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ROBERT VAN GULIK
LE JUGE TI
Le mystère du labyrinthe Traduit de l’anglais par Anne Dechanet
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ROBERT VAN GULIK
LE JUGE TI
Le mystère du labyrinthe Traduit de l’anglais par Anne Dechanet
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Les Personnages PERSONNAGES PRINCIPAUX TI Jen-tsie, magistrat nouvellement nommé à Lan-fang, district situé à la frontière nord-ouest de l’Empire fleuri. HONG Liang, conseiller du juge et sergent du tribunal. On l’appelle le « sergent Hong » ou « le sergent ». MA Jong, TAO Gan et TSIAO Taï, les trois lieutenants du juge Ti. PERSONNAGES APPARAISSANT DANS L’AFFAIRE DU MEURTRE DANS LA CHAMBRE SCELLÉE TING Hu Kuo, général à la retraite vivant à Lan-fang, découvert assassiné dans sa bibliothèque. TING Yi, candidat aux examens littéraires, son unique fils. On l’appelle le « candidat Ting » ou le « jeune Ting ». Wu Feng, fils du général Wu, candidat aux examens littéraires et peintre amateur. PERSONNAGES APPARAISSANT DANS L’AFFAIRE DU TESTAMENT CACHÉ YU Cheou Tsien, ancien gouverneur provincial, décédé à Lanfang. Madame Yu, née MEI, Seconde Épouse du gouverneur. Madame Li, une femme peintre, amie de madame Yu. Yu Tsie, le fils aîné du gouverneur d’un premier lit. Yu Sian, le fils de madame Yu. PERSONNAGES APPARAISSANT DANS L’AFFAIRE DE LA FILLE À LA TÊTE TRANCHÉE 3
FANG, forgeron. Nommé ultérieurement chef des sbires du tribunal. On l’appelle le « chef des sbires » ou Fang. ORCHIDÉE BLANCHE, sa fille aînée. ORCHIDÉE NOIRE, sa fille cadette. Son fils. AUTRES PERSONNAGES TSIEN MO, tyran local. LIU Wang-fang, son conseiller. Caporal LING, ancien déserteur, réintégré dans l’armée par le juge Ti. ORALAKCHI, chef ouïgour. Son véritable nom est « le prince Ouljin », Oralakchi signifiant « agent ». LE CHASSEUR, un complice de Oralakchi. TALBI, une fille ouïgoure. PERSONNAGE APPARAISSANT DANS LE CHAPITRE XIX Maître ROBE DE GRUE, un vieil ermite.
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CARTE DE LAN-FANG 1 Tribunal 2 Temple du dieu tutélaire de la Cité 3 Temple de Confucius 4 Temple du dieu de la Guerre 5 Tour de la Cloche 6 Tour du Tambour 7 Pagode 8 Quartier nord des lanternes rouges 9 Quartier sud 10 Maison de Tsien Mo 11 Maison du général Ting 12 Boutique de vins le Printemps éternel 13 Ermitage aux Trois Trésors 14 Maison de madame Li 15 Maison citadine du gouverneur Yu 16 Maison de Yu Tsie 17 Grille d’entrée du fleuve 18 Terrain d’exécution
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Avant-propos L’ACTION du présent ouvrage se situe à Lan-fang, cité imaginaire à la frontière de l’Empire fleuri. On trouvera en postface l’indication des sources utilisées dans ce roman. Que l’on sache seulement que les trois intrigues sont tirées de sources chinoises.
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1 OÙ L’ON ASSISTE À UNE ÉTRANGE RENCONTRE AU BORD DU LAC DE LOTUS. LE JUGE TI EST ATTAQUÉ PAR DES BRIGANDS SUR LA ROUTE DE LAN-FANG (ET POURTANT À LA SUITE…) AUJOURD’HUI que notre glorieuse dynastie Ming fait régner l’ordre et la paix dans l’Empire, les récoltes sont abondantes, sécheresses et inondations ont disparu, et le peuple connaît enfin le bonheur et la paix. Mais en ces temps de félicité, dus entièrement à l’Auguste Vertu de Sa Majesté Impériale, les actes de violence sont devenus rares. Il nous faut maintenant nous tourner vers le passé pour trouver le récit de crimes abominables ingénieusement résolus par des magistrats perspicaces. C’est ainsi qu’à mes moments perdus je me consacrai à l’étude des vieilles archives poussiéreuses et des célèbres affaires criminelles du passé. C’était devenu mon passe-temps favori et j’écoutais toujours avec la plus grande attention mes amis lorsqu’ils se prenaient à disserter sur ce sujet autour d’une tasse de thé. IL Y A DE CELA DÉJÀ quelque temps, j’étais allé me promener dans le jardin de l’Ouest, pour y admirer les lotus en fleur. Traversant le pont de marbre qui mène à l’île au milieu du lac de Lotus, j’eus la chance de trouver une table de libre dans un coin de la terrasse du restaurant qui donnait sur le jardin. Tout en savourant mon thé et en grignotant des graines de melon séchées, j’observais la foule bariolée et, à dessein de me distraire, je cherchais à deviner derrière leur apparence la véritable personnalité de certains promeneurs. 7
Mon regard fut d’abord arrêté par deux jeunes filles d’une extrême beauté, qui passèrent devant moi main dans la main. De leur forte ressemblance, on pouvait déduire qu’elles étaient sœurs, mais leurs caractères paraissaient très opposés. La plus jeune, gaie et enjouée, parlait sans arrêt, tandis que l’aînée, au contraire, timide et réservée, répondait du bout des lèvres aux propos de sa sœur. Son visage exprimait une profonde tristesse, et j’étais convaincu qu’une terrible tragédie avait marqué sa vie. Comme les deux jeunes filles disparaissaient au milieu de la foule, je remarquai qu’elles étaient suivies par une femme d’âge mûr, qui s’avançait en boitillant appuyée sur une canne en bambou. Elle semblait vouloir les rattraper. Sans doute quelque duègne vigilante ! Mais quand elle s’arrêta un bref instant devant la terrasse, je fus effrayé par sa mine chafouine, et détournai promptement mon regard vers un couple de jeunes gens qui approchait. Le jeune homme était coiffé du bonnet traditionnel des candidats aux examens littéraires, et la jeune fille était décemment vêtue comme une tranquille femme d’intérieur. Ils marchaient côte à côte, mais les regards tendres qu’ils se jetaient prouvaient assez clairement qu’ils s’appartenaient, et qu’un amour défendu les unissait. Comme ils passaient devant moi, la jeune fille chercha d’un geste furtif à s’emparer de la main de son compagnon. Mais ce dernier la retira d’un mouvement brusque, en secouant la tête d’un air significatif. Promenant alors mon regard sur les autres convives assemblés sur la terrasse, je remarquai un homme de forte stature qui était assis tout seul à une table. Il avait le visage tout rond et agréable, mais je le soupçonnai d’être un tantinet bavard, et je détournai vite la tête. Je craignais qu’il ne prenne mon regard de curiosité pour une invitation. Je désirais rester seul et pouvoir laisser mon esprit vagabonder en toute liberté d’autant que dans ses yeux brillait une lueur mauvaise qui démentait cruellement la bonhomie de son visage. Pour moi, un homme dont la figure aimable pouvait abriter un regard aussi calculateur était capable de commettre les plus vils forfaits. Quelques instants plus tard, un vieil homme, le visage orné d’une longue barbe blanche, gravit lentement les degrés de la 8
terrasse. Il portait une robe brune aux manches amples et bordées de velours noir, et sa tête était coiffée d’une toque de gaze noire. Appuyé sur sa canne, il parcourut un bon moment la terrasse de ses yeux perçants sous ses sourcils broussailleux. Comme il est de mise en pareilles circonstances, je me levai et offris à cet homme d’un âge vénérable de s’asseoir à ma table. Il s’inclina courtoisement et accepta mon invitation. Puis, tout en buvant notre thé, nous échangeâmes les politesses d’usage. C’est ainsi que j’appris qu’il se nommait Ti et qu’il était préfet en retraite. Puis notre conversation prit un tour moins conventionnel. Je découvris avec plaisir que mon invité était un homme d’une grande érudition et d’un goût raffiné. Tout en échangeant des vues littéraires, nous regardions la foule bigarrée déambuler au bord de l’eau, et nous laissâmes ainsi s’enfuir les heures sans nous en apercevoir. J’avais noté que mon invité parlait avec l’accent des habitants de la province de Shansi, et je profitai d’une courte pause pour lui demander s’il n’était pas allié à la famille Ti de Tai-yuan, capitale de cette province, et à laquelle avait appartenu, il y a des siècles sous la dynastie T’ang, le grand homme d’État Ti Jen-tsie. Brusquement, les yeux de mon interlocuteur s’enflammèrent de colère, et il se mit à tirailler sur sa barbe avec nervosité. — En effet ! s’écria-t-il. Ma famille descend bien de la famille Ti, à laquelle appartenait également le célèbre juge Ti que je suis très fier de compter parmi mes ancêtres. Malheureusement, ce lien de parenté est plus souvent pour moi un sujet de colère que de joie. Il ne se passe pas une fois lorsque je suis tranquillement attablé dans un restaurant ou une maison de thé, que je n’entende des convives se raconter quelques histoires concernant mon honorable ancêtre. Passe encore ce qu’ils avancent sur sa carrière brillante à la Cour impériale, car les annales officielles fournissent amples détails à ce sujet ! Mais quel chapelet de sottises ne dévident-ils pas sur ses premiers faits d’armes, alors qu’il n’était encore qu’un petit magistrat de district et commençait à acquérir quelque gloire comme grand déchiffreur des affaires criminelles les plus mystérieuses ! Il 9
m’est si pénible de devoir entendre toutes ces sornettes que généralement je préfère encore quitter la table avant d’avoir achevé mon repas ! Le vieil homme secoua la tête énergiquement et se mit à frapper les pavés avec sa canne. Pour ma part, j’étais ravi ! J’avais enfin la chance de rencontrer un descendant du célèbre juge Ti ! Je me levai et m’inclinai devant mon invité en signe de respect. Puis je déclarai à mon tour : — Noble seigneur, sachez que je me passionne moi-même pour les énigmes criminelles que connut notre glorieux passé, et les juges qui les ont si habilement élucidées ! Mon passe-temps favori consiste à faire une étude soigneuse de ces vieilles affaires. Car ne sont-elles pas le miroir qui nous renvoie l’image de nos propres défauts et faiblesses ? Je crois que tout en consolidant la morale et les mœurs de notre Empire, ces récits préviennent le méchant d’accomplir le mal ! Nulle part ne nous est donnée preuve plus éloquente de la subtilité avec laquelle est tissé le filet de la justice divine. Ses mailles sont si serrées que le coupable ne parvient jamais à s’échapper ! Depuis de nombreuses années déjà, je prends des notes sur toutes les affaires que résolut le juge Ti avec un talent incomparable. Aussi, puisque aujourd’hui un heureux hasard m’a accordé le bonheur de vous rencontrer, très Noble Seigneur, accepteriezvous, sans y voir trop d’effronterie de ma part, de me relater quelques-unes des affaires les moins connues dont s’occupa votre très honorable ancêtre ? Mon interlocuteur m’accorda très volontiers cette faveur, et je l’invitai à partager avec moi un simple repas. Au crépuscule les visiteurs avaient quitté la terrasse. Ils s’étaient réfugiés à l’intérieur du restaurant où les serviteurs avaient allumé de grosses bougies et des lampions bariolés. J’évitai donc la grande salle bruyante où s’entassaient les convives et précédai mon invité dans une petite pièce à l’écart donnant sur le lac et qui baignait dans la lueur rose du soleil couchant. Je commandai deux repas de quatre mets chacun et une carafe de vin chaud. 10
Après avoir goûté aux différents plats et bu quelques gorgées de vin, mon hôte caressa ses longs favoris, puis il dit : — Je vais vous raconter trois affaires étonnantes que résolut mon honorable ancêtre le juge Ti en d’étranges circonstances. Je suis sûr qu’elles vous intéresseront ! Il était alors magistrat de Lan-fang, un district à la frontière nord-ouest de l’Empire. À ces mots, il se lança dans une longue histoire tortueuse. Ses propos étaient sans doute du plus grand intérêt, mais il se perdit dans des digressions sans fin et sa voix sonnait à mes oreilles aussi indistincte et monotone que le bourdonnement d’une mouche. Au bout d’un moment, mon attention se relâcha. Je vidai alors coup sur coup trois tasses de vin, dans l’espoir de m’éclaircir les idées. Mal m’en prit ! Le liquide ambré ne fit que m’assoupir davantage. Et tandis que sa voix me paraissait psalmodier inlassablement la même litanie, j’entendis clairement l’esprit du sommeil voleter autour de moi dans l’air étouffant. Quand je me réveillai, j’étais seul dans la petite pièce, et ma tête était appuyée sur mes bras repliés sur la table. Un serveur à l’air revêche se tenait devant moi et m’annonça d’une voix acide que la première ronde était passée depuis longtemps. Par malchance, avais-je confondu ce restaurant avec un hôtel ? J’avais la tête lourde et ne trouvai pas immédiatement la phrase qui convenait pour clouer le bec à ce malotru. Au lieu de cela, je m’inquiétai de mon hôte et lui en fis une description détaillée. Sur le même ton hargneux le malappris me répondit qu’il avait servi toute la soirée dans une autre partie du restaurant. Je m’imaginais sans doute qu’il avait le temps d’inspecter chaque client des pieds à la tête ! Puis il me présenta une note pour deux repas de six plats chacun et huit cruches de vin. Il ne restait plus qu’à payer, mais je commençai à me demander si ma rencontre avec mon vieil original n’avait pas été qu’un rêve, et si le garçon ne profitait pas de la confusion où j’étais pour me voler. Je quittai le restaurant avec la sensation désagréable de m’être fait escroquer et je rentrai chez moi à pied par de petites 11
rues désertes. Mon domestique dormait en boule dans un coin de ma bibliothèque. J’évitai soigneusement de le réveiller en marchant sur la pointe des pieds jusqu’aux étagères. J’en retirai les annales concernant la dynastie T’ang, la gazette impériale et mes propres notes sur le juge Ti. Je me plongeai dans la lecture de ces différents ouvrages. Tout ce que m’avait raconté mon mystérieux invité s’accordait assez avec la réalité, mais je ne trouvai aucun endroit du nom de Lan-fang à la frontière nordouest de l’Empire. Sans doute avais-je mal entendu et décidai de rendre visite au vieux monsieur dès le lendemain. Mais si je me souvenais de chaque mot de son récit, j’étais incapable de me rappeler du moindre détail le concernant. J’avais même oublié son nom et son adresse. Je secouai la tête, humectai mon pinceau, et cette même nuit j’entrepris de transcrire toute l’histoire telle que le vieux monsieur me l’avait racontée et ce n’est qu’avec le premier chant du coq que je m’arrêtai. Le lendemain j’interrogeai mes amis. Mais ce fut peine perdue ! Aucun n’avait entendu parler d’un préfet à la retraite du nom de Ti habitant notre ville. Un doute subsistait pourtant dans mon esprit. Peut-être n’était-il que de passage ou bien vivait-il aux environs de notre ville en pleine campagne ? C’est pourquoi j’offre au lecteur ce récit tel qu’il est resté gravé dans ma mémoire après cette étrange rencontre au lac de Lotus. À lui de juger si j’ai rêvé ou si tout fut bien réel. Si ces trois énigmes criminelles réussissent à le divertir quelque peu de ses soucis quotidiens, alors je n’aurai pas été volé en vain. Car, j’en suis sûr maintenant, quoi qu’il advînt, ce garçon était un voleur ! Il est impensable qu’un ou même deux gentilshommes au goût raffiné puissent vider, au cours d’un seul repas, huit carafes de vin ! Quatre chariots se frayaient avec peine un chemin à travers les montagnes à l’est de Lan-fang. Dans la première voiture, le juge Ti, le nouveau magistrat de Lan-fang, s’était installé aussi confortablement que possible pour endurer les fatigues d’un tel voyage. Il était assis sur un matelas, le dos appuyé contre une pile de livres. Son inséparable compagnon, le sergent Hong, était assis en face de lui sur un 12
ballot de vêtements. Mais leurs précautions ne les protégeaient guère contre les cahots redoutables de la route. Le voyage durait déjà depuis plusieurs jours, et les deux hommes se sentaient épuisés. Derrière eux suivait une voiture recouverte d’une bâche et ornée de rideaux de soie, dans laquelle se tenaient les trois femmes du juge Ti, ses enfants et ses serviteurs, qui essayaient de sommeiller un peu, entassés au milieu des coussins et des couvertures. Les deux dernières voitures étaient chargées de bagages. Quelques serviteurs étaient perchés en équilibre sur les ballots et les malles ; les autres avaient préféré marcher à côté des chevaux couverts de sueur. Ils avaient quitté le dernier village bien avant l’aube. La route s’enfonçait depuis dans un paysage montagneux désolé où ils ne rencontrèrent que quelques ramasseurs de bois mort. L’après-midi ils avaient dû faire une halte de deux heures pour réparer une roue cassée, et au crépuscule les montagnes paraissaient plus lugubres encore. Deux robustes gaillards chevauchaient en tête du cortège. De larges épées pendaient à leur côté, un arc lourd était attaché au pommeau de leur selle, et on entendait les flèches tinter dans leur carquois. C’étaient Ma Jong et Tsiao Taï, les deux fidèles lieutenants du juge. Ils représentaient toute l’escorte armée du cortège, tandis qu’un petit homme voûté et malingre du nom de Tao Gan en fermait la marche en compagnie du vieux serviteur du magistrat. Arrivé au sommet de la montagne, Ma Jong retint sa monture. À ses pieds, la route s’enfonçait dans une vallée boisée, pour remonter vers une autre montagne en face. Ma Jong se retourna sur sa selle et cria au charretier : — Il y a déjà une heure, fils de chien, tu prétendais que nous approchions de Lan-fang. Que fais-tu alors de cette colline que j’aperçois là-bas ? Le charretier murmura entre ses dents quelques propos peu aimables sur ces gens de la ville qui sont toujours pressés, et répondit d’une voix morne :
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— Dès que nous aurons passé cette montagne, vous pourrez apercevoir Lan-fang. — J’ai déjà entendu cette canaille entonner ce petit refrain ! maugréa Ma Jong. Avec tout ça, nous allons arriver en retard à Lan-fang ! C’est bien embêtant ! Le magistrat partant nous attendait pour midi ! Sans parler des autres membres de l’administration du district et de leur banquet ! À l’heure qu’il est, leur estomac doit grogner aussi fort que le mien ! — Sans parler de nos gorges asséchées ! ajouta Tsiao Taï. Puis il fit pivoter sa monture et se dirigea vers la voiture du juge. — Nous avons encore une vallée à traverser, Noble Juge ! signala-t-il. Avant d’arriver enfin à Lan-fang ! Le sergent Hong réprima un soupir. — Dommage que nous ayons dû quitter Pou-yang si vite, observa-t-il, car en dépit des deux affaires criminelles que nous eûmes à résoudre dès notre arrivée, c’était un district très agréable ! Le juge esquissa un demi-sourire et tenta en vain de se carrer plus confortablement contre la pile de livres. — Il semblerait que la clique bouddhiste se soit alliée aux marchands cantonnais pour me faire évincer de mon poste à Pou-yang, et m’envoyer dans un district éloigné, à la frontière. Mais, après tout, ce petit désagrément aura peut-être ses avantages. Ainsi, nous allons rencontrer des problèmes pour nous inédits, auxquels nous ne risquions pas d’être confrontés dans les grandes villes de l’intérieur ! Le sergent acquiesça, mais il gardait le même visage sombre. Âgé de soixante ans, les fatigues du voyage l’avaient épuisé. Depuis sa toute jeunesse il était au service de la famille du juge. Lorsque le juge fut nommé magistrat, Hong le suivit et devint son conseiller. À tous les postes où le juge avait exercé ses fonctions, il l’avait fait nommer sergent du tribunal. Les charretiers firent claquer leur fouet. Le cortège passa le sommet de la montagne et redescendit en direction de la vallée par un sentier étroit et sinueux. Arrivés en bas, les grandes branches des cèdres se rejoignaient au-dessus de leurs têtes, et transformaient la route en un long tunnel obscur. Avancer devenait difficile. Comme le 14
juge allait ordonner aux serviteurs d’allumer les torches, il entendit des bruits confus autour de lui. Une petite troupe d’hommes, le visage masqué par un foulard noir, surgit brusquement des sous-bois des deux côtés de la route. Deux malandrins attrapèrent Ma Jong par la jambe droite et le firent basculer de sa monture avant qu’il ait eu le temps de dégainer. Un troisième sauta en croupe derrière Tsiao Taï, et le fit tomber sur le sol en le serrant à la gorge. Pendant ce temps, à l’arrière du cortège, deux autres bandits s’attaquaient à Tao Gan et au vieux serviteur. Les charretiers sautèrent en bas de leur voiture et se précipitèrent dans les bois, tandis que les serviteurs allaient se terrer dans les fourrés.
LE JUGE TI ATTAQUÉ PAR DEUX BANDITS Deux figures masquées apparurent devant la fenêtre de la voiture où se tenait le juge. Le sergent fut assommé d’un coup violent sur la tête, et le juge esquissa de justesse une lance qu’il attrapa vivement à deux mains par la hampe. À l’extérieur, son adversaire tirait de toutes ses forces pour lui faire lâcher prise. Mais le juge tint bon. Puis brusquement il la poussa en direction 15
du malandrin. Sous la violence du choc, celui-ci tomba à la renverse. Le juge en profita pour lui arracher l’arme des mains et bondit par la fenêtre. Pour tenir en respect ses assaillants, il fit de grands moulinets avec la lance. Mais le brigand qui avait assommé Hong était armé d’un lourd casse-tête et l’autre avait dégainé une longue épée. Quand ils se ruèrent sauvagement sur le juge, ce dernier songea soudain avec philosophie que ses dernières minutes étaient peut-être comptées ! Au même moment, les deux bandits qui avaient arraché Ma Jong à sa monture s’apprêtaient à le tailler en pièces. Mais ils se frottaient à plus fort qu’eux ! Cet ancien « chevalier des vertes forêts » était un redoutable bretteur. Comme son compagnon Tsiao Taï, il avait quitté sa vie de voleur de grands chemins pour entrer au service du juge, et il connaissait comme sa manche toutes les ficelles de la lutte ! Au lieu de chercher à se relever, Ma Jong roula sur le sol, saisit la cheville de son adversaire et l’envoya mordre la poussière. Puis il écrasa son poing sur le genou de l’autre. Ces deux attaques lui donnèrent le temps de sauter sur ses pieds. Il terrassa d’un coup de poing sur la tête le premier bandit encore à genoux et, se retournant à une vitesse foudroyante, il frappa l’autre qui tenait à deux mains son genou en miettes, en pleine figure. Le coup fut si violent que sa tête oscilla d’arrière en avant plusieurs fois, comme si son cou s’était brisé. Dégainant alors son épée, le redoutable colosse se précipita au secours de Tsiao Taï qui était toujours aux prises avec le brigand qui l’avait attrapé par le cou. Deux autres s’apprêtaient à le poignarder. Ma Jong enfonça son épée d’un coup droit dans la poitrine d’un des malandrins. Puis sans perdre de temps à retirer son arme du corps, il se tourna vers le deuxième et lui envoya un féroce coup de pied dans le ventre. Son adversaire s’écroula sur le sol, plié en deux. Il ramassa alors un des couteaux que les brigands avaient laissé tomber, et le plongea sous l’épaule gauche du troisième bandit qui était toujours accroché à Tsiao Taï. Comme il aidait son compagnon à se relever, il entendit le juge crier : — Attention ! 16
Il se retourna vivement, juste à temps pour éviter le cassetête de l’agresseur du juge Ti qui volait au secours de ses camarades. L’arme passa à quelques centimètres de sa tête et s’abattit lourdement sur son épaule gauche. Ma Jong s’écroula en poussant un juron de douleur. L’autre balançait déjà son casse-tête au-dessus du crâne de Tsiao Taï, quand ce dernier, poignard au poing, plongea sous le bras levé de son adversaire et lui enfonça son arme jusqu’à la garde dans le cœur. Il ne restait plus au juge qu’à se débarrasser du bretteur qui le menaçait. Ce qu’il fit en un tour de main. Avec sa lance, il esquissa une attaque feinte, et le bandit leva son épée pour parer le coup. Aussitôt le juge lui porta la botte savante que l’on appelle « la hampe du drapeau qui bascule ». Il fit tournoyer sa lance en l’air et abattit le manche sur la tête de son adversaire qui s’écroula assommé. Abandonnant à Tsiao Taï le soin de rassembler les brigands blessés, le juge Ti bondit vers les chariots à bagages. Un bandit était étendu par terre les quatre fers en l’air, et les mains serrées désespérément autour de son cou. Un autre, un long bâton à la main, regardait sous une des voitures. Le juge l’assomma d’un coup sec avec le plat de la lance. Tao Gan sortit alors à quatre pattes de dessous la voiture. Il tenait une mince ficelle à la main. — Que se passe-t-il ? demanda le juge. — Un de ces chiens a estourbi l’intendant, répondit-il en ricanant. Puis l’autre m’a frappé le crâne d’un coup oblique. Je me laissai alors tomber sur le sol en poussant un horrible râle et ne bougeai plus. Croyant que j’avais reçu mon compte, ils commencèrent à décharger les chariots. Pendant ce temps, je me relevai, me glissai furtivement derrière eux, et lançai ce lacet autour du cou d’un des brigands. Puis je replongeai prestement sous le chariot, en tirant de toutes mes forces sur la corde. L’autre brigand ne pouvait pas me suivre dans ma tanière sans s’exposer, et son casse-tête ne lui servait à rien ! Il cherchait comment riposter quand Votre Excellence a résolu pour lui ce petit problème ! Le juge Ti sourit et retourna en toute hâte à l’endroit où il avait entendu son fidèle Ma Jong pousser un énorme juron. Tao 17
Gan sortit une corde de sa manche et attacha solidement les pieds et les mains des deux brigands. Puis il défit le nœud coulant autour du malandrin qui avait bien cru mourir étranglé ! Les deux bandits s’étaient laissé attraper par l’apparence inoffensive de Tao Gan. Déjà âgé, ce dernier n’était pas belliqueux pour une sapèque, mais il avait l’esprit terriblement vif et avait longtemps vécu de ses talents de petit escroc en tout genre. Il avait plus d’un tour dans son sac, et avait su autrefois abuser comme personne de la crédulité humaine ! Puis le juge Ti l’ayant tiré d’une situation difficile, il était entré à son service et vouait à son nouveau maître un profond dévouement. Sa parfaite connaissance des méthodes de la pègre lui avait permis de se rendre fort utile dans le dépistage des criminels et la découverte de preuves. Le bandit à la tête toute bleue, tant le sang circulait mal encore, pouvait le confirmer : Tao Gan était plus madré qu’un vieux singe ! Comme il arrivait près des voitures de tête, le juge Ti aperçut Tsiao Taï qui livrait un rude corps à corps avec un des premiers agresseurs de Ma Jong. Celui-ci s’était remis du coup qu’il avait reçu sur la tête tandis que le pauvre Ma Jong était toujours couché sur le sol, le bras gauche paralysé par le coup qui avait frappé son épaule. Du droit, il essayait de parer les assauts d’un petit brigand qui dansait autour de lui avec une étonnante agilité en brandissant un poignard. Comme le juge levait sa lance, Ma Jong attrapa son adversaire par le poignet. D’une main de fer, il tordit le bras du bandit qui lâcha son arme. Ma Jong le plaqua alors contre le sol et lui enfonça son genou dans l’estomac. Le brigand poussa un cri de douleur. Ma Jong eut quelque peine à se remettre sur pied, tandis que son prisonnier, de sa main libre, faisait tomber une pluie de coups sur sa tête et ses épaules. D’une voix haletante, le lieutenant dit au juge : — Enlevez-lui son masque, Noble Juge ! Comme le juge Ti retirait le bandeau, Ma Jong s’écria : — Auguste Ciel ! Une fille !
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Ils plongèrent leur regard dans les yeux furieux de la jeune fille. Frappé de stupeur, Ma Jong lâcha son poignet. Mais le juge colla prestement les deux bras de la petite batailleuse derrière son dos et dit d’un ton sec : — On trouve de temps en temps de ces femmes perdues parmi les brigands ! Attache-la avec les autres ! Ma Jong appela Tsiao Taï à sa rescousse. Tout ébahi, il regarda son frère d’armes attacher les bras de la prisonnière. Elle ne prononça pas un mot tandis que Ma Jong la fixait de ses yeux ronds en se grattant la tête. Le juge se dirigea d’un pas alerte vers la voiture où se tenaient les femmes et les enfants. Sa Première Épouse était agenouillée derrière la fenêtre un poignard à la main. Les autres s’étaient tapies sous les couvertures, mortes de peur. Le juge leur annonça que le combat était achevé. Entre-temps, les serviteurs et les charretiers étaient sortis de leur cachette, et s’empressaient d’allumer les torches. À leur lumière vacillante, le magistrat contempla les désastres de la bataille. De leur côté, ils avaient heureusement subi peu de dégâts. Le sergent Hong avait repris connaissance et Tao Gan lui pansait la tête. Le vieil intendant avait eu plus de peur que de mal et Ma Jong était assis sur une souche, le torse nu. Tsiao Taï lui massait avec une huile médicinale l’épaule gauche qui était toute rouge et enflée. Ma Jong avait tué deux brigands et Tsiao Taï un. Les six autres étaient tous en piteux état. Seule la fille n’était pas blessée. Le juge ordonna aux serviteurs d’attacher les brigands sur un des chariots à bagages et de déposer les cadavres sur l’autre. La fille n’aurait qu’à marcher ! Tao Gan apparut bientôt avec un panier à thé. Le juge et ses quatre lieutenants allaient pouvoir se réchauffer après ce rude combat ! Ma Jong se rinça la bouche, cracha sur le sol avec mépris et déclara brusquement à l’adresse de Tsiao Taï : — Du vrai travail d’amateurs ! On ne me fera jamais croire que ces mauviettes sont de vrais brigands ! 19
— Tu as raison, petit frère ! renchérit Tsiao Taï. À dix, ils auraient pu nous en faire voir de toutes les couleurs ! — En tout cas, c’était suffisant pour mon goût ! rétorqua le juge d’un ton sec. En silence, ils burent une autre tasse de thé. Ils étaient trop fatigués pour avoir envie de parler. On n’entendait que les murmures des serviteurs et les gémissements des blessés. Après une courte pause, le cortège se remit en marche, précédé de deux serviteurs qui portaient des torches allumées. Il leur fallut encore plus d’une heure pour traverser la dernière crête montagneuse. Puis le sentier escarpé se transforma en une large route et ils aperçurent bientôt les créneaux de la porte Nord de Lan-fang se dessiner à l’horizon dans le ciel étoilé.
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2 LE JUGE TI PRÉSIDE POUR LA PREMIÈRE FOIS LE TRIBUNAL DE LAN-FANG. Il DÉCOUVRE DANS LES ARCHIVES UNE MYSTÉRIEUSE AFFAIRE. TSIAO TAÏ CONTEMPLAIT médusé l’énorme porte surmontée d’une haute tour quand il se souvint que Lan-fang était une ville frontalière et qu’elle devait pouvoir faire face aux attaques soudaines des hordes barbares venues des grandes plaines de l’ouest. Il frappa la porte cloutée de fer avec la garde de son épée. Ce n’est qu’au bout d’un long moment que les volets de la petite fenêtre en haut de la tour s’ouvrirent enfin. Une voix rauque s’en échappa : — La nuit, la porte est fermée. Revenez demain matin ! Tsiao Taï frappa à nouveau avec violence contre la porte et s’écria : — Ouvre ! Le magistrat est arrivé. — Quel magistrat ? demanda la voix. — Son Excellence Ti, le nouveau magistrat de Lan-fang. Ouvre cette porte, imbécile ! Les volets claquèrent. — Qu’attendent-ils pour ouvrir cette maudite porte ? — Ces chiens paresseux piquent un somme ! répondit Tsiao Taï avec mépris. On entendit le cliquetis d’une chaîne et un espace d’un pouce ou deux sépara les battants de la porte. Tsiao Taï lança son cheval et faillit piétiner deux soldats négligemment vêtus et coiffés de casques rouillés. — Ouvrez grand cette porte, hurla Tsiao Taï. Les soldats jetèrent un regard insolent aux deux cavaliers. L’un d’eux ouvrait déjà la bouche pour parler mais devant 21
l’expression mauvaise qui se dessina sur le visage du valeureux lieutenant du juge, il se ravisa et aida son compagnon à ouvrir la porte. Le cortège s’engagea dans la rue principale à demi obscure. La ville était déserte. La patrouille des veilleurs de nuit n’avait pas encore effectué sa première ronde que déjà la plupart des boutiques avaient fermé porte et devanture avec de solides volets de bois. Çà et là quelques petits groupes de villageois étaient agglutinés autour des lampes à huile des vendeurs ambulants. Au passage du cortège ils se retournèrent un bref instant et jetèrent un regard indifférent au chariot puis replongèrent leur nez dans leur bol de nouilles. Personne ne vint accueillir le nouveau magistrat et lui souhaiter la bienvenue. Le cortège s’engagea sous l’arche haute qui dominait la rue et qui, à cet endroit, se divisait à droite et à gauche en deux petites artères bordées par un haut mur. Ce devait être l’enceinte du Yamen, songèrent les deux lieutenants du juge. Ils bifurquèrent en direction de l’est et arrivèrent devant une grande porte au-dessus de laquelle pendait une planche en bois vermoulu et sur laquelle on pouvait lire écrit en gros caractères l’inscription : TRIBUNAL DE LAN-FANG. Tsiao Taï sauta à bas de sa monture et envoya un furieux coup de pied dans la porte. Un homme voûté, vêtu d’une robe rapiécée, vint lui ouvrir. Son visage était orné d’une maigre barbe luisante de graisse et il louchait horriblement. Soulevant une lanterne en papier il dévisagea Tsiao Taï des pieds à la tête. Puis il grogna d’un ton renfrogné : — Ne savez-vous pas que le tribunal est fermé, monsieur le soldat ? C’en était trop ! Il saisit le portier par la barbe et secoua sa tête avec une telle violence qu’elle alla claquer contre le montant de la porte avec un bruit sourd. L’autre geignait si fort que Tsiao Taï finit par lâcher sa prise. 22
— Son Excellence le juge Ti arrive. Ouvre immédiatement cette porte et convoque tout le personnel du tribunal. Le portier s’empressa d’obéir. Le cortège s’engouffra à l’intérieur et s’arrêta dans la première cour devant la salle de réception. Le juge Ti descendit de son palanquin et jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Les hautes portes sextuples du grand hall étaient fermées et barricadées. Les fenêtres de la chancellerie, en face, avaient les volets clos. Tout était obscur et désert. Croisant les mains dans les manches de sa robe, le juge Ti ordonna à Tsiao Taï d’aller chercher le portier. Il le ramena en le traînant par le col et le misérable vieillard tomba à genoux devant le juge. — Qui êtes-vous ? demanda le juge Ti d’un ton cassant. Où se trouve mon prédécesseur, Son Excellence le juge Kouang ? — L’insignifiante personne que je suis, bégaya le louchon, est le gardien de la prison. Son Excellence Kouang est partie ce matin à l’aube par la porte sud de la ville. — Où sont les sceaux de ce tribunal ? — Ils doivent se trouver quelque part dans la chancellerie, répondit le geôlier d’une voix tremblante. Devant une telle négligence, le juge Ti perdit patience. Frappant avec colère le sol du pied, il s’écria : — Où sont les gardiens, les sbires, les secrétaires et les scribes ? Où se cache tout le personnel affecté à ce maudit tribunal ? — Le chef des sbires est parti le mois dernier. Le premier scribe est malade depuis trois semaines et… — Il ne reste donc que toi, interrompit le juge et s’adressant à Tsiao Taï, il poursuivit : Qu’on enferme cet individu dans sa prison ! Je découvrirai bien tout seul ce qui cloche ici ! Le geôlier voulut protester mais Tsiao Taï le talocha et lui attacha les mains derrière le dos. Puis le faisant pivoter il lui envoya un grand coup de pied dans le derrière et s’écria : — Conduis-nous à la prison. Dans l’aile gauche du tribunal, derrière le corps de garde, se trouvait une vaste prison. Apparemment, les cellules n’avaient
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pas servi depuis longtemps ; mais les portes avaient l’air solides et les fenêtres étaient garnies de gros barreaux. Tsiao Taï poussa le geôlier dans une petite cellule et verrouilla la porte. — Maintenant, dit le juge Ti, j’aimerais jeter un coup d’œil à la salle d’audience et à la chancellerie ! Tsiao Taï s’empara d’une lanterne de papier. Ils trouvèrent aisément la porte à double battant de la salle d’audience qui s’ouvrit avec un grincement en tournant sur ses charnières rouillées. La pièce était vide. Une épaisse couche de poussière recouvrait les dalles vernissées et des toiles d’araignée pendaient du plafond. Le juge Ti s’approcha de l’estrade et examina d’un œil critique le tapis de brocart rouge élimé et déchiré de la table. Au même moment un énorme rat se faufila dans la pièce. Le juge fit signe à Ma Jong de le suivre. Il monta sur l’estrade puis contourna la table et tira sur le côté l’écran qui dissimulait la porte d’accès conduisant au cabinet de travail du magistrat. Un nuage de poussière tomba en tourbillonnant sur le juge. L’ameublement de la pièce se réduisait à un bureau chancelant, un fauteuil au dos cassé et trois tabourets en bois. En ouvrant la porte située dans le mur en face, Tsiao Taï fut assailli par une horrible odeur de pourriture. Des étagères couraient le long des murs, chargées de longues rangées de boîtes à documents vertes de moisissure. Le juge Ti secoua la tête. — De belles archives, en vérité ! murmura le juge. D’une poussée, il ouvrit la porte menant au couloir et regagna à pas lents la cour principale tandis que Tsiao Taï lui éclairait le chemin avec sa lanterne. Pendant ce temps, Ma Jong et Tao Gan enfermaient leurs prisonniers dans les cellules. Ils avaient déposé les cadavres des trois brigands dans la salle de corps de garde, et les serviteurs du juge Ti déchargeaient les chariots sous la surveillance de l’intendant. Ce dernier annonça au juge que les pièces d’habitation derrière le tribunal étaient en bon état. Elles avaient été balayées et le mobilier était propre et bien entretenu. 24
Le cuisinier du juge s’occupait déjà d’allumer un feu dans le four. Le juge poussa un grand soupir de soulagement ; au moins sa famille aurait un toit. Il donna la permission à Ma Jong et au sergent Hong de se retirer. Ils pouvaient dérouler leur natte dans une des chambres situées à côté de ses appartements privés. Puis il fit signe à Tsiao Taï et à Tao Gan de le suivre, et il regagna son cabinet. Tao Gan disposa deux chandeliers allumés sur le bureau, et le juge s’assit avec précaution dans le fauteuil chancelant. Puis ses deux lieutenants nettoyèrent les tabourets en soufflant dessus et prirent place en face de leur maître. Le juge posa ses coudes sur le bureau. Pendant un bon moment, les trois hommes restèrent silencieux. Toujours revêtus de leur costume de voyage de couleur brune, déchiré et couvert de boue par faute de s’être battus avec les brigands en chemin, ils offraient un étrange spectacle. À la lumière vacillante des bougies, leurs visages paraissaient pâles et fatigués. — Il est tard, mes amis, et nous sommes épuisés et affamés, dit enfin le juge. Mais j’aimerais avoir votre avis sur la situation pour le moins curieuse qui règne à Lan-fang. Ses deux fidèles lieutenants acquiescèrent d’un signe de tête. — Je n’y comprends rien ! poursuivit le juge. Mon prédécesseur qui a séjourné trois ans dans cette ville, et dont les appartements ont été maintenus en parfait état, ne s’est, me semble-t-il, jamais servi de la salle d’audience. Il a même renvoyé tout le personnel du tribunal. Et ce matin, alors qu’il avait dû recevoir bien assez tôt un courrier lui annonçant mon arrivée, il a filé sans même me laisser un message. Il s’est contenté de confier les sceaux de la cour à cette fripouille de geôlier ! Quant aux autres fonctionnaires de l’administration de ce district ils n’ont pas daigné montrer le bout de leur nez, et m’accueillir comme il convenait ! Je vous abandonne ce cassetête ! — Peut-être, Noble Juge, observa Tsiao Taï, la population de cette ville se prépare-t-elle à une émeute contre le gouvernement central ? 25
Le juge secoua la tête. — C’est vrai, répondit-il, que les rues sont étrangement désertes et les boutiquiers sont bien pressés de fermer dès la nuit tombée ! Cependant, je n’ai remarqué aucun signe d’agitation suspecte, aucun préparatif de soulèvement, de barricades sur la route. Les villageois n’ont pas montré d’hostilité à notre égard mais plutôt une indifférence tout à fait inhabituelle. D’un air pensif, Tao Gan tirailla sur les trois grands poils d’une verrue qui ornait sa joue gauche. — Un moment, j’ai supposé que la peste ou quelque autre épidémie de cette gravité avait ravagé la ville. Mais je n’ai remarqué aucun signe de terreur sur les visages, aucun mouvement de panique dans les rues, et dans les gargotes les gens m’avaient l’air de manger de bon appétit ! Le juge passa ses doigts dans sa longue barbe et en retira quelques petites feuilles sèches. Puis il reprit : — De toute façon, ce n’est pas le geôlier qui pourra nous renseigner. Il m’a tout l’air d’être une fripouille ! À ce moment, l’intendant entra suivi de deux serviteurs, l’un portant un plateau avec des bols de riz et de soupe, l’autre une grande théière. Le juge ordonna à l’intendant de servir également un peu de riz aux prisonniers. Après avoir avalé en silence ce simple repas et bu une tasse de thé chaud, Tsiao Taï, qui paraissait plongé dans de profondes réflexions depuis déjà un long moment, tortilla ses moustaches et commença : — Je crois que Ma Jong a raison, Noble Juge. Les malandrins qui nous ont attaqués dans les montagnes n’étaient pas de véritables voleurs de grands chemins comme nos chevaliers des vertes forêts. Aussi pourquoi ne pas interroger nos prisonniers sur ce qui se passe ici ? — Excellente idée ! rétorqua le juge. Essaie de savoir qui est leur chef et amène-le-moi. Tsiao Taï revint bientôt, traînant au bout d’une chaîne le bandit qui avait essayé de transpercer le juge Ti avec sa lance. Ce dernier lui jeta un regard pénétrant. Il vit un homme bien 26
bâti au visage ouvert et bien dessiné, et qui ressemblait davantage à un petit commerçant ou à un artisan qu’à un voleur de grands chemins. Comme le prisonnier s’agenouillait devant le bureau, le juge lui ordonna d’un ton cassant : — Quel est ton nom et ta profession ? — L’humble personne qui se présente respectueusement devant vous, répondit-il, s’appelle Fang. Il y a peu de temps encore j’étais forgeron dans notre ville de Lan-fang, où ma famille a toujours vécu depuis des générations. — Qu’est-ce qui a poussé un homme comme toi, qui exerçait une profession honorable, à embrasser la carrière périlleuse de brigand ? Fang baissa la tête et répondit d’une voix terne : — Je suis coupable de tentative de vol et de meurtre. Je sais que je mérite la peine de mort pour mon crime. J’avoue être coupable. Pourquoi Votre Excellence se donnerait-elle la peine de prolonger un interrogatoire inutile ? Un profond désespoir vibrait dans ses paroles. — Je ne condamne jamais un criminel avant d’avoir entendu toute son histoire, rétorqua le juge d’une voix tranquille. Réponds à ma question ! — L’insignifiante personne agenouillée devant vous, commença Fang, exerça le métier de forgeron pendant plus de trente ans, après avoir appris le métier de son père. Je me considérais comme un homme tout à fait heureux. Ma femme, mon fils, mes deux filles et moi-même étions robustes et en bonne santé. Nous avions notre bol de riz quotidien et même de temps en temps une tranche de porc. Mais pour notre malheur, un jour les hommes de Tsien aperçurent mon fils et le forcèrent à entrer au service de leur maître. — Qui est ce Tsien ? interrompit le juge. — Votre Excellence ne connaît pas Tsien ? répondit Fang d’un ton amer. Depuis plus de huit ans déjà, il tient sous sa coupe tout le district. Il possède la moitié des terres et un quart des boutiques et maisons de cette ville. Il fait à la fois office de magistrat, de juge et de chef de garnison. Il envoie même régulièrement des pots-de-vin aux fonctionnaires de la 27
préfecture, à cinq jours de cheval d’ici. Il a réussi à leur faire croire que s’il n’était pas là, les barbares au-delà de la frontière auraient depuis longtemps envahi le district. — Mes prédécesseurs ont-ils toujours consenti à ces malversations ? demanda le juge Ti. Fang haussa les épaules et répondit : — Les magistrats nommés à Lan-fang découvraient bien vite qu’il valait mieux rester dans l’ombre et abandonner le pouvoir à Tsien. Ils devenaient ses marionnettes dont il tirait les ficelles au gré de ses fantaisies, mais en même temps il les couvrait chaque mois de somptueux présents. Ils vivaient dans la paix et l’opulence, pendant que nous, les pauvres villageois, nous souffrions à cause de leur lâcheté. — Ton histoire, rétorqua le juge d’un ton glacial, me paraît invraisemblable. Je sais qu’il arrive parfois, hélas, qu’un tyran s’empare du pouvoir dans un district éloigné de la capitale. Et plus triste encore, qu’un magistrat encourage de telles manigances. Mais tu ne me feras pas croire, mon ami, que pendant huit ans, chaque magistrat nommé à Lan-fang ait bassement baissé la tête devant ce Tsien ! — Il faut croire que nous n’avons pas eu de chance ! répondit Fang d’un ton sarcastique. Une seule fois, il y a de cela maintenant quatre ans, un magistrat a osé se révolter contre ce chien ! Quinze jours plus tard, on a retrouvé son cadavre au bord de la rivière, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre ! Le juge se pencha brusquement vers son interlocuteur et demanda : — Ce magistrat ne s’appelait-il pas Pan ? Fang hocha approbativement la tête. — Selon un rapport officiel, continua le juge, le juge Pan aurait trouvé la mort lors d’une échauffourée contre les hordes ouïgoures. Je me trouvais dans la capitale à cette époque où on ramena sa dépouille avec tous les honneurs militaires dus à son rang. Il fut même nommé préfet à titre posthume. — Voilà comment Tsien camoufla son crime, dit Fang d’un ton indifférent. Mais moi je connais la vérité. J’ai vu de mes propres yeux le cadavre du juge Pan ! — Continue ton histoire ! abrégea le juge Ti. 28
— Mon fils unique, reprit le prisonnier, fut donc forcé et contraint de se joindre à la bande de fripouilles qui servaient de gardes du corps à Tsien. Et depuis, je ne l’ai jamais revu ! « Peu après, une vieille taupe toute bossue qui sert d’entremetteuse à Tsien vint me rendre une petite visite. Elle m’apprit que son maître m’offrait dix pièces d’argent pour Orchidée Blanche, ma fille aînée. Je refusai. Trois jours plus tard, cette dernière disparaissait en se rendant au marché. Tous les jours, je me rendis chez Tsien pour qu’il me laisse revoir ma fille, mais à chaque fois ses gardes me rossèrent et me chassèrent à coups de canne. « Ayant perdu son unique fils et sa fille aînée, ma femme tomba malade. À sa mort, il y a quinze jours, j’ai décroché du mur l’épée de mon père et je suis retourné chez Tsien. Cette fois, ses séides m’ont frappé avec leur casse-tête et m’ont abandonné à moitié mort dans la rue. Il y a une semaine, un petit groupe de bandits a incendié ma boutique. C’est alors qu’avec ma fille cadette, Orchidée Noire, également emprisonnée la nuit dernière, nous avons décidé de quitter la ville et rejoint une bande de malheureux villageois comme nous qui avaient trouvé refuge dans les montagnes. C’était, la nuit dernière, notre première attaque contre des voyageurs. Un profond silence suivit le récit du forgeron. Le juge allait se renverser dans son fauteuil quand il se souvint à temps que le dossier était cassé. Il reposa vivement ses coudes sur son bureau et dit : — Je connais ton histoire par cœur ! C’est une de ces fables que les brigands pris sur le fait essaient toujours de replacer devant la cour, au moment de leur interrogatoire ! Si tu m’as menti, il t’en coûtera ta tête ! Mais si tu dis la vérité, je me réserverai pour prendre mon verdict. — De toute façon, je n’ai plus rien à espérer, répliqua d’un ton désespéré le forgeron. Si ce n’est pas Votre Excellence qui me fait décapiter, Tsien s’en chargera. Le même sort attend mes compagnons d’infortune ! À un signe de son maître, Tsiao Taï se leva et ramena le prisonnier dans sa cellule.
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Le juge se leva et se mit à arpenter la pièce de long en large. Au retour de Tsiao Taï, il s’arrêta brusquement et déclara d’un ton pensif : — Ce Fang nous a probablement dit la vérité. Ce district est sous la domination d’un vulgaire tyran local. Les fonctionnaires ne sont que des figurants et lui servent de prête-noms. Cela expliquerait l’attitude singulière de la population. Tsiao Taï abattit violemment son poing sur son genou. — Faudra-t-il que nous baissions la tête devant cette canaille ? s’écria-t-il d’un ton courroucé. Un léger sourire glissa sur les lèvres du juge. — Il est déjà très tard, dit-il. Allez-vous coucher et dormez tout votre saoul. Demain, une lourde tâche vous attend. Je vais rester ici encore une heure ou deux pour examiner ces vieilles archives. Ses fidèles lieutenants proposèrent à leur maître de veiller avec lui, mais il refusa énergiquement. Une fois seul, le juge Ti s’empara d’un des chandeliers et pénétra dans la petite pièce voisine. Avec la manche de sa robe, qui avait beaucoup souffert du voyage, il essuya la moisissure qui maculait les inscriptions ornant les boîtes à documents. Le juge emporta les pièces les plus récentes, qui remontaient huit ans en arrière, et répandit le contenu de la boîte sur son bureau. De son œil exercé, il s’aperçut très vite que la majorité des documents concernaient des affaires de pure routine. Au fond de la boîte, cependant, se cachait un petit rouleau portant l’inscription « Affaire Yu contre Yu ». Le juge Ti déroula le document et le parcourut. Il s’agissait d’un procès concernant l’héritage de Yu Cheou Tsien, un gouverneur provincial, qui s’était retiré à Lan-fang et qui était mort neuf ans auparavant. Le juge Ti ferma les yeux et projeta ses pensées quinze ans en arrière, à l’époque où, jeune secrétaire, il remplissait sa charge dans la capitale. Le nom de Yu Cheou Tsien était alors célèbre dans tout l’Empire fleuri. Fonctionnaire extrêmement compétent et d’une scrupuleuse honnêteté, il s’était dévoué corps et âme à servir l’État et le peuple chinois. Sa bienveillance et sa sagesse lui avaient apporté la gloire. Mais quand le Trône 30
l’avait nommé grand secrétaire d’État, il s’était soudain démis de toutes ses fonctions. Prétextant une santé délicate, il était allé s’enterrer dans un district à la frontière de l’Empire. L’Empereur en personne lui avait demandé de revenir sur sa décision, mais il avait fermement refusé. C’était donc à Lan-fang que le grand Yu Cheou Tsien avait vu s’enfuir ses dernières années. Le juge déroula entièrement le document une nouvelle fois et le lut attentivement. Quand Yu Cheou Tsien s’était retiré à Lan-fang, il avait déjà plus de soixante ans et était veuf. Il avait un fils, du nom de Yu Tsie, âgé de trente ans. Peu après son arrivée à Lan-fang, le vieux gouverneur se remaria avec une jeune paysanne d’à peine dix-huit ans, qui portait le prénom de Mei. De cette mésalliance était né un second fils, Yu Sian. Lorsque le gouverneur tomba malade et sentit sa fin approcher, il appela son fils Yu Tsie, sa femme et son plus jeune fils à son chevet. Il les informa qu’il léguait à son épouse et à son second fils Yu Sian une peinture qu’il avait lui-même exécutée ; tout le reste de ses biens revenait à Yu Tsie. Il ajouta qu’il comptait sur ce dernier pour que sa belle-mère et son demifrère reçoivent ce qu’ils méritent et ne manquent de rien. Ayant fait cette solennelle déclaration, le vieux gouverneur rendit son dernier souffle. Le juge Ti vérifia la date inscrite sur le document. Yu Tsie devait maintenant avoir environ quarante ans, la veuve du gouverneur près de trente, et son fils une douzaine d’années. Yu Tsie, immédiatement après l’enterrement de son père, chassa de la maison familiale sa belle-mère et Yu Sian. Les dernières paroles de son père étaient claires. Yu Sian était un enfant illégitime et rien ne l’obligeait à s’occuper d’eux. La veuve du gouverneur avait par la suite déposé auprès du tribunal une plainte par laquelle elle s’opposait au testament oral de son mari et exigeait en vertu du droit coutumier la moitié de l’héritage pour son fils. C’est exactement à la même époque que Tsien Mo s’était emparé du pouvoir à Lan-fang, et le tribunal avait depuis, semble-t-il, complètement oublié cette affaire. 31
Lentement, le juge Ti roula de nouveau le document. À première vue, les prétentions de la veuve n’étaient guère solidement fondées. Les dernières paroles du gouverneur, la jeunesse de sa deuxième épouse, tout tendait à accuser madame Mei d’infidélité envers son époux. Cependant, il était étrange qu’un homme d’une moralité aussi haute que le noble Yu Cheou Tsien ait adopté un tel stratagème pour dévoiler l’illégitimité de son second fils. S’il avait découvert que sa femme le trompait, il était plus normal pour un homme de sa qualité de divorcer sans bruit et d’éloigner son épouse infidèle et le petit bâtard, protégeant ainsi son honneur et celui de son honorable famille. Et puis que signifiait ce legs étrange ? Pourquoi cette peinture ? D’autre part, il était très étonnant que Yu Cheou Tsien n’ait pas laissé de testament écrit. Plus que tout autre, il devait savoir combien les testaments oraux donnent lieu le plus souvent à d’implacables querelles de famille. Tous ces points exigeaient une enquête scrupuleuse. Et puis l’élucidation de cette affaire ferait peut-être la lumière sur la démission si soudaine du gouverneur. Le juge feuilleta les autres pièces, mais aucune ne concernait l’affaire Yu contre Yu. Rien non plus qui pourrait être utilisé contre Tsien. Le juge remit les documents dans la boîte. Un long moment, il resta plongé dans de profondes réflexions, cherchant par quel moyen il pourrait venir à bout du tyran de Lan-fang. Mais à chaque fois ses pensées retournaient au vieux gouverneur et à son curieux testament. Une bougie se mit à crépiter et s’éteignit. Poussant un gros soupir, le juge prit l’autre chandelier et regagna ses appartements privés.
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3 LE JUGE TI ASSISTE À UNE QUERELLE. UN JEUNE HOMME PRÉDIT LE MEURTRE DE SON PÈRE. EN SE RÉVEILLANT le lendemain matin, le juge Ti constata à son grand mécontentement qu’il était en retard. Après avoir déjeuné sur le pouce, il se rendit sans plus attendre à son bureau. La pièce avait été nettoyée à fond. On avait réparé son fauteuil et seul le sergent Hong avait pu disposer avec un tel soin son écritoire sur le bureau, maintenant astiqué. Le sergent Hong se trouvait encore dans la salle aux archives à l’arrivée du juge. Aidé de Tao Gan, il avait aéré et balayé la pièce, qui ne sentait plus le renfermé, et d’où se dégageait une agréable odeur de cire, qui avait servi à faire reluire les boîtes à documents en cuir rouge. Le juge Ti hocha la tête d’un air satisfait. Après avoir pris place à son bureau, il ordonna au sergent de faire venir Ma Jong et Tsiao Taï. Quand ses quatre lieutenants se présentèrent devant lui, le juge voulut d’abord savoir si Ma Jong et le sergent Hong étaient bien remis de leur bataille de la veille. Les deux fidèles assistants s’empressèrent de rassurer leur maître. Le sergent avait remplacé le bandage qui lui entourait la tête par un emplâtre de papier huilé, et Ma Jong pouvait à nouveau bouger le bras gauche bien qu’il fût encore un peu engourdi. Puis Ma Jong se lança dans un récit détaillé de son inspection matinale de la salle d’armes du tribunal. Lui et Tsiao Taï y avaient découvert un nombre impressionnant de piques, de hallebardes, d’épées, de casques et de harnais en cuir, qui avaient tous grand besoin d’être réparés et astiqués. 33
— Le récit de Fang nous fournit une explication parfaitement plausible de l’étrange situation qui règne ici, dit le juge Ti d’une voix posée. Si tout ce qu’il a raconté est vrai, il va nous falloir prendre Tsien de vitesse et attaquer les premiers. Comme dit le proverbe : « Un chien méchant se garde bien de montrer les dents avant de mordre. » L’effet de surprise est notre principal atout contre un tel adversaire. — Que fait-on du geôlier ? demanda le sergent. — Pour l’instant, laissons-le où il est, répondit le juge. J’ai été sagement inspiré en faisant enfermer cette fripouille. Il fait très certainement partie de la bande de Tsien. Si nous l’avions libéré, il se serait empressé d’aller raconter à son maître nos moindres faits et gestes. Comme Ma Jong ouvrait la bouche pour poser une question, le juge l’arrêta d’un geste de la main et poursuivit : — Tao Gan, rends-toi dès maintenant en ville pour recueillir toutes les informations que tu pourras obtenir sur Tsien et ses hommes ainsi que sur un habitant fortuné du nom de Yu Tsie. C’est le fils du célèbre gouverneur Yu Cheou Tsien, décédé maintenant il y a environ neuf ans ici même à Lan-fang. « Quant à moi, je vais aller faire un tour avec Ma Jong pour essayer de me faire de cette ville une impression générale. Pendant ce temps, le sergent Hong et Tsiao Taï surveilleront le tribunal. Les portes doivent rester fermées, et à l’exception de l’intendant, seul autorisé à aller acheter notre nourriture, personne ne doit entrer ou sortir du tribunal pendant mon absence ! « Retrouvons-nous tous ici même à midi ! Puis le juge se leva et posa sur sa tête un petit bonnet noir. Revêtu d’une simple robe de couleur bleue qui le faisait ressembler à un modeste savant, il quitta le tribunal en compagnie de Ma Jong. Ils marchèrent d’abord en direction du sud et visitèrent rapidement la célèbre pagode de Lan-fang, située sur une petite île au milieu d’un lac de lotus. Les saules le long des rives bruissaient dans la brise matinale. Puis ils se dirigèrent vers le nord et se mêlèrent à la foule.
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Les rues le long de la rue principale semblaient faire de bonnes affaires. Le grouillement familier aux premières heures de la matinée animait ce quartier commerçant. Pourtant les rires étaient rares, et les passants chuchotaient entre eux, tout en jetant nerveusement de brefs regards autour d’eux. Lorsqu’ils se trouvèrent devant l’arche double située au nord du tribunal, le juge Ti et Ma Jong tournèrent à gauche et se dirigèrent en direction de la place du marché en face de la tour du Tambour. L’endroit offrait un curieux spectacle. Des marchands ambulants, venus de l’autre côté de la frontière, et revêtus de vêtements étranges aux couleurs criardes, vantaient d’une voix rauque leurs marchandises. Çà et là, un moine bouddhiste tendait sa sébile sous le nez des passants. Quelques curieux s’étaient rassemblés autour d’un marchand de poissons aux prises avec un jeune homme, élégamment vêtu. Ce dernier, qui apparemment avait été volé, finit par jeter une poignée de sapèques dans le panier du marchand et s’écria furieux : — Si cette ville était correctement administrée tu ne te risquerais pas à voler ainsi tes clients en plein jour ! Aussitôt, un homme aux larges épaules s’avança ; d’un geste brusque il fit pivoter le jeune homme et le frappa violemment à la bouche. — Cela t’apprendra à calomnier le très noble Tsien ! grognat-il. Comme Ma Jong voulait intervenir, le juge le retint par le bras. Les spectateurs se dispersèrent rapidement. Sans un mot, le jeune homme essuya le sang qui coulait de ses lèvres et s’en alla. D’un signe le juge Ti entraîna Ma Jong à la poursuite du jeune homme. Ils attendirent que ce dernier se fût engagé dans une rue tranquille pour l’aborder. — Pardonnez-moi d’interrompre votre marche solitaire, mais j’ai assisté par hasard à la manière dont cette fripouille vous a maltraité. Pourquoi ne portez-vous pas plainte auprès du tribunal ?
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Le jeune homme s’arrêta. Il dévisagea avec méfiance le juge Ti et son robuste compagnon. — Si vous êtes envoyé par Tsien, dit-il avec mépris, vous perdez votre temps ! Je ne tiens pas à me jeter dans la gueule du loup ! Le juge jeta un rapide coup d’œil à gauche puis à droite. Ils étaient seuls. — Vous vous trompez, jeune homme, répondit-il calmement. Je suis Ti Jen-Tsie, le nouveau magistrat de ce district. Le visage du jeune homme devint blanc comme un linge, comme s’il venait de voir un fantôme. Il se passa la main sur le front et parvint à maîtriser son émotion. Puis il poussa un grand soupir et un large sourire se dessina sur son visage. Il s’inclina profondément et dit : — L’humble personne qui s’adresse respectueusement à vous est le candidat Ting, le fils du général Ting. Le nom de Votre Excellence m’est bien connu. Cette ville va enfin avoir un véritable magistrat. Le juge inclina légèrement la tête en signe de remerciement. Il se souvenait que, de nombreuses années auparavant, alors qu’il venait de battre les barbares à la frontière nord, le général Ting avait été obligé de démissionner à son retour dans la capitale. Que pouvait bien faire son fils dans une ville aussi éloignée que Lan-fang ? — La situation dans cette ville est bien étrange, reprit le juge. Pourriez-vous m’expliquer ce qui se passe ici ? Le candidat Ting ne répondit pas immédiatement. Il resta songeur quelques instants, puis répondit en ces termes à la question du juge : — C’est un sujet qu’il vaut mieux ne pas aborder en public. Puis-je avoir l’honneur de vous offrir une tasse de thé ? Le juge Ti acquiesça. Ils se rendirent à la maison de thé située à l’angle de la rue et s’installèrent à une petite table à l’écart. Lorsque le garçon eut apporté le thé, le jeune Ting dit en chuchotant : — Un individu sans scrupule, du nom de Tsien Mo, s’est rendu le maître absolu de cette ville. Personne n’ose lui tenir 36
tête. Ce Tsien a environ une centaine de brigands sous ses ordres, qui n’ont rien d’autre à faire que de traîner en ville et terroriser la population. — Comment sont-ils armés ? demanda Ma Jong. — Dans la rue cette canaille ne porte que des casse-tête et des épées, mais je suis sûr que tout un arsenal est entreposé dans la demeure de Tsien. — Apercevez-vous quelquefois des barbares dans cette ville ? s’enquit le juge Ti. Le candidat Ting secoua énergiquement la tête. — Je n’en ai jamais vu un seul, répondit-il. — Tsien a vraisemblablement inventé toutes ces histoires d’attaques barbares, fit remarquer le juge à l’intention de Ma Jong, pour se faire bien voir des autorités supérieures et les convaincre que sa présence dans cette ville était indispensable. — Êtes-vous déjà allé dans la maison de Tsien ? demanda Ma Jong. — Juste ciel ! Jamais ! s’écria le jeune homme. C’est un endroit que j’ai toujours évité. Tsien a fait entourer sa maison d’un double mur surmonté aux quatre coins d’une tour de guet. — Comment a-t-il réussi à s’emparer du pouvoir ? poursuivit le juge. — Il a hérité de son père une immense fortune, répondit le jeune Ting, mais malheureusement aucune de ses qualités. Son père était né dans cette ville. C’était un homme droit et honnête, qui s’était enrichi avec le commerce du thé. « Il y a encore quelques années, la route principale menant à Kothan et aux autres royaumes satellites à l’ouest passait par Lan-fang, qui était rapidement devenue le carrefour commercial de la région. Mais peu après l’assèchement des trois oasis qui longeaient la route du désert, la route commerciale s’est déplacée de quelques centaines de lieues vers le nord. Sur ces entrefaites, Tsien a rassemblé autour de lui une bande de criminels et il s’est emparé de la ville. « Homme perspicace et volontaire, il aurait pu sans doute faire une brillante carrière militaire. Mais il refuse d’obéir à quiconque et préfère régner en maître tout-puissant sur ce district. 37
— Une situation tout à fait déplorable, fut le seul commentaire du juge Ti. Il vida sa tasse et s’apprêtait à se lever quand le candidat Ting se pencha vers lui et le pria de rester encore un instant. Le juge hésita mais devant l’air profondément malheureux du jeune homme, il se rassit. Le candidat s’empressa de remplir à nouveau les tasses de ses convives. Il semblait ne pas savoir par où commencer. — Si une quelconque pensée tourmente votre esprit, dit le juge, parlez sans crainte. — À dire vrai, Votre Excellence, avoua enfin le jeune Ting, de terribles soucis pèsent sur mon cœur. Mais cela n’a rien à voir avec Tsien et concerne ma propre famille. À ces mots, il s’arrêta. Ma Jong se mit à gigoter avec impatience sur sa chaise. Le candidat Ting fit un effort sur lui-même et enchaîna : — Votre Excellence, mon père va être assassiné ! Le juge Ti haussa les sourcils. — Si vous êtes au courant, rétorqua le juge, rien ne vous empêche alors de prévenir ce crime ! Le jeune homme secoua la tête. — Laissez-moi vous raconter toute cette affaire depuis le début. Votre Excellence sait sans doute que mon vénéré père fut traîné dans la boue par un de ses subordonnés, le très vil commandant Wu, jaloux de la victoire qu’il avait remportée dans le nord contre les barbares. Et bien qu’il n’ait jamais pu apporter de preuves qui justifiassent son horrible calomnie, le conseil de guerre donna raison à Wu et ordonna à mon père de démissionner. — Je me souviens, en effet, très bien de cette affaire. Votre père vit-il avec vous à Lan-fang ? — Mon père, répondit Ting, a choisi de vivre ici, d’abord parce que feue ma mère était originaire de Lan-fang, mais surtout parce qu’il voulait éviter de rencontrer d’anciens compagnons d’armes, ce qu’il n’aurait manqué de faire dans des villes plus importantes. Il espérait trouver la paix à l’intérieur des murs de Lan-fang.
