de prendre conscience de l'angoisse. " Il reste que " je puis être l'angoisse sous la forme de " ne l'être pas ", que je puis disposer d'un pouvoir néantisant au sein de l'an goisse même... C'eSt ce qu'on nomme la mauvaise foi... je puis më rendre de mauvaise foi dans l'appréhension de l'angoisse que je; suis et cette mauvaise foi, destinée à combler le néant que je suis dans mon rapport à moi-même, implique précisément ce néant qu'elle supprime21". Or, nous pouvons remarquer que jusqu'ici nous n'avions ren contré la néantisation que sous la forme d'une liberté empirique qui nous était apparue comme perpétuelle distance de Fêtre par rapport à son passé comme à son avenir : Fêtre s'y rendait en quel que sorte transcendant à lui-même en se constituant comme 20. L'Être et le Néant, p. 78. — 21. Ibid., p. 82. 169
MAUVAISE FOI ET MENSONGE
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un en-soi dans ce qu'il avait été pu dans ce qu'il serait, en-soi par rapport auquel il se néantisait dans son présent ; la réa lité humaine nous était ainsi apparue comme susceptible de deux conduites essentielles : par Tune elle se jette dans l'en-soi, par l'autre elle s'engage dans le non-être; Mais il eSt clair que le fonde ment de toute négation doit résider " dans une néantisation qui serait exercée au sein même de l'immanence " — où nous puissions donc rencontrer '■ l'aâe originel par quoi l'homme eSt à lui-même son propre néant ". Cet a£te originel doit se produire de soi à soi dans l'instant, " dans l'immanence absolue, dans la subjeétivité pure du cogito instantané. " La mauvaise foi manifeste précisément dans une même conscience "l'unité de l'être et du ii'être-pas, l'êtrèrpour^n'être pas ". C'est donc à elle que nous devons nous adresser pour définir ce néant fondamental que nous recherchons.
Ici la conscience ne va plus diriger sa négation vers le dehors pu vers quelque état non présent d'elle-même, mais vers elle-même dans sa propre présence à soi. Nous allons ainsi être amené à pré ciser un àspéft essentiel du mode d'être de la conscience, et cette analyse dete. mauvaise foi, quoique reposant sur de précédents aper çus qu'elle prolonge et explicite, sera entièrement nouvelle pour nous. On conçoit aisément par ailleurs son importance capitale, et la gravité de la confusion qui peut se produire concernant sa signification, s'il eft vrai que la philosophie eSt primordialement lin effort vers l'authenticité. Une fois de plus nous aurons donc à mettre l'accent sur le fait que l'ontologie se borne à décrire et à fiier les composantes de la condition humaine — mais qu'elle ne prescrit en aucune façon l'attitude que l'homme devrait adopter pour se réaliser en tant qu'homme. Elle indique les obstacles mais ne peut que se borner à suggérer par là dans quelles directions l'horizon eSt radicalement " bouché ", dans quelles autres il y au rait des chances de se frayer un chemin. Tout d'abord la mauvaise foi n'eSt pas le mensonge, ou, si l'on préfère, le mensonge à soi qu'elle constitue eSt fort différent du mensonge tout court: celui-ci en effet implique toujours une 170
LÀ SOLUTION DES PSYCHANALYSTES
dualité, celle du trompeur et du trompé. " La mauvaise foi implique au contraire par essence l'unité d'une conscience. " Elle peut être sollicitée par la situation, mais elle ne vient pas du dehors à la conscience, celle-ci ne la subit point, elle n'en e£t poinç viftime comme d'une tromperie; elle " s'afFeâe elle-même de mauvaise foi» Il faut une intention première et un projet de mauvaise foi... je dois savoir en tant que trompeur la vérité qui m'est mas quée en tant que je suis trompé... et ceci non pas à deux moments différents de la temporalité... mais dans la Stru&ure unitaire d'un même projet *. ". Dès lors, comment se fait-il qu'il puisse y avoir mensonge sans dualité, et comment puis-je être de mauvaise foi en étant inten tionnellement de mauvaise foi ? En d'autres termes, comment une subjeâivité absolue, livrée à elle-même dans l'inStant, peut-elle être autre chose que parfaitement sincère ou parfaitement cynique ?
On connaît la solution adoptée par la théorie psychanalytique. EUè vise à rétablir au sein même du psychique la dualité du trom peur, et du trompé. Le trompeur, c'eft rinconscient avec ses ten dances premières et ses complexes de tendances; le trompé, c'est la conscience — livrée dans les phobies, les lapsus et les rêves aux symbolisations provoquées par le psychisme non conscient. D'un côté, il y a cette sorte d'inStinâ, qui n'eSt '.**.. ni vrai ni faux puis qu'il n'existe pas pour JT/ ", de l'autre il y a des phénomènes psy chiques réels, provoqués par cet inStinâ. Entre les deux, une ligne de démarcation, la censuré. Dès lors, " le sujet èét devant ces phénomènes comme le trompé devant les conduites du trompeur. Il les constate dans leur réalité et doit les interpréter * ". CeSt qu'en effet il y a une " vérité " de ces phénomènes, des aâes symboliques accomplis par le sujet. Mais c'est une vérité objeâive, et seul lé psychanalyste peut la découvrir, en les rattachant au passé du malade, à ses complexés inconscients, au barrage de la censure. Et le sujet, lui, ne peut que 22. L'Être et le Néant, p. 87 et 88. — 23. Ibid., p. 88 et 89. 171
FACTICITÉ ET TRANSCENDANCE
se tromper sur le sens de ses propres conduites; il les constate, mais leur constitution psychique lui demeure étrangère — dans'l'exaâe mesure où son psychisme "inconscient " lui eSt aussi étranger que le psychisme d'autrui. Le sujet efî bien ses propres conduites conscientes en tant qu'il les constate, mais il n'eft pas elles en tant qu'il les subit et ne pourrait que se livrer à des conjectures du type scientifique pour en découvrir la signification. — H èSt clair que cette perspective ne nous fournit nullement la compréhension de la mauvaise foi, à laquelle elle substitue u l'idée d'un mensonge sans menteur, elle permet de comprendre comment je puis non pas me mentir mais être menti ". Plus précisément d'ailleurs, il apparaîtrait que le moment de la mauvaise foi s'y réfugie dans l'aâe de censure, car la censure, pour agir avec discernement, et résister même au psychanalyste quand celui-ci s'approche des ten dances refoulées, " doit connaître, ce qu'elle refoule ". Le rôle attribué à la censure par la théorie psychanalytique contraint à admettre que la censure est consciente (de) soi, sous une forme que nous connaissons désormais : elle eSt " conscience (d')être conscience de la tendance à refouler, mais précisément pour n'en être pas conscience. Qu'eSt-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi ? ^ " Ainsi n'a-t-on fait que nommer ce qu'on cherchait à éluder : le problème demeure intaâ:. La mauvaise foi implique la translucidité de la conscience. Ce qu'on appelle l'in conscient ne peut que jouer le rôle de motivations, ou aucun rôle du tout : la conduite du sujet n'eSt pas causée par ces motivations, elle eSt conduite de conscience, et c'eSt un psychiatre viennois qui écrit : " Chaque fois que j'ai pu pousser mes investigations assez loin, j'ai constaté que le nœud de la psychose était conscient u. "
Nous sommes donc renvoyés à notre question initiale : " Que doit être l'homme en son être, s'il doit pouvoir être de mauvaise foiae ? " Toutes les analyses d'exemples concrets fournies ici par 24. L'Être et le Néant, p. 92. — 25. Steckel, la"Femmefrigde. — L'Être et le Niant, p. 93. — 26 IhuL9 p. 94. /7*
FAcncrrÉ ET TRANSCEISÎDANCE Sartre -— et qui mériteraient d'être citées tout au long pour leur profondeur et leur clarté — tendent aux mêmes conclusions. Dans toute conduite de mauvaise foi, on décèle un jeu entre ces deux propriétés de l'être humain, " d'être une faâicité et une transcen dance27 ", c'eSt-à-dire d'exister à la fois sur le mode " être ce que l'on eSt " et sur le mode " ne pas être ce que l'on eSt ", ou encore sur le mode de l'en-soi, et sur celui de l'évasion, de l'échap pement à l'en-soi. Et le jeu consiste à éviter les reproches qu'on pourrait s'adresser à soi-même, en se concevant comme transcendance mais sur le mode de la faâicité, ou comme faâicité mais sur le mode de la transcendance. L'homosexuel, pour dissiper son sentiment de culpabilité, s'af firme comme n'étant pas homosexuel, comme débordant cette définition qu'on pourrait donner de lui, comme la dépassant, la transcendant infiniment : mais précisément il veut n'être plus que cette transcendance, il veut concevoir celle-ci comme faâicité, comme si elle pouvait dépasser, transcender son homosexualité de façon absolue et définitive, vers rien d'autre. Bref, il vise à se mettre constamment hors d'atteinte : il veut se constituer en " nonhomosexuel " à la façon de l'en-soi. Il prétend transcender la faâi cité " être homosexuel ", mais c'est pour réclamer de cette trans cendance qu'elle l'installe dans la faâicité " n'être pas homosexuel ". • Il eSt de mauvaise foi. Inversement, la jeune femme à qui un homme fait la cour veut pouvoir rejeter tout son comportement et celui de son partenaire sur le plan de la faâicité, à la fois pour goûter son propre trouble et réduire les paroles et les gestes de l'homme à des qualités objeâives, -les désarmer de leur signification de " premières ap proches " —- mais elle veut en même temps pouvoir considérer son trouble sur le plan de la transcendance, c'eSt-à-diré comme étant bien au-delà du simple désir physique. Bref, elle prétend neutraliser en pure faâicité le sens de la situation, die abandonne sa main à la main de l'autre, " sans s'en apercevoir ", mais c'est pour réclamer de cette faâicité qu'elle se transcende vers un sens qui lui permettra d'en retirer le maximum de plaisir. Elle eSt de mauvaise foi. 27. L'Être et le Néant, p. 95. !73
FAcrcçrrÉ ET TRANSCENDAKGE "' Par la transcendance, j'échappe à tout ce que je suis... je suis sur un plan où aucun reproche ne peut m'atteindre, puisque ce que je suisvraiment, c'est ma transcendance; je m'enfuis, je m'é chappe, je laisse ma guenille aux mains du sermonneur. Seulement, l'ambiguïté nécessaire à la mauvaise foi vient de ce qu'on affirme ici que je suis ma transcendance sur le mode d'être de la chose28. " Et inversement, par la faéHcité, j'échappe à tous les devoirs qui m'incomberaient, je me rends excusable, pitoyable; et tel eSt le sens de la formule que Sartre emprunte à Sarment : " Je suis trop grand pour moi. "Et l'on voit que là encore l'ambiguïté nécessaire à la mauvaise foi vient de ce qu'on affirme que je suis ma faâicité en tant que sujet que l'on peut juger, pardonner, ou plaindre, ç'ea-à-dire que je suis ma faâicité sur le mode d'être transcendant du sujet. N'oublions pas que nous sommes ici au plus près, au cœur même, de la subjeéHvité. Et notons au passage que Sartre la définit ontologiquement comme nécessairement susceptible de mauvaise foi, et piar là comme nécessairement ambiguë. Maisprenons garde en même temps que cette ambiguïté constitue pour lui une condition, et non un idéal. Le propre de la mauvaise foi e£t précisément de jouer sur cette ambiguïté au lieu de s'efforcer, à partir d'elle, de la surmonter y^rs une coordination synthétique/" Ces deux aspeâs de la réalité humaine (fa&icité et transcendance) sont, à vrai dire, et doivent être, susceptibles d'une coordination valable. Mais la mauvaise foi ne veut ni les coordonner ni les sutmônter dans une synthèse/ Il s'agit pour elle d'affirmer leur identité tout en conservant leurs différences."•■£■' " On voit que lorsque Sartre est traité de "théoricien de la mauvaise foi ?° " cette formule, à des sein équivoque, ne manifeste pas un grand souci de compréhension — qu'il s'agisse de l'inspiration d'ensemble de son œuvre ou même des déclarations formelles qu'on y peut trouver. Nous aurons encore, à y revenir.
28. L'Être et Je Néant, p. 96. — 29. Ibid., p. 95. — 30. R. Troisfontaines, Le Choix de /.-P. Sartre, p. 44. !74
^MAUVAISE FOI ET SINCÉRITÉ
Il faut d'ailleurs admettre qu'un leâeur pressé a tout lieu de s'efïrayer, en feuilletant rapidement les pages du chapitre que nous sommes en train d'exposer. Sartre, en effet, né se contente pas de faire la "théorie "de la mauvaise foi : il déclaré expressément que, " pour que la mauvaise foi soit possible, il faut que la sincérité elle-même soit de mauvaise foi 81 ". Reconnaissons qu'il y a là de! quoi susciter quelque émotion chez les plus authentiques cham pions des " vertus " pbjeâives. La plus courte réflexion pourtant fait apparaître d'abord qu'une vertu en-soi ne saurait avoir ni signification ni valeur; ensuite que la sincérité ne serait point "vertueuse " si elle ne constituait, précisément, un idéal vers lequel toute tentative d'accès e§t en principe vouée à l'échec. Regardons-y de plus près. La sincérité se présente bien en effet comme une exigence, non comme un état. Elle eSt un idéal à at teindre : celui, pour l'homme;, de n'être pour lui-même que ce qu'il efl. Mais il eSt clair que cela revient à désirer se constituer sur le mode -, d'être des choses, tout en manifestant que ce mode d'être n'eSt pas celui de la réalité humaine. D'ailleurs, " si l'homme eSt ce qu'il eSt, la mauvaise foi eSt à tout jamais impos sible et la franchise cesse d'être son idéal pour devenir son être ''; mais alprs il n'y à même plus de franchise du tout, au sens humain du terme : l'homme né peut à la fois être ce qu'il eSt et être comme conscience d'être. En fait, il ne saurait être ce qu'il eSt sur le mode dé l'être-en-soi. Et tel est bien l'enseignement qui se dégage des descriptions rela tives à l'imagination et à l'émotion. Dans l'imaginaire, l'homme se fait ter ou tel, 'ûjoue à être ceciou cela, comme le petit Lucien jouait à aimer sa maman. De même rhomme triste se fait trifte, c'eSt dire qu'il ne l'^i? pas : "... L'être-trïSte n'eSt pas un être tout fait que je me donne, comme je puis donner ce livre à un ami. Je n'ai pas qualité pour m9 affeffer d'être. Si je me fais triste, je dois me faire triste d'un bout à l'autre de ma tristesse, je ne puis profiter de l'élan acquis et laisserfilerma tristesse sans la recréer ni la porter, à la manière d'xin corps inerte qui poursuit son mouvement après le choc initial : il n'y a aucune inertie dans la conscience ^ ", et npus avons vu que l'apparence d'inertie et de vitesse acquise se 31. L'Être etkNiant, p. 108.— 32. Ibid.y p. 101. 175
MAUVAISE FOI ET SINCÉRITÉ
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ramenait en fait à un renchérissement aéHf de la conscience sur son émotion. Et la confirmation pratique de ces remarques d'ordre théorique se trouve d'ailleurs dans le cas de l'homme qui, se voulant sincère, pose qu'il eH celui qui a accompli tel afte — et qui, ensuite, " s'in digne contre la rancune d'autrui et tente de là désarmer en affir mant qu'il ne saurait plus être ce qu'il était * ". Et d'une façon générale, les apôtres de la sincérité exigent du coupable " qu'il se constitue comme une chose, précisément pour ne plus le traiter en chose ", ils lui demandent " d'être ce qu'Aient pour ne plus être ce qu'il eSt ", ils veulent obtenir de lui qu'il s'englue dans sa fa&icité pour sauver sa transcendance, bref " o n s'adresse à une cons cience pour lui demander, au nom de sa nature de conscience, de se détruire radicalement comme conscience en lui faisant espérer, par-delà cette deStruâion, une renaissance ".D'où il faut conclure que " le champion de la sincérité... dans la mesure où il demande à une liberté de'se constituer, en tant que liberté, comme chose, eSt de mauvaise foi ". Et vis-à-vis de lui-même, l'homme sincère procède de façon analogue: il s'évade de sa méchanceté en se constituant en chose méchante, qu'il peut ensuite contempler et vis-à-vis de laquelle il pose sa liberté. Finalement, donc, " la Struc ture essentielle de la sincérité ne diffère pas de celle de la mauvaise foi, puisque l'homme sincère se constitue comme ce qu'il e§tpour ne l'être pas **". Notons ici, à propos d'une brève remarque de Sartre, une diffi culté apparente, dont l'élucidation eSt susceptible d'éclairer da vantage encore notre problème. La remarque eSt la suivante: " Certes, il y a une sincérité qui porte sur le passé et qui ne nous préoccupe pas ici; je suis sincère si j'avoue avoir eu tel plaisir ou telle intention. Nous verrons que si cette sincérité eSt possible, c'est que, dans sa chute au passé, l'être de l'homme se constitue comme un être en soi. Mais seule nous importe ici la sincérité qui se vise elle-même dans l'immanence présente •». " A vrai dire, il ne semble pas qu'on puisse parler de sincérité, s'il ne s'agit que de cette sorte d'exaâitude dont l'homme fait preuve si volontiers à l'égard d'un 33. L'Être et le Néant, p. 103. — 34. Ibjd.9 p. 104 et 105. — 35. Ibid., p. 106.
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ÎA FOI DE LA MAUVAISE FOI
passé qu'il considère comme détaché de lui. Mais la question de vient différente s'il s'agit pour moi d'avouer non seulement que fai eu tel plaisir ou telle intention, mais que je suis celui qui serait encore susceptible d'éprouver ce plaisir, d'avoir cette intention, c'eSt-à-dire s'il s'agit pour moi de reporter cette faâicité du passé au compte de ma transcendance a&uelle : là de nouveau la question se pose de moi à moi, dans " l'immanence présente " de ma sub jectivité — et il s'agit bien de sincérité. Ce qui reviendrait à poser qu'il n'y a problème de sincérité, comme d'ailleurs de mauvaise foi, que dans la mesure où l'être se met lui-même fondamentalement en question, et cela n'est possible que si la question n'eSt pas encore réglée, que si, même étant apparue dans le passé, elle se prolonge dans un présent qui persiste à l'assumer. Disons enfin, pour résumer ce qui précède que, si la mauvaise foi eSt possible, c'est dans la mesure où la sincérité ne l'eSt pas, où elle eSt consciente de ne pas l'être, " de manquer son but par na ture " : si ma lâcheté n'était pas elle-même " en question ", si mon être-lâche n'était pas lui-même une question, je serais lâche sur le mode de l'en-soi, ma sincérité ne ferait pas problème, elle serait naturelle — et c'est dire qu'elle ne serait plus sincérité —-, et d'autre part je ne pourrais pas tenter de me saisir, dans une conduite de mauvaise foi, comme rïétant pas lâche. Il faut donc à la fois qu'en quelque façon je sois et ne sois pas totalement lâche : si cette dernière condition n'était pas respeâée, je ne saurais m'efforcer a la mauvaise foi; et si la première ne l'était pas, je serais simplement " de bonne foi " en déclarant que je ne suis pas lâche.
Il ne nous reste dès lors qu'un point à préciser. Nous nous deman dions plus haut en quoi la mauvaise foi différait du mensonge : c'était en effet le véritable problème de la mauvaise foi, et ce pro blème vient de ce qu'elle eSt foi. C'eSt-à-dire qu'elle n'eSt pas men songe cynique, et qu'elle ne repose pas non plus sur une convi&ion par évidence — qui la changerait en bonne foi. Dès l'intention, dès le projet de mauvaise foi, il y a décision sur la nature de la vérité : le sujet s'entoure d'un monde de mauvaise foi où apparaît un type d'évidence singulier : " l'évidence non-persuasive ". " Ainsi la mau177
vaisefoiv.. décide de la nature exaâe de ses exigences, elle se dessine tout entière dans la résolution qu'elle prend de ne pas trop demandery de se tenir ^pour satisfaite quand elle sera mal persuadée, de forcer par décision ses adhésions à des vérités incertaines. Ge projet premier de mauvaise foi est une décision de mauvaise foi sur la nature de la foi. Entendons bien qu'il ne s'agit pas d'une décision réfléchie et volontaire, mais d'une détermination spontanée de notre être. On se met'de mauvaise foi comme on s'endort et on eSt de mauvaise foi comme on rêve. Une fois ce mode d'être réalisé^ il eSt aussi difficile d'en sortir que de se réveiller *, " On reconnut la forme d'envoûtement que pratique la conscience dans ses attitudes fondamentales, et qui lui livre un monde selon son intention, un monde magique dont l'existence autour d'elle restreint désormais pour elle les occasions de se ressaisir. Et si l'on s'étonne par ailleurs que soit possible une foi qui se veut mal convaincue —- comme l'eSt la mauvaise foi, il sera facile de se rendre compté que toute croyance, étant conscience (de) croire, revient en un certain sens à ne pas croire. Le fait de cons cience, par nature, se détruit lui-même eh tant que fait : " Toute croyance n'eSt pas assez croyance, on ne croit jamais à ce qu'on croit. Et, par suite, le projet primitif de la mauvaise foi h'eSt que TutiUsation de cette autodéStruâion du fait dé conscience. Si toute çfoyance de bonne foi eSt une impossible croyance, il y a place à présent pour toute croyance impossible. Mon incapacité à croire que je ne suis pas courageux ne me rébutera plus, puisque, justement, toute croyance ne peut jamais assez croire ?7; " Cette dernière remarque enfin conduisant à assimiler en quelque façon bonne foi et mauvaise foi, Sartre prend la précaution d'ajou ter une note qui confirme ce que nous disions déjà plus haut concernant la diStinéMon qu'il maintenait entre la description de la condition humaine (psydiologie, ontologie), et celle du ressaisissement de Fhomme par lui-même à partir de cette condition (éthique, morale) : " S'il eSt indifférent d'être de bonne ou de mau vaise foi, parce que la mauvaise foi ressaisit la bonne foi et se glisse à l'origine même de son projet, cela ne veut pas dire qu'on lié puisse échapper radicalement à la mauvaise foi. Mais cela suppose 36. L'Être et h Néant, p. 109. — 37. I£à/., p. 110. 178
DE LA SINGÉRïTÉ AU CYNISME
une reprisé de l'être pourri par lui-même que nous nommerons authenticité et dont la description n'a pas place ici ». "
La mauvaise foi procède de la conception qu'on se fait de la sincérité. Si l'on envisage celle-ci comme une parfaite coïncidence de soi avec soi, deux attitudes sont alors possibles. Ou bien on croira pouvoir atteindre cette coïncidence et, dans la mesure où l'on s'en rapprochera, on tendra à n'exister plus qu'à la façon des choses — qui sont toujours ce qu'elles sont : le cynique croit faire preuve de lucidité, il dit : " Je suis lâche. "Mais sa lucidité e§t celle de l'appareil photographique, celle d'une conscience en voie de dépersonnalisation, d'une conscience devenue inopérante, réduite à une sorte de légère vapeur, de petit tremblement à là surface de l'être, bref d'une conscience " épiphénomène '', qui rappelle celle de Roquentin dans là Nausée, et à propos dé laquelle on peut seulement déclarer : " H y a conscience de lâcheté." Le " Réa lisme ", qui fit recette au siècle dernier et qui remporte encore d'assez beaux succès de sensation, eSt remarquablement bien nommé : c'e&la transformation systématique de l'humain en chose. C'eSt une réification, une " choisification" de la conscience. G*e& l'application à celle-ci d'une attitude scientifique valable pour la nature; aussi ï'appeUe-t-on également "naturalisme ". Et nous avons assez vu que toute une psychologie reposait sur ces bases de scientisme qui, par ailleurs,, excluent évidemment toute perspeâive morale. Mais la remarque qu'il importe de faire, ici, e'eSt que l'homme n'est pas nature mais qu'il peut tendre indéfiniment à se naturaliser : les résultats, toujours relatifs, qu'il obtiendra dans cette voie, ne feront que confirmer l'intervention réalisante d'une attitude qui, en tant qu'attitude, màiiifeSte précisément la liberté et la distance de soi à soi qu'elle s'efforce de nier. Mais on peut aussi bien — c'est la seconde attitude possible à partir de cette conception de la sincérité que nous avons envisagée — tenir pour irréalisable une telle coïncidence, et la promouvoir dès lors au rang d'idéal. En face du■■•" cynique "? nous aurons le 38. UÊtre et le Néant, p. i n , note 1. 179
DE LA SINCÉRITÉ AU CYNISME €€
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modeste ", le " résigné " : il sait que la sincérité n'eSt pas acces sible, mais il n'en continue pas moins à la tenir pour essentielle ment enviable. Il dit : je ne sais jamais ce que je suis, je ne puis parvenir à me faire une idée de moi-même^ je ne saurais jamais avoir confiance en moi. Il se perd, avec la conscience de son impuis sance, dans l'analyse à l'infini des motifs et des! mobiles de ses aâes, des raisons profondes de ses sentiments, et c'est pour conclure finalement qu'il n'eSt jamais ce qu'il est, qu'il eSt inconnaissable à lui-même. A partir de là, tous les mensonges à soi-même devien nent possibles — puisque, de quelque façon qu'on s'y prenne, il y a toujours mensonge. L'idéalisme de la sincérité débouche sur une apologie de la mauvaise foi. " Ah ! si je pouvais être sincèreMais je ne le puis pas. Je vis dans une perpétuelle in-conscience de moirmême, je ne puis accéder à ma vérité. Ma vérité n'existe pas... " Il est clair que nous sommes sur la voie de la casuistique. Pour avoir voulu que la vérité sur lui-même fut une chose, l'homme en vient à admettre que cette chose n'eSt point : alors il se retranche derrière cette inconsistance de soi pour refuser tout jugement de valeur qui pourrait être porté sur lui, par lui-même ou par autrui. Finalement, s'il est croyant, il prétend même se dérober au. regard de Dieu; ç'eSt ainsi que l'examen de conscience, à force de se sub tiliser, peut lui apparaître impraticable. Un td homme, s'il se confesse, y a d'avance renoncé, et la partie la plus importante de sa confession — une fois énumérés quelques péchés impersonnels, gourmandise, cupidité, désir sexuel... — consiste à s'accuser en bloc de tous les péchés auxquels on ne pense pas : c'eSt-à-dire à rompre le contaéfc, à s'évader d'un coup derrière ce rideau de fumée qu'est la reconnaissance du "péché par omis sion ". Cette humilité dernière est une secrète défense de soi, ce que l'art militaire moderne nomme uipt
DE L ' E N - S O I AU POUR-SOI
tirer parti de sa lucidité; mais celui qui la tient pour un idéal inaccessible y renonce dans la pratique avec d'autant plus de facilité. Dans un cas, il s'agit d'une attitude positivé de naturalisation, dans l'autre, d'une attitude négative de renoncement. Dans les deux cas, il s'agit d'une abdication de la conscience qui se rend inca pable d'agir sur soi — ou s'eStime impuissante à se connaître; qui se fait inopérante, ou qui se désiste au nom d'un idéal inopé rant. D'où il faut sans doute conclure— comme nous y invitait Sartre lui-même — que la " mauvaise foi ", au sens ontologique de " non-coïncidence de soi avec soi ", eSt un mal de la conscience, son mode même d'existence, mais qu'il importe de ne point lui attribuer, à ce titre, une signification morale positive. Comme tous les concepts qui définissent l'humain, celui-ci eSt ambigu : l'homme existe de mauvaise foi, mais il peut, à partir de là, se réaliser selon la mauvaise foi ou se rendre authentique.
Concluons : " Si la mauvaise foi eSt possible, c'est qu'elle eSt la menace immédiate et permanente de tout projet de l'être humain, c'est que la conscience, à la fois et dans son être eSt ce qu'elle n'est pas et n'eStpas ce qu'elle eSt89. " On voit où nous en sommes parvenus. Nous cherchions à élucider le sens de la relation " homme-monde ". Nous avons interrogé notre propre attitude interrogativè à cette occasion/Elle nous a renvoyés à la négation, celle-ci nous a renvoyés à la réalité humaine en tant que liberté, la liberté s'eSt découverte à nous dans l'angoisse — où nous avons saisi la conscience échappant à toute motivation sur le plan de la temporalité; enfin les diverses conduites de mauvaise foi nous sont apparues comme impliquant une conscience échappant à elle-même, dans l'immanence instantanée de sa propre présence à soi. Et c'est ce dernier point qui eSt essentiel. Dès maintenant, en effet, nous avons atteint la position critique d'où notre regard pourra commander tout le développement de l'ontologie. Que l'on 39. UÊtre et le Néant, p. m . 181
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comprenne bien ce mouvement de resserrement progressif!, ce passage à l'essentiel, que'nous venons d'effeéftier. Les conduites les plus générales de l'être sont pénétrées d'inter rogation : la réalité-humaine eSt cet être pour qui il eSt dans son être question de son être-même, qui-'se"met lui-même en question à l'occasion du moindre de ses comportements. Mais cette interro gation qui mine, qui ronge de l'intérieur, jusqu'à nos affirmations les plus formelles, nous avons vu qu'elle impliquait corrélative ment une possibilité de non-être au cœur même de l'être, et un pouvoir de négation qui appartient en propre à la conscience. A ce Stade, cependant, nous pouvions encore penser que la conscience refuse l'être transcendant pour s'affirmer dans sa parfaite imma nence, et se nie elle-même, en tant qu'elle n'eStpIus ou qu'elle n'eSt pas encore ceci ou cela, pour s'affirmer dans sa totale présence à soi. On voit quelle eût été la conséquence d'une pareille perspective, qui revenait àfonderlà négation sur l'affirmation par la conscience de la plénitude de son être instantané. C'était admettre comme fondèmejit ontologique dé la réalité humaine lé Cogito cartésien avec ses implications subStantialiStes : je doute que le monde existe, je suspens l'existence du monde, et je doute en même temps que j'aie existé précédemment ou que je doive exister par la suite; je nie tout ce qui n'eSt pas mon doute lui-même, mon refus, dans sa manifestation instantanée : mais par là je mé saisis comme étant ce doute, ce refus; ainsi suk-)t ma pensée au moment même où elle pense ; je coïncide avec elle, elle eSt dans» l'instant une plénitude 'd'être.. ■ . On sait, à partir d'une telle conception* la difficulté que Des cartes; rencontre : il s'eSt enfermé dans l'inStant dès l'origine, puis qu'il y situe une pensée, pleine, une pensée substance, un être pensant. Dés lors il n'en pourra sortir qu'en faisant appel à une échappatoire métaphysique : c'eSt Dieu qui assure là liaison des instants, qui soutient la conscience en lui garantissant du dehors une permanence qu'elle ne peut découvrir dans sa propre essence. Mais il eSt clair que cette intervention elle-même, à supposer qu'elle sauve l'existence temporelle de k conscience, impose à celle-ci une forme d'existence compaâe et massive, to lui conférant cette sorte de densité infinie qui n'appartient qu'à l'être des choses. Cette pensée qui émane du Cogito va être à chaque instant pleine 182
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d'elle-même : elle se confondra avec les " évidences " dont elle exigera d'être comblée, elle se prendra à ses propres intuitions — et l'on ne voit guère comment la dédu&ion, le passage d'une intui tion à une autàre, lui serait même possible; car ce passage implique, pour être effe&ivement dédu&if, que la pensée cesse de coïncider avec elle-même et ne soit ni pleinement l'intuition initiale ni le simple refus de cette intuition, mais son refus vers autre chose qu'elle, un refus qui la conserve tout en la dépassant, un mouve ment signifiant où la pensée devrait demeurer sans cesse à distance d'elle-même, de ses objets et de son but. Et l'on comprend peut-être par là que le cartésien Spinoza ait été amené à concevoir la conscience et les choses —- sous les déno minations de pensée et d'étendue •— comme deux modes d'expres sion rigoureusement correspondants de la substance divine; c'était pousser la thèse dans ses conséquences logiques, où l'on voit s'effondrer la liberté illusoire qu'on avait cru accorder à la cons^ ciençe : nous ne pouvons penser que selon la vérité^ puisque notre pensée ç£t assujettie à exprimer rigoureusement la réalité dé l'Être absolu. Vérité et Réalité se confondent : l'erreur eét un non-être, non point une pensée fausse mais une fausse pensée, un mirage imaginatif — dû à quelque compromis bâtard entre la pensée et l'étendue. Mais peut-être Spinoza n'éclaire-t-Jl la tendance cartésienne qu'au prix de la caricaturer. Il y a bien, chez Descartes, un pouvoir de doute* de suspension de jugement, une liberté dé refus — qui ne se / trouvent point chez Spinoza. Toutefois, et c'e& ce qu'il y aurait précisément de plus inStru&if dans notre référence au Çogitô cartésien, cette liberté de refus elle-même fige la conscience dans sa négation : la conscience e§t devenue refus, elle n'eSt plus que cela. Et l'on ne voit plus très bien, dès lors, comment elle pourrait jamais renoncer à son refus, renier sa négation, pour croire à nouveau et pour affirmer. La conscience e£t enfermée en elle-même par sa propre consistance, par sa propre suffisance à soi; elle ne peut plus se dépasser ni vers ce qu'elle vient d'être ouce qu'elle va être, ni vers un monde qui n'est plus pour elle un objeâif inévitable. Lé Gogito cartésien e$t intemporel et sans situation dans le monde. Nous en connaissons la raison : c'est un Cogito qui a perdu son complément direâ: naturel — et qui e$t pourtant considéré comme 183
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le Cogito initial, fondement universel de toute pensée particulière. Au lieu de partir du " je pense quelque chose ", on part du " je pense que je pense " : on s'y place d'emblée sur le plan de la réflexion — comme si la conscience pouvait se révéler à elle-même sans être elle-même révélation d'autre chose qu'elle; et désormais la partie est perdue, car si l'on supprime l'objet de cette révélation au départ on ne le retrouvera pas à l'arrivée, et de plus cette préten due pensée de pensée n'eSt plus que pensée tout court, pensée ensoi, nature pensante. En fait nous avons vu que le fondement de toute pensée parti culière en tant que pensée consciente eSt en elle-même, et que c'est ce fondement qui fonde la possibilité d'une réflexion —-et non point inversement. Le Cogito réflexif doit s'exprimer : " je pense que je pense telle chose ", et il prend appui sur un Cogito préréflexif, qui e5t " conscience (de) soi en tant que conscience de telle chose ". Il-n'cft pas de pensée qui ne pose un objet — mais toute pensée porte en elle-même cette intime séparation par où elle se saisit elle-même comme posant cet objet : toute conscience (de) croyance eSt croyance telle ou telle — mais inversement toute croyance eSt conscience (de) croyance. C'e§t dire que la croyance n'eSt jamais croyance pleine, puis que étant saisie comme croyance " elle n'eSt déjà plus croyance, elle eSt croyance troublée '*° ". Et c'est dire aussi que la conscience (de) croyance n'eSt jamais seulement conscience (de) croyance, car elle ne serait plus alors que conscience réflexive de l'attitude de croyance. Or, nous avons vu que le phénomène de l'émotion, par exemple, serait dans ce cas incompréhensible, puisque s'il y a émotion c'est dans la mesure où la conscience s'émeut elle-même — mais en quelque sorte sans se le dire, sans en prendre " thétiquement " conscience; l'émotion n'est concevable que dans l'irré fléchi, c'est là que réside la conscience (de) soi. Concluons : le Cogito cartésien, Cogito réflexif, qui retire la conscience hors du temps et hors du monde, opère une séparation brutale et définitive, qui rejette la conscience dans une subStantification instantanée, en face d'une substance matérielle qui n'a elle-même d'existence que dans FinStant. Renonçons à saisir la 40. UÊtre et le Niant, p. 117. 184
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conscience dans ce Cogito, revenons au Cogito avant la réflexion, à cette présence à soi préréflexive de la conscience : nous introdui rons en celle-ci une séparation, unefissure,une sorte de " distancenéant ", — irréduâible sans doute mais qui n'aura précisément de sens que sur un fond d'intentionnalité, c'eSt-à-dire de temporalité et de présence à un monde. Nous aurons ainsi dévoilé la transcen dance (vers soi-même autre que ce que Ton eSt, ou vers les choses) au cœur même de l'immanence ■— et nous pourrons désormais comprendre toutes les attitudes de la conscience à partir de cette négation, de ce néant qui la constitue en tant que conscience, puis que nous ne demeurerons point enfermés dans l'instantanéité de cette négation mais que nous pourrons la retrouver comme le sens même de toutes les conduites positives. On voit mieux désormais le dessin de l'ouvrage : un mouvement d'essentialisation pour comprendre l'existence, un effort pour déce ler à partir du concret ce qui fait la signification même de ce concret. Nous avons obtenu de nos descriptions initiales qu'elles nous fournissent l'essence de la conscience; il nous reste à montrer que cette essence eSt telle que nous ne risquons pas de demeurer ses prisonniers. Après quoi, nous manifesterons les différents aspeâs de l'existence de cette conscience en situation. Mais il importe ici que le le&eur se rassure. L'essentiel vient d'être fait. Nous pensons maintenant pouvoir marcher à très grands pas, et ne retenir dans notre analyse que les positions les plus impor tantes pour nous, celles qui seront susceptibles d'intéresser la perspeâive qui eSt la nôtre au cours de ce travail.
IV. LA CONSCIENCE SOLITAIRE
Cet être qui eét à lui-même son propre néant, cet être qui se " néantit " lui-nïême en tant qu'il eSt à tout moment projet de n'être pas ce iqu'il eSt pour être présent à lui-même, il nous faut bien lui reconnaître au moins qu'il e§t cela que nous venons de dire. "La loi d'être du poùr-soi, comme fondement ontologique de la cons cience, c'eét d'être lui-même sous la forme de présence à soi K " Nous avons vu d'ailleurs que la conscience, par son pouvoir nëàritisant, eèt cause de sa propre manière d'être — mais que rien n'éét cause de la conscience *. C'est dire à la fois qu'elle ne saurait être expliquée, dans sa présence, ni pair quoi que ce soit d'autre qu'elle ni par elle-même; c'eSt dire du pour-soi qu' " il eSt, en tant qu'il y a en lui quelque chose dont il n'eSt pas le fondement : s4présence au monde". Ainsi, " dans l'appréhension de nous-mêmes par nous-mêmes, nous nous apparaissons avec les cara&ères d'un fait injustifiable 8 ". Ce càraâèire contingent du pourrsôi, c'eSt ce que les phénoménologues nomment sa fafttcïtê> exprimant par là qu'il eà présent à titre de fait. Disons par conséquent que le poursoi nUH pas sa condition, mais que sa condition eft d'être là : par rapport à cette condition il eSt liberté et néant, puisqu'il ne cesse de la néantir, de la dépasser; mais il repose sur cette condition par où il se rattache^ l'être-en-soi : " Le pour-soi eSt soutenu par une perpétuelle contingence, qu'il reprend à son compte et s'assimile i. L'Être et fe Néant, p. 119.—2. Cf.#â/., p..22, note 1.— 3. lUd., P» 122.
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sans jamais la supprimer 4. " Cette contingence eSt en lui comme un souvenir d'être ", elle eSt la cause de la " nausée ", qui répond à l'angoisse : " D e même que ma liberté néantisante se saisit ellemême par l'angoisse, le pour-soi eSt conscient de sa fa&icité : il a le sentiment de son entière gratuité, il se saisit comme étant là pour rien, comme étant de trop5. " Nous avons déjà rencontré l'opposition de la transcendance et de la fa&icité, la première étant évasion à soi-même, dépasse ment de soi, la seconde étant existence sur le mode de la chose, consolidation dans l'être. C'eSt sur cette opposition que prend appui la mauvaise foi. Et l'idéal de la sincérité serait pour la conscience d'être ce qu'elle eSt, mais sur le mode de la transcendance, de pou voir dire : " je suis ceci ou cela ", sans que cette affirmation impli que aussitôt sa propre mise en question. Or nous savons bien qu'une telle affirmation n'aurait alors plus de sens : si l'on affirme quelque chose de soi, c'eSt qu'il n'y a point évidence, et que l'on constitue, même à ses propres yeux, une présence ambiguë. D'une façon générale, quand un homme s'interroge sur ce qu'il eSt le plus fonda mentalement, ce n'eSt point de sa taille et de là couleur de ses che veux qu'il s'agit pour lui, mais de ce qu'il eSt sur le mode de la trans cendance, bref, de ce qu'il ne saurait être pleinement —mais seule ment dans une réponse à soi-même, qu'il dépasse pour répondre de soi. Seul peut répondre de soi un être qui n'eSt pas ce qu'il eSt,un être qui peut se mettre lui-même en, question, qui peut s'assumer en supportant le poids de la réponse qu'il reçoit de lui-même. L'angoisse eSt précisément la hantise d'avoir à répondre sans cesse d'un soi-même qui n'a pas encore répondu, qui ne s'eSt pas encore défini, qui demeure entièrement libre et imprévisible. Le pour-soi, qui s'angoisse de n'être jamais que pour lui-même, à venir, voudrait être en lui-même, déjà, ceci ou cela -^ sans cesser cependant d'être lui-même. Il souffre de son inconsistance, de son manque d'être, mais il ne peut vouloir s'abolir totalement dans l'être : aussi rêve-t-il d'être en-soi pour-soi, c'est-à-dire de conser ver le bénéfice de présence à soi que lui assure sa néantisation, sans en subir les inconvénients de distance à soi. Bref, il rêve d9êtr#-soi. u
4. L'Être et le Néant, p. 125. — 5. Ibid.y p. 126. 187
ÉVASION DU POUR-SOI VERS CE QU'lL N'EST PAS
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" Ainsi cet être perpétuellement absent qui hante le pour-soi, c'eSt lui-même figé en en-soi. C'eSt l'impossible synthèse du poursoi et de l'en-soi : il serait son propre fondement non en tant que néant mais en tant qu'être et garderait en lui la transcendance nécessaire de la conscience en même temps que la coïncidence avec soi de l'être en-soi. Il conserverait en lui ce retour sur soi qui condi tionne toute nécessité et tout fondement. Mais ce retour sur soi se ferait sans distance, il ne serait point présence à soi mais identité à soi... la réalité humaine surgit comme telle en présence de sa propre totalité ou soi comme manque de cette totalité 6. " Ce souci fondamental d'accéder au " soi ", c'eSt le besoin d'être qui hante Roquentin, le besoin de fonder sa propre existence, de la rendre nécessaire, et en quelque sorte de la Statufier : aussi cherche-t-il à vivre des "aventures " — ce qu'Anny appelle des " moments parfaits " —, des morceaux de vie fermés sur euxmêmes, pleins et denses, des sentiments qui ne s'échappent pas hors d'eux-mêmes. Et c'est aussi le fond même du drame baudelairien, tel que Sartre nous le décrit7 : " La fameuse lucidité de Baudelaire n'eSt qu'un effort de récupération. Il s'agit de ^recouvrer et —comme la vue eSt appropriation — de se voir... Il cherchait sa nature... Son regard a rencontré la condition humaine. Cette liberté, cette gratuité, ce délaissement qui lui font peur, c'eSt le lot de tout homme, non le sien particulier. Sait-on jamais se toucher, se voir ? Cette essence fixe et singulière qu'il recherche, elle n'apparaît peut-être qu'aux yeux des Autres. Peut-être faut-il de toute nécessité être dehors pour en saisir les cara&ères. Peut-être qu'on nVfif pas pour soimême à* la manière d'une chose. Peut-être même qu'on n'&fif pas du tout : toujours en question, toujours en sursis, peut-être doit-on perpétuellement se faire... Se récupérer, sur le plan de la vie intime, c'eSt tenter de considérer sa conscience comme une chose pour mieux pouvoir l'embrasser... Cet homme a toute sa vie, par orgueil et par rancune, tenté de se faire chose aux yeux dès autres et aux siens propres. Il a souhaité se dresser à l'écart de la grande fête sociale, à la manière d'une Statue, définitif, opaque, inassimilable. En un mot, nous dirons qu'il a voulu être — et nous entendrons 6. UÊtre et le Néant, p. 133. — 7. Introduction aux Écrits intimes. 188
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par là le mode de présence têtu et rigoureusement défini d'un objet. Mais cet être qu'il voulait faire constater aux autres et dont il vou lait jouir lui-même, Baudelaire n'eût pas toléré qu'il eût la passi vité et l'inconscience d'un ustensile. Il veut bien être un objet mais non pas un pur donné de hasard; cette chose sera vraiment sienne, elle se sauvera si l'on peut établir qu'elle s'eSt créée elle-même et qu'elle se soutient d'elle-même à l'être. Nous voilà renvoyés au mode de présence de la conscience et de la liberté, que nous nommerons existence... " (p. 14 à 63.) Et l'on voit reparaître ici le sens de l'échec : " Le pour-soi dans son être eSt échec, parce qu'il n'eSt fondement que de soi-même en tant que néant8. " La conscience eSt malheureuse, parce qu'elle eSt perpétuellement hantée par sa propre totalité " qu'elle eSt sans pouvoir l'être ". A vrai dire même, elle n'eSt conscience que par son propre manque au regard de cette totalité. Cette totalité, c'eSt la valeur, " il n'y a point de conscience qui ne soit hantée par sa valeur ", " la réalité humaine au sens large enve loppe le pour-soi et la valeur ", et celle-ci eSt à la fois " présente et hors d'atteinte, vécue simplement comme le sens concret de ce manque qui fait mon être présent9 "• Mais on voit que ce qui manque à un pour-soi donné pour être soi, c'e§t tel pour soi qu'il n'eSt pas, et qu'il lui faudrait être pour se compléter en s'identifiant à lui. Le désir, par exemple, voudrait être perpétuellement satisfait, c'eSt-à-dire ne jamais cesser d'être désir : ce dont manque lejdésir, c'eStk satisfaéHon désirée — non pour qu'elle se substitue à lui mais pour qu'elle le complète en une totalité parfaite. L'homme qui a soif eSt hanté par un homme en train de boire, qu'il voudrait être sans cesser d'avoir soif — car ce serait cesser de prendre plaisir à boire. Ce pour-soi absent en train de boire, et dont manque le poursoi présent qui a soif — c'eSt son possible. La réalité humaine eSt à elle-même sa propre possibilité, elle se définit par cette possibi lité, par cette partie de soi-même qu'elle n'eSt pas, elle se définit "comme échappement à soi-même vers... Le doute ne peut s'en tendre qu'à partir de la possibilité toujours ouverte pour qu'une évidence le " lève "... Aucun fait de conscience n'eSt à proprement 8. L'Être etJe Niant, p. 13a. —9. Ibid.,p. 138. 189
LA SIGNIFICATION DU PASSÉ
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parler cette conscience... une conscience, dès qu'on veut la définir comme doute, perception, soif, etc., nous renvoie au néant de ce qui n'eSt pas encore 10 "et qu'elle eSt déjà en tant que son propre possible. Et nous comprenons par là que " ce néant qui sépare la réalité humaine d'elle-même eSt â la source du temps u ",—mais qu'il lui faut corrélativement la totalité de l'être à néantisèr, pour faire qu'il y ait un " monde ", par rapport auquel se situera le pour-soi possible qui manque au pour-soi pour s'identifier à soi-même. Le monde eSt " ce que la réalité humaine dépasse vers soi, ou pour emprunter à Heidegger sa définition : ce à partir de quoi la réalité humaine se fait annoncer ce qu'elle eSt12 ", il eSt " la distance infinie qui nous sépare de nous-mêmes w ", "l'être par-delà lequel le Pour-soi projette la coïncidence avec soi..., la distance d'être infinie par-delà laquelle Fhommé doit se rejoindre à son propre possible 14 ".
