LE GROUPE DE COPPET
COLLECTION LE SAVOIR SUISSE Cette collection a pour premier objectif d'offrir aux communautés universitaires de Suisse et à leurs instituts spécialisés un moyen de communiquer leurs recherches en langue française, et de les mettre à la portée d'un public élargi. Elle publie également des études d'intérêt général ainsi que des travaux de chercheurs indépendants, les résultats d'enquêtes des médias et une série d'ouvrages d'opinion. Elle s'assure de la fiabilité de ces ouvrages en recourant à un réseau d'experts scientifiques. Elle vise la lisibilité, évitant une langue d'initiés. Un site web (www.lesavoirsuisse.ch) complète le projet éditorial. La collection offre, dans une Suisse en quête de sa destinée au seuil du 21 e siècle, une source de savoir régulièrement enrichie et elle contribue à nourrir le débat public de données sÛTes, en situant l'évolution de nos connaissances dans le contexte européen et international. La Collection Le savoir suisse est publiée sous la direction d'un Comité d'édition qui comprend: Jean-Christophe Aeschlimann, rédacteur en chef de «Coopération », Bâle; Stéphanie Cudré-Mauroux, licenciée ès lettres, conservatrice aux Archives littéraires suisses, Berne; Bertil Galland, président du comité, journaliste et éditeur; Nicolas Henchoz, journaliste, adjoint du président de l'EPFL; Véronique Jost Gara, chef de projets au Fonds national suisse et à la Faculté de biologie et de médecine, UNIL; Peter Kraut, attaché scientifique à la direction de la Haute Ecole des Arts, Berne; Jean-Philippe Leresche, professeur et directeur de l'Observatoire Science, Politique, Société, UNIL. Membres fondateurs: Robert Ayrton, politologue; Anne-Catherine Lyon, conseillère d'Etat (Vaud).
La publication des volumes de la Collection est soutenue à ce jour par les institutions suivantes: FONDATION CHARLES VmLLON - LOTERIE ROMANDE - FONDATION PITTET DE LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE VAUDOISE - UNIVERSITÉ DE LAUSANNE - FONDS NATIONAL SUISSE DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
que l'Association "Collection Le savoir suisse» et l'éditeur tiennent ici à remercier.
Etienne Hofmann, François Rosset
LE GROUPE DE COPPET Une constellation d'intellectuels européens
COLLECTION
Le
~~avoir suiss~~ Presses polytechniques et universitaires romandes
Secrétariat de la Collection: Christian Pellet Graphisme de couverture: Emmanuelle Ayrton Illustrations de couverture: Gravure sur bois anonyme, 1 ~ siècle, Collection du Château de Coppet. Façade du Château de Coppet, © O. d'Haussonville, 2003 Maquette intérieure: Allen Kilner, Oppens Mise en page et réalisation: Alexandre Pasche Impression: Imprimeries Réunies Lausanne s.a., Renens La Collection Le savoir suisse est une publication des Presses polytechniques et universitaires romandes, fondation scientifique dont le but est principalement la diffusion des travaux de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et d'autres universités francophones. Le catalogue général peut être obtenu aux PPUR, EPFL - Centre Midi, CH-lOI5 Lausanne, par e-mail à
[email protected]. par téléphone au (0)21 693 41 40 ou encore par fax au (0)21 693 40 27. www.ppur.org Première édition © 2005, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne ISBN 2-88074-665-5 Tous droits réservés. Reproduction, même partielle, sous quelque forme ou sur quelque support que ce soit, interdite sans l'accord écrit de l'éditeur.
TABLE DES MATIÈRES
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UNE AVENTURE INTELLECTUELLE D'UNE QUINZAINE D'ANNÉES...........................................
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LE GÉNIE DU LIEU: UN CENTRE À LA PÉRIPHÉRIE .....
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Entre la France et le pays de Rousseau
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LE GRAND TOURNANT DE L'HISTOIRE........................... 17 Penser la Révolution - Quelle république? - La solution Bonaparte - Chute de l'Empire
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LE PÈRE: JACQUES NECKER .............................................. 28 Un protestant genevois au pouvoir en France - Le discours raté à l'ouverture des états généraux - La retraite à Coppet
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UN FOYER DE PAROLE ........................................................ 37 La conversation - Le théâtre - La correspondance
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LITTÉRATURE ET ENGAGEMENT ..................................... 47 Diversité des formes, multiplicité des objets - (<J'ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout ... » - Les limites de l'engagement ou la fêlure de la modernité
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L'ÉCRITURE DU MOI AU MILIEU DU MONDE................ 58 Mémoires de la vie publique - Les confusions de l'intime - L'un des journaux intimes les plus étonnants de l'histoire littéraire - L'écriture du voyage
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LES IDÉES: L'HÉRITAGE DES LUMIÈRES........................ 70 Une fidélité critique: la liberté que la Révolution n'a pas su réaliser - Contre le matérialisme et l'utilitarisme des Lumières - Relecture du sensualisme de Locke à Condillac - Pour un nouveau modèle de sociabilité: la vie de salon sans la frivolité - Les Idéologues, dernier carré de l'Encyclopédie
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LA CONTINUITÉ DE L'HISTOIRE ET LA PERFECTIBILITÉ........................................................ 83 Le progrès ou l'éternel retour - Madame de Staël et la «querelle de la perfectibilité» - La pensée historique de Benjamin Constant - Constant en théoricien de la continuité historique
10 LES ANCIENS ET LES MODERNES, VIEILLE QUESTION RÉACTUALISÉE PAR LA RÉVOLUTION ........................... 97 Une approche moderne de la liberté
Il UN LIBÉRALISME D'OPPOSITION ..................................... 107 Contre l'intervention abusive de l'Etat, mais pour le service de la collectivité - La Révolution comme ouverture de la boîte de Pandore - La libéralité de jugement
12 LA RELIGION OU L'INQUIÉTUDE DES MODERNES ...... 113 Necker voit le profit du catholicisme pour la France - Madame de Staël voudrait une France protestante - Sismondi et le Dieu du logicien Constant réoriente sa vaste recherche sur le phénomène religieux
13 L'EUROPE COMME SYSTÈME DE VALEURS ................... 126 Le phare anglais et la Scandinavie - L'Allemagne révélée par Germaine de Staël - L'Italie remise à son rang - Un système de liens personnels et signifiants - Une Europe qui en appelle à la régénération de la France
BIBLIOGRAPHIE .................................................................... 136
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«Quand même on aurait longtemps à souffrir de l'injustice, je ne conçois pas de meilleur asile contre elle que la méditation de la philosophie et l'émotion de l'éloquence. »
Mme de Staël, Dix années d'exil « Ce talent de conversation merveilleux, unique, ce talent que tous les pouvoirs qui ont médité l'injustice ont toujours redouté comme un adversaire et comme un juge, semblait alors n'avoir été donné à Mme de Staël que pour revêtir l'intimité d'une magie indéfinissable et pour remplacer, dans la retraite la plus uniforme, le mouvement vif et varié de la sociét la plus animée et la plus brillante. »
B. Constant, Mélanges de littérature et de politique
REMERCIEMENTS Nous exprimons toute notre reconnaissance à Léonard Burnand, Othenin d'Haussonville, Anne Hofmann et Jan Rosset pour leur relecture attentive et leurs judicieuses suggestions.
1 UNE AVENTURE INTELLECTUELLE D'UNE QUINZAINE D'ANNÉES Comme bien d'autres notions en usage dans l'histoire culturelle, l'appellation de «Groupe de Coppet» est une création a posteriori. Les personnes réunies autour de Mme de Staël au château de Coppet dans les premières années du 1ge siècle ne se sont jamais organisées en un groupe formellement défini. Mais l'intensité et la qualité de leurs relations, qui furent aussi bien intellectuelles qu'affectives, justifient qu'on les considère tous ensemble. Surtout si l'on ajoute qu'ils ont exprimé et défendu, en des temps si incertains, un faisceau commun d'idées, d'opinions et de principes qui, défiant le maître du continent, Napoléon, allaient largement contribuer à la définition de l'Europe moderne sous ses aspects à la fois politiques, philosophiques, moraux et esthétiques. D'ailleurs, lorsque Mme de Staël mourut à Paris le 14 juillet 1817, tous ses amis, même ceux qui s'étaient entre-temps séparés d'elle, se sentirent désorientés. C'est là, peut-être, qu'ils mesurèrent toute l'ampleur de l'aventure intellectuelle et humaine qu'ils avaient vécue pendant une quinzaine d'années. Le phare s'étant éteint, la lumière perdue parut d'autant plus vive dans les mémoires et d'autant plus digne de regrets. Le groupe prit alors conscience du fait qu'il avait existé. Sismondi est l'exact porte-parole de tous quand il s'exclame à ce moment, éploré: «C' en est donc fini de ce séjour où j'ai tant vécu, où je me croyais si bien chez moi! C'en est fait de cette société, de cette lanterne magique du monde que j'ai vue s'éclairer là pour la première fois et où j'ai appris tant de choses! Ma vie est douloureusement changée. » A quoi l'on peut ajouter ce mot de Bonstetten: «Elle me manque comme un membre perdu. Je suis
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manchot de pensée.» Jamais ne furent élaborés, à Coppet, ni doctrine constituée, ni programme, ni statuts, mais il y eut un corps, vigoureux et agité, dont les membres se sont finalement compris et reconnus comme tels, au sens le plus fort. Les commentateurs et les historiens ont rivalisé d'ingéniosité pour affecter à cet ensemble la désinence la plus juste: groupe, cénacle, réunion, cercle, constellation, nébuleuse; mais on n'a jamais parlé de club et encore moins de parti. Stendhal à son habitude - fut le plus percutant quand il parla de Coppet comme des «états généraux de l'opinion européenne». Loin d'être réductible à quelques slogans et à une série limitée de phénomènes, ce corps est un objet complexe où les rapports de chacune des parties au tout ne sont ni nécessaires, ni transparents. Son observation, son étude ne sauraient donc être simples, elles non plus, et les leçons qu'elles nous délivrent sont multiples. Bien au-delà des anecdotes qui ont nourri la légende des amours orageuses entre Germaine de Staël et Benjamin Constant, c'est d'abord, évidemment, un important chapitre de l'histoire intellectuelle qui se dévoile et propose des enseignements encore fort utiles aujourd'hui. Mais en considérant la destinée, les activités et les productions du groupe, en suivant en même temps les parcours sinueux de ses membres, on se trouve confronté à une multiplicité d'interrogations connexes, plus générales et non moins tranchantes: sur les conditions d'une sociabilité intellectuelle, sur l'ancrage de la pensée dans l'espace et dans le temps, sur la diversité des formes utilisées pour exprimer les idées, sur la configuration de l'espace culturel européen - et bien d'autres encore. A cause de son caractère informel, il est très difficile de décrire ce groupe en tant que tel. Il n'est guère possible que d'en suivre les manifestations au fil des événements qu'il a accompagnés en prétendant sans cesse en infléchir le cours. Il a une préhistoire dont on peut attribuer J'essentiel à Jacques Necker, une origine qui se situe à l'époque de la rencontre entre Mme de Staël et Benjamin Constant en septembre 1794, des années de rodage qui furent celles du salon parisien de Mme de Staël et de l'engagement politique au temps du Directoire et du Consulat, jusqu'en 10
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1802-1804, où Coppet devint pour un temps le refuge de ces intellectuels trop actifs qui étaient devenus indésirables à Paris. C'est là que le groupe prendra sa pleine dimension et qu'il connaîtra son activité la plus intense, jusqu'à l'été de 1812, lorsque Mme de Staël s'enfuit pour l'Angleterre, via l'Autriche, la Russie et la Suède, Un dernier éclat devait suivre avec le brillant été de 1816, qui réunit à Coppet les anciens amis revenus de la tourmente et quelques nouveaux hôtes, comme Byron, qui incarnaient déjà l'esprit des temps nouveaux, Ce pôle de pensée, d'écriture et d'action ne pouvait pourtant pas s'éteindre d'un coup, Les idées qu'il a forgées et diffusées continuèrent de rayonner; d'abord parmi les héritiers immédiats, puis très largement, au point qu'on parIe encore de nos jours d'un «esprit de Coppeb>,
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2 LE GÉNIE DU LIEU: UN CENTRE À LA PÉRIPHÉRIE
Quand Jacques Necker acquit le château et la baronnie de Coppet en 1784, il n'imaginait sans doute pas que l'histoire intellectuelle de l'Europe en ferait l'un de ses lieux fétiches. C'était une seigneurie dont l'histoire remontait au Moyen Age et qui, de reconstructions successives en changements de propriétaires, avait eu la destinée habituelle des grandes demeures de la région. Le dernier épisode de cette évolution était aussi caractéristique des transformations que subissait déjà le tissu social avant la Révolution: c'étaient désormais les riches bourgeois qui achetaient des biens seigneuriaux en se dotant au passage de titres enviés et flatteurs comme de droits féodaux qu'ils seraient bien réticents à abandonner quand l'heure serait venue. Le banquier Necker était, il est vrai, un cas à part, puisqu'il revenait en Suisse auréolé du prestige que lui valait sa récente carrière à la cour de France. Mais justement, il avait été disgracié en 1781 et, après les fastes de Paris, il voulait se retirer dans son pays qui, faute de lui procurer de grands honneurs, lui offrirait au moins la tranquillité; il ne savait pas que Louis XVI le rappellerait bientôt. Ainsi, dès l'origine, Coppet se présente, pour la famille de Mme de Staël, comme une alternative à la capitale française quittée à contrecœur, à cause des circonstances. Si c'est un lieu choisi parmi d'autres possibles, ce n'est pas vraiment un lieu d'élection. Au reste, il est probable que les qualités propres à l'endroit n'avaient pas été toutes mesurées par l'acquéreur et son entourage. Peut-être savait-il que le château avait appartenu, un siècle plus tôt, à la famille allemande de Dohna qui y avait employé le jeune Pierre Bayle comme précepteur et qu'une vocation d'acti12
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vité intellectuelle et de pensée critique y était comme préinscrite. Mais rien ne permet de savoir s'il avait eu pleine conscience de la position de Coppet qui nous apparaît hautement stratégique, non pas sur le plan militaire, mais sur celui de la formation des idées et des modes de penser. C'était une localisation très particulière, à petite comme à grande échelle. La baronnie était située aux confins occidentaux du Pays de Vaud, occupé et administré par les Bernois jusqu'en 1798. Dans le voisinage immédiat, à l'ouest, il y avait Versoix qui était une enclave française et le Pays de Gex avec le château de Ferney où planait encore l'ombre de Voltaire. La rive opposée du lac, à quelques coups de rames, était savoyarde, c'est-à-dire rattachée au duché catholique de Piémont-Sardaigne, tandis qu'à une quinzaine de kilomètres, par-delà l'enclave de Versoix, veillait Genève, la Rome protestante, ville de pasteurs, mais aussi de savants, de médecins, de libraires, de financiers et de magistrats, centre d'attraction régional sur les plans à la fois économique et intellectuel, accessoirement berceau de la famille Necker. De quelque côté qu'on se tournât, on y avait des voisins qui obéissaient à d'autres maîtres, suivaient d'autres usages et pratiquaient d'autres cultes. Vu d'aujourd'hui à la lumière de tout ce qui s'y est pensé et passé, on peut croire que c'est un lieu où la rencontre, l'échange, la confrontation, en un mot, l'expérience du divers, ne sont pas un postulat ou un choix, mais une donnée primordiale, le résultat attendu d'un conditionnement géo-culturel. Dans une plus large perspective, notons encore que cette région s'est imposée alors comme un carrefour pratiqué par les voyageurs de plus en plus nombreux, un point de passage ou de césure entre l'Europe du Midi et l'Europe du Nord, entre latinité et germanité, mais aussi entre les régimes des princes et les structures républicaines (patriciennes ou populaires), entre la vieille agronomie (certes modernisée par les élans physiocratiques) et l'univers prometteur de la finance et de la manufacture. Les permanences du monde ancien et les prémisses de temps nouveaux semblent converger en ce lieu de la même façon que s'y rencontrent les visiteurs de toute l'Europe. C'est d'ici que Mme de Staël tournera alternativement ses regards et 13
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ses pas vers l'Allemagne et vers l'Italie, comme Sismondi le fera de l'Angleterre à la Toscane et Bonstetten, de la Scandinavie au Latium. C'est en se situant sur ce point médian que ce dernier produira l'un de ses livres majeurs au titre bien suggestif: L'Homme du Midi et l'Homme du Nord (1824). Et c'est là encore que sera si souvent évoquée, comme nous le verrons, la nécessité de rétablir la continuité entre passé et avenir à laquelle la Révolution avait si gravement attenté. A cause de sa localisation particulière et sous la pression des circonstances, Coppet a donc fini par s'affirmer comme un lieucharnière et un centre, mais un centre hautement paradoxal en ce sens qu'il se situe clairement dans une périphérie: la périphérie de la France et de Paris qui restera toujours et malgré tout - du moins pour Mme de Staël et pour Benjamin Constant -, le pôle d'attraction intellectuel, politique et affectif, le lieu d'un désir qui était ressenti d'autant plus vivement lors des séjours plus ou moins forcés à Coppet.
ENTRE LA FRANCE ET LE PAYS DE ROUSSEAU
Il Y avait bien longtemps que cette tension entre la France et le pays de Jean-Jacques Rousseau avait été perçue, exprimée et même constituée en cliché; elle restera encore l'un des paramètres-clés de Coppet, mais dans une perspective nouvelle. Les voyages et la publication de récits de voyages, le succès de certains ouvrages comme les Lettres sur les Anglais et sur les Français (1725) de Beat de MuraIt et surtout La Nouvelle Héloïse (1762) de Rousseau, mais aussi d'assez profondes divergences philosophiques avaient contribué, au cours du 18e siècle, à fixer dans une série d'images fortes, une distinction radicale entre la France et la partie francophone de la Suisse. On y voyait d'un côté un royaume tout organisé autour de son centre, soumis au modèle de la vie de cour, marqué par toutes les dérives réelles ou supposées de la grande ville, par la corruption des mœurs et les vices inhérents à la culture du paraître, par la tyrannie de la mode et le règne des beaux esprits, par des 14
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conventions littéraires et intellectuelles aussi raffinées qu'artificielles. De l'autre côté, loin du brillant et du faux brillant, une confédération de vieilles républiques jalouses de leurs particularités, baignées dans la simplicité et la modestie qu'inspire la proximité d'une nature admirable, peuplées de citoyens frustes et vertueux, âpres au labeur, honnêtes, vrais et fidèles à la foi de leurs pères. Il suffit, pour se convaincre de la prégnance de ces images, de lire un poème de circonstance écrit à Lausanne par Benjamin Constant à l'âge de sept ans, où la figure clinquante et tapageuse de Monsieur Bombance se trouve confrontée à la bonne Frugalité qui finit par souhaiter «qu'à grands coups de pied ils [les hôtes] renvoient en France le luxe, les excès, et vous Monsieur Bombance». Tout cela, bien sûr, ne relève pas de la réalité des faits et encore moins d'une comparaison raisonnable de deux univers, mais de cette vérité tenace et frelatée qui est celle des lieux communs. Constant lui-même apprendra à mesurer toute la pauvreté de ceux-ci, lui qui, une fois débarrassé de sa naïveté enfantine, recherchera pendant toute sa vie la reconnaissance des Parisiens et qui entretiendra avec son pays des relations plutôt difficiles. De la même façon, Mme de Staël n'a que médiocrement goûté aux séjours de Coppet. «Toutes les idées ambitieuses paraissent si petites au pied de ces monts qui touchent aux cieux», s'exclama-t-elle en 1785 déjà, et rares furent pour elle les occasions de réviser ce jugement. Comme Constant, elle avait assimilé l'opposition caricaturale entre Paris et la Suisse, mais comme lui aussi, elle en avait renversé les valeurs: la grande capitale était le lieu de l'émulation et de l'action, c'est là et nulle part ailleurs qu'il fallait être pour satisfaire les ambitions légitimes d'individus désireux de participer activement au progrès des idées et à l'amélioration des institutions. Coppet serait alors le lieu où l'on serait seulement quand on ne pourrait pas être à Paris, ce qui allait advenir dans les circonstances que nous verrons. Et quand on séjournera à Coppet parce qu'on sera forcé d'y être, on y passera son temps à penser les réformes de toutes natures qui sont à conduire pour rendre Paris et le monde moins odieux, enfin accessibles et vivables. Séjour 15
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de retraite et d'exil, donc, mais ultime refuge de l'échange, du débat d'idées et de l'écriture. Vécus douloureusement, cet éloignement du vrai centre, cette mise à distance, devaient s'avérer finalement profitables. Peut-être pas pour les individus qui rongeaient leur frein dans l'isolement, mais pour leur pensée, car l'environnement de Coppet était loin d'être défavorable à celle-ci. Certes, ni Mme de Staël, ni aucun de ses amis ne seront très sensibles aux beautés du paysage lémanique; ce n'est pas sur ce plan qu'ils serviront de relais entre Rousseau et les grands romantiques, tels Byron, Shelley, Mickiewicz ou Slowacki. Il s'agirait plutôt d'une ambiance intellectuelle assurée par les plus fins esprits de Genève, de Berne et du Pays de Vaud, de Neuchâtel et aussi de Zurich. Parce qu'ils n'étaient pas rivés à un seul pôle qui donnerait le ton d'un modèle unique, ces savants, ces écrivains, ces penseurs ou ces activistes connaissaient autre chose que les standards de la culture française. Le monde allemand, en particulier, leur était proche, avec toute cette vague de fond philosophique et poétique à l'origine du romantisme. Paradoxalement, on était, dans ce pays largement conservateur, beaucoup plus sensible qu'à Paris aux appels de cette modernité-là. Le fameux qualificatif d'He/vetia mediatrix qu'on attribue volontiers à la Suisse de ce temps touche évidemment Coppet. Le miracle, c'est qu'en ce temps, les hasards de l'histoire et de la destinée aient attiré et retenu des individualités d'exception qui étaient exactement ajustées à l'esprit du lieu. Entre celui-ci et celles-là, la symbiose se fit à la perfection; c'est pour cela qu'il y eut un Groupe de Coppet ... mais qu'il n'yen eut qu'un seul.
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3 LE GRAND TOURNANT DE L'HISTOIRE
PENSER LA RÉVOLUTION
Les auteurs du Groupe de Coppet figurent en bonne place parmi les écrivains qui ont «pensé la Révolution ». Cette expression, empruntée à François Furet, désigne ici la volonté de trouver une signification aux événements, au fur et à mesure qu'ils se déroulent de 1789 à 1815. Ne pas subir les faits ou se contenter de les enregistrer, mais les interpréter, voilà une tâche relativement nouvelle et difficile, puisque ceux qui s'en chargent sont pris dans la tourmente et que les changements se succèdent à une allure impressionnante. L'accélération de l'Histoire et l'importance du moment présent frappent les consciences, pourtant préparées à réfléchir en termes de progrès. On s'est aussi habitué depuis peu à découper le temps en périodes séculaires: au siècle de Louis XIV avait succédé celui de la philosophie et maintenant, avec la Révolution, une nouvelle ère s'annonce, celle d'une seconde modernité dépassant l'étape de la Renaissance. La nouveauté ressentie n'empêche nullement les références au passé, à l'Antiquité romaine en particulier: le calendrier révolutionnaire efface le grégorien comme le julien, mais, en même temps, on se prend pour des Brutus et des Cicéron et l'on parlera bientôt de Consuls, de Tribuns et de Sénateurs. Curieux mélange des références et des époques, qui montre bien la difficulté de trouver un sens à l'événement. Coppet témoin, acteur parfois et analyste de son temps? Oui, mais il faut dire aussi que l'événement crée Coppet. Le groupe ne trouvera son identité qu'avec l'éloignement de Necker d'abord, descendu très vite du pinacle où l'opinion l'avait élevé, 17
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et de sa fille ensuite qui fut successivement repoussée par la Terreur, mal vue par le Directoire, persécutée et exilée par Napoléon. Ce groupe défini dans l'adversité portera sur son temps un regard de victime qui ne pourra être ni objectif, ni impartial. Mais la distance de l'éloignement forcé le mettra en position favorable pour énoncer des appréciations critiques et des analyses sur ces événements mêmes qui allaient lui imposer sa position. Comment dès lors évoquer ce «grand tournant»? Il ne peut être question, dans ces quelques pages, de résumer ce qui se passe depuis la convocation des Etats généraux, jusqu'au rétablissement de la monarchie en 1814 et 1815. Ce n'est pas le lieu non plus de décrire les attitudes respectives de chacun des membres du groupe face aux événements. Elles sont beaucoup trop diverses et changeantes; Mathieu de Montmorency, royaliste et catholique, Frédéric Schlegel, luthérien converti au catholicisme en 1808 et qui entre au service de la cour de Vienne, ne voient pas leur époque de la même manière que les Barante, père et fils, tous les deux préfets de l'Empire, ou que Benjamin Constant, dont on a longtemps mal jugé les soi-disant palinodies. Il convient plutôt d'attirer l'attention sur quelques caractéristiques de la période, celles qui sont les plus susceptibles d'interagir avec l'interprétation globale qu'en proposent Mme de Staël et ses amis.
QUELLE RÉPUBLIQUE?
Le passage de l'Ancien Régime à un ordre nouveau signifie le transfert de la souveraineté de la couronne à la nation; celleci n'est plus alors formée de sujets mais de citoyens égaux devant la loi. Les privilèges de naissance disparaissent. Pour garantir cette égalité de droit, il est nécessaire d'instaurer les libertés du citoyen. Le «tribunal» d'une opinion, librement exprimée et canalisée dans des institutions librement consenties, saura instaurer un Etat, dont la justification est le bonheur de tous et non plus la préservation des avantages d'une petite mino18
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rité. Voilà pour la théorie. En pratique, la résistance des pouvoirs en place (la cour principalement), incapables de prendre en charge un changement qu'ils n'avaient pas voulu, provoque la montée du mécontentement populaire. La bourgeoisie, à l'origine de la Révolution, se trouve dans l'incapacité de maîtriser ce mouvement devenu vite incontrôlable et difficile à cerner. On a beau ressortir le modèle de la république romaine, faire comme si les Bourbons étaient des Tarquins; on dispose aussi de l'exemple plus récent, mais plus douteux, des révolutions anglaises du 17e siècle; ce dernier parallèle est promis encore à bien des développements, Rien n'y fait: l'expérience républicaine, empêtrée dans la guerre étrangère et civile, n'arrive pas à s'implanter durablement dans l'opinion, malgré ou du fait de la Terreur, expédient érigé en système politique, qui détruit jusqu'aux fondements du nouveau régime, Même après la mort de Robespierre et la fin du terrorisme, en juillet 1794, la république peine à trouver un équilibre. La réaction monarchiste devient une menace aussi grande, vu l'esprit de vengeance de ses chefs, que celle d'un sursaut toujours probable du jacobinisme. Tirée à hue et à dia, la république va se muer, imperceptiblement d'abord, mais de plus en plus nettement en un nouveau type de monarchie, l'empire napoléonien, C'est dans ces conditions que Benjamin Constant fera son entrée dans la vie publique en publiant des brochures très importantes, Des effets de la Terreur (1795) et De la réaction politique (1797), où il dénonce à la fois le régime aboli des terroristes et la menace d'un retour des monarchistes, au milieu d'une opinion publique exténuée qui n'aspire qu'au repos et à la stabilité, Les cinq années du Directoire, ponctuées par d'incessants coups d'Etat, ont contribué à détacher une grande partie de l'élite du débat d'idées et des discussions politiques, Il faut terminer la Révolution! Voilà le mot d'ordre presque unanime. A cela s'ajoute la guerre extérieure. Après les vicissitudes des guerres de la Révolution qui ont fini par tourner à l'avantage de la France républicaine, l'Europe s'est configurée en une série de pays nouvellement définis, comme la République batave ou les terres d'Italie conquises par Bonaparte, face à une coalition 19
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d'anciens Etats relativement mal coordonnés, conduite par l'Angleterre et l'Autriche. Mise en confiance par ses succès, la France attaque son grand ennemi anglais en essayant de contrecarrer son commerce oriental. D'où l'expédition d'Egypte de 1798, qui avait aussi pour certains l'avantage d'éloigner de Paris l'ambitieux général Bonaparte qui devenait encombrant. Pendant ce temps, la Suisse est transformée en République helvétique, complétant le glacis qui s'étend de la Hollande à l'Italie. Cette expansion provoque une nouvelle coalition, la Russie, la Suède et, plus accessoirement, le royaume de Naples se joignant à l'Angleterre et à l'Autriche. La menace est très sérieuse; la guerre fait rage. Les combats, qui se déroulent principalement en Suisse orientale et en Italie, ont failli entraîner la défaite du Directoire. Mais la victoire décisive de Masséna à Zurich, en septembre 1799, contre les Austro-Russes, sauve la France d'une situation périlleuse. Quel bilan tirer après huit années de conflits et à la veille d'un changement important de régime en France? La guerre ad' abord changé de raison d'être dans l'esprit des dirigeants français. Depuis 1795, elle ne se fait plus seulement pour exporter la liberté et la fraternité chez les peuples qui subiraient encore le joug des tyrans; elle est désormais une nécessité politique pour le Directoire, qui vit de ses conquêtes et de ses rapines. Le lucre a remplacé l'idéal, les discours sont devenus hypocrites, les principes sont pervertis. Comment la liberté peut-elle être imposée par les armes? Le cas de la Suisse est, de ce point de vue, exemplaire; le pays qui passe - à tort ou à raison - pour la plus antique démocratie et pour celui où de sages gouvernements ont amené une réelle prospérité a été transformé, au nom de la liberté et au prix de lourds ravages, en vassal de la France. Les intérêts stratégiques et économiques d'une grande puissance se manifestent désormais au grand jour. Conséquence: l'équilibre international, qui datait des traités de Westphalie (1648), est gravement compromis par l'Etat le plus peuplé d'Europe, que la Révolution a doté en outre d'une administration et d'une armée terriblement efficaces. Le seul point faible de la France en 1799, c'est sa constitution; mais justement, ce «détail» est en passe d'être modifié, 20
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de manière à mieux faire concorder les institutions avec la nouvelle place que le pays occupe dans le concert européen.
