Geneviève Grenon Van Walleghem
LE GÉNÉRAL DE PIERRE Livre III La Mer Mai 2010
Table des matières I Entre des barreaux blancs ..................................................... 4 II La lune dans le bassin ........................................................30 III Celui sous l’escalier ...........................................................48 IV Un parfum de lavande ....................................................... 87 V Sous la pierre, la chair ........................................................ 95 VI Un linceul de larmes ........................................................116 VII Le sourire des pétales .................................................... 148 VIII Au pré, le cerisier.......................................................... 188 IX Des ombres dans la pinède ............................................ 204 X Le rire des goélands ..........................................................232 XI Un cercle de ténèbres ..................................................... 238 XII Six miroirs obscurs ....................................................... 283 XIII Sur des ailes bleues ......................................................323 XIV Les fleuves et l’horizon .................................................364 XV Des joues de porcelaine .................................................436 XVI Entre les pages, le vide ................................................. 461 XVII Gris le sable, la mer, les perles .................................... 512 XVIII Un lavis d’encre noire ................................................ 574 XIX Pluie et cendres ........................................................... 606 XX Le mur sans fin ..............................................................634
Liste des lieux et personnages ............................................. 640 À propos de cette édition électronique .................................644
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I Entre des barreaux blancs Dans le puits asséché, le sol se fendit, puis se craquela. Tout au fond des fissures, l’eau apparut, et monta lentement. Elle imprégna la terre, s’éleva encore, et recouvrit les lieux d’une mince pellicule claire. Pendant quelques instants, elle paressa, tranquille, et se balança au rythme du ressac. Puis le niveau grimpa de quelques mains. Une première grenouille émergea du liquide, et observa le ciel très lointain de ses grands yeux dorés. Elle entendit un bruit, et tourna la tête : c’était une autre grenouille, presque sa jumelle, qui avait émergé. Une troisième se montra, puis d’autres encore, jusqu’à ce que l’eau fût totalement couverte de leurs dos verts et luisants. Elles levèrent la tête, et contemplèrent le puits, ses flancs bien trop lisses. Plus haut étaient les branches, là où la lumière venait caresser les feuilles. Une première grenouille plongea, posa ses pattes bien à plat sur le sol. La seconde vint s’installer sur son dos, puis une troisième. Elles continuèrent ainsi jusqu’à ce que celle qui se tenait au sommet de la pile contemplât ses pattes juste recouvertes d’eau. La suivante monta sur son dos sans peine, puis il fallut bondir de plus en plus haut pour s’élever encore. La grenouille sommitale cligna des yeux, une fois, deux fois, trois fois, et ses sœurs se figèrent absolument, tous leurs muscles tendus. La grenouille sauta, et atteignit la première branche. Elle se dandina, mal à l’aise, car le sel irritait sa peau. Elle vit avec soulagement les moellons se couvrir d’humidité, puis –4–
des ruisselets surgir entre eux et couler le long des murs, des racines et des feuilles. Elle se rinça, chassant avec plaisir le sel de sa peau. Elle examina les plantes, et s’aventura lentement le long d’une branche, qui ploya sous son poids jusqu’à atteindre le fond. Une à une, les grenouilles grimpèrent, leurs petits doigts serrés autour de l’écorce ; et une à une, elles se rincèrent à leur tour, ravies de découvrir l’eau douce. Elles chassèrent de leurs bouches le goût de l’eau saumâtre, mais elles n’oublièrent pas que le reflet obscur, tout au fond du puits, était à éviter. Elles regardèrent le ciel, et le trouvèrent plus proche. Dans l’extrême humidité qui avait envahi le puits, leur peau luisait, et leurs oreilles se ravissaient du murmure de l’eau qui ruisselait. Bientôt, la mousse verdirait les pierres, les fougères dérouleraient leurs crosses, et étendraient leurs feuilles finement découpées. Le long des branches luisantes d’humidité et sur des feuilles larges et robustes, les grenouilles grimpèrent, toujours plus près de la lumière. Elles atteignirent la margelle, découvrirent la mer verte de l’herbe, et le sol noir et tendre. Elles se regardèrent, et sourirent, béates, car la vie serait douce. Elles retournèrent dans le puits, et s’installèrent sur les branches, qui sous une feuille, qui les yeux fixés sur le ciel. Elles attendirent, bercées par le bruit du ressac. Elles ne l’entendaient pas, car il était trop faible pour envahir le puits, mais elles l’avaient en elles, dans leurs os de sel. * Taste-Cuisses était bien malheureux. La veille, il avait bu tout son argent en compagnie d’une danseuse qui n’avait ouvert les cuisses qu’une fois totalement ivre. La garce ! On n’avait pas idée de coûter si cher pour être consentante ! Il n’était pourtant pas laid… et pouvait donner son content de plaisir à une femme… mais elles voulaient toujours plus ! Elles ne savaient pas se contenter des bonheurs qui ne coûtaient rien, et se renouvelaient aisément. Elles étaient avides, et c’était répugnant.