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« Mais, il y a un mois, je remarquai la présence d’individus louches rôdant aux alentours de notre maison. La semaine dernière, j’en suivis un à son insu. Il se rendait dans une petite boutique de vin, du nom de Printemps éternel, située dans le quartier nord-est de la ville. Or, quel ne fut pas mon étonnement d’apprendre, dans une autre boutique un peu loin dans la même rue, que Wu Feng, le fils aîné du commandant Wu, habitait l’appartement au-dessus de cette même boutique de vin ! Le juge Ti paraissait perplexe. — Je ne vois pas, dit-il, pourquoi le commandant Wu aurait envoyé son fils à Lan-fang pour créer de nouveaux ennuis à votre père. Il a déjà ruiné sa carrière. Et à vouloir trop en faire, le commandant se serait pris à son propre piège. — Je sais quelles sont ses intentions ! s’écria Ting en proie à une vive excitation. Il sait que des amis de mon père peuvent maintenant prouver que son accusation n’était que pure calomnie. C’est pourquoi il a envoyé son fils à Lan-fang pour tuer mon père et du même coup sauver sa chienne de vie. Votre Excellence ne sait pas qui est ce Wu Feng. Ivrogne invétéré, débauché, son plus grand plaisir est de se livrer à des actes de violence. Il a engagé quelques malandrins pour nous espionner et passera à l’attaque dès que l’occasion s’en présentera. — Même dans ce cas, fit remarquer le juge Ti, je ne vois pas comment je pourrais intervenir. Je peux seulement vous conseiller de surveiller les faits et gestes de Wu et de prendre quelques simples précautions pour protéger votre maison. Y a-til à votre connaissance quelque indice d’une complicité entre Wu et Tsien ? — Non, répondit le jeune homme. Apparemment, Wu n’a pas cherché à s’assurer le soutien de Tsien. Quant aux mesures de précaution, mon pauvre père n’a cessé de recevoir des lettres de menace depuis qu’il a démissionné. Il sort rarement ; et les portes de notre demeure sont verrouillées et barricadées jour et nuit. En outre, mon père a fait murer toutes les portes et fenêtres de sa bibliothèque à l’exception d’une seule porte dont il garde la clef constamment sur lui. C’est dans cette pièce qu’il
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passe la majeure partie de son temps à écrire une histoire des guerres frontalières. Le juge Ti ordonna à Ma Jong de noter l’adresse de la famille Ting qui habitait non loin de la maison de thé où ils se trouvaient, derrière la tour du Tambour. Comme il se levait, le juge ajouta : — Ne manquez surtout pas d’avertir le tribunal au moindre incident. Il faut maintenant que je m’en aille. Vous comprendrez combien ma position dans cette ville est difficile. Mais dès que j’en aurai fini avec Tsien je vous promets de m’occuper de votre affaire. Le candidat Ting remercia le juge et escorta ses invités jusqu’à la porte de la maison de thé où il prit congé d’eux en s’inclinant profondément. Le juge Ti et Ma Jong se dirigèrent à nouveau vers la rue principale. — Ce jeune homme, fit observer Ma Jong, me rappelle un peu l’histoire du type qui s’obstinait à porter un casque de fer jour et nuit de peur que la voûte céleste ne s’écrase sur sa tête ! Le juge secoua la tête. — C’est une bien étrange affaire, qui ne me plaît pas du tout, dit le juge d’un ton pensif.
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4 TAO GAN DÉCOUVRE UNE MYSTÉRIEUSE DEMEURE. LE JUGE TI TEND UN PIÈGE À L’INTÉRIEUR DU TRIBUNAL. MA JONG REGARDA avec stupéfaction le juge Ti qui ne daigna pas s’expliquer davantage. Ils regagnèrent le tribunal en silence. Tsiao Taï vint leur ouvrir la porte et informa son maître que Tao Gan l’attendait dans son cabinet. Le juge envoya chercher le sergent Hong. Lorsque ses quatre lieutenants se furent installés en face de lui, il fit un bref récit de sa rencontre avec le candidat Ting, puis il ordonna à Tao Gan de faire son rapport. Le visage de Tao Gan s’allongea de manière inhabituelle et il dit : — Les choses vont plutôt mal pour nous, Votre Excellence. Ce chien de Tsien occupe à Lan-fang une position terriblement puissante. S’il a dépouillé le district de toutes ses richesses, il s’est bien gardé de s’attaquer aux membres des familles influentes venues de la capitale. Il craignait trop qu’ils ne fassent parvenir aux autorités supérieures des rapports défavorables à son sujet. C’est ainsi qu’il ménagea le général Ting dont Votre Honneur vient de rencontrer le fils et Yu Tsie, le fils du gouverneur Yu Cheou Tsien. « D’autre part, Tsien a été assez intelligent pour ne pas trop empiéter sur les libertés de la population. Tout en prélevant un pourcentage important sur toutes les affaires conclues dans ce district, il accorde une marge de bénéfice raisonnable aux commerçants. Et puis, à sa façon, il maintient l’ordre public. Quiconque est pris sur le fait en train de voler ou de se battre est sur-le-champ roué de coups par les suppôts de Tsien. S’il est vrai que ces bons à rien aux ordres de Tsien mangent et boivent 41
dans les boutiques de vin et les restaurants sans débourser une sapèque, leur maître sait généreusement dépenser son argent. Et les grands boutiquiers n’ont pas à se plaindre de sa prodigalité, bien au contraire. Ce sont surtout les petits commerçants et les artisans qui ont le plus à souffrir de sa tyrannie. Mais, en général, les habitants de Lan-fang se sont résignés à leur sort et trouvent que leur situation pourrait être pire. — Les hommes de Tsien sont-ils loyaux envers leur maître ? interrompit le juge. — Et pourquoi ne le seraient-ils pas ? répondit Tao Gan. Ces brigands sont payés à ne rien faire. Ils passent leur temps à boire et à jouer aux dés. Tsien les recrute généralement dans les bas-fonds de la ville. Il a même enrôlé quelques déserteurs. À ce propos, d’ailleurs, la maison de Tsien ressemble à une forteresse. Elle est située près de la porte Ouest de la ville. Le haut mur qui l’entoure est hérissé de piques de fer et l’entrée principale est surveillée jour et nuit par quatre hommes armés jusqu’aux dents. Pendant un moment le juge Ti resta silencieux tout en caressant lentement ses favoris. Puis il demanda : — Dis-nous maintenant ce que tu as pu apprendre au sujet de Yu Tsie ? — Yu Tsie, répondit Tao Gan, vit près de la grille d’entrée du fleuve. C’est, semble-t-il, un homme qui mène une vie paisible et retirée. En revanche, on raconte de curieuses histoires sur son père, le gouverneur Yu Cheou Tsien. C’était un vieillard excentrique qui passait presque tout son temps dans son grand domaine au pied de la colline, situé à l’extérieur de la porte Est de la ville. Cette vieille demeure entourée d’une épaisse forêt est d’un aspect plutôt lugubre. On raconte encore qu’elle fut construite il y a plus de deux siècles. Derrière la maison, le gouverneur a fait aménager un vaste labyrinthe qui couvre presque un demi-hectare. Le sentier est bordé par un épais sous-bois et d’énormes blocs de rocher qui forment un mur impénétrable. Certains prétendent même que le labyrinthe fourmille de reptiles venimeux, et d’autres que le gouverneur a camouflé d’horribles chausse-trappes le long du sentier. De 42
toute manière, ce labyrinthe est d’une telle perfection que le vieux gouverneur est le seul à s’y être jamais aventuré. Il avait même l’habitude de s’y rendre presque tous les jours et d’y rester de longues heures de suite. Le juge Ti avait suivi le récit de Tao Gan avec grand intérêt. — Quelle étrange histoire ! s’écria-t-il. Yu Tsie se rend-il souvent dans cette propriété ? Tao Gan secoua la tête. — Non, répondit-il. Yu Tsie a déserté la demeure familiale, sitôt après l’enterrement de son père, le vieux gouverneur, et n’y est jamais retourné. La maison n’est habitée que par un vieux concierge et sa femme. Les gens disent qu’elle est hantée et que le fantôme de l’ancien propriétaire vient y rôder la nuit. Même en plein jour, c’est un endroit que tout le monde préfère éviter. « À l’intérieur de Lan-fang, la résidence du gouverneur était située à proximité de la porte Est de la ville. Mais Yu Tsie l’a vendue peu après la mort de son père et a acheté la demeure qu’il habite actuellement de l’autre côté de la ville. Elle est située sur un vaste terrain désert dans le quartier Sud-Ouest près de la rivière. Je n’ai pas eu le temps de m’y rendre moi-même, mais l’on m’a dit que c’était une imposante maison entourée d’un haut mur. Le juge se leva et se mit à arpenter la pièce de long en large. Au bout d’un moment, il s’écria d’un ton exaspéré : — Finalement, éliminer Tsien Mo n’est qu’un problème purement militaire, et ce genre de problème m’intéresse peu. Les règles sont les mêmes qu’aux échecs. Dès le début, on sait exactement ce que vaut l’adversaire. La partie est jouée d’avance. Au contraire, je me sens terriblement intrigué par deux affaires d’un extrême intérêt : le testament énigmatique du vieux gouverneur Yu et la prédiction étonnante du meurtre du général Ting. J’aimerais pouvoir consacrer tout mon temps à ces deux affaires. Malheureusement, il faut d’abord que j’en finisse avec ce misérable tyranneau de Tsien ! Tout cela est vraiment exaspérant ! Le juge tirailla sur sa barbe avec irritation et conclut :
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— Enfin ! Je suppose que nous n’avons pas le choix ! Je vais maintenant aller déjeuner. Sitôt après, je présiderai la première audience du tribunal. Le juge quitta son bureau et ses quatre lieutenants se rendirent dans la salle d’attente où l’intendant du juge leur avait préparé un simple repas. Au moment d’entrer, Tsiao Taï fit signe à Ma Jong de rester dans le corridor et lui chuchota à l’oreille : — Je crains que Son Excellence ne sous-estime les difficultés auxquelles nous devons faire face. Toi et moi, qui avons une grande expérience militaire, savons bien que nous n’avons aucune chance contre ce chien de Tsien. Cette fripouille a sous ses ordres une centaine d’hommes bien entraînés, et, de notre côté, les seuls combattants que nous possédons, à l’exception de notre juge, sont nos deux humbles personnes. Le poste militaire le plus proche est à trois journées de cheval de Lan-fang. Ne crois-tu pas que nous ferions bien d’avertir notre maître de ne pas entreprendre une action trop précipitée ? Ma Jong fit rouler entre ses doigts le bout de sa fine moustache. — Notre Juge, murmura-t-il, dispose des mêmes informations que nous. Je suis sûr qu’il a déjà adopté un plan pour régler toute cette affaire. — Même le plan le plus judicieux, fit observer Tsiao Taï, serait inefficace contre une telle supériorité militaire. Pour nous, peu importe la défaite ! Mais que va-t-il advenir de la femme et des enfants de notre juge bien-aimé ? Tsien sera sans merci. Je crois que nous ferions bien de proposer au juge de feindre d’abord la soumission. Nous pourrions ainsi en toute tranquillité échafauder un plan d’attaque. Un régiment de l’armée pourrait être ici dans deux semaines. Ma Jong secoua la tête. — Mieux vaut ne pas donner un conseil à qui n’en demande pas, dit-il. Attendons encore un peu de voir comment s’enchaînent les événements. Pour moi, de toute façon, il n’y a pas de plus belle mort que de succomber les armes à la main sur le champ de bataille.
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— Je suis d’accord avec toi, petit frère, et si nous sommes pris dans la bagarre, je me charge de régler leur compte à au moins quatre de ces salauds. Rejoignons maintenant les autres, et pas un mot de tout cela. Inutile d’alarmer Tao Gan et le sergent. Ma Jong hocha la tête en signe d’approbation. Ils pénétrèrent dans la salle d’attente et s’attaquèrent avec plaisir à leur repas. Quand ils eurent fini leur riz, Tao Gan s’essuya le menton et dit : — Voilà déjà plus de six ans que je sers notre maître et je croyais le connaître assez bien. Mais aujourd’hui, je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi notre juge bien-aimé est si préoccupé par une vieille affaire criminelle et un meurtre qui ne sera sans doute jamais commis, alors que nous devons faire face à une mission combien dangereuse. Renverser Tsien est loin d’être une mince affaire. Dis-moi, sergent, toi qui connais Son Excellence depuis toujours, que penses-tu de son étrange attitude ? Le sergent Hong avalait sa dernière gorgée de soupe, tout en relevant sa moustache de la main gauche, quand Tao Gan l’apostropha. Il reposa tranquillement son bol et dit avec un sourire amusé : — Toutes ces années pendant lesquelles j’ai servi notre maître, je n’ai appris qu’une seule chose pour le comprendre. Qu’il était inutile d’essayer ! Les quatre hommes éclatèrent de rire. Ils se levèrent et regagnèrent le cabinet du juge. Comme le sergent Hong aidait le juge à endosser son costume officiel, ce dernier dit brièvement : — Puisque tout le personnel de ce tribunal a disparu, je vous demande à tous les quatre de le remplacer aujourd’hui. Cela dit, le juge tira l’écran qui séparait son bureau de la salle d’audience et monta sur l’estrade. Une fois installé dans son fauteuil, il ordonna au sergent Hong et à Tao Gan de rester à ses côtés pour servir de scribes. Ma Jong et Tsiao Taï se tiendraient au bas de l’estrade et feraient office de sbires. 45
Ma Jong jeta un regard stupéfait à Tsiao Taï. Tous deux avaient bien du mal à comprendre pourquoi le juge tenait tant à garder toutes les apparences d’une véritable audience. Parcourant des yeux la salle d’audience vide, Tsiao Taï se dit que tout cela ressemblait davantage à une représentation théâtrale qu’à une séance de tribunal. Le juge abattit d’un coup sec son martelet sur la table et dit d’un ton solennel : — Moi, le magistrat de ce district, je déclare l’audience ouverte. Qu’on amène les prisonniers ! Peu après, Tsiao Taï revint accompagné des six voleurs et de la fille, attachés les uns aux autres par une longue chaîne. S’approchant de l’estrade, les prisonniers ouvrirent de grands yeux devant le juge revêtu du costume officiel et qui trônait dans son fauteuil monumental au milieu de la salle d’audience déserte. Le visage impassible, le juge Ti ordonna à Tao Gan de noter le nom et la profession de chaque prisonnier puis il déclara : — Misérables, vous êtes coupables de voies de fait avec tentative d’homicide. Dans ce cas précis, la loi prévoit la mort par décapitation, la confiscation de tous vos biens, et l’exposition de vos têtes à la porte de la cité pendant trois jours, à titre d’exemple. « Mais considérant qu’aucune de vos victimes n’a été tuée ou même grièvement blessée, et tenant compte du fait que ce sont les circonstances qui vous ont poussés à cet acte désespéré, moi, le magistrat de ce tribunal, je vous déclare libres à une seule condition. « Je veux que vous serviez ce tribunal comme sbires et pour une durée indéterminée, sous le commandement de Fang, et que vous vous engagiez à servir l’État et le peuple chinois jusqu’à ce que je vous démette moi-même de vos nouvelles fonctions. Les prisonniers ouvrirent des yeux ronds. — Les humbles personnes agenouillées devant vous, dit enfin Fang, sont infiniment reconnaissantes à Votre Excellence de l’indulgence que vous leur témoignez ! Malheureusement, cela ne diffère que de quelques jours la sentence de mort qui pèse 46
sur nos têtes ! Votre Excellence ne connaît pas la soif de vengeance de Tsien Mo et… Le juge abattit violemment son martelet sur la table, puis d’une voix de tonnerre s’écria : — Regardez votre magistrat ! Contemplez les insignes du pouvoir qui lui sont attribués ! Songez que ce même jour, à cette même heure, dans tout l’Empire, des milliers d’hommes portant ces mêmes insignes administrent la justice au nom de l’État et du peuple ! Ils sont le symbole de l’ordre social, mis en place par la sagesse politique de nos ancêtres, consolidé par la toutepuissance du ciel et la libre volonté de millions des nôtres aux cheveux noirs. « Avez-vous jamais vu quelqu’un essayer de planter un bâton dans l’eau courante d’un ruisseau de montagne ? Le bâton restera debout un instant puis il sera emporté par le mouvement éternel de l’eau. C’est ainsi que parfois des ignorants ou des pervers essaient de détruire l’ordre sacré de notre société. Mais il est clair comme l’eau de source que de telles tentatives sont vouées irrémédiablement à l’échec ! « Ne perdons jamais notre foi en de tels symboles, si nous ne voulons pas perdre la foi en nous-mêmes ! « Prisonniers, levez-vous et débarrassez-vous de vos chaînes ! Sans comprendre tout à fait la teneur des propos du juge, les prisonniers étaient fortement impressionnés par la profonde sincérité et la souveraine confiance qui s’en dégageaient. Les valeureux lieutenants du juge Ti, eux, avaient parfaitement compris les paroles de leur maître. Ils savaient qu’elles leur étaient également destinées. Ma Jong et Tsiao Taï baissèrent la tête et s’empressèrent de libérer les prisonniers de leurs chaînes. — Que chacun de vous fasse un rapport détaillé au sergent Hong des vilenies qu’il a subies de la part de Tsien Mo. Chaque cas sera examiné par cette cour. Mais à présent des affaires plus urgentes requièrent nos soins. Rendez-vous immédiatement dans la cour principale pour y nettoyer les armes et les vieux uniformes de sbires. Mes deux lieutenants Ma Jong et Tsiao Taï assureront votre instruction militaire. Quant à la fille de Fang, 47
qu’elle se présente à mon intendant pour travailler comme domestique dans ma maison. Après s’être adressé en ces termes aux anciens brigands, le juge déclara la première audience du tribunal close et regagna son bureau. Il troqua son costume officiel contre une robe d’intérieur plus simple et il s’apprêtait à examiner quelques documents quand Fang, le nouveau chef des sbires fit son entrée. Il s’inclina très bas devant le juge et dit : — Dans la vallée où eut lieu l’attaque, Votre Excellence, vit encore une trentaine d’hommes dans un campement de fortune. Ils furent forcés de quitter la ville pour échapper aux iniquités de Tsien. Je les connais tous. À l’exception de cinq ou six d’entre eux qui sont de véritables brigands, les autres sont d’honnêtes citoyens dont je réponds. J’ai pensé que je pourrais me rendre là-bas un jour prochain et essayer de les engager au service du tribunal. — Excellente idée ! s’écria le juge. Fais-toi donner un cheval et vas-y immédiatement ! Choisis les meilleurs de ces braves et ramène-les à Lan-fang au crépuscule par petits groupes de deux ou trois ! Surtout veillez à emprunter des routes différentes ! Je veux que toute cette affaire soit entourée de la plus grande discrétion ! Le chef des sbires partit en toute hâte exécuter les ordres du juge. Une vive agitation régnait dans la cour principale du tribunal en cette fin d’après-midi. Dix hommes revêtus de pourpoints de cuir à la ceinture rouge et de casques laqués de noir, qui constituaient tout l’uniforme des sbires, s’exerçaient sous le commandement de Fang. Dix autres, portant de légères cottes de mailles et des casques étincelants, s’entraînaient au lancer du javelot sous la surveillance de Ma Jong. Tsiao Taï enfin, en initiait une dizaine d’autres au maniement de l’épée. La lourde porte du tribunal était fermée. Le sergent Hong et Tao Gan montaient la garde. Au milieu de la nuit, le juge Ti ordonna à tous ces vaillants soldats de se rassembler dans la salle d’audience, éclairée par 48
une seule bougie. Il leur dicta ses instructions et leur demanda de garder le plus grand silence sur ce qui allait suivre. Puis il souffla la chandelle. Tao Gan sortit de la salle d’audience après tous les autres et dirigea directement ses pas vers la prison. Puis il ouvrit la cellule où était enfermé le geôlier. Tao Gan détacha la chaîne fixée par un anneau dans le mur et qui retenait l’horrible vieillard prisonnier, et il dit d’un ton hargneux : — Notre Juge a décidé de se passer de tes services en raison de ton invraisemblable négligence. Tu ne t’es pas occupé comme il convenait des sceaux que le tribunal t’avait confiés. Ces prochains jours, notre maître va engager de nouvelles recrues pour servir le tribunal, et ce chien de Tsien Mo sera le premier criminel à s’agenouiller devant notre magistrat, pieds et mains liés ! Le geôlier se contenta de lui jeter un regard menaçant. Tao Gan l’entraîna par de longs couloirs obscurs jusqu’à la salle de garde vide. Il ouvrit la porte et poussa le geôlier d’une bourrade dans le dos. — Fiche le camp ! grogna Tao Gan. Que je ne revoie jamais ta sale gueule ! Le geôlier le regarda d’un air de défi, et répondit : — Je serai de retour plus tôt que tu ne crois, fils de chien ! Puis, tout en ricanant, il disparut dans la nuit profonde.
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5 LE TRIBUNAL EST ATTAQUÉ AU MILIEU DE LA NUIT. LE JUGE TI SE LANCE DANS UNE DANGEREUSE ENTREPRISE. IL ÉTAIT MINUIT PASSÉ et le tribunal était plongé dans l’obscurité quand un tumulte assourdissant rompit le silence. On entendit des voix rauques hurler des ordres, des armes cliqueter, un bélier heurter la porte principale. Chaque coup résonnait dans la nuit profonde avec un bruit sourd. Mais à l’intérieur du tribunal rien ne bougea. Le bois de la porte vola en éclats et de lourdes planches s’écrasèrent sur le sol. Une vingtaine de brigands, balançant des casse-tête, brandissant des lances et des épées, se précipitèrent à l’intérieur. Un gaillard fortement charpenté les précédait une torche allumée à la main. Ils se ruèrent dans la première cour en vociférant : — Où se cache ce chien de magistrat ? Qu’il sorte de sa cachette, s’il ose ! Le colosse enfonçant du pied la porte de l’entrée principale et dégainant son épée s’écarta pour laisser passer ses complices. Mais une fois à l’intérieur, les brigands s’arrêtèrent. Il faisait nuit noire. Brusquement, les six portes de la salle de réception s’ouvrirent en même temps, et des dizaines de chandeliers et de lampions disposés sur deux rangées illuminèrent la cour.
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DES BRIGANDS ENVAHISSENT LE TRIBUNAL Les intrus, aveuglés par cette lumière soudaine, avaient du mal à distinguer les soldats alignés en rangs serrés, à droite et à gauche. Leur casque et la pointe de leur lance levée vers l’ennemi étincelaient. Au pied de l’escalier était planté un rang de sbires l’épée au poing. En haut des marches se dressait un personnage impressionnant, drapé dans le costume officiel de brocart rouge et coiffé du bonnet de magistrat à deux ailes. Il était flanqué, de chaque côté, de deux robustes gaillards en uniforme de capitaine de la cavalerie. Leur cuirasse et leur brassard scintillaient et des rubans de couleur pendaient de leur casque à pointe. L’un d’eux tenait un arc armé d’une flèche. — Je suis le magistrat de Lan-fang ! Rendez-vous ! tonna le juge. Le colosse fut le premier à retrouver ses esprits : — En avant ! s’écria-t-il. Et comme il levait son épée, il tomba à la renverse avec un horrible râle. La flèche de Tsiao Taï venait de lui transpercer la gorge. Au même moment, on entendit du fond de la salle retentir une voix éraillée : « Demi-tour… droite ! », immédiatement 51
suivie d’un cliquetis d’armes et du martellement de dizaines de pieds sur le sol. Les bandits se regardèrent, atterrés. L’un d’eux s’avança d’un bond, en hurlant : — Nous sommes faits comme des rats ! L’armée est là ! Tout en parlant, il jeta sa lance au bas des marches, puis déboucla son ceinturon et ajouta : — Dire qu’il m’a fallu six ans pour devenir caporal, et que je vais être obligé de rempiler comme simple soldat ! — Qui, parmi vous, bande de gredins, a le culot de se dire caporal ! aboya Ma Jong. Le brigand interpellé se mit automatiquement au garde-àvous. — Caporal Ling, sixième détachement d’infanterie, trentetroisième régiment de l’Aile gauche. À vos ordres, mon capitaine ! — Que les déserteurs quittent les rangs ! ordonna Ma Jong. Cinq hommes s’ébranlèrent pesamment et se mirent au garde-à-vous derrière le caporal. — Vous comparaîtrez devant la cour martiale, proféra Ma Jong d’un ton sec. Pendant ce temps, les autres bandits avaient rendu leurs armes aux sbires qui leur lièrent les mains dans le dos. — Capitaine, demandez à ce caporal combien il reste de déserteurs aux alentours de la ville, intervint le juge. Ma Jong répéta d’un ton bourru la question à l’ex-caporal. — Environ une quarantaine, mon capitaine. Le juge se caressa la barbe. — Lorsque vous irez inspecter les autres districts frontaliers, dit le juge Ti à Ma Jong, j’aimerais disposer ici de quelques soldats pour monter la garde. À cet effet, proposez donc à ce caporal qu’on enrôle à nouveau ces déserteurs. Une fois de plus, Ma Jong s’empressa de réitérer les instructions de son maître à l’ancien caporal : — Caporal Ling, vous avez ordre de retourner immédiatement chez vous accompagné de ces cinq déserteurs. Débarrassez-vous de ces hardes civiles et présentez-vous ici
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même demain matin à midi précise dans un uniforme conforme au règlement. — À vos ordres ! s’écrièrent ensemble les six hommes qui s’éloignèrent en marchant au pas. Le juge Ti fit signe aux sbires de reconduire les prisonniers dans leur cellule où Tao Gan les attendait pour noter leur nom. Le quinzième et dernier de ces gredins n’était autre que l’ancien geôlier. Sur le visage de Tao Gan se dessina un large sourire. — Tu avais raison, crapule ! Te voilà revenu plus tôt que je ne pensais ! Tout en parlant, Tao Gan le fit pivoter et d’un coup de pied bien placé l’envoya atterrir au fond de son ancienne cellule. Dans la cour principale, les soldats, frais émoulus, que venait de recruter Fang, se dirigeaient d’un pas cadencé vers la salle d’accueil, leur lance sur l’épaule. En voyant ces malandrins marcher au pas, le juge Ti laissa échapper un sourire amusé et dit à Ma Jong : — Pas si mal pour un seul après-midi d’entraînement ! Le juge descendit les marches. Deux sbires fermèrent les portes de la salle de réception. Le sergent Hong apparut chargé de vieilles poêles, de bouilloires et de chaînes rouillées. — Votre voix me semble faite pour donner des ordres, sergent ! souligna le juge d’un ton espiègle. LE LENDEMAIN MATIN, dès les premières lueurs de l’aube, trois hommes à cheval quittèrent le tribunal. Le juge Ti, revêtu d’un costume de chasse, chevauchait entre Ma Jong et Tsiao Taï, resplendissant dans leur uniforme de capitaine de cavalerie. Comme ils se dirigeaient vers l’ouest, le juge se retourna sur sa selle et contempla l’imposante bannière jaune qui flottait au vent sur le toit du tribunal et sur laquelle on pouvait lire écrit en gros caractères rouges : QUARTIER GÉNÉRAL
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— Mes trois épouses ont travaillé à cette bannière jusqu’au petit matin, dit le juge à ses compagnons en souriant. Ils poursuivirent sans encombre leur route jusqu’à la demeure de Tsien Mo. Quatre solides gaillards, armés de hallebardes, montaient la garde devant la porte. Ma Jong retint son cheval à quelques centimètres des quatre hommes. Il pointa sa cravache vers la porte et ordonna : — Ouvrez ! Apparemment les déserteurs renvoyés la nuit précédente avaient répandu la nouvelle de l’arrivée de l’armée. Ils n’eurent qu’un bref moment d’hésitation et ouvrirent grand la porte. Le juge Ti et ses lieutenants s’engouffrèrent à l’intérieur du bâtiment. Dans la première cour, une cinquantaine d’hommes, par petits groupes, étaient en proie à de violentes discussions. À l’arrivée des trois cavaliers, ils se turent brusquement, et leur jetèrent des regards craintifs. Ceux qui portaient une épée cherchèrent en toute hâte à la dissimuler dans les plis de leur robe. Les trois cavaliers continuèrent d’avancer sans détourner une seule fois leur regard. Ma Jong, suivi du juge Ti et de Tsiao Taï, força son cheval à gravir les quatre marches qui menaient à la seconde cour, où ils retrouvèrent le caporal Ling qui surveillait une trentaine d’hommes occupés à astiquer leurs épées, leurs lances et leur cuirasse. Sans s’arrêter, Ma Jong interpella le caporal : — Prends dix hommes et suis-nous ! Les quelques serviteurs qui se trouvaient dans la troisième cour décampèrent en voyant arriver les trois cavaliers. Ces derniers se dirigèrent vers le bâtiment principal reconnaissable à ses portes laquées de rouge merveilleusement sculptées, au fond de la cour. Les sabots de leurs chevaux cliquetaient sur les dalles. Ils sautèrent à bas de leur monture et tendirent les brides aux trois soldats du caporal.
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D’un coup de pied Ma Jong ouvrit la porte centrale et les trois hommes se glissèrent à l’intérieur.
MA JONG ET TSIAO TAÏ ARRÊTENT UN CRIMINEL De toute évidence, les trois hommes présents dans la pièce, et dont ils interrompaient les conciliabules, s’étaient réunis à la sauvette. Au centre, un homme aux larges épaules était assis dans un imposant fauteuil recouvert d’une peau de tigre. Son visage mafflu, sur lequel on lisait une prodigieuse suffisance, était orné d’une fine moustache et d’une petite barbiche noire. On avait l’impression qu’il venait d’être tiré à bas de son lit. Il portait une chemise de nuit de soie blanche et, par-dessus, une robe de chambre de brocart pourpre négligemment ouverte. Sa tête était coiffée d’une petite calotte noire. Ses deux complices, assis sur des tabourets en ébène, lui faisaient face. On avait dû, eux aussi, les arracher précipitamment de leur sommeil. La pièce ressemblait davantage à une salle d’armes qu’à une salle de réception. Les murs étaient décorés de lances, de boucliers et d’épieux. Le sol était recouvert de peaux de bêtes. Tout était prêt pour parer à une éventuelle attaque. Les trois hommes considérèrent bouche bée les intrus.
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Le juge Ti, sans un mot, se dirigea droit vers un fauteuil vide et s’y assit. Ses deux lieutenants, Ma Jong et Tsiao Taï se plantèrent devant Tsien Mo et lui jetèrent un regard menaçant. Les deux conseillers de Tsien se levèrent précipitamment et se glissèrent derrière le fauteuil de leur maître. Le juge, d’un air détaché, s’adressa à Ma Jong : — La loi martiale est proclamée dans cette ville ! Je te laisse le soin de régler leurs comptes à ces fripouilles ! Ma Jong se retourna. — Caporal Ling ! hurla-t-il. À cette injonction, le caporal franchit le seuil en toute hâte, suivi de quatre de ses hommes. — Lequel de ces chiens est le traître Tsien Mo ? demanda Ma Jong. Le caporal désigna du doigt l’homme assis dans le fauteuil. — Tsien Mo, je t’arrête pour crime de haute trahison ! jeta Ma Jong d’un ton péremptoire. Tsien se leva d’un bond. Faisant face à Ma Jong, il se mit à vociférer sur un ton qui n’avait rien à envier à la brusquerie verbale du lieutenant. — Comment oses-tu donner des ordres dans ma maison ! Gardes ! Abattez-le ! À ces mots, Ma Jong lui envoya son poing ganté de fer en pleine figure. Tsien tomba à la renverse, entraînant dans sa chute une précieuse petite table à thé. Les tasses et les soucoupes de porcelaine s’écrasèrent sur le sol. Six bandits à l’air redoutable surgirent brusquement de derrière le grand écran situé au fond de la salle. Ils étaient armés de longues épées et leur chef brandissait une lourde cognée. Apercevant Ma Jong et Tsiao Taï parés de leur armure, ils s’arrêtèrent net. Ma Jong croisa calmement les bras. D’un ton bourru il somma les gardes de se rendre. — Il appartient à notre magistrat de décider ou non de votre culpabilité ! En tombant, Tsien s’était cassé le nez et un flot de sang maculait sa robe. Il redressa la tête.
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— N’écoutez pas ce salaud ! hurla-t-il. Ne vous ai-je pas nourri pendant dix ans ? Je vous ordonne de tuer immédiatement ce chien de fonctionnaire ! Le chef des gardes bondit en direction du juge en levant sa cognée. Le juge resta immobile. Il se contenta de caresser avec calme ses favoris et de jeter un regard méprisant sur son agresseur. — Arrête, frère Wan ! s’écria le caporal Ling. Nous n’avons aucune chance ! Tu sais bien que la ville est aux mains de l’armée. L’homme à la hache semblait perplexe. Tsiao Taï trépignait d’impatience. — Dépêchons-nous ! Nous avons déjà perdu trop de temps avec ces fripouilles ! Il pivota sur lui-même et fit mine de sortir. Ma Jong, sans se soucier des gardes, se pencha vers Tsien qui avait perdu connaissance et commença à le ligoter. Le juge Ti se leva à son tour. Puis, tout en lissant sa robe, il ordonna d’un ton glacial à son agresseur d’abaisser son arme. Et, sans se préoccuper davantage de ce dernier, il dévisagea d’un œil sévère les deux conseillers qui étaient restés silencieux durant toute l’altercation. Apparemment, ils ne tenaient pas à prendre position pour l’un des deux camps avant l’issue du combat. — Vous deux, qui êtes-vous ? demanda le juge d’un ton hautain. Le plus âgé s’inclina profondément. — Votre Excellence, répondit-il, l’humble personne qui s’adresse à vous avec le plus grand respect a été forcée de servir de conseiller à ce misérable Tsien. Mais je peux assurer à Votre Excellence que… — Tu peux garder ton histoire pour le tribunal ! trancha le juge, puis s’adressant à Ma Jong, il ajouta : Dépêchons-nous de rentrer au Yamen. Occupons-nous de faire emprisonner ce Tsien et ses deux conseillers. Les autres peuvent attendre ! — À vos ordres, Noble Juge ! répliqua vivement Ma Jong. Il fit signe au caporal Ling de ligoter solidement les deux conseillers. Tsiao Taï sortit de sa manche une fine chaîne. À 57
chaque bout, il fit un nœud coulant qu’il passa autour du cou des deux prisonniers et les traîna dans cette posture à l’extérieur. Comme il attachait la chaîne au pommeau de sa selle, il dit d’un ton sec : — Vous avez intérêt à courir, si vous ne voulez pas mourir étranglés ! Sur ce, Tsiao Taï se jucha sur sa monture et le juge l’imita. Ma Jong jeta Tsien, toujours sans connaissance, en travers de sa selle. — Divise tes hommes en quatre groupes de douze ! ordonnat-il au caporal Ling. Que chaque groupe se charge de dix hommes de ce chien ! Rendez-vous aux différentes portes de la ville et faites enfermer les prisonniers dans les tours de guet. À midi, un officier viendra inspecter les quatre portes. — À vos ordres ! s’écria le caporal. Et tandis que les deux conseillers trottaient péniblement derrière le cheval de Tsiao Taï, le juge et ses deux lieutenants traversèrent la cour. Dans la seconde cour les attendait un homme d’un certain âge, à la barbiche blanche. En les voyant, il tomba à genoux et par trois fois toucha le sol de sa tête. Le juge Ti retint son cheval et ordonna au vieillard d’un ton bref de se lever et de décliner son nom. L’autre se redressa avec empressement et tout en s’inclinant répondit : — L’insignifiante personne que je suis est l’intendant de cette maison. — Jusqu’à l’arrivée des officiers du tribunal qui prendront les affaires en main, tu es responsable de cette demeure et de tout ce qu’elle contient, y compris les serviteurs et les femmes. Puis le juge poursuivit sa route tandis que Ma Jong, sans descendre de sa monture, se penchait vers l’intendant et lui glissait à l’oreille d’un ton léger : — As-tu déjà vu comment dans l’armée on rosse à mort les criminels avec une fine baguette de rotin ! Ce petit exercice dure généralement six bonnes heures ! L’intendant, effrayé, répondit respectueusement qu’il n’avait jamais eu cet honneur. 58
— Eh bien, c’est ce qui t’attend, si tu n’exécutes pas à la lettre les ordres de Son Excellence ! dit Ma Jong du même ton aimable. Puis il éperonna son cheval et abandonna l’intendant devenu pâle comme la mort, et qui tremblait de tous ses membres. Les quatre gardes plantés devant la porte principale présentèrent les armes au passage des trois cavaliers.
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6 QUATRE MAÎTRES DE GUILDE RENDENT VISITE AU JUGE TI. MADAME YU SE PRÉSENTE AU TRIBUNAL AVEC UN VIEUX TABLEAU. DE RETOUR AU TRIBUNAL, Ma Jong et Tsiao Taï confièrent au chef des sbires les deux conseillers essoufflés et Tsien Mo, qui n’avait toujours pas repris connaissance. Après quoi, ils regagnèrent le cabinet du juge Ti, où le sergent Hong aidait son maître à troquer son costume officiel contre une simple robe. Comme Ma Jong relevait son casque en fer et essuyait la sueur qui perlait sur son front, il jeta un regard admiratif au juge et s’écria : — C’est vraiment le plus beau coup de bluff auquel j’aie jamais assisté ! Le juge laissa échapper un pâle sourire. — Nous n’aurions jamais réussi à l’emporter sur Tsien, expliqua-t-il. Même si nous avions effectivement disposé de deux cents soldats, l’affrontement se serait achevé dans un bain de sang. Tsien Mo est certes un bandit, mais c’est loin d’être un lâche. Et ses hommes nous auraient mené la vie dure. « Depuis le début, j’étais décidé à le leurrer. Je voulais qu’il croie que les jeux étaient faits et notre victoire gagnée d’avance. À l’origine, mon plan était de me faire passer pour un gouverneur provincial ou un censeur impérial en tournée d’inspection à la frontière. « Mais dès que Tao Gan m’informa que de nombreux déserteurs de l’armée régulière avaient rejoint ses troupes, je modifiai mon plan en conséquence. — Mais n’était-ce pas prendre un risque énorme que de laisser le caporal et ses cinq hommes regagner la demeure de 60
Tsien après l’attaque du tribunal ? demanda Tsiao Taï. En se renseignant, ils auraient découvert notre stratagème. — C’est précisément, répondit le juge, ce qui décida de l’issue. En effet, aucun homme sensé n’aurait laissé six valeureux combattants s’en retourner chez leur maître, à moins de disposer lui-même d’une majorité écrasante. C’est pourquoi le caporal Ling n’a jamais songé à vérifier mes dires. Tsien est un homme perspicace, mais il n’a pas un seul instant douté de la présence effective de l’armée. Il était prêt à livrer un combat désespéré et à mourir les armes à la main. Malheureusement pour lui, ses hommes le laissèrent tomber quand ils surent qu’ils pourraient échapper à leur châtiment. — Mais maintenant, demanda le sergent Hong, comment allons-nous nous débarrasser de ce régiment imaginaire ? — Si mes calculs sont justes, notre régiment « fantôme » va prendre dans l’imagination populaire les dimensions d’une armée tout entière pour s’évaporer aussi brusquement sans que nous ayons besoin de bouger le petit doigt, expliqua le juge d’un ton calme. « Mais venons-en à l’ordre du jour. Il me faut d’abord organiser ce tribunal et débrouiller les affaires de Tsien. En conséquence, voici mes instructions. « Tao Gan, va trouver les surveillants de tous les quartiers de cette ville, et somme-les de se présenter sans attendre devant moi. Informe également les maîtres des guildes principales que je les attends à midi ici même. « Quant à toi, Hong, tu te rendras chez Tsien en compagnie de Fang et dix sbires. Je veux que jusqu’à nouvel ordre femmes et serviteurs ne quittent pas leur appartement. Aidé de l’intendant, fais l’inventaire de tous les objets de valeur appartenant à Tsien puis enferme-les dans la chambre forte et fais-en sceller la porte. Que le chef des sbires Fang en profite pour faire une enquête sur place au sujet de son fils et de sa fille aînée, Orchidée Blanche. « Ma Jong et Tsiao Taï, eux, inspecteront tour à tour les quatre portes de la ville pour vérifier si le caporal Ling a correctement posté ses hommes et si les quarante hommes de main de Tsien n’appartenant plus à l’armée ont bien été 61
emprisonnés dans les quatre tours situées aux quatre portes de la ville. Si tout est en ordre, faites savoir à Ling qu’il fait à nouveau partie de l’armée de l’Empire, et conserve son ancien grade. « Prenez le temps de vérifier les antécédents des anciens soldats. Ceux qui n’auront pas déserté face à l’ennemi ou fui pour avoir été impliqués dans quelque affaire criminelle, pourront reprendre du service dans l’armée régulière. Cet aprèsmidi, j’enverrai un rapport au conseil des affaires militaires pour régler leur situation. Du même coup, j’en profiterai pour demander qu’on nous envoie une centaine de soldats. Cela dit, le juge ordonna au sergent Hong de lui faire apporter une grande théière de thé chaud. Tao Gan n’eut aucun mal à s’acquitter de sa mission et réunir tous les surveillants des quartiers de la ville, dont l’embarras grandissait à mesure qu’ils approchaient du cabinet du juge. Recrutés sur place, leur rôle consistait à servir de lien entre le tribunal et la population. Ils étaient responsables de l’enregistrement des naissances, des décès et des mariages, ainsi que de la plupart des affaires courantes, tâche qu’ils avaient complètement négligée sous le joug de Tsien. En tant que membres de l’administration locale, les surveillants auraient dû être présents au tribunal pour accueillir le nouveau magistrat. Ils s’attendaient donc à être vertement tancés pour leur négligence. C’est exactement ce qui leur arriva. Ils sortirent pâles et tremblants du cabinet du juge et filèrent sans demander leur reste. Le juge se rendit alors à la salle de réception du tribunal pour y recevoir les maîtres des guildes des orfèvres, des menuisiers, des marchands de riz et de soie. Tandis qu’il leur demandait poliment de décliner leur nom, un serviteur leur servit des rafraîchissements. Les maîtres des guildes félicitèrent vivement le juge de l’arrestation rapide de Tsien Mo et exprimèrent leur joie au prompt rétablissement de l’ordre dans la ville. Cependant, ils paraissaient quelque peu préoccupés par l’importance du nombre de soldats en garnison dans leur cité. 62
Le juge haussa les sourcils. — Les seuls soldats présents dans cette ville sont une malheureuse douzaine de déserteurs que j’ai fait engager pour la garde du tribunal. Le maître de la Guilde des orfèvres jeta un regard significatif à ses collègues. — Nous comprenons parfaitement, Votre Excellence, fit-il remarquer en souriant, les raisons de votre sage discrétion. Mais les gardes de la porte Nord racontent qu’ils ont bien failli mourir écrasés par un escadron de cavalerie, lors de l’entrée en ville de Votre Excellence. La nuit dernière, un orfèvre a aperçu une colonne de deux cents soldats traverser la rue principale tandis que de la paille enveloppait leurs bottes. Le maître de la Guilde des marchands de soie ajouta : — Mon cousin a vu de ses propres yeux passer un convoi de dix chariots chargés de ravitaillement pour l’armée. Que Votre Excellence nous fasse confiance ! Nous comprenons parfaitement qu’il faille garder soigneusement le secret sur une inspection militaire à la frontière. Il est clair que la nouvelle ne doit pas sortir des murs de la ville si nous voulons éviter que les barbares n’aient vent de quelque chose. Mais dans ces conditions, ne vaudrait-il pas mieux que le commandant ne laisse pas flotter son drapeau sur le tribunal ? Tôt ou tard, les espions des tribus barbares finiront bien par l’apercevoir et ils seront alors fixés sur la présence de l’armée dans cette ville. — C’est moi-même, le nouveau magistrat de ce district, qui ai fait hisser ce drapeau, rétorqua le juge. Il signifie que j’ai proclamé la loi martiale dans cette ville, comme je suis autorisé à le faire lorsque l’autorité impériale est menacée. Les maîtres des guildes sourirent et s’inclinèrent très bas. — Nous comprenons parfaitement la réserve de Votre Excellence, dit le doyen d’un ton grave. Le juge Ti se garda de tout commentaire et préféra aborder un autre sujet. Il pria ses interlocuteurs d’envoyer dans l’aprèsmidi au tribunal trois hommes d’âge mur, compétents et prêts à remplir respectivement les fonctions de premier scribe, d’archiviste principal, et de geôlier, ainsi qu’une dizaine de jeunes gens qui feraient office de scribes. Le juge leur demanda 63
en outre de prêter au tribunal deux mille pièces d’argent pour payer les premières réparations de la salle d’audience et les soldes du personnel. — Cette somme vous sera rendue aussitôt l’affaire contre Tsien résolue et ses biens confisqués, conclut le juge. Les maîtres des guildes s’empressèrent de consentir à la requête du juge. Après leur départ, le juge Ti regagna son bureau où l’attendait le chef des sbires en compagnie d’un jeune homme au visage franc et honnête. Les deux hommes s’agenouillèrent devant le juge, et le jeune homme fit trois fois le ko-téou. — Noble Juge, intervint Fang, permettez-moi de vous présenter mon fils. Après avoir été enlevé par les gredins à la solde de Tsien, il fut forcé et contraint de servir de domestique à ce scélérat : — Qu’il occupe désormais le poste de sbire sous tes ordres, répliqua le juge. As-tu retrouvé ta fille aînée ? — Hélas ! répondit Fang en laissant échapper un soupir. Mon fils ne l’a jamais aperçue lorsqu’il travaillait chez Tsien, et mes recherches ont été vaines. J’ai pourtant interrogé avec soin l’intendant de Tsien. Ce dernier se souvient parfaitement qu’à un moment son maître avait émis le désir d’acheter Orchidée Blanche pour son gynécée, mais il prétend qu’il fut découragé par mon refus de lui céder ma fille. Tout cela me laisse bien perplexe. — Tu me parais persuadé de la responsabilité de Tsien dans l’enlèvement de ta fille, répondit le juge Ti d’un ton pensif, et peut-être as-tu raison. Il n’est pas rare, en effet, que des individus de piètre moralité comme ce Tsien se fassent construire dans le plus grand secret un petit nid d’amour loin de leur demeure. Mais peut-être aussi n’est-il pour rien dans la disparition de ta fille. Sois sans crainte, j’interrogerai moimême Tsien à ce sujet et je vais faire ouvrir une enquête. Ne perds donc pas trop vite espoir ! Tandis que le juge Ti cherchait à redonner courage au chef des sbires, Ma Jong et Tsiao Taï firent leur entrée.
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D’après leur rapport, le caporal Ling avait suivi à la lettre les ordres du juge. À chaque porte de la cité, il avait posté dix soldats, et dans chacune des tours situées à ces mêmes portes, il avait fait mettre sous les verrous une bonne douzaine des hommes à la solde de Tsien. Cinq déserteurs, qui s’étaient enfuis pour échapper au châtiment qu’ils risquaient d’encourir pour de sombres forfaits qu’ils avaient commis, étaient venus grossir le nombre des prisonniers. Enfin, il avait dégradé les surveillants de ces portes au rang de simples porteurs d’eau. — Ce Ling a vraiment toutes les qualités qui font un bon soldat, ajouta Ma Jong. S’il a déserté, c’est parce qu’il s’était querellé avec un capitaine malhonnête. Je peux vous assurer, Noble Juge, qu’il est tout heureux, aujourd’hui, d’avoir retrouvé sa place dans notre armée ! Le juge acquiesça d’un signe de tête. — Je vais proposer, dit-il, que Ling soit promu sous-officier. Pour l’instant, qu’on laisse ces quarante hommes stationnés aux portes de la ville. Si leur moral tient bon, je propose qu’ils soient logés dans la maison de Tsien. En temps voulu, j’en ferai le quartier général de la garnison. Quant à toi, Tsiao Taï, tu garderas sous tes ordres ces quarante braves ainsi que les vingt nouvelles recrues qui sont chargées de surveiller le tribunal jusqu’à l’arrivée des troupes dont je vais demander dès maintenant le transfert aux autorités supérieures. Sur ces paroles, il renvoya ses lieutenants. Puis, il prit son pinceau et commença à rédiger une lettre pressante au préfet, dans laquelle il lui décrivait les bouleversements qu’avait connus Lan-fang ces deux derniers jours. Il accompagna son récit d’une liste des soldats qu’il souhaitait voir reprendre du service dans l’armée régulière, et une demande de promotion en faveur du caporal Ling. Enfin, il conclut sa lettre en priant les autorités de détacher au plus vite une centaine de soldats qui constituerait la garnison permanente de Lan-fang. Au moment où il scellait sa lettre, le chef des sbires entra pour lui annoncer qu’une certaine madame Yu désirait le voir et attendait à la porte du tribunal. Le juge eut l’air agréablement surpris. — Faites-la entrer ! ordonna-t-il. 65
Peu après le chef des sbires revint accompagné de son étrange visiteuse dans le bureau du juge qui la dévisagea avec attention. Âgée d’une trentaine d’années, c’était une femme d’une remarquable beauté. Son visage n’était pas maquillé et elle était très simplement habillée. S’agenouillant devant le bureau, elle dit d’une voix timide : — Madame Yu, née Mei, salue respectueusement Votre Excellence. — Nous ne sommes pas au tribunal, madame, répondit le juge avec bienveillance. Rien ne nous oblige à toutes ces formalités. Je vous en prie, relevez-vous et asseyez-vous. Sa belle interlocutrice se releva lentement et alla s’asseoir sur un des tabourets en face du bureau. Elle hésitait à parler. — J’ai toujours eu une grande admiration pour feu votre mari, le gouverneur Yu, dit le juge Ti, et je le considère comme un des plus grands hommes d’État qu’ait connus notre Empire fleuri. Madame Yu s’inclina. D’une voix douce et mélodieuse, elle répondit aux compliments du juge : — Ce fut en effet un homme noble et bon, et jamais je n’aurais eu l’impertinence de faire perdre à Votre Excellence un temps si précieux, s’il n’était de mon devoir d’exécuter les dernières instructions de mon mari. Le juge se pencha vers son interlocutrice. — Continuez, madame, je vous en prie, dit-il avec empressement. Madame Yu glissa la main dans la manche de sa robe et en retira un petit paquet oblong. Puis elle se leva et vint le déposer sur le bureau. — Sur son lit de mort, commença-t-elle, le gouverneur me remit cette peinture qu’il avait exécutée lui-même. Il m’expliqua qu’elle représentait tout l’héritage qu’il nous léguait à mon fils et à moi-même, le reste devant revenir à mon beau-fils, Yu Tsie. « Puis mon mari eut un nouvel accès de toux et Yu Tsie dut quitter la pièce pour aller chercher un autre bol de médicament. À peine était-il sorti que le gouverneur me confia brusquement : « Si jamais le sort tourne contre vous, madame, allez trouver le magistrat du tribunal et montrez-lui cette peinture. Si sa 66
signification lui échappe, attendez la nomination de son successeur, et répétez l’expérience avec chaque nouveau magistrat, jusqu’à ce qu’il s’en trouve un d’assez perspicace pour découvrir le secret de ce paysage. » À ce moment, comme Yu Tsie pénétrait à nouveau dans la pièce, le gouverneur se tut et nous regarda tous les trois. Il posa sa main osseuse sur la tête de mon fils, sourit et mourut sans ajouter un seul mot. Madame Yu éclata en sanglots. Le juge attendit qu’elle ait retrouvé quelque peu son calme poux lui demander : — Le moindre détail est d’une extrême importance, madame. Que s’est-il passé ensuite ? — Mon beau-fils, Yu Tsie, poursuivit madame Yu, me prit la peinture des mains en m’assurant qu’il en prendrait soin pour moi. Jusque-là, il s’était montré assez bienveillant envers mon fils et moi-même. Ce ne fut qu’après les funérailles que son attitude changea du tout au tout. D’un ton rude, il m’enjoignit de quitter sur-le-champ avec mon enfant la demeure du gouverneur. Il m’accusa d’avoir trompé son père, et m’interdit de jamais reparaître dans ce qui était devenu sa maison. Puis il jeta sur la table la peinture faite par mon mari, en ajoutant avec ironie que je ne devais pas oublier mon héritage. Le juge caressa sa barbe. — Le gouverneur était un homme d’une grande sagesse, madame, et ce paysage a certainement une signification cachée. Je vais l’étudier avec soin. Mais, il est de mon devoir de vous avertir que dans cette affaire je resterai impartial. Le message secret peut aussi bien tourner à votre avantage ou au contraire apporter la preuve de votre adultère. Dans les deux cas, je prendrai les mesures nécessaires pour que la justice suive son cours. C’est à vous, madame, qu’il appartient de décider si vous désirez toujours me confier cette peinture, ou si vous préférez la reprendre et du même coup retirer votre plainte. Madame Yu se leva. D’un ton calme et digne, elle répondit : — Je supplie Votre Excellence de garder ce rouleau pour les besoins de l’enquête. Et je prie le Ciel qu’il vous soit accordé de résoudre cette énigme. Après quoi, elle s’inclina profondément et se retira. 67
Le sergent Hong et Tao Gan attendaient dehors, dans le couloir. Quand ils virent madame Yu sortir du bureau du juge, ils entrèrent à leur tour et saluèrent leur maître. Tao Gan avait les bras chargés de rouleaux de documents. Le sergent fit brièvement son rapport au juge. Ils avaient dressé l’inventaire des biens de Tsien Mo et trouvé plusieurs centaines de lingots d’or et l’équivalent en argent, qu’ils avaient enfermés dans le coffre-fort, ainsi que quelques menus objets également en or. Les femmes et les domestiques avaient été consignés dans les appartements situés dans la troisième cour. Et, en ce qui concernait la garde de l’édifice, six sbires et dix soldats sous les ordres de Tsiao Taï avaient été postés dans la seconde cour. L’air content de sa mission, Tao Gan empila les documents sur le bureau, et dit avec un large sourire : — Votre Excellence, voici les résultats de notre inventaire ainsi que les livres de comptes que nous avons retrouvés dans le coffre-fort de Tsien. Le juge se renversa dans son fauteuil et contempla la pile de papiers avec un dégoût manifeste. — Débrouiller les affaires de Tsien, dit-il, représente une tâche longue et fastidieuse. Je compte sur vous pour vous charger de cette corvée. De toute façon, je ne m’attends pas à ce que vous trouviez dans toute cette paperasserie autre chose que quelques titres de propriété frauduleux, extorsions de fonds et autres malversations. Les maîtres des guildes m’ont promis d’envoyer dès cet après-midi quelques personnes de confiance pour s’acquitter des fonctions de scribes et d’archiviste. Qu’ils ne comptent pas trop bayer aux corneilles ! — Ils sont déjà tous réunis dans l’avant-cour, Votre Excellence, fit observer le sergent Hong. — Eh bien, dit le juge, allez leur expliquer ce qui les attend. Ce soir, l’archiviste vous aidera à classer les documents. Je vous laisse le soin de rédiger à ma place un rapport détaillé sur les moyens dont nous disposons pour régler les affaires de Tsien Mo. Je vous demande cependant de mettre de côté tous les documents qui auraient un lien quelconque avec le meurtre de
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mon prédécesseur, le juge Pan. Pour ma part, je désire me consacrer entièrement à un nouveau mystère. Tout en parlant, le juge s’empara du petit paquet que lui avait confié madame Yu. Il l’ouvrit et déroula la peinture sur son bureau. Le sergent Hong et Tao Gan s’approchèrent, et les trois hommes se penchèrent sur l’œuvre du gouverneur qu’ils examinèrent avec la plus grande attention. C’était une peinture sur soie de dimension moyenne, représentant un paysage de montagne fantastique aux vives couleurs. Des nuages blancs flottaient au-dessus des rochers. Çà et là de petites maisons étaient nichées entre des groupes d’arbres, et, à l’extrême droite, un torrent de montagne aux formes sinueuses traversait le paysage. Aucune figure humaine n’était représentée. En haut de la peinture, on pouvait lire le titre inscrit par le gouverneur en anciens caractères : LES TONNELLES DE LA VAINE ESPÉRANCE Le paysage n’était pas signé. L’artiste s’était contenté d’apposer l’empreinte de son sceau vermillon. De chaque côté, la peinture était bordée d’un galon de brocart épais. Selon une technique traditionnelle, un petit rouleau en bois était fixé sur le bord inférieur, et une fine gaule ornée d’un lacet sur le bord supérieur, ce qui permettait de ranger et de dérouler les peintures sur soie très facilement.
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LA PEINTURE DU GOUVERNEUR YU Songeur, le sergent Hong tirailla sur sa barbe. — D’après son titre, fit-il remarquer, ce tableau pourrait très bien représenter un paradis taoïste ou quelque séjour des immortels. Le juge hocha la tête. — Il va me falloir étudier cette peinture avec le plus grand soin. Accroche-la sur le mur en face de mon bureau, que je puisse la regarder chaque fois que j’en ai envie ! Une fois que Tao Gan eut suspendu la peinture entre le mur et la fenêtre, le juge, sans ajouter un mot, se dirigea d’un pas lent vers l’avant-cour. Là une bonne surprise l’attendait. Les futurs membres de son personnel envoyés par les maîtres des guildes avaient tous une figure honnête Après leur avoir adressé quelques mots de bienvenue, il conclut : — Mes deux lieutenants vont vous expliquer la marche à suivre. Je vous demande d’écouter leurs instructions avec la plus grande attention, car dès demain, lors de la séance matinale au tribunal, votre zèle me sera d’un grand secours !
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7 TROIS MOINES SONT PUNIS COMME ILS LE MÉRITENT. UN CANDIDAT AUX EXAMENS LITTÉRAIRES NOUS APPREND LE MEURTRE DE SON PÈRE. DÈS LES PREMIÈRES LUEURS de l’aube, le lendemain matin, les citoyens de Lan-fang se précipitèrent aux portes du tribunal. À l’heure de l’audience matinale, une foule nombreuse stationnait devant l’entrée principale. Le gong résonna trois fois, annonçant l’ouverture de la séance du matin. Les sbires ouvrirent la porte à double battant, et la foule s’engouffra dans le grand hall. Bientôt il ne resta plus une seule place debout dans toute la salle. Les sbires se placèrent sur deux rangs, à gauche et à droite de l’estrade. L’écran placé devant la grande table s’écarta enfin. Le juge Ti paré du costume officiel monta sur l’estrade et alla s’asseoir dans son fauteuil. Ses quatre lieutenants se placèrent à ses côtés. Le premier scribe et ses assistants étaient assis à droite et à gauche de la grande table à présent recouverte d’un brocart rouge. Un silence impressionnant régnait dans la salle. Le juge prit son pinceau et rédigea un ordre pour le geôlier. Le chef des sbires le prit respectueusement à deux mains et, escorté de deux sbires, quitta la salle d’audience. Ils revinrent bientôt accompagnés du doyen des conseillers de Tsien. Celui-ci s’agenouilla au pied de l’estrade. — Dites au tribunal votre nom et votre profession ! ordonna le juge. — La personne de nulle valeur qui se trouve devant vous, s’appelle Liu Wan-fang. Il y a une dizaine d’années j’étais l’intendant du père de Tsien Mo. À sa mort, Tsien me demanda 71
de rester à son service comme conseiller. Que Votre Excellence soit assurée que, chaque fois que l’occasion s’en est présentée, j’ai conjuré mon maître d’améliorer sa conduite ! D’un ton glacial le juge rétorqua : — Je ne peux que constater le peu de succès de vos efforts ! En ce moment le tribunal s’emploie à rassembler et à trier tous les documents accusant votre maître des crimes les plus vils ! Nul doute que ces pièces ne prouvent votre complicité dans ces affaires crapuleuses ! Mais pour l’instant les malversations que vous et votre maître avez commises ne m’intéressent pas ! Je veux d’abord m’en tenir aux affaires de première gravité ! Répondez ! Quels meurtres votre maître a-t-il perpétrés ? — Votre Excellence, il est vrai que Tsien Mo s’est approprié illégalement bien des terres et des maisons de ce district, et qu’il a fait torturer de façon ignoble de nombreuses personnes. Mais, à ma connaissance, mon maître ne s’est jamais rendu coupable de meurtre. — Menteur ! s’écria le juge. Que fais-tu de l’horrible assassinat du magistrat Pan ? — Ce meurtre, répondit Liu d’un air contrit, fut pour mon maître comme pour moi un mystère incompréhensible. Le juge lui jeta un regard incrédule. — Bien sûr, nous savions, poursuivit Liu, que Son Excellence le juge Pan faisait des plans pour évincer mon maître de sa position. Mais comme il n’était secondé dans ses projets que par un seul assistant, mon maître préféra ne rien entreprendre et attendre de voir comment le juge Pan allait s’y prendre. Puis un matin, deux de nos hommes vinrent nous annoncer que l’on avait retrouvé le juge Pan mort au bord du fleuve. « Mon maître fut consterné par cette terrible nouvelle, car il savait pertinemment qu’il serait tenu pour responsable de ce meurtre. C’est pourquoi il a rapidement fait rédiger un faux rapport dans lequel on attribuait la mort du juge et de six soldats à une échauffourée au-delà du fleuve. Il aurait été poignardé alors qu’il s’apprêtait à faire arrêter le chef d’une tribu ouigoure. Six hommes de Tsien signèrent comme témoins et… Le juge abattit son martelet sur la table. 72
— Jamais ! coupa-t-il, au comble de la colère, jamais, je n’ai entendu un tel tissu de mensonges ! Qu’on administre vingt coups du gros fouet à cet insolent ! Liu voulut protester mais le chef des sbires le frappa violemment au visage. Les sbires le dépouillèrent de sa robe, dénudant son dos et le jetèrent sur le sol. Le fouet tournoya dans l’air en sifflant. La fine lanière entailla profondément la chair de Liu qui se mit à hurler : — Arrêtez ! Je vous ai dit tout ce que je savais ! Au quinzième coup, le juge leva la main. Il savait que Liu n’avait aucune raison de protéger son maître en bien mauvaise posture, et que de toute façon le témoignage des autres prisonniers ferait bientôt toute la lumière sur cette affaire. Le juge Ti ne cherchait qu’à ébranler la confiance du conseiller, pour qu’il avoue enfin tout ce qu’il savait. Il jugea que quinze coups de fouet étaient une punition bien douce pour ce scélérat en comparaison du châtiment qu’il méritait. Le chef des sbires tendit une tasse de thé amer à Liu, puis le juge reprit son interrogatoire. — Si tu dis la vérité, pourquoi Tsien n’a-t-il pas essayé de retrouver le véritable assassin ? — Ce n’était pas nécessaire, répondit Liu, car mon maître connaissait l’identité du meurtrier. Le juge Ti haussa les sourcils. — Ton histoire, fit-il remarquer sèchement, devient de plus en plus invraisemblable. Si ton maître savait qui était l’assassin, pourquoi ne pas l’avoir fait arrêter et amené devant le préfet ? Une telle attitude lui aurait gagné à coup sûr la confiance des autorités ! D’un air abattu, Liu secoua la tête. — Seul Tsien peut répondre à cette question, Votre Excellence. Notre maître ne nous consultait que pour les affaires de routine. Quand il avait une grave décision à prendre, il se laissait guider par un homme dont l’identité nous est toujours restée cachée.
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— À ma connaissance, rétorqua le juge Ti, Tsien était parfaitement capable de diriger ses affaires lui-même. Pourquoi aurait-il eu besoin d’un mystérieux conseiller ? — Mon maître, répondit Liu, est certes un homme perspicace, courageux et un habile stratège. Mais cela ne suffit Pas. Après tout ce n’est qu’un provincial. Il est né et il a grandi à Lan-fang. Que pouvait-il connaître des finasseries nécessaires pour traiter avec un préfet ou les autorités supérieures ? C’est toujours après une visite de l’inconnu, que mon maître réussissait ses plus beaux coups et mettait le préfet bien en peine d’intervenir dans les affaires locales. Le juge se pencha et d’un ton cassant demanda : — Qui était ce mystérieux conseiller ? — Mon maître a toujours reçu son visiteur dans le plus grand secret. Tard dans la soirée, il m’envoyait à la porte latérale de notre maison prévenir les gardiens qu’il attendait un invité et qu’ils devaient le conduire à la bibliothèque dès son arrivée. Ce dernier venait toujours à pied, revêtu d’un costume de moine et la tête entourée d’une écharpe noire. Aucun d’entre nous n’a jamais réussi à apercevoir son visage. Mon maître restait seul avec lui pendant des heures et son invité repartait aussi secrètement qu’il était venu. Jamais mon maître ne nous a donné un seul mot d’explication sur ces étranges visites. Pourtant, elles préludaient toujours à une entreprise d’importance. « Je suis convaincu que c’est cet homme qui a assassiné le juge Pan, à l’insu de mon maître. Le soir même du meurtre, il rendit à mon maître une courte visite au cours de laquelle ils se disputèrent violemment. Du palier, nous les entendions crier, sans toutefois comprendre ce qu’ils se disaient. À la suite de cet entretien orageux, mon maître fut de méchante humeur pendant plusieurs jours. — J’en ai assez entendu sur ce mystérieux personnage ! répliqua le juge avec impatience. Que sais-tu de l’enlèvement du fils et de la fille aînée de Fang, le forgeron ? — Voilà le genre d’affaires, cette fois, répondit Liu, pour lesquelles mes camarades et moi pouvons donner à Votre Excellence tous les détails qu’Elle souhaite entendre. 74
Concernant le fils de Fang, il fut effectivement enrôlé de force par les hommes de Tsien. Nous manquions de portefaix et mon maître envoya en ville ses lieutenants enlever quelques robustes jeunes gens. Ils réussirent à en ramener quatre. Trois d’entre eux furent rendus plus tard à leurs parents après paiement d’une rançon. Mais le forgeron s’étant violemment pris de bec avec les gardes, Tsien décida de garder son fils pour lui donner une bonne leçon. « Quant à la fille, je sais que mon maître l’avait aperçue un jour qu’il passait en palanquin devant la boutique de son père. Elle lui plut, et il offrit de l’acheter. Mais le forgeron refusa et mon maître oublia bien vite cette petite amourette. C’est alors que ce maudit forgeron vint nous trouver en nous accusant de lui avoir volé sa fille. Et mon maître furieux envoya ses hommes brûler sa maison. Le juge se renversa dans son fauteuil et caressa lentement sa longue barbe. Apparemment, Liu disait la vérité et Tsien n’avait rien à voir avec la disparition de la fille aînée de Fang. Il fallait donc prendre rapidement des mesures pour retrouver et faire arrêter au plus vite le mystérieux conseiller de Tsien. Si ce n’était déjà trop tard. — Raconte-moi maintenant tout ce qui s’est passé depuis mon arrivée, il y a deux jours ! ordonna le juge. — Il y a environ une semaine, répondit Liu, le juge Kouang informa mon maître de l’arrivée imminente de Votre Excellence, et lui demanda la permission de quitter Lan-fang dès l’aube. Rencontrer Votre Excellence était au-dessus de ses forces ! Mon maître consentit à sa requête. Puis, il nous ordonna de saluer l’arrivée de Votre Excellence par la plus grande indifférence pour, comme il le disait lui-même, « faire comprendre au nouveau magistrat quelle était sa vraie place dans cette ville ». « Ensuite mon maître attendit le rapport du vieux geôlier. Mais le premier jour, le gredin nous fit faux bond. Ce n’est que le lendemain soir qu’il vint trouver mon maître et l’informa que Votre Excellence était fermement décidée à ne pas se laisser faire, bien au contraire ! Il ajouta que le tribunal n’était gardé que par trois ou quatre hommes, mais que chacun valait bien
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deux des nôtres ! C’étaient de fiers gaillards qui s’entendraient à nous donner du fil à retordre ! Tao Gan sourit avec fierté. Cela ne lui arrivait pas souvent d’entendre une description aussi flatteuse de sa personne. — Mon maître furieux, poursuivit Liu, donna alors l’ordre à vingt de ses hommes de pénétrer le soir même dans le tribunal, de s’emparer du magistrat et de flanquer une bonne raclée à ses lieutenants. Et quand Ling et ses cinq hommes revinrent bredouilles et tremblants nous annoncer qu’un régiment de l’armée régulière avait occupé la ville dans le plus grand secret, mon maître dormait déjà et personne n’osa le réveiller. Ce n’est qu’hier matin, à l’aube, que je conduisis Ling auprès de mon maître dans sa chambre à coucher. Dès qu’il apprit la nouvelle, il nous ordonna de hisser un petit drapeau noir à l’entrée principale et se précipita dans la grande salle. Nous délibérions sur la marche à suivre, quand Votre Excellence et ses officiers firent leur entrée et nous arrêtèrent. — Que signifie ce drapeau noir ? s’enquit le juge. — Très vite, répondit Liu, nous en avons déduit que c’était un signal entre mon maître et son visiteur secret. À chaque fois que nous hissions ce drapeau, le soir même il rendait visite à notre maître. Le juge fit signe au chef des sbires de ramener Liu Wan-fang. Puis il remplit un nouvel ordre pour le geôlier et le tendit au chef des sbires. Quelques minutes plus tard, Tsien était introduit dans la salle d’audience et amené au pied de l’estrade. Un murmure s’éleva dans la foule lorsqu’elle aperçut l’homme qui avait régné en maître absolu sur Lan-fang pendant huit ans. Tsien était un personnage imposant. Il mesurait plus de six pieds et ses épaules larges, son cou épais témoignaient d’une force peu commune. Sans esquisser le moindre mouvement pour s’agenouiller, Tsien regarda le juge avec arrogance, puis se retourna et promena un regard moqueur sur la foule qui avait les yeux fixés sur lui.