LA SOLUTION BONAPARTE
Il s'agit surtout d'établir un régime qui soit stable, qui garantisse les gains sociaux et juridiques de la Révolution, qui sache empêcher les velléités contre-révolutionnaires tout en tenant en respect les puissances étrangères. Il faut donc renforcer l'exécutif, en lui donnant les moyens de contenir tout extrémisme à l' intérieur et de canaliser l'opinion dans une seule direction: la gloire de la France soutenue par ses armées. L'universalisme caractéristique des débuts de la Révolution s'est mué en nationalisme exacerbé. Conjuguer tout cela revient à trouver l'homme fort providentiel, une «épée» comme le dit crûment Sieyès. Bonaparte, rentré opportunément d'Egypte en octobre 1799, s'impose vite comme le seul capable de répondre à cette attente. On ne le connaît, à vrai dire, que par sa renommée militaire, renforcée par une habile propagande. Absent pendant plus d'un an, il ne s'est compromis avec aucune cause; il joue les modestes, flatte les intellectuels, en donnant apparemment plus de poids à son élection à l'Institut qu'à ses victoires. Un mois après son retour, le coup d'Etat du 18 brumaire an VIII met fin à l'instabilité chronique du Directoire et instaure un pouvoir fort, le Consulat, qui ne s'affiche pas comme tel: Bonaparte n'est que le premier des trois consuls et un système complexe d'assemblées, dont les membres se répartissent dans trois chambres (le Tribunat, le Sénat et le Corps législatif), maintient un pouvoir législatif tout en l'affaiblissant. La victoire sur l'Autriche, obtenue de justesse à Marengo, le 14 juin 1800, renforce le prestige du chef de l'Etat. Surtout, la paix tant attendue est enfin signée avec l'Autriche, le 9 février 1801 à Lunéville, puis avec l'Angleterre, le 25 mars 1802, à Amiens. Qui pourrait douter de l'excellence du tournant opéré à la fin de 1799? Un concert de louanges acclament ces succès. De là l'idée du Consulat à vie, en 1802, puis de la couronne impériale, en 1804: quand on 21
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dispose ainsi d'un homme exceptionnel ne faut-il pas tout mettre en œuvre pour le maintenir au pouvoir? Mais l'évolution monarchiste du régime de Brumaire dévoile son talon d'Achille: tout repose sur un homme et plus on lui accorde de pouvoir, plus il va s'éloigner du but que sa désignation lui avait assigné. Son ambition personnelle devient démesurée. Cette montée en puissance n'a été rendue possible que par le soutien tacite d'une opinion devenue muette. C'est dire combien l'on aspirait à une monarchie moderne, conciliant 1789 avec quelques résurgences du passé: on rappelle les émigrés; le Concordat restaure le culte catholique; à partir de 1804, le couronnement de l'Empereur, la création d'une noblesse d'Empire, l'étiquette de la cour, puis le mariage en 1810 avec une princesse autrichienne complèteront cette imitation de l'Ancien Régime. Le Code civil fait bon poids dans la balance, pour que la coloration passéiste de l'Empire ne cache pas complètement ce qu'il doit à la Révolution. Pourtant, l'unanimité est loin d'être totale; même muselée et très minoritaire, l'opposition existe; elle s'amplifie au fur et à mesure de l'accroissement du despotisme; en 1804, l'assassinat du duc d'Enghien révèle brutalement de quoi Napoléon est capable. Chateaubriand, qui jusque-là avait contribué à réconcilier l'opinion catholique et monarchiste avec le nouveau régime, en devient l'un des frondeurs les plus en vue. Qu'en est-il à ce propos de ceux qui formeront le Groupe de Coppet? Bien que républicains convaincus, Mme de Staël et Benjamin Constant avaient dénoncé les erreurs du Directoire, mais ils se rendaient compte du fait que la Constitution de l'an III, qui ne laissait que très peu de possibilités pour sa propre modification, n'était guère réformable dans la légalité. Constant était à ce moment très proche de Sieyès et des Idéologues, qui soutenaient le coup d'Etat du 18 brumaire. C'est pourtant lui qui réagit le premier en écrivant, le lendemain déjà, au célèbre abbé: «après le premier sentiment de joie que m'a inspiré la nouvelle de notre délivrance, d'autres réflexions se sont présentées à moi [ ... ] : je crois le moment décisif pour la liberté. On parle de l'ajournement des Conseils, cette mesure me paraîtrait désastreuse aujourd'hui,
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comme détruisant la seule barrière à opposer à un homme que vous avez associé à la Journée d'hier, mais qui n'en est que plus menaçant pour la République. Ses proclamations, où il ne parle que de lui, où il dit que son retour a fait espérer qu'il mettrait un terme aux maux de la France, m'ont convaincu plus que jamais que dans tout ce qu'il fait, il ne voit que sa propre élévation.» Cette lucidité est remarquable à plus d'un titre; elle ne provient justement pas d'une victime de Brumaire, mais de l'un de ceux qui ont souhaité, sinon favorisé le coup d'Etat. Constant a très vite décelé le danger qui guette la République. Il diagnostique aussitôt le risque de cette personnalisation du pouvoir, vers laquelle, en effet, dérivera le Consulat. L'ajournement des Conseils, c'est-à-dire la suppression de la représentation nationale, ôte tout contrepoids à l'ascendant d'un général prestigieux. Les Conseils, qui auraient pu encore jouer un rôle, seront remplacés par des commissions qui prépareront la Constitution de l'an VIII, sanctionnée après coup par un plébiscite. Tous les ingrédients du césarisme sont en place. D'après les nombreux documents qui nous sont parvenus sur ce moment crucial, il apparaît que Constant a été pratiquement le seul à dire son opinion aussi franchement et surtout si vite; il conservera son rôle de Cassandre pendant les deux ans qu'il passera au Tribunat. En vain, il plaide pour que le pouvoir législatif ne soit pas un simulacre et pour que la liberté de parole soit effective. Il n'est pas écouté; l'ambiance générale ne goûte plus à cette éloquence qui semble d'un autre âge, pas très éloigné, mais que l'on veut oublier. Un maître est donné au pays, son regard d'aigle voit tout, sa providence veille sur les administrés, qui n'ont plus besoin de participer vraiment au pouvoir, pour obtenir des places et des prébendes. Constant, avec quelques autres députés, est exclu du Tribunat en mars 1802. Mme de Staël, liée avec Joseph et Lucien Bonaparte, avait été séduite par l'aura du général qu'elle avait rencontré en 1797, au lendemain des victoires en Italie. Elle avait fondé beaucoup d'espoir sur le «grand homme », ainsi qu'elle l'appelle parfois dans sa correspondance. Mais, au lendemain du premier discours de Constant, son salon est 23
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déserté; De la littérature est mal accueilli par le Journal des Débats et le Mercure de France, qui sont les organes du pouvoir. Après l'épuration du Tribunat, la rupture est consommée; le roman de Mme de Staël, Delphine, les Dernières vues de politique et de finance de Necker et le pamphlet de leur ami Camille Jordan à propos du Consulat à vie irritent Bonaparte. Une année plus tard, en 1803, Mme de Staël doit quitter la France. C'est à partir de là que le Groupe de Coppet se constituera pleinement. La transformation de la république en monarchie ne calme nullement l'hostilité de la vieille Europe à l'endroit de ce que celle-ci considère comme un dangereux modèle et comme un facteur d'instabilité internationale. La paix de 1802 n'a duré qu'un an. La guerre va redevenir le lot habituel du continent tout entier, dans une succession ininterrompue de campagnes et de batailles. La carte de l'Europe est redessinée dans le sens de la réalité qui s'impose: en dehors de la mer qui reste sous le contrôle des Anglais, l'Europe entière est à la botte de Napoléon. Mais celui-ci est en quelque sorte condamné à la victoire perpétuelle; la fragilité des traités de paix, les volte-face continuelles des alliés d'un jour démontrent l'impossibilité d'un système qui ne repose que sur la force. La volonté ou les caprices de l' empereur des Français tiennent lieu de droit international. Or chacune des campagnes coûte à la France plus qu'elle ne rapporte. Le blocus continental, destiné à mettre l'Angleterre à genoux, finit par pénaliser l'économie de la France et de ses nouveaux «alliés ». Le mécontentement s'accroît partout; une lassitude s'installe, comparable à celle qui avait précédé l'arrivée de Bonaparte. Dans les pays occupés ou soumis, un mouvement national prend naissance; c'est visible en Allemagne, où le Discours à la nation allemande de Fichte en 1807 réveille les consciences; c'est encore plus évident en Espagne, où Napoléon subit dès 1808 ses premiers échecs. La lutte du peuple espagnol pour maintenir sa liberté déclenche un signal entendu par l'Europe entière. L'empereur reste sourd à ces avertissements; il ne supporte plus aucune critique; au lieu de conseillers, il ne veut plus que des serviteurs obéissants. Dans ces conditions, le désastre de la campagne de Russie en 1812 provoque l' effondre24
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ment rapide de sa domination; après la défaite de Leipzig en octobre 1813, la France est à son tour envahie et en avril 1814, c'est l'abdication.
CHUTE DE L'EMPIRE
Le retour des Bourbons ne s'impose pas d'emblée. Plus de vingt ans se sont passés depuis la mort de Louis XVI; la population, pour une bonne part, les a oubliés; et pour ceux qui s'en souviennent, ils représentent le risque d'un renversement trop brusque de tous les intérêts nationaux. L'Angleterre est seule parmi les Alliés à prévoir l'éventualité de leur restauration, Aussi, d'autres solutions ont été envisagées, pour remplacer celui qu'on appelle maintenant l'Ogre de Corse ou Buonaparte. Un candidat possible, c'est Bernadotte, l'ancien maréchal de Napoléon devenu, en 1810, prince héritier de Suède. En 1813, il rejoint la coalition, dans l'espoir qu'on le désigne pour remplacer son ancien maître. Soutenu par Alexandre 1er de Russie, il a aussi l'avantage d'être à la fois un fils de la Révolution et l'un des souverains coalisés; il pourrait rassurer aussi bien l'opinion nationale que les cours étrangères. Mme de Staël, qui le connaît bien, mise sur lui et apporte à sa cause tout le prestige de la femme de lettres la plus célèbre de son temps; AugusteGuillaume Schlegel entre aussi au service de Bernadotte. Constant quitte Gottingue et ses recherches, emboîte le pas au Béarnais - comme on l'appelle - et publie, fin 1813 et début 1814, De l'esprit de conquête et de ['usurpation. Ce célèbre ouvrage, dont la portée dépasse largement les circonstances de sa publication, est destiné à convaincre l'opinion française que Bonaparte est condamné: ce n'est pas tellement le sort des armes, toujours fluctuant, mais l'Histoire même de l'humanité, qui le rejette comme un phénomène anachronique, une erreur monumentale et catastrophique. Le Groupe de Coppet s'est mobilisé en vain pour le prince de Suède, car les événements ne tournent pas en sa faveur. Dans la confusion qui suit l'occupation de la France par les Alliés, l'idée de rappeler la branche 25
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aînée et légitime fait petit à petit son chemin; la régence de l'impératrice est vite écartée; au début avril, le Sénat proclame la déchéance de Napoléon, qui abdique à Fontainebleau, Le 2 mai, par la Déclaration de Saint-Ouen, Louis XVIII accepte l'idée d'une constitution et, un mois plus tard, le 4 juin, la Charte est octroyée par le roi. La monarchie restaurée est en même temps limitée; toute la difficulté repose sur l'interprétation des pouvoirs du roi: les ultra-royalistes voudront toujours les étendre et annihiler ainsi toutes traces laissées par la Révolution et l'Empire; s'appuyant sur cette même Charte, les libéraux revendiqueront au contraire une souveraineté nationale, représentée par les députés élus à la Chambre. Satisfaits, les Alliés se montrent magnanimes et le traité de Paix du 30 mai 1814 rétablit le territoire dans les frontières de 1792, sans exiger aucune indemnité de guerre. On en revient, sinon à la case de départ, au moins à 1791, à ceci près que la Charte a été préparée dans l'urgence, dans le chassé-croisé de négociations et d'intérêts contradictoires et sous l'occupation des armées ennemies. Revenus «dans les fourgons de l'étranger», les Bourbons ont de la peine à imposer leur légitimité; si la paix est un bienfait inestimable après tant de campagnes épuisantes, la nation n'adhère pas franchement à ce régime quelque peu fantomatique. Des maladresses, l'arrogance des ultras, leur incompréhension des modifications profondes qui se sont imposées dans la société depuis presque une génération, tout cela attise le mécontentement. Napoléon, relégué à l'Ile d'Elbe, en a connaissance. Lui-même n'est pas rassuré sur son sort; le 1er mars 1815, il débarque en France et en trois semaines remonte vers Paris, en ralliant les troupes venues l'arrêter. Le 20 mars, il entre aux Tuileries, que Louis XVIII vient de quitter. Ce retour inopiné surprend tout le monde. Sous quels traits se présente-t-il devant la France et l'Europe? A la première, il prétend redonner un certain panache, tout en assurant qu'il ne sera plus désormais le tyran qu'il a été; à la seconde, il promet de conclure la paix et de ne pas modifier l'équilibre retrouvé. L'Europe ne l'écoute pas; une nouvelle coalition met fin à cet épisode des Cent-Jours, le 18 juin, à
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Waterloo. Entre-temps, l'Empereur a tenté de se concilier l'opinion libérale, sans laquelle évidemment il ne saurait gouverner. L'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire améliore en effet la Charte, selon le mot de Chateaubriand. Napoléon a su convaincre Benjamin Constant lui-même de rédiger ce texte, que les sceptiques nomment la Benjamine par dérision; l'ancien opposant s'est rallié, au grand mécontentement de Mme de Staël, qui n'approuve nullement cette attitude, pourtant logique dans l'esprit du théoricien libéral. Il avait tout fait pour contrecarrer le retour de l'Aigle: le 19 mars encore, il avait publié un article fulgurant, dans le Journal des Débats, pour stimuler la résistance contre «Gengis Khan». Mais, devant le fait accompli et la débandade des royalistes, Constant pense que la meilleure solution est encore de prendre Napoléon au mot: puisqu'il s'est converti au modérantisme, autant parier sur sa bonne foi et lui lier les mains avec la constitution la plus libérale qu'ait jamais connu la France. Waterloo a mis fin à ce qui n'était peut-être qu'un rêve, et Constant s'est justifié dans ses Mémoires sur les Cent-Jours. Ce dernier sursaut de l'Empire coûte cher à la France. Les Alliés ramènent celle-ci au rang d'une puissance subalterne et durcissent leurs exigences lors du second traité de Paris. Pour la deuxième fois, Louis XVIII reprend son trône à la suite d'une défaite. La Restauration, qui dure jusqu'à la Révolution de Juillet 1830, tient la dragée haute aux libéraux, que les Cent-Jours ont en partie compromis. La mort de Mme de Staël, en 1817, à l'âge de cinquante-et-un ans seulement, disperse le Groupe de Coppet. Elle en était le centre et l'emblème; sans elle, les réunions de ses amis n'auraient plus la même raison d'être. Mais, grâce à ses enfants, au combat de Constant à la Chambre et dans la presse, aux œuvres nombreuses de tous ceux qui l'avaient approchée, l'esprit qui animait ce groupe demeurera encore très actif pour se prolonger tout au long du 1ge siècle.
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4 LE PÈRE: JACQUES NECKER
« ... Et cet homme était mon père! », s'exclame Mme de Staël, après avoir décrit le triomphe de Necker, le 30 juillet 1789, lorsque Paris accueille avec une ferveur inouïe le ministre enfin revenu aux affaires. On imagine mal aujourd'hui qu'un homme comme lui ait pu déclencher une telle passion populaire, qui confine à l'apothéose. Sa fille même n'en revient pas, elle qui pourtant voue, depuis longtemps déjà, une admiration sans borne à cet être qui lui «tient lieu de tout» (père, frère, ami, son « ange»); elle éprouve une émotion considérable à le voir ainsi adulé par la foule en délire. Comment comprendre en effet le Groupe de Coppet, sans se représenter ce que fut Necker pour toute la vie de Mme de Staël et, brièvement, pour la France entière? L'intensité de l'amour de Germaine se mesure à l'aune de cette gloire aussi éphémère qu'incomparable. Et cette fascination irradie pour ainsi dire tout le cercle de ses amis. Même si le groupe ne prend sa véritable physionomie qu'à la fin de la vie du ministre, voire après sa mort en 1804, Necker reste le modèle, la figure tutélaire. C'est lui qui avait acheté le château et la baronnie de Coppet en 1784 et c'est aussi dans le salon parisien de ses parents que la jeune Germaine a fait ses classes en côtoyant la fine fleur des savants et des littérateurs du 18e siècle finissant. En compagnie de Grimm, de Suard, et de Meister, Jacques et Suzanne forment en quelque sorte la première génération du groupe.
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LE PÈRE: JACQUES NECKER
UN PROTESTANT GENEVOIS AU POUVOIR EN FRANCE
La biographie de Jacques et de Suzanne Necker est l'histoire d'une formidable ascension sociale, presque un roman. L'un et l'autre viennent de milieux relativement modestes. Lui est né à Genève en 1732. Son père, Charles-Frédéric, avait quitté l'Allemagne du Nord au début du l8 e siècle; il avait acquis grâce à son mariage la bourgeoisie de la cité de Calvin, où il tenait un pensionnat pour jeunes Anglais, tout en enseignant (sans salaire) le droit germanique à l'université. Suzanne Curchod, de cinq ans plus jeune, était la fille du pasteur de Crassier dans le Pays de Vaud; sa famille comptait plusieurs ministres du Saint Evangile et des magistrats. Elle donne des leçons à Lausanne, où elle s'ennuie, même si elle devient l' égérie d'une petite coterie de jeunes gens, admiratifs de sa culture comme de sa beauté. Jacques Necker et Suzanne Curchod ne se connaissent pas encore, quand ils émigrent à Paris mais c'est là qu'ils se rencontrent en 1764, chez Mme de Vermenoux, où Suzanne est simple dame de compagnie. Jacques, d'abord commis de banque à Genève, poursuit sa carrière à Paris chez Isaac Vernet puis aux côtés de Thélusson; il devient bientôt son associé, puis le seul propriétaire de l'entreprise. Brasseur d'affaires très habile, il amasse rapidement une fortune considérable, qui lui permet d'être plusieurs fois le créancier du royaume. Mais le banquier enrichi ambitionne de jouer un rôle politique. Comment parvenir lorsqu'on est roturier, étranger et protestant de surcroît, dans un royaume catholique en pleine réaction aristocratique? Plusieurs éléments vont aider Necker dans cette nouvelle carrière: son incontestable compétence en matière financière, ses ouvrages qui en administrent la preuve, enfin et surtout l'habile propagande que Suzanne fait à son mari grâce à son salon. Ouvert en 1765, l'année même de leur mariage, il devient l'un des principaux endroits à la mode et concurrence les célèbres réunions de Mme du Deffand ou de Mme Geoffrin. Mme Necker ne ménage pas ses efforts pour attirer les plus grands penseurs et les écrivains les plus célèbres de son temps: Diderot, d'Alembert et plusieurs autres encyclopé-
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distes, Marmontel, Grimm et des académiciens, parmi une soixantaine d'habitués des mardis et des vendredis. Ces dîners mondains et littéraires sont au 18e siècle, dans toute l'Europe mais surtout à Paris, les hauts lieux de la sociabilité de l'Ancien Régime. Là, domine l'instance suprême qui décide du bon goût et dont les jugements font autorité en matière de littérature, de philosophie, et de plus en plus à propos de la politique, de l'administration et de l'économie. Mais tenir salon n'est pas chose facile, surtout pour une étrangère, intelligente et cultivée certes, mais un peu engoncée dans sa raideur morale et qui n'a pas d'instinct le talent d'une maîtresse de maison. A force de ténacité et en fournissant l'image d'un couple uni, vertueux et dévoué à leurs amis comme à la chose publique, les Necker s'imposent petit à petit dans ce monde, pour lequel ils n'étaient pas préparés de prime abord. L'argent a sans doute aussi joué un rôle important dans une société du paraître, où tenir son rang coûte très cher. Mais la richesse n'aurait pas suffi; il fallait beaucoup de diplomatie et de savoir-faire. Opérer le «lancement» de Jacques Necker n'est pas aisé non plus: le bonhomme est loin d'être une figure charismatique; il ne brille pas dans la société parisienne. Mais son talent va se manifester grâce à ses ouvrages publiés au moment opportun. Le salon de son épouse servira d'amplificateur aux succès que lui valent ses théories financières et administratives, au moment où ces matières commencent à passionner l'opinion. L'occasion se présente à la fin des années 1760 déjà, lorsque le gouvernement veut supprimer la Compagnie des Indes, jugée non rentable. Contre l'abbé Morellet, Necker plaide en faveur du maintien de l'entreprise. L'affaire fait grand bruit et l'opinion approuve dans une large majorité le mémoire de Necker. Ce premier coup d'essai est un succès. La notoriété du personnage dépasse largement le cercle du salon de Mme Necker et celui du monde de la finance. De 1768 à 1776, il occupe aussi la charge de Résident de Genève; il représente les intérêts de la République calviniste auprès du roi de France. Ce poste diplomatique accroît encore son réseau d'influences. En 1773, l'Eloge de Colbert, couronné par l'Académie, permet à l'auteur de se présenter habi30
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lement comme celui qui pourrait un jour accéder au ministère. Mais le coup de maître, c'est la publication du livre Sur la législation et le commerce des blés, en 1775, au moment de la guerre des farines. L'approvisionnement en blé a toujours été, sous l'Ancien Régime, un casse-tête pour l'administration; en période de cherté ou de famine, des émeutes sont toujours à craindre, qui peuvent dégénérer en graves mouvements séditieux. Les économistes physiocrates préconisent la liberté du commerce des grains comme seul remède, tandis que Necker défend l'interventionnisme de l'Etat, seul capable d'assurer le ravitaillement des plus démunis. L'affaire provoque un débat passionné. Il ne s'agit plus cette fois de la fortune de quelques actionnaires de la Compagnie des Indes, mais d'une question d'intérêt général à l'échelle du royaume. Necker perd quelques appuis dans cette polémique: le ministre Turgot bien sûr, puisque c'est à lui qu'il s'en prend; mais aussi Condorcet qui défend âprement son maître, puis Voltaire, qui avait soutenu Necker dans l'affaire de la Compagnie des Indes. Toutefois, l'opinion générale suit le Genevois qui est devenu un personnage populaire. Simultanément, il démontre qu'il a incontestablement la carrure d'un homme d'Etat. On la lui reconnaît en 1776, quand il est nommé Directeur du Trésor, titre moins prestigieux que celui de Contrôleur général des Finances, mais il ne saurait prétendre à plus en ses qualités d'étranger et de protestant. En dix années, le clan Necker a réussi ce pari extraordinaire de monter jusqu'au pouvoir, avec au départ peu d'atouts en main. Chemin faisant, Necker a compris que le plus sûr garant de son ascension était l'opinion publique, cette force considérable qui est en train de se profiler de plus en plus nettement et avec laquelle désormais tout pouvoir doit compter. Sa popularité compense donc son déficit social; Necker le sait et va jouer cette carte; l'estime du public le console des nombreuses déceptions qu'il endure dans sa carrière. Mais la faveur populaire est volage; elle le quittera brutalement juste après des noces éclatantes. Il serait faux de voir, dans cette montée en puissance, financière et politique, le seul calcul d'un couple arriviste. L'ambition n'est que le moteur qui fait avancer des idées nouvelles et qui permet de mettre en pratique des théories favorables à l'amélio31
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ration du bien commun. Les Necker mettent leur ambition au service d'un projet ou d'un idéal, qui concorde parfaitement avec le réformisme des Lumières. Necker occupe un poste ministériel à trois reprises: de 1776 à 1781, cinq années pendant lesquelles il remet de l'ordre dans les comptes, finance la coûteuse guerre d'Amérique et réalise pourtant quelques économies; son Compte rendu au roi lui vaut une première disgrâce. Il revient aux affaires d'août 1788 au Il juillet 1789, chargé surtout de la convocation des états généraux. Son renvoi provoque la révolution du 14 juillet; pour calmer l'émeute, il est rappelé le 16; rentré triomphalement à Paris, il ne reste que quatorze mois en place et démissionne en septembre 1790. Regardons brièvement les points forts de ce deuxième épisode de sa vie. Le Compte rendu au roi opère une révolution dans la pratique politique de l'Ancien Régime en France; l'absolutisme royal repose encore sur le secret le plus total à propos de l'administration; en dehors du Conseil du roi et de quelques courtisans, nul ne sait comment l'Etat est géré. Or le livre de Necker révèle les pensions exorbitantes versées à certains privilégiés. Le ministre rend à l'opinion l'estime qu'elle lui a prodiguée: arrivé au pouvoir grâce à elle, Necker entend lui confier une place dans la gouvernance de l'Etat. Selon lui, il n'est désormais plus possible de diriger sans le consentement de l'opinion. Necker introduit donc, encore modestement, l'idée d'une représentativité du pouvoir, qui ne doit pas agir seul ni sans le verdict de cette sorte de tribunal. Mais la monarchie reste sourde à cette innovation, qui bouscule trop ses usages séculaires. Necker, en butte à une cabale de la cour, n'est pas soutenu par Louis XVI, qui refuse de le faire entrer de plein droit dans son conseil. Le ministre démissionne avec beaucoup de tristesse, mais avec le soutien massif de l'élite. Il met à profit sa retraite pour se justifier et publie, en 1784, un ouvrage qui a un succès inimaginable au vu de la matière: De l'administration des finances de la France. Cent mille exemplaires vendus, davantage que le Compte rendu; cela représente pour l'époque un triomphe sans équivalent. L'Europe entière applaudit. Des souverains étrangers invitent l'auteur à 32
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entrer dans leur gouvernement. Necker apparaît de plus en plus comme celui qui dispose des solutions aux difficultés endémiques de l'Etat, mais que celui-ci ne veut pas écouter. De la sorte, il est à la fois la cause et l'exemple typique de ce divorce entre la monarchie et la nation, qui est bien à l'origine de la Révolution. Les tergiversations du roi à son égard précipitent les choses: faut-il ou ne faut-il pas appeler Necker à la rescousse? Voilà la question. Le Genevois est détesté par une grande partie de la cour et du personnel politique, mais il passe pour être le seul capable de restaurer la confiance des créanciers de l'Etat, et celui-ci a des besoins considérables. Appeler Necker, c'est passer sans doute par les fourches caudines des économies à réaliser dans le train de vie de Versailles, mais c'est peut-être aussi sauver l'essentiel en évitant la banqueroute. Necker plaît à l'élite éclairée parce qu'il symbolise le courage de la droiture, de l'honnêteté et du travail face à la corruption dispendieuse et à l'oisiveté dégradante. Quand il revient en août 1788, la convocation des états généraux est programmée; après tant d'autres tentatives de réformes, on a recours à cette ancienne procédure de consultation des sujets de Sa Majesté, que l'on n'avait plus pratiquée depuis 1614! Necker est entraîné dans un processus qu'il n'a pas choisi lui-même; le voilà pris dans une orbite politique et non plus seulement financière et administrative. C'est là que se glisse un premier malentendu: on l'attend comme l'homme de la situation, mais celle-ci a changé. Le magicien des finances sera-t-il aussi habile avec de tout autres cartes que celles qu'il avait l'habitude de manier?
LE DISCOURS RATÉ À L'OUVERTURE DES ÉTATS GÉNÉRAUX
Première déception: le discours de Necker à l'ouverture des états généraux le 5 mai 1789. On imaginait un orateur claironnant des réformes décisives, c'est un administrateur confus qui s'exprime lourdement (Napoléon, plus tard, parlera de lui comme d'un <
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rité est encore telle, que cet incident n'entache pas sa réputation. Au contraire, il apparaît même si fortement comme le dernier rempart contre l'absolutisme, que son renvoi entraîne la journée du 14 juillet; la panique s'empare en effet d'une population, qui croit avoir perdu la seule boussole dont elle disposait dans cette bourrasque. Juillet 1789 est l'apogée de la gloire de Necker, parce qu'il est devenu nécessaire à tout le monde, depuis le boutiquier et la lavandière jusqu'au bourgeois et à l'aristocrate; seule une poignée d'émigrés et la cour le répudient. Il n'est plus seulement un ministre écouté des milieux d'affaires ou un écrivain à la mode, mais une véritable idole, dont on ne connaît pas d'exemple avant notre époque. Or, souterrainement, le malentendu subsiste, assourdi par les acclamations de la foule. Quand il accepte de revenir à Paris, Necker sait qu'il s'enfonce dans un «gouffre », comme il le confie à son frère. Après avoir été le promoteur de l'opinion comme nouvelle composante politique, Necker en devient la victime, dès lors que l'esprit public avance plus rapidement que lui. Necker veut sauver la monarchie, si bien que les réformes qu'il pourrait proposer apparaissent vite comme beaucoup trop timides. L'espace public s'est singulièrement agrandi en quelques mois. Necker autrefois luttait avec la cour et avait l'appui d'une opinion encore vague et peu structurée; maintenant, c'est plutôt contre cette opinion qu'il va devoir s'expliquer; or elle dispose de moyens importants: l'Assemblée constituante, les journaux, les clubs, la rue! Necker est pratiquement seul avec sa réputation, dont la rapide obsolescence est devenue la principale caractéristique. Il aurait fallu un autre tempérament que le sien, pour se maintenir et, qui sait? récupérer le mouvement. Il aurait fallu aussi un autre monarque que le faible Louis XVI. Le modérantisme de Necker, de progressiste qu'il pouvait paraître jusqu'en 1788, est taxé maintenant de pusillanimité. Sa chute est programmée. Ne pouvant accepter l'abaissement de l'aristocratie ni le dépouillement du clergé, luttant pour que le monarque conserve le plus possible de prérogatives, Necker voit l'opinion se détacher de lui; d'autres tribuns deviennent plus populaires avec un programme plus audacieux. Sentant qu'il n'a plus aucun 34
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soutien et que sa vie même est en danger, il démissionne en septembre 1790, méprisé et haï de tous. Ce second départ ne déclenche pas la moindre émotion, alors qu'un an plus tôt son renvoi avait détruit la Bastille!
LA RETRAITE À COPPET
Il passe les dernières années de sa vie à Coppet, assistant à l'inexorable montée de la violence révolutionnaire. En 1794, son épouse décède. Cette perte ne le laisse pas inactif; il publie plusieurs ouvrages de commentaires et de justification, où se trouve toute sa pensée politique: Du pouvoir exécutif dans les grands Etats (1792), De la Révolution française (1796), Dernières vues de politique et de finance (1802). Quel héritage cet homme a-t-il légué au Groupe de Coppet? L'échec cuisant de son expérience du pouvoir a des conséquences graves pour Mme de Staël; être la fille de ce grand homme si vite oublié est un fardeau difficile à porter. L' histoire n'aime pas les victimes et on ne le montre que trop à Germaine, qui s'acharne, souvent maladroitement, à le réhabiliter. Sa volonté de récupérer les deux millions que Necker avait prêtés au Trésor public en 1778, contribue à envenimer le rapport qu'elle a avec Napoléon. Le culte qu'elle voue à son père aggrave les défauts du personnage aux yeux de plusieurs contemporains. Si elle l'avait moins aimé, dit-on, elle aurait été plus habile dans son plaidoyer; sa passion absolue agace plus qu'elle ne convainc. Mais il n'y a heureusement pas que cette dimension affective. Necker reste un emblème pour le groupe tout entier: il est la preuve personnifiée de l'incapacité de la Révolution à poursuivre dans la voie des réformes, sans secousses ni dérapage. Il est l'incarnation de l'échec du progressisme modéré des Lumières. Le Groupe de Coppet n'aura de cesse de trouver la solution de cette énigme, aidé en cela par l'analyse lucide que Necker luimême fait dans ses derniers ouvrages. Il aura aussi vécu suffisamment longtemps, pour devenir, à l'aube de l'Empire, l'antithèse de Napoléon. Les deux ont été des hommes providentiels 35
LE GROUPE DE COPPET
auxquels tout un peuple a cru. Le second a cet avantage sur le premier, qu'il sait utiliser le dynamisme national au profit de son ascension; Necker croyait plus en ses idées qu'en lui-même. Mais il aura aussi montré la voie sur plusieurs plans; son instinct politique et sa sensibilité à l'opinion ont fait la preuve que la chose publique n'était pas un état de fait acquis et établi, mais une donnée qui se crée. Prendre la parole, côtoyer les personnages influents, recourir à la force de l'opinion en rendant publiques les idées, les points de vue et les faits, même les chiffres: la politique se réalise dans l'action. Rien de tout cela ne sera perdu pour ses héritiers, non plus que son indéfectible fidélité aux principes qu'il a toujours défendus.
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5 UN FOYER DE PAROLE
Si la définition précise du Groupe de Coppet n'est pas aisée, c'est en partie à cause du fait que nous avons perdu pour toujours ce qui en a fait le quotidien et l'une des marques propres: la pratique de la parole. Faute de documents immédiats, il reste au moins un florilège de témoignages éloquents qui rendent compte de la puissance et de la vivacité du verbe que Mme de Staël faisait naître autour d'elle; ainsi de ces mots de Benjamin Constant: « Ce talent de conversation merveilleux, unique, ce talent que tous les pouvoirs qui ont médité l'injustice ont toujours redouté comme un adversaire et comme un juge, semblait alors ne lui avoir été donné que pour revêtir l'intimité d'une magie indéfinissable, et pour remplacer, dans la retraite la plus uniforme, le mouvement vif et varié de la société la plus animée et la plus brillante». On ne peut qu'apprécier l'extraordinaire densité de cette longue phrase où tout est dit: la parole touchait de son éclat magique les entretiens intimes de l'amitié, elle pouvait transformer la réclusion la plus obscure en espace éclatant d'entretiens et d'échanges; mais il n'y allait pas que de l'agrément et du plaisir d'être ensemble, car le verbe avait aussi une force irrépressible et redoutée par tous les pouvoirs. C'est dire, en d'autres mots, que dans les circonstances de repli ou d'exil qui lui étaient imposées, la baronne de Coppet, avec ses amis, renouvela fondamentalement l'ancien modèle de la conversation, ornement suprême de la sociabilité des élites françaises de l'Ancien Régime.