Ainsi, l'être pour soi " s'eSt transcendé sous nos yeux vers la valeur et les possibles, nous n'avons pu le contenir dans les bornes sùbStantialiStes de l'instantanéité du Gogito cartésien... SileÇogito refuse l'instantanéité et, s'il se transcende vers ses possibles, ce ne peut être que dans le dépassement temporel. G'eSt " dans le temps " que lé pour-soi eSt ses propres possibles sur le mode du "n'être pas "; c'eSt dans le temps que mes possibles apparaissent à l'hori zon du monde qu'ils font mien 15 ". Efforçons-nous donc, rapidement, de décrire et de fixer les prin cipaux aspefts signifiants de la Temporalité. tout d'abord, lepasséeit toujours tel ou tel passé, c'eSt-à-dire passé de tel ou tel présent : bien loin qu'il soit capable d'expliquer ce présent, d'en rendre compte, c'eSt par rapport à lui qu'il prend son sens. CeSt dire que la dimension du passé ne peut apparaître que che* un être qui soit, en quelque façon, son propre passé : * ■ Seuls 10. L'Être et/e Néant, p. i44et 145.— 11, Ibtd.rp. 146. — iz. Ibid.9 p. 148/— 13. " Qu'est-ce que la littérature? ", Temps modernes, février 1947, n° 17, p. 801. — 14. L'Être et le Néant, p. 146. — 15. Ibid., p. 149. 190
LA SIGNIFICATION DU PASSÉ
ont un passé les êtres qui sont tels qu'il eSt question dans leur être de leur être passé, qui ont à être leur passéle. " CeSt ce qu'indique également M. Raymond Aron dans son très remarquable ouvrage, Introduction à la Philosophie de VHilioire : " ...L'histoire eSt inséparable de l'essence même de l'homme... l'homme a une histoire parce qu'il devient à travers le temps, parce qu'il édifie des œuvres qui lui survivent, parce qu'il recueille les monuments du passé... l'humanité a une histoire parce qu'elle se cherche une vocation... Seul l'homme a une histoire parce que son histoire fait partie de sa nature, ou mieux, eSt sa nature... nous avons opposé à toute histoire naturelle Ji'hiStoire humaine définie par la conservation et la reprise consciente du passé... Seule l'es pèce humaine eSt engagée dans une aventure dont le but n'eSt pas la mort, mais la réalisation d'elle-même17. " Mais ce passé qui eSt le miéh, quand je dis "j'étais fatigué", comment comprendre qu'il puisse être le mien au présent ? En d'autres termes, comment se fait-il que je puisse dire de mon passé à la fois qu'il était, et qu'il efi mon passé ? En un sens, en effet, je suis mon passé, je ne m'eiï désolidarise pas — et s'il m'arrive de le faire volontairement* sur tel ou tel point particulier, je ne fais que confirmer par là la responsabilité que je m'en attribue spontanément dans l'ensemble. " A la limite,;. a l'inStant infinitésimal de ma mort, je ne serai plus que mon passé, lui seul me définira u , " Et Sartre nous rappelle la formule de Malraux : " Ce qu'il y à de terrible dans la Mort, c'eSt qu'elle transforme la vie en ■'DeStin." .••", Tel eSt un des thèmes essentiels de Huis Clos, où l'on voit Garçin aux prises avec une lâcheté qui eSt' la sienne — mais totalement au passé, une lâcheté sur laquelle il ne lui eSt plus possible de revenir, qu'il ne peut même plus prétendre assumer, car il eSt mort, il n'eSt plus que ce qu'il était, les jeux sont faits et la dernière carte eSt jouée. " La mort nous rejoint à nous-même, tel qu'en riôusméme l'éternité nous a changés. Au moment de la mort nous sommes, c'est-à-dire nous sommes sans défense devant les juge16. UÊtre et le Niant, p.157. —• 17. Introductionà la Philosophie de rtîistoire, p. 37 à 44.— 18. UÊtre et le Néant, p. 158. 191
LA SIGNIFICATION DU PASSÉ
ments d'autrui : on peut décider en vérité de ce que nous sommes, nous n'avons plus aucune chance d'échapper au total qu'une intel ligence toute connaissante pourrait fairelô. " Mais écoutons Garcin, parlant de ses anciens camarades : "... Je leur ai laissé ma vie entre les mains... Autrefois, j'agissais... Ah ! Revenir un jour au milieu d'eux... quel démenti ! Mais je suis hors jeu; ils font le bilan sans s'occuper de moi et ils ont raison puisque je suis mort 2°. " Et plus loin : " Je suis mort trop tôt. On ne m'a pas laissé le temps de faire mes atfes. " A quoi Inès répond : " On meurt toujours trop tôt — ou trop tard. Et cependant la vie e£t là, terminée; le trait e£t tiré, il faut faire la somme. Tu n'es» rien d'autre que ta vit*. " Ainsi le passé apparaît-il de ce point de vue comme ce qu'il y a en nous d'en-soi : " Le passé e£t la totalité toujours croissante de l'en-soi que nous sommes. Toutefois tant que nous ne sommes pas morts, nous ne sommes pas cet en-soi sur le mode de l'identité. Nous avons à l'être™. " Nous ne coïncidons pas avec lui, et c'eSt en quoi il nous faut l'assumer. C'eSt qu'en effet, en un autre sens, je ne suis pas mon passé — dans la mesure même où je Vêtais. " ...Le pour-soi ne peut assumer son être que par une reprise de cet être, qui le met à distance de cet être23. " Se saisir tel ou tel, c'eSt toujours se saisir au passé comme ce qu'on n'eSt déjà plus. " Le passé, c'eSt l'en-soi que je suis en tant que dépassé ^ " On voit que le passé, c'eSt la faétidté du pour-soi. Plusieurs remarques sont ici nécessaires. Tout d'abord, on comprend d'après ce qui précède que la conscience ne puisse rentrer dans son passé : celui-ci eSt en-soi et elle e£t pour-soi : " Le passé c'est ce que je suis sans pouvoir le vivre. Le passé, c'eSt la substance 25. " Ainsi s'éclaire la difficulté que nous avions rencontrée dans le Cogito cartésien : nous reprochions à celui-ci de subStantifier la conscience en l'enfermant dans l'inStant. Mais c'eSt qu'à vrai dire, le Cogito ne pouvait qu'enfermer la conscience dans un instant 19. L'Être et le Néant, p. 159, — 20. Huis Clos, scène V, p. 108. — 21. Ibid., scène V, p. 118. — 22, L'Être et le Néant, p, 159, — 25. Ibid.,p. 162. — 24. Ibtd., p. 162. — 25. lbid.9 p. 163, 192
LA SIGNIFICATION DU PASSÉ
déjà passé, où elle était déjà transformée en chose; en toute rigueur, il faudrait dire : "je pense donc fêtais > Et il e£t clair que, dans une telle perspeâive, le " je pense ' ' eét privé de toute possibilité d'aétion sur l'être du " j'étais 'V Pour n'avoir pas voulu saisir la conscience sur le plan de la conscience (de) soi, au niveau de l'irré fléchi, on en e& venu à la couper radicalement d'elle-même, à instal ler en elle un psychisme sur lequel elle doit se borner à porter un regard réflexif, inefficace. L'erreur des psychologues e§t la même. " C'eSt pour avoir con templé le psychique auj>assê que les psychologues ont prétendu que la conscience était une qualité qui pouvait ou non l'affeâer, sans le modifier dans son être2*. " Enfin, il faut noter que lé passé e§t précisément l'inverse de la valeur. L'être qui se tend vers celle-ci recherche la consistance de l'en-sôi sur le mode du ppur-soi : il veut être sans cesser d?en être conscient. Dans le "passage '' au passé, au contraire, le pôur-soi e£t "repris par l'en-soi et figé par lui " : l'être tout court s'empâte de l'être conscient. Maiscomme passé et valeur sont tous deux une certaine synthèse d?en-soi et de pour-soi, il arrive qu'une çons- \ cience désireuse de fuir la valeur en tant que valeur et d'abolir en elle l'angoisse de son perpétuel manque d'être* se tourne vers le passé pour y réaliser la valeur. Et de nouveau, nous compre nons ici la remarque de Roquehtin, selon laquelle ses diverses tentatives pour fonder son être ne sont susceptibles de le justifier qu'au passé. C'eét bien pourquoi le projet baudélairien de récupération dé soi entraîne une fuite dans le Passé : "Pour se voir non comme il se fakj niais... comme il ^ # f^drak saisir enfin sa Nature. Et cette Nature .eSt au passé. Ce que je suis, c'eSt ce que j'étais, puisque ma liberté présente remet toujours en question la nature que j'ai acquise. En même temps Baudelaire n'a point choisi de renoncer à cette conscience lucide qui fait sa dignité et son unicité. Son souhait le plus cher est d'être,comme la pierre, la îStatue, dans le repos tranquille de Timmuâbilité, niais que cette impénétrabilité calme, cette permanence, cette adhésion totale de soi à soi soit précisément conférée à sa libre conscience en tant qu'elle eSt libre z6. L'Être et k Néant, p. 163. "• J 9î 7,
LA SIGNIFICATION DU PRÉSENT
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et en tant qu'elle eSt conscience. Or le Passé lui offre l'image de cette synthèse impossible de l'être et de l'existence. Mon passé c'est moi. Mais ce moi eSt définitif. " (p. 148.) — " ... Il demande à l'idée de suicide ce léger secours, cette chiquenaude qui lui permettra de considérer sa vie comme irrémédiable et accomplie, c'est-à-dire comme un deStin éternel ou, si l'on préfère, comme un passé clos. Il voit surtout, dans l'afte de mettre fin à ses jours, comme une récupération ultime de son être : c'eSt lui qui tirera le trait, c'eSt lui enfin, qui, en arrêtant sa vie, la transformera en une essence qui sera, à la fois, donnée pour toujours et pour toujours créée par luimême. Ainsi se délivrera-t-il du sentiment insupportable d'être de trop dans le monde. Seulement, pour jouir des résultats de son suicide, il faut de toute évidence qu'il y survive. C'eSt pourquoi Baudelaire a choisi de se constituer en survivant. Et s'il ne se tue pas d'un coup, au moins a-t-il fait en sorte que chacun de ses a&es soit l'équivalent symbolique d'une mort qu'il ne peut pas se donner. " (p. 166.)
Le Passé eSt en-soi. Le Présent eSt pour-soi. " Insistons d'abord sur le fait qu'il eSt impossible de saisir le Présent sous forme d'inStant car l'inStant serait le moment où le présent eft27. " Or nous avons vu que c'était là un cara&ère qui devait être attribué au passé. En fait, le Présent eSt présence du pour-soi à quelque chose — et ce ne peut être qu'à l'en-soi. Et le Présent vient à l'être par le pour-soi, qui se " présente "la totalité des êtres comme existants simultanés. Mais si deux êtres du monde ont besoin d'un pour-soi témoin pour coexister, pour être présents l'un à l'autre, le pour-soi, lui, doit pouvoir être son propre témoin de coexistence, son propre témoin de présence à l'être. Comment cela peut-il se faire ? A vrai dire, nous possédons depuis longtemps les éléments de la réponse : la présence à l'être du pour-soi eSt intentionnalité du pour-soi hors de soi, vers l'être. Mais nous savons, depuis l'étude de l'ima gination, que l'intentionnalité doit être conçue sous la forme d'un 27. UÊtre et le Néant, p. 168. 194
LA SIGNIFICATION t>V FUTUR
lien d'intériorité : la conscience ne peut se tendre vers un être sans nier qu'elle soit cet être; cette négation, nous l'avons saisie depuis comme étant l'attitude essentielle de la conscience vis-à-vis d'ellemême, mais nous voyons maintenant qu'elle e£t le rapport même, indissoluble, de la conscience au monde. Conscience et monde ne sont point deux réalités juxtaposées : le monde n'apparaît que néantisé par une conscience qui refuse d'être lui. Ainsi, le pour-soi e$t-il " à soi-même témoin de soi comme VL étant pas "l'être en-soi. Il eSt " témoin de soi en présence de l'être comme n'étant pas l'être... Le Pour-soi se constitue dehors, à partir de la chose comme négation de cette chose... Et le présent eSt précisément cette néga tion de l'être, cette évasion de l'être en tant que l'être eSt là comme ce dont on s'évade. Le Pour-soi eSl présent à l'être sous forme dé fuite; le Présent e£t une fuite perpétuelle en face de l'être... le pré sent n'eSt pas, il se présentifie sous forme de fuite 28 ". Ainsi le présent e$t-il présentification du pour-soi. Mais en tant précisément qu'il eSt le non-être même du pour-soi, " il a son être hors de lui, devant et derrière. Derrière, il était son passé et devant il sera son futur... En tant que présent il n'eSt pas ce qu'il e§t (passé) et il eét ce qu'il n'eSt pas (futur) 2* ".
Cette fuite dont nous venons de faire la marque du présent, eUe e£t " évasion de l'être vers... ^''. Mais vers quoi ? Évidemment, vers ce dont manque le pour-soi pour être-soi. Le pour-soi fuit vers le possible avec lequel il lui faudrait coïncider pour être. Le Futur est précisément ce manque qui arrache le présent à l'en-soi deTinStant. " H n'e§t pas un moment de ma conscience qui ne soit... défini par un rapport intime à un futur; que j'écrive, que je fume, que je boive, que je me repose, le sens de mes consciences est toujours à distance, là-bas, dehors 31. " Selon l'expression de Heidegger, l'homme eét un " être des loin tains ", c'est-à-dire — ajoute Sartre en parlant de ce sens quel'existant tire de ce qui n'eSt pas encore, sens que Baudelaire lui semble 28. UÊtre et le Néant, p. 167. — 29. Ib?d.,p. 168. — 30. Ibid.,p. 168. — 31. Ibid.y p. 170. *95
LÀ TEMPORALITÉ PSYCHIQUE
avoir fort bien vu;—--un être " qui se définit beaucoup plus par sa fin et le terme de ses projets que par ce qu'on peut connaître de lui si on le limite au moment qui passé (p. 26) ". Et ce que nous avons dit précédemment* au sujet du possible, nous permettra de comprendre que "ce Futur que j'ai à être, c'est simplement ma possibilité de présence à l'être par-delà l'être... je suis mon Futur dans la perspeétive constante de la possibilité de ne l'être pas. De là cette angoisse que nous avons décrite... et qui vient de ce que je ne suis pas assez ce Futur que j'ai à être et qui donne son sens à mon présent : c'est que je suis un être dont le sens eét toujours problématique ^ ". Du fait même de ma liberté, on peut dire que lé Futur ne se réalise jamais, il ne se laisse pas rejoindre en tant que Futur, sinon il pré-détérminerait mon Poursbi à venir : le Futur n'éSt pas, il se possibilise.
Il faudrait encore suivre la description que nous donne Sartre dé cette sorte d'alourdissement, d'objeâtivation subie par cette temporalité priginelie sous le regard de la conscience réflexive " impure 'VC'eSt qu'il y à en effet un " mouvement réflexïfpremier et spontané " qui n'a pas encore découvert cette nécessité pour le pour-soir d'etré-pour-soi, et qui tend à appréhender l'irréfléchi comme un en-soi. Dès lors, cette conscience de durer va constituer le " psychisme ", l a " psyché ", sous la forme d'Une succession de faits psydiiqùes. En elle vont se prendre les trois dimensions de 1j temporalité ori ginelle. " Ee temps psychique n'éSt que la Côlléâipn liée des objets temporels. Mais la différence essentielle avec la temporalité ori ginelle,c'e^t qu'il e£t, au lieu que celle-ci se temporalise. En tant que tel, fi né peut être constitué qu'avec du passé et le futur ne peut être qu'un passé qui viendra après le passé pré sent 3 »." Et derechef nous comprenons encore mieux l'erreur des psycho logues, qui s'adressent à un psychique obje&ivé, extériorisé, et Ja contradiâion du Cogito cartésien — qui prétend saisir la conscience 32. UÊtreetle Néant,p. 173'.et 174. — 33. Ibid., p. 218. 196
LA CONNAISSANCE
dans une intuition instantanée, mais qui, la saisissant réflexivement, ne la peut saisir qu'au passé. Notons enfin la dernière remarque de Sartre concernant cette " objeétivation en en-soi de la temporalité originelle ". " I l y a là l'esquisse première d'un dehors : le pour-soi se voit presque conférer un dehors à ses propres yeux; mais ce dehors eSt purement virtuel. Nous verrons plus loin l'être-pour-autrui réaliser l'ébau che de ce dehors **. "
Une fois de plus, Sartre rappelle, au début du chapitre sur la transcendance, le chemin parcouru, et le problème en suspens : celui de la relation originelle de la réalité humaine avec l'être des phénomènes ou être-en-soi. Ce problème ne pouvait être résolu par le moyen d'une relation externe unissant deux substances primitivement isolées : " Le concret s'eSt découvert à nous comme la totalité synthétique dont la conscience comme le phénomène ne constituent que des articula tions 8 *" Toutefois nous sommes à nouveau invités ici à prendre garde : conscience et phénomène sont des abstraits par rapport à cette totalité synthétique, car ils y dépendent l'un de l'autre, ils y ren voient l'un à l'autre. Mais " l'être des phénomènes^ comme en-soi qui eSt ce qu'il eSt, ne saurait être considéré comme uneabStraâion. Iln'abesoinpour être que de lui-même, il ne renvoie qu'à lui ?'". C'est insister sur le fait inéluâable de l'être-là du terme absolu par rapport auquel se définit l'intentionnalité de la conscience. Et c'est rappeler que le pour-soi doit être en lui-mjême présence à l'eii-soi. " C'eSt dans le pour-soi seul qu'il faut chercher la çdé de ce rapport à l'être que l'on nomme, par exemple, connaissance. Le pour-soi eSt responsable dans son être de sa relation avec l'ensôi ou, si l'on préfère, il se produit originellement sur le fondement d'une relation à l'en-soi37. " / 34. L'Être et le Néant, p. 219. — 35. ïbid.> p. 219. — 36. Ibid., p.219. •7- 37. ÏUd.9 p. 220. I
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LA CONNAISSANCE
Ainsi le pour-soi ne saurait en aucune façon constituer Pen-soi, mais celui-ci ne lui étant pas de lui-même présent puisqu'il n'entre tient par nature aucun rapport* le pour-soi doit être constitutif de lui-même en tant que rapport à Fen-soi. Tel eSt le problème posé par la connaissance. Le traiter, c'eSt mettre désormais l'accent sur la conscience thétique de Fobjet dont nous ne nous étions jusqu'ici préoccupé que pour manifester qu'elle était indispensable à toute conscience non-thétique (de) soi, Le premier résultat obtenu dans l'étude de ce problème est que " connaître, c'est réaliser aux deux sens du terme. C'est faire qu'il y ait de l'être en ayant à être la négation reflétée de cet être : le réel eSt réalisation. Nous appellerons transcendance cette négation interne et réalisante qui dévoile l'en-soi en déterminant le pour-soi dans son être ». " C'eSt dire que le pour-soi se connaît sur l'être en dévoilant les caraâèrës positifs de cet être. Par exemple, supprimé l'en-soi, le pour-soi ne se saisirait ni comme étendu ni comme inétendu, il serait " aspatial ", par-delà les catégories de l'extension et de l'inextension. Mais sa présence à l'être dévoile le pour-soi à lui-même comme inétendu en lui dévoilant l'être sous la forme de l'étendue. Et ce double dévoilement eSt gros de conséquences, car la cons cience concrète étant à la fois pour-soi néantisant et psychisme, c'eSt-à-dire " en soi ", il ne lui sera jamais possible de se saisir absolument sous la forme de l'inétendu ni absolument sous la forme de l'étendu, ce qui devrait au contraire se produire si la conscience et le monde étaient posés a priori, celui-ci comme pure extension, celle-là comme pure inextension. En fait, la conscience a toujours à réaliser son inextension, à réagir contre la passivité, la matérialité et l'inertie sous les espèces desquelles elle se fait apparaître l'en-soi. " C'eSt par et dans l'extension de l'en-soi trans cendant que le pour-soi se fait annoncer et réalise sa propre inex tension89. " Et l'on saisit aussi bien ici l'erreur de l'idéalisme, qui prétend constituer l'étendue à partir de l'inextensif, que celle du réalisme, qui prétend introduire " dans " la conscience des doubles d'objets étendus, et celle enfin du dualisme tranché, qui juxtapose, comme 38. UÊtre et le Néant, p. 228. — 39. Ibid., p. 228. 198
LA CONNAISSANCE
nous venons de le voir, deux natures déjà constituées sous ce rap port comme inverses Tune de l'autre. Cette dernière erreur serait celle de Bergson, quand il oppose la perception pure, sur l'objet, et le souvenir pur — nulle part—, et qu'il décrit la durée comme étant pure hétérogénéité qualitative, antérieurement à sa contami nation par l'espace dans les processus de l'intelligence fabricatrice. En fait, une telle durée n'eSt rien, car elle n'eSt pas une fonâion — on nous la présente comme un être, l'être même, la nature, de la conscience —, et elle n'e& pas non plus susceptible comme telle de s'apparaître à elle-même. Écoutons à ce sujet M. Pradines nous parler de l'intuition bergsonienne, prospeâion de la vie mentale profonde, dégagée de ses apparences superficielles : " O n peut se demander si elle n'a pas seulement remplacé le superficiel par Yartificiel, et si ce n'e$t pas en réalité au détriment de la vie même de l'esprit qu'on a obtenu cette essence concentrée de soi-disant spi ritualité qu'on avait dépouillée de tout élément d'objeâivité, de quantité et d'espace. Parler ai états de conscience sans dire de quoi ils sont la conscience... c'eSt nous parler, non de phénomènes psychiques, dont le caraâère e£t d'avoir un sens... mais de véri tables phénomènes de la nature>, qui sont parce qu'ils sont et non pas par le sens dont ils sont porteurs. Le seul sens qui puisse appartenir à des états mentaux, c'eSt de nous faire comprendre des choses, et ainsi cette compénétration du sujet à l'objet, de la qualité à la quan tité, de la durée à l'espace, n'est pas l'impureté qui nous empêche de comprendre la vie spirituelle, mais la condition sans laquelle cette dernière ne pourrait même jamais mériter le nom de spiri tuelle 40 ." On saisit mieux, ici, peut-être, la signification de Ten-soi dans l'ontologie de Sartre. Le reproche a été adressé à celui-ci d'avoir utilisé cette notion en des sens très différents, par exemple pour dési gner, comme nous l'ayons vu, aussi bien l'être transcendant à la conscience que le passé de celle-ci. Il eSt manifeste que nous tou chons là un point capital de cette philosophie. Tâchons dès mainte nant d'y voir clair. Tout d'abord, et d'un point de vue négatif, nous venons de noter que le rapport de la conscience à l'être ne pouvait être qu'un 40. Traité de psychologie générale, p. xxniet xxiv. 199
LA CONNAISSANCE
rapport interne constitutif de la conscience. C'est dire que la cons cience doit être en elle-même rapport du pour-sôi à Ten-soi, sinon elle ne serait jamais rapport à l'en-Soi. Et c'est bien ce qui nous a conduit à la définir comme un néant qui ne se maintient qu'au prix d'une perpétuelle néantisation. En termes plus direâs, disons que la conscience eSt un perpétuel effort de tension contre un per pétuel risque de détente — et que c'est cette tension interne/ qui n'eSt rien substantiellement, qui fonde toute intention particulière de la conscience vers le monde; Disons, si Ton veut, que l'inténtionnalité telle ou telle (conscience dirigée vers un objet du monde ou vers une conscience passée ou vers un objet absent... percep tion, souvenir, imagination...) repose sur un fond de tension* néga tricede tout ce qui efî. L'en-soi eSt, pour la conscience, tout ce à quoi s'oppose cette tension (être du phénomène, passé personnel* etc.). Mais de même que les néantisations particulièresqui réalisent le réel en l'opposant à la conscience impliquent une néan tisation fondamentale, qui fait de la conscience en tant que cons cience un néant et lui permet ainsi de s'opposer à tout ce qui eSt, de même toute réalisation, toute matérialisation particulière qui apparaît à la conscience en la révélant à elle-même, implique unen-sqi fondamental, l'êtreabsolument transcendant, qui pola rise sur son mode d'être tous les refus possibles dé la conscience. A vrai dire, il n'y a là, en partie du moins, rien de bien nouveau. Bergson lui-même ne nous décrivait-il pas le psychique et la matière comme l'opposition d'une tension et d'une détente? Son tort seiàit seulement, si l'on accepte l'éclairage des remarques qui précèdent, d'avoir subStantifié cette tension en un " élan vital ", d'en avoir fait la réalité absolue — et, parla, de n'avoir conçu la matière que comme une dégradation; le résultat d'une "retombée " de cet élan. Pour Sartre au contraire, elle eSt le pôle qui appelle sans cesse cette retombée, et la tension eSt un aâe véritable, rien en tant que rA^, et qui lutte sans cesse pour ne pas se laisser prendre, happer, engluer par l'appel, par la fascination de l'être qui eSt ce qu'il eSt. En d'autres termes, et pour rejoindre ici par avarice les perspe&ives morales que nous aurons à aborder, il serait vain de demari^ der à l'être quelque effort que ce soit sur lui-même, il serait vain de parler de conscience morale, si l'on commençait par faire de la
LE CONNU
conscience un être alors que ce qu'on attend d'elle exige qu'elle soit unafte. Tout ce qui est être dans la conscience eSt précisément ce qu'elle n'eSt pas en tant que conscience, et ne procède que de ses diverses réalisations -—au cours desquelles elle s'oppose à l'ensoi, mais pour le constituer en phénomènes : il eSt inévitable dès lors que son pouvoir néantisant, ne pouvant indéfiniment tout soutenir et demeurer présent à tout, doive laisser retomber un à un les phénomènes dans Yen-soi d'où elle les avait fait émerger pour elle. C'eSt en quoi, si souvent, "la lettre " se constitue contre " l'es prit " qui lui donnait son sens, comme un déchet dé cet esprit et, pour lui, une menace d'étouffement. Sans cesse il nous faudrait nier la lettre au moyen de l'esprit : la nier eh tant que lettre, la dépasser vers sa signification.
Maintenant, si la connaissance est réalisation, il nous faut pré ciser de quoi elle est réalisation. En effet, nous avons vu que le pour-soi eSt présence à l'être, dans la mesure même où il a à se constituer comme n'étant pas cet être. Mais nous ne comprenons pas encore comment il peut être présent à tel être, à ceci plutôt qu'à cela; Et c'eSt ce qu'il nous faut comprendre à partir des carac tères que nous lui avons reconnus. Rappelons d'abord que lé pour-soi ayant à être sa propre totalité se donne en quelque sorte rendez-vous avec ses possibles par-delà l'être : par là, il constitue l'être en totalité qu'il doit dépasser vers soi-même. G'éSt dire qu'il faut qu'ilj ait, pour lui, tout l'être sous forme de monde: Et c'eSt bien seulement sur ce fond de totalité de l'être qu'il peut y avoir pour lui, tel ou /*/ être. En un sens, il n'eSt jamais présent qu?à ceci ou cela, mais parce qu'il s'est rendu présent au monde. Toute perception doit se situer sur un fond ontologique de présence au monde —■ et inversement le monde se dévoile à propos de chaque perception singulière dont il constitue le fond. Qu'eSt-ce à dire, sinon que la réalité humaine doit dépasser sa propre négation originelle, radicale, de l'être ? Si elle se bornait à n'être pas l'en-soi, elle ne serait que cette négation de l'en-soi : 201
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elle serait néant — mais nous savons que " le néant n'eft pas ". Il ne lui reste donc que de n'être pas l'en-soi sous une forme néga trice de cette négation totale : bref, de n'être pas ceci ou cela. En d'autres termes, elle doit se constituer comme négation partielle et différenciée, dans un dépassement de ses négations fonda mentales : c'e^t une certaine réalité concrète qu'elle a à n'être pas présentement. " L'être que je ne suis pas présentement, en tant qu'il parait sur le fond de la totalité de l'être, c'eSt le ceci. Ceci, c'eSt ce que je ne suis pas présentement, en tant que j'ai à n'être rien de l'être 41 ." Et naturellement le " ceci " se diluera dans la totalité indiffé renciée de l'être, il rejoindra le fond pour s'y fondre, lorsque cette négation partielle elle-même se fondra dans la négation fonda mentale, pour céder la place à une nouvelle Stru&ure négative, à un nouveau " ceci ". Ainsi, le monde, à la fois, eSt le corrélatif indifférencié de ma négation de l'être, et se réalise dans des réalités concrètes succes sives dont il apparaît comme la totalité idéale et qu'il semble conte nir par avance. C'eSt de la même manière qu'" en nous rapprochant progressivement d'un paysage qui nous était donné par grandes masses, (nous voyons) apparaître des objets qui se donnent comme ayant été déjà là à titre d'éléments d'une collection discontinue de ceci**". Il faut évidemment concevoir la relation entre le " ceci " et la totalité comme une relation externe, qui ne change rien à l'être, qui laisse le " ceci " intaft en tant qu'être-en-soi. Et c'eSt préci sément cet évanouissement perpétuel de la totalité qui réapparaît jamais comme totalité, qui se constitue sans cesse comme le fond sûr lequel se dégage et apparaît le " ceci ", c'eSt cet évanouissement du continu vers le discontinu, cette instabilité essentielle qui l'ex pose à une perpétuelle désagrégation en multiplicité externe, — qu'on appelle Vefpace. L'espace eSt donc en quelque sorte cette nécessité pour le monde de m'apparaître ici ou là en disparaissant à titre de monde. Bref, je ne puis jamais thématiser le monde dans ma perception, je ne puis avoir une conscience thétique du monde. Et c'est précisément pourquoi, dans l'étude de l'imagination, nous 41. UÊtre et le Niant, p. 231. —42. Ibid, p. 232. 202
LE CONNU
avions eu à opposer l'objet en image Stable, fermé sur lui-même, à Pobjet perçu dont nous avions noté la perpétuelle hémorragie. Tel e§t bien, d'ailleurs, le sens de la description que nous donne M. Merleau-Ponty de la perception d'un objet. Il eSt clair que je ne pourrais saisir un objet dans sa plénitude que si je percevais la totalité du monde, c'eSt-à-dire si je ne voyais l'objet de nulle part, sans cette inévitable extériorité qui eSt la sienne par rapport au monde total : c'est le cas de l'objet en image, que je forme à part, sans rapports avec les objets perçus, en dehors de tout espace obje&if. Mais l'objet perçu, lui, ne saurait être bloqué sur lui-même, si ce n'eSt au prix d'une synthèse de toutes les perspectives possi bles. C'eSt qu'en fait je ne puis jamais tenir le monde en main : l'objet m'apparaît toujours sur un horizon, qui le laisse " inachevé et ouvert... Par cette ouverture, la subStantialité de l'objet s'écoule"". Passons rapidement en revue les diverses déterminations — qualité, quantité, potentialités — qui se dévoilent sur l'être. Le surgissement du pour-soi à l'être dévoile, en effet, des " cho ses ", qui sont par là même affèâées de certaines Struâures. "La qualité n'eSt rien d'autre que l'être du ceci lorsqu'il eSt considéré en dehors de toute relation externe avec le monde ou avec d'autres ceci... Le citron eSt étendu tout à travers ses qualités et chacune de ses qualités eSt étendue tout à travers chacune des autres. C'eSt l'acidité du citron qui eSt jaune, c'est le jaune du citron qui eSt acide... la fluidité, la tiédeur, la couleur bleuâtre, la mobilité onduleuse de l'eau d'une piscine sont données d'un coup au travers les unes des autres et c'est cette interpénétration totale qui se nomme le ceci u. "La quantité, aucontraire, " eSt extériorité pure; elle ne dépend aucunement des termes additionnés et n'eSt que l'affirmation de leur indépendance. Compter, c'est faire une dis crimination idéale à l'intérieur d'une totalité désagrégable et déjà donnée. Le nombre obtenu par l'addition n'appartient à aucun des ceci comptés ni non plus à la totalité désagrégable en tant qu'elle se dévoile comme totalité. Enfin, l'avenir étant en quelque façon le sens du présent — puisque le pour-soi présent eSt hanté par le 43. M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 84. 44. UÊtre et le Néant, p. 235 et 236. 203
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manque d'une consistance qu'il recherche dans sa coïncidence avec un pour-spi possible, complémentaire de lui-même —, toute négation présente du pour-soi eSt elle-même à venir, elle s'engage dans sa propre possibilité, au-delà de son présent : elle n'a pas de sens instantané, elle n'a de sens que prolongée, projetée vers le futur, au moins " provisoirement ". Ainsi, corrélativement, la négation se produit comme pouvant être maintenue, et le "ceci " qu'elle constitue se dévoile comme pouvant être ce qu'il eSt. La première " potentialité " de l'objet, c'est te. permanence. Et cette permanence n'est que l'essence de l'objet, en tant que le maintien de la négation par laquelle je me le fais apparaître tend à préciser les qualités de cet objet. A mesure que ma négation s'affirme, elle tend à se resserrer comme négation de quaUtés pures. En fait le vertri*efijamais vert, mais le vert pur, l'essence "vert"," vient du fond de l'avenir à l'existant, comme un sens qui n'eSt jamais donné et qui le hante toujours ■'«* ".Disons, si l'on veut, que la qualité se présente toujours sous la forme d'un appel à la qualité, ce qui eSt corrélatif du fait que'la négation se produit toujours comme exigence de se poursuivre : tant qu'elle duré, la réalisation qu'elle opère eSt indéfiniment reprise et précisée. Si je n'ai jamais rencontré le vert pur, c'est parce qu'aucune des négations partielles qui m'ont livré des objets verts n'a pu se constituer en négation én-soi : elles n'étaient jamais assez négations pour que le vert fût assez vert. Parmi les autres potentialités, enfin, citons la beauté," fusion impossible et perpétuellement indiquée de l'essence et de l'exis tence 46 ", état idéal du monde, corrélatif de la réalisation idéale du pour-soi qu'indique ce que nous avons nommé la-''* valeur " ; ."'"' dans la mesure oùl'homme réalise le beau dans le monde, il le réalise Sur le mode imaginaire 47'*. D'une façon générale, " du seul fait que je suis mon propre futur, le ceci se dévoile comme pourvu de potentialités... seulement, le ceci a diverses potentialités qui sont équivalentes ** ", car elles ne l'àfFeâent pas, il n'a point à être ces potentialités — tandis que j'ai à être l'un de mes possibles : ainsi toutes les potentialités, ou ^ ^ / / r / / j , apparaissent-elles comme le sens de l'être, comme de 45. UÊtre et le Néant, p. 243. —46. Ibid., p. 244, —47. Ibid., p. 245. — 48. Ibid.yp. 247. 204
OBJECTIVITÉ ET VÉRTiTÉ purs néants en-soi, par delà Têtre-en-soi (le fameux " manchon de néaht "), et se définissent-elles " comme ce que l'être n'efi pas encore sans jamais qu'il ait véritablement à les être. Ici encore la connaissance n'ajoute ni ne retranche rien à l'être, elle ne le pare d'aucune qualité nouvelle. Elle fait qu'il y ait de l'être en le dépas sant vers un néant qui n'entretient avec lui que des rapports négatifs d'extériorité ** ".
On comprend enfin, par tout ce qui vient d'être dit, que le pour-sol ne puisse connaître sous la forme de la contemplation. " Un être qui se constitue soi-même comme manque né peut se déterminer que là-bas sur cela qui lui manque et qu'il eB, bref, piar un arrachement à soi perpétuer vers le soi qu'il a à être... Aihsi le monde se dévoile pour lui comme hanté par dçs absences à réaliser et chaque ceci parait avec un cortège d'absences qui l'inifiiquent et le déterminent... Ce sont des exigences pures qui se dres sent comme " vides à remplir "... Ce sont des tâches ; et ce monde eSt un monde de tâches 50. ''Ainsi la A indique-t-elle au-delà d'elle des tâches à remplir, elle èSt instrument ou ufiensile. Dès sort apparition, la chose eSt chose-uStensile. Sur le fondement dé la relation quantitative d'extériorité que nous avons reconnue entre les " ceci "> apparat le rapport originel des cho^s ec^e elles; rapport d'uSterisilité. : " ; La totalité des ustensiles eSt le corrélatif exaâ de mes possibilités... l'ordre des ustensiles dans lé mondé eSt l'image projetée dans l'en-sôi de mes possibilités 61. '' Bref^ l'uSteûsile, c'est la çhosé-vers..., la chose eh tant qu'elle à non point à se dépasser mais à être dépassée par le projet du pour-soi auquel ellesedonne. Or cette analyse, peut-être ingrate^ où nous venons de nous laisser entraîner, revêt immédiatement une signification capitale. On sait l'impîort^nce chez Sartre de k notion d'uStensilité. On peut bien dire que c?éSt sur elle que reposé pour lui l'objeâdvité de ce monde où nous vivons, puisqu'une objèâivité qui serait coupée de l'humain serait impensable du point de vue de la connaissance, 49^ U Être et le Niant, p. 247. —50. Zte/., p. 250. -r~yi.Ibid.,p. 251.
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OBJECTIVITE ET VÉRITÉ
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de la détermination. Objeétif signifie déterminable, et nous avons vu que toute connaissance eSt réalisation. C'eSt dire qu'il y aura une objectivité en quelque sorte naturelle dans l'apparition d'un monde qui, précisément, n'apparaît que par notre afldvité néantisante — celle-ci nous projetant sans cesse à distance de nousmêmes, et constituant les choses sous la forme d'uStensiles, corré latifs des possibles que. nous avons à être. Quant à l'objeétivité scientifique, voici ce que dit Sartre : " (La chose-uStensile) se découvrira à la quête ultérieure du savant comme purement chose9 c'eSt-à-dire dépouillée de toute uStensilité. Mais c'eSt que le savant ne se soucie que d'établir les pures relations d'extériorité; le résultat, d'ailleurs, de cette quête scientifique, c'eSt que la chose elle-même, dépouillée de toute inStrumentalité, s'évapore pour finir ^en extériorité absolue 52. " Et l'on sait qu'en effet la science s'eSt constituée progressivement en tant que science à partir de la révolution cartésienne qui a sur tout consisté — contre une pseudo-science aristotélicienne et médiévale pour qui les objets étaient pénétrés d'une sorte de psy chisme naturel — à laver ces objets de toute contamination avec l'humain, â leur conférer l'indifférence et la transparence de l'espace géométrique. Et la science moderne semble être allée beaucoup plus loin dans cette voie en renonçant même aux " figures " carte-, siennes, en résorbant l'objet en phénomène, et finalement en ten dant à concevoir le phénomène comme une certaine résistance rencontrée par le " physicien-mathématicien " au cours de ses calculs — c'eSt-à-dire comme une pure consistance mathématique. Seulement il importe de noter que, dans cette exaspération du mouvement théorique, le savant moderne a précisément été amené à prendre conscience du rôle aétif qu'il jouait dans la définition de l'obje&ivité : privée de tout support métaphysique (comme la notion de l'étendue, la " res extensa ", corrélative chez Descartes de la substance-pensée, de la " res cogitans "), l'objeâivité ne pouvait plus en effet passer pour une propriété des choses, de la matière, puisque la notion de matière elle-même perdait toute consistance en soi. Dès lors, M. Bachelard — qui lui aussi pense que le réel n'eSt qu'au terme d'une réalisation — pouvait déclarer : 52.
UÊtreetleNêant9ip.zîoçtzîi. 206
OBJECTIVITÉ ET VÉRITÉ
" la source première de l'obje&ivité, ce n'eSt pas l'objet, c'eStla méthode objeâive ». " D'une façon générale, on peut dire que nous ne rencontrons que ce que nous cherchons, ce que nous nous faisons apparaître selon telles ou telles modalités. Et cela n'eSt concevable, au niveau même de la science, que dans la mesure où l'objet naturel e£t luimême constitué selon nos besoins les plus fondamentaux. Ainsi Pobjeétivité scientifique apparaît-elle comme portée par une objeâivité naturelle qu'elle disloque pour la ressaisir sur un plan de détermination plus poussée — et la distance entre les deux n'eSt que celle d'une réalisation méthodique, réflexive, à une réalisation non-thétique, spontanée, par laquelle le monde apparaît " comme un complexus organisé d'uStensiles M ". Maintenant si l'on observe que, dans l'attitude naturelle, les choses-uStensiles ne cessent de nous renvoyer de l'une à l'autre vers le possible que nous sommes, à l'horizon de ces choses* que nous nous faisons annoncer à travers elles, on comprendra sans doute cette comparaison où beaucoup ont voulu voir le dernier mot de la philosophie de Sartre : " ... Qu'on se rappelle l'âne qui tire derrière lui une carriole et qui tente d'attraper une carotte qu'on afixéeau bout d'un bâton assujetti lui-même aux brancards... Ainsi courons-nous après un possible que notre course même fait apparaître, qui n'eSt rien que notre course et qui se définit par là même comme hors d'atteinte. Nous courons vers nous-mêmes et nous sommes de ce fait, l'être qui ne peut pas se rejoindre...55. " Une fois de plus, nous rencontrons cet échec de la réalité humaine, échec qui consiste à s'enliser dans une attitude naturelle — fonda mentale ou dérivée — qu'aucune réflexion purifiante ne vient ressaisir à son niveau pour la dégager d'elle-même. Et nous pouvons faire remarquer dès maintenant qu'il n'y a pas synonymie entre " attitude fondamentale " et " attitude nécessaire '', que la réalité humaine eSt précisément susceptible de non-coïncidence entre elle-même sur le plan du fait et elle-même sur le plan du faire — parce qu'elle ne cesse de dépasser sa faéticité. Le fait qu'elle puisse 53.L'Expérience de l'espace dans la physique contemporaine, p. 85. 54. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 48. 55. L'Être et le Néant, p. 253. 207
CARACTÈRE ABSOLU
décrire se? propres attitudes nattirelles indique assez qu'elle n'eSt point enfermée en elles, et que, donc, cet échec par exemple dont il vient d'être question ne comporte aucun cara&ère fatal : il résulte d'uneintention, celle de se rejoindre soi-niême, et nous avons assez vu que — même en tenant compté des qualifications que le passé du pour-soi confère à ses négations présentes w — toute intention peut être renoncée au profit d'une intention nou velle; Il n'y a donc pas lieu, une fois de plus* de se scandaliser d'une mise au point ontologique qui situé toute tentative sur un fond d'échec -^-puisqu'elle nç fait que manifester par là la possi bilité pour la tentative de conquérir la signification humaine qu'elle était spontanément. Une dernière remarque enfin : le monde connu possède une tem poralité objefîive, qui eét comme la projé&ion sur l'être de celle du pour-soi, — celui-ci ne pouvant, sur le plan de l'irréfléchi, être conscience de sa tempotalité mais seulement la découvrir sur le monde* :i;:;'
On voit à quelles pèrspeâives nous venons d'être conduits, concernant la connaissance ~.- qui eSt une des formes du rapport fondamental que nous cherchons à définir entre les deux régions de pour-soi et d'en-soi précédemment reconnues dans l'être. Contrairement à ce que pense l'idéalisme, l'En-soi e$t réellement présent au Poiir-soi : " G'eSt dehors, sur l'être qu'il y a un monde qui se découvre à moi.^" La connaissance éét affirmation, mais il ne peut y avoir affirmation que d'un être qui n'eSt pas l'être affir mant, et par tm être qui e£t négation de soi. " L'affirmation inten tionnelle àSt comme l'inverse de la négation interne ", l'En-sôi né peut s'affirmer lui-même, mais il lui arrive "l'aventure... d'être affirmé*1 ". Éri d'autres termes, on rie peut affirmer que ce quie§i mais que l'on n'eff point soi-même : car s'il n'y a pas d'être, on n'a rien à affirmer — et si l'on eliêtre, on se contente de l'être. Affirmer quelque chose, c'eSt toujours maintenir à distance l'être que l'on dévoile et que l'on é^t menacé d'être. L'être qui affirme doit être 5 6. L'Être et le Néant, p. 2 5 2. — 5 7. tbid., p. 269. 208
CARACTÈRE ABSOLUMENT HUMAIN DE LA CONNAISSANCE
à lui-même son propre néant, pour éviter de se confondre avec l'être qu'il affirme. Ainsi, contrairement à ce que pense le réalisme, l'En-soi n'eSt présent au Pour-soi qu'à distance : il ne se représenteras au Pour-soi, en lui. " Cet être qui " m'investit" de toute part et dontrienne me sépare, c'eSt précisément rien qui m'en sépare et ce rien, parce qu'il eSt néant, eSt infranchissable •». " Toutes les conditions que nous avons vu venir à l'être ..parce que le pour-soi eSt négation de l'être, n'ajoutent rien à l'en-soi, " elles ne font que réaliser le il y a. Mais ces conditions qui ne sont rien me séparent plus radicalement de l'être que ne le feraient des déformations prismatiques à travers lesquelles je pouvais encore espérer le découvrir... Ainsi je me retrouve partout entre moi et l'être comme le rien qui n'efipas l'être. Le monde eSt humain 59 ". Tout ce qui eSt là eSt de l'être, en dehors de cela il n'y a r/^», mais je ne peux pas plus saisir cet être que je ne puis ignorer sa présence : ou je suis renvoyé à moi, qui ne suis pas cet être —, ou je suis renvoyé à l'être, qui ne dépend pas de moi, si je prétends me passer de lui et tout ramener à moi-même, Cette seconde erreur eSt celle dé l'idéalisme. Nous y avons suffi samment insisté déjà. La première eSt celle du réalismç. Tout réalisme eSt un " nominalisme ", qui tient la connaissance concep tuelle pour falsificatrice par rapport à la Réalité. Cette dernière c^t déjà là non seulement" en tant qu'être mais en tant que réalité, elle n'a pas besoin d'être réalisée, tout ce qu'on en pourra dire — toute "théorie " à son sujet —-risque de la déformer, il faut la laisser venir telle qu'elle efi> s'ouvrir.àelle, s'abandonner à sa posses sion, vivre au même rythmé qu'elle pour ne point en troubler la présence, se lier " intuitivement " à ses propres pulsations, se confondre avec elle. Il eSt clair, dès lors, que sous prétexte d'accéder ainsi à une connaissance rigoureusement fidèle de l'objet, le sujet s'eSt privé du pouvoir de connaître : le monde ne peut même plus lui apparaître tel qu'il eSt, il ne peut plus lui apparaître du tout. La résorption eSt totale, il n'y a plus de risque d'erreur parce qu'il n'y a plus la vérité d'une présence; à l'être : il n'y a plus que l'être, Et l'on voit, tout compte fait, que cette erreur eSt symétrique j8. L'Être et le Néant, p. 269. — 59. Ibid.> p. 270. 209
CARACTÈRE ABSOLUMENT HUMAIN DE LA CONNAISSANCE'*
de celle des idéalistes, qui tiennent le monde pour réalisé d'avance sous forme d'Idées, de relations et de catégories, dans une cons cience transcendantale avec laquelle communique toute conscience individuelle. Dans les deux cas, il s'agit de dépasser la situation du connaissant soit vers une absence totale de situation (fusion avec le monde vu de nulle part), soit vers une situation omni présente (production du monde vu de toutes parts à la fois). Ici le rêve de s'assimiler l'objet pour lui conférer une transparence absolue, là le rêve de s'assimiler à l'objet dans son absolue opacité, Si nous revenons au contraire vers des perspeéHves de connais sance réalisante, dé connaissance humaine, nous comprendrons que " la connaissance nous met en présence de l'absolu et (qu') il y a une vérité de la connaissance. Mais cette vérité, quoique ne nous livrant rien de plus et rien de moins que l'absolu, demeure Stri&ement humaine 60 ". 60. L'Être et le Néant, p. 270.
V. LES RELATIONS AVEC AUTRUI
On remarquera que, venant d'aborder le problème de la connais sance, nous avons passé sous silence un faéteur qui joue ordinai rement un rôle primordial dans la position même de ce problème. Ce faâeur, c'eSt l'existence du corps. Mais la raison en eSt simple, Nous décrivions le rapport fondamental du pour-soi à l'en-soi qu'eSt la connaissance : dans cette perspective, le corps quelle que puisse être sa fonâion dans la connaissance — fait partie du connu en tant qu'il nous apparaît. Loin d'expliquer la connaissance, il ne se conçoit que selon la Stru&ure fondamentale du connaître. Et, de plus, la connaissance que je prends de mon corps dépend de la façon dont m'apparaît le corps des autres comme de la façon dont les autres voient mon corps. " Ainsi ^a^ïxasL^-jmn-4s&&^ me. renvoie à Pexiâtençe d^ntrnî. ef à m o n être-pnnr-atitrnî ; Je
découvre avec lui, pour la réalité humaine, un autre mode d'exis tence aussi fondamental que l'être-pour-soi et que je nommerai l'être-pour-autrui. Si je veux décrire de façon exhaustive le rapport de l'homme avec l'être, il faut à présent que j'aborde l'étude de cette nouvelle Struôure de mon être : le *' Pour-autrui * ". Ici encore, nous partirons d'un sentiment, et nous en dévoi lerons les implications. Ma honte eSt conscience (de) honte; mais en même temps elle eSt conscience de moi comme vulgaire, maladroit, etc. Cette forme de conscience a donc — comme celles que nous avons déjà décrites .— une Struâure intentionnelle : elle vise un objet. Comme elles, elle eSt accessible à la réflexion mais elle n'eSt point originellement un phénomène de réflexion. Je puis bien me i. UÊtre et le Niant, p. 271. 211
L'APPARITION D'AUTRUI
faire honte, mais c'est que fondamentalement, je puis avoir honte sans avoir besoin de me regarder, de me " travailler ". Et pour tant, ce geSte que je réalise dans l'irréfléchi, voici que soudaine ment, sans réflexion de ma part sur lui, il provoqué en moi un frisson immédiat qui me parcourt de la tête aux pieds : je me sens cloué sur place, vidé de mon énergie, paralysé, comme si toute mon existence refluait sur moi, comme si tout l'élan qui me portait, avec lequel je coïncidais, se rabattait d'un coup sur moi •?- à la façon dont la masse liquide, dans le ressac marin, vient aplatir sur elle-même toute la force qui la menait au rivage. Que s'e$t-il passé ? Sans avoir à me dédoubler, j'ai pris de mon geSte une conscience nouvelle, une conscience honteuse : cette conscience ne peut donc avoir été motivée par une pensée réflexive, et il eSt évident qu'elle ne saurait l'avoir été par le geSte lui-même — qui ne tendait qu'à se poursuivre. Il faut donc que soudain j'aie subi un regard sur moi, qui n'eSt pas le mien. J'ai vu, ou j'ai imaginé, quelqu'un qui me voyait. J'ai été forcé, par un autre que moi, de me voir tel que j'étais — sous la forme de cet objet que je sxuspour lui* mais dont il me faut bien reconnaître qu'en quelque façon je le suis effeâivement.