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Ce soir-là ne valait guère mieux : il avait fait le tour de ses amis sans réussir à en convaincre un seul de faire venir quelques danseuses. Et pourtant, la modestie de sa demande l’effarait : il ne souhaitait même pas un corps de ballet complet, juste une poignée de femmes ravissantes qui sussent bouger avec charme. Cent Vingt Dents, le gourmet, lui avait bien proposé de partager avec lui un modeste repas de vingt-deux plats, mais Taste-Cuisses n’était pas d’humeur à manger. Il voulait voir des ballerines danser, voilà ce qu’il voulait, ou à l’extrême rigueur, des bayadères. Il s’était rendu chez la grosse maquerelle qui tenait sa salle de spectacle préférée, mais elle lui avait refusé l’entrée. Quelle ingrate ! Il était un si bon client, et sous prétexte que, pour une fois, il ne pouvait payer, elle le laissait à la rue comme un chien puant. Ah ! Il était bien malheureux. Et le lendemain serait encore pire, puisqu’il devrait se résoudre à travailler un peu. Il grimaça, car le mot était si vulgaire qu’il faisait frémir d’horreur son âme délicate. Mais il n’y couperait pas, il lui faudrait bien se rendre chez le notaire, et mendier encore un peu de son héritage. Quel imbécile avait été son père ! Le rationner, lui ! Comme s’il était du genre à dépenser sans songer au lendemain ! Il y songeait, au lendemain, aux prochaines douces cuisses contemplées, puis dégustées ! Il ne pensait même qu’à cela ! Ressassant son malheur, il erra dans les rues de TroisPonts. Maudite ville ! Si fière d’elle-même, et pourtant incapable d’organiser le moindre petit ballet gratuit en dehors des périodes de fêtes ! Il se retrouva dans un quartier qu’il ne connaissait pas, devant une petite porte de bois. Il faillit reprendre son chemin, maugréant toujours, mais il réalisa que les sculptures délicates qui ornaient la porte s’étaient mises en mouvement. Des roues de bois ajourées bougeaient avec une grâce extrême, les feuillages qui les décoraient semblaient les manches et les robes de danseuses radieuses. Il resta longtemps à les con-
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templer, fasciné. La végétation finement gravée dessina un chemin, et la porte s’ouvrit. Il tapota les roues, mais elles s’étaient figées ; le spectacle était terminé, et il restait sur sa soif. Il étudia un instant la porte entrouverte, puis la poussa doucement, et entra. Si les portes même savaient danser en ce lieu, quelles merveilles n’y trouverait-il pas ! Il referma soigneusement le battant derrière lui, car s’il détestait quelque chose, c’était bien les importuns. Il s’immobilisa, attentif. L’endroit sentait bon, et il renifla à plusieurs reprises, mais conclut à regret que c’étaient des parfums de fleurs, et non des arômes de femmes. Il sursauta quand une grenouille l’effleura, et regarda les yeux d’or et le corps svelte de l’animal, avant de s’étonner de le distinguer en pleine nuit. Il leva les yeux au ciel, et découvrit un disque d’argent qui baignait les lieux de lumière. Il chercha à distinguer la ficelle qui maintenait en l’air cette ravissante lampe, mais n’y parvint pas. De toute manière, peu lui importait l’argent dans les cieux, car il préférait l’or des yeux de la grenouille. Celle-ci s’éloigna d’un bond, et il la suivit. Elle s’arrêta souvent, et lui permit de l’admirer. Il songea que si Cent Vingt Dents avait été là, il aurait fait ses délices de l’animal, car ses cuisses étaient magnifiques. Ils atteignirent une vaste esplanade, et Taste-Cuisses se sentit bien malheureux, car son sol lisse et blanc eût parfaitement convenu pour danser un ballet. Il se laissa tomber dans l’herbe avec un soupir, et chercha la grenouille du regard, mais elle avait disparu. Il passa les mains sur la pelouse, espérant sentir sous ses doigts un petit corps humide, mais ne trouva rien. Il entendit un froissement, releva la tête, et resta bouche bée : sur l’esplanade se tenaient des danseuses, leurs longues manches blanches ondoyant autour d’elles comme elles se mouvaient avec une grâce extrême. Il s’assit, et bénit le soleil pâle flottant dans le ciel nocturne, pour la lumière d’argent qu’il faisait couler sur les dan-
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seuses. Elles étaient plus à son goût les unes que les autres, et il échoua à les compter, car elles bougeaient sans cesse, venant tour à tour sur le devant de la scène pour lui permettre de se rassasier de leurs poitrines parfaites, leurs cuisses finement galbées, leurs lèvres souriantes, et leurs toutes petites dents rangées comme autant de perles miroitantes. Leurs sourires étaient immensément engageants, leurs moues invitaient au baiser, et elles rosissaient quand il répondait à leurs timides signaux. Il songea qu’il était bien malheureux qu’il n’eût qu’un sexe, alors qu’enfin, il rencontrait tant de splendeurs. Mais il prendrait son temps, voilà tout, et les ravirait tour à tour. Il trouva comment les compter, et le fit avec volupté, plusieurs fois de suite : une, deux, beaucoup, assez, presque assez pour être content, presque plus qu’assez. Oui, vraiment, il n’avait jamais frôlé la perfection d’aussi près. Il les regarda danser, fasciné, et crut mourir d’émotion quand elles saluèrent, leur spectacle terminé, et s’approchèrent de lui, leurs sourires presque cachés par leurs petites mains délicates, mais leurs yeux tout emplis du bonheur de partager avec lui le plus doux des plaisirs. Au matin, Taste-Cuisses se réveilla dans l’herbe humide de rosée. Il avait encore dans le cœur les restes d’un songe brûlant et doux. Il soupira, regarda autour de lui, aperçut l’esplanade, et se souvint de sa soirée et de la nuit qui avait suivi. Il se laissa tomber dans l’herbe, et éclata de rire, car elles ne lui avaient rien demandé ! Pas d’argent, pas de promesses ! Elles l’avaient effleuré, caressé, apprécié, elles avaient fait grandir son sexe comme jamais, il les avait aimées les unes après les autres, et elles s’étaient satisfaites du seul plaisir qu’elles prenaient. Il rit, car il avait enfin trouvé le corps de ballet qui lui convenait. Il joua à se souvenir d’autant d’entre elles qu’il le put, des menues différences de leurs coiffures, de leurs cheveux noirs et lisses noués en chignons, en boucles, ou retombant en longues