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LE GROUPE DE COPPET
LA CONVERSATION
Dans le panier si amplement garni qu'elle avait hérité de ses parents, Germaine avait trouvé, avec les millions du banquier et les relations du ministre, des habitudes domestiques régentées par sa mère, hôtesse d'un des derniers salons des temps anciens. A peine mariée, la jeune femme avait ouvert son propre salon, rue du Bac, en 1785. Ses visiteurs, qui n'étaient pas moins prestigieux que ceux de sa mère, se recrutaient dans la couche la plus verte du même vivier: étrangers de passage, faiseurs de l'opinion, gens de plume, étoiles montantes. Mais les événements allaient bientôt se charger de leur procurer d'autres emplois: de littéraires et philosophiques, les entretiens devenaient de plus en plus politiques et toujours plus animés. Cela ne pouvait que convenir à la maîtresse de maison qui trouvait dans ce changement une atmosphère propre à valoriser l'énergie de sa parole. La Révolution, qui n'épargna aucune des composantes de la société qu'elle entreprenait d'abolir, ne supprima pas l'institution des salons; elle en modifia radicalement le profil et les règles du jeu pour instaurer le modèle du club, foyer d'opinion, arsenal d'idées, ciment des factions. Mme de Staël sympathisa tout de suite avec le premier mouvement révolutionnaire, mais elle n'était ni assez radicale dans ses opinions, ni suffisamment ajustée à la rhétorique et aux manières des sans-culottes pour mêler sa voix à ce nouveau tumulte. Elle conserva à son salon quelque chose de distingué et de choisi, tout en travaillant à en faire un lieu de débat et de confrontation d'idées. Elle s'attacha une fois pour toutes à cette formule qu'elle fit revivre jusqu'à sa mort, partout où elle se rendait, et qui présida naturellement aux rencontres de Coppet, au temps où il ne s'agissait plus de contenir les excès de la Révolution, mais de résister à la tyrannie de Bonaparte. Comment cela se passait-il? A la belle saison, le château ne désemplissait pas; il pouvait y avoir jusqu'à trente personnes qui étaient logées et nourries dans un stYle qui n'avait rien de grandiose. L'un de ces visiteurs en fut même visiblement dérangé: «Je n'ai jamais rien vu de plus laid, de plus sale, de plus mal tenu; de vieux meubles en damas, des chaises en crasse
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UN FOYER DE PAROLE
et en lambeaux; on n'a pas idée de cela.» Il y avait, par moments, jusqu'à quinze domestiques dans les seules cuisines, mais la chère était très légère au repas de midi, plus abondante le soir, sans être excessivement raffinée, si l'on en juge par les menus et les listes d'approvisionnement conservées dans les archives du château. De toute évidence, l'essentiel était ailleurs: il s'agissait d'être ensemble, d'échanger, de s'instruire mutuellement et de se disputer dans des entretiens qui n'avaient rien de cérémonieux: «Rien n'était réglé - dira plus tard la comtesse de Boigne -, personne ne savait où on devait se trouver, se tenir, se réunir [... ] Toutes les chambres des uns et des autres étaient ouvertes. Là où la conversation prenait, on plantait ses tentes et on y restait des heures, des journées. Causer semblait la première affaire de chacun. » Une partie de ces conversations ne s'est pas envolée dans le vent comme le voudrait l'adage antique. Même s'il est très difficile de savoir exactement quelles ont été les sources immédiates d'inspiration de tel ou tel ouvrage, il est incontestable que bien des écrits produits dans ce cercle sont nés de l'échange, de l'information et des jugements partagés; d'autres ont été corrigés ou enrichis par leurs premiers destinataires qui étaient des auditeurs. Le poète Chênedollé, par exemple, rend compte de la façon dont Germaine écrivait De la littérature, en automne de 1799: «Mme de Staël s'occupait alors de son ouvrage; elle en faisait un chapitre tous les matins. Elle mettait sur le tapis, à dîner, ou le soir dans le salon, l'argument du chapitre qu'elle voulait traiter, vous provoquant à causer sur ce texte-là, le parlait elle-même dans une rapide improvisation, et le lendemain le chapitre était écrit.» Dans ses Journaux intimes, Constant multiplie les remarques faisant état des changements apportés à ses travaux et à ses projets, en conséquence de telle rencontre, de telle lecture ou de telle discussion. Certains textes ont même été écrits à plusieurs mains, comme Des circonstances actuelles dont une copie porte les traces de l'écriture commune de Germaine et de Benjamin. Quelques mauvaises langues eurent alors beau jeu de harponner Mme de Staël en faisant valoir qu'elle n'avait été, au fond, que l'habile secrétaire des 39
LE GROUPE DE COPPET
grands esprit qu'elle avait su réunir autour d'elle: Schlegel, Villers et Jean de Müller qui lui auraient tout dit de l'Allemagne, Constant qui lui aurait prêté sa puissance intellectuelle, notamment en matière de pensée politique, Sismondi qu'elle aurait attentivement écouté parler de l'Italie. Ces jugements sont évidemment faussés; ils témoignent avant tout d'une totale mécompréhension de ce que fut la féconde particularité et la richesse de cette sociabilité intellectuelle d'un nouveau genre. Celle-ci ne fut pas seulement pratiquée au quotidien; elle fut aussi pensée. Deux textes de Mme de Staël montrent bien qu'autour d'elle, l'exercice de la conversation, loin de se limiter à son statut de produit atavique d'une culture de société, faisait à son tour l'objet d'une réflexion lucide et critique. S'il s'agissait en premier lieu de concevoir et de transmettre des idées, il n'était pas indifférent de s'interroger sur les moyens utilisés pour le faire. Dans une esquisse récemment retrouvée, Du talent d'être aimable en conversation, et dans l'important chapitre «De l'esprit de la conversation» inséré dans De l'Allemagne, se trouvent clairement exposés les principes d'une pragmatique et une éthique de la conversation. «La première des qualités [pour être aimable en conversation] est le naturel des manières et des expressions et la seconde l'intérêt dont on est susceptible pour ce que les autres disent et pour ce qui les occupe. » Le naturel, c'est tout ce qui relève de la sincérité et non pas de la pose, de la simplicité et non pas de l'affectation, de la gaieté qui s'oppose aussi bien à la morgue qu'à la raillerie et à l'ironie. Mme de Staël ne veut ni des beaux esprits qui composent leur masque au gré des circonstances, ni des persifleurs qui finissent par tourner en ridicule jusqu'aux idées les plus graves et les plus nobles. Les nostalgiques de la bonne vieille conversation à la française, en son temps et jusqu'à nos jours, lui ont parfois reproché d'avoir trahi un modèle sacré en l'enveloppant dans la gangue du sérieux; sa réponse tient à un seul mot: la grâce, qualité suprême de la sociabilité qui réunit tout à la fois authenticité, amabilité, légèreté et respect des idées débattues comme des personnes rassemblées. Au reste, elle reconnaissait bien à la France une incontestable suprématie dans la culture de la conversation: «La
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parole n'y est pas seulement comme ailleurs un moyen de se communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c'est un instrument dont on aime à jouer et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres. » Il fallait seulement que l'instrument jouât juste et que le musicien fût un artiste inspiré, non pas un faiseur, même le plus habile. L'origine de ces conceptions n'est pas difficile à cerner. On y trouve tout à la fois l'influence de JeanJacques Rousseau (notammment celui de la Lettre à d'Alembert et des lettres parisiennes de Saint-Preux dans la Nouvelle Héloïse), la conscience d'avoir à régénérer, aux lendemains de la Révolution, ce que les temps abolis pouvaient avoir eu de meilleur, l'expérience intense et douloureuse de la confrontation des idées dès 1789 et la politisation de l'espace public, mais aussi la prise en charge d'une mission suprême, intellectuelle et morale, qui incombait désormais aux intellectuels.
LE THÉÂTRE Partout où elle se trouvait, à Vienne, à Stockholm, à Londres, à Genève, à Lausanne et bien sûr à Coppet, Mme de Staël a toujours sacrifié avec passion à son goût pour le théâtre. Là encore, elle manifestait son attachement pour une forme ancienne de sociabilité, qui convenait fort bien à son naturel si communicatif et à son goût de la parole. A ses plus belles heures, Coppet ne fut pas loin de ressembler à Ferney où Voltaire, sur ses tréteaux, avait tant joué et fait jouer - et cela pas seulement pour irriter les pasteurs genevois, ennemis du théâtre. Les pièces de Voltaire furent d'ailleurs beaucoup montées à Coppet, ce qui représente peut-être l'hommage le plus appuyé à l'homme de son siècle dans ce lieu où la maîtresse de maison nourrissait, au demeurant, des affinités plus vives avec Rousseau, tandis qu'elle regrettait les accointances trop vives du seigneur de Ferney avec le registre de la dérision et du ridicule. S'ils étaient toujours impliqués dans le rituel improvisé de la conversation, les hôtes du château participaient aussi à l'effer41
LE GROUPE DE COPPET
vescence théâtrale qui s'y manifestait. La scène était installée dans la grande galerie du rez-de-chaussée, là où fut aménagée depuis la bibliothèque. La salle pouvait accueillir jusqu'à deux cents personnes, mais on en compta plus d'une fois jusqu'à trois cents, les hommes se serrant debout dans les coins. Et, comme dans les théâtres publics, on ne se contentait pas d'une seule pièce; on en enchaînait au moins deux dans des séances qui pouvaient durer jusqu'à sept heures d'affilée. Pendant les entractes, les domestiques servaient des rafraîchissements qu'à cause de la presse, ils devaient faire passer par les fenêtres, sur des plateaux suspendus à des perches, alors que dans la cour, les garçons d'écurie et les cochers s'efforçaient de démêler la confusion des nombreux équipages: «La foule sera prodigieuse et le concours de voitures considérable, en sorte qu'il est bon de partir de bonne heure, afin que nous et nos chevaux soyons convenablement placés. » (Jean Picot). Les rôles étaient tenus par Mme de Staël et ses enfants, par des voisins, comme Mme Odier de Genève ou M. Guiguer de Prangins, par des hôtes remarquables comme Elzéar de Sabran ou Juliette Récamier. Dans Andromaque, cette dernière joua le rôle principal, tandis que Mme de Staël était Hermione et Benjamin Constant, Pyrrhus. Rôles faits sur mesure en ce temps de grand tumulte dans leur relation, et peut-être d'autant plus malaisés à jouer. En tout cas, c'est une prestation qui valut à Constant cette sentence un peu facile, mais non moins cruelle: «Je ne sais pas si c'est le roi d'Epire, mais c'est bien le pire des rois. » La petite histoire du théâtre à Coppet abonde en anecdotes savoureuses. Mais on aurait tort de s'en contenter. Car il faut mettre avant tout en évidence l'apport considérable des auteurs de Coppet à l'histoire du théâtre européen, à la fois comme objet de pensée et comme pratique dramatique et scripturaire. On attribue à Jacques Necker en personne une série de comédies de société qui n'ont jamais été retrouvées, ce qui n'est pas le cas des pièces écrites par sa fille. Il y en a au moins quatorze qui vont des scènes de pur divertissement aux tragédies domestiques, historiques à la Voltaire ou révolutionnaires, en passant 42
UN FOYER DE PAROLE
par des œuvres inspirées par le théâtre d'éducation selon le modèle de Mme de Genlis et des comédies aux titres évocateurs comme La Signora Fantastici, sans parler de ce texte inclassable intitulé Sapho qui reprend le thème de la femme de génie exposé dans le roman Corinne. Ces contributions sont mal connues parce qu'elles n'ont guère été éditées (certaines d'entre elles même pas du tout), mais les genres pratiqués montrent bien que l'auteur est en adhésion presque totale avec l'actualité plutôt figée du théâtre français de ce temps. Elle se montre beaucoup plus originale dans ses textes théoriques, en particulier dans De l'Allemagne et dans De l'esprit des traductions (1816), où elle manifeste une conscience très vive du théâtre non seulement comme littérature, mais comme art de la représentation: «le théâtre est vraiment le pouvoir exécutif de la littérature », dira-telle significativement. D'une façon générale, le théâtre a été l'objet de nombreux écrits dans son entourage. Ils sont marqués par ce qui fait, sur toute question, la particularité du Groupe de Coppet: écoute critique du temps présent, multiplicité des approches, intérêt pour l'ensemble des productions européennes dans une perspective précomparatiste. Deux axes principaux se dessinent dans ce discours: l'approche renouvelée de l'héritage du théâtre antique et l'examen des modèles étrangers, anciens et nouveaux, qui pourraient permettre de régénérer le théâtre français jugé - comme toute la production littéraire - «stationnaire ». Les ouvrages majeurs dans ce sens sont le Cours de littérature dramatique (1814) de Schlegel, les Considérations sur l'art des acteurs tragiques français (1800) de Wilhelm von Humboldt, certains chapitres du traité De la littérature du Midi de l'Europe (1813) de Sismondi, ainsi que la fameuse préface donnée par Benjamin Constant à son adaptation de la tragédie de Schiller, Wallstein (1809). Tout ce qui fera bientôt l'essence du drame romantique français est déjà pleinement exprimé dans ces textes fondateurs. Comme toujours, pratique et pensée critique vont de pair à Coppet, dans des positions marquées à la fois par un attachement à d'anciennes valeurs et par une très vive intuition réformatrice. La cas du Wallstein de Constant est particulièrement exemplaire 43
LE GROUPE DE COPPET
sur ce plan. Mis au ban de la vie politique active après son éviction du Tribunat par Bonaparte en 1802, tiraillé plus que jamais par les sentiments violemment contradictoires qu'il nourrit à l'égard de Germaine de Staël, stimulé sans doute par l' engouement théâtral qui s'est emparé de Coppet, Constant passe l'arrière-automne de 1807 à composer cette tragédie. Il prétend écrire seulement «pour tuer le temps », mais il nourrit en réalité de grandes ambitions, espérant qu'un succès au théâtre pourrait lui apporter à Paris la renommée qui lui est désormais interdite en politique: «cette tragédie fera peut-être ma réputation ». Il est donc bien persuadé que certains des codes de valorisation sociale les mieux établis n'ont pas changé à Paris depuis un siècle et demi et il prétend se lancer sur cette voie assurée. Mais il produit finalement un monstre de deux mille sept cents vers, injouable et en effet jamais joué, même pas à Coppet, assorti pourtant de «Quelques réflexions sur la tragédie de Wall stein et sur le théâtre allemand» qu'on considère aujourd'hui comme profondément novatrices, étape capitale dans l'histoire de la réflexion française dans le domaine de l'esthétique théâtrale.
LA CORRESPONDANCE
«La correspondance pour moi est vive comme la parole» confiait Mme de Staël qui laissa près de dix mille lettres adressées à un demi-millier de destinataires disséminés dans l'Europe entière et jusque dans le Nouveau Monde. Comme la parole vivante est le ciment de la conversation, la lettre est l'instrument premier de la relation. A travers eUe, Coppet étend son rayonnement bien au-delà des murs du château; plusieurs figures importantes du groupe n'y auront même jamais séjourné, leur influence s'exerçant à distance, par le biais de la lettre ou lors de rencontres qui eurent lieu extra-muros; tels, par exemple, Charles de Villers, qui fut, pour Mme de Staël, l'un des premiers et des plus profonds initiateurs à la culture allemande ou le poète et homme politique milanais Vincenzo Monti auquel 1'auteur de Corinne doit une grande part de son information sur l'Italie.
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UN FOYER DE PAROLE
De la même façon qu'elle traitait avec passablement de liberté les rituels codifiés de la conversation de salon, la baronne pratiqua l'art épistolaire avec ce mélange de spontanéité, de vivacité et de recherche qui caractérise les formes de son expression. L'écriture avait même été instituée au château comme un exercice parallèle aux échanges verbaux. D'une chambre à l'autre, d'un étage à l'autre, quand ce n'était pas autour de la table, on s'échangeait volontiers des billets. L'écrit et le dit, dans certaines circonstances bien définies, pouvaient avoir le même statut. C'est peut-être en partie pour cette raison que là encore, Coppet apporte à des pratiques anciennes une vigueur renouvelée qui met à mal conventions et formes fixes. Grâce à d'importantes entreprises d'édition savante, qui sont encore en cours pour la plupart d'entre elles, on commence à prendre la mesure de la richesse extraordinaire du patrimoine épistolaire constitué autour de Coppet. Dans les lettres accumulées de Germaine de Staël, de Constant, de Sismondi, de Bonstetten, de Jean de Müller ou de Friederike Brun, ce ne sont pas seulement des informations de première valeur qui apparaissent et nous renseignent sur la vie de ces personnages; c'est toute une culture de l'expression épistolaire qui se dévoile en révélant notamment ses affinités avec la conversation. Il convient néanmoins de lire ces brillantes missives avec certaines précautions. Tout d'abord pour la raison très générale que, à l'instar de la parole dans la conversation, les mots de la lettre s'ordonnent pour une part majeure en fonction du destinataire et de l'effet recherché: on a beau promouvoir l'enthousiasme et prétendre jouir de la liberté du verbe qu'on s'accorde à soi-même, l'expression reste soutenue par des exigences rhétoriques contraignantes, mais garantes en même temps du registre très élevé pratiqué habituellement dans ces échanges épistolaires. En un mot, même quand elle est spontanément prononcée ou couchée sur le papier à lettre, la parole n'est pas pleinement transparente; elle a toujours quelque chose d'apprêté, même si c'est, comme ici, avec le plus grand talent. C'est pourquoi ses manifestations nous renseignent toujours au moins autant sur la culture qui détermine cette parole que sur les contenus qu'elle 45
LE GROUPE DE COPPET
véhicule. D'autre part, il ne faut pas oublier que ces correspondances se sont répandues sur toute l'étendue d'une Europe placée sous le contrôle des polices soumises les unes après les autres à l'autorité de Napoléon et de son redoutable dispositif de censure; c'est encore un écran ou un filtre, d'une autre nature certes, qui s'érige entre la forme et le sens des mots. Enfin, il convient de rappeler que ces documents épistolaires nous parlent autant par ce qu'ils disent que par leurs silences: pour ces milliers de lettres conservées, combien ont été perdues et qu ' auraient-elles à nous dire? On ne regrettera jamais assez, par exemple, la destruction de la correspondance intime entre Germaine de Staël et Benjamin Constant, qui nous conduirait sans doute à réviser la légende de leurs amours, laquelle a trop souvent tenu lieu d'histoire du Groupe de Coppet. «Ecrire des lettres - écrivait Mme de Staël à son fils Auguste - est un exercice de l'esprit et du cœur.» Cette seule phrase révèle beaucoup de la particularité de Coppet où vie intellectuelle et vie des sentiments n'ont jamais été strictement séparées. Mais l'examen plus large de la correspondance des auteurs qui furent attachés à ce lieu dévoile ou confirme d'autres enseignements. Tout d'abord, l'identité des correspondants, parmi lesquels se trouvent les plus grands représentants de toutes les élites européennes de ce temps, de Potocki à La Fayette ou de Wellington à Talma, suffit à définir l'importance du lieu sur la carte intellectuelle et politique du continent. On y découvre aussi les rapports privilégiés que ce centre reconnu entretenait avec d'autres pôles de nature comparable: le Weimar de Goethe et de Schiller, la Zurich d'Henri Meister, le cercle de Rahel Levin-Varnhagen à Berlin, le palais de la comtesse d'Albany à Florence, le milieu parisien des Idéologues, le grand carrefour aristocratique de Vienne. Relation, échange, rayonnement: ces mots qui s'imposent quand on parle de correspondance conviennent très bien et beaucoup plus largement à cet inépuisable foyer de parole que fut Coppet.
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6 LITTÉRATURE ET ENGAGEMENT
Comme nous le verrons par la suite, le rapport des membres du Groupe de Coppet au 18e siècle qui les a vus naître et se former est marqué tout à la fois par la fidélité et par le besoin d'un repositionnement. La première se manifeste notamment dans les convictions qui ont formé leur posture d'écrivains dans la société. Voltaire et tant de ses contemporains avaient fixé pour longtemps les fondements moraux de la responsabilité sociale de ceux qu'on appellera plus tard les « intellectuels» ; ils avaient aussi établi des modèles d'action. Mme de Staël et ses amis assumèrent pleinement cet héritage, mais ils lui donnèrent une dimension nouvelle, d'une part, parce que les conditions d'exercice de la parole et de l'écriture avaient changé et, de l'autre, parce que ces auteurs manifestent une conscience critique absolument inédite par rapport à la littérature elle-même et à son rayonnement dans la société. Le temps n'était plus à la conquête, comme du vivant de Voltaire, « l'homme des trompettes» (selon le mot Chateaubriand). Désormais, il ne suffisait plus de postuler des valeurs et d~ se battre, la plume à la main, pour les faire triompher dans un monde à transformer. Les événements avaient montré que les changements n'apportaient aucune garantie à la promotion de ces valeurs; ce pouvait même être le contraire. La parole publique avait aussi révélé toute sa puissance, plus souvent pour le pire que pour le meilleur; aiguisé par la rhétorique révolutionnaire, amplifié par les conditions d'une confrontation radicale, cet instrument du combat utilisé par les penseurs était apparu comme une arme à double tranchant. On ne pouvait plus croire qu'il suffisait de se faire entendre, en postulant le bien, pour assurer
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son triomphe. Il y avait même toutes les raisons de mettre en question l'efficacité de la parole et du langage dans la transmission des idées. De même, les lieux et les canaux de diffusion de la parole avaient changé. Les journaux s'étaient multipliés et diversifiés, après avoir révélé toute leur efficacité dans la formation de l'opinion. Les publicistes avaient alors pris une grande importance, qui se mesure très bien quand on considère les restrictions dont ils furent victimes sous le règne de Napoléon Bonaparte. Les institutions d'éducation avaient commencé à prendre la forme moderne que nous leur connaissons, sous le patronage et le contrôle de l'Etat, donnant lieu à des publications d'un nouveau genre, les cours, qui secondaient maintenant l'ancien modèle du traité dans la diffusion des connaissances. Les parlements successifs de la Révolution avaient eu leur prolongement dans le Tribunat, puis la Chambre, lieux privilégiés de l'éloquence politique dont les morceaux les plus frappants trouvaient souvent un écho plus durable dans la presse. Quant aux libelles, aux brochures et aux feuilles, véhicules éprouvés depuis longtemps, ils n'avaient rien perdu de leur efficacité. La situation des belles-lettres avait été affectée elle aussi par les grands bouleversements. L'histoire littéraire retient volontiers le cliché d'une époque de disette en cette matière; il paraît beaucoup plus juste d'essayer de comprendre, en cette période de trouble, la crispation d'une grande partie des écrivains autour des modèles reconnus du classicisme et, en même temps, d'observer les efforts de ceux qui cherchaient activement d'autres voies; les membres du Groupe de Coppet seront, parmi ces derniers, les plus actifs et les plus talentueux, de même qu'ils apportèrent aux autres formes d'écrits les contributions les plus remarquables.
DIVERSITÉ DES FORMES, MULTIPLICITÉ DES OBJETS
Il n'est pas facile de rendre compte de l'activité d'écriture de ces auteurs qui furent extraordinairement prolixes, dans une diversité de formes tout aussi étonnante. A vrai dire, si l'on dresse le catalogue de leurs publications, on se rend compte 48
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qu'ils ont apporté à leur temps des contributions essentielles dans tous les domaines de la vie politique, sociale et intellectuelle. Dans le fil de la tradition du grand essai fixée par des monuments comme De l'esprit des lois de Montesquieu ou l'Essai sur les mœurs de Voltaire, ils donnèrent des ouvrages de la même importance; le plus remarquable est évidemment l'immense De la religion que Constant mûrit et conçut pendant quarante ans. Non moins fondamentaux, pour l'histoire des idées, devaient s'avérer le De la littérature (1800) de Mme de Staël ou les Principes de politique (1806 et 1815) de Constant, mais d'autres productions, peut-être moins connues, méritent d'être citées, tout d'abord parce qu'elles eurent un réel retentissement et aussi parce que leur collection permet de mesurer toute l'ampleur du spectre de la réflexion poursuivie dans ce milieu. Pour ce qui regarde la pensée politique, Constant fut accompagné très efficacement par Sismondi, auteur des Recherches, puis des Etudes sur les constitutions des peuples libres (17971801 et 1836), mais aussi par Mme de Staël, même si la pensée de cette dernière dans ce domaine, manifestée de manière diffuse dans toute son œuvre, n'a finalement pas été exposée dans un grand traité. Sismondi fut aussi celui qui poussa le plus loin la réflexion dans le champ de l'économie, notamment à travers De la richesse commerciale (1803) et les Nouveaux principes d'économie politique (1819 et 1827), mais il se distingua également par les sommes qu'il produisit dans le domaine de l'histoire et de l'histoire littéraire: Histoire des républiques italiennes du Moyen Age (1807-1807), Histoire des Français (1821-1844), Histoire de la renaissance de la liberté en Italie (1832), De la littérature du Midi de l'Europe (1813). Prosper de Barante exerça ses talents dans les mêmes disciplines lorsqu'il donna son imposante Histoire des ducs de Bourgogne et de la maison de Valois (1835-1836) et son Tableau de la littérature française pendant le dix-huitième siècle (1809), ouvrage trop peu connu, bien qu'il ait été réédité plusieurs fois et qu'il s'impose comme un apport de toute première valeur à l'histoire de l'histoire littéraire française.
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Bonstetten, lui, à la fois plus pragmatique et plus spéculatif, publia de nombreux ouvrages témoignant de ses préoccupations sociales, comme les Pensées sur divers objets de bien public (1815), de son intérêt pour l'histoire de la terre avec La Scandinavie et les Alpes (1826), de ses intuitions pré-anthropologiques exposées dans L'Homme du Midi et l'homme du Nord (1824), comme de ses penchants pour la philosophie morale qui s'expriment entre autres dans les Recherches sur la nature et les lois de l'imagination (1807) et dans les Etudes de ['homme (1821). Dans le domaine de la philosophie, Mme de Staël s'était aussi distinguée dès ses premiers écrits, notamment avec l'essai De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796), mais, tout en s'y essayant elle-même, elle se préoccupa de faire connaître la philosophie, en particulier dans De l'Allemagne (1813) où les penseurs prennent autant de place que les poètes. C'est cette sensibilité à la diversité européenne qui l'a poussée, elle et son entourage, à décrire les multiples facettes du continent pour souligner la richesse de la diversité. De l'Allemagne peut ainsi être considéré non seulement comme un livre pionnier sur ce pays, mais aussi comme un ouvrage fondateur du comparatisme, de même que le fameux Cours de littérature dramatique (1814) d'August Wilhelm Schlegel et que l'essai de Charles de Villers, Erotique comparée (1809), où sont mises en regard les poésies amoureuses de France et d'Allemagne; c'est dans le même esprit comparatiste, mais dans une perspective économique et politique, qu'Auguste de Staël publiera ses Lettres sur ['Angleterre (1825), tandis que Bonstetten suivait la même pente, en géologue cette fois-ci, dans La Scandinavie et les Alpes. La liste est déjà très impressionnante, et l'on n'a encore rien dit du grand nombre de publications inspirées par les réactions immédiates aux événements. Il y eut une infinité de discours et d'articles dans la presse (dus principalement à Constant), et beaucoup d'ouvrages ou de brochures qui, quoique strictement liés à des circonstances toutes particulières, renferment des considérations qui dépassent largement le contexte conjoncturel de leur production. Des réactions politiques (1797) ou Des effets 50
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de la Terreur (1797) de Benjamin Constant, tout comme son De l'esprit de conquête et de l'usurpation (1814) et ses Mémoires sur les Cent-Jours (1819), de même que Des circonstances actuelles qui peuvent achever la Révolution (1798) de Mme de Staël, sont des textes extrêmement riches, qui complètent, en les éclairant par l'expérience du réel, les grands traités écrits dans une perspective générale. Il n'a pas été non plus question, jusque-là, de ces œuvres qui ont longtemps assuré à leur auteurs la place enviable qu'ils occupent dans l'histoire littéraire: les grandes fictions que furent Delphine (1802) et Corinne (1807) de Mme de Staël, Adolphe (1816) de Constant, pour ne mentionner que les titres connus et toujours cités. Car il faut préciser qu'il y en eut beaucoup d'autres, en dehors de la production théâtrale et de la poésie occasionnelle dont il a déjà été question. Il faut au moins mentionner les nouvelles de jeunesse de Mme de Staël, écrites dans les années 1786-1794, les fictions autobiographiques de Constant, Amélie et Germaine (1803), Cécile (1810-1811) et Ma vie (1811-1812), le roman historique de Sismondi, Julia Sévéra ou l'an quatre cent quatre-vingt douze (1822). Or ce qui est remarquable, ce n'est pas, pour elles-mêmes, la multiplicité des pistes parcourues et la diversité des pratiques mises en œuvre. Car après tout, de Voltaire à Jean-Paul Sartre, on sait bien que ces deux caractéristiques sont souvent présentes dans l' œuvre des écrivains de l'engagement, ces batailleurs au service de leurs propres convictions. Si Coppet se distingue dans cette constellation d'auteurs combatifs, c'est parce que, derrière l'incontestable unité du projet intellectuel défendu avec un réel acharnement, s'exprime une réflexion profonde sur les limites de l'engagement des hommes de parole et de plume.
«J'AI DÉFENDU QUARANTE ANS LE MÊME PRINCIPE, LIBERTÉ EN TOUT ... »
«J'ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en poli51
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tique» ; cette célèbre affinnation proférée par Benjamin Constant à la fin de sa vie pourrait être appliquée au Groupe de Coppet tout entier, peut-être pas exactement pour ce qui regarde son contenu (des nuances devraient être alors apportées), mais dans cette idée générale d'une cause privilégiée qui aura été défendue fidèlement, par tous les moyens et en toutes circonstances. Il sera temps plus tard de se pencher sur cette cause elle-même et sur le faisceau d'idées fortes qu'elle a pu entraîner; pour l' heure, il s'agit de comprendre comment s'articulent ces deux énergies apparemment contradictoires, l'une tendant à resserrer les idées autour d'un noyau central, l'autre poussant les fonnes de l'expression vers la multiplicité la plus ample possible. Ce double mouvement est parfaitement dessiné par Mme de Staël dans l'essai si inspiré et si novateur qu'est De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. On y trouve une définition de la littérature «dans son acception la plus étendue; c'est-à-dire renfennant en elle les écrits philosophiques et les ouvrages d'imagination, tout ce qui concerne enfin l'exercice de la pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées ». Mais on constate que cette perspective largement englobante comporte en elle-même une distinction entre «écrits philosophiques» et «ouvrages d'imagination». Les premiers sont ces textes - essais, traités, cours, exposés, discours - qui assurent la transmission d'infonnations et d'idées générales pouvant toucher toutes les sphères de la vie sociale: la politique, l'économie, la religion, la philosophie, la littérature. Ils s'écrivent dans des fonnes langagières propres à servir cette vocation, c'est-à-dire en confonnité avec les anciens modèles de la rhétorique et d'un point de vue d'où ne saurait être remise en cause la capacité du langage à fonnuler clairement et efficacement les idées. Si de tels ouvrages sont propres à se distinguer, c'est par la qualité de l'infonnation qu'ils contiennent, par la force et la nouveauté des idées qu'ils exposent, par l'habileté qu'ils dénotent dans l'usage des modèles d'expression choisis. De la littérature peut être considéré comme l'un des meilleurs exemples apportés dans ce sens par le Groupe de Coppet. Très mal accueilli par l'officialité du Consulat lors de sa parution, 52
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longtemps oublié ou mal jugé, c'est un texte généralement reconnu aujourd'hui comme une étape capitale dans l'évolution de la pensée esthétique. La littérature n'y est plus seulement regardée comme un ensemble de productions remarquables, mais comme un phénomène culturel au sens le plus moderne du terme, issu d'un ensemble de conditionnements différents: politiques, climatiques, économiques, religieux, sociaux, moraux. C'est aussi dans cette perspective qu'il convient d'envisager les fictions ou les «ouvrages d'imagination» que les auteurs du groupe ont également produits, en moins grand nombre peut-être que les «écrits philosophiques», mais avec le même talent et la même force d'innovation. Déjà dans son précoce Essai sur les fictions (1795), Mme de Staël exprimait clairement qu'aux anciens modèles du roman de chevalerie et des nouvelles historiques, elle préférait de loin les fictions qu'elle qualifiait de «naturelles », où «tout est à la fois inventé et imité, où rien n'est vrai, mais où tout est vraisemblable». Ce sont des œuvres qui poursuivent un but moral et qui sont donc aussi, comme les essais et les traités, mais d'une autre façon, philosophiques. Pour produire de telles œuvres, il faut renoncer aux poncifs de la tradition romanesque, de même qu'il faut abandonner le modèle voltairien du conte philosophique. Là, du moment que tout baigne dans le merveilleux et le grotesque, les personnages et les situations sont des emblèmes, mais ne peuvent pas servir d'exemples. Or c'est justement d'exemples dont a besoin le lecteur de ce roman philosophique d'un nouveau type. Celui-ci doit donc être aux antipodes de l'essai ou du traité, comme du conte ou de la fable. Il ne doit être ni l'exposé, ni l'illustration des idées, mais un récit qui les mette à l'épreuve d'une destinée individuelle. Par ailleurs, de même qu'un traité peut défendre, par exemple, les principes de politique adéquats pour l'établissement et la préservation de la liberté, le roman doit être le lieu d'exposition de nouvelles aspirations littéraires. C'est ainsi que, dans Delphine et plus encore dans Corinne, Mme de Staël sonne la charge contre la sclérose de l'orthodoxie littéraire et le précepte classique de l'imitation; elle revendique une esthétique du divers et de la spontanéité, dans des accents romantiques qui ne sont pas encore d'actualité en France.
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Le lien entre les traités et les fictions est donc étroit, mais il a pris une nouvelle coloration par rapport aux exemples d'auteurs antécédents, comme Voltaire. Et c'est là que se manifeste l'une des caractéristiques les plus saillantes du Groupe de Coppet. Car la question n'est pas seulement de savoir quel type de fiction il convient maintenant de produire. S'il faut raconter des histoires qui mettent le lecteur en présence d'une intégration des idées dans la vie de personnages individualisés, c'est parce qu'on ne peut pas se contenter de formuler et de diffuser des idées, si pertinentes soient-elles. Les circonstances politiques et sociales qui ont accompagné les activités du groupe ont montré à ses membres que les événements conduits par les idées avaient une répercussion parfois douloureuse sur la vie des hommes en tant qu'individus, en tant que personnes. Le recours à la fiction permet de mettre les idées à l'épreuve de la vie et, par là même, d'interroger le rapport entre la dimension générale qui est faite de principes, de conventions, de modèles et la sphère individuelle. Ce rapport s'avère justement très complexe et difficile, notamment à cause du fait que si les éléments constitutifs de la dimension générale sont clairement définissables, il n'en va pas du tout de même pour l'individu, pour la personne humaine. Car celle-ci n'est pas seulement faite de convictions qui peuvent être solides, mais aussi de sentiments, d'émotions, de désirs, sans parler de l'imagination, autant de constituants qui rendent l'homme fragile, y compris celui qui prend la posture de l'autorité pour énoncer des idées générales.