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Ainsi, " la honte dans sa Stru&ure première eSt honte devant quelqu'un... Autrui e§t le médiateur indispensable entre moi et nioimême : j'ai horitç de moi tel que j'apparais à autrui... je reconnais que je suis comme autrui me voit... On n'eSt pas vulgaire tout sçul... Autrui ne m'a pas seulement révélé ce que j'étais : il m'a constitué sur un type d'être nouveau qui doit supporter des quali fications nouvelles.*. Cet être n'était pas en puissance en moi avant l'apparition d'autrui... Mais (il) ne réside pas ^autrui;j'en suis responsable... La honte eSt honte de soi devant autrui ; ces deux Struftures sont inséparables. Mais du même coup j'ai besoin d'au trui pour saisir à plein toutes les Struéhires de mon être, le Pôur-soi itenyoie au Pour-autrui2. " Nous voudrions nous limiter ici à indiquer l'esprit selon lequel Sartre aborde ce nouveau problème et corrélativement la signifi cation des résultats essentiels— bien connus déjà mais souvent mal interprétés— qu'il obtient au cours de sa recherche. 2. L'Être et le Néant, p. 275 et 277. 212
L'APPARITION D'AUTRUI
Tout d'abord, redisons une fois de plus que nous sommes sur le plan ontologique : il s'agit de décrire — et nous avons vu que notre description, pour être çompréhensive^ devait partir de l'inté riorité du Gogito. Il ne s'agit pas d'expliquer l'être de la conscience à partir d'une connaissance déjà réalisée, puisque cette réalisation implique une conscience originelle qui doit d'abord être comprise. D'après la signification immédiate qui se dégage de notre rapide phénoménologie de la honte, mon rapport à autrui, en tant qu'il constitue l'une des Struâutes de mon être, devra donc être abordé comme une relation fondamentale d'être à être, non de connais sance à connaissance. Je ne dois point chercher à saisir mon être et celui des autres comme objets de connaissance équivalents : "je dois, au contraire, ni'établir dans mon être et poser le problème d'autrui à partir de mon être. " D'où il résulte que, sur ce plan, la multiplicité des consciences me sera par principe indépassable — puisque je ne saurais me quit ter pour m'établir en quelque Totalité d'où je contemplerais moimême et autrui. " Aucun optimisme (philosophique) ne saurait donc faire cesser le scandale de la pluralité des consciences... La tâche qu'une ontologie .peut se proposer, c'est de décrire ce scan dale et de le fonder dans la natute même de l'être : mais elle eSt impuissante à le dépasser... là dispersion et la lutte des consciences demeureront ce qu'elles sont : nous aurons simplement découvert ieuir fondement et leur véritable terrain 3. " En d'autres termes, " l'existence d'autrui a la nature d'un fait contingent et irréductible. On rencontre autrui, on ne le constitue pas 4 ". Et c'e^t ce qui fait que le problème de r existence d'autrui, que de rares penseurs ont résolu par le " solipsisme '' — affirmatipn de ma solitude ontologique —, eSt un faux problème. Le seul véritable eSt celui de mon rapport à autrui, constitutif de mon êtrepour-autrui. Et les bases sur lesquelles on peut s'efforcer de le traiter découlent de cette double remarque initiale : autrui n'éSt pas ajouté à moi comme un objet l'eSt à un autre dans une colleâion, notre relation eSt interne et elle indique une Totalité; mais " cette Totalité eSt telle qu'il eSt par principe impossible de se placer "au point de vue du tout "... TexiStence-pour-autrui étant refus radical 3. L'Être et le Néant, p.300. —4. Ibid.9 p. 307. 213
L'APPARITION D'AUTRUI
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d'autrui, aucune synthèse totalitaire et unificatrice des " autrui '* n'eSt possible 6 ". Autrui eSt donc pour moi un scandale — précisément dans la mesure où je ne saurais par définition ni le ramener à moi ni le constituer en pur objet, et où il me fige (dans la honte par exemple mais aussi bien dans lafierté)en un être que je suis mais sans pouvoir déterminer ce qtfeH cet être pour lui, ce qu'il en fait, quels sont les possibles qu'il lui accorde. Autrui, ce n'eSt pas seulement cet exis tant qui me vole le monde, qui décentralise, pour l'organiser selon lui, le monde dont j'étais le centre; autrui, ce n'eSt pas seulement celui que je regarde et qui, en même temps que moi, regarde les mêmes objets que moi et leur confère une sorte d'absence pour moi; autrui, c'eSt avant tout celui qui me regarde, celui qui me rend vulnérable parce qu'il fait que je suis vu. Par lui, je m saisis, sur le plan même de la conscience irréfléchie. Entre cette conscience (de) moi qui, dans la solitude, demeurait répandue sur le monde, indiStinâe de ma conscience du monde — et cette position réflexive de moi comme objet pour moi-même qui s'opère dans le Cogito cartésien par exemple, voici que vient s'insérer une présence à ma conscience de ce moi, de cette personne que je suis... mais que je suis sur un mode nouveau : en tant qu'échappant à moi-même, en tant op?objet pour autrui. En d'autres termes, cette présence de moi m'échappe comme dans la conscience irréfléchie solitaire — où je n'ai pas besoin de m'y référer explicitement — mais elle m'échappe en se manifestant comme elle pourrait le faire à une conscience réflexive à la fois désireuse et incapable de saisir son objet. Bref je ne m'échappe plus " en tant que je suis le fondement de mon propre néant, mais en tant que j'ai mon fondement hors de moi 6 ". Et cet être que je suis conserve, à travers la liberté d'autrui qui le dépasse en tant qu'objet, une indétermination qu'il ne dépend plus de moi de déterminer comme je le fais avec mes possibles. Je suis devenu mon possible pour autrui, une probabilité pour lui. "Chacune de mes libres conduites m'engage dans un nouveau milieu où la matière même de mon être eSt l'imprévisible liberté d'un autre. Et pourtant, par ma honte même, je revendique comme 5. VÊtre et le Néant, p. 309 et 310. — 6. Ibid.9 p. 318. 214
L'APPARITION I>'AUTRUI
mienne cette liberté d'un autre, j'affirme une unité profonde des consciences... une unité d'être, puisque j'accepte et je veux que les autres me confèrent un être que je reconnais 7. " " S'il y a un Autre, quel qu'il soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi... j'ai -un dehors, j'ai une nature ; ma chute originelle, c'est l'existence de l'autre 8. " Et tel e£t le thème central de Huis Clos, qui se dégage avec force dans les dernières répliques, lorsque Garcin se rend compte qu'il ne peut aimer Estelle — et oublier ainsi sa lâcheté — en présence du regard trop lucide d'Inès : ESTELLE. — N e l'écoute pas. Prends ma bouche ; je suis à toi tout entière. INÈS. — Eh bien, qu'attends-tu ? Fais ce qu'on te dit. Garcin le lâche tient dans ses bras Estelle l'infanticide. Les paris sont ou verts. Garcin le lâche Fembrassera-t-il ? Je vous vois, je vous vois. ; à moi seule je suis une foule, la foule, Garcin, la foule, l'entendstu?... GARCIN. — ïl ne fera donc jamais nuit ? INÈS. — Jamais. GARCIN. — Tu me verras toujours ? INÈS. — Toujours. GARCIN. — ... Eh bien ! voici le moment... Je comprends que je suis en Enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, ... avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent... (Il se retourne brus quement) Ha ! vous n'êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (1/ rit.) Alors, c'est ça, l'Enfer. Je n'aurais jamais cru... Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril... A h ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril, l'Enfer, c'est les Autres9. Ainsi, " par le regard d'autrui je me vis comme figé au milieu du monde, comme en danger, comme irrémédiable. Mais je ne sais m quel je suis, m quelle eSt ma place dans le monde, ni quelle face ce monde où je suis tourne vers autrui10 ". En bref, je me saisis comme objet msàs pas pour moi. Et dès lors, cet autrui qui ne m'eSt jamais donné comme objet, je ne me défendrai de lui qu'en le faisantcompa7. L'Être et le Néant, p. 320. — 8. Ibid., p. 321. — 9 Huis Clos, scène V, p. 120 et 122. — 10. UÊtre et le Néant, p. 327. 215
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raître devant moi à titre d'objet. Par là, je me délivre de lui, je lui échappe, mais cet "objet " demeure " un instrument explosif que je manie avec appréhension, parce que je pressens autour de lui la possibilité permanente qu'0// le fasse éclater et que, avec cet écla tement, j'éprouve soudain la fuite hors de moi du monde et l'alié nation de mon être. Mon souci constant eSt donc de contenir autrui dans son objeâivitéet mes rapports avec autrui-objet sont faits essen tiellement de ruses destinées à le faire rester objet. Mais il suffit d'un regard d'autrui pour que tous ces artifices s'effondrent et que j'éprouve de nouveau la transfiguration d'autruiu ". C'eSt pourquoi je ne puis jamais me sentir rassuré par mon obje£tivatiôn d'autrui, et je démeure à son égard dans une atmos phère de conflit, " Le conflit éSt le sens originel de l'être-pour-autrui 1 *.'' ;■-.;
Mais qu'eSt-ce donc qu'autrui en tant qu'objet ? G'eSt son corps. Venons-eh donc maintenant à ce corps, demandons-nous ce qu'il représente — et de là, nous pourrons préciser le sens des relations concrètes avec autrui, qui se situeront évidemment sur le plan de ce "conflit ''que nous venons de signaler. Il nous suffira d'ailleurs de noter que le seul problème du corps eét celui de ses rapports avec la conscience -—et que sa position correâe impose qu'on renonce à la conception traditionnelle, de type scientifique, selon laquelle le corps eSt d'abord " une certaine chose ayant ses lois propres et susceptible d'être définie du dehors ", cependant que la conscience est objet de sa propre intuition intime. Une telle conception a eu effet le tort de vouloir unir ma conscience " non à mon corps mais à celui des autresis". Or il se trouvé préci sément que mon corps eSt ce que je né puis jamais poser en face de moi comme un objet, ce sur quoi je ne puis jamais prendre un point de vue global : en un certain sens, je suis mon corps, " le corps eSt l'instrument que je suis 14 ''. En un autre sens, il eStun objet du monde, mais seulement pour autrui ou pour moi par ii. L'Être et le Néant, p. 358» —12, Ibid.9 p. 451. — 13. Ibid., p. 365, — 14. Ibid^ p. 4*7. 216
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référence au point de vue d'autrui. " Ou bien il e§t chose parmi les choses, ou bien il e$t ce par quoi les choses se découvrent à moi. Mais il ne saurait être les deux en même temps 15. " D'où il suit que je ne puis délimiter en moi le psychique et le physiologique comme deux réalités susceptibles d'agir l'une sur l'autre. " C'eSt tout entier que l'êtrè-pour-soi doit être son corps et tout entier qu'il doit être conscience : il ne saurait être uni à un corps... Le corps eSt tout entier psychique16. " Il e£t à peine nécessaire, ici, de prévenir une méprise qui — en fonâion même des textes que nous venons de citer :—* pour rait difficilement passer pour involontaire. C'eSt du moins celle que commet — avec d'autres auteurs, mais de façon bien plus frappante encore — M. Lucien Fabre dans un article où il s'efforce, entre autres tâchés qu'il semble tenir pour urgentes, d'assimiler les perspe&iyes de Sartre à celles du matérialisme. Il faut reconnaître, d'ailleurs, que ce tour de force ne lui eSt possible qu'à l'occasion d'une erreur assez étrange venue se glisser dans la citation d'un passage de l'Être et le Néant. Cette citation eSt la suivante : " La conscience c'eét le corps, elle n'eSt même rièri de substantiel, c'eét une pure apparence en ce sens qu'elle n'existe que dans la mesure où elle s'apparaît.17 " L e passage se trouve à la page 23 de l'ouvrage de Sartre, et l'on y chercherait vainement les six premiers mots. Quant à la suite, nous savons ce qu'elle signifie^ et les leâeurs de M. Fabre l'eussent fort bien compris s'ils avaient eu sous les yeux la contrepartie que Sartre introduit immédiatement : "Mais c'est précisément parce qu'elle est pure apparence, parce qu'elle èSt un vide total (puisque le monde entier eSt en dehors d'elle), c'est à cause de cette identité en elle de l'apparence et de l'existence qu'elle peut être considérée comme l'absolu 18. " En d'autre termes, c'est dans la mesure où la conscience n'est rien substantiellement, rien en tant qu'être matériel, qu'elle peut être " un plein d'existence19 " en tant que conscience. Le scandale soulevé manifeste donc son inconsistance sur les points mêmes où il avait cru pouvoir prendre appui. Et cette 15. L'Être et le Néant, p. 366. — 16. Ibid., p. 368. — 17. Revue de Paris, n° 4, avril 1947, p. 107. — 18. IJ Être et le Niant, p. 23, — ly.Ibid.yp.zz. 217
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" erreur " Saurait en elle-même pas plus d'intérêt que beaucoup d'autres, déjà signalées, si nous n'y trouvions occasion de mieux dessiner une étape capitale dans notre définition progressive de la réalité humaine. La conscience, oui... c'est le corps — en tant qu'il y a xmefaéticité du pour-soi. Le corps " n'eSt rien autre que le pour-soi ; iln'eStpas un en-soi dans le pour-soi, car alors il figerait tout. Mais il est le fait que le pour-soi n'eSi pas son propre fondement, en tant que ce fait se traduit par la nécessité d'exister comme être contingent engagé parmi les êtres contingents *° ". Le corps eSt l'aspeâ contingent de ma situation. Il eSt le point de vue fondamental, en-deçà duquel je ne puis plus me retirer. Il eSt ustensile parmi les ustensiles, mais c'est sur lui que s'ordonne le monde en un complexe d'uStensilité. C'eSt lui qui situe ce dans quoi il se situe. Et par là se confirme ce que nous disions précédemment au sujet de la connaissance. L'objeéHvité en eSt humaine, parce que la connaissance n'est pas contempla tion mais expérience, et qu'elle implique ainsi "une première ou verture aux choses sans laquelle Û n'y aurait pas de connaissance objeâive 21 ". Cette première ouverture, ce sujet de l'expérience, c'est le corps, c'est la conscience en tant qu'elle a un corps. Et si nous avions pu noter que là science contemporaine elle-même se trouve conduite à définir l'objeéHvité par la méthode d'objeéHvation, c'est qu'elle a fini par réformer sa notion de l'expérience, pour faire de celle-ci " un système de relations univoques d'où l'observateur n'eSt pas exclu22 ".Précisons donc maintenant que la connaissance — même sous la forme de la " Relativité " — n'eSt point relativiSte : simplement, elle vise un être qui eii relation, qui n'eSt donné à l'observateur qu'à titre d'orientation vers lui de ses divers rapports. Si l'on a pu parler de relativisme, c'est dans la mesure où l'on avait d'abord formé le concept contradiftoire de " connaissance pure ". Mais si l'on a compris que toute connais sance exige un point de vue, que toute connaissance est engagée et se réfère à une a&ion dont efle n'eSt que l'envers, on admettra sans peine le caraâère d'absolu de l'objet que se propose la connais sance humaine. 20. UULtre et le Néant, p. 371 et 372. — 21. Merleau-Ponty, Phéno ménologie de la perception, p. 113. — 22. L'Être et le Néant, p. 369, 218
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Et si, selon ce que nous venons de voir, le corps eSt bien " l'ins trument que je ne puis utiliser au moyen d'un autre instrument, le point de vue sur lequel je ne puis plus prendre de point devue", on trouvera légitime de dire de la conscience spontanée et irré fléchie, " en se servant comme d'un transitif du verbe exister, qu'elle existé son corps2* ". Mais c'e§t mettre l'accent sur le fait qu'elle rfeft pas son corps au sens où elle s'identifierait avec lui : elle eSt avec son corps dans une relation existentielle, son corps eSt une de ses Stru&ures en tant que conscience irréfléchie. Plus précisément, cette conscience " eSt conscience (du) cprps comme de ce qu'elle surmonte etnéantiten se faisant conscience, c'eSt-à-dire comme de quelque chose qu'elle eSt sans avoir à l'être et par-dessus quoi elle passe pour être ce qu'elle a à être u ". Concluons : la conscience c'est le corps dans la mesure où, si elle n'était que cela, elle ne serait pas conscience — puisque sa vocation même de conscience consiste à se néantiser dans cette Stru&ure corporelle, à la dépasser, à la " négliger ", à la "passer sous silence ". Sur le plan du pour-soi, le corps n'eSt don.c que " la contin gence que le pour-sôi exilie ", la contingence qu'il eSl en tant que fafticité, mais cjue précisément il a i dépasser. La " nausée " eSt précisément l'appréhension vécue par la conscience de sa propre contingence, de sa propre exis tence de fait. " L a conscience ne cesse pas " d'avoir " un corps25. " Seulement, le corps existe aussi pour autrui. Tel eSt le corps de Pierre vu par moi, ou mon corps vu par Pierre. Et le corps d'autrui, c'est sa fafticité, c'est la contingence de son être. Mais cette contingence qu'autrui saisit en lui comme cette sorte de goût de soi-même qui s'exaspère en malaise dans la " nausée ", je la saisis sur lui comme sa chair. Il reste que cette chair n'eSt point pour moi simple objet, sauf si je me trouve en présence d'un cadavre. " Autrui m'est originelle ment donné comme corps en situation... Un corps d'autrui comme chair ne saurait s'insérer dans une situation préalablement définie. Mais il eSt précisément ce à partir de quoi il y a situation... il ne 23. L'Être et le Néant, p. 394. — 24. Ibid., p. 395. — 25. Ibid., p. 404. 219
LES RELATIONS CONCRÈTES AVEC AUTRUI
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saurait exister que dans et par une transcendance... Ainsi, le corps d'autrui e$t-il signifiant2S. " Sur le corps d'autrui, nous saisissons son psychisme, et sans qu'il y ait là rien d'étonnant —, si Ton veut bien considérer que nous ne percevons pas un geSte d'autrui comme nous percevons des fragments d'objets dans le monde, mais toujours à partir d'autrui tout entier, et autrui lui-même à partir de sa situation. Tous les " signes " de colère qu'autrui nous livre " n'expriment pas la colère, ils sont la colère. Mais il faut bien l'entendre : en soi-même tm poing serré n'eét rien et ne signifie rien. Mais aussi ne percevonsnous jamais un poing serré '■: nous percevons un homme qui, dans une certaine situation, serre le poing 27 ". Et ce fait que le corps d'autrui indique toujours au-delà de luimême vaut autant pour l'espacé — où il indique une situation — que pour le temps — où il indique la liberté d'autrui sous là forme de son objeââvité. " Ainsi le corps d'autrui eSt-il toujours " corps plus-que-corps ", parce qu'autrui m'e§t donné sans intermédiaire et totalement dans le dépassement perpétuel de sa faâicité28; " Ajoutons enfin que si " j'existe mon corps ", et si mon corps eft utilisé et connu par autrui, c'est que, de façon plus fondamentale encore, "j'existe pour moi comme connu par autrui — en particu lier danis ma fa^cité même... à titre de corps ". Telle egt bien la relation essentielle que nous avions entrevue dès le début, et par laquelle " autrui se dévoile à moi comme le sujet pour lequel je suis unobjet ".Par là, mon corps m'échappe de toute part : " La profondeur d'être de mon corps pour moi, c'eà ce perpétuel " de hors " de mon " dedans " le plus intime 29. "
Nous sommes maintenant en mesure de préciser lés modalités du conflit créé par l'existence d'autrui. Bômons-hous à rappeler dès positions connues de tous, l'essentiel étant ici de comprendre la portée que Sartre leur attribue. Autrui me mettant en danger dans mon Ubre projet d'atteindre 26. UÊtreetle Niant, p. 410 et 411. — zj. Ibtd., p. 413. — 28. Ibid.9 p. 418.—29. Ibid., p. 418 et 419. 220
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l'être du " soi "-*- puisqu'il me vole par avance tout fondement que je pourrais tenter de me donner —, je suis condamné soit à exiger d'autrui qu'il emploie sa propre liberté non plus à miner mais à fonder mon être, soit à vouloir supprimer purement et sim plement la liberté d'autrui pour n'avoir plus rien à redouter d'elle. Dans le premier cas, je m'adresse à autrui en tant qu'il est un sujet : je cherche à le séduire dans sa transcendance, à obtenir de lui qu'il me veuille librement comme limitation de sa propre liberté; je cherche à me faire aimer de lui; par là il ya mé fonder comme une sorte d'absolu, comme une valeur suprême. Dans le second cas, je m'adresse à autrui en tant qu'il e$t un objet : je cherche à le saisir, à l'emprisonner dans sa faéHcité, dans son corps ; je veux m'approprier sa liberté à travers une appropriation totale de son corps. En somme, ma hantise eSt de me sentir "aliéné " par autrui, de ne pas être maître de ce " dehors "que je suis pour lui. Mon but, c'eât donc, soit de faire valoriser mon existence par l'autre, en fascinant sa liberté pour obtenir sa libre collaboration, soit de récu pérer mon être-pour-autrui en contraignant la liberté de l'autre, par le désir ou là violence, à s'avouer vaincue. Et certes, dans l'amour, mon existence semble obtenir de l'autre son fondement : elle eSt "parce qu'elle eSt appelée ™ ", die n'eSt plus " de trop ", elle se sent justifiée. Mais précisément, l'amour étant exigence d'être aimé par la liberté de l'autrey il faut qu'il soit rigoû_ reusement réciproque, et par là cette liberté doit s'adresser à ma pro pre liberté : ce que je voulais, c'est que la subjeâiyité d'autrui me fonde comme objet absolu, — ce que j'obtiens, c'e§t qu'elle me renvoie à ma propre subjeâivité. À peine ai-jè obtenu d'être aimé, l'être qui m'aime a déjà perdu son pouvoir deme justifier, de me fon der, il m'éprouve comme subjeâivité, il me rejette à mon devoir de me faire exister pour moi-même. "Ainsi c'eSten vainque j'aurai tenté de me perdre dans l'objeâif : ma passion n'aura servi de rien ; l'autre m'a renvoyé... à mon injustifiable subjeâivité n. " Ici peut s'introduire l'attitude masochiste, où je renonce à faire fonder ma valeur par autrui, où je ne demande plus à sa liberté que de me fonder comme objet, non plus comme " soi " mais sim30; UÊtre et le Néant, p. 438. — 31. Ibid., p. 445. 221
LES RELATIONS CONCRÈTES AVEC AUTRUI
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plement comme " être-en-soi ". Je m'en remets à autrui du soin de me faire exister. Se référant à la " fêlure " causée dans l'existence de Baudelaire par le second mariage d'une mère qu'il adorait, Sartre note que le résultat en fut de le jeter " sans transition dans l'existence person nelle ". " L'enfant tient ses parents pour des Dieux. Lorsque ces êtres divins posent leur regard sur lui, ce regard le justifie aussitôt jusqu'au cœur même de son existence ; il lui confère un caraâère défini et sacré : puisqu'ils ne peuvent se tromper, il efl comme ils le voient... CeSt de cette sécurité absolue de l'enfance que Baude laire a la nostalgie... Injustifié, injustifiable, il fait brusquement l'expérience de sa terrible liberté. Tout eSt à commencer : il émerge soudain dans la solitude et le néant. C'est ce dont Baudelaire ne veut à aucun prix. Ses parents restent pour lui des idoles haïssables — mais des idoles... Il réclame d'être autre, certes, mais autre parmi les autres ; son altérité dédaigneuse demeure un lien social avec ceux qu'il méprise, il faut qu'ils soient là pour la reconnaître... Ce qu'il demande, ce n'eSt pas l'amitié, ni l'amour, ni des relations d'égal à égal : il n'a pas eu d'amis, tout au plus quelques confidents canailles. Il réclame des juges. Des êtres qu'il puisse placer délibéré ment hors de la contingence originelle, qui existent en un mot, parce qu'ils ont le droit d'exister et dont les arrêts lui confèrent à son tour une " nature " Stable et sacrée. Il consent à passer à leurs yeux pour coupable. Coupable à leurs yeux, c'eSt-à-dire absolument coupable... J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux. Attirer le regard d'une géante, se voir par les yeux de celle-ci comme un animal domestique, mener l'existence nonchalante, voluptueuse et perverse d'un chat dans une société aristocratique où des géants, des hommes-Dieux ont décidé pour lui et sans lui du sens de l'univers et des fins dernières de sa vie, tel eSt son souhait le plus cher ; il voudrait jouir de l'indépendance limitée d'une bête de luxe, oisive et inutile, dont les jeux sont protégés par le sérieux de ses maîtres... N'eSt-il pas nécessairement masochiste dans la mesure où son besoin de consécration le conduit à rechercher d'être un objet pour de grandes consciences sévères ?" (p. 38 à 43.) Mais le masochisme, du fait même qu'il eSt une attitude, cons222
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titue un échec : car je deviendrai peut-être objet pour autrui, mais je ne le deviendrai jamais pour moi. Je puis faire subir à l'autre ma présence comme objet, je suis obligé de me la donner à moi-même, et de plus j'utilise l'autre comme un instrument pour parvenir à mes fins — ce qui, de nouveau, m'oppose à lui comme un sujet à un objet. Écoutons maintenant la conclusion de Sartre : " Le masochisme eSt donc par principe un échec. Cela n'a rien qui puisse nous éton ner si nous pensons que le masochisme eSt un " vice " et que le vice eSt, par principe, l'amour de l'échec32. " Or le masochisme, tel qu'il nous a été décrit, peut passer — du point de vue ontologique— pour une tentative moins ambitieuse que celle de l'amour, puisqu'il s'agit seulement pour le sujet d'y nier sa propre subjeâivité, cependant que dans l'amour il aspire à la justifier en tant que subjeâivité... par le moyen de son objeâivation pour autrui. A vrai dire, il n'y a là qu'une apparence : nous savons que les deux sortes de tentatives sont également vouées à l'échec, ni plus ni moins l'une que l'autre. Dès lors, quand Sartre nous parle du "vice masochiste " " amour de l'échec ", ne devons-nous pas penser que, dans l'amour même qui nous a été décrit, l'homme lui apparaît sans cesse au bord du masochisme? Cet échec de l'amour, n'eSt-il pas, pour lui, bien proche ^de se changer en un amour de l'échec ? Sans doute, sur le plan de l'irréfléchi, l'homme se lance-t-il dans ses entreprises et les fait-il succéder les unes aux autres sans s'interroger sur leur signification fondamentale. Sur ce plan, jamais il n'aura conscience de désirer l'échec. En effet, le masochiste ne s'y complaît que sans se le dire. Quant à l'amant, il le redoute toujours. Mais prenons-y garde. Ce qu'il redoute, ce qu'il déplore, c'eSt tel ou tel échec : l'amour de l'autre était insuffisant pour justifier sa propre exis tence, ou trop grand pour que l'autre ait pu demeurer un libre sujet capable de valoriser l'objet de son amour; mais peut-être exiSte-t-il au monde quelque être parfait qu'il suffirait de rencontrer pour atteindre la réussite; Don Juan, ainsi, allait de femme en femme, et nous savons qu'il eSt — avec le Comédien, le Conqué rant et, supérieurement, l'Artiste — l'un des types héroïques de 32. L'Être et /e Niant, p. 447. 223
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l'absurdisme dont nous sommes redevables à M. Camus ». Ab surde également, la conduite de ces âmes d'anciens tyrans qui, dans un des plus beaux mythes platoniciens •*, rechoisissent tou jours, au départ de chaque nouvelle vie, les mêmes destinées de tyrans—persuadées que le changement des conditions extérieures pourra pallier leur propre renoncement à se changer elles-mêmes. Nous aurons à revenir sur ce mythe, à propos de la notion de destinée. Mais notons au passage, comme les plus susceptibles de réclairier, certaines remarques d'Alain : " L'ambitieux déçu juge qu'il s'y eSt mal pris... Un avare volé se plaint d'être volé, il ne se plaint pas d'être avare... le tyran chassé lève une autre armée. Et le vaniteux humilié rêve de vanité triomphante... Comme elles sont agitées, ces âmes, à l'idée de choisir, de recommencer tout à neuf, de tout changer, mais sans se changer !... Tout instant (e§t) mourir et revivre; A chaque instant une vie neuve nous éSt offerte... Notre faute eSt d'essayer encore une fois la même vieille ruse, en espérant que Dieu changera...86. " Il eSt donc hors de doute que l'attitude que vient de nous décrire Sartre sous le nom d'amour cet une attitude absurde : celle d'un être mené par un souci fondamental et qui, de toute sa mauvaise foi, se cantonne dans l'emploi irréfléchi des moyens ou dans une réflexion " complice " sur les obstacles qu'il se suscite dans sa recherche passionnée. Sartre le déclare d?ailleuts expressément : "L'homme recherche l'être à l'aveuglette, eh se cachant le libre projet qu'est cette recherche; il se fait tel qu'il soit attendu par des tâches placées sur sa route. Les objets sont des exi gences muettes, et il n'eSt rien en soi que l'obéissance passive à ces exigences?6." Une telle attitude n'eSt que pour éviter l'angoisse de se retrouver face à sotihêmey libre et injustifiable. Prise à ce niveau, la vie humaine apparaît radicalement absurde : Vabsurdkme consiste à la maintenir à ce niveau. Mais si par contre nous envisageons que, par-delà l'attitude irréfléchie et la réflexion complice, une réflexion purifiante puisse intervenir, le rôle de cette 33. Cf. Le Mythe de Sisyphe, partie, p. 97 et 106, Essais XII. 34. Platon, La République, livre X, 614 a, ad finem. 35. Alain, Idées " ER ", p. 95 à 102. — 36, L'Êtreet leNéantip.jzi. 224
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dernière consistera précisément à manifester l'absurdité de notre existence spontanée, en dévoilant notre mauvaise foi comme un projet de passion par angoisse de l'aéHon libre : comme un " amour de l'échec ", par refus de toute entreprise personnelle. Comprenons donc.qu'avec la description ontologique, nous sommes sur le plan de k généralité — et nous avons déjà vu, avec M. Merleau-Ponty, que c'est sur ce plan que se situe l'hypocrisie de soi à soi 87. Bref, nous sommes dans l'anonyme et dans l'inauthentique. Nos tâches y sont inscrites sur le monde, semblables à celles d'autrui, car elles procèdent d'une valorisation spontanée commune à tous les hommes. Nos échecs sont des échecs objectifs, sur un fond d'existence généralisée, de situations types, fond à partir duquel se dégage à peine notre existence individuelle. L'a mour enfin n'y eSt rien de plus que la rencontre de cette tendance qui pousse l'homme en général à vouloir se réaliser dans une plé nitude d'être— avec le fait contingent de l'existence d'autrui, qui menace de rendre cette tentative encore plus vaine. Que l'homme cesse de se laisser prendre à cette généralité, qu'il se dévoile à lui-même, par-delà sa situation, son propre projet fondamental, qu'il conçoive, par-delà la vanité de ses diverses tentatives, la vanité même de ce projet, — alors il lui sera possible de se choisir soit comme assumant librement cet échec, soit comme le dépassant vers un usage délibérément humain de sa liberté. Dans le premier cas, sa passion anonyme et de mauvaise foi pourra se changer en a&ion personnelle, sous la forme d'un don de soi inconditionné; car d'une part, le conflit avec autrui perd son sens dès qu'a été saisie la vanité du projet qui l'avait fait surgir, et d'autre part l'homme qui se sait à l'origine des difficultés qu'il rencontre, loin de songer à les reporter sur autrui, les accepte dans la joie et fait l'épreuve de sa liberté dans la générosité. — Dans le second cas, l'homme apprend qu'il doit renoncer à tout dépassement de l'humain vers un au-delà de l'humain et manifester son choix dans un libre engagement qui ne soit plus polarisé par son souci pri mitif de coïncidence avec soi. Nous aurons à préciser ces deux attitudes. Mais ce qui compte ici, c'est que, dans les deux cas, la cause de l'échec a disparu, entraî37. Cf. Phénoménologie dela perception, p. 190. 225 8
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nant avec elle tous les retentissements de cet échec dans lés divers domaines de comportement. Et ce qu'il faut remarquer, de plus, c'est que toute philosophie se situe par essence sur le plan d'une réflexion purifiante : c'est là sa raison d'être. Aussi y aurait-il contracU&ion de sa part à défi nir, de ce point de vue, le donné humain comme déjà purifié. S'il y a tentative philosophique, c'eSt qu'il y a nécessité de purifier l'existence sous sa forme primitive, et possibilité d'opérer cette purification. En ce sens, les deux fautes philosophiques fonda mentales sont l'optimisme — qui tient le Bien pour existant, pour donné dans le réel—et le pessimisme — qui tient le Bien pour inac cessible. De toute façon, c'est admettre qu'il n'y à rien à changer, que là réalité humaine eSt ce qu'elle eSt, et rien de plus, et c'eSt en même temps proférer la même sorte d'absurdité que le matérialiste démontrant que la conscience n'existe pas. Philosopher, c'eSt toujours manifester quelque pouvoir de transformation de soi. ÇéSt introduire dans le monde humain, déjà valorisé par le fait même de l'exigence humaine, quelque valeur authentique qui ne se situe plus sur lé plan du fait et de la spontanéité, mais sur celui du droit et de la liberté. Et, peut-être vôudra-t-^on le concéder, ce serait, tout compte fait, servir assez mal la cause de l'Amour que de prétendre voir d'emblée dans l'amour humain je ne sais quelle valeur universelle, plus ou moins réalisée selon les cas. Qui ne voit, en effet, que cette *f valeur " n'aurait pas valeur ? Qu'on se rappelle donc comment nos moralistes du xvii e siècle ^ ce sièclede " l'honnête homme" — ont parlé de l'amour. Là Rochefoucauld n'a-t-iï pas donné la clef d'une description : de toute attitude naturelle, en parlant d'amour-propre? Amour-propre, ç'eSt-à-dire : amour de soi, souci exclusif de coïncider avec soi-même. Et que disait Spinoza ? " Tendance de l'être à persévérer dans l'être. "Seulement La Rochefoucauld ne propose aucun moyen de rompre le cercle de l'intérêt, et Spinoza n'apporte qu'une " éthique " déterministe — où notre libération réside dans l'adhésion joyeuse à là nécessité universelle. L'absurdisme eSt en germe dans ces descriptions de l'existence inauthen tique qui se changent en systèmes de l'Existence. Reprochera-t-on à Sartre d'avoir décrit l'absurde et évité l'absurdisme ? 226
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Que maintenant Ton aborde la seconde des deux tendances qui se manifestent dans les relations avec autrui, celle qui consiste à rechercher l'appropriation de sa liberté à travers une appropria tion totale de son corps. Qu'on relise lés pages de Sartre sur le désir, sur le sadisme, et sur là haine. Que l'on note au passage certaines formules de mise au point : "Nous n'avons pas voulu, par ces quelques remarques, épuiser là question sexuelle ni surtout celle des attitudes envers Autrui. Nous avons voulu simplement, marquer que l'attitude sexuelle était un comportement primitif envers Autrui88. " — " Ces considérations n'excluent pas la possi bilité d'une morale de la délivrance et du Salut. Mais celle-ci doit être atteinte au terme d'une conversion radicale dont nous ne pouvons parler ici **■ ", etc. Alors peut-être on n'aura plus de doutes sur la signification d'un prétendu" scandale " —- qui consiste en définitive à réserver à titre de valeur ce par quoi l'homme peut, s'il le choisit, s'arracher à l'aveuglement de l'espèce : la libre invention de son humanité. Le seul enseignement que nous aimerions tirer ici, de la descrip tion que donne Sartre de l'attitude sadique, se rapporte risation qu'on y peut trouver — sous une forme évidenunent extrême — de l'une des manières d'être de toute conscience qui n'eSt point encore parvenue à l'existence authentique. Qu'on se rappelle la scène de Morts sans\ sépulture où l'on voit l'un des miliciens s'efforcer de prouver à sa vidtime qu'elle eét lâche, tout en continuant à la torturer. En première approximation, le but poursuivi par le bourreau n'eSt déjà plus d'obtenir des ren^ seignements, mais de se justifier du supplice qu'il fait subir au maquisard, en rendant celui-ci parfaitement méprisable. Mais il eét clair qu'il ne se rassurera vraiment qu'au prix de faire admettre à sa viâime elle-même son çaraâèfe méprisable : il ne lui suffit pas de penser que l'autre e£t un lâche, il faut que l'autre le confirme par son aveu. Et plus il le torture, plus il se charge lui-même dé ce poids effroyable, — plus il a besoin de cette justification. À mesure que s'affirme son échec, sa culpabilité s'aggrave et le pousse à poursuivre désespérément la tentative : il eSt coupable de n'avoir pas su obtenir un aveu spontané, aussi va-t-il tenter jusqu'à l'ex38. UÊtre et le Néant, p. 477. -^ 39. Ibid., p. 484, note 1. 227
LES RELATIONS CONCRÈTES AVEC AUTRUI
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trême limite l'impossible synthèse de la persuasion par la violence. " ...Le speâacle qui s'offre au sadique eSt celui d'une liberté qui lutte contre l'épanouissement de la chair et qui, finalement, choisit librement de se faire submerger par la chair. Au moment du renie ment, le résultat cherché eSt atteint ", le corps pantelant, lié par des cordes, " a cessé d'être l'objet qui se meut spontanément. Et c'e§t justement à ce corps-là qu'une liberté choisit de s'identifier par le reniement; ce corps défiguré et haletant eSt l'image même de la liberté brisée et asservie *° ". C'eSt de la liberté de l'autre qu'il s'agit de s'emparer, c'est elle —paradoxalement — qu'il faut contraindre, et cela n'eSt possible qu'en la sollicitant à s'incarner. Mais c'e§t à ce moment-là que le bourreau saisit le mieux son propre échec : " Le sadique découvre son erreur lorsque sa viéHme le regarde", car elle le voit alors comme " sadique ", comme " bour reau ", elle fige en propriété inhérente à lui ce mode de compor tement qu'il avait prétendu lui faire justifier comme libre aâivité. Or peut-être n'eSt-il pas nécessaire d'opérer de très profonds retours sur soi-même pour déceler, dans certaines conduites d'ap parence anodine, le germe de l'attitude sadique—tout comme, symétriquement, celui de l'attitude masochiste. Nous avons déjà vu ce qu'était la colère : conduite de défaitisme de l'être qui renonce à l'effort qu'il lui faudrait faire pour convaincre autrui sur le plan de l'entente entre deux libertés, et qui fait appel à des procédés du type magique. Nous pouvons maintenant pousser plus loin cette analyse : on voit qu'il s'agit en effet, pour l'homme en colère, de remédier à l'inefficacité de son argumentation en impression nant son interlocuteur. Il s'efforce ainsi de le faire pénétrer dans un monde où les arguments ne comptent plus, où il acceptera de se réduire à ce complexe corporel, où il s'engagera lui-même dans une attitude qui aura précisément pour effet de lui faire vivre la peur avec tout son être. On n'a pas toujours besoin de manier des tenailles et de serrer des vis pour agir en sadique et en bourreau. Quel homme pourrait dire qu'il n'a jamais joui — ne fut-ce qu'en imagination —des prodigieux effets qu'une crise de colère permet d'obtenir sur autrui ? Pareillement, aucun homme n'ignore sans doute le " procédé ", le plus souvent irréfléchi, qui consiste — au 40. UÊtre et le Néant, p. 474. 228
LES RELATIONS CONCRÈTES AVEC AUTRUI
terme de quelque vaine discussion avec la femme qu'il aime — à l'envelopper de tendresse physique, à créer en elle le trouble de la chair, pour obtenir un assentiment, une justification, un pardon, qu'elle n'eût point accordés sur le plan des relations d'égal à égal? Les enfants cajoleurs sont déjà des tyrans. La douceur d'un regard eSt d'abord envoûtement, sorcellerie. Il eSt facile de faire triompher l'idéalisme en face de ceux qui disent : "l'homme eSt un loup pour l'homme "; on vient moins facilement à bout de cette autre formule —qui caraâérise mieux la réalité ambiguë des rapports avec autrui : " l'homme eSt un sorcier pour l'homme ". Si l'expansion vers autrui, dans l'attitude naturelle, était déjà valable, si déjà elle portait en elle sa propre valeur, le problème moral ne se poserait pas. Mais ce n'eSt point le désir de commu nion qui importe, c'est la signification profonde de ce désir. Nul ne songerait à mettre sur le même plan la " pureté " de l'enfant qui tend les bras vers sa mère et la pureté d'un Charles de Foucaùld accueillante aux douleurs de ses semblables : l'une eét naturelle et spontanée, l'autre eSt reconquise durement sur toutes les tentations de fausse douceur. Le premier mot de la morale pourrait être : " Méfie-toi de ta tendresse. "
TROISIÈME PARTIE
VERS LA MORALE DE L'AMBIGUÏTÉ LA RÉALISATION CONDITIONNELLE DE L'HUMAIN " IIn'a pas eu lavie qttil méritait." De cetie maxime consolante, la vie de Baudelaire semble une illustration magni fique*» ...JS/■;"/// avait mérite sa vie? $i> au contraire des idées reçuesy les hommes n'avaientl Jamaùque la vie qu'ils méri tent? Il faut y regarder de plus pris. J.-P.
SARTRE> Introdu£tion
ux Écrits intimes de Baudelaire.
t L'ACTION ET LA LIBERTÉ
La quatrième et dernière partie de l'Être et le Néant e§t celle que le leâeur, même peu soucieux de se familiariser avec les difficultés techniques, aura le plus d'aisance, et le plus d'intérêt, à lire. Elle développe, à partir des implications contenues dans les analyses des trois premières parties —et de façon beaucoup plus accessible —, une théorie de l'a&ion en général : agir, c'e§t en effet, pour la réalité humaine, entretenir avec le monde le rapport le plus fonda mental, celui par lequel elle dépasse la simple détermination Sta tique de la configuration du monde pour modifier ce monde dans sa matérialité même. Or, la première constatation qui s'impose c'eSt que l'aâion, au sens plein du terme, à§t toujours intentionnelle. On n'agit pas quand on ne poursuit pas une fin : l'aâion n'eSt pas simple mouve ment. D'où il suit que la condition première de l'aâion, c'eSt la liberté — qui permet à la conscience de se retirer à la fois du monde plein dont elle e§t conscience et de son propre passé, pour pouvoir les considérer " à la lumière d'un non-être 1 ", pour pouvoir imaginer autre chose que ce qui e£t. Et nous savons que " l'homme eSt libre parce qu'il n'eSt pas soi mais présence à soi " et que la liberté c'est précisément ce néant au cœur de la réalité-humaine, qui la contraint " à se faire, au lieu d'être »"* En un sens, cette liberté e& absolue; elle ne subit le poids d'aucun "motif " ou " mobile ", d'aucune "passion " -—car c'est elle qui donne leur sens à toutes les " déterminations " qui pourraient lui i. L'Être et le Néant, p. 511. — 2. JW
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venir de l'extérieur ou du passé. En se projetant vers une fin libre ment choisie, elle découvre des appuis et des obstacles dont la valeur comme tels ne procède que de ce choix. Et l'on peut dire qu'elle se situe par-delà la délibération volontaire, qui procède elle-même d'une intention : choix fondamental, opéré par le sujet, de se placer, pour agir, sur le plan de la réflexion. Ce qui ne signifie point que la liberté doive être assimilée au pur caprice, ni l'aâion à une agitation sans cesse arbitraire. " Certes, chacun de mes aâes, fût-ce le plus petit, eSt entièrement libre... mais cela ne signifie pas qu'il puisse être quelconque, ni même qu'il soit imprévisible 8. " C'eSt qu'en effet toute possibilité particulière doit être resituée dans l'ensemble des projets que je suis, et cet ensemble constitue une totalité organique, une synthèse unitaire qui représente ma possibilité ultime, le choix fondamental que j'ai fait de moi-même. Je puis évidemment revenir sur ce choix, nie dégager de lui --- et l'angoisse e§t précisément la saisie de cette possibilité perpétuelle de radicale transformation de soi. Mais tant que je demeurerai dans le cadre de ce choix fondamental, mes projets particuliers — quoique ne découlant point de lui avec la rigueur d'une conséquence logique— s'articuleront avec lui dans une souple continuité. Seule ma volonté, si j'abandonne momentanément le plan de l'irréfléchi, peut tenter de m'imposer reflexivement des projets qui contredisent mon projet initial. Un curieux résultat se produit alors : comme elle modifie les projets secondaires sans modifier le projet initial, le choix profond que j'ai fait deriïoi-même,elle eSt de mauvaise foi et ne saurait obtenir des résultats valables. " C'eSt ainsi, par exemple, que si mon projet initial vise à me choisir comme inférieur au milieu des autres (ce qu'on nomme le complexe d'infériorité) et si le bégaiement, par exemple, e§t un comportement qui se comprend et s'interprète à partir du projet premier, je puis, pour des raisons sociales et par une méconnaissance de mon propre choix d'infériorité, décider de me corriger de mon bégaiement. Je puis même yparvenir', sans que pourtant j'aie cessé de me sentir et de me vouloir inférieur. Il me suffira, en effet, d'utiliser des moyens techniques pour obtenir un résultat. C'e§t ce qu'on nomme ordinairement réforme volontaire y VÊtre et le Niant, p. 530. *34
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de soi. Mais ces résultats ne feront que déplacer.-l'infirmité dont je souffre : une autre naîtra à sa place, qui exprimera à sa manière la fin totale que je poursuis 4. " Nous tenons ici, peut-être, le résultat le plus important de Tontologie de Sartre. Il nous faut donc y insister, d'autant plus qu'il se présente sous Taspeâ: d'un dangereux paradoxe. Il eSt clair en effet que cette disqualification de Taâe volontaire court grand risque de choquer tout homme qui s'efforce à la moralité —-puis qu'on ne saurait s'efforcer, semble-t-il, sans faire appel à la volonté. Remarquons toutefois, en premier lieu, l'embarras dans lequel se trouve plongée toute théorie de la volonté, lorsqu'elle veut faire de celle-ci une faculté toute-puissante de l'âme humaine^ un pouvoir inconditionné de décision. La difficulté eSt.la suivante : d'une part il faut bien admettre que l'attitude volontaire eSt une attitude réflexive, mais d'autre part on l'assimile à la liberté absolue du sujet; on lui donne des motifs, chargés de rendre compte de la décision qu'elle prend, mais on fait d'elle un mobile absolu, un aâe qui se décide lui-même, un pouvoir de mobilisation de soi — nécessairement situé par-delà tout motif et toute réflexion. Bref, on reconnaît qu'elle se situe sur le plan de la pensée constituée, et l'on voudrait lui conférer la vie spontanée de la pensée consti tuante. Il y a là une antinomie irréduâible : pour la lever, il faut bien reconnaître que la volonté, en ?tant qu'effort réflexif, renvoie à une vie irréfléchie sans laquelle elle ne se comprendrait pas, et qui l'oriente elle-même selon le choix fondamental par quoi se définit la conscience à ce niveau de libre spontanéité. Ainsi la volonté, loin d'être suspendue dans le vide, né prend-elle son sens que dans le projet originel d'une liberté, toujours inten tionnelle et orientée. Elle peut aller contre ce projet originel, mais elle ne peut jamais le modifier lui-même à travers les projets secondaires dont il constitue le sens. Ce projet originel eSt" tota litaire " : il ne saurait être affeâré par un échec des Struâures par tielles qu'il développe dans TaéHon. Bien au contraire, il peut précisément consister dans le choix même de l'échec. Tel eSt l'exem ple que nous citions, dans lequel la volonté n'intervient que pouf renforcer le choix qui l'inspire : en effet, " le choix de l'infériorité 4, U Être et le Néant, p. 550. 235
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implique la constante réalisation d'un écart entre la fin poursuivie par la volonté et la fin obtenue 5 "; un tel choix utilise donc, pour se confirmer lui-même, une volonté de mauvaise foi, en porte-à-faux, fuyant la reconnaissance des vrais fins choisies — qui sont la honte et la souffrance. Le choix fondamental de la conscience e£t en effet ici de se rendre plus sensible l'infériorité même qu'elle a décidée, par la production d'efforts volontaires qui prétendent y porter remède, mais dont chacun sera saisi comme aboutissant à un échec. En d'autres termes, " avoir" un complexe d'infériorité, c'est se choisir inférieur aux autres, c'est résoudre d'un coup les diffi cultés posées par la présence d'autrui, par cette sorte d'hémorragie que subit l'être-pour-soi en tant qu'il eSt aussi être-pour-autrui, en tant qu'il aun" dehors ", en tant que sa liberté faitfigured'objet du monde. Dans Huk Clos, Garcin, qui craint d'avoir été lâche, disposerait ainsi de plusieurs attitudes fondamentales vis-à-vis de ces "autres " dont la présence lui eSt à jamais imposée. Il choisit de tenter une sorte de récupération de son être, et son unique projet eSt dès lors de convaincre la trop lucide .Inès qu'il n'efi pas lâche. Mais il aurait pu tout aussi bien se choisir indifférent au jugement d'Inès : son projet eût alors consisté à nier de mauvaise foi son être-pour-autrui, à n'en pas tenir compte, à se convaincre lui-même de son êtrangetê absolue par rapport à Inès, bref à feindre d'être situé dans un autre monde qu'elle, sans communication possible; tel eSt, par exemple, le cas de l'Étranger de Camus — qui n'eSt pas par hasard indifférent à autrui. Et il aurait pu, encore, se choisir lâche une fois pour toutes, pour éluder, d'aussi mauvaise foi que dans l'hypothèse précédente, la responsabilité qu'il a i assumer de son être-pour-autrui; mais il eSt clair que ce choix, tout comme les précédents, ne pouvait être réfléchi, et qu'il n'eût servi de rien de l'exprimer en paroles : il fallait au contraire que ce fût alors un choix constituant, opéré à la racine même de sa liberté et qui reçût sans cesse une confirmation dans les échecs répétés de tentatives volontaires d'héroïsme; il fallait que ce fût une lâcheté constamment vécue et prouvée,. constamment réalisée. Tel eSt précisément le cas du complexe d'infériorité — où il ne suffit point de se déclarer 5. L'Être et le Néant, p. 551. 236
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inférieur (car on n'y croirait pas soi-même et la première personne à convaincre pour que la démission soit effeétive, c'eSt précisé ment soi-même), mais où il faut se rendre perpétuellement inférieur à travers des efforts volontaires vers quelque forme de supériorité. On comprend dès lors que la volonté, à ce niveau, ne soit suscep tible que de velléités. Ce niveau eSt celui de la "réflexion complice ", réflexion qui ne porte que sur les Struftures secondaires de l'aâion, délibération sûr les moyens à employer pour atteindre telle ou telle fin — mais au cours de laquelle on refuse de s'interroger sur l'existence et la portée d'une fin suprême, d'un choix fondamental. Telle eSt la vie " au jour le jour ", vie qui ne se pense elle-même que pour se donner raison, qui ne se donne tort que dans l'emploi de tel ou tel procédé, et dont on rapporte l'échec fondamental non point à un choix, lui-même fondamental, que l'on préfère ignorer — mais au carac tère fatal de toute " destinée ". Mais cette "destinée " même, c'eStle sujet qui l'a voulue en tant que telle, dans la mesure où son unique souci — vécu mais non explicité — eSt de se constituer en essence achevée, mais consciente de soi, bref, d'en finir avec cette existence épuisante qui se défait sans cesse elle-même et manifeste à tout propos son inconsistance et son insécurité. Peu d'hommes acceptent de ne pas être. Beaucoup, par contre, sont résignés à n'être que ceci ou cela, c'eSt-à-dire qu'ils s'y rési gnent aâivement et préfèrent renoncer à telle ou telle ambition particulière plutôt que de renoncer à cette falsification fondamentale d'eux-mêmes par où ils tentent d'éliminer une liberté qui les oppresse. Ils agissent en somnambules, pour n'avoir pas voulu réveiller leur projet fondamental de toujours dormir. Le choix qu'on fait de soi se confirme en lui-même et dans ses opérations sur le monde. Ce n'eSt pas en lui tournant le dos, et en s'aâivant dans les comportements secondaires qui en résultent, que l'on aura des chances de se délivrer de lui. On ne se délivre pas plus d'un complexe d'infériorité en se délivrant de son bégaiement, qu'on n'arrête l'inondation provoquée par un robinet grand ouvert en se précipitant pout éponger les parquets. L'erreur de tout système d'éducation de la volonté eSt préci sément qu'il tend à confirmer celle-ci dans son système d'aveu237
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glèment — sans jamais s'interroger sur la dépendance où elle se trouve elle-même par rapport à un choix plus fondamental. Et c'e§t pourquoi la célèbre formule d'Alain : "Paraître eStun chemin vers être, et peut-être le seul ", peut cara&ériser doublement le niveau de ia réflexion complice — puisqu'elle propose l'être comme idéal sans s'interroger sur la signification même de cet idéal, et qu'elle manifeste la nécessité d'employer dès lors des moyens purement extérieurs à la fin qu'on se propose.