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— Agenouille-toi devant ton magistrat, chien insolent ! aboya le chef des sbires. Tsien Mo devint rouge de fureur. De grosses veines se dessinèrent sur son front, larges comme des mèches de fouet. Il ouvrit la bouche pour parler quand une giclée de sang jaillit de son nez cassé. Il vacilla un court instant, puis il s’écroula sur le sol. À un signe du juge, le chef des sbires s’agenouilla près de Tsien et essuya le sang qui coulait sur son visage. Il avait perdu connaissance. Fang envoya un de ses hommes chercher un seau d’eau. On desserra la robe de Tsien et on lui aspergea le front et la poitrine. Mais, en vain. Tsien ne reprenait toujours pas connaissance. Le juge était profondément irrité de ce contretemps fâcheux. Il ordonna au chef des sbires de faire revenir Liu Wan-fang. Comme celui-ci s’agenouillait au pied de l’estrade, le juge lui demanda promptement : — Votre maître souffre-t-il d’une maladie quelconque ? Atterré, Liu avait les yeux fixés sur le corps de son maître étendu par terre. Les sbires cherchaient toujours à le ranimer. Liu hocha la tête. — Bien que mon maître soit d’une force physique étonnante, il souffre d’une étrange affection cérébrale. Pendant des années, il a consulté des médecins, mais sans résultat. Aucun médicament ne réussit à le guérir de son mal. Quand il se met en colère, il s’évanouit généralement, comme aujourd’hui, et reste inconscient pendant des heures. « Les médecins prétendirent que le seul moyen de le guérir était de lui ouvrir le crâne pour évacuer l’air vicié qui pourrit son cerveau. Mais ce n’est pas à Lan-fang que mon maître aurait pu trouver un chirurgien assez compétent pour réussir une telle opération. Le juge en avait assez entendu. Il fit reconduire Liu dans sa cellule, et deux sbires emportèrent Tsien Mo. — Que le geôlier m’informe immédiatement dès que cet homme aura repris connaissance ! ordonna le juge au chef des sbires. 77
L’évanouissement de Tsien Mo, songea le juge, survenait à un moment bien inopportun. Il était d’une extrême importance que Tsien lui révèle l’identité de son mystérieux conseiller. Chaque minute de répit que le juge lui accordait bien malgré lui augmentait ses chances d’échapper à la justice. Le juge regretta vivement de n’avoir pas interrogé Tsien sitôt après son arrestation mais qui aurait pu prévoir l’existence de ce bien étrange personnage ? Laissant échapper un soupir, le juge se carra dans son fauteuil et abattit son martelet sur la table. D’une voix claire il reprit : — Durant huit années, le criminel Tsien Mo a bafoué le gouvernement impérial. Moi, le nouveau magistrat de ce district, je déclare l’ordre rétabli à Lan-fang. Désormais, la justice veillera sur les bons, et poursuivra sans relâche les méchants qui seront punis comme l’exigent nos lois ! « Le criminel Tsien Mo, coupable de sédition, recevra le châtiment qu’il mérite. Je sais qu’outre ce crime abominable, il a trompé et volé un grand nombre d’entre vous. Que les requérants viennent déposer leur plainte auprès du tribunal. Chaque cas sera examiné avec soin, et les victimes de ce chien malhonnête seront dédommagées selon les possibilités allouées à ce tribunal. Cependant, il est de mon devoir de vous avertir que l’examen de toutes ces affaires demandera beaucoup de temps. Que chacun prenne patience et soit assuré que justice lui sera rendue ! Des acclamations enthousiastes montèrent de la foule. Ce n’est qu’au bout d’un long moment que les sbires réussirent à rétablir le calme dans la salle d’audience. Dans un coin, trois moines bouddhistes étaient restés à l’écart de l’excitation générale et chuchotaient entre eux. Le calme revenu, ils se frayèrent un chemin dans la foule en criant à tue-tête qu’ils étaient les malheureuses victimes d’une terrible injustice. Comme ils s’approchaient de l’estrade, le juge Ti fut frappé de leur mine peu engageante. Les traits de leur visage étaient durs, sensuels, et on lisait de la fausseté dans leur regard.
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Comme ils se mettaient à genoux devant l’estrade, le juge ordonna : — Que l’aîné de vous trois nous donne son nom et qu’il dépose sa plainte ! — Le moine ignorant agenouillé devant Votre Excellence est appelé Pilier de la Foi. Nous habitons moi et mes deux camarades dans un petit temple situé dans le quartier sud de cette ville. Nos journées s’écoulent dans la récitation des prières et la méditation. « Notre modeste temple ne possédait qu’un seul objet de valeur, une statue en or de notre Bienveillante Dame, Kouan Yin, Amen ! Mais pour notre infortune, il y a de cela maintenant deux lunes, ce monstre de Tsien s’arrêta dans notre temple et déroba la sainte statue. Dans l’Au-Delà ce chien sera jeté dans l’huile bouillante pour son horrible sacrilège. Mais en attendant qu’il reçoive de la justice divine son châtiment, nous supplions humblement Votre Excellence de nous faire restituer notre trésor sacré, et si ce scélérat l’a déjà fait fondre, de bien vouloir nous accorder un dédommagement en or ou en argent ! Ayant ainsi parlé, le moine toucha trois fois le sol de son front. Le juge garda un moment le silence tout en caressant lentement ses favoris, puis reprit sur le ton de la conversation : — Si cette statue était le seul trésor que possédait votre temple, je suppose qu’elle fut l’objet de tous tes soins ? — Cela est si vrai, Votre Excellence, répondit le moine avec empressement, que c’est moi qui l’époussetais chaque matin avec un plumeau de soie tout en récitant mes prières ! — Je suis sûr, continua le juge, que tes deux compagnons montrèrent la même dévotion à servir leur déesse ?
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TROIS MOINES DÉPOSENT UNE PLAINTE DEVANT LE TRIBUNAL — L’humble moine que je suis, intervint le moine de droite, a fait brûler pendant de longues années de l’encens devant notre Bienveillante Dame, chaque matin, et contemplé la grâce de ses traits avec vénération, Amen ! — Le moine ignorant à genoux devant vous a passé chaque jour de nombreuses heures au pied de la statue dans une indicible extase ! Le juge secoua la tête avec un sourire satisfait. Puis s’adressant au premier scribe, il le somma d’un ton sec : — Qu’on donne à chacun de ces requérants un morceau de fusain et une feuille de papier blanc ! Tandis que l’on remettait ces menus objets aux moines stupéfaits, le juge ordonna à nouveau. — Que le moine agenouillé sur le degré de gauche vienne se placer à gauche de l’estrade. Celui sur le degré de droite, à droite de l’estrade. Quant à toi, Pilier de la Foi, tourne-toi, et fais face à l’assistance ! Les trois moines se dirigèrent d’un pas lourd vers les places que le juge leur avait attribuées. Alors le juge dit d’un ton péremptoire : 80
— Agenouillez-vous et tracez pour la cour un dessin de cette statue d’or ! Des murmures étonnés montèrent de l’assistance. — Silence ! hurlèrent les sbires. Les trois moines peinèrent un long moment sur leur ouvrage. De temps en temps ils grattaient leur crâne chauve, et la sueur coulait de leur front. — Qu’on m’apporte ces feuilles de papier ! ordonna enfin le juge au chef des sbires. Mais dès qu’il eut jeté un rapide coup d’œil sur les trois dessins, le juge les repoussa avec mépris au bord de la table. Comme ils voltigeaient vers le sol, chacun put se rendre compte qu’ils étaient tous très différents. Sur le premier, la déesse avait quatre bras et trois têtes, sur le deuxième huit bras, tandis que sur le troisième on avait représenté une silhouette de forme humaine, tenant un enfant embrassé. — Ces malfaiteurs se sont moqués de la justice ! tonna le juge d’une voix terrible. Qu’on leur donne dix coups de canne ! Les sbires dénudèrent le dos des moines et les jetèrent sur le sol, face en avant. Le bambou siffla dans l’air. Les moines poussèrent des hurlements lorsque le bambou déchira leur chair. Mais les sbires, impassibles, continuèrent de frapper jusqu’à ce que leurs victimes aient reçu leur compte. Les moines, incapables de marcher, furent traînés hors de la salle par quelques spectateurs indulgents. Le juge prononça alors d’une voix solennelle : — Au moment où ces trois moines criminels firent leur entrée, je m’apprêtais à vous avertir que toute fausse déposition contre Tsien serait sévèrement punie. Que le sort réservé à ces trois moines vous serve d’avertissement ! « J’ajoute que l’état de siège est levé dans tout le district ! Sur ces mots, le juge se tourna vers le sergent Hong et lui chuchota quelque chose à l’oreille. Le sergent quitta précipitamment la salle. Il revint peu après et fit un signe de tête approbateur à l’intention du juge. — Donne l’ordre au geôlier, dit le juge à voix basse, de m’avertir dès que Tsien aura repris connaissance, même en plein milieu de la nuit ! 81
Le juge leva son martelet et il allait clore la séance lorsqu’il remarqua une certaine agitation à l’entrée de la salle. Un jeune homme faisait des efforts désespérés. Pour se frayer un chemin dans la foule. Le juge fit un signe à deux sbires qui escortèrent le nouveau venu jusqu’au pied du tribunal. Lorsque le jeune homme essoufflé s’agenouilla devant le juge, celui-ci reconnut le candidat Ting avec lequel il avait pris le thé, deux jours auparavant. — Votre Excellence ! s’écria le candidat Ting, Wu a lâchement assassiné mon père !
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8 UN GÉNÉRAL TROUVE LA MORT DANS SA BIBLIOTHÈQUE. LE JUGE TI SE REND SUR LES LIEUX DU CRIME. LE JUGE TI SE RENVERSA dans son fauteuil, puis il croisa lentement ses mains dans ses manches et dit : — Racontez-moi quand et comment le meurtre a été découvert ! — Hier soir, commença le candidat Ting, nous célébrions le soixantième anniversaire de mon vénéré père. Toute la famille était réunie pour le banquet dans la grande salle de notre maison et nous étions tous de la plus belle humeur. Il était près de minuit, quand mon père se leva et quitta la table. Il nous expliqua qu’il désirait se retirer dans sa bibliothèque pour écrire, en ce grand jour de fête, la préface de son histoire des guerres frontalières. Je l’accompagnai jusqu’à la porte de sa bibliothèque puis m’agenouillai devant lui et lui souhaitai une bonne nuit. Mon père ferma alors la porte et je l’entendis très nettement tirer le verrou et poser la barre. « Hélas ! C’était la dernière fois que je voyais mon vénéré père en vie ! Ce matin, notre intendant frappa à la porte de la bibliothèque pour l’avertir que son petit déjeuner était prêt. Il frappa plusieurs fois de suite et, comme mon père ne répondait pas, il vint me chercher. Craignant qu’il n’ait eu un malaise pendant la nuit, nous enfonçâmes un des panneaux de la porte avec une hache. « Mon père gisait écroulé sur son bureau. Je crus qu’il dormait et lui touchai doucement l’épaule. Je compris immédiatement qu’il était mort. Le manche d’un petit poignard sortait de sa gorge. 83
« Aussitôt je me précipitai au tribunal pour annoncer que Wu avait lâchement assassiné mon pauvre père sans défense ! Je supplie Votre Excellence de venger cet horrible méfait ! Le candidat Ting éclata en sanglots et toucha le sol de sa tête de nombreuses fois. Pendant un court moment, le juge resta silencieux, les sourcils froncés. Puis il reprit : — Ressaisissez-vous, candidat Ting ! Ce tribunal va immédiatement ouvrir une enquête ! Dès que mon escorte sera prête, je me rendrai sur les lieux du crime. Soyez assuré que justice sera rendue ! Le juge abattit son martelet sur la table et annonça que l’audience était close. Il se leva et regagna son cabinet de travail situé derrière l’écran. Les sbires eurent quelque difficulté à faire évacuer la salle d’audience. Les spectateurs étaient engagés dans de vives discussions. Chacun ne tarissait plus d’éloges sur le nouveau magistrat et admirait la perspicacité avec laquelle il avait démasqué la fourberie des trois moines cupides. Le caporal Ling avait assisté à l’audience en compagnie de deux jeunes soldats. Comme il rattachait sa ceinture, il fit remarquer : — Ce juge est un homme bien impressionnant, sans avoir, bien évidemment, la stature de nos deux lieutenants Ma Jong et Tsiao Taï. Mais, pour ça, il faut en avoir passé des années à l’armée ! Un des soldats, dont les yeux pétillaient de malice, demanda : — Le juge nous a annoncé que l’état de siège était levé. C’est donc que les unités cantonnées à Lan-fang sont reparties cette nuit. Plutôt bizarre, non ! Je n’ai jamais vu dans cette ville d’autres soldats que les nôtres ! Le caporal lui jeta un regard condescendant et répliqua d’un ton sévère : — Un simple soldat n’a pas à se mêler de haute stratégie ! Mais comme tu ne m’as pas l’air trop bête, je vais te révéler un secret ! Sache que ce régiment n’était que de passage à Lanfang, en tournée d’inspection sur toute la frontière. C’est un 84
secret militaire très important que je te confie là ! Un mot de tout ça, et je te fais trancher la tête ! — Mais comment tous ces soldats ont fait pour quitter la ville sans être vus de personne, caporal ? — Soldat, répondit fièrement le caporal, rien n’est impossible à notre armée impériale ! Est-ce que je t’ai déjà raconté notre traversée du fleuve Jaune ? Il n’y avait ni pont ni bac, mais notre général était décidé à traverser. Aussi, deux mille de nos braves sautèrent dans l’eau en se tenant par la main de manière à former deux rangs. Entre eux se glissa un autre millier de soldats, tenant leur bouclier au-dessus de leur tête. Et notre général traversa ce pont de fer au galop ! Le jeune homme se dit que c’était vraiment l’histoire la plus invraisemblable qu’il ait jamais entendue. Mais connaissant la nature irascible du caporal, il approuva respectueusement d’un sonore « Formidable, monsieur ! » et les deux hommes quittèrent la salle, suivis des derniers spectateurs. Dans l’avant-cour, douze sbires entouraient le palanquin officiel du juge tandis que deux soldats tenaient par la bride les chevaux du sergent Hong et de Tao Gan. Le juge Ti sortit de son cabinet, toujours revêtu de sa robe officielle et le sergent l’aida à monter dans la chaise. Puis les deux lieutenants enfourchèrent leurs montures. En tête du cortège marchaient deux sbires portant au bout de longues perches un panneau sur lequel on pouvait lire en gros caractères : LE TRIBUNAL DE LAN-FANG Ils étaient précédés de deux coureurs qui frappaient des gongs portatifs en criant : « Place ! Place ! Son Excellence le magistrat approche ! » Les badauds s’écartèrent respectueusement. Mais dès qu’on aperçut le palanquin du juge Ti, de bruyantes acclamations montèrent de la foule. — Longue vie à notre magistrat ! Le sergent Hong qui trottait à côté de la chaise se pencha vers la fenêtre et fit remarquer tout joyeux : 85
— Quelle différence avec l’accueil qu’on nous avait réservé il y a trois jours, Votre Excellence ! Le juge Ti esquissa un demi-sourire. Ils arrivèrent bientôt devant une imposante bâtisse. Le jeune Ting les attendait dans la première cour. Comme le juge descendait de son palanquin, un homme âgé, le visage orné d’une petite barbiche, vint à sa rencontre et se présenta comme étant le contrôleur des décès. En temps normal, c’était un apothicaire bien connu des habitants de Lanfang. Le juge Ti fit savoir qu’il désirait se rendre immédiatement sur les lieux du meurtre. Pendant ce temps, Fang accompagné de six sbires, transformerait la grande salle en salle d’audience provisoire et prendrait les dispositions nécessaires pour l’autopsie. Le candidat Ting invita le juge Ti et ses lieutenants à le suivre. Il les entraîna par un long couloir sinueux jusqu’à l’arrière-cour où ils purent admirer un charmant petit jardin agrémenté de rochers artificiels et d’un bassin de poissons rouges. Les portes de la salle étaient ouvertes et ils aperçurent les serviteurs en train d’entasser les meubles dans un coin. Le candidat Ting ouvrit sur la gauche une petite porte, et les précéda à nouveau dans un couloir obscur qui menait à une minuscule cour entourée d’un haut mur. Une petite porte, dont l’un des panneaux avait été enfoncé, se détachait sur l’un des côtés de cette enceinte. Ting la poussa d’un coup sec et s’effaça pour laisser passer le juge. Une étouffante odeur de bougies éteintes flottait dans l’air. Le juge Ti franchit le seuil et jeta un regard circulaire à la bibliothèque du gouverneur. C’était une pièce octogonale. Quatre petites fenêtres garnies de papier coloré s’ouvraient dans le haut du mur et laissaient doucement filtrer la lumière. Elles étaient surmontées de minuscules jours grillagés qui constituaient l’unique aération de la pièce, et c’était avec la porte les seules ouvertures dans le mur. Un homme maigre, revêtu d’une robe d’intérieur de brocart vert, gisait immobile sur le grand bureau en bois d’ébène, situé 86
en face de la porte, au milieu de la pièce. Sa tête était appuyée sur son avant-bras gauche, et son bras droit posé à plat sur le bureau tenait encore entre ses doigts un pinceau de laque rouge. Une calotte de velours noir était tombée par terre et découvrait les longs cheveux gris du vieux général. Sur le bureau étaient rangés les objets habituels. Dans un coin, quelques fleurs fanées ornaient un vase de porcelaine bleu. Un chandelier de cuivre était posé de chaque côté du mort et les deux bougies étaient entièrement consumées. Le juge Ti contempla les étagères qui couraient le long des murs et dit à Tao Gan : — Un panneau secret se cache peut-être dans ces murs. Je veux que tu les examines soigneusement ainsi que les fenêtres et ces petites ouvertures nichées tout en haut ! Tandis que Tao Gan enlevait sa robe pour pouvoir grimper sur les étagères, le juge ordonna au contrôleur des décès de procéder au premier examen du défunt. Le contrôleur des décès lui tâta d’abord les épaules et les bras. Puis, il essaya de lui redresser la tête. Mais le corps était déjà rigide et il dut le faire basculer sur le fauteuil pour voir le visage du mort. Les yeux du vieux général, grands ouverts, regardaient fixement le plafond. Les traits de son visage, émacié et ridé, étaient figés dans une expression de stupeur. De son cou décharné sortait une fine lame, d’un demi-pouce d’épaisseur, et dont la poignée étrange, en bois ordinaire, n’était guère plus épaisse et plus longue que la lame de quelques centimètres. Le juge Ti croisa les bras et porta son regard sur le mort. Au bout de quelques instants, il ordonna au contrôleur des décès : — Retirez ce couteau ! C’était une opération délicate. Le contrôleur des décès eut toutes les peines du monde à attraper le manche si minusculement petit, et ce n’est qu’en le tenant entre le pouce et l’index qu’il réussit à retirer l’arme de la plaie. La lame n’avait pas pénétré de plus d’un demi-centimètre. Il enveloppa le poignard dans une petite feuille de papier huilé et déclara :
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— Le sang est maintenant coagulé et le corps tout à fait rigide. La mort est probablement survenue tard dans la nuit. Le juge fit un signe d’assentiment et fit observer : — Après avoir posé la barre contre la porte, le général retira ses habits de fête et sa coiffe qu’il suspendit soigneusement. Ensuite, il revêtit sa robe d’intérieur et alla s’installer derrière son bureau. Il prépara l’encre et humecta son pinceau. L’assassin n’a pas dû attendre très longtemps pour frapper car le général n’avait encore écrit que deux lignes quand il fut brusquement interrompu. « Ce qui me paraît étrange dans toute cette histoire, c’est qu’il n’a dû s’écouler que quelques secondes entre le moment où le général a aperçu son assassin et celui où ce dernier lui enfonça son poignard dans la gorge. Notre victime n’a même pas eu le temps de reposer son pinceau ! — Il y a plus étrange encore, Votre Excellence ! intervint Tao Gan. En effet, je ne comprends pas comment l’assassin est entré dans cette pièce et encore moins comment il en est sorti ! Le juge fronça les sourcils. — Cette porte est la seule voie d’accès pour entrer dans cette pièce, poursuivit Tao Gan. J’ai examiné les murs, les petites fenêtres, les étagères et les ouvertures grillagées. J’ai également sondé la porte. Aucun panneau secret ! Je n’ai rien trouvé ! Tout en jouant avec sa moustache, le juge demanda au candidat Ting : — L’assassin n’aurait-il pas pu s’introduire dans cette pièce un peu avant ou après le moment où est entré votre père ? Le candidat Ting qui, les yeux fixes, était resté dans l’embrasure de la porte, se ressaisit et répondit : — C’est impossible, Votre Excellence ! Mon père déverrouilla lui-même la porte. Un court instant, il resta devant tandis que je m’agenouillais devant lui pour lui dire bonsoir. Notre intendant se trouvait derrière moi. Quand je me levai, mon père entra dans sa bibliothèque et ferma la porte à clef derrière lui. Personne n’a donc pu entrer avant ou après dans cette pièce, puisque mon père était le seul à en posséder une clef. Le sergent Hong se pencha vers le juge et lui murmura à l’oreille : 88
— Il faut faire venir cet intendant, Noble Juge. Même en admettant que l’assassin ait pu se glisser à l’intérieur d’une manière ou d’une autre, sans qu’on l’aperçoive, cela ne nous explique toujours pas comment il a pu sortir de cette pièce. Car on a trouvé la porte verrouillée de l’intérieur ! Le juge acquiesça d’un signe de tête et se tournant vers le candidat Ting : — Vous semblez fermement convaincu de la culpabilité de Wu dans cette affaire. Pouvez-vous m’indiquer un indice qui prouverait sa présence dans cette pièce au moment du crime ? Ting promena lentement son regard autour de lui. Il secoua la tête et répondit avec tristesse : — Wu est un homme intelligent, Votre Excellence, il n’aura rien laissé au hasard. Mais je suis sûr qu’une enquête approfondie apportera les preuves de sa culpabilité. — Qu’on transporte le corps du général dans la grande salle ! ordonna le juge. Accompagnez-les, candidat Ting, et veillez à ce que tout soit prêt pour l’autopsie.
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9 LE JUGE TI RESTE SEUL SUR LES LIEUX DU CRIME. L’AUTOPSIE RÉVÈLE LES CAUSES DU DÉCÈS. LORSQUE LE CANDIDAT TING eut quitté la pièce, le juge Ti ordonna au sergent Hong : — Fouille les vêtements de la victime ! Le sergent examina d’abord les manches de la robe. De la droite, il retira un mouchoir et un petit étui de brocart qui contenait un cure-dent et un cure-oreille. De la gauche, une grande clef ouvragée, et une petite boîte en carton. Ensuite il examina la ceinture et en retira un deuxième mouchoir. Le juge Ti ouvrit la boîte en carton. Elle contenait neuf prunes sucrées soigneusement disposées en trois rangées. Ces fruits confits étaient une célèbre spécialité de Lan-fang. Sur le couvercle, on avait collé un petit morceau de papier rouge qui portait l’inscription : « Avec mes félicitations respectueuses ». Le juge soupira et reposa la petite boîte sur la table. Le contrôleur des décès retira le pinceau des doigts crispés et raides du mort. Puis deux sbires entrèrent et emportèrent le corps du général sur une litière en bambou. Le juge s’installa dans le fauteuil de la victime. — Rejoignez les autres dans la grande salle ! ordonna-t-il. Je vais rester ici encore un petit moment.
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LE JUGE TI DANS LA BIBLIOTHÈQUE DU GÉNÉRAL TING Une fois seul, le juge se renversa dans son fauteuil et contempla songeur les étagères où s’empilaient livres et documents. De chaque côté de la porte était accrochée une peinture sur soie surmontée d’un écriteau sur lequel on pouvait lire : « Chambre de méditation ». De toute évidence, c’était le nom que le vieux général avait donné à sa bibliothèque. Le juge Ti examina les fournitures soigneusement disposées sur le bureau. Il admira d’abord la très belle pierre pour délayer les encres et le porte-pinceau en bambou finement ciselé, puis le porte-eau en porcelaine rouge sur lequel on pouvait également lire l’inscription « Chambre de méditation » en caractères bleus. Tous ces objets avaient apparemment été fabriqués spécialement pour le général Ting. À côté était posée une tablette d’encre sur un petit support en jade sculpté. À gauche, le juge remarqua deux presse-papiers en bronze sur lesquels était à nouveau gravée une inscription : « Les saules empruntent leur forme à la brise du printemps ; les vagues dérobent leur grâce à la lune d’automne. » Ce couplet poétique était signé « L’Ermite du bois de bambous ». Ce devait être,
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supposa le juge, le nom de plume d’un des amis du général, celui précisément qui lui avait offert ces presse-papiers. Il prit le pinceau dont s’était servi le mort. C’était un exemplaire précieux avec une longue brosse en poil de loup et un manche en laque rouge sculpté. Il portait l’inscription : « Récompense au soir de la vie », à côté de laquelle on distinguait à peine, gravée dans une écriture fine et élégante : « Avec mes félicitations respectueuses au moment où s’achèvent les six cycles. Le Séjour du Repos. » Ce pinceau était donc lui aussi un cadeau d’anniversaire d’un autre ami du général. Le juge reposa le pinceau et examina avec la plus grande attention le papier sur lequel la victime avait écrit d’une main ferme ces deux dernières lignes : Préface. Les témoignages historiques remontent loin dans le passé. Nombreux sont les hommes célèbres qui ont su préserver pour la postérité les événements qui ont marqué les anciennes dynasties. La phrase était complète, se dit le juge. Le général n’avait donc pas été dérangé au moment où il écrivait. Il devait réfléchir à la phrase suivante quand son meurtrier avait frappé. Une fois encore le juge reprit le pinceau laqué rouge et admira le dessin compliqué des nuages et des dragons gravés sur le manche. Il fut frappé par le silence qui régnait dans cette bibliothèque isolée du monde extérieur et où aucun bruit ne pénétrait. Soudain, une frayeur incontrôlable s’empara de lui. Il était assis dans le fauteuil du mort, il occupait la même position que le général quand il avait été assassiné. Le juge leva vivement les yeux. Il reçut un choc en voyant que la peinture sur soie près de la porte était accrochée de travers. Une terrible angoisse l’étreignit. Était-ce par un panneau secret dissimulé derrière ce tableau que l’assassin avait pénétré dans la pièce et planté son poignard dans la gorge du général ? L’idée qu’il était à la merci du meurtrier enflamma l’imagination du juge. Il gardait les yeux fixés sur la peinture
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s’attendant à la voir bouger d’un instant à l’autre et dévoiler une forme menaçante. Faisant un effort sur lui-même, le juge réussit à vaincre sa peur. Il se ressaisit et songea que Tao Gan n’aurait jamais négligé un endroit aussi susceptible de dissimuler un passage secret. Ce ne pouvait être que lui qui avait laissé la peinture penchée après avoir examiné le mur derrière. Le juge essuya la sueur froide qui perlait sur son front. Le sentiment d’angoisse qui l’étouffait avait disparu, mais il ne pouvait se débarrasser de l’impression combien inquiétante que le meurtrier était tout près. Il humecta alors le pinceau dans le porte-eau et comme il se penchait pour l’essayer, il remarqua que le chandelier à droite le gênait. Le juge allait le repousser sur le côté quand il arrêta brusquement sa main. Il se renversa dans le fauteuil et contempla songeur le chandelier. Après avoir écrit ces deux premières lignes, la victime s’était apparemment arrêtée quelques instants pour approcher le chandelier. Mais ce n’était pas pour mieux voir ce qu’il écrivait, car, dans ce cas, il aurait poussé le chandelier sur la gauche. Son regard avait sans doute été attiré par quelque chose. Qu’il avait voulu examiner de plus près à la lumière. C’est le moment qu’avait choisi l’assassin pour frapper. Le juge Ti fronça les sourcils. Il reposa le pinceau, prit le chandelier et l’examina soigneusement. Mais, comme il ne découvrait aucun détail particulier, aucun indice, il remit dépité l’objet à sa place. Le juge, dubitatif, secoua la tête. Puis il se leva d’un bond et sortit de la bibliothèque. Comme il passait devant les deux sbires en faction dans le couloir, il leur ordonna de surveiller étroitement la bibliothèque et de ne laisser personne en approcher tant que le panneau cassé n’aurait pas été réparé et la porte scellée. Dans la grande salle, tout était en ordre. Le juge Ti prit place dans ce tribunal provisoire. Le corps du général était étendu devant lui sur des nattes de jonc.
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Après le témoignage du candidat Ting, confirmant que c’était bien le corps de son père, le juge Ti ordonna au contrôleur des décès de procéder à l’autopsie. Celui-ci dévêtit le mort avec précaution. Le corps amaigri du général était maintenant impudiquement exposé à tous les regards. Le candidat Ting se voila le visage avec la manche de sa robe tandis que les scribes et les sbires assistaient en silence au déroulement de l’opération. Le contrôleur des décès s’agenouilla près du corps qu’il examina centimètre par centimètre. Il consacra une attention particulière aux centres vitaux et lui palpa le crâne. Avec une cuillère en argent, il lui ouvrit la bouche et inspecta la langue et la gorge. Son examen terminé, il se releva et fit son rapport au juge : — La victime était apparemment en bonne santé, et ne souffrait d’aucun trouble physique. Sur les bras et les jambes, on remarque cependant de petites taches décolorées de la taille d’une petite pièce en cuivre et la langue est couverte d’une écume grise et épaisse. Ce n’est pas sa blessure à la gorge qui a provoqué la mort du général mais un poison violent qui fut introduit dans sa gorge au moyen de ce poignard. Les auditeurs ouvraient des yeux ronds. Le candidat Ting laissa retomber son bras et regardait horrifié le corps de son père. Le contrôleur des décès retira le petit poignard du papier où il était enveloppé et le déposa sur la grande table du tribunal. — Votre Excellence voudra bien remarquer, dit-il, que la pointe révèle non seulement des marques de sang séché mais également des traces d’une autre substance : le poison ! Le juge attrapa le petit poignard par le manche, et examina les taches brun foncé concentrées autour de la pointe. — Savez-vous de quel poison il s’agit ? demanda le juge. Le contrôleur des décès secoua la tête en souriant. — Nous n’avons aucun moyen, Votre Excellence, de déterminer la nature d’un poison administré par voie externe. Seuls nous sont bien connus les poisons utilisés par voie interne ainsi d’ailleurs que leurs symptômes. Mais les poisons de ce 94
type, injectés à l’aide d’un poignard, sont très rares. Je puis seulement vous dire que la couleur et la forme des taches sur le corps de la victime sembleraient suggérer que l’on ait affaire au poison de quelque reptile venimeux. Le juge n’insista pas. Il recopia sur un formulaire officiel la déclaration du contrôleur des décès, lui ordonna de la lire et d’apposer l’empreinte de son pouce au bas de la feuille. — Vous pouvez maintenant rhabiller le corps et le mettre en bière, dit-il. Qu’on fasse venir l’intendant ! Tandis que les sbires recouvraient le corps d’un linceul et le reposaient sur la litière, l’intendant entra dans la salle et se mit à genoux devant le juge. — Vous êtes responsable, dit le juge, de la bonne marche de cette maison. Racontez-moi exactement ce qui s’est passé hier soir en commençant par le banquet. — Le grand banquet en l’honneur de Son Excellence, commença l’intendant, s’est déroulé ici même. Le général présidait la table. « À ses côtés, étaient assis sa Seconde, sa Troisième et sa Quatrième Épouse, le jeune maître Ting et son épouse, et deux jeunes cousins de la Première Épouse du général, décédée il y a maintenant dix ans. « Un orchestre, engagé à cette occasion, jouait dehors sur la terrasse. Mais les musiciens sont partis deux bonnes heures avant que le général quitte la table. « Il était presque minuit quand notre jeune maître porta un toast. Puis le général se leva et déclara qu’il désirait se retirer dans sa bibliothèque. Notre jeune maître accompagna son père et je les suivis avec un chandelier garni d’une bougie allumée. « Le général m’ouvrit la porte de sa bibliothèque. J’entrai et allumai à l’aide de la bougie que j’avais emportée les deux chandeliers posés sur son bureau. Je peux certifier à Votre Honneur qu’à ce moment-là la pièce était vide. Quand j’en ressortis, le jeune maître était agenouillé devant son père et lui souhaitait bonne nuit. Puis il se leva, le général le remercia et remit la clef dans sa manche gauche. Il entra dans la pièce et referma la porte derrière lui. Aussi bien mon jeune maître que
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moi-même avons clairement entendu la barre cogner contre la porte ! Voilà toute la vérité, Votre Excellence ! Le juge fit signe au premier scribe de donner lecture des notes qu’il avait prises sur la déclaration de l’intendant. Celui-ci confirma que c’étaient bien les termes qu’il avait employés et apposa l’empreinte de son pouce au bas de la feuille. Le juge renvoya alors l’intendant et demanda au candidat Ting : — Qu’avez-vous fait ensuite ? Ting parut embarrassé et hésitait à répondre. — Répondez à ma question ! dit le juge d’un ton sévère. — Pour vous dire la vérité, répondit Ting en bafouillant, je me suis violemment disputé avec ma femme. Je m’étais directement retiré dans mes appartements privés, quand elle m’accusa de lui avoir manqué d’égards au cours du repas. Elle me reprocha de m’être moqué d’elle devant les autres femmes. Malgré la brutalité de ses propos, notre fête m’avait épuisé, et je ne me sentais pas la force d’entamer une querelle. Assis sur mon lit, je bus une tasse de thé chaud tandis que deux servantes déshabillaient ma femme. Puis comme elle se plaignait de maux de tête, l’une d’entre elles lui massa les épaules pendant une demi-heure. Enfin, nous nous couchâmes. Le juge enroula le papier sur lequel il avait pris ses notes et déclara d’un air détaché : — Je n’ai encore trouvé aucune preuve qui établisse un lien entre Wu et ce crime. — Je conjure Votre Excellence, s’écria le candidat Ting, de soumettre l’assassin à l’épreuve du chevalet ! Alors ce vil manieur de pinceaux sera bien forcé d’avouer comment il s’y est pris pour commettre son horrible forfait ! Le juge se leva et déclara que l’enquête préparatoire était close. Sans ajouter un seul mot, il regagna l’avant-cour où l’attendait son palanquin. Tandis qu’il montait dans sa chaise, le candidat Ting s’inclina profondément, l’air implorant. De retour au Yamen, le juge Ti se rendit directement à la prison, où le gardien lui apprit que Tsien Mo était toujours sans connaissance.
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Le juge lui ordonna d’aller chercher un médecin. Il fallait que ce dernier fasse tout ce qui était en son pouvoir pour ranimer Tsien. Puis, suivi de Tao Gan et du sergent Hong, il se rendit dans son cabinet. Il ordonna au sbire de lui apporter une théière de thé chaud et tout en buvant une tasse de ce réconfortant breuvage, il se renversa dans son fauteuil. Il caressa lentement sa barbe et déclara : — C’est un meurtre bien extraordinaire ! Car, mis à part le mobile et l’identité de l’assassin, nous nous trouvons confrontés à deux problèmes pratiques d’une effroyable complexité. Premièrement, comment le meurtrier a-t-il pu entrer et sortir de cette pièce barricadée ? Ensuite, comment a-t-il réussi à enfoncer cette arme très étrange dans le cou de la victime ? Perplexe, le sergent Hong secoua la tête. Tao Gan contempla d’un regard scrutateur le petit poignard et tout en tripotant les trois poils qui poussaient sur sa joue gauche, avança prudemment : — Un instant, Votre Excellence, j’ai cru entrevoir la solution de cette affaire. À l’époque où je vadrouillais dans les provinces du Sud, j’entendis raconter de nombreuses histoires sur les barbares qui vivaient dans les montagnes et leur habileté à chasser avec une sarbacane. C’est pourquoi j’ai pensé que ce petit poignard avec son étrange manche tabulaire avait pu aussi être envoyé dans le cou du général à l’aide d’un instrument de ce genre depuis une des petites ouvertures grillagées dans le mur. « Mais par la suite je découvris que l’angle selon lequel l’arme avait pénétré dans la gorge de la victime flanquait par terre ma brillante théorie. Pour cela, il aurait fallu que l’assassin soit assis sous la table ! D’autre part, un mur plus haut et aveugle regarde directement la paroi du fond de la bibliothèque. Impossible donc d’y appuyer la moindre échelle ! Le juge Ti but quelques gorgées de son thé, se tut un instant et répondit : — Tu as raison ! Il nous faut écarter l’hypothèse de la sarbacane. D’autre part, comme tu nous l’as admirablement démontré, le poignard n’a pu être enfoncé directement dans la
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gorge de la victime ! Même un enfant ne pourrait pas tenir dans sa main un manche aussi petit ! « J’attire également votre attention sur la forme inhabituelle de la lame. Néanmoins, notre enquête n’est pas assez avancée pour que nous puissions en tirer des conclusions. Tao Gan, tu vas me faire faire une réplique de ce poignard, en bois, pour que je puisse l’étudier sans danger ! Mais toi, sois prudent en maniant cet objet ! Seul le Ciel sait quel poison macule la pointe ! — Je crois, Noble Juge, fit remarquer le sergent Hong, que nous aurions tout intérêt à examiner d’un peu plus près tous les faits qui se rattachent à cet assassinat. C’est pourquoi je propose que nous entendions ce Wu au plus vite. Le juge fit un signe d’assentiment. — J’allais justement vous proposer de rendre une petite visite surprise à notre peintre, répliqua le juge. Nous avons eu la même idée en même temps, sergent ! Comme le juge se levait, le geôlier entra comme un fou dans le cabinet. — Votre Excellence, s’écria-t-il essoufflé, Tsien Mo vient de reprendre connaissance, mais j’ai bien peur qu’il ne soit en train de rendre l’âme ! Suivi de Tao Gan et du sergent Hong, le juge se précipita à la prison. Tsien Mo était étendu sur un banc de bois dans sa cellule. Le geôlier avait posé un chiffon imbibé d’eau froide sur son front. Ses yeux étaient fermés et sa respiration irrégulière. Le juge se pencha vers lui. Tsien ouvrit les yeux et les leva vers le juge. — Tsien Mo, lui chuchota instamment le juge, réponds-moi ! Qui a tué le magistrat Pan ? Les yeux brûlants, Tsien regarda le juge. Il remua faiblement les lèvres, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Au prix d’un effort surhumain, il réussit à articuler un son très faible, puis sa voix s’éteignit. Brusquement un horrible spasme agita tout son corps. Il ferma les yeux et allongea son immense carcasse comme s’il cherchait une position plus confortable. Puis il ne bougea plus. 98
Tsien Mo était mort. Le sergent Hong s’écria en proie à une vive excitation : — Il allait dire « Vous… » mais il n’a pas eu le temps d’achever sa phrase ! Le juge Ti se leva et hochant tristement la tête il dit : — Tsien Mo est mort avant d’avoir pu nous donner l’information dont nous avions tellement besoin ! Il regarda le corps immobile et ajouta d’une voix sourde : — Maintenant nous ne saurons jamais qui a assassiné le juge Pan ! Et sans ajouter un mot, il croisa ses mains dans ses larges manches, et regagna son cabinet.
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10 LE JUGE TI REND VISITE À UN JEUNE HOMME EXCENTRIQUE. IL ÉCHANGE AVEC SES LIEUTENANTS DES CONSIDÉRATIONS ARTISTIQUES. LE JUGE TI et le sergent Hong eurent quelque difficulté à trouver la demeure de Wu. Ils demandèrent dans plusieurs boutiques situées derrière le temple de dieu de la guerre, mais personne ne connaissait un homme du nom de Wu Feng. Brusquement, le juge Ti se souvint que ce dernier habitait au-dessus d’une boutique de vin appelée Printemps Éternel. Cet estaminet était célèbre pour la qualité de ses vins. Un galopin qui baguenaudait alentour les entraîna dans une rue latérale où ils aperçurent une bannière rouge sur laquelle on pouvait lire Printemps Éternel et qui flottait au vent. La façade ouvrait sur l’extérieur et un haut comptoir séparait la boutique de la rue. À l’intérieur, des étagères chargées de cruches à vin couraient le long des murs. Les étiquettes rouges collées sur ces récipients en terre ventrus vantaient la qualité exceptionnelle de leur breuvage. Le propriétaire, un homme à l’air aimable et aux joues rondes, se tenait derrière son comptoir et regardait distraitement dans la rue en se curant les dents. Le juge et le sergent Hong contournèrent le comptoir et allèrent s’asseoir à une petite table carrée à l’intérieur. Le juge commanda un cruchon de bon vin et, tandis que le propriétaire nettoyait la table, il lui demanda comment se portaient ses affaires. L’autre haussa les épaules. — Rien de trop ! répondit-il. Mais tout ne va pas si mal, et comme je dis toujours : juste assez vaut mieux que trop peu ! 100
— Vous n’avez personne pour vous donner un coup de main ? s’enquit le juge. Le propriétaire tourna le dos à son interlocuteur pour sortir quelques légumes salés d’un pot qui se trouvait par terre, et les mit sur une assiette qu’il posa sur la table. — Cela m’arrangerait bigrement d’avoir un aide. Mais une bouche affamée accompagne toujours deux bras vigoureux ! C’est pourquoi je préfère me débrouiller seul ! Mais que faitesvous dans cette ville, Nobles Étrangers ? — Nous sommes de passage, répondit le juge. Nous sommes des marchands de soie de la capitale. — Pas possible ! s’écria l’autre. Dans ce cas, il faut absolument que vous fassiez la connaissance de mon nouveau locataire, un certain monsieur Wu, qui vient lui aussi de notre grande capitale ! — Ce monsieur Wu est aussi marchand de soie ? demanda le sergent. — Non, répondit le propriétaire. C’est une espèce d’artiste peintre. C’est pas que je m’y connaisse beaucoup, mais j’ai entendu dire une fois qu’il était très fort. C’est heureux d’ailleurs, car il travaille à sa peinture du matin au soir ! Et, se dirigeant vers l’escalier, il appela d’une voix tonitruante : — Monsieur Wu, il y a en bas deux messieurs qui apportent des nouvelles fraîches de la capitale ! On entendit une voix répondre : — Impossible d’abandonner mon travail maintenant ! Mais qu’ils montent ! Le juge consola le marchand de vin qui visiblement était déçu en lui laissant un gros pourboire sur la table et, suivi du sergent, il gravit l’escalier en bois. L’étage supérieur consistait en une grande pièce, éclairée devant et derrière par de larges fenêtres dont les ouvertures étaient garnies d’un fin papier de riz blanc.
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LE JUGE TI DANS LA PIÈCE DE WU FENG Un jeune homme, en vêtements excentriques, travaillait à un tableau représentant le terrible Juge noir de l’au-delà. Il portait une veste bariolée et sa tête était coiffée d’un turban de couleur criarde à la façon des barbares au-delà de la frontière. Le peintre avait étendu le morceau de soie auquel il travaillait sur une grande table située au milieu de la pièce. Le pan de mur entre les deux fenêtres était tapissé de tableaux achevés et montés provisoirement sur des rouleaux de papier tendus. Un canapé en bambou était appuyé contre le mur du fond. — Je vous en prie, asseyez-vous sur ce canapé, messieurs, dit le jeune homme, sans lever les yeux de son travail. J’ai encore un peu de peinture bleue à étaler, et si je m’arrête maintenant, elle ne séchera pas de manière égale. Le sergent Hong s’assit sur le canapé. Le juge Ti préféra rester debout et observa avec intérêt l’habileté avec laquelle le jeune homme maniait son pinceau. Son talent était indéniable, songea le juge, et pourtant certains détails étaient étranges, en particulier la manière dont il traitait les plis des vêtements et les visages des personnages. Comme il jetait un regard circulaire
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sur toutes les peintures accrochées au mur, il s’aperçut que l’on retrouvait à chaque fois la même conception insolite. Le jeune homme posa à la hâte une dernière touche, se redressa et commença à rincer son pinceau dans un godet en porcelaine, tandis qu’il dévisageait le juge avec attention. Puis, tout en remuant lentement son pinceau, il dit : — Ainsi Votre Excellence est notre nouveau magistrat ! Mais comme apparemment vous êtes venu incognito, ne nous embarrassons pas des formules de politesse d’usage ! Le juge Ti fut interloqué par ce discours tout à fait inattendu. — Qu’est-ce qui vous fait penser que je suis magistrat ? demanda-t-il. Le jeune homme sourit avec indulgence. Puis il lâcha son pinceau, croisa les bras et s’appuya contre la table de manière à regarder le juge bien en face. — Si je suis bien le portraitiste que j’imagine être, vous êtes pour moi, monsieur, le prototype parfait du juge. Je vous en prie, observez avec attention mon Juge infernal sur ce tableau. Vous auriez pu lui servir de modèle ! Bien que ce soit, je l’avoue, loin d’être un portrait flatteur ! Le juge laissa échapper un sourire. Il comprit qu’il ne servait à rien de chercher à abuser un jeune homme à l’esprit aussi alerte. — Vous ne vous trompez pas, je suis bien Ti Jen-tsie, le nouveau magistrat de Lan-fang, et voici un de mes lieutenants. Wu hocha lentement la tête et regardant le juge droit dans les yeux, il dit : — Votre nom est célèbre dans la capitale, monsieur. Mais que me vaut l’honneur de votre visite ? Je ne pense pas que vous soyez venu pour m’arrêter. Vous auriez laissé cette basse besogne à vos sbires ! — Qu’est-ce qui vous laisse penser, interrogea le juge, que vous pourriez être arrêté ? Wu repoussa son turban en arrière. — Ne m’en veuillez pas, monsieur, de négliger ainsi l’étiquette. Mais ne perdons pas de temps, c’est un bien précieux. Ce matin, on racontait partout que le vieux général Ting avait été assassiné. C’est d’ailleurs tout ce que méritait cet 103
horrible hypocrite. Mais, son sournois de fils est allé colporter à qui voulait bien l’entendre, que moi, le fils du commandant Wu, l’ennemi mortel du général Ting, avait depuis longtemps projeté de tuer son père. Il y a déjà deux lunes, le jeune Ting est venu fureter dans ce quartier pour obtenir du propriétaire de cette boutique des renseignements à mon sujet, et par la même occasion il en a profité pour colporter sur mon compte des calomnies imbéciles ! « Sans doute m’accuse-t-il aujourd’hui d’avoir assassiné son père ! Un magistrat ordinaire aurait immédiatement envoyé ses sbires m’arrêter. Mais vous, monsieur, avez la réputation d’être d’une perspicacité étonnante. Et c’est sans doute pour cette raison que vous avez jugé plus sage de venir vous rendre compte par vous-même de quoi j’avais l’air ! Le sergent Hong avait écouté les propos impertinents du peintre avec une irritation grandissante. À la fin, exaspéré, il bondit sur ses pieds et s’écria : — Noble Juge, l’insolence de ce misérable manieur de pinceaux est intolérable ! Le juge leva la main et dit avec un demi-sourire : — Monsieur Wu et moi nous nous comprenons parfaitement, sergent ! Pour ma part, j’éprouve un grand plaisir à l’écouter ! Le sergent se rassit et le juge poursuivit : — Vous avez parfaitement raison, mon ami. Maintenant, je serai aussi direct que vous l’avez été : pourquoi vous, le fils d’un célèbre général, êtes-vous venu vous enterrer à Lan-fang ? Wu regarda ses tableaux accrochés au mur. — Il y a cinq ans, répondit-il, j’ai passé mon premier examen de candidat aux examens littéraires. Puis, à la grande déception de mon père, je décidai d’arrêter mes études et de me consacrer entièrement à la peinture. Je travaillais alors avec deux maîtres célèbres dans la capitale, mais leur style ne me convenait pas. « Il y a deux ans, j’ai rencontré par hasard un moine qui arrivait de Khotan, le royaume satellite situé à l’extrémité ouest de l’Empire. Sa façon de peindre m’enthousiasma. Ses tableaux étaient pleins de vie et de couleurs étonnantes. Je compris alors que nos artistes chinois auraient tout intérêt à étudier ce style
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pour donner à notre art national un nouvel élan. Je décidai de devenir le pionnier de ce style novateur et partis pour Khotan. — Personnellement, coupa le juge d’un ton sec, je ne vois pas ce que l’on pourrait reprocher à notre art national et surtout ce qu’une nation barbare pourrait nous apprendre. Mais je ne prétends pas être un connaisseur en la matière ! Continuez ! — Je réussis finalement, reprit Wu, à extorquer la somme nécessaire pour mon voyage à mon brave père qui me laissa partir dans l’espoir que ce n’était qu’une folie de jeunesse et qu’un jour je reviendrais m’établir comme fonctionnaire dans la capitale. Il y a encore deux ans, la route en direction des royaumes de l’Ouest passait par Lan-fang. C’est pourquoi je me suis arrêté dans cette petite ville. Là, on m’apprit que la route du commerce avait été déplacée vers le Nord et que les plaines de l’Ouest n’étaient plus habitées que par des tribus ouïgoures, nomades sans art et sans culture. — Dans ce cas, interrompit le juge, pourquoi n’avez-vous pas quitté immédiatement ce district et poursuivi votre voyage vers le Nord ? Le jeune homme sourit. — C’est difficile à expliquer. Il faut vous avouer que je suis d’un naturel très paresseux et sujet à de brusques sautes d’humeur. Tout compte fait, je me sentais bien à Lan-fang et je me suis dit qu’après tout je pouvais très bien y rester quelque temps pour travailler. En outre, cette maison me convenait parfaitement. J’aime le vin et je ne pouvais pas trouver mieux que d’habiter sous le même toit qu’un marchand de ce délicieux breuvage. Ce brigand s’y entend pour dénicher un bon vin et sa cave soutient la comparaison avec celles de meilleures boutiques de la capitale ! Voilà pourquoi je suis resté ! Le juge ne fit aucun commentaire et enchaîna : — Et maintenant ma seconde question : où vous trouviezvous la nuit dernière entre la première et la troisième ronde de nuit ? — Ici même, répondit promptement le jeune homme. — Y a-t-il des témoins qui puissent le confirmer ? Wu hocha tristement la tête.
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— Non, répondit-il. Comment aurais-je pu savoir que le général serait assassiné cette nuit ! Le juge Ti se dirigea vers l’escalier et appela d’une voix de tonnerre le propriétaire. Quand il aperçut sa tête ronde au bas des degrés, il demanda : — Un détail, juste pour régler un différend entre amis. Pourriez-vous me dire si monsieur Wu est sorti hier soir ? L’homme se gratta la tête et répondit avec un large sourire : — Désolé, mon bon monsieur, mais je n’en sais rien ! Hier soir, il y avait tant de monde dans ma boutique que je serais bien incapable de vous dire si monsieur Wu est sorti ou non ! Le juge hocha la tête. Il tortilla un moment ses favoris puis reprit : — Le candidat Ting m’a raconté que vous aviez engagé des hommes pour espionner sa maison ! Wu éclata de rire. — C’est ridicule ! s’écria-t-il. Alors que j’ai toujours tout fait pour éviter ce général de parade ! Je n’aurais pas donné même une sapèque pour savoir ce qu’il faisait ! — De quoi votre père accusait-il le général Ting ? demanda le juge. Le visage de Wu devint grave. — Ce lâche, dit-il d’un ton amer, sacrifia la vie de tout un bataillon de l’armée impériale, de huit cents braves soldats uniquement pour se sortir d’une situation embarrassante. Ils se sont fait mettre en pièces par les barbares jusqu’au dernier ! Le général Ting aurait certainement été décapité si, juste à ce moment, n’avait régné parmi les troupes un vif mécontentement. Pour cette raison, les autorités ne voulaient pas que le crime de ce chien devienne public, et on lui a simplement ordonné de donner sa démission. Sans mot dire, le juge fit le tour de la pièce pour examiner l’œuvre de Wu. Toutes ses peintures représentaient des saints et des déesses bouddhistes, en particulier la déesse Kouan-Yin, qui revenait à plusieurs reprises, parfois seule, parfois entourée de divinités. Le juge se retourna. 106
— Si je puis répondre à la franchise par la franchise, commença-t-il, je ne vois pas en quoi votre prétendu style novateur est en progrès par rapport au style chinois traditionnel. Mais, ce n’est peut-être qu’une question d’habitude. Accepteriez-vous de me confier un de vos tableaux pour que je puisse l’étudier chez moi en toute tranquillité ? Wu jeta un regard étonné au juge. Après un instant d’hésitation il décrocha du mur une peinture de dimension moyenne qui représentait la déesse Kouan-Yin en compagnie de quatre autres divinités. Il l’étendit sur la table, prit le sceau (un petit bloc de jade blanc magnifiquement gravé) posé sur un petit socle en bois noir, l’humecta sur un tampon vermillon et apposa sa signature au bas du tableau. L’empreinte figurait une forme étrange, archaïque, du caractère Feng, son prénom. Puis il enroula la peinture et l’offrit au juge. — Et maintenant, vous m’arrêtez ? demanda le peintre. — Un bien lourd sentiment de culpabilité pèse sur vos épaules, me semble-t-il ! fit remarquer le juge d’un ton sec. Non, vous êtes libre ! Mais ne quittez pas cette maison jusqu’à nouvel ordre ! Bonne journée et merci pour la peinture ! Le juge fit un signe au sergent Hong et ils descendirent l’escalier. Le peintre s’inclina pour prendre congé, sans toutefois se donner la peine de les reconduire. Comme ils descendaient la rue principale, le sergent Hong éclata : — Ce chien insolent tiendrait un autre langage s’il se trouvait les poucettes aux mains devant l’estrade de Votre Excellence ! Le juge sourit. — Wu est un jeune homme particulièrement perspicace, ditil, mais il vient de commettre sa première erreur ! TAO GAN ET TSIAO TAÏ attendaient leur maître dans son cabinet. Ils avaient passé l’après-midi dans la maison de Tsien à rassembler des preuves concernant diverses affaires de chantage. Tao Gan confirma la déclaration faite devant le tribunal par Liu Wan-fang. Tsien Mo avait effectivement toujours réglé seul ses affaires importantes. 107
— Les deux conseillers m’ont tout l’air de n’avoir été que des potiches qui se contentaient de répondre « Oui » quand leur maître l’exigeait ! Après avoir avalé la tasse de thé que le sergent lui avait apportée, le juge Ti déroula la peinture de Wu et déclara : — Commençons notre enquête artistique ! Tao Gan, va accrocher cette peinture à côté du paysage du gouverneur Yu ! Le juge se renversa dans son fauteuil et compara pendant un moment les deux tableaux. — Ces deux peintures, dit-il enfin, détiennent la solution au testament du gouverneur et au meurtre du général Ting ! Le sergent Hong, Tao Gan et Tsiao Taï pivotèrent sur leur tabouret pour faire face aux peintures. Au même moment, Ma Jong entra et contempla éberlué ce spectacle insolite. — Assieds-toi, Ma Jong, ordonna le juge. Viens rejoindre notre brillante compagnie d’amateurs d’art ! Tao Gan s’était levé, et les deux mains dans le dos, était venu se placer devant le paysage du gouverneur Yu. Au bout de quelques instants il se retourna et secoua la tête. — Un moment, dit-il, j’ai cru qu’une inscription, en tout petits caractères se dissimulait entre les feuilles des arbres ou dans le contour des rochers. Mais rien ! il n’y a rien ! Songeur, le juge tirailla sur ses favoris. — Hier soir, dit-il j’ai contemplé ce paysage pendant une bonne partie de la nuit, et je l’ai examiné centimètre par centimètre. Je dois avouer que cette peinture déjoue toutes mes suppositions. À son tour, Tao Gan caressa sa moustache broussailleuse et demanda : — Ne serait-il pas possible, Votre Excellence, qu’un petit bout de papier se cache au dos de ce tableau entre le papier et la soie ? — J’ai également songé à cette éventualité, répondit le juge, et j’ai examiné le paysage du gouverneur à une violente lumière. Si un petit bout de papier avait été caché dans la doublure, je l’aurais vu !
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— Quand je vivais à Canton, continua Tao Gan, j’appris à encadrer les tableaux. Voulez-vous que je retire l’encadrement de cette peinture et que j’examine également le passement de brocart. De cette manière, je saurai immédiatement si les deux rouleaux fixés aux extrémités sont bien en bois massif. Le général aurait pu très bien y cacher un petit morceau de papier finement roulé à l’intérieur. — Si tu crois pouvoir ensuite redonner à ce rouleau sa forme originale, répondit le juge, vas-y. Mais une pareille cachette me semble bien banale pour un homme de l’intelligence du gouverneur ! Néanmoins nous n’avons pas le droit de négliger le moindre indice qui puisse nous aider à résoudre cette énigme ! « Avec la peinture de notre ami Wu, nous avons heureusement plus de chance ! Elle, au moins, contient une indication claire et nette ! Le sergent Hong ouvrit de grands yeux. — Mais comment est-ce possible, Votre Excellence ? C’est Wu lui-même qui a choisi cette peinture ! Le juge laissa échapper un demi-sourire. — Wu ne s’est pas rendu compte qu’il se trahissait, réponditil. Notre artiste a sans doute une piètre estime pour mon sens artistique, mais j’ai découvert dans sa peinture un détail révélateur qui lui a échappé ! Après avoir bu à petites gorgées une seconde tasse de thé, le juge ordonna à Ma Jong de faire venir le chef des sbires. Sans mot dire, il dévisagea quelques instants Fang avec gravité. — Je suis très content de ta fille, Orchidée Noire, dit-il enfin avec bienveillance. Ma première épouse m’a dit qu’elle était intelligente et travailleuse. Le chef des sbires s’inclina profondément. — Aussi, poursuivit le juge, c’est à contrecœur que je devrais me résoudre à l’éloigner de ma maison où elle se trouve en sécurité. D’autant que jusqu’ici nous sommes toujours sans nouvelle de ta fille aînée, Orchidée Blanche. Pourtant, ta cadette me paraît la personne la plus qualifiée pour remplir une mission très délicate. En effet, à l’occasion des funérailles du général, la maison Ting va connaître une telle agitation qu’il leur faudra 109
bien engager de nouveaux serviteurs. Si, usant de ce prétexte, ta fille pouvait s’introduire dans cette maison, elle saurait bien glaner auprès des autres domestiques les informations dont j’ai besoin. Cependant, je ne veux prendre aucune décision, sans que toi, son père, tu ne donnes ton consentement. — Votre Excellence, dit tranquillement le chef des sbires, moi et ma famille, nous considérons comme vos esclaves. En outre, ma fille cadette est une jeune fille indépendante et qui n’a pas froid aux yeux. Je suis sûr qu’elle accomplira avec joie une pareille mission. Ma Jong qui se balançait d’une fesse sur l’autre, sur sa chaise, l’interrompit : — Un travail pareil ne conviendrait-il pas mieux à Tao Gan, Noble Juge ? Le juge jeta un regard interrogateur à son lieutenant et rétorqua : — Il n’existe pas meilleure source de renseignements sur ce qu’il se passe dans une maison que les bavardages des domestiques. Dis à ta fille, Fang, qu’elle se rende immédiatement chez Ting ! « Quant à notre ami Wu, il doit être doublement surveillé. Dès ce soir, Ma Jong, rends-toi là-bas et espionne-le ouvertement. Tout en faisant semblant de vouloir passer inaperçu, fais-le assez maladroitement pour que Wu comprenne que tu es envoyé par le tribunal. Donne-lui toute possibilité de quitter la maison de vin sans être vu. Il faudra que cette fois tu mettes les bouchées doubles, Ma Jong ! Ce Wu est un jeune homme terriblement intelligent ! « C’est à toi Tao Gan que reviendra la tâche de surveiller réellement notre peintre. Surtout veille à ne jamais te faire voir. Dès qu’il aura semé Ma Jong, suis-le et essaie de découvrir où il va et ce qu’il fait. Enfin, s’il cherche à quitter la ville, montre-toi et arrête-le ! — Ma Jong et moi, Noble Juge, dit Tao Gan tout joyeux, avons déjà utilisé autrefois cette bonne astuce de la double filature ! Je vais de ce pas humecter la peinture du gouverneur pour pouvoir décoller le cadre cette nuit. Dès que j’aurai fini, Ma Jong et moi nous mettrons en route ! 110
Après le départ de ses deux lieutenants, le juge Ti consulta Tsiao Taï et le chef des sbires sur le règlement de la situation des personnes encore présentes dans la maison de Tsien Mo. Il décida de renvoyer dans leurs familles les femmes et les concubines de Tsien. Les serviteurs seraient congédiés avec un mois de salaire, avancé par le tribunal. En outre, il désirait entendre encore une fois l’intendant. Selon son rapport, Tsiao Taï était très satisfait de l’esprit de discipline de ses troupes. Chaque matin, il leur faisait subir un entraînement intensif. Il ajouta que le caporal Ling montrait une autorité digne d’un officier. Une fois seul, le juge Ti se renversa dans son fauteuil. Il songea qu’après toutes ces années de collaboration, il en savait toujours très peu sur Tsiao Taï. Il avait été le compagnon d’armes de Ma Jong dans la « verte forêt », mais concernant sa vie passée, le juge ignorait tout. Ma Jong lui avait raconté toute l’histoire de sa vie et même certains épisodes à plusieurs reprises. Mais Tsiao Taï, lui, s’était toujours montré très réservé. Pourtant, à voir le plaisir qu’il prenait à l’instruction des nouvelles recrues, le juge se demanda si son fidèle lieutenant n’était pas un ancien officier. Il se promit d’élucider rapidement cette question. Mais en attendant, une tâche plus pressante requérait tous ses soins. Avec un soupir, le juge Ti se pencha sur les documents concernant les méfaits de Tsien Mo que Tao Gan avait déposés sur son bureau.
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11 TAO GAN DÉCOUVRE UN TEMPLE ABANDONNÉ MA JONG PARTICIPE À UNE BEUVERIE AU COURS DE LAQUELLE IL TROUVE PLUS FORT QUE LUI. MA JONG ESTIMA qu’il n’était pas nécessaire de se déguiser. Il se contenta de troquer sa coiffe noire d’officier du tribunal contre un petit bonnet pointu comme en portent les ouvriers et Tao Gan échangea sa coiffe officielle contre une plus fine de gaze noire. Avant de se mettre en route, ils délibérèrent brièvement dans la salle d’accueil. — Je n’aurai pas de mal à éveiller les soupçons de ce barbouilleur et lui faire croire que je suis là pour veiller à ce qu’il ne quitte pas la maison de vin. Mais qui sait comment ce fils de chien va réagir ! Que puis-je faire s’il sort et essaie de me semer en route ? Tao Gan secoua la tête. — Ne crains rien, petit frère, il ne fera sûrement rien de la sorte. Notre peintre ne sait pas quelles sont tes instructions. Il ne prendra jamais le risque de sortir et de se faire arrêter, cela ne servirait qu’à le faire mal voir du tribunal. Non, ce qui m’inquiète, c’est plutôt que Wu n’essaie justement pas de te filer entre les pattes, et qu’il reste chez lui comme notre juge lui a ordonné de le faire. D’accord entre eux, ils quittèrent le tribunal, Ma Jong devançant de quelques mètres son compagnon. Le sergent Hong avait expliqué à Ma Jong où se nichait la boutique de vin et il n’eut aucun mal à retrouver le Printemps Éternel. L’intérieur était engageant. La lumière de deux lampions colorés en papier se reflétait sur les étiquettes rouges des cruches à vin. Le propriétaire était en train de mesurer une 112
pinte et deux habitués appuyés contre le comptoir grignotaient tranquillement des petits morceaux de poisson salé. En face de la boutique de vin se dressait une maison d’apparence cossue vers laquelle se dirigea Ma Jong. Il s’installa sous le porche le dos accoté contre la porte laquée de noir. Au premier étage du Printemps Éternel, brillaient plusieurs bougies. Ma Jong aperçut une ombre bouger à travers le papier des fenêtres. Apparemment, Wu travaillait d’arrache-pied. Ma Jong se pencha et jeta un rapide coup d’œil des deux côtés de la rue. Aucun signe de Tao Gan. Il croisa les bras et se prépara à passer la nuit dehors. Quand les deux buveurs eurent avalé leur pinte de vin, la porte derrière Ma Jong s’ouvrit brusquement. Un monsieur d’un âge mûr se faisait reconduire par le portier. Quand il aperçut Ma Jong, il demanda : — C’est moi que vous attendez ? — Pas du tout ! trancha Ma Jong. Puis il se retourna et reprit son ancienne position. — Écoutez-moi, jeune homme, dit le monsieur d’un ton agacé, il se trouve que cette maison est la mienne. Vous n’avez rien à faire ici, vous venez vous-même de me le dire, et vous m’obligeriez en poursuivant votre chemin. — Cette rue est à tout le monde ! grommela Ma Jong. Personne ne peut m’empêcher de rester là si j’en ai envie ! — Déguerpissez, malotru, s’écria le vieux monsieur, ou j’appelle la ronde de nuit ! — Si ça ne te plaît pas, imbécile ! hurla Ma Jong, approche un peu et viens me déloger ! Les deux buveurs s’étaient retournés et, le dos appuyé contre le comptoir, les bras croisés, ils se préparaient tout contents à assister à une querelle. Une fenêtre s’ouvrit au premier étage. Wu se pencha et cria en guise d’encouragement sans s’adresser plus particulièrement à quiconque : — Frappe-le sur la tête ! — Voulez-vous que j’appelle les autres serviteurs, monsieur ? demanda le portier.