LES LIMITES DE L'ENGAGEMENT OU LA FÊLURE DE LA MODERNITÉ
Si l'on se contente de lire les grands ouvrages théoriques et généraux produits dans l'entourage de Mme de Staël, on peut être amené à ne considérer que les idées qui y ont été défendues. Or, la lecture parallèle des traités et des fictions permet de comprendre que Coppet ne fut pas seulement un creuset d'opinions, mais qu'il fut aussi le lieu d'une interrogation portée 54
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jusque sur les conditions dans lesquelles les idées et les opinions sont formulées. Delphine, Corinne et Adolphe renvoient à leurs lecteurs le malaise des personnages confrontés à la rigidité des idées générales, quelles qu'elles soient, et à la rigueur des formes sociales qui règlent les comportements autant que le langage. En d'autres termes, ces œuvres mettent en scène le drame inévitable qui frappe toute personne lorsque sont mis en situation de confrontation les intérêts de la collectivité et les aspirations de l'individu. Domaine public et sphère privée y sont clairement distingués et réunis dans un rapport de grave tension qui affecte aussi la position de l'écrivain dans la société. Dès lors, on comprend bien que prendre la parole au milieu du public pour l'instruire, le persuader ou le gagner à une cause, ne peut pas se faire en dehors de cette tension. Il y a donc, d'une part, des formes contraignantes. Parmi elles, l'écrivain est particulièrement sensible à celles qui régulent la prise de parole au milieu du public et qui sont censées renforcer l'efficacité de cette parole dans la transmission des idées. Ce sont les lois de l'éloquence, c'est-à-dire la rhétorique, et les principes qui codifient le langage verbal, ne serait-ce que pour assurer la transparence du vocabulaire et, par la syntaxe, la clarté de la phrase. Or Mme de Staël et ses amis ont pris conscience des défauts, des insuffisances qui touchent le langage dans ces deux dimensions. Les événements de la Révolution avaient conféré à la parole publique une puissance qu'elle n'avait jamais eue auparavant, mais ils en avaient du même coup révélé toutes les faiblesses. «Il y a longtemps que nous savons, écrit Constant en 1807, que les agitations révolutionnaires ont dénaturé la langue», tandis que Mme de Staël, dans l'actualité de 1798, faisait déjà observer ceci: «Depuis que la force ne dédaigne plus de se servir de la parole, la vérité est beaucoup plus obscurcie qu'elle ne l'a jamais été. [ ... ] Il n'est pas une idée, pas une assertion, vraie ou fausse, que les mots ne puissent exprimer.» Admirable et irremplaçable instrument, la parole reste toujours soumise à ses conditions d'utilisation. La rhétorique est bien là pour appuyer son pouvoir, mais elle n'assure nullement sa fiabilité sur le plan de la vérité et de la valeur
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morale des idées qu'elle profère. C'est un doigt suspicieux qui est posé sur les lois de l'éloquence du moment qu'elles sont capables de promouvoir le mensonge et même de provoquer l'accomplissement des pires attentats au bien public. C'est donc sans illusions et en toute prudence qu'on recourra soi-même à ces lois pour rédiger des traités, des cours et des discours. D'autre part, dans les fictions, les personnages sont appelés à mesurer la valeur de ces mêmes formes du langage dans leur utilisation privée. Adolphe, par exemple, se présente à l'ouverture du roman comme nourrissant «une insupportable aversion pour les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques». Dans la suite de son aventure, il comprendra qu'en dehors des expressions toutes faites, les mots eux-mêmes nous trahissent, soit parce que nous les utilisons sans en mesurer tout le poids, soit parce qu'ils ne sont pas compris de la même façon par l'un et l'autre des partenaires de la communication, soit, pire encore, en raison des stratégies plus ou moins basses auxquelles ils sont soumis. C'est ainsi qu'Adolphe avoue, navré mais sincère: «Je n'envisageais plus mes paroles d'après le sens qu'elles devaient contenir, mais d'après l'effet qu'elles ne pouvaient manquer de produire.» On pourrait apporter encore bien des exemples qui ne feraient que renforcer le constat: la langue n'est pas transparente en elle-même et son utilisation est rendue d'autant plus problématique lorsqu'elle est assurée par des sujets qui, eux-mêmes, ne sont pas exempts de faiblesses. Car, en face des formes qui configurent et contraignent les rapports sociaux, il faut encore considérer les individus qui sont appelés à en user et qui s'avèrent eux aussi très problématiques. Le sujet est instable, secoué qu'il est par des sentiments contradictoires, trompé par son imagination, trop souvent incapable de soumettre ses désirs et ses illusions au pouvoir de sa raison. Dans ces temps incertains où, selon Constant «nous sommes entre des vieillards dans l'enfance et des enfants fatigués», les sujets prennent pleinement conscience de leur fragilité. Ils ne se contentent pas de la constater et de la regretter pour leur génération qu'ils qualifient volontiers de «mutilée, fatiguée, décolorée» comme pour la personne humaine en général. Par le biais 56
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des fictions et, plus directement, dans la correspondance et dans l'écriture intime, ils ne cessent de s'inclure dans cette observation sans doute peu rassurante pour des sujets qui, en même temps, prennent régulièrement la pose magistrale pour exposer des opinions et des idées. Ainsi, dans le cas du Groupe de Coppet, la pratique de la littérature au sens le plus large doit être considérée dans son ensemble, dans toute sa diversité. Ce qui apparaît alors, ce sont deux choses contradictoires, mais absolument inséparables: d'une part, la volonté permanente de défendre des opinions et de faire connaître des idées dans une posture qui serait celle de «l'homme des trompettes» et, d'autre part, l'expression douloureuse et angoissée des doutes qui semblent miner de l'intérieur l'autorité du sujet de la parole. La fêlure de la modernité se dessine nettement et elle touche aussitôt l'homme partagé entre la vocation publique et la dimension privée de son être. Un tel déchirement pourrait suffire à faire taire des auteurs aussi clairement conscients du drame de leur situation ambiguë. On sait bien que c'est le contraire qui s'est produit dans ce groupe, non pas parce que ses membres auraient été foncièrement inconséquents, mais parce qu'ils ont toujours su distinguer les différents rôles que le sujet est appelé à jouer dans son existence au milieu des autres. «N'écrivons pas pour nous comme pour le public», écrit Constant dans Amélie et Germaine: quels que soient les doutes et la douleur de l'individu et quelles que soient les circonstances, il y a une responsabilité à assumer par rapport à ses propres idées qui ne concernent pas en premier lieu l'homme privé, mais bien la société. Il faut savoir, alors, endosser le costume de l'autorité, même si l'on s'y sent mal à l'aise, quitte à projeter ses atermoiements dans la fiction ou à les confier directement aux formes de l'écriture intime.
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Outre l'abondance des textes d'idées et des œuvres de fiction produits à Coppet, on ne peut pas manquer de relever le grand nombre d'écrits qu'on qualifiera sommairement d'autobiographiques. Mais là encore, il faut commencer par mettre en évidence leur diversité. Avec, d'un côté, les Mémoires de SaintSimon dont une première édition fragmentaire venait seulement d'être publiée et, de l'autre, les Confessions de Rousseau, les écrivains de la fin du 18e disposaient, dans ce genre d'écrits, de deux modèles qui allaient devenir canoniques: le premier apportait un degré inédit de perfection à cette formule ancienne qui donnait corps au témoignage de la perception du monde des hommes par un sujet bénéficiant d'un point de vue privilégié; le deuxième renouvelait fondamentalement la pratique de l'écriture personnelle en faisant du sujet lui-même confronté à son environnement le centre, le cœur de l'analyse et du discours. Casanova, Restif de la Bretonne, Mme Roland et tant d'autres s'inscrivirent brillamment dans cette double lignée. On pourrait penser, au premier abord, qu'il en alla tout simplement de même pour les membres du Groupe de Coppet. Il s'avère cependant que leur rapport à l'écriture du moi ne se limite pas à une imitation ou au renouvellement de pratiques établies. La singularité des individus n'apparaît-elle pas plus nettement dans ce genre d'écriture que dans tout autre? Nous verrons que les textes euxmêmes présentent beaucoup d'autres particularités.
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L'ÉCRITURE DU MOI AU MILIEU DU MONDE
MÉMOIRES DE LA VIE PUBLIQUE
Plusieurs des amis de Mme de Staël occupèrent des fonctions publiques qui leur assuraient un point de vue de choix sur un certain nombre d'événements, Ils ne furent pas tous aussi éloquents que le sera Chateaubriand dans ses Mémoires d'Outre-Tombe, mais leurs témoignages ne manquent pas d'intérêt. Charles-Victor de Bonstetten publia à la fin de sa très longue existence des Souvenirs écrits en 1831 qui sont une réflexion condensée de vieux sage sur les temps si troublés qui l'ont vu exercer des emplois dans l'administration de la République de Berne, voyager, penser et écrire. Mais sa plume n'est nullement celle d'un fonctionnaire: alerte, pleine de vie et de causticité, elle raconte les débuts d'une existence faite de déplacements et de rencontres soumis au plus heureux des déterminants: le hasard, sans lequel, dit Bonstetten, «je n'aurais jamais pensé à me faire auteur et ma vie se fût malheureusement éteinte dans Berne révolutionnée et pleine de haine et de ténèbres ». C'est aussi l'enchaînement fortuit des circonstances qui le conduisit à Coppet; mais ses Souvenirs, au demeurant bien fragmentaires, n'en disent mot, hélas. Prosper de Barante, lui aussi au service d'un Etat en tant que préfet, puis ambassadeur de France et finalement grand notable de la vie publique et intellectuelle écrivit à son tour des Souvenirs, mais avec cette différence qu'ils ne furent pas publiés de son vivant. Bonstetten qui appartenait à la génération de Jacques Necker, manifeste en tout ce qu'il écrit une extraordinaire indépendance d'esprit, notamment par rapport aux modèles sociaux et culturels dans le milieu du patriciat dont il était issu. Barante, lui, qui aurait pu être son petit-fils, célèbre, en pleine Restauration, les valeurs de l'ancienne noblesse en incarnant à sa façon la figure de l'aristocrate lettré engagé dans le monde, mais toujours soucieux de préserver son indépendance de jugement et d'épargner à son lecteur des confidences intimes qui pourraient froisser le bon goût. Dans ses écrits, c'est la dimension du témoignage qui domine: réminiscences, descriptions, récits, opinions. Mais peu d'épanchements intimes. On pourrait faire à peu près les mêmes remarques 59
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à propos du Journal parisien des années 1797-1799 de Wilhelm von Humboldt, très riche en informations plus que précieuses et en observations qui font de ce texte une formidable étude à la fois politique, sociologique et culturelle de ces années charnières qui consacrèrent l'avènement de Bonaparte. C'est pendant ce séjour à Paris qu'il rencontra régulièrement Mme de Staël et ses hôtes habituels d'alors: Constant, Claude Hochet, le diplomate suédois Carl Gustav Brinckman, le Genevois Marc-Auguste Pictet, le poète danois Jens Baggesen, tout un Groupe de Coppet réuni à Paris et traité par l'érudit allemand sans beaucoup de ménagements: «Frappante chez Constant est sa manière de ne pas rester tranquille un seul instant, sa silhouette déjà maigre n'en paraît que plus grande encore, de se tourner d'un côté puis de l'autre et surtout de se ronger les ongles»; quant à Mme de Staël, Humboldt la trouve captivante, mais il ne peut s'empêcher de regretter qu'elle n'y entende absolument rien en matière de poésie. Les deux ténors du groupe ont eux aussi donné dans les mémoires ou dans l'exposé d'un point de vue personnel et bien informé sur les choses publiques. Le monument, en la matière, ce sont les Considérations sur la Révolutionfrançaise, dernier ouvrage de Mme de Staël publié après sa mort, en 1818; ces Considérations ont toutefois ceci de très privé que la perspective générale est tracée par la figure de Necker qui est autant le père que le ministre. De la même façon, quand Constant écrivit ses Mémoires sur les Cent-Jours, il s'y efforça moins d'exposer les événements liés au retour éphémère de Napoléon en 1815 que de justifier son ralliement inattendu à l'Empereur. Les mêmes observations pourraient être faites à propos de ses Souvenirs inédits dictés à Coulmann en 1828, où Constant revient sur ses atermoiements de l'année 1795. Plus neutres - et moins destinés par l'auteur à s'expliquer lui-même - sont ses Souvenirs historiques (1830) relatifs à la période du Directoire, dont on peut seulement regretter qu'ils n'aient pas pris davantage d'ampleur. Si l'on considère la pratique du modèle autobiographique, un autre texte, injustement oublié, apporte une illustration particulièrement saisissante: c'est la longue notice que Jean de Müller
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écrivit sur sa propre vie pour la collection des Selbstbiographien jetzt lebender Berliner-Gelehrten de Lowe (1806). C'est un récit conduit à la troisième personne et centré principalement sur la formation intellectuelle de cet homme qui fut l'un des plus grands historiens de son temps. Les rencontres, les découvertes, les révélations successives, les expériences, les étapes d'apprentissage du métier, l'élaboration des grands ouvrages, tout est exposé avec la plus grande sobriété, mais à la lumière d'une conscience morale en constant éveil, formée par les exemples impérissables de la vertu citoyenne à l'antique. A cela s'ajoute un pragmatisme politique de conservateur éclairé: il faut défendre la démocratie dans les petites républiques, l'aristocratie dans les états patriciens et la monarchie dans les grands pays, maintenir les anciens droits, respecter la religion, tendre au perfectionnement progressif de l'humanité, combattre enfin «les trois monstres ennemis de la liberté: l'anarchie qui, étant la privation de l'ordre, ne saurait subsister longtemps; le despotisme qui foule aux pieds les lois et porte en lui-même le principe de sa destruction, mais surtout l'excessive prépondérance en Europe d'une puissance particulière, genre de tyrannie qui serait la ruine de toutes les républiques, la mort de toutes les espérances de l'humanité, et dont l'établissement supposerait ou amènerait l'avilissement le plus complet des peuples, et l'oppression de tous les hommes doués de génie et de courage ». Ecrites après 1800, ces pages n'ont évidemment pas la même résonance que si elles l'avaient été en 1780; ce n'est pas du Montesquieu qui est ici récité dans une pieuse évocation de beaux principes, mais c'est d'un vécu et d'un présent qu'il est question, où toute leur consistance a été donnée à ces notions d'anarchie, de despotisme et de concentration du pouvoir. C'est bien le langage de Coppet qui s'exprime, même si Müller, soumis à la raideur de son conservatisme, ne semble pas comprendre qu'avec tous ces bouleversements, le monde a réellement changé. Ces écrits sont tous passionnants; ils nous renseignent abondamment sur les rapports que leurs auteurs ont entretenus avec leur temps et avec leurs semblables, sur le rôle important qu'ils ont eu à jouer en bien des circonstances. Ils apportent aussi une 61
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riche documentation relative aux pratiques de ces gens de plume qui sacrifiaient volontiers à certaines habitudes conventionnelles comme celle qui consistait, justement, à rendre compte de l'expérience particulière des épisodes de la Grande Histoire qui se jouaient sous le regard du témoin. Dans une scène des Dix années d'exil, Mme de Staël offre une magnifique illustration de cela en racontant comment, penchée à une fenêtre du Palais des Tuileries, elle avait vu Bonaparte arriver résolument dans la cour prendre ses quartiers dans ce temple de l'ancien pouvoir, à la suite du coup d'Etat du 18 brumaire. Fenêtre que la fille de Necker était ipso facto invitée à quitter. Mais cet exemple montre aussi que, dans ses écrits personnels, Mme de Staël accorde toujours autant de place au témoin, c'est-à-dire à elle-même, avec ses doutes, ses enthousiasmes et ses souffrances qu'aux événements les plus graves et les plus lourds de conséquences pour l'ensemble de la nation, quand ce n'est pas «pour l'humanité tout entière», selon l'une de ses expressions favorites.
LES CONFUSIONS DE L'INTIME
Dix années d'exil et les Considérations sur la Révolution française sont traversés de part en part et soutenus par ce mouvement de l'écriture staëlienne qui ne saurait s'attarder exclusivement sur les problèmes du moi, comme elle ne se limite pas non plus à décrire les circonstances extérieures et publiques. L'un ne va jamais sans l'autre, le moi et le monde paraissent indéfectiblement liés. L'une des premières productions de celle que son père appelait assez ironiquement «Monsieur de Saint-Ecritoire» fut néanmoins un texte apparemment tout intime: Mon journal, qui relate une dizaine de journées de l'été 1785. Ce sont les derniers temps d'un certain bonheur domestique avant le mariage prévu avec Eric Magnus de Staël qui ne promet pas grand-chose de bon: «C'est un homme parfaitement honnête, incapable de dire ni de faire une sottise, mais stérile et sans ressort; il ne peut rendre malheureuse que parce qu'il n'ajoutera pas au bonheur et non parce qu'il le troublera », mais pourtant, «c'est le seul parti qui me convienne.»
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On est loin des effusions amoureuses que Germaine aura l'occasion d'exprimer plus d'une fois dans sa vie et que les personnages de ses fictions incarnent à leur tour dans ce tumultueux mélange de félicité et de douleur propre aux grandes passions, Les pages de ce journal disent principalement la force du sentiment qui liait, dans le foyer Necker, le père et la fille, sous l'œil sévère de la mère, Mais elles sont plus éloquentes encore en ce qui concerne le rapport qu'elles révèlent, entre lajeune femme qui tient la plume et l'activité d'écriture orientée sur soi-même. Ce rapport s'avère extraordinairement ambigu. Germaine de Staël remplit les feuillets de son journal intime comme une élève très douée et très appliquée qui effectue des exercices de style. La phrase est travaillée, soumise aux rigueurs d'une rhétorique fort bien maîtrisée. L'expression qui, dans l'intimité du journal, pourrait se déployer en toute liberté, au gré de la spontanéité et de la fantaisie (deux qualités dont Germaine était si richement dotée), s'avance en réalité sous la parure guindée de l'éloquence, formatée, contrainte. Et pour qui ce journal? D'un côté, son auteur ne fit jamais rien pour le publier, mais de l'autre, au lieu de le garder dans son jardin secret, elle finit par l'offrir en cadeau à son ami Mathieu de Montmorency. Et que dire de la première page du cahier qui désigne explicitement le réel destinataire du texte, dans une formule qui est à la fois une invitation et une interdiction de lecture: «Tourne le feuillet, papa, si tu l'oses, après avoir lu cette épigraphe [une citation de Necker]; ah! je t'ai placé si près de mon cœur que tu ne dois pas envier ce petit degré d'intimité de plus que je conserve avec moi-même»? Un pas en avant vers le premier de tous les hommes, un pas en arrière pour se réfugier en soi-même. Les lignes qui suivent prolongent ce curieux ballet, mais cette fois, c'est l'écriture de l'intime qui est visée. Elle est une puissante tentation qui entraîne une femme lucide et pleinement consciente du défaut irrémédiable de l'exercice qu'elle est en train d'accomplir: «Je voulais faire entièrement le journal de mon cœur, j'en ai déchiré quelques feuillets; il est des mouvements qui perdent de leur naturel dès qu'on s'en souvient, dès qu'on songe qu'on s'en souviendra. » En d'autres termes: entre le vécu au fond du cœur et le témoignage, l'écriture instaure inévi-
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tablement une distance qui l'empêche de dire toute l'intensité de l'expérience. Le sujet qui est conscient de cela devrait à tout jamais renoncer à cet exercice stérilisant: «Malheur à celui qui peut tout exprimer, malheur à celui qui peut supporter la lecture de ses sentiments affaiblis. » On s'étonne qu'après cette ouverture en forme de condamnation au silence, le texte puisse se poursuivre sous la forme la plus régulière; mais on n'est pas surpris du fait que Mme de Staël n'ait pas prolongé cette expérience au-delà de quelques semaines et qu'elle se soit tenue dès lors à n'évoquer sa vie privée qu'au milieu des événements publics ou à en projeter les motifs dans l'univers de la fiction.
L'UN DES JOURNAUX INTIMES LES PLUS ÉTONNANTS DE L'HISTOIRE LITTÉRAIRE
Benjamin Constant ne fut pas moins dubitatif au sujet de l'écriture intime, mais il fut beaucoup plus acharné à en mesurer toutes les contradictions et les tensions. C'est ce qui nous vaut, notamment, de pouvoir lire, dans ses Journaux intimes, l'un des textes les plus étonnants que toute l'histoire de la littérature ait donnés dans ce registre. Tenus très régulièrement au cours des années 1804-1807 et 1811-1816, ces journaux ont été maintenus par Constant dans le secret le plus rigoureux. Ce n'est qu'en 1887 que le public en apprit l'existence, soit à la veille de ces années où la littérature intime européenne allait connaître une foisonnante renaissance. Ecrites près d'un siècle plus tôt, les notations quotidiennes de Constant révélaient alors une densité, une inventivité formelle, une puissance d'expression exceptionnelles. Tiraillé par des élans et des sentiments toujours contradictoires, l'auteur d'Adolphe avait commencé à tenir systématiquement l'inventaire de ses activités, comme si la rigueur du calendrier et la discipline d'une écriture quotidienne pouvaient lui procurer cet ordre, cette régularité qu'il poursuivait en vain dans ses projets, ses idées et sa vie affective. Les pages de ces journaux traduisent tout à la fois la puissance de cet effort et le caractère largement illusoire de son but.
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On y trouve, au jour le jour, le registre des lectures, des rencontres, des lettres écrites et reçues. Mais, sans cesse, la plume s'arrache au laconisme desséchant de l'inventaire, pour prendre le large. Ce sont principalement trois ordres de choses qui l'y poussent irrésistiblement: l'immense projet d'ouvrage sur la religion qui mettra près de quarante ans à prendre forme et que chaque nouvelle lecture, chaque discussion, chaque occasion de reprendre le travail suffit à remettre fondamentalement en cause; les rencontres, les discussions, les nouvelles du monde et les lectures de toutes sortes qui suscitent des jugements souvent très acérés et des réflexions toujours fulgurantes; la vie sentimentale secouée par la conjonction des attentes inconciliables, des rêves confus et des désirs incertains, dans une agitation permanente qui inspire des constats et des analyses où s'expriment à la fois la sévérité la plus vive envers soi-même, l'intransigeance du regard porté sur les autres et la douleur profonde du sujet désemparé. Ce sont alors de véritables morceaux d'éloquence qui jaillissent tout droit de l'encrier, comme s'ils avaient été élaborés avec le plus grand souci d'un public à conquérir, comme si le talent de l'écrivain était toujours prêt à s'exprimer, même dans l'intimité du soliloque le plus secret. La rhétorique, la pression de l'effet qu'il faut produire quand on prend la parole, le besoin de donner aux idées une forme propre à leur conférer toute leur consistance, bref, tout le conditionnement public de l'expression touche le discours privatif du diariste. Celui-ci est pourtant bien conscient de ce paradoxe, puisqu'il se met lui-même en garde en disant: «N'écrivons pas pour nous comme pour le public.» Mais tout à côté de ces passages élaborés qui, dans la muraille de la solitude, s'ouvrent comme des fenêtres sur le monde des autres, sont alignées les notations les plus désinvoltes et les plus sibyllines, des raccourcis difficiles à comprendre et finalement, pour faire encore plus bref et plus personnel, un code chiffré dont la clé nous est miraculeusement parvenue et qui permet de désigner les thèmes les plus récurrents, depuis 1 (<< signifie jouissance physique» ) jusqu'à 17 (<< désirs de raccommodement avec quelques ennemis»). Enfin, comme pour finir de persuader ceux 65
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qui ne seraient pas convaincus du caractère extraordinaire de cette variété de formes, voici que Constant décidera d'écrire toute une partie de son journal en français, mais en utilisant les caractères grecs pour soustraire irrémédiablement son texte aux éventuels regards indiscrets de ses domestiques et sans doute aussi pour s'amuser, en se rappelant sûrement cette scène de son enfance qu'il décrira si savoureusement dans Ma vie: «[mon gouverneur] avait eu une idée assez ingénieuse, c'était de me faire inventer le grec pour me l'apprendre. C'est-à-dire qu'il me proposa de nous faire à nous deux une langue qui ne serait connue que de nous. [ ... ] Nous formâmes d'abord un alphabet où il introduisit les lettres grecques, puis nous commençâmes un dictionnaire dans lequel chaque mot français était traduit par un mot grec. Tout cela se gravait merveilleusement dans ma tête parce que je m'en croyais l'inventeur. » L'écriture intime de Constant est aussi très révélatrice de la complexité psychologique du personnage ainsi que de la variété de son œuvre. Car les Journaux intimes peuvent être considérés à la fois comme un autoportrait lavé au décapant et comme une sorte de laboratoire où l'on voit les idées émerger et prendre forme, les sentiments s'éveiller et chercher leur expression la plus adéquate, une méthode de travail se mettre difficilement en place. Des grands traités aux fictions plus ou moins autobiographiques (Adolphe, Cécile, Amélie et Germaine et Ma vie), tout est là, dans une gestation confuse et douloureuse où n'a pas cours la distinction entre les modèles d'expression, les genres de discours et les types de textes. C'est un témoignage de toute première valeur qui documente les étapes successives du travail de l'écrivain, depuis l'immédiateté des sensations et des expériences jusqu'à la mise en forme des idées.
L'ÉCRITURE DU VOYAGE
Parmi les formes possibles de l'écriture du moi, la relation de voyage mérite un détour particulier du fait de l'importance qu'elle revêt dans la production des auteurs de Coppet. Nous
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avions abandonné Mme de Staël renonçant définitivement, dès l'âge de dix-neuf ans, à la tenue régulière d'un journal intime. Nous la retrouvons en voyage, plus particulièrement sur les routes de l'Allemagne qu'elle parcourut en 1803-1804 le carnet à la main, prenant une multitude de notes qu'elle exploitera plus tard en rédigeant De l'Allemagne. Elle fit de même lors de son périple en Italie, en 1805, qui allait lui inspirer Corinne, puis en Autriche, en 1808, comme lors de l'expédition forcée de 1812 à travers toute l'Europe, jusqu'à Londres, en passant par Vienne, Moscou et Stockholm, racontée dans Dix années d'exil. Ces exemples montrent qu'il y a toujours un lien entre l'expérience du monde réel et l'expression des idées ou la création d'univers fictionnels et que l'écriture du moi est justement appelée à dire explicitement ce lien. Dans cette perspective, voyager n'est plus seulement, comme pour beaucoup d'Européens du 18 e siècle, une pratique servant à parfaire son éducation ou à remplir les obligations mondaines d'un rang qu'il faut tenir. Le modèle du Grand Tour n'est plus exactement d'actualité, parce que le sujet voyageant a pris désormais autant d'importance, dans les relations écrites, que le voyage lui-même. Bonstetten exprime très bien cela quand il affirme: «Ce n'est pas seulement parce qu'on aperçoit des objets nouveaux que les voyages sont utiles; ils le sont parce qu'ils nous renouvellent nous-mêmes, en nous faisant sortir de toutes nos habitudes.» Les auteurs de Coppet n'ont certes pas inventé une nouvelle manière de voyager, mais ils ont largement contribué à documenter le renouvellement des pratiques qu'on observe, en matière de déplacements dans le monde, à cette époque de transition entre le temps des Philosophes qui se mouvaient protégés par la carapace de leurs certitudes et celui des spleenétiques promenant leur âme tourmentée de Paris à Venise, de Rome à Spa ou par les déserts anciennement civilisés de l'Egypte. Quelques-uns (Prosper de Barante, John Rocca -le dernier époux de Mme de Staël -, Gérando) avaient suivi les convois de la Grande Armée jusqu'en Pologne, en Espagne ou en Italie, d'autres avaient accompagné leurs élèves dans les Alpes ou rempli la voiture de Mme de Staël, leur amie ou leur 67
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mère (Schlegel, Constant, Sismondi, Auguste et Albertine de Staël). Certains répondirent à l'invitation flatteuse de différents princes (Jean de Müller), tandis qu'une autre cherchait à satisfaire sa curiosité et son besoin inassouvi de changement (Friederike Brun). Il y eut aussi des agronomes en quête de nouveaux espaces et d'observations instructives (Lullin de Châteauvieux), des esprits passionnés aussi bien par l'histoire de la terre inscrite dans le relief et les sols que par les lieux favoris des grands auteurs classiques (Bonstetten), des voyageurs en chambre qui s'abreuvaient de relations de voyage pour nourrir leur propre pensée sur l'homme et les fondements de la culture (Gérando encore, Benjamin Constant et presque tous les autres), des explorateurs partis à la découverte des lointains (Alexander von Humboldt) ou des marchands poussés sur les anciennes routes des caravanes (Charles de Constant, dit le Chinois). Et ces différents rôles ne sont pas fixes, plusieurs de ces individus en ayant tenu plusieurs tour à tour. L'exil, le besoin ou la nécessité de fuir, la fidélité en amitié, le devoir, la curiosité, le mal-être, la soif de savoir, l'ambition, l'aventure, l'appât du gain: toutes les motivations se confondent pour justifier ces innombrables péripies; et toutes (ou presque) relèvent des tensions intérieures du sujet qui cherche, en voyageant, à les apaiser. La nouveauté n'est sans doute pas dans ce constat, mais dans le fait que les comptes rendus de tels voyages reflètent partout la prééminence de cette subjectivité qui s'avère plus souvent impatiente et douloureuse qu'hardiment conquérante. Les textes n'en sont que plus saisissants, comme ces lignes de Friederike Brun relatives à son voyage à ... Coppet, qu'on se contentera de citer pour unique exemple: «Nous mourions de chaud dans notre petite barque couverte seulement d'un léger toit en lin, à cause de la rosée [ ... ]; alors, du côté du Levant, une écharpe aurore pâle vint border l'horizon et les sommets dentelés du Pays d'Enhaut. Ormont et le Valais se détachaient en bleu sombre sur la douce lumière, les flancs des Alpes savoyardes s'élevaient audessus du lac, pareils à des chœurs de fantômes à moitié visibles, à moitié dissimulés dans la senteur matinale. Nous abordâmes vers les quatre heures à Coppet où les pêcheurs venaient de
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sortir pour la prise matinale et tout, en dehors d'eux, dormait encore. J'allai me coucher dans l'hospitalière maison Necker où le vieux et fidèle portier nous attendait. Mais je ne dormis point: la lune et les étoiles, avec la gracieuse Aurore, illuminaient mon sentiment intérieur. »
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8 LES IDÉES: L'HÉRITAGE DES LUMIÈRES
C'est un phénomène bien connu de l'histoire des idées: chaque génération aime se montrer critique envers celle qui l'a précédée; Coppet n'échappe évidemment pas à cette règle et, si ses membres acceptent l'héritage des Lumières, c'est «sous bénéfice d'inventaire», selon le mot de Roland Mortier. Il faut dire aussi que la Révolution accentuait naturellement cette distance; le point de vue sur la pensée du Ise siècle dépend étroitement de l'interprétation que l'on fait de cet événement et des liens qu'on lui suppose avec l'époque précédente. A ce propos, le Groupe de Coppet adopte une position intermédiaire. D'un côté, il refuse d'admettre un lien direct entre philosophie et violences révolutionnaires; il se démarque sans ambiguïté des réactionnaires et des thèses de l'abbé Barruel, qui ne voyaient dans la Révolution qu'un complot des francs-maçons et des librespenseurs. Mais, de l'autre, on estime à Coppet que tous les aspects positifs de 1789 (l'abolition des privilèges, l'égalité devant la loi, l'élaboration d'une constitution) doivent être portés à l'actif non seulement des acteurs du moment, mais aussi de toute la pensée réformiste du Ise siècle, dont ceux-ci s'inspiraient. Une chose est sûre, c'est que leur appréciation du siècle des Lumières n'est jamais neutre, mais toujours polémique.
UNE FIDÉLITÉ CRITIQUE: LA LIBERTÉ QUE LA RÉVOLUTION N'A PAS SU RÉALISER
Le prisme du temps présent est passablement déformant, mais il l' est pour chaque époque et pour tout le monde. Tout bien
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considéré, le Groupe de Coppet a su éviter des interprétations trop tendancieuses, Après la chute de Robespierre, Mme de Staël et Benjamin Constant militent en faveur de la république, sachant qu'un retour à la monarchie aurait été, à ce moment-là du moins, aussi catastrophique que la Terreur, Tout mouvement réactionnaire est à leurs yeux une grave erreur et, loin d'accuser les Lumières du dérapage de 1793, ils prétendent que c'est l' absence de Lumières qui provoque les catastrophes: «On croit toujours que ce sont les lumières qui font le mal, et l'on veut le réparer en faisant rétrograder la raison. Le mal des lumières ne peut se corriger qu'en acquérant plus de lumières encore» (De la littérature). Aussi préconisent-ils de persévérer dans la voie que la philosophie avait tracée, d'encourager la discussion, de favoriser l'esprit d'examen, de laisser l' écrivain parfaitement libre de s'exprimer, Ils affichent une confiance totale dans ce commerce des idées, où la vérité - pensent-ils un peu naïvement peut-être - finit toujours par triompher des erreurs, Ce qu'ils espèrent - en vain - des institutions nouvelles, c'est qu'elles libèrent l'écrivain de toute entrave; la censure avait obligé les philosophes à déguiser leurs opinions (pensons aux stratagèmes de l'Encyclopédie) et c'est cette absence de liberté qui est responsable des erreurs ou des exagérations de leur pensée. Le lien le plus caractéristique entre les Lumières et Coppet, c'est la revendication d'un «sacre de l'écrivain» c'est-à-dire d'un rôle social éminent dévolu à l'intellectuel, pour autant qu'il ne soit ni clerc ni bouffon, mais totalement indépendant. Les Lumières ont promis une liberté que la Révolution n'a pas pu ou pas su réaliser: toute la question revient à établir cette liberté sur d'autres bases, afin qu'elle ne puisse plus être ni galvaudée ni supprimée. Nés pour la plupart dans les années 1760, Mme de Staël et ses amis ont donc reçu toute leur éducation, toutes leurs idées, tous leurs référents, au moment où la pensée des Lumières atteignait sans doute son apogée. Ce constat évident justifie qu'on ne s'étende pas sur l'immensité et la diversité de cette filiation naturelle. Il vaut mieux aborder ce qui les sépare de leurs illustres devanciers, par quelques aspects. Coppet prend ses distances avec le cosmopolitisme des 71
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philosophes, dans la mesure où ceux-ci ne faisaient qu'exporter la culture française. Voltaire est bien allé à Postdam et Diderot en Russie, mais il ne s'agissait pas pour eux de s'abreuver à d'autres sources que celles qu'ils représentaient eux-mêmes. Au contraire, les membres du Groupe de Coppet sillonnent l'Europe, dans le but d'y trouver ce qui pourrait enrichir ou régénérer une pensée qui s'essouffle. Ses membres ne sont pas les commis-voyageurs d'une littérature triomphante; d'ailleurs, ils ne sont de loin pas tous issus de la culture française. Conscients d'une certaine décadence due à la Révolution, ils ont une attitude plus humble, optant pour l'échange des idées plutôt que pour l'hégémonie culturelle d'une seule nation. Cette tendance s'accentue bien sûr du fait de l'exil, qui contraint Mme de Staël et ses amis à se tourner vers une autre Europe que celle qui est dominée par la France. Ces différents contacts, l'apport enrichissant des amis non français, leur font découvrir les Lumières à l'échelle européenne et leur feront apprécier de bonne heure les nouvelles tendances esthétiques du romantisme qui naissaient en Allemagne et en Angleterre. Le décentrement accentue un décalage, dont ils avaient déjà conscience grâce à la Révolution; mais la distanciation n'est plus seulement chronologique, elle devient culturelle. La continuité nécessaire avec le siècle précédent ne peut pas être acceptée telle quelle, dès lors qu'un regard extérieur devient critique, précisément parce qu'il se diversifie.