Ainsi apparait-il qu'aucune pédagogie ne saurait avoir valeur si elle néglige de se-"fonder dans une réflexion purifiante, où l'être se découvre à lui-thême^ explicitement, non plus comme choisi par quelque DeStin, mais comme choix initial de lui-même, absolu ment contingent et injustifiable. Ce choix e§t" absurde "en ce sens qu'on né peut en rendre raison, puisque c'eSt par lui que les raisons viennent à l'être, par lui que la notion même d'absurde reçoit un sens; opéré sans point d'appui, se diâant à lui-même ses motifs* il e§t en outre obligatoire, car il n'y a pas possibilité de ne pas choisir. ïl implique le surgissement simultané du monde et du temps, car il ne saurait être choix à partir de rien, à l'égard de rien, et, d'autre part, étant nécessairement intentionnel, il éclaire le présent au moyen dé tel ou tel futur qu'il se donne. Il se développe donc sur le monde et dans la durée — et c'eSt là que la réflexion complice tend à le maintenir (tendance de l'être à persévérer dans l'être). Et ce que redoute la réflexion complice^ c'eSt l'apparition de Finfiant, qui disloque la durée et rejette là considération exclusive dès aéHons suivies où le sujet se perdait dans le monde. L'injftant e& une faille qui met fin au projet initial pour engager un nouveau projet, un nouveau choix de soi-même : l'inStant eSt conversion. Tout projet fondamental eSt à la merci de l'inStant — dans la mesure où il eSt une intention et non un état; nous savons en effet qu'une intention tend à se prolonger dans ses propres manifestations, mais qu'elle ne peut jamais cesser d'être en quelque façon consciente (d') elle-même. ,"■ A chaque moment jje suis donc à pied d'œuvre " pour une objeâion et un dépassement de mon choix initial. " De là mon angoisse, la peur que j'ai d'être soudain exorcisé, 238
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c'eSt-à-dire de devenir radicalement autre; mais de là aussi le surgissèment fréquent de "conversions " qui me font métamorphoser totalement mon projet originel. Ces conversions, qui n'ont pas été étudiées par les philosophes, ont souvent inspiré, au contraire, les littérateurs. Qu'on se rappelle Pinfiant où le Philoftète de Gide abandonne jusqu'à sa haine, son projet fondamental, sa raison d'être et son être; qu'on se rappelle l'instant où Raskolnikoff décide de se dénoncer. Ces instants extraordinaires et merveilleux, où le projet antérieur s'effondre dans le passé à la lumière d'un projet nouveau qui surgit sur ses ruines et qui ne fait encore que s'esquisser, où l'humiliation, l'angoisse, la joie, l'espoir se marient étroitement, où nous lâchons pour saisir et où nous saisissons pour lâcher, ont souvent paru fournir l'image la plus claire et la plus émouvante de notre liberté. Mais ils n'en sont qu'une manifestation parmi d'autres6.,"'. ; '--^ Que l?on fasse bien attention à cette dernière remarque. Elle nous renvoie en effet à deux plans fort différents l'un de l'autre : io Tout d'abord, elle insiste sur le fait que nous ne devenons pas libres dans ces moments de conversion, puisque notre choix anté rieur était lui-même un choix libre. Nous sommesliberté par rapport à toute forme d'être, et ç'eSt en ce sens que nous sommes néant d'être. Même si nous sonmies projet d'être, par là même nous ne sommes pas cet être vers lequel nous tendons. Telle éSt notre iberté, sur le plan de l'ontologie : liberté de fait, contingente* irréduâîble, absurde; simple condamnation de la réalité humaine à ne jamais coïncider avec soi, perpétuelle évasion à soi d'un être qui ne peut pas" être soi''. En ce sens, notre liberté apparaît plutôt comme une sorte de fatale impuissance, qui fasciné l'homme en lui proposant une valeur sans valeur, le mène à un échec absolu, et fait de lui "une passion inutile "; 20 Mais la remarque de Sartre nous indique en même temps l'insuffisance foncière d e " conversions " qui se produisent, ainsi, plus que le sujet ne contribue à les produire. Et là nous sommes renvoyés à la mise au point rapide que nous avions déjà eu l'occa sion de citer : " Ces considérations n'excluent pas la possibilité d'une morale de la délivrance et du salufc Mais celle-ci doit être 6. L'Être et le Néant, p, 555. *39
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atteinte au terme d'une conversion radicale dont nous ne pouvons parler ici 7 . " On voit qu'il ne s'agit point, dans les deu£ cas, du même type de conversion. L'une eSt immédiate, gratuite, et ellemême " absurde ", l'autre eSt laborieuse, elle met en jeu un effort moral de délivrance. C'eSt dire qu'elle manifeste une attitude nouvelle à l'égard de la liberté. Celle-ci au lieu d'être seulement vécue, et employée à se renier pour éviter l'angoisse de l'injustifiable, devra être assumée en tant que l'étoffe même de la personne : cette libertévaleur se traduira dans un projet qui acceptera de n'avoir qu'elle pour fondement, qui renoncera à se rassurer sur quelque justifi cation de mauvaise foi. " Ce type particulier de projet, qui a la liberté pour fondement et pour but, mériterait une étude spéciale. Il se différencie radicalement en effet de tous les autres en ce qu'il vise un type d'être radicalement différent. Il*faudrait expliquer tout au long... ses rapports avec le projet d'être-Dieu (l'être absolu conscient de soi, cause de soi) qui nous a paru la'Stru&ure profonde de la réalité humaine. Mais cette étude ne peut être faite ici : elle ressort en effet à une Éthique et elle suppose qu'on ait préalable ment défini la nature et le rôle de la réflexion purifiante (nos des criptions n'ont visé jusqu'ici que la réflexion " complice "); elle suppose en outre une prise de position qui ne peut être que morale en face des valeurs qui hantent lé Pour-Soi8. " De quels renseignements disposons-nous pour préciser cette notion de réflexion purifiante ? Tout d'abord, nous nous souvenons de l'avoir rencontrée dès l'étude psychologique des émotions. Nous avions vu en effet que la conscience eSt viâime de son propre piège. " La conscience de l'émotion eSt captive, mais il ne faudrait pas entendre par là qu'un existant quelconque extérieur à elle l'aurait enchaînée. Elle eSt captive d'elle-même, en ce sens qu'elle ne domine pas cette croyance — qu'elle s'efforce de vivre, et cela, précisément parce qu'elle la vit, parce qu'elle s'absorbe à la vivre... La libération doit venir d'une réflexion purifiante ou d'une disparition totale de la situation émouvante 9. " Et, plus loin : " La réflexion purifiante de la réduâion phénoménologique peut saisir l'émotion en tant 7. UÊtre et le Néant, p. 484, note. C'est nous qui soulignons. — 8. Ibid.y p. 670. — 9. Esquisse, p. 43. 240
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qu'elle constitue le monde sous forme de magique. " Je le trouve haïssable parce que je suis en colère. " Mais cette réflexion eSt rare et nécessite des motivations spéciales. A l'ordinaire^ nous dirigeons sur la conscience émotive une réflexion complice qui saisit certes la conscience comme conscience, mais en tant que motivée par l'objet : " Je suis en colère parce qu'i). eSt haïssable. " C'eSt à partir de cette réflexion que la passion va se constituer 10. " Ce passage eSt précieux, car il opère l'identification entre l'attitude phénoménologique et l'attitude éthique, qui porte en elle la conversion exigée par une aâion morale. Il apparaît donc que la phénoménologie met en jeu, pour décrire le plan de l'irréfléchi et de la réflexion complice, une réflexion purifiante qui n'est autre que la fameuse tentative de " rédu&ion " de Husserl — ou, du point de vue de Sartre, le retour à la conscience, la prise de position initiale dans le Cogito préréflexif. Et il eSt clair, en effet, qu'on ne saurait décrire l'irréfléchi en demeurant soi-même sur le plan de l'irréfléchi : nous avons déjà rencontré cette difficulté. Seulement, la précaution à prendre, c'eSt — en passant au plan de la réflexion — de ne pas se couper de l'irréfléchi qu'on veut décrire, de rester en quelque sorte en continuité avec lui. Et si l'opération eSt possible, c'est que précisément, en fait, il y a deux sortes de réflexion : " La réflexion pure, simple présence du pour-soi réflexif au pour-soi réfléchi (c'eSt-à-dire à l'irréfléchi — qui se trouve par là même " réfléchi "), eSt à la fois la forme originelle de la réflexion et sa forme idéale : celle sur le fondement de laquelle paraît la réflexion impure, et celle aussi qui n'eSt jamais donnée d'abord, celle qu'il lui faut gagner par une sorte de catharsis (purification). La réflexion impure ou complice... enveloppe la réflexion pure, mais la dépasse parce qu'elle étend ses prétentions plus loin u . " On voit se répercuter ici l'ambiguïté sur laquelle nous nie ces sons d'insister : le surgissement originel de la réflexion eSt " pur " — mais cette réflexion pure doit être " purifiée ". En fait, elle efi pure ; mais, pour reprendre un mot que Valéry appliquait à la méthode historique, " que faire d'un fait " ? Un fait ne nous eSt jamais " donné " — simplement sa réalisation nous eSt proposée : il n'eSt jamais qu'une occasion, à nous de nous en saisir. La liberté 10. n'Être et le Néant, p. 49. — 11. Ibid.9 p. 201, Cf. également 206. 241
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en nousri'eStqu'un appel, que nous sommes libres de méconnaître. Et comme nous commençons toujours par là, comme nous utili sons d'abord la liberté à se rénier elle-même, il faut bien ensuite que nous nous efforcions dé nous libérer. Or la réflexion impure ou complice eSt cette tentative dû pour-soi pour ressaisir son être, pour être pleinement pour lui-même : " Réflexion qui cherche à déter miner l'être que je suis12. " Cet effort de récupération de soi, de fondement de soi eSt voué à l'échec, et il introduit précisément au sein du pour-soi une distance réflexive absolue, une irrémé diable scission — dans la mesure où le pour-soi ne peut se récupé rer lui-même sans s'arracher d'abord à lui-même, sans se constituer en quelque façon commeun autre pour-soi. " La réflexion impure e§t un effort avorté du pour-soi pour être autrui en reliant soi18. " Il faudra donc purifier la réflexion et obtenir d'elle qu'elle rénonce à une telle récupération, et quelle revienne — si l'on ose dire — à la naïveté d'une présence à soi originelle, mais explicitée, dévoilée dans ses carrières essentiels. Au niveau de la réflexion complice, l'être semble parfois très dur vis-à-vis de lui-même : il eSt seulement âpre à l'égard de la vie, il s'en prend à ce qu'il y a en lui de généralité, à l'anonymat de ses défauts; mais c'est pour se garder de s'atteindre en son fond per sonnel, en son projet ultime — dont peut-être il saisit parfois, dans l'angoisse, l'éventualité d'une remise en question. Et c'est précisé ment sur ce plan de l'hypocrisie de soi à soi, que nous assistons à la constitution "—- par la réflexion impure — de la succession des faits psychiques en mêm<e temps que de la temporalité psychique, dont nous avons vu qu'elle constitue une sorte d'alourdissement et de subStantialisation de la temporalité originelle. Là volonté, par exemple, dans son intention de méconnaître le choix initial, " constitue des objets psychiques faux comme mobiles, pour pou voir délibérer sur ces mobiles et se décider à partir d'eux (amour de la gloire, amour du beau, etc.) " 14. Mais nous savons que " la délibération volontaire eSt toujours truquée. Comment, en effet, apprécier des motifs et des mobiles auxquels précisément je confère leur valeur avant toute délibération et par le choix que je fais de 12. UÊtre et le Néant, p. 218. — 13. Ibid., p. 208. — 14. Ibid., p. 552. 242
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moi-même ? 16 ", c'eSt-à-dire des motifs et des mobiles qui ne sont rien en eux-mêmes, qui ne sont pas des objets affeâés de certaines qualités— mais qui ne se soutiennent à la conscience que dans l'indissoluble unité que leur confère le surgissement même de mon libre projet. L'alourdissement de la conscience en psychisme disparaît au contraire au niveau de la réflexion pure — où l'être ne cherche plus à se donner des motifs, des mobiles, des points d'appui, des justifi cations, mais où il reporte toute son exigence sur le choix de luimême que constitue son projet fondamental.
Nous n'insisterons pas sur l'ensemble des considérations de Sartre, concernant la situation. Tout ce que nous avons pu noter jusqu'ici implique en effet ce que Sartre appelle la liberté en condi tion. Le pour-sôi n'eSt libre qu'en situation, c'eSt-à-dire dans le rapport de sa liberté à sa condition. Et celle-ci procède de divers faâeurs — tels que la place qu'il occupe, son passé, les potentialités des choses autour de lui (c'est-à-dire, si l'on vçut,le degré de mania bilité de ce complexe d'uStensiles que représente pour lui le monde environnant). Sartre montre qu'aucun de ces faâeurs ne saurait limiter du dehors la liberté. " Les seules limites qu'une liberté rencontre, elle les trouve dans la liberté16 ", c'eSt-à-dire en ellemême ou dans l'aliénation de sa situation, dans le fait thème de l'existence de cette situation pour autrui, qui lui impose un " de hors ".Mais il eSt clair qu'U s'agit toujours, eh dernière analyse,. de limites choisies par ma liberté ; car éprouver cette aliénation, c'est reconnaître l'autre comme liberté, c'est donc assumer libre ment l'être que je suis pour lui — ce que je demeure parfaitement libre de ne pas faire, si je choisis par exemple d'ignorer mon êtreppur-autrui, de renoncer à ce trait d'union avec l'autre et de saisir l'autre comme objet. A la limite, le bourreau même qui torture sa viâime ne limite pas sa liberté : mais si nous nous rappelons que toute liberté eSt contingenté, qu'elle eSt — au revers d'elle-même — faffiçitéybtei, qu'il y a un fait de l'échappement au fait, nous dirons 15. UÊtre et le Néant, p. 527. — 16. Ibid., p. 608. *43
CONDITION HUMAINE ET LIBERTÉ
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plutôt que le bourreau détermine aussi complètement que possible cette faâicité, il la situe au plus près, il la conditionne totalement... Mais ce qu'il atteint, ce n'e§t pas la liberté de sa viâime, ce n'eSt pas son pouvoir d'échappement au fait—ce sont les conditions contin gentes à partir desquelles elle demeure libre d'échapper au fait de k torture. Et c'e§t encore sa liberté qui choisira, si elle cède à son bourreau, de venir s'identifier à ce corps meurtri, à cette faâicité, qui devient alors la chose du bourreau — puisque la viâime ne prétend plus elle-même la dépasser. •■""'■ Quant à la mort, elle ne concerne en aucune façon la réalité humaine. Ce n'e§t jamais elle qui donne un sens à la vie puis qu'elle met fin à l'aâivité signifiante. Le suicide lui-même " ne saurait être considéré comme une fin de vie dont je serais le propre fondement. Étant aâe de ma vie, en effet, il requiert lui-même une signification que seul l'avenir peut lui donner ; mais comme il e§t le dernier aâe de ma vie, il se refuse cet avenir... Le suicide e$t une absurdité qui fait sombrer ma vie dans l'absurde17 ". D'une façon générale, la mort n'e§t pas une de mes possibilités. " C'e$t parce que le pour-soi e§t l'être qui réclame toujours un après, qu'il n'y a aucune place pour la mort dans l'être qu'il e§t pour-soi18. " Je puis projeter telle ou telle mort (suicide, martyre, combat, etc.), mais je ne puis projeter ma mort— sinon de façon tout illusoire, car ce serait projeter l'impossibilité de tout projet et finalement me regarder de l'extérieur pour saisir un semblant de signification, par où se marque d'avance le triomphe du point de vue d'autrui sur le point de vue que je suis sur moi-même. Dans le Mur, Tom9 l'un des trois condamnés à mort, essaie de comprendre ce qui va lui arriver : " C'e§t comme dans les cauchemars... On veut penser à quelque chose, on a tout le temps l'impression que ça y e§t, qu'on va comprendre et puis ça glisse, ça vous échappe et ça retombe. Je me dis : après il n'y aura plus rien. Mais je ne comprends pas ce que ça veut dire. Il y a des moments où j'arrive presque... et puis ça retombe, je recommence à penser aux douleurs, aux balles, aux détonations. Je suis matérialiste, je te le jure; je ne deviens pas fou. Mais il y a quelque chose qui ne va pas. Je vois mon cadavre ; ça n'e§t pas difficile mais c'est moi qui le vois, avec 17. L'Être et le Niant, p. 624. — 18.-End. 244
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mes yeux. H faudrait que j'arrive à penser... à penser que je ne verrai plus rien, que je n'entendrai plus rien et que le monde continuera pour les autres. On n'est pas fait pour penser ça, Pablo. Tu peux me croire : ça m'e§t déjà arrivé de veiller toute une nuit en atten dant quelque chose. Mais cette chose-là, ça n'e§t pas pareil : ça nous prendra par-derrière, Pablo, et nous n'aurons pas pu nous y pré parer». " Concluons : la mort " ne saurait donc appartenir à la Struâure ontologique du pour-soi... elle e& un fait contingent qui, en tant que tel, m'échappe par principe et ressortit originellement àmafaéHcité... elle est situation-limite... La mort échappant à mes projets parce qu'elle e£t irréalisable, j'échappe moi-même à la mort dans mon projet même *° ". Ainsi, la réalité humaine en tant qu'être en situation se confirmet-elle pour nous comme " étant responssable de sa manière d'être sans être fondement de son être21 ". Les obstacles effectifs qu'elle rencontre ne lui apparaissent comme tels que selon son libre projet —.et celui-ci supprime la mort en en faisant, comme disait à peu près Épicure, le moment de la vie que nous n'avons jamais à vivre. Etfinalement," je suis responsable de tout... sauf de ma respon sabilité même car je ne suis pas le fondement de mon être. Tout se passe donc comme si j'étais contraint d'être responsable... je ne rencontre que moi et mes projets... Mon délaissement, c'est-à-dire ma faâicité, consiste simplement en ce que je suis condamné à être intégralement responsable de moi-même 22 ".
Nous étions partis de la conscience sous sa forme la plus pure. Les diverses descriptions vers lesquelles ce Cogito initial nous a successivement renvoyés ont fait apparaître progressivement — quoique de façon encore schématique — la complexité de là réalitéhumaine et les menaces d'engluement que font peser sur elle le monde, son propre passé, son corps et l'existence d'autrui. Tous 19. Le Mur, p. 21 et 22. — 20. UÊtre et le Niant, p. 629 et 632. — 21. Ibid., p. 633. — 22. Ibid.j p. 641-642. *45
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ces faâeurs concourent à créer un lacis, un enchevêtrement de condi tions qui contraint la réalité humaine à perdre de vue son projet fondamental pour se perdre elle-même et s'engourdir dans une foule de projets secondaires •— qu'elle ramasse autour d'elle, dans sa situation, plus qu'elle ne les choisit. De ce point de vue, on sait les critiques adressées par M. Mer leau-Ponty aux perspeâives de Sartre sur la liberté. Elles sont assez complètement illustrées dans les quelques remarques sui vantes : " Le choix véritable eét celui de notre caraâère entier et de notre manière d'être au monde. Mais ou biçn ce choix total ne se prononce jamais, c'est le surgissement silencieux de notre être au monde, et alors on ne voit pas en quel sens il pourrait être dit nôtre, cette liberté glisse sur elle-même et elle é& l'équivalent d'un destin, — ou bien le choix que nous faisons de nous-mêmes e§t vraiment un choix, une conversion de notre existence, mais alors il suppose un acquis préalable qu'il s'applique à modifier et il fonde une nouveUe tradition... '' —- "... H n'y aurait pas d'arrachement si la liberté ne s'était investie nulle part et ne s'apprêtait à se fixer ailleurs... le choix suppose un engagement préalable et..^ l'idée d'un choix premier fait contradiâion ^ " On voit le sens de ces critiques. Elles consistent en somme à revendiquer la primauté du concret, de l'expérience effeâive — et M. Merleau-Ponty reproche à Sartre de rechercher "les condi tions de possibilité sans s'occuper des conditions de réalité 24". En fait, nous venons de voir que l'Être et le Néant faisait fréquemment état de la faâddté, de la contingence, et décrivait même les divers faâeurs par lesquels la liberté e$t toujours " en condition ". Mais il e$t vraique Sartremaintient uneliberté sans limitations extérieures, un perpétuel pouvoir de reprise du choix initial, et par là même un choix initia — dont la notion paraît précisément contradiâoiré à M. Merleau-Ponty. En d'autres termes, pour ce dernier, tout choix suppose une diversité première, toute négation intervient sur une affirmation naturelle préalable. Reconnaissons, en effet, que le jeufte enfant ne semble guère préoccupé de s'arracher au monde et à sa situation, et qu'on aurait peine à lui attribuer un choix qu'il aurait fait de lui-même. Pareillement, on aurait peine 23. Phénoménologie de la perception, p. 501 et 502. — 24. Ibid.
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à admettre que Valéry ait pu écrire certains de ses poèmes si ses ressources poétiques n'avaient consisté qu'en cet indéfini refus et cette exigence du vide qu'on retrouve à chaque pas dans son œuvre : l'inspiration, reçue avant d'être choisie, semble nécessaire à la poésie -—et c'êft en ce sens que Morgan, dans Sparkenbroke, caraâérise celle-ci comme " un choix entre des richesses plutôt qu'une lutte avec la pauvreté ". Pourtant, prenons-y garde. Tout d'abord, nous risquons, en rejetant de la sorte la liberté effeâive à la suite d'un acquis sur le quel il lui faudra agir, de ne plus comprendre comment une telle a âion serait possible. De nouveau, comme dans plus d'une philo sophie classique, la morale exigera de l'être une conversion que la psychologie lui aura rendue inaccessible. Plus gravement même, la contradiction va se situer cette fois sur Tunique plan de la descrip tion phénoménologique — où l'on nous montrera tantôt la for mation progressive et naturelle de notre caractère, de notre manière, de notre Style de vie, tantôt le libre choix de la conscience à partir de ce " donné ". G'eft dire que la réalité-humaine sera réduite à l'alternative ideltin subi ou deftin repris et modifié eiti cours de route. Ses conversions seraient passage d'une totale aliénation primitive aune possession de soi secondaire, La création poétique ou musi cale^ par exemple, serait essentiellement intervention de quelque Muse ( " o n n e travaillé pas, on écoute. C'eSt comme un inconnu qui vous parle à l'oreille " ), et accessoirement, chez certains, rema niement et composilte^ partir de ce don initial. Bref, l'aâivité véritable ne s'instaurerait que sur le fond d'une passivité toujours requise, la consciencej au sens plein, n'interviendrait qu'à partir d'une base d'inconscience. Or il e§t clair que ce n'eét point là ce que pense M. MerleauPonty : toute " son admirable'Phénoménologiede la perception " — pour reprendre un mot de M. Alphonse de Waehlens25 auquel nous ne pensons pas qu'un seul philosophe contemporain refuserait de s'associer -^-eSt en effet consacrée à manifester l'aâivité signi fiante de la conscience jusque dans les derniers replis du compor tement humain irréfléchi. Et l'on pourrait noter par ailleurs que l'enfant VL acquiert que ce qu'il comprend, ce à quoi sa propre 25. Deucalion I, 1946. Heidegger et Sartre, p. 21.
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aétion attribue un sens, ce qui se présente à lui affecté d'une signi fication qu'il peut, tant bien que mal, reprendre à son compte ; telle e§t l'origine des surprises que Ton éprouve parfois quand il entreprend d'utiliser cet acquis : c'est que celui-ci e$t bien devenu sien, c'e§t qu'il l'a spontanément refusé en tant que pur donné, c'est qu'il en a fait quelque chose qui vaut pour lui, ne fût-ce qu'un mys tère excitant, une précieuse étrangeté. H y a bien eu là, en quelque façon, une orientation subjeétive — quoique non explicitée par le sujet lui-même. Enfin, M. Merleau-Ponty lui-même déclare expressément à propos de ce dernier point : " ... L'acquis n'eSt vraiment acquis que s'il eSt repris dans un mouvement nouveau de pensée et une pensée n'eSt située que si elle assume elle-même sa situation26. " Il faut donc que le débat se situe plus profondément — et nous pensons avoir réuni, au cours de nos analyses précédentes, tous les éléments nécessaires pour atteindre à cette profondeur. En première approximation, il nous paraît qu'il s'agit d'une équi voque sur l'emploi des mots "choix " et " liberté ". NousavoAs déjà eu l'occasion d'insister sur le caraâère négatif de la liberté au niveau de l'attitude naturelle et de la réflexion complice. Pareille ment, le choix nous semble devoir être entendu à ce niveau, comme une élimination opérée par le sujet et selon laquelle il s'apparaît progressivement à lui-même en se faisant apparaître tel ou tel monde. Et dire qu'il e$t absolument responsable de ce choix revient à dire qu'aucun sujet n'aurait opéré le même, eût-il été placé dans des conditions objectives rigoureusement identiques : mieux, cela revient à dire que ces conditions objeâives ne se manifestent que par l'intervention du sujet lui-même. On pense ici à Bergson, proclamant que " conscience signifie choix ", mais la comparaison n'e& point satisfaisante — car dans le premier chapitre de Matière et Mémoire, Bergson fait entièrement reposer ce " choix " sur l'aâivite physique du corps au milieu des objets du monde : ce qui explique que la conscience concrète soit par ailleurs chez lui privée de toute autre possibilité que celle de s'écouler dans sa spontanéité profonde. L'exemple en e$t d'autant plus inétruétif, car il montre précisément la nécessité d'attribuer dès l'origine à la conscience 26. Phénoménologie de la perception, p . 151. 248
SIGNIFICATION PRATIQUE DE LA LIBERTÉ
elle-même un pouvoir de discrimination : c'est seulement à partir \ de ce pouvoir que pourra se comprendre ensuite la moindre tentative de libre conversion. Bref, le choix — tout comme les notions qui lui sont corréla tives — est une notion ambiguë. Ce pouvoir de discrimination existe, il e§i la Stru&ure la plus fondamentale de la conscience en tant qu'il implique immédiatement vin pouvoir de refus. Mais il s'épuise en quelque sorte dans ses opérations sur le monde — et ne deviendra " choix véritable " que selon une réflexion puri fiante qui permettra de l'asssumer. C'eSt déjà en fait vin choix Ubre, et qui eSt le mien ; mais paradoxalement, il me reste à en. faire mon libre choix de moi-même. Je suis déjà moi avant de m'être saisi— mais je le suis en ayant à l'être, et c'est pourquoi* choisissant sans cesse ce qui me constitue, j'ai encore à me choisir. C'est pourquoi nous préférerions ne pas parler de " choix véritable " quand il ne s'agit encore que d u " surgissement silencieux de notre être au monde ", mais nous tiendrions à maintenir qu'il s'agit là d'un choix —• et nous en verrions la confirmation d'abord dans le fait qu'il permet à un choix authentique de se manifester en le conver tissant lui-même, ensuite dans ce sentiment que chacun de nous a plus ou moins éprouvé : quelle que soit notre naissance, quel que soit notre passé, nous les choisissons dans la mesure où nous les rapportons à nous, où nous les assumons, où nous acceptons de vivre cette vie qui a débuté par eux. Ce qui fait contradiéHon, c'est donc seulement l'idée d'un choix premier qui serait authentique. Et pareillement, lorsque M. Merleau-Ponty envisage la liberté dont parle Sartre comme une " liberté toute faite ", nous aimerions ajouter qu'elle n'est telle que sous l'angle négatif où elle ne s'est point encore saisie elle-même. Sous cet angle, elle eSt à coup sûr semblable à un destin ; c'est ce que Sartre appelle sa faéKcité : nous la subissons, nous sommes condamnés à elle. Mais si elle était effectivement un destin, si elle n'était qu'engagement, on ne voit pas comment un dégagement ultérieur pourrait se produire. En fait, Sartre dit bien que toute liberté eSt engagée — mais il montre aussi que si cet engagement ne se mettait lui-même en question au moment où il se produit, aucun retour sur lui ne serait ensuite concevable. Nous touchons ici le cœur même du débat : c'est que la liberté 249
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ne doit pas être d'abord conçue comme une réponse à soi-même mais comme une question —et même pas, à vrai dire, comme une question formulée mais comme une atmosphère interrogative im pliquée par chaque attitude de conscience. Quand Sartre remonte de là à la négation, il fournit en effet " les conditions de possibi lité " de toute interrogation, et par conséquent de la liberté ellemême. Mais si nous demeurons sur le plan de l'interrogation, c'est bien des "conditions de réalité ''que nous nous préoccupons alors : la liberté e§t réelle en tant qu'impossibilité d'une affirmation abso-* lue, d'une démarche totalement convaincue ; et le choix eStlà entant que risque perpétuel de glissement vers la négation et le refus. Je suis libre, en ce sens, dans la mesure où je ne puis agir de telle ou telle façon^ que je ne saisisse aussitôt — fut-ce sans la préciser et sans en entrevoir les moyens de réalisation—^ la possibilité d'agir différemment. Contrairement à ce que lui reproche M. Mer leau-Ponty, Sartre ne parle point de la simple possibilité d'une li berté réelle, mais de la réalité de ce possible que réserve sans cesse la liberté. Et c'est pourquoi il n'y a pas lieu, semble-f-il, de par ler d'une liberté v qui n'a pas à s'accomplir parce qu'elle eét ac quise27 " : c'est que précisément elle n'e§tpoint acquise, elle^tf, tout simplement, et il lui fauts'accomplir, se conquérir ; elle afif engagée en elle-même: : il lui faut s'engagerpar elle-même; ellee§t choix, il lui faut se choisir, ; Notons bien ici toute la différence : M. Merleau-Ponty déclare que la liberté, telle que la conçoit Sartre, ne saurait se mettre en jeu, s'engager. Nous pensons au contraire que l'Être et le Néant insiste suffisamment sur le carafière intentionnel de toute liberté; mais la liberté de la conscience réside précisément dans le fait qu'elle n'e§t jamais engagée que dans ses propres intentions, dans la mesuré où celles-ci tendent à se prolonger, à s'engluer dans leurs propres produits. Si la conscience pouvait s'engager dans les choses ellesmêmes, elle ne s'en dégagerait jamais, elle ne serait plus conscience: mais elle ne se prend qu'à ses propres attitudes concernant les choses, elle n'eSt jamais vidime que dé ses projets, sa liberté ne connaît d'autres prisons que celles qu'elle se bâtit selon ses pro pres élans. 27. Phénoménologie de la perception, p. 499. 250
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Et quand M. Merleau-Ponty, toujours au sujet de la conception de Sartre, écrit : "... cette première réflexion sur la liberté aurait pour résultat de la rendre impossible. Si, en effet, la liberté eSt égale dans toutes nos a&ions et jusque dans nos passions, si elle è§t sans commune mesure avec notre conduite, si l'esclave témoigne autant de liberté en vivant dans la crainte qu'en brisant ses fers, on ne peut dire qu'il y ait aucune afîion libre, la liberté e$t en deçà de toutes les aâions, en aucun cas on ne pourra déclarer : " Ici paraît la liberté ", puisque l'a£tion libre, pour être décelable, devrait se détacher sur un fond de vie qui ne le fût pas ou qui le fût moins. Elle e§t partout, si l'on veut, mais aussi nulle part88. ", nous ne pouvons qu'enregistrer une sorte de quiproquo déjà maintes fois signalé, et qui consiste à saisir indistinctement sur un même plan deux acceptions du terme, dont Sartre signale lui-même qu'on ne peut passer de l'une à l'autre qu'au prix d'une conversion radicale. Certes, l'esclavequi vit dans'la crainte e£t aussi libre —aupremier sens —que celui qui brise ses fers, car il e$t aussi responsable que lui, car sa propre résignation e§t attitude de résignation, et qu'elle se met elle-même en question à mesure qu'elle se manifeste. Mais au second sens, il s'agit non plus de cette liberté négative, de cette liberté de fait —Stru&ure de notre être et presque, en effet, " état de nature 29 " -^ mais de la liberté-valeur et d'un jugement de valeur sur l'usage qu'un homme fait de sa liberté : alors, des différences surgis sent entre les hommes. Seulement, pour l'esclave qui mène une aâîon authentique, cette àâion ne se détache point comme une incompré hensible intention première sur un fond de vie plus ou moins déterminée, mais comme l'assomption seconde et la conversion par la conscience de ce pouvoir fondamental selon lequel la situation lui était peut-être apparue d'abord comme inclinant à la résignation 30. CeSt pourquoi la notion d'aâion libre eSt elle-même équivoque : il n'y a pas d'aâioris qui ne soient libres — mais il y a peu d'êtres qui parviennent à se faire libres en agissant, c'eSt-à-dire qui par28. Phénoménologie de(la perception, p. 499. — 29. Ibid., p. 499, — 30. " Lorsque nous déçlarons'que l'esclave e§t aussi libre dans les chaînes que son maître, nous ne voulons pas parler d'une liberté qui demeurerait indéterminée. L'esclave dans les chaînes eSt libre pour les briser... " et cf. toute la suite du passage. UÊtre et le Néant, p. 634 et 635. ■:.-'■.
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viennent à reprendre leur liberté de fait dans une liberté authen tique. Celle-ci n'eSt jamais donnée, mais celle-là n'eSt jamais absente car elle indique et appelle sa métamorphose vers l'autre. Loin donc que les perspeâives de Sartre au niveau de l'ontologie rendent impossibles la liberté, celle-ci ne nous paraît pas concevable sous sa forme morale si elle n'eSt pas le ressaisissement d'une liberté naturelle tenue pour l'essence même de toute cons cience humaine. Il eSt vrai que M. Merleau-Ponty formule aussi le reproche inverse, selon lequel la liberté, dans l'Être et le Néant, eSt trop effeâive pour qu'on puisse rendre compte de certaines improbabilités : "... Après avoir construit notre vie sur un complexe d'infériorité continuellement repris pendant vingt ans, il eSt peu probable que nous changions "; or, " si la liberté ne souffre en face d'elle aucun motif, mon être au monde habituel eSt à chaque mo ment aussi fragile, les complexes que j'ai nourris de ma complai sance pendant des années restent toujours aussi anodins, le geSte de ma liberté peut sans aucun effort les faire voler en éclats à l'instaint31 ".Et ce n'eSt évidemment pas ce qui se produit. Mais d'une part, si c'est bien dans l'instant, dans cette faille de la temporalité, que peut s'introduire un libre projet de transformation de moimême, il ne s'ensuit pas que ce libre projet me transformera à l'instant même sous tous les rapports à la fois. Et d'autre part, c'est une chose de rencontrer des motifs en face de soi, c'en eSt une autre de se motiver soi-même : dans le premier cas, la conscience qui rencontre des motifs constitués eSt inévitablement passive et ne cessera pas d'être soumise au jeu mécanique de ces motifs, par où se déterminera leur résultante; dans le second cas, au contraire, la conscience sera a&ive — mais d'une activité ambiguë puisqu'elle consistera en projets signifiants, et que ceux-ci, obtenant des résultats sur le monde, tendront à se confirmer sans cesse en eux-mêmes, à s'alourdir d'une sorte d'inertie opératoire. Mais ce n'eSt point alors la liberté de fait, la liberté en tant que Structure de la conscience, qui devient moins probable; c'est la reprise de cette liberté sur le plan de l'authentique où elle se rendrait suscep tible d'opérer une conversion. Encore une conversion inattendue eSt-elle toujours possible: elle ouvrirait alors les voies à une 31. Phénoménologie de la perception, p . 504. 252
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réflexion purifiante, susceptible de confirmer ou d'infirmer le nou veau choix effedtué. Sartre nous a livré un jour une remarque qui nous paraît fort éclairante : il ne faut pas dire que si l'homme e§t libre sa libération n'a plus de sens; mais au contraire, cette libération ne se compren drait pas s'il n'était d'abord libre. Seul un être libre par essence peut envisager de se libérer. En fait, c'eét bien là que se situe le débat. L'ambiguïté de la réalité humaine a besoin d'être définie dans son essence avant d'<être décrite dans ses manifestations : c'est ce qui rend nécessaire le passage par l'ontologie. Sans cette dernière, on risque en eflFet de ne concevoir cette ambiguïté que comme coexistence en l'homme d'un certain assujettissement aux motivations du monde et d'une liberté s'effbrçant de dépasser ces motivations. Mais alors les motivations se changent en causes, et la liberté devient inopérante. Comprendre la situation n'eSt rien si ce n'eSt être en mesure de la faire apparaître différente, donc de se restituer à l'origine de ce qu'elle e§t. Et il est clair que ce pouvoir ne saurait être en conti nuité avec un engagement subi. Vivre n'eft pas subir sa situation, c'eft accepter de la subir. Il se produit ici un phénomène assez étrange. M. Merleau-Ponty, soucieux de demeurer dans le concret, voit sa description unitaire menacée de s'ouvrir en une irréduflible dualité dont les deux termes se méconnaissent. Sartre, au contraire* parti d'une élucidation des Stru&ures essentielles de la conscience dans son rapport au monde et à elle-même, retrouve ensuite le concret — mais pénétré de part en part d'une liberté de fait, sans laquelle la liberté morale ne serait jamais qu'un mot, derrière lequel il faudrait concevoir quelque conversion passive du sujet par une sorte de grâce divine. — Disons, si l'on veut, que M. Merleau-Ponty décrit une " situa tion morale 82 " tandis que Sartre amorce la description d'une moralisation de la situation. En d'autres termes, l'ambiguïté humaine n'eSt point entre la liberté et ce à quoi elle s'oppose — mais au cœur même de la li berté, entre son élan et la reprise de cet élan par lui-même, dans une réflexion purifiante sur ses propres fins. Nous estimons, pour 32. Pbinomênologe de la perception, p. 158* 253
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notre part, qu'une phénoménologie essentialiSte eSt ici requise pour définir et fixer une dualité primitive d'être et de néant, de tension vers l'être et de refus de l'être, qui constitue le sens pro fond de tout comportement humain. Et c'e§t pourquoi nous définissions l'Être et leNéant comme une ontologie de la liberté : car cet ouvrage, au fond, n'étudie pas l'Être — comme le ferait une métaphysique — mais la libre attitude de la réalité humaine à l'égard de tout " en-soi " susceptible de fasciner sa liberté, de la tenter à s'engluer en elie-même. D'où le fait, par exemple, que Sartre n'hésite pas à assimiler le corps et le passé de la conscience au mode d'existence des choses — bien que le corps ne soit pas un objet et que le passé puisse être ressaisi dans le présent orienté vers l'avenir : mais ils sont pour le " pour voi " une menace d'être,définitivement et de façon contingente, ceci'ou cela, c'eSt-à-dire d'abdiquer son libre pouvoir de réprise. Ils ne pénètrent ni plus ni moins dans la conscience que les objets du monde — qui d'ailleurs sont toujours eux-mêmes dépassés et transcendés—- et comme eux, avec eux, ils constituent ce pôle d'être dont Firréduâibilité provoque les intentions de la cons cience—mais en leur faisant courir le risqué d'une inertie croissante, selon qu'elles s'abandonnent ou demeurent vigilantes. . Pour conclure cette discussion, disons qu'il ne nous paraît pas qu'on puisse décrire ensemble attitude morale et attitude naturelle comme s'il s'agissait d'un "échange "tendant toujours à l'équi libre entre les "propositions du monde " et le " pouvoir d'ini tiative "del'homme 83 . Oul'attitudemoraleeStunecaractéristique évolutive de l'espèce — et elle perd toute valeur "morale " — ou elle eSt une conquête de l'individu -^- et elle évoque, beaucoup plus que des comparaisons hydrpdynamiques, un potentiel d'explosivité et de rupture dont il convient de ne libérer l'énergie qu'en lui maintenant sa, direéHon dé meilleure efficacité. Et ce sera précisément le rôle d'une Éthique de décrire une telle libération orientée. Mais elle ne saurait y parvenir sans se faire précéder d'une étude approfondie des fins poursuivies par la réalité humaine. 33. Cf. Phénoménologie de la perception, \>. 501.
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Il ne suffit pas en effet de montrer que la réalité humaine eSt toujours engagée dans l'élan d'un libre projet fondamental. Il faut encore déterminer quel type de rapport à l'être ce projet pose pour fin. C'eSt ici qu'intervient la psychanalysé existentielle —dont nous avons déjà fourni de nombreux aperçus en renvoyant lé le&éur à divers passages de l'étude de Sartre sur Baudelaire, chaque fois que ce procédé nous a paru susceptible d'éclairer certaines difficultés rencontrées dans l'Être et< hrNéàrit. Nous nous contenterons ici de souligner quelques caractères essentiels permettant de définir cette méthode, du point de vue qui nous occupé. •■ / ■■ •.■•■' •'; Tout d'abord, c'est "uneméthode phénoménologique V ' . Et nous connaissons suffisamment les principes d'une telle méthode pour n'avoir pas besoin ici dé les rappeler. Mais il faut noter aus sitôt que leur champ d'application rie sera plus le même. Jusqu'ici en eiFet — soit avec la psychologie soit avec sa consoUdation en ontolojgie - - nous étions demeurés sur le plan de la généralité; nous avions décrit ce qu'e§t la réalité humaine, ce qu'est la condi tion humaine, et, fondamentalement, ce qu'éSt la conscience : c'e^à-dire une liberté en situation. Or, tout ce que nous venons de remarquer, concernant le pas sage de l'ontologie à l'éthique, manifeste le caraâère de description morale 2 de là psychanalyse existentielle — qui :éSt précisément chargée d'assurer ce passage. Aussi e§t-il fort important pour nous de constater que cdui-ci amorce déjà un passage corrélatif du i. L'Être et le Néant, p. 559.— 2. Ibid<,p. 720. >55
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général au singulier. C'eSt ce qu'il nous faut examiner de plus près. Nous avons vu que le projet fondamental de la réalité humaine est désir d'être-en-soi. Mais nous savons bien par ailleurs qu'il ne peut s'agir du " pur en-soi contingent et absurde, comparable en tous points à celui qu'elle rencontre et qu'elle néantit ". Ce qu'elle désire, c'eSt d'être un en-soi qui serait à lui-même son propre fondement, et qui continuerait à exister pour-soi : donc, la valeur fondamentale qui préside à ce projet est " l'en-soi-pour-soi, c'eSt-à-dire l'idéal d^une conscience qui serait fondement de son propre être-en-soi par la pure conscience qu'elle prendrait d'ellemême. C'eSt cet idéal qu'on peut nommer Dieu. Ainsi peut-on dire que ce qui rend le mieux concevable le projet fondamental de la réalité humaine, c'eSt que l'homme eSt l'être qui projette d'être Dieu V " Mais ne semble-t-il pas, dès lors, que la liberté cède la place à une " nature " humaine, à une "essence " ? " Nous répondrons à cela, précisément, que si le sens du désir eSt en dernier recours le projet d'être Dieu, le désir n'eSt jamais constitué par ce sens, mais au contraire, il représente toujours une invention particulière de ses fins. Cesfinssont, en effet, poursuivies à partir d'une situation em pirique particulière ; et c'eSt même cette poursuite qui constitue les entours en situation. Le désir d'être se réalise toujours comme désir de manière d'être. Et ce désir de manière d'être s'exprime à son tour comme le sens des myriades de désirs concrets qui consti tuent la trame de notre vie consciente 4. " Nous disposons désormais de tous les éléments nécessaires pour situer la psychanalyse existentielle. Entant que strudure abstraite de l'existence humaine, la liberté eSt accessible à une phénoménolo gie ontologique ; à l'autre extrémité, la nomenclature des désirs empiriques doit faire l'objet de recherches proprement psycholo giques ; mais entre ces deux domaines prend place celui des désirs fondamentaux selon lesquels la liberté manifeste exiStentiellement sa Structure abstraite : c'eSt à ce niveau que se rencontre la personne, et tel eSt le terrain d'investigation de la psychanalyse existentielle. Par là s'éclaire de façon plus satisfaisante que précédemment la marche générale de l'oeuvre de Sartre. Partie de la psychologie, 3. L'Être et le Néant, p. 653. — 4. Ibid., p. 654. 256
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nous Pavons vue se confirmer en une ontologie et nous assistons maintenant à son passage vers une éthique. C'est qu'en effet, il était indispensable de s'adresser d'abord à l'expérience concrète — et nous avons vu qu'il s'agissait d'une description compréhensive de cette expérience, à partir de nomenclatures empiriques, mais déjà par le moyen des essences où s'explicitent, pour toute réalité humaine, la signification de ses conduites. De là, il devenait possible de dégager l'essence même de ces essences, la Struâùre abstraite de la conscience, le caraâère intentionnel de sa liberté. Enfin, là saisie de cette Struâùre abstraite va désormais garantir que tout ' être humain eSt accessible à une enquête portant Sur le choix fohda^ mental selon lequel sa liberté eSt vécue et orientée. Ainsi seront établies par l'ontologie les bases et les principes d'une psychanalysé existentielle qu'elle n'a pas qualité pour mener eUe-inême, et qui se situe déjà sur le plan d'une démarche morale. •— Et ilfaut^^évi demment conclure de telles remarques que le terme ^essence ne doit point être entendu en un sens qu'on pourrait caractériser, par exemple, comme platonicien : les essences dont il eStqu^tion dans la psychologie ne sont pas de pures Idées, subsistant indé pendamment de leurs réalisations existentielles — mais des signi fications qui ne sont comprises qu'en tant qu'elles sont vécues. De même, si nous avons trouvé commode de parler de l'essence de là conscience, il convient de ûe pas perdre de vue que la liberté, Striiâure de conscience, ff eSt surgissement immédiatêméat concret ", qu'elle eSt existence et que " l'existence, en elle, précède , l'essence5". Concluons : dans toute question concernant la réalité humaine, l'essence correspond à une phase de là description, qui a pour fpie d'expliciter et de fixer en concepts la compréhension spontanée dé ses propres attitudes par la réalité humaine. Bref, c'est la phase de la réflexion éidétique — et c'est sur elle que repose ce que nous avons appelé la méthode essentiaUste de Sartre. Une fois de plus, nous constatons donc que la phénoménologie eSt une méthode d'investigation du concret — et que les concepts qu'elle utilise demeurent tovijours affeâés de leur valeur Striftement métho dologique et compréhensive, sans être jamais confondus avec de 5. L'Être etle Niant, p. 655. ■257 . '
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prétendues " réalités " situées hors du concret et qui seraient chargées d'expliquer celui-ci, d'en rendre compte. Et c'est bien sous cet éclairage que nous est apparu le refus de Sartre de confondre l'ontologie et la métaphysique. La psychanalyse existentielle va donc à son tour repartir d'une nomenclature empirique des comportements humains envisagés sous l'angle spécial des désirs, des tendances, des inclinations. Elle sera guidée, tout comme la psychologie, par le principe selon lequel l'homme " s'exprime tout entier dans la plus insignifiante et la plus superficielle de ses conduites — autrement dit, qu'il n'est pas un goût, un tic, un a&e humain qui ne soit révélateur 6 "; et nous apercevons là le point par où elle s'apparente à la psychana lyse freudienne. Son but sera de " déchiffrer les comportements empiriques de l'homme, c'eSt-à-dire de mettre en pleine lumière les révélations que chacun d'eux contient et de les fixer conceptuellement7 ". Sa méthode consistera à comparer ces comporte ments, pour dégager, par-delà les cafaâères occasionnels qui le masquent, le choix fondamental symbolisé à sa manière par chaque comportement : par là elle fera " jaillir la révélation unique " qu'ils expriment tous de manière différente. Et là encore, nous retrouvons le rapprochement avec la psychanalyse freudienne. Nous savons par ailleurs sur quels points les deux méthodes peuvent différer. Nous avons vu, en particulier, que Sartre refusait la notion de psychisme inconscient. Seulement, comme" conscience vécue " ne signifie pas " connaissance explicitée ", la psychanalyse existen tielle devra être, tout comme l'autre, une méthode Striâement obje&ive — le sujet ne disposant plus ici d'aucune position privi légiée, et devant s'interroger, s'il mène l'enquête sur lui-même, " exa&ement comme s'il était autrui ". Mais la différence essentielle —- qui achève d'ailleurs de caracté riser pour nous la psychanalyse existentielle — réside dans le fait que celle-ci se guidera non plus sur des tendances secondaires comme la sexualité ou la volonté de puissance — mais sur la rela tion fondamentale de la réalité humaine à l'être, sur sa manière d'être en face de cet être. Et c'est évidemment au passage par l'on tologie que nous devons de pouvoir considérer les unes comme 6. L'Être et le Niant, p. 656. — 7. Uni. 258
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secondaires et l'autre comme fondamentale. En somme, la psycho logie faisait appel à l'idée de totalité humaine — mais seule l'onto logie a permis de se situer effectivement sur le terrain d'une connaissance " totalitaire " de l'homme8. " Ce que l'ontologie peut apprendre à la psychanalyse,... c'eSt tout d'abord l'origine vraie des significations des choses et leur relation vraie à la réalité humaine. Elle seule, en effet, peut se placer sur le plan de la transcendance et saisir d'une seule vue l'être-dans-le-monde avec ses deux termes, parce que, seule, elle se place originellement dans la perspective du cogito*. " Remarquons en passant la parfaite définition que nous livre Sartre d'une saisie essentialiSte de l'ambiguïté humaine : "d'une seule vue... avec ses deux termes ". De part et d'autre de cette perspeéHve, nous pourrions situer celle de M. Merleau-Ponty —• qui se refuse à distinguer les deux termes — et celle de tout dua lisme métaphysique, qui opère leur écartèlement dès le principe, et qui s'avère ensuite impuissant à les remettre en rapport — sinon par le passage arbitraire à un monisme de la Matière ou de l'Esprit. Dans un cas comme dans l'autre, il semble que la possibilité d'une Morale soit compromise. En effet, s'il eft vrai (comme nous le suggérions plus haut) que l'attitude morale n'eSt telle qu'au prix de ne pas être en continuité avec l'attitude naturelle, c'eSt-à-dire si elle nécessite une révolution par-delà toute évolution — et s'il eSt également vrai que cette révolution doit, pour conserver sa valeur, être accomplie par le sujet même qui évolue, alors seule une ontologie qui maintient l'ambiguïté au cœur même de l'aCtion menée par le sujet, et qui se refuse à la résorber en quelque unité faCtice comme à la trancher en une dualité de substances indépen dantes* pourra fournir à la Morale une base de départ qui ne soit point illusoire. Bref, le surgissement de l'attitude morale n'est pas une aventure subie par l'espèce humaine, il n'eSt pas plus assimilable à un fait biologique qu'à un fait social, aucune "mutation " naturelle, aucune transformation objective des rapports humains, ne saurait en rendre compte; il ne se situe pas sur le plan de la généralité, mais il renvoie toujours à l'aâe singulier d'une conversion indivi8. Cf. UÊfreet le Néant, p. 663. — 9. IM£, p. 694. 259
LA PSYCHANALYSE EXISTE^rrTKt,T.F.
dueUe. Quel que soit son degré de réussite, il procède toujours d'un avènement absolu, et ce n'est que de l'extérieur — du point de vue d'autrui ^- qu'il peut être considéré comme un simple événement engagé dans la continuité d'une existence. Cela n'implique point, naturellement, qu'on doive méconnaître l'influence du social sur l'individu ; — mais qu'il faut conserver à cette influence son caractère Strictement social. Le sujet n'invente pas les cadres sociaux, ceux-ci se présentent à lui dotés déjà d'une certaine allure générale, d'un sens anonyme. Avec M. MerleauPonty, " nous reconnaissons donc, autour de nos initiatives et de ce projet rigoureusement individuel qui éSt nous, une sone d'exis tence généralisée; et de projets déjà faits, des significations qui traînent entre nous et les dioses ", nous admettons même que tout homme soit " en situation morale " puisque l'Histoire et son époque le relient sans cesse à df autres hommes qui ont accompli avant lui bu qui accomplissent en dehors de lui des aâes de libération^ des efforts vers l'authenticité. Mais ces â£tes et ces efforts, ou bien il se guidera sur eux en les objeâivant spontanément sous forme de •;.;" valeurs "ou d'exemples à "imiter '' — ou bien il tentera résolu ment de dépasser le sens inerte et refroidi qu'ils offraient ainsi, pour les réinventer à partir de sa propre situation, elle-même remise en question...- ■'■■•;v5\ ' • Il eSt exa^: qu'à la rigueur nous n'inventons pas : nous pouvons seulement orienter nos découvertes par l'orientation même selon laquelle se projette spontanément notre attitude naturelle, ou bien ressaisir expressément ces découvertes dans une conversion libé ratrice de ce "libre "projet spontané. Mais il y a un monde entre ces deux attitudes : une réinventipn n'est pas seulement un glisse ment progressif dans le cours continu de la temporalité, elle exigé un àâe absolu ou celle-ci se disloqué pour faire place au " néant " de l'inStant. Et c'est bien une çoMrm&tion de ces reiïiarques que nous trouverons dans le sentiment, familier à diacuii de nous, qu'il suffirait parfois d'un " rien " — comme l'aéte de presser un bouton^ d'appuyer sur un déclic — pour bouleverser de fond en comblé le sens d'une situation. Pour renoncer à ma paresse, défaut anonyme, et à ce titre aisément accepté tant que je demeure sur le plan de la généralité, je sais bien qu'une décision suffirait, et c'eSt même ce qui me fait hésiter à la prendre. Et sans doute si je finis 260
LA PSYCHANALYSE EXISTENTIELLE
par la prendre, je rencontrerai nombre d'obstacles dans l'exécu tion : il me faudra les contourner, ruser avec eux, feindre parfois de les ignorer ou à l'inverse m'accorder le répit d'un laisser-aller provisoire; mais quel que puisse être l'aspeâ objefldf de glissement insensible, d'opportunité et de continuité qu'offrira alors mon comportement, la simple décision prise m'aura transformé radi calement — et par exemple, mes moments de paresse ne m'apparaîtront plus comme des manifestations objeâives de ma " nature " paresseuse, mais comme des défaillances dont je suis seul comptable dans la ligne de mon projet d?être énergique. C'eSt ce qui explique que j'hésite à prendre la décision, non point que j'aime ma paresse, mais parce que je pressens qu'en lui refusant son objeâdvité, en dissolvant sa consistance impersonnelle dans un aâe singulier de ma liberté, je lui retire ce à quoi je tenais le plus en elle : la possi bilité d'oflErir à tout moment une excuse à mes conduites. Ge que je redoute, c'est de me découvrir soudain livré à moi-même et non plus à " la " paresse, c'est d'échanger une servitude contre ma responsabilité. Dans ces conditions, M. Merleau-Ponty nous semble passer à côté de la thèse de Sartre, lorsqu'il déclare : " Je ne peux plus feindre d'être un néant et de me choisir continuellement à partir de rien... H eSt vrai que je puis à chaque instant interrompre mes projets. Mais qu'eSt-ce que ce pouvoir? G'eSt le pouvoir de commencer autre chose, car nous ne demeurons jamais en suspens dans le néant... je peux briser toute forme, je peux rire de tout, il n'y a pas de cas où je sois entièrement pris : ce n'est pas que je me retire alors dans ma liberté^ c'est que je m'engage ailleurs.10" En fait, Sartre ne s'exprime pas différemment : iln'eSt pas question pour lui de demeurer en suspens dans le néant, et l'être ne peut se dégager de ses situations temporelles que dans l'inStant; tant qu'il vit dans la durée, il eSt toujours engagé de quelque façon, pluisque c'est précisément selon son projet que se déploie pour lui la tempo ralité. Seulement — et cela eSt capital — il tient à mettre l'accent sur la nécessité d'une néantisatîon instantanée, à l'origine de tout réengagement. Sans elle il n'y aurait pas lieu de parler d'intentions, io. Phénoménologie de la perception, p. 516. 261
LA PSYCHANALYSE EXISTENTIELLE
d'attitudes différentes au sein de Fattitude naturelle — ni à plus forte raison de conversions ayant valeur morale. Le rôle de la réflexion purifiante n'eSt point de nous installer dans le refus de tout; nul ne peut s'enfermer dans une liberté d'in différence : la liberté eSt a&e, et l'afte négateur doit avoir quelque chose à nier. C'eSt bien pourquoi Sartre conclut pour le primat ontologique de l'être sur le néant u . Dans l'Age de raison, Mathieu eSt de mauvaise foi quand il se veut détaché de tout. Mais cela ne signifie pas que " les chemins de la liberté " puissent s'ouvrir à un être qui demeurerait, à l'inverse, dans le plein de l'être. Nous acceptons que la généralité nous emporte, et nous l'accep tons d'autant plus facilement qu'elle nous paraît valorisée d'avance; nous nous remettons à elle du soin de nous faire progressivement accéder à l'humain, de nous épanouir dans un monde culturel. Telle eSt la confusion entre civilisation et morale. Mais nous ne pouvons pour autant étouffer en nous cet appel au doute, à la négation, à la révolte et au défi : parmi ceux qui ne se résignent pas, certains choisissent d'être des révoltés et des nihilistes, d'au tres des " révolutionnaires " — c'est-à-dire des hommes qui vivent leur libération au lieu de s'enchaîner à leur négation. La psychanalyse existentielle a précisément pour rôle de dévoiler le sens éthique des différents projets humains et d'éviter que la liberté spontanément mise en jeu ne se retourne contre elle-même. Elle prépare ainsi la moralisation des conduites, en dégageant de son fond de généralité le choix singulier de soi-même que tout homme vit — mais que chacun aussi eSt " appelé " à effectuer en le reprenant à son compte. Maintenant, que le le&eur — s'il a bien voulu nous suivre jus qu'ici — se reporte aux passages dans lesquels Sartre pose les pre mières pierres de la psychanalyse existentielle. Qu'il consente à y voir non point une fantaisie burlesque ou de mauvais goût sur l'horreur du visqueux, le désir de combler les trous ou celui d'user les bicyclettes — mais un dernier effort pour élucider le sens de Fa£kion humaine dans l'attitude naturelle. Faire, c'est toujours s'efforcer d'être ou s'efforcer à9avoir, tenter une réalisation de soi ou l'appropriation de quelque objet; l'ultime problème que ii. Cf. L'Être et le Néant, p. 711 à 720, et particulièrement p. 713. 262
LA PSYCHANALYSE EXISTENTIELLE
la mise en route de la psychanalyse existentielle pose à l'ontologie, c'e^t celui des rapports entre le désir de possession et le désir d'être. Et la solution indiquée par Sartre en eSt la suivante : le libre choix (au sens primaire — avant la réflexion purifiante — où nous avons vu qu'il fallait entendre cette expression sur le plan ontologique) " eSt choix d'être, soit dire&ement, soit par appropria tion du monde, ou plutôt les deux à la fois. Ainsi ma liberté eSt-elle choix d'être Dieu, et tous mes a&es, tous mes projets traduisent ce choix et le reflètent de mille et mille manières, car il eSt une infi nité de manières d'être et de manières d'avoir. La psychanalyse existentielle a pour but de retrouver, à travers ces projets empiri ques et concrets, la manière originelle que chacun a de choisir son être 12 ". Mais le projet de posséder l'être se manifeste à l'égard de tels* ou tels objets particuliers, sous la forme de goûts ou de dégoûts que nous éprouvons pour les qualités sous lesquelles ces objets se présentent à nous; " la psychanalyse existentielle se doit de dégager le sens ontologique des qualités18 " puisque celles-ci expriment, pardelà nos goûts eux-mêmes, les aspe&s sous lesquels nous choisis sons de découvrir et de posséder l'être. Concluons. Toute psychologie eSt déjà " morale " dans la mesure où, pour comprendre les phénomènes, il lui faut faire appel à une unité du sujet. H n'y a pas d'éléments psychiques irréductibles. L'homme en tant que conscience eSt un centre d'intentions. — Mais cette unité, à son tour, implique un choix spontané de son être par le sujet, et ce choix n'eSt pas bloqué sur lui-même, absurde : il se dépasse vers une signification, tout comme ses manifestations empiriques se dépassent vers le sens qu'il leur confère. C'eSt ici qu'intervient l'ontologie, pour tenter d'élucider les rapports de la réalité humaine à l'être. Faisant apparaître divers types possibles de rapports, elle permettra à une psychanalyse existentielle d'inter préter le comportement d'un homme selon le choix de l'un deux, en même temps qu'elle rendra compréhensible la conversion d'un choix initial spontané vers un choix authentique. A ce Stade seule ment l'homme accédera à la véritable saisie de lui-même — et c'eSt 12. L'Être et le Néant, p. 689. — 13. IM/., p. 690. 263
LA PSYCHANALYSE EXISTENTIELLE
pourquoi l'on a pu dire qu'il n'y avait de connaissance de soi que morale. Ici s'esquisse un échange perpétuel entre la réflexion et l'aéHqn. Pour se connaître, il faut se faire; mais pour se faire authentiquement, il faut avoir entrepris de se connaître. En fait, il n'y a là aucun paradoxe, aucun cercle vicieux. Nous savons bien que toute connaissance eSt aéHon : l'échange alors se situé entre une réflexion purifiante aâive, et une aétion sur le monde nécessairement irré fléchie — dans k mesure où il lui faut s'absorber en des préoccu^ pations d'ordre technique, concernant les moyens beaucoup plus quelafin. Tout homme représente un certain idéal, qui se traduit dans un certain Style de vie. Ce Style se vérifie et s'exerce dans son aâion sur le monde. Vous ne pouvez comprendre l'homme qu'en remon tant au choix qu'il a fait de ce Style; lui-même ne peut valoriser son aâion qu'en assumant la totale responsabilité de ce choix.