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— C’est ça, appelle tous ces salauds ! aboya Ma Jong. Je suis prêt à les recevoir ! Le vieux monsieur, devant cette attitude belliqueuse, se ravisa prudemment : — Je ne veux pas de bagarre devant ma porte ! grommela-til. Que cet imbécile reste là jusqu’à ce qu’il tombe en poussière, si cela lui chante ! Et tout en bougonnant, il descendit la rue. Le portier fit violemment claquer la porte. Ma Jong entendit la barre grincer contre le battant. Wu, déçu, referma sa fenêtre. Sautillant d’un pied sur l’autre, Ma Jong traversa la rue en direction de la boutique de vin, où les deux habitués lui firent promptement de la place au comptoir. Le lieutenant du juge leur jeta un regard menaçant et lança d’un ton sec : — J’espère que ce vieux grincheux n’est pas un de vos amis ou de vos parents ! — Pas du tout ! répondit l’un d’eux. Nous habitons dans la rue d’à côté. Ce vieux radoteur est un maître d’école et il est toujours de mauvaise humeur ! — Crois-moi ! On ne vient pas ici pour réciter nos leçons, ajouta l’autre, mais pour boire et manger un morceau à ce comptoir hospitalier, lui ! Ma Jong éclata de rire. Il jeta une poignée de sapèques sur le comptoir et cria au propriétaire : — Une pinte de ton meilleur vin ! Le propriétaire accourut prestement. Il remplit les tasses à ras bord et posa une nouvelle assiette de poisson séché et de légumes salés devant les trois convives. D’un ton enjoué, il demanda : — D’où venez-vous, étranger ? Ma Jong vida sa tasse d’un trait et attendit que le propriétaire l’ait remplie une nouvelle fois pour répondre : — Je suis le charretier de monsieur Wang, le grand marchand de thé de la capitale. Nous sommes arrivés à Lanfang cet après-midi avec trois chariots chargés de ballots de thé pour les vendre au-delà de la frontière. Mon maître m’a donné 114
trois bonnes pièces d’argent pour que je prenne un peu de bon temps ce soir. J’aimerais bien trouver une fille gentille pour cette nuit, mais je crois que je me suis trompé de quartier. — Si c’est ce que tu cherches, tu fais fausse route, répondit le propriétaire. Pour trouver des beautés barbares, il faut aller dans le quartier Nord, à une bonne heure de marche d’ici. Quant aux femmes chinoises, elles vivent dans le quartier sud, derrière le lac de Lotus au sud-est de la ville. Puis il ajouta d’un ton mielleux : Mais nos filles ne sont sûrement pas assez belles pour un homme qui vient comme vous de la capitale et qui est habitué à d’autres raffinements ! Votre métier doit être passionnant. Pourquoi n’entrez-vous pas nous raconter quelques-unes des mésaventures survenues au cours de vos voyages ? Tout en parlant, il avait repoussé les sapèques vers Ma Jong et ajouta : — La première tournée est offerte par la maison ! Les deux habitués, qui entrevoyaient une beuverie gratuite, ne purent contenir leur enthousiasme. — Un type costaud comme toi, dit l’un d’eux à Ma Jong, a dû faire mordre la poussière à plus d’un brigand. Après ce compliment, Ma Jong se laissa persuader. Ils entrèrent à l’intérieur de la boutique et s’assirent autour d’une petite table carrée. Ma Jong choisit la chaise face à l’escalier. Le propriétaire se joignit à eux et, très vite, les tasses se succédèrent à un rythme éblouissant. Comme il venait de raconter quelques histoires à faire dresser les cheveux sur la tête, Ma Jong aperçut Wu qui descendait l’escalier. Le peintre s’arrêta à mi-chemin et jeta au lieutenant du juge un regard pénétrant. — Venez vous joindre à nous, monsieur Wu ! s’écria le propriétaire. Ce monsieur raconte vraiment des histoires épatantes ! — Pas maintenant, j’ai encore du travail, répondit le peintre. Mais je redescendrai plus tard, dans la soirée. Ne buvez pas tout, qu’il m’en reste un peu ! Sur ces mots, il remonta. 115
— C’est mon locataire, un brave garçon, fit remarquer le propriétaire. Je suis sûr que sa conversation vous plaira. Ne partez surtout pas avant qu’il redescende. Et sans attendre, il servit une nouvelle tournée. Dans l’intervalle, Tao Gan n’avait pas perdu son temps. Dès qu’il vit Ma Jong occuper une position stratégique en face de la maison de vin, Tao Gan pénétra dans une petite ruelle obscure et là, ôta vivement son surtout, le retourna et l’enfila à nouveau. Ce vêtement était spécialement conçu à cet effet. L’endroit était en bonne soie brune, qui donnait une belle allure à son costume. Mais la doublure en chanvre grossier était couverte de taches, et s’ornait de pièces maladroitement cousues. Tao Gan tapota légèrement son bonnet ; il s’aplatit immédiatement et ressembla alors aux coiffes que portent ordinairement les mendiants. Revêtu de ces guenilles, il pénétra dans l’étroite venelle qui séparait dos à dos les maisons de la rue où habitait Wu de celles de la rue voisine. Entre les hauts murs, il faisait nuit noire et le sol était jonché de détritus. Tao Gan avançait prudemment, quand soudain il s’arrêta. Il devait être arrivé devant l’arrière-cour de la boutique de vin. Il se dressa sur la pointe des pieds. Par chance, il pouvait juste atteindre le haut du mur. Il s’y hissa d’un bond et jeta un coup d’œil par-dessus. À l’exception des fenêtres à l’étage, très vivement éclairées, le fond de la boutique était plongé dans l’obscurité. Des cruches à vin vides étaient proprement empilées sur deux rangs dans l’arrière-cour. Plus de doute, c’était bien le Printemps Éternel. Tao Gan se laissa retomber sur le sol. Il chercha à tâtons une cruche à vin cassée, puis il la fit rouler sous le mur. Juché dessus, il pouvait appuyer ses coudes sur le bord du mur. Il posa alors son menton sur ses bras croisés et inspecta tranquillement les lieux. Un balcon étroit courait le long de l’atelier du peintre, que ce dernier avait décoré d’une rangée de pots de fleurs. Juste en dessous, une porte était entrebâillée, et un peu plus loin Tao Gan aperçut une petite dépendance. Ce devait être la cuisine. 116
Wu pouvait facilement quitter incognito sa chambre en enjambant ce balcon, songea le lieutenant du juge. Il attendit patiemment. Au bout d’une demi-heure, une des fenêtres à l’étage s’entrouvrit timidement et le peintre passa la tête dehors. Tao Gan ne fit pas un mouvement. Il savait que l’obscurité derrière lui, le rendait invisible. Wu enjamba le rebord de la fenêtre. Avec la souplesse du chat, il marcha à pas feutrés sur l’étroit balcon. Quand il se trouva juste au-dessus de la cuisine, il grimpa sur la balustrade et se laissa tomber sur le toit en pente. Pendant un moment il resta accroupi sur les tuiles, cherchant des yeux un endroit où atterrir sans risque au milieu des cruches à vin. Puis il sauta habilement entre deux rangées et se dirigea à grandes enjambées vers le sombre passage qui séparait la boutique de vin de la maison avoisinante. Tao Gan quitta son poste d’observation, et se rua à la poursuite du peintre dans l’étroite venelle. Dans sa hâte, il faillit se casser une jambe en trébuchant contre une vieille caisse en bois. Comme il tournait le coin de la rue, il se cogna contre Wu. Tao Gan laissa échapper un juron obscène. Mais Wu poursuivit son chemin sans se retourner, en direction de la rue principale. Tao Gan le suivit à quelques mètres de distance. La rue grouillait de monde, et le lieutenant du juge n’avait pas besoin de se cacher. Il ne quittait pas des yeux le turban barbare du peintre qui se détachait bien visible sur le fond noir des coiffes villageoises. Le peintre se dirigeait toujours en direction du sud quand soudain il s’engagea dans une rue de traverse. Elle était à peu près déserte. Sans ralentir le pas, Tao Gan tira sur le bouton ornant son couvre-chef, qui se transforma aussitôt en petit bonnet pointu de bourgeois tranquille. Puis il sortit de sa manche un tube en bambou et le secoua pour en faire glisser des tronçons de plus en plus minces. Avec sa canne et son nouveau chapeau, Tao Gan ressemblait maintenant à un honnête père de famille en promenade.
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Comme le peintre disparaissait dans une autre venelle obscure, Tao Gan lui emboîta le pas. Ils arrivaient dans un quartier paisible, peu éloigné, jugea le lieutenant du juge, du mur est de la cité. L’endroit paraissait familier à Wu, qui pénétra dans une ruelle déserte. Avant de suivre le peintre, Tao Gan jeta un coup d’œil rapide dans la ruelle. C’était une impasse qui donnait sur un petit temple bouddhiste. Il devait être abandonné depuis longtemps car le portail était brisé de part en part. Il était plongé dans l’obscurité et paraissait désert. Wu gravit d’un pas tranquille les degrés effrités en pierre qui menaient au porche. Puis il s’arrêta sur le seuil et pivota brusquement sur lui-même. Tao Gan eut juste le temps de tirer la tête en arrière. Quand il jeta un nouveau coup d’œil au temple, le peintre avait disparu à l’intérieur. Tao Gan attendit un petit moment, puis sans hâte il se dirigea à son tour vers le portail au-dessus duquel on pouvait lire inscrit en gros caractères au nombre de trois, et que dessinaient des tuiles habilement agencées les unes aux autres : Ermitage aux Trois Trésors. Il franchit à pas de loup le seuil du temple. L’endroit était vide. Tout le mobilier avait disparu et on apercevait çà et là par les crevasses du toit des pans de ciel étoilé. À pas feutrés, Tao Gan se mit à la recherche du peintre. Mais ce dernier avait disparu. Le temple était désert. Finalement, il aperçut une petite porte au fond du bâtiment. Elle était entrouverte. Il passa la tête et aussitôt recula d’un pas contre le montant de la porte. Il venait d’entrevoir un petit jardin entouré d’un muret et orné en son milieu d’un petit bassin. Un peu à l’écart se trouvait un vieux banc de pierre. Wu était assis dessus. Il était seul. Il se tenait là, le menton dans les mains, et il fixait le bassin sans le voir. L’endroit idéal pour quelque rendez-vous secret ! songea Tao Gan.
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Il trouva une fenêtre dont l’embrasure était assez large pour qu’il puisse s’y asseoir et surveiller le peintre sans se faire voir. Il s’y installa, croisa les bras et ferma les yeux, attentif au moindre bruit. Il craignait de regarder trop le peintre, car il savait que certaines personnes sentent percer dans leur dos les regards indiscrets. Les deux hommes restèrent ainsi un bon moment. De temps en temps, Wu changeait de position. Une fois ou deux même il ramassa quelques cailloux et les lança dans le petit bassin. Enfin, il se leva et se mit à marcher de long en large dans le jardin, absorbé dans de profondes réflexions. Une autre demi-heure s’écoula ainsi. Puis soudain, Wu s’arrêta et se dirigea vers la sortie. Tao Gan se rencogna dans l’embrasure et s’aplatit contre le mur humide. Le regard fixé devant lui, le peintre regagna son atelier d’un pas alerte. Arrivé devant la ruelle du Printemps Éternel, il s’arrêta au coin et jeta un rapide coup d’œil circulaire. Il cherchait sans doute Ma Jong et voulait savoir s’il était toujours à son poste. Puis il se remit en marche d’un pas accéléré et disparut dans le passage resserré qui menait à l’arrière-cour de la boutique de vin. Tao Gan poussa alors un gros soupir résigné et regagna le tribunal. DANS LA BOUTIQUE DE VIN, les esprits étaient joyeux. Ma Jong ayant épuisé sa collection d’histoires fortes, ce fut au tour du propriétaire qui en conta de belles à un auditoire émerveillé. Après chaque récit, les deux habitués tapaient bruyamment dans leurs mains, et ils se sentaient prêts à passer la nuit en cette heureuse compagnie ! Ce n’est qu’au bout d’un long moment que le peintre descendit enfin se joindre à eux. Ma Jong n’avait pas la plus petite idée du nombre de tasses qu’il avait déjà sifflées. Mais c’était un robuste gaillard et il gardait la tête claire. Après tout, se dit-il, s’il parvenait à soûler Wu, il réussirait peut-être à lui arracher quelques renseignements utiles ! 119
Aussi, il accueillit son concitoyen de la capitale, comme il l’appelait, par de grandes déclarations tapageuses et lui offrit aussitôt à boire. C’est ainsi que débuta une beuverie dont on devait se souvenir encore des mois plus tard dans tout le quartier. Wu, qui était en retard de quelques tasses sur ses compagnons, vida une demi-cruche d’une liqueur blanche dans un bol à riz et l’engloutit d’un trait. Le vin semblait lui faire le même effet que l’eau ! Puis il partagea une pinte avec Ma Jong et se lança dans une longue histoire très drôle. Ma Jong, lui, commençait à ressentir les effets du vin. Il dut se creuser le crâne un bon moment avant de retrouver le début d’une anecdote plutôt leste et arriva au bout avec toutes les peines du monde. Le peintre la trouva à son goût ! Il acclama à grands cris son compagnon et vida coup sur coup trois gobelets. Puis il glissa son turban en arrière, posa ses coudes sur la table et se mit à enchaîner les épisodes les plus cocasses sur la capitale et ses habitants, ne s’arrêtant de temps à autre que pour se rafraîchir le gosier.
LA BEUVERIE À LA MAISON 120
DE VIN DU PRINTEMPS ÉTERNEL Un garçon plutôt sympathique ce Wu, finalement, décida Ma Jong. Il fallait qu’il lui pose une question mais laquelle il ne savait plus. Tant pis ! Peut-être qu’un peu de vin lui ravigoterait la mémoire, et il proposa une autre tournée. Les deux habitués furent les premiers à lâcher prise. Le propriétaire dut les faire raccompagner chez eux par quelques amis du voisinage. Pour sa part, Ma Jong se sentait passablement éméché. Comme il commençait à raconter une histoire corsée, ses idées s’entortillèrent si bien qu’il s’arrêta en plein milieu sans plus savoir ce qu’il disait. Wu prit alors la relève. Il vida une autre tasse pour s’encourager, et débita une blague obscène qui fit tordre de rire le patron du Printemps Éternel. Ma Jong n’en avait pas compris un traître mot, mais il la trouvait lui aussi extrêmement drôle ! Il en profita pour trinquer encore une fois avec son nouvel ami. Le visage de Wu était devenu tout rouge et des gouttes de sueur perlaient à son front. Il ôta son turban et le jeta dans un coin. À partir de ce moment, la conversation s’embrouilla complètement. Les deux hommes parlaient en même temps, puis s’arrêtaient pour taper dans leurs mains ou boire un autre gobelet. Il était plus de minuit quand Wu annonça qu’il lui tardait de revoir son lit. Il réussit avec peine à se lever de sa chaise puis à atteindre le premier degré de l’escalier, tout en faisant à Ma Jong de grands serments d’amitié éternelle. Comme le propriétaire aidait Wu à regagner sa chambre, la maison de vin parut à Ma Jong l’endroit le plus hospitalier qu’il ait connu depuis bien longtemps ! Au moins on s’y amusait ! Il se laissa doucement glisser sur le sol et se mit immédiatement à ronfler.
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12 LE JUGE TI S’INTERROGE SUR LA SIGNIFICATION DE DEUX PEINTURES SUR SOIE. UNE JEUNE FILLE DÉCOUVRE UNE CORRESPONDANCE AMOUREUSE. LE LENDEMAIN MATIN, en traversant la cour principale pour se rendre au cabinet du juge, Tao Gan aperçut Ma Jong recroquevillé sur un des bancs de pierre, la tête entre les mains. Tao Gan s’arrêta et contempla un instant la silhouette silencieuse de son compagnon. Puis il demanda : — Que se passe-t-il ? Ma Jong esquissa un geste vague de la main droite. Sans relever la tête, il dit d’une voix rauque : — Laisse-moi, petit frère. Je me repose ! Cette nuit, j’ai bu quelques verres avec Wu et, comme il se faisait tard, j’ai décidé de finir la nuit dans la maison de vin dans l’espoir d’en apprendre davantage sur les activités mystérieuses de cette canaille de Wu. Il y a seulement une demi-heure que je suis rentré. Tao Gan le regarda d’un air soupçonneux. Puis, il dit avec impatience : — Suis-moi ! il faut que tu entendes mon rapport à Son Excellence et que tu voies ce que j’ai rapporté. Tout en disant cela, il montra à Ma Jong un petit paquet enroulé dans du papier huilé. Ma Jong se leva de son siège à contrecœur. Ils quittèrent la cour et entrèrent dans le bureau du juge. Le juge Ti était plongé dans un dossier. Assis dans un coin, le sergent Hong buvait à petites gorgées son thé matinal. Le juge Ti redressa la tête. — Eh bien, dit-il, notre peintre est-il encore sorti hier soir ? De sa grosse main, Ma Jong se frotta le front. 122
— Noble Juge, dit-il d’un air contrit, ma tête résonne comme une cloche. J’ai l’impression qu’elle va exploser ! Je préfère que ce soit Tao Gan qui vous rende compte de notre mission ! Le juge Ti jeta un regard inquisiteur sur les traits tirés de Ma Jong. Puis il se tourna vers Tao Gan. Ce dernier se lança dans un récit détaillé de sa filature jusqu’à l’ermitage des Trois Trésors, et fit part au juge de la conduite singulière du peintre à l’intérieur du bâtiment. Quand Tao Gan eut achevé son rapport, le juge Ti resta songeur quelques instants. Une ride profonde creusait son front. Puis il s’écria : — Ainsi, la fille n’a pas reparu ! Hong et Tao Gan regardèrent leur maître avec étonnement et même Ma Jong réussit à ouvrir de grands yeux. Le juge prit la peinture que Wu lui avait confiée. Il se leva et la déroula sur son bureau, puis posa aux quatre coins des presse-papiers. Il prit ensuite quelques feuilles de papier à lettres et en couvrit la peinture de manière à ne laisser visible que le visage de la déesse Kouan Yin. — Regardez attentivement ce visage ! ordonna-t-il. Tao Gan et le sergent se levèrent de leur siège et se penchèrent sur la peinture. Ma Jong voulut en faire autant, mais il retomba sur son tabouret avec une grimace de douleur. — Ce visage est effectivement bien étrange pour une déesse, dit Tao Gan en pesant ses mots. Les traits des divinités bouddhiques sont généralement sereins et impersonnels. Mais ici, ce portrait ressemble plutôt à celui d’une jeune fille bien vivante ! Le juge Ti parut satisfait. — C’est bien cela ! s’écria-t-il. Hier, en examinant les peintures de Wu, j’ai été frappé par l’expression humaine de ce visage qui revient sans cesse dans son œuvre ! « J’en ai déduit que notre peintre devait être profondément amoureux. L’image de sa belle ne quitte jamais ses pensées. Chaque fois qu’il peint une divinité, il lui donne les traits de cette jeune fille, probablement sans même s’en rendre compte. Wu, qui est sans nul doute un grand artiste, nous offre là un 123
portrait extrêmement fidèle de sa mystérieuse bien-aimée. Il n’y a pas à s’y tromper ! Il a su rendre parfaitement sa personnalité. « Je suis convaincu que cette jeune fille est la raison pour laquelle Wu n’a pas quitté Lan-fang. Peut-être pourrait-elle nous donner quelque indice du lien qui unit le peintre à l’assassinat du général Ting ! — Retrouver cette jeune fille ne doit pas poser beaucoup de difficultés, fit remarquer le sergent Hong. Nous pourrions aller faire un tour du côté de ce temple bouddhique. — C’est une très bonne idée, s’exclama le juge. Vous trois, imprégnez-vous bien de ce visage ! Ma Jong se leva en gémissant et jeta un rapide coup d’œil sur la peinture. Il pressa ses mains contre ses tempes et ferma les yeux. — Qu’en pense notre soiffard ? demanda Tao Gan d’un ton ironique. Ma Jong ouvrit les yeux. — Je suis sûr, dit-il d’une voix pâteuse, d’avoir déjà vu cette fille. Je connais cette frimousse. Mais impossible de me rappeler où et quand je l’ai vue ! Le juge enroula de nouveau la peinture. — Quand tu auras de nouveau les idées claires, dit-il, cela te reviendra peut-être. Maintenant, Tao Gan, montre-nous ce que tu nous as apporté ! Tao Gan ouvrit soigneusement le petit paquet qu’il tenait entre ses mains. Il contenait une planchette sur laquelle était collé un petit carré de papier. Il le posa devant le juge et dit : — Faites attention, Noble Juge ! le papier est encore humide et se déchire facilement. Ce matin, en décollant la doublure de la peinture du gouverneur, j’ai découvert ce petit bout de papier, caché derrière le brocart. C’est le véritable testament du gouverneur Yu ! Le juge se pencha sur la trouvaille de Tao Gan. Puis son visage s’allongea. Se renversant dans son fauteuil, il tirailla sur ses favoris avec nervosité. Tao haussa les épaules.
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— Les apparences sont souvent trompeuses, Noble Juge. Cette madame Yu s’est moquée de nous ! Le juge repoussa la planchette vers Tao Gan. — Lis-le à haute voix, dit-il brièvement. Tao Gan reprit le document et commença à lire : Moi, Yu Sio-tsien, sentant maintenant ma fin approcher, je veux consigner dans ce document mes dernières volontés. Ma Seconde Épouse s’étant rendue coupable d’adultère, et le fils à qui elle a donné la vie n’étant ni de mon sang ni de ma chair, je veux que tous mes biens reviennent à mon fils aîné Yu Tsie qui perpétuera la tradition de notre maison. Signé et scellé : Yu Sio-tsien. Après un bref silence, Tao Gan fit remarquer : — J’ai bien sûr comparé le sceau apposé sur ce document avec celui sur la peinture. Ils sont rigoureusement identiques ! Un silence pesant envahit la pièce. Puis le juge se pencha et abattit avec colère son poing sur la table. — Ce misérable bout de papier ne vaut rien ! s’écria-t-il. Tao Gan jeta un regard dubitatif au sergent Hong. Ce dernier secoua imperceptiblement la tête. Ma Jong avait les yeux fixés sur le juge. Laissant échapper un soupir, le juge s’expliqua : — Je suis certain qu’il y a quelque chose qui cloche dans toute cette affaire. « Je pars du principe que Yu Sio-tsien était un homme sage et prévoyant. Il connaissait le caractère pervers de son fils aîné Yu Tsie et son excessive jalousie à l’égard de son demi-frère. Jusqu’à la naissance de Yu Sian, Yu Tsie s’est toujours considéré comme le seul héritier. Lorsque le gouverneur sentit sa fin approcher, ses dernières pensées furent pour sa jeune femme et son enfant qu’il voulait protéger contre la méchanceté de Yu Tsie. « Le gouverneur savait que s’il partageait ses biens entre ses deux fils, sans même aller jusqu’à déshériter Yu Tsie, ce dernier s’attaquerait à son demi-frère et n’hésiterait même peut-être pas à le tuer pour s’emparer de sa part de l’héritage. C’est
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pourquoi le gouverneur a voulu laisser croire qu’il déshéritait Yu Sian. Le sergent Hong hocha la tête et jeta à Tao Gan un regard significatif. — En même temps, reprit le juge, il dissimula dans cette peinture la preuve que la moitié de ses biens devait revenir à Yu Sian. Ce qui explique la formule singulière qu’a utilisée le gouverneur pour exprimer ses dernières volontés. La peinture sur soie devait revenir à Yu Sian et le reste à Yu Tsie, ce sont ses propres paroles. Mais il s’est bien gardé d’indiquer ce qu’il entendait par le « reste » de ses biens. « Son intention était de protéger son fils cadet, en dissimulant un deuxième testament. Yu Sian pourrait entrer en possession de son héritage à l’âge adulte. Car notre vieux gouverneur espérait bien qu’en une dizaine d’années il y aurait un juge assez malin pour découvrir le message caché dans le rouleau et qui ferait restituer à Yu Sian la part d’héritage qui lui revenait. C’est pourquoi il a ordonné à sa veuve de montrer la peinture à chaque nouveau magistrat nommé dans ce district. — Mais, Noble Juge, interrompit Tao Gan, qui nous dit que ce furent réellement les dernières instructions du gouverneur ? Madame Yu est notre seul témoin. À mon avis, ce petit bout de papier prouve clairement, au contraire, que Yu Sian est un enfant illégitime. Le gouverneur était un homme bon et généreux. Il a voulu empêcher Yu Tsie de le venger. Mais il savait qu’avec le temps la vérité éclaterait au grand jour. C’est pourquoi il a caché ce document dans le rouleau. Ainsi lorsqu’un magistrat perspicace le découvrirait, il aurait en main la preuve suffisante pour rejeter la plainte de madame Yu contre son beau-fils. Le juge avait écouté avec une grande attention l’argumentation de Tao Gan. — Mais, comment expliques-tu alors, répliqua-t-il, tous les efforts de madame Yu pour résoudre l’énigme du rouleau ? — Les femmes, répondit Tao Gan, ont souvent une fâcheuse tendance à surestimer leur pouvoir sur l’homme qui les aime. Je suis convaincu que madame Yu espère trouver dans ce rouleau des titres, ou même le plan indiquant la cachette d’une certaine 126
somme d’argent, qui compense la perte qu’elle a subie au moment de l’héritage. Le juge secoua la tête. — Tout cela est parfaitement logique, fit-il remarquer, mais ne correspond pas du tout au caractère du vieux gouverneur. Je suis, moi, convaincu, que ce document est un faux fabriqué de toutes pièces par Yu Tsie. Le gouverneur cacha dans ce rouleau un document sans importance pour entraîner Yu Tsie sur une fausse piste. C’est une ruse trop grossière pour que le gouverneur l’ait choisie pour cacher un document de réelle importance. En dehors de ce faux indice, le véritable testament du gouverneur se cache toujours dans ce rouleau ! « De peur que Yu Tsie ne se doute de la réelle valeur de la peinture et ne cherche à la détruire, le gouverneur a glissé dans la doublure du rouleau un document que Yu Tsie n’aurait aucun mal à trouver. Ainsi, il était sûr qu’une fois en possession de ce papier sans valeur, son fils n’irait jamais soupçonner qu’un deuxième document se cachait dans le rouleau. « Madame Yu m’a raconté que Yu Tsie avait gardé la peinture chez lui pendant plus d’une semaine. Il a donc eu suffisamment le temps de découvrir le faux testament. Et quel que fût son contenu, il a préféré le remplacer par un autre qui empêche madame Yu de se servir du tableau contre lui. Tao Gan hocha la tête. — J’avoue, Noble Juge, que c’est une explication très séduisante. Mais je continue à trouver la mienne plus simple. — Il ne serait pas difficile de trouver un spécimen de l’écriture du gouverneur Yu, fit remarquer le sergent Hong. Dommage qu’il se soit servi d’une écriture archaïque pour l’inscription qui orne son paysage. Le juge Ti répondit d’un ton pensif : — J’avais déjà décidé, de toute façon, de rendre visite à Yu Tsie. Je me rendrai donc chez lui cet après-midi, et j’essaierai de mettre la main sur un exemplaire de son écriture et de sa signature. Sergent, va de ce pas annoncer ma visite à Yu Tsie ! Le sergent et ses compagnons se levèrent et quittèrent le bureau du juge. Comme ils traversaient la cour, le sergent dit : 127
— Ce dont tu as besoin, mon pauvre Ma Jong, c’est d’une bonne tasse de thé chaud et amer. Asseyons-nous un instant dans la salle d’accueil. Je ne veux pas quitter le tribunal avant que tu ne sois ragaillardi ! Ma Jong acquiesça. Dans la salle d’accueil, ils retrouvèrent le chef des sbires, Fang, assis à une table carrée en grande conversation avec son fils. À l’entrée des trois lieutenants du juge, ce dernier se leva précipitamment et leur offrit des sièges. Ils prirent tous place autour de la table et Fang ordonna au sbire de service d’apporter une théière de thé amer. Après avoir échangé quelques banals propos, Fang ajouta : — À votre arrivée, nous discutions, mon fils et moi, pour savoir où et comment rechercher ma fille aînée. Le sergent Hong avala son thé puis dit sur un ton circonspect : — Je ne voudrais pas te blesser, mon cher Fang. Je sais combien ce sujet t’est pénible. Mais, à mon avis, il ne faut pas exclure la possibilité qu’Orchidée Blanche ait eu en secret un amant et qu’elle se soit enfuie avec lui. Fang secoua la tête énergiquement. — Ma fille aînée est très différente de ma cadette, expliqua-til. Orchidée Noire est têtue et d’un caractère très indépendant. Déjà haute comme trois pommes, elle savait ce qu’elle voulait. D’ailleurs, elle arrive toujours à ses fins. C’est un véritable garçon manqué. Mais Orchidée Blanche a toujours été d’un caractère docile et d’une grande douceur. Je peux vous assurer qu’elle n’a jamais songé à prendre un amant, et encore moins à partir avec lui. — Dans ces conditions, fit remarquer Tao Gan, j’ai bien peur qu’il ne faille s’attendre au pire. Elle a pu très bien être enlevée par quelque salaud et vendue à un bordel. Fang hocha tristement la tête. — Tu as raison, dit-il en soupirant. Moi aussi, je crois qu’il va falloir que nous allions fureter du côté des bordels. Tu sais que deux quartiers leur sont réservés dans cette ville. L’un à l’extrémité nord du mur de la cité où les filles viennent pour la plupart, des régions de l’autre côté de la frontière. Ce quartier fit 128
de bonnes affaires tant que la route du nord traversait Lan-fang. Mais aujourd’hui il ne vaut plus tripette, et c’est même devenu le quartier général de la pègre de la ville. « L’autre, au sud, est exclusivement composé d’établissements chics. Toutes les filles sont chinoises, et certaines ont même reçu une très bonne éducation. Elles ressemblent aux entraîneuses et chanteuses des bordels des grandes villes. Tao Gan tirailla sur les trois poils de sa joue gauche. — Il me semble, dit-il, qu’on ferait bien de commencer par explorer le quartier nord. Car, d’après ce que tu racontes, cela m’étonnerait fort que les maisons du quartier sud se risquent à enlever des jeunes filles. Les établissements de cette catégorie évitent toujours soigneusement le moindre démêlé avec les autorités ! Ils préfèrent acheter leurs filles conformément à la loi ! Ma Jong posa sa grosse main sur l’épaule de Fang : — Dès que notre bon juge en aura fini avec le meurtre du général Ting, dit-il, je lui demanderai de nous charger Tao Gan et moi de retrouver ta fille aînée. S’il y a quelqu’un qui peut s’acquitter de cette mission, c’est bien mon vieux roublard de frère. Surtout si c’est moi qui me charge des coups durs ! Fang remercia Ma Jong, les larmes aux yeux. À ce moment, Orchidée Noire entra, revêtue d’une simple tenue de domestique. — Le travail te plaît ici, ma chérie ? lança Ma Jong. Orchidée Noire l’ignora complètement. Elle s’inclina profondément devant son père et dit : — J’aimerais faire mon rapport à Son Excellence, père. Voulez-vous bien me conduire chez lui ? Fang se leva et s’excusa et, tandis que Hong quittait le tribunal pour aller transmettre le message du juge Ti à Yu Tsie, il traversa la cour suivi de sa fille. Ils trouvèrent le juge seul dans son cabinet, la tête dans les mains. Il paraissait plongé dans de profondes réflexions. Mais quand il redressa la tête et aperçut Fang et sa fille, son visage s’éclaira. Il répondit à leur salutation par un petit signe aimable de la tête, et dit alors avec bienveillance : 129
— Prends ton temps, mon enfant, et raconte-moi tout ce que tu as découvert dans la famille Ting. — Nul doute, Noble Juge, commença Orchidée Noire, que le vieux général tremblait pour sa vie. D’après les domestiques, la nourriture était d’abord goûtée par un chien pour s’assurer qu’elle n’était pas empoisonnée. Les portes sur le devant et les côtés restaient verrouillées jour et nuit, ce qui obligeait les serviteurs à les rouvrir pour chaque visiteur ou commerçant. Tous les domestiques ont fait un jour ou l’autre l’objet de la suspicion du général et ils détestent l’endroit. Ils ne restent jamais plus de deux ou trois mois. — Décris-moi les membres de la famille ! ordonna le juge. — La première épouse du général est morte il y a quelques années et c’est maintenant la deuxième épouse qui dirige la maison. Elle a toujours peur que les autres ne la traitent pas avec suffisamment de respect, et on peut dire que ce n’est pas une maîtresse facile. La troisième épouse est une femme inculte, grasse et paresseuse, mais peu difficile à satisfaire. Quant à la quatrième, elle est encore très jeune. Le général l’a acquise ici même à Lan-fang. Je crois que c’est le genre de femme qui plaît aux hommes. Mais, ce matin, au moment où elle s’habillait, j’ai aperçu une horrible tache sur son sein gauche. Elle passe le plus clair de son temps devant son miroir quand elle n’essaie pas de carotter de l’argent à la seconde épouse. « Le jeune maître Ting, lui, vit avec sa femme dans un petit bâtiment indépendant. Ils n’ont pas d’enfants. Son épouse est loin d’être une beauté, et est plus âgée que lui. Mais on dit qu’elle a reçu une très bonne éducation et qu’elle est très cultivée. Le jeune maître aurait bien voulu prendre une seconde épouse, mais elle n’a rien voulu savoir. Du coup, il essaie de tenter sa chance auprès des jeunes servantes mais sans grand succès. Les domestiques n’ont aucun respect pour leurs maîtres dans cette maison et les servantes se fichent pas mal d’envoyer promener le jeune Ting. « Ce matin, d’ailleurs, en nettoyant sa chambre, j’ai fouillé dans ses papiers. — Ce n’est pas ce que je t’avais demandé de faire ! dit le juge d’un ton sec. 130
Fang jeta un regard courroucé à sa fille. Orchidée Noire rougit et poursuivit rapidement : — Au fond d’un tiroir, j’ai trouvé un petit paquet de poèmes et de lettres écrits par le jeune maître. Ce genre de style littéraire est trop compliqué pour moi, mais d’après les quelques phrases que j’ai comprises, leur contenu m’a paru bien étrange. C’est pourquoi j’ai emporté ce petit paquet pour le montrer à Votre Excellence. Tout en disant cela, elle glissa sa main gracieuse dans sa manche et en retira une fine liasse de papiers. Avec une inclinaison respectueuse elle la tendit au juge. Le juge Ti jeta un regard amusé à Fang qui bouillait d’indignation, et parcourut rapidement le petit paquet. — Ces poèmes traduisent les élans d’un amour défendu en termes si passionnés qu’il vaut mieux pour toi n’y avoir rien compris. Toutes ces lettres sont écrites dans un même esprit et sont toutes signées « Votre esclave dévoué Ting ». Il a dû les écrire pour donner libre cours à son amour enflammé, car apparemment elles n’ont jamais été envoyées à leur destinataire ! — De toute façon, ce n’est pas à son bas-bleu de femme qu’il aurait pu écrire de telles choses ! rétorqua Orchidée Noire. C’en était trop. Fang lui envoya une gifle et s’écria : — Qui t’a demandé ton avis, impertinente ! Puis se tournant vers le juge, il ajouta pour excuser l’insolence de sa fille : — Tout ça, c’est parce que ma bonne et fidèle épouse n’est plus là pour l’éduquer comme il faut, Noble Juge. Le juge Ti sourit. — Quand nous en aurons fini avec cette affaire, dit-il, je chercherai un bon parti pour ta fille. Rien de tel pour mater une fille entêtée que la poigne d’un bon mari et la routine du mariage. Fang remercia respectueusement le juge. Orchidée Noire était visiblement furieuse mais n’osa rien dire. Puis tapant le petit paquet de son index le juge conclut : — Je vais demander qu’on fasse immédiatement une copie de ces lettres. Cet après-midi tu les remettras où tu les as 131
trouvées. Tu ne t’en es pas mal tirée, mon enfant ! Garde bien tes oreilles et tes yeux grands ouverts mais fais attention de ne plus fouiller dans les tiroirs et les armoires fermés ! J’attends ton nouveau rapport pour demain. Après le départ de Fang et sa fille, le juge envoya chercher Tao Gan. — Je te demande de copier avec le plus grand soin cet ensemble de lettres et de poèmes. Et si tu le peux, essaie de déduire de ces effusions passionnées quelque indice qui nous révèle l’identité de la bien-aimée. Tao Gan parcourut rapidement les poèmes. Ses yeux s’écarquillèrent.
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13 YU TSIE REÇOIT UN INVITÉ. LE JUGE TI DÉCIDE D’INSPECTER UNE NOUVELLE FOIS LA BIBLIOTHÈQUE DU GÉNÉRAL. UNE FOIS DANS SON PALANQUIN, le juge ordonna aux porteurs de le conduire chez Yu Tsie. Le sergent Hong et quatre sbires seulement l’accompagnaient. Lorsqu’ils passèrent sur le pont de Marbre, le juge Ti admira en fin connaisseur la pagode haute de neuf étages qui se détachait à l’horizon sur le lac de Lotus. Bifurquant en direction de l’ouest, ils suivirent la rivière jusqu’au quartier Sud-Ouest. La demeure de Yu Tsie était située à l’écart sur un vaste terrain désert. Elle était entourée d’un formidable mur. Cette protection était sans doute due, pensa le juge, à la présence toute proche de la grille d’entrée du fleuve. Les habitants de ce quartier redoutaient comme la peste les raids des barbares installés de l’autre côté de la rivière. Dès que le chef des sbires eut frappé, la porte s’ouvrit à double battant et les porteurs avancèrent jusque dans l’avantcour. En descendant du palanquin, le juge aperçut un homme de petite taille et grassouillet qui se précipitait en bas des degrés de la salle de réception. Une moustache effilée ornait son visage lunaire et ses petits yeux dansaient sous ses minces sourcils en harmonie parfaite avec ses gestes nerveux et son étonnante volubilité. Il s’inclina profondément devant le juge et dit d’une voix ronflante : — L’insignifiante personne qui a l’honneur de s’adresser à Votre Excellence est le propriétaire Yu Tsie. Que Votre Excellence daigne pénétrer dans mon humble demeure. 133
Après avoir gravi les marches qui menaient à la vaste salle de réception, l’hôte offrit à son visiteur le siège d’honneur en face de la grande table en forme d’autel qui était appuyée contre le mur du fond. La pièce était meublée simplement mais avec goût. Les chaises et les tables massives, des pièces antiques de grande valeur, ainsi que les peintures qui ornaient les murs, devaient certainement provenir de la collection du vieux gouverneur Yu, pensa le juge. Tandis qu’un serviteur versait le thé dans de petites tasses en porcelaine au dessin délicat, le juge commença : — Ma visite n’a rien d’officiel, mais c’est une habitude que j’ai prise chaque fois que je suis nommé dans un nouveau district de rendre visite à ses éminents citoyens. Et j’ajoute que c’est pour moi aujourd’hui d’autant plus un plaisir que je me réjouissais de rencontrer le fils d’un homme d’État de la valeur de feu le gouverneur Yu Cheou Tsien. Yu Tsie bondit de sa chaise et s’empressa de s’incliner trois fois devant le juge. Puis il se rassit et se lança dans un long monologue : — Je remercie mille fois Son Excellence pour ses aimables paroles ! Mon père était en effet un homme remarquable, extrêmement remarquable ! Quel malheur que l’insignifiante personne assise devant vous soit le fils ô combien indigne d’un père aussi grand ! Hélas, le talent est un don du ciel ! L’application à l’étude ne fait que le développer davantage. Mais quand on n’est qu’un âne bâté comme moi, travailler du matin au soir ne sert à rien. Mon seul mérite, si je puis m’attribuer une quelconque qualité, est de reconnaître mes pauvres limites. Je n’ai aucun don, Votre Excellence, et c’est pourquoi je n’ai jamais osé prétendre à de hautes fonctions. Je me contente de vivre des jours tranquilles à Lan-fang, inspectant mes maisons et mes terres ! Il esquissa un petit sourire mielleux tout en frottant ses grosses mains. Le juge Ti voulut intervenir mais Yu Tsie enchaîna : — J’ai honte d’échanger des idées avec un homme de l’érudition de Votre Excellence ! Mon infinie bêtise me chagrine 134
d’autant plus que je me sens démesurément honoré qu’un magistrat aussi célèbre que Votre Excellence ait daigné franchir le seuil de ma pauvre demeure. Mais que Votre Excellence me permette de la féliciter humblement pour la capture rapide de ce brigand de Tsien Mo. Quel brillant exploit ! Tous les prédécesseurs de Votre Excellence s’étaient soumis à ce chien. Quelle déplorable lâcheté ! Je me souviens que mon vénéré père parlait souvent avec désapprobation du peu de sens moral des jeunes fonctionnaires. Bien sûr, Votre Excellence est une exception. Je veux dire que tout le monde sait que Votre… Yu Tsie hésita un instant et le juge Ti en profita pour l’interrompre : — Je présume que feu votre père vous a légué des biens considérables ? — En effet ! répondit Yu. Quel dommage que je ne sois qu’un sot ! L’administration de mes domaines occupe tout mon temps. Et il y a les fermiers ! Votre Excellence sait comment sont les fermiers ! D’honnêtes gens, bien sûr, mais toujours en retard pour payer leurs loyers ! Et puis les serviteurs ici, quelle différence avec ceux de la ville ! Comme je le dis toujours… — J’ai appris, coupa le juge d’un ton énergique, que vous possédez une très belle propriété à la sortie de la porte Est. — C’est vrai ! C’est un domaine tout à fait remarquable ! Brusquement il se tut. L’inspiration semblait lui faire défaut. — J’aimerais beaucoup pouvoir visiter son fameux labyrinthe, remarqua le juge. — Quel honneur, Votre Excellence ! s’exclama Yu Tsie. Quel honneur pour mon humble personne. Malheureusement, l’endroit est en très mauvais état. J’aurais aimé faire restaurer cette maison, mais mon père y tenait beaucoup et a laissé des instructions précises pour qu’on n’y apporte aucune transformation. Si je ne suis qu’un sot, Votre Excellence, je veux du moins ne pas trahir la mémoire de mon père. C’est toute ma modeste ambition. Il a confié l’administration du domaine à un couple âgé de vieux serviteurs, dévoués certes, mais incapables de garder la propriété en bon ordre. Mais Votre Excellence sait que ces vieilles personnes n’aiment pas qu’on les dérange. C’est
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pourquoi je ne suis jamais retourné là-bas de peur qu’ils n’aillent croire que… — Ce labyrinthe m’intéresse particulièrement, reprit le juge patiemment. On m’a dit qu’il était d’une grande ingéniosité. Vous n’y avez jamais pénétré ? — Non, c’est-à-dire que… non, je ne m’y suis jamais risqué. Pour vous dire la vérité, Votre Excellence, mon père n’aimait pas parler de ce lieu étrange. Lui seul en connaissait le secret… — Je suppose, fit observer le juge d’un ton léger, que la veuve de feu le gouverneur en connaissait également le secret ? — Hélas ! s’écria Yu Tsie. Votre Excellence sait sans doute que ma pauvre mère est morte alors que je n’étais encore qu’un enfant. Quelle tristesse ! Et après une si longue et si douloureuse maladie ! — En vérité, dit le juge, je faisais allusion à la seconde épouse du gouverneur, votre belle-mère. Avec une surprenante agilité, Yu Tsie bondit sur ses pieds et se mit à marcher de long en large devant le juge. Puis il s’écria : — Quelle fâcheuse histoire ! Quel malheur qu’il faille aborder un tel sujet ! Votre Excellence comprendra très bien, j’en suis sûr, combien il est pénible à un fils dévoué d’avoir à reconnaître que son vénéré père a commis une erreur. Une erreur tout humaine, je m’empresse de l’ajouter. Une erreur inspirée par la nature noble et généreuse du gouverneur ! « Hélas ! Votre Excellence, mon noble père s’est laissé abuser par cette rusée créature. Elle avait réussi à éveiller sa pitié, et il l’a épousée. Ah, les femmes ! Au lieu de lui être reconnaissante de sa bonté, elle le trompa avec le Ciel sait quel jeune voyou ! L’adultère, Votre Excellence, est un crime abominable. Mon père, qui était au courant de cette infâme liaison, préférait souffrir en silence. Même avec moi, son unique fils, il ne voulait pas partager sa douleur. Ce n’est que sur son lit de mort qu’il révéla enfin tout le mal qu’on lui avait fait. Le juge tenta de placer un mot, mais son interlocuteur reprit de plus belle : — Je sais ce que Votre Excellence va dire : il était de mon devoir de faire comparaître cette femme devant le tribunal. Mais l’idée que les affaires privées de mon père soient exposées 136
à la curiosité du public m’était insupportable ! Trop insupportable ! Yu Tsie cacha son visage dans ses mains. — À mon grand regret, remarqua le juge sèchement, je suis obligé de porter cette affaire devant la cour ! Votre belle-mère a déposé une plainte, par laquelle elle s’oppose aux dernières volontés orales de son époux, et réclame la moitié de l’héritage. — L’ingrate ! pleurnicha Yu Tsie. Cette horrible créature n’est pas une femme mais un esprit-renard1, Votre Excellence ! Jamais un être humain ne pourrait tomber aussi bas ! Il éclata en sanglots. Le juge vida sa tasse de thé d’un air pensif. Il attendit que Yu Tsie ait retrouvé son calme et se soit rassis, puis il ajouta sur le ton de la conversation : — Je regretterai toujours que le Ciel ne m’ait pas accordé la joie de rencontrer feu votre père. Mais l’esprit d’un homme continue à vivre dans son écriture. Et vous me feriez un grand honneur en me montrant quelques documents écrits de sa main. Le gouverneur était célèbre pour sa belle calligraphie ! — Autre malheur, Votre Excellence ! Je me sens terriblement honteux de ne pouvoir satisfaire aux ordres de Votre Excellence ! Mais nous voilà confrontés une nouvelle fois à un autre trait du caractère singulier de mon père. Non, je devrais plutôt dire de sa grande modestie ! Quand il sentit sa fin approcher, il m’ordonna de brûler tous ses manuscrits. Pour lui, rien de ce qu’il avait écrit ne méritait de passer à la postérité. Quel sublime caractère ! Le juge murmura quelques paroles de politesse, puis ajouta : — Considérant la célébrité de votre père, je suppose que nombreux sont les habitants de Lan-Fang qui recherchaient son amitié ? Yu Tsie esquissa un sourire dédaigneux. — Qui mon père aurait-il pu fréquenter dans cette petite ville frontalière ? À l’exception de Votre Excellence, bien sûr ! Je devine combien il aurait été heureux de bavarder avec Votre Cf. R. Van Gulik, La Vie sexuelle dans la Chine ancienne. Gallimard, Paris, p. 267-269. (NdT) 1
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Excellence. Il a toujours montré un intérêt très vif pour les questions administratives… Non, mon père n’avait pas d’ami à Lan-fang. Il était entièrement absorbé par ses études et la surveillance de ses domaines. C’est d’ailleurs pour cette raison que cette maudite femme a réussi à lui mettre le grappin dessus… Mais je parle à tort et à travers, et je ne sais plus où j’en suis ! Yu Tsie frappa dans ses mains et commanda à nouveau du thé. Le juge Ti caressa silencieusement ses favoris. Son interlocuteur était un homme très habile. Il possédait vraiment l’art de parler pour ne rien dire ! Tandis que le juge buvait son thé à petites gorgées, Yu Tsie se mit à babiller comme une pie sur les variations climatiques de Lan-fang. — Où votre père peignait-il ? demanda brusquement le juge. Yu Tsie ouvrit de grands yeux. Il resta un moment silencieux tout en se grattant le menton, puis répondit d’une voix flottante : — Je suis moi-même si peu artiste, Votre Excellence… Mais, laissez-moi réfléchir. Je pense que mon père devait travailler dans le petit pavillon situé au fond du jardin de notre maison des champs. Un endroit très agréable juste à côté de l’entrée du fameux labyrinthe. Je crois savoir que la grande table sur laquelle peignait mon père y est encore. En espérant, bien sûr, que le vieux gardien en ait pris soin. Car Votre Excellence sait combien ces vieux serviteurs… Le juge se leva pour couper court à ses explications. Mais Yu Tsie insista pour qu’il reste encore un peu et se lança dans une autre histoire sans queue ni tête. Le juge réussit finalement, non sans peine, à prendre congé de son hôte et alla retrouver le sergent Hong qui l’attendait dans la loge du portier. Ils regagnèrent aussitôt le tribunal. Une fois assis à son bureau, le juge poussa un gros soupir : — Ce Yu Tsie, quel homme fatiguant ! dit-il au sergent Hong. — Avez-vous découvert des faits nouveaux intéressant notre affaire, Noble Juge ?
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— Rien, répondit le juge, si ce n’est deux ou trois petites choses qui pourraient s’avérer importantes. Mais je n’ai pas réussi à mettre la main sur un échantillon de l’écriture du gouverneur afin de la comparer avec celle du testament que Tao Gan a retrouvé dans le rouleau de peinture. J’espérais que des amis du gouverneur habitant à Lan-fang posséderaient quelques documents écrits de sa main, mais son fils affirme que le gouverneur n’avait pas un seul ami dans cette ville ! Quelle impression t’a faite cette maison ? — En vous attendant, Noble Juge, répondit le sergent, j’ai eu une longue conversation avec les deux gardiens. Ils sont persuadés que leur maître a perdu la tête. Il est, paraît-il, aussi excentrique que son père, mais beaucoup moins intelligent. « Yu Tsie, qui n’a rien d’un athlète, s’est toqué de boxe, de lutte et d’escrime. Il a engagé la plupart de ses serviteurs pour leurs vertus athlétiques, et son plus grand plaisir est de les voir s’exercer. Il a même fait aménager dans la seconde cour une sorte d’arène où il organise des combats et où il passe des heures, hurlant et décernant des prix aux vainqueurs. Le juge Ti secoua la tête. — Les hommes faibles, fit-il observer, portent souvent une vénération exagérée à la force physique. — Les serviteurs prétendent, poursuivit le sergent, que Yu Tsie a même volé à Tsien Mo son meilleur maître d’armes en lui offrant la forte somme ! En réalité, c’est un pleutre, et il s’attend chaque jour à voir les barbares déferler sur la ville ! C’est pour cette raison que ses serviteurs sont tous de rudes gaillards. Il a même engagé deux guerriers ouigours pour qu’ils enseignent à ces derniers les méthodes de combat barbares ! — Les gardiens ont-ils ajouté quelque chose concernant les relations du gouverneur et de son fils ? demanda le juge. — Yu Tsie tremblait de peur devant son père, semble-t-il, répondit le sergent. Et le décès du vieux gouverneur n’a rien changé à la situation. Sitôt après les funérailles, il a renvoyé tous les anciens serviteurs qui lui rappelaient trop la présence tant redoutée du vieux gouverneur. Et il a suivi à la lettre les dernières instructions de son père. Il a laissé le domaine du labyrinthe exactement dans l’état où il était du temps du 139
gouverneur et n’y a jamais remis les pieds. Il paraît qu’il change de couleur quand on parle devant lui de cet endroit. Le juge Ti se caressa la barbe. — Un de ces jours, dit-il pensif, il faudra que j’aille jeter un coup d’œil à cette maison et à son fameux labyrinthe. Mais, pour l’instant, occupe-toi de trouver l’adresse de madame Yu et de son jeune fils, et invite-les à venir me trouver. Avec un peu de chance, elle aura conservé quelques documents de la main de son époux. Du même coup, je saurai si Yu Tsie n’a pas menti et si son père n’avait pas d’ami à Lan-fang. « En ce qui concerne l’assassinat du juge Pan, je n’ai pas perdu tout espoir de trouver quelque indice sur l’identité du mystérieux visiteur de Tsien Mo. J’ai chargé Tsiao Taï d’interroger tous les gardiens qui travaillaient chez ce dernier, et Fang de cuisiner un peu le second conseiller de Tsien qui est toujours en prison. Je crois que je vais également envoyer Ma Jong explorer les bas-fonds de cette ville. Si c’est notre mystérieux personnage qui a assassiné le juge Pan, il devait avoir des complices. — Du même coup, Noble Juge, ajouta le sergent, Ma Jong pourrait en profiter pour mener une petite enquête au sujet de la fille aînée de Fang, Orchidée Blanche. Nous avons eu ce matin un entretien avec lui à ce propos, et il reconnaît qu’elle a pu être enlevée et vendue à un bordel. — J’ai bien peur que ce soit effectivement ce qui est arrivé, soupira le juge. Puis après un court moment de silence, il ajouta : Jusqu’ici notre enquête concernant le meurtre du général Ting n’a guère avancé. Je vais commander à Tao Gan de se rendre cette nuit même à l’ermitage des Trois Trésors. Wu ou sa belle inconnue feront peut-être leur apparition ! Le juge prit un document de la pile que Tao Gan avait apportée pendant son absence. Mais le sergent Hong hésitait à s’en aller. Il resta silencieux quelques instants puis déclara : — Je n’arrive pas à me débarrasser de l’idée, Noble Juge, que nous avons laissé passer un indice dans la bibliothèque du général. Plus j’y pense, et plus je suis convaincu que la clef de cette affaire se trouve enfermée entre ses quatre murs.
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Le juge reposa le document et jeta au sergent un regard pénétrant. Puis il ouvrit une petite boîte en laque et en sortit la copie du petit poignard que Tao Gan avait fabriquée. Tout en la gardant en équilibre dans la paume de sa main, il dit d’un ton las : — Sergent, tu sais que je n’ai pas de secrets pour toi. Quand je songe aux diverses théories que nous avons échafaudées concernant le meurtre du général, je t’avoue me sentir incapable d’expliquer comment l’assassin s’est servi de ce poignard et comment il est entré et sorti de cette pièce. Les deux hommes restèrent un moment silencieux. Puis, brusquement le juge prit une décision. — Demain matin, sergent, nous retournerons chez Ting. Peut-être as-tu raison ! La solution de ce meurtre doit se cacher dans cette pièce !
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14 UNE SURPRISE ATTEND LE JUGE DANS LA BIBLIOTHÈQUE DU GÉNÉRAL. IL FAIT ARRÊTER UN JEUNE HOMME. LA JOURNÉE S’ANNONÇAIT CLAIRE et ensoleillée. Une fois pris son petit déjeuner, le juge informa le sergent Hong qu’il avait décidé de se rendre à pied jusqu’à la maison de Ting. — J’emmène également Tao Gan, ajouta le juge. Un peu d’exercice lui fera le plus grand bien ! Ils quittèrent le tribunal par la porte Ouest. Le juge n’avait pas fait prévenir le candidat Ting de sa visite et ils trouvèrent la maison en pleins préparatifs pour les funérailles. L’intendant conduisit le juge et ses deux compagnons dans une petite pièce sur le côté. On avait transformé la salle de réception en chambre mortuaire : la dépouille du général reposait dans un large cercueil en bois laqué devant lequel douze moines bouddhistes psalmodiaient leurs sutras. Leur chant monotone ponctué par les coups des gongs résonnait dans toute la maison. Une lourde odeur d’encens flottait dans l’air. Dans le couloir, le juge remarqua une petite table où s’empilaient des présents d’anniversaire, tous enveloppés dans du papier rouge et ornés de messages de félicitations. En voyant le visage étonné du juge, l’intendant s’empressa de lui présenter ses excuses. Tous ces cadeaux, qui revêtaient à présent une allure terriblement macabre, auraient dû être enlevés depuis longtemps, mais tous les serviteurs avaient été occupés à préparer les funérailles. À ce moment, le jeune Ting, revêtu d’une robe de deuil en lin blanc, fit irruption dans la pièce et se mit à se confondre en excuses pour le désordre qui régnait dans sa maison. 142
Le juge coupa court à ses explications. — Aujourd’hui ou demain, dit-il, votre affaire sera entendue par le tribunal. Ma visite n’a rien d’officiel, mais il me reste un ou deux points à éclaircir. Pour cette raison, j’aimerais me rendre à nouveau dans la bibliothèque de feu votre père. Il est inutile que vous vous donniez la peine de nous accompagner. Deux sbires montaient la garde dans le couloir obscur qui menait à la bibliothèque. Selon leur rapport, personne ne s’était approché du lieu du crime. Le juge brisa le sceau et ouvrit la porte. D’un bond il recula, en se couvrant le visage avec sa longue manche. Une odeur nauséabonde assaillit ses narines. — Il y a quelque chose de mort dans cette pièce, dit le juge, cours vite dans la grande salle, Tao Gan, demander aux moines quelques bâtonnets d’encens. Tao Gan fila à toute allure et revint peu après avec, dans chaque main, trois bâtonnets d’encens allumés, qui répandaient une odeur pénétrante. Le juge les prit et entra à nouveau dans la bibliothèque en faisant de grands moulinets de ses deux bras. De grosses volutes de fumée bleue l’enveloppaient. Le sergent et Tao Gan restèrent devant la porte. Quelques minutes plus tard, le juge réapparut. Il tenait à la main une longue fourche pareille à celle que l’on utilise pour suspendre les rouleaux de peinture et au bout de laquelle reposait le cadavre à demi décomposé d’une souris. Il tendit la fourche à Tao Gan et ordonna : — Que les sbires mettent cet animal dans une boîte scellée ! Le juge avait planté les bâtonnets d’encens dans le portepinceau sur le bureau à l’intérieur de la pièce. Il leur fallait maintenant attendre que la fumée fasse disparaître la puanteur du petit cadavre. — Ce maudit petit animal m’a fichu la frousse ! remarqua le sergent Hong avec un grand sourire. Le visage du juge resta impassible. — Tu riras moins tout à l’heure, sergent, en entrant dans cette pièce. On y sent la présence de la mort violente ! 143
Au retour de Tao Gan, les trois hommes pénétrèrent dans la pièce. Le juge leur désigna du doigt une petite boîte en carton qui se trouvait sur le sol. — La première fois que nous sommes venus ici, dit-il, j’avais laissé cette boîte sur le bureau, près de la tablette à encre. C’est celle qui contenait les prunes confites et que nous avions trouvée dans la manche du général. La souris a dû être attirée par l’odeur sucrée. Regardez, on voit encore sur le bureau l’empreinte de ses petites pattes dans la poussière ! Le juge se baissa et attrapa prudemment la boîte entre le pouce et l’index puis il la posa à nouveau sur le bureau. La petite bête avait rongé un des coins du couvercle. Le juge ouvrit la boîte. Une des neuf prunes avait disparu. — Voilà la seconde arme de l’assassin, prononça le juge d’un ton grave, ces prunes sont empoisonnées ! Il se tourna alors vers Tao Gan et lui ordonna : — Regarde par terre si tu ne trouves pas la prune qui manque. Mais surtout n’y touche pas ! Tao Gan se mit à genoux et retrouva la prune à moitié rongée sous l’une des étagères. Le juge Ti sortit de l’ourlet de sa robe un cure-dents avec lequel il transperça la prune. Puis il la remit dans la boîte et ferma le couvercle. — Enveloppe cette boîte dans une feuille de papier huilé, ditil au sergent Hong. Nous l’examinerons de plus près au tribunal. Le regard du juge fit rapidement le tour de la pièce. Puis il secoua la tête et dit : — Rentrons maintenant. Toi, Tao Gan, fais resceller cette porte et que les deux sbires continuent à monter la garde devant, jusqu’à nouvel ordre ! De retour dans son cabinet, le juge ordonna à l’un des scribes de lui apporter un pot de thé chaud. Il prit place derrière son bureau et ses deux fidèles lieutenants s’assirent en face de lui sur leurs tabourets. Sans mot dire, ils burent leur tasse de thé. Puis le juge ordonna d’un ton bref : — Sergent, qu’on aille chercher le contrôleur des décès ! 144
Après le départ du sergent, le juge ajouta à l’adresse de Tao Gan : — Ce meurtre se complique de plus en plus. Avant même d’avoir élucidé comment l’assassin a commis son méfait, voilà que nous découvrons qu’il avait une deuxième arme en réserve ! Et il suffit que nous apprenions que Wu a une mystérieuse petite amie, pour que nous découvrions du même coup que Ting entretient aussi des relations secrètes avec une jeune fille ! — Peut-être s’agit-il de la même femme, Noble Juge, avança prudemment Tao Gan. Si Wu et Ting étaient rivaux en amour, voilà qui jetterait une lumière toute nouvelle sur la plainte déposée par Ting ! Le juge eut l’air satisfait. — Voilà une supposition très intéressante, dit-il. Après un court silence, Tao Gan reprit : — Je ne comprends d’ailleurs toujours pas comment l’assassin a réussi à faire accepter au général Ting cette boîte de prunes empoisonnées. Il a été obligé de la lui remettre en mains propres. En effet, s’il s’était contenté de l’ajouter à la pile de présents qui se trouve sur la petite table dans le couloir, comment aurait-il pu être sûr que le général choisisse précisément ce cadeau plutôt qu’un autre ? Et puis, la boîte aurait pu être ouverte par le candidat Ting ou par un autre membre de la famille. — D’autre part, remarqua le sergent, comment expliquer que l’assassin n’ait pas retiré cette boîte de la manche du général une fois son forfait accompli ? Pourquoi aurait-il laissé traîner une telle pièce à conviction sur le lieu du crime ? Tao Gan secoua la tête d’un air perplexe. — Nous avons rarement été confrontés à autant de problèmes à la fois, remarqua-t-il. Outre ce meurtre, il nous faut élucider le mystère de la peinture du gouverneur, sans oublier le conseiller mystérieux de Tsien Mo qui court toujours et qui est peut-être en train de nous préparer un de ses tours. N’a-t-on toujours aucun indice concernant son identité ? Un pâle sourire se dessina sur les lèvres du juge. — Rien du tout, répondit-il. Hier soir, Tsiao Taï m’a rendu compte de son interrogatoire des anciens gardes de Tsien ainsi 145
que de ses conseillers. Aucun n’a pu lui fournir un seul renseignement utile. Notre mystérieux personnage venait toujours tard dans la nuit et sa longue robe dissimulait sa silhouette. Il ne prononçait jamais un seul mot. Le bas de son visage était caché par un foulard et le haut par l’ombre de sa coiffe. On n’apercevait même pas ses mains qu’il gardait toujours fourrées dans ses manches. Un silence pesant envahit la pièce. Comme ils buvaient une autre tasse de thé, un des scribes annonça le contrôleur des décès. Le juge jeta un regard pénétrant sur le vieil apothicaire. — Lors de l’autopsie du vieux général, dit-il, vous avez affirmé que l’on pouvait identifier tous les poisons administrés par voie interne. La boîte que voici contient des prunes confites que je vous demande de soumettre en ma présence à un examen approfondi. Une souris qui en avait grignoté un petit morceau est morte sur le coup. J’aimerais connaître la nature du poison utilisé. Le juge Ti tendit la petite boîte en carton au contrôleur des décès. Le vieil homme ouvrit un petit paquet qu’il avait apporté avec lui et en sortit un étui en cuir qui contenait un certain nombre de petits couteaux à la courte lame et au manche très long. Il en choisit un dont la lame était fine et tranchante comme un rasoir. Il sortit ensuite de sa manche un petit carré de papier blanc qu’il posa sur le coin du bureau. Avec une petite pince, il attrapa la prune qu’avait grignotée la souris et la posa également sur le morceau de papier. Puis, avec une dextérité remarquable, il en préleva une lamelle aussi fine qu’une feuille de papier de soie. Le juge et ses deux assistants suivaient avidement chacun de ses gestes. Avec la lame du couteau, le contrôleur des décès aplatit la petite tranche de prune sur le papier. Il l’examina minutieusement, puis releva la tête pour demander qu’on lui apporte une tasse d’eau bouillie, un pinceau à écrire propre et une bougie.
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Lorsque le scribe lui eut apporté les instruments qu’il avait demandés, il humecta le pinceau et plongea le morceau de prune dans la petite tasse. Il prit ensuite un autre petit carré de papier blanc glacé cette fois, en enveloppa le petit bout de fruit et l’aplatit avec la paume de la main. Le vieil apothicaire alluma alors une bougie, et montra au juge le morceau de papier glacé. Il portait l’empreinte humide de la petite tranche de prune. Puis il le tint un moment audessus de la flamme pour le faire sécher. Il s’approcha de la fenêtre et examina un bon moment le morceau de papier à la lumière en le frottant délicatement de l’index. Tao Gan s’était levé et regardait par-dessus l’épaule du contrôleur des décès. Ce dernier se retourna et tendit le morceau de papier au juge. — Je me permets d’informer Votre Excellence, dit-il enfin, que cette prune est imprégnée d’un poison appelé gomme de gutte, et qu’il fut introduit dans le fruit à l’aide d’une aiguille creuse. Le juge Ti caressa lentement ses longs favoris. Puis jetant un coup d’œil sur le morceau de papier, il demanda : — Comment pouvez-vous le prouver ? — Cette méthode, répondit le contrôleur des décès avec un sourire, est connue de notre profession depuis des siècles. Le corps étranger dans le jus de la prune est reconnaissable à sa couleur et sa granulation. Si Votre Excellence veut bien examiner cette empreinte, elle remarquera une traînée jaunâtre. Seuls les doigts experts d’un apothicaire sont sensibles à la différence de granulation. D’autre part, d’après les petites taches rondes que j’aperçois sur la pulpe, je peux en conclure que la gomme de gutte a été introduite à l’aide d’une aiguille creuse. — Remarquable travail ! dit le juge d’un ton approbateur. Je vous demande maintenant d’examiner les autres prunes. Tandis que le contrôleur des décès se remettait au travail, le juge Ti jouait distraitement avec la boîte en carton. Il en retira le papier blanc qui couvrait le fond. Soudain, il se pencha et scruta attentivement une légère tache rouge sur un des coins. 147
— C’est incroyable ! s’écria-t-il. Quelle négligence ! Le sergent Hong et Tao Gan se levèrent et se penchèrent avec curiosité sur le morceau de papier. Le juge leur indiqua de l’index la petite marque rouge. — C’est la moitié du sceau de Wu, s’exclama le sergent. Exactement le même que celui qu’il a apposé hier sur son tableau ! Le juge se renversa dans son fauteuil. — Nous avons maintenant deux indices qui accusent notre peintre, expliqua-t-il. Primo, le poison utilisé. Tous les peintres se servent de gomme de gutte pour fabriquer leur jaune, et savent que c’est un poison dangereux. Secundo, ce bout de papier utilisé pour couvrir le fond de cette boîte. Je suppose que Wu s’en servit comme d’un support pour apposer son sceau sur une de ses peintures, mais sans qu’il s’en aperçoive, une moitié est restée imprimée sur le papier en dessous. — Exactement le genre d’indices que nous espérions trouver ! s’écria Tao Gan, tout excité. Le juge ne fit aucun commentaire. Il attendit silencieusement que le vieil apothicaire ait terminé l’examen des autres prunes. — Après un examen minutieux, je puis affirmer à Votre Excellence que chacun de ces fruits contient une dose mortelle de gomme de gutte, Votre Excellence ! finit par conclure le contrôleur des décès. Le juge prit une formule et la tendit au vieil apothicaire en lui ordonnant d’y noter sa déposition. Quand ce dernier y eut apposé l’empreinte de son pouce, le juge lui donna la permission de se retirer et ordonna au scribe d’aller chercher le chef des sbires. Comme il entrait, le juge lui commanda d’un ton bref : — Prends quatre sbires et va arrêter le peintre Wu Feng !