CONTRE LE MATÉRIALISME ET L'UTILITARISME DES LUMIÈRES
Le clivage principal se situe autour de la religion. On a peutêtre exagéré, à Coppet, le côté matérialiste et irréligieux des Lumières. Certes, on admettait que la lutte contre la superstition était indispensable, mais on estimait que les révolutionnaires avaient poussé trop loin cet idéal en portant atteinte au sanctuaire intime de l'homme, sa conscience, qui aurait dû rester sacrée. Mme de Staël est demeurée toujours fidèle à la religion 72
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de ses parents (son grand-père maternel était pasteur). Son protestantisme l'invite à penser qu'une foi, à laquelle on adhère librement, ne peut jamais être l'expression d'un obscurantisme; pour elle, raison et croyance ne sont pas antinomiques; elle voit dans la Réforme une des phases du progrès de l'esprit humain. Benjamin Constant, d'abord très attiré par la critique féroce de certains philosophes, consacre sa vie entière à étudier la question religieuse dans une perspective de plus en plus opposée aux Lumières. Mme de Staël et lui estiment que l'absence de religion est une des voies les plus sûres pour conduire au despotisme: «De nos jours, écrit Mme de Staël en 1800, si le pouvoir absolu d'un seul s'établissait en France, il nous manquerait ce recours à des idées majestueuses, à des idées qui, planant sur l'espèce humaine tout entière, consolaient des hasards du sort; et la raison philosophique opposerait moins de digues à la tyrannie, que l'indomptable croyance, l'intrépide dévouement de l'enthousiasme religieux» (De la littérature). Le Groupe de Coppet participe sans doute de ce retour du religieux, qui caractérise la période post-thermidorienne et surtout consulaire. Mais ce n'est jamais dans un esprit rétrograde; ainsi, par exemple, ses membres se méfient beaucoup des conséquences du Concordat, le traité de 1801 entre Bonaparte et Pie VII, soit parce que le Premier consul n'y voit qu'un moyen hypocrite de rallier une partie de l'opinion, soit parce que cette mesure risque de réveiller une certaine forme de superstition et d'éloigner les acquis des Lumières. Une autre erreur, que le Groupe de Coppet impute au l8 e siècle, c'est la substitution de 1'« intérêt bien entendu» et de l'utilitarisme à la morale religieuse. Selon cette doctrine, la recherche du bonheur se fait en appréciant le degré de peines ou de jouissances, que chacun peut expérimenter dans ses actions. La raison humaine, par le calcul, permet de se passer de toute autorité transcendante; l'homme gagne de ce fait en autonomie; il lui suffit de se fier à son jugement, qui lui enseignera de façon sûre quel comportement adopter, pour favoriser son bien-être sans nuire au reste de la société. L'utilitarisme doit aussi beaucoup à la philosophie anglaise; au début du 1ge siècle, Jeremy 73
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Bentham lui donne une nouvelle vigueur. Le succès de ces idées apparaît d'autant plus dangereux à Mme de Staël et à ses amis que la mentalité de l'époque en accentue les effets: les lendemains de révolutions violentes sont en général propices au développement de l'égoïsme le plus étroit; on risque alors de ne rechercher que la satisfaction de ses besoins matériels; toute pensée généreuse qui reposerait sur l'abnégation de ses intérêts, deviendrait «immorale ». Constant propose ironiquement: «Le moyen le plus sûr d'attacher les hommes à la vertu dans ce siècle spéculateur, serait bien sans doute de la leur présenter comme un objet de spéculation; mais elle est un trop grand bien par ellemême, pour que ce ne fût pas l'avilir que de la faire servir à la recherche des autres biens. Vous n'auriez alors que des agioteurs de vertu, toujours prêts à la quitter pour le vice quand ils trouveraient mieux leur compte à trafiquer de celui-ci.» (compte rendu de Delphine). Le Groupe de Coppet voit le danger que représentent de pareils principes et tente de les combattre, en préconisant d'autres valeurs: la conscience individuelle, l'esprit de sacrifice et l'enthousiasme. Si la morale repose sur le calcul, plutôt que sur une notion du devoir, ancrée au plus profond de la conscience, il n'y a plus rien de stable dans la société; ce qui est utile un jour ne l'est plus le lendemain et ces changements continuels pervertissent la morale qui ne peut pas reposer sur l'aléatoire et le circonstanciel. Pour réfuter Bentham, Constant oppose le droit à l'utilité: «Dites à un homme: vous avez le droit ne n'être pas mis à mort ou dépouillé arbitrairement; vous lui donnez un bien autre sentiment de sécurité et de garantie, que si vous lui dites: il n'est pas utile que vous soyez mis à mort ou dépouillé arbitrairement. [ ... ] En parlant du droit, vous présentez une idée indépendante de tout calcul. En parlant de l'utilité, vous semblez inviter à remettre la chose en question, en la soumettant à une vérification nouvelle.» (Principes de politique). Sur l'utilitarisme le groupe n'est pas unanime dans sa critique. Sismondi, le seul économiste parmi ses membres, a été plus influencé que les autres par les idées de Bentham, peut-être pour la raison qu'il comptait parmi ses amis le Genevois Etienne Dumont, traduc-
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teur du penseur anglais, Le mérite que Sismondi voit dans la philosophie utilitariste, c'est qu'elle vise le bonheur de tous; or, dès le début de la Restauration, le libéralisme politique et économique a prouvé qu'il ne favorise qu'une portion restreinte de la société et que de nombreux laissés-pour-compte souffrent sans pouvoir espérer une amélioration de leur sort.
RELECTURE DU SENSUALISME DE LOCKE À CONDILLAC
La position du groupe est plus nuancée envers l'héritage sensualiste, provenant de Locke à travers Condillac. Quelle est l'origine des idées chez l'homme? Le sensualisme la fait remonter aux sensations, d'où le nom un peu équivoque de cette théorie (il vaudrait mieux parler de sensationnisme ou sensorialisme). Toute connaissance provient des sens; les informations qu'ils transmettent à notre entendement (qui est dépourvu à l'origine de toute idée innée) se combinent jusqu'à former notre savoir. Ainsi, seule l'expérience permet d'acquérir la somme de nos connaissances. Rien n'est donc acquis d'avance. Cet empirisme a laissé quelques traces dans les écrits du Groupe de Coppet; on le voit encore clairement, par exemple, dans De la perfectibilité de l'espèce humaine de Constant. Prosper de Barante en fait une critique détaillée dans son Tableau de la littérature française au XVIIIe siècle. Mais le contact avec l'idéalisme allemand, entre autres, tempère l'influence de cette théorie. Son avantage était de donner l'apparence d'une rigueur scientifique à certaines démonstrations; son inconvénient majeur, comme pour l'utilitarisme, était de priver la conscience d'une force intérieure, puisque le sensualisme interdit toute connaissance innée. Or le Groupe de Coppet revendique, pour la personne humaine, un sanctuaire inviolable, qui soit la source et non le réceptacle des idées. Chez Mme de Staël, on voit bien comment le sensualisme est à la fois accepté et complété: «[Condillac] explique la nature humaine, comme une science positive, d'une manière nette, rapide, et, sous quelques rapports, incontestable; car si l'on ne sentait en soi ni des croyances natives du cœur, ni une cons-
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cience indépendante de l'expérience, ni un esprit créateur, dans toute la force de ce terme, on pourrait assez se contenter de cette définition mécanique de l'âme humaine. [ ... ] Je n'ai jamais nié qu'il ne faille [l'expérience et l'observation] pour se mêler des intérêts de ce monde; mais c'est dans la conscience de l' homme que doit être le principe idéal d'une conduite extérieurement dirigée par de sages calculs.» (De l'Allemagne). Comme auparavant à propos de la raison et de la religion, on retrouve cette même volonté de ne pas exclure, mais de combiner les valeurs, tout en les distinguant. Celui qui a prolongé le plus la critique du sensualisme et développé beaucoup les travaux de psychologie cognitive, c'est Charles-Victor de Bonstetten, dans ses Recherches sur la nature et les lois de l'imagination (1807), ses Etudes sur l'homme ou recherches sur les facultés de sentir et de penser (1821), enfin son Essai analytique sur le phénomène de la sensation (1828). Pour lui, l'âme humaine ne peut pas être aussi facilement déchiffrée que ne le croient certains philosophes de ce temps, notamment dans le groupe dit des Idéologues; il existe au tréfonds de nous des zones d'ombre et des abîmes mystérieux peu accessibles à la science. Sa conception est diamétralement opposée à l'idée d'une perception de la réalité extérieure par les sens; la réalité, pour lui, se situe à l'intérieur de notre moi, ce qui nous vient des sens n'étant qu'illusion. Son intention est d'éviter une approche trop «mécaniciste» de l'homme vu comme un automate réagissant à des stimuli externes. Loin de mépriser l'imagination, comme le fait toute une tradition philosophique jusqu'aux Lumières, Bonstetten en fait une faculté créatrice, opposée à l'intelligence et différente de la mémoire. Les critiques de l'irréligion, de l'utilitarisme et du sensualisme forment un ensemble indissociable pour Mme de Staël et ses amis. Leur morale repose sur une série de valeurs qu'on peut regrouper sous le terme d'« enthousiasme»; ils emploient beaucoup cette notion et ils l'opposent à l'esprit de leur temps, dénué de tout envol, de toute générosité, de toute abnégation. Un peu vite, sans doute, ils attribuent cette mentalité desséchante à la réception des Lumières par la Révolution. Mais leur reproche 76
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atteint aussi tous ceux, révolutionnaires et réactionnaires, qui, par conformisme et paresse, se laissent entraîner sans résister par les sirènes du bonapartisme. Une certaine philosophie mal digérée a distendu les ressorts intimes de l'être, qui ne trouve plus l'énergie nécessaire pour lutter contre le despotisme, Voilà la vraie raison des coups de griffe, parfois injustes, qui sont donnés à la pensée des Lumières. Avec beaucoup d'éloquence, Mme de Staël définit l'enthousiasme à la fin de son livre De l'Allemagne, en rappelant au passage son étymologie (Dieu en nous): «C'est l'amour du beau, l'élévation de l'âme, la jouissance du dévouement, réunis dans un même sentiment qui a de la grandeur et du calme. [ ... ] Tout ce qui nous porte à sacrifier notre propre bien-être ou notre propre vie est presque toujours de l'enthousiasme: car le droit chemin de la raison égoïste doit être de se prendre soi-même pour but de tous ses efforts, et de n'estimer dans ce monde que la santé, l'argent et le pouvoir.»
POUR UN NOUVEAU MODÈLE DE SOCIABILITÉ: LA VIE DE SALON SANS LA FRIVOLITÉ
Nous avons pu voir que la conversation était un des charismes les plus remarquables de Coppet. Sa pratique permet aussi de percevoir une autre tonalité de la distance instaurée par rapport à la culture des Lumières. Le goût de Mme de Staël pour la vie de salon et le talent extraordinaire qu'elle y manifestait la prédisposait pour prolonger cet ancien modèle de sociabilité des élites. C'est bien ce qu'elle et ses amis ont fait, mais en dénonçant tous les graves défauts de ce modèle: l'ignorance, la frivolité, la moquerie, l'oisiveté. Le personnage du comte d'Erfeuil, dans Corinne, est le type même de la légèreté française; juste ce qu'il faut d'esprit et de conversation pour faire bonne contenance dans un salon, mais pour le reste, rien de véritablement pensé ni senti. «On eut dit, à l'entendre, que le seul entretien convenable pour un homme de goût, c'était [ ... ] le commérage de la bonne compagnie.» A l'inverse, prenons l'exemple de Julie Talma, capable de traiter les «grands sujets» avec «la 77
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gaieté la plus piquante, la plaisanterie la plus légère », mais sans jamais blesser par ces «coups de fusils qu'on tire sur les idées des autres et qui les abattent. [ ... ] Elle disait toujours ce qu'il fallait dire, et l'on s'apercevait avec elle, que la justesse des idées est aussi nécessaire à la plaisanterie, qu'elle peut l'être à la raison» (Lettre sur Julie). On retrouve une fois de plus, dans le beau portrait que Constant brosse de son amie, une volonté de concilier ce que d'autres séparent: la conversation doit être à la fois plaisante dans la forme et sérieuse quant au fond. Le bel esprit qui ne cherche qu'à ridiculiser son commensal ne produit que du vide et meuble le silence par de vaines paroles. C'est précisément ce genre de société insipide, que le pouvoir napoléonien tolère ou encourage, puisque la superficialité du ton le garantit de toute critique. La sociabilité de Mme de Staël est plus exigeante, même si elle n'exclut pas l'amusement, bien au contraire. C'est pourquoi Bonaparte la trouve si dangereuse. Le salon de Mme de Staël à Paris menace de tourner en foyer de résistance intellectuelle, par le seul fait qu'elle en bannirait toute frivolité; il n'est pas nécessaire que Mme de Staël complote réellement, avec le général Malet ou avec Bernadotte; sa puissance c'est son talent et sa capacité à réveiller les esprits que Napoléon voudrait endormis. «Si je la laissais venir à Paris, ditil à Auguste de Staël venu plaider pour sa mère, elle me perdrait tous ces gens qui m'entourent.» Les défauts de la pensée du 18e siècle sont dénoncés seulement dans la mesure où ceux-ci paraissent resurgir dans les mentalités du présent. L'histoire récente doit inciter à choisir entre le positif et le négatif dans l'héritage des Lumières. C'est pourquoi, à Coppet, plusieurs auteurs ont tenté l'exercice difficile d'un bilan du siècle précédent. Aussi les relations que le groupe entretient avec les Idéologues qui sont, parmi les contemporains, les plus fidèles disciples des philosophes, méritent qu'on s'y arrête un instant. Dans De la littérature, Mme de Staël consacre un chapitre aux Lumières: Du dix-huitième siècle jusqu'en 1789; mais l'ouvrage tout entier peut être à juste titre considéré comme le bilan critique du siècle précédent et comme l'acceptation de son héri78
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tage; l'auteur prend position contre tous ceux qui le rejettent (Fontanes, Fiévée, Chateaubriand). Dans ce chapitre particulier, c'est un enthousiasme progressif pour le 18e siècle qui ressort magnifiquement. Mme de Staël montre d'abord que la plaisanterie voltairienne cherche plus à amuser la haute société qu'à dénoncer vraiment ses abus. Mais, grâce en partie à Voltaire, la littérature devient bel et bien une arme et non plus seulement un art gratuit. L'art d'écrire lui-même, poursuit-elle, s'enrichit grâce aux développements de la pensée; les sentiments, comme le prouve le théâtre de Voltaire (Tancrède en particulier), sont rendus avec plus d'émotion et de vérité. La prose de cette époque a également progressé, grâce au développement de la littérature d'idées qui doit servir la société: «Celui qui écrit sans avoir agi ou sans vouloir agir sur la destinée des autres, n'empreint jamais son style ni ses idées du caractère ni de la puissance de la volonté.» Cette éloquence nouvelle est due au fait que la littérature est déjà plus libre au 18 e siècle que sous Louis XIV; alors, «quelle force le talent n'acquerrait-il pas dans un gouvernement où l'esprit serait une véritable puissance? », demande-t-elle au moment où le Consulat vient de limiter la liberté de la presse! Le bilan que dresse Mme de Staël est donc très positif dans ce raccourci, où elle insiste sur ce qui la rapproche plutôt que sur ce qui l'éloigne des Lumières. En décembre 1804, l'Institut national met au concours le Tableau littéraire de la France du XVIIIe siècle. Très nombreuses sont les réponses et c'est seulement en 1810 que le prix peut être enfin remis. Benjamin Constant ébauche un projet en 1807. Dans d'autres notes, qu'il a conservées sous le titre Fragments d'un essai sur la littérature dans ses rapports avec la liberté, il se montre plus critique que Mme de Staël, sur les défauts de style chez les écrivains du 18e siècle. Il estime qu'ils «ont sacrifié la perfection à l'effet» et cherché «à frapper fort plutôt que juste»; il ne leur en fait pas trop grief, parce que, malgré cette «décadence prétendue, l'esprit humain a fait de grands progrès dans le dix-huitième siècle ». Là où Mme de Staël associait progrès des idées et amélioration de la prose, Constant pardonne les défauts à cause de la progression de la pensée. Le jeune
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Prosper de Barante est le seul du Groupe de Coppet qui ait finalement répondu au concours de l'Institut; il n'obtient pas le prix, mais publie en 1808 son Tableau de la littérature française au XVIIIe siècle, qui a un grand retentissement. De Coppet, Barante retient deux leçons: d'une part, que la littérature témoigne d'une marche nécessaire de l'esprit humain (même s'il est moins «perfectibiliste» que Mme de Staël et Constant), d'autre part, qu'elle est l'expression de toute une société. Pour le reste, son ouvrage, qui se veut impartial, aussi opposé aux ennemis des Lumières qu'à leurs panégyristes exaltés, n'est pas dénué de préjugés tenaces; sans tomber dans la théorie du complot philosophique, il voit tout de même les Lumières comme «symptômes de la maladie générale» qui frappe la société; elles ont habitué les hommes au «mépris de l'autorité»; les lettres et la philosophie «usurpèrent un empire universel [ ... ] subjuguèrent la France» et «sans y tendre vraiment, elles concoururent vers une révolution terrible». Barante souhaite, avec cet ouvrage, que sa réputation lui procure une place (il devient préfet au même moment); il fournit donc une sorte de vulgate syncrétique, typique de l'opinion dominante sous l'Empire. Mme de Staël, qui avait pourtant une grande affection pour son jeune ami, écrivit de cet ouvrage un compte rendu sévère qui fut refusé par la censure. Elle y critiquait un ton de fausse impartialité: «dans la route sublime de la pensée, ne faut-il pas que l'impulsion nous vienne d'un caractère enthousiaste? Ne faut-il pas être partial pour ou contre, louer trop, blâmer trop, enfin posséder en soi-même un mouvement et une volonté assez forte pour le communiquer aux autres?» On ne peut mieux dénoncer cette tendance à rendre la pensée aseptique. Constant réagit un peu dans le même sens en écrivant à Barante: «Nous ne savons pas assez ce que nous voulons. Nous sommes dégoûtés de notre siècle, et pourtant nous sommes de notre siècle. Nous avons senti les inconvénients de la philosophie. D'ailleurs ses ennemis ne valant pas mieux, ou valant moins que ses apôtres, nous craignons de faire cause commune avec ses ennemis.» Le malaise que Constant ressent à la lecture du Tableau dit bien l'ambiguïté du rapport entre Coppet et les Lumières. 80
LES IDÉES: L'HÉRITAGE DES LUMIÈRES
LES IDÉOLOGUES, DERNIER CARRÉ DE L'ENCYCLOPÉDIE
Reste encore à examiner rapidement quels ont été les rapports de Coppet avec un autre groupe d'intellectuels de la même époque, qui se présentent volontiers comme le dernier carré de l'Encyclopédie: les Idéologues. On désigne par ce terme ceux qui se réunissent autour de Mme Helvetius à Auteuil, ou dans le salon de Mme de Condorcet. Les veuves des deux célèbres philosophes ont à cœur de prolonger l'esprit des Lumières. Ce cénacle est, comme à Coppet, une réunion d'amis; la défense de certains idéaux les rassemble. On y croise entre autres Cabanis, Volney, Garat, Destutt de Tracy, Daunou, La plupart ont été des membres actifs de toutes les assemblées, de la Révolution jusqu'à la Restauration; certains, comme Daunou, furent des législateurs distingués. Du Directoire à l'Empire, ils forment la pépinière d'intellectuels et d'enseignants que l'on trouve à l'Institut (qui remplace l'Académie), à l'Ecole normale, au Collège de France et au Museum. La Décade philosophique est plus ou moins leur organe. Ils se rallient à Bonaparte dans l'idée qu'il peut sauver la république et toutes les valeurs qu'elle comporte; leur disgrâce sera pourtant la récompense offerte par le Premier ConsuL Malgré cela, on ne les compte pas vraiment dans une opposition aussi fière que sera celle de Coppet au temps de l'exil de Mme de StaëL Par ailleurs, jamais ils n'atteindront au succès littéraire de celle-ci, ni à la renommée européenne de son salon. Plusieurs correspondants et amis de la baronne font bonne figure parmi les Idéologues: Suard, Fauriel et Gérando. Parmi les membres de Coppet, Benjamin Constant est celui qui entretint les relations les plus étroites avec eux, du moins sous le Directoire; mais Brumaire marque pour lui une césure. Il ne rompt pas alors, mais préfère soutenir Mme de Staël, parce qu'elle souffre plus que les Idéologues des persécutions de Napoléon. La production intellectuelle de l'un et de l'autre groupe est considérable; essayons de résumer, sans trop de nuances, ce qui les différencie le plus. Les Idéologues demeurent, par leur inspiration et par le rayonnement de leur pensée, essentiellement français; Coppet 81
LE GROUPE DE COPPET
dispose d'un public européen, sa composition est cosmopolite et la palette de ses sources est beaucoup plus étendue. La ligne de démarcation qui les sépare pourrait un peu correspondre à celle qui distingue les sciences exactes (Idéologues) des sciences morales ou humaines (Coppet). Ce qui les éloigne les uns des autres, c'est bien sûr leur héritage respectif des Lumières: à Coppet, on l'a vu, on ne ménage pas les critiques à propos de principes que les Idéologues approuvent; en empiristes convaincus, ils adhèrent presque sans réserve au sensualisme et à l'utilitarisme. De même, ils ne partagent pas la même vision de la religion: les Idéologues restent attachés à l'idée qu'elle est l'ombre des lumières. Enfin, Mme de Staël est persuadée que les changements sociaux dus à la Révolution entraîneront une mutation salutaire de la littérature, qui, selon sa théorie, ne peut pas rester stationnaire. De leur côté, les Idéologues prônent un retour au classicisme, dans l'idée que seule une littérature qui a atteint sa perfection formelle peut convenir à la dignité des institutions modernes. Les uns comme les autres sont à l'origine du libéralisme moderne, mais celui de Coppet est moins étroit et empreint de plus d'humanisme que celui des Idéologues. Le Romantisme et le 1ge siècle en général reconnaissent leur dette envers Mme de Staël et ses amis, tandis qu'ils négligent les derniers encyclopédistes jusqu'à les confiner dans un oubli regrettable. Les Idéologues, par leur zèle rigide, ont peut-être figé les Lumières, empêchant que ne se prolonge leur rayonnement; Coppet, par son examen critique, réussit à lier raison et sentiment, classicisme et romantisme. L'un des groupes stérilisa, l'autre assura l'articulation.
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9 LA CONTINUITÉ DE L'HISTOIRE ET LA PERFECTIBILITÉ
Héritier des Lumières, contemporain des bouleversements révolutionnaires, le Groupe de Coppet, comme la plupart des intellectuels de cette époque, était naturellement porté à réfléchir sur le sens de l'Histoire. Comment en particulier interpréter la Révolution? Pouvait-on l'inscrire dans une continuité ou ne témoignait-elle pas plutôt d'une rupture? Dans la période de 1789 à 1815, quelle explication historiquement rationnelle pouvait-on présenter de l'empire napoléonien et de la restauration des Bourbons? L'histoire récente semblait en effet militer en faveur d'un éternel recommencement peu propre à enflammer les enthousiasmes.
LE PROGRÈS OU L'ÉTERNEL RETOUR
Pendant le l8 e siècle, deux courants de pensée se distinguent: l'idée optimiste d'un progrès continu s'oppose à celle, plus pessimiste, d'une inévitable décadence après l'apogée d'une civilisation brillante ou d'un règne exceptionnel. C'est au 1ge siècle surtout, que l'idée de progrès technique et économique triomphera; présente au siècle précédent, elle ne domine pas complètement les esprits. Mais, malgré les doutes et les hésitations (qu'on peut lire chez Voltaire à propos du tremblement de terre de Lisbonne en 1755, ou chez Diderot critiquant l'exploitation coloniale), l'impression générale commence à prévaloir d'une «marche de l'esprit humain », selon l'expression mise en vogue par Fontenelle à la fin du 17e siècle. La notion d'une progression linéaire remplace de plus en plus une théorie cyclique, qui faisait 83
LE GROUPE DE COPPET
alterner des périodes fastes et des moments plus sombres. Cette dernière conception, qui avait dominé jusqu'alors et qui avait encore ses adeptes, n'était pas sans avantage interprétatif; en particulier, elle permettait, mieux que l'autre, d'expliquer le phénomène du Moyen Age, millénaire d'ignorance et de stagnation, selon l'idée qu'on s'en faisait depuis la Renaissance et surtout au siècle des Lumières. Elle ne manquera pas de ressurgir au moment de la Révolution, qui était jugée par ses adversaires comme une décadence et un retour à la barbarie. Deux auteurs surtout avaient fortement contribué à lancer cette nouvelle conception d'un progrès continu des arts (c'est-àdire des techniques) et des sciences: Turgot, en 1750, dans son Tableau philosophique des progrès successifs de l'esprit humain et son disciple Condorcet, en 1794, dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Proscrit par la Convention, caché chez des amis, celui-ci avait, juste avant sa mort mystérieuse, lancé comme le chant du cygne cette notion de perfectibilité. Non sans paradoxe, il faisait preuve d'une foi inébranlable dans les facultés d'amélioration de l'homme, au moment où la Terreur apportait plutôt un démenti cinglant à ses théories: «Le résultat [du tableau historique] sera de montrer, par le raisonnement et par les faits, qu'il n'a été marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines; que la perfectibilité de l'homme est réellement indéfinie; que les progrès de cette perfectibilité [ ... ] n'ont d'autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés. » On ne pouvait être plus optimiste, en regard surtout du contexte dans lequel cette pensée s'élaborait. Condorcet était, en pleine Révolution, le dernier représentant de la lignée des philosophes et des savants, qui avaient placé très haut leur confiance dans la raison; lui-même avait proposé d'appliquer le calcul des probabilités à la politique, pour s'assurer de la justesse et de la parfaite rationalité des suffrages et des votes. L'idée commençait à poindre d'une mathématique ou d'une science sociale rigoureuse et propre à assurer le bonheur des hommes. Publiée par sa veuve après Thermidor, l'Esquisse, qui n'était que l'annonce d'une démonstration plus vaste et plus détaillée, eut un grand succès, mais n'emporta pas la conviction 84
LA CONTINUITÉ DE L'HISTOIRE ET LA PERFECTIBILITÉ
d'une population très accablée par les récents traumatismes politiques. Seuls des Idéologues, comme Volney ou Cabanis, maintiennent vivante la pensée de Condorcet. Le Groupe de Coppet s'empare alors de cette idée de perfectibilité, autour de laquelle s'articule toute la conception de l'Histoire qui s'y développera. Mme de Staël d'abord et Constant ensuite écrivent des pages importantes à ce sujet, mais cette philosophie sous-tend également la réflexion de presque tous les autres écrivains du groupe. La remise en valeur de cette théorie n'est pas évidente; comme on vient de le voir, l' optimisme n'était pas à l'ordre du jour. De plus, il ne faut pas oublier l'ombre portée par Rousseau: il avait forgé le néologisme de perfectibilité dans son Second discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes (1755) et avait démontré que la propension à se perfectionner avait éloigné l'espèce humaine du bonheur originel et l'avait finalement corrompue. En prenant le contre-pied des Lumières, mais sans nier pour autant cette faculté progressive de l'homme, Rousseau n'avait pas peu contribué à discréditer l'idée. Mme de Staël et Constant, qui connaissent la critique de Rousseau et en mesurent l'importance, se donnent alors la tâche difficile de reprendre la problématique à un moment où elle n'est plus en vogue; cette sorte de réhabilitation va même contribuer à ternir leur réputation, du moins dans une partie de l'opinion.
MADAME DE STAËL ET LA «QUERELLE DE LA PERFECTIBILITÉ»
Dans De la littérature, qu'elle publie en avril 1800, Mme de Staël affirme non seulement sa confiance dans le perfectionnement de l'espèce humaine, mais enrichit encore la question. Elle en applique le principe non plus seulement aux sciences et aux techniques, mais à la littérature qu'il faut comprendre au sens le plus large, comme toute expression de la pensée, non seulement la poésie et le roman, mais aussi la philosophie et, dirions-nous aujourd'hui, les sciences humaines. Condorcet n'était pas allé si 85
LE GROUPE DE COPPET
loin. On pensait généralement que l'expression littéraire ne pouvait pas progresser, qu'il y avait des modèles classiques indépassables. Mme de Staël montre que si la forme n'est pas perfectible à l'infini, en revanche, les idées que la littérature produit dépassent à chaque étape celles qui ont eu leur moment de succès. La littérature servirait ainsi de véhicule au progrès. «J'ai distingué avec soin dans mon ouvrage ce qui appartient aux arts d'imagination, de ce qui a rapport à la philosophie; j'ai dit que ces arts n'étaient point susceptibles d'une perfection indéfinie, tandis que l'on ne pouvait prévoir le terme où s'arrêterait la pensée.» Il s'agit de la reprise, à un autre niveau, de la fameuse querelle des Anciens et des Modernes, qui avait fait couler beaucoup d'encre à la fin du 17 e siècle. En montrant que la littérature évolue en fonction de la société qui la conditionne, Mme de Staël se place résolument dans le camp des nouveaux modernes et, tout en honorant les grandes figures classiques des siècles de Louis XIV et de Voltaire, elle lance un premier manifeste «romantique»: il ne faut pas contraindre la création littéraire par des règles trop fixes, car le goût est tributaire des changements sociaux et historiques. La littérature qui convenait à l'absolutisme ne peut pas être celle que réclame une époque qui a modifié radicalement les formes politiques de l'Ancien Régime. Le génie ne peut être que de son temps; le bon goût ne doit rien à l'imitation stérile des gloires passées, mais se conforme à l'esprit de son époque. Une autre originalité de Mme de Staël est de faire du Moyen Age une période intéressante en elle-même et qu'on aurait tort de négliger: «L'invasion des barbares fut sans doute un grand malheur pour les nations contemporaines de cette révolution; mais les lumières se propagèrent par cet événement même.» Elle montre bien aussi que la Renaissance n'aurait pu jaillir spontanément sans qu'un progrès continu mais caché ne prépare son avènement: «S'il existe une distance infinie entre les derniers hommes célèbres de l'Antiquité et les premiers, qui, parmi les modernes, se sont illustrés dans la carrière des sciences et des lettres [... ] n'est-il pas évident que la raison humaine a fait des progrès pendant l'intervalle qui sépare la vie de ces
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grands hommes? [ ... ] Des progrès si rapides, des succès si étonnants peuvent-ils ne se rapporter à rien d'antérieur?» Dans De la littérature, la réhabilitation du Moyen Age n'est pas encore très accentuée, mais Mme de Staël et Guillaume Schlegel feront plus tard de la chevalerie un mythe qui exaltera les valeurs de courage, de dévouement, de sacrifice et d'énergie, qui sont primordiales dans la morale des écrivains de Coppet. C'est précisément le romantisme qui mettra le Moyen Age à la mode; Mme de Staël et ses amis font figure de précurseurs d'un mouvement qui prendra une ampleur considérable, sous la Restauration et au-delà. Sismondi et Barante sont des médiévistes avertis, l'un pour l'Italie et la France, l'autre pour la Bourgogne. L'ouvrage de Mme de Staël déclenche une «querelle de la perfectibilité» dans la presse de l'époque (le Mercure de France et le Journal des Débats). Manifestement, l'opinion dominante a de la peine à accepter l'idée qu'elle défend. De la littérature et son présupposé perfectibiliste apparaissent comme une contestation à peine voilée du Consulat qui s'installe; prendre parti pour le progrès, c'est dire en d'autres termes que la constitution et les autorités actuelles ne sont qu'une étape et non un aboutissement; c'est prétendre qu'on peut les améliorer, donc qu'elles ne sont pas parfaites; c'est suggérer une Histoire en mouvement et valoriser les discussions dont on voudrait précisément se passer. La perfectibilité s'accorde mal au nouvel ordre moral; elle ne fait pas bon ménage avec une mise au pas de la société et une façon expéditive d'en finir avec la Révolution. Jamais Mme de Staël ni Constant n'ont voulu perpétuer le climat des débats de la Convention ou du Directoire; eux aussi aspiraient à un certain repos politique et social; il n'avaient eu de cesse de «terminer la Révolution ». Toutefois, le retour au calme, dont ils créditent encore à ce moment le Consulat et Bonaparte, ne signifie pas pour eux la cessation du commerce des idées; ils entendent profiter justement d'une nouvelle ère plus stable pour les relancer, en faire le tremplin des améliorations futures. Ils réclament donc un droit à la parole, ainsi qu'une liberté totale de pensée et d'expression; ils craignent ce qu'ils appellent le silence, la stagnation, l'uniformité, une forme de pensée unique 87
LE GROUPE DE COPPET
comme l'on dirait aujourd'hui. Ces intellectuels entendent jouer leur rôle critique et détestent tout ce qui peut apparaître comme un embrigadement, une soumission de la pensée à la solde d'un pouvoir, aussi efficace et légitime qu'il puisse être. Condorcet était mort et l'air du temps n'est pas près de le ressusciter. Les propos de Mme de Staël sont considérés à la fois comme obsolètes et dangereux; ils ne sont pourtant qu'une invitation à ne pas laisser la pensée s'assoupir trop rapidement. En se présentant en outre comme nouvelle Moderne, Mme de Staël va encore à contre-courant. La tendance est nettement en faveur d'un goût classique; les auteurs antiques et ceux du Grand Siècle sont présentés comme des modèles éternels qu'on ne peut que suivre et imiter. Quand «Napoléon percera sous Bonaparte» et qu'une nouvelle monarchie s'annoncera, le parallèle avec Louis XIV deviendra un leitmotiv de la propagande. Arts, littérature, spectacles ne devront servir qu'à louer le régime et à le considérer comme un sommet, un peu comme cela s'était passé un bon siècle auparavant; on retourne donc à une conception cyclique de l'Histoire en opposition avec le progressisme affiché par le Groupe de Coppet.