IH. PERSPECTIVES MORALES
"L?ontologie ne saurait formuler elle-même des prescriptions morales. Elle s'occupe uniquement de ce qui eSt, et il n?e$t pas possible de tirer des impératifs de ses indicatifs. ÉUe laisse entre voir cependant ce que sera une éthique qui prendra ses respon sabilités en face d'une réalité humaine en situation x." Telle e£t, au dernier paragraphe de l'Être et le Néant, l'amorce de la réponse que nous pouvons trouver chez Sartre à la question que nous nous posions dès notre Introduction. Ces quelques lignes, et celles qui les suivent jusqu'au bas de la dernière page, nous paraissent dé nature à interdire définitivement toute équi voque; encore e$t-ilnécessaire de les lire, et non point dans l'uhiqué but d'en détacher quelque passage dont on veuille tirer un dernier eflfet de scandale. Il nous faut donc les relire et profiter au maximum de ce texte sur lequel nous pouvons encore nous appuyer — avant de ten ter quelque déchif&ement d'implications plus lointaines, moins direâes, dont nous aurons alors à assumer seul la responsabilité. L'ontologie nous a révélé que " les différentes tâches du pôursoi peuvent faire l'objet d'une psychanalyse existentielle, car elles visent toutes à produire la synthèse manquée de la cons^ cience et dé l'être sous le signe de la valeur ou cause de soi ". Du point de vue humain —le seul dont la philosophie puisse se réclamer — l'être fondement de lui-même, ou, ce qui revient au même, la conscience coïncidant parfaitement avec soi, eSt absolu ment contradictoire et par conséquent inconcevable. La foi relii* L'Être et le Niant, p. 720. 265
LA MORALE E T LA F O I
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gieuse seule peut dire : Credo quia absurdum, je crois parce que c'est absurde, ou encore, avec Tertullien : " Le Fils de Dieu fut crucifié, ce n'eSt pas honteux parce que c'eSt honteux, et le Fils de Dieu est mort, c'eSt encore plus croyable parce que c'eSt inepte, et enterré il eSt ressuscité, c'eSt certain parce que c'eSt impossible 2." Encore n'a-t-elle le droit d'adopter une telle position qu'en mani festant son propre pouvoir de régénération de l'homme, en dépas sant la contradiction spéculative par le refus effeâdf de demeurer sur le plan spéculatif : précisément parce qu'elle s'établit eii rup ture avec les lois de la pensée, une telle foi ne peut se soutenir que par ses aâes. Mais dès lors, le problème à nouveau se pose, de l'orientation même de l'aâion. Et de nouveau, force eSt bien d'en tenter la solution sur le plan humain, car c'eSt sur ce plan seul que l'homme peut agir. Par ailleurs, il ne servirait à rien de vouloir l'éluder en arguant que la foi soulève les montagnes, et dissout tous les problèmes pour ne laisser subsister que les mystères. Un homme n'agit qu'à partir de sa situation : sa manière d'agir rènvoietoujours au choix qu'il fait de lui-même, et bien des choix sont possibles dans le cadre d'une foi religieuse. C'eSt trop vite fait que de s'en remettre à Dieu : les poteaux indicateurs n'abon dent pas, sur la route qui doit mener vers Lui; pour les croyants authentiques, il n'y a pas d'agences spécialisées susceptibles de combiner l'itinéraire d'un tel voyage; quant aux autres, il se trouve qu'on n'a jamais à leur proposer que des circuits touristiques, qui les ramènent en fin de compte à leur point de départ — ce dont ils se satisfont d'ailleurs fort aisément. L'homme eSt donc, là encore, livré à lui-même, abandonné, seul, libre et injustifiable : et s'il croit que la grâce peut soudain éclairer sa marche tâtonnante, du moins n'a-t-il pas le droit de s'arrêter sous un arbre en attendant qu'elle vienne à lui; il lui faut s'efforcer au travers des réalités, sans tenir compte de quelque miracle éventuel. Mais inventer sa route, c'eSt s'inventer soi-même, c'eSt librement se choisir. Prétendra-t-on que tous les choix sont valables, et qu'il eSt mille et une manières de servir Dieu ? C'eSt exaâ, bien sûr : mais qui renoncerait à préciser qu'il 2. Cf. CheStov, Kierkegaard et laphilosophie existentielle, p. 15 2, — cité par Em. Moumei, Introduction aux existentialistes, p. 39>éd.Denoël,Pari$, 1947. 266
LA MORALE ET LA FOI
s'agit du moins de le servir authentiquement ? L'indifférence à l'absurde, ici, n'eSt plus possible. Finalement, rien, pas même le choix religieux, ne dispense l'homme d'un choix moral — dont l'unique critère réside dans " le degré de conscience qu' (il) possède de son but idéal ". C'eSt seulement pour le théologien que Dieu eli réel. Et sans doute le croyant cède-t-il souvent la place au théologien : mais c'est alors que sa foi sombre dans l'absurde d'une métaphysique Stérile, et pire que le doute. En fait, c'est par soi-même que l'on croit, et la croyance eSt toujours libre choix d'un idéal. On ne valorise pas cet idéal pour l'avoir nommé Dieu — mais par un perpétuel souci d'authenticité dans la définition pratique qu'on en produit, bon gré mal gré, en le servant. Telle eSt la profonde vérité cachée derrière les outrances scientiStes des sociologues — quand ils se préoccupent de démontrer la non-existence de Dieu par le caractère anthropomorphique de sa notion : le Dieu de chaque homme eSt le Dieu qu'il a choisi de servir. Si l'homme pouvait atteindre Dieu et coïncider avec lui, la que&ion serait peut-être résolue, car il n'aurait plus de choix à effectuer; mais en tant qu'homme un tel but lui demeure inaccessible : il lui faut donc le servir, et le définir tel qu'il le sert. Suivant les cas, je puis choisir d'abandonner tout souci de ce monde et de passer vingt ans sur un grabat sans jamais me lever, ou de lutter pour assurer en toute occasion la liberté de conscience à mes coreligionnaires, ou d'évangéliser mes semblables, ou de soigner des lépreux, ou de me livrer à d'infinies oraisons et macérations, ou de mener une existence mondaine pour manifester aux sceptiques qu'un croyant n'eSt pas un être inhumain... Mais le choix que j'aurai fait, comment m'assurer de sa valeur si je ne m'interroge point sur sa signification profonde — si je me refuse à le mettre en question, si j'accepte aveuglément le risque d'avoir, sous prétexte de foi ardente, choisi quelque aban don, quelque renoncement, quelque appropriation anticipée de mon salut, quelque justification immédiate pour n'avoir plus à me découvrir injustifié ?
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LE CHOIX DE LA LIBERTÉ
Pour prendre la question sous un éclairage différent, notons que le " Cogito " de Descartes — auquel nous avons refusé la valeur d'un point de départ pour l'ontologie — peut fort bien, compte tenu de son caraâère réflexif, servir de référence dans la position du problème moral. CeSt qu'en effet ce " Cogito '' eSt primordialement un " Dubito ", je doute. Or nous avons vu qu'il ne se situe pas au niveau de mon existence, laquelle eSt déjà confir mée et présente à soi dans ce que nous appelions avec Sartre " le Gogito préréflexif '\ Ge " Dubito ", aâe de la réflexion, ne saurait être doute sur ma propre existence, mais seulement doute sur la signification de mon existence. En d'autres termes, au niveau de l'attitude naturelle, je suis pour moi-même en question dans chacun de mes comportements sur le monde, et tel eSt l'aspeâ: initial de ma liberté; au niveau de la réflexion philosophique, je mets en question ma propre valeur en tant que je me découvre responsable de ces comportements. Le problème moral nç peut apparaître que dans une hésitation, c'eSt-à-dire dans la possibi lité d'un refus de toute valeur morale. A partir de cette hésita tion, le problème moral apparaît à la fois comme irrécusable : même si je choisis le refus, jemanifeste par là une attitude qui m'engage moralement, — et comme indéterminé : car sa posi tion n'entraîne nullement sa solution. On sait conknçnt Descartes prouve l'existence de Dieu : je doute, donc je suis un être impar fait qui a l'idée du parfait; et cette idée ne peut avoir été mise en moi que par un Être lui-même parfait. A ce moment, toute possi bilité d'une attitude morale s'effondre, dans l'exaâe mesure où toute possibilité ultérieure de doute et de refus devient illusoire. Ou bien, en effet, je conçois Dieu comme parfaitement f< transcen dant ", dès lors son existence eSt un absolu sans aétion sur moi, et je retombe à mon néant pour avoir fait de Dieu l'Être total; ou bien Dieu m'eSt en quelque façon immanent* je participe à sa perfeâdon — mais puisque celle-ci eSt réalisée en lui, c'est elle qui me gouverne et me réalise selon le Vrai et le Bien, et tout le reste n'eSt que remous de surface, épiphénomènes dérisoires. C'eSt ainsi que le rationalisme cartésien ouvrait indifféremment la voie à l'athéisme du 18e siècle — qui supprime ce Dieu indifférent à tout ce qui eSt humain — et au panthéisme de la Nécessité, for mulé par Spinoza avec une logique impitoyable. On voit d'où 268
LE CHOIX DE LÀ LIBERTÉ
procède la double erreur : elle consiste à réaliser laPerfeéHon soit en dehors de l'homme, soit en Fhomme. Il s'agit, dans les deux cas, d'ignorer que toute valeur eSt valorisation. Le parfait ne se livre à nous qu'en se refusant, sa seule existence pour nous eSt celle d'être à réaliser. Dans l'idée de parfait, il n'y a pas l'évidence d'un Être, mais l'expérience d'une vocation. "Dieu existe " eSt une proposition impossible en tant que proposition. Elle le serait de même en tant que supposition théorique. Elle ne peut valoir que sous la forme d'une position aéïive et d'une yalprisàtion pratique. A supposer que Dieu existe, seul le croyant en peut tirer profit, qui s'y engagé avec toute sa foi. C'eSt lui, dès lors, qui fait que Dieu pour lui existe. L'idée de Dieu n'eSt pas en notre possession, il ne nous appartient pas de la rencontrer une fois pour toutes, nous v?avons pas l'idée de Dieu : nous devons nous la redonner sans cesse, dans le choix que nous faisons de tel ou tel cheminement moral. Il ne s'agit donc pas de nier l'existence de Dieu, mais de la refuser eii tant que proposition valable en «nî Dîpn ^î^^ An^z la mesure où jnon^afidon s'en réclame^ où elle le fait exister j o u r moi. Quand le croyant doute de Dieu, c'est de lui»mên^q?il doute, dejs&a^poù^i^^ cgge orlentotionpra^ Djfôi^^ coùpabk^ Dieu responsable j e toutje_Mal : et c'est l'homme innocent» en deçà de tdtrtTSreB^^ expérience' diTcloute ne retrouve sa place que dans un monde humain, où l'homme apparaisse effeétivement susceptible de ce dépassement dé lui par lui-même qui est, lorsqu'il s'eflFeâue, la seule authentique position de Dieu. Dieu ne se donne qu'à ceux qui le cherche^ existe, c'est parler pour soi seul, et ç'eSt affirmer une foi^suffisam1 "ment aâive pour le promouvoir sans cesse. ^ ~ftëf, ou i^'^"BuKtcT^ cartésien n'eSt qu'un artifice de méta physique, ou bien il signifie : " j'hésite, donc je peux vouloir que DieûexiSte". L'hésitation, dès qu'elle eSt connue comme telle, manifeste la liberté morale. Aux antipodes de l'affolement, qui soumet l'animal à la servitude des déterminations extérieures, le doute consacre 269
LE CHOIX DE LA LIBERTÉ
le pouvoir spirituel de poser un problème et de s'imposer sa solu tion. Que je nie ce pouvoir ou que je prétende l'expliquer par l'existence de Dieu, dans les deux cas j'ai adopté une attitude, et j'ai manifesté par là mon aptitude à intervenir moi-même sur ma propre orientation, c'eSt-à-dire à faire de ma vie une vocation. C'eSt là toujours qu'il nous faut en revenir, car c'eSt de là seule ment que nous pouvons partir. On voit en tout cas dans quelle mesure un humanisme authentique peut se dire " athée ". Toute philosophie eSt un humanisme, car l'attitude philosophique n'eSt jamais, en dernière analyse, que la mise en question de l'humain par un homme. Et c'eSt au niveau seul d'une vocation humaine que l'invocation même de Dieu prend son sens. Mais la plupart des philosophies semblent oublier que leur rôle eSt de définir une question à laquelle seule l'existence peut répondre. Qu'on relise la très belle conclusion de M. MerleauPonty : " Ferai-je cette promesse ? Risquerai-je ma vie pour si peu ? Donnerai-je ma liberté pour sauver la liberté? II.n'y a pas de réponse théorique à ces questions. Mais il y a ces choses qui se présentent, irrécusables, il y a cette personne aimée devant toi, il y a ces hommes qui existent esclaves autour de toi et ta liberté ne peut se vouloir sans sortir de sa singularité et sans vouloir la liberté. Mais c'eSt ici qu'il faut se taire, car seul le héros vit jus qu'au bout sa relation aux hommes et au monde, et il ne convient pas qu'un autre parle en son nom. " Ton fils eSt pris dans l'incen die, tu je sauveras... Tu vendrais, s'il eSt un obstacle, ton épaule contre un coup d'épaule. Tu loges dans ton aéte même. Ton aéte, c'eSt toi... Tu t'échanges... Ta signification se montre, éblouis sante. C'eSt ton devoir, c'eSt ta haine, c'eSt ton amour, c'eSt ta fidélité, c'eSt ton invention... L'homme n'eSt qu'un nœud de rela tions, les relations seules comptent pour l'homme. " (A. de SaintExupéry, Pilote de guerre, p. 171 et 174) 8. " Revenons maintenant à ce que nous dit Sartre. " L'homme se fait homme pour être Dieu... "; mais il ne s'agit point ici de taxer l'homme d'égoïsme; il faut renoncer à toute interprétation utili taire des conduites humaines pour remonter jusqu'à leur signi fication idéale : "... Précisément parce qu'il n'y a aucune commune 3. Phénoménologie de la perception, p. 520. 270
LE CHOIX DE LA LIBERTÉ
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mesure entre la réalité humaine et la cause de soi qu'elle veut être, on peut tout aussi bien 'dire que l'homme se perd pour que la cause de soi existe. On envisagera alors toute existence humaine comme une passion, le tiop fameux " amour-propre " n'étant qu'un moyen librement choisi parmi d'autres pour réaliser cette passion. " Et tant que la réflexion purifiante n'eSt point intervenue, tant que l'homme s'imagine encore que sa mission, de quelque façon qu'il la conçoive, eSt inscrite dans les choses, toutes les aâivités humaines sont équivalentes, toutes sont vouées par prin cipe à l'échec. " Ainsi revient-il au même de s'enivrer solitaire ment ou de conduire les peuples. Si l'une de ces activités l'emporte sur l'autre, ce ne sera pas à cause de son but réel, mais à cause du degré de conscience qu'elle possède de son but idéal; et dans ce cas, il arrivera que le quiétisme de l'ivrogne solitaire l'emportera sur l'agitation vaine du conduâeur de peuples. " Il faut donc qu'intervienne " la réflexion pure et non complice ". Son rôle sera de dévoiler à l'homme — en le faisant accéder au plan moral de l'authenticité — sa quête même de l'être et son souci d'appropriation de l'en-soi comme des possibles parmi d'autres possibles. Ainsi lui permettra-t-elle de ne plus tenir pour irréduc tible la valeur qui orientait fondamentalement tous ses choix, la présence idéale de Têtre-cause de soi. Par là, elle le mettra en mesure de choisir cette valeur elle-même, de la valoriser — ou au contraire de la refuser : l'une des deux attitudes n'eSt possible que parce que l'autre l'eSt également. Pascal disait à peu près : c'eSt parce que Dieu existe qu'il n'eSt pas certain; la formule implique son retournement : c'est dans la mesure où Dieu n'eSt pas certain qu'il y a valeur authentique à le tenir activement pour existant. Le choix du croyant n'eSt susceptible d'authenticité qu'à partir du moment où le croyant cesse de concevoir sa propre foi comme polarisée par un Dieu d'évidence, pour la reprendre à son compte — et l'assumer comme un " pari ", où il s'engage sans réserve à tout moment. Mais il n'y a pas que des croyants. Il y a même beaucoup plus d'athées que l'on ne pense. Simplement, la même question se repose parmi eux, que nous posions plus haut à propos des croyants. Les uns prétendent ignorer leur propre athéisme, et s'effor cent de maintenir la couverture d'un mot à un choix que leurs aftes 271
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ont depuis longtemps consacré; d'autre, à l'inverse, l'affichent avec cynisme — manifestant ainsi une mauvaise conscience qu'ils renforcent eh eux au lieu d'y remédie* ; d'autres encore croient pouvoir rester neutres... Un petit nombre enfin s'eSt peut-être élevé jusqu'au choix authentique de l'absence totale. Parvenus avec les croyants véritables jusqu'à cette absolue simplicité d'où l'on peut invoquer aussi valablement la Présence et l'Absence* l'Être'et.-.le Néant — c'éSt-à-diré où l'on peut invoquer ou choisir de ne pas invoquer — ils ont opté pour une existence dont le perpétuel dépassement ne soit point polarisé par quelque fin extérieure à elle, pour une liberté qui se saisisse eUe-même comme sa propre valeur et sa propre fin. La tentation eSt forte ici d'opposer cette seconde attitude à la première comme oh oppose une morale d'autonomie à une morale d'hétéronomie. Mais il est clair qu'il n'y faut point céder : l'être qui a surmonté la valeur de fait par laquelle son propre choix se laissait orienter, peu importe alors qu?il choisisse cette valeur ou qu'il choisisse d'y renoncer — puisque dans un cas comme dans l'autre il a su se dégager de ce qu'il était, pour choisir ce qu'il devait être. L'attitude authentique ne saurait être qu'une attitude d'autonomie. Mais peut-être eSt-il encore plus exaâ de dire qu'elle sef situe par-delà l'autonomie elle-même puisqu'elle la fonde — et fonde corrélativement l'hétérônomie — dans son effort initial pour dépasser touteillusion de justification dés conduites par des lois qui prétendraient les rendre, par avance, consistantes, Quoi qu'il eii soit de ce dernier point, nous saisissons en tout cas le sens de la conversion morale. Elle consisté —± quel que spk le choix qui peut alors intervenir — à accéder à un plan où la liberté cesse d'être poursixite libre d'une fin préfixée, pour se libérer; aussi de cette fin en la mettant elle-même en question. La morale, disions-nous dès les premières pages de ce travail, c'eSt la mpralisatipn de l'être moral : nous pouvions nous attendre à voir la "valeur " — qui n'était encore que l'indication de l'irréduc tible dépassement de soi, constitutif dé la réalité humaine ^- s'y retourner sur elle-même pour se valoriser, et l'homme y renoncer à l'impossible coïncidence avec soi, à l'inaccessible justification de soi, pour assumer cette distance à soi qui est son humanité, et cette absolue responsabilité qui en garantit l'humanisation. '
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L'HUMAIN ET LE SOCIAL NOUS sommes loin, semble-t-il, du Roquentin de la Nausée qui recherchait la meilleure façon de justifier son existence. Mais pourtant, ne remarquait-il pas lui-même que c'est une erreur de vouloir êtrey parce que tôt ou tard il faut bien se rappeler qu'on existe ? Et l'existence qui reflue sur vous eSt ambiguë, elle se révèle dans la Nausée, mais aussi dans l'Angoisse; et la liberté ne peut jamais en finir avec elle-même; et jusqu'au bout l'homme doit porter le fardeau de ses initiatives. , Ainsi sommes-nous passés de la mauvaise foi —>- qui procède du fait de la non^coïncidence avec soi — à une attitude fonda mentale nouvelle— qui procède de la valorisation de cette noncoïncidence par le libre dioix qu'en efiFeôue le sujet. Nous avons dépassé l'existant moral vers l'agent moral — et le premier a&e par lequel celui-ci s?eSt manifesté a été pour reconnaître comme unique source des valeurs l'ambiguïté même qui définit l'existence humaine.
Telle eSt la perspective dé droit à laquelle nous parvenons... Le problème demeure entier de savoir s'il çSt, en fait, possible à l'homme de :'■ vivre ce nouvel aspèft de l'être". Seule une Éthique peut le formuler avec précision, et tenter de le résoudre en indi quant les conditions de possibilité pour la réalisation d'un tel choix. " En particulier, la liberté, en se prenant elle-même pour fin, échappera-t-elle à toute situation ? Ou^ au contraire, demeurerat-elle située ? Ou se situera-t^elle d'autant plus précisément et d'autant plus individuellement qu'elle se projettera davantage dans l'angoisse comme liberté en condition et qu'elle revendi quera davantage sa responsabilité, à titre d'existant par qui le monde vient à l'être ? Toutes ces questions, qui nous renvoient à la réflexion pure et non complice, ne peuvent trouver leur réponse que sur le terrain moral. Nous y consacrerons un prochain ouvrage. " A vrai dire, leur formulation même suffirait déjà à nous suggérer dans quel sens Sartre entend y répondre. C'eSt évidemment le second terme de l'alternative qui sera privilégié au cours de son prochain ouvrage. Les confirmations les plus explicites n'en man quent point, d'ailleurs, dans la partie de l'œuvre déjà connue. Et 273
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il ne sera peut-être pas inutile, à titre d'illustration des considéra tions théoriques qui précèdent, de passer une dernière fois en revue quelques thèmes essentiels du sartrisme, et d'indiquer à propos de chacun d'eux les perspectives pratiques qui s'ouvrent désormais — par-delà les désespérantes murailles que l'ontologie nous avait semblé dresser de toutes parts, comme à plaisir. Il nous faut, en effet, revenir à cet homme que nous avions aban donné sur une plage d'où le monde, devant lui et derrière lui, ne lui semblait qu'hostilité, dont tous les horizons étaient bouchés et d'où toute tentative d'aâion paraissait, dans son principe même, vouée à l'échec. Pourtant si la réflexion purifiante, à laquelle nous avons demandé de nous dévoiler les Struâures et les implications de l'attitude naturelle, eSt effectivement valable, il doit y avoir pour cet homme une possibilité de libération à partir de sa liberté même : il doit y avoir des " chemins de la liberté ". En fait, les deux premiers tomes du roman de Sartre qui porte ce titre prometteur ne nous fournissent guère d'indications prati ques que sous un angle négatif. Elles n'en sont pas moins nettes pour cela. Dès le début de FAge de raison, Mathieu nous apparaît comme un homme qui a manqué sa liberté pour avoir voulu échap per à toute situation. " Ta vie eSt pleine d'occasions manquées, lui dit Marcelle... C'eSt si rare, à présent, que tu sois dans le coup... C'eSt toujours ta fameuse lucidité... tu as une telle frousse d'être ta propre dupe que tu refuserais la plus belle aventure du monde plutôt que de risquer de te mentir... Sais-tu ce que je crois ? Que tu es en train de te Stériliser un peu... Oh ! tout eSt net et propre, chez toi; ça sent le blanchissage; c'eSt comme si tu t'étais passé à l'étuve. Seulement ça manque d'ombre. Il n'y a plus rien d'inutile, plus rien d'hésitant ni de louche. C'eSt torride... Tu as le goût de t'analyser... C'eSt pour te libérer de toi-même; te regarder, te juger; c'eSt ton attitude préférée. Quant tu te regardes, tu te figures que tu n'es pas ce que tu regardes, que tu n'es rien. Au fond, c'eSt ça ton idéal : n'être rien. " Et Mathieu tente de reétifier : " N'être rien... Non. Ce n'eSt pas ça. Écoute : je... je voudrais ne me tenir que de moi-même... Si je n'essayais pas de reprendre mon existence à„ mon compte, ça me semblerait tellement absurde d'exister *. " 4. UAge de raison, $. 15 à 18. *74
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On reconnaît ici la classique," liberté d'indifférence ", vaine concep tion d'une disponibilité totale, tentative de la conscience personnel le pour se retirer sur le plan de la conscience transcendantale, pour prendre sur le monde " le point de vue de Dieu ". Confondue avec le détachement, la liberté de Mathieu, semblable à celle d'OreSte dans les Mouches', fait de lui un être flottant, étranger à tout — seul pgtmi Jça autres hommes, inexistant pour lui-même. Et ce n'eSt point l'équivalent Hu sentiment d'etrangeté que nous décrit M. Camus : cette liberté qui se détruit elle-même, Mathieu l'a voulu telle. Il a voulu être libre, c'eSt-à-dire être rien. Il a voulu " récu pérer " sa liberté, il a méconnu cet aspeét essentiel de la réalité humaine, que nous a dévoilé l'ontologie : elle eSt cet être qui a à être ce qu'A eSt, c'eSt-à-dire qui n'eSt pas ce qu'il eSt — mais qui eSt aussi ce qu'il n'eSt pas. Mathieu a seulement cherché à n'être pas ce qu'il était. Il s'eSt dégagé de lui-même en oubliant qu'un tel dégage ment n'a de sens qu'au profit d'un engagement qu'il valorise, et qu'être libre c'est choisir et c'est agir. Brunet eSt l'antithèse de Mathieu. Il adhère an sçns qn*» 1nî pmposgjk vi^ ^ans le mettre en question. Il s'engage, une fois pour toutes. Illustration parfaite de l'esprit de sérieux, "il se fait tel qu'il smt^gajgj^ffe^arni^^ route ". Il pense sa vie comme un deStinT cominejinem^sion inscrite dans les choses. Il fait justifier son existence pardesvaîe^^ liberté se soumet. A l'inverse de Mathieu, il a voulu être engagé, c'eSt-àdire, être quelque chose. Il â voulu " récupérer " son projet, coïnci der avec lui, être ce qu'il n'était pas. Lui aussi, il a manqué sa liberté. Et tous les autres personnages de ces deux premiers tomes ont aussi manqué la leur. Nous sommes, jusqu'à la fin du Sursis, sur le plan de l'échec ontologique. Mais c'est aussi le plan de la solitude, et sans doute faut-il voir là une indication qui a déjà valeur positive. Qu'on se rappelle la solitude de Roquentin, dans la Nausée. Le thème d'autrui n'eSt point abordé pour lui-même, dans ce roman. Roquentin envisage toujours qu'il lui faut se sauver seul, agir seul, fût-ce pour faire impression sur les autres, pour qu'on parle de lui : jamais, en tout cas, il ne lui vient à l'esprit qu'il pourrait agir avec autrui. Aussi la seule aâion qui lui semble possible eSt-elle finale ment aâdon par le moyen de l'imaginaire, de la création artistique. Un seul passage, pourtant, du journal de Roquentin semble *75
L'HUMAIN ET LE SOCIAL
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pressentir la fausseté de cette recherche solitaire. " Je suis tout seul, mais je marche comme une troupe qui descend sur une ville. Il y à, en cet instant, des navires qui résonnent de musique sur la mer, des lumières s'allument dans toutes les villes d'Europe; des communiâtes et des nazis font le coup de feu dans les rues de Berlin, des chômeurs battent le pavé de New York, des femmes, devant leurs coiffeuses, dans une chambre chaude, se mettent du rimmel sur les cils. Et moi je suis là, dans cette rue déserte et chaque coup de feu qui part d'une fenêtre de Neukolln, chaque hoquet sanglant des blessés qu'on emporte, chaque geste précis et menu des femmes qui se parent répond à chacun de mes pas, à chaque battement de mon cœur K " Or il se trouve que ce passage e§t aussi le seul au cours duquel Roquehtin connaisse l'angoisse véritable, non pas la peur d'un retour de sa Nausée, mais le poids écrasant de sa liberté. " Je suis plein d'angoisse : le moindre geste m'engage. Je ne peux pas deviner ce qu'on veut de moi. Il faut pourtant choisir... " Mais il commet alors l'erreur de se croire attendu par quelque chose, par une " aventure ". Et sa liberté^ à peine entrevue, se tourne en dérision. (Qu'importe. Nous avons reconnu là le thème central du Sursis. Ce prestigieux contrepoint va poser dans toute son ampleur le problème des rapports de l'homme avec les autres hommes. Si la liberté doit conserver la valeur que nous lui avons peu à peu recoiinue, ce ne peut être, du point dé vue social, qu'au sein de groupes humains qui ne soient point de simples colleéHvités indif férentes où chacun vit dans sa propre solitude, et qui ne soient pas non plus des sortes de tribus où l'individu se trouve englouti dans la participation à 1' "âme colle&ive ".Duprimitif qui efi son totem au civilisé qui s'enferme dans un individualisme exaspéré aucun progrès ne semble avoir été accompli dans le sens de l'authenticité; l'un/i? engagé, l'autre refuse de s'engager. Mais le moment de Munich, avec la hantise de la guerre, va forcer les hommes à dépasser à la fois la notion de société et la notion d'individu. La guerre n'eSt ni un fait " social " — car elle e§t impensable dans sa totalité ■ — ni un fait "individuel " car cha cun s'y sent subitement relié à tous les autres. Disons qu'elle n'eSt 5. La Nausée, p. 77. 276
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ni un objet déterminé pour tous, ni un projet personnel pour cha cun; ni ufi destin d'ensemble, ni une vocation individuelle. Tel eSt le caraâère ambigu de tout ce qui concerne la présence autour de nous d'un monde humain. Nous la subissons d'abord soit dans l'avilissement consenti, soit dans la méfiance et l'hostilité; puis nous croyons nous en dégager dans l'indifférence et le mépris. Ces deux attitudes sociales sont évidemment inauthentiques, et nous ne pouvons nous faire libres sans vouloir dépasser l'une et l'autre vers dé libres rapports avec les libertés d'autrui, vers une communi cation interhumaine qui soit un ressaisissement sur le plan moral du fait ambigu de l'existence d'autrui. Là encore, il semble qu'il y aurait méprise à reprocher à l'ontolo gie de Sartre, ou aux premiers tomes des Chemins de la libertéy de n'envisager que le fait sans manifester sa valorisation : si les deux étaient confondus, il n'y aurait pas d'effort à faire, tout serait donné, et rien n'aurait valeur. Mais ni la communauté véritable, ni notre humanité authentique — et nous venons de voir que ces deux valeurs sont essentiellement liées— ne nous attendent à notre naissance pour se donner à nous toutes faites : il nous faut les inventer. L'homme doit se faire homme en lui-même avec lés autres hommes. CeSt dans ce cadre que prennent place les remarques de Sartre concernant la littérature, et plus précisément la responsabilité de l'écrivain : " Tout ouvrage littéraire eStun appel... L'écrivain en appelle à la liberté du leéteur pour qu'elle collabore à la production de son ouvrage... S'il accepte d'être créateur d'injustices, c'eStdans un mouvement qui les dépasse vers leur abolition. Quant à moi qui lis, si je crée et maintiens à l'existence un monde injuste, je ne puis faire que je ne m'en rende responsable... A nous deux, voilà que nous portons la responsabilité de l'univers... Si l'on me donne ce monde avec ses injustices, ce n'éSt pas pour que je contemple celles-ci avec froideur, mais pour que je les anime de mon indigna tion et que je les dévoile et les crée avec leur nature d'injuStice, c'eSt-à-dire d'abus devant-êtré-supprimés. Ainsi l'univers de l'écri vain ne se dévoilera dans toute sa profondeur qu'à l'examen, à l'admiration, à l'indignation du leâeur; et l'amour généreux èSt serment de maintenir, et l'indignation généreuse eSt serment de changer, et l'admiration serment d'imiter; bien que la littérature *77
QU'EST-CE QUE L'EXISTENTIALISME ?
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soit une chose et la morale une tout autre chose, au fond de l'im pératif esthétique nous discernons l'impératif moral. Car puisque celui qui écrit reconnaît, par le fait même qu'il se donne la peine d'écrire, la. liberté, de ses lefteurs, et puisque celui qui lit, du seul fait qu'il ouvre le livre, reconnaît la liberté de l'écrivain, l'œuvre d'art, de quelque côté qu'on la prenne, eSt un a&e de confiance dans la liberté des hommes 6. "
Peut-être aura-t-on saisi, en lisant les chapitres qui précèdent, toute la distance qui sépare la pensée de Sartre des philosôphies classiques. Les critères qui conviennent pour celles-ci ne lui convien nent pas. Plus que toute autre, pour cette raison, elle exige d'être pénétrée dans son esprit avant d'être critiquée dans sa formulation. C'eét pourquoi, sans doute, il eSt presque impossible de répondre, au cours d'une conversation, à la question devenue rituelle : " Qu'eSt-ce que l'existentialisme ? " Même si l'on prend la précau tion de signaler qu'il y a plusieurs exiStentialismes, fort différents les uns des autres ; que celui de Sartre, dont il eSt question, n'eSt pas achevé, et que peut-être il porte en lui l'exigence de ne l'être jamais ; que Sartre lui-même déplore l'usage de cette expression, qui finit par ne plus rien signifier, — il faut bien cependant s'efforcer de caractériser, d'une façon ou d'une autre, une pensée dont les reten tissements sont d'autant plus imprévisibles que, précisément, les esprits ne semblent point préparés à l'accueillir selon son rythme le plus fondamental, Conservons-lui pourtant son nom de baptême, tenons bien en main le fil conduâeur qui nous a guidé tout au long de notre étude, et tâchons une dernière fois, par entrecroisements successifs, de capturer dans nosfiletsce monstre inquiétant, qui parfois s'envelop pe de clarté... pour mieux échapper à nos regards. I^'çxiStentialisme, c'est la phÛosophie de l'ambiguïté humaine. A vrai dire, la reconnaissance de cèÏÏe-cf n'eSt peut-être pas un fait très nouveau dans l'histoire des idées. Ce qui eSt plus nouveau, ce 6. " Qu'est-ce que la littérature ? ", Temps modernes, n° 47, fé vrier 1947. 278
QU'EST-CE QUE L'EXISTENTIALISME?
qui apparaît d'abord " étrange à tout esprit méditerranéen "— selon une formule qui, dans l'esprit de son auteur 7, constitue visiblement une condamnation décisive —, c'est une philosophie qui tente de se faire suffisamment objeâive pour s'adapter à son objet : la subjeâivité humaine. Qu 'un être soit capable de s'interro ger sur lui-même, c'est là sans doute un fait qui nécessite d'être pris en considération; car il doit engager aussitôt le choix d'une méthode spéciale, dont le point de départ soit constitué par quel que tentative de définition où il ne s'attribue l'être que sous réserve, et dans un sens également très spécial. Cette " attribution sous réserve " semble bien devoir caraâériser la démarche primordiale du philosophe : Descartes l'a manquée, commettant l'erreur de douter de toutes choses existantes, mais de se tenir à ce moment même —- lui qui doutait — pour une chose pensante. C'eSt qu'en fait le doute à l'égard du monde eSt touj ours hyperbolique : on ne peut jamais douter que de telle ou telle chose; mais d'autre part le doute . à l'égard de soi-même ne saurait être du même type que le doute à l'égard d'une chose déterminée. Plus précisément, je ne puis pas " douter " de ma propre existence, et en ce sens la question ne se pose même pas; mais s'il n'y a pas de sens à douter que j'existe, il y en a un à douter de ce queje suis. Et là je m'aperçois que le propre de mon" être " eSt de n'être pas ce qu'il eSt — puisqu'il se met luimême en question vis-à-vis de lui-même. Bref, mon existence eSt une évidence qu'aucune réflexion ultérieure ne peut menacer; mon essence au contraire eSt un problème que la réflexion de mau vaise foi veut méconnaître, mais qu'une réflexion purifiante doit manifester comme tel. Allons plus loin : mon essence n'eSt même que cela, un problème, Exister9 c'efi être un problèmepour soi-même. Et comme, jusqu'à la mort, je ne cesserai pas d'exister, toute tentative que je ferai pour cesser d'être ce problème vivant manifestera mon désir d'aveuglement, ma démission vis-à-vis de moi-même. On voit ici les deux rapports qui, selon le point de vue adopté, peuvent valablement s'établir entre essence et existence. Ou bien je considérerai que mon essence, c'est l'achèvement, lafixationde moi-même par la mort : en ce cas, il faut dire que l'existence précède l'essence. Ou bien j'appellerai 7. Lucien Fabre, article cité, 279
QU'EST-CE QUE L'EXISTENTIALISME?
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" essence "ce qui me définit essentiellement en tant que subjecti vité humaine — le fait d'être mon propre problème — alors, je devrai dire qu'essence et existence sont contemporaines en moi, puisque mon essence n'eSt que le caraâère fondamental de mon mode d'être, l'existence, absolument différent de celui des choses, * Or c'e§t là une façon de voir qui échappe totalement au philor sophe classique. C'eSt qu'en effet celui-ci, même s'il eSt conscient du problème philosophique soulevé par la seule existence de l'atti tude philosophique, ne tarde pas à considérer ce " problème " originaire comme n'importe quel problème du type de ceux qui se présentent dans les sciences. Bref, il ne s'agit pour lui que d'un pro blème à résoudre, et il oublie simplement d'y voir l'origine, inéluâablement problématique, de tout problème. Contraint d'exiSter pour expliquer le monde, il prétend cependant expliquer aussi sa propre existence —- selon les méthodes mêmes qu'elle invente à l'égard du monde. Pris par son attitude d'objeétivation des choses, il en vient à objeétiver cette attitude elle-même— et par là renonce à toute positivité pour se livrer à l'imaginaire : car il veut alors prendre sur lui-même le point de vue de Dieu, point de vue contra dictoire, excluant toute situation et, par conséquent, toute attitude. C'eSt ainsi qu'il se supprime pour se connaître* et qu'il forme — même s'il eSt athée— la fiétion d'une supra-exiStençe, chargée de définir sa propre essence humaine. Ainsi le problème est-il résolu, au prix d'avoir été passé sous silence. Si je confère à une conscience absolue le rôle de fondement de moi^mêîne et du monde, je fais alors partie du inonde de cette conscience et ne stiis plus qu'un objet parmi d'autres objets : l'essence eSt passivité d'être, elle eSt faite pour être connue; je me connaîtrai donc par l'intermédiaire de quelque existence fiâive, susceptible de concevoir (à la fois créer et connaître) mon essence. On voit la contradiction, puisqu'èn fin de compte, je m'attribue sans réserve les caraâères essentiels de tout être, et que cependant je prétends conserver le bénéfice de ma propre connaissance de moi-même. C'eSt dire que la philosophie, sous sa forme tradition nelle, relève de la réflexion complice -—au niveau de laquelle nous savons que la réalité humaine se fait elle-même esclave de son désir d'être. De là découlent diverses conséquences, que nous avons déjà rencontrées : théorie, avouée ou plus ou moins dissimulée, du déter280
QU'EST-CE QUE L'EXISTENTIALISME?
minismé psychologique; mystification de la morale, métamor phosée soit en quelque idéalisme Stérile, soit en quelque science des mœurs. Ainsi le philosophe devient-il un mécanicien et un " moraliste " — c'eSt-à-dire un rationaliste sur le plan théorique, et, sur le plan pratique, un " politique "/convaincu qu'il né s'agit jamais que de tirer sur des ficelles. Mais reconstruire les hommes (c'eSt-à-dire en même temps se reconstruire soi-même) avec des "défauts " et des " qualités ", les jugerj ou les manœuvrer ensuite, c'eSt toujours être en contradiction avec soi-même, c'eSt vouloir se dissimuler la mise en question — du seul fait qu-on les formule — des principes sur lesquels on s'appuie. Je puis bien dire que Paul eSt une sorte de machine, dont je me sens capable d'aétionner les leviers : cela signifiera que Paul a adopté une attitude de suppression de soi, selon laquelle il tend à se consti tuer en objet, à renier sa liberté, à n'être plus qu'un mécanisme aux réaéHons prévisibles. Mais si je prétends que tout homme eSt une semblable machine, alors je l'affirme aussi de moi-même, et, ce faisant, je retiré tout sens à mon affirmation. Déclarer que la réalité humaine eSt ambiguë^ ce n'eSt donc rien — tant qu'on méconnaît pratiquement ce caraâère essentiel en la traitant comme on traite les choses, qui sont ce qu'elles sont. La psychologie devient alors un inventaire, et la moraHsàtion de soi se change en dressage... d'autrui. Mais si l'on a vraiment compris que l'homme eSt cet "être "qui demeure pérpétueUement en question pour lui-même, on devra renoncer à rendre compte de Phumain une fois pour toutes, et la philosophie apparaîtra à son tour comme une perpétuelle contestation de la pensée par elle-même. Le point de départ eSt rapparition du mondé, mais celle-ci eSt indissolublement liée à ma propre apparition à moi-même. Et cette présence à soi revêt aussi bien le caraâère d'un fait que celui d'un devoir. Je suis cette présence à moi-même — et ce n'eSt qu'ainsi que je puis accéder progressivement à la personnalité — mais il faut dire également que j'ai à l'être et c'eSt pourquoi ma propre personnalisation n'eSt point une évolution naturelle mais déjà une aâivité morale. La subjeâivité m'eSt donnée, mais j'ai'.à la conqué rir dans une subjeâivation. J'existe, mais je ne puis atteindre cette existence qu'en l'assumant. Cette question que je suis, à peine l'ai-je posée que me voici noué à moi-même, responsable de moi, unifié 281
QU'EST-CE QUE L'EXISTENTIALISME ?
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d'un coup dans l'aâe de ce " je " qui la pose. Se connaître et se faire, c'est tout un — parce qu'on ne peut se connaître sans contester, par la position de soi comme sujet, l'objeâivation vers laquelle tendait l'aâe de connaissance. J'exifîe. Voilà une déclaration qui ne saurait se confondre avec la constatation qu'//j> a un bloc-notes devant moi : en effet, cette constatation même implique que j'existe. Toutes les philosophies parlent du sujet, du moi, de la personne — mais c'eSt pour les faire entrer dans la catégorie de l'Existence, ce qui revient à omettre le " je " dans " j'existe ". Et cette omission pèse lourdement sur toute la suite, car le moi n'eSt plus alors qu'un objet de connaissance, une essence — et le sujet connaissant eSt rejeté dans l'impersonnalité de quelque " conscience transcendantale ". La première contestation de la philosophie existentialiste porte sur l'irréalité d'une telle conscience non-existante, c'eSt-à-dire sur cette " erreur métaphysique " qui consiste à prétendre expliquer ma conscience au moyen des produits de sa propre aâivité. Je puis m'efforcer vers une dépersonnalisation, mais je ne puis me situer dans l'impersonnel, hors de toute situation. Bref, je ne puis me quitter moi-même, je m'emporte toujours avec moi, il n'y a pas de terrain où je puisse m'inStaller pour rendre compte de ce " je ", que je ne saurais cesser d'être. En fait, l'illusion classique, provient de ce qu'on brise l'ambi guïté pour y déceler d'une part un comportement naturel, enfoncé dans le monde, et d'autre part un comportement moral de réalisa tion de soi. Mais d'abord si le comportement naturel n'était que naturel, s'il s'agissait d'un comportement au sens où l'on peut dire que la boule se comporte de telle ou telle façon sur le plan incliné, le passage au comportement moral serait parfaitement incompré hensible. Certains philosophes l'ont bien vu — qui l'ont purement et simplement supprimé. Seulement, il reste que le problème moral, une fois énoncé, ne se laisse point congédier ainsi, parce qu'il eSt inclus, bon gré mal gré, dans ce seul fait que l'homme peut s7attribuer un comportement naturel : d'où il suit que ce dernier constitue une attitude de sa part, étant ouvert aussi bien à une natu ralisation toujours plus poussée qu'à une contestation impliquée par sa définition même. " Je suis une bête brute ", cela veut dire avant tout que je ne suis pas une bête, et que la question se pose pour 282
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moi de m'enfoncer davantage dans une telle manière d'être ou, au contraire, de m'en dégager, comme j'ai déjà dû le faire pour en prendre conscience, Ainsi, prendre conscience, cela ne signifie pas constater que l'on eH ceci ou cela. J'existe, c'eSt-à-dire : je porte en moi ma propre compréhension, mon propre rapport à moi-même. Si je forme le visage de mon amie, je n'ai pas besoin de réfléchir pour comprendre l'absence de mon amie : je ne confonds point ce visage avec les objets qui m'entourent. Bref, je ne puis imaginer sans être conscient que j'imagine. Exister ne va fpoint sans prise de conscience ; et ce que l'on tient généralement pour la prise de conscience, c'eSt la reprise de cette conscience spontanée, la tentative qu'on fait pour la récupérer sur le plan de la réflexion. Les philosophies classiques assimilent la conscience à la connaissance, la perception à la repré sentation, la présence à soi à la réflexion sur soi. Elles omettent déli bérément la conscience en tant que conscience. Ellesfinissentpar vouloir expliquer celle-ci à partir de ce qui ne se comprend que par elle. C'eSt commettre l'erreur de rendre compte de l'homme par les résultats matériels de son travail, d'expliquer le pionner par le filon aurifère, et le lingot d'or par la liasse de billets de banque. J'existe, c'eSt-à-dire : je suis pour moi-même une perpétuelle signification. Même au sein du conformisme le plus poussé, je ne puis m'oublier tout à fait, je ne puis pas cesser d'être présent à moi-même, si ce n'eSt au prix d'adopter une attitude d'aveugle ment. Tel eSt par exemple le cas de l'émotion, où je tente d'ignorer le choix que la situation exige de moi : mais cette tentative, aussi spontanée soit-elle, eSt encore un choix que je fais, je la comprends implicitement comme telle, je persiste à m'y réfugier même après que ma réflexion a exigé de moi quelque aâe " volontaire " de ressaisissement. Et si, faisant la psychologie de l'émotion, je déclare ensuite qu'il y a une " essence " de l'émotion, on voit qu'il s'agira d'une essence vécue, d'une " essence existentielle ", d'une compré hension implicite de ma propre attitude : susceptible d'être dégagée, décrite et fixée en concepts, elle eSt cependant sans aucun rapport avec les " essences " traditionnelles que les philosophes posent dans l'imaginaire comme préexistant à toute existence, essences faites pour être connues, objets de connaissance et conceptions pleinement réalisées avant tout a&e de conceptualisation. Son 283
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mode d'être consiste en un appel vers sa propre essentialisation. Bref, mon attitude quelle qu'elle soit, en toute occasion, veut dire quelque chose. Mais cette signification elle-même est ambiguë, précisément dans la mesure où elle ne doit pas être confondue avec un signe. Pour saisir toute la différence, on se reporterait utilement ici à l'œuvre d'un Kafka. Dans l'univers de Kafka, il y a partout des signes, qui se proposent objeâivement; et si cet univers parait absurde, c'est que les personnages y font à tout mo ment l'expérience de la vanité absolue de ces signes^ dont chacun exige qu'une signification lui soit résolument conférée par un sujet qui s'engage en elle. Cette porte eSt là, ouverte devant un homme qui à besoin de la franchir, et le gardien, devant la porte, prononce des paroles très fermes. Autant de signes qui* objecti vement, sont ce qu'ils sont. Et l'homme choisit de les interpréter dans le sens d'une impossibilité : il attend, résigné, devant la porte — jpour apprendre, au moment de mourir, que cette porte était faite pour lui, et pour lui seul. En ce sens, on peut dire que Cornus eSt aux antipodes de Kafka, et qu'en tout cas l'existentialisme de Sartre oppose â la parole absurdiSte : " Il faut maintenir l'absurde "ce théine sans doute plus fécond : " II faut maintenir Pambiguïté ". Entre une conscience figée qui tend à s'abolir dans le resped dé valeurs objectives, de signes sans signification, et une conscience révoltée qui renonce à toute signification, l'existentialisme tire la leçon de ces deux attitudes et décrit la conscience comme présence à soi, non-coïncidence ia^vec soi, origine absolue de tout sens et de toute valorisation. Aucune conscience, tant qu'elle existé, ne peut totalement se rejoindre à elle-même pour être, ni se briser pour eh finir avec sa propre responsabilité. Àfais elle peut s'efforcer dans l'une ou l'autre de ces deux directions : cet effort même manifeste la mauvaise foi qxii présidé au choix de l'une ou de l'autre. Tel èSt le point de départ. Tout l'existentialisme en découle — dans la mesure où il lui demeure fidèle. Système de la contestation, il devra se contester lui-même. Et le plus grand risque qu'il ren contrera sans cesse sera de renier l'ambiguïté en passant de la des cription à l'impératif moral. Ayant reconnu dans le fait humain la position du problème moral, il lui faudra se refuser à toute solu tion de ce problème — puisqu'elle supprimerait précisément le 284
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fait humain. L'attitude morale ne sera pas pour lui le passage total d'un monde naturel à un univers des valeurs, elle ne pourra pas consister dans la suppression de l'humain. C'est en ce sens quel'exis tentialisme s'annonce comme un humanisme authentique. C'eét dire que l'authenticité ne pourra être tenue pour un état accessible à l'homme, un plan où Û parviendrait à s'installer. Nul n'en a jamais fini avec soi-même. Dire que la liberté eSt ambiguë puisqu'elle a à se libérer, c'est trop peu dire encore : il faut ajouter qu'elle doit se vouloir ambiguë, et savoir qu'il n'eSt point de libé ration totale. Aucune authentification de moi-même ne peut me délivrer du problème incessant qu'est ma situation : mon rapport au monde et mon rapport à autrui. Je ne puis exister qu'en m'engâgeant, et mon engagement ne saurait se contenter d'avoir été lucide une fois pour toutes : le choix authentique que je fais de moi-même n'eSt pas une solution, mais le point de départ de pro blèmes nouveaux. Ce Style que j'adopte à la suite d'une conversion morale, je puis bien diire qu'en chaque situation particulière " il fait lever des règles " : mais ce n'eSt point sans moi qu'il doit désortnais guider mon comportement. Tout comme l'attitude naturelle, il porte en lui sa propre contestation. Et de ce point de vue la seule différence entre les deux — le véritable résultat de la conversion — réside dans le fait que désormais ce qui était contes tation spontanée se change en devoir de contestation. En ce sens, l'unique recommandation morale de l'existentia lisme, simple transposition de sa description de l'humain* pourrait être de " vivre avec la déchirure de la conscience ". On voit qu'il s'agit d'un équilibre, toujours à inventeur et toujours instable, entre l'aétion — exigeant un engagement suivi — et la réflexion — nécessitant la consécration, sous forme de distance à soi, de cette déchirure latente qu'est la présence à soi. Et c'est dire que l'effort vers l'authenticité n'eSt point une évasion de l'aétion : le dégage ment qu'il implique à titre de moyen ne doit pas être pris pour sa propre fia. La condition humaine peut être méconnue dans la mau vaise foi, ou comprise et vécue dans un tel effort vers l'authen ticité : eue ne peut en aucun cas être congédiée. La conversion à partir de la mauvaise foi naturelle n'eSt inscrite dans le processus d'aucune dialeâique nécessitante; elle ne permet pas non plus la suppression individualiste du problème que chacun ne cesse de 285
QU'EST-CE QUE L'EXISTENTIALISME ?