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15 LE PEINTRE WU DÉVOILE SON SECRET. LE JUGE TI ORDONNE UNE PERQUISITION. PAR TROIS FOIS, le grand gong du tribunal résonna, annonçant l’ouverture de la séance vespérale. Les spectateurs se pressaient en foule dans la grande salle, car le vieux général Ting était une personnalité bien connue des habitants de Lan-fang. Le juge Ti monta sur l’estrade et ordonna au chef des sbires de faire avancer le candidat Ting. Comme ce dernier se mettait à genoux, le juge prit la parole : — Lors de votre première visite au tribunal, vous avez accusé Wu Feng d’avoir assassiné votre père. C’est pourquoi j’ai fait procéder à une enquête scrupuleuse qui m’a permis de réunir assez de preuves pour le faire arrêter. Mais il reste dans cette affaire plusieurs points que j’aimerais éclaircir. « Je vais maintenant faire comparaître le prévenu et je vous demande d’écouter ses déclarations avec le plus grand soin. N’hésitez pas à interrompre l’interrogatoire si vous pouvez fournir à la cour des renseignements complémentaires ! Le juge remplit une formule pour le geôlier. Peu après, deux sbires poussaient Wu dans le hall. Comme ce dernier approchait de l’estrade, le juge remarqua que son visage ne trahissait aucune émotion. Wu s’agenouilla et attendit respectueusement que le juge lui adresse la parole. — Dites au tribunal votre nom et votre profession ! ordonna le juge d’un ton sec. — L’insignifiante personne au pied de cette estrade s’appelle Wu Feng. Candidat, j’exerce par goût le noble métier de peintre. 149
— Vous êtes accusé d’avoir assassiné le général Ting Hu Kuo ! déclara le juge d’un ton sévère. J’attends de votre bouche la vérité et rien que la vérité ! — Noble Juge, répondit Wu d’un ton calme, je nie absolument avoir tué le vieux général. Son nom m’est familier, et je savais pour quel crime il avait dû quitter l’armée, car mon père m’a souvent parlé de cette sordide affaire. Mais qu’il me soit permis de faire remarquer à Votre Excellence que je n’ai jamais rencontré le général. J’ignorais même qu’il habitait à Lan-fang jusqu’à ce que son fils commence à colporter des ragots infamants sur mon compte. Calomnies d’ailleurs d’un tel ridicule, que je n’ai pas jugé utile de les faire rentrer dans la gorge de cette canaille ! — S’il en est ainsi, répliqua le juge d’un ton glacial, pourquoi le général vivait-il continuellement dans la crainte de vos menaces ? Pourquoi gardait-il verrouillées jour et nuit les portes de sa demeure ? Pourquoi enfin avez-vous engagé des complices pour faire espionner sa maison si vous n’aviez machiné quelque horrible complot contre le général ? — Il me serait bien difficile de répondre aux deux premières questions de Votre Excellence, répondit Wu du même ton confiant, car elles concernent l’organisation intérieure de la maison Ting dont j’ignore absolument tout. Quant à votre troisième question, Votre Excellence, je défie mon accusateur de me confronter ici même avec un de ces prétendus vauriens que j’aurais payés pour accomplir cette sale besogne ! — Vous serez moins sûr de vous, jeune homme, trancha le juge d’un ton sec, quand vous saurez que j’ai mis la main sur un de ces ruffians. J’attends le moment opportun pour vous confronter avec lui ! — C’est ce salaud de Ting qui l’aura acheté ! s’écria Wu furieux. Le juge était satisfait. Il avait réussi à le faire mettre en colère et il se laisserait prendre plus facilement ! Il se dressa de toute sa hauteur et reprit d’un ton cassant : — Je n’en crois rien ! Moi, le magistrat de ce tribunal, je vais vous dire pourquoi vous haïssiez tant la famille Ting ! La brouille du général avec votre père n’a rien à voir dans toute 150
cette affaire. Vous aviez un motif tout personnel et condamnable. Regardez le portrait de cette jeune fille ! Tout en disant cela, le juge extirpa de sa manche un morceau de peinture qu’il avait découpé dans le tableau de Wu et qui représentait le visage de la déesse Kuan Yin. Tout en tendant le fragment au chef des sbires pour qu’il le remettre au peintre, le juge observa avec attention les réactions de l’accusé et du candidat Ting. Les deux hommes étaient devenus pâles comme la mort et les yeux de Ting étaient exorbités par la peur. Au même moment, le juge Ti entendit un cri étouffé à côté de lui. Le visage de Fang avait pris la teinte de la cendre, et ses yeux étaient étrangement fixes comme s’il venait de voir passer un fantôme. Il tenait toujours dans sa main le morceau de peinture. — Noble Juge, s’écria-t-il, c’est Orchidée Blanche, ma fille aînée ! À cette révélation pour le moins inattendue, un murmure monta de la foule. — Silence ! tonna le juge et sans trahir son propre étonnement, il reprit calmement : Monsieur le chef des sbires, veuillez remettre ce portrait à l’accusé. Il n’avait pas échappé au juge que les paroles de Fang avaient bouleversé Wu. Ting, au contraire, paraissait soulagé. Il poussa un gros soupir et ses joues reprirent leur couleur. Wu ne pouvait détacher ses yeux de la peinture. — Parlez ! cria le juge. Quelles sont vos relations avec cette jeune fille ? Wu était blanc comme un linge. Mais il répondit d’une voix ferme : — Je refuse de répondre ! Le juge se renversa dans son fauteuil. — L’accusé semble avoir oublié qu’il se trouve devant le tribunal ! Je vous ordonne de répondre à ma question ! — Torturez-moi à mort, si bon vous semble, je ne dirai rien ! Le juge soupira et dit d’un ton las : — Ceci est un outrage à la cour !
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Sur un signe du juge, deux sbires dépouillèrent Wu de sa robe, l’attrapèrent par les bras et plaquèrent son visage contre le sol. Puis ils attendirent que leur chef, qui restait immobile son fouet à la main, entre en action. Fang jeta un regard désespéré au juge. Ce dernier comprit la détresse de son fidèle assistant. Le chef des sbires était un homme juste et craignait de tuer le peintre pour venger sa douleur. Aussi, le juge désigna un sbire bien découplé pour le remplacer. Ce dernier leva son bras musclé et abattit de toutes ses forces la lanière sur le dos nu de Wu. On entendait gémir le peintre à chaque fois que le fouet entamait sa chair. Au dixième coup, le sang jaillit de son dos en lambeaux. Mais il refusait toujours de parler. Au vingtième coup, il s’effondra évanoui sur le sol. À un signe du juge, deux sbires le remirent sur ses genoux, et le firent revenir à lui en brûlant du vinaigre sous ses narines. — Regarde ton juge en face ! commanda le juge Ti. Un sbire attrapa Wu par les cheveux et lui tira la tête en arrière. Le juge se pencha et jeta un regard pénétrant sur le visage du peintre déformé par la douleur. Les lèvres tremblantes, Wu articula d’une voix atone : — Je ne parlerai pas ! Le sbire allait frapper Wu à la bouche avec le manche de son fouet quand le juge l’arrêta d’un geste de la main. Il reprit sur le ton de la conversation : — Vous êtes un jeune homme plein de bon sens, Wu. Il faut que vous compreniez combien votre attitude est déraisonnable. Croyez-moi, j’en sais plus sur vos relations avec cette pauvre jeune fille que vous ne pouvez l’imaginer ! Wu se contenta de secouer la tête. — Ainsi, enchaîna le juge, je sais tout de votre rencontre avec Orchidée Blanche à l’ermitage des Trois Trésors, près de la porte Est et… Wu bondit sur ses pieds. Il vacilla un bref instant et un des sbires dut le soutenir pour l’empêcher de tomber. Mais Wu ne
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s’aperçut de rien. Il leva son bras droit tout dégoulinant de sang et montrant le poing au juge, il cria d’une voix stridente : — Maintenant elle est perdue ! Et c’est toi, toi, chien de fonctionnaire, qui l’as tuée ! Des cris de colère montèrent de la foule. Le chef des sbires bredouilla des paroles inintelligibles. Les sbires ne savaient pas ce qu’ils devaient faire. Le juge abattit violemment son martelet sur la table et s’écria d’une voix terrible : — Silence ! Aussitôt les murmures cessèrent. — Si je suis obligé de vous avertir une seconde fois, reprit le juge d’un ton sévère, je fais évacuer la salle ! Que chacun reste à sa place ! Wu s’était écroulé sur le sol et son corps était secoué de sanglots. Fang, lui, se tenait au garde-à-vous, raide comme un piquet. Il mordit si fort ses lèvres que le sang coula sur son menton. Le juge caressa sa barbe d’un air songeur. Puis de sa voix profonde il rompit le silence pesant qui régnait dans la salle. — Candidat Wu, vous comprendrez maintenant, j’en suis sûr, qu’il ne vous reste plus qu’à nous raconter toute votre histoire. Si, comme vous le prétendez j’ai mis en péril la vie d’Orchidée Blanche, je vous tiens, moi, pour responsable de la situation désespérée dans laquelle se trouve cette malheureuse enfant. Ce ne sont pas les occasions de mettre au courant le tribunal qui vous ont manqué ! Le juge fit signe à l’un des sbires de donner au peintre une tasse de thé fort. Il la but avec avidité et prononça d’une voix morne : — Toute la ville connaît maintenant son secret ! Elle ne peut plus être sauvée ! — Laissez au tribunal le soin de décider si elle peut ou non être sauvée ! fit observer le juge d’un ton sec. Je vous le répète, il faut nous dire tout ce que vous savez de cette affaire ! Wu fit un effort sur lui-même et commença d’une voix sourde :
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— Près de la porte Est se trouve un temple bouddhiste nommé l’ermitage aux Trois Trésors. Les moines de Khotan construisirent ce petit édifice, il y a des années de cela, alors que la route vers l’Ouest passait encore par Lan-fang. Après le départ des moines, le temple tomba peu à peu en ruine et les villageois arrachèrent les portes et toutes les boiseries comme bois de chauffage. Heureusement, les admirables peintures réalisées par les moines qui couvraient les murs furent épargnées. « Je découvris ces peintures murales tout à fait par hasard, un jour que je rôdais dans la ville à la recherche d’œuvres d’art bouddhistes. Je pris l’habitude de m’y rendre presque chaque jour pour y faire des copies et le soir j’y goûtais les plaisirs enchanteurs du clair de lune. « Une nuit, il y a environ de cela trois semaines, je décidai de me rendre au temple à pied pour m’éclaircir les idées car j’avais beaucoup trop bu. « J’étais assis sur le banc de pierre, quand soudain une jeune fille pénétra dans le jardin. Wu baissa la tête. Un profond silence régnait dans la grande salle. Tout en fixant l’estrade sans la voir, Wu reprit d’une voix atone : — C’était comme si Notre Dame Kouan Yin était descendue sur terre. Elle était revêtue d’une fine robe de soie blanche et un châle également en soie blanche couvrait sa tête. Sur son admirable visage, on pouvait lire une tristesse infinie ; des larmes brillaient sur ses joues pâles. Ces traits divins sont gravés à jamais dans ma mémoire ! Jamais je ne les oublierai ! Il se couvrit le visage de ses mains, puis d’un geste las il laissa retomber ses bras le long de son corps. — Je me précipitai vers elle et balbutiai des paroles confuses ! Elle recula, effrayée et murmura : « Taisez-vous, je vous en prie ! Et laissez-moi ! J’ai si peur ! » À ces mots, je tombai à genoux devant elle et la suppliai de me faire confiance. « Elle serra davantage sa robe autour de son corps et me confia d’une voix douce : « J’ai reçu l’ordre de ne jamais sortir mais cette nuit j’ai réussi à m’esquiver. Mais si ma promenade 154
nocturne est découverte, on me tuera. Je vous en prie, ne racontez à personne notre rencontre. Je reviendrai bientôt. » « Au même moment, un nuage glissa devant la lune et je l’entendis disparaître à petits pas feutrés dans l’obscurité. « Toute la nuit, je fouillai le temple et les environs. En vain ! Elle s’était évanouie entre les murs de Lan-fang. Wu se tut. Le juge Ti fit signe qu’on lui apporte une autre tasse de thé, mais le peintre secoua la tête avec impatience et reprit : — Depuis cette soirée inoubliable, je me suis rendu presque chaque nuit dans le petit jardin du temple. Mais elle n’est jamais venue. Il est clair qu’on la retient prisonnière. Et maintenant que sa promenade n’est plus un secret, le salaud qui l’a enlevée va certainement la tuer !
WU FENG FAIT UNE ÉTRANGE RENCONTRE DANS LE JARDIN DU TEMPLE Wu éclata en sanglots. Le juge Ti attendit qu’il se soit un peu calmé pour prendre la parole : — Vous voyez combien il est dangereux de ne pas dire toute la vérité ! Le tribunal va faire tout ce qui est en son pouvoir pour 155
retrouver cette jeune fille. En attendant, je vous conseille d’avouer comment vous avez tué le général Ting ! — Je veux bien avouer tout ce que vous voulez, mais pas maintenant ! Je supplie Votre Excellence d’ordonner que des recherches soient entreprises tout de suite pour sauver cette jeune fille ! Peut-être n’est-il pas trop tard ! Le juge Ti haussa les épaules et fit un signe de tête aux sbires qui ramenèrent Wu dans sa cellule. — Candidat Ting, déclara le juge, les événements prennent une tournure à laquelle nous ne nous attendions pas ! Toute cette affaire n’a évidemment rien à voir avec l’assassinat de votre malheureux père. Mais l’accusé n’était plus en état d’être entendu davantage ! Le traitement de votre affaire est pour l’instant ajourné et sera repris en temps voulu ! Le juge abattit son martelet sur la table et déclara l’audience close. Il se leva et disparut derrière l’écran. La foule s’écoula lentement de la salle d’audience. Chacun voulait donner son avis sur le coup de théâtre qui avait bouleversé le tribunal. Tout en troquant sa robe officielle contre une plus simple, le juge envoya le sergent Hong chercher le chef des sbires. Ma Jong et Tao Gan avaient déjà pris place sur leur tabouret à côté du bureau du juge. Comme Fang pénétrait dans le cabinet du juge, ce dernier lui dit : — Cette confrontation fut pour toi une terrible épreuve. Si seulement je t’avais montré cette peinture plus tôt ! Mais comment aurais-je pu soupçonner qu’il existait un lien entre elle et ta fille aînée ? Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que nous tenons notre premier indice. Tout en parlant, le juge avait pris son pinceau vermillon et remplissait trois formules officielles. — Prends avec toi vingt sbires en armes, poursuivit-il, et rends-toi immédiatement à l’ermitage des Trois Trésors. Ma Jong et Tao Gan vous montreront le chemin. Ce sont mes meilleurs braves, et crois-moi, ils n’ont pas leur pareil pour ce genre de besogne ! Voici trois mandats de perquisition vous
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autorisant à pénétrer et à fouiller les maisons situées dans le voisinage du temple. Après avoir apposé le grand sceau du tribunal sur les trois documents, le juge les remit à Ma Jong. Ce dernier les fourra prestement dans sa manche et les trois hommes sortirent d’un pas rapide. Le juge Ti ordonna au scribe de lui apporter un pot de thé chaud. Après en avoir bu une tasse d’un air distrait, il dit au sergent Hong : — Je suis content que notre chef des sbires ait enfin appris quelque chose au sujet de sa fille aînée. Maintenant que la lumière est faite sur le modèle de Wu, je me rends compte d’une certaine ressemblance entre les deux sœurs. Ce détail aurait dû me frapper tout de suite. — Notre valeureux coq de basse-cour est le seul à n’avoir pas gardé les yeux dans sa manche ! remarqua le sergent d’un ton malicieux. Le juge esquissa un demi-sourire. — Tu as raison ! Il semble que Ma Jong a observé Orchidée Noire avec plus d’attention que toi et moi. Sur ces mots, le visage du juge retrouva toute sa gravité. — Seul le Ciel sait dans quel état ils vont retrouver cette malheureuse enfant, à supposer qu’ils la retrouvent. Si je traduis la description poétique de notre peintre en langage clair, Orchidée Blanche ne devait porter cette nuit-là qu’une simple chemise de nuit. Ce qui laisse supposer que quelque ignoble débauché la retient prisonnière dans une maison peu éloignée du temple. Malheureusement, lorsqu’il a découvert son escapade, il a pu prendre peur et la tuer. Tôt ou tard, nous retrouverons son cadavre au fond de quelque puits asséché… — Avec tout ça, observa le sergent, nous n’avons pas avancé d’un pouce dans l’affaire de l’assassinat du général. J’ai bien peur qu’il ne faille appliquer la question à ce maudit peintre. Le juge ne réagit pas à la remarque du sergent, et reprit : — Un détail m’a frappé lors de l’interrogatoire. Lorsque j’ai souligné qu’une femme était impliquée dans cette affaire, Ting et Wu ont pâli en même temps, et Ting était même visiblement 157
effrayé. En revanche, dès qu’il a su qu’il s’agissait de la fille de Fang, il a paru soulagé. Ce qui prouverait qu’une femme est également mêlée au meurtre du général. Sans doute celle pour laquelle Ting écrivit ses poèmes enflammés. Au même moment on frappa doucement à la porte. Le sergent Hong se leva pour l’ouvrir et Orchidée Noire franchit le seuil. Elle s’inclina très bas devant le juge et dit : — Pardonnez mon audace, Votre Excellence, mais mon père est introuvable et il fallait que je vous fasse mon rapport.
ORCHIDÉE NOIRE FAIT SON RAPPORT AU JUGE TI — Tu as bien fait de venir, mon enfant, répondit le juge intrigué. Nous parlions justement de la famille Ting au moment où tu es entrée. Pourrais-tu nous dire si le jeune Ting s’absente fréquemment de sa demeure ? Orchidée Noire secoua sa petite tête avec énergie. — Presque jamais, Votre Excellence ! Pour le malheur des serviteurs qui aimeraient bien qu’il déguerpisse de temps en temps au lieu de passer ses journées à tramer chez lui, à se mêler de tout et à les épier, à guetter la moindre faute dans leur service. Une nuit, un des domestiques l’a même surpris qui 158
marchait à pas de loup dans le couloir. Il espérait sans doute surprendre ses gens de maison en train de faire une partie de cartes ou de dés ! — Quelle fut sa réaction à ma visite inattendue de ce matin ? demanda le juge. — Je me trouvais dans la chambre du jeune maître lorsqu’un serviteur lui annonça la venue de Votre Excellence. Il était en train de calculer le coût des funérailles de son vénéré père et il m’a paru particulièrement heureux de votre visite. Il s’empressa de déclarer à son épouse : « Je savais bien que l’enquête dans la bibliothèque avait été menée à la va-vite. Le juge a bien fait de revenir. Ses hommes ont dû laisser échapper de nombreux indices ! » Et comme son épouse lui répliquait sur un ton sarcastique qu’il pensait sans doute apprendre leur métier aux officiers du tribunal, il sortit en toute hâte pour accueillir Votre Excellence. Sans mot dire, le juge dégusta son thé, puis reprit : — Je te remercie, mon enfant. Tu as fait du bon travail. Tu as de bonnes oreilles et de bons yeux ! Mais tu n’as plus besoin de retourner chez Ting. Cet après-midi, nous avons enfin pu recueillir des renseignements au sujet de ta sœur, et ton père est parti à sa recherche. Va l’attendre chez toi. J’espère de tout mon cœur qu’il va nous rapporter de bonnes nouvelles ! En entendant cela, Orchidée Noire prit rapidement congé du juge. — Tout cela est bien étrange, observa le sergent Hong. J’aurais juré que Ting possédait un petit nid d’amour caché à Lan-fang pour y rencontrer sa belle inconnue ! Le juge hocha la tête. — Après tout, ce n’est peut-être qu’une vieille amourette, ditil, finie depuis longtemps. Tous ces amoureux ont la désagréable habitude de collectionner les souvenirs ! Cependant, je suis sûr que les poèmes que nous a apportés Orchidée Noire ont été écrits récemment. Tao Gan a-t-il trouvé quelque indice au sujet de la mystérieuse destinataire de Ting ? — Absolument rien ! répondit le sergent. Mais je crois qu’il s’est bien amusé ! Tout en copiant ces poèmes de sa plus belle calligraphie de lettré, il ne cessait de ricaner ! 159
Le juge eut un sourire indulgent. Il fouilla dans le tas de documents qui s’amoncelaient sur son bureau et retrouva les copies de son lieutenant, écrites avec soin sur du papier à lettres finement décoré. Se renversant dans son fauteuil, le juge parcourut du regard les poèmes de Ting. Quelques instants après, il déclara : — Ce Ting ne fait que se répéter ! c’est bien fatigant ! Il devait être éperdument amoureux ! Comme si la poésie n’avait pas de but plus élevé ! Écoute : On a fermé la double porte, et tiré le rideau du lit. Les couvertures brodées sont un doux nid d’amour ; Qui se soucie d’observer les rites, de se bien conduire, dans cette transe ? Les amants passionnés se moquent bien du code. Ses pieds sont des fleurs de lotus, ses lèvres des grenades, Ses cuisses rondes et ses seins comme la neige fraîche Qui jamais blâme la pleine lune pour ses taches ? La beauté de l’agate, c’est la blancheur qui la lui donne. Qui prise les parfums de l’Occident lointain ? Son corps, de mille parfums, capture notre esprit. Oui, il est fou celui qui devant cette beauté s’en repart en voyage, au loin, dans une quête inutile. Le juge jeta avec mépris le papier sur son bureau. — Des vers de mirliton ! dit-il sèchement. Pas autre chose ! Il caressa ses longs favoris d’un air distrait. Son esprit semblait plonger dans de profondes rêveries, quand, brusquement, l’expression de son visage se figea. Il reprit la copie et la relut attentivement. Le sergent Hong comprit que le juge venait de faire une découverte. Il se leva et jeta un coup d’œil sur le poème pardessus l’épaule du juge. Le juge abattit violemment son poing sur la table. — Donne-moi la déposition de l’intendant effectuée lors de l’instruction préliminaire chez Ting ! ordonna-t-il. Le sergent extirpa de la boîte en cuir qui contenait toutes les pièces concernant le meurtre du général un document scellé qu’il tendit au juge. 160
Après l’avoir lu entièrement, ce dernier le remit dans la boîte, et l’air agacé se leva de son fauteuil. Il se mit à marcher de long en large dans la pièce sans prononcer une parole. — Que tous ces amoureux peuvent être stupides ! s’écria-t-il brusquement. Je viens de découvrir la moitié de la solution à l’assassinat du général ! Quel horrible crime !
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16 MA JONG REND UNE PETITE VISITE AU QUARTIER DES LANTERNES ROUGES. ON L’ASSOCIE À UNE DOUTEUSE OPÉRATION. LE VEILLEUR DE NUIT venait de passer pour la première fois quand Ma Jong, Tao Gan et le chef des sbires pénétrèrent dans la maison du surveillant située dans le quartier est de la ville. La lueur vacillante des bougies éclairait leur visage fatigué. Sans un mot, ils s’assirent autour de la table carrée. Ils avaient ratissé tout le quartier, sans résultat ! Chacun ayant sous ses ordres une équipe de sept sbires, ils s’étaient faufilés par petits groupes de deux ou trois aux alentours du temple, en empruntant des chemins différents. Sous divers prétextes, ils avaient interrogé les boutiquiers, les marchands ambulants, les badauds qui déambulaient dans les rues passantes, et perquisitionné dans les maisons particulières. Fang et ses hommes interrompirent une assemblée secrète de voleurs. Ma Jong dispersa une partie de dés clandestine et Tao Gan surprit deux couples effrayés dans une maison de rendez-vous, mais Orchidée Blanche restait introuvable. Tao Gan interrogea minutieusement la patronne de la maison de rendez-vous. Lorsqu’une jeune fille était enlevée et retenue prisonnière dans le quartier, une femme de son espèce finissait toujours par le savoir. Cependant, après une demiheure d’interrogatoire, Tao Gan était convaincu qu’elle n’avait jamais entendu parler d’Orchidée Blanche. En revanche, il en apprit de belles sur certains citoyens importants de Lan-fang ! Abandonnant leur incognito, les hommes du juge entreprirent de fouiller systématiquement chaque maison et de 162
contrôler l’identité de tous les habitants sur le registre d’état civil tenu par le surveillant du quartier. Mais maintenant il fallait bien l’admettre, cette enquête avait été un échec ! Après un long moment de silence, Tao Gan dit d’un ton posé : — Toutes les chances ne sont pas perdues. Après tout, Orchidée Blanche n’est peut-être restée que quelques jours dans ce quartier. Son ravisseur, quand il a découvert qu’elle s’était rendue secrètement au temple, a pu s’affoler et chercher à la revendre à un bordel ou à la cacher dans une maison de rendezvous. Fang secoua la tête en signe de découragement. — La solution du bordel me paraît impossible. Nous avons toujours vécu à Lan-fang. Un habitué de l’établissement aurait tout de suite reconnu ma fille et serait venu m’avertir. Le salaud qui l’a enlevée savait qu’il ne pouvait pas courir un tel risque. En revanche, l’hypothèse de la maison de rendez-vous me paraît plus vraisemblable. Malheureusement, cela nous prendrait au moins une bonne lune pour les passer toutes au peigne fin ! — Il paraît que le quartier des bordels situé au nord-ouest de la ville n’est fréquenté que très rarement par des Chinois, intervint Ma Jong. Fang hocha la tête approbativement. — Ce quartier a très mauvaise réputation, répondit-il. On n’y rencontre que des Ouïgours, des Turcs et autres barbares. Les filles viennent d’un peu partout, souvenirs fanés des jours de prospérité qu’ont connus ces lieux de plaisir à l’époque où affluaient dans notre ville les riches chefs barbares et marchands venus des royaumes tributaires de l’Ouest. Ma Jong se leva d’un bond et boucla son ceinturon. — Je vais y aller, mais seul ! Inutile d’éveiller les soupçons, dit-il d’un ton ferme. Je vous retrouverai cette nuit au tribunal pour faire mon rapport ! Tao Gan tirailla sur les trois poils de sa verrue d’un air songeur. — Bonne idée, petit frère ! dit-il. Nous ferions mieux d’agir au plus vite, car dès demain toute la ville sera au courant de 163
notre enquête ! Pour ma part, je vais aller voir ce que les patrons des bordels situés dans le quartier sud ont dans le ventre. Je n’ai pas grand espoir, mais nous ne devons négliger aucune chance, si petite soit-elle ! Le chef des sbires insista pour accompagner Ma Jong. — Toute la pègre de la ville est rassemblée dans le quartier nord, dit-il. Tu cours au-devant de la mort en t’y rendant seul ! — Ne t’en fais pas, frère-né-avant-moi. Je sais comment il faut s’y prendre avec cette racaille ! Jetant son bonnet à Tao Gan, il s’entoura le crâne d’un chiffon crasseux. Il releva les pans de sa robe qu’il glissa dans son ceinturon et retroussa ses manches. Puis coupant court aux protestations de Fang, il quitta d’un pas alerte ses compagnons. La rue principale était encore très animée. Mais le lieutenant du juge n’eut aucun mal à se frayer un chemin au milieu de la foule, car à la vue de ce robuste gaillard, les gens s’écartaient vite pour le laisser passer. Après avoir traversé la place du marché, près de la tour du Tambour, il arriva dans le quartier misérable de la ville. Des maisons basses et délabrées longeaient les ruelles étroites. Çà et là, la lampe à huile d’un marchand ambulant brillait dans l’obscurité. L’éventaire se réduisait à quelques gâteaux de farine et un infâme tord-boyaux ! À mesure qu’il approchait du quartier nord, les rues s’enflaient de monde. De pauvres hères, vêtus d’oripeaux bariolés et parlant fort, étaient attablés dans des gargotes en plein air. Des sonorités étranges et rugueuses parvenaient aux oreilles de Ma Jong. Mais personne ne semblait faire attention à lui. Dans son accoutrement, il ressemblait tant à tous ces malandrins ! Tournant le coin de la rue, il avisa une rangée de maisons éclairées avec mauvais goût par des lanternes rouges de papier huilé. Il entendit quelqu’un pincer les cordes d’une guitare, et dans le lointain quelques notes stridentes d’une flûte déchirèrent l’air. Soudain, un individu osseux, vêtu d’une robe en lambeaux surgit de l’ombre et baragouina en mauvais chinois : 164
— Plairait-il à mon maître d’avoir une petite princesse ouïgoure pour la nuit ? Ma Jong s’arrêta et toisa le bonhomme des pieds à la tête. Un rictus obscène découvrit la bouche édentée de l’importun. — Même si je réduisais ta figure en bouillie, dit Ma Jong d’un ton peu amène, je n’arriverais pas à enlaidir ta sale gueule ! Mais va ! J’ai bien envie de prendre du bon temps ! Montre-moi le chemin. Mais du pas cher, compris ! En prononçant ces derniers mots, Ma Jong l’agrippa par l’épaule, le fit pivoter et lui envoya un coup de pied dans le derrière pour le faire avancer de quelques mètres. — Vite ! Vite ! cria l’autre et il entraîna Ma Jong dans une rue transversale bordée de maisons basses à un étage. Autrefois, elles devaient être agréablement décorées de moulures en stuc au délicat motif floral, mais le vent et la pluie avaient lavé les peintures, et personne n’avait songé à les réparer. Des rideaux crasseux et rapiécés bouchaient les embrasures des portes. Comme ils approchaient, des filles au visage outrageusement fardé tirèrent les rideaux et les invitèrent à les suivre dans un jargon incompréhensible de chinois et de dialecte. Son guide emmena Ma Jong devant une maison qui paraissait moins sinistre que les autres. Deux superbes lanternes étaient accrochées au-dessus de la porte. — C’est là, dit-il. Avec toutes les princesses ouïgoures de sang qui te font envie ! Et tout en ajoutant une plaisanterie obscène, il tendit sa main crasseuse. Pour toute réponse, Ma Jong l’attrapa par le col de sa robe et envoya sa tête cogner contre la porte délabrée. — Ça, c’est pour annoncer ma venue ! dit-il. N’essaie plus de me rouler, crapule. C’est à eux, ajouta-t-il en désignant la maison, de te donner une commission, pas à moi ! La porte s’ouvrit et un grand gaillard au torse nu et au crâne rasé apparut. Il examina les deux visiteurs de son œil unique d’un air renfrogné. Une vilaine cicatrice rouge remplaçait son autre œil.
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— Ce chien immonde, rugit Ma Jong, voulait m’extorquer un petit pourboire supplémentaire ! Le colosse se tourna furieux vers le guide. — Fiche-moi le camp ! grommela-t-il. Tu toucheras toujours bien assez tôt ta commission ! Et d’un ton mielleux il dit à Ma Jong : Si tu veux te donner la peine d’entrer, étranger. Une odeur nauséabonde de graillon flottait dans la pièce. L’air était étouffant. Au milieu, un grand chaudron en fer rempli de charbons ardents était posé sur le sol en terre battue. Une demi-douzaine d’hommes et de femmes étaient assis sur des bancs bas autour du réchaud et faisaient griller de petits morceaux de viande d’agneau enfilés sur des brochettes. Les hommes, au nombre de trois, étaient torse nu et portaient de larges culottes bouffantes. La lumière d’une lanterne bariolée éclairait leur visage en sueur. Leurs compagnes étaient vêtues d’amples jupes plissées rouge et vert en mousseline et de courtes vestes sans manches. Leurs cheveux étaient relevés audessus de leur tête et peignés en gros chignons entremêlés de fils de laine rouge. Leurs vestes largement ouvertes montraient leurs seins nus. Le portier dévisagea Ma Jong d’un air méfiant. — C’est cinquante sapèques pour le repas et pour la fille, maugréa-t-il. Et payable d’avance ! Ma Jong marmonna quelques mots et se mit à fouiller dans sa manche. Il en sortit une ligature de sapèques dont il dénoua le nœud non sans peine. Puis il compta cinquante pièces sur le comptoir collant de crasse. L’autre tendit la main. Mais Ma Jong lui saisit prestement le poignet et rabattit de toutes ses forces sur le comptoir la main du portier qui n’avait même pas eu le temps de toucher les pièces du bout des doigts. — Vous servez à boire avec le repas ? grommela-t-il. Et comme Ma Jong resserrait sa prise, sa victime grimaça de douleur. — Non ! grogna-t-il. Ma Jong lâcha son bras et le repoussa. Puis il commença à ramasser son argent tout en expliquant :
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— Tant pis ! J’irai ailleurs, c’est pas les maisons qui manquent par ici ! L’autre regarda avec envie le tas de pièces disparaître dans la manche du brave lieutenant du juge. — C’est bon ! dit-il. Tu auras ton pichet de vin. — Enfin, on se comprend ! répondit Ma Jong. Tournant le dos au comptoir, il alla rejoindre les autres autour du réchaud. Pour se conformer au style de l’établissement, il retira les manches de sa robe qu’il noua autour de sa taille. Puis il s’assit sur le seul banc resté vide. Ses compagnons jetèrent un œil songeur sur son torse musclé couvert de cicatrices. Ma Jong retira une brochette du feu. À sa façon, c’était un fin gourmet, et l’odeur rance de la viande lui retourna l’estomac. Cependant il mordit dedans à pleines dents et l’avala. Un des trois Ouïgours était déjà ivre mort. Il avait glissé son bras autour de la taille de la fille assise à côté de lui et se balançait en chantonnant un air étrange. La sueur ruisselait de son front et de ses épaules. Les deux autres paraissaient à jeun. Ils étaient très maigres, mais Ma Jong savait qu’il ne fallait pas sous-estimer leurs muscles longs et nerveux. Ils étaient engagés dans une conversation très animée en dialecte à laquelle Ma Jong ne comprenait évidemment rien. Le patron posa sur le sol à côté de Ma Jong une petite jarre en terre. Puis une des femmes se leva et se dirigea vers le comptoir. Elle attrapa une guitare à trois cordes posée sur l’une des étagères et, s’appuyant contre le mur, commença à chanter. De sa voix rauque, elle entonna un petit air au rythme agréable, et le fringant Ma Jong s’aperçut avec plaisir que la fine étoffe de sa large jupe laissait deviner la forme harmonieuse de ses longues jambes. Une quatrième fille apparut dans l’embrasure de la porte et malgré sa vulgarité, elle était très séduisante. La belle était pieds nus et ne portait qu’une jupe de soie délavée. Ses beaux seins ronds et ses bras étaient couverts de suie. De toute évidence, elle sortait de la cuisine. 167
Un tendre sourire éclaira son visage lunaire quand elle prit place à côté de Ma Jong. Il porta la cruche à ses lèvres et avala une gorgée de l’âpre breuvage. Puis il envoya un jet de salive dans le feu et demanda : — Comment t’appelles-tu, ma toute belle ? La jeune fille sourit et secoua la tête. Elle ne comprenait pas le chinois. — Encore heureux qu’on ne soit pas obligé de leur faire la conversation pour donner du plaisir aux femmes ! fit observer Ma Jong aux deux Ouïgours assis en face de lui. Le plus grand s’esclaffa et lui demanda dans un chinois atroce : — Comment t’appelles-tu, étranger ? — Mon nom, répondit Ma Jong, est Jong Bao. Et toi ? — On m’appelle le Chasseur, répondit l’autre. Et la fille c’est Talbi. Quel bon vent t’a poussé jusqu’ici ? Ma Jong lui jeta un regard significatif en posant sa main sur la cuisse de sa charmante voisine. — Si c’est pour ça, c’était pas la peine de faire tout ce chemin ! répliqua le Chasseur d’un ton ironique. Ma Jong roula des yeux féroces et se leva d’un bond. La fille essaya de le retenir mais il la repoussa brutalement. Il contourna le brasero et empoignant le Chasseur par le bras il le remit sur ses pieds. — Pourquoi essaies-tu de me tirer les vers du nez, rat immonde ? aboya Ma Jong à ses oreilles. Le Chasseur regarda ses compagnons. L’Ouïgour avait les yeux fixés sur son morceau de viande grillé. Quant à l’aubergiste, appuyé au comptoir il se curait consciencieusement les dents. Les deux hommes n’avaient vraiment pas l’air de vouloir lui prêter main forte. — Ne te fâche pas, Jong Bao ! dit le Chasseur d’un ton maussade. Je te demandais ça parce que c’est rare de voir des Chinois dans notre quartier. Ma Jong le lâcha et retourna s’asseoir. La fille passa son bras autour de ses épaules et il lui répondit par de tendres caresses. Puis il vida sa tasse de vin d’un seul trait. 168
S’essuyant la bouche du revers de la main, il dit : — Maintenant que nous sommes entre vieux amis, je veux bien répondre à ta question. Il y a quelques lunes, j’ai eu une petite anicroche tout amicale avec un type à un poste militaire situé à trois jours d’ici. Je lui ai tapé sur la tête, et cet imbécile est venu se casser le crâne contre ma main ! Comme les autorités comprennent souvent très mal ce genre de petits incidents, j’ai jugé qu’il valait mieux que je change d’air. C’est pourquoi je suis ici, sans le sou. Si tu as un bon petit boulot à me proposer, je suis ton homme ! Le Chasseur traduisit rapidement ce que venait de lui raconter Ma Jong à son compagnon, un grand gaillard à croupetons avec une grosse tête ronde comme une boule. Les deux malandrins jetèrent à Ma Jong un regard pénétrant. — Il n’y a pas grand-chose à faire, en ce moment, honorable frère, avança le Chasseur prudemment.
MA JONG RENCONTRE TALBI — Eh bien, rétorqua Ma Jong sans se laisser démonter, que dirais-tu d’enlever une jeune fille chinoise ? C’est un article toujours très demandé.
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— Pas dans cette ville, frère aîné, répondit l’autre. Tous les bordels ont ce qui leur faut. Il y a quelques années encore, quand la route commerciale passait par Lan-fang, une fraîche jeune fille valait son pesant d’or. Mais plus maintenant ! — Il n’y a pas de jeunes Chinoises dans le quartier ? s’enquit Ma Jong. Le chasseur secoua la tête. — Pas une seule, répondit-il. Pourquoi, cette fille n’est pas assez bien pour toi ? Ma Jong défit sa jupe. — Au contraire ! D’ailleurs, je ne suis pas difficile ! — Je reconnais bien là la prétention du Chinois à mépriser nos filles ! maugréa l’autre d’un ton hargneux. Ma Jong pensa qu’il valait mieux éviter une querelle. — Pas moi, tu te trompes ! J’aime le genre de vos femmes ! Et comme la belle à côté de lui ne manifestait aucun désir de se rhabiller, il ajouta : Et puis au moins, elles ne font pas les mijaurées ! — C’est vrai, répliqua le Chasseur, nous sommes une bonne race. Plus virile que vous les Chinois. Tu verras, un jour viendra où nos troupes parties de l’ouest et du nord déferleront sur tout le pays et le soumettront ! — Je ne serai plus là pour voir ça ! dit Ma Jong gaiement. Le Chasseur lui jeta à nouveau un regard incisif et se lança dans un long discours avec l’autre Ouïgour. Ce dernier commença par secouer la tête énergiquement puis finit, semblet-il, par tomber d’accord avec son compagnon. Le Chasseur se leva et s’approcha de Ma Jong. D’un geste brusque, il poussa la fille à l’écart, et s’assit à côté du lieutenant du juge. — Écoute, frère aîné, dit-il sur le ton de la confidence, j’aurais peut-être un petit travail pour toi ! Est-ce que par hasard tu connaîtrais quelque chose aux armes utilisées dans votre armée ? Ma Jong trouva la question pour le moins étrange. Il s’empressa de répondre : — Tu ne pouvais pas mieux tomber, petit frère. J’ai été soldat pendant de nombreuses années. 170
Le chasseur hocha la tête. — Une petite bagarre se prépare, dit-il, et pour un type habile, il y aura beaucoup d’argent à ramasser. Ma Jong tendit la main. — Pas comme ça, dit le Chasseur. Attends un ou deux jours qu’on ait commencé le pillage. Alors tu n’auras qu’à te baisser pour te remplir les manches ! — Je suis prêt ! s’écria Ma Jong enthousiaste. Quand dois-je vous rejoindre ? Une fois encore, le Chasseur s’entretint quelques instants avec l’autre Ouïgour, puis il se leva. — Suis moi, frère aîné, dit-il. Je vais te conduire chez le chef ! Ma Jong bondit sur ses pieds et rajusta sa robe. Il tapota gentiment sa compagne sur la joue et lui dit : — Je reviendrai, Talbi, c’est promis ! Ils quittèrent la maison d’un pas alerte. Le Chasseur marchait devant et entraîna Ma Jong dans un dédale de ruelles tortueuses, jusqu’à une enceinte abandonnée. Ils s’arrêtèrent devant une misérable petite cabane. Le Chasseur frappa mais personne ne répondit. Alors haussant les épaules, il ouvrit violemment la porte d’un coup de pied et fit signe à Ma Jong de le suivre. La pièce était entièrement vide à l’exception d’un banc recouvert d’une peau de mouton sur lequel ils s’assirent. — Le chef ne va pas tarder, observa le Chasseur. Ma Jong hocha la tête. Il était prêt à attendre. Brusquement la porte s’ouvrit et un gaillard aux larges épaules fit irruption dans la pièce. Tout excité, il brailla quelques mots en dialecte au Chasseur. — Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Ma Jong. — Il paraît que les sbires du tribunal viennent de perquisitionner dans tout le quartier Est, répondit le Chasseur effrayé. Ma Jong bondit sur ses pieds. — Ça sent le roussi pour moi, mes amis ! s’écria-t-il. S’ils viennent ici, je suis fichu ! Mais je reviendrai demain. Dis-moi comment faire pour retrouver cette maudite baraque ! — Demande Oralakchi, répondit l’autre. 171
— Je file. Cette fille m’attendra bien. Et Ma Jong décampa à toutes jambes. Il se rendit tout droit dans le bureau du juge où ce dernier paraissait plongé dans de profondes réflexions. En voyant Ma Jong, le juge Ti fronça les sourcils et dit : — Tao Gan et Fang viennent de rentrer. D’après leur rapport, leur enquête n’a abouti à rien. Tao Gan s’est rendu dans le quartier Sud, mais on n’y a pas acheté une seule nouvelle fille depuis six mois. Et toi ? As-tu découvert quelque indice dans le quartier Nord concernant cette affaire ? — Rien, Noble Juge, au sujet de l’enlèvement d’Orchidée Blanche. Mais j’y ai appris quelque chose qui pourra vous intéresser. Il raconta au juge ses mésaventures avec le Chasseur et Talbi. Ce dernier l’écouta d’un air absent. Puis il dit : — Ces brigands veulent sans doute que tu te joignes à eux pour attaquer une autre tribu. À ta place, je ne m’aventurerais pas de l’autre côté de la rivière en compagnie de ces barbares ! Ma Jong secoua la tête d’un air dubitatif mais le juge enchaîna : — Je veux que le sergent Hong et toi vous m’accompagniez à la propriété du gouverneur Yu. Demain soir, tu retourneras dans le quartier Nord afin d’en apprendre davantage sur le chef de cette bande de scélérats !
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17 MADAME YU REND À NOUVEAU VISITE AU JUGE TI. UNE PROMENADE À LA CAMPAGNE SE TERMINE DE FAÇON INATTENDUE. LE JUGE TI avait décidé de partir très tôt dans la matinée pour la maison de campagne du gouverneur. Mais, comme il buvait son thé matinal, le sergent Hong vint lui annoncer que madame Yu et son fils attendaient dans le couloir. Le juge les fit entrer. Yu Sian était grand pour son âge. Son visage ouvert et intelligent, son petit air décidé plurent au juge. Il les pria tous deux de s’asseoir en face de lui, et après avoir échangé les formules de politesse d’usage, le juge dit : — Je regrette infiniment, madame, que mes nombreuses occupations m’aient empêché de consacrer à votre affaire toute l’attention que j’aurais souhaitée. Je n’ai toujours pas réussi à déchiffrer l’énigme de la peinture de votre mari. Mais si vous pouviez me donner un aperçu de l’atmosphère qui régnait dans votre famille du vivant de votre époux, je crois que cela m’aiderait à résoudre cette bien mystérieuse affaire. Voilà pourquoi, madame, j’aimerais vous poser quelques questions. Madame Yu s’inclina. — Tout d’abord, poursuivit le juge, je suis étonné par l’attitude du gouverneur à l’égard de son fils aîné. À votre avis, connaissait-il le caractère véritable de Yu Tsie que vous m’avez décrit vous-même comme un homme profondément pervers ? — Il est de mon devoir de vous signaler, répondit madame Yu, que, jusqu’à la mort de son père, Yu Tsie s’est toujours comporté avec la plus grande correction. Jamais je n’aurais soupçonné en lui la cruauté dont il fit preuve par la suite. Mon époux me parla toujours avec une grande bienveillance de son 173
fils aîné. Il avait coutume de dire qu’il lui était d’un grand soutien dans l’administration des biens de la famille. À cette époque je considérais Yu Tsie comme un fils exemplaire, toujours prêt à obtempérer au moindre désir de son père. — D’autre part, continua le juge Ti, j’aimerais beaucoup que vous me donniez le nom de quelques-uns des amis que le gouverneur possédait à Lan-fang. Madame Yu hésita un instant puis répondit : — Le gouverneur était un homme solitaire, Votre Excellence. Son temps était parfaitement organisé. Le matin, il surveillait ses propriétés et l’après-midi, il allait passer quelques heures dans son labyrinthe. — Y êtes-vous jamais allée ? l’interrompit le juge. — Non, le gouverneur disait toujours que c’était un endroit beaucoup trop humide pour une femme. Donc, lorsque mon mari revenait du labyrinthe, il avait l’habitude de boire son thé dans le petit pavillon situé derrière la maison. C’est là qu’il lisait et peignait. À ce moment-là, je connaissais une madame Li, une femme peintre très douée. Mon époux nous invitait souvent, elle et moi, à le rejoindre dans le pavillon pour parler de ses tableaux. — Cette madame Li est-elle encore en vie ? demanda le juge. — Je pense que oui. Autrefois, elle ne vivait pas très loin de notre maison de Lan-fang, et venait souvent nous rendre visite. C’était une femme d’une grande bonté qui avait eu le malheur de perdre son mari très peu de temps après son mariage. Je l’ai rencontrée pour la première fois alors qu’elle se promenait à travers les rizières près de notre ferme, et je sentis qu’elle était attirée par mon humble personne. Après mon mariage avec le gouverneur, notre affection est restée la même, et mon époux encouragea cette amitié. « C’était un homme tellement attentionné, Votre Excellence ! Il avait compris que peu habituée à diriger une aussi grande demeure, je devais souvent me sentir seule. Je sais que c’est pour cette raison qu’il encouragea madame Li à nous rendre de fréquentes visites, malgré son goût très vif pour la solitude. — Est-ce que madame Li a rompu toute relation avec vous après la mort du gouverneur ? demanda encore le juge Ti. 174
Madame Yu rougit. — Non, dit-elle, c’est uniquement de ma faute si nous avons cessé de nous voir. Lorsque Yu Tsie m’a chassée de notre maison, je me suis sentie tellement humiliée et honteuse que je me suis rendue tout droit à la ferme de mon père. Et je n’ai jamais revu madame Li. Le juge Ti vit combien madame Yu était émue par cette évocation et s’empressa de lui demander : — Le gouverneur n’avait donc pas un seul ami à Lan-fang ? Madame Yu fit un effort sur elle-même et répondit en hochant la tête : — Mon mari préférait être seul. Un jour, cependant, il m’a raconté que, quelque part dans les montagnes, non loin de Lanfang, vivait un de ses plus anciens et de ses meilleurs amis. Le juge se pencha impatient : — Qui était-ce, madame ? — Mon époux n’a jamais mentionné son nom, mais j’avais l’impression qu’il éprouvait pour cet homme la plus grande admiration et le plus profond respect. Le visage du juge s’allongea. — Il est de la plus grande importance, madame, que vous puissiez me donner de plus amples détails sur cet homme. Je vous en prie, consultez votre mémoire ! Madame Yu but lentement son thé puis reprit : — Je me souviens maintenant qu’il avait un jour rendu visite au gouverneur en d’étranges circonstances. Mon époux avait l’habitude de recevoir ses fermiers une fois par mois pour écouter leurs doléances et leur donner quelques conseils. « Un jour, un vieux paysan attendait dans l’avant-cour. Dès que le gouverneur l’aperçut, il courut à sa rencontre et s’inclina profondément. Il l’emmena immédiatement dans sa bibliothèque et resta enfermé en sa compagnie durant de longues heures. À ce moment, j’ai pensé que ce devait être ce vieil ami que mon époux vénérait tant. Sans doute un ermite. Mais je n’ai jamais osé lui poser la question. Le juge garda un moment le silence, tout en se caressant lentement la barbe.
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— Je suppose, madame, reprit-il enfin, que vous avez gardé quelques manuscrits de la main de votre mari ? Madame Yu secoua la tête. — Lorsque le gouverneur m’a épousée, dit-elle avec simplicité, je ne savais ni lire ni écrire. Il m’enseigna les rudiments de ces deux arts, mais mes progrès ne furent jamais suffisants pour que je puisse apprécier à sa juste valeur la calligraphie de mon époux. Yu Tsie doit très certainement posséder des papiers de la main de son père. Votre Excellence pourrait peut-être s’adresser à lui. Le juge Ti se leva. — Je vous suis très reconnaissant, madame d’avoir pris la peine de venir me trouver. Soyez assurée que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour découvrir la signification cachée de cette peinture. Et permettez-moi de vous féliciter, madame, pour l’intelligence que je vois briller dans le regard de votre fils ! Madame Yu et son fils se levèrent et s’inclinèrent très bas. Le sergent Hong les raccompagna dans le couloir. Dès son retour dans le bureau du juge, il s’exclama : — Décidément, je finirais par croire qu’il est plus difficile de trouver un document de la main du gouverneur que d’attraper la lune ! Peut-être devrions-nous nous adresser aux autorités supérieures de la capitale. Le grand secrétaire aura peut-être conservé quelques-uns de ses memoranda. — C’est hors de question, répondit le juge, cela prendrait des semaines ! Mais peut-être que cette madame Li possède encore un tableau dédicacé par le gouverneur. Essaie de savoir si elle est encore en vie et où elle habite. J’ai peu d’espoir de retrouver ce vieil ermite dont m’a parlé madame Yu. Les renseignements qu’elle a pu me donner sont si vagues ! Sans doute est-il mort ! — Votre Excellence a-t-elle l’intention d’entendre l’affaire Ting cet après-midi ? demanda le sergent. La veille, le juge n’avait fait aucun commentaire sur la découverte qu’il avait faite dans le poème du candidat Ting, et la curiosité démangeait le sergent. Le juge garda un moment le silence, puis il se leva et dit :
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— À dire vrai, sergent, je n’ai encore rien décidé. Nous nous occuperons de cette question à notre retour. Va voir maintenant si mon palanquin est prêt et qu’on appelle Ma Jong ! Le sergent comprit qu’il était inutile d’insister. Il sortit et donna l’ordre qu’on prépare la chaise du juge, avec six sbires d’escorte. Tout étant en ordre, le juge grimpa dans son palanquin, et le sergent et Ma Jong enfourchèrent leur monture. Ils quittèrent la ville par la porte Est et suivirent un long moment une petite route étroite à travers les rizières. Comme ils approchaient d’une colline, Ma Jong demanda le chemin à un paysan qui leur indiqua le premier sentier se trouvant sur leur droite. Mais en réalité, ce n’était qu’un mauvais chemin de campagne, envahi de buissons et de ronces. Les porteurs posèrent le palanquin pour laisser descendre le juge. — Nous ferions mieux de continuer à pied, Noble Juge, le palanquin ne passera jamais ! Joignant le geste à la parole, il attacha les rênes de son cheval à un arbre et fut immédiatement imité par le sergent Hong. Le juge prit la tête de l’expédition. Après des tours et des détours, ils arrivèrent brusquement devant une grille immense. La porte à double battant avait dû autrefois être incrustée d’or et laquée de rouge, mais à présent il n’en restait que quelques planches craquelées. Un des panneaux était tombé. — On entre ici comme dans un moulin ! s’écria le juge étonné. — Pourtant, Noble Juge, remarqua le sergent Hong, c’est sans doute la maison la mieux protégée de Lan-fang ! Même le voleur le plus audacieux ne se risquerait pas à en franchir le seuil. On raconte que l’endroit est hanté ! Le juge ouvrit la porte d’une poussée. Elle donnait sur un grand parc qui avait dû être très beau. À présent laissé à l’abandon, les racines des grands cèdres s’étaient forcé un chemin entre les dalles brisées. Un fouillis de broussailles barrait le sentier. La nature tout entière semblait 177
plongée dans un profond silence. Même les oiseaux ne chantaient pas. Le sentier semblait disparaître dans les fourrés. Comme Ma Jong écartait l’épais feuillage pour laisser passer le juge, une maison de campagne délabrée entourée d’une haute terrasse apparut. C’était en fait une énorme bâtisse haute d’un étage. Le toit s’était écroulé à plusieurs endroits et la pluie et le vent avaient sérieusement endommagé les portes sculptées et les colonnes. Ma Jong gravit lestement les degrés effrités de la terrasse et jeta un rapide coup d’œil circulaire. Personne ! — Des visiteurs sont arrivés ! s’écria-t-il d’une voix de stentor. Seul l’écho lui répondit. Ils pénétrèrent dans la grande salle. Le plâtre s’écaillait le long des murs. Quelques meubles brisés étaient entassés dans un coin. Ma Jong cria à nouveau. Son appel resta encore sans réponse. Le juge s’assit prudemment sur une vieille chaise et déclara : — Vous feriez bien d’aller jeter un coup d’œil tout autour. Les vieux gardiens sont sans doute dans le jardin derrière la maison. Le juge croisa les bras. À nouveau, il s’étonna du silence étrange qui enveloppait cette maison. Soudain, il entendit un bruit de pas précipités. Ma Jong et le sergent Hong firent brusquement irruption dans la salle. — Votre Excellence ! haleta Ma Jong. Nous avons trouvé les cadavres du vieux couple ! — Eh bien, dit le juge avec humeur, les morts ne peuvent pas nous faire de mal ! Je vous suis. À travers un couloir obscur, ils entraînèrent leur maître jusqu’à un grand jardin entouré de pins et au milieu duquel s’élevait un pavillon octogonal. Ma Jong désigna du doigt un magnolia en fleur dans un coin. Le Juge Ti descendit les degrés de la terrasse et se fraya un chemin à travers les hautes herbes. Juste sous le magnolia, il
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aperçut les dépouilles des deux gardiens qui reposaient sur un banc en bambou. Les corps devaient être là depuis plusieurs mois. Les os perçaient à travers leurs vêtements en lambeaux. Quelques touffes de cheveux gris ornaient encore leurs crânes. Ils étaient couchés côte à côte, les bras croisés sur la poitrine. Le juge Ti se pencha sur les deux corps qu’il examina avec attention. — Ces vieillards ont dû mourir de mort naturelle, dit-il enfin. Quand la vieillesse a éteint le premier, l’autre s’est couché à ses côtés pour attendre la mort à son tour. Je ferai porter ces deux cadavres au tribunal par des sbires pour qu’on puisse pratiquer une autopsie. Mais je ne m’attends pas à des révélations spectaculaires. Ma Jong n’était pas satisfait. Il hocha la tête d’un air chagrin. — Si nous voulons des renseignements, à nous de les trouver, maintenant ! Le juge se dirigea vers le pavillon. Seuls les croisillons ouvragés des fenêtres témoignaient d’une élégance disparue. Les murs étaient vides et une grande table trônait au milieu de la pièce. — C’est ici que le gouverneur venait lire et peindre, observa le juge. Je me demande où mène cette petite porte au fond, derrière cette barrière. Les trois hommes quittèrent le pavillon et se dirigèrent vers la mystérieuse petite porte. Ma Jong l’ouvrit d’un coup d’épaule. Elle donnait sur une petite cour pavée. Au fond, une grande porte de pierre se détachait indistinctement du feuillage. Le plafond voûté était recouvert de tuiles vernissées bleues : De chaque côté se dressait un mur épais fait de taillis et d’arbres serrés les uns contre les autres. Le juge leva les yeux sur l’inscription qui ornait la dalle scellée audessus de la porte. Il se tourna vers ses compagnons. — Ce doit être l’entrée du fameux labyrinthe. Regardez ces vers inscrits en haut ! Le sentier du labyrinthe tourne, tourne, Et tourne sans fin. Mais le sentier qui mène au cœur est le plus court des chemins. 179
L’inscription était d’une belle écriture cursive. Ma Jong et le sergent avaient les yeux fixés sur elle. — Je n’arrive pas à lire un seul caractère ! s’écria enfin le sergent. Le juge semblait ne pas l’avoir entendu. Il était perdu dans la contemplation du petit poème. — C’est la plus belle calligraphie que j’aie jamais vue de ma vie ! soupira-t-il. Malheureusement la signature est recouverte par la mousse et je n’arrive pas à distinguer les caractères. Ah ! Ça y est, j’y suis ! L’Ermite revêtu de plumes de grue. Quel nom étrange ! Il resta un instant songeur, puis il poursuivit : — Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu parler de quelqu’un qui portât ce nom. Mais peu importe ! Cet inconnu est un extraordinaire calligraphe ! Devant une telle maîtrise de cet art si noble, mes amis, on comprend pourquoi les anciens étaient si pleins d’admiration pour la calligraphie qu’ils comparaient à la tension de la panthère prête à bondir et à la violence sauvage des dragons luttant contre le tonnerre et la pluie. Tout en secouant la tête d’admiration, le juge passa sous l’arche. — Pour moi, j’aime autant une écriture que j’arrive à lire ! chuchota Ma Jong à l’oreille du sergent. Devant eux se dressait une rangée de cèdres millénaires. D’énormes rochers et des taillis touffus s’entassaient entre leurs troncs épais. Les branches des grands arbres se rejoignaient audessus de leur tête, ne laissant filtrer que quelques timides rayons de soleil. Une forte odeur de feuilles pourries flottait dans l’air. À droite, deux pins noueux plantés de chaque côté du sentier formaient un majestueux portail naturel. Au pied de l’un d’eux se trouvait un écriteau en fer portant l’inscription : « Entrée ». Plus loin derrière, on apercevait un tunnel obscur, humide qui s’enfonçait en ligne droite pour disparaître à un tournant. Comme il jetait un coup d’œil dans cet étrange couloir verdâtre, le juge Ti sentit soudain un frisson de peur le parcourir tout entier. 180
Il se retourna lentement. Il vit sur sa gauche l’entrée d’un autre tunnel. Et une fois encore on avait empilé de lourdes pierres entre les troncs des cèdres. L’une d’elles portait l’inscription : « Sortie ». Se tenant immobiles derrière leur maître, Ma Jong et le sergent restaient silencieux. La même impression menaçante semblait peser sur eux. Le juge Ti jeta à nouveau un regard furtif dans le tunnel. Un courant d’air s’en échappa. Le juge sentit comme un vent froid le glacer jusqu’aux os. Dehors pourtant, tout restait immobile. Pas une feuille ne bougea. Il voulut détourner les yeux, mais cet obscur tunnel semblait l’avoir hypnotisé. Il sentait qu’une force invisible le poussait à pénétrer à l’intérieur. Il crut apercevoir la silhouette majestueuse du vieux gouverneur qui se détachait dans l’ombre verdâtre, et qui lui faisait signe. Après un effort surhumain, le juge redevint maître de lui. Pour se libérer du pouvoir maléfique qui l’oppressait, il se força à tourner son regard vers le sol, couvert d’une épaisse couche de feuilles pourries. Brusquement son cœur s’arrêta. Là, à quelques pas de lui, il aperçut dans le matelas boueux l’empreinte d’un petit pied qui se dirigeait vers le tunnel. Ce signe fantomatique semblait lui ordonner de le suivre. Le magistrat poussa un énorme soupir, puis brusquement il pivota sur lui-même, et dit d’un ton léger : — Je crois que nous ferions bien de ne pas pénétrer dans ce labyrinthe sans y être préparés ! Comme il disait ces mots, il passa sous l’arche et regagna le jardin. Jamais la chaleur du soleil ne lui avait paru si agréable ! Tout en regardant le sommet d’un cèdre qui s’élevait très haut au-dessus des pins, il dit à Ma Jong : — J’aimerais tout de même avoir une idée générale de l’étendue et de la forme de ce labyrinthe. Je crois qu’en grimpant au faîte de cet arbre tu devrais avoir une bonne vue de l’ensemble ! — Rien de plus facile, Noble Juge ! s’écria Ma Jong.
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Il déboucla sa ceinture et ôta son surtout. Puis d’un bond il s’élança et attrapa une des branches de l’arbre. Il s’y suspendit un moment puis disparut bientôt dans l’épais feuillage. Le juge Ti et le sergent s’assirent sur un tronc d’arbre couché sur le sol en attendant le retour de leur compagnon. Ni l’un ni l’autre n’avaient envie de parler. Soudain, ils entendirent les feuilles bruire au-dessus de leur tête. Ma Jong sauta à leurs pieds, et contempla d’un air chagrin sa robe déchirée. — J’ai grimpé jusqu’en haut. Votre Excellence ! On y a une bonne vue d’ensemble de ce labyrinthe. Il est rond et doit s’étendre sur au moins un demi-hectare, jusqu’au pied de la colline en face. Mais impossible d’en découvrir le plan ! Les sommets des arbres sont collés les uns contre les autres, on ne voit rien ! À peine quelques bouts de sentier par-ci par-là et aussi quelques nuages de brume ! L’endroit doit fourmiller de marais ! — Tu n’as rien vu qui ressemblait au toit d’un pavillon ou d’une maisonnette ? — Non ! répondit Ma Jong. Seulement une mer de feuilles vertes ! — C’est curieux ! observa le juge. Le gouverneur passait tant de temps dans son labyrinthe que je n’arrive pas à croire qu’il n’y ait pas aménagé un petit atelier pour y travailler ! Le juge se leva et défroissa sa robe. — Allons inspecter cette maison de plus près, ordonna-t-il. Ils repassèrent devant le pavillon et les deux corps sous le magnolia puis remontèrent sur la terrasse. Toutes les pièces étaient en très mauvais état. Les boiseries étaient complètement ruinées et les briques apparaissaient derrière le plâtre. Comme le juge entrait dans un couloir à demi obscur, Ma Jong qui le précédait poussa brusquement un cri : — Là ! une porte fermée, Votre Excellence ! Le juge et le sergent se précipitèrent, tandis que Ma Jong leur désignait une grande porte en bois en excellent état. — C’est bien la première porte qui ferme normalement dans cette maison ! remarqua le sergent. 182
La poussant d’un violent coup d’épaule, Ma Jong faillit tomber à l’intérieur de la pièce. La porte tournait toute seule sur ses charnières bien huilées. Une seule fenêtre éclairait la pièce munie de lourds barreaux. À l’exception d’un simple banc en bambou posé dans un coin, elle était vide. Le sol avait été balayé depuis peu. Comme le sergent pénétrait à son tour à l’intérieur et se dirigeait vers la fenêtre, Ma Jong sortit en courant. — Depuis notre aventure sous la cloche de bronze2, je me méfie des endroits fermés ! dit-il au juge Ti. Pendant que Votre Excellence et le sergent serez à l’intérieur, je vais monter la garde dans le couloir, des fois qu’une main obligeante soit tentée de claquer la porte derrière vous ! Le juge laissa échapper un pâle sourire. Après avoir jeté un rapide coup d’œil à la fenêtre et au plafond, il remarqua : — Tu as raison, Ma Jong ! Si cette porte se refermait malencontreusement, je ne vois pas très bien comment nous pourrions sortir. Puis il passa sa main sur le bambou lisse du banc sur lequel on aurait été bien en peine de trouver un grain de poussière et il enchaîna : — Quelqu’un a vécu ici il y a peu de temps ! — C’est une bonne cachette ! opina le sergent. Sans doute quelque criminel ! — Un criminel ou un prisonnier, murmura le juge d’un ton pensif. Il ordonna au sergent Hong d’apposer le sceau sur la porte et jeta à nouveau un bref coup d’œil dans les autres pièces. En pure perte ! Puis, comme il était déjà près de midi, il jugea qu’il était grand temps de regagner le tribunal.
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Voir Le Squelette sous cloche. 183
18 LE JUGE TI DÉCIDE DE RENDRE VISITE À UN VIEIL ERMITE. MA JONG ARRÊTE UN HOMME DANS LA TOUR DU TAMBOUR. DÈS QU’IL EUT REGAGNÉ le Yamen, le juge convoqua le sergent Hong, et lui ordonna de se rendre avec dix sbires et deux civières à la maison du gouverneur pour y chercher les cadavres des vieux gardiens. Puis il se fit servir son déjeuner dans son bureau et fit appeler l’archiviste. C’était un homme d’une soixantaine d’années que lui avait recommandé le maître de la Guilde des marchands de soie et qui, lui-même autrefois marchand de soie, avait habité toute sa vie à Lan-fang. Tout en avalant son bol de soupe, le juge Ti lui demanda : — Connaissez-vous par hasard un vieux savant qui se fait appeler l’Ermite à la robe de plumes de grue ? — Votre Excellence veut sans doute parler de maître Robe de Grue ? répondit le vieil homme. — C’est peut-être l’homme que je cherche, dit le juge. Le mien habite quelque part en dehors de la ville. — Alors, répondit l’archiviste, c’est bien maître Robe de Grue. C’est un ermite qui, si j’ai bonne mémoire, habite dans les montagnes à l’extérieur de la porte Sud. Personne ne connaît son âge. — J’aimerais le rencontrer, dit le juge. Le vieil archiviste parut perplexe. — C’est très difficile, Votre Excellence, fit-il remarquer. Le vieux maître ne quitte jamais sa vallée et refuse de recevoir des visiteurs. Je n’aurais même pas pu affirmer à Votre Excellence qu’il était encore en vie si, la semaine dernière, deux ramasseurs de bois ne m’avaient raconté l’avoir aperçu en train de bêcher 184
dans son jardin. C’est un homme d’une grande sagesse et d’une grande érudition. Certains prétendent même qu’il aurait découvert un élixir de longue vie, et qu’il quittera ce monde comme un Immortel. Le juge caressa ses longs favoris d’un air dubitatif. — On raconte tellement d’histoires sur tous ces ermites ! répliqua-t-il. Trop souvent ce ne sont que des paresseux et des ignorants. Mais notre homme est peut-être une exception, comme tendrait à le prouver sa calligraphie. Nous verrons bien ! Quelle route faut-il prendre pour se rendre chez lui ? — Votre Excellence devra faire la plus grande partie du chemin à pied, répondit son interlocuteur. Le petit sentier de montagne est si escarpé et si étroit que même la plus petite chaise à porteurs ne pourrait pas passer. Comme le juge prenait congé de l’archiviste, Tsiao Taï fit irruption dans la pièce. Il paraissait inquiet. — J’espère que tout s’est bien passé dans la maison de Tsien, Tsiao Taï ? demanda le juge. Tsiao Taï s’assit et commença à enrouler du bout de son doigt l’extrémité de sa fine moustache, puis il dit : — Je ne sais comment expliquer à Votre Excellence l’impression que je ressens depuis quelque temps. L’atmosphère a changé parmi les soldats. Ce n’est sans doute qu’une intuition, mais depuis deux jours, on dirait que quelque chose les tourmente. J’en ai parlé avec le caporal Ting qui lui aussi est inquiet. Certains soldats dépensent beaucoup plus d’argent que ne leur en rapporte leur solde. Le juge Ti avait écouté le rapport de son lieutenant avec la plus grande attention. — La situation me paraît grave, Tsiao Taï, dit-il d’une voix fatiguée. Je veux que Ma Jong te raconte ce qu’il a découvert. Ma Jong répéta une nouvelle fois ses mésaventures dans le quartier Nord. Tsiao Taï secoua la tête. — Des difficultés se préparent, Noble Juge, j’en ai bien peur ! Notre stratagème du régiment en tournée d’inspection à la frontière risque bien de se retourner contre nous ! Il nous a permis de renverser Tsien Mo et de venir à bout des brigands à 185
sa solde. Mais, si les tribus barbares avaient l’intention d’attaquer la ville, c’est le moment ou jamais pour elles de passer à l’action avant l’arrivée de la garnison ! — Une attaque barbare ! Il ne manquerait plus que ça ! Comme si nous n’avions déjà pas assez d’ennuis ! s’écria le juge furieux. Je suis sûr que c’est encore ce mystérieux fauteur de troubles au service de Tsien qui a manigancé toute cette affaire ! Sur combien d’hommes sûrs pouvons-nous compter, à ton avis ? Tsiao Taï réfléchit quelques instants, puis répondit : — Pas plus d’une cinquantaine, Noble Juge. Ils se turent. Brusquement, le juge abattit violemment son poing sur la table. — Peut-être n’est-il pas trop tard ! s’écria-t-il. Ta remarque sur notre stratagème à double tranchant, Tsiao Taï, me donne une idée. Ma Jong, il faut que tu t’empares sans tarder de cet Ouïgour que tu devais rencontrer hier. Crois-tu pouvoir l’arrêter sans attirer l’attention ? Ma Jong prit une mine réjouie. Il posa bien à plat ses grosses mains sur ses genoux et répondit avec un grand sourire : — Faire ça en plein jour, Noble Juge, complique un peu la tâche. Mais vous pouvez compter sur moi, je m’en occupe ! — Pars immédiatement avec Tsiao Taï ! ordonna le juge. Mais souviens-toi, je veux que cette affaire soit entourée de la plus grande discrétion. Si vous êtes gênés par des témoins inopportuns, je préfère que vous laissiez tomber ! Ma Jong hocha la tête. Il se leva et fit signe à Tsiao Taï de le suivre. Ils se rendirent dans le corps de garde et s’installèrent dans un coin où ils délibérèrent à voix basse. Puis Ma Jong sortit seul du tribunal. Il contourna d’un pas nonchalant le Yamen et s’engagea dans la rue principale qui menait à la porte Nord. Après s’être arrêté un bon moment devant une gargote, il pénétra à l’intérieur. Ma Jong était un habitué de l’endroit. Le patron le reconnut et lui souhaita le bonjour en l’interpellant par son nom.