LA PENSÉE HISTORIQUE DE BENJAMIN CONSTANT
Mme de Staël n'interviendra plus sur ce sujet, même si son œuvre en restera pénétrée. C'est Constant qui prendra le relais. Ses relations avec les Idéologues l'avaient sans doute familiarisé avec la pensée de Condorcet. Au tournant du siècle, il avait traduit l' Inquiry Concerning Political Justice de William Godwin, dans lequel l'auteur anglais défendait ardemment le point de vue perfectibiliste. Constant avait puisé encore à d'autres sources, comme Mme de Staël du reste, qui cite parmi ses inspirateurs Ferguson et Kant. C'est d'ailleurs une autre originalité du groupe, de ne pas s'en tenir aux seules sources de la philosophie française. Ce qui avait beaucoup nourri la réflexion de Constant, c'est d'avoir suivi de près la «querelle de la perfectibilité» autour de l'ouvrage de son amie. En plus des lectures et
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des discussions, deux projets d'ouvrages le conduisent vers une vision progressiste de l'Histoire. D'abord une histoire de l'égalité naturelle, dont on a retrouvé différents fragments sous ce titre évocateur: Du moment actuel et de la destinée de l'espèce humaine ou histoire abrégée de l'égalité. Ensuite ses recherches sur les religions, grâce auxquelles il observe que le sentiment religieux est soumis également aux lois du changement et que son histoire apporte une preuve supplémentaire de la perfectibilité. En janvier 1805, il propose à Charles de Villers De la perfectibilité de l'espèce humaine pour la Bibliothèque germanique que ce dernier veut lancer. L'article en question n'a pas paru, mais, vingt-quatre ans plus tard, en 1829, Constant ressortira ce texte de ses tiroirs pour le publier, avec quelques modifications, dans ses Mélanges de littérature et de politique. De ce fait, il prolonge relativement loin dans le 1ge siècle cette problématique qui était déjà en passe d'être abandonnée au tournant du siècle. Auguste Comte, Marx et le scientisme prendront le relais. On observe aussi une grande fidélité à ses idées chez Constant qui, dans deux contextes différents (le début de l'Empire napoléonien et la fin de la Restauration), conserve cette conviction que la perfectibilité est le seul «système» digne d'« expliquer l'énigme de notre existence individuelle et sociale». Il en fait une sorte de succédané de la foi religieuse: la perfectibilité, comme toute la philosophie du progrès, dont elle est voisine, est une laïcisation du providentialisme. Au lieu que l'humanité soit conduite par une transcendance qui la dépasse, elle trouve en elle-même le moteur de sa destinée. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que la perfectibilité présentée par Constant n'est pas seulement une assurance contre l'absurde et la désespérance; c'est une opinion ou une représentation à laquelle on a le choix d'adhérer ou non. Mais si on ne le fait pas, on risque de plonger dans une vision chaotique du devenir humain. Néanmoins, au fil du texte, l'auteur change de tonalité et aborde le sujet de manière plus positive. La perfectibilité n'est plus une simple option entre deux manières de concevoir l'humanité et même l'univers, mais une réalité objective susceptible d'être démontrée: «Je me propose donc de rechercher s'il 89
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existe dans l'homme une tendance à se perfectionner, quelle est la cause de cette tendance, quelle est sa nature, si elle a des limites ou si elle est illimitée, enfin quels obstacles retardent ou contrarient ses effets» ; et, à la fin du texte: «Nous croyons avoir prouvé par le raisonnement la perfectibilité de l'espèce humaine, et, par les faits, la marche de l'espèce humaine. » Le mécanisme psychosociologique qui explique l'existence d'une perfectibilité naturelle à l'homme réside dans la différence entre les sensations et les idées; alors que les premières sont passagères, les secondes ont une durée. Tout dépend de savoir si l'homme est gouverné par les sensations ou les idées: «si l'empire est aux sensations, l'espèce humaine sera stationnaire; si l'empire est aux idées, elle sera progressive»; et l'auteur se promet de «nous convaincre que l'homme se gouverne entièrement et exclusivement par les idées» et donc que la perfectibilité est une faculté inhérente à sa condition. Pour ce faire, il recourt à la notion de sacrifice, très importante dans la pensée de Coppet. Le principe est que l'homme sacrifie toujours la sensation à l'idée, c'est-à-dire préfère supporter «une douleur réelle dans l'espérance d'un plaisir futur. [ ... ] On doit en conclure qu'il existe dans la nature humaine une disposition qui lui donne perpétuellement la force d'immoler le présent à l'avenir, et par conséquent la sensation à l'idée.» Cette tendance, Constant la considère comme universelle et il la voit agir à l'insu des hommes, même chez les plus soumis en apparence à leurs plaisirs égoïstes. C'est dans cette capacité de dépassement que résident la force du raisonnement et le germe du perfectionnement: «La nature de l' homme est tellement disposée au sacrifice, que la sensation présente est presque infailliblement sacrifiée lorsqu'elle est en opposition avec une sensation future, c'est-à-dire avec une idée.» Autrement dit, l'homme est capable de dominer ses passions, sans intervention extérieure (autorité morale ou politique), parce qu'il est doué naturellement d'une raison qui le pousse à cette comparaison entre sensations présentes et futures et qui, par cela seul, l'invite à sacrifier les premières aux secondes. C'est ce qu'il désigne aussi par «volonté libre» ou «indépendance morale» de l' homme, qualités intrinsèques qu'il
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faudrait toujours laisser s'épanouir, mais que l'on s'est au contraire ingénié à subjuguer au cours de l'histoire, L'auteur consacre beaucoup de pages à ce raisonnement, qui assure à sa théorie des bases solides (du moins le pensait-il); Constant a emprunté tout cela au sensualisme lockien et condillacien, qui expliquait la génération des idées, et que les Idéologues avaient repris et développé. Mais la notion de sacrifice, sur laquelle Constant insiste tellement, montre la distance prise par rapport aux Idéologues: alors que ceux-ci défendent une morale utilitariste fondée sur l'intérêt et qui soumet l'homme à ses sensations, le Groupe de Coppet prétend, comme on vient de le voir, que l'individu adopte un comportement moins égoïste, moins terre à terre ou plus sublime. Après avoir ainsi prouvé que «dans la seule faculté du sacrifice est le germe indestructible de la perfectibilité », Constant distingue la perfectibilité intérieure et celle qui est extérieure. Cette dernière correspond aux découvertes et aux progrès scientifiques techniques, sur lesquels il ne s'étend pas trop, Il entend par la première, l'amélioration morale de la condition humaine illustrée, sous sa plume, par l'abolition de l'esclavage. Cette fin de l'esclavage comme modèle de la perfectibilité n'est certainement pas une bonne trouvaille: que faire alors de la traite des Noirs qui en est une forme nouvelle dans le monde moderne? Constant, qui avait lutté en faveur de l'abolitionnisme, évite ce sujet embarrassant pour sa démonstration. A moins qu'il n'estime que l'esclavage moderne est un de ces pas en arrière dont l' histoire humaine est coutumière: «Cette marche de la perfectibilité peut être suspendue, et même l'espèce humaine forcée de rétrograder en apparence; mais elle tend à se replacer au point où elle en était, et elle s'y replace aussitôt que la cause matérielle qui l'en avait éloignée vient à cesser, » L'avancée de l'histoire se fait donc par saccades; Constant ne tombe pas dans une sorte d'irénisme, mais tente d'intégrer dans son système des faits qui pourraient le contredire. Il laisse de côté le cas difficile du Moyen Age, pour lequel il n'avait pas, lui, une grande prédilection. En revanche, l'exemple de la Révolution est une aubaine pour illustrer les accidents de 91
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parcours d'une histoire en progrès: «Ainsi les convulsions de la Révolution française avaient bouleversé les idées et corrompu les hommes; mais aussitôt que ces convulsions ont été apaisées, les hommes sont retournés aux idées de morale qu'ils professaient immédiatement avant les secousses qui les avaient égarés; de manière qu'on peut dire que les excès de la Révolution ont perverti des individus, mais non substitué au système de morale qui existait un système de morale moins parfait; et c'est ceci néanmoins qu'il faudrait prouver pour démontrer que l'espèce se détériore. » Sans doute, mais l'auteur ne prouve pas que l'espèce avance, si après les «convulsions» on revient à la morale précédente! Et si cette morale était bonne, à quoi bon la Révolution? Dans le reste de son œuvre, surtout dans sa philosophie politique, Constant intègre mieux la Révolution dans une perspective évolutionniste qu'il ne le fait dans cette brève citation. De fait, la perfectibilité demeure le fondement de toute sa pensée. S'il y a révolutions dans l'histoire, c'est pour que les institutions se mettent au niveau des idées; les idées évoluent, mais les institutions ont tendance à se scléroser et à empêcher le développement régulier de l'homme. Le même phénomène s'observe dans l'histoire des religions, où les formes opposent une résistance au mouvement perfectible du sentiment religieux. Ainsi toute révolution n'est qu'un rééquilibrage naturel, une façon pour l'histoire de retrouver le rythme normal de sa marche. «Plus la chose à détruire est pernicieuse, plus le mal de la révolution est cruel », dit Constant dans De la perfectibilité. Constant, comme Mme de Staël, insiste sur le fait que ce sont les excès de l'Ancien Régime qui sont responsables de ceux de la Terreur. Contrairement aux nostalgiques de l'absolutisme, ils prétendent que les «convulsions» révolutionnaires n'appartiennent pas à une logique de la Révolution; ce ne sont pas les idées d'égalité et de liberté qui amènent nécessairement la violence; celle-ci n'est due qu'au frein que les privilégiés ont opposé aux réformes réclamées par l'opinion dominante. Contrairement donc à ce que la citation cidessus pourrait laisser entendre, Constant est convaincu que la Révolution, dans son ensemble, non seulement n'a pas été un
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recul, mais doit être inscrite comme une phase décisive du progrès humain. Comme Kant l'avait dit dans Qu'est-ce que les Lumières ?, l'opinion de Coppet est que 1789 représente l'émancipation du genre humain, qui devient enfin adulte, en se libérant de la double tutelle de l'Eglise et de l'absolutisme. La perfectibilité n'exclut de son schéma ni les erreurs, ni les abus. Ils sont là, pourrait-on dire, pour justifier une progression par étapes, chacune d'elles s'imposant comme le dépassement d'un stade antérieur. Nous ne sommes pas très loin de la dialectique du matérialisme historique de Marx; on trouve déjà, sinon l'antagonisme des classes, du moins l'idée d'une lutte permanente et progressive. La différence essentielle, c'est qu'à Coppet, on reste fermement attaché à l'idéalisme: «Les idées seules sont actives; elles sont les souveraines du monde; l'empire de l'univers leur a été donné », dit Constant toujours dans De la perfectibilité; tandis que le marxisme verra au contraire le moteur de l'histoire dans le changement des modes de production. Le but de la recherche historique, chez les perfectibilistes de toute obédience, serait donc de décrire le conflit entre la vérité et l'erreur (ou préjugé), où la première finit toujours par l'emporter. Constant développe à ce sujet une théorie intéressante: les abus «peuvent avoir eu leur temps d'utilité, de nécessité, de perfection relative. Ainsi, [les opinions et les institutions] que nous regardons comme indispensables, et qui sont telles à notre égard, pourront dans quelques années, être repoussées comme des abus.» Nous pouvons penser en effet au suffrage censitaire et exclusivement masculin, qui était considéré à l'époque de Constant comme une conquête et que nous estimons très peu démocratique aujourd'hui. Mais ce qui importe en l'occurrence dans ce relativisme, c'est que le passé ne peut pas être jugé à l'aune exclusive du présent; peut-être Constant se souvient-il de cette idée chère à Herder, que chaque époque mérite qu'on l'étudie pour elle-même, qu'elle a sa valeur propre et que les Lumières françaises ont péché par orgueil en dévalorisant celles qui les a précédées. Le jugement de l'historien est donc précaire. L'histoire en tant que regard sur le devenir invite à la modestie. 93
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CONSTANT EN THÉORICIEN DE LA CONTINUITÉ HISTORIQUE
Après avoir défini la perfectibilité comme constante anthropologique et psychologique, l'auteur trace un tableau de l'histoire, qu'il divise en «quatre grandes révolutions [ ... ] la destruction de la théocratie, celle de l'esclavage, celle de la féodalité, celle de la noblesse comme privilège. [ ... ] Ces quatre révolutions nous offrent une suite d'améliorations graduées; ce sont des échelons disposés régulièrement». Il y aurait beaucoup à dire sur la terminologie employée, comme sur le nombre d'« échelons» considérés; contentons-nous de souligner les aspects les plus importants de la pensée historique qui se développe ici, en particulier la réflexion sur les conséquences sociales des révolutions. En montrant, par exemple, comment aux castes succèdent l'esclavage. puis les serfs, enfin les roturiers, Constant aboutit à une observation générale: chaque séquence de l'histoire élimine une partie des abus précédents. Pour lui, comme pour ses amis, l'histoire ne s'arrête pas à la Révolution, contrairement à la vision de Hegel qui fera de sa propre époque la «fin de l'histoire », entendue comme aboutissement indépassable. L'époque qui s'ouvre grâce à la Révolution est celle «des conventions légales»; il montre que cette étape est toute transitoire, qu'i! s'agit d'un compromis: «L'esprit humain a trop de lumières pour se laisser gouverner plus longtemps par la force ou par la ruse, mais il n'en a pas assez pour se laisser gouverner par la raison seule.» D'où l'étape intermédiaire, ou passagère, qu'i! appelle «conventions légales », ou «choses factices, susceptibles de changement, créées pour remplacer des vérités encore peu connues, pour subvenir à des besoins momentanés, et devant par conséquent être amendées, perfectionnées et surtout restreintes, à mesure que ces vérités se découvrent. ou que ces besoins se modifient». On distingue une vague allusion à une diminution progressive de la puissance étatique. Toutefois, il ne se hasarde jamais à prédire ce que l'avenir réserve et il est sévère à l'égard de ceux qui, comme Condorcet, ont prétendu qu'en découvrant ce qui déterminait le passé, il n'y avait aucune
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LA CONTINUITÉ DE L'HISTOIRE ET LA PERFECTIBILITÉ
raison de ne pas calculer aussi et du même mouvement les perspectives futures. Bien qu'il se montre plus philosophe de l'histoire, qu'historien stricto sensu, Constant se méfie des spéculations trop éloignées d'une recherche heuristique. Enfin, nuance qui n'apparaissait pas dans les textes antérieurs, voici l'accélération de l'histoire: «Il en est de la destruction des abus comme de l'accélération de la chute des corps» ou cette autre formule plus sibylline et syncopée: «La noblesse privilégiée est plus près de nous que la féodalité, la féodalité que l'esclavage, l'esclavage que la théocratie.» Il risque même de pseudo-datations dans la durée des abus: trois mille ans pour l'esclavage, mille deux cents pour la féodalité et deux cents pour la noblesse; chronologie qui, à tout prendre, n'est pas trop fantaisiste. Si Constant a retenu ici l'essentiel de l'attention, c'est qu'il est le seul du Groupe de Coppet qui ait théorisé aussi systématiquement la continuité historique et qui en a fourni une synthèse d'autant plus intéressante qu'elle borne par ses dates d'écriture (1800-1805) et de publication (1829) l'essentiel de l'activité du Groupe tout entier. C'est comme s'il avait voulu, à la fin de sa carrière, mettre en évidence l'un des concepts les plus importants de la pensée de Coppet. La perfectibilité, on l'a vu, n'est pas une idée originale; elle est même dépassée quand elle est récupérée par Mme de Staël et ses amis. Constant en sera le dernier chantre. Mais elle demeure la clé de l'interprétation du contemporain, en réponse tout à la fois à ceux qui, tels les Jacobins, auraient souhaité une accélération de l'histoire, et aux passéistes, l'autre camp qui voudrait effacer la Révolution de l'histoire. La théorie devient un outil dans le débat, dont l'enjeu est politique à l'époque du groupe et plus épistémologique aujourd'hui. Mieux qu'une arme dans la polémique, la perfectibilité a été l'idée consolatrice de tout le groupe, dans les moments fréquents de doute qu'entretenaient les événements: la Terreur, le despotisme napoléonien, le retour peu glorieux de la monarchie. Coppet fut le lieu de l'exil, de la persécution, d'où peut-être l'ambivalence du texte de Constant: si la démonstration rationnelle et historique de la perfectibilité était contestée, resterait la ressource de l'adopter, comme un pari pascalien, 95
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pour ne pas désespérer de l'homme. Mme de Staël le disait déjà en 1800 dans sa préface à De la littérature: «Dans quel découragement l'esprit ne tomberait-il pas, s'il cessait d'espérer que chaque jour ajoute à la masse des lumières, que chaque jour des vérités philosophiques acquièrent un développement nouveau; persécutions, calomnies, douleurs, voilà le partage des penseurs courageux et des moralistes éclairés. [ ... ] Que deviendrait l'être estimable que tant d'ennemis persécutent, si l'on voulait encore lui ôter l'espérance la plus religieuse qui soit sur la terre, les progrès futurs de l'espèce humaine ?»
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10 LES ANCIENS ET LES MODERNES, VIEILLE QUESTION RÉACTUALISÉE PAR LA RÉVOLUTION «Le présent nous a appris à comprendre bien des choses que nous ne pouvions pas démêler dans le passé. L'histoire devient plus triste et plus terrible pour ceux qui peuvent, en la lisant, la comparer aux grands événements dont ils sont témoins. Que de gouvernements, que de constitutions nous avons admirés et considérés comme des modèles, qu'il nous faut maintenant regarder d'un autre œil. » Celui qui s'exprime d'un ton si désabusé est le jeune Prosper de Barante, en 1808, dans son Tableau de la littérature française pendant le xv/ne siècle. Même si, à vingt-six ans, il n'a pas encore beaucoup de recul, il met déjà le doigt sur un phénomène essentiel: l'Histoire change de visage selon le contexte où se trouve l'historien. Le passé se transforme au gré des perceptions successives des générations, marquées par les bouleversements qu'elles traversent tour à tour. Cette présence de l'historien dans l'Histoire est une caractéristique soulignée, au début du 20e siècle, par Raymond Aron et Henri Irénée Marrou, qu'ils avaient repérée dans la pensée allemande et italienne, mais que l'historiographie française avait en partie escamotée. Il est intéressant de trouver cette idée déjà bien exprimée chez Barante, qui se fait probablement l'écho des discussions de Coppet sur le sujet. La Révolution modifie en effet profondément la représentation du passé, qui est réexaminé dans une perspective nouvelle. Un thème, en particulier, est repris à la lumière des événements récents: la fameuse comparaison entre les Anciens et les Modernes. Cette question a été débattue dès la fin du 17e siècle, lors de la Querelle du même nom. La redécouverte et la relecture de l'Antiquité classique, aux 15 e et 16e siècles, avaient persuadé
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chacun que l'art grec et romain, dans presque tous les domaines, avaient atteint la perfection. Or la splendeur de tout ce qui s'est bâti, peint, sculpté, écrit sous Louis XIV a modifié en partie l'idée que le modèle antique était insurpassable. Charles Perrault commence son fameux poème sur Le Siècle de Louis le Grand (1687) par ces vers: La belle Antiquité fut toujours vénérable, Mais je ne crois pas qu'elle fût adorable. Je vois les Anciens sans ployer les genoux, Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous; Et l'on peut comparer sans craindre d'être injuste Le siècle de Louis au beau siècle d'Auguste.
C'est la lecture de ce poème à l'Académie qui déclenche une polémique, dont les répercussions sur l'histoire des idées se feront sentir encore très longtemps. Comme on l'a vu, l'idée d'un progrès irréversible, s'opposant à celle d'un éternel retour, est née à la suite de ce débat passionné. Les partisans des Anciens (Boileau, La Fontaine, La Bruyère), qui persistent à dire que l'art doit se borner à l'imitation des modèles antiques, combattent les attaques récurrentes des Modernes (Perrault, Fontenelle), qui prêchent, sinon le dépassement, du moins la mise à égalité des deux périodes considérées. Sans trop s'étendre sur cette affaire, qui fit couler beaucoup d'encre en France et dans le reste de l'Europe, disons que sa problématique se bornait essentiellement à l'esthétique et à la littérature. La Révolution, en revanche, reprend la comparaison, en la déplaçant sur le plan politique. Le 18e siècle avait bien sûr préparé le terrain à cette mutation: l'Antiquité classique offrait évidemment le fondement de toute la formation scolaire; les découvertes d'Herculanum et de Pompéi avaient accru la curiosité pour les vestiges de ces civilisations et marquaient les débuts d'une véritable archéologie. Montesquieu, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence et dans l'Esprit des lois, avait élevé le débat au niveau d'une réflexion sur la destinée d'un Etat qui, de minuscule, devint gigantesque. Mais ces considérations réflexions
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étaient encore très livresques et abstraites, quand soudain l'expérience de 1789 et surtout de 1793 fit croire que ce bagage historique et culturel pouvait être appliqué ou transposé à la situation actuelle. L'admiration pour les républiques antiques, qu'avaient vivifiée les écrits de Rousseau et de Mably, nourrissait la pensée de l'élite révolutionnaire. L'éloquence politique, favorisée par le brusque élargissement de l'espace public, rendait le parallélisme encore plus saisissant: on se croyait à nouveau Démosthène sur l'agora d'Athènes ou Cicéron devant le Sénat de Rome. Cependant, l'évolution terroriste de la république discrédite ce mimétisme. Ceux que la haine et l'esprit de vengeance n'aveuglent pas et qui tentent de réfléchir aussi posément que possible sur les raisons de l'horrible dérive révolutionnaire, cherchent l'erreur dans la formation des idées et dans la culture des Constituants et des Conventionnels. En soi la démarche est intéressante et novatrice. Plutôt que de se laisser convaincre trop facilement par une théorie fataliste, qui considère le sang versé comme lajuste punition d'une humanité révoltée contre ses autorités naturelles, ils proposent une explication plus rationnelle: la confusion des périodes historiques est à l'origine de cette déviation catastrophique. Il existe entre les Anciens et les Modernes d'essentielles différences de mentalité, dans le domaine social et politique, au point de rendre impossible tout amalgame. Toutefois la conclusion n'est pas que toute révolution serait mauvaise; croire à la perfectibilité, c'est aussi intégrer des erreurs et savoir en tirer parti pour dépasser une situation; c'est regarder vers l'avenir, fort de ce que l'on a appris, et non retourner vers le passé, dépité par les drames que l'on a vécus. Cette discussion est représentative du climat intellectuel après Thermidor, au moment où la République, à peine sortie de la Terreur, doit lutter contre les offensives de plus en plus manifestes de la réaction monarchique. La critique de l'imitation trop fidèle des Anciens appartient à l'arsenal argumentaire des républicains modérés, pris entre les feux opposés des jacobins et des royalistes. Après Condorcet, qui avait déjà dénoncé cette fâcheuse tendance dans ses Mémoires sur l'instruction publique 99
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en 1791, et quelques Idéologues comme Volney, c'est Mme de Staël qui aborde brièvement le sujet en 1798 dans son ouvrage alors inédit: Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution. En quelques pages, elle met en évidence les différences essentielles: les Anciens, en petit nombre, étaient totalement dévoués à leur patrie et à l'organisation politique de leur cité; ils vivaient en quelque sorte publiquement, sacrifiant volontiers leurs intérêts domestiques à la participation active aux affaires de la collectivité. A l'opposé, elle considère (nous soulignons ses expressions) que le grand bien, l'avantage et la chance des Modernes, paisiblement égoïstes, c'est d'exister isolément des affaires publiques. Ce qu'on recherche aujourd'hui, dit-elle, c'est le repos, la jouissance, la tranquillité, la possibilité de pouvoir librement vaquer à ses occupations privées; moins d'agitation, moins d'ambition, partant moins de dévouement, voilà notre lot. D'où «la nécessité pour la République en France de ne pas exiger, de ne pas peser, de prendre pour guide une morale préservatrice plutôt qu'un système de dévouement qui devient féroce lorsqu'il n'est point volontaire». L'allusion aux contraintes du Comité de salut public est claire. Selon une image qu'ils s'étaient faite des cités antiques, les Conventionnels ont cru que l'on pouvait sans risque confondre la sphère publique et la sphère privée, et surtout que l'autorité, sous couvert d'exprimer la volonté générale, était en mesure de changer brusquement des comportements sociaux que l'Histoire avait lentement façonnés. A l'inverse, Mme de Staël insiste sur la différence entre deux libertés: «La liberté des temps actuels, c'est tout ce qui garantit l'indépendance des citoyens contre le pouvoir du gouvernement. La liberté des temps anciens, c'est tout ce qui assurait aux citoyens la plus grande part dans l'exercice du pouvoir.»
UNE APPROCHE MODERNE DE LA LIBERTÉ
On trouve donc, dans les Circonstances actuelles de Mme de Staël, le premier condensé de la pensée de Coppet sur cette question. Mais, puisqu'elle n'a pas publié son ouvrage, il faut rester 100
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prudent en l'interprétant; il est certain qu'elle n'y exprime pas toute sa pensée ni surtout son avis définitif sur le sujet. Comme cela s'était déjà produit à propos de la perfectibilité, Benjamin Constant reprend le témoin et complète l'opinion de son amie, en la nuançant. Trois versions de sa réflexion nous sont parvenues: l'une qui appartient à son grand traité sur les Principes de politique, rédigé en 1806 sur la ba<;e de textes plus anciens; cette première mouture est ensuite dispersée dans son virulent pamphlet anti-napoléonien De l'esprit de conquête, en 18131814; enfin et surtout, Constant prononce en février 1819 un Discours sur la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, qui est l'aboutissement de sa pensée sur cette célèbre question. Ce texte est resté un classique du genre. Cette précision n'est pas une simple révérence à l'érudition. On l'a bien vu plus haut avec Mme de Staël: le contexte importe beaucoup; parler des Anciens et des Modernes juste après la Terreur, ce n'est pas comme y réfléchir sous l'Empire à son apogée, puis au moment de sa chute, et enfin sous la Restauration des Bourbons. L'avertissement de Barante, cité au début de ce chapitre, vaut aussi pour le court terme. Faute d'en tenir compte, on n'a pas toujours interprété correctement la pensée de Constant, qui n'est d'ailleurs peut-être pas aussi nette qu'elle paraît au premier abord. Le problème est de savoir si la différence dûment constatée entre les deux libertés (antique ou politique, d'un côté, moderne ou civile, de l'autre) est accompagnée d'un jugement de valeur. Constant déprécie-t-ille passé au nom d'une perfectibilité qui tourne forcément à l'avantage des Modernes? Résultat d'un déterminisme historique, la liberté moderne est-elle aussi réjouissante, aussi idéale que certains le prétendent? Ne sécrètet-elle pas certains poisons, auxquels la liberté antique pourrait servir d'antidote? Question subsidiaire : est-ce que l' argumentation a conservé, chemin faisant, sa charge anti-jacobine, qui se justifiait sous le Directoire ou ne servirait-elle pas plutôt d'arme contre le danger adverse: le despotisme napoléonien d'abord et la réaction des ultras ensuite? Constant fait un usage subtil de ses rédactions successives, dont le texte varie peu, mais dont la portée et l'efficacité évoluent au gré des régimes à combattre ou 101
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à soutenir. Ce qu'on a pris souvent pour de la versatilité doit être plutôt compris comme une technique d'écriture destinée à rendre invariables les principes, malgré les fluctuations des circonstances. La première impression qui se dégage de la distinction des deux libertés, dans le texte de 1819, n'est guère réjouissante. Celle des Anciens ne révèle qu'un «assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble»; par ailleurs, «toutes les actions pri vées sont soumises à une surveillance sévère» ; le citoyen «est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements, [ ... ] il peut être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie ». Les images et les exemples se multiplient pour présenter finalement le tableau d'une société extrêmement oppressive. La seule contrepartie de cette sorte de totalitarisme, c'est la participation du citoyen au pouvoir collectif. La démocratie directe antique accordait au simple citoyen un exercice réel du pouvoir et, selon Constant, cette compensation lui faisait oublier la condition très dure de l'homme privé. Symétriquement, l'individu moderne gagne en «jouissances », en indépendance, en libertés de toutes sortes, ce qu'il perd en pouvoir. D'un côté, une «aristocratie monacale», comme il le dit à propos de Sparte, où l'engagement du citoyen est complet; de l'autre, une société quasi hédoniste, où l'individu anonyme se noie dans la masse, pour mieux vaquer à ses occupations personnelles, disposant de trop peu de temps pour les affaires publiques. Comment ne pas être saisi par ce contraste si marqué? D'autant que, dès le début de son discours, Constant rappelle que «la confusion de ces deux espèces de libertés a été, parmi nous, durant les époques trop célèbres de notre révolution, la cause de beaucoup de maux ». L'équation entre Terreur et démocratie ancienne est ainsi posée d'emblée, ce qui ne peut que noircir encore le tableau de la liberté antique. Certaines lectures un peu rapides en sont restées à cette première impression négative et ont interprété le libéralisme de Constant comme la valorisation exclusive de la liberté moderne, elle-même considérée uniquement comme garantie des jouissances privées. Cette approche ultralibérale, en vogue depuis 102
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quelque temps, fausse cependant la pensée de l'auteur. Il faut donc nuancer cette idée trop sommaire. La vision que Constant nous donne de la Révolution en 1819 ne correspond plus à l'anti-jacobinisme du Directoire: il crédite la Révolution d'avoir apporté le gouvernement représentatif et il précise: «je l'appelle heureuse, malgré ses excès, parce que je fixe mes regards sur ses résultats». Il demande donc à ce qu'on lajuge dans son ensemble, dans le long terme de l'Histoire humaine, et non pas dans le détail. Mme de Staël, dans ses Considérations sur la Révolution, critique de même une vision trop myope de cette période et refuse de prendre «les acteurs pour la pièce ». Voyons encore avec quelle indulgence Constant traite les révolutionnaires au milieu de son discours:
LE GROUPE DE COPPET
pas refaire les mêmes erreurs. La leçon de 1793 n'a pas suffi: l'auteur s'en prend à l'hydre du despotisme, dont les têtes repoussent au fur et à mesure qu'on les coupe. C'est surtout la fin du discours de 1819 qui corrige définitivement l'impression négative que l'on pouvait avoir conservée de la liberté antique. En effet, ce que l'orateur critique dans sa péroraison, c'est la tendance à vouloir profiter de l'indépendance individuelle, sans trop se soucier de sa garantie; or, celleci ne repose que sur la liberté politique, c'est-à-dire sur l'exercice des droits civiques, héritage des libertés antiques. «Mes observations, dit-il, ne tendent nullement à diminuer le prix de la liberté politique. [ ... ] Ce n'est point à la liberté politique que je veux renoncer; c'est la liberté civile que je réclame avec d'autres formes de liberté politique.» Les deux ne sont donc plus exclusives, mais doivent être combinées, de façon que l'une serve de garantie à l'autre. C'est le système du gouvernement représentatif qui offre la clé de cette opération: quelques-uns se dévouent par procuration à la chose publique, tandis que les autres peuvent s'occuper de leurs intérêts particuliers. Mais ce mécanisme ne peut fonctionner que si l'ensemble du corps social se montre assez actif et vigilant: Constant termine son texte par un appel au civisme, à l'éducation morale des citoyens et à leur patriotisme. Le discours évolue donc progressivement vers la critique d'une modernité qui, mal comprise, pourrait sombrer dans l'hédonisme et l'égoïsme le plus pur; l'expérience de ce qui s'était passé sous Napoléon est trop proche pour que Constant ne mette ses ses contemporains en garde contre les risques qui les guettent: «De ce que les Anciens ont été libres, et de ce que nous ne pouvons plus être libres comme les Anciens, [certains] en concluent que nous sommes destinés à être esclaves. » Il prévoit en effet qu'en l'absence de lutte, d'opposition au pouvoir et d'une surveillance permanente par l'opinion, le lit de la tyrannie est bientôt fait par ces Modernes, dont l'égoïsme se satisfait rapidement. La liberté politique a un prix; les Anciens l'ont payée trop cher aux yeux des Modernes, mais ceux-ci doivent aussi consentir à certains sacrifices, pour que ne disparaisse pas 104
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trop vite leur chère indépendance. «D'ailleurs, est-il donc si vrai que le bonheur de quelque genre qu'il puisse être soit le but unique de l'espèce humaine? En ce cas, notre carrière serait bien étroite, et notre destination bien peu relevée. [ ... ] Non, j'en atteste, cette partie meilleure de notre nature, cette noble inquiétude qui nous poursuit et nous tourmente, cette ardeur d'étendre nos lumières et de développer nos facultés: ce n'est pas au bonheur seul, c'est au perfectionnement que notre destin nous appelle; et la liberté politique est le plus puissant, le plus énergique moyen de perfectionnement que le Ciel nous ait donné. » Le retournement est assez spectaculaire. On est passé assez subrepticement et dans un mouvement progressif, d'une liberté antique en quelque sorte accablante à celle qui peut non seulement garantir les nouveaux besoins de la société actuelle, mais encore promouvoir celle-ci vers un but moral plus élevé. Loin d'être condamnée, la liberté politique est rachetée, et cette rédemption n'est possible que si l'on accepte le tribut à payer à l'Histoire: on ne peut pas confondre les périodes ou transposer le passé dans le présent; en revanche, il est permis d'adapter ou de combiner des éléments anciens et modernes pour que la société puisse poursuivre son évolution. La perfectibilité ne tourne jamais le dos au passé, mais elle dote les esprits d'une méthode critique, qui évite les erreurs les plus funestes. Tandis que Mme de Staël soulignait encore, en 1798, la chance et l'avantage des Modernes, Constant, vingt ans plus tard, se montre beaucoup plus sceptique; il s'est aperçu entretemps qu'une distinction trop nette entre les deux libertés et les deux civilisations conduisait au désintérêt du citoyen pour les affaires publiques, au risque d'abstentionnisme et d'indifférence pour tout ce qui ne concerne pas ses propres affaires. Germaine, à coup sûr, a dû évoluer comme son ami ; elle a trop souffert ellemême du silence imposé sous l'Empire et de la léthargie qui s'est ensuivie, pour ne pas souhaiter qu'une liberté politique participative vienne réveiller les consciences endormies par le despotisme. La nouvelle Querelle des Anciens et des Modernes ne s'achève pas avec Constant; c'est son discours qui au contraire 105
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servira d'aliment à un débat qui a rebondi presque jusqu'à nos jours: Fustel de Coulanges au 1ge et Isaiah Berlin au 20e siècle, pour ne citer que deux auteurs importants, reprendront la question. Des spécialistes de l'Antiquité (Moses Finley, Pierre VidalNaquet) ne l'ont pas oubliée non plus. La connaissance que l'on a aujourd'hui du monde antique conduirait nécessairement à réviser les arguments proprement historiques invoqués par Mme de Staël ou Constant. L'actualité de leurs écrits est ailleurs, comme on a pu s'en rendre compte. Deux faits sont soulignés dans leur théorie: primo, le passé est autre ou trop exotique pour permettre des comparaisons et a fortiori pour être décalqué. Faire de l'histoire, c'est prendre conscience de cette différence entre nos aïeux et nous, et nous donner les moyens de poursuivre le dialogue avec eux. Secundo, en politique comme en esthétique, l'imitation servile n'aboutit qu'à des résultats médiocres ou monstrueux. Etre moderne, ce n'est pas ignorer le passé, c'est au contraire le connaître en profondeur pour mieux apprécier l'originalité de son temps. Et à l'égard des autres cultures européennes.