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constituer pour lui-même, dans la mesure où son existence eSt inévi tablement située. Chaque homme se noue à lui-même dès le moment où il accepte cette situation pour la sienne, où il formule ce rapport à soi implicite qui le constituait déjà dans sa présence au monde. La première conséquence de ces remarques eSt que toute solu tion eSt à la fois provisoire, individuelle et pratique : cela signifie que son auteur ne peut se reposer sur le choix qu'il en a fait, qu'il ne doit point la demander à autrui, et qu'enfin elle ne tiendra sa consistance que du déploiement de ses effets dans le monde. Je ne puis choisir la liberté sans m'engager dans une entreprise de libé ration : l'accès d'une conscience vers l'authenticité serait luimême inauthentique, si cette conscience — pour en finir plus vite — oubliait qu'elle eSt en situation. La liberté ne se récupère pas d'un coup par abStraâion de la situation; mais c'est la situation qui doit être progressivement pénétrée de liberté. Je ne puis donc choisir ma liberté sans choisir un mode de libre rapport avec autrui. Et s'il faut à ma liberté la liberté d'autrui pour ne pas se renier, je puis vouloir, par exemple, l'émancipation de la femme. Mais il eSt clair que si, étant dans un pays où le droit de vote ne lui eSt pas accordé, je lutte pour le lui faire obtenir, du moins ne devrai-je jamais perdre de vue que ce droit sera le sien en tant que femme, et qu'il s'agit là d'une situation qu'aucun passage à l'universel ne saurait supprimer. Bien plus, il me faudra tenir compte de l'apti tude de la femme, dans ce pays, à jouir d'une telle émancipation. C'eSt dire que mon entreprise ne devra pas être politique, mais avant tout morale — l'attitude politique visant à créer une situa tion nouvelle au nom de certains principes, cependant que l'atti tude morale vise à transformer la situation existante pour la rendre accessible à ces principes. C'eSt ici qu'apparaît l'erreur de tout artificiàlilme : le conserva teur veut maintenir artificiellement un état de fait, le révolution naire veut imposer artificiellement quelque norme idéale à des individus concrets dont les situations diffèrent. L'un croit à la valeur absolue du fait, l'autre à la valeur absolue de l'idéal. Mais positivisme et idéalisme sont aussi fautifs l'un que l'autre : ils méconnaissent l'ambiguïté du fait humain qui porte en lui son pro pre idéal, dans le choix que chacun fait de soi-même à partir de sa situation. D'une façon générale, Tartifiçialisme consiste à préten286
QU'EST-CE QUE L'EXISTENTIALISME ?
dre imposer ou s'imposer une solution de l'extérieur — avant de s'assurer qu'elle pourra être vécue comme solution effective et point de départ de problèmes authentiques. L'émotion eSt une solu tion artificielle qui consiste à rejeter le vrai problème; l'a&e d'ima giner en e$t une aussi, dans la mesure où il prétend obtenir satisfaâion. De même, l'attitude politique veut des solutions immé diates : elle élude l'humain, et méconnaît qu'en lui les progrès ne sont point transformations techniques, mais conversion sub jective et prise de conscience à partir de l'attitude naturelle. On voit que l'existentialisme se trouve ici à un tournant dange reux. La tentation eSt grande de verser soit vers une philosophie transcendantale ignorante des situations historiques individuelles, soit vers une préoccupation exclusive de l'historicité, où risque fort de s'abolir tout souci de l'authenticité. En ce sens, il eSt permis de dire que l'ambiguïté ne pourra être maintenue jusqu'au bout qu'à la condition de mettre au point quelque synthèse entre la conversion radicale et le cheminement historique, ou, si l'on veut, entre le réalisme de l'authenticité chez Husserl ou même chez Heidegger, et le réalisme de l'Histoire chez Marx. Telle eSt sans doute la voie qui s'indique pour surmonter le dilemme entre individualisme et communisme. Si l'homme pou vait faire abstraction des hommes, il accéderait à l'authentique du haut de sa tour d'ivoire. Et s'il pouvait faire abstraction de luimême, la question cesserait de se poser. Mais la question eSt là, il eSt lui-même cette question. Vouloir se sauver tout seul, c'eSt proprement s'enfuir; voxiloir sauver les autres sans eux, c'eSt retirer toute valeur au salut qu'on leur impose. Chacun doit décider des moyens dont il dispose pour travailler à la libération de l'humain, sans se cantonner à son propre cas, et sans dépasser les limites au-delà desquelles son aÊtion n'est plus qu'une vaine contrainte. C'est dire qu'aucune solution ne doit être abandonnée à son inertie, aucune conviétion ne peut se passer d'être indéfiniment contestée — et cependant il faut inventer des solutions, et partir convaincu. L'essentiel eSt de comprendre que la conviâion ne doit pas être croyance mais foi, car la croyance s'adresse à .** qui eff — soit dans les faits soit dans les idées — et ne peut être que de mauvaise foi; mais la foi concerne celui qui exifte et qui fait sienne son existence, sans jamais prétendre la justifier en l'assumant — 287
QU'EST-CE QUE L'EXISTENTIALISME ?
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puisque l'assumer c'est la porter plus loin, c'ëSt creuser plus avant et rendre plus urgente la question qu'elle pose, Philosophie de la prise de conscience, l'existentialisme comporte une médiatisation de l'immédiat, un recul féflexif par rapport a l'attitude naturelle où l'homme ne s'eSt point encore dégagé de lui-même. Mais comme cette pensée médiatrice eSt une pensée purifiante, elle ne peut manquer de se contester elle-même, et de tenir pour inauthentique une " prise de conscience " où le sujet se satisferait de mettre le monde entre parenthèses, et de " se rouler en soi " — selon le vieux mot de Montaigne, très propre à caractériser la réflexion complice. Gomme l'écrit Alain, " croire eSt agréable. C'est une ivresse dont il faut se priver... l'homme n'eSt pas dans une situation telle qu'il puisse jamais s'offirir le luxe de croire; Croyance, c'eft escla vage, guerre et misère. Et, selon mon opinion^ la foi eSt à l'opposé de la croyance. La foi en l'homme eSt pénible à l'homme, car c'est la foi en l'esprit vivant; c'est une foi qui fouaille l'espri^ qui le pique, qui luifiaithonte; c'est une foi qui secoue le dormeutj8. '' Si vous avez foi en l'homme, ne croyez en aucun homme. Si vous prétendez exister^ n'acceptez pas de réponses, inventez vos réponses. Écrire eSt un a&e yàih, si l'on écrit pour ceux qui atten dent àes solutions. Le meiUeur hommage que l'on puisse rendre à l'œuvre de Sartre, ç'eSt d'encontester sans cesse l'efficacité pratique : par là déjà on lui aura permis d'atteindre son but essentiel. " Il eSt à souhaiter que la littérature entière devienne morale et problé matique... Morale ■— non pas moralisatrice : qu'elle montre sim plement que l'homme eSt aussi valeur et que les questions qu'il pose sont toujours morales. Surtout, qu'elle montre en lui l'inven teur* En un sens, clique eSt une souricière, des murs partout : je m'exprimais mal, il n'y a pas d'issues à choisir. Une issue, ça s'invente. Et chacun, en inventant sa propre issue, s'in vente soi-même. L'homme eSt à inventer chaque jour9. " Mais enfin, si je yeux n'attacher aucune importance à l'humani sation de l'homme, et s'il me plaît de me choisir résigné, résigné à l'engluement, resigné à la dégradation, résigné à la mauvaise foi... \ 8. Minerve ou De la Sagesse, p. 301-303.— 9. " Qu'eSt-ce que la littéra ture?", fin. *88
QU'EST-CE QUE L'EXISTENTIALISME?
Telle e& la dernière et suprême contestation : " A quoi bon tout cela ? " Par elle, le problème moral, mise en question de l'homme par l'homme, se trouve à son tour mis en question. C'eSt ainsi que même la décision d'adopter l'attitude morale ne saurait permettre à l'homme de se prendre au sérieux, elle ne s'appuie sur rien, elle ne se fonde sur aucun signe absolu, aucune garantie ne la justifie du dehors. En elle réside la radicale invention de l'homme par Phomme. Et si cette invention eSt humaine, c'est parce qu'elle procède du néant de ce qui n'eft pas, c'eSt parce que rien, abso lument rien n'en indique par avance la valeur, et c'est parce que la liberté d'où elle procède eSt libre pour se renier autant que pour se conquérir. " Par la littérature... la colleétivité passe à la réflexion et à la médiation, elle acquiert une conscience malheureuse, une image sans équilibre d'elle-même qu'elle cherche sans cesse à modifier et à améliorer. Mais après tout Part d'écrire n'eSt pas protégé par les décrets immuables de la Providence; il eSt ce que les hommes le font, ils le choisissent en se choisissant. S'il devait se tourner en pure propagande ou en pur divertissement, la société retomberait dans k bauge de l'immédiat — c'eSt-à-dire dans la vie sans mémoire des hyménoptères et des gastéropodes. Bien sûr, tout cela n'eSt pas si important : le monde peut fort bien se passer de la littérature. Mais il peut se passer de l'homme encore mieux w . •*. 10. " Qu'eSt-ce que la littérature ? ", fin.
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CONCLUSION
Au terme d'un travail qu'on propose au jugement d'autrui, toute conclusion, par nature, eSt fâcheuse. Ou bien Fauteur s'efforce d'y exprimer ce qu'il n'était point encore parvenu à dire — et c'est s'y prendre un peu tardivement; ou bien il fait l'aveu d'ambitions pédagogiques, en se bornant à résumer la " leçon " qu'il a faite au lecteur — selon le procédé classique des manuels de botanique ou de géographie. Pour notre part, nous nous sentons bien incapable de fournir ici, en quelques lignes, l'équivalent de ce qui n'a pour nous d'intérêt qu'à titre d'atmosphère de pensée, de constante reprise des thèmes dans leur enrichissement réciproque, de perpétuel recoupement des perspeéHvés entre elles. Une raison demeure, toutefois, qui nous forcé à céder à la cou tume — quand même nous en condamnons l'esprit. Pour tout dire d'un mot, nous avons mauvaise conscience. Et l'origine de ce sentiment— qui prouve sans doute que nous ne nous sommes point encore élevé à l'existence authentique — se situe dans une constatation bien pénible pour le responsable d'un ouvrage de critique : nous avons tout à fait oublié d e " critiquer " la pensée de Sartre. C'eSt-à-dire que nous sommes parvenu à la dernière ligne de notre dernier chapitre sans avoir pris le temps de déceler dans son œuvre une faille interne, un paralogisme de base, le déce vant plagiat d'une philosophie hindoue ou quelque vaine réédition d'un mouvement de jeunes intelle&uels de l'entre-deux-guerres, Peut-être cette affligeante carence eSt-elle due à l'aliénation de notre liberté au profit d'une pensée dont la puissance de séduéHon nous aura submergé, engagé malgré nous à sa suite — si même l'auteur ne nous a point corrompu par le moyen de quelques subsides, fournis en sous-main, comme chacun sait, par le parti communiste et par la " bourgeoisie ", dont il s'eSt fait simultanément le champion. Peut-être aussi un certain esprit de contradiétion doit-il, en nous, 291
CONCLUSION
revendiquer sa part de culpabilité : car il e$t bien difficile d'arriver le dernier, après un certain nombre d'ouvrages, dont la plupart sem blent avoir adopté pour règle de conduite le " n'y touchez pas trop, vous vous saliriez les mains ", sans être pris d'un assez ardent désir d'aller voir, jusque dans l'intérieur, de quelle bouffonnerie, de quel monstre il s'agit. Auquel cas, on court évidemment le risque de ne plus pouvoir se dissimuler longtemps que la bouffon nerie a un sens, et,que le monstre ne manque point d'allure. Or il ne nous appartient pas de proposer nous-même l'une de ces interprétations — on quelque autre encore, à laquelle nous n'aurions pas pensé. Avouons seulement, puisque aussi bien nous nous sommes imprudemment mis en situation d'avoir à conclure, qu'il nous e§t advenu, en approfondissant graduellement l'œuvre de Sartre, d'éprouver nos plus intenses satisfactions philosophiques. On a beau n'être point chargé d'ans, on sait bien que l'aptitude à l'enthousiasme aurait plutôt une certaine tendance à s'émousser à l'usage; quand on s'e$t beaucoup passionné pour Bergson, on découvre Brunschvicg avec un bonheur plus flegmatique; Alain souffre à son tour de venir en troisième position, et les rencontres ultérieures risquent fort de se dérouler sur le plan d'une intellectualité toujours accueillante mais quelque peu désabusée. Un tel phénomène ne nous avait point épargné. En outre, les années de guerre, qui vous forcent à connaître de nouveaux modes de vie, la préparation à des concours officiels — avec les sacrifices qu'elle exige quotidiennement à l'idole de la réplétion intelle&uelle — ne sont point faites pour ranimer les ardeurs refroidies. Or, malgré tant de circonstances adverses — et si notre premier contaâ avec les Chemins de la liberté nous entraîna à prononcer à l'égard de leur auteur des paroles peu chaleureuses —, nous avons largement par la suite eu Foccassion de nous reprocher ce jugement hâtif; et nous n'hésitons pas à parler d'une série de révélations, toutes étonnamment convergentes, que devait nous apporter la connaissance progressive de cette pensée. Et, de façon peut-être paradoxale, nous éprouvions en même temps une sorte de sentiment de familiarité — un peu comme si nous l'eussions déjà rencontrée au cours d'une autre vie. C'eSt un phénomène du même ordre que caractérise M. Merleau-Ponty en disant, à propos de la phénoménologie de Husserl et de Heidegger, 292
CONCLUSION
que " plusieurs de nos contemporains ont eu le sentiment bien moins de rencontrer une philosophie nouvelle que de reconnaître ce qu'ils attendaient ". Bft-ce à dire que nous demeurons parfaitement inaccessible aux diverses inquiétudes manifestées de part et d'autre, et dont on peut bien admettre qu'elles ne relèvent pas toutes de la malveillance et du parti pris ? La confession à laquelle nous venons de nous livrer signifie-t-elle que nous nous rallions sans réserves à cette philo sophie ? Ce serait à coup sûr avoir fort mal profité de l'élan qu'elle a pu nous communiquer. Toute pensée valable exige qu'on la dépas se. Et l'on ne peut la dépasser sans la refuser en quelque façon. Seulement, refuser n'est pas nécessairement réfuter. Il y a toute une gamme d'attitudes possibles entre le simple souci de conserver sa liberté de jugement et l'ambition d'opposer à une pensée quelque autre pensée qui la combatte. Sartre nous apporte une méthode de compréhension de la réalité humaine qui nous satisfait pleinement. Que cette méthode débouche sur des perspectives dangereuses, nous n'avons pas songé à le nier : l'entreprise morale que tout homme eSt appelé à engager pour son propre compte et sous sa totale responsabilité représente—comme Platon l'avait déjà suggéré — "un beau risque "à courir. Et sans doute e$t-il impossible de courir un tel risque sans engager autrui, à quelque degré, dans les conséquences d'une aventure qui ne peut demeurer strictement personnelle. Mais il importe ici de noter que, quoi que nous fassions, nous ne pouvons éluder notre responsabilité vis-à-vis d'autrui. Notre silence agit sur lui comme nos paroles, notre départ le trouble comme notre présence, nos indifférences peuvent le perdre autant que nos interventions, nos sollicitudes irréfléchies parfois lui sont mortelles. Entre deux risques peut-être équivalents, l'homme le plus véritablement humain pourrait-il ne pas choisir celui qui comporte une signification, qui implique la reconnaissance de sa responsabilité, et qui n'est point dû à la perpétuelle intervention du hasard mais à la mise en jeu d'un comportement défini, orienté, conscient de ses principes ? Le plus réel danger que courent les hommes, c'eft sans doute de trouver en face d'eux, autour d'eux, la confusion des attitudes, le vague d'une généralité amorphe, tout un complexe de sollicitations dont aucune ne découvre son véritable visage. La question e§t de savoir s'il vaut mieux pour eux se laisser 293
CONCLUSION
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indéfiniment dériver sur une mer aux réactions imprévisibles — ou faire appel à toutes leurs ressources pour tirer parti d'un courant déterminé—■ qui a quelque chance de resituer pour eux lé sens humain de leur a&ion. Un homme qui " tourne mal "pour avoir lu Sartre, ç'eSt un homme qui aurait mal tourné au premier coin de rue. Et les coins de rues sont dangereux à notre époque. Nous sommes " en situation " dans une atmosphère de désagrégation morale. Si Sartre a pu sembler parfois aggraver le mal, c'est dans la mesure où toute pensée efficace peut soudainement révéler à luimême quelque choix, dont l'esprit dé sérieux se rendait complice — et qui, privé de son habituel paravent d'hypocrisie, s'efforce encore de trouver une justification dans le mouvement même le plus propre à le disqualifier. Il eSt vrai que, du point de vue social, l'hypocrisie vaut mieux que le désordre... Si du moins l'on considère le social comme une sorte de tremplin anonyme à partir duquel chacun peut mener, avec le maximum de sécurité, un demi-siècle d'entreprises égoïstes. Mais les exemples ne manquent pas de sociétés humaines au sein desquelles — par amour dé l'ordre —- certaines générations ont paisiblement préparé, pour celles qui devaient leur succéder, les catastrophes les plus réussies. Le sens du spcial consiste-t-il à dire : " Après moi, le déluge ", l'homme doit-il mettre son idéal à conser ver jusqu'à la mort l'attitude de l'autruche ? En fait il semble bien que le socîai lui-même doive procéder d'une socialisation, pour laquelle la valeur morale de chaque individu eSt primôrdialementrequise. Là encore; nous ne pensons pas qu'on puisse attaquer Sartre sur le mouvement qu'il propose. Pour nous, ce que nous craindrions plutôt, c'eét que ce mouvement, loin d'être trop dangereux, man quât d'efficacité. Et la seule " critiqué "que nous serions tenté de lui adresser visé en fait toute oeuvré humaine qui se situe sur le plan ïntelleâuel : l'^iStentialisme n'apprendra le seos de l'existence qu'à ceux qui avaient déjà choisi de ne pas l'ignorer, de le chercher sans cesse, et qui avaient assumé par avancé lefardeau de sa découverte. C'eSt pour ceux-là surtout que nous avons eu envie de dégager la pensée de Sartre de l'atmosphère de confusion que tant d'autres, incorrigiblement, s'efforcent d'aggraver autour d'elle. Janvier-mai 1947.
POSTFACE I965
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Dix-huit années me séparent de ma première rencontre avec lui, Je venais d'écrire ce livre; j'étais sur le point de le remettre à l'édi teur : une certaine inquiétude commençait à s'emparer de moi. Car sous mes yeux* jour après jour, l'écart ne cessait d'augmenter entre ma propre compréhension de la pensée de Sartre et les diverses interprétations qu'on en donnait alors dans le Milieu. J'avais 2 5 ans, un âge qui n'incite guère à douter de soi. Tout dé même, tant dé caïds pour me condamner par avance, toutes ces Lumières dont le cour roux (profane ou sacré) n'allait point manquer défaire vaciller mon faible lumignon, c'en était vraiment trop pour moi. Les adversaires, bien entendu, je ne m'en souciais guère. Mais le désaveu dont je cou rais le risque, mieux valait, pensai-je, qu'il me vînt du dieu lui-même, et dans le privé, que, publiquement, dé ces apôtres divisés qui étaient en train de réinventer en son honneur l'assassinat thëologique. Je courus dbnc au temple, à la chapelle, comme on disait volon tiers dans une certaine presse• : aux Temps modernes pour tout dire, — dont les éléments missionnaires avancés occupaient alors une position clef sur la rive gauche de la rue dite de l'Université, qu'ils n'étaient point encore parvenus à franchir *.: Dûment renseigné sur les jours et heures par unie leâure assidue de la première page du bulletin paroissial, mais en retard comme toujours d'une mesure ou deux, je tombai en pleine messe, au moment même delà commu1. Quelques années plus tard, ils allaient établir sur l'autre rive une tête de pont qui fut assez solide, puisqu'elle a pu tenir jusqu'à ces der niers mois. Mais sans doute l'essentielle ambiguïté de la Condition Humaine et, tout ensemble, les Contradictions de la Dialectique exi geaient-elles que tôt ou tard un mouvement de sens inverse se produisît à son tour. Cest maintenant chose faite. La suite au prochain numéro... 295
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nion. Dieu soit loué : Il était là, livré à ses fidèles, dont seize ou dix-sept tout au plus, procédant enfileindienne, me séparaient de lui. Trois minutes plus tard, sa Parole les ayant tour à tour miracu leusement comblés, je me retrouvai face à lui, — Fâme incendiée bien sûr, la pensée en déroute, mais farouchement résolu à récuser pour m$ part tout miracle analogue. Quand la piété s'en va, la vraie foi n'e§t pas loin : sous mes yeux, et par quelque miracle à rebours, ce dieu-là, en tout cas, se fit homme. — Je voudrais vous parler, lui dis-je. — Oui, me répondit-il. — Mais pas ici, me forçai-je à préciser. N'importe où, je ne sais pas, dans la pièce à côté..^ •— Ah bon. Si vous voulez. Elle était vide, par bonheur, et j'y disparus avec lui, sous les regards peu catholiques d'une douzaine de communiants résiduels, dont la queue s'étirait de la chaire secrétariat jusqu'à l'autel provi soirement désaffe&é. La porte refermée, nous nous assîmes face à face, à l'angle d'une table. — Allons-y. De quoi s'agit-il ? J'entrepris de le dire. J'avais deux problèmes à soulever, mais il ne me laissa pas le temps d'énoncer le second : — Bien, bien, excusez-moi : je ne pouvais pas savoir que vous vouliez me poser des questions sérieuses. Mais nous en parlerons mieux chez moi. Demain à midi, ça ira ? En le quittant, le lendemain, je lui laissai mon manuscrit : il me revint huit jours plus tard, enrichi d'une courte lettre qui me combla de joie mais que, fort imprudemment, je viens de relire aujourd'hui. Aujourd'hui, pour parler de cet homme, je me sens plus démuni que je ne l'ai jamais été... Plus démuni, à coup sûr, qu'en ce jour de janvier 1947 où j'entamai vaillamment la première partie d'une étude sur la pensée de Sartre en ne connaissant encore de l'Être et le Néant que la page 705, — qui m'avait été lue deux ans aupara vant, au cours d'une brève permission, par un ami philosophe tout heureux de pouvoir me révéler qu'une bonne partie de notre vie se passe à boucher des trous. Pariftupide? Qu'on en juge : à l'issue d'une controverse au cours de laquelle je lui avais reproché de par196
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1er de l'existentialisme sans le connaître a, un vieux monsieu charmant, disciple de Bergson et directeur de colleâion chez un éditeur inconnu, venait fort généreusement de me passer comman de d'un livre sur ce brûlant sujet. Il m'accordait trois mois; j'en pris quatre. Or le fait eSt qu'aujourd'hui quatre ans ne me paraî traient point suffisants pour cerner cette pensée, et que je ne saurais même pas m'en excuser sur le moindre retard de le&ure. Il y a, c'e^t vrai, la sénilité précoce : ma possible décrépitude intellectuelle; et j'en accepte volontiers l'hypothèse, puisque aussi bien je la redoute avec constance, et très spontanément, depuis plus de dix ans. Mais je regarde autour de moi, je me tiens à peu près au courant de ce qui s'écrit sur Sartre : vais-je devoir conclure à quelque universelle décrépitude ? Ou peut-être me faudrait-il tenir pour circonstance aggravante, dans mon cas particulier, ce privilège dont je dispose en effet par rapport à d'autres commentateurs : une certaine prati que de l'homme lui-même, — la possibilité, en somme, dé revenir aux sources à tout moment, d'en appeler à l'esprit pour réinter préter la lettre ? J'en conviens : j'ai eu cette chance, je l'ai encore, j'espère qu'elle ne me sera pas retirée. Mais aurais-je même ren contré Sartre quotidiennement, d'un bout à l'autre de ces dix-huit années, je ne crois pas que je me sentirais davantage capable de définir aujourd'hui sa pensée, et sans doute ne le connaîtrais-je pas, lui-même, beaucoup mieux. J'ai écrit sur lui une vingtaine d'ar ticles, et j'ai plus souvent encore parlé de lui, en France ou à l'étran ger, devant des publics de tous ordres. Beaucoup de gens me tien nent ainsi, selon leur humeur, pour un disciple ou un ami de Sartre : je les décevrai donc en leur avouant sans la moindire pudeur que je crains bien de n'être, en vérité, ni l'un ni l'autre. D'autres estimeront peut-être que la question n'eSt pas là et que je serais mieux inspiré, si tant eSt que j'aie quelque chose à dire, d'entrer sans plus tarder 2. J'abusais, san$ doute; mais pas autant au'il y paraît. J'avais tout de même lu, à cette époque-là, l'Imagination, l'Imaginaire, l'Esquisse d'une théorie des émotions, la Nausée, le Mur et Huis Clos, sans parler des divers articles publiés par les Temps modernes. Et cette pensée m'était très vite apparue si cohérente, si constamment présente à elle-même dans sa totalité, si " totalitaire " enfin (au meilleur sens du terme), que je ne dou tais |>as de la retrouver bientôt, en lisant l'Être et le Néant, telle que je 1 ava s * déjà rencontrée dans ces quelques ouvrages. Z97
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dans le vif du sujet : c'est qu'ils n'auront pas vu que j'y suis déjà jusqu'au cou. Car il n'y a point désormais d'autre sujet pour moi, s'agissant de cet homme, que notre rapport à lui et ce qu'il nous révèle de ce monde où nous sommes.
Il fut un temps où là pensée de Sartre n'était (ou ne semblait être) qu'une pensée, la plus satisfaisante de toutes : la mienne s'y sentait à l'aise, elle s'y découvrait, j'ose presque dire qu'elle s'y reconnaissait. Philosophe que j'étais, j'avais besoin d'une philo sophie : celle-là* de toute évidence, était faite pour moi et j'étais fait pour elle; j'y apprenaif ce que j'avais toujours su, que je n'au rais su dire. L'idylle dura neuf ans : dans ma tête d'abord, comme il se devait* — sur quoi elle poussa la grâce jusqu'à prendre corps dans certaines activités publiques. J'entrai au R. D. R. sur les traces de Sartre, j'en ressortis de même : je devins gérant des Temps modernes ; l'affaire Henri Martin nous trouva solidaires; j'eus enfin le bonheur, dirigeant alors la colleâion " Écrivains de toujours ", de pouvoir me commander à moi-même un Sartre par lui-même... C'était en 1955. Vers la fin de l'année suivante un coup de ton nerre foudroya Budapest, et son écho nous sépara, un soir d'hiver, sur un trottoir de la rue Jacob. Je sortais du Seuil, Sartre se rendait dans un immeuble voisin : il me parla d'un texte qu'il venait de signer^ rue demanda d'en faire autant, me le tendit après m'en avoir énuméré les autres signataires. Sans cette précision l'affaire ét^it bâclée, à cause d'elle je suspendis ma réponse; autant dire que je refusai. C'était absurde : nous avions partie liée de tant de façons déjà qu'il ne m'était sans doute plus possible d'ajouter ou de retran cher quoi que ce fût à notre solidarité. Au surplus, sa propre signa ture suffisait bien à compenser, au bas d'un texte dont j'acceptais le contenu, celles de deux ou trois adversaires déclarés de PU. R. S. S.,— un peu trop réjouis, me semblait-il, par l'espèce de boue sanglante que charriait vers leur triste moulin cet holocauste dé vies hongroises. Presque aussitôt, le surlendemainpeut-être, parut dans l'Express*un article intitulé "Après Budapest, Sartre parle", 3. Du 9 novembre 1956. 298
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où Sartre dénonçait en effet " douze ans de terreur et d'imbécil lité", ainsi que " la faillite complète du socialisme en tant que mar chandise importée d'Û. R. S. S. ", et proclamait sa décision de rompre avec le parti communiste français. Là encore, je ne fus pas vraiment gêné par le contenu même de ses déclarations : c'eStleur ton qui me troubla, vindicatif, presque hargneux, et ce support bourgeois qu'il avait accepté pour les rendre publiques. De diver ses sources (et selon des intentions diverses) il lui revint* bien sûr, que je critiquais son attitude, — sous la forme de ces aimables extrapolations qui sont d'usage en pareil cas. Tout se passa de loin, dans un silence feutré de chuchotis : et pour tout dire il ne se passa rien, sinon que je cessai d'être gérant de la revue 4 et que nous restâmes plus de deux ans sans nous revoir. Ce fut le prix de ma futilité, ou, ce qui revient au même, de l'esprit de sérieux dont j'avais fait preuve en cette affaire: à force de m'apparaître monstrueux, l'antisoviétisme avait fini par m'avèugler, paralysant en moi toute réaâion critique à l'égard de TU; R. S. S. ; radicalisée, de sur croît, par mon engagement dans la lutte algérienne, ma pensée politique en devenait paradoxalement abstraite, schématique et tant soit peu terroriste. Ge brutal coup de barre, cette impulsivité qui m'avaient inquiété chez Sartre, et où j'avais cru voir les mani festations d'une attitude purement intelle&uelle (j'entendais par là : plus ou moins irresponsable), c'était la preuve au contraire qu'il avait su se maintenir libre de s'indigner et de juger. Dans cette bouffée de colère à laquelle il avait donné voix, je ne tardai pas trop, malgré tout, à reconnaître vingt autres mouvements de généro sité que je lui avais connus, et la caution même de ses plus lucides analyses : celle qui suivit* précisément, fut un modèle du genre 6 et c'est avec une profonde joie que j'y mesurai la vanité de mes griefs, la sottise de mes craintes; Dans les premiers mois de 1959, je n'y tins plus. Je n'étais pas asseiz masochiste pour me vouloir indéfiniment puni, et' sans 4* Ce qui de toute façon aurait, bien dû se produire, mes aâivités clandestines commençant à prendre forme et ne faisant pas de moi un répondant très utilisable, pour le cas où les Temps modernes eussent été cités en justice. — 5. r Le Fantôme de Staline ", Temps modernes, n°s 129, 130, 131; article reproduit dans Situations VII, $. 144 à 307.
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doute mon éloignement avait-il assez duré. Un matin, l'impatience où j'étais de retrouver cet homme, de me confronter à lui de nou veau, me souffla ce bel argument : je n'avais pas " le droit " d'inter poser, entre la cause que nous servions et l'un de ceux qui étaient le plus en mesure de la soutenir, je ne sais quels scrupules qui ne regardaient que moi. Nous avions besoin de Sartre : je devais m'adresser à lui, tant pis pour moi s'il m'envoyait au diable. Une de nos camarades alla donc le trouver avec mission de se débrouiller pour lui parler seule à seul et de le ramener sur-le-champ, en lui expli quant que quelqu'un qu'il connaissait bien tenait à tout prix à le rencontrer. ReSté seul dans un appartement proche du théâtre Hébertot, j'inventai tour à tour, à cette folle démarche, vingt issues différentes. Quand la sonnette de la porte d'entrée retentit enfin selon le rythme convenu, je savais qu'il ne me restait plus qu'à entendre les explications navrées de mon émissaire; mais c'eSt Sartre lui-même qui entra dans la pièce et dit : " Ah ! j'espérais bien qu'il s'agissait de vous. Alors, comment ça va ? " Puis, sans même me laisser le temps de répondre, il enchaîna : "Vous savez, je suis cent pour cent d'accord avec l'aâion que vous poursuivez. Utilisez-moi comme vous le pourrez : j'ai des amis, aussi, qui ne demandent pas mieux que de se mettre à votre disposition ; ditesmoi de quoi vous avez besoin. "Quand il repartit, deux heures plus tard, j'avais déjà une interview de lui pour notre journal clandestin, ainsi que quelques adresses qui allaient nous devenir fort précieuses. Il a dit par la suite qu'il aurait volontiers, comme nous,-" transporté des valises " : je le sais bien. S'il ne l'a pas fait, c'eSt que nous ne pensions pas pouvoir le lui demander : cette révolution était et n'était pas la nôtre; nous devions à nos camara des algériens, puisque nous prétendions les aider dans leur lutte, un minimum de discipline concernant les rigoureux impératifs de sécurité qu'ils s'imposaient à eux-mêmes. Sans cette préoccu pation, c'eSt fort joyeusement que nous aurions accepté de le com promettre au maximum, en lui faisant transporter — sous les yeux des anges gardiens qui lui étaient en permanence affeâés — quelques vraies valises, bourrées de documentsfiéHfs.Sartre inculpé (arrêté peut-être, avec un peu de chance), les flics intoxiqués, s'épuisant pendant des mois à remonter de fausses pistes : on conviendra qu'il y avait là, pour nous, de quoi rêver. 300
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Ce fut la belle époque. Sartre était Sartre comme Iaveh Iaveh : il remplissait sa fonâion avec la même surabondance souveraine que le Dieu d'Israël, et ne se montrait pas plus que lui étranger à nos humaines passions. Peuple turbulent, nous étions nombreux à révérer ce Guide par qui nous nous sentions élus, ce Maître dont l'enseignement nous surprenait toujours et nous semblait pourtant sortir de notre propre fonds. Il était là, tout près; à cer taines heures de la journée, on pouvait même savoir où il se tenait : le Ciel volait bas, l'Arche d'alliance y demeurait visible. Et s'il arrivait qu'un ange-secrétaire fît malgré tout obstacle à quelque rencontre dire&e (les responsables du culte ayant par ailleurs mis fin aux communions publiques), du moins la Parole ne cessaitelle de parvenir, toujours familière et toujours localisable, à ceux qui désiraient l'entendre. Or voici : depuis un certain temps, cette Parole, qui nous devient de jour en jour plus familière, ne nous e§t presque plus localisable. Elle e5t partout et nulle part. Elle e£t en nous, si l'on veut, mais aussi bien elle e$t autour de nous et nous ne pouvons faire un pas dans le monde sans la rencontrer. A une époque bien déterminée, un homme que je connaissais, cherchant à comprendre son enfance, à se comprendre à partir d'elle, avait pris des quantités de notes qui me semblaient transparentes : dix ans plus tard, il en tire les Mots et je ne sais plus qui eét cet homme qui m'y parle de lui. En aurait-il modifié le sens par l'utilisation qu'il en a faite? C'eSt la réponse facile : vraie et fausse à la fois, comme il dirait lui-même. D'une certaine façon, le rédaâeur n'eSt intervenu là que pour produire l'un des plus véritables chefs-d'œuvre de la littérature mondiale. Mais il faut voir aussi que cela même eét nouveau, de sa part, et qu'il s'était sans doute plus ou moins transformé durant ces dix années. La Palice, dira-t-on, s'en fût bien avisé... Peut-être. Du moins y a-t-il plusieurs manières de " se " transformer, et j'en peux en tout cas citer trois : ou bien vous devenez un autre par le simple changement du contexte (le décor a bougé); ou bien vous avez sur vous-même accompli, simultanément, quelque aéHon trans301
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formatrice; ou bien enfin vous avez changé le contexte tout en entreprenant de vous changer vous-même. Entre les deux dernières hypothèses, il e& vrai, on ne saurait trancher aussi radicalement que je viens de le faire : si peu qu'on se soucie d'agir sur le monde, on n'agit point sur soi sans y produire quelque effet* Mais Sartre, sous ce rapport, j'ose dire qu'il a changé notre monde au moins autant qu'il s'eSt changé lui-même. Cette aventure vaut d'être méditée. Ceft la nôtre, en effet, puisqu'elle passe par nous' : un homme seul, s'il s'interdit le moindre recours à toute puissance matérielle, ne saurait influer sur le cours des choses qu'en modifiant la façon dont ses semblables le vivent. Je sais : notre France atomique n'en manque pas moins de loge ments, d'instituteurs et de professeurs, cependant que notre évasive Gauche en eSt encore à se demander qui pourrait bien être ce Monsieur X dont on lui fit un jour la farce de l'entretenir. Ces problèmes m'importent; mais l'obje&ion qu'on en voudrait tirer me laisse froid. Diderot eSt mort en 1784 et d'Alembert un an plus tôt : l'inefficacité révolutionnaire de l'Encyclopédie en futelle alors démontrée ? Nous souffrons depuis vingt ans d'une telle inertie de situation que nous ne savons plus penser qu'en termes d'impatience : quand la classe ouvrière se tait, l'intelligentsia se démène. Cette agitation plus ou moins velléitaire, les politiciens professionnels la traitent dédaigneusement d' " aâivisme " (ou, dans leurs bons jours, de " volontarisme ") ; nous ne sommes guère, à leurs yeux, que des romantiques attardés. Mais je crois bien que leur goût des manœuvres, et leur constant souci de conquérir l'Appareil (à défaut de sa base), leur masquent le véritable sens de notre inquiétude, -.— tout comme l'évidente impuissance où nous végétons pour l'immédiat nous masque à nous-mêmes la très réelle aéfcion qui pourrait être la nôtre, qui l'egt peut-être à notre insu. Nous trépignons en bourgeoisie, et c'eSt Aubervilliers qui se rési gne : d'où nous concluons que nous sommes Cocus. A ce train-là, supposé même qu'un de nos surlendemains se prépare à chanter (et peut-être, grâce à nous, un petit peu plus juSte, un petit peu moins faux), la malchance fera bien que nous soyons morts, la veille au soir, de vaine apoplexie. Ces humeurs nous servent d'alibis, elles dissimulent un profond défàitisnie. Nous avons l'Histoire dans la peau; saisis jusqu'à la moelle par cette dure séduârice, 302
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nous rêvons^ de la violer ou de nous anéantir dans ses bras. Sadistes ou masochistes, peu importe : nous avons choisi, vis-à-vis d'elle, de nous tenir pour impuissants. Or nous le sommes sans doute, — et totalement, d'une certaine façon. Mais il e£t tout aussi vrai qu'en util autre sens nous ne le sommes pas, et que nous commençons 4 nous en aviser. Le cours des choses étant ce qu'il eSt, cette conscience nouvelle n'en procède assurément pas : je demande à qui nous la devons.
Si toute image de Sartre, à peine essayons-nous de la former, tend aujourd'hui à se défaire sous nos yeux, c'eSt qu'il a pour luimême refusé toute image de soi; si notre monde eSt imprégné de sa pensée, çè ne peut être qu'à force d'avoir été regardé par nous à travers elle. Ce Traître ne s'eSt introduit — par ruse autant que par affinité — dans nos têtes bâtardes que pour nous en expulser, tout comme il entreprenait de s'expulser de la sienne : s'il nous hante, ce tricheur fraternel, c'efipar son absence. Car nous n'avons pu l'intérioriser qu'au prix de le suivre dans son effort même d'ex tériorisation ; et c'e§t au prix de nous échapper de toutes parts que sa pensée ne cesse de s'incorporer au monde, comme l'insaisis sable tonalité de nôtre rapport à lui. Chaque philosophie, bien sûr, a son cara&ère propre et son langage, ses obsessions et ses mots de passe : d'où vient que celleci, tout à la fois, soit plus personnelle qu'aucune autre et nous devienne à chacun si prochaine que nous ne savons même plus faire la part entre notre compréhension du monde et celle de son auteur? De tous les phantasmes sartriens, je n'en vois pas un qu'il m'ait été donné de vivre, — en tout cas pas sous la forme où Sar tre les décrit : c'eSt pourtant bien ma propre présence au monde qui m'e§t chaque fois un peu mieux révélée par ces étranges pro jeteurs. J'ai dit que je ne me sentais pas " disciple "de Sartre. La réalité, je le crains, eSt un peu plus complexe : disciple, je l'ai été, c'eSt sûr; comment et dans quelle mesure j'ai cessé de l'être, c'est ce qu'il me faut tenter d'éclaircir. Dans une première période en tout cas, j ai dû faire un assez bon perroquet. Le Maître avait Une pensée 3°3
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complexe, un peu difficile parfois, et plus ou moins? déroutante par l'extrême diversité de ses modes d'expression : rpmpu à l'art de l'exégèse, l'élève en dégageait avec application les thèmes essen tiels, qu'il s'égosillait ensuite, en sautillant sur son perchoir, à proclamer à tout venant. S'il y eut clivage, où s'eSt-il donc produit —• et pourquoi ? Sauf erreur, mon aventure e§t celle de beaucoup d'entre nous : celle du sevrage auquel nous soumettait cette pensée, dans la mesure même où elle en venait à exercer sur nous une influence réelle. Or cela ne se fit point en un jour, et nous fûmes travaillés, je l'affirme, au moins autant que nous nous travaillâmes. Si j'en juge sur mon propre cas, il y avait en nous d'assez sérieu ses résistances... J'ai déjà mentionné notre attitude "politique " àiinteïïeiïuels de gauche : puisque Sartre " s'engageait ", nous étions en droit d'attendre de sa pensée qu'elle nous fît agir. Mais il y avait aussi, étroitement liée à la précédente, notre attitude idêalifîe de " révolutionnaires " de la pensée : cette philosophie nous conve nait parce qu'elle " dépassait " les précédentes et nous permettait ainsi de river leur clou aux penseurs de tout poil. Pour ma part, je l'avoue, j'ai donné dans ce panneau — " la tête la première ", comme on le dit si bien — et je ne sais si j'en serais sorti par mes propres moyens. Il faut tenter de comprendre cela, sans amourpropre ni vaine humilité. D'une certaine façon, Sartre, s'il eut des disciples, n'eut alors que ce qu'il méritait. Notre idéalisme répon dait au sien : à ce que sa pensée véhiculait encore de son idéalisme originel. Et ce commun défaut pouvait assez bien se comprendre, dans une perspective polémique, à partir de la situation dans laquelle nous étions ensemble plongés, — ayant à faire face aux prolonge ments plus ou moins subtils du spiritualisme, en même temps qu'à un matérialisme qui se souciait de moins en moins de se tenir pour dialeâique. A ces deux aberrations parallèles (l'une ignorant la matérialité et l'autre faisant fi de la conscience), nous étions certes fondés à opposer l'ontologique ambiguïté de notre condi tion, de cette contingence à double sens qui eSt le Statut même des hommes : ni faits ni à faire, condamnés à se faire par tout ce qui les fait. Autant dire que nous étions " en philosophie " comme on e£ " en bourgeoisie " : par droit divin. Nous détenions la Vérité; notre pensée était absolument valable, puisqu'elle était en mesure de dénoncer les torts de toutes les pensées en cours; nous étions 5°4
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les seuls à raisonner juste, au sein d'un monde qui résonnait faux, Aux mystificateurs bourgeois nous opposions l'histoire, aux idéo logues du prolétariat notre exquise subjeétiyité : mettant en pièces les uns (grâce à l'analyse marxiste) et nous sentant plus marxistes que les autres (au plan des idées), nous restions ainsi — les ayant renvoyés dos à dos— seuls maîtres du terrain, philosophiquement parlant. Or nous ne " dépassions " que nous-mêmes, bien sûr, et cette pensée de réaétion fût bientôt devenue réactionnaire, donnant pour vérité positive ce qui n'était en elle que vertu néga tive. J'ai pu décrire ailleurs, dès 1955, la conscience que Sartre, quant à lui, n'avait point tardé à prendre de ce danger et les efforts qu'il faisait pour y porter remède. Aujourd'hui, tout le monde voit bien qu'il s'eSt guéri de sa propre " névrose " : ce qu'on voit moins sans doute, c'eSt qu'il nous a, par la même occasion, sommés et presque contraints d'en faire autant pour notre compte, Que nous le voulions ou non, cet homme nous a changés. Je veux ten ter de dire ici par quelles voies cela s'eSt fait, et ce qui me semble en résulter pour nous.
Consciences pures, voilez-vous la face : c'est &influences que je vais parler maintenant. Car je crois bien que nous en avons, de ce côté-là, subi quelques-unes tour à tour. Celle du Verbe tout d'abord. Je viens de le rappeler : ce Verbe-là, dans son juste équilibre, ce fut pour nous la vérité, reconnaissable à son évidence immédiate, à sa parfaite transparence; s'il nous appa rut d'abord indépassable, c'eSt qu'il nous créditait d'emblée d'un constant pouvoir d'autodépassement, c'eSt qu'il réalisait enfin notre liberté, — au prix de la jeter au monde, c'eSt vrai, mais pour l'y rendre responsable de ce qui s'y produit. Par la vertu de ce concept magique, la " conscience-en-situation ", tous nos problè mes philosophiques se trouvaient d'un seul coup résolus : la sub jectivité, enfin leStée de son poids d'être, ne s'en trouvait pas pour autant soumise à quelque déterminisme objeétif; c'eSt au contraire sur cette contingence même de sa propre réalité qu'il lui devenait possible de prendre appui, pour en " transcender "tour à tour les 305
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diverses déterminations. Le sens prenait vie, la vie prenait sens; nous pouvions nous sentir exister,- jusqu'à la nausée; et nous pou vions aussi " exifter notre corps ", l'assumer en le dépassant, comme Sartre lui-même nous en avait donné l'exemple en écri vant la Nausée. Ce Verbe donc nous séduisait en se faisant idée de chair : l'incar nation s'était faite concept, et nos concepts nous en parurent incar nés. H était temps : même hos philosophes " existentiels " se pre naient pour des ângés, -— et si ces créatures nébuleuses allaient parfois jusqu'à pousser des cris, ce n'était guère qu'angoisses de Tâme et spirituels tourments. Ignorant ces altitudes métaphysi ques, Sartre nous proposait une ontologie en ràse-mottes, à niveau d'homme. Passage après passage, son inlassable description de nous-mêmes frôlait ainsi nos têtes, créant chaque fois de profonds remous à la faveur desquels, pris de vertige, nous nous précipi tions dans le sillage : c'est qu'il nous parlait de lui, bien sûr, et que la Contingence, alias la Chair (ou la FaéHcité), était d'abord pour lui une expérience réelle, un conflit vécu, avant dé recevoir dans ses écriis la forme sublimée d'un thème réflexif. Sans doute n'avionsnôus pas les mêmes expériences que lui; mais c'était bien la preuve, à nos yeux, de la vérité de sa philosophie : authentique, puisqu'il y dégageait le sens de ce qu'il avait lui-même éprouvé, elle s'affir mait en outre objeiïive, puisqu'elle n'en était pas moins capable de déchiffrer nos propres expériences. Ce charme puissant, comment n'eût-il pas enchanté nos consciences d'intelle&uels, nos cons ciences dé gauche ? De sa singularité même, un homme, à force d'y creuser, tirait l'Universel — la condition Humaine— et nous en offrait^ sans la moindre concession d'ordre métaphysique, la description la plus cohérente, la plus rigoureuse et la plus claire qu'on en pût rêver. Aucun doute : ce siècle était le bon. En plein milieu du précédent, Marx avait déjà contraint l'histoire théorique dé la Conscience à devenir conscience pratique de l'Histoire, de sorte qu'il ne manquait plus que des consciences concrètes dans le tableau pour donner sens à l'idée même de " praxis " : cette fois nous les tenions, l'affaire était dan$ le sac, l'homme allait enfin pouvoir rendre compte de lui-même sans avoir pour autant à se supprimer en tant qu'homme. Arrachée à son Qel par l'un d'entre nous, la Pensée philosophique mourait sous nos yeux pour que naisse une 306
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pensée réelle, en prise sur ce monde, apte à nous en livrer, tout à la fois, l'explication et la compréhension. Et cet avènement, cette incarnation souveraine, ne pouvait manquer d'inaugurer parmi nous l'histoire des hommes, l'ère de la reconnaissance récipro que, — en en révélant d'emblée le fondement ontologique : notre commune ambiguïté.