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— Qu’on me serve mon repas dans une des chambres du haut, annonça Ma Jong en montant l’escalier. Il s’installa au premier étage dans une petite pièce qui faisait l’angle. Il venait de commander son repas quand Tsiao Taï, qui était entré discrètement dans l’estaminet par la porte de derrière, fit irruption. Ma Jong retira prestement son surtout et son bonnet, et tandis que Tsiao Taï faisait un petit paquet de ses vêtements, il secoua la tête pour déranger l’ordonnance de sa chevelure, et s’entoura le crâne d’un chiffon crasseux. Il fourra ensuite les pans de son habit dans sa ceinture et retroussa ses manches. Ainsi accoutré, il prit rapidement congé de Tsiao Taï et quitta la pièce. Il descendit l’escalier sur la pointe des pieds et se glissa dans la cuisine. — Eh, gros plein de soupe, je suis sûr qu’il te reste du gâteau à l’huile ! grogna-t-il aux oreilles du cuisinier qui suait à grosses gouttes au-dessus du fourneau. Le cuisinier leva la tête. Devant la mine patibulaire de son interlocuteur, il s’empressa de lui tendre un morceau de gâteau qui avait attaché au fond de la poêle. Ma Jong grommela quelques mots et sortit de la cuisine par la porte de derrière. À l’étage, Tsiao Taï avait entamé son repas. À la vue de l’habit brun et du bonnet noir des officiers du tribunal, le serveur crut qu’il avait affaire à l’homme qui était passé tout à l’heure devant le comptoir en les saluant. Tsiao Taï décida de profiter d’un moment où le propriétaire serait occupé pour filer. Pendant ce temps, Ma Jong marchait d’un pas allègre vers la place du marché près de la tour du Tambour. Il traîna un petit moment devant les éventaires des vendeurs ambulants puis traversa la place pour gagner la tour. Le renfoncement sous la voûte était désert. Les jours de pluie, les marchands s’y réfugiaient pour étaler leurs marchandises mais aujourd’hui ils avaient préféré les doux rayons du soleil.
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Ma Jong jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Profitant de ce que personne ne faisait attention à lui, il se glissa prestement à l’intérieur et gravit les marches qui menaient au premier étage. Il arriva à un grand palier éclairé de chaque côté par de larges fenêtres. Les jours de chaleur accablante, les villageois venaient y chercher un peu d’air frais, mais aujourd’hui l’endroit était désert. Une porte bouchait la trappe menant à l’étage supérieur. Il n’y avait pas de serrure mais elle était fermée par un crochet en fer recouvert d’un morceau de papier portant le grand sceau vermillon du tribunal. Ma Jong rompit tranquillement le sceau et força la porte. Puis il escalada les barreaux de l’échelle. Le grand tambour rond était posé sur une estrade au milieu de la pièce, et recouvert d’une épaisse couche de poussière apportée par le vent lorsqu’il s’engouffrait sous la voûte. Il servait uniquement à donner l’alarme en cas d’attaque des barbares. De toute évidence, ses roulements effrayants n’avaient pas réveillé la ville en sursaut depuis des années. Ma Jong hocha la tête. Il redescendit à toute allure et, caché derrière l’angle de la voûte, jeta un coup d’œil sur la place. Personne. C’était le moment. Il sortit en flèche et gagna le quartier nord. En plein jour, le quartier paraissait encore plus misérable. Les rues étaient désertes. Les habitants devaient rattraper leur manque de sommeil ! Ma Jong se perdit dans un dédale de ruelles sans parvenir à retrouver la maison de l’Ouïgour auquel il avait rendu visite la veille. Dépité, il ouvrit au hasard une porte à la poussée. Une jeune fille négligemment vêtue était étendue sur une couche en bois. Ma Jong donna un coup de pied dans le banc. La jeune fille se redressa lentement et tout en regardant Ma Jong d’un air indifférent elle se mit à se gratter la tête. — Oralakchi, grogna Ma Jong d’une voix rauque à l’oreille de la fille. Brusquement elle sembla tout à fait réveillée. Elle se leva d’un bond et disparut derrière l’écran au fond de la pièce. Elle reparut bientôt traînant par la main un galopin en guenilles. Sa 188
langue se mit à battre comme un claquet de moulin tandis qu’elle agitait nerveusement son doigt en direction de Ma Jong. Puis elle s’adressa à lui. Ce dernier, bien qu’il n’eût pas compris un traître mot de ce qu’elle lui avait raconté, hocha approbativement la tête. Le gamin fit signe à Ma Jong de le suivre et se précipita dans la rue. Le lieutenant du juge lui emboîta le pas. Son guide se faufila entre deux maisons et Ma Jong eut bien du mal à ne pas coincer sa grande carcasse dans cette étroite venelle. Passant sous une petite fenêtre d’environ deux pieds carrés Ma Jong se dit que si quelqu’un avait l’idée saugrenue de lui casser la tête à ce moment il était fichu. Sa robe s’accrocha à un clou. Ma Jong s’arrêta et contempla avec tristesse le grand accroc, puis il haussa les épaules. Après tout, cette petite touche supplémentaire à son accoutrement ne ferait que l’embellir ! Soudain il entendit une voix sourde au-dessus de lui qui l’interpellait : — Jong Bao ! Jong Bao ! Il leva les yeux. La jeune Talbi apparut dans l’encadrement de la petite fenêtre juste au-dessus de sa tête. — Comment vas-tu, ma chérie ? dit gentiment Ma Jong. Talbi semblait très excitée. Elle se mit à chuchoter en fixant Ma Jong de ses grands yeux ronds. Ma Jong secoua la tête. — Décidément, je ne comprends rien à ton charabia, ma belle. Je suis pressé, je reviendrai une autre fois. Mais comme il se mettait en marche, Talbi passa son bras nu par la fenêtre et le saisit par le col de son habit. Elle lui désigna du doigt la direction dans laquelle le petit garçon s’était esquivé et secoua la tête avec énergie. Puis elle fit un geste de son index en travers de sa gorge. — T’en fais pas, dit Ma Jong en souriant les coupe-gorge ça me connaît ! Talbi l’attira vivement près de la fenêtre. Sa joue toucha la sienne. Une légère odeur de graisse d’agneau se dégageait de son petit corps qui ne déplut pas au vigoureux lieutenant du juge. Il se dégagea tendrement de son étreinte et reprit son 189
chemin. Comme il sortait de l’étroite ruelle, le gosse accourut à sa rencontre en proie à une vive excitation. Apparemment il croyait Ma Jong perdu. Ils enjambèrent un tas de détritus puis escaladèrent un vieux mur écroulé. Son guide lui désigna une maisonnette proprement plâtrée qui se dressait isolée au milieu de décombres puis il décampa. Ma Jong reconnut la petite maison où le Chasseur l’avait amené la veille. Il frappa. — Entrez, cria une voix. Ma Jong ouvrit la porte, et se planta sur le seuil sans bouger. Un homme grand et maigre était appuyé le dos contre le mur d’en face. Ma Jong ne quittait pas des yeux le long et méchant couteau que le bandit tenait serré dans sa main droite prêt à partir. Rompant le silence pesant qui régnait dans la pièce, le barbare dit : — Ainsi tu es revenu, Jong Bao, assieds-toi. Il remit son couteau dans le fourreau et prit place sur un des tabourets bas. Ma Jong suivit son exemple. — Hier soir, commença Ma Jong, le Chasseur m’a amené ici et… — Ta gueule ! interrompit l’autre, si je ne connaissais pas déjà toute ta petite histoire, ton compte était bon. Je ne rate jamais mon coup avec lui. Ce n’était probablement que trop vrai, pensa Ma Jong en voyant son hôte tapoter avec tendresse son couteau. L’Ouïgour s’exprimait dans un excellent chinois. C’était sans doute quelque chef de tribu. Ma Jong sourit d’un air entendu. — J’avais cru comprendre, Monsieur, que vous pourriez me trouver un petit boulot, de quoi me remplumer un peu ! — Tu es un traître ! répliqua l’autre avec mépris. Et les traîtres ne pensent qu’à l’argent. Mais tu pourras quand même nous être utile. Seulement si tu tiens à ta peau, n’essaie pas de me doubler. Au moindre écart, je te plante mon couteau dans le dos !
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— Bien sûr ! s’écria Ma Jong avec empressement. Vous savez bien que… — Ça suffit ! coupa le barbare d’un ton impérieux. Et maintenant écoute bien mes instructions, car j’ai horreur de me répéter. « Dans la plaine, de l’autre côté de la rivière, sont rassemblées trois de nos tribus. Demain, vers minuit, elles attaqueront Lan-fang. Cela aurait pu être fait depuis longtemps, mais nous voulions éviter les bains de sang inutiles. Heureusement pour nous, la route en direction de l’ouest ne passe plus par cette ville. Les autorités chinoises ne seront pas pressées d’envoyer du renfort dans un petit poste frontalier à l’autre bout de l’Empire. Et puis, leur paresse et leur prétention joueront en notre faveur. Quel Chinois de la capitale prendrait au sérieux une attaque des nôtres ? Le temps qu’ils se décident à riposter, nous aurons fermement consolidé notre position à Lan-fang et serons prêts à les recevoir. « Ce qu’il faut c’est que nous nous emparions de cette ville par surprise. Toutes les mesures nécessaires ont été prises pour occuper le tribunal et tuer son magistrat ainsi que toute la clique de gredins à ses ordres. Mais nous avons aussi besoin de quelques Chinois pour réduire à l’impuissance les surveillants des portes. — Ça alors ! s’écria Ma Jong. Ça tombe à pic ! j’ai justement un ami à Lan-fang qui est l’homme qu’il vous faut pour cette besogne. C’est un ancien sergent qui a été obligé de déserter. Le nouveau magistrat, ce misérable juge Ti, lui cherchait des ennuis. — Vous les Chinois, vous tremblez toujours devant vos magistrats ! répondit l’Ouïgour d’un ton dédaigneux. Mais moi, ils ne me font pas peur ! J’en ai même égorgé un de mes propres mains, il y a quelques années ! Ma Jong jeta un regard admiratif à son hôte. — Il faut que vous rencontriez mon ami. C’est un escrimeur de première force et il connaît les usages militaires comme le fond de sa manche ! — Où se trouve-t-il ? demanda l’autre curieux.
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— Pas très loin d’ici. On lui a trouvé une formidable cachette. Il ne sort que la nuit, et le jour il dort au deuxième étage de la tour du Tambour. Le barbare éclata de rire. — Pas bête comme idée ! Personne n’irait le chercher là-bas. Va le retrouver et amène-le-moi. Ma Jong eut l’air perplexe, et fronçant les sourcils, il dit : — Malheureusement, il ne peut prendre le risque de sortir pendant la journée. Si nous allions le voir dans sa planque. C’est tout près. L’Ouïgour jeta un regard méfiant à Ma Jong. Il réfléchit quelques instants, puis se leva et sortit son couteau de sa ceinture qu’il fourra dans sa manche. — J’espère pour toi, petit frère, que tu n’es pas en train de me jouer un sale tour. Marche devant, et au premier geste suspect, je t’enfonce mon poignard entre les côtes… Et croismoi, personne n’y verra rien ! Ma Jong haussa les épaules. — Inutile de m’avertir ! dit-il. De toute façon, vous me tenez. Un mot de vous au tribunal et nous sommes grillés, mon ami et moi. — Espérons que tu t’en souviendras ! Ma Jong sortit le premier et gagna la grande rue, tandis que l’Ouïgour le suivait à quelques mètres de distance. Comme ils approchaient de la place du marché, Ma Jong aperçut Tsiao Taï, accoté contre une plaque commémorative en pierre. Les bras croisés dans ses manches, il contemplait tranquillement la foule. Son bonnet pointu, sa robe brune à la ceinture noire, son air autoritaire : tout désignait en lui l’officier du tribunal. Ma Jong ralentit son allure. Il devait maintenant jouer le tout pour le tout. À chaque instant, il s’attendait à recevoir le couteau de l’Ouïgour dans le dos. Cependant, il ne pouvait accélérer sa marche, car il devait être certain que Tsiao Taï l’ait aperçu. Tandis que la sueur froide dégoulinait sur son front, il joua parfaitement son rôle.
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Il fit semblant d’hésiter un instant. Comme Tsiao Taï levait la main et caressait lentement sa moustache, il pivota sur luimême et contourna la plaque commémorative. Il avait réussi à parvenir sain et sauf sous la voûte à demi obscure de la tour du Tambour où le rejoignit l’Ouïgour. — Tu as vu le type appuyé contre la pierre dehors ? chuchota Ma Jong très excité, c’est un officier du tribunal ! — Je l’ai vu, répliqua l’autre d’un ton sec. Dépêche-toi ! Ma Jong grimpa l’escalier qui menait au premier étage. — C’est par là que mon vieux frère est monté ! dit-il à l’Ouïgour en lui désignant les scellés brisés. Le barbare tira son couteau du fourreau et caressa du doigt le fil tranchant comme un rasoir. — Avance ! commanda-t-il. Ma Jong haussa philosophiquement les épaules, et escalada lentement les barreaux de l’échelle. Une fois arrivé à la trémie de l’escalier, Ma Jong s’écria : — C’est du propre ! Ce chien paresseux est encore en train de piquer un petit roupillon ! Tout en disant cela, il gravit lestement les derniers barreaux, et la main tendue vers le tambour, il chuchota à l’adresse de son compagnon : — Voilà mon vieux frère ! Au moment où la tête de l’Ouïgour parvenait à la hauteur du plancher, Ma Jong lui envoya un violent coup de pied. Le barbare tomba à la renverse en poussant un cri effrayant. À la vitesse de l’éclair, Ma Jong se laissa glisser jusqu’en bas. Arrivé au pied de l’échelle, il évita de justesse un coup de couteau. L’Ouïgour était étendu par terre, appuyé sur son bras gauche. Apparemment il s’était cassé la jambe et une vilaine blessure d’où giclaient des flots de sang entaillait son crâne rasé. Dans ses yeux brillait une lueur haineuse et sa main était crispée sur son couteau. Ce n’était pas le moment de se battre à la loyale, pensa Ma Jong. Il sauta derrière son adversaire, et avant que ce dernier ait eu le temps de pivoter sur lui-même, il lui décocha un deuxième coup de pied au visage. La tête de l’Ouïgour alla cogner contre le
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bord de l’échelle et son couteau tomba sur le sol en cliquetant. Il était assommé. Ma Jong ramassa la méchante arme et la glissa dans sa ceinture. Il lia ensuite les mains de l’Ouïgour derrière le dos, et lui palpa la jambe qui était brisée en plusieurs endroits. Il sortit de la tour d’un air dégagé et dirigea ses pas vers la plaque commémorative. Comme il passait devant, Tsiao Taï surgit de l’ombre. — Halte ! s’écria-t-il en saisissant Ma Jong par le bras. Ma Jong se libéra d’une secousse et regarda Tsiao Taï en roulant des yeux féroces. — Bas les pattes ! Sale crapule ! — Je suis un officier du tribunal, dit Tsiao Taï d’un ton glacial. Je suis sûr que Son Excellence le juge aimerait vous poser quelques questions, mon ami ! — À moi ! s’écria Ma Jong indigné. Je suis un citoyen honnête, moi, monsieur le sbire ! Une foule de curieux s’était rassemblée autour d’eux et suivait avec intérêt l’incident. — Tu me suis sans histoire, ou bien préfères-tu que je t’assomme d’abord ? demanda Tsiao Taï d’un ton menaçant. — Devons-nous nous laisser ainsi malmener par ces chiens bâtards du tribunal ? s’enquit Ma Jong auprès des spectateurs. Il constata avec une secrète satisfaction que personne ne manifestait l’intention de lui porter secours. Il haussa les épaules. — Après tout, quelle importance, dit-il. Puisque je sortirai blanc comme neige du tribunal ! Tsiao Taï lui attacha les mains derrière le dos. Ma Jong se retourna. — À propos, dit-il, j’ai un ami qui est malade. Laissez-moi donner quelques sapèques à ces marchands de gâteaux pour qu’ils lui apportent à manger. Il ne peut pas bouger ! — Où est-il, ton ami ? s’enquit Tsiao Taï. Ma Jong hésita un instant puis répondit de mauvaise grâce : — Eh bien, pour vous dire la vérité, hier soir, on est monté dans la tour du Tambour, histoire de prendre un peu l’air. Mais
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il s’est cassé la figure dans l’escalier et s’est brisé la jambe en mille morceaux. Je l’ai laissé là-haut, au deuxième étage. De bruyants éclats de rire montèrent de la foule. — Je suis sûr que le tribunal, observa Tsiao Taï, aimerait voir ce grand malade ! Et se tournant vers les badauds, il ajouta : Que quelqu’un aille chercher le surveillant du quartier et lui demande de venir nous rejoindre avec quatre hommes, une civière et quelques vieilles couvertures ! Peu après, le surveillant arriva au pas de course, suivi de quatre solides gaillards qui portaient des perches en bambou. — Surveillant, je te confie ce brigand ! proféra Tsiao Taï d’un ton bref. Puis il fit signe à deux gaillards, et tourna ses pas vers la tour du Tambour. Tsiao Taï escalada l’échelle, les couvertures sur l’épaule. L’Ouïgour gisait toujours inconscient. Le lieutenant du juge lui colla prestement une bande de papier huilé sur la bouche. Il l’enveloppa ensuite dans une des couvertures et de l’autre lui couvrit la tête et les épaules. Puis les deux aides du surveillant descendirent leur encombrant colis. On étendit l’Ouïgour sur une civière improvisée et le cortège prit le chemin du tribunal. Tsiao Taï marchait en tête, traînant sur ses talons comme un vulgaire prisonnier. Ils pénétrèrent dans le Yamen par une petite porte sur le côté. Tsiao Taï ordonna au surveillant : — Déposez cette civière ici ! Je n’ai plus besoin de vous ! Tandis que Tsiao Taï fermait la porte derrière eux, Ma Jong détacha la ficelle lâchement nouée autour de ses mains. Puis il aida son frère d’armes à porter la civière jusqu’à la prison où ils le déposèrent dans une petite cellule sur une couche en bois. Ils s’occupèrent de leur blessé. Pendant que Ma Jong lui pansait la tête, Tsiao Taï déchira son pantalon avec un couteau et attacha une grossière attelle à sa jambe cassée. Puis Ma Jong se précipita chez son maître pour lui faire son rapport. Tsiao Taï verrouilla la cellule et s’appuya le dos contre la porte. À l’arrivée du geôlier, il lui expliqua qu’il venait d’arrêter
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un dangereux brigand et qu’il l’interrogerait dès qu’il serait un peu calmé. Le cabinet du juge Ti était désert, à l’exception de Tao Gan qui sommeillait dans un coin. Ma Jong le secoua pour le réveiller et lui demanda tout excité : — Où se trouve Son Excellence ? Tao Gan leva les yeux. — Notre maître a quitté le tribunal en compagnie du sergent peu après votre départ, répondit-il avec humeur. Mais pourquoi toute cette excitation ? As-tu réussi à attraper notre Ouïgour ? — Bien mieux encore, répondit fièrement Ma Jong, nous avons arrêté l’assassin du juge Pan ! — Voilà un exploit qui va te coûter une tournée, petit frère ! déclara Tao Gan avec un sourire heureux. Notre maître m’a ordonné de rendre visite à Yu Tsie pour le prier de se rendre au tribunal cet après-midi. Je suppose qu’il veut l’interroger au sujet de la mort du vieil intendant et de sa femme dans la maison des champs du gouverneur. Je ferais mieux de filer !
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19 UN ERMITE EXPOSE SES VUES SUR LE BUT DE SA VIE. LE JUGE TI DÉCOUVRE LE SECRET DU GOUVERNEUR. APRÈS LE DÉPART de Ma Jong et Tsiao Taï, le juge prit un des documents de la pile qui se trouvait sur son bureau. Il y jeta un bref coup d’œil mais d’autres pensées semblaient absorber son esprit. Le sergent Hong savait que son maître était inquiet. N’y tenant plus, le juge repoussa le document d’un geste irrité et dit : — Je ne te cache pas, sergent, que si Ma Jong et Tsiao Taï ne réussissent pas à mettre la main sur notre barbare, nous serons dans une position bigrement difficile ! — Ils en ont vu d’autres, Noble Juge ! répondit le sergent pour le rassurer. Puis il se tut, attendant les commentaires de son maître. Mais celui-ci demeura silencieux et se plongea dans l’étude d’une liasse de papiers administratifs. Au bout d’une demiheure, il posa son pinceau, et déclara d’un ton acide : — Cela ne sert à rien de rester ici à attendre ! Apparemment nos deux braves ont pu s’acquitter de leur mission sans attirer l’attention ! Il fait beau, profitons-en pour essayer de trouver maître Robe de Grue. Par expérience, le sergent savait que l’action était le meilleur remède pour apaiser l’esprit tourmenté du juge. Il s’empressa de faire seller deux chevaux et ils quittèrent le tribunal par le grand portail. Ils traversèrent au galop le pont de Marbre et sortirent de la ville par la porte Sud. Après avoir parcouru un bon bout de la route principale, ils se renseignèrent auprès d’un paysan qui leur indiqua le chemin 197
à suivre. Il leur fallut emprunter un sentier étroit qui conduisait aux montagnes jusqu’à la crête escarpée. Arrivés à cet endroit, les deux cavaliers sautèrent à bas de leurs montures. Le sergent donna quelques sapèques à un ramasseur de bois pour surveiller leurs chevaux une heure ou deux. Puis ils commencèrent leur escalade. Après une ascension menée tambour battant, ils parvinrent enfin au sommet de la montagne tout couvert de pins. Le juge Ti en profita pour se reposer un instant et reprendre son souffle. Il contempla d’un œil admiratif la verdoyante vallée qui s’étalait à ses pieds. Il étira ses bras et savoura avec délices la douce brise montagnarde qui s’engouffrait dans ses larges manches. Après ce bref repos bien gagné, ils redescendirent lentement par un sentier escarpé l’autre versant de la montagne. À mesure qu’ils pénétraient dans la vallée, le silence se faisait plus dense et plus mystérieux. On n’entendait que le murmure d’un ruisseau dans le lointain. Ils traversèrent la rivière par un étroit pont de pierre. Le sentier serpentait à travers un sous-bois très dense et ils aperçurent entre les feuilles, à peine visible, un toit de chaume, puis débouchèrent devant une grille en bambou. Elle ouvrait sur un délicieux petit jardin. Le chemin était bordé de chaque côté d’arbustes en fleurs qui arrivaient presque à hauteur d’homme. Jamais, pensa le juge, il n’avait vu telle profusion de fleurs aussi magnifiques et odorantes. Les murs plâtrés de la maisonnette, entièrement recouverts de vignes, paraissaient plier sous le poids du toit en chaume, tout vert de mousse. Quelques degrés en bois et branlants menaient à une simple porte en bois faite de planches non peintes. Elle était entrouverte. Le juge ouvrait la bouche pour signaler sa présence, quand une certaine pudeur l’empêcha de troubler la sérénité miraculeuse de l’endroit. Il écarta les hautes herbes qui poussaient le long de la maison pour se frayer un passage et aboutit devant une véranda rustique en bambou. Un vieillard revêtu d’une robe rapiécée arrosait une rangée de pots de fleurs. Sa tête était coiffée d’un grand chapeau de paille rond. 198
Une suave odeur d’orchidées flottait dans l’air. Le juge abaissa tout à fait les branches des arbrisseaux et demanda d’une voix polie : — Maître Robe de Grue est-il chez lui ? Le vieil homme se retourna. Une épaisse moustache et une longue barbe blanche ornaient le bas de son visage tandis que le haut était entièrement caché par son chapeau à large bord. Il ne répondit pas, mais esquissa un geste vague en direction de la maison. Puis, toujours silencieux, il posa son arrosoir sur le sol et disparut derrière l’habitation. Le juge n’était guère enchanté de cet accueil plutôt cavalier. Il ordonna d’un ton sec au sergent Hong de l’attendre dehors, et, tandis que ce dernier prenait place sur un banc à côté de la grille, il gravit les degrés et pénétra à l’intérieur de la maisonnette. Il se retrouva dans une grande pièce vide. Le plancher en bois et les murs blancs enduits de plâtre étaient entièrement nus. Une table en bois, deux petits tabourets posés devant la fenêtre basse et une table en bambou accotée au mur du fond constituaient tout le mobilier. Cela ressemblait fort à l’intérieur d’une maison de paysan, mais tout était d’une extrême propreté. Son hôte avait disparu. Le juge était irrité de toutes ces déconvenues, et commençait à regretter cette expédition éprouvante. Il poussa un énorme soupir et s’assit sur un des tabourets. Comme il jetait un coup d’œil machinal par la fenêtre, il fut saisi par la vue extraordinaire qui s’offrait à lui. Des rangées de pots de fleurs étaient posés sur les étagères de la véranda. Des orchidées rares fleurissaient dans des bacs en porcelaine ou en terre cuite. Leur délicat parfum semblait imprégner toute la pièce. Le juge Ti sentit le calme indéfinissable qui régnait dans ce lieu pénétrer comme un baume dans son esprit tourmenté. Au doux bourdonnement d’une abeille invisible, il eut nettement l’impression que le temps s’arrêtait.
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MAÎTRE ROSE DE GRUE ET LE JUGE TI Toute sa mauvaise humeur avait disparu. Il appuya ses coudes sur la table et promena un regard serein autour de lui. Il nota que deux rouleaux étaient accrochés au-dessus de la table en bambou. D’un œil distrait, il lut le couplet qui était inscrit dessus, tout en s’émerveillant de l’étonnante calligraphie de leur auteur. Deux chemins mènent à la porte de la Vie éternelle. L’un, comme le ver, enfonce sa tête dans la boue ; l’autre, comme le dragon, vole haut dans le ciel d’azur. Ces vers étaient bien étranges, songea le juge. Ils se prêtaient à de multiples interprétations. D’où il était assis, le juge ne réussit pas à lire la signature et le sceau que portait ce distique. Il allait se lever quand le paravent bleu au fond de la pièce fut brusquement tiré sur le côté et le vieillard apparut. Il avait troqué ses hardes contre une large robe de coton brun et il était nu-tête. Il tenait à la main une bouilloire fumante. Le juge se leva en toute hâte et s’inclina très bas. Le vieillard lui répondit d’un bref signe de tête, et prit place sur l’autre tabouret, le dos à la fenêtre. Après un moment d’hésitation, le juge se rassit. 200
Son visage était plus ridé qu’une vieille pomme séchée, et ses lèvres étaient aussi rouges que le cinabre. Quand il pencha sa tête pour verser l’eau bouillante dans la théière, ses longs sourcils blancs tombèrent comme un rideau sur ses yeux. Le juge attendit respectueusement que le vieillard voulût bien engager la conversation. Après avoir remis le couvercle sur la théière, son hôte croisa ses bras dans ses manches et regarda le juge droit dans les yeux. De sous ses sourcils en broussaille, ses yeux perçaient aussi pénétrants que ceux de l’aigle. — Veuillez pardonner à un vieillard sa terrible négligence, dit-il d’une voix profonde et sonore. Mais je reçois très rarement des visiteurs ! Tandis que le vieil homme parlait, le juge fut frappé par la blancheur de ses dents qui brillaient comme de petites perles. — C’est à moi à me faire pardonner ma visite improvisée, répondit le juge. Vous… — Ah ! Yu ! interrompit le vieillard. Vous êtes donc un membre de l’illustre famille Yu3 ! — Non, s’empressa de corriger le juge. Mon nom de famille est Ti. Je… — Oui, oui, murmura son hôte d’un ton rêveur. J’ai vu mon vieil ami pour la dernière fois, il y a bien longtemps. Voyons… il a dû mourir, il y a huit ans déjà. Ou bien était-ce neuf ? Décidément son hôte était gâteux, se dit le juge. Mais tant pis ! autant profiter de l’erreur dans laquelle il s’entêtait et qui menait directement au but de sa visite, et il ne chercha pas à le corriger une nouvelle fois. Le vieil homme versa le thé, puis il reprit, toujours perdu dans ses souvenirs : — Oui… c’était un homme aux grands desseins, que le gouverneur Yu. Que je réfléchisse… nous avons étudié ensemble dans la capitale, il y a de cela au moins soixante-dix ans. Oui, NdT : jeu de mots en anglais sur you (vous) et Yu dont la prononciation est identique et parfaitement incompréhensible car comment imaginer le juge Ti parlant en anglais au vieil ermite ! 3
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mon vieil ami voyait loin dans l’avenir. Il s’apprêtait à extirper le Mal, à réformer l’Empire… Sa voix s’éteignit dans un murmure. Il hocha plusieurs fois la tête tout en dégustant son thé. — Je m’intéresse beaucoup à la vie que mena le gouverneur Yu à Lan-fang, intervint le juge d’un ton timide. Son hôte semblait ne pas l’avoir entendu et continuait à boire son thé par petites gorgées. Devant cela, le juge porta également sa tasse à ses lèvres. C’était le meilleur thé qu’il eût jamais bu de sa vie. Il lui semblait que son arôme pénétrait peu à peu dans tout son corps. — L’eau provient d’une source qui jaillit des rochers de la montagne, intervint brusquement son hôte. Hier soir, j’ai mis les feuilles de thé dans un bouton de chrysanthème et je les ai retirées ce matin, après l’éclosion de la fleur à la lumière du soleil. Elles étaient tout imprégnées des senteurs de la rosée matinale. Puis sans aucune transition, il poursuivit : — Tandis que Yu commençait sa carrière de fonctionnaire, je voyageais aux quatre coins de l’Empire. Il devint préfet, puis gouverneur. On entendit son nom résonner dans les salles de marbre du Palais impérial. Il persécuta les méchants, protégea et encouragea les bons, et contribua beaucoup, beaucoup, à la réforme de l’Empire… Mais, un jour qu’il avait presque atteint toutes ses ambitions, il découvrit avec tristesse qu’il avait failli dans la formation de son propre fils ! « Il se démit de toutes ses fonctions et se retira à Lan-fang où il s’occupa de ses terres et de son jardin. À la faveur de cet événement, nous nous sommes rencontrés à nouveau, après plus de cinquante ans. Nous avions tous les deux atteint le même but par des chemins différents ! Brusquement, le vieil homme se mit à ricaner sous cape comme un enfant et ajouta : — À la seule différence que sa route fut longue et tortueuse et la mienne courte et droite !
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Puis il se tut à nouveau. Le juge Ti s’apprêtait à lui demander une explication de cette dernière remarque. Mais comme il ouvrait la bouche pour parler, son hôte reprit : — Peu avant sa disparition, nous nous sommes longuement entretenus sur ce point. C’est à cette occasion qu’il écrivit les vers qui ornent ce mur en face ! Il faut que vous alliez admirer sa calligraphie ! Le juge s’empressa d’obéir à cette injonction et s’approcha du rouleau. À présent, il pouvait lire la signature : « Écrit par Yu Cheou Tsien, du Séjour du Repos. » Il n’y avait plus de doute ! le testament trouvé dans le rouleau était un faux. La signature qu’il avait devant les yeux ressemblait à celle que l’on avait apposée au bas du prétendu testament du gouverneur Yu, mais elles n’avaient pas été calligraphiées par la même main ! Beaucoup de choses devenaient claires pour le juge ! — Si je peux me permettre respectueusement cette observation, dit le magistrat en se rasseyant, je trouve la calligraphie du gouverneur fort belle, mais elle est loin de valoir la vôtre ! L’inscription de votre main, au-dessus du portail du labyrinthe du gouverneur m’a paru… Le vieillard semblait ne pas avoir écouté. Il interrompit brusquement son interlocuteur : — Une seule vie humaine n’aurait pas suffi pour épuiser l’énergie démesurée de mon vieil ami ! Même après son installation à Lan-fang, il continua de mûrir inlassablement les projets les plus divers, dont certains ne devaient porter leurs fruits que bien plus tard, après sa mort ! Par goût de la solitude, il fit construire cet étonnant labyrinthe. Mais même là, dans ce lieu solitaire, mille projets bourdonnaient sous son crâne comme des abeilles en colère ! Tout en secouant énergiquement la tête, le vieillard versa à nouveau du thé. — Le vieux gouverneur avait-il beaucoup d’amis à Lan-fang ? demanda le juge Ti. Son hôte lissa lentement un de ses longs sourcils. Puis il rit dans sa barbe et dit : — Après toutes ses années d’activité, après tout ce qu’il avait vu et entendu, Yu s’obstinait à étudier les classiques ! Un jour, il 203
m’envoya un chariot plein de ces livres ! Rien ne pouvait m’être plus utile ! Exactement ce qu’il me fallait pour allumer mon four ! Le juge Ti voulut protester de façon respectueuse contre cette remarque désobligeante concernant les classiques, mais son hôte ne lui en laissa pas le temps et enchaîna : — Confucius ! Encore un autre qui avait la bougeotte ! À faire la mouche du coche, il ne s’est jamais rendu compte que plus il s’agitait et moins il agissait, que plus il acquérait et moins il possédait ! Confucius était un entêté. Comme le gouverneur Yu… Un court instant, le vieillard resta silencieux, puis il ajouta d’un ton grognon : — Et comme vous, jeune homme ! Le juge fut totalement pris de court par cette brusque remarque personnelle. Déconcerté, il se leva, s’inclina très bas devant son hôte et dit humblement : — La très respectueuse personne ici présente pourrait-elle se permettre de vous poser une question… Son hôte s’était également levé. — Une question en entraîne toujours une autre ! Vous êtes comme le pêcheur qui tourne le dos à la rivière et à ses filets puis grimpe dans un arbre au milieu de la forêt pour attraper du poisson ! Ou bien comme celui qui construit un bateau en fer, perce un grand trou au milieu et espère traverser la rivière avec ! Essayez plutôt de saisir les problèmes par le bon bout en commençant par les réponses ! Peut-être trouverez-vous ainsi un jour la réponse qui vous manque. Adieu ! Comme le juge Ti allait s’incliner pour prendre congé de son hôte, celui-ci lui avait déjà tourné le dos et à pas lents disparaissait derrière l’écran au fond de la pièce. Le juge attendit que le rideau soit tout à fait retombé sur la silhouette de son hôte et sortit. Il réveilla le sergent Hong qui dormait appuyé contre la grille du jardin. Celui-ci se passa la main sur les yeux, et dit d’une voix béate :
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— Je n’ai jamais aussi bien dormi de ma vie, Noble Juge. J’ai même rêvé de mon enfance, quand j’avais quatre ou cinq ans. J’ai rêvé de choses que j’avais complètement oubliées ! — Oui, dit le juge d’un ton pensif, ce lieu est bien étrange… En silence, ils grimpèrent à nouveau la crête de la montagne, et retrouvèrent les pins au sommet. Le sergent demanda alors : — L’ermite a-t-il fourni à Votre Excellence tous les renseignements qu’Elle espérait ? D’un air absent, le juge Ti hocha la tête. Puis après un court silence, il répondit : — Grâce à cet étrange vieillard, trois points sont maintenant résolus. Premièrement, j’ai la certitude que le testament trouvé dans le rouleau de peinture est un faux. Deuxièmement, je sais pourquoi le vieux gouverneur a démissionné et je possède enfin l’autre moitié de l’explication au meurtre du général Ting. Le sergent Hong allait interroger son maître pour en savoir davantage. Mais devant l’expression fermée du visage de ce dernier, il resta silencieux. Après une brève pause, ils regagnèrent la vallée où les attendaient leurs montures, et partirent au triple galop en direction de la ville. Ma Jong attendait le juge dans son bureau pour lui faire son rapport. Il lui raconta en détail la capture de l’Ouïgour et le juge, secouant son humeur rêveuse, l’écoutait avidement. Tout s’était passé le plus discrètement du monde. Ma Jong fit un récit détaillé de sa conversation avec l’Ouïgour, passant seulement sous silence sa rencontre inattendue avec la jeune Talbi. Le juge ne goûtait guère ce genre d’intermède romantique. — Bravo ! s’écria le juge quand son lieutenant eut achevé son rapport. Toi et Tsiao Taï avez fait de l’excellente besogne ! Maintenant nous tenons la carte maîtresse ! — Tao Gan est en ce moment avec Yu Tsie dans le hall de réception, Noble Juge, ajouta Ma Jong. Ils boivent le thé, et mon vieux frère est en train de bouillir d’impatience ! Yu Tsie est intarissable, et ce pauvre Tao Gan n’arrive pas à en placer une !
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Le juge esquissa un sourire amusé et dit, à l’adresse du sergent Hong : — Sergent, va trouver ce Yu Tsie dans la salle d’accueil, et informe-le qu’à mon grand regret des affaires urgentes requièrent tous mes soins et que je le recevrai plus tard. N’oublie pas de lui présenter toutes mes excuses ! Le sergent dirigeait ses pas vers la sortie quand le juge ajouta : — As-tu réussi à découvrir où habite madame Li, l’amie de madame Yu ? — J’ai chargé Fang de s’acquitter de cette mission, Noble Juge, répondit le sergent. J’ai pensé qu’étant natif du pays, il réussirait mieux que moi dans cette tâche. Le juge acquiesça du chef, et se tournant vers Ma Jong : — Quel est le résultat de l’autopsie du vieux couple que nous avons retrouvé dans le jardin du gouverneur ? — D’après le contrôleur des décès, Notre Juge, ils sont bien morts de mort naturelle, répondit Ma Jong. Le juge hocha la tête. Il se leva et commença à revêtir sa robe officielle. Tandis qu’il posait sur sa tête le bonnet à deux ailes, il dit brusquement : — Si je ne me trompe, mon brave Ma Jong, tu as obtenu le neuvième et le plus haut degré à la boxe, il y a une dizaine d’années, n’est-ce pas ? Le solide gaillard bomba le torse et répondit avec fierté : — C’est exact, Noble Juge ! — Maintenant essaie de te souvenir, commanda le juge, quels sentiments éprouvais-tu à l’égard de ton maître quand tu n’étais qu’un débutant du deuxième ou troisième degré ? Ma Jong n’avait pas l’habitude d’analyser ses sentiments. Il fronça les sourcils et se mit à réfléchir comme un forcené. Au bout d’un moment, il répondit enfin, en pesant bien chaque mot : — J’étais profondément attaché à mon maître, Noble Juge. C’était sans doute à l’époque un des meilleurs boxeurs de tout l’Empire fleuri. Mais quand je me mesurais à lui, et qu’il parait mes coups les plus savants sans le moindre effort, puis m’envoyait mordre le tapis d’une pichenette, je continuais à 206
l’admirer tout en éprouvant pour lui une haine terrible pour son écrasante supériorité ! Un demi-sourire passa sur les lèvres du juge. — Merci, mon ami ! dit-il. Cet après-midi j’ai rencontré dans la montagne un vieil ermite qui m’a profondément troublé. Et tu viens de traduire par des mots ce que je n’osais formuler aussi clairement pour moi-même ! Ma Jong n’avait pas la moindre idée de ce que son maître entendait par là, mais il se sentit très flatté par son compliment. Avec un large sourire, il tira l’écran et s’écarta pour laisser le juge monter sur l’estrade.
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20 UN CHEF REBELLE PASSE AUX AVEUX. MYSTÉRIEUX PERSONNAGE EST ENFIN DÉMASQUÉ.
UN
LE GRAND GONG DE BRONZE de la porte du tribunal résonna par trois fois, annonçant l’audience vespérale. Les citoyens de Lan-fang, qui s’attendaient au règlement de quelques affaires de pure routine, boudaient la séance cet aprèsmidi-là. Dès que le juge fut installé sur l’estrade, il déclara l’audience ouverte et fit un signe à Fang. Aussitôt, quatre sbires allèrent se planter à l’entrée de la salle d’audience. — Pour d’importantes raisons d’État, annonça le juge, personne n’est autorisé à quitter cette salle avant la clôture de l’audience ! Un murmure d’étonnement monta des quelques spectateurs présents. Le juge prit son pinceau vermillon et remplit une formule pour le geôlier. Quelques instants plus tard, l’Ouïgour, marchant avec difficulté, arrivait entre deux sbires qui le soutenaient par les bras. Le prisonnier se laissa tomber sur son genou valide devant l’estrade, puis tendit sa jambe cassée en poussant un grognement de douleur. — Dites au tribunal votre nom et votre profession, ordonna le juge. Le barbare leva la tête. Un éclair de haine enflammait ses yeux injectés de sang. — Je suis le prince Ouljin, de la tribu Bleue des Ouïgours ! — Chez vous, les barbares, répondit le juge d’un ton sec, quiconque possède vingt chevaux s’attribue impudemment le 208
titre de prince ! Mais qu’importe, cette question n’a rien à voir avec l’affaire qui nous occupe aujourd’hui ! « Le Gouvernement impérial, dans son infinie bonté, a daigné considérer le Khan comme un de ses vassaux, et ton maître jura de rester fidèle à Sa Majesté, invoquant à témoin le Ciel et la Terre ! « Mais toi, Ouljin, en complotant contre cette ville, tu as trahi ton propre Khan et tu t’es rendu coupable de rébellion contre le Gouvernement impérial ! « Tu le sais, selon le Code, tout crime contre l’État est puni de la peine capitale appliquée sous l’une des formes les plus sévères. Si tu veux voir ta peine allégée, Ouljin, tu ferais mieux d’avouer toute la vérité, et de révéler à cette cour le nom des traîtres chinois qui ont promis de collaborer à l’exécution de ton misérable projet ! — Pour vous, pareil Chinois est un traître, s’écria l’Ouïgour, mais pour moi c’est un homme juste ! Certains des vôtres sont prêts à nous rendre ce qui nous a été volé ! Qui a empiété sur nos terres et transformé nos riches pâturages en rizières ? Qui nous a chassés vers le désert, qui nous a réduits à la famine, nous et notre bétail, si ce n’est vous, les Chinois ? « Jamais je ne nommerai ceux des vôtres qui ont enfin compris quelle horrible injustice votre peuple a fait subir aux vaillantes tribus ouïgoures ! Comme le chef des sbires allait le frapper, le juge leva la main. Il se pencha et dit d’un ton calme : — Les circonstances ne m’autorisent pas à perdre un temps précieux en vaines discussions ! Puisque ta jambe cassée t’empêche de marcher, je ne crois pas que cela te gênerait beaucoup si l’autre subissait le même sort ! À un signe du juge, deux sbires jetèrent le barbare sur le sol, les quatre fers en l’air, et écrasèrent ses mains avec leurs pieds. Un troisième apporta un chevalet de deux pieds de hauteur. Le chef des sbires leva la jambe gauche du prisonnier et l’attacha par le pied au chevalet. Puis il leva les yeux vers son maître.
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Ce dernier acquiesça d’un signe de tête et un sbire vigoureux frappa violemment le genou de l’Ouïgour avec un gros bâton rond. Le supplicié poussa un cri rauque. — Prends ton temps, commanda le juge au sbire, ne l’abîme pas trop vite ! Le sbire le frappa un coup contre le tibia et deux contre la cuisse. Ouljin se mit à jurer dans sa langue. Quand le bâton s’abattit à nouveau sur son tibia, il hurla : — Un jour viendra où nos hordes envahiront votre maudit pays, où nous ferons tomber vos murs et brûlerons vos villes, où nous tuerons vos hommes, où vos femmes et vos enfants deviendront nos esclaves… Comme le bâton retombait sur sa jambe, il poussa un cri sauvage et sa voix se décomposa en une longue plainte. Au moment où le sbire allait lui appliquer le coup fatal, le juge Ti leva la main. — Comme tu l’apprendras assez tôt, reprit le juge sur le ton de la conversation, ton interrogatoire ne relève que de la pure routine. Ce que je veux c’est que tu confirmes devant ce tribunal ce que ton complice chinois m’a déjà raconté de ton infâme complot ! Par un effort surhumain, l’Ouïgour arracha une de ses mains de dessous le pied d’un des sbires et s’appuyant sur son coude, il s’écria : — Tu ne réussiras pas à me rouler avec tes mensonges, chien de fonctionnaire ! — Très bien ! observa le juge d’un ton glacial, il faut croire qu’un Chinois est beaucoup trop intelligent pour vous, stupides barbares ! Votre soi-disant complice vous a bien eus ! Il fit semblant d’être de votre côté. Mais, le moment venu, il s’empressa de tout révéler de votre machination aux autorités. Dans quelque temps, le gouvernement le récompensera pour ses précieuses informations en le nommant à un poste bien rémunéré. Ne vois-tu pas combien vous avez été bernés toi et ton stupide Khan ?
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Tout en parlant, le magistrat avait fait signe à Ma Jong d’amener Yu Tsie. Quand il aperçut l’Ouïgour couché sur le sol, le visage de Yu Tsie devint couleur de cendre. Il fit mine de partir mais Ma Jong le retint par le bras et resserra sa poigne comme un étau. À la vue de Yu Tsie, le barbare lui cracha une bordée d’injures : — Sale fils de chien ! Sale traître ! Maudit soit le jour où un honnête Ouïgour décida de s’associer avec un bâtard de ton espèce, un faux jeton de Chinois ! — Noble Juge, cet homme est fou ! s’écria Yu Tsie. Sans tenir compte de l’intervention du fils du gouverneur, le juge s’adressa au barbare en pesant chaque mot : — Nomme-moi tes complices dans la maison de cet individu ! Ouljin cita le nom des deux guerriers ouigours que Yu Tsie avait engagés comme maîtres d’armes. Puis il s’écria : — Il n’était pas le seul décidé à vous trahir ! Cette crapule de Yu Tsie m’a peut-être berné, mais d’autres salauds de Chinois étaient prêts à nous obéir au doigt et à l’œil pour de l’argent ! Il nomma alors trois commerçants chinois et quatre soldats, dont Tao Gan nota soigneusement les noms. Le juge fit signe à Tsiao Taï de s’approcher et lui chuchota à l’oreille : — Rends-toi immédiatement chez Tsien et fait mettre ces quatre soldats aux arrêts. Puis, avec le caporal Ling et vingt hommes va arrêter ces deux Ouïgours chez Yu Tsie. Je veux également que tu me retrouves ces trois commerçants chinois ainsi que le Chasseur et ses complices dans le quartier Nord, et que tu me mettes tout ce beau monde sous les verrous ! Comme Tsiao Taï s’empressait de filer, le juge se tourna à nouveau vers le barbare : — Je suis un homme juste, Ouljin. Et je ne permettrai pas qu’un Chinois reçoive une récompense pour t’avoir trahi après t’avoir encouragé au crime et s’être fait ton complice ! Si tu ne veux pas que le criminel Yu Tsie échappe à la justice, dis-moi comment le magistrat Pan a été assassiné ! Une joie mauvaise enflamma les yeux de l’Ouïgour. 211
— Je tiens ma vengeance ! s’écria-t-il. Écoute-moi bien, fonctionnaire ! Il y a quatre ans, ce chien de Yu Tsie me donna quatre pièces d’argent pour que je me rende au tribunal et fasse croire au nouveau magistrat qu’il pourrait le surprendre lui, Yu Tsie, cette nuit-là, en conférence secrète avec un envoyé du Khan ouïgour, près du gué. Le juge Pan se rendit à l’endroit indiqué, accompagné seulement d’un lieutenant. J’assommai ce dernier dès qu’ils passèrent la porte de la ville. Puis je tranchai la gorge du magistrat et traînai son cadavre jusqu’à la rivière. Ouljin cracha en direction de Yu Tsie. — Voilà ta récompense, sale chien ! Le juge ordonna au premier scribe de lire à voix haute ce qu’il venait de noter. Quand le prisonnier en eut reconnu l’exactitude, le papier fut placé devant lui, et il appuya son pouce au bas du document. D’une voix solennelle, le juge dit alors : — Ton crime, Ouljin, parce que tu es un prince ouïgour, concerne les relations extérieures de notre Empire. Je n’ai à ma disposition aucun moyen qui me permette de déterminer dans quelle mesure ton Khan et les chefs des autres tribus prirent part à ce complot contre l’État. Il ne m’appartient pas, non plus, en tant que magistrat de ce district, de prononcer un jugement contre toi. Je vais te faire transférer immédiatement à la cour métropolitaine. Là, le ministère des Affaires barbares se chargera de statuer sur toute cette affaire ! À un signe du juge, on étendit l’Ouïgour sur une civière et on le ramena en prison. — Faites avancer le criminel Yu Tsie ! ordonna le juge Ti. Tandis que deux sbires faisaient s’agenouiller brutalement l’accusé devant l’estrade, le juge posa sur lui un regard sévère et dit : — Yu Tsie, tu es coupable de haute trahison. C’est un crime contre l’État pour lequel le Code prévoit une mort ignominieuse. Cependant, la renommée de ton père et un mot de recommandation de ma part joueront peut-être en ta faveur auprès de la cour métropolitaine qui pourra choisir d’adoucir le terrible châtiment qui t’est réservé. C’est pourquoi je te conseille
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d’avouer l’absolue vérité, et de faire au tribunal un récit détaillé de tous tes méfaits ! Yu Tsie ne répondit pas. La tête baissée, il respirait avec difficulté. Au bout de quelques minutes, l’accusé releva enfin la tête et dit d’une voix atone qui contrastait singulièrement avec le débit enjoué dont il était coutumier : — À l’exception des deux Ouïgours, je n’ai aucun complice dans ma maison. J’avais décidé d’attendre le dernier moment pour annoncer à mes serviteurs que nous allions nous emparer de la ville. Les quatre soldats ont reçu de l’argent en échange de leurs services. Demain, à minuit précises, ils devaient allumer un feu au sommet de la tour de garde la plus haute dans la demeure de Tsien. On leur a fait croire qu’à ce signal une bande de brigands devaient provoquer une émeute, et profitant de la confusion, piller les deux grandes bijouteries de Lan-fang. En réalité, ce signal devait déclencher l’attaque des tribus ouïgoures postées de l’autre côté de la rivière. Ouljin et ses complices chinois auraient alors ouvert la grille d’entrée du fleuve et… — Ça suffit ! interrompit brutalement le juge. Demain, tu auras amplement l’occasion de raconter toute ton histoire. Maintenant, réponds à ma question : qu’as-tu fait du testament qui était caché dans le rouleau de peinture que légua feu ton père à ta belle-mère ? Un air de surprise éclaira un moment son visage ravagé, puis il répondit : — Comme le testament original exigeait une répartition équitable des biens de feu mon père entre mon demi-frère et moi, je l’ai détruit et remplacé par un document écrit de ma main que je dissimulai dans la doublure du rouleau, et qui faisait de moi l’unique héritier. — Il était inutile de nier, Yu Tsie, tu le vois bien, dit le juge avec mépris. Tous tes crimes me sont connus ! qu’on ramène le prisonnier dans sa cellule ! Peu après la clôture de l’audience, Tsiao Taï apparut dans le bureau du juge pour faire son rapport. Tous les criminels étaient sous les verrous. Mais dans le quartier Nord, les choses
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avaient failli mal tourner. Le Chasseur avait tenté de résister et le caporal Ling avait dû l’assommer pour le rendre à la raison. Le juge se renversa dans son fauteuil. Il but son thé brûlant à petites gorgées, puis déclara : — Ouljin et les six Ouïgours doivent être transférés dans la capitale. Que le caporal Ling prenne dix soldats et qu’ils partent dès demain matin. En changeant de cheval au poste militaire le plus proche, ils auront atteint la capitale dans une semaine. Je me charge de juger les trois commerçants et les quatre soldats. Il jeta un regard amusé à ses quatre lieutenants assis en demi-cercle autour de son bureau et poursuivit : — J’espère qu’en arrêtant les meneurs, nous avons étouffé cette conspiration dans l’œuf ! Tsiao Taï hocha la tête avec énergie. — Il ne faut pas sous-estimer ces Ouïgours. En terrain découvert ils n’ont de leçon à recevoir de personne. Ce sont d’excellents cavaliers, et leurs archers font mouche à chaque coup. Heureusement pour nous, ils ne possèdent ni l’expérience ni l’équipement nécessaires pour assiéger une ville fortifiée. Quand demain soir, ils ne verront pas de feu allumé à la tour de guet, ils n’oseront jamais passer à l’attaque. Le juge hocha la tête. — Je te laisse le soin, mon brave Tsiao Taï, dit-il, de prendre les mesures nécessaires pour parer à toute éventualité. Puis avec un demi-sourire, il ajouta : — Au moins, ce n’est pas l’action qui vous aura manqué ! — Lorsque nous approchions de Lan-fang, l’autre jour, ajouta le sergent Hong l’air malicieux, Votre Excellence nous avait prédit que nous serions confrontés à des problèmes inhabituels ! Je vois qu’Elle ne s’est pas trompée ! D’un air las, le juge passa sa main sur ses yeux. — J’ai du mal à croire qu’il ne se soit écoulé qu’une semaine depuis notre arrivée à Lan-fang ! Puis croisant ses bras dans ses manches, il poursuivit : — Quand je jette un coup d’œil rétrospectif sur ces derniers jours, je me rends compte que le visiteur énigmatique de Tsien Mo fut mon plus grand sujet d’inquiétude. Il était évident qu’un
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cerveau manœuvrait le tyran. Et je savais que tant qu’il serait en liberté, le pire pouvait se produire ! — Mais comment Votre Excellence en a-t-elle déduit que c’était Yu Tsie ? demanda Tao Gan. Nous ne possédions aucune indication concernant l’identité du mystérieux visiteur ? Le juge hocha la tête. — Tu as raison, répondit-il. Nous ne savions pas grand-chose à son sujet, mais nous avions à notre disposition deux indices qui indirectement nous mettaient sur la voie de la solution. Primo, nous savions que ce devait être un homme au courant des affaires intérieures et extérieures de l’Empire. Secundo, qu’il vivait probablement à proximité de la maison de Tsien Mo. « J’avoue qu’au début j’ai fortement soupçonné notre peintre. Il est assez casse-cou pour se lancer dans une aventure aussi insensée. Et puis, sa naissance et son éducation lui permettaient d’être suffisamment informé des affaires de l’État pour guider Tsien Mo. — En outre, intervint le sergent Hong, il y a ce goût étrange de Wu pour l’art barbare ! — C’est vrai, dit le juge Ti. Mais Wu habite trop loin de chez Tsien Mo. Je ne voyais pas comment il aurait pu quitter régulièrement sa chambre et sous un déguisement aussi étudié sans éveiller les soupçons du patron du Printemps Éternel. Cet incorrigible bavard ! Enfin la conversation de Ma Jong avec le Chasseur nous apportait une preuve irréfutable de l’innocence de Wu dans cette affaire. Son arrestation ne bouleversa en aucune façon les projets séditieux de ces canailles ! Le juge retira ses mains de ses manches et posa ses coudes sur la table. Puis se tournant vers Tsiao Taï, il ajouta : — C’est ta remarque, Tsiao Taï, qui m’a fait découvrir la vérité. À ces paroles, Tsiao Taï ouvrit de grands yeux ébahis. — C’est toi, poursuivit le juge, qui attira mon attention sur les effets contraires de notre stratagème. Je veux parler bien sûr de notre armée fantôme. Soudain, il me vint à l’esprit que les nombreuses précautions qu’avait prises Yu Tsie, pour se protéger contre une attaque des barbares, pouvaient tout aussi bien s’interpréter comme les préparatifs d’un pareil raid ! 215
« Cette hypothèse s’accordait trop bien avec les faits, et je constatai que le rôle de conseiller secret convenait parfaitement à Yu Tsie. Premièrement, notre coquin, qui est né dans la maison d’un des plus grands hommes d’État de notre époque, est au fait de tous les problèmes politiques de l’Empire. Deuxièmement, sa maison est située à faible distance de celle de Tsien Mo. Il pouvait donc sans difficulté apercevoir le drapeau noir que Tsien Mo hissait au-dessus de sa porte quand il voulait que Yu Tsie lui rende visite ce jour-là. « Puis d’autres questions se sont mises à tourner et retourner dans ma tête. Pourquoi un homme, qui redoute tant une attaque barbare, achèterait-il une maison dans le quartier le moins protégé au sud-ouest de la ville près de la grille d’entrée du fleuve ? Et cela quand il possède une maison près de la porte de l’Est, un endroit sûr, d’où, à la première alerte, il pourrait fuir dans les montagnes ? Pourquoi Tsien Mo n’avait-il pris aucune mesure contre Yu Tsie lorsque ce dernier lui avait chipé son meilleur maître d’armes ? « Il n’y avait qu’une seule réponse possible : Yu Tsie était bien le conseiller de Tsien et c’est lui qui avait conçu le projet de créer un royaume indépendant à la frontière de l’Empire. En fait, Tsien Mo me l’avoua lui-même. — Mais quand, Noble Juge ? s’écrièrent en même temps le sergent et Ma Jong, tandis que Tsiao Taï et Tao Gan fixaient leur maître d’un air stupéfait. Un sourire malicieux sur les lèvres, le juge promena son regard sur ses quatre fidèles lieutenants. — Nous avons cru qu’au moment de mourir Tsien Mo cherchait à formuler une phrase commençant par le mot « vous ». Quel manque de jugeote ! Nous nous sommes laissé prendre comme des imbéciles ! Un mourant ne se lance jamais dans des phrases compliquées. Notre homme voulait simplement nous donner un nom, le nom de l’assassin du juge Pan. Et ce nom c’était… Yu Tsie. Tao Gan abattit violemment son poing sur la table et jeta à ses compagnons un regard entendu. — Je dois préciser, continua le juge, que c’est le vieux maître Robe de Grue qui m’a mis sur la voie. Dès le début de notre 216
conversation, il entendit Yu pour vous. C’est du moins ce que j’ai cru sur le moment… Mais à la réflexion, je me demande s’il ne l’a pas fait exprès. Je le soupçonne d’avoir donné à chaque mot qu’il utilisa une signification bien particulière. La voix du juge s’éteignit peu à peu. Pendant quelques instants, il resta silencieux tout en caressant sa barbe d’un air songeur. Puis il regarda ses lieutenants et reprit d’une voix forte : — Demain, je rendrai mon verdict dans l’affaire Yu. L’accusation de haute trahison est la plus grave qui puisse être portée, plus grave encore que le meurtre du juge Pan. Lors de cette même séance, j’ai l’intention de clore l’enquête concernant l’assassinat du général Ting ! Décidément, les fidèles lieutenants du juge n’étaient pas au bout de leurs surprises ! En entendant la dernière remarque de leur maître, ils se mirent à parler tous en même temps. Le juge leva la main. — Oui, mes enfants, dit-il, j’ai enfin résolu cette énigmatique affaire ! le meurtrier du général a signé son forfait de son nom ! — J’avais donc raison, s’écria le sergent tout excité, c’était bien cet impertinent barbouilleur ! — Demain, répondit le juge d’un ton laconique, vous saurez comment le général Ting a trouvé la mort ! Le juge s’arrêta pour vider sa tasse, puis il reprit : — Nous avons démêlé aujourd’hui un certain nombre de points obscurs, mais malheureusement deux problèmes restent encore sans solution. Le premier, c’est l’enlèvement d’Orchidée Blanche, que nous devons régler de toute urgence. Le second, l’énigme de la peinture du gouverneur, peut attendre certes, mais exige néanmoins toute notre attention. « Si nous ne réussissons pas à prouver que madame Yu et son jeune fils sont les héritiers légitimes de la moitié des biens du gouverneur, les malheureux seront à tout jamais condamnés à vivre dans le dénuement. Car, Yu Tsie étant inculpé de haute trahison, tous ses biens seront confisqués par le gouvernement. « Pour notre malheur, Yu Tsie a détruit le testament qu’il avait trouvé dans le rouleau de peinture. Cette pièce à conviction perdue, les aveux de Yu Tsie ne changent rien au fait 217
que le vieux gouverneur ait légué sur son lit de mort cette peinture à madame Yu et « tout le reste » à son fils aîné. Les autorités supérieures, et tout particulièrement le ministère des Finances, s’appuieront sur ce testament oral du gouverneur pour s’approprier les biens de Yu Tsie. Si je ne réussis pas à percer le mystère de cette peinture, madame Yu et Yu Sian ne toucheront pas une sapèque ! Tao Gan approuva du chef. D’un geste machinal, il joua avec les trois longs poils qui poussaient au milieu de sa joue gauche, puis il demanda : — Au début de notre enquête, nous ne savions pas que Yu Tsie était impliqué dans cet infâme complot contre le pouvoir central. Pour nous, il était simplement mêlé à une sombre affaire d’héritage. Puis-je me permettre de demander à Votre Excellence ce qui la poussa à s’intéresser si vivement à l’affaire Yu contre Yu ? Le juge répondit avec un large sourire : — Puisque nous en sommes aux confidences, il faut que vous sachiez que la personnalité du gouverneur Yu Cheou Tsien a toujours suscité mon admiration. Il y a de nombreuses années, alors que je préparais mon deuxième examen, j’entrepris de copier tous les rapports sur lesquels je pus mettre la main concernant les affaires criminelles qu’avait résolues le gouverneur quand il était encore magistrat de district. Je les étudiai très soigneusement, car ma grande ambition était de m’inspirer de ses brillantes méthodes de déduction. Puis je m’attachai à l’examen de ses mémoires adressés au Trône et j’essayai de m’imprégner de son fougueux amour de la justice et de son profond dévouement envers l’État. Il représentait pour moi, le plus bel exemple, l’idéal du parfait serviteur de notre Empire fleuri ! « Combien j’aurais aimé le rencontrer ! Mais c’était évidemment impossible ! Il était déjà gouverneur que je n’étais encore qu’un pauvre candidat débutant ! « Puis il se démit soudain de toutes ses fonctions, alors qu’il était parvenu au faîte de sa gloire ! Ce geste inexplicable de l’homme que j’admirais le plus au monde me bouleversa
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profondément. Encore aujourd’hui, je ne parviens pas à me l’expliquer. « Quand je découvris dans les archives de Lan-fang le dossier Yu contre Yu, j’éprouvai le sentiment que le destin me permettait enfin de rencontrer le héros de ma jeunesse, même si ce n’était que par l’esprit ! Son mystérieux testament était comme un défi qu’il me lançait de son tombeau ! Le juge se tut un moment pour jeter un regard aigu sur la peinture accrochée au mur en face de lui. Puis, tout en la désignant du doigt, il reprit : — Je suis fermement résolu à découvrir le secret de cette peinture ! Après les aveux de Yu Tsie, c’est comme si le message du vieux gouverneur m’était directement adressé ! Je considère qu’il est de mon devoir, pour la mémoire de ce grand homme, de défendre les droits de sa veuve et de son fils cadet ! D’autant plus que je viens d’envoyer son fils aîné à la mort ! Le juge se leva et se dirigea vers la peinture. Ses lieutenants suivirent son exemple et se plantèrent devant le paysage, les yeux écarquillés. Croisant ses mains dans les larges manches de sa robe, le juge lut en articulant soigneusement chaque mot : « Les tonnelles de la vaine espérance ! » Quelle déception le gouverneur a dû éprouver lors qu’il découvrit que son fils Yu Tsie avait hérité de sa brillante intelligence, mais aucunement de son intransigeante honnêteté ! « J’en connais maintenant par cœur chaque coup de pinceau. J’espérais que la vieille maison des champs me livrerait quelque indice, mais je ne peux pas… Le juge se tut brusquement et s’approcha plus près de la peinture. Il la parcourut des yeux de haut en bas. Comme il se redressait à nouveau, il caressa lentement ses favoris. Puis il se retourna. Une lueur joyeuse brillait dans ses yeux. — Mes amis, j’ai enfin découvert son secret ! s’écria-t-il. Demain, nous résoudrons également cette énigme !