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Il UN LIBÉRALISME D'OPPOSITION
CONTRE L'INTERVENTION ABUSIVE DE L'ÉTAT, MAIS POUR LE SERVICE DE LA COLLECTIVITÉ
Parmi les étiquettes que l'on a coutume d'appliquer au Groupe de Coppet, celle de «libéral» est la plus usuelle. Chaque membre n'a cessé de lutter pour la défense des libertés du citoyen contre toutes sortes de despotismes et leur succès durable vient aussi du fait que les totalitarismes du 20e siècle ont redonné une actualité à leurs théories. Pourtant, il n'est pas certain que ce libéralisme de Coppet soit bien compris. Le sens commun l'associe trop vite, semble-t-il, à l'idéologie bourgeoise triomphante, au « laissez faire, laissez passer» d'un économisme à courte vue. Par une de ces bizarreries du sort, cette interprétation a été propagée à la fois par le courant marxiste et par le néolibéralisme récent, le premier pour déprécier Coppet, le second dans le but d'y trouver de prestigieux ancêtres. Le malentendu repose sur l'expression d'un individualisme apparemment si prononcé, qu'il peut faire croire à la défense exclusive des prérogatives personnelles, au détriment de tout souci du bien public et de l'intérêt de la société tout entière. Il convient d'abord d'expliquer les fondements théoriques et historiques de la protection de la personne contre l'intervention abusive de l'Etat, puis de montrer en quoi ces précautions n'empêchent nullement le dévouement pour la collectivité et la patrie. L'individualisme repose sur l'idée d'une séparation nette entre la sphère privée et la sphère publique. L'individu a des droits imprescriptibles, que l'autorité ne saurait lui disputer sans devenir aussitôt arbitraire: chacun doit pouvoir exprimer libre107
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ment ses opinions, pratiquer la religion de son choix, disposer de sa personne et de ses biens, exercer la profession qui lui convient, s'associer avec qui bon lui semble, etc. Ces libertés civiles, essentielles et fondamentales, occupent une telle place dans le champ des activités sociales que la marge de manœuvre des pouvoirs publics s'en trouve du coup restreinte au strict minimum. A la limite, le rôle de l'Etat pourrait être borné seulement à la défense du territoire contre d'éventuelles menaces et au maintien de l'ordre public: «Il est évident, dit Constant dans ses Principes de politique, que la juridiction de la société ne peut rester en deçà de ces bornes, mais qu'elle peut s'arrêter là. [... ] On pourrait concevoir un peuple dont le gouvernement n'aurait d'autre mission que de veiller à ces deux objets. L'existence de l'individu et celle de la société seraient parfaitement assurées. Le nécessaire serait fait. »
LA RÉVOLUTION COMME OUVERTURE DE LA BOÎTE DE PANDORE
Cette exigence théorique du moindre Etat, il faut la considérer dans la perspective historique que nous avons déjà vue: en déplaçant la souveraineté des mains du monarque dans celles de la nation, la Révolution a du coup opéré un accroissement considérable de la force publique, qui peut désormais appuyer sa légitimité sur l'idée de la volonté générale. Agir au nom du peuple ou selon le bon vouloir d'une personne, même auréolée de tous les symboles de la monarchie de droit divin, ne revient pas au même! Car il n'y a pas de commune mesure entre les moyens de gouvernement de l'Ancien Régime et ceux qui se sont déployés dans l'Etat moderne grâce à la Révolution. Les conséquences réelles de cette transformation politique n'ont pas été appréciées à leur juste mesure par tous ceux qui voulaient abolir l'ancien système monarchique: en supprimant l'absolutisme, on a cru établir la liberté, du seul fait que le peuple devenait souverain. Sans le savoir - car les acteurs étaient de bonne foi -, on ouvrait la boîte de Pandore: la puissance publique disposait d'une force 108
UN LIBÉRALISME D'OPPOSITION
considérable. qu'elle allait rapidement employer contre la liberté dont elle se réclamait. La Terreur du Comité de salut public en était la démonstration cruelle. Le changement de légitimité n'a pas eu les vertus qu'on attendait. Benjamin Constant développe sur cette base sa conception du pouvoir abusif par nature: dès que l'on confie, à quelque instance que ce soit (monarque, assemblée, peuple), une parcelle d'autorité, elle aura toujours tendance à l'étendre, en débordant sur la marge des droits individuels. C'est pourquoi il faut établir le principe de la limitation du pouvoir, avant de se préoccuper de sa source. Peu importe le bras, c'est de l'arme qu'il faut se prémunir; peu importe le régime, si l'on a pas prévu de barrières et de digues suffisamment hautes et fortes, pour empêcher tout débordement du torrent. La défense de la liberté repose sur la méfiance nécessaire que l'on doit éprouver envers tout dépositaire du pouvoir (de l'humble fonctionnaire au chef de l'Etat), même et surtout s'il est bardé de bonnes intentions. Vouloir le bien du peuple peut parfois cacher le pire despotisme. D'où la longue liste des précautions à prendre contre tout interventionnisme. Il faut se garder de deux interprétations fausses à propos de cette théorie de la limitation du pouvoir social: d'une part, elle n'est pas réactionnaire; d'autre part, elle n'a rien à voir avec l'anarchisme. La critique de la Révolution ne porte essentiellement que sur le «dérapage» de la Convention montagnarde; pour le reste, on a toujours estimé, à Coppet, que 1789 était un passage obligé dans la marche de l'humanité vers le progrès. La restriction des prérogatives étatiques ne suppose ni l'abolition de toute forme de gouvernement, ni même la faiblesse de celuici; dans les bornes étroites qui lui sont consenties, l'Etat doit rester fort. Le pouvoir n'est jamais vu comme un mal nécessaire; il ne devient nocif que s'il outrepasse ses droits. Tel est, dans ses grandes lignes, l'individualisme qu'on découvre comme fondement des idées politiques de la plupart des écrivains de Coppet. C'est en s'appuyant sur de telles maximes que l'ultralibéralisme croit pouvoir de nos jours revendiquer leur héritage, mais c'est faire fi d'une part essentielle de leur réflexion. 109
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La théorie brièvement exposée ci-dessus laisse apparaître en filigrane les silhouettes de Robespierre et de Napoléon. Elle est une réponse aux nombreuses justifications de l'extension de leurs pouvoirs. On la trouve chez plusieurs publicistes de l'époque. Quand le libéralisme triomphant s'en empare, aux alentours de 1820-1830, le contexte a changé. La révolution industrielle bouleverse la donne; l'idée de limiter à l'extrême les interventions de l'Etat, pour mieux favoriser l'initiative individuelle, est particulièrement appréciée par une bourgeoisie d'affaires et par des manufacturiers, qui aimeraient voir le gouvernement à leur service exclusif. Tant pis pour la masse des travailleurs qui font les frais de ce démarrage économique. Les droits individuels apparaissent alors, en vérité, comme réservés à une élite. Sismondi a bien vu ce changement et milite en faveur de l'intervention de l'Etat dans l'économie, de manière à protéger les victimes de l'industrialisation.
LA LIBÉRALITÉ DE JUGEMENT
Ensuite, indépendamment des circonstances, le libéralisme de Coppet doit être distingué, d'un point de vue philosophique, de celui des Idéologues et de celui des «doctrinaires» - comme on appelle les Guizot, les Rémusat, les Victor de Broglie - à savoir ceux qui seront au pouvoir après la Révolution de juillet 1830. L'individualisme de Coppet, c'est avant tout la reconnaissance de ce que Mme de Staël nomme la «libéralité de jugement»; s'inspirant de Descartes et contre la tradition empiriste qui s'étend de Bacon aux Idéologues, elle met en évidence la faculté de juger en toute indépendance, logée au fond de la personne humaine. La morale et la politique reposent sur cette conscience, qu'il faut protéger, parce qu'elle est le dernier rempart, l'asile ou le sanctuaire du sujet pensant, comme on dit à Coppet. C'est une faculté innée, qui garantit l'autonomie individuelle et la protège contre les atteintes du pouvoir comme de l'opinion. L'erreur, le mensonge, les préjugés sont moins dangereux, si l'on admet le principe de la liberté d'examen, car celle110
UN LIBÉRALISME D'OPPOSITION
ci, mieux que le calcul de 1'« intérêt bien entendu », permet de repousser ce qui nous semble incompatible avec la dignité humaine. Cet individualisme moral semble anarchique aux doctrinaires, qui refusent à l'individu le droit d'examiner le bien-fondé de toute juridiction. A l'inverse, Constant va jusqu'à postuler la nécessité d'un contrôle même individuel de la loi: «L'homme a le droit d'examiner à l'aide de ses lumières, car c'est le seul instrument d'examen qu'il ait, quelle est la source d'une loi. [ ... ] L'homme possède en outre le droit d'examiner le contenu d'une loi, car ce n'est que d'après le contenu d'une loi qu'il peut apprécier la légitimité de sa source.» L'individualisme de Coppet ne se résume pas à la couarde et frileuse défense de son bien-être et à la jouissance de sa propriété. On a déjà suffisamment évoqué l'importance des idées de sacrifice et d' enthousiame; on a vu aussi à quel point le groupe insiste sur la nécessaire combinaison de la liberté politique avec la liberté civile. Au lieu de se mettre en quelque sorte à la retraite, le citoyen responsable doit rester actif, en exerçant un contrôle sur l'administration, grâce à l'usage de son librearbitre ... L'exemple du Consulat et de l'Empire a suffisamment montré à quels dangers on s'expose, lorsque les administrés, bercés par la propagande, entrent en sommeil. Le libéralisme de Coppet se caractérise donc par la vigilance, C'est avant tout un groupe d'opposition. Son rôle ne s'arrête pas lorsque les garanties constitutionnelles semblent suffisamment établies; sa lutte est permanente et il recommence à chaque régime sa ronde scrupuleuse. Voici l'exhortation qu'adresse Constant aux amis de la liberté: «Missionnaires de la vérité, si la route est interceptée, redoublez de zèle, redoublez d'efforts. Que la lumière perce de toutes parts; obscurcie qu'elle reparaisse; repoussée, qu'elle revienne. Qu'elle se reproduise, se multiplie, se transforme. Qu'elle soit infatigable comme la persécution. Que les uns marchent avec courage, que les autres se glissent avec adresse. Que la vérité se répande, pénètre tantôt retentissante et tantôt répétée tout bas. Que toutes les raisons se coalisent, que toutes les espérances se raniment, que tous travaillent, que tous servent, que tous atten111
LE GROUPE DE COPPET
dent. [ ... ] Le courage peut revenir après l'abattement, la lumière après l'ignorance et l'ardeur du bien public après le sommeil de l'indifférence. » La liberté n'est pas une paisible jouissance mais un combat, un effort digne de Sisyphe. Ces lignes ont été écrites sous Napoléon et publiées dans De l'esprit de conquête et de l'usurpation. Député à la Chambre après la Révolution de Juillet, Constant persévère dans ce rôle d'opposant systématique, alors que le régime qui vient de s'établir est celui qu'il avait appelé de ses vœux. On peut même dire que l'opposition devient une doctrine, non pas due à la fantaisie d'un homme, mais reposant sur l'idée exprimée par Mme de Staël dans De l'Allemagne: «L'indépendance de l'âme fondera celle des Etats.» Il ne peut pas y avoir d'institutions libres sans la responsabilité individuelle du citoyen, sans son énergie, sans le courage qu'il serait prêt à mettre en œuvre si la liberté était menacée. On n'est pas très éloigné des vertus chevaleresques qu'on appréciait, à Coppet, dans la littérature médiévale.
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12 LA RELIGION OU L'INQUIÉTUDE DES MODERNES
Le cercle de Mme de Staël est presque aussi divers sur le plan religieux qu'il l'est sur celui des nationalités. On trouve parmi ses amis des catholiques (Mathieu de Montmorency, les Barante, Frédéric Schlegel qui s'est converti), un luthérien (Auguste-Guillaume Schlegel) et bien sûr d'autres protestants. L'appartenance précise importe d'ailleurs assez peu; le déisme ou une croyance sincère mais vague est souvent de mise, davantage que le rattachement à une confession déterminée. Ce qui compte c'est la dimension qu'occupe le sentiment religieux dans la pensée générale d'un groupe peu dogmatique, peu pratiquant et tolérant. Cette ouverture d'esprit aurait pu déboucher sur une indifférence totale. Il n'en est rien et l'on peut même affirmer que le phénomène religieux est au centre de leurs préoccupations dans tous les domaines: la morale, la philosophie, l'esthétique, la politique et l'histoire. Comme on l'a vu, la question religieuse sépare le Groupe de Coppet de l'héritage des Lumières françaises et l'éloigne aussi de la Révolution jacobine. S'il se rapproche autant de l'Allemagne et de l'Angleterre, c'est notamment parce que ces aires culturelles donnent à la religion un poids intellectuel et social non négligeable. S'il s'écarte de la morale de 1'« intérêt bien entendu» et de l'utilitarisme, c'est par crainte d'un dessèchement de l'âme et d'une conception amoindrie de la nature humaine. Les gens de Coppet sont résolument des modernes, mais des modernes inquiets. La traversée douloureuse de leur temps leur fait voir les gouffres, dans lesquels une société dissolue pourrait être précipitée. Tous les vieux liens hiérarchiques de l'Ancien Régime ayant été détruits, l'individu se trouve éman113
LE GROUPE DE COPPET
cipé sans doute, mais isolé; de quoi alors sera fait le ciment social? Qu'est-ce qui rattachera la partie à l'ensemble? Le terme «religion », dans ce contexte, retrouve pleinement le sens de «ce qui relie », ce qui fait qu'une société est un tout et non pas l'agrégat d'une multitude de volontés anonymes. La pensée religieuse de Coppet a donc deux faces: l'une, générale ou morale, qui consiste à voir dans toute pratique cultuelle un renforcement de la cohésion sociale; l'autre, anthropologique, qui considère les croyances comme une part consubstantielle à la personne humaine. Un autre point commun au groupe, c'est le peu d'intérêt pour les discussions dogmatiques; ses membres ne sont pas des théologiens. La religion intervient seulement dans ses rapports avec la morale, la politique, le sentiment et l'esthétique. Il est significatif que Necker soit le seul à écrire une apologétique chrétienne, dans laquelle d'ailleurs il n'intervient jamais sur ce qui différencie le catholicisme des autres confessions. Cependant, les opinions sur la religion ne sont pas unanimes à Coppet; il y a plusieurs divergences qu'on décèle en lisant ceux qui se sont exprimés avec le plus de force en cette matière: Necker, Mme de Staël, Sismondi, Charles de Villers et Benjamin Constant.
NECKER VOIT LE PROFIT DU CATHOLICISME POUR LA FRANCE
Necker a publié deux ouvrages sur le sujet: De l'importance des opinions religieuses, en 1788, et le Cours de morale religieuse, en 1800, mais la religion est encore présente dans plusieurs de ses autres livres. On a dit déjà que sa qualité de protestant genevois avait nui à sa carrière sous l'Ancien Régime. Cependant, il serait faux de voir en lui une sorte de propagandiste du calvinisme en France. Sa foi l'apparente aux déistes plus qu'aux Réformés stricto sensu. La contemplation d'un monde ordonné et la conscience des facultés humaines l'amènent naturellement à l'idée de Dieu, plus par le sentiment que par un raisonnement métaphysique. Necker défend les opinions 114
LA RELIGION OU L'INQUIÉTUDE DES MODERNES
religieuses contre le matérialisme et l'athéisme de certains philosophes, deux tendances qu'il estime très dangereuses. La religion forme avec l'Etat le socle de toute société. Necker a toujours été obsédé par l'importance de l'obéissance volontaire; comment obtenir la soumission des individus sans recourir à la violence ni à la tyrannie? La religion revêt à cet égard une importance toute pratique aux yeux de cet homme d'Etat. Elle est un frein à l'esprit de révolte latent dans la frange la plus nombreuse et en même temps la plus misérable de la population. L'économiste n'ignore pas qu'une société reposant sur la défense de la propriété engendre une inégalité telle qu'elle peut rompre le contrat social. La religion offre la consolation par l'idée d'un Dieu juste, qui récompensera la vertu et fournira dans l'au-delà un dédommagement aux souffrances d'ici-bas. Marx aura beau jeu plus tard de dénoncer, dans cette idée fort répandue à la fin du l8 e siècle, l' «opium du peuple », qui con tri bue à avilir encore plus la classe la plus opprimée. Mais Necker se préoccupe réellement de la misère, en combinant ce souci avec son sens de l'ordre. Son épouse a fondé des hospices, dont l'un est devenu l'Hôpital Necker à Paris. Et l'utilité sociale de la religion ne s'adresse pas qu'aux pauvres; pour Necker, les puissants de ce monde sont les premiers concernés, car leur volonté de puissance butte contre les préceptes modérateurs de la religion. N'oublions pas le rôle déterminant qu'il attribue à cette nouvelle force qu'est devenue l'opinion publique; celle-ci imprégnée de morale religieuse, pourrait être d'une efficacité remarquable dans la gouvernement des Etats. Religion et pouvoir doivent donc être solidairement liés l'un à l'autre; nulle idée de séparation de l'Eglise et de l'Etat chez Necker, contrairement à ce que souhaitent sa fille et d'autres membres du groupe. Est-ce que toute religion serait capable de répondre à cette mission préservatrice? Le Genevois recommande vivement de privilégier la religion dominante dans un pays donné; il se montre donc, curieusement, défenseur du catholicisme en France, parce qu'il repose sur une longue tradition et que ses dogmes et sa liturgie répondent mieux aux besoins spirituels des pauvres. Le protestantisme, le déisme sont 115
LE GROUPE DE COPPET
à son avis un luxe de riches, parce qu'ils exigent plus de lumières, plus de raisonnement que le catholicisme, dont la pompe et les cérémonies frappent des imaginations simples et populaires. Le pragmatisme l'emporte dans son interprétation.
MADAME DE STAËL VOUDRAIT UNE FRANCE PROTESTANTE
L'adoration que Germaine vouait à son père a rendu très rares les occasions de les voir en opposition. C'est pourtant le cas ici. Sous le Directoire, Mme de Staël examine, dans Des circonstances actuelles, les réformes que la République doit introduire, pour «terminer la révolution ». Dans un bref chapitre, elle propose que le protestantisme soit adopté comme religion officielle. Elle est donc plus fidèle que son père à son éducation calviniste et proche en cela - pour une fois - de sa mère. Mais en fait, c'est le même pragmatisme qui leur fait adopter des solutions différentes. Mme de Staël est convaincue, comme son père, de la nécessité d'une religion pour l'éducation morale du peuple tout entier sans distinctions sociales; l'homme livré à luimême, à la satisfaction de ses intérêts, à la recherche de ses plaisirs, ne peut faire un bon citoyen, dévoué à sa patrie. «Les républiques, dit-elle, ne peuvent succéder aux monarchies que par un changement de religion.» Elle n'associe pas république et laïcité, mais elle est persuadée que le catholicisme ne peut pas être préservé: cette religion représente l'Ancien Régime, la monarchie, la superstition opposée aux lumières et à l'esprit d'examen, sans oublier la soumission à une autorité étrangère. La république est fille de la philosophie, de la raison; elle nécessite donc l'introduction d'une religion différente, puisque l'on ne peut s'en passer. Les tentatives révolutionnaires, comme la théophilanthropie, le culte décadaire ou celui de l'Etre suprême voulu par Robespierre, rappellent trop la Terreur; leur peu de succès ne témoigne pas en leur faveur. Le protestantisme aurait plusieurs avantages: il est évidemment chrétien et appartient donc à une longue tradition culturelle; mais ce christianisme a 116
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été épuré par la Réforme, étape majeure des progrès de l'espèce humaine. Enfin, il est plus simple, plus dépouillé, il frappe moins les imaginations, mais sa morale est plus pure. On voit bien la différence avec Necker, qui aime entourer toute manifestation du pouvoir, spirituel ou politique, d'une pompe majestueuse. S'agit-il pour autant d'unir étroitement l'Etat et la religion? On pourrait le penser au premier abord. Mais, là non plus, Mme de Staël ne suit pas son père. Sans doute, le protestantisme ne pourrait pas s'introduire en France sans une décision politique autoritaire; sans doute aussi, les ministres du culte seraient, selon son point de vue, payés par l'Etat. Mais elle n'envisage pas pour autant une imbrication des deux instances, aboutissant à un pouvoir sacerdotal ou à une domination de la religion par l'autorité politique. Elle reste convaincue que seule l'influence morale du protestantisme viendrait soutenir la république, parce que l'un et l'autre procèdent d'une même évolution historique et sont pour ainsi dire de la même veine. Il y aurait donc une complicité dans cette aide réciproque et non pas une religion d'Etat, avec ce que cela implique de contraintes sur les consciences ou de compromission avec le pouvoir. Dans un chapitre des Considérations sur la Révolution, intitulé «Du mélange de la religion avec la politique », la même idée d'une séparation prévaudra; mais, sous la Restauration, il ne sera plus question pour Mme de Staël de proposer l'introduction du protestantisme. En revanche, elle vivra assez longtemps, jusqu'en 1817, pour observer les risques que fait courir à la liberté une association étroite entre monarchie et catholicisme, entre sabre et goupillon.
SISMONDI ET LE DIEU DU LOGICIEN
S'i! n'y a pas, chez Sismondi, d'ouvrage ni de chapitre dévolus entièrement à la religion, l'historien de l'Antiquité tardive et du Moyen Age ne pouvait la passer sous silence. Sa correspondance est aussi parsemée d'allusions et d'aveux sur ses convictions. Le savant genevois affiche un protestantisme assez «céré117
LE GROUPE DE COPPET
bral », sans émotion ni élan du cœur: «Je suis de la religion des logiciens, plus froids, plus raisonnables; je m'élève à Dieu par cet univers qu'il a créé, par les lois générales qui le régissent, la sagesse et la bonté sont ceux des attributs qui me frappent le plus », écrit-il à un ami en 1833. La même année, il confie à un autre correspondant: «il me manque peut-être cette tendresse de cœur, qui a besoin de porter vers le ciel son amour, qui trouve en Dieu un confident, un soutien, un consolateur. C'est plutôt dans l'intelligence que j'ai cherché ma religion.» En 1814, quand il s'adresse à la jeunesse de Genève, au moment des promotions scolaires, il a des accents un peu moins rationnels; mais il est vrai qu'il s'exprime à la cathédrale, devant un parterre de pasteurs, de maîtres et de grandes familles heureuses de retrouver l'indépendance après la période de rattachement à la France de la République et de Napoléon: l'Histoire, dit-il, «est une grande manifestation des vues de la Providence»; il ajoute qu'elle est aussi «la démonstration du développement graduel de l'esprit humain [... ] le progrès de l'homme vers le but que le Créateur lui a assigné dans sa bienfaisance» (Discours sur la philosophie de l'histoire). On le constate: son protestantisme est plus perfectibiliste que calviniste, comme c'est le cas aussi pour Mme de Staël, laquelle accorde cependant bien plus de place au sentiment. La religion est étudiée chez Sismondi d'un point de vue historique. Proche de Constant, il la voit évoluer et s'épurer au cours des âges; il adopte, comme son ami, l'idée qu'à chaque société sa religion, ou que toute religion est valable relativement à l'époque qui l'a conçue; peut-être emprunte-t-il aussi à Constant cette théorie, selon laquelle, si chaque chose vient à son heure, il est inutile de bousculer ou de ralentir l'histoire. Il n'a que sympathie, par exemple, pour les sectes des Vaudois et des Albigeois, persécutées si durement au Moyen Age; mais ces mouvements annonciateurs de la Réforme ont eu le tort de venir trop tôt et n'étaient donc pas en phase avec leur temps, d'où leur échec. L'Inquisition, née au même moment, est au contraire l'exemple type de la volonté de freiner le cours de l'histoire et de s'opposer à la marche naturelle des esprits, qui réclament plus 118
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de lumières, plus de pitié et d'indulgence, Son ouverture d'esprit l'incite à montrer les mérites d'un Julien l'Apostat, qui a su combiner des éléments du christianisme au rétablissement du paganisme; de même, il témoigne beaucoup d'intérêt pour Mahomet et n'apprécie guère les Croisades, où la religion a été dévoyée, Ses attaques sont réservées, selon une tradition toute voltairienne, à l'obscurantisme, à la superstition, au rôle parfois peu reluisant des prêtres ou des moines, dont il ne reconnaît pas les efforts pour la sauvegarde du patrimoine culturel ou dans l'éducation. Il leur oppose la science et la culture de l'islam. Ce qui distingue peut-être le plus Sismondi de Mme de Staël, dans leur appréciation respective du phénomène religieux, c'est qu'il a été peu séduit par l'idéalisme allemand et par les notions d'enthousiasme, de sacrifice et de religion de la douleur, qui sont si essentielles pour elle. Il est, plus encore que Constant, un «romantique froid ».