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queues, en nappes de nuit mouvantes. Il revit les fleurs variées dont chacune avait orné sa chevelure, admira la subtilité des bijoux qui les embellissaient encore. Toutes étaient vêtues de vert et d’argent, toutes avaient de longues manches blanches qui dansaient autour d’elles comme autant de voiles, tourbillonnant, ondulant, s’apaisant… mais chacune bougeait avec une grâce qui n’était qu’à elle, chacune inclinait sa belle tête d’une façon qui lui était propre. Chez certaines, un cou gracieux l’avait rendu fou, chez d’autres, c’était la courbe d’une joue, la longueur de cils battants… mais chez toutes, il avait apprécié les cuisses, des cuisses si désirables. Elles l’avaient entouré, ébloui des feux jetés par leurs diadèmes scintillants, et il s’était noyé dans leurs yeux aux fabuleux reflets, des yeux de sable et de sel, d’or mêlé aux éclats de coquillages. Il ferma les paupières, et songea que pour un peu, il eût cessé d’être malheureux. Il arrondit ses mains, retrouvant la forme parfaite de leurs seins ; il caressa de mémoire les motifs subtils des broches délicates qui avaient fermé leurs corsages, et gémit : il eût aimé en déballer une, juste une encore… sentir leurs jambes fermes entre les siennes, embrasser leurs genoux et se laisser glisser vers leurs sexes si tendres, si humides, si moelleux. Il se souvint de leurs voix caressantes, qui s’éloignaient : – À demain soir, chéri. Il y serait, pour sûr ! Il voulait les revoir danser parmi les flots d’argent de cette lampe étrange qu’elles appelaient lune, de leur pas si léger qu’il ne s’entendait pas. Le soir venu, il arriva devant la porte enchantée, et s’inquiéta de ne pas la voir s’animer. Il murmura : – C’est moi, Taste-Cuisses, l’amant des toutes-belles. Elles m’attendent, là-bas sur l’esplanade.
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Les rouages délicats tournèrent, mais il se tortilla avec impatience, car leur beauté ne le touchait plus. Elle n’était rien à côté de celle des danseuses. Quand il arriva à l’esplanade, elles étaient toutes assises, et se rafraîchissaient les unes les autres de leurs éventails délicats. Elles se levèrent, s’inclinèrent si souplement qu’il crut voir couler des ruisseaux scintillant, puis elles dansèrent, et il suivit, ému, le tourbillonnement de leurs longues manches sous la lune. Il suivit le ballet de leurs jambes vêtues de pantalons d’un vert d’eau très doux, et pendant un instant, le dallage lui sembla vert et translucide, il crut voir des vagues courir sous la surface, caressant les petits pieds des danseuses de leurs crêtes d’écume. La roche redevint blanche, et il sourit à l’idée que ses toutes-belles étaient certainement assez légères pour courir sur les flots. Il les regarda mimer la danse des roseaux dans le vent, et se demanda d’où pouvait provenir la musique qui soulignait par instants leurs plus parfaites évolutions. C’était une mélodie de basses caressantes sur lesquelles planaient les notes d’une harpe. L’une des ballerines lui sourit, et il oublia. Sous la lune d’argent, leur peau lui semblait de nacre, et il avait hâte d’aller se glisser entre leurs cuisses tendres, et d’écarter les lèvres de leurs coquillages. * Verte Bruine referma son livre, le posa soigneusement à côté de son sous-main, et se leva. Il avait envie de mettre ses pas dans ceux de Fier Bouleau, de remonter le chemin que suivait ce dernier pour le rejoindre dans le jardin. Il ne le suivrait pas audelà des murs, mais songer que l’herbe qu’il effleurerait avait frémi sur le passage de son ami le ravirait déjà. Il quitta le corps principal du jardin, et pénétra dans l’une de ses dépendances, où se trouvait la petite porte empruntée par son visiteur. Il s’arrêta, et, sur le mur encore lointain, contempla les bas-reliefs
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qui avaient charmé Vieux Saule. Leurs couleurs étaient fanées, mais leurs formes très belles encore. Il se réjouit de les revoir de plus près. Il passa à côté du puits, et s’étonna d’y voir le feuillage fourni de fougères. Pourtant, il y avait si longtemps que le puits était à sec ! Il se pencha, et aperçut dans les profondeurs le reflet sombre de l’eau revenue. Il suivit du regard les ruisselets qui coulaient sur les moellons, il apprécia leur entrelacs subtil, et il soupira, car l’arbre qui poussait dans leur berceau se noyait peu à peu. Ses feuilles étaient tombées, et formaient une triste mosaïque sur le fond luisant. Il se concentra, et adapta l’arbre à la vie aquatique, la vie en eau saumâtre. Il fit repousser une frondaison de longues feuilles fines et mouvantes, et lui offrit des fleurs, de petits boutons d’un rose intense qui s’ouvriraient en grandes corolles d’un rouge violacé, puis pâliraient jusqu’à devenir d’un blanc tout juste teinté de jaune. Elles tomberaient, et formeraient autant d’esquifs pâles qui vogueraient au gré des flots ridés de vaguelettes. Il remarqua alors que des grenouilles s’étaient installées dans le puits, et reposaient en silence sur les branches luisantes d’humidité, sous les feuilles, sur les moellons couverts de mousse. Il admira leurs petits corps verts, la délicatesse de leurs doigts, et tendit la main. L’une d’elles grimpa dans sa paume. – Tu es belle. J’aime tout particulièrement les verts dont tu t’es vêtue, et je suis ravi de voir qu’ils vont si bien avec ma peau. La grenouille cligna des yeux, béate. Il la reposa au sol, et elle fit deux bonds en direction du puits, puis se retourna, et le fixa. Il sourit, encourageant, et elle changea de direction, sautillant jusqu’à atteindre un bassin où poussaient des nénuphars. Elle s’assit sur l’une de leurs feuilles avec un coassement d’aise. Peu à peu, d’autres grenouilles sortirent du puits, s’installèrent sur les feuilles, et se mirent à chanter, comme autant de cloches