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21 UN INGÉNIEUX MÉCANISME EST PERCÉ À JOUR. TSIAO TAÏ FAIT LE RÉCIT D’UNE DÉBÂCLE MILITAIRE. LA NOUVELLE DE L’ARRESTATION de Yu Tsie s’était répandue dans la ville comme une traînée de poudre, et les bruits les plus insolites couraient sur la capture du chef ouïgour. Le lendemain matin, une foule compacte se pressait dans la salle d’audience. Aussitôt installé dans le grand fauteuil, le juge Ti promena lentement ses regards sur les spectateurs qui le fixaient avec curiosité. Il se demanda comment il allait commencer son interrogatoire. Yu Tsie était passé maître dans l’art de la dissimulation et du simulacre. Peut-être qu’en obligeant cet hypocrite à sortir de sa tanière, on réussirait à le confondre, songea le juge. Le juge nota le nom de Yu Tsie sur une formule et la tendit au chef des sbires. Lorsque l’accusé pénétra dans le grand hall, le juge vit qu’il ne s’était pas trompé. Une seule nuit de prison avait transformé Yu Tsie. Le masque jovial qu’il portait avec tant d’application était tombé. À présent, le juge avait devant lui un homme brisé, sans énergie. D’un ton solennel, le juge prit la parole : — Nous en avons fini hier, lors de la séance vespérale, avec toutes les formalités. Tu peux donc passer tout de suite aux aveux ! — Noble Juge, répondit le prévenu d’une voix atone, quand un homme n’a plus d’espoir ni dans cette vie ni dans l’autre, il n’a aucune raison de cacher la vérité. Après une courte pause, Yu Tsie reprit brusquement d’un ton amer : 220
— Je sais combien mon père me haïssait ! Tout en le craignant, mes sentiments à son égard étaient tout aussi violents ! Alors qu’il était encore vivant, je me jurai de devenir un plus grand personnage encore que mon père ! Il avait été gouverneur, je deviendrais souverain ! « Pendant des années, j’étudiai soigneusement la situation frontalière. Je compris qu’en réunissant les différentes tribus barbares sous le commandement d’un seul chef, elles pourraient sans difficulté s’emparer de tous les territoires frontaliers. Lanfang deviendrait la capitale du royaume que j’aurais fondé le long de la frontière. Tout en trompant les autorités chinoises par de vagues promesses et des négociations laborieuses concernant ma soumission au pouvoir impérial, j’aurais agrandi mon royaume à l’ouest en attirant toujours plus de chefs barbares. Puis tout en amplifiant mon pouvoir à l’ouest, j’aurais peu à peu durci mon attitude à l’égard des autorités chinoises à l’est, jusqu’à ce que ma position soit assez forte pour que l’on n’ose plus m’attaquer ! Yu Tsie poussa un profond soupir, puis poursuivit : — Je pensais avoir suffisamment d’expérience diplomatique et connaître assez bien la politique intérieure de la Chine pour mener à bien ce projet. Mais je manquais d’expérience militaire. En Tsien Mo, je trouvai le meneur de troupes dont j’avais besoin. C’était un homme décidé et impitoyable, mais qui savait qu’il ne possédait pas les qualités d’un chef politique. Je l’encourageai à s’emparer du pouvoir à Lan-fang, et lui montrai comment consolider sa position vis-à-vis des autorités supérieures. Il accepta mes conseils, et mon autorité. Après le succès de notre entreprise, j’en aurais fait mon généralissime. Entre-temps, je me servais des activités de Tsien Mo, pour mettre à l’épreuve les réactions des autorités supérieures. Tout se déroula sans incident. Le gouvernement impérial semblait s’être résigné à la situation illégale qui régnait à Lan-fang. C’est pourquoi je décidai de passer à l’étape suivante de mon plan et d’entrer en contact avec les tribus ouïgoures. « C’est le moment que choisit ce fou de juge Pan pour venir fourrer son nez dans nos affaires ! À la faveur d’un incident malheureux, il mit la main sur une lettre que j’avais écrite à un 221
des chefs ouigours. Je dus alors agir promptement. Je donnai l’ordre à Oralakchi, le cousin du Khan et mon homme de confiance, d’attirer Pan près de la rivière et de le tuer. Tsien Mo entra dans une terrible colère. Il craignait une riposte du gouvernement impérial. Mais je lui indiquai comment camoufler le crime et tout se déroula comme prévu. Le juge Ti allait interrompre Yu Tsie quand il changea d’avis. À la réflexion, il jugea qu’il valait mieux le laisser raconter son histoire à sa façon. De la même voix atone, l’accusé poursuivit : — J’aurais volontiers agi à découvert si le Khan n’avait reçu des nouvelles alarmantes concernant une victoire chinoise sur les tribus barbares dans le Nord. Il prit peur et finalement me retira son appui. J’engageai alors des négociations compliquées avec des chefs de tribus moins importants, et je réussis enfin à réunir trois puissantes tribus. Ils étaient prêts à attaquer la ville, si je me chargeais de faire ouvrir la grille d’entrée du fleuve et m’emparais avec mes hommes des différents points stratégiques de Lan-fang. « Nous venions de fixer la date de cette entreprise, quand Votre Excellence arriva à Lan-fang accompagnée d’un régiment de l’armée régulière en tournée d’inspection à la frontière. Tsien Mo fut arrêté et ses séides dispersés. Craignant que mes projets n’aient transpiré et que, dans un avenir proche, une garnison ne s’installe dans cette ville, je décidai de passer immédiatement à l’action. « Cette nuit, trois tribus ouïgoures se réuniront dans la plaine. Lorsqu’à minuit ces guerriers apercevront le feu sur la tour de guet, ils traverseront la rivière et pénétreront dans la ville par la grille du fleuve. C’est tout ! Des murmures d’excitation montèrent de la foule. Les spectateurs découvraient avec stupeur qu’ils l’avaient échappé belle ! Un peu plus, et les cruelles hordes barbares mettaient leur ville à feu et à sang ! — Silence ! tonna le juge. Puis il ordonna à Yu Tsie : Je veux savoir combien d’hommes en armes comptent ces trois tribus. Yu Tsie réfléchit un instant, puis répondit : — Environ deux mille archers à cheval et bien entraînés et une centaine de fantassins. 222
— Quel rôle devaient jouer les trois commerçants chinois dans ton plan ? — Je ne les ai jamais rencontrés. J’ai tenu à rester dans l’ombre autant qu’il était possible. Je donnai l’ordre à Oralakchi de s’assurer la complicité d’une douzaine de Chinois pour guider les guerriers ouigours jusqu’au tribunal et aux portes de la ville. C’est lui qui les trouva et leur graissa la patte ! Le juge ordonna au premier scribe de lire à haute voix la déposition de l’accusé. Ce dernier reconnut que le texte lu correspondait bien à ce qu’il avait dit et apposa l’empreinte de son pouce au bas du feuillet. Le juge déclara alors d’une voix solennelle : — Yu Tsie, je te déclare coupable du crime de haute trahison. Il dépend maintenant des autorités supérieures d’alléger ta peine, considérant le passé glorieux de ton vénéré père, et tenant compte du fait que tu es passé aux aveux sans y être forcé. Toutefois, il est de mon devoir de t’avertir que le Code exige pour le crime de haute trahison la peine capitale sous une de ses formes les plus sévères. Le corps du criminel est découpé en lamelles dans l’horrible supplice de la « mort lente ». Qu’on emmène le prisonnier ! Puis le juge s’adressa à l’assistance : — J’ai fait arrêter tous les chefs de cette ignominieuse coalition. Les barbares n’oseront jamais attaquer cette nuit quand ils n’apercevront pas le signal convenu. En outre, toutes les mesures nécessaires ont été prises pour parer à une éventuelle offensive. Au cours de la journée, vous recevrez des instructions du surveillant de votre quartier. Mais, vous n’avez rien à craindre, les barbares n’ont jamais réussi à prendre une ville fortifiée ! De bruyantes acclamations montèrent de la salle. Le juge frappa la table de son martelet et annonça : — Je vais maintenant entendre l’affaire Ting contre Wu ! Il prit son pinceau vermillon et rédigea un ordre pour le geôlier. Quelques instants plus tard, deux sbires poussaient Wu devant l’estrade. Tandis que le peintre se mettait à genoux, le juge sortit de sa manche une petite boîte en carton et la poussa au bord de la 223
table. Elle tomba avec un bruit mal et vint rouler aux pieds de Wu. Le peintre jeta à l’objet un regard étonné. C’était la boîte que l’on avait retrouvée dans la manche du général assassiné. Le petit bout grignoté par la souris avait été réparé avec soin. — Avez-vous déjà vu cet objet ? demanda le juge. Wu leva la tête. — C’est le genre de boîtes dans lesquelles on vend les fruits confits au marché du côté de la tour du Tambour. J’en ai moimême acheté quelquefois, mais je n’en ai jamais vu qui ressemble à celle-ci. D’après l’inscription sur le couvercle j’en déduis aisément qu’il s’agit d’un présent. — Vous avez parfaitement raison, dit le juge. C’est un cadeau d’anniversaire. Accepteriez-vous de goûter à une de ces prunes ? Wu regarda le juge d’un air interloqué, puis il haussa les épaules et répondit : — Pourquoi pas, Votre Excellence ! Il ouvrit la boîte. Neuf prunes étaient proprement rangées sur un papier de soie blanc. Wu les tapota de l’index. Quand il en eut trouvé une bien molle, il la mit dans sa bouche. Il la mâcha soigneusement et cracha le noyau sur le sol. — Votre Excellence, désire-t-elle que j’en mange une autre ? demanda Wu d’un ton poli. — Ça suffit ! répondit le juge. Vous pouvez vous retirer ! Wu se leva et jeta un coup d’œil aux sbires à droite et à gauche de l’estrade. Ils n’avaient pas l’air de vouloir le ramener dans sa cellule. De plus en plus étonné, le peintre recula de quelques pas et resta planté à l’écart. Il regarda le juge avec curiosité et attendit. — Qu’on amène le candidat Ting ! ordonna le juge Ti. Comme Ting s’agenouillait devant le tribunal, le juge déclara : — Candidat Ting, je sais maintenant qui a assassiné votre père ! Toutefois, je ne prétends pas avoir réussi à élucider tous les points de cette mystérieuse affaire, qui se révéla toujours plus compliquée au fur et à mesure de l’enquête ! Il n’y eut pas une mais plusieurs tentatives menaçant la vie de votre père ! Ce tribunal cependant n’a pas à juger les entreprises qui ont 224
échoué. D’autre part, je puis maintenant affirmer que l’accusé Wu n’a rien à voir avec le meurtre du général. Par conséquent, je déclare classée l’affaire contre Wu Feng ! Un murmure d’étonnement monta de l’assistance. Le candidat Ting resta silencieux. Il n’osa pas répéter son accusation contre Wu. — Noble Juge, a-t-on retrouvé Orchidée Blanche ? s’écria Wu. Comme le juge secouait négativement la tête, le peintre se retourna et sans ajouter un seul mot, ni même les formules de politesse habituelles, il se fraya un chemin à travers la foule jusqu’à la porte de la salle d’audience. Le juge Ti prit alors sur la table un pinceau laqué de rouge. — Levez-vous, candidat Ting, ordonna-t-il, et dites-moi tout ce que vous savez de ce pinceau ! Tout en parlant, il tendit l’objet à Ting, la partie creuse de la hampe pointée vers le visage du jeune homme. Le candidat Ting paraissait frappé de stupeur. Il prit le pinceau des mains du juge et le fit tourner entre ses doigts. Après avoir lu l’inscription gravée sur le manche, il hocha la tête. — Grâce à cette inscription, je me souviens maintenant d’où provient cet objet, Votre Excellence. Il y a quelques années, mon père me montra ce pinceau en même temps que quelques morceaux de jade très rares, provenant de sa collection. Un très haut personnage le lui avait donné comme cadeau d’anniversaire anticipé pour ses soixante ans. Sans le nommer, mon père m’expliqua que cet ami, sentant sa fin approcher, avait voulu lui souhaiter son anniversaire par avance, et lui avait fait promettre d’attendre sa soixantième année avant de l’utiliser pour la première fois. « Mon père attachait une grande valeur à cet objet. Après me l’avoir montré, il le rangea à nouveau précautionneusement dans le coffre où il enfermait ses jades. — C’est avec ce pinceau, déclara le juge d’un ton grave, que l’on a tué votre père ! Le candidat Ting regarda d’un air hébété le pinceau qu’il tenait encore à la main. Il l’examina sous toutes les coutures et 225
cligna d’un œil pour scruter l’intérieur de la tige creuse. Puis, il secoua la tête d’un air incrédule. Le juge Ti avait suivi attentivement chacun des gestes de Ting. — Rendez-moi ce pinceau, dit-il d’un ton brusque, je vais vous montrer comment le crime a été commis ! Le candidat Ting tendit le pinceau au magistrat qui le prit de la main gauche. De la droite, il sortit de sa manche un petit cylindre en bois et le leva en l’air pour que tout le monde puisse le voir. — Cet objet, dit-il, est une réplique exacte, en bois, du manche du petit couteau que nous avons retrouvé dans la gorge du général Ting. Il est exactement de la même longueur que l’arme du crime, lame comprise. Je vais maintenant l’introduire dans la hampe creuse du pinceau. Le bâtonnet s’emmancha parfaitement dans la tige creuse. Mais après s’être enfoncé d’un demi-pouce, il resta coincé. Le juge tendit le pinceau à Ma Jong. — Enfonce le cylindre jusqu’au fond ! commanda-t-il. Ma Jong posa son gros pouce sur la partie protubérante du bâtonnet. Puis, il poussa dessus, non sans mal, jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement à l’intérieur de la hampe. Il regarda alors son maître d’un air interrogateur. — Tends maintenant le bras et lâche ton pouce aussi vite que possible ! intima le juge. Le bâtonnet s’élança en l’air à plus de cinq pieds, et retomba sur les dalles avec un bruit sec. Le juge se renversa dans son fauteuil. Puis tout en caressant sa barbe, il dit d’un ton réfléchi : — Ce pinceau est un instrument criminel d’une extraordinaire ingéniosité. À l’intérieur de la hampe creuse, se trouvent un certain nombre de ressorts en rotin. Après les avoir introduits, le rusé personnage qui fabriqua cet instrument les comprima les uns contre les autres, le plus serrés possible, à l’aide d’un petit tuyau creux. Puis à l’aide de ce même tuyau, il fit couler un peu de résine fondue provenant d’un laqueur au
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fond de la tige, et attendit qu’elle fût complètement sèche pour retirer le tuyau, et le remplacer par ceci. Le juge ouvrit une boîte et en retira avec précaution le petit poignard qui avait causé la mort du général. — Vous le voyez, poursuivit-il, le manche tabulaire de ce couteau s’emboîte parfaitement dans la hampe du pinceau, tandis que sa lame creuse va se coller contre les parois incurvées de cette même hampe. Ainsi, même si l’on examine attentivement ce pinceau, le poignard est invisible. « Il y a de nombreuses années un mystérieux personnage offrit cet objet au général et du même coup signa l’arrêt de mort de celui-ci. Il savait que le jour où sa victime se servirait de ce pinceau, il l’approcherait à un moment ou à un autre de la flamme d’une bougie pour brûler les petits poils superflus de la brosse, comme c’est l’usage lorsque l’on utilise un nouveau pinceau. La chaleur de la flamme ferait fondre la résine, les ressorts se détendraient et le poignard empoisonné jaillirait de la hampe, pour aller presque à coup sûr se planter dans la gorge ou le visage de la victime. Puis les ressorts relâchés iraient se plaquer contre la paroi de la hampe. Tandis que le juge parlait, une expression d’étonnement se peignit sur le visage du candidat Ting. Puis peu à peu ses yeux se remplirent d’une horreur incrédule, et il s’écria brusquement : — Mais comment, Noble Juge ? Qui a pu fabriquer cet instrument du diable ? — Il signa son forfait de sa main, répondit le juge d’un ton posé. Sans cette audace de notre criminel, je n’aurais jamais pu résoudre cette énigme. Je vais vous lire à voix haute l’inscription qui est gravée sur le manche : « Avec mes respectueuses félicitations pour l’accomplissement des six cycles. Le séjour du repos. » — Qui ? Qui se cache derrière cette signature ? s’exclama le candidat Ting. Le juge hocha la tête. — Elle n’était connue que de quelques-uns de ses amis intimes. Hier soir, j’ai découvert que c’était le nom de plume de feu le gouverneur Yu Cheou Tsien. 227
De bruyantes acclamations montèrent de la salle. Le juge attendit que le calme soit revenu, puis il reprit : — Le sort a voulu qu’en un seul et même jour, le père et le fils comparaissent devant ce tribunal, le fils vivant, le père en esprit. « Vous, candidat Ting, savez sûrement mieux que moi quel méfait votre père avait accompli pour pousser le vieux gouverneur à le condamner à mort et à exécuter lui-même sa sentence d’une manière aussi étrange. Mais qu’importe, ce n’est pas à moi de juger les morts, et je déclare moi, le magistrat de ce district, que cette affaire est close ! Le juge abattit son martelet sur la table. Puis il se leva et disparut derrière l’écran au fond de l’estrade. Les spectateurs s’écoulèrent lentement de la salle, en proie à une vive agitation. On s’étonnait de l’explication inattendue du meurtre du général et certains ne tarissaient plus d’éloges sur leur magistrat qui avait découvert l’ingénieux fonctionnement de l’arme du crime. Toutefois, les plus âgés, plus au fait des questions juridiques, étaient en proie à un doute sérieux. Ils n’avaient rien compris à l’incident de la boîte de prunes. Dans toute cette affaire, le juge n’avait pas abattu toutes ses cartes ! En entrant dans le corps de garde, le chef des sbires aperçut Wu qui l’attendait. Le peintre s’inclina très bas devant lui et dit d’un ton empressé : — Je vous en supplie ! Permettez-moi de vous aider à retrouver Orchidée Blanche. Fang le regarda d’un air pensif, puis il répondit : — Vous étiez prêt, monsieur Wu, à subir les pires tortures pour sauver ma fille. C’est donc avec joie que j’accueille votre proposition. J’ai maintenant un ordre à exécuter. Attendez-moi ici, et quand je reviendrai, je vous raconterai tout de notre première malheureuse enquête. Puis coupant court aux protestations de Wu, le chef des sbires dirigea ses pas vers la porte et observa d’un œil attentif les derniers spectateurs qui sortaient du tribunal. Il aperçut le candidat Ting et courut pour le rattraper.
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— Monsieur Ting, dit-il, Son Excellence aimerait vous voir dans son cabinet. Le juge était assis derrière son bureau entouré de ses quatre lieutenants. Il avait donné l’ordre à Tao Gan de scier en deux la hampe du pinceau dans le sens de la longueur. La boulette de résine était toujours collée au fond et les ressorts étirés le long de la paroi. Comme Fang introduisait Ting dans son cabinet, le juge se tourna vers ses quatre braves et dit : — Vous pouvez vous retirer. Je n’ai plus besoin de vous ! À ces mots, ils se levèrent et se dirigèrent vers le couloir. Seul Tsiao Taï, resta planté devant le bureau de son maître. — Noble Juge, dit-il d’un ton embarrassé, je vous demande la permission de rester. Le juge haussa les sourcils et jeta un regard scrutateur sur le visage impassible de Tsiao Taï. Puis, il acquiesça d’un signe de tête et lui désigna un petit tabouret à côté de son bureau. Candidat Ting fit un mouvement pour imiter Tsiao Taï. Mais comme le juge ne l’invitait pas à s’asseoir, il hésita un moment, puis choisit de rester debout. — Candidat Ting, commença le juge, j’ai renoncé volontairement à prononcer en public un jugement contre votre père. Si je n’avais pas eu une raison particulière pour agir ainsi, que je vous expliquerai plus tard, je ne porterais pas d’accusation contre lui devant vous, qui êtes son unique fils. « Je vais vous dire, moi, pourquoi votre père fut contraint de démissionner ! Les pièces confidentielles concernant cette affaire furent enregistrées par l’office de la documentation impériale alors que je me trouvais dans la capitale. Les documents ne fournissaient aucun détail sur le déroulement de cette dégoûtante affaire, puisque aucun témoin oculaire n’avait survécu. Mais, le commandant Wu avait réussi à réunir suffisamment de témoignages secondaires pour apporter la preuve irréfutable de la responsabilité de votre père dans le massacre de tout un régiment de notre grande Armée impériale. « Comme les autorités refusaient d’agir contre votre père pour des raisons politiques, le gouverneur Yu décida de châtier lui-même le meurtrier. Le vieux gouverneur était un homme 229
d’un grand courage. Ce n’est pas la peur qui le poussa à agir sous le masque mais la crainte de voir sa famille déshonorée. Je suis sûr que c’est ce qui le décida à mettre au point une ingénieuse machination qui échapperait à la justice de ce monde ! « Je ne me sens pas le droit de juger son acte ! Un homme de sa trempe s’élève bien au-dessus de nos règles communes ! Je tenais seulement à ce que vous sachiez que dans cette affaire tous les faits me sont connus ! Ting ne répondit pas. Il était clair qu’il était au courant du crime de son père. La tête baissée, il gardait les yeux fixés sur le sol. Tsiao Taï, lui, paraissait figé sur sa chaise. Il regardait droit devant lui, mais ses yeux ne semblaient rien voir. Pendant un court silence gêné, le juge Ti caressa d’un geste machinal sa longue barbe, puis il lança brusquement : — Maintenant que j’en ai fini avec votre père, à votre tour ! Tsiao Taï se leva. — Permettez-moi de me retirer, Votre Excellence. Le juge hocha approbativement la tête, et Tsiao Taï sortit sans ajouter un seul mot. Pendant un long moment encore, le juge resta silencieux. Puis, le candidat Ting leva vers le magistrat des yeux pleins d’une angoisse folle. Mais il recula de terreur. Le regard brûlant du juge le transperça. S’agrippant aux accoudoirs de son fauteuil, le juge Ti se redressa de toute sa hauteur et dit d’un ton plein de mépris : — Regarde ton juge en face, misérable ! Le jeune homme semblait pétrifié par la peur, le regard fixe. — Ignoble chien ! s’écria le juge d’une voix tremblante d’indignation. Tu croyais pouvoir me tromper, moi, ton magistrat avec tes sales intrigues ! Le juge fit un effort pour se dominer. Quand il reprit la parole, sa voix était à nouveau égale, mais elle rendait un son métallique impitoyable. Terrassé par la peur, le candidat Ting se recroquevilla sur lui-même. — Ce n’est pas Wu Feng qui a essayé de tuer ton père avec du poison ! Mais toi, son fils unique ! L’arrivée du peintre à Lan230
Fang t’a donné l’idée de lui faire endosser le crime abject que tu préparais ! Tu commenças à répandre d’ignobles ragots sur son compte ; tu l’espionnas. C’est toi qui, un soir, te faufilas dans son atelier et lui volas un morceau de papier portant son sceau, profitant de ce qu’il était sorti ou fin saoul dans la salle du bas ! Ting ouvrit la bouche. Le juge abattit son poing sur la table avec colère. — Tais-toi ! tonna le juge, puis il reprit de plus belle : Le soir de l’anniversaire de ton père, tu fourras la boîte de prunes empoisonnées dans ta manche. Lorsque ton père quitta la table, toi, son fils très dévoué, tu l’accompagnas jusqu’à la bibliothèque. L’intendant vous suivait à quelques pas de distance. « Ton père déverrouilla la porte. Tu t’agenouillas et lui souhaitas une bonne nuit. C’est alors que l’intendant entra dans la pièce pour allumer les deux bougies sur le bureau. Tu en profitas pour sortir la boîte de ta manche, et l’offrir en silence au général. Puis tu t’inclinas devant lui. L’inscription gravée sur le couvercle rendait tout commentaire inutile. Ton père te remercia et enfouit la boîte dans sa manche gauche. « Juste à ce moment l’intendant ressortit. Il crut que ton père remettait la clef dans sa manche, et qu’il te remerciait de lui avoir souhaité une bonne nuit. Mais cette explication ne nous dit pas ce qu’il s’est passé pendant les deux minutes où l’intendant alluma les bougies. Pourquoi ton père aurait-il gardé sa clef à la main pendant tout ce temps ? C’est ridicule ! Il est évident qu’il la remit dans sa manche immédiatement après avoir ouvert la porte. C’est donc bien la boîte de prunes que l’intendant vit ton père fourrer dans sa manche ! L’instrument avec lequel un fils dénaturé avait l’intention d’assassiner son père ! Les yeux du juge Ti pénétrèrent comme des poignards ceux de Ting. Le jeune homme se mit à trembler de tous ses membres. Le regard du juge se faisait de plus en plus menaçant. — En réalité, tu n’as pas tué ton père, poursuivit le juge d’une voix fatiguée, avant même qu’il ait ouvert la boîte la main du gouverneur avait déjà frappé !
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Le candidat Ting déglutit plusieurs fois. Puis il toussa pour s’éclaircir la voix et s’écria d’une voix fausse : — Mais pourquoi ? Pourquoi aurais-je cherché à tuer mon père ? Le juge se leva et prit le rouleau concernant l’affaire Ting. Puis il se mit juste devant le jeune homme et s’écria d’une voix terrible : — C’est toi, misérable fou ! qui oses me demander pourquoi, quand dans tes ignobles griffonnages lubriques tu n’as pas seulement clairement nommé la femme dépravée qui fut cause de ta haine pour ton père, mais aussi tout laissé deviner de vos relations coupables ! Jetant le rouleau à la figure de Ting, le juge poursuivit : — Pour te rafraîchir la mémoire, relis une dernière fois ce que tu écrivais dans ton misérable petit poème sur son sein blanc comme l’albâtre et sur cette lune qu’on ne blâmera pas pour ses taches. Sache que j’ai appris par hasard d’une domestique que la quatrième femme de ton père portait sur le sein gauche un disgracieux grain de beauté ! Ting, tu es coupable du crime d’adultère le plus vil avec l’une des femmes de ton père ! Un silence embarrassant envahit la pièce. Lorsque le juge reprit la parole, sa voix était fatiguée : — Toi et ta maîtresse, je pourrais vous inculper devant le tribunal pour cet abominable adultère ! Mais notre Code cherche avant tout à réparer les injustices dues à des actions criminelles ! Et dans ton cas, j’arrive trop tard ! La seule chose que nous puissions faire, c’est d’empêcher le mal de s’étendre davantage ! « Lorsqu’un arbre porte une branche pourrie, le jardinier la coupe pour sauver la vie de l’arbre. Ton père est mort, tu es son fils unique, et tu n’as pas d’enfants. Il faut donc que cette branche pervertie de la famille Ting soit coupée ! C’est tout ! Candidat Ting !
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LE JUGE TI CONFRONTE UN CRIMINEL AVEC L’ÉVIDENCE Le jeune homme pivota sur lui-même et quitta la pièce. Ses pas ne le portaient plus. Il semblait marcher comme dans un rêve. On frappa à la porte. Le visage du juge s’illumina en voyant entrer Tsiao Taï. — Assieds-toi, mon ami ! dit-il avec un sourire fatigué. Le lieutenant prit place sur un des tabourets. Son visage était pâle et ses traits tirés. Sans aucun prélude conforme à l’usage, il se mit à parler d’une voix atone, comme s’il faisait la lecture à voix haute d’un rapport officiel : — Il y a de cela dix ans, en automne, le général Ting Hu Kuo, à la tête de sept mille hommes, se retrouva nez à nez avec les barbares, légèrement supérieurs en force, de l’autre côté de la frontière nord. La bataille promettait d’être égale ! « Mais le général refusa de risquer sa vie. Il engagea des négociations secrètes avec les barbares et obtint de leur chef qu’il se retire. Mais à une condition ! Le général barbare exigea en échange de leur retraite la tête de sept cents de nos braves ! Ses guerriers devaient rapporter à leur camp une preuve de leur courage au combat ! 233
« Ting accepta cet ignoble marché. Il ordonna au sixième bataillon de l’Aile gauche d’occuper une position avancée dans la plaine. Ce bataillon comptait huit cents hommes, sous les ordres du commandant Liang, un des officiers supérieurs les plus courageux de notre grande Armée impériale, et huit capitaines. « À peine eurent-ils mis le pied dans la vallée, que deux mille barbares s’abattaient sur eux des montagnes. Nos hommes se défendirent courageusement mais que pouvaient-ils faire devant un tel déploiement de force ? Ils furent massacrés jusqu’au dernier ! Les barbares coupèrent bon nombre de têtes et les fichèrent au bout de leur lance, avant de disparaître. « Sept sur les huit capitaines avaient été taillés en pièces. Mais le dernier, assommé par un coup de lance contre son casque était tombé et avait été laissé pour mort, sous son cheval. Il reprit connaissance après le départ des barbares, et constata avec horreur qu’il était le seul survivant. La voix de Tsiao Taï était de plus en plus tendue. La sueur ruisselait de son front à grosses gouttes. Il reprit : — Ce capitaine regagna la capitale et rapporta aux autorités le crime du général Ting. Mais ils refusèrent d’agir. On lui apprit que l’enquête était close et qu’il ferait mieux d’oublier toute cette affaire ! « Ce soldat jeta alors son uniforme et se jura, sur l’âme de ses camarades morts, qu’il n’aurait de repos avant d’avoir retrouvé le général Ting et lui avoir coupé la tête ! Il changea de nom, et rejoignit les chevaliers de la verte forêt. Pendant de nombreuses années, il erra aux quatre coins de l’Empire, à la recherche du général Ting. Puis, un jour, au hasard de ses vagabondages, il rencontra un magistrat qui regagnait son poste. Cet homme lui révéla le sens de la justice et… La voix de Tsiao Taï se brisa ; il eut toutes les peines du monde à réprimer un sanglot. Le juge Ti porta sur lui un regard affectueux et déclara d’une voix grave : — Le destin en a décidé ainsi, cher Tsiao Taï. Ton épée ne devait pas être souillée du sang d’un traître ! C’est un autre qui se chargea de rendre la justice et d’exécuter le criminel. 234
« Sois sans crainte, mon ami. Tout ceci restera strictement entre nous. Mais je ne veux pas te retenir contre ton gré. J’ai toujours su que ton cœur appartenait à l’armée. Qu’en dirais-tu, si je t’envoyais, sous un prétexte quelconque, dans la capitale ? Je te donnerais une lettre de recommandation confidentielle pour le chef du conseil des Affaires militaires. Tu serais certainement nommé commandant d’un millier d’hommes ! Un faible sourire éclaira le visage de Tsiao Taï. — Je préfère, répondit-il d’un ton calme, attendre que Votre Excellence soit rappelée à une haute fonction dans la capitale. Pour l’instant, je ne demande qu’à servir Votre Excellence, tout le temps qu’Elle aura besoin de moi. — Soit ! s’écria le juge avec un sourire heureux. Je suis bien content que tu aies pris cette décision ! Tu m’aurais beaucoup manqué !
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22 LE JUGE TI DÉVOILE LES DESSOUS D’UN SORDIDE ASSASSINAT. IL DÉCHIFFRE ENFIN LE MYSTÉRIEUX MESSAGE D’UN MORT. ENTRE-TEMPS, le chef des sbires avait eu une longue conversation avec Wu Feng. La disparition d’Orchidée Blanche accaparait toute l’attention du peintre. Il avait déjà oublié les jours passés en prison et les coups de fouet qu’il avait reçus au tribunal. Pendant un petit moment, il écouta d’un air absent les explications du chef des sbires sur les circonstances étranges de la mort du général Ting. — Je me fiche complètement de toute cette maudite famille Ting ! coupa-t-il brusquement avec humeur. La seule chose qui me préoccupe est de savoir comment nous allons opérer pour retrouver ta fille ! Sans doute as-tu compris que j’ai l’intention de prendre un intermédiaire pour notre mariage dès que nous l’aurons dénichée ! Le chef des sbires s’inclina en silence. Il était secrètement très fier qu’un jeune homme aussi brillant souhaite épouser sa fille. Mais il était choqué du ton négligent que le peintre avait adopté pour lui parler de ses projets de mariage. Fang, comme la plupart des petits-bourgeois, attachait un grand prix aux usages, et il était hors de question qu’un futur époux aborde directement ce point avec le père de sa belle, avant que son intermédiaire ait fait les premières démarches. C’était pour les mêmes raisons de convenance que Fang avait chargé sa fille cadette de rassembler des renseignements au sujet de madame Li, selon les ordres reçus. Il craignait que cela ne nuise à cette dame qu’un homme pose des questions à son sujet. 236
Fang s’empressa de changer de sujet de conversation et dit : — Je m’attends à ce que Son Excellence élabore un nouveau plan de recherche pour demain. En attendant, monsieur Wu, vous pourriez peut-être peindre quatre ou cinq portraits de ma fille disparue, que l’on distribuerait aux surveillants des autres quartiers. — C’est une excellente idée ! s’exclama Wu avec enthousiasme. Je vais m’y mettre immédiatement ! Le peintre bondit sur ses pieds et s’apprêtait à filer quand le chef des sbires posa la main sur son bras pour le retenir. — Ne serait-il pas préférable, monsieur Wu, dit-il d’un ton hésitant, que vous demandiez à voir Son Excellence, avant de partir ? Vous n’avez pas encore pris congé d’Elle comme il convient, et vous pourriez en profiter pour La remercier de vous avoir lavé de tout soupçon. — Plus tard ! Plus tard ! répondit Wu d’un ton léger et il fila comme une flèche. Pendant ce temps le juge Ti se faisait servir un repas simple dans son cabinet de travail par le sergent Hong. Une grande fatigue marquait le visage du juge. Il mangea en silence. Puis il but son thé sans se presser. — Sergent, dit-il enfin. Fais venir mes autres lieutenants. Je veux vous faire un récit détaillé du meurtre du général ! Quand ses quatre fidèles braves furent tous réunis autour de lui, le juge Ti se renversa dans son fauteuil et leur fit un bref résumé de sa conversation avec le candidat Ting. Tao Gan secoua la tête d’un air préoccupé. Il poussa un énorme soupir et dit : — C’est à croire que le sort nous en veut, Noble Juge ! Je ne sais plus où donner de la tête avec tous ces problèmes compliqués qui nous assaillent de tous les côtés ! — À première vue, tu as raison, répondit le juge. Mais en réalité, c’est la situation locale qui a tout compliqué. Maintenant que nous avons démêlé tous les fils de cet imbroglio, la situation se dessine très clairement. « Nous n’avons que trois affaires bien précises à résoudre : primo, le meurtre du général Ting. Secundo, l’affaire Yu contre Yu. Tertio, la disparition d’Orchidée Blanche. 237
« Pour le reste, la chute de Tsien Mo, les sordides machinations de Yu Tsie, et le mystérieux testament du gouverneur, nous devons considérer ces trois questions sur le plan strictement local. Leur solution n’a rien à voir avec les trois affaires qui nous occupent ! Le sergent Hong hocha la tête. Après un court instant, il remarqua : — Depuis le début, je me suis demandé pourquoi Votre Excellence n’avait pas fait arrêter immédiatement ce fou de peintre. Tous les indices semblaient réunis contre lui. — Dès notre première entrevue, répondit le juge, l’attitude du candidat Ting me parut suspecte. Lorsqu’il nous rencontra, Ma Jong et moi, il ne réussit pas à cacher sa déception quand je lui révélai mon identité. Ma réputation non méritée de défricheur d’énigmes criminelles bouleversait ses plans. Un moment sans doute, il songea à abandonner son odieux projet d’assassiner son père et d’en rejeter la faute sur Wu. Puis, jugeant que sa machination était sans faille, il décida de tenter sa chance. Il nous invita dans une maison de thé et nous servit son histoire à dormir debout sur Wu et sa volonté furieuse de voir le général passer de vie à trépas ! — Ce salaud de Ting s’est même foutu de moi ! s’écria Ma Jong furieux. Le juge sourit amusé, et reprit : — Puis le général fut assassiné. Ce fut un véritable coup de théâtre pour Ting qui ne comprenait plus rien. On avait devancé ses intentions ! J’ai pu à nouveau le vérifier ce matin. Vous avez remarqué comment j’ai brusquement mis sous son nez le pinceau du meurtre, la partie creuse pointée contre son visage. Si Ting avait été le maître d’œuvre de ce mécanisme ingénieux, il se serait à coup sûr trahi à ce moment-là. « Mais le candidat fut le premier surpris par le meurtre du général. Il a dû passer une demi-heure angoissante, à essayer de comprendre ce qu’il s’était passé. Sa maîtresse était-elle pour quelque chose dans toute cette affaire ? Quelqu’un avait-il découvert ses projets meurtriers et viendrait-il le faire chanter pour avoir exécuté son crime à sa place ? Autant de questions auxquelles le pauvre Ting ne comprenait rien. C’est ce qui le 238
décida à en revenir à son premier plan et à faire rejeter les soupçons sur Wu. Une fois la culpabilité du peintre prouvée, il n’aurait plus rien à craindre ni de personne. Le véritable assassin ne pourrait plus le faire chanter. C’est pourquoi il se précipita comme un fou au tribunal en accusant Wu. Mais cet imbécile ne s’est pas rendu compte que les faux indices qu’il avait si soigneusement mis en place ne valaient rien du tout ! — Toute cette affaire me dépasse, Noble Juge ! s’écria Tao Gan. La boîte de prunes empoisonnées désignait pourtant clairement notre peintre ! — Oui ! Mais trop c’est trop ! déclara le juge. Ting a voulu trop en faire et de plus toute sa machination est fondée sur une incompréhension complète du caractère de Wu. Notre peintre est un jeune homme extrêmement sensible et intelligent, quoique d’une manière qui, je l’avoue, me le rend peu sympathique. Mais c’est un grand artiste. Et comme tous les artistes, s’il se montre négligent pour les petits faits de la vie quotidienne, il est capable de faire preuve d’une étonnante concentration dans les entreprises qui lui inspirent un véritable intérêt. Si Wu décidait d’empoisonner quelqu’un, il n’utiliserait certainement pas de la gomme de gutte, et il ne laisserait pas traîner un indice aussi flagrant que l’empreinte de son sceau dans la boîte ! Tao Gan hocha la tête. — La preuve décisive de l’innocence de Wu, observa-t-il, fut l’empressement avec lequel il accepta de manger les nouvelles prunes que j’avais mises dans la boîte. — En effet, dit le juge. Mais respectons l’ordre chronologique des événements. Lorsque Ting m’a signalé le meurtre de son père, j’ai immédiatement rendu visite à Wu. Je voulais comparer les personnalités de l’accusateur et de l’accusé. J’en conclus très vite que notre peintre n’était nullement le type d’homme à commettre un meurtre avec préméditation et surtout pour un motif aussi tiré par les cheveux que celui suggéré par Ting. « Je supposai alors que le crime avait été commis par un tiers. Il m’était facile d’imaginer que le général s’était fait un nombre considérable d’ennemis après le crime affreux dont il 239
s’était rendu coupable. J’étais sûr que Ting utiliserait ce fait contre Wu. Mais pourquoi haïssait-il le peintre ? Je supposai que les deux hommes étaient rivaux en amour. Les lettres d’amour de Ting, l’apparition de la même jeune fille dans tous les tableaux de Wu me persuadèrent que les deux jeunes gens étaient épris de la même jeune fille. « La boîte de prunes empoisonnées confirma ma conviction que Ting tramait quelque chose de louche contre le peintre. D’autre part, il avait dû prendre ses précautions pour que le poison soit découvert avant que son père ne mange une des prunes. Un fils ne mettrait pas en danger la vie de son père simplement pour se débarrasser d’un rival ! — Maintenant je comprends, interrompit le sergent Hong, pourquoi Votre Excellence écarta Wu du nombre des accusés. — Tu as tout à fait raison, répondit le juge. Je considérais Ting comme un être vil et hypocrite. C’est pourquoi je ne fus nullement étonné de découvrir qu’en réalité les deux hommes n’étaient pas amoureux de la même jeune fille. Autrement dit, l’accusation mensongère de Ting était le seul lien entre lui et Wu. Mais pourquoi Ting avait-il accusé Wu ? Je ne voyais qu’une seule réponse : Ting était bel et bien l’assassin de son père et cherchait à se servir de Wu comme bouc émissaire. « J’en déduisis que Ting avait préparé deux armes meurtrières. L’une avait effectivement servi, mais il me restait à découvrir comment. Et l’autre, la boîte de prunes, Ting la gardait en réserve, au cas où la première ne fonctionnerait pas. Si j’étais dans le vrai, il me restait à découvrir pourquoi Ting était prêt à commettre cet ignoble parricide. Et si toute cette affaire n’était pas liée à la mystérieuse belle dont le candidat était si passionnément épris. C’est pourquoi j’envoyai Orchidée Noire chez Ting recueillir des renseignements à ce sujet. Le juge s’arrêta un instant pour vider sa tasse. Un profond silence régnait dans la pièce. Puis il reprit : — En même temps, une étrange contradiction ne cessait de tourmenter mon esprit. Puisque Ting avait tout fait pour que sa deuxième arme, la boîte de prunes, accuse Wu, il fallait qu’il en soit de même pour la première arme. Or, j’avais beau me
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torturer l’esprit, je ne trouvais aucun indice qui désignât notre peintre dans le meurtre du général. Comment expliquer cela ? « Je décidai d’en revenir à ma première théorie : le meurtre avait été commis par une mystérieuse tierce personne dont le forfait se trouvait coïncider par le plus pur des hasards avec la tentative d’empoisonnement de ce misérable Ting. Par principe, je ne crois guère aux coïncidences mais cette fois, j’étais bien forcé d’admettre que le hasard avait joué un rôle dans toute cette affaire ! — C’était une coïncidence, remarqua Tsiao Taï, favorisée par le fait que le général Ting avait beaucoup d’ennemis. Et si le vieux gouverneur a tué ce général, c’est bien parce que ce dernier avait trahi ses hommes ! Le juge hocha approbativement la tête et poursuivit : — Cette conclusion ne me rapprochait pas pour autant de la solution du meurtre, mais elle m’avait permis d’éliminer Ting et Wu de la liste des suspects. Lorsque je découvris pourquoi Ting voulait tuer son père, j’avais enfin résolu un des aspects de cette affaire, et non des moindres ! — Je comprends maintenant, coupa le sergent, ce que voulait dire Votre Excellence en affirmant qu’Elle avait éclairci la moitié de cette affaire ! Votre Excellence avait réussi à établir un lien entre le renseignement rapporté par Orchidée Noire concernant le grain de beauté qui déparait le sein gauche de la quatrième femme du général et l’image utilisée par Ting dans son poème ! — Tu as tout à fait raison, dit le juge. Mais j’avoue que je n’aurais jamais découvert le réel meurtrier si le vieux gouverneur n’avait signé son acte de son nom. « Sachant que l’assassin n’avait pu entrer ou sortir du bureau, j’en étais arrivé à conclure que le général avait été tué grâce à un ingénieux mécanisme. Mais le secret du pinceau était bien gardé. Je n’étais pas de taille à me mesurer avec le brillant esprit du gouverneur ! Comment aurais-je pu deviner, même en examinant ce pinceau pendant des heures, que les ressorts, une fois le couteau éjecté, iraient se coller contre la paroi de la hampe ? « Lors de ma visite à maître Robe de Grue, j’appris que le Séjour du Repos était le nom de plume du vieux gouverneur, et 241
je me rappelai soudain avoir vu ce même nom gravé sur le manche du pinceau dont s’était servi le général au moment où il avait été tué. Je me souvins alors de ce que Tao Gan m’avait suggéré à propos du maniement de la sarbacane et je compris que la hampe d’un pinceau pouvait être utilisée dans le même sens ! Le fait que la bougie posée sur le bureau ait été déplacée m’indiquait que le mécanisme s’était mis en marche à réchauffement de la flamme ! Le reste fut un jeu d’enfant ! — Que ferons-nous si le candidat Ting ne se suicide pas ? demanda Tsiao Taï. — Dans ce cas, je les accuserai d’adultère lui et sa maîtresse devant le tribunal, et je les ferai torturer jusqu’à ce qu’ils avouent leur crime ! répondit le juge d’un ton serein. Tout en lissant sa longue barbe, le magistrat jeta un regard pénétrant à ses compagnons. Comme aucun d’entre eux n’ouvrait la bouche pour poser une question, il poursuivit : — Et maintenant, venons-en à notre seconde affaire, le testament du vieux gouverneur. Ses lieutenants pivotèrent aussitôt sur leur tabouret et levèrent les yeux vers la peinture accrochée au mur. — Le testament caché dans la doublure, commença le juge, était une fausse piste destinée à tromper Yu Tsie. Celui-ci tomba dans le piège. Une fois qu’il eut trouvé le document qu’il cherchait, il ne détruisit pas le rouleau et le rendit à madame Yu. Le vieux gouverneur connaissait bien son fils ! Le véritable indice se cachait dans le paysage, une piste autrement subtile ! Le juge se leva et se dirigea vers la peinture. Ses lieutenants s’empressèrent de l’imiter et se rassemblèrent autour de lui. — Je soupçonnai l’existence d’un lien entre ce paysage et le domaine du gouverneur. C’est pourquoi je désirais tant me rendre sur place. — Pourquoi ? demanda Tao Gan d’un ton avide. — Tout simplement, répondit le juge, parce que c’étaient les deux seules choses que le gouverneur souhaitait voir maintenues intactes après sa mort. Il prit de sages précautions pour que le rouleau ne soit pas détruit et il exigea de Yu Tsie qu’il n’apporte aucune transformation à son domaine.
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« Au début, j’ai cru que le paysage n’était qu’un plan codé de la maison des champs indiquant l’emplacement où était caché le vrai testament du gouverneur. Mais lorsque je me rendis sur place, je ne réussis pas à découvrir la moindre ressemblance entre le paysage et la demeure. C’est seulement hier soir que j’ai trouvé la pièce qui manquait à mon beau puzzle. Le juge regarda ses lieutenants avec un sourire bienveillant. Les quatre hommes étaient suspendus à ses lèvres. — Si vous étudiez soigneusement ce paysage, dit-il, vous remarquerez dans sa composition quelques détails surprenants. Ainsi plusieurs maisons sont éparpillées au milieu des rochers et un petit sentier de montagne permet de gagner chacune d’elles sauf une : la plus vaste et la plus élégante qui se trouve tout en haut. Elle est située au bord de la rivière mais il n’y a pas de chemin pour y accéder ! J’en conclus donc que cet édifice doit avoir une signification spéciale ! « Maintenant regardez bien ces trois arbres ! N’êtes-vous pas frappés par un détail ? Tao Gan et le sergent examinèrent soigneusement la peinture tandis que Tsiao Taï et Ma Jong avaient déjà renoncé à cette épreuve au-dessus de leurs forces ! Ils fixaient sur leur maître des yeux pleins d’admiration. Comme le sergent et Tao Gan secouaient négativement la tête, le juge poursuivit : — Toutes les maisonnettes sont entourées d’arbres, esquissés très grossièrement. Seuls les pins sont dessinés dans le plus grand détail, chaque tronc se détachant nettement du fond. Vous noterez maintenant qu’il existe un certain ordre chiffré entre ces pins. Il y en a deux au sommet de la montagne, à l’entrée du sentier, trois un peu plus bas, quatre à l’endroit où le sentier traverse la rivière, et cinq près de la grande maison en haut à droite. D’où j’en conclus que ces pins servent de bornes indiquant le chemin à suivre. Les deux pins au sommet symbolisent le lien entre la peinture du gouverneur et sa maison des champs : ils représentent les deux pins que nous avons vus à l’entrée du labyrinthe !
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— Ce paysage est donc bien un plan du labyrinthe, montrant comment gagner le petit pavillon situé à l’intérieur ! s’exclama Tao Gan. Le juge secoua la tête. — Non, dit-il, pas tout à fait. J’avoue que cet indice confirme l’existence d’un chemin menant à cet hypothétique pavillon. Le gouverneur passait trop de temps dans son labyrinthe pour ne pas s’y être ménagé un lieu de retraite agréable pour lire et travailler. Il est vrai aussi que cet élégant bâtiment en haut du paysage représente sans aucun doute notre pavillon. Mais je ne crois pas qu’on puisse y arriver en suivant le sentier qui traverse le labyrinthe. « Le vieux gouverneur n’aurait jamais caché des documents d’une extrême importance dans un endroit dont le secret n’aurait demandé qu’un peu de ténacité et de courage pour être mis au jour et en suivant une route déjà toute tracée ! « Pourquoi le gouverneur a-t-il fait une distinction aussi nette entre la première et la seconde section du sentier ? Pourquoi a-t-il indiqué la seconde à l’aide d’une rivière de montagne ? — Pour rendre les choses encore plus faciles à tout le monde ! riposta Tao Gan. — Non ! rétorqua le juge d’un ton bref. Là n’est pas la question ! Ce que le gouverneur a avant tout cherché, c’est à souligner l’importance extrême de ces quatre pins. À partir de cet endroit, ce n’est plus le sentier de montagne mais la petite rivière qui nous indique le chemin à suivre. Le pont nous signale également que quelque chose a changé dans la direction à prendre. « Je suis convaincu qu’à cet endroit précis il faut sortir du sentier près d’un de ses tournants, pour prendre un raccourci menant au pavillon caché. Tao Gan hocha approbativement la tête. — Quel beau repaire ! Plus sûr que toutes les forteresses du monde ! Si l’on ne connaît pas ce raccourci, on pourrait tourner en vain pendant des semaines ! Alors que le gouverneur ne devait mettre que quelques minutes pour gagner son pavillon !
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— Oui, dit le juge, tu viens de souligner un fait très important. Le gouverneur ne pouvait pas se permettre de perdre une demi-heure chaque jour pour rejoindre son refuge secret. C’est justement cette réflexion qui m’a fait soupçonner l’existence d’un passage secret. Suivons maintenant le chemin indiqué sur cette peinture ! De son index le juge Ti désigna la maisonnette flanquée d’un pin de chaque côté, au sommet de la montagne. — C’est là, dit-il, que se trouve l’entrée du labyrinthe. Il faut descendre ces degrés taillés à même la roche et suivre ce sentier vers le bas. Le premier virage ne mène nulle part, peu importe que l’on prenne à gauche où à droite ! Mais au deuxième tournant, ces trois pins nous indiquent que nous devons bifurquer à gauche ! « On arrive alors à la rivière. C’est à cet endroit qu’il faut quitter le sentier. L’entrée du passage secret est signalée par quatre pins sur le paysage. Je suppose donc que nous trouverons le début du raccourci dans le labyrinthe entre le deuxième et le troisième arbre, exactement au milieu, à l’emplacement de la rivière dans la peinture. « Quelque part le long de ce passage secret nous trouverons cinq pins, divisés en deux groupes, l’un de deux, l’autre de trois. C’est derrière ces arbres que se cache le pavillon du gouverneur ! Tout en parlant, le juge posa son index sur la grande maison en haut à droite de la peinture, puis il alla se rasseoir derrière son bureau. — Si mes suppositions sont exactes, conclut le juge, nous trouverons dans ce même pavillon un coffre-fort ou une caisse ferrée contenant les papiers confidentiels du gouverneur, ainsi que son testament ! — Tout ça me dépasse un peu, intervint Ma Jong, mais je crois que ça vaut la peine d’essayer ! Malheureusement, malgré cette formidable découverte, nous n’avons toujours pas résolu notre troisième affaire, je veux parler de la disparition d’Orchidée Blanche ! Le visage du juge se rembrunit. Tout en buvant son thé, il dit d’un ton soucieux : 245
— C’est une bien triste affaire dans laquelle nous n’avons pas avancé d’un pouce ! Je le regrette d’autant plus que j’ai appris à apprécier notre chef des sbires. C’est un homme loyal et honnête, le genre de citoyens dont l’Empire peut à juste titre se sentir fier ! D’un geste las, le juge passa sa main sur son front et poursuivit : — Ce soir après le dîner, nous examinerons à nouveau les moyens dont nous disposons pour retrouver cette malheureuse enfant. Une fois les autres affaires expédiées, nous pourrons employer tous nos efforts à régler ce dernier mystère. « Dès à présent, j’aimerais que nous nous rendions à la maison des champs du gouverneur pour vérifier la justesse de ma théorie à propos de ce raccourci. Si nous trouvions son testament, je pourrais alors le joindre à mon rapport officiel sur la trahison de Yu Tsie et envoyer toutes ces pièces aux autorités supérieures. Le ministère des Finances sera alors obligé, lors de la confiscation des biens de Yu Tsie, de restituer à Yu Sian la part qui lui revient. « Toi, Tsiao Taï, tu vas rester ici pour organiser la défense de la ville au cas où les barbares attaqueraient cette nuit. Quant à vous trois, vous allez m’accompagner !
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23 LE JUGE TI ENTRAÎNE SES HOMMES AU CŒUR D’UN MYSTÉRIEUX LABYRINTHE. UN PAVILLON DÉVOILE SON HORRIBLE SECRET. UNE HEURE PLUS TARD, le domaine du vieux gouverneur était le théâtre d’une étonnante activité. Les sbires du tribunal étaient partout. Certains débroussaillaient le sentier du jardin ; d’autres dressaient l’inventaire du mobilier à l’intérieur ; d’autres enfin exploraient le jardin derrière la maison. Dans la cour dallée en face de la porte en pierre accédant au labyrinthe, le juge Ti donnait ses dernières instructions au sergent Hong, à Ma Jong et Tao Gan. Une vingtaine de sbires étaient rassemblés autour de lui. — Je ne sais pas, dit-il, quelle sera la longueur de ce chemin. Sans doute assez court, mais rien ne nous permet de l’affirmer. Lorsque nous pénétrerons à l’intérieur du labyrinthe, je veux que tous les vingt pieds un sbire se détache du groupe et s’arrête à cet endroit, de manière à ce qu’il puisse toujours appeler ceux qui se trouvent devant et derrière lui. Je ne tiens pas à me perdre dans ce dédale ! Puis s’adressant à Ma Jong, le juge ajouta : — Tu marcheras en tête avec ta lance. Je ne crois pas beaucoup à toutes ces histoires de trappes, mais l’endroit est abandonné depuis tant d’années que quelques fauves ont pu y nicher leurs repaires ! Je vous recommande d’être très vigilants ! Cela étant dit, ils passèrent sous l’arche de pierre et entrèrent dans le labyrinthe. Une odeur humide de feuilles pourries les accueillit dans le tunnel à demi obscur. Le sentier était assez large pour permettre 247
à deux hommes de marcher côte à côte, et de chaque côté, des arbres plantés en rangs serrés et des rochers moussus formaient un mur impénétrable. Les branches des grands arbres se rejoignaient au-dessus de leur tête, liées entre elles par d’épais écheveaux de lianes entrelacées, qui pendaient parfois si bas que le juge et Ma Jong étaient obligés de se courber pour passer dessous. Mais pas un seul pin n’était visible ! D’énormes champignons recouvraient les troncs des arbres. Au passage, Ma Jong en perça un avec sa lance. Aussitôt, un nuage de poussière blanche nauséabonde monta dans l’air en tourbillonnant. — Fais attention, Ma Jong ! l’avertit le juge. Ces champignons sont peut-être vénéneux ! Au premier tournant sur la gauche, le juge s’arrêta. Avec un sourire satisfait, il désigna du doigt trois pins noueux qui se trouvaient juste au milieu du virage. — Notre première borne ! remarqua-t-il. — Attention, Noble Juge ! s’écria Ma Jong. Le juge bondit lestement sur le côté. Une araignée, aussi large qu’une main d’homme, tomba avec un bruit sourd sur le sol. Son corps velu était parsemé de petits points jaunes, et dans ses yeux verts brillait une lueur mauvaise. Ma Jong l’écrasa avec le bout de sa lance. — Je préférerais qu’une de ses sales bestioles ne me tombe pas dans le cou ! dit le juge d’un ton sec tout en resserrant son foulard. Puis il se remit en marche. Le sentier paraissait faire un détour. Au bout d’une vingtaine de pieds, il tournait à nouveau, cette fois à droite. — Stop ! s’écria le juge à l’adresse de Ma Jong. Voici notre seconde borne. Quatre pins étaient alignés en ligne droite le long du sentier. — C’est ici, dit le juge, que nous devons quitter ce sentier pour emprunter le raccourci secret. Va fouiller ces buissons entre le deuxième et le troisième pin ! Ma Jong fourragea de sa lance dans l’épais taillis. Soudain il bondit et tira irrespectueusement son maître en arrière par la manche de sa robe.
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Une vipère rouge d’environ deux pieds glissa sur les feuilles pourries et disparut avec la rapidité de l’éclair dans un trou sous l’un des pins. — Charmant accueil, vraiment ! grommela Ma Jong. Encore un petit détail que le gouverneur a oublié de mettre dans son paysage ! — Voilà pourquoi je t’ai dit de mettre d’épaisses jambières ! rétorqua le juge. Prends garde où tu marches ! Ma Jong s’accroupit et sonda le taillis des yeux. Puis il se releva et dit : — Il y a un sentier par là, mais à peine assez large pour un seul homme. Je vais passer le premier pour écarter les branches. Il disparut au milieu de l’épais feuillage. Le juge Ti ramassa sa robe autour de lui et suivit Ma Jong. Le sergent Hong et Tao Gan imitèrent son exemple. Les sbires regardaient leur chef d’un air indécis. Dégainant sa courte épée, ce dernier leur enjoignit d’un ton bref : — Dépêchez-vous ! Si nous rencontrons des bêtes sauvages, elles sauront vite qui sont les plus forts ! Le passage n’était long que de quelques mètres. Après une brève lutte avec des buissons épineux, ils débouchèrent à nouveau sur le sentier principal. Il se départageait à droite et à gauche en un brusque virage. Le juge Ti prit d’abord à gauche. Devant lui s’étendait un long chemin tout droit. Il secoua la tête. — Ce doit être dans l’autre direction. Je ne vois pas comment un raccourci pourrait comporter une telle portion de route ! Il retourna à l’endroit d’où ils étaient sortis du sentier. Ils prirent à droite cette fois et se retrouvèrent dans une allée minuscule. — C’est ici ! s’écria le juge, d’un ton enthousiaste. Il pointa son doigt en direction des trois pins à gauche de la route, puis des deux autres à droite. — D’après le paysage du gouverneur, expliqua le juge à ses compagnons, le pavillon caché devrait se trouver tout près d’ici. Il doit y avoir un chemin entre ces deux pins. Les trois autres ne 249
servent qu’à obtenir le chiffre cinq pour la logique des nombres ! Sans attendre, Ma Jong s’enfonça énergiquement dans les buissons entre les deux arbres. Bientôt, on l’entendit pousser d’énormes jurons. Puis il reparut, les jambes couvertes de boue. — Il n’y a qu’une mare ! dit-il d’un ton dégoûté. Le juge Ti fronça les sourcils. — Il doit y avoir un sentier qui la contourne, dit-il avec impatience. Jusqu’ici tout concorde ! À un signe de leur chef, les sbires dégainèrent leurs épées et se mirent à tailler en pièces les broussailles. Le bord d’une mare noirâtre devint visible. À l’endroit où Ma Jong avait enfoncé son pied, des bulles d’air pétillaient encore à la surface. Une odeur bourbeuse infectait l’air. Le juge se baissa et fouilla du regard les branches qui retombaient sur le sol. Soudain, il recula. Une tête de forme étrange surgit lentement de l’eau ; ses gros yeux jaunes étaient fixés sur les intrus. Ma Jong étouffa un cri et leva sa lance. Mais le juge posa la main sur son bras pour le retenir. Une énorme salamandre sortit péniblement de l’eau. Son corps visqueux mesurait plus de cinq pieds. Une fois sur la berge, elle se faufila vivement entre les plantes aquatiques. Cette sale bête leur avait fichu une sacrée frousse ! — Je préfère encore affronter six Ouïgours que cette charmante petite bestiole ! observa Ma Jong d’un ton convaincu. Le juge, lui, paraissait très satisfait. Visiblement amusé par l’incident, il dit : — J’ai souvent lu des descriptions de ces gigantesques salamandres dans nos livres anciens. Mais c’est la première fois que j’ai la chance d’en voir réellement une ! Puis il scruta du regard la berge de la mare. Ce n’était guère engageant ! Elle était recouverte d’une masse toute boueuse de plantes aquatiques. Le juge jeta alors un nouveau coup d’œil à l’eau noirâtre.
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— Tu vois cette pierre là-bas ? dit-il soudain à Ma Jong. C’est sûrement la première d’une série de pierres de gué qui mènent de l’autre côté. Poursuivons ! Ma Jong glissa les pans de son habit dans sa ceinture, et ses compagnons s’empressèrent de suivre son exemple. Il posa le pied sur la pierre plate et avec sa lance explora l’eau tout autour. — Voici la seconde pierre ! s’écria-t-il bruyamment. Juste devant moi à gauche ! Il écarta les branches basses et fit un pas en avant Puis il s’arrêta brusquement. Le juge qui le suivait de près, se cogna contre lui, et il serait tombé à l’eau si son brave lieutenant ne l’avait pas retenu à temps. Sans mot dire, Ma Jong désigna à son maître une branche cassée, et lui chuchota à l’oreille : — Cette branche a été cassée par une main d’homme, il n’y a pas longtemps ! Regardez ! les feuilles ne sont pas encore sèches. Quelqu’un est passé par ici, hier, Noble Juge ! Il a glissé sur cette pierre et s’est accroché à cette branche pour retrouver son équilibre ! Le juge Ti secoua la tête. — Il n’est peut-être pas loin. Tenons-nous prêts à riposter ! murmura-t-il. Puis il informa de leur découverte le sergent Hong, qui se tenait sur la pierre juste derrière lui, et ce dernier passa le mot à Tao Gan et au chef des sbires. — Tout plutôt que ce monstre visqueux ! grommela Ma Jong. Puis s’aidant de sa lance pour garder l’équilibre, il poursuivit son chemin. La mare n’était pas très grande, mais ils perdirent un temps précieux à retrouver les pierres une à une. Certaines étaient posées juste en dessous de la surface de l’eau. Toutefois, pour celui qui connaissait le gué, la traversée ne devait prendre que quelques minutes. Quand ils se retrouvèrent sur la terre ferme, Ma Jong et le juge se mirent à quatre pattes. Puis ce dernier écarta légèrement les branches qui lui bouchaient la vue.
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Un vaste terrain à découvert s’étendait devant eux, encerclé d’arbres et de hauts blocs de rocher. Au milieu, au pied d’un cèdre élancé, se dressait un pavillon circulaire en pierre. Les volets étaient fermés, mais la porte était entrouverte. Le juge Ti attendit que tous les sbires aient traversé la mare, puis il commanda d’une voix de stentor : — Encerclez ce pavillon ! Sur ces mots, il bondit en avant, courut vers le pavillon et ouvrit la porte d’un coup de pied. À cet instant, deux chauvessouris sortirent en voletant, attirées par la lumière. Le juge pivota sur lui-même. Les sbires s’étaient dispersés et fouillaient les fourrés broussailleux tout autour. Il secoua la tête d’un air contrarié. — Il n’y a personne, dit-il. Que le chef des sbires et ses hommes examinent à fond les alentours. Puis il pénétra à l’intérieur du pavillon, suivi de ses trois lieutenants. Ma Jong ouvrit les volets d’une poussée. Dans la pénombre verte, le juge aperçut une table en pierre au milieu de la pièce et un banc en marbre contre le mur du fond. Une épaisse couche de poussière recouvrait ce modeste mobilier. Un coffre d’environ un pied carré était posé sur la table. Le magistrat se pencha et de sa manche balaya la poussière. La boîte était en jadéite verte et merveilleusement décorée de dragons et de nuages. Le juge souleva précautionneusement le couvercle. Il en sortit un petit rouleau enveloppé dans un morceau de brocart décoloré. Le tenant bien en l’air pour le montrer à ses fidèles compagnons, il déclara d’une voix solennelle : — Voici le testament du gouverneur ! Puis il défit soigneusement le paquet, déroula le rouleau et lut à voix haute : « Ceci est le testament de Yu Cheou Tsien, membre de l’Académie impériale, ex-gouverneur des trois provinces orientales, etc.
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« Seigneur vénéré et collègue, devant vous qui avez résolu l’énigme de ma peinture et qui avez réussi à pénétrer au cœur de mon labyrinthe, je m’incline très bas. « Qui sème au printemps, récolte à l’automne ! Quand le crépuscule descend sur ses dernières années, l’homme doit alors jeter un regard en arrière et juger ses actes comme ils le seront dans l’Au-delà ! « Je croyais mes tentatives couronnées d’un succès sans égal, quand brusquement toute ma vie m’apparut comme un échec ! J’avais mis toutes mes forces à réformer l’Empire et j’avais failli dans l’éducation de mon fils Yu Tsie, ma propre chair, mon propre sang ! « Yu Tsie est un homme pervers qui n’obéit qu’à ses désirs. Prévoyant qu’après ma mort, il courrait tôt ou tard à sa chute, je me remariai afin de remplir mes devoirs envers mes Ancêtres et assurer une descendance honorable au nom que je porte, si Yu Tsie périssait en prison ou sous l’épée du bourreau. « Le Ciel bénit cette nouvelle union d’un second fils, Yu Sian, en qui je fonde de grandes espérances. Il est de mon devoir de veiller à ce qu’il puisse, après ma mort, poursuivre son chemin en toute tranquillité. « Je savais qu’en partageant tous mes biens en deux parts égales entre Yu Tsie et Yu Sian, je mettais en péril la vie de ce dernier. C’est pourquoi j’ai décidé de faire semblant de tout léguer à Yu Tsie sur mon lit de mort. Mais dans ce document sont transcrites mes véritables intentions au-dessous desquelles j’appose ma signature et mon sceau et par lequel je déclare que si Yu Tsie réforme son cœur, lui et Yu Sian recevront chacun la moitié de mes biens ; mais si Yu Tsie commet quelque crime, tous les biens reviendront à Yu Sian. « Je cacherai dans le rouleau de peinture un autre testament dans lequel tout ce que je viens de décrire sera transcrit et que Yu Tsie n’aura aucune peine à trouver. S’il exécute fidèlement mes dernières volontés, tous mes vœux seront alors exaucés et les grâces du Ciel auront protégé ma maison. Mais si Yu Tsie détruit ce testament, fidèle à sa malignité, il sera persuadé que ma peinture a révélé son secret et la rendra à ma fidèle épouse. C’est à vous, mon sage et
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vénéré collègue, qu’il reviendra de lire ce message secret et de découvrir le présent testament. « Fasse l’Auguste Ciel que lorsque vous lirez ce document, les mains de Yu Tsie ne soient pas couvertes de sang ! Mais s’il s’est rendu coupable de quelque crime horrible, je vous charge de remettre la supplique ci-incluse aux Autorités Compétentes ! « Que le Ciel vous bénisse, mon sage et vénéré collègue, et qu’il ait pitié de ma maison ! « Signé et scellé : Yu Cheou Tsien. » — Ceci confirme en tout point ce que nous avons découvert ! s’écria le sergent Hong. Le juge hocha la tête d’un air absent. Il était plongé dans la lecture de la pièce incluse avec le testament. Puis il en lut le contenu à haute voix : « Moi, Yu Cheou Tsien, qui n’ai jamais plaidé en ma faveur ou en la faveur des miens, je demande humblement aujourd’hui, qu’après ma mort, une telle miséricorde soit accordée dans les limites de la loi, à mon fils aîné, Yu Tsie, devenu criminel en raison de l’éducation imparfaite qu’il reçut de son vieux père qui l’a toujours aimé, en dépit de ses fautes. » Le silence régnait dans le pavillon à demi obscur. On entendait seulement les cris des sbires dans le lointain. Lentement, le juge enroula à nouveau le testament. La gorge serrée par l’émotion, il dit d’un ton solennel : — Son Excellence Yu fut véritablement un homme noble ! Attentif à ce qui se passait autour de lui, Tao Gan grattait la table de son ongle. — Il y a une inscription gravée sur cette table ! lança-t-il brusquement. Il sortit son couteau et entreprit de retirer la saleté, imité bientôt par Ma Jong et le sergent Hong. Peu à peu, un dessin circulaire devint visible. Le juge se pencha sur l’inscription avec empressement.
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— C’est une carte du labyrinthe, dit-il. Regardez ! le tracé sinueux du sentier dessine quatre caractères stylisés en écriture archaïque : « Tonnelles de la vaine espérance ». C’est la même inscription que nous avons déjà trouvée sur le paysage. Ce fut le principe directeur de toutes les pensées du vieux gouverneur, après sa démission. La vaine espérance !
LE LABYRINTHE DU GOUVERNEUR — Le raccourci est également indiqué ! s’écria Tao Gan avec ardeur. L’emplacement des pins est figuré par des points. Le juge jeta à nouveau un bref coup d’œil sur le plan. De son index il en suivit la courbe capricieuse. — Quel ingénieux labyrinthe ! s’écria-t-il. Si l’on pénètre à l’intérieur par l’entrée normale, et que l’on tourne à chaque croisement à droite, on en sort en l’ayant traversé de part en part. De même, si l’on entre par la sortie et que l’on tourne constamment à gauche. Mais à moins de connaître le raccourci, il est impossible de découvrir le pavillon secret ! — On devrait demander la permission à madame Yu de faire nettoyer ce labyrinthe, Noble Juge, observa le sergent. Il pourrait devenir l’un des sites les plus fréquentés de cette région, comme la pagode du lac de Lotus. À cet instant, le chef des sbires entra. — Notre visiteur s’est bel et bien volatilisé, Noble Juge ! Nous avons fouillé tous les fourrés. En vain !