CONSTANT RÉORIENTE SA VASTE RECHERCHE SUR LE PHÉNOMÈNE RELIGIEUX
De tous les membres du Groupe de Coppet, Benjamin Constant est celui qui a consacré le plus de temps et d'efforts à l'étude des religions. Il y a travaillé depuis l'âge de dix-huit ans et, sur son lit de mort, il corrigeait encore les épreuves de son grand ouvrage: De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Celui-ci parut en cinq tomes, les trois premiers en 1824, 1825 et 1827, les deux derniers, posthumes, en 1831. En 1833, sa veuve publie encore deux autres volumes, Du polythéisme romain, à partir d'un manuscrit que Constant n'avait pas pu revoir. L'édition de cet imposant ensemble est donc tardive; d'autres travaux et surtout sa carrière de député et de journaliste sous la Restauration en ont différé la sortie, sans oublier les très nombreuses refontes, les modifications de plan, les changements de méthode, qui lui faisaient chaque fois remettre l'ouvrage sur le métier. Sachant que c'est à Edimbourg, entre 1783 et 1785, que son intérêt pour ces ques119
LE GROUPE DE COPPET
tions s'est éveillé, on constate que la gestation de cette œuvre dura une quarantaine d'années. C'est largement suffisant pour que le projet initial subisse des transformations, au fur et à mesure que les connaissances s'amoncellent et que la perspective d'ensemble évolue. Dans l'esquisse autobiographique Ma vie (ou Le Cahier rouge) qui relate a posteriori (1811) son escapade de jeunesse en Ecosse, Constant explique, avec une bonne dose d'autodérision, qu'il avait entrepris une histoire du polythéisme: «Je n'avais alors aucune des connaissances nécessaires pour écrire quatre lignes raisonnables sur un tel sujet. Nourri des principes de la philosophie du 18e siècle, et surtout des ouvrages d'Helvetius,je n'avais d'autre pensée que de contribuer pour ma part à la destruction de ce que j'appelais les préjugés. » Ces lignes permettent au moins de mesurer l'ampleur de réorientation qui sera donnée à cette étude qui était, au départ, fortement imprégnée de matérialisme et d'antichristianisme. C'est certainement lors de ses séjours en Allemagne (de 1788 à 1794 et en 1804), au contact de penseurs comme Mauvillon, puis Goethe et à la lecture des philosophes allemands, dont Kant, qu'il renonça progressivement à une «lutte contre l'infâme», pour envisager la religion comme une disposition naturelle et positive de l'homme, dans un sens diamétralement opposé à la critique des Lumières. Il est certain aussi que les effets de la déchristianisation sous la Terreur ont pesé de leur poids sur cette évolution. La rencontre avec Mme de Staël en 1794 et leur collaboration étroite pendant seize ans ont contribué encore à ce changement de cap. Il n'est pas nécessaire de retracer ici l' histoire longue et tortueuse de ses recherches, dont font état les manuscrits, les plans et les notes conservés à Paris et à Lausanne. Essayons plutôt d'en indiquer les lignes directrices, en s'inspirant également de son article, Du développement des idées religieuses, paru dans l'Encyclopédie progressive en 1826 et dans ses Mélanges de littérature et de politique en 1829. L'usage du singulier (De la religion) ou l'expression, au pluriel, «idées religieuses », montre que l'auteur envisage un phénomène social et n'entend pas décrire les religions passées et présentes. Son enquête s'arrête d'ailleurs à l'émergence du chris120
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tianisme, mais, même restreint au polythéisme, l'ouvrage a l'ambition de saisir l'essence même de la religion, comme inhérente à la nature profonde de l'homme. La démarche n'est en rien théologique ou dogmatique, mais s'apparente à ce que nous appelons aujourd'hui l'anthropologie et la sociologie des religions. Même si, parfois, Constant revendique sa qualité de chrétien et de protestant, c'est surtout pour des raisons politiques: le député comptait parmi ses électeurs de nombreux réformés. Néanmoins, sa démarche se situe en dehors de toute confession particulière; elle se veut en quelque sorte agnostique ou plutôt scientifique. Il s'agit de démontrer par des faits l'origine et le développement des croyances, depuis les plus primitives jusqu'au plus élaborées. La caractéristique fondamentale de cette approche du phénomène religieux est d'inscrire celui-ci dans la marche progressive de l'esprit humain. Comme n'importe quel autre champ des facultés humaines, les croyances ne demeurent jamais fixes ou immuables, mais évoluent selon le rythme de la perfectibilité; plus encore, la religion est sans doute ce qui démontre le mieux cette tendance de l'homme à dépasser sans cesse les étapes auxquelles il est momentanément parvenu. La perspective est donc historique dans les deux sens du terme: à la fois travail de l'historien, à la recherche de toutes les informations fournies par des sources très diverses (textes religieux, mythes et légendes, récits de voyages, littérature), et inscription d'une constante anthropologique et sociologique dans une continuité, depuis sa source et jusque dans ses développements. Sans doute, l'insertion dans le moule du progrès nécessite une subordination de la recherche proprement heuristique à une philosophie de l'histoire; il Y a une thèse à défendre contre des adversaires, et la dimension polémique des idées de Constant n'est pas négligeable. Imaginer une religion progressive, c'est déjà heurter de front les fidèles de toute confession, persuadés qu'ils sont de posséder la seule et unique vraie foi; la position de Constant est celle d'un relativisme insoutenable pour beaucoup de croyants, puisque, d'après lui, chaque religion a son degré d'utilité selon l'époque qui l'a vue naître; elle n'est qu'une vérité transitoire, dépassable. 121
LE GROUPE DE COPPET
On imagine sans peine quelles pouvaient être les réactions contre une pareille assertion, dans la société de la Restauration. L'athéisme, à tout prendre, est moins ravageur. Constant se défend pourtant de nier la divinité dans la religion: «Plus on croit à la bonté et à la justice d'une providence qui a créé l'homme, et qui lui sert de guide, plus il est naturel d'admettre que cette providence bienfaisante proportionne ses enseignements à l'état des intelligences auxquels ces enseignements sont destinés.» Le progrès des connaissances est inéluctable et si la religion ne s'adapte pas à cette évolution, elle favorisera l'incrédulité: «Avons-nous besoin de rappeler l'avantage que les incrédules ont tiré de la Physique et de l'Astronomie de la Bible?» (Du peifectionnement des idées religieuses). L'exemple de Galilée, obligé de se rétracter devant le Pape, saute également à l'esprit, pour illustrer ce que veut dire Constant. Une religion qui nierait l'évidence scientifique au nom d'une vérité qu'elle détiendrait exclusivement devient une superstition et cesse d'être une religion digne de ce nom. Mais alors comment définir celle-ci? Quels seraient les critères qui rendent une religion légitime? C'est là qu'il faut faire intervenir sa célèbre distinction entre sentiment etforme. La source de toute croyance est le sentiment religieux, qui fait de l'homme un être profondément religieux; même le «sauvage », que Constant sépare pourtant du reste de l'humanité, parce que certaines circonstances l'ont éloigné du perfectionnement. «S'il y a dans le cœur de l'homme un sentiment qui soit étranger à tout le reste des êtres vivants, qui se reproduise toujours, quelle que soit la position où l'homme se trouve, n'est-il pas vraisemblable que ce sentiment est une loi fondamentale de sa nature?» Indestructible et universel, le sentiment religieux a résisté à toutes les attaques des athées et des sceptiques. Il est toutefois difficile à définir: «Nous ne le trouvons sans doute jamais ainsi dans la réalité; mais, en descendant au fond de notre âme, il nous sera possible, nous le croyons, de le concevoir tel par la pensée [ ... ] Il faut bien que cette disposition soit inhérente à l'homme, puisqu'il n'est personne qui n'ait, avec plus ou moins de force, été saisi par elle, dans le silence de la nuit, sur les bords de la mer, dans la solitude 122
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des campagnes. Il n'est personne qui ne se soit, pour un instant, oublié lui-même, senti comme entraîné dans les flots d'une contemplation vague, et plongé dans un océan de pensées nouvelles, désintéressées, sans rapport avec les combinaisons étroites de cette vie. [ ... ] Tout ce qui au physique tient à la nature, à l'univers, à l'immensité; tout ce qui au moral excite l'attendrissement et l'enthousiasme; le spectacle d'une action vertueuse, d'un généreux sacrifice, d'un danger bravé courageusement, de la douleur d'autrui secourue ou soulagée, le mépris du vice, le dévouement au malheur, la résistance à la tyrannie, réveillent et nourrissent dans l'âme de l'homme cette disposition mystérieuse; et si les habitudes de l'égoïsme le portent à sourire de cette exaltation momentanée, il n'en sourit néanmoins qu'avec une honte secrète qu'il cache sous l'apparence de l'ironie, parce qu'un instinct sourd l'avertit qu'il outrage la partie la plus noble de son être.» (De la Religion) Très belle évocation de ce qui est insaisissable, fugace et sublime mais néanmoins permanent. Plus prosaïquement, Constant présente le sentiment religieux comme un besoin de communiquer avec l'invisible. Pour y répondre, l'homme invente alors des formes religieuses, cultes, rites, dogmes, qui sont autant de moyens de communication. Dans ces formes, s'incarne le sentiment religieux; ce sont elles qui en révèlent l'existence contingente et qui laissent les traces permettant son étude historique. Mais l'histoire n'est comptable que du changement. Pour qu'un changement s'opère, il faut qu'entre le sentiment et la forme intervienne un mouvement dialectique, une lutte. Le sentiment religieux est toujours perfectible et s'adapte à l'état général des connaissances et des opinions; les formes ont tendance au contraire à se figer, à se scléroser. D'où l'inévitable antagonisme entre un mouvement d'un côté et une stagnation de l'autre. Dans ce combat, le sentiment sort toujours victorieux et les religions positives se soumettent; soit elles meurent, soit elles évoluent. Il y a même, pourrait-on dire, une double lutte: celle que le sentiment religieux livre à la partie la plus égoïste de l'individu, en élevant celui-ci hors de lui-même et celle que les opinions religieuses, prises collectivement, mènent contre des 123
LE GROUPE DE COPPET
institutions ecclésiales qui ne leur conviennent plus. La tentative de Constant est donc de retrouver, à travers les variations que les religions ont connues, ce qui est le moteur même de cette évolution, à savoir un sentiment religieux à la fois indestructible et évoluant avec les progrès de l'espèce. Il distingue plusieurs étapes: le fétichisme, le polythéisme des temps héroïques de la Grèce, le polythéisme évolué de la Grèce classique, le passage au théisme, sur lequel se termine son étude. On constate donc un mouvement, une impulsion vers l'avant et le progrès. Quels sont les facteurs qui freinent cette marche ou qui, au contraire, la favorisent? A ce stade de son explication, Constant fait intervenir le sacerdoce: certaines religions (en Egypte, en Inde, en Chine, chez les Gaulois, par exemple) ont été si soumises aux prêtres qu'elles n'ont pas pu évoluer naturellement. La Grèce est la seule exception: dans cette civilisation, la religion s'est libérée assez tôt de l'emprise du clergé et s'est transformée graduellement. Sous la Restauration, cette charge de Constant contre le sacerdoce est évidemment passée pour une dénonciation du retour en force de l'Eglise catholique dans les affaires du royaume. Le député de la gauche, qui lutte à la Chambre et dans la presse, pour sauvegarder les libertés accordées très chichement par la Charte, s'amuse certainement de voir sa théorie rejoindre son action politique. Mais il serait faux de croire qu'il a volontairement orienté ses recherches dans un but polémique. D'une manière générale, il constate que le clergé monopolise sournoisement les croyances pour régner sur les esprits et cette dérive théocratique ne peut que nuire à la religion. Constant discerne, dans ce rôle néfaste des prêtres, l'origine de l'hostilité de nombreux philosophes contre la religion. C'est parce qu'elle n'a presque jamais été libre qu'elle est devenue souvent atroce aux yeux des plus sages. Dégagée de la tutelle d'une caste trop puissante, elle retrouverait les qualités éminentes, qui la feraient apprécier même des plus sceptiques: la douceur, la consolation, le mouvement naturel de l'âme vers l'inconnu, le mystérieux et l'infini. Ainsi, contrairement à Necker et même en partie à Mme de Staël, Constant n'admet aucun lien entre religion et pouvoir; toute immixtion de l'une des instances dans l'autre, sous 124
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quelque forme que ce soit, ne peut que nuire à la religion et finalement à la société tout entière. A fortiori, Constant ne veut pas non plus d'une religion gendarme, pour maintenir les plus opprimés dans la résignation, en attendant qu'un paradis ne les délivre de leurs chaînes. Si le malheureux, quel qu'il soit, trouve une consolation dans sa foi, tant mieux! Mais c'est à lui de la trouver et non aux politiques de la prévoir à sa place et de la lui imposer. La question que l'on peut se poser pour conclure est de savoir si la liberté totale de convictions, telle que Constant la préconise, ne risque pas d'aboutir à la négation même de la religion considérée comme un lien social, comme un corps de fidèles. C'est probablement le reproche que lui aurait adressé Necker, pour prendre comme exemple un déiste modéré et non évidemment des réactionnaires comme Maistre ou Bonald. Constant répondrait que, de deux risques, il faut préférer le moindre, car il voyait comme un bienfait la multiplication des cultes; chaque religion rivalisant avec les autres et offrant, en pleine liberté, une surenchère de vertus et de morale. C'est grâce à ce libre commerce des idées et des opinions que jailliraient des vérités toujours évanescentes, mais en accord avec le savoir acquis par l'homme à chaque génération. On le voit à travers ce bref tour d'horizon, Coppet présente plusieurs nuances dans le ton général de la tolérance, relative chez Necker, absolue chez Constant. Le mérite de ce dernier, c'est d'avoir posé les bases d'une science des religions, dans une perspective historique, dégagée des jugements de valeur et d'une apologétique rivée à des confessions particulières. Il n'a pas été compris de son temps: ses amis libéraux, encore très voltairiens, n'ont pas apprécié sa défense parfois lyrique du sentiment religieux; ses adversaires politiques et les croyants n'ont vu dans sa pensée qu'anticléricalisme ou nihilisme libertaire. Peut-être que, comme le dit justement T. Todorov, «ses méditations [ ... ] parlent davantage aux lecteurs du début du 21 e siècle qu'à leurs ancêtres, deux cents ans plus tôt. Contrairement à ce qu'on pouvait penser alors, la religion n'est pas un phénomène moribond; Benjamin Constant peut nous aider à comprendre pourquoi. » 125
13 L'EUROPE COMME SYSTÈME DE VALEURS
Comme beaucoup des notions qui ont été débattues à Coppet, l'Europe est aussi bien une expérience qu'une idée. Ses lieux se sont dévoilés à ceux qui les ont visités par choix ou par nécessité, puis, au gré des nouvelles découvertes, des discussions et des publications, ils ont fini par se réunir dans une vision globale et collective. L'Europe qui s'y révèle n'est ni un tout unique et uniforme, ni la somme d'unités distinctes; c'est un système de valeurs où la géographie mentale et culturelle se superpose à la géographie physique et politique.
LE PHARE ANGLAIS ET LA SCANDINAVIE
Nous avons déjà vu qu'à la différence du cosmopolitisme internationaliste des Lumières, les membres du Groupe de Coppet avaient développé une vision de l'Europe privilégiant une logique de la conjonction des différences. Ils avaient néanmoins hérité d'un certain nombre d'orientations intellectuelles caractéristiques du I8 e siècle, notamment l'attrait, voire la fascination pour ce phare du monde moderne que représentait l'Angleterre. Jacques Necker avait été éduqué dans une atmosphère d'anglomanie que la République de Genève, grâce à ses traducteurs, à ses imprimeurs, à ses magistrats et à ses pasteurs, avait entretenue sans tapage, mais avec constance. Toute sa vie, il restera très attaché au modèle anglais; on peut même penser que, si les choses n'avaient tenu qu'à lui, la Révolution de 1789 aurait abouti à une solution de monarchie constitutionnelle à l'anglaise. Non content d'inculquer ce goût à sa fille par ses 126
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propos et ses conseils, il lui fit faire, à dix ans, un premier voyage d'initiation au pays de la liberté. Jusqu'à son dernier ouvrage, les Considérations sur la Révolution française, Germaine de Staël conservera cet héritage paternel; l'Angleterre sera toujours pour elle le modèle de référence, le but à atteindre. Sa cousine, Albertine Necker-de Saussure dira même que « L'Angleterre n'est à ses yeux qu'une France future.» Mais, pour être fidèle, cet amour de l'Albion n'en est pas aveugle. Au cours de son deuxième séjour à Londres au milieu des émigrés, en 1793, et à travers les très nombreux contacts anglais qu'elle entretenait, elle avait constaté toute la raideur qui présidait à l'étiquette de la vie sociale et qui limitait sérieusement la liberté des individus, en particulier celle des femmes. L'Angleterre est un modèle incomparable et un projet idéal; sa réalité n'est peutêtre pas en tout point à la hauteur, mais peu importe, puisque dans ce monde à redéfinir, ce sont justement les modèles et les projets qui comptent avant tout. Pour nourrir ces derniers, l'Angleterre et l'Ecosse fournissaient aussi des idées et des exemples. Au chapitre des idées, il y a naturellement les grands penseurs qui ont formé tout le 18e siècle: Locke, Shaftesbury, Mandeville, Addison et les Ecossais Hume, Robertson, Ferguson, Smith, mais aussi l'historien Gibbon, un ami de la famille Necker, et le visionnaire politique William Godwin, père de Mary Shelley, dont Benjamin Constant donnera la traduction de l'Enquiry concerning Political Justice. C'est d'ailleurs en Ecosse que Constant avait acquis sa première véritable formation intellectuelle lors d'un séjour de près de deux ans à l'Université d' Edimbourg, en 17831785; tout son esprit et ses réflexions seront durablement marqués par l'influence des philosophes écossais. Il en ira de même pour la pensée économique de Sismondi qui sera l'un des relais, sur le continent, des théories d'Adam Smith qu'il prit la liberté de nuancer, voire de critiquer. Les arts et en particulier la littérature anglaise suscitent également l'enthousiasme de Mme de Staël et de ses amis; le sublime de Milton et de Shakespeare, fait d'un curieux mélange de beautés cristallines et de bizarreries déroutantes pour le goût français, fascine, transporte et même 127
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fait espérer une régénération des lettres en France où la régularité classique continue d'exercer sa tyrannie stérilisante. Trente ans avant le Racine et Shakespeare de Stendhal, De la littérature est, par endroits, un brûlant plaidoyer pour cette littérature magnifiquement excessive et désordonnée. Quant à l'histoire de l'Angleterre, elle est une source généreuse d'exemples utilisables en toute circonstance où il s'agit de défendre la liberté, de montrer l'influence des institutions sur la mentalité des peuples, d'illustrer les effets de la perfectibilité: «Aucun peuple de l'Europe ne peut être mis en parallèle avec les Anglais depuis 1688: il y a cent vingt ans de perfectionnement social entre eux et le continent. La vraie liberté, établie depuis plus d'un siècle chez un grand peuple, a produit les résultats dont nous sommes les témoins, mais, dans l'histoire précédente de ce peuple, il y a plus de violences, plus d'illégalités et, à quelques égards, plus de servitude encore que chez les Français» (Considérations sur la Révolutionfrançaise). On peut aussi tenir pour significatif le fait que, quand Constant réunira une vingtaine d'études consacrées à divers sujets pour publier ses Mélanges de littérature et de politique tout à la fin de sa vie, en 1829, il en choisira cinq qui traitent de différents épisodes de l'histoire anglaise. Même l'Angleterre tout à fait contemporaine, plongée dans une situation difficile à cause du blocus continental, continue de servir de modèle, puisqu'on y voit la crise susciter, dans ce pays libre, des énergies réformatrices salutaires. La Scandinavie est également très proche des préoccupations intellectuelles de Coppet. Mais curieusement, ce n'est pas tant à cause du lien établi par le mariage de Germaine Necker avec l'ambassadeur de Suède à Paris, Eric-Magnus de Staël. Certes il y eut un réel intérêt pour la Suède; Mme de Staël se piqua même d'en apprendre la langue et elle noua certaines amitiés assorties, notamment avec Adolphe de Ribbing qui fut même son amant, avec le diplomate Brinckman, sans parler du prince francosuédois Bernadotte. C'est pourtant le Danemark qui focalisa l'intérêt et les regards. L'origine de cette attraction tient pour une part à l'immense activité du Genevois Paul-Henri Mallet, lié au Groupe de Coppet, qui fut l'un des plus actifs passeurs de la 128
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culture nordique en France. Comme d'autres Suisses, Mallet avait fait carrière à Copenhague, d'abord en tant que professeur de lettres françaises, puis, comme premier historien étranger du Danemark. Enfin, il se distingua par ses nombreuses traductions de la littérature scandinave. Un autre acteur important, pour l' établissement de ces liens, fut Charles-Victor de Bonstetten qui s'était lié d'amitié avec la poétesse germano-danoise Friederike Brun, épouse d'un richissime négociant. C'est cette relation qui lui valut de séjourner à Copenhague de 1798 à 1801 où, dira-t-il plus tard, «rendu au repos, à l'amitié et aux lettres, vivant dans une maison aimable, distinguée par la pureté du langage, toujours entouré de savants et d'hommes lettrés [ ... l, je vis bientôt tomber les liens de ma pensée captive». Outre Friederike Brun, d'autres illustres Danois gravitèrent autour de Coppet, notamment les poètes Emmanuel Baggesen et Adam Oehlenschliiger. Vu de Coppet, le Danemark n'est pas seulement un lieu de ressourcement, comme l'entendait Bonstetten; c'est aussi le centre symbolique de toute l'ancienne culture scandinave exprimée dans ces épopées médiévales que Mme de Staël qualifie de gigantesques et considère, avec les poèmes d'Ossian, comme les exemples les plus caractéristiques de la littérature du Nord, opposée à celle du Midi.
L'ALLEMAGNE RÉVÉLÉE PAR GERMAINE DE STAËL
A l'Allemagne, Germaine de Staël avait été initiée d'abord dans sa jeunesse auprès de ses parents, que fréquentaient des personnalités comme Grimm, Jakobi ou Meister. Puis, ses amis se chargèrent de parfaire son éducation allemande. Constant, tout d'abord, qui avait passé huit ans à Brunswick, puis Guillaume de Humboldt, lors de son séjour parisien de 1797-180 1, et Charles de Villers, premier traducteur de Kant. Enfin, il y eut le voyage de 1803-1804, effectué il est vrai dans des dispositions d'esprit difficiles (condamnation à l'exil, décès de Necker qu'elle apprend à Berlin), mais riche d'impressions, de rencontres capitales, de lectures et de soirées au théâtre: c'est le contact direct 129
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avec ces auteurs et ces penseurs si différents, si nouveaux, dont elle parlera abondamment dans De ['Allemagne. De son voyage, elle ramènera aussi Auguste-Guillaume Schlegel, brillant philologue et critique, qu'elle sut persuader d'entrer à son service en tant que précepteur de ses trois enfants. Avec lui, l'Allemagne aura sa représentation permanente à Coppet. C'est aussi en sa compagnie et avec Sismondi que Mme de Staël effectuera un nouveau voyage dans le monde germanique: c'est le séjour viennois de l'hiver et du printemps 1808. De l'Allemagne est évidemment le produit de ces voyages et de tout ce que les amis de son auteur lui ont appris. Selon Goethe, cet ouvrage «fut comme un puissant instrument qui fit la première brèche dans la muraille chinoise d'antiques préjugés, élevée entre nous et la France». Or, d'autres préjugés, tout aussi défavorables, nourrissaient l'opinion de Napoléon et de ses proches à l'égard de la fille de Necker. Tout livre sorti de sa plume, et à plus forte raison une somme mettant en lumière les valeurs d'une culture autre que celle de la France, ne pouvait être qu'un attentat à l'ordre établi et maintenu militairement. D'abord autorisée par la censure, la publication du livre est finalement interdite et les exemplaires déjà imprimés mis au pilon. Une deuxième condamnation à l'exil est en outre prononcée contre Mme de Staël. De l'Allemagne sera finalement imprimé à Londres, en 1813, grâce au fait assez miraculeux que les épreuves d'imprimerie avaient pu être conservées. Qu'est-ce que l'Allemagne de Coppet? Ce n'est pas seulement un univers de création et de pensée qu'il s'agit de faire connaître aux Français. C'est aussi, en particulier pour Constant, un espace culturel très ambivalent. Il est marqué, dans les capitales des petits Etats, par une rigidité d'étiquette d'autant plus insupportable qu'elle est toute provinciale; on s'y ennuie, comme Adolphe à la cour du prince de D***. Mais c'est aussi un pays de savants acharnés, tous plus féconds les uns que les autres et une collection de magnifiques bibliothèques; c'est dans cette Allemagne-là que Constant se réfugiera souvent pour soigner ses blessures intérieures et pour faire avancer ses interminables recherches sur la religion. Dans ce pays, qui n'est pas centralisé ni 130
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soumis à l'empire d'un modèle dominant, la création bouillonne en tout lieu et en pleine liberté, Rien de plus favorable à la production d'une littérature et à l'essor d'une pensée bien propres à offrir autre chose que les standards parisiens, L'Allemagne n'est sans doute pas un paradis et tout ce qu'on y écrit n'est pas forcément digne d'éveiller l'enthousiasme, mais c'est une alternative: elle confirme la possibilité d'expériences esthétiques et d'investigations philosophiques inédites. Dans la perspective de Coppet, où l'on n'a jamais eu peur des paradoxes, elle est ce pays aux mœurs politiques et sociales les plus conservatrices, qui offre aux esprits insatisfaits par l'immobilisme ambiant la promesse d'une nouvelle ère de création et de pensée,
L'ITALIE REMISE À SON RANG
Ce n'est pas du tout comme cela, du moins dans un premier temps, qu'était perçu l'autre voisin de Coppet: l'Italie. Dans De la littérature, Mme de Staël s'était montrée plutôt sévère à l'égard du pays de Dante. Ce dernier la fascinait et l'inspira beaucoup, mais justement, il incarnait la brillante Italie du passé, révolue depuis longtemps. Or, en quelques années, elle changea radicalement d'avis, principalement en conséquence du voyage en Italie qu'elle accomplit en 1805. Introduite, comme partout, dans les meilleures maisons et chez les plus brillants esprits, elle n'est pas longue à percevoir les frémissements qui commencent à parcourir ce vénérable corps assoupi. Les ruines de la grandeur passée semblent sur le point de revivre. Comme pour corriger les jugements injustement sévères qu'elle avait formulés, dans De la Littérature, sur l'état de la vie intellectuelle italienne, elle écrira aussitôt Corinne ou l'Italie, projetant dans la fiction l'image d'une Italie foisonnante et contradictoire, qui n'est plus seulement un musée qu'on visite pour se donner bonne conscience culturelle en se penchant sur les tombeaux de Virgile et de Dante, mais qui fait sentir une vitalité, une énergie toutes prêtes à sonner le renouveau de ce grand pays et, avec lui, du continent tout entier. 131
LE GROUPE DE COPPET
En l'espace de quarante ans, Bonstetten accomplit plusieurs voyages en Italie qui dénotent une évolution semblable. Dans les années 1770, il est encore 1'homme des Lumières qui accomplit le périple obligé aux sources de la civilisation européenne. Passionné d'histoire et de culture antique, il fera ensuite plusieurs expéditions pour méditer sur les lieux décrits dans l' Enéide et dans la poésie d'Horace. Mais l'homme était trop fin observateur et surtout trop attentif aux autres et à lui-même pour parcourir l'Italie comme un cimetière. Les traces du passé, il les voit dans un présent qui annonce un avenir prometteur; comme Mme de Staël quelques années plus tard, il pressent, en 1802-1803 déjà, le renouveau futur: «On trouve une grande disposition pour l'esprit, pour le discernement et même pour la raison qui ne fait qu'attendre l'occasion de rendre à cette nation ingénieuse et chaleureuse le rang élevé que la Nature semble lui avoir assigné.» Sismondi qui avait des origines toscanes, écrivit beaucoup sur l'Italie. L'un de ses ouvrages majeurs est l'Histoire des républiques italiennes du moyen âge (1807 -1818); dans l'étude de ce passé bien moins connu que les fastes de l'Antiquité, il met en valeur des éléments culturels et politiques qui pourront servir de fondement au Risorgimento, mais il fait aussi des observations utiles pour l'ensemble du monde contemporain qui est en quête de nouveaux repères. Ainsi, l'Italie qu'on abordait avec déférence pour son passé, mais avec condescendance pour le marasme de son présent, se révèle à son tour l'inspiratrice d'idées nouvelles dont on a grandement besoin.
UN SYSTÈME DE LIENS PERSONNELS ET SIGNIFIANTS
Il Y aurait des chapitres, voire des volumes entiers à consacrer à chacune des aires culturelles européennes dans ses rapports avec le Groupe de Coppet. Le danger serait pourtant d'isoler les pièces d'un ensemble, au mépris de ce que fut justement la vision européenne de Mme de Staël et de ses amis. Pour rendre compte de cette vision, ce sont les notions de relation, d'attraction, de complémentarité ou de réseaux qui conviennent le 132
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mieux. Pour eux, l'unité de l'Europe n'est pas un postulat de principe, ni une donnée acquise; c'est une propriété qu'il faut percevoir et mettre au jour en l'explicitant, en l'illustrant, en la défendant quand elle est menacée. Et pour le faire le plus efficacement, le mieux est de contribuer à l'établir. Qu'est-ce que faire l'unité de l'Europe? C'est utiliser tous les moyens possibles pour construire des liens visibles et signifiants. A commencer par l'action personnelle de ces intellectuels qui ne se contentent pas de visiter le monde par procuration dans des cabinets de lecture; en sillonnant les routes du continent, ils donnent un sens concret au réseau des communications qui se lisent sur la carte. Mais non contents d'explorer la variété des paysages, des climats et des hommes, ils s'occupèrent aussi, par différents moyens, de faire connaître aux autres toute la richesse de cette variété. D'abord par la traduction. Il serait fastidieux d'énumérer toutes les contributions réalisées à Coppet dans ce domaine, depuis les traductions de Dante et de Shakespeare par Schlegel, jusqu'à l'adaptation du Faust de Goethe par Mme de Staël, sans parler de Bonstetten qui traduisit certains de ses propres textes écrits primitivement en allemand. Ce sont des dizaines d'œuvres allemandes, anglaises, italiennes et espagnoles qui ont pu être lues par le public français (ou allemand) grâce à eux. Or, à lire l'essai De l'esprit des traductions donné par Mme de Staël en 1815, on constate que la traduction n'est pas seulement conçue comme un véhicule. Ses effets peuvent aller jusqu'à régénérer la langue même du traducteur: «Les traductions des poètes étrangers peuvent plus efficacement que tout autre moyen, préserver la littérature d'un pays de ces tournures banales qui sont les signes les plus certains de sa décadence.» C'était dire, sur un sujet particulier, ce qui avait déjà été formulé beaucoup plus généralement dans ce fameux passage de De l'Allemagne: «On se trouvera donc bien en tout pays d'accueillir les pensées étrangères; car dans ce genre, l'hospitalité fait la fortune de celui qui reçoit.» La diversité est une richesse qui s'accroît pour le profit de tous, tant que les unités ne construisent pas leur différence contre celle des autres. On ne pouvait pas s'exprimer plus clairement et plus profondément contre l'uniformisation que Napoléon entendait imposer à tout le continent.
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LE GROUPE DE COPPET
Traduire est un moyen d'entretenir cette richesse; informer, instruire en est un autre. Des traités comme De la littérature ou De l'Allemagne remplissent évidemment cette mission; c'est aussi le cas de livres moins connus, mais qui ont été beaucoup lus à l'époque, comme le grand ouvrage de Sismondi De la littérature du Midi de l'Europe (1813). Dans sa préface, l'auteur annonce qu'il publie ici un premier volet d'une entreprise à visée globale qui sera complétée par un traité à venir sur les littératures du Nord. Ce dernier ne sera jamais publié, peut-être parce que Sismondi aura finalement estimé que Mme de Staël avait déjà fait l'essentiel du travail. Mais ce qu'il importe de souligner ici, c'est cette vision d'une Europe bifrons que l'on retrouve dans tous les écrits de Coppet et qui postule non pas une distinction radicale, mais la complémentarité. De l'Allemagne n'acquiert pas tout son sens sans Corinne; de la même façon, les écrits historiques et géologiques de Bonstetten sur la Scandinavie ne forment un tout qu'en regard de ses livres sur l'Italie.
UNE EUROPE QUI EN APPELLE À LA RÉGÉNÉRATION DE LA FRANCE
L'Europe est un système d'oppositions qu'il s'agit de respecter tout en cherchant à les associer, ce qui est évidemment très difficile, comme le montre, au niveau de l'individu, le sort tragique de Corinne, l'héroïne de Mme de Staël, qui est née d'un père anglais et d'une mère italienne et qui vivra, en Italie, un amour aussi profond que malheureux avec l'Ecossais Oswald. Ces oppositions déjà tracées en 1800 dans De la littérature et confirmées par Bonstetten dans L'Homme du Midi et l'homme du Nord, tiennent à un faisceau de déterminations climatiques, politiques, religieuses, culturelles, économiques. Elles assurent à l'ensemble européen une diversité qu'il ne suffit pas de constater au présent, mais qu'il convient aussi d'observer dans le temps. L'Europe apparaît alors comme l'espace de circulation d'une énergie toujours puissante, mais toujours en mouvement. La grandeur de tel pays, de telle région, du Midi ou du Nord, ne peut se maintenir sur la longue
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durée, mais il y a toujours, en Europe, un lieu ou des lieux d'effervescence, de force nouvelle, d'inspiration qui sont propres à rayonner sur tout le continent, sauf là où l'on s'accroche à ce qui est épuisé, stérile parce que stationnaire, Or, si cette vision de l'Europe est exposée avec tant de force et de conviction à Coppet, c'est, d'une part, parce que l'on s'exprime d'un lieu médian parfaitement disposé à faire le lien entre le Nord et le Midi; mais c'est surtout à cause d'une profonde et douloureuse déception, Car le constat qui est fait, c'est qu'en ce tournant de l'histoire, c'est la France qui manifeste cet état d'épuisement. La France! Elle qui est, pour la plupart de ces penseurs, la référence culturelle et intellectuelle ultime, le pays d'élection. Elle qui, dans ce système, occupe la place du centre où se mélangent les valeurs du Midi et celles du Nord. Elle qui avait sonné la charge des réformes et réuni les espoirs de tous ceux qui croyaient au progrès des institutions. Et le pire, c'est que cette France-là est maintenant abandonnée à des élites politiques, intellectuelles et morales qui considèrent comme ennemies toutes les manifestations de cette puissance entraînante qui s'éveille ailleurs et que Mme de Staël perçoit partout où elle va, jusqu'au milieu du peuple russe qu'elle trouve sublime dans sa résistance à la Grande Armée. L'Europe est aussi un cri douloureux, mais jamais désespéré, qui en appelle à la régénération de la France. L'ouverture et l'hospitalité ne sont donc pas des principes de bonne conduite et moins encore les clichés d'une éthique de pacotille. Ce sont seulement des attitudes assorties à cette vision complexe et optimiste de l'Europe exprimée dans cette célèbre phrase de Mme de Staël qui se voulait affirmation et qui garde, aujourd'hui encore, toute la ferveur prospective d'un vœu: «Il faut, dans nos temps modernes, avoir l'esprit européen. »
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LES AUTEURS
François Rosset est professeur de littérature et culture françaises à l'Université de Lausanne; il enseigne également à l'EPFL dans le cadre du programme Sciences Humaines et Sociales. Professeur à l'Université de Lausanne, directeur de l'Institut Benjamin Constant, Etienne Hofmann enseigne l'historiographie et consacre ses recherches à l'histoire des idées entre 1750 et 1850. Il a présidé la Société suisse pour l'étude du XVIIIe siècle et fait partie du Comité international des dix-huitiémistes.
LEURS LIVRES François Rosset, Le Théâtre du romanesque: le Manuscrit trouvé à Saragosse, L'Age d' Homme, 1991. François Rosset, L'Arbre de Cracovie: le mythe polonais dans la littérature française, Imago, 1996. François Rosset, De Varsovie à Saragosse: Jean Potocki et son œuvre, Peeters, 2000, avec Dominique Triaire. François Rosset, Ecrire cl Coppet: nous, moi et le monde, Slatkine, 2002. François Rosset, Jean Potocki, biographie, Flammarion, 2004, avec Dominique Triaire. Etienne Hofmann est coéditeur, avec Tzvetan Todorov, de deux ouvrages de Benjamin Constant: De la Religion, Actes Sud, Arles, 1999 et des Principes de politique, Hachette, Paris, 1997.
COLLECTION LE SAVOIR SUISSE Titres parus LA POLITIQUE DU LOGEMENT S. Cuennet, P. Favarger, P. Thalmann
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LE SECRET BANCAIRE S. Besson
LA SUISSE SE RÉCHAUFFE M. Rebetez
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LE COMITÉ INTERNATIONAL DE LA CROIX-ROUGE M. Mercier
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ERNEST ANSERMET J.-J. Langendorf
LES BURGONDES J. Favrod
20
L'ENTREPRISE ET L'IMPÔT M. Zarin-Nejadan
LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE LA SUISSE C. Altermatt
21
LA MÉTROPOLISATION DE LA SUISSE M. Bassand
6
ARCHITECTE EN SUISSE A. Ducret, C. Grin, P. Marti, O. SOderstrom
22
LA BATAILLE DES A.O.C. S. Boisseaux, D. Barjolle
23
7
LA QUALITÉ DANS L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR J.-F. Perellon
L'ESSOR DE LA SCIENCE MODERNE À GENÈVE R. Sigrist
24
8
L'ESPRIT DES FORTIFICATIONS J.-J. Rapin
L'IMMIGRATION EN SUISSE E. Piguet
25
9
NATIONALISME ET POPULISME EN SUISSE O. Mazzoleni
LA PLANÈTE SAUVETAGE ENCOURS R. Longet
26
10
LA RECHERCHE, AFFAIRE D'ÉTAT M. Benninghoff, J.-P. Leresche
L'ÉPOQUE ROMAINE L. Flutsch
27
LA RÉFORME DE L'ÉTAT SOCIAL EN SUISSE F. Bertozzi, G. Bonoli, B. Gay-des-Combes
2
L'IMPOSSIBLE POLITIQUE BUDGÉTAIRE R. Ayrton 4
Il
LA POLITIQUE VAUDOISE AU 20e SIÈCLE O. Meuwly
28
12
NICOLAS BOUVIER A. M. Jaton
CHERCHEURS EN INTERACTION L. Mondada
29
13
UNE SUISSE EN CRISE J. Altwegg
FAMILLES EN SUISSE: LES NOUVEAUX LIENS J. Kellerhals, E. Widmer
14
LES LACUSTRES M.-A. Kaeser
30
L'AVENIR DES FORÊTS SUISSES E. Graf Pannatier
15
CARL GUSTAV JUNG K. Noschis
31
LE GROUPE DE COPPET E. Hofmann, F. Rosset
16
LA QUESTION JURASSIENNE A. Pichard
32
FRIEDRICH DÜRRENMATT U. Weber
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