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au bruit liquide. Verte Bruine apprécia le concert, et l’améliora en décontractant les muscles de leurs gorges, car leur timbre avait une raideur désagréable. Il joignit ses mains et s’inclina pour les remercier, et elles restèrent muettes devant la splendeur du soleil dans ses cheveux verts. En contournant l’esplanade, il vit que l’herbe avait été écrasée par le poids de nombreux corps, et que des pas allaient jusqu’à la petite porte. Il se réjouit à l’idée qu’il pouvait partager les beautés de son jardin, que certains humains, au moins, n’en étaient pas privés. Il vérifia l’enchantement qui protégeait les murs, et le trouva en parfait état. Il était donc certain que ses visiteurs n’avaient aucune intention hostile à son égard, ou à celui de vivants qu’il chérissait. Il reprit sa flânerie jusqu’à atteindre les premiers basreliefs, et se remémora leurs couleurs originelles. Un de ces jours, il viendrait les repeindre ; mais pour l’instant, il était ravi de contempler le bonheur de ses pairs, et le sien également. Il posa un doigt timide sur la robe légère qu’il portait jadis, il contempla, pensif, le sourire sans nuages qu’il arborait, et songea que le passé avait été magnifique. Il explora ses archives de pierre jusqu’au moment où le soleil lui rappela qu’il était temps de rejoindre Bleu Nuit. Il repartit, rêvant du bleu sombre des yeux de son ami, des yeux si désireux de comprendre et de bien faire qu’ils en étaient poignants. Il soupira, car il n’avait toujours pas trouvé le moyen d’expliquer que l’amour n’était pas une récompense, mais un fait, et qu’il pouvait s’apprécier, se préserver, se cultiver, non se mériter. Les grenouilles, elles, exploraient leur nouveau territoire, sautant d’un nénuphar à l’autre, nageant dans les profondeurs vertes du bassin. Elles découvrirent les libellules, et les chassèrent avec ardeur ; mais chacune d’entre elles se retournait soudain, et revenait au puits, où elle reprenait son attente patiente. Comme rien ne venait, elle ressortait, heureuse de courir dans
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l’herbe verte et douce. La nuit venue, beaucoup d’entre d’elles restèrent dans le bassin, séduites par les nénuphars, et fascinées par le reflet de la lune dans l’eau tranquille. * Ce soir-là, Taste-Cuisses s’étonna de voir si clairsemés les rangs de ses danseuses, et s’interrogea : commençaient-elles à lui être infidèles ? Le plaisir qu’il leur offrait n’était-il pas suffisant pour elles ? Il fallait agir. Quand elles s’approchèrent de lui de leur pas gracieux et souple, il oublia tout et se laissa aller dans leurs bras. Mais au matin, quand il se réveilla dans l’herbe tendre, il décida qu’elles méritaient un petit effort de sa part. Elles valaient bien mieux que toutes les filles de la grosse maquerelle, et elles étaient si simples et agréables à fréquenter ! Il retourna chez lui, vérifia l’état de ses finances, choisit la plus petite bourse qu’il put trouver, et la remplit généreusement de pièces. Il décida de se rendre d’abord chez un traiteur renommé, pour y passer commande ; puis d’aller chez une modiste, pour y trouver le genre de babiole qui ravit les femmes. Comme il en prendrait plusieurs, il obtiendrait sûrement un prix de gros des plus intéressants. Mais quand il vit les tarifs pratiqués par le traiteur, il en oublia la modiste. Il quitta la boutique débordante de mets inabordables pour sa bourse étranglée d’horreur, et se rendit chez Cent Vingt Dents. Celui-ci le reçut la bouche pleine, et désigna la table devant lui, toute couverte de coupelles remplies de délices variés. – Chers-toi, quand y en a pour moi, y en a pour quatre. Taste-Cuisses pinça en soupirant la légère couche de graisse qui nappait ses abdominaux, et se demanda par quel miracle Cent Vingt Dents restait mince. Mou, certes, mais mince pourtant. Il tendit la main vers le plus léger des plats, et mâcha
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lentement. Puis, sa conscience apaisée, il s’empiffra de tous les autres. Son hôte riait de bonheur. – Toi, toi, j’en connais pas deux qui bouffent comme toi ! J’aime te voir ! – J’en suis ravi, Cent Vingt Dents. – Le plaisir de manger, c’est bien ; mais s’il s’y ajoute celui d’amis… c’est mieux ! Un plat vers lequel seuls mes doigts se tendent, c’est un peu morne. Le libertin, repu, éloigna sa chaise de la table pour ne pas être tenté de se rendre malade une fois de plus, et s’adossa confortablement. – Cent Vingt Dents, j’ai besoin de tes talents. Bien sûr, je pourrais recourir à un traiteur, mais lequel possède ta maîtrise de la gastronomie ? Lequel fait venir d’aussi loin des produits aussi parfaits ? Lequel sait les marier mieux que toi ? Tu es un génie, mon ami, pour ce qui touche au ventre. – Et pour quelle occasion cruciale dois-tu recourir à un génie ? Taste-Cuisses se surprit à rougir. Pourtant, fréquenter des femmes lui était si naturel ! Mais ces danseuses… elles étaient ses toutes-belles, et il ne voulait pas les perdre. Il devait les séduire, les séduire à jamais. Et puisque son sexe n’y suffisait pas, il se ferait aider. Il n’y avait pas de honte à mériter des amis ! Le gourmet rit, et, taquin : – Toi, toi… tu es enfin amoureux ? – Comment ça, enfin ? Tu ne l’es pas, toi !