Nous étions encore loin du compte, il eSt vrai. Il n'empêche qu'entre Sartre et nous un étrange commerce venait de naître, qui ne finirait qu'avec nous* Côté pile, un homme entreprenait, à sa manière, de résoudre ses problèmes vitaux; côté face, un Sorcier nous libérait par la façon même dont il nous possédait. Son attitude n'étaitni vraie ni fausse : une entreprise humaine parmi d'autres, aléatoire et nécessairement relative comme elles le sont toutes. Or il se trouve qu'elle s'eSt prolongée, qu'Ole a ténu le coup et qu'elle semble bien nous avoir en effet rendus de plus en plus réellement disponibles pour une vraie lutte, — en ne cessant de se contester elle-même sous nos yeux et de nous arra cher ainsi, de pensée en pensée, à tous les mythes qu'engendre la pensée. Le Sorcier c'est le Verbe, et sa magie, d'une certaine manière* n'eSt qu'une interminable fuite, de mot en mot, de phrase en phrase, de livre en livre. Cette fttite nous possède; mais s'il arrive que cette possession nous libère* il ne nous reste plus qu'à décou vrir à quoi cette libération nous engage... Première ébauche d'un impossible portrait : Sartre eSt un obsédé qui nous refile ses obsessions pour s'en délivrer, et qui nous délivre de nous-mêmes par le sens qu'il leur donne en nous les refilant. Cet athlète du langage a mis au point une espèce de gymnastique verbale, des tinée à faire tomber le moi comme d'autres font tomber le ventre; mais pour nous séduire à l'accompagner dans ses exercices, il lui a d'abord fallu nous faire admettre que nous avions du ventre/ nous faire prendre conscience de notre propre graisse en nous communiquant son horreur de la sienne. Drôle de graisse, il faut l'avouer, et que nous étions plus ou moins excusables de ne déceler en nous qu'assez mal : toujours 307
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ailleurs, toujours différente de l'idée que nous nous en faisons, allant même jusqu'à revêtir parfois, pour mieux nous mystifier, les apparences les plus maigres. A l'inStar du Diable, sa ruse favorite eSt de nous persuader qu'elle n'existe pas, que nous pouvons lui échapper à jamais en acquérant la toute-puissance divine, l'absolue Maigreur. C'est tout et c'est n'importe quoi, l'être aussi bien que le néant, cette chair sourdement proliférante ou l'impalpable pensée qui parlé dans nos têtes. C'est l'homme, en fin de compte, entantqu'il efi" de trop "dans l'homme. On n'en finirait pas de recenser toutes les formes sous les quelles s'exprime, dans l'œuvre de Sartre, cette obsession fonda mentale. La grande question eSt : " Qui suis-je ? " Pessimiste par vocation, la lucidité fournit cette première réponse : " Un autre, un possédé. " Et nous voici partis d'un bon rire, gentiment indulgent, car nous savons, nous autres, à quoi nous en tenir : c'est la luci dité, bien sûr, qui eSt de trop; c'est elle qui pourrit la conscience en la séduisant à s'interroger de la sorte. Saluons donc gaiement notre lucidité seconde, mais en nous gardant d'ignorer que ce superbe raccourci de la pensée nous eSt aujourd'hui rendu possi ble par le long travail d'extériorisation de soi auquel Sartre s'eSt effeâivement livré pour son propre compte. Car nous nous ima ginons volontiers tirés d'affaire, nous aussi, au point de nier que le piège ait jamais existé; mais il se pourrait bien que nous en soyons encore prisonniers et n'ayons jusqu'ici triomphé que d'une idée de piège. Si, d'un bout à l'autre de son œuvre, Sartre ne cesse de soulever des questions de cet ordre, c'eSt sans doute, avant tout, parce qu'il éprouve pour lui-même le besoin d'y répondre : ce n'en eSt pas moins sous nos yeux qu'il tente d'y parvenir, et nous ne renon çons guère, semble-t-il, à nous tenir au courant de sa pensée..-D'où il faut bien conclure (sauf cas aigu de masochisme ou d'imbécillité) que nous nous sentons nous aussi impliqués dans cette entreprise de dépossession, et par conséquent, nousaussi* plus ou moins possédés. Dans ces conditions, peut-être vaut-il mieux ne point trop se hâter d'imaginer en lui quelque exhibitionniste malin, qui prendrait son plaisir à nous fasciner et qui, plus joueur, plus agile que nous, moins pris que nous ne le sommes dans ce douteux rapport qu'il aurait lui-même instauré, passerait son temps à nous 308
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my&ifier,— s e dérobant à nous chaque fois, à la faveur de notre émotion. Ce besoin qu'il a de s'arracher à lui-même en s'adressant à nous, je vois mal quelle chance nous aurions encore de le comprendre — nous qui prétendons nous y intéresser — si nous refusions d'y voir, sous des apparences plus ou moins " privilégiées ", plus ou moins exceptionnelles, le mouvement même de toute conscience réellement soucieuse d' " exister " sa propre condition. Vrai pos sédé, vrai simulateur, Sartre, comme nous faisons tous, joue vis-à-vis d'autrui ses propres obsessions, — en même temps que sa façon d'en venir à bout, ou de s'en arranger. Qu'il le fasse avec plus ou moins d'éclat, cela ne change rien à l'affaire. Car Vhomme, en tout état de cause, " e§i un sorcier pour Phomme " \ et si le pouvoir magi que diffère selon les individus, l'avenir de l'homme n'en dépend pas moins de la reconnaissance réciproque, en chacun et par chacun d'entre nous, du sorcier que " je " suis pour le sorcier que " tu " es. Simple histoire, comme on voit, de trafic d'influences.
Reprenons le Mur ou la Nausée, relisons les descriptions de FÊtre et le Néant, feuilletons au hasard l'ensemble de cette œuvre, et constatons du moins qu'on y retrouve toujours la même han tise d'une conscience jetée au monde, c'est-à-dire inéluâablement soumise à une double intrusion : celle de sa propre chair et celle des autres consciences. Absorption du pour-soi par l'en-soi, enlisement de la cons cience dans le corps, la Nausée, si elle eSt vécue dans l'horreur, n'en eSt pas moins un vertige trouble, — fait de complicité avec l'être, de complaisance à soi, et qui signale à quel point nous sommes compromis jusqu'au cœur de nous-mêmes. C'est dans notre liberté, c'efi en tant que liberté, que nous sommes cette chair contingente, ce " corpsjuijuStifiable " et ses " veules confidences ", cette " présence charnelle et toujours excédentaire ", cette sour noise et visqueuse consistance de l'être sur laquelle se fascine notre propre " manque d'être ". La Nausée, ou l'existence réduite à se sentir exister : l'enfant Sartre, par exemple, perdant d'un coup sa " vérité solitaire " et ne rencontrant plus en lui " qu'une fadeur étonnée ". " Dans le noir, je devinais une hésitation indéfinie, un 309
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frôlement, des battements, toute une bête vivante... La glace m'avait appris ce que je savais depuis toujours : j'étais horrible ment naturel. " C'eSt dans les Mots que j'ai puisé ces quelques cita tions, dont la dernière e& suivie de cette courte phrase : "Je ne m'en suisjamais remis. " J'avoue qu'elle me trouble. Aux approches de la soixantaine, cette façon de ne pas s'en remettre et de n'en re&er pas moins en prise sur le monde, ça peut sembler, bien sûr, un tant soit peu suspeâ. Quoi? Toute une vie d'homme, parcourue d'un trait si ferme et réussie d'un bout à l'autre, cette simple obsession pour rait, d'un bout à l'autre, la marquer aussi profondément? La réponse serait /w», de toute évidence, si la question était correcte ment posée; mais ce n'est pas le cas. H m'apparaît en effet que 1' " obsession "dont il s'agit n'est simple en aucune manière : ni par ses origines, ni par son devenir dans le cours même de cette Depuis que je connais Sartre, son abord direâ, sa vitalité, sa puissance de travail, sa constante ouverture aux autres et son optimisme foncier, je me suis souvent demandé ce qu'il y avait de vrai dans les divers phantasmes dont son œuvre ne cesse de nous renvoyer les échos. Un jour, il y a dix ans, je pris sur moi de l'inter roger lui-même : j'ai dit ailleurs 6 la réponse qu'il me fit, mais je crois voir aujourd'hui que ma question était encore un peu courte. Car enfin, comment Sartre s'y prenait-il donc, si soucieux qu'il fôt de nous provoquer à un perpétuel dépassement de notre contingence, pour nous la rendre à ce point horrible s'il n'en éprouvait pas lui-même l'horreur ? Il dramatisait, disais-je alors, ses propres obsessions : autant dire qu'il en jouait. Sur quoi, entrevoyant tout de même l'insuffisance de cette seule perspec tive, je m'empressais d'invoquer l'abstraite réalité de certaines formes d'horreur, qui imprègnent si totalement la situation qu'elles en deviennent familières et presque naturelles; et de citer, à l'appui de ce corre&if, ce qu'il avait lui-même écrit à propos de l'occu pation allemande : " Me comprendra-t-on si je dis à la fois qu'elle était intolérable et que nous nous en accommodions fort bien ? " L'ennui, précisément, c'est que l'occupation allemande nous 6. Sartre par lm-m(me> p. 123-124 (note 1) et .130-131. 310
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avait été, à nous aussi, " intolérable " et qu'il suffisait que Sartre en reparlât pour que nous la ressentions de nouveau comme telle, mais qu'il n'en allait point de même en ce qui concernait la chair : ce qu'il en disait nous donnait certes à réfléchir (de sorte qu'il atteignait en effet son but), mais pour pouvoir le dire il fallait bien qu'il disposât, dans ce domaine-là, d'une clef qui jusqu'alors nous avait fait défaut, —à tel point que, dans la suite, c'e§t toujours à lui que nous nous en sommes remis pour la faire tourner dans la serrure. Apparemment, cette clef fonctionne toujours; il s'en eét même servi pour nous ouvrir les portes de son enfance, de sorte que nous en sommes à nous demander si par hasard ce n'est pas son enfance elle-même qui la lui aurait fournie. Mânes d'Ali-Baba, de grâce inspirez-nous. Il y a bien cette laideur, oui, je sais, dont il nous entretient par fois. Deux ou trois penseurs, un certain nombre de journalistes et différents coquins m'ont tour à tour soufflé dans le creux de l'oreille ou crié par-dessus les toits ce dérisoire " Sésame ".S'il ne m'a pas permis d'ouvrir le moindre portillon; il se peut bien que ce soit dû à quelque perversion qui m'eSt propre : le fait à§t que le physique masculin, à des nuances près, m'e§t toujours apparu consternant et que j'en suis encore à m'étonner de voir les femmes s'en arranger comme elles font. Du moins dois-je tenter, dans mes raisonnements, de tenir compte de notre commune expérience, laquelle semble plutôt indiquer qu'en effet, dans la plupart des cas, ça s'àrraûge tout de même assez bien : n'en faut-il pas conclure, dès lors, que la laideur é§t toujours relative, — de sorte qu'il y aurait des hommes (et tout aussi bien des femmes) qui pourraient en somme être déclarés " laids ", comparativement à leurs " sem blables " ? J'accorde qu'il lé faut, bien sûr; et comment ignorerais-je, quoi qu'il en soit de ma propre apparence, que je n'aime rais pas être "défiguré " ? Or celui-ci vient et nous parle tout net de " Vévidence '' de sa laideur : déjà, nous dit-il, se reportant à sa neuvième année, " déjà... mon œil droit entrait dans le crépus cule ". Nous décrivant ailleurs son ami Nizan, il nous avait précé demment fourni sur lui-même cette intéressante précision : " Il louchait, comme moi, mais en sens inverse, c'e§t-à-dire agréable ment. Le Strabisme divergent faisait de mon visage une terre en friche; le sien..; " 3
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Évidence pour évidence, je peux bien le préciser aussi : je ne connais pas une seule femme qui, ayant eu l'occasion de rencon trer Sartre, ne m'ait ensuite parlé de sa séduflion, — la plupart d'entre elles ajoutant, il eft vrai, qu'on ne saurait faire grief de la nier à qui ne dispose encore, pour en juger, que de simples pho tos. Alors ? À quel jeu joue-t-il parmi nous, cet étrange philosophe qui tient ici l'affiche depuis bientôt vingt-cinq ans, à qui rien n'a été refusé (pas même le Nobel), et qui trouve encore le moyen de nous posséder en mimant ses phantasmes, jusqu'à s'afïubler sous nos yeux d'un masque de laideur? Je ne crois pas que ce soit un jeu. Cette page de son autobio graphie dont j'ai tout à l'heure cité quelques mots, sans doute feut-il que nous y revenions. Car la laideur de Jean-Paul (huit ou neuf ans), Sartre n'en fait une " évidence ", à cette époque-là, qu'aux yeux de sa mère, — laquelle eut la bonté, dit-il, de lui cacher " la cause de son chagrin " : " Je ne l'appris qu'à douse ans, brutalement. " Décalage qui nous e£t d'ailleurs confirmé tout à la fin du livre : " Je raconterai plus tard (...) quand et comment j'ai (...) découvert ma laideur... " Quelque chose, pourtant était déjà là, qui n'était au juSte ni la conscience d'être laid ni celle d'être un corps; quelque chose, un je ne sais quoi, une sorte de malaise : " Je me sentais mal dans ma peau. " Sous la plume de Sartre en effet, il va de soi que cette expression toute faite (cliché devenu banal d'un langage qui se laisse aller, qui fait "roue libre ") retrouve l'essentielle ambiguïté de sa signification première. Être mal dans sa peau, c'est ne plus parvenir à se dépasser soi-même en tant que peau, c'e§t retomber, précisément, à l'inertie de la chair; mais c'e^t y retomber en tant que liberté, c'est être mal dans sa cons cience. Comme il l'a dit de la faim, la chair c'eH beaucoup plus que la chair : c'est notre ancrage dans le monde, le moyen même de nos moyens et, tout à la fois, notre absolue vulnérabilité. Le corps, la chair, la peau, la contingence ou la faflicité, autant de synonymes tendant à exprimer que la conscience e£t vulnéra ble parce qu'elle eSt totalement exposée, parce qu'elle e§t en situation. Quand Sartre nous dit qu'il se sentit mal dans sa peau, vers l'âge de neuf ans, pour s'être découvert " horriblement naturel ", quand il nous décrit les nausées de Roquentin, quand il nous propose, dans Saint Genêt, telle odieuse vision de l'aâe 512
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sexuel, comprenons qu'il choisit d'exprimer, de " rendre " notre contingence en la présentant sous une forme-limite, qui n'eSt que l'un de ses aspeâs et qui ne va jamais sans l'autre. C'eSt pour celui qui le voit sans y participer que l'afte sexuel peut appa raître répugnant; c'est parce que Roquentin s'eSt progressive ment réfugié dans une solitude où ne peut prendre corps aucune entreprise réelle, qu'il ne parvient plus à maintenir les choses à leur place et qu'il sent refluer sur lui sa propre existence, vivante inertie se prenant à soi-même; c'est enfin parce qu'il a ressenti la honte sous lé regard des autres, et " tenté de (se) réfugier dans (sa) vérité solitaire ", que l'enfant Sartre, soudain, n'a plus trouvé en lui qu'une " fadeur étonnée ". En d'autres termes, si le corps proprement dit eSt le fait premier d'une histoire objeâive de l'individu, il ne nous sera pourtant jamais accessible comme tel : car nous n'en saurions prendre conscience qu'à travers cet évé nement décisif et absolument originel qu'a été pour nous la rencontre des autres. S'il en eSt ainsi, demandera-t-on peut-être, pourquoi Sartre éprouve-t-il le besoin de faire dériver notre pensée vers cette insaisissable limite, de symboliser par cette abStraéHon un phé nomène dont nous avons à tout moment l'expérience direfte? C'e§t qu'il a d'emblée pensé, me semble-t-il, selon le souci de la liberté, c*eB-à-dire en termes d'influence. C'eSt qu'il a d'emblée compris que cette rencontre des autres était elle-même pour nous, en tant qu'événement originel, un irrécupérable passé, un mythe à l'état pur; de sorte qu'il n'eSt rien en nous, et jusqu'à notre chair, qui n'en procède incontrôlablement. " Je " eSt un autre, corps et âme, chair et conscience : non pas seulement parce que ma chair était déjà là quand je m'y suis plus ou moins reconnu, mais encore (et de façon tout aussi fondamentale) parce que je n'ai pu devenir moi-même que par les autres, qui étaient eux-mêmes déjà là. Je ne m'appartiens pas plus quand je me pense que dans les moments où j'éprouve en moi cette vie qui ne cesse de s'y produire ellemême, qui est et qui n'est pas la mienne. J'ai un corps, dit l'homme; je n'ignore pas, ajoute-t-il bientôt, que j'en suis possédé. Mais Sartre nous demande ici de faire un pas de plus, en concevant que nous autres, du genre humain, ne sommes jamais possédés que par nous-mêmes : par d'autres hommes, semblables à nous. 3*3
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La liberté ne connaît pas d'autre limitation qu'elle-même; il n'y a que les consciences qui puissent AGIR sur les consciences. Voyez Roquentin : cette "Chose " qui reflue sur lui, qui le prend " par-derrière *\ qui le viole, c'est l'existence, bien sûr. Mais quand il nous raconte son histoire d'objets qui " se mettent à vous exister dans les mains ", prenons-y garde; car nous n'allons pas tarder à les voir se changer en idées, qui se mettront à exister dans sa tête. Cette exiHence qui l'envahit, qui s'introduit en lui malgré lui, ce n'eSt au fond que la conscience d'exifier. C'eSt le sens même que la chair a pour lui, qui se fait chair en lui jusqu'à la nausée 7. Son propre corps lui apparaîtrait-il comme nature, comme contingence, comme étant " de trop ", s'il ne tenait des autres une certaine idée de la yie que la vie même ne cesse de faire apparaître contesta ble ? Comment nous découvririons-nous " injustifiables ", si le monde ne nous proposait sans cesse de prétendues justifications ? Nous ne sommes pas contingents, nous le devenons : ce non-sens qui nous envahit, c'est le sens second dont nous nous affeâons quand nous sentons nous échapper ce " droit à l'existence " dont on avait fait briller sous nos yeux le pur mirage. Et ce n'eSt pas Ten-soi qu'elle " eSt ''qui prend alors possession de la conscience, c'est le sens -—quel qu'il soit.—-qu'elle se condamne à luiattri buer, en se projetant dans un monde où il lui faut exister son être vis-à-vis des autres consciences. C'eSt en se faisant de plus en plus réflexive, dans un rapport à soi entièrement dépendant du rapport à autrui, que l'existence se fait, pour elle-même, de plus en plus contingente. La, chair, en soi, ne saurait s'introduire dans la conscience : d'une certaine façon elle y est déjà (la conscience est chair), et d'une autre façon elle n'y sera jamais (là conscience ne pçut rien contenir, elle eSt toujours par-delà son propre contenu, elle n'existe, précisément, qu'au prix de se faire sans cesse autre que lui, autre 7. " Les pensées, c'est ce qu'il y a de plus fade. Plus fade encore que, la chair. Ça s'étire à n'en plusfiniret ça laisse un drôle de goût... Si, je pouvais m'empêcher de penser 1... Ma jpensée, c'est moi... En ce moment même -r- c'est affreux — si j'existe, c'eftparce que j'ai horreur d'exister. C'eSt moi, c*eft moi qui me tire du néant auquel j'aspire : la haine, le dégoût d'exister, ce sont autant de manières as me faire exister* de m'enfoncer dans l'existence. Lés pensées naissent par-derrière moi comme un vertige, je les sens naître derrière ma tête... (p. 128-129,132.) 3*4
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que soi). La conscience humaine est certes anthropophage, mais elle ne mange, de l'homme,-que les idées qu'il se fait de lui-même. L'existence ne peut être violée qu'en tant qu'elle eSt conscience — et par d'autres consciences. Quand Roquentin se déclare obsédé par la vie sous sa forme la plus brute» la nature vivante, c'eStdela " nature humaine ", en réalité, qu'il nous parle, c'est elle qui l'obsède. Je ne prétends d'ailleurs pas qu'il cherche à nous duper; car il se dupe lui-même, en toute mauvaise foi, en toute sincérité, — étant parvenu à ressentir dans son corps, à " somatiser ", cette espèce de nausée de tête dont souffre sa conscience. Mais ces " choses vivantes " dont il décrit en termes hallucinés l'éventuelle prolifération, en quoi l'inquiéteràient-elles si ne s'y projetaient de mortes significations ? Se découvrir un jour un troisième œil, pu une langue en forme de tnille-pattes, cela doit être horrible, bien sûr; ce n'e^t pourtant qu'une horreur absurde, pur substitut émo tif d'une autre horreur : celle d'une conscience prise en soi, empâtée dans le sens même qu'elle croyait produire et que les choses alentour lui renvoient soudain pomme un reflet de sa pro pre inertie^ de sa propre impuissance 8. Le monde humain eSt un tissu dé significations, d'où tend à se dégager, pour chacun d'entre nous,un:'" drôle de petit sens ", anonyme et louche : sournois, visqueux, compromettant, et qui reflue sur ses auteurs, qui les possède en les fascinant. Notre vraie contingence c'efi VexiHence des autres, -^ la nôtre, certes, mais indéfiniment réfraâée parmi eux : "...On me prend par-derrière, on me force par-derrière dépenser..."
Indépassable, donc, le rapport à autrui — au même titre que la pure contingence charnelle.Nous sommes au monde : nous y sommes chair, constamment menacée; nous y sommes sens, à tout moment contesté. Une syncope peut me supprimer dans l'heure et je peux aussi bien mourir à petit feu de me sentir exclu. Cet étrange animal qui s'eSt déclaré homme, il n'eSt en soi, bien sûr, ni bon ni 8. " Ou alors, rien de tout cela n'arrivera, il ne se produira aucun changement appréciable, mais les gens, un matin, en ouvrant leurs persiennes, seront surpris par une espèce de sens affreux, lourdement posé sur les choses et qui aura Pair d'attendre. " (p. 200.) 315
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mauvais, ni vrai ni faux, ni beau ni laid : mais il ne cesse de concevoir, en tant qu'espèce, le Bien, la Vérité, la Beauté, ces absences, et de s'en obséder en tant qu'individu. Ensemble, les hommes sécrètent l'Homme —et chacun d'eux s'en trouve intoxiqué : qu'il tente alors d'échapper au sort commun, une folie, pire que ce mal, ne tarde pas à s'abattre sur lui. Nous sommes tous au " lazaret ", au " ghetto ", en quarantaine, nous sommes condamnés, voués à cette contagion mutuelle; quoi que nous fassions ou ne fassions pas, nous ne pouvons pas éviter de nous contaminer les uns les autres, et toute la question est seulement de savoir si nous parviendrons, en assu mant ensemble l'humaine maladie, à réaliser ensemble la société des hommes. Telle eSt pour Sartre la chair même de notre condition, tel e§t le maître-sens qui court d'un bout à l'autre de son œuvre. Vous songiez à la PeSte ? Moi aussi : le contraste eSt en effet saisissant. D'un côté, la symbolisation d'une Contingence absolue, qui s'abat sur l'Humanité comme un mal venu d'ailleurs (simple méchanceté de Dieu, peut-être, pour se venger de n'exister point) ; de l'autre, la description sans relâche de tous les types de phéno mènes selon lesquels se produit — chacun de nous ne cessant d'affe&er autrui et d'en être affecté — cette infe&ion généralisée dont souffre notre espèce. D'un côté, le Malheur à l'état pur, la Tragédie, et la fausse issue d'une vaine révolte; de l'autre, une situation que nous créons nous-mêmes et qui n'eSt peut-être que l'envers de celle que nous pourrions créer au prix de nous recon naître responsables. En termes de médecine, la maladie, pour Camus, frappe le malade au corps, indépendamment de lui-même, et retentit, de là, sur sa conscience; mais le malade c'est l'humanité, de sorte que seule une médecine extra-humaine aurait chance de pouvoir le soigner 9. Pour Sartre, au contraire, la maladie eSt 9. Accordez le petit doigt à la métaphysique, et le bonhomme y passera bientôt tout entier. Si vous situez ailleurs l'origine du mal, ce n'eSt plus que le Mal et vous n'y sauriez remédier —-à moins que vous ne lui suscitiez ce parfait adversaire, le Bien, qui ne courra hélas le combattre qu'ailleurs. Refusant ce facile recours contre le piège qu'il s'était à lui-même tendu, Camus n'avait plus que la ressource de confondre (sous les traits à peine esquissés de quelque Malin Génie) ce qui, selon lui, nous rendait malades et ce qui aurait pu nous guérir. Tel eSt le comble de l'Absurde : un médecin fou s'amusant à créer une espèce mortelle ment atteinte. 316
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réellement humaine, elle e§t " psychosomatique ", elle concerne tout Thomme, c'est Fhomme tout entier qui s'y trouve impliqué. La PeSte, c'est Oran foudroyé, c'est le Monde ravagé par un caprice du Ciel : mais nôtre condition, au sens sartrien, serait évidemment beaucoup mieux évoquée par la métamorphose dont nous entretient Kafka, — phénomène ambigu, dont on ne sait s'il faut rendre responsable la contingence du sujet ou sa conscience même.
Qui donc a fait de Roquentin ce solitaire, cet homme qui s'efface et se tient à l'écart, plus ou moins " retranché ", plus ou moins névrosé ? Les Autres, bien sûr; avec sa collaboration. C'eSt lui qui s'eSt collé cette douteuse obsession dé la contingence charnelle, en s'effbrçànt d'échapper à l'intrusion, en lui, de la contingence sociale — qui eSt notre véritable incarnation. Les bourgeois de Bouville sont clairement haïssables (il suffit de rêver devant un demi, ou de se jucher un moment sur quelque hauteur dominant leur fourmi lière, pour se délivrer d'eux, pour leur devenir étranger) : mais on ; ne se délivre pas si facilement d'une conception bourgeoise de l'homme, que ne cesse de vous inculquer, de la naissance jusqu'à la mort, un monde tout entier pénétré de ses innommables relents. Croyant choisir la liberté, Roquentin n'a voulu qu'être libre, — s'assurer de sa liberté, se justifier à son tour, en prenant le contrepied de leurs assurances dérisoires et de leurs vaines justifications. Mais l'être de la liberté n'eft pour l'existence qu'une inconcevable limite : à peine s'effbrce-t-çlle d'y tendre, la voici rejetée vers cette autre limite, l'absolue contingence. Hanté par l'Autre, et préten dant y remédier jusqu'à n'être plus que lui-même, Roquentin en vient à se faire, sous nos yeux, plus habité que nous ne saurions l'être. Cette obsession, toute l'œuvre de Sartre eSt là pour témoigner qu'il Ta réellement vécue, qu'elle est au cœur même de sa pensée, qu'elle a longtemps constitué le vrai ressort de ses multiples démar ches. Continue-t-elle aujourd'hui de l'inspirer plus ou moins ? Ou peut-on au contraire considérer qu'il lui a, depuis un certain temps déjà, " réglé son compte " ? Et, dans cette dernière hypothèse, comment sa " guérison " a-t-elle pu se produire, à quelle période 3i7
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de sa vie faut-il la faire remonter ? Autant de questions qui ne font guère que préciser notre problème fondamental : celui des voies et moyens selon lesquels a pu s'exercer (s'exerce peut-être encore), sur nous, l'influence de cet homme. Et puisque nos deux pistes initiales — celle du corps, celle d'àutrui — se trouvent maintenant confondues, voyons jusqu'où nous mènera, désormais, cette unique filière.
Hantés, habités, volés à eux-mêmes, expropriés, violés, trafiqués, truqués, faits et refaits, falsifiés, manœuvres, possédés, mutilés, colonisés ou vampirisés -^- et de toute façon plus ou moins coincés — , tels nous apparaissent en propres termes la plupart des héros sartriens. Ils se plaignent d'être faux, d'être doubles, on a fait d'eux des monstres, on les a " machinés " : comme le dirait Ponge, Jls ne pensent pas, /// sont pensés. On leur a mis du coton dans la tête (c'e^t toujours par là qu'on cherche à les atteindre), ou d'horribles animaux; on leur a refilé des pensées de crabes ou de langoustes, qui se sont installées en eux, qui ne les quittent plus. Lâchons le mot, ce sont des rats. Et la ratière est si solide qu'il rie leur reste qu'à s?y ronger eux-mêmes : ce dont ils ne se privent point, chacun pour soi ou bien mutuellement. Le calvaire de cette étrange créature (l'homme-rat, le ratome si j'ose dire) eSt chose presque inconcevable. A peine eSt-il né, le ratome se sent de trop, et souffre cependant de n'être rien; son être de chair lui donne la nausée, mais sa liberté l'angoisse, qui n'est qu'un manque d'être; la conscience surpeuplée d'innombrables fantômes, il croule sous le poids de sa déréliâion, de sa solitude, de son délaissement. Donné à lui-même et condamné à se faire, ne cessant de s'engluer en soi que pour se retrouver en l'air, prisonnier d'un mondé dont il se découvre exclu, rejeté au Mal par le Bien comme au Bien par le Mal, faux enfant mais vrai bâtard, que voudriez-vous qu'il fît, le ratome, — sinon trahir, bien entendu. En tant qu'homme ddnc^ il sera traître et imposteur; en tant que rat^ visqueux. Telle eSt la véritable imposture : un phénomène objeâif. Ce qu'il y a de trompeur en elle, en nous, c'eSt précisément que nous sommes à nous-mêmes imposés. Je — tu — il, nous sommes des 318
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tricheurs trichés, tricheurs parce que trichés, — et chacun d'entre nous par tous les autres ensemble : l'homme est un rat pour l'homme, la ratomisation du ratome e$t l'œuvre du ratome luimême. Des asociaux vivant en société... Si le ratome e$t double c'e§t qu'il e$t" occupé ",: par les autres ratomes. " Un et un font un ", on -\-je == " je ", " l'Enfer, c'eétles Autres " : indiscrète et secrète, sournoisement tapie tout au fond de nous-même, leur insaisissable présence nous possède et nous dépossède, nous refilant un moi qui n'eSt pas nous, — et bonne chance à ceux qui prétendent s'en débarrasser, mais " o n " peut craindre qu'ils ne parviennent hélas qu'à s'identifier un peu mieux, de façon un peu plus redoutable, à cette étrangeté qu'ils auront voulu fuir. Titre pour une tragédie : Autrui e$t toujours là, ou l'im possible dératisation. Gar nous sommes au piège, comme il arrive que le philosophe soit au rouet : la condition humaine e$t en formé de tourniquet, l'homme s'y prend pour un rat qui se prendrait pour un homme/Notre espèce eét un " raté " de la création, un caprice de Dieu : le rat e$t une idée de l'homme, qui eét une idée de Dieu, et l'homme, pardieu, a des rats dans la tête. L'homme e§t une idée folle qui tourne en rond dans des cervelles de ratomes. Et qui les " dérange", bien sûr. Si ces rats vous gênent, dans votre tête, trouvez-leur donc des cousins, — " une araignée dans le plafond ", par exemple, ou " l e cafard ", tout simplement. *'" Se réveille-t-on métamorphosé en cafard ? " demandait Sartre un jour1Q ; u non ", se répondait-il aussitôt. Bien sûr : puisque nous sommes tout ensemble le Cafard et le Je qui se refuse à l'être. Rats, cafards, araignées, crabes ou cancrelats, peu importe, nous avons le choix; de toute façon, ce ne seront jamais que nos hôtes. S'ils étaient nous, nous ne le saurions pas; s'ils nous obsèdent, c'eSt que nous sommes condamnés à VL être pas ce qu'ils font de^ nous. La vraie métamor phose, c'e^t celle dont on demeure conscient, qui n'en finit pas dé se produire, et dont la menace pèsera sur la viâime jusqu'à son der nier souffle : un perpétuel •" suspense ". Rat toujours futur, lé ratome e§t un homme en sursis. N'empêche qu'il e§tjoué9 au point de n'être plus qu'un jeu; cette espèce de va-et-viént sans répit entre lui-même et l'Autre, entre cç 10. Interview parue dans Clartés, n° 5 5, mars-avril 1964. 319
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qui le possède et sa propre conscience d'être possédé. Tout e§t truqué en lui : les sentiments comme les pensées, les paroles tout autant que les aâes. Comment saurait-il s'il éprouve réellement ce qu'il croit éprouver, s'il conçoit réellement ce qu'il croit concevoir, ou si c'est l'Autre en lui qui réagit à sa place ? Le langage, du reste, est son unique référence ; et il se trouve, là encore, que les dés sont pipés : les mots s'arrangent tout seuls dans sa tête, " en vertu d'habitudes qu'ils ont prises chez les autres ". Restent les aâes, qui bien sûr ne sauraient tromper... Jusqu'au jour où le ratôme découvre que sur ce plan-là aussi le monde est trafiqué, que les meilleures intentions ne s'y réalisent jamais qu'au prix de s'y pervertir plus ou moins : on ne fait pas ce qu'on veut, on ne voulait pas ce qu'on a fait, et les pavés de l'Enfer se disposent étrangement dans la tête des autres —- dans la nôtre, par conséquent. La vérité c'eSt que le ratome eSt un mensonge vivant, un menteur qui ne peut s'empêcher ni de mentir ni d'en être conscient, non plus que de courir après sa vérité. Lucien ou Roquentin, OreSte, Hugo, Mathieu, Goetz, Nékrassov ou Frantz, Genêt le Voleur, le Noir qui revendique sa négritude, le " juif " devenu juif, Baudelaire se voulant unique dans son délais sement, et vingt autres encore : tous ces excellents bâtards, traîtres d'élite et ratomes d'honneur, ce ne sont que consciences " lucides ", soucieuses d'échapper à la contingence et s'y aliénant d'autant plus qu'elles prétendent coïncider avec elles-mêmes, être enfin leur propre liberté. Engagées involontaires, " enrôlées " à leur insu, jouant xmrô/e qu'elles n'ont point choisi, à peine s'en avisent-elles, ces malheureuses, que les voici déjà en train d'en jouer un autre et de s'y perdre beaucoup mieux. C'eSt qu'elles cherchent le Salut, c'eSt qu'elles ont choisi de se tourner vers Dieu pour échapper au Diable, à l'Enfer, à tous les ratomes enfin qui surpeuplent ce monde. " Il faut détruire l'homme ", dit Goetz, croyant avoir compris dans quelle sinistre farce il s'était fourvoyé : " L'homme rêve qu'il agit, mais c'est Dieu qui mène "," Je ne suis pas un homme, je ne suis rien, il n'y a que Dieu, l'homme c'est une illusion d'optique. " De ce truand considérable l'histoire eSt donc fort simple : les autres (ses semblables) l'habitaient malgré lui, il a préféré se faire habiter 320
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par un Autre absolument autre, — dans le fol espoir de se libérer d'eux, de se situer lui-même ailleurs en s'identifiant à lui. " Je m'abaisserai au-dessous de tous et toi, Seigneur, tu me prendras dans les filets de ta nuit et tu m'élèveras au-dessus d'eux. " On le violait, comme Roquentin, on pénétrait en lui, c'étaient des hommes comme lui qui le prenaient " par-derrière ", qui s'emparaient de lui : il a choisi de se supprimer en tant qu'homme, de s'offrir, de son plein gré, à Personne. " L'homme eSt fait pour détruire l'homme en lui-même et pour s'ouvrir comme une femelle au grand corps noir de la nuit. " C'est le tout ou rien, c'eSt le Rien pour le Tout; c'est la passion de la Lumière, — qui va jusqu'à parier sur l'Obscurité, tant la pénombre lui eSt odieuse. Mais si Goetz attend de Dieu qu'il l'arrache à sa condition d'homme, il faut bien que ce Dieu-là existe : en quoi, dès lors, cette grande Existence qui se tait vaut-elle mieux que l'indéchiffrable bruissement de toutes ces consciences bavardes qu'il avait voulu réduire au silence ? Une sourde rumeur le hantait, qui parfois se précisait tout de même plus ou moins, de sorte qu'il pouvait encore empoigner çà et là quelque parleur pour se battre avec lui; mais ce Regard absolu qui maintenant le transperce et le sonde, il n'en connaîtra jamais les arrêts : il était manœuvré mais il s'en doutait, il sera désormais sauvé, ou condamné, en son absence. A nommer Dieu tous ces intrus, toutes ces consciences parasitaires qui vivaient sur la sienne, Goetz n'a pas gagné au change : il a simplement achevé de retourner contre lui-même une liberté qui n'était jusque-là qu'assez mal engagée. Or c'eSt dans sa chair qu'il en pâtira tout d'abord, et j'aime assez que ce soit une femme, ici, qui dénonce la mystification de sa nauséeuse attitude : , GOETZ. — Le corps eSt une chiennerie. HILDA. — Le corps eSt bon. La chiennerie, c'eSt ton âme. GOETZ. — Moi qui répugne à toucher du doigt le fumier, comment puis-je désirer tenir dans mes bras le sac d'excréments lui-même ? HILDA. — Il y a plus d'ordures dans ton âme que dans mon corps. C'eSt dans ton âme qu'eSt la laideur et la saleté de ta chair; GOETZ.—
Je voudrais que tu sois bête pour te monter comme
une bête. HILDA.
— Gomme tu souffre^ d'être un homme ! 321
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GOETZ.—Coucher avec toi sous l'œil de Dieu ? Non: je n'aimé pas lés partouses. (Un temps.) Si je connaissais une nuit assez pro- ■} fonde pour nous cacher à son regard... HILDA. — L'amour eSt cette nuit-là; les gens qui s'aiment, Dieu ne les voit plus. Dieu, ou Y obsession des Autres portée à l'absolu. Mais comme le disait un enfant de Dieu (et du Capital), — l'un de nos rares poètes par ailleurs, — "le pire n'eSt pas toujours sûr " : en substituant au poids des regards humains celui de ce Voyeur suprême, Goetz ' s'e§t involontairement rendu capable de découvrir le véritable sens de sa propre obsession. Après avoir voulu détruire un monde dont ; on l'avait"exclu, il avait imaginé d'aimer les hommes pour mieux les dominer, puis d'anéantir l'homme en sa propre personne, chair et conscience, pour enfiniravec eux. Or ces trois tentatives lui sont tour à tour apparues dérisoires : véritables conduites d'échec, dont la succession même a fini par révéler à leur auteur l'attitude pro fonde qui les commandait toutes, et sa parfaite aberration* Car cette foule, en lui, dont il voulait se délivrer, ce n'était à ses yeux qu'une foule de consciences acharnées à juger la sienne : autant, dès lors, se;ï faire juger par un Être infini que par ses semblables. Mais quand là conscience fait l'ange, le corps fiait le bête, .—' et l'ange lui-même ne tarde pas à concevoir qu'il eSt seul à se juger, que Dieu ne parle que par lui. " Je me demandais à chaque minute ce que je pouvais être auxyeux de Dieu; A présent je connais la réponse : rien. Dieu ne me voit pas, ne m'entend pas, ne me connaît pas... Le silence, c'est ; Dieu; L'absence, c'est Dieu. Dieu^ c'est la solitude des hommes,.. Si Dieu existe, l'homme eSt néant; si l'homme existe... " Contre cette révélation décisive, Heinrich tente un instant de reconstituer, entre Goetz et lui, l'ancienne complicité des exclus : " Goetz, les; hommes nous prit appelés traîtres et bâtards ? et ils nous ont condam nés. Si Dieu n'existe pas, plus moyen d'échapper aux hommes. " En effet, concède Goetz : " Adieu les monstres, adieu les saints, Adieu l'orgueil. Il n'y a que des hommes; "HEINRICH : " Dès hommes qui ne veulent pas de toi, bâtard. " GOETZ : " Bah ! Je m'arrangerai. " Sur quoi il tue Heinrich, qui voulait le tuer ( " la comédie du Bien s'eSt terminée par un assassinat; tant mieux, je rie pourrai plus revenir en arrière " ), puis redevient capable de prendre 322
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Hilda dans ses bras (" -..". Dieu eSt mort. Nous ii'avons plus de témoin, je suis seul à voir tes cheveux et ton front. Gomme tu es vraie depuis qu'il n'eSt plus"). Mais s'il se félicite alors de ce que "le monde est devenu aveugle " ("Enfin seuls ! "), il n'en va pas moins au-devant des paysans en arm.es, résolus à le tuer pour les avoir trahis quand il prêchait l'amour : " J'ai besoin de voir des hommes. " A force de se débattre, en tant que conscience, contxt une espèce d'occupation en masse de la part des autres consciences, Goetz-le-bâtàrd s'eSt acculé à une solitude telle qu'il n'y peut plus remédier qu'au prix deRede venir homme parmi les hommes : ni Homme ni Rat, simple ratôme. Car le piège tient bon. Pauvre Goetz ! On lui avait tour à tour fait jouer le rôle du Démon et celui du Saint (côté face d'abord, le Héros du Bien, puis côté pile, la parfaite Abjeâion) : il a fini par s'en avi ser, il ne rêve plus que d'être " n'importe* quir", d'être " avec tous ", de se sentir enfin parmi eux, environné d^eux; totalement investi par eux. Mais ce n'eSt en effet qu'un rêve dé plus, le rêve d'être l'Homme 2. force de se fondre dans la Réalité humaine, ;;-^comme il avait d'a.bord tenté dé s'identifier, tour à tour, au Mal, puis au Bien, puis à l'absolu néant d'une créature de Dieu. Or l'Homme n'exiété pas, sa prétendue Réalité n'est qu'un mythe; seul le ratome e§t réel, qui eét et n'est pas ce qu'il eSt, qui fait et ne fait pas ce qu'il veut (le sachant et ne le sachant pas). Goétz vou* lait être nu : qu'il aille donc se rhabiller; ce soir on joue la guerre des paysans, et leseul rôle disponible éSt celui du chef.
Mais entre tous les personnages sartriens, c'est chez Kean, évi demment, qu'atteint à son plus haut degré cette conscience qui leur eSt commune dé n'être qu'une succession de rôles. Un aâeiïr, sous nos yeux, joue le rôle d'un àâéur qui, excédé d'être toujours un autre, finit par envoyer son rôle au diable ^- mais ne parvient alors qu'àjouer celui d'un homme : tel eSt le Comédien," une illu sion d'homme '', " u n mirage ". T Kean parodiant Hamlet : " Un afte oùungefie ? Voilàlaquefiion"11, i i . Autres versions du même thème : " Je ne suis rien... Je joue à être ce.que je suis. """ Je n'existe pas vraiment, je fais semblant. " # Est-ce que je suis moi, quand je joue ? ESt-ce qu'il y a un moment où Je cesse de jouer? " 3*3
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:'eSt OreSte soucieux de lester sa liberté d'un a&e enfin réel, c'eSt lugo se demandant s'il est révolutionnaire ou s'il joue à l'être, :'eSt Goetz se traitant lui-même de " cabotin " et contestant ses >ropres intentions (" Ainsi donc tout n'était que mensonge et :omédie ? Je n'ai pas agi : j'ai fait des gestes "), c'eSt Frantz décou vrant que la seule existence de l'Entreprise paternelle transformait >ar avance en gestes tous ses a&es, c'eSt Nékrassov s'avisant qu'il l'eSt qu'un " instrument ", et qu'on l'a " manœuvré comme un enfant " a^moment même où il croyait plus que jamais se jouer des mtres, ou ce sera Genêt, si l'on préfère : " comédien malgré lui, son refus du monde n'efi qu'un getfe ". Et c'est Sartre lui-même, bien sûr. " Ma vérité, mon cara&ère et mon nom étaient aux mains des adultes : j'avais appris à me voir par leurs yeux; j'étais un enfant, ce monstre qu'ils fabriquent avec leurs regrets... J'étais un imposteur... J'étais un faux enfant... Je sentais mes aâes se changer en gestes. " L'a-t-il rêvé, ce quasiinfanticide ? Mais il faudrait alors expliquer comment l'écho d'un crime imaginaire a pu se répercuter ainsi aux quatre coins de son œuvre, bien avant qu'il n'ait entrepris d'y faire expressément figurer l'enfant Sartre lui-même. "Kean eSt mort en bas âge, jette Kean à son public. (Rires.) Taisez-vôus donc, assassins, c'est vous qui l'avez tué ! C'eSt vous qui avez pris un enfant pour en faire un monstre ! " cc On a pris un enfant et on en a fait un mons tre "j dit Sartre à propos de Genêt : "ce n'eSt pas un homme, c'eSt une créature de l'homme, entièrement occupée par les hommes : on l'a produit, fabriqué de toutes pièces... " C'eSt ainsi qu'en Bohême, jadis, on fabriquait " des monstres très amusants et d'un excellent rapport " : on volait des enfants et puis " on leur fendait les lèvres, on leur comprimait le crâne, on les mettait jour et nuit dans une boîte pour les empêcher de grandir ". Cet enfant mutilé pour les besoins de quelque cause "humaine " — disons en gros " pour des raisons d'utilité sociale " — c'est lui d'abord qui nous a longtemps habités, survivant en nous de façon clandestine; peut-être même y survit-il encore... Ce " petit infirme ", " ce nain difforme ", c'est " notre locataire le plus ancien12 ". Sartre, dira-t-on, ne fut pourtant pas, comme Goetz, Kean 12. Situations IV, p. 52-54. 324
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ou Genêt, un vrai bâtard; et moins encore un enfant volé : "... Mais qui n'est pas enfant volé, plus ou moins ? Volé au monde, volé à son prochain, volé à soi ?... A peine sorti d'un ventre, chaque petit d'homme eSt pris pour un autre... On prend un môme bien vivant, on le coud dans la peau d'un mort, il étouffera dans cette enfance sénile... sans autre espoir que d'empoisonner après sa mort des enfances futures... Avec les enfants volés, on fait des voleurs d'enfants ", — " on les appelle des parents ". Vous pensez toujours qu'il en rajoute ? Oui, c'eSt sûr. Les pa rents ne sont pas nécessairement ces barbares, ces bourreaux, ces ignobles sculpteurs de chair humaine qu'il prend plaisir à nous dépeindre. Et puis, quoi ? Cet homme, qui n'a jamais rien eu à reprocher à sa mère, qui lui conserve aujourd'hui encore toute son affeâion, nya même pas connu son père : lorsqu'il s'en félicite sous nos yeux comme s'il avait par là échappé à quelque atroce péril, convenons du moins qu'il ne saurait avoir, de ce péril, une expérience direâe. Et si son grand-père, sans le vouloir\ l'a " fait " écrivain, on ne peut pas dire que cette double duperie, sorte de cocufiage au second degré, ait eu des résultats vraiment catastro phiques... Mais c'est précisément cette tonalité " en rose " de son enfance — " c'était le Paradis " — qui m'incline à penser que Sartre, dans son œuvre, ne pousse au noir la description de cer tains phénomènes qu'afin d'en illustrer une plus secrète horreur, une espèce d'horreur calme qui fut son propre lot, qui l'eSt peutêtre encore sous quelque forme subtile et qu'il a longtemps douté de pouvoir " rendre " avec assez de vraisemblance. Les mots, je sais, sont toujours plus ou moins sujets à caution : reste le ton, qui ne saurait tromper. Écoutez-le. C'eSt l'un des plus grands écrivains de cette époque, le plus grand sans doute, à des titres divers. Il est tranquillement en train de nous parler de son travail d'écrivain, de ses difficultés d'écriture. Soudain, au détour d'une phrase, la voix change, une apparente incohérence s'introduit dans le texte, on ne sait d'où venue, — et cette fois ça y eSt, la Chose est dite : " Et puis, le lefîeur a compris que je dêtefie mon enfance et tout ce qui en survit. "
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" J e détecte mon enfance "; " c'était le Paradis". Sartre récuse le bonheur de Jean-Paul : mais loin de s'attribuer quelque enfance martyre, il ne cesse au contraire de mettre en relief ce que la sienne eut de plaisant, de facile et parfois même d'exaltant. De quoi se plaint-il donc ? Je crains que ce ne soit tout simplement d'avoir été contraint d'entrevoir, à travers ce bonheur-là, le fatal discré dit de tout bonheur possible. Vous êtes une petite merveille, on ne cesse autour de vous de le proclamer : " CeSt réellement un ange ! " s'exclame le mondé extérieur (les invités de votre grandpère). Tout le monde vous aimé : que pôurriez-vous revendiquer ? C'eSt plaisant d'être aimé : pourquoi né seriez-vous pas aimable ? Il n'y aura donc pour vous ni droits ni devoirs, mais "un seul man dat■ :•:'j&^^''. D'où cette autre conséquence : il n'y aura plus pour Vous ni haine ni amour. " Tout le monde eét bon puisque tout le monde e& content " ; tout le mondé vous indiffère, puisque cette satisfaction générde e£t pour vous l'imagé même de la vie. Comme un chien fait le beau, vous faites dés mots d'enfant, vous bouffonnez par fidélité, pairce qu'on attend de vous que vous le fassiez, ..— pour plaire, enfin : ainsi é£t>cé le caniche en vous,qui est aimé, et le bouffon: ijùi, se sent heureux. Étônnez-vôus, dès lorsy ■>. produit un jour que votre bonheur, vos joies et jusqu'à vos exal tations n'aient plus soudain pour vous que l'ennuyeuse fadeur R é v o q u e il vécu que cette insignifiance; Sartre et lui nous ; seraient probablement demeurés inconnus. Mais il lui fut aussi doiihé d'en vivre VinconsistanceytX. de s'en angoisser, puis de décou vrir, contre cette angoisse même, le plus séduisant des recours, le plus subtilement trompeur. On sait comment cela, se fît : qu'il se sentit comédien parmi des comédiens (" On m'avait persuadé que nous étions créés pour jouer la comédie "), et qu'il donna volon tiers dans ce cabotinage, mais à la condition d'en être le héros et ^ parée que la Littérature — cette religion dont Karl était à ses yeux le grand-prêtre — lui en proposait alors la plus parfaite juStificatiqn. Faute d'avoir eu u n père, il n'était rien à ses propres yeux : on l'habitait certes, mais sous la forme d'un " malaise ", quand il/ 326
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l'eût sans doute été par quelque solide assurance. Il n'avait même pas à lutter contre la misère et la faim, ce qui aurait pu donner un sens à sa vie. Il ne pouvait enfin que s'interroger, se demander qui il était, pressentir qu'il n'était pas, que sa fluente existence ne se justifiait en aucune manière. Jusque-là, comme on peut voir, le corps n'y était pour rien : c'est alors qu'il fit son entrée en scène et devint l'un des principaux supports d'un drame qui se situait ailleurs. Le malaise dont souffrait Jean-Paul '■("" Je restais abstrait... je n'avais pas d'âme ")lu^ demeurait, par essence, plutôt insaisis sable : une somatisation diffuse va lui rendre sensible cette abstrac tion, changer son manque d'âme en une sorte de vague i l'âme. Par ce discret investissement de son souci d'être, par cette tenta tive spontanée pour s'en libérer en l'exprimant, l'enfant parviendra certes à donner de l'âme à son corps, mais ce sera au prix d'incarner son angoisse : " Je confondais mon corps et mon malaise*.. Il (mon corps) se faisait connaître par une suite de malaises douillets, très sollicités par les grandes personnnes, ":. Si-feutré qu'ait pu être le processus d'identification, le résultât, lui, n'en eft marquant : " Des deux, je ne savait plus lequel était indésirable; '' C'eSt ce qui s'appelle perdre sur les deux tableaux; de là, peut^ être, cette étrange violence qui affleure ici de nouveau : plus ou moins étouffée, contestée^ neutralisée par sa çontradiélion même. Jean-Paul souffrait d e n'être pas, dans un monde où les autres sont, où ils sont eux-mêmes, oùils $ont fondesdansleurêtre; "j'étais rien : une transparence ineffaçable ''. Or le voici maintenant qui souffre d'être ce rien, ce "quelque chose ' • : "Je ine sentais devenir un objet, une fleur en pot ■', " je découvrais tout à coup que je comptais pour du beurre et j'avais honte de ma présence dans ce monde insoUte. " ^ d'être " de trop ", " injustifiable " et; " superflu " (" la présence charnelle èH toujours excédentaire ") : une présence vainéj parmi d'autres présences qui lui apparaissait nécessaires, parce qu'elles se proclament tellbs et qu'elles détiennent Vautorité. Une liberté en situation qui ne parvient pas à se reconnaître, qui est par avàiice contrainte de se renier, parce qu'elle est entourée de libertés qui ont choisi dé n'être plus que dés situations :. des places faites. Ce n'est pas le malheur, ce n'eSt rien, simplement une espèce de mort qui se serait faufilée en douce au cœur même de la vie. "Unenfant 327
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gâté n'eSt pas triste; il s'ennuie comme un roi. Comme un chien. — De tremblantes minutes s'affalent, m'engloutissent et n'en finissent pas d'agoniser... Ces dégoûts s'appellent le bonheur. " Ce môme choyé, qui trouve le moyen de se tenir pour nul et d'en être encombré, libre à nous d'ironiser sur son prétendu drame, — au nom, bien sûr, de tous les " petits Chinois " de ce monde. Sartre lui-même nous y conviait l'an passé, après la sortie des Mots, dans une interview qui fit quelque bruit18 : " y si vu des en fants mourir de faim. En face d'un enfant qui meurt, la Nausée né fait pas le poids . " Avouons pourtant que notre ironie se sen tirait plus à l'aise si d'une part nous faisions réellement quoi que ce soit pour ces innombrables bâtards de l'Histoire, ces tiersenfants, ces enfants du sous-sol, et si d'autre part, privilégiés que nous sommes, nous pouvions tant soit peu nous glorifier d'être devenus " adultes ". En ce qui me concerne en tout cas, je l'avoue rai, tout net : pour différent qu'il soit du cas des petits Vietnamiens, celui de nos enfants " développés " ne m'en apparaît pas moins troublant. Gâchis pour gâchis, je ne parviens pas à décider, entre ces deux espèces de mortalité infantile, laquelle il conviendrait de préférer : celle qui anéantit la chair même des individus et celle qui laisse survivre des consciences éteintes, sinistrées, ravagées, ou presque inéluctablement retournées contre elles-mêmes. a Je me sentais de trop, donc il fallait disparaître. J'étais un épanouisse ment fade en instance perpétuelle d'abolition. En d'autres termes, j'étais condamné, d'une seconde à l'autre on pouvait appliquer la sentence. Je la refusais, pourtant, de toutes mes forces, non que mon existence me fût chère mais, tout au contraire, parce que je n'y tenais pas : plus absurde est la vie, moins supportable la mort. " J'étais cet enfant-là, nous dit Sartre. Je repense à tous les hommes dont il nous a parlé, à tout ce qu'il nous a dit de lui, à ces vives lumières qu'il n'a cessé de projeter sur notre condition, sur notre époque, sur nous-mêmes, et je n'ai pas du tout envie de me mon trer sceptique. Se comprendre soi-même à partir de son enfance suppose sans doute quelque compréhension de cette enfance, à partir de soi-même; et réciproquement, bien entendu. Or la vérité de ce lien dialeâique, de cette filiation à double sens, m'apparait 13. A Jacqueline Piatier, le Monde, 18 avril 1964. 3*8
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ici suffisamment établie par la cohérence interne de la description, en même temps que par son réalisme, — je veux dire : sa rigou reuse concordance avec un ensemble de faits objeâivement repérâbles. Mon problème, il eét vrai, n'en eSt pas pour autant résçlu. Plus je me persuade que Sartre fut en effet Jean-Paul, plus j'ai de peine à concevoir que sa pensée me soit si proche, que d'une enfancç à tant d'égards si différente de la mienne ait pu se former, parmi toutes les consciences humaines, celle-là précisément qui m'a le mieux révélé à moi-même. Encore cette simple constatation demeure-t-elle fort abstraite : autant renoncer tout de suite à parler une fois de plus de cet homme, si je prétends maintenir entre paren thèses l'essentiel de mon rapport à lui. J'aimerais savoir dire, et je crois bien que je n'y parviendrai jamais, tout ce que je lui dois : mais enfin, tel que me voici devenu, et n'ayant cessé de prendre appui sur lui pour me faire, j'imagine mal par quel bout il pourrait aujourd'hui s'y prendre pour parvenir à se reconnaître en moi... D'une certaine manière, tout se passe comme si je m'étais constam ment servi de lui pour accentuer nos différences premières; en un autre sens, je me sens plus que jamais d'accord avec ses réaâions, sur d'innombrables problèmes qui nous concernent tous. Et pour tout dire (y compris la croissante affeâion que j'éprouve à son égard), il me semble enfin que plus je me distingue de lui, plus je le reconnais, selon quelque subtile procédure qui ferait correspon dre à chaque confirmation d'une différence de fait la réaffirmation, et comme l'approfondissement, d'une sorte de parenté bizarre — dont je ne vois toujours pas sous quel terme il conviendrait de la désigner. Sartre, sans que je m'en avise, serait-il devenu mon père? J'ai quelques raisons d'en douter. Mais je sais bien aussi (entre autres exemples) qu'éprouvant depuis quelque temps déjà le vif besoin de définir, vis-à-vis des chrétiens, ce que j'appelle la foi, ou de reconnaître dans un certain goût du bonheur une dimen sion capitale de mon existence, j'ai tout de même dû faire effort pour tout dire, en songeant à ce qu'il en penserait s'il me lisait un jour... Si cette préoccupation me condamnait à me taire, ou ne parvenait à s'exprimer qu'au prix de me couper de lui, sans doute faudrait-il en conclure que ma liberté s'est en effet aliénée d'assez redoutable façon, me réduisant à n'être qu'un enfant de 329
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Sartre, — comme d'autres sont aujourd'hui, parmi nous, " enfants de Dieu " (de Jésus, de Marie...), enfants de Marx, ou bien de Freud. Or je crois plutôt constater que ce très évident obstacle constitue pour moi une épreuve, un véritable tefi> dont le franchissement (à tort ou à raison) me garantit au contraire, chaque fois, la consis tance de ma propre attitude. Et si j'ajoute enfin que je n'ensuis pas moins soucieux de maintenir dans mes aâivités conscientes le maximum de cohérence^ on comprendra, j'espère, que je n'ai fait état de ma propre situation yis-à-vis de Sartre que dans la mesure où elle m'apparaît être, à des nuances près, celle-là même de tous ceux qui auront eu lé courage de m'accompagner jusqu'ici. Nous admirons cet homme comme aucun autre sans doute, et cette admiration, loin de nous enchaîner à lui, semble avoir pour effet de nous en libérer : car nous ne nous privons guère de le contester. Ge tribut-là, comme les autres, j'entends bien le lui rendre aussi. Mais le fait e$t qu'il ne m'y faudra pas u n étïorme courage, et que je. risque surtout de m'essoufïler déjà quelque peu en m'efforçant de le suivre jusqu'au bout dans son propre effort pour se contester lui-même.