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— Que tes hommes sondent également les troncs des arbres et qu’ils regardent entre les branches, ordonna le juge. Notre mystérieux inconnu pourrait bien s’y tenir embusqué. Comme Fang franchissait le seuil de la pièce, le juge Ti jeta un regard curieux à Tao Gan qui se tenait à croupetons sur le banc et fixait avidement la couche de poussière qui recouvrait le siège. — Je ne crois pas me tromper en affirmant à Votre Excellence que cette tache sombre ressemble étrangement à du sang ! Le juge sentit une soudaine frayeur lui serrer le cœur. Il s’approcha prestement du banc et de ses doigts frotta la tache indiquée par Tao Gan. Puis il se dirigea vers la fenêtre et contempla sa main. Elle était souillée de taches rouge foncé. Se tournant vers Ma Jong, il lui ordonna d’un ton bref : — Regarde sous ce banc ! Aussitôt, Ma Jong fourgonna de sa lance dans la cavité sombre. Un énorme crapaud en sortit en bondissant. Il s’assit alors sur ses talons et promena un regard scrutateur sous la couche pendant un bon moment. — Je ne vois que des toiles d’araignées et de la poussière, Noble Juge, dit-il enfin. Pendant ce temps, Tao Gan examinait l’espace derrière le banc. Quand il se retourna vers ses compagnons, son visage était gris comme la cendre. — Il y a un cadavre derrière le banc ! dit-il d’une voix tremblante. Ma Jong bondit sur la couche et aida Tao Gan à retirer de derrière le corps mutilé d’une jeune fille. Elle était entièrement nue et maculée de sang séché et de boue. À l’emplacement de la tête, il ne restait plus qu’un horrible chicot. Ils déposèrent leur effrayante trouvaille sur le banc. Ma Jong détacha son foulard et lui en couvrit les reins. Puis il recula d’un pas, les yeux écarquillés d’horreur. Le juge se pencha sur la dépouille de celle qui avait dû être autrefois une jeune fille aux formes harmonieuses. Il nota un affreux coup de couteau sous son sein gauche et quelques entailles mal cicatrisées sur les bras. Il retourna le corps avec 256
précaution. Les épaules et les hanches étaient zébrées de fines traînées blanches. Comme il se redressait, ses yeux se remplirent d’une terrible colère. D’une voix étranglée par l’émotion, il dit : — Cette malheureuse a été tuée hier seulement ! le corps est déjà rigide, mais la décomposition n’a pas encore commencé son œuvre ! — Mais comment a-t-elle fait pour arriver jusqu’ici ? s’écria Ma Jong éberlué. Elle devait déjà être toute nue quand elle a traversé le labyrinthe ! Regardez ! les ronces ont écorché ses cuisses et ses jambes sont couvertes de boue provenant de la mare ! C’est elle qui a glissé sur une des pierres plates et a cassé une branche pour garder l’équilibre ! — L’important est de savoir qui l’a entraînée ici, dit le juge. Qu’on fasse venir le chef des sbires. Comme ce dernier pénétrait dans la pièce, le magistrat lui ordonna : — Enveloppe ce cadavre dans ta robe, et commande à tes sbires de couper quelques branches pour fabriquer une civière ! Fang ôta son surtout et se pencha sur le banc. Brusquement il poussa un cri rauque. Les yeux à fleur de tête, il fixait le corps mutilé. — C’est Orchidée Blanche, dit-il d’une voix étouffée. Tous se mirent à parler en même temps. Le juge leva la main. — En es-tu certain, mon ami ? demanda le magistrat d’une voix calme. — Alors qu’elle n’avait que sept ans, elle s’est heurtée contre une casserole d’eau bouillante et s’est brûlée le bras gauche. Comment ne reconnaîtrais-je pas cette cicatrice ? Il désigna une fente blanchâtre qui déparait la beauté de son bras bien formé. Puis il se jeta sur le corps de sa fille et éclata en violents sanglots. Le juge croisa ses bras dans ses manches larges. Fronçant ses épais sourcils, il demeura quelques instants plongé dans de profondes réflexions. Puis il s’adressa brusquement au sergent Hong : — As-tu découvert où habite cette madame Li ? 257
Le sergent désigna silencieusement du doigt Fang étendu face contre terre. Le juge posa doucement sa main sur l’épaule de Fang. — Où se trouve la demeure de madame Li ? demanda-t-il avidement. Sans relever la tête, le chef des sbires répondit d’une voix entrecoupée de sanglots : — Ce matin, j’ai ordonné à Orchidée Noire de s’occuper de cette question, Noble Juge. Avec la rapidité de l’éclair, le juge pivota sur lui-même. Il tira Ma Jong par la manche, et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Aussitôt, ce dernier se précipita à toutes jambes hors du pavillon.
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24 UNE JEUNE FILLE COURT AU DEVANT D’UN TERRIBLE DANGER. MA JONG ARRÊTE UNE DANGEREUSE CRIMINELLE DANS UN ENDROIT INATTENDU. CE MATIN-LÀ, Orchidée Noire avait quitté le tribunal avec l’espoir de découvrir l’adresse de madame Li, comme son père le lui avait ordonné. D’un pas vif elle enfila la rue principale en direction de la porte Est. Depuis plusieurs jours, elle éprouvait une profonde inquiétude au sujet de sa sœur aînée, et elle espérait que cette petite promenade calmerait ses nerfs en pelote. Elle traîna pendant une demi-heure devant les éventaires des vendeurs ambulants, puis elle gagna le quartier des boutiquiers tout près de la porte Est. Son père l’ayant informée que madame Li était peintre, elle entra dans la première boutique de papier et de pinceaux qu’elle aperçut. Le marchand connaissait bien madame Li. C’était une de ses plus fidèles clientes. Elle était encore en vie et à son idée devait avoir dans les cinquante ans. Il ajouta qu’Orchidée Noire ferait aussi bien de rebrousser chemin, car sa cliente ne prenait plus de nouvelles élèves depuis des mois. Orchidée Noire expliqua au boutiquier qu’elle désirait seulement voir madame Li au sujet d’une parente éloignée. À ces mots, ce dernier lui expliqua comment trouver la maison de l’artiste à quelques rues de sa boutique. Il serait plus sage de retourner maintenant informer son père de sa découverte, songea la jeune fille. Mais le soleil brillait avec un tel éclat, qu’il serait dommage de ne pas en profiter un peu. Elle décida donc de se rendre à l’adresse indiquée et de jeter un coup d’œil à la maison de cette madame Li. 259
Elle était située dans un quartier résidentiel. Ces belles maisons aux portes laquées de noir appartenaient à quelques boutiquiers fortunés retirés des affaires. Après avoir descendu une bonne moitié de la rue, la petite audacieuse aperçut la porte d’une maison cossue qui portait le nom de Li gravé en gros caractères. Elle ne put résister à la tentation, et frappa à cette porte proprement laquée de noir. Aucune réponse ! Il n’en fallait pas plus pour exciter la curiosité d’Orchidée Noire, et la déterminer à pénétrer coûte que coûte à l’intérieur. Elle frappa à nouveau de toutes ses forces. Puis elle colla son oreille contre la porte. Elle entendit un bruit étouffé de pas glissant sur le sol. Au moment où elle frappait une troisième fois, la porte s’ouvrit. Une femme d’un âge mûr, simplement habillée, apparut dans l’embrasure de la porte, appuyée sur une canne au pommeau d’argent. Elle toisa l’intruse des pieds à la tête, puis elle lui demanda d’un ton glacial : — Que voulez-vous, jeune personne, à frapper ainsi à ma porte ? Orchidée Noire comprit à son allure et à ses vêtements qu’elle avait affaire à madame Li en personne. Elle s’inclina profondément et déclara d’un ton respectueux : — Mon nom est Orchidée Noire. Je suis la fille de Fang, le forgeron. Je cherche un professeur de peinture qui daignerait guider mes pauvres efforts dans ce domaine. Et un papetier m’a donné votre adresse. C’est pourquoi j’ai pris la liberté de venir vous importuner, madame, bien que ce boutiquier m’ait averti que vous ne preniez plus d’élèves. Madame Li jeta sur son interlocutrice un regard pensif. Puis, elle sourit et répondit : — C’est exact, mon enfant. Mais puisque tu t’es donné la peine de venir jusque chez moi, tu accepteras bien une tasse de thé ? Orchidée Noire s’inclina une seconde fois. Puis elle suivit la vieille dame qui traversa en boitillant un petit jardin bien entretenu et pénétra dans la salle principale.
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Pendant que madame Li était allée chercher de l’eau bouillante, la jeune fille jeta un coup d’œil admiratif autour d’elle. La pièce n’était pas grande, mais très propre et meublée avec goût. Le banc recouvert de coussins en soie brodée sur lequel elle était assise était en bois de rose, tout comme les chaises sculptées et les élégantes petites tables à thé. Des volutes bleuâtres s’échappaient d’un brûle-parfum en bronze posé sur une table haute contre le mur du fond. Juste au-dessus était accrochée une peinture représentant des oiseaux et des fleurs, et un papier blanc immaculé bouchait la fenêtre à croisillons. Madame Li revint bientôt avec une bouilloire en cuivre. Elle versa de l’eau bouillante dans une théière en porcelaine finement décorée, puis prit place à l’autre bout du banc. Tout en dégustant le breuvage parfumé, les deux femmes échangèrent les formules de politesse d’usage. Malgré sa légère infirmité, songea Orchidée Noire, madame Li avait dû être une jeune femme très séduisante. Les traits de son visage étaient réguliers quoique un peu lourds, mais ses sourcils trop épais lui donnaient une expression étrangement masculine. Elle semblait apprécier la compagnie de la jeune fille ce dont cette dernière se sentait très flattée. La fille de Fang était cependant étonnée de ne voir aucun domestique. Comme elle interrogeait son hôtesse à ce propos, celle-ci s’empressa de répondre : — Ma maison est très petite et je n’ai gardé qu’une vieille femme pour me faire les gros travaux. Et puis je suis très farouche, et je n’aime pas qu’une nuée de serviteurs me tourne autour. Il y a quelques jours ma vieille servante est tombée malade et je l’ai renvoyée chez elle auprès de son époux, un vieux marchand ambulant qui habite juste au coin de la rue. C’est lui qui s’occupe de mon jardin à ses moments perdus. Orchidée Noire s’excusa encore une fois vivement de sa visite inattendue et d’autant plus inopportune que la domestique de madame Li était absente. Puis elle se leva et s’apprêta à prendre congé.
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Mais madame Li l’arrêta aussitôt par de vives protestations. Un peu de compagnie lui faisait du bien, dit-elle, et sans perdre une minute elle versa une autre tasse de thé. Peu après, elle conduisit sa visiteuse dans une des ailes de la maison. Une grande table laquée de rouge occupait presque toute la pièce. Une demi-douzaine de petits pots contenant des pinceaux de toutes les tailles et des petits bacs à pigments étaient rangés sur des étagères accotées au mur. Des rouleaux de papier et de soie étaient entassés dans un vase en porcelaine posé sur le sol, et la fenêtre ouvrait sur un jardin miniature rempli de petits arbustes en fleurs. Madame Li invita Orchidée Noire à s’asseoir sur un tabouret à côté de la table et se mit à dérouler devant elle rouleau après rouleau. Cette dernière fut fortement impressionnée par cette démonstration. Elle n’y connaissait pas grand-chose en peinture, mais son hôtesse était sans aucun doute une artiste de grand talent. Elle ne peignait que des fleurs, des fruits et des oiseaux, mais avec un goût très sûr et une précision étonnante. La gentillesse de madame Li embarrassait terriblement la fille de Fang. Ne devait-elle pas lui avouer le véritable but de sa visite et qu’elle n’était là que sur les ordres du tribunal ? Mais ne sachant pas si le juge voulait garder le secret sur ce point, elle décida de continuer à jouer son rôle et de profiter de la première occasion pour prendre congé. Comme madame Li enroulait à nouveau ses peintures, Orchidée Noire se leva et jeta un œil distrait par la fenêtre. Elle fit remarquer incidemment à son hôtesse que quelques fleurs avaient été piétinées. — Ce sont ces rustres du tribunal qui sont responsables de tout ce gâchis, quand ils ont perquisitionné dans le quartier ! répondit madame Li d’un ton fielleux. Une telle haine emplissait la voix de son hôtesse qu’Orchidée Noire se retourna brusquement et lui jeta un regard étonné. Mais le visage de madame Li était toujours empreint de la même sérénité. La fille de Fang s’inclina et commençait à prendre poliment congé de son hôtesse, quand celle-ci se dirigea vers la fenêtre pour regarder la position du soleil. 262
— Ce n’est pas possible, s’écria-t-elle. Il est déjà plus de midi ! Et il va falloir que je prépare mon déjeuner ! Tu ne peux pas imaginer combien cette tâche m’est désagréable ! Mais j’y pense, tu me parais bien dégourdie ! Trouverais-tu trop impertinent de ma part que je te demande un petit coup de main ? Comment Orchidée Noire aurait-elle pu refuser sans se montrer d’une extrême impolitesse ? Et puis ce serait une façon de racheter un peu le double jeu qu’elle menait auprès de sa si charmante hôtesse, décida-t-elle. Aussi elle répondit avec empressement : — Permettez à l’humble et maladroite personne que je suis d’allumer votre four ! Madame Li parut enchantée de cette proposition. Elle entraîna sa jeune cuisinière à travers l’arrière-cour jusqu’à la cuisine. Là, Orchidée Noire se mit aussitôt à l’aise. Elle ôta son surtout et retroussa ses manches, puis elle attisa le feu. Pendant ce temps, madame Li prit place sur l’un des tabourets et se lança dans une longue histoire sur son époux, qui était mort peu après leur mariage. Orchidée Noire trouva une boîte en bambou contenant des nouilles. Elle hacha menu quelques échalotes, des oignons et une gousse d’ail, puis elle détacha une douzaine de champignons séchés qui pendaient par un fil à l’extérieur de la fenêtre. Tandis que son hôtesse poursuivait son récit, la petite cuisinière mit de la graisse dans une poêle, ajouta les légumes finement hachés, un peu de soja, tout en tournant avec une longue cuiller en bois. Au moment propice, elle ajouta les nouilles et bientôt une savoureuse odeur emplit la cuisine : madame Li s’empressa d’aller chercher des bols, des baguettes et une assiette de légumes salés. Puis les deux femmes prirent place à la table de la cuisine. Orchidée Noire avait un solide appétit, au contraire de madame Li qui mangeait du bout des lèvres et reposa bientôt son bol à moitié vide. Tout en complimentant la jeune fille pour ses talents de cuisinière, elle posa sa main sur son genou. 263
Comme la fille de Fang relevait le nez de son bol, elle surprit dans les yeux de sa compagne une lueur qui la mit étrangement mal à l’aise. C’était idiot ! Qu’avait-elle à craindre d’une autre femme ? Pourtant, un sentiment inexplicable la poussa à s’écarter imperceptiblement de son hôtesse. Madame Li se leva et revint peu après avec un broc en étain et deux petites tasses. — Ce délicieux breuvage va nous aider à digérer ! dit-elle en souriant. Orchidée Noire oublia aussitôt son embarras. Elle n’avait encore jamais goûté de vin. C’était une boisson réservée aux vraies dames ! Voilà qui promettait ! Elle trempa ses lèvres dans sa tasse. C’était une liqueur à l’arôme subtil appelée Rosée des roses ; elle se servait frais et était beaucoup plus forte que le vin jaune ordinaire que l’on buvait chaud. Madame Li ayant rempli sa tasse à plusieurs reprises, Orchidée Noire commença à se sentir très gaie. Son hôtesse dut l’aider à remettre son surtout et la ramena dans la salle de réception. Elle la fit asseoir à côté d’elle sur le banc et reprit le fil de son histoire sur son mariage malheureux. Elle prit la jeune fille par la taille et lui confia que la vie matrimoniale avait bien des désavantages pour une femme. Les hommes se montraient souvent grossiers et peu compréhensifs. On ne pouvait jamais parler aussi intimement avec eux qu’avec une personne de son sexe. Orchidée Noire trouva qu’il y avait du vrai dans les propos de madame Li, et elle était fière que cette dame bien plus âgée qu’elle lui parlât sur un ton aussi confidentiel. Au bout d’un moment, madame Li se leva. — Quelle négligence de ma part ! s’exclama-t-elle. Je t’ai fait travailler dans la cuisine et tu dois être fatiguée ! Pourquoi n’irais-tu pas te reposer un peu dans ma chambre à coucher, pendant que je travaillerai dans mon studio ? Orchidée Noire se dit qu’il était grand temps pour elle de regagner le tribunal. Mais elle se sentait effectivement très fatiguée et tout engourdie. Et puis cela valait sûrement la peine de jeter un coup d’œil à la coiffeuse d’une dame aussi élégante. 264
Comme elle protestait sans beaucoup de conviction, madame Li l’entraîna dans sa chambre qui se trouvait située au fond de la maison. La pièce dépassait toutes les espérances d’Orchidée Noire. D’un brûle-parfum sphérique et martelé qui pendait du plafond, émanait un délicat parfum. Un grand miroir rond appuyé sur un pied sculpté en bois de santal était posé sur la coiffeuse. Juste devant étaient rangées de petites boîtes en porcelaine laquées de rouge. Le lit était également en bois d’ébène, artistiquement sculpté et incrusté de nacre. Quant aux rideaux de la couche, ils étaient en fine gaze blanche rehaussée de motifs tissés au fil d’or. D’un geste machinal, madame Li poussa un écran sur le côté. Deux marches en marbre menaient à une petite salle de bains. Elle pivota sur elle-même et dit : — Mets-toi à l’aise, ma chère ! Quand tu te seras un peu reposée, nous prendrons une autre tasse de thé dans mon atelier. Puis elle quitta la pièce en fermant la porte derrière elle. Orchidée Noire ôta son surtout et prit place sur la banquette devant la coiffeuse. Elle inspecta avidement le contenu des boîtes et renifla les poudres et les crèmes. Sa curiosité satisfaite, elle jeta un coup d’œil intrigué aux quatre boîtes en cuir empilées à côté du lit. Elles portaient inscrits en laque dorée les caractères des quatre saisons. Elles contenaient sûrement les vêtements de madame Li, mais Orchidée Noire n’osait pas faire preuve d’une telle indiscrétion. Elle repoussa complètement l’écran sur le côté et descendit dans la salle de bains. Un petit seau était posé près de la cuve en bois, et elle aperçut dans un coin les deux grands réservoirs d’eau froide et d’eau chaude. La fenêtre à croisillons était bouchée par un épais papier huilé complètement opaque. La lumière du soleil y projetait les ombres des bambous qui poussaient dans le jardin, et la fenêtre ressemblait à un délicat dessin à la plume de feuilles de bambou agitées par la brise. Orchidée Noire souleva le couvercle du réservoir d’eau chaude. L’eau était à la bonne température. Des herbes aromatiques flottaient à la surface. 265
Elle enleva prestement ses vêtements et versa quelques seaux d’eau chaude dans la cuve et s’apprêtait à ajouter de l’eau froide quand elle entendit un bruit derrière elle. Elle se retourna brusquement. Madame Li se tenait dans l’embrasure de la porte appuyée sur sa canne. — N’aie pas peur, ma toute belle, ce n’est que moi ! Après tout, je crois que moi aussi, j’aimerais bien me reposer un peu. Quelle bonne idée tu as de prendre un bain ! On dort tellement mieux après ! Tout en parlant, madame Li gardait les yeux étrangement fixés sur la jeune fille. Orchidée Noire se sentit brusquement envahie par une terrible frayeur. Elle se pencha pour ramasser en toute hâte ses vêtements. Mais madame Li fut plus rapide. Elle fit un pas en avant et arracha le petit linge des mains de la jeune fille. — Je croyais que tu voulais prendre un bain ? remarqua-telle d’une voix aiguë.
ORCHIDÉE NOIRE SURPRISE PRENANT UN BAIN
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Toute confuse, Orchidée Noire commença à s’excuser de sa tenue impudique. Mais brusquement madame Li l’attira contre elle et lui murmura doucement à l’oreille : — Tu n’as pas besoin de te cacher, ma chérie ! Tu es très belle ! Un sentiment de répulsion s’empara de la jeune fille. Elle repoussa de toutes ses forces cette femme qui lui faisait horreur. Madame Li chancela, puis retrouva très vite son équilibre. Ses yeux brillaient maintenant d’une lueur mauvaise et son visage était convulsé par la colère. Elle abattit violemment sa canne sur la cuisse de la pauvre Orchidée Noire qui se tenait devant elle toute tremblante ne sachant à quelle déesse se vouer. Mais la douleur lui fit oublier pour un instant sa frayeur. Elle se pencha rapidement vers le petit seau dans l’intention de le jeter à la figure de madame Li. Mais c’était compter sans la vivacité de cette dernière au maniement de la canne. Avant que les doigts d’Orchidée Noire aient pu toucher le seau, madame Li lui cinglait méchamment les hanches. Le coup fut si violent que la malheureuse bondit sur le côté en hurlant de douleur. Madame Li éclata d’un rire moqueur : — Tu ferais mieux de ne pas jouer à ce petit jeu-là, ma chérie ! N’oublie pas que ma canne peut frapper mais aussi percer ! Tu es plus embêtante que ta sœur, Orchidée Noire, mais je saurai te dresser ! Quand elle entendit prononcer le nom de sa sœur bienaimée, Orchidée Noire oublia sa douleur. — Où est ma sœur ? s’écria-t-elle. — Tu veux la voir ? demanda madame Li avec un rire mauvais. Et sans attendre la réponse de sa victime, elle dirigea hâtivement ses pas vers sa chambre. Orchidée Noire était pétrifiée par la crainte et l’angoisse. Elle entendit madame Li ricaner derrière l’écran. Puis cette dernière reparut de derrière le paravent qu’elle tira de la main gauche tandis que de la droite elle tenait un long couteau affilé. 267
— Regarde ! dit-elle d’un air triomphant tout en lui désignant du doigt la coiffeuse. Orchidée Noire poussa un hurlement d’horreur. La tête de sa chère Orchidée Blanche était posée devant le miroir. Madame Li descendit prestement les degrés de la salle de bains tout en vérifiant le tranchant de son couteau avec le pouce. — Puisque tu ne veux pas m’aimer, sale petite idiote ! dit-elle d’une voix sifflante, tu vas subir le même sort que ta sœur ! Orchidée Noire pivota sur elle-même et se mit à crier au secours de toutes ses forces. Elle s’apprêtait à enfoncer la fenêtre et s’échapper par le jardin, quand une ombre noire gigantesque se dressa derrière les croisillons. Elle recula vivement. La fenêtre vola hors de ses gonds, et un véritable colosse bondit dans la pièce. Il jeta sur les deux femmes un rapide coup d’œil et se précipita vers madame Li. Il esquiva un méchant coup de couteau, lui saisit le poignet et le tordit. Le couteau tomba en cliquetant sur le sol. En un clin d’œil, il attacha les mains de la meurtrière dans le dos avec sa ceinture. — Ma Jong ! s’écria Orchidée Noire, elle a assassiné ma sœur ! — Rhabille-toi, petite dévergondée ! grommela-t-il. Je sais tout cela depuis longtemps déjà ! Orchidée Noire sentit son visage s’empourprer. Tandis que Ma Jong entraînait madame Li vers sa chambre, elle se rhabilla prestement. Quand elle pénétra dans la chambre, Ma Jong avait déjà jeté madame Li sur le lit, pieds et mains solidement liés. Comme il posait la tête d’Orchidée Blanche au fond d’un panier, il dit : — Va vite ouvrir la porte ! les sbires vont arriver d’un moment à l’autre. Je les ai précédés à cheval… — Dis donc, je n’ai pas d’ordres à recevoir de toi, avec ta grande gueule ! éclata Orchidée Noire.
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Le galant Ma Jong s’esclaffa bruyamment et la jeune fille se précipita hors de la pièce. AU CRÉPUSCULE, le juge Ti examinait avec ses lieutenants les différents événements de la journée quand Wu pénétra dans son bureau et salua le magistrat. — Le corps d’Orchidée Blanche repose au poste de garde, ditil d’une voix émue. On y a ajouté la tête, et j’ai déjà commandé le cercueil. — Comment se porte notre ami Fang ? demanda le juge. — Maintenant qu’il sait ce qui est arrivé à Orchidée Blanche, il s’est un peu calmé, Votre Excellence. Orchidée Noire se trouve auprès de lui. Sur ces mots, le peintre s’inclina et sortit. — On dirait que notre peintre a mis de l’eau dans son vin ! remarqua le juge. Il est devenu bien sage ! — Je ne comprends pas pourquoi ce coquin traîne comme ça dans les parages ! maugréa Ma Jong. — Je crois qu’il se sent responsable de la mort tragique d’Orchidée Blanche, suggéra le juge Ti. Cette pauvre enfant a dû vivre un enfer lorsqu’elle était prisonnière entre les griffes de cette horrible madame Li. Tu as vu les marques de coups sur son corps ! — Pour ma part, intervint le sergent, je ne comprends toujours pas comment Votre Excellence a-t-elle pu découvrir dans le labyrinthe qu’il existait un lien entre madame Li et Orchidée Blanche ? Le juge se renversa dans son fauteuil. Il caressa un moment ses favoris puis il répondit : — Je n’avais pas beaucoup le choix ! Le gouverneur était le seul à connaître le secret du labyrinthe. Même son fils Yu Tsie et sa jeune épouse n’y avaient jamais pénétré. Seule une personne à la faveur d’un hasard inouï aurait pu en découvrir le mystère. « Or nous savions que madame Li buvait souvent le thé en compagnie du gouverneur et de son épouse dans le pavillon de leur maison des champs. Cette femme a dû surprendre un jour le gouverneur alors qu’il travaillait à ce paysage. Avec son œil exercé de peintre, elle s’est tout de suite rendu compte qu’il ne 269
s’agissait pas d’un paysage ordinaire. Connaissant bien l’entrée du labyrinthe, elle a deviné la signification de cette peinture sans que le gouverneur s’en aperçoive. — Elle a dû voir le tableau quand il était encore à l’état d’ébauche, observa Tao Gan. Seuls les pins étaient déjà visibles. Le juge approuva d’un hochement de tête. — Madame Li éprouvant un attrait pervers pour les jeunes filles, poursuivit-il, elle se garda bien de révéler sa découverte. Elle jugea que cette cachette pourrait lui servir le jour où elle se trouverait dans une situation difficile. Elle s’est arrangée pour attirer Orchidée Blanche chez elle. La fille aînée de Fang était une enfant douce et docile et cette mauvaise femme n’eut aucun mal à en faire l’esclave de ses caprices. Elle l’a gardée prisonnière chez elle pendant quelques semaines. Puis la visite de la jeune fille au temple abandonné inquiéta madame Li. C’est pourquoi elle décida d’emmener sa victime dans la maison de campagne du gouverneur où elle l’enferma dans l’ancienne chambre des gardiens dont la fenêtre était munie de lourds barreaux. Puis l’enquête des sbires dans le quartier Est de la ville, si elle n’aboutit à rien, effraya en revanche terriblement cette femme dépravée. Elle résolut de tuer sa prisonnière. Le pavillon secret du gouverneur était l’endroit le plus sûr pour accomplir un meurtre aussi cruel. — Si nous étions sortis du tribunal une heure plus tôt, le matin où nous avons visité pour la première fois la maison des champs du gouverneur, s’écria Tao Gan, nous aurions pu empêcher ce crime ! Madame Li a dû quitter les lieux juste avant notre arrivée ! — Le sort voulut que madame Yu vienne me voir précisément ce matin-là ! dit le juge d’un ton grave. Plus tard, quand nous examinions l’entrée du labyrinthe, j’aperçus l’empreinte d’un pied laissée par madame Li ou Orchidée Blanche. À ce moment-là, j’ai préféré garder le silence sur ma découverte, car une terreur inexplicable s’empara de moi tandis que je jetais un coup d’œil dans le labyrinthe. C’était sans doute l’âme de cette malheureuse enfant si sauvagement assassinée une demi-heure auparavant qui vint me frôler. Puis je crus
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apercevoir dans l’ombre du long couloir le fantôme du gouverneur qui me saluait… La voix du juge s’éteignit dans un murmure. Il frissonna en songeant aux terribles instants qu’il avait vécus. Après un long moment de silence, le juge chassa ces images de son esprit, et dit d’une voix calme : — Encore heureux que ce brave Ma Jong soit arrivé à temps pour éviter qu’un autre meurtre soit commis ! Je crois que nous devrions prendre maintenant notre repas du soir. Nous en avons bien besoin. Je vous conseille aussi de vous reposer un peu. Nous risquons d’avoir une nuit éprouvante ! Il est impossible de prévoir ce que les barbares mijotent ! Dans l’après-midi, Tsiao Taï avait organisé la défense de la ville avec une efficacité à toute épreuve. Il avait posté les meilleurs soldats près de la grille d’entrée du fleuve et répartit les autres tout autour des murailles de la cité. Selon ses ordres, les surveillants de quartier avaient averti la population que les barbares risquaient d’attaquer dans la nuit. Tous les hommes valides furent chargés de porter de grosses pierres et des fagots de bois sur les murs de la ville, et de fabriquer des javelots en bambou et des pointes de flèche en fer. Trois heures avant minuit, ils devaient monter à leur poste en haut des murailles, par groupes de cinquante et sous le commandement d’un soldat de métier. Deux soldats avaient été également postés à la tour du Tambour. Dès que les Ouïgours approcheraient du fleuve, ils devaient frapper sur le grand tambour avec leur casse-tête en bois. Ce serait le signal d’allumer les torches. Si jamais les barbares essayaient d’escalader les murs de la ville, ils seraient accueillis par une avalanche de pierres et de fagots enflammés. Le juge Ti prit son repas du soir dans ses appartements privés. Puis il dormit quelques heures sur le banc de repos dans sa bibliothèque. Une heure avant minuit, il fut réveillé par Ma Jong, revêtu de son armure, qui venait le chercher pour le début des opérations. Le juge enfila une mince cotte de mailles sous sa robe et prit la longue épée de son grand-père qui pendait près
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des étagères. Puis, après avoir posé le bonnet officiel sur sa tête, il suivit son fidèle lieutenant. Ils se rendirent à cheval jusqu’à la grille d’entrée du fleuve où Tsiao Taï les attendait. Ce dernier leur signala que le sergent Hong, Tao Gan et quatre soldats étaient postés dans la tour de guet de la maison de Tsien pour veiller à ce qu’aucune étincelle ne soit visible hors des murs de la ville.
LE JUGE TI SUR LES REMPARTS DE LANG-FAN Le juge Ti approuva du chef et gravit les degrés de pierre escarpés qui menaient au sommet de la tour de la grille. Derrière les remparts, se tenait au garde-à-vous, raide comme un piquet, un soldat bien découplé, presque aussi grand que Ma Jong. Il portait fièrement un long manche en bois au bout duquel était fixé l’Étendard impérial. Le juge prit place à ses côtés. Il se trouvait ainsi flanqué à sa droite par le soldat portant l’Étendard impérial et à sa gauche par Ma Jong qui tenait le bâton de commandement. C’était la première fois, songea le juge, qu’il était chargé de défendre la frontière de l’Empire fleuri contre une attaque étrangère. Levant les yeux vers l’Étendard impérial qui flottait 272
dans la brise du soir, il sentit un immense orgueil gonfler sa poitrine. Il croisa ses mains sur son épée qu’il tenait serrée contre lui et promena son regard sur la sombre vallée qui s’étendait à ses pieds. Un peu avant minuit, le juge désigna du doigt l’horizon à ses compagnons. Ils aperçurent des éclairs. Les Ouïgours se préparaient à attaquer. Les lumières se rapprochèrent lentement puis s’arrêtèrent. Les cavaliers barbares attendaient le signal venant du haut de la tour. Sans bouger, les trois hommes restèrent silencieux pendant plus d’une heure. Soudain, les lumières de l’autre côté du fleuve se rallumèrent. Puis elles s’amenuisèrent pour disparaître dans l’obscurité. Après avoir attendu en vain le signal convenu, les Ouïgours avaient regagné leur campement.
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25 DEUX CRIMINELS REÇOIVENT LEUR JUSTE CHÂTIMENT. LE JUGE TI DÉCOUVRE LE SECRET D’UN QUATRAIN MYSTIQUE. LE LENDEMAIN, le juge Ti entendit madame Li lors de la séance matinale du tribunal. Elle avoua tous ses crimes. Peu avant la mort du gouverneur, elle avait pris le thé en compagnie de madame Yu dans le pavillon situé dans le jardin de leur maison des champs. Comme elle examinait quelques peintures de son hôte, en attendant son arrivée, elle découvrit une étude préliminaire à un paysage dont les annotations attirèrent sa curiosité. Très vite, elle comprit qu’elle avait devant les yeux une carte du labyrinthe et de son raccourci. Madame Li s’était toujours sentie très attirée par madame Yu, mais elle n’avait jamais osé lui révéler ses sentiments du vivant du gouverneur. Après les funérailles de ce dernier, elle était retournée à leur maison de campagne, et n’y avait trouvé que le vieux couple de gardiens. Ils ignoraient où madame Yu était allée se réfugier, après avoir été chassée par Yu Tsie de la demeure familiale. Madame Li s’enquit dans les environs, mais l’épouse du gouverneur avait laissé des instructions très strictes aux paysans pour qu’ils ne révèlent à personne le nom de la ferme où elle se cachait avec son fils. Il y a quelques semaines, à l’occasion d’une promenade aux alentours, elle s’était à nouveau rendue dans la maison de campagne du gouverneur. C’est alors qu’elle avait découvert les cadavres des gardiens et qu’elle avait entrepris d’explorer les deux tiers du raccourci à l’intérieur du labyrinthe. Elle put constater que les indices qu’elle avait remarqués dans la peinture étaient exacts. 274
Puis elle avait rencontré Orchidée Blanche au marché et l’avait persuadée de l’accompagner chez elle. Arrivées sur place, madame Li avait inspiré une telle peur à la pauvre enfant qu’elle en avait fait très vite l’esclave docile de ses caprices. La forçant à effectuer tout le travail ménager, elle la rossait de sa canne à la moindre faute. Lorsque madame Li avait découvert que la jeune fille s’était esquivée jusqu’au temple abandonné et qu’elle y avait rencontré un jeune homme, elle était entrée dans une terrible colère. Elle avait traîné sa prisonnière jusqu’à une dépendance vide au fond de la maison où les murs épais assourdiraient les cris d’Orchidée Blanche. Elle l’avait ensuite dénudée et lui avait attaché les bras à un pilier. Puis elle l’avait soumise à un véritable interrogatoire, répétant inlassablement la même question. Avait-elle révélé à cet étranger où elle vivait ? À chaque fois que la malheureuse niait, madame Li abattait sauvagement une mince baguette de rotin sur son petit corps, en proférant d’horribles menaces. Se tortillant sous les coups qui déchiraient sa chair, Orchidée Blanche gémissait, implorant grâce. Cela n’avait fait que redoubler la rage de madame Li. Elle avait cinglé la hanche nue de la jeune fille à coups redoublés jusqu’à ce que son bras fût tout engourdi. Orchidée Blanche, qui avait cru perdre la raison de douleur et de frayeur, avait continué alors à proclamer son innocence. Madame Li, néanmoins, craignait toujours que son horrible secret ne se fût ébruité. Le lendemain matin, elle avait déguisé Orchidée Blanche en nonne et l’avait amenée à la maison de campagne du gouverneur. Là, elle l’avait enfermée dans la chambre du vieux couple et avait emporté tous ses vêtements pour l’empêcher de fuir. Tous les deux jours, elle lui avait rendu visite en lui apportant une cruche d’eau ainsi qu’un panier de fèves séchées et de gâteaux à l’huile. Elle avait décidé de ramener sa prisonnière chez elle, dès qu’elle serait sûre et certaine que son escapade n’avait eu aucune conséquence fâcheuse. Mais lorsque les sbires avaient perquisitionné dans tout le quartier Est, madame Li avait été prise de panique. Dès le 275
lendemain matin, elle était retournée en toute hâte à la maison du gouverneur. Elle avait trouvé le chemin qui menait au pavillon secret grâce aux pins qui servaient de bornes, et elle avait forcé Orchidée Blanche à la précéder en la fustigeant de sa canne. Dans le pavillon, elle l’avait obligée à se coucher sur le banc de marbre et lui avait transpercé le sein de son couteau. Un instinct pervers l’avait poussée à lui couper la tête ; puis elle avait fait tomber le reste du corps sur le sol, et l’avait roulé sous le banc. Elle avait ensuite posé la tête dans un panier, mais dans sa hâte, elle n’avait prêté aucune attention à la boîte bien en évidence sur la table. Madame Li confessa son crime ignoble sans que le tribunal ait besoin d’exercer sur elle aucune pression. Le juge constata même qu’elle prenait un vif plaisir à décrire ses méfaits. Elle raconta également à la cour comment elle avait assassiné son mari en mêlant du poison à son vin. Le juge Ti éprouvait une profonde répulsion pour cette femme dépravée. Il se sentit soulagé lorsqu’elle eut apposé l’empreinte de son pouce au bas de sa déposition et que deux sbires la ramenèrent à sa cellule. Lors de la même audience, il entendit les trois commerçants chinois qui s’étaient bien malgré eux rendus complices des Ouïgours. Ils n’avaient pas saisi la portée réelle du complot qui se préparait. Ils avaient cru qu’il s’agissait seulement de provoquer une émeute et de profiter de l’incident pour piller quelques boutiques. Le juge leur fit donner cinquante coups de canne, et les condamna à porter pendant un mois la lourde cangue en bois réservée aux criminels. Ce même après-midi, l’intendant de Ting entra en courant dans le tribunal pour annoncer que son maître s’était pendu et que la quatrième femme de feu le général s’était empoisonnée. Ils n’avaient laissé aucune déclaration écrite pour expliquer leur geste. Mais de l’avis général, la mort tragique de Ting Hu Kuo leur avait fait perdre la raison. Quelques conservateurs ouvrirent même une souscription pour faire apposer une plaque commémorative en l’honneur de cette-jeune et noble épouse qui 276
avait choisi de suivre son mari dans la combe comme l’exige la tradition. Pendant les dix jours qui suivirent, le juge Ti consacra tout son temps au règlement des affaires Yu Tsie et Tsien Mo. Les deux conseillers de ce dernier furent condamnés à des peines légères ainsi que ceux de ses séides coupables de chantage. On avait également mis au courant madame Yu du contenu du véritable testament de son époux et elle serait assignée à comparaître devant la cour dès réception du verdict définitif des autorités supérieures de la capitale. Le sergent Hong avait espéré que son maître prendrait enfin un peu de repos maintenant qu’il avait résolu les trois affaires qui le tourmentaient et déjoué la conspiration qui se tramait contre la ville. Mais il n’en fit rien, bien au contraire ! Souvent de très méchante humeur, il revenait sans cesse sur ses décisions, ce qui n’était nullement dans ses habitudes. Un problème torturait son esprit dont il se refusait à dire même la nature. Un matin on entendit cliqueter des fers à cheval et résonner de grands gongs dans la rue principale. Bannières déployées, deux cents hommes de l’armée permanente pénétraient dans Lan-fang. C’était la nouvelle garnison qu’avait demandée le juge Ti. Leur commandant était un officier qui avait servi contre les barbares du Nord. Un jeune homme intelligent qui fit sur le juge très bonne impression. Il apportait une lettre officielle du conseil des Affaires militaires, accordant au juge Ti les pleins pouvoirs en ce qui concernait toute l’organisation militaire du district. On logea la garnison dans la maison de Tsien et Tsiao Taï retourna au tribunal. L’arrivée de la garnison améliora sensiblement l’humeur du juge. Mais bientôt il redevint tout aussi taciturne et se plongea dans des dossiers administratifs. Il sortait peu et ne quitta le tribunal qu’une seule fois pour assister aux funérailles d’Orchidée Blanche. À cette occasion, le peintre avait organisé un enterrement magnifique. Il avait insisté pour payer tous les frais et s’occuper 277
des moindres détails. C’était devenu un autre homme. Il avait renoncé à la boisson et cette résolution avait entraîné entre lui et le patron du Printemps Éternel une terrible querelle. Ce dernier voyait dans cette décision un déni pur et simple de la bonne qualité de ses caves. Tous les vide-bouteilles du quartier versèrent de chaudes larmes sur la fin d’une si belle amitié ! Wu vendit toutes ses peintures et loua une chambrette dans les communs du temple de Confucius. Il consacra le plus clair de son temps à l’étude des classiques et ne sortait que pour rendre visite à Fang, au tribunal. Les deux hommes étaient devenus de grands amis. Le peintre restait volontiers des heures en sa compagnie au poste de garde. Un après-midi que le juge Ti parcourait d’un œil distrait une liasse de documents administratifs, le sergent Hong fit brusquement irruption en brandissant une volumineuse enveloppe scellée. — Un courrier impérial vient d’apporter cette lettre, Noble Juge ! Le visage du magistrat s’éclaira. Il brisa les sceaux de la lettre et jeta un rapide coup d’œil à son contenu. Comme il repliait les documents, il hocha la tête d’un air satisfait. Tapant de son index sur les pièces, il expliqua au sergent : — Voici les verdicts définitifs prononcés par la Cour impériale concernant la trahison de Yu Tsie, la mort du général Ting, et le crime de madame Li. Tu seras content d’apprendre que le gouvernement a décidé de s’occuper lui-même de la conspiration des Ouïgours, et que des négociations sont en cours entre le ministère des Affaires barbares et le Khan des Ouïgours. Lan-fang est à présent à l’abri de nouvelles attaques ! Je prononcerai les sentences demain et puis… je serai enfin un homme libre ! Le sergent Hong n’avait pas bien compris la dernière remarque de son maître, mais ce dernier, coupant court à toutes ses questions, lui dicta immédiatement ses instructions pour l’audience spéciale du lendemain matin. Le jour suivant, deux heures avant le lever du soleil, le personnel du tribunal commença les préparatifs. On alluma les 278
torches placées devant la porte principale et les sbires amenèrent la charrette destinée au transport des condamnés jusqu’au terrain d’exécution derrière la porte Sud. En dépit de l’heure matinale, une foule compacte était massée devant le tribunal. Elle contemplait avec une curiosité morbide le début des préparatifs. Puis des hallebardiers apparurent, choisis parmi les soldats de la garnison, et vinrent former un cordon autour de la charrette. Une heure avant l’apparition de l’aube, le grand gong du tribunal résonna par trois fois. Les gardiens ouvrirent enfin le grand portail, et la foule s’engouffra dans la salle d’audience éclairée par une douzaine de grosses bougies. Dans un silence solennel, le juge monta sur l’estrade et prit place derrière la grande table. Il était revêtu de la robe officielle de brocart vert. Une simarre écarlate posée sur ses épaules annonçait que des condamnations à mort seraient prononcées. Yu Tsie fut amené le premier. Comme il s’agenouillait sur le pavé, le premier scribe déposa un document devant le juge. Celui-ci approcha une bougie et lut d’une voix solennelle : — Le criminel Yu Tsie est reconnu coupable de haute trahison. Il mériterait justement de subir le supplice de la mort lente et d’être découpé en lamelles vivant. Mais tenant compte du fait que son père, Son Excellence Yu Cheou Tsien a grandement servi l’État et le peuple chinois, et qu’il a laissé une demande en grâce posthume en faveur de son fils, la Cour impériale a bien voulu alléger sa peine, et son corps ne sera découpé en morceaux qu’après sa mort. Toujours par égard pour la mémoire de feu le gouverneur Yu, la tête de son fils ne sera pas exposée à la porte de la ville et ses biens ne seront pas confisqués. Le juge attendit quelques instants puis il tendit un papier au chef des sbires. — J’accorde au criminel le droit de prendre connaissance de la demande en grâce que rédigea feu son père, déclara-t-il. Le chef des sbires tendit le document à Yu Tsie dont le visage était resté impassible durant toute la lecture du verdict. Mais
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quand il eut pris connaissance du pathétique écrit de son père, il éclata en sanglots. Deux sbires attachèrent les bras du condamné derrière son dos, et fixèrent sur ses épaules une pancarte blanche portant en gros caractères son nom, la nature de son crime et celui du châtiment qui l’attendait. Toutefois, par respect pour le vieux gouverneur, on avait omis son nom de famille. Quand les sbires eurent emmené Yu Tsie, le juge reprit la parole : — Le Gouvernement impérial communique que le Khan des Ouïgours a envoyé une délégation spéciale, sous les ordres de son fils aîné, pour présenter ses excuses au Trône concernant les projets criminels du prince Ouljin, et Le prier que lui soit accordée la permission de renouveler son serment d’allégeance à l’Empire. Dans sa magnanimité, le Gouvernement a accordé sa grâce à son vassal et a livré le prince Ouljin et ses quatre complices aux membres de la délégation barbare, laissant ainsi au Khan le soin de prendre les mesures qui s’imposent. Ma Jong chuchota à l’oreille de Tsiao Taï : — Autrement dit, petit frère, si on appelle un chat un chat, cela veut dire que le Khan va d’abord faire bouillir le prince dans l’huile et qu’il découpera ce qui restera de cette cuisson en petits morceaux ! Ce monsieur n’aime pas beaucoup qu’on lui gâche ses projets ! — Le fils du Khan, continua le juge, a été invité à prolonger son séjour dans la capitale en tant qu’invité d’honneur du Gouvernement impérial. De bruyantes acclamations montèrent de la foule. Si son fils aîné était retenu comme otage dans la capitale, le Khan tiendrait sa promesse. — Silence ! cria le juge d’une voix tonnante. Quelques instants plus tard, le chef des sbires amenait madame Yu et son fils Yu Sian devant l’estrade. — Madame, dit-il d’un ton bienveillant, vous avez déjà pris connaissance du véritable testament de feu votre époux, que nous avons découvert dans son pavillon secret au cœur du labyrinthe. Vous et votre fils héritez de tous les biens du gouverneur et je suis sûr qu’ils ne pouvaient tomber entre de 280
meilleures mains. Je ne crois pas me tromper en affirmant que sous votre direction Yu Sian grandira à l’image de son illustre père, et deviendra un homme digne de porter le très noble nom de Yu ! Madame Yu et son fils s’inclinèrent plusieurs fois pour témoigner leur reconnaissance. Quand ils se furent retirés, le premier scribe déposa un second document devant le juge. — Je vais maintenant vous lire la décision prise par le Gouvernement impérial dans l’affaire Ting. Caressant ses favoris, il lut à voix haute : — La cour métropolitaine a pris connaissance de tous les faits concernant la mort du général Ting Hu Kuo. Pour ce tribunal, le fait qu’un nom ait été retrouvé gravé sur le pinceau qui dissimulait l’arme du crime ne constitue pas en lui-même une preuve suffisante pour affirmer que c’est la même personne qui a transformé le pinceau précité en une arme meurtrière, ni que ce pinceau était destiné à tuer le général. Par conséquent, la cour, selon les droits qui lui sont conférés, portera cette mort dans les registres sous la rubrique accident. — Encore un bel exemple des finasseries de la jurisprudence ! murmura le sergent Hong à l’oreille du juge Ti comme celui-ci enroulait à nouveau le document. Le juge Ti hocha imperceptiblement la tête et répondit à voix basse : — De toute évidence, ils veulent tenir le nom du gouverneur à l’écart de toute cette affaire ! Puis il prit son pinceau vermillon et remplit une formule pour le geôlier. Peu de temps après, deux sbires poussaient madame Li devant le juge. La peur de la mort s’était peu à peu emparée de toute sa personne pendant ces journées d’attente. Elle avait perdu sa suffisance qui la faisait se vanter de ses crimes. Son visage s’était affaissé et ses yeux étaient fixés sur la simarre écarlate posée sur les épaules du juge, sur l’homme de taille gigantesque immobile à ses côtés et qui tenait une longue épée à deux mains sur l’épaule, et sur les deux hommes derrière lui munis de 281
couteaux, de scies et de cordes. Quand elle comprit qu’il s’agissait du bourreau et de ses aides, elle chancela. Deux sbires durent l’aider à se mettre à genoux. Le juge commença : — La criminelle Li, née Hwang, est reconnue coupable de l’enlèvement d’une jeune fille à des fins immorales et de meurtre avec préméditation. Elle sera fouettée puis aura la tête tranchée. L’État renonce à ses prétentions sur les biens de la criminelle qui reviendront, à titre de tribut du sang, à la famille de la victime. Sa tête sera exposée à la porte de la ville pendant trois jours à titre d’exemple. Madame Li se mit à pousser des cris perçants. Aussitôt un sbire lui colla une bande de papier huilé sur la bouche, tandis que deux autres lui liaient les mains derrière le dos. Puis ils fixèrent sur ses épaules la pancarte portant en gros caractères son nom, la nature de son crime et le châtiment qui l’attendait. La criminelle fut ramenée à sa cellule et les spectateurs se préparaient à quitter la salle, quand le juge abattit son martelet sur la table. — Silence ! ordonna-t-il. Je vais maintenant donner lecture des noms du personnel temporaire de ce tribunal. Il cita les noms de Fang et de tous les anciens voleurs de grands chemins qu’il avait engagés comme sbires et gardiens dès le deuxième jour de son arrivée à Lan-fang, et qui se tenaient maintenant au garde-à-vous devant lui. Le juge se renversa dans son fauteuil. Caressant sa barbe, il promena un regard attentif sur ces hommes qui, dans ces derniers jours difficiles, l’avaient servi si fidèlement. Puis il déclara : — Fang, toi et tes hommes avez été engagés à un moment critique et vous vous êtes parfaitement acquittés de votre difficile mission. Mais la situation est maintenant redevenue normale et vous êtes libres. Si toutefois, certains d’entre vous voulaient rester définitivement au service du tribunal, ils sont les bienvenus ! — Nous tous, et moi plus que tout autre, répondit Fang d’un ton respectueux, devons une infinie reconnaissance à Votre Excellence. J’aurais aimé conserver mon poste, si je ne devais 282
pour ma fille quitter cette ville où tout lui rappelle la tragédie qui vient de frapper notre famille ! « Le candidat Wu Feng m’a proposé de rentrer comme premier intendant dans la demeure d’un ami de son père, et cette proposition m’intéresse d’autant plus que j’ai appris par un intermédiaire que monsieur Wu a l’intention d’épouser ma seconde fille Orchidée Noire dès qu’il aura obtenu son examen de deuxième année. — La sale petite ingrate ! murmura Ma Jong d’un ton indigné à Tsiao Taï. C’est moi qui lui ai sauvé la vie ! Et elle s’est montrée à moi dans une tenue réservée à un mari ! — Tais-toi ! chuchota Tsiao Taï. La belle t’a offert un joli spectacle ! Sois content, tu as été largement récompensé ! — Je demande la permission, poursuivit le chef des sbires, de laisser mon fils à Lan-fang. Car il ne pourra jamais trouver meilleur maître que Votre Excellence dans tout l’Empire fleuri. C’est pourquoi je supplie Votre Excellence de bien vouloir le garder à son service, en dépit de ses médiocres talents ! Le juge qui l’avait écouté d’un ton grave, répondit en ces termes : — Sois rassuré, Fang, ton fils restera à mon service. Quant à moi, je me réjouis que l’Auguste Ciel, dans son infinie bonté, ait bien voulu que le bonheur de deux familles fasse oublier un crime odieux. Lorsque l’on allumera les bougies rouges à l’occasion du mariage de ta fille, la perspective d’un avenir brillant et heureux versera un baume sur les anciennes blessures qui firent saigner ton cœur de père ! À mon très vif regret, j’accepte ta démission qui entrera en vigueur dès demain ! Le chef des sbires et son fils s’agenouillèrent, puis ils s’inclinèrent plusieurs fois. Trois sbires informèrent le juge qu’ils désiraient reprendre leur ancienne profession. Quant aux autres, ils préféraient rester à son service. Une fois ces formalités achevées, le juge déclara que l’audience était close. Une foule compacte attendait patiemment devant le tribunal. Des sbires avaient fait monter madame Li et Yu Tsie dans la 283
charrette ouverte des condamnés, et tout le monde pouvait voir la pancarte accrochée dans leur dos et qui portait leur nom et la nature de leur crime. Puis les grandes portes s’ouvrirent et le palanquin du juge parut, précédé et suivi de sbires marchant en rangs. Ma Jong et le sergent Hong se tenaient à cheval à gauche du cortège, Tsiao Taï et Tao Gan à droite. Quatre soldats marchaient en tête portant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : « Le magistrat de Lan-fang. » Les gardiens frappèrent sur leurs gongs de bronze portatifs et tout le cortège se mit en branle en direction de la porte Sud. La charrette des condamnés, entourée d’un cordon de soldats à cheval, fermait la marche suivie par la foule. Lorsque le cortège traversa le pont de Marbre, la lumière rouge de l’aube jeta un reflet sanglant sur la pagode du lac de Lotus. Lorsque la chaise s’arrêta sur le terrain d’exécution, situé à l’extérieur de la porte Sud, le commandant de la garnison vint saluer le juge et le conduisit à une estrade érigée dans la nuit. Les soldats formaient un carré compact devant. Le bourreau planta son épée dans le sol et ôta son surtout. Ses muscles épais saillaient sur son torse nu. Ses aides firent descendre les condamnés de la charrette et les amenèrent au milieu du terrain d’exécution. Ils débarrassèrent Yu Tsie de ses liens et de la pancarte, puis ils le traînèrent jusqu’à un poteau muni d’une traverse. Un des aides lia le cou du criminel au poteau tandis que l’autre attachait ses bras et ses jambes aux branches de la croix en bois. Le bourreau choisit alors un long couteau très mince, puis il vint se placer devant Yu Tsie et leva les yeux vers le juge. Celui-ci inclina la tête, et l’arme du bourreau s’enfonça dans le cœur du condamné. Le corps de Yu Tsie fut ensuite découpé en morceaux. Madame Li s’évanouit à la vue de cet horrible spectacle, et plusieurs spectateurs se cachèrent le visage dans leurs manches. Puis le bourreau apporta la tête sanglante au juge qui en marqua le front de son pinceau vermillon, et elle fut jetée dans un panier avec les autres morceaux du corps. 284
Les deux aides brûlèrent alors de l’encens sous le nez de madame Li pour lui faire reprendre connaissance. Ils l’amenèrent devant l’estrade et la firent mettre à genoux. À la vue du bourreau et du knout, madame Li se mit à pousser des glapissements sauvages. En proie à une terreur folle, elle suppliait qu’on l’épargne. Le bourreau et ses aides étaient habitués à ce genre de scènes pathétiques. Sans se laisser émouvoir par ses plaintes, l’un d’eux attrapa la suppliciée par ses longues nattes et lui tira la tête en avant, tandis que l’autre aide déchirait son surtout et lui attachait les mains derrière le dos. Le bourreau soupesa le knout dans sa main. Ce fouet à lanières terminées par des crochets de métal n’était utilisé que lors des exécutions capitales. À un signe du juge, le bourreau leva ses lanières. Elles s’abattirent sur le dos de madame Li avec un bruit à faire lever le cœur, déchirant la chair du cou à la taille. La suppliciée serait tombée face contre terre si un des aides ne la retenait fermement par les cheveux. Quand elle eut retrouvé ses esprits, madame Li se mit à hurler. Mais le bourreau la frappa et la frappa encore. Au sixième coup, ses os étaient à nu. Le sang ruisselait de sa chair en lambeaux. Elle perdit connaissance. Le juge leva la main. Il fallut un bon moment pour lui faire reprendre conscience. Puis le bourreau leva son épée tandis que ses aides agenouillaient la suppliciée. À un signe du magistrat, la lourde lame s’abattit sur le cou de la condamnée et sépara la tête du tronc. Le juge marqua le front de son pinceau vermillon et la tête fut jetée dans un panier, en attendant d’être accrochée pendant trois jours à une porte de la ville. Tandis que les premiers rayons du soleil se reflétaient sur les casques des soldats, le juge monta dans son palanquin et se fit conduire au temple du dieu tutélaire de la Cité, suivi du commandant de la garnison. Les deux hommes brûlèrent des bâtonnets d’encens et prièrent longuement. Puis le juge confessa au dieu tutélaire tous 285
les crimes qui avaient été commis dans sa ville avant de quitter le commandant dans la cour et de regagner le Yamen.
UNE CRIMINELLE DÉPRAVÉE SUR LE TERRAIN D’EXÉCUTION De retour au tribunal, le juge se rendit directement dans son bureau. Il but une tasse de thé fort et renvoya le sergent déjeuner. Plus tard dans la journée, ils rédigeraient le rapport destiné aux hautes autorités sur l’exécution des condamnés. Le sergent rejoignit ses amis dans la grande cour. Ils étaient en proie à une vive discussion et Ma Jong ne cessait de grogner sur ce qu’il appelait l’infidélité d’Orchidée Noire. — J’étais sûr que c’était moi que cette fille voulait épouser ! dit-il d’un ton amer. Lors de l’attaque dans les montagnes, elle a bien failli me tuer ! Elle me plaisait vraiment ! — Sois content, petit frère ! dit Tsiao Taï d’un ton consolant. Cette fille a la langue plutôt bien pendue ! Crois-moi, elle t’aurait mené la vie dure ! Ma Jong se tapa le front de la main. — Tu viens de me donner une idée ! s’écria-t-il. Je sais ce que je vais faire ! Je vais racheter Talbi ! C’est un beau brin de fille et
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elle ne parle pas un mot de chinois ! Comme ça j’aurais la paix chez moi ! Tao Gan secoua négativement la tête. Son visage s’allongea plus que de coutume et il remarqua d’un ton sinistre : — Ne te fais pas d’illusions, petit frère ! Donne-lui une semaine, et cette femelle te rebattra les oreilles avec ses jérémiades et en chinois encore ! Mais Ma Jong ne se laissait pas décourager. — Je vais aller la trouver dès cette nuit ! enchaîna-t-il. Qui veut m’accompagner est le bienvenu ! On trouve de belles filles là-bas, et pas bégueules pour une sapèque ! Tsiao Taï noua sa ceinture et s’écria avec impatience : — Il y a des sujets plus importants que les femmes, non ! Allons plutôt nous remplir la panse ! Rien de tel que quelques tasses de vin chaud quand l’estomac crie famine ! Tous approuvèrent cordialement cette sage proposition et se dirigèrent vers la porte principale. Pendant ce temps le juge avait revêtu son costume de chasse et ordonnait à un sbire d’aller chercher son cheval préféré aux écuries. D’un bond, il sauta en selle, fit glisser son foulard devant sa bouche et quitta le tribunal. Les rues étaient pleines de villageois qui discutaient avec animation des exécutions matinales et personne ne prêta la moindre attention au cavalier solitaire. Après avoir passé la porte Sud, il accéléra le train de sa monture. Sur le terrain d’exécution, les sbires démontaient la tribune temporaire, et jetaient du sable propre sur les taches de sang. Une fois en pleine campagne, le juge Ti ralentit l’allure. Il huma la brise matinale et contempla le paysage. Mais même la nature bienveillante ne réussissait pas à apaiser son esprit tourmenté. Comme toujours, le juge se sentait profondément déprimé après une exécution capitale. Tant qu’il était sur une affaire, il était infatigable. Mais dès que le criminel était démasqué et qu’il était passé aux aveux, il aspirait toujours à chasser cette affaire de ses pensées. Il détestait devoir assister à l’exécution du coupable, à toutes ces tortures sanglantes. 287
Depuis sa conversation avec maître Robe de Grue, l’idée de se démettre de ses fonctions n’avait fait que grandir dans son esprit pour se transformer en un désir impérieux. Le juge songea qu’il venait d’avoir quarante ans. Il n’était pas trop tard pour commencer une nouvelle vie dans la petite propriété qu’il possédait dans sa province natale. Après tout, rien ne valait une existence tranquille et retirée où il pourrait enfin se consacrer à la lecture, à l’éducation de ses enfants. Il pourrait enfin écrire les transcriptions des textes classiques dans un langage à la portée de tous qu’il projetait depuis si longtemps. N’était-ce pas une tout aussi bonne manière de servir l’État que de sacrifier toutes les heures de sa journée aux bassesses des plus vils criminels, quand la vie avait la beauté à vous offrir ? Et puis, il le savait, nombre de fonctionnaires étaient prêts à reprendre son poste. Pourtant le juge n’était pas sûr d’avoir raison. Que deviendrait l’Empire si tous les fonctionnaires adoptaient la même attitude ? N’était-il pas de son devoir de donner plus tard à ses fils la chance de devenir eux aussi fonctionnaires ? Une vie protégée dans un petit domaine préparerait-elle suffisamment ces jeunes garçons à affronter l’avenir ? Le juge secoua la tête et éperonna son cheval. Seul le quatrain mystérieux qu’il avait lu chez maître Robe de Grue sur le mur de sa maisonnette pourrait lui apporter la réponse à cette difficile question : Deux chemins mènent à la porte de la Vie éternelle. L’un, comme le ver, enfonce sa tête dans la boue ; L’autre, comme le dragon, vole haut dans le ciel d’azur. Depuis cette étrange visite, ces lignes n’avaient cessé de bourdonner dans sa tête. Le juge soupira. Il laisserait le vieux maître décider pour lui. Celui-ci saurait lui expliquer lequel de ces deux chemins il devait emprunter. Arrivé au pied de la montagne, il sauta à bas de sa monture. Il appela un fermier qui travaillait dans un champ à proximité, et lui demanda de surveiller son cheval.
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Comme il s’apprêtait à escalader à nouveau la colline, des ramasseurs de bois mort descendaient à sa rencontre. C’était un vieux couple, au visage ridé, et aux mains aussi sèches et noueuses que le bois qu’ils portaient sur leur dos. L’homme s’arrêta et déposa son lourd fardeau sur le sol. Tout en essuyant la sueur qui coulait sur son front, il demanda au juge d’un ton poli : — Quelle est votre destination, Noble Seigneur ? — Je vais rendre visite à maître Robe de Grue, répondit le juge d’un ton bref. Le vieil homme secoua lentement la tête. — Vous ne le trouverez pas chez lui, Noble Seigneur. Il y a quatre jours que la maison est vide. Quand nous sommes arrivés, la porte claquait au vent, et toutes ses fleurs avaient été détruites par la pluie. Ma femme et moi, nous utilisons maintenant cette maisonnette pour entreposer notre bois. Un sentiment de profonde solitude envahit le juge. — Inutile de perdre votre temps, Noble Seigneur ! intervint le paysan qui rendit au juge les rennes de son cheval. Le juge les prit d’un geste machinal et demanda au ramasseur de bois mort : — Qu’est-il arrivé au vieux maître ? As-tu retrouvé son cadavre ? Un sourire malicieux glissa sur son visage ridé, tandis que le vieil homme secouait pensivement la tête. — Les hommes de sa sorte, Noble Seigneur, ne meurent pas comme vous et moi ! Ils n’appartiennent jamais à notre pauvre monde et pour finir ils s’envolent comme des dragons dans la voûte azurée du ciel, ne laissant derrière eux que le vide ! Le vieillard remit son fardeau sur ses épaules et reprit sa route. Brusquement, tout parut limpide au juge. Il tenait enfin la réponse ! Avec un large sourire, il dit au fermier : — Eh bien moi, j’appartiens bien à ce monde ! Et je continuerai à enfoncer ma tête dans la boue ! D’un bond il se remit en selle, et regagna Lan-Fang.
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FIN
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Postface Voici une brève indication des sources dont je me suis servi dans le roman que l’on vient de lire. L’affaire du meurtre dans la chambre scellée me fut suggérée par une anecdote concernant Yen Cheh Fan, célèbre homme d’État durant la période Ming et qui mourut en 1565. On raconte qu’il avait inventé un pinceau capable d’éjecter un missile mortel lorsqu’il était chauffé à la flamme d’une bougie (cf. introduction de A. Waley à sa traduction du Chiti P’ing Mei, Putnam’s Sons, New York, 1940, p. 8). Yen Cheh Fan s’en servait comme arme défensive. Je raffinai le procédé et en fit dans ce présent ouvrage un moyen de vengeance à retardement. Il faut ajouter que lorsque l’on se servait d’un nouveau pinceau pour écrire, il était nécessaire d’en brûler d’abord les poils superflus à la flamme d’une bougie pour en égaliser la pointe. À cet effet, il fallait le tenir par la hampe horizontalement face à l’œil. Un engin caché à l’intérieur avait donc toutes les chances d’atterrir dans le visage de la victime. C’est précisément ce qui arrive au général Ting dans mon livre. Pour l’affaire du testament caché, j’ai utilisé une intrigue chinoise bien connue. On en trouve une brève version dans le T’ang-yin-pi-chi, vieux recueil d’affaires criminelles que je publiai en anglais sous le titre suivant : T’ang-yin-pi-chi, Parallel Cases front under the Pear Tree, a 13th century manual of jurisprudence and détection (Sinica Leidensia Sériés volume X, Leiden, 1956), ainsi que dans un recueil appelé Loung-t’ou-Koung-an, mettant en scène le célèbre Pao-koung, le juge Pao, le grand maître-détective de la période Song. L’affaire utilisée ici est intitulée dans l’original Che-hua-chou. On en trouve encore une version plus élaborée dans le célèbre recueil du XVIe siècle Chin-ku-ch’i-kuan, intitulé T’eng-ta-yinkuei-tuan-chia-szu. Dans le récit original, on retrouve le testament caché dans l’encollage du rouleau. Les indices dissimulés dans le paysage et le thème du labyrinthe sont de 291
mon invention. Dans le présent récit, le dessin du labyrinthe reproduit exactement celui que l’on trouve gravé sur les brûleparfums. Selon une ancienne coutume chinoise, on posait une mince plaque de cuivre sur laquelle était ciselée une rainure continue, sur un vase rempli d’encens. Une fois la poudre allumée, elle se consumait lentement comme une mèche de bougie en suivant le dessin. Celui utilisé dans le présent ouvrage est emprunté au Hsiang-Yin-t’u-k’ao, un livre publié en 1878. L’élément saphique de l’affaire de la fille à la tête tranchée se retrouve dans de nombreux récits chinois. L’exemple le plus connu est la célèbre pièce de théâtre de Li-yu Lien-hsiang-pan, où une jeune mariée, madame Che Yun Kien tombe amoureuse dans un temple d’une jeune fille Yun Hoa. On trouve également des actes de sadisme perpétrés par des femmes sur leurs servantes ou d’autres femmes de leur condition, dans le célèbre roman érotique Chin P’ing Mei. En obligeant les femmes à vivre constamment entre elles, le système polygamique en vigueur en Chine à cette époque est en grande partie responsable de l’existence de ces relations saphiques. Ce problème est abondamment commenté dans mon livre : Erotic Colour Prints of the Ming Period (Tokyo, 1951, vol 1, pp. 146-148). Dans le présent récit, ce thème créait un effet de surprise et me permettait de révéler au lecteur la « modernité » de la littérature chinoise traditionnelle. L’épisode du faux témoignage des trois moines au chapitre VII est basé sur une histoire tirée du T’ang-yin-pi-shih. Quant à la situation « politique » du roman, il est courant de trouver dans les vieux récits chinois le personnage d’un usurpateur faisant figure de héros, ou dont les machinations sont déjouées par un magistrat perspicace. Pour le rôle joué par maître Robe de Grue, enfin, j’ai modernisé le thème du deus ex machina, très en faveur dans nombre de romans policiers chinois. Un être surnaturel aidait le magistrat (c’était parfois le roi des ombres en personne qui descendait sur la terre après avoir revêtu forme humaine) à résoudre un crime mystérieux, grâce à ses pouvoirs occultes. Cet élément était évidemment inacceptable tel quel pour le lecteur moderne. C’est pourquoi j’ai introduit le personnage du vieil ermite taoïste, maître Robe 292
de Grue. Au cours de sa longue conversation avec le juge Ti (chapitre XIX), on ne sait pas si c’est volontairement ou par un jeu du hasard qu’il fait entrevoir la vérité au magistrat. L’opposition entre le taoïsme et le confucianisme (qui sépare les deux hommes) est trop connue pour que je m’y attarde ici. Je dirai seulement que le juge Ti, en disciple orthodoxe de l’école confucianiste, attache une extrême importance aux valeurs morales : la justice, le devoir, la vertu, etc. tandis que maître Robe de Grue défend le principe taoïste de la relativité des valeurs acceptées et fait l’éloge du non-agir en harmonie avec les forces de la nature (Jenseits vom Guten und Bösen).
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