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– Dis ça à la gastronomie… elle m’a envoûté, et je me suffis d’elle… et de toi. – D’accord, je suis amoureux. – Et qui est l’heureuse élue ? – Eh bien… Taste-Cuisses détourna les yeux. – Bon, bon… tu n’es pas obligé de m’en parler. La timidité fait partie de l’amour. Moi-même, je n’ose pas toujours parler de mes nouvelles recettes avant de les avoir testées quelques fois en solitaire ! Mais sais-tu au moins ce qui pourrait lui plaire ? – Non, mais j’ai toujours aimé ce que tu m’as proposé. Je ne vois pas pourquoi elles n’en feraient pas autant. – Elles ? Eh bien ! Tu ne fais pas les choses à moitié ! Remarque, même s’il ne s’agit que de trouver chaussure à son pied… il en faut deux. Taste-Cuisses se remémora les prix du traiteur, et il supporta stoïquement toutes les taquineries de Cent Vingt Dents. Il lui fit bien remarquer qu’il parlait la bouche pleine, mais le gourmet s’amusait tant qu’il préféra cesser de mâcher que se taire. C’était bien malheureux, mais qu’y faire ? Il valait mieux tenter d’être sourd que se fatiguer. En fin d’après-midi, Taste-Cuisses se dirigea vers le jardin, poussant devant lui une petite charrette chargée des délices préparés par Cent Vingt Dents. Il avait pensé y ajouter quelques-uns des bijoux qui lui restaient de sa mère, mais en regardant les longs colliers de perles, il avait trouvé que ce serait
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du gaspillage : ses danseuses étaient si belles qu’un bijou de plus n’y changerait pas grand-chose. Néanmoins, il avait apporté un collier de perles chez un orfèvre, pour qu’il en fît quelques dizaines de bagues. Mais surtout, il s’était vêtu encore mieux qu’à son habitude, et il avait mémorisé quelques compliments, car c’était certainement sa présence qui manquait le plus à ses douces amies. Il était trop rare, voilà tout. Il faillit s’arrêter pour piocher parmi les merveilles culinaires qu’il transportait, car leurs odeurs mêlées faisaient gargouiller son estomac. Cent Vingt Dents avait sifflé d’admiration devant la quantité demandée, mais il avait tenu à honorer les élues du cœur de son ami, et mis tout son talent dans la préparation de douceurs délicates, d’assortiments de raviolis, de papillotes de légumes fourrées de mousses succulentes. Il avait également prêté ses plus beaux paniers laqués pour les transporter, ainsi que ses bols de fine porcelaine peinte pour les déguster. Taste-Cuisses songea qu’il faudrait penser à en rendre certains, car son placard commençait à être très encombré ; ce n’était pas parce que Cent Vingt Dents rachetait sans broncher de quoi compléter ses services qu’il fallait accepter du désordre chez soi ! Taste-Cuisses se maudit de n’avoir pas songé à mettre ses provisions sur le dessus, puis il pensa à la couche de graisse sur ses abdominaux, et il se contint. Il arriva sur l’esplanade alors que le soleil semblait posé sur le haut du mur, comme un gros fruit pesant. Il s’étonna de ne voir aucune danseuse, et il soupira, car il était bien malheureux de ne pouvoir faire l’amour à quelques-unes d’entre elles. Il prit son siège pliant dans le recoin où il l’abritait de la pluie, il sortit également sa petite table, et il se restaura. Il garda les fruits secs si amusants à décortiquer pour le spectacle. Après cela, il s’ennuya, car la rougeur du crépuscule ne valait pas des lèvres à embrasser. Il se leva, et explora l’esplanade, puis ses alentours. Il songea que les feuilles des nénuphars rappelaient des galettes de riz, sans en égaler le
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goût ; et que leurs fleurs ne savaient pas sourire. Il aperçut un puits dans un état d’entretien scandaleux. Un arbre y avait poussé, des racines couraient le long de ses flancs, et il disparaissait presque sous la mousse et les fougères. Entre les branches, il distinguait le peu d’eau qui occupait le fond. Il haussa les épaules, car peu lui importait ce vieux puits délabré, tant que l’esplanade était en parfait état. Quoique… si l’une des danseuses se tordait une cheville délicate, il serait très heureux de la soigner de ses mains, de ses lèvres, et de tout le reste. Il faillit ne pas voir la grenouille au corps très vert qui se tenait devant lui, mais elle ouvrit d’immenses yeux d’or, des yeux de sable, de sel, de mer. Il se recula, troublé par leur ressemblance avec le regard de ses danseuses ; puis il se pencha à nouveau sur le puits, et réalisa qu’il était occupé par de très nombreuses grenouilles vertes, aux membres gracieux et délicats. Il crut les voir sourire, et il préféra ne pas les compter, sans bien savoir pourquoi. Il s’éloigna du puits, et il continua sa promenade, humant les parfums des fleurs du jardin, étreignant certains troncs en