Revenons donc à lui, à ce Jean-Paul qu'il dit avoir été. " Il y; avait un enVçrs horrible des choses : quand on perdait la raison, on leyojrait; mourir c'était pousser là folie à Fextrême et s'y englou tir. Je vécus dans la terreur, ce fut xiric authentique névrose. " Les choses à l'envers, la vie devenue absurde, telle t§t l'apparence que le monde risque à tout moment d'of&ir à un enfant dont les adultes se jouent, lui faisant partager leurs jeux sans vouloir ni .pouvoir M en indiquer les Règles. Là Comédie, ça peut encoreï aller quand on la j que "pour de vrai " , quand on e£t un comédieiij établi : mais qui donc accepterait, sans y être contraint par quelque ; nécessité vitale, de jouer le rôle du figurant— faux comédien au ■ regard même des comédiens ? Décor vivant, simple accessoire entre les riiains de ceux qui j ouent, l'enfant aliéné par les adultes rie fait pas vraiment partie du jeu, il e§t " hors jeu '', il n'eSt que ; joué : vart-il ou non s'en aviser, et, s'il s'en avise, qu'en résulterat-il pour lui ? L'enfant e£t joueur, c'est bien connu, comme les! 330
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chiots, comme les petits chats : si les adultes qui rentourent jouent " pour de vrai ", s'ils se prennent tout à fait au sérieux, peut-être va-t-il se satisfaire de pouvoir jouer sans souci à l'ombre de ces grandes consciences; à l'inverse, s'ils sont assez consciemment, assez ouvertement joueurs, pn peut imaginer que toute distance s'en trouvera abolie entre la.." vraie " comédie et la " fausse ", entre les afteurs et les simples figurants. Dans le premier cas, l'enfant jouera sans problèmes, parce que l'enfance eSt faite pour jouer; dans le second, il ne sera qu'un joueur plus jeune que lès autres, jouant avec eux et comme eux au plus drôle des jeux -—qui consiste à ne jamais savoir à quel jeu on eSt en train de jouer. C'eSt dans l'entrè-déux que les choses vont presque sûrement se gâter : quand l'entourage de l'enfant prendra et ne prendra pas son rôle au sérieux, quand il lui arrivera d'y croire à certains égards, de n'y pas croire à d'autres. Or c'eSt bien ce que nous dit Sartre : si ses grand-parents avaient été de vrais croyants, il eût été ; préèipité dans le mysticisme. Au lieu de quoi, protestant, son igr^nd-père le fit baptiser catholique par libéralisme, -—avec l'approbation de sa grand-mère, plutôt catholique en effet, mais qui ne croyait à rien et que seul " s o n scepticisme... empêchait d'être athée •'. Ainsi moururent ensemble, passez bonne heure, le saint et le démon que Sartre aurait pu devenir, selon les cas, si Jean-Paul avait été choisi par des circonstances différentes. Restait " le comé dien malgré lui ", le figurant, le grimacier ; encore soucieux de plaire et ne cessant d'en rajouter, se mettant à jouer faux, s'en rendant compte, et ne pouvant plus qu'inventer, pour en sortir; de se tourner lui-même en dérision. "J'allais me planter devant l'ar moire à glace et je grimaçai longtemps " ; " je^ disparus, j'allai grimacer devant une glace "... On comprend qu'il s'agissait chaque fois d'un suicide, d'une véritable entreprise d'autôdeStruétipn, de cette haine de soi dont toute honte eSt grosse. Mais cet enfant voulait vivre^ aussi; "" de toutes ses forces ", comme on l'a vu, il repoussait la mort : " Je naquis pour combler le grand besoin que j'avais de moi-même:"
Tel fut, je croisa pour l'homme qui nous parle, le vrai commence ment de tout, l'invention de son Dieu personnel. Notre origine réelle
ne saurait être qu'un avènement —- la venue au monde d'un mythe signifiant. Ici : la " naissance " du Fils au détriment du Père, 33 1
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" J'avais besoin de Dieu, on me le donna, je le reçus sans compren dre que je le cherchais. " N'ayant dans ce monde aucun droit à l'existence qui fût " sérieusement " reconnu, ne se sentant indis pensable à personne en particulier, mais récusant par ailleurs de tout son être cette présence nulle à quoi il se sentait réduit, com ment Jean-Paul aurait-il pu survivre si ce n'eSt en s'imaginant indispensable à tous ? Viflime il eût choisi le masochisme; viflime comblée, il ne lui restait d'autre solution que le sadisme : l'orgueil. " Je devins l'Orgueilleux. " Celui qui souffre de n'être pas pris au sérieux, de n'avoir nulle part sa vraie place, et qui pourtant ne se sent pas concrètement rejeté, il faut bien, puisqu'il ne peut se tenir pour une ordure, qu'il se hausse jusqu'à l'Universel : j'accepte qu'ils me méprisent tous, si cela signifie qu'ils ont besoin de moi sans le savoir encore; et puisqu'il ne m'eSt pas permis de me recon naître leur fils sans consentir à ma propre annulation, je serai donc à la fois et leur père et le mien, je les engendrerai en me créant sous leurs yeux, en me donnant à eux. "Je me trouvai en n? oppo sant...~Fils de personne^ je fus ma propre cause." " Dieu eSt mort, vive Dieu !" "Doux Jésus", me permettrai-je d'ajouter. Car cet enfant, pour se sauver, ne se proposa finale ment rien de moins que de sauver avec lui tous les hommes ensem ble : "Mon orgueil et mon délaissement étaient tels... que je sou haitais être mort ou requis par toute la terre. " Fabriqué par les autres, ïl se ferait démiurge à leur égard, et sa provisoire humilia tionfiniraitbien par leur apparaître un jour comme l'envers même de sa fonflion rédemptrice : méfiez-vous du Rien, ce n'eSt peutêtre qu'une apparence du Tout. Il redoutait comme la mort le non-sens de la vie, il voulait se sentir " mandaté " : en écrivant, en entrant en Littérature, en renonçant à lui-même pour prendre en charge le monde, il serait le Messie, l'oint du Seigneur, l'élu de Dieu, — pas plus doué qu'aucun autre et cepen dant désigné à l'attention de tous, offert à quelque universelle attente. Un aussi démentiel renversement de perspe&ive, Sartre l'a trop bien dénoncé par ailleurs (à travers Goetz par exemple, ou à propos de Genêt) pour qu'il nous soit possible ici d'appliquer à son enfance même sa propre condamnation du choix de la sain teté. Comme en outre il prend soin de nous signaler que Jean-Paul, 33*
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précisément, le condamnait déjà Y force nous eSt d'admettre qu'il n'y eut, en cette affaire, pas le moindre masochisme. " Refus de vivre ", " fuite en avant ", " suicide à la Gribouille ", ne nous y laissons pas tromper : il s'agit bien de faire son salut, mais dans la gloire, — et non point en Dieu, mais vis-à-vis des hommes. Cette volonté de s'anéantir n'eSt que volonté d'être : " arracher ma vie au hasard ", ne plus exister nulle part afin de s'imposer partout; € * parasite de l'humanité, mes bienfaits la rongent et l'obligent sans cesse à ressusciter mon absence ". Dans cet étrange pari, d'allure plus ou moins pascalienne, Dieu n'eSt pas invoqué comme Celui auquel on s'adresse, auquel on cherche à s'en remettre de sa propre conscience, mais à la fois com me le Saint-Esprit, dispensateur d'un pouvoir sacré, et comme l'ensemble des hommes présents et à venir, par rapport auxquels il s'agit d'être enfin— par la grâce de cette " inspiration " — autre que soi, autre qu'eux, autre que tout. Je ne crois pas qu'on puisse trou ver dans toute la littérature mondiale (hormis peut-être le Nouveau Testament...) une aussi parfaite description de l'orgueil et de la volonté de puissance, sous leur forme la plus dépouillée \ être " ffimporte qui " mais autrement que tous en les obligeant tous à recon naître votre singularité, à vous permettre ainsi de vous reconnaître en elle. C'eSt en ce point précis, je l'avoue, que l'histoire de cet homme me renvoie à moi-même, m'atteint véritablement, — et que je crois comprendre, au surplus, comment elle parvient, selon diffé rents biais, à nous concerner tous. A moins en effet que nous n'ayons choisi d'être vifîimes, sans doute faudra-t-il qu'à notre tour nous nous reconnaissions dans l'orgueil de cet homme, dans le farouche besoin qu'il ne cesse de prodamer d'être " fils de per sonne ", "fils de ses œuvres ", d'être sa propre cause, de ne se tenir que de lui-même. La clef de tout cela, pour être bref, je la situe d'emblée dans cette courte phrase : "Je devins traître et je le suis relié. " Conditionnés de la naissance jusqu'à la mort, trahis par notre condition, condamnés à n'être jamais nous-mêmes, si peu que nous 14- " Le mysticisme convient aux personnes déplacées, aux enfants surnuméraires ;... je risquais d'être une proie pour la sainteté. Mon g*and-père m'en a dégoûté pour toujours. " — " La sainteté me répù333
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puissions valoir c'e§i à force de trahir que nous y parviendrons : à force de nous faire exister en nous arrachant à nous-mêmes et aux autres; à force de faire advenir l'homme en l'arrachant à son passé, à cette préhistoire du ratome qui pèse encore de tout son poids sur notre prétendue histoire; Mais c'est aller, peut-être, un peu trop vite : du haut de ses neuf ans, Jean-Paul se moquait bien de l'histoire et ne songeait qu'à son propre salut. N'eSt-il pas tout à fait clair, cependant, que mis à part les petits Chinois de tpus ordres, les seuls véritables révolutionnaires sont précisément ceux qui ont d'abord admis, pour quelque raison que ce soit, qu'ils auraient à s'accomplir par leurs propres moyens, en dépit de toutes les contingences, — "un contre tous "s'il It fallait ? Prétendre à l'humain, dans notre condi tion boiteuse et dans ce monde truqué, ç'eSt en tout cas né pouvoir consentir à n'être que ce que les autres ont déjà fait de nous et continuent d'en faire : c'est s'inveStir soi-même du " beau mandat d'être infidèle à tout ". Tous truqués, tous bâtards, ou bien nous nous résignons à n'être quece que nous sommes, purs produits des circonstances, ou bien nous assumons à tous risques cet autre rôle — mais totalement imprévisible —- qui fera de nous, à chaque instant de notre vie, des truqueurs et des traîtres. ReSte qu'il y a dés trahisons absolues, qui nous coupent des autres sans espoir de retour, et des trahisons relatives, dont le succès ne se mesure qu'en fonâion d'eux : c'eSt l'évasion d'un côté, l'af frontement de l'autre, — la fuite ailleurs, ou la fuite en àvarit. S'adresser à Dieu pour lui dire : prends-moi, je suis ta chose, c'est à coup sûr démissionner; se tourner vers lés autres en se préten dant n'importe qui mais en se jurant de les dépasser tous, c'est être fou, sans doute, — au sens où l'avenir eSt la folie du présent, ou l'homme eSt l'avenir du ratome. Entre cette folie et cette démission, il se trouve d'ailleurs que nous avons déjà choisi, puisque j'écris ceci et que vous le lisez. ; s
Reconnaissons pourtant qu'il a " bonne mine ", à soixante ans parvenu, notre Nobel-malgré-lui, quand il se replonge avec obsti nation dans cette magie dont s'enchanta son enfance : celle du ■■:;/.'."
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"voyageurclandelîm";• siatnsbillet, sans argent et sans papiers d'iden tité, et dont la présence dans le train doitfinalementapparaître — aux yeux du contrôleur lui-même — plus justifiée que celle de n'im porte lequel de tous les autres voyageurs en règle... Sartre clan destin ! J'ai déjà eu l'occasion de noter combien cet étrange concept pouvait, à l'épreuve des faits, se révéler instable, sinon résolument contradictoire : à k suite de Goetz, qu'il aille donc se rhabiller, cet impossible quidam; on sait bien qu'il n'eSt pas donné à tout le monde d'être n'importe qui. Quanta moiy envers et contre moi-même, je persiste à penser que ce rêve eSt aussi le nôtre, et que nous n'avons guère, pour affronter le monde, d'autre ressort qu'en lui. Quelqu'un me souffle : il y a l'amour. Patience, on y viendra. Ce qui pour l'heure me passionne, dans le cas de cet homme; c'est justement qu'il a d'em blée opté pour l'attitude la plus rude, qu'elle lui a prodigieuse ment réussi (selon toutes sortes de critères), et qu'il n'en eSt pas devenu pour autant le " dur " qu'on aurait pu imaginer : c'est peutêtre ce qu'il y a de tendresse en lui, finalement, qui me permet le mieux de comprendre la bizarre influence qu'il conserve sur nous. Un Homme parmi tous, indispensable à tous : " tel eSt l'orgueil^ le plaidoyerdes misérables ". Il y a misère et misère, je le sais bien; mais je crois voir aussi, entre tous les vrais misérables, ce point commun : ils ont rencontré la mort au cœur même de leur vie, cbmmé une espèce de sens absurde qui lui était imposé du dehors, de sorte qu'ils n'ont plus d'autre ressource que de céder au vertige de ce non-sens,: — o u de choisir lavie, en engageant contre lui un combat radical. À partir de là, toute la question eSt de savoir si cette révolte première, nécessairement individuelle, va trouver dans là situation même les moyens d'une lutte colleftivé, la chanced'une réelle solidarité, ou si elle eSt par avance condamnée à rester solitaire. Ce dernier cas fut évidemment celui de Sartre, conscience dépossédée de soi et néanmoins privilégiée. La mort, pour lui, c'était devoir à vivre sa propre insignifiance : à l'absolu délaissement de qui se sent" de trop ", il ne pouvait guère opposer qu'un autre absolu, celui de sa propre nécessité — enfin reconnue par tous. C'était se livrer tout vif à l'imaginaire (la littérature sacra lisée), et le confondre avec le réel, dans le moment même où il refusait la mort en se chargeant lui-même de naître; c'était se jeter 335
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à la mort par crainte de la mort. Refus de vivre, fuite en avant, suicide à la Gribouille : " c'était la mort que je cherchais ". Ce rapport à l'Absolu sur la base duquel Sartre s'eSt engendré, il l'a lui-même plusieurs fois désigné sous le nom de névrose : j'y entrevois pour ma part (à travers les circonstances particulières qui différencient tout homme de tout autre, et compte tenu de la dif férenciation globale qui s'impose entre ceux qui luttent pour leur vie et les privilégiés qui ne souffrent que d'une mutilation d'exis tence) le premier mot de toute attitude morale authentique, — l'essence même, et l'originelle aliénation, de l'humaine exigence. Bâtards absolus — ni hommes ni rats, comme tout le monde, et de sur croît ni oppresseurs ni opprimés, comme tout intelleftueldans un monde bourgeois —, le souci de n'être pas complices de ce monde nous réduit à rien : nous oblige à tout, si nous prétendons exister. Ironisons donc, avec Sartre lui-même, sur sa recherche du Salut, de la gloire posthume, de l'immortalité. Mais ne négligeons pas d'y reconnaître au passage une sorte d'urgence radicale assez analogue à celle du besoin de vivre le plus nu; et notons aussi, peut-être, que cette évasion dans l'imaginaire a tout de même donné nais sance à un homme qui eSt parvenu à s'en guérir. Né d'une décision créatrice, ce rêve, cette " amère et douce folie ", fut d'un bout à l'autre l'opération réelle d'une conscience, un long travail de trans formation de soi : une œuvre eSt sortie de cette névrose, une pensée capable d'informer son époque, une morale enfin, — qui nous met en garde contre toute morale, en ne cessant de nous provoquer à resserrer nos prises sur l'histoire, à nous situer plus consciemment en elle sans pour autant y renoncer au souci d'exister par nousmêmes. Cet infernal mélange d'humilité absolue et d'absolu orgueil, cette folle exigence de renaître soi-même dans un monde inhumain, c'est le ratome à l'œuvre, dès lors qu'il refuse de se satisfaire de sa propre sous-humanité ou de s'y résigner. Le besoin de vivre justifie l'or gueil, puisqu'il en a besoin pour pouvoir pleinement s'assumer : " Seuls ont le droit d'être modestes les voyageurs munis de billets. " Mais il faut vouloir partager cet orgueil avec tous, sous peine de sombrer dans le sadisme, " autrement dit dans la générosité ". C'eSt être masochiste que de s'accepter tel qu'on a été fait, tel que l'on ne cesse pas de l'être; c'eSt nier l'homme en soi-même que de 336
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persister à se battre seul, et c'est le nier en tous les autres que de prétendre leur faire don de leur propre humanisation. Autant qu'on en puisse juger, le philosophe dont je parle, loin de bâtir un système et de s'y enfermer pour échapper aux hommes, s'eSt au contraire montré de plus en plus soucieux de rester " misérable " — aux côtés de tous les misérables du monde. Plus que quiconque, il aurait eu bientôt la possibilité de se croire " sauvé " : plus que beaucoup, et dans cette mesure même, il s'eSt voulu impliqué dans l'humaine aventure. J'aurais quelque peine à imaginer qu'il n'y ait eu là de sa part aucune attitude morale, et je crois voir au contraire comment ce choix procède, fondamentalement, de celui par lequel il avait d'abord entrepris de s'arracher à l'inexistence. C'est bien en quoi, me semble-t-il, cet homme n'a cessé d'avoir quelque chose à nous dire,
Contraint de se révolter seul pour conquérir un minimum d'exis tence, chacun d'entre nous se trouve en effet, comme lui, plus ou moins condamné à l'orgueil, et comme lui tenu de se vouloir n'im porte qui : c'eSt que nous sommes, bon gré mal gré, de parfaits bâtards, des intellectuels. " J'en suis un, moi aussi", rappelait-il un jour, non sans quelque fierté. Et de préciser aussitôt : " L'intelli gence n'eSt ni un don ni une tare : c'est un drame ; ou, si l'on préfère, une solution provisoire qui se change le plus souvent en condamna tion à vie... Nous sommes ainsi faits qu'il nous faut crever ou inven ter l'homme. " Tout Sartre est là, —etnous aussi, bien entenduMais enfin, intellectuels comme lui et philosophant à sa suite, vivant tant qu'on voudra ce drame dont il parle, nous ne sommes pourtant pas cet écrivain qu'il eSt : tirons de son expérience le maxi mum de profit, mais en nous gardant, s'il se peut, de nous laisser abuser par de trop rapides identifications. C'est lui-même d'ailleurs qui nous en avertit, en ne cessant guère de nous inviter à tenir l'Écrivain pour un " bouffon ", un " comédien ", un " pitre ", — ou, plus nettement encore, pour un *' imposteur ", un véritable " escroc " : 1/3 de Karl (Schweitzer), 1/3 deKean, 1/3 deNékrassov, unfceSted'humilité vicieuse (".il est vrai que je ne suis pas doué pour écrire "), ce serait en somme la recette du " Nobel 6.j ". 337
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Mon aptitude à la critique dût-elle s'en trouver à jamais dis qualifiée, je le dirai ici le plus sereinement du monde : cette œuvre eât pourtant à mes yeux le meilleur exemple qu'on puisse être tenté d'invoquer en faveur de rauthenticité littéraire. C'eSt en effet la plus libre qui soit, la seule peut-être qui parvienne à se contester vraiment, sur presque tous les points, avant que ses le&eurs euxmêmes aient eu le temps de le faire et qui n'en garde pas moins, vis-àvis d'eux, tous les prestiges de la création. D?où je tire, précisé ment, qu'il n'en faut pas démordre : c'eSt dans la mesure même où il ne triche pas que cet écrivain risque d'être pour nous le pire des sorciers. Tous ceux qui ont enseigné ont fait cette expérience : plus vous manifestes, vis-à-vis des élèves, votre souci de ne point user de sanctions, plus vous vous adressez à leur liberté^ —- plus vous les aliénez, bien sûr, en devenant admirable à leurs yeux. Il h'eSt pas de pire illusion que celle de se sentir libre de la liberté dé l'autre, au moment même où elle vous en jette " plein la vue " : je refuse de nie prendre pour le sorcier lui-même sous le simple prétexte qu'il m'a dévoilé sa magie. QuandSartre me dit à peu pires tout sur ses proprés origines et celles de son œuvre, j'admets volontiers avec lui que c'était..." une entreprise folle ", en effet, d'écrire pour se faire pardonner son existence, mais je ne vais point pour autant m'imaginer soucieux, ou l'ayant jamais été, de me faire pardonner la mienne. Cet exemple peut suffire (niais il y eri aurait beaucoup d'autres) ■à illustrer les deux questions capitales qu'une Aussi brète étude doit se contenter de poser : — celle des modalités précises selon lesquelles une expérience morale engagée en pleine singularité a pu se rendre suffisamment universelle pour nous concerner tous, au point de nous fournir, sur le monde et sur nous, un éclairage dont nous ressentions le •besoin:;.- '. ' ^— celle du rapport entre le goût particulier qu'a la vie pour chacun et cette orientation générale du choix d'exister, qui semble bien être plus ou moins commune à un bon nombre d'entre nous. On voit comment pourraient s'intituler, en toute simpli cité, lès deux gros volumes que je serais maintenant tenté d'écrire à propos de Sartre. Tome I : " De l'histoire d'une 33*
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morale à la morale de l'Histoire " ; tome H : " Bonheur et Hi&oire ". Titre général : " Le problème de Sartre et la pensée morale ".
Plus je scrute cette œuvre et m'imprègne de cette pensée, plus il me semble évident que ma propre attitude morale e§t totalement conforme à celle de Sartre et qu'elle en diffère pourtant dans sa totalité. À titre personnel, bien sûr, mais davantage encore parce qu'il y a de bonnes chances pour que mon cas soit assez répandu, j'aimerais parvenir à y voir plus clair dans cette contracÛâion. Ébauchant donc à peine l'enquête qu'il me plairait ici de mener, je reprends un inftant l'exemple précédent. Un homme s'efforce d'échapper a sa propre existence, qui lui apparaît injustifiable ^— aux yeux d'autrui comme à ses propres yeux. C'e^ qu'il se sent menacé dans son être par le regard des autres : d'où je tire premièrement qu'il a déjà un être,".et qu'ainsi il aura besoin d'être; deuxièmement^ que cet être luiayant été réfilé par les autresyil n'aura désormais de cesse qu'il ne s'en soit donné un qui ne dépende que de lui-même. Le voici donc aux prises avec la formé idéale, le véritable ardietype, du " pari Stupîdé " : car c'est évidemment par les autres qu'il lui faudra tout de même passer, en fin de compte, pour se faire confirmer son autonomie. Assez peu doué pour l'inconscience, il s'en avise d'ailleurs aussitôt;, rendu de surdroit indifférent à Dieu par la tiédeur xiivisée de son entourage en matière de religion, la tentation l'effleure à peine de coùrtcircuiter ses rapports avec les créatures en se proclamant en rap port direâ avec le Créateur. De sorte qu'il ne lui re$té plus qu'à se créer lui-même à partir dés autres, — c'éSt-à-dire à prendre appiii sur l'être qu'ils lui reconnaîtront, mais en décrétant par avance que son être véritable se situera toujours par-delà cette image de lui. C'e§t choisir, sauf erreur^ l'absolue tricherie, puisqu'il s'agit en somme d'utiliser les autres pour feindre une image de soi qui puisse demeurer pareillement inaccessible à soi-même et aux autres : je sais ce que je vaux, il faudra bien que vous lé sachiez aussi; mais en même temps vous ne le saurez jamais, pas plus que moi d'ail leurs, car je ne cesserai pas de valoir davantage... La seule façon 33?
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^L être consiste en effet à ne viser jamais que tangentiellement l'être même auquel on prétend. Le soleil ni la mort ne se peuvent regar der fixement, disait déjà La Rochefoucauld : l'être non plus par conséquent, — ce vertige de l'existence, sa mort et son soleil tout à la fois. Le chemin le plus court de soi-même à'soi, c'eSt la ligne de fuite; si vous voulez être vous-même, arrangez-vous pour être toujours autre. C'est pourquoi Sartre me semble particulièrement bien inspiré en nous désignant ce thème de la " fuite en avant " comme l'une des principales caractéristiques de son propre mouvement d'exis tence : de ce qu'on appellerait volontiers son " style de vie ", si la vie n'était pas pour lui, précisément, ce que nous avons à exister, si son aéHon,.sa pensée, et déjà sa façon d'écrire, ne nous avaient pas inlassablement proposé le refus de tout style. La fuite en avant? Entre autres choses, c'eSt justement cela : le choix du ton— le " tonus " — contre le Hyle. C'eSt le perpétuel souci de ne jamais se laisser prendre à soi-même, d'échapper indéfi niment à la force d'inertie, à la vitesse acquise, de n'être en aucun cas le bateau qui court sur son erre, l'homme qui dort sur ses laurierSj qui s'abandonne à ses succès. Le style n'eSt pas l'homme : c'eSt la graisse de nos pensées; et s'il les rend parfois fascinantes c'eSt au prix de les avoir d'abord fascinées, engourdies, pétrifiées, déshumanisées. Le ton, tout au contraire, signale une pensée constamment vigilante, qui ne cesse dé s'arracher à elle-même, de se dépasser, renouvelant son propre élan, augmentant sa vitesse, se donnant à elle-même toujours plus de mouvement " pour aller plus loin ". Car ce qui doit être ne saurait être qu'au-delà de ce qui eSt, qui jamais ne pourra le fonder. Le réel eSt un piège visqueux, qui simule la consistance de l'être mais qui nous engloutit, en cédant sous nos pas, dès que nous lui faisons confiance : partout et toujours sa trompeuse chair (la nôtre, ou celle du langage, ou celle de l'his toire) nous menace d'un définitif enlisement. Le style " c'est la mort ", l'aliénation dans le passé; et c'eSt aussi le mépris de l'Écrivain, " ce monstre sacré ", " ce fou furieux ", qui se venge sur nous d'avoir été lui-même méprisé : " derrière ces fulgurations se cache un enfant défunt qui se préfère à tout ". Le style c'eSt l'homme possédé par son enfance, et qui tente de prendre 340
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les autres au piège de sa vie parce qu'il s'y eSt d'abord pris luimême, ayant choisi de s'aimer contre tous. Or ce que Sartre me sem ble avant tout reprocher au style, " ce grand paraphe d'orgueil leux ", c'est précisément de n'être pas afied'orgueil txmsgefie vain, pure passion de soi. Car le grand problème e§t de rester à tout moment capable de " décoller " de soi : il faut se produire soi-même sans relâche, si l'on ne veut pas être le produit de la contingence et des autres, de cet " être " déjà fait, déjà plus ou moins refait, que l'on ne peut manquer de devenir dès l'inStant même où l'on renonce à se faire. Je ne crois pas au Progrès, a-t-il répété sous des formes diverses : comment pourrait-ily croire, en effet, lui qui s'eSt condamné à devoir progresser lui-même indéfiniment ? Marche ou crève, se dit le légionnaire; et Kean, qui se bat seul : " Monte ou dégringole ". Accélère ou casse-toi la gueule, ce serait assez bien la devise de Sartre. Non pas selon l'absurde frénésie d'aller toujours plus vite, mais par le constant souci, très calme ment vécu, de ne point se trouver " en perte de vitesse " : ce qui eSt précisément à mes yeux le souci moral par excellence, —formel lement tout au moins, et quel qu'en puisse être par ailleurs l'étrange et difficile contenu. Ah, le beau puritain, le janséniste que nous tenions là, s'il avait bien voulu se satisfaire de pratiquer l'auStérité pour elle-même, comme on s'entraîne pour sauter plus haut ou pour mieux jouer la comédie ! Mais il se trouve qu'il préféra mettre cette ascèse au service d'un besoin plus fondamental, celui de pratiquer le monde : c'est ce qui nous permet, moins austères que lui dans la plupart des cas, d^être tout de même si nombreux à reconnaître dans son attitude l'exigence morale qu'implique tout engagement. Sur la base d'une expérience singulière assez durement conduite, cet homme eSt parvenu à nous proposer une " psychologie " qui nous délivre de notre moi, une " ontologie " qui est la condam nation même de l'illusion d'être, et finalement une " critique de la raison " qui eSt une philosophie pratique de l'histoire, en tant qu'elle se situe à l'intérieur du marxisme pour nous décrire les conditions réelles de toute entreprise humaine. C'eSt la rigueur même de son souci d'être qui l'a contraint à se donner une éthique personnelle, puis à la dépasser vers une éthique de l'histoire, en le détournant de confondre l'homme, notre commun besoin, avec 341
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l'une quelconque de sesfigurationsindividuelles ou de ses réifications collectives. C'eSt aussi cette rigueur, sans doute, qui lui a permis de s'arracher à l'illusion des philosophies idéalistes, et de s'inter roger sur l'esprit de l'â&iôn quand elles se contentaient de sousentendre une a&ion de l'esprit. Philosopher n'eSt certes pas agir; mais la philosophie peut se donner pour tâche d'éclairer le réel, afin de permettre aux hommes — en tant qu'agents de l'histoire — d'y contrôler toujours mieux leur propre praxù, de l'y maintenir vivante et constamment capable de dépasser ces propres produits. Sous les espèces du " pratico-inerte ", la chair de l'histoire apparat ici comme la figure suprême (non point la transfiguration, mais plutôtla. véritable incarnation) dé cette " contingence " ou " faâicité " que Sartre nous décrivit d'abord en des termes plus expli citement charnels.
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,; v Je lé soutenais il y a dix-huit ans, je persistera le soutenir aujour d'hui : la pensée de Sartre est iine pensée morale, et toute sa vertu à notre égard vieçt de ce ressôrt-là. Simplement (si j'ose dire), du souci premier, existentiel, de se produire contre tous,elle eh eSt venue à vouloir se produire parmi tous, c'eSt-à-dire à concevoir que l'homme ne sera qu'une chimère dans nos tétés aussi longtemps que nous n'entreprendrons pas de l'inventer ensembles Prétendre se faire pardonner, à titre personnel, son existence contingente, citait la folié; vouloir dépasser cette contingence avec tous les autres, c'est le réalisme. S'il eSt v*ai que la hibrale est à la £bi$ "impossible et nécessaire ", il se pourrait bien que nous ayons affaire ici à la tentative la plus authentique qui ait jamais été enga gée en pareil domaine. Comment ce réalisme et cette folie ont-ils pu s'articuler l'un sur l'autre, comment Sartré-le-"névrôsé '' en ëSt-il venu à méri ter " un prix de civisme ", qu'eSt-ce donc enfin qui a pu l'aider; où le contraindre, à nous désigner si clairement là radicale impossibilité de l'homme commelacondition même desa possibilité, ■— réintro duisant ainsi la morale au cœur même de l'histoire, donnant la praxis pour contenu à l'éthique et chargeant l'éthique de main tenir le sens de la praxis, après les avoir l'une et l'autre enracinées ..■■'.
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dans le besoin, dans l'animalité de l'homme, — telles sont évidem ment les principales questions auxquelles une analyse approfondie se devrait en tout cas de répondre. Au terme d'un aussi sommaire exposé, je ne puis qu'indiquer les deux ou trois thèmes sur les quels pourrait assez bien s'engager, selon moi, une pareille enquête. Il y à d'abord cette espèce de connivence objeâive entre la situation de l'enfant Sartre, comédien malgré lui^ et l'irréduâdble porte-à-faux dont nous souffrons tous sous des formes diverses : car nous savons bien qu'il nous faut faire l'histoire; avec tous, et nous ne pouvons ignorer que "notre " histoire réelle se fait sans cesse en notre absence. Toute névrose eSt sociale, et celle qui nous eSt décrite dans les Mots n'échappe point à la règle : il s'agit tou jours de rêver sa vie, de la porter à l'absolu, dès lors qu'on ne se sent plus capable de la vivre dans sa relativité. Or ç'eSt peut-être ici que transparaissent le mieux les étranges rapports qui peuvent s'établir, selon les cas, entre notre " enfance "et notre "maturité ''. La peur que l'enfance a connue, si l'homme mûr en vient à bout par ses propres moyens, c'eSt qu'il aura aussi, de son enfance; hérité ces moyens. La névrose eSt sécurisante, elle répond à la peur de se perdre soi-même : mais il y a deux façons de i e pro jeter dans l'absolu pour s'assurer de soi, — l'une étant de se vouer à jamais, passivement, à Fabsolu du Sens (attitude religieuse) ou à celui du Non-sens (attitude absurdiSte), l'autre consistant à engager laborieusement, au nom de l'Absolu, quelque entreprisé relative. La première attitude peut favoriser l'intervention du psychanalyste, là seconde laisse inta&es les chances du sujet. Dans le cas qui nous occupe, convenons qu'elle les a multipliées. Ce double phénomène de possession et de dépossession par l'Autre^ par le u cours des choses ", par l'Histoire, cette intime falsification de nous-mêmes dont nous ne prenons généralement conscience qu'en parvenant à l'âge a:dulte, cette dure ironie de l'altérité, il me semble en effet particulièrement positif — et pour nous presque autant que pour lui — que Sartre ait été contraint de les affronter, dès l'âge de neuf ans, au sein de cette société eh réduâion que constitué pour tout enfant son milieu familial. Mais j'avoue m'être longtemps demandé s'il n'en remettait pas un peu, ce pionnier, ce défricheur, sur l'ingratitude des terres qui nous étaient allouées, en désignant comme le mal de ce siècle les trou343
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bles qui nous affeâaient. Un certain rationalisme en moi s'indi gnait de le voir ainsi " privilégier " une époque entre toutes; et que ce fût précisément la nôtre, telle était bien la preuve, me semblait-il, d'un asses coupable subjeéHvisme — au niveau même de l'histoire : Montaigne ou Zola, Saint-Ju§t ou les Communards n'eussent-ils pas été fondés à raisonner de la sorte ? " Un siècle de fer ", €t nos plaies ", " notre minuit ", tels sont les mots qui lui viennent en effet, dès qu'il s'agit pour lui de caractériser notre époque : " L'Hiétoire présente peu de situations plus désespérées que la nôtre. " J'avais tort. Depuis quelques années, la juétesse et \SL positivitê d'une telle perspe&ive m'apparaissent au contraire de plus en plus évidentes. Ce siècle e£t bien celui de la plus radicale contestation qui ait jamais été infligée à l'éternel alibi des hommes, à leur " humanisme " du moment. Et ce qu'il désespère en nous, c'est seulement cette façon que nous avons de croire au Père Noël, d'imaginer que c'est arrivé, que l'homme s'eft enfin reconnu, — dans les jeux de miroirs de nos provinces avancées. Qu'il nous déçoive tant qu'il voudra, ce désespoir e£t salubre. En nous inettant au pied du mur, en nous forçant à reconnaître la pré sente impossibilité de l'homme, il ne. nous laisse d'autre issue que de faire fond, en chacun et en tous, sur le besoin le plus nu, sur l'exigence la plus dépouillée : sur notre orgueil, tout bonne ment, qui e§t de nous engager tout entiers, et sans la moindre garantie, dans lé travail de notre foi. Autrement dit — et ce serait mon second thème — le véritable engagement dans la réalité n'implique pas cheas Sartre le rejet de tout absolu mais bien plutôt l'inversion, le retournement de notre inéluâable rapport à l'Absolu. Car s'il e§t vrai que nous sommes déjà là, dans ce monde et dans cette histoire, le fait eSt que nous y sommes pour rien aussi longtemps que nous nous contentons d'y être, fut-ce pour rêver que nous y échappons. Situé tant qu'on voudra, engagé jusqu'au cou, encore faut-il que je m'engage. Ferais-je même partie des véritables affamés, qu'il me resterait à choisir de lutter pour la vie, ou de me résigner à la mort : nous qui ne sommes guère menacés par la faim, au nom de quoi pourrionsnous devenir de véritables révolutionnaires ? Pourquoi vouloir changer de monde si tout e£t relatif, s'il n'y a d'absolu dans notre 344
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condition que cet inéluâable terme qui lui eSt imposé du dehors ? S'il s'eSt guéri, ce névrosé, c'est à coup sûr par son refus de se " sauver ", de s'enfuir : c'est qu'il s'eSt rendu capable de récuser la fausse solution qu'on lui avait d'abord refilée. Mais il eSt clair que son entreprise fût demeurée vaine, et ne nous dirait rien, si elle n'avait abouti qu'à le désabuser, à le délivrer de lui-même. " L'absolu eSt parti. Restent des tâches, innombrables... 15 " : mais ces tâches, d'où tireraient-elles leur sens, sinon d'une certaine^/, — dont on ne saurait " guérir " sans se couper des autres, tout comme on s'en était d'abord coupé en se réfugiant dans une quelconque croyance. Quand Sartre prétend avoir mis l'absolu à la porte, il ne peut pas ignorer qu'il l'a tout aussitôt laissé rentrer par la fenêtre : sous d?autres espèces toutefois, c'est-à-dire après lui avoir infligé une radicale subversion. L'absolu, dès lors, c'est le pari humain : un pari sur l'homme, et de chaque homme, d'abord, sur lui-même. C'eSt le choix que nous pouvons faire de nous déterminer à partir du futur, en fonc tion d'une commune exigence de sens, et de ne considérer lé passé que comme l'ensemble des conditions sur lesquelles nous avons à prendre appui pour nous inventer nous-mêmes. Ou cette vie n'est rien, ou bien il faut qu'elle soit tout ; en envisageant de la perdre plutôt que de la soumettre à l'absurde, nous installons au cœur même de notre existence relative une référence absolue : un point d'ancrage, et la possibilité d'un sens, pour toutes nos entre prises concrètes. Telle eSt l'inéluâable postulation de toute atti*tude qui veut pouvoir se dire humaine. Telle eSt la rigoureuse inconditionnalité de la morale, au nom de laquelle tous les systèmes, et les " morales '' aliénées qui en sont les sous-produits, doivent être tour à tour dépassés vers ces hommes à venir qu'elle nous oblige à inventer, — que d'innombrables hommes, dans le même temps, sont plus ou moins contraints de produire, par le simple besoin de maintenir leur vie. L'absolu, en ce sens, n'eSt pas ailleurs, aucun passé ne le cautionne, aucun avenir ne saurait le promettre; ce n'eSt que notre choix d'exister, de devenir de plus en plus présents à nous-même et aux autres. 15. En réponse à une interview de Jacqueline Piatier (Je Monde,
18 avril 1964).
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..." Ce qui importe d'abord, nous dit Sartre, c'est la libération de l'homme";en quelque situation que ce soit, avait-il ailleurs affirmé, " i l y a toujours quelque chose à faire ". C'eSt ce que j'appelle mettre l'absolu au présent, en pariant que les hommes accèdent en effet à l'humain dès lors qu'ici ou là, vaille que vaille, ils entreprennent ensemble d'y accéder^ — au péril de leur vie (ou tout au moins de ses facilités), et pour lui donner sens. Se soumettre à l'absolu, ou prétendre enfiniravec lui; c'est faire son deuil de toute exigence vraie. Sartre a choisi de diale&iser son image de l'Homme en en faisant dépendre la réalisation, indissociablement, de lui-même et des autres : d'où le fol optimisme de ce pessimiste et l'incroyable modestie de son orgueil. Car sa morale consiste àse vouloir capable de l'homme — capable de tout — et cependant démuni, entièrement livré a tous, "rien dans les mains, rien dans les poches ".En liquidant tout rapport à l'absolu, c'eSt à son existence même qu'il eût renoncé; mais il n'a supprimé que son rapport à Dieu : " On se défait d'une névrose, on ne se gué rit pas de soi. ''Ce " caractère " qui lui en eSt reSté, j'entends bien qu'il procède en effet d'une " imposture " originelle. Mais je vois aussi ce qu'il en a fait, et comment l'orgueilleuse décision de ne se tenir que de soi s'y est changée en telle de devenir un homme parmi les autres : "Tout un homme, fait de tousles hom mes et qui les vaut tous et que vadfc n'importe qui. 'f Dans ce quartier du monde où le hasard nous a logés, notre chance est aujourd'hui qu'un orgueil de cet ordre nous soit proposé^ à titre de morale^ par un homme qui a su reconnaître dans la pensée marxiste "' l'indépassablephilosophie de notre temps". Je sais : il a dit aussi qu'il avait voulu " faire une morale " et qu'il n'y spngeait plus. Mais je crois décidément, pour ma part, qu'il y songe toujours, -—et que ce ne sera point, bien entendu, cette " morale d'écrivains " ne s'àdressant "qu'à quelques pri vilégiés ", dont l'édification ne risqué plus d'offrir à ses yeux le moindre intérêt. Faite de patience et d'impatience, tout aussi étrangère au désespoir qu'à n'importe quelle forme d'illusion, fondée sur le travail autant que sur la foi, jouant simultanément sur le possible et l'impossible, sur ce que nous sommes et sur notre refus de l'être, sur l'avenir pour nier le passé, sur notre exigence de l'homme pour en récuser tour à tour les diverses 346
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réifications, ce sera bien, sauf erreur, l'éthique de notre temps : cette philosophie morale dont nous avons besoin pour concevoir une véritable pratique de l'histoire. Peut-être en reconnaîtra-t-on cette rapide préfiguration, (que Sartre proposait il y a sept ans déjà dans sa préface au Traître, d'André Gorjz) : " Nous ne sommes plus tout à fait des bêtes, sans être tout à fait des hommes; nous n'avons pas encore tourné à notre pro fit cette affreuse catastrophe qui s'éét abattue sur quelques repré sentants du règne animai, la pensée : en un mot, nous resterons longtemps encore des mammifères sinistrés, c'est l'ère de la rage, des fétiches et des terreurs soudaines, l'universalité n'eSt qu'un rêve de mort au sein de la séparation et de la peur. Mais depuis quelques décennies, notre monde change : jusqu'au fond de la haine, la réciprocité se découvre; ceux-là mêmes qui se plaisent à renchérir sur leiirs différences, il faut qu'ils veuillent se masquer une identité fondamentale. Cette agitation si neuve, cette tenta tive modeéte mais acharnée pour communiquer à travers l'incom municable, ce n'eét pas le désir fade et toujours un peu niais d'un universel inerte et déjà réalisé : c'eét ce que j'appellerai plutôt le mouvement de l'universalisation. " Restent l'amour de la vie, le goût de vivre, le bonheur. ■■■.'■ J'ai toujours été heureux ", déclarait Sartre l'an dernier 16... Un reéte de probité m'interdit hélas d'abuser d'une trop plaisante citation i ce bonheur— le contexte l'indique dairement —-n'était que bonheur d'écrire; il procédait de cette névrose à la faveur de laquelle, soucieux de justifier son existence, Sartre avait pendant trente ans " fait de la littérature un absolu ''. Et c'e§t bien ce qu'il a noté dans les Mots : " J'étais heureux. - f J'ai changé... Je vois clair, je suis désabusé... Depuis à peu près dix ans je suis un homme qui s'éveille,.1. et qui ne sait plus que faire de sa vie. " Écoutant enfin, l'autre soir, sa prodigieuse adaptation des Troyennes, comment n'y aurais-je pas reconnu la même résonance ? "Oui, je croyais au bonheur ", — ou encore : " Il faut qu'un homme soit fou pour se dire heureux ayant le dernier moment de son dernier jour... " Or c'eét bien vrai qu'il a changé, — mais " comme tout le 16. Interview citée,/? Monde (18 avril 1964). 347
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monde : à l'intérieur d'une permanence "; et je doute qu'il ait réellement cessé d'être heureux. Nous avons vu se transformer son rapport à l'absolu, son orgueil, et jusqu'à son optimisme (" ma fantasmagorie la plus intime ") : peut-être n'a-t-il fait, tout simplement, que changer de bonheur. Mais je parierais bien qu'il vit celui d'aujourd'hui comme il a vécu celui d'hier, selon la même tension existentielle, le même et constant besoin de " décol ler ", de s'arracher à l'inertie d'un présent qui ne cesse de retom ber au passé. Ne point se laisser prendre aux bonheurs de la vie, c'eSt le bonheur d'exister, dont le vrai gojit eSt toujours au futur. " Demain, on rasera gratis. " Méfions-nous de son apparente austérité, de la quotidienne dis cipline qu'il s'impose depuis toujours, de l'extrême régularité de son emploi du temps : Yanti-physis a deux visages, l'un calme et l'autre qui l'eSt moins. Ce travailleur appliqué dissimule un étrange flambeur, qui aime jouer sa réalité même contre ses possibilités futures et qui ne cesse d'attiser le feu dont il brûle, parce qu'il en préfère laflammeà ce qu'elle consume. Frantz, le séquestré d'Altona : " Il faut que je me dope... Il y avait des brumes... (doigt sur le front)... là. J'y installe un soleil. " Morale et benzédrine, choix d'existence mais peut-être aussi besoin de se sentir exister... De Jacopo, " le séquestré de Venise ", Sartre nous dit : " Il y a je ne sais quoi d'éperdu dans ce goût au forcing : jusqu'à sa mort, RobuSti court contre la montre et l'on ne peut décider s'il se cherche par le travail ou s'il se fuit dans le surmenage. " Quant à Sartre lui-même, séquestre positif d'une époque dont il a choisi d'assumer les contradiàions, je m'imagine mal m'inquiétant à sa place de ce qu'il risque de •" perdre " en persistant à flamber aussi bien. Ici comme en tant d'autres circonstances, son humour nous a déjà mis en garde contre une telle indiscré tion, puisque nous avons pu le voir se demander gravement s'il n'était pas en train, tous comptes faits, de jouer " à qui perd gagne ". Mai 1965. " Ce que je viens d'écrire eB faux. Vrai. Ni vrai ni faux, comme tout ce qu'on écrit sur les fous, sur les hommes. " JEAN-PAUL SARTRE, hs
Mots.
TABLE DES CHAPITRES
Lettre-Préface de Jean-Paul Sartre Avant-Propos Introduction à la critique de Sartre PHÉNOMÉNOLOGIE
HUMAINE
Une manifestation pratique de l'ambiguïté La psychologie des émotions .. . . La phénoménologie de Fimagination . De la psychologie à l'ontologie ONTOLOGIE
35 39 55 105
DE L'AMBIGUÏTÉ :
LA CONDITION
L IL III. IV. V.
11 13 17
DE L'AMBIGUÏTÉ :
LA RÉALITÉ
I. II. III. IV.
...
HUMAINE
Allure générale de l'ouvrage La conscience rencontre l'être La conscience refuse l'être . . . . La conscience solitaire Les relations avec_autrui ..'
131 142 160 186 zn
VERS LA MORALE DE L'AMBIGUÏTÉ : LA RÉALISATION
CONDITIONNELLE
I. L^âtion et la liberté II. La psychanalyse existentielle III. Perspeftives morales
L'HUMAIN
...
Conclusion Pofiface 196/ : Un quidam nommé Sartre
DE
233 255 265 291
,
295