soupirant. Il faudrait vraiment qu’il trouvât un moyen de dormir pendant tous ces instants d’ennuyeuse attente, dont il ne savait que faire. Quand il revint à l’esplanade, la lune s’était levée, et les danseuses se tenaient devant lui, leurs longues manches blanches formant des rubans mouvants comme elles riaient et bavardaient. Elles le virent, et se turent, pour lui sourire avec grâce. Il s’installa sur son siège, et le spectacle commença. Il se poursuivit par la dégustation des merveilles préparées par Cent Vingt Dents, et Taste-Cuisses s’émerveilla de la délicatesse avec laquelle ses amies prenaient des bouchées infimes, et discouraient sur la subtilité des mets offerts, et surtout sur sa générosité. Elles s’inclinaient en découvrant leur nuque si délectable, et il se penchait pour les embrasser. *
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Le lendemain soir, Taste-Cuisses fut déçu de voir que ses danseuses étaient encore moins nombreuses. Ainsi, malgré son hommage sincère et répété, malgré ses présents, elles fuyaient. Il faillit repartir, mais se reprit : où trouver autant de belles femmes, pour un prix si modique, et qui acceptassent en sus de ne danser que pour lui seul, sans qu’il fallût les partager avec des spectateurs vulgaires aux instincts bestiaux ? Quand elles voulurent se lever pour danser, il s’épancha : – Mes toutes-belles, je m’interroge : qu’arrive-t-il donc à vos sœurs ? Où s’est enfuie leur beauté ? Elles se regardèrent en murmurant, puis l’une d’entre elles s’avança, s’agenouilla devant lui, et répondit d’une toute petite voix qui émut Taste-Cuisses : – Oh ! Doux seigneur… elles ne vous fuient pas, elles ne sont à nul autre que vous. Mais… elles ont honte de se montrer. – Honte… de se montrer ? Mais vous êtes inégalées ! Votre beauté éclipse celle de toutes les femmes de Trois-Ponts réunies ! Et vous auriez honte ? – Ah ! Seigneur… c’est qu’un grand malheur est arrivé. – Bah, bah ! Dites-leur de danser avec vous, et si je trouve que cela gâche par trop le spectacle, nous verrons que faire. Mais la timidité n’a rien, vraiment rien à faire dans nos rapports… De sous ses longs cils, elle lui lança un regard langoureux, puis elle se releva et recula comme si elle glissait sur le sol. Elle se fondit parmi ses sœurs, elles formèrent un mur mouvant, puis elles s’écartèrent. Il sourit, car leurs têtes souriantes étaient aussi nombreuses qu’au premier soir, puis il réalisa qu’elles por-
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taient celles de leurs sœurs qui n’avaient plus de jambes. Là où auraient dû se trouver leurs cuisses si désirables, il n’y avait rien, rien qu’un vide hideux. Leurs sourires restaient beaux, leurs bras charmants, mais ne plus voir leurs pieds délicats apparaître et disparaître derrière les longs voiles blancs était si douloureux ! Oh, qu’il regrettait le satin de leurs ballerines, et la soie immaculée sur leurs chevilles ! Leurs genoux ne tendaient plus le fin tissu vert de leurs pantalons, leurs cuisses galbées ne dessinaient plus un chemin merveilleux vers la douce chaleur de leur entrejambe. Il les applaudit, mais son admiration se mêlait de répugnance. Il les aima, malgré leur beauté mutilée, mais seulement en les empilant, en posant une femme pourvue de jambes sur une autre qui n’en avait pas, car il ne supportait pas de les voir ainsi. C’était un tel gâchis ! À quoi bon la perle, si elle n’avait plus d’écrin ? Son sexe lui répondit clairement qu’il se moquait de l’emballage, et la nuit fut très passable. * Au matin, Taste-Cuisses se réveilla nauséeux. Le souvenir de ses danseuses sans jambes lui revint, et il soupira : tant de merveilles, enfuies déjà… c’était répugnant. Ah ! Il était bien malheureux ! À quoi bon offrir du plaisir, si c’était pour le diminuer ensuite, sans même lui laisser une chance d’agir ? Il aurait certainement pu convaincre son notaire de financer ce loisir indispensable à son bien-être ! Il se leva, et rentra chez lui, maussade. Il trouva une invitation à partager le repas de Cent Vingt Dents, et l’accepta. Le gourmet l’accueillit avec joie. – Ah ! Taste-Cuisses ! Tu as tout l’air d’avoir besoin de te remplir l’estomac ! – Vraiment ? Je n’ai pourtant pas très faim…
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Cent Vingt Dents lui tapota la poitrine : – Un petit creux au cœur… un petit vague à l’âme… se compensent si bien par un gros plein de l’estomac ! Viens donc, la chaleur et la tendresse des mets sauront t’égayer. D’autant que… Il eut un sourire plein de promesses, et Taste-Cuisses soupira, car son ami avait encore inventé un plat, et il faudrait le délecter de commentaires. Ils s’assirent, et le repas commença très conventionnellement, avec un assortiment de petits raviolis vivement colorés, à la pâte si fine qu’elle semblait des pétales. Il continua avec des fritures délicates qui fondaient sur la langue, révélant des crevettes savoureuses. Puis Cent Vingt Dents, souriant très largement, déposa de curieux petits bâtonnets renflés dans le bol de Taste-Cuisses. Celui-ci joua avec eux du bout de ses couverts, incapable de dire ce qu’ils pouvaient être. Loin d’éveiller son appétit, ils vidaient son esprit. Le voyant hésiter, le gourmet l’encouragea : – Allons ! Goûte donc ! C’est délicieux, tu verras ! – Je… certes, oui, mais… Taste-Cuisses ne pouvait pas prétendre qu’il n’avait plus faim, car cela ne l’avait jamais empêché de manger. Il rappela donc : – Tu sais comment je suis… je trouve plus de charme à ce que je puis goûter et de mes papilles, et de mon savoir. Cent Vingt Dents ne le contredit pas, même s’il savait qu’en règle générale, son ami se moquait bien du verbiage quand il pouvait mettre les mains, la langue ou les yeux sur ce qui lui plaisait. Taste-Cuisses insista donc :
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– Qu’est-ce ? – Des cuisses de grenouilles. Taste-Cuisses, atterré, se remémora les danseuses sans jambes, puis les grenouilles vertes du puits, leurs grands yeux d’or et leurs sourires, et il faillit vomir dans son bol. Il tenta de se convaincre que ce n’était qu’un soupçon insensé, mais il devait serrer le récipient pour que ses mains ne tremblassent pas. Il se força à ravaler discrètement la bouchée qu’il avait rejetée, puis à maîtriser ses haut-le-cœur, car il devait en savoir plus. Mais le ballet des femmes qui en portaient d’autres comme de précieux fardeaux, la grâce brisée de ces troncs privés de leurs longs tuteurs fluides, revenait sans cesse devant ses yeux. Il parvint à porter une cuisse de grenouille à sa bouche, en se répétant que c’était un immense privilège : n’était-il pas en train de poser ses lèvres sur une chair chérie ? Ses dents ne goûtaient-elles pas à une cuisse ferme et tendre ? La sauce ne brillait-elle pas presque autant que la lune sur leurs corps et leurs diadèmes ruisselants ? Il prit un air extatique, il avala, et il s’exclama : – Exquis, vraiment ! Jamais je n’ai goûté un mets si délicieux ! Qui croirait que des animaux si… insignifiants pourraient nous procurer pareil plaisir ! Cent Vingt Dents sourit, ravi de l’avoir conquis. – Et, dis-moi, où trouves-tu pareilles merveilles ? – Ah ! Cela ne se divulgue pas ! – Allons ! Tu me connais ! Je ne trahirais jamais les secrets d’un ami, et à quoi bon dire à autrui où tu te procures ces chairs ? Je risquerais seulement de n’en plus manger quand tu m’inviterais.
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Ce qui était son vœu le plus cher. Le gourmet hocha la tête. – Tu as parfaitement raison. Et, au fond, j’aurais grand plaisir à te montrer à quel point ces petites merveilles étaient proches, à la portée de chacun, vraiment… mais moi seul ai songé à exploiter leur valeur. Cela restait à voir. Les doigts de Taste-Cuisses blanchissaient sur sa fourchette, tant il avait envie de la planter dans l’œil ravi de son hôte. – Tu as toujours été un esthète, mon ami, un fabuleux gourmet. Je ne pense pas que quoi que ce soit en ce monde soit protégé du dépeçage si tes papilles s’y intéressent. Cent Vingt Dents sourit, touché par le compliment. – Je te remercie, vraiment. Si tu savais comme je suis attristé par ceux qui mettent des barrières à leurs passions ! Rassure-toi, j’en connais un qui n’en mettra aucune, songea sombrement Taste-Cuisses. Ils finirent le repas, puis il proposa : – Et si tu me montrais l’endroit en guise de promenade digestive ? J’ai acquis récemment une nouvelle fiole décorée de noyer sculpté, et surtout son précieux contenu. Et le meilleur… le meilleur se déguste en déambulant, aux côtés d’un ami. L’œil déjà trouble de Cent Vingt Dents s’éclaira d’un désir suffisant pour vaincre son envie de digérer affalé, et ils se mirent en route. Taste-Cuisses détesta le voir poser ses doigts lisses et ronds sur les rouages de la porte, l’entendre pérorer comme il entrait dans son jardin, roter en foulant son esplanade, poser son pied lourd et large là où ses toutes-belles fai-
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saient glisser sans bruit leurs membres délicats… enfin, quand il leur en restait. Le gourmet tendit un doigt vers le puits. – Voilà où résident ces trésors culinaires. Et n’est-il pas merveilleux, mon ami, de se dire que c’est à toi que je dois une pareille découverte ? – Comment cela ? Il tapa sur l’épaule du libertin. – Ah ! Taste-Cuisses ! Je suis tout dévoué à la gastronomie, certes, mais tu es mon ami ! Et tes affaires de cœur ont piqué ma curiosité ! Je t’ai donc suivi jusqu’à ce jardin, et tu n’imagines pas l’effort que j’ai dû faire pour mâcher en silence et ne pas me faire repérer ! Il soupira, attristé par ce terrible souvenir, puis il poursuivit : – Je suis revenu le lendemain, après avoir vérifié que tu étais chez toi. Je suis entré dans le jardin, et j’ai trouvé ces grenouilles aux cuisses si belles, que je devinais si tendres, dont la saveur exquise me tentait si fortement ! J’en ai oublié tes femmes, et je suis revenu chez moi en toute hâte, leurs cuisses serrées dans mon mouchoir. Il inspira, béat. – Et comme j’ai eu raison ! Elles étaient succulentes, et dès le lendemain, je suis revenu, car elles valent le déplacement ! Je n’aime pas marcher, mais pour elles, pour elles, j’irais au bout du monde ! Il étreignit Taste-Cuisses :
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– Ah ! Mon ami ! Merci ! Merci pour cette cachotterie qui m’a permis de découvrir une telle merveille ! Je ne sais toujours pas à quoi ressemblent les belles qui t’ouvrent leurs tendres cuisses, et je ne m’en préoccupe plus ! Ah ! Ces grenouilles ! Ces grenouilles ! Leurs cuisses, Taste-Cuisses, leurs cuisses ont rempli mon esprit, et rien d’autre ne compte pour moi ! Elles sont le sommet de ma vie de gourmet ! Taste-Cuisses regarda les mâchoires de Cent Vingt Dents, sa bouche aux lèvres pulpeuses étirées par le sourire, et ses dents très blanches… ces dents qui avaient mâché la chair de ses femmes. Cent Vingt Dents n’était qu’un ventre, et son appétit dément mettait en danger ses toutes-belles ! Il se jeta sur lui, le faisant tomber à la renverse la tête sur le dallage. Le gourmet mourut sur le coup, mais Taste-Cuisses l’étrangla pourtant, il cria de joie au bruit de la trachée s’écrasant, et ne dénoua ses doigts que quand ses mains furent trop douloureuses pour serrer encore. Il souleva le corps, il le balança une fois, deux fois, trois fois, et le jeta tête la première dans le puits. Il cria : – Il est pour vous, mes toutes-belles ! Bouffez-le jusqu’à l’os, faites de sa chair la vôtre ! Prenez ces jambes que je vous offre, et revenez danser ce soir, sur des cuisses tendres et magnifiques, sur des genoux si bien galbés, sur des mollets soyeux et blancs, sur des chevilles délicates, et sur vos pieds aux fins orteils, que j’aime tant déguster ! Le soir venu, elles dansèrent pour lui, leurs jambes revenues. Elles étaient magnifiques, souples comme des lianes, leurs cheveux noirs luisant sous la lune argentée. Mais quand elles s’approchèrent pour l’aimer tendrement, il frissonna, car leurs bouches souriantes révélaient de fines dents aiguës. Il se força à les embrasser, car il craignait qu’elles ne dévorassent sa langue. Le lendemain, il hésita devant la porte du jardin, mais il entra pourtant, attentif au désir qui lui brûlait le bas-ventre ; il
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s’était habitué au plaisir qu’elles lui offraient chaque nuit. Quand il discerna au loin l’esplanade, il quitta son chemin habituel, et se rapprocha des danseuses par derrière. Arrivé tout près, il soupira d’aise tant était doux le murmure de leur voix, tant leur grâce le charmait. Elles se retournèrent, et il cria d’horreur à la vue des longues dents brillantes, fines comme des stylets, qui couvraient presque leurs lèvres inférieures. Elles le regardaient étrangement, il y avait dans leurs yeux d’or comme le reflet de l’appétit de Cent Vingt Dents, une faim aveugle et dévorante. Il se retourna pour fuir, mais elles étaient partout, leurs yeux brillant entre chaque buisson, leurs longues jambes et leurs manches mouvantes occupant chaque espace entre les arbres. Elles se rapprochèrent, et il voulut négocier, mais sa langue ne bougeait pas plus qu’une pièce de viande cuite. Acculé, il sauta dans le puits. Il se retint comme il put aux racines et aux branches, puis il regarda derrière lui : le cercle de leurs têtes se détachait sur le ciel, et elles commencèrent à descendre, dans des froissements d’étoffes. Il aperçut une niche, et s’y blottit en hâte. Sous ses mains, il trouva de longs os parfaitement nettoyés, et il en confectionna des barreaux immaculés en priant avec ferveur le dieu gardien des portes, sans pourtant avoir la maladresse de s’engager pour un montant déterminé. Il savait très bien que les faveurs divines sont toujours surévaluées en période de danger, pour sembler hors de prix une fois le calme revenu. Il n’était pas stupide à ce point. Les danseuses apparurent devant lui, elles contemplèrent l’obstacle, et ne le franchirent pas. Mais l’une d’entre elle inclina sa magnifique tête, elle ouvrit la bouche, et commença patiemment à ronger un os. D’autres se joignirent à elle, et TasteCuisses tenta désespérément de s’enfoncer dans le mur, mais la niche était si petite qu’il se tenait déjà replié sur lui-même, les genoux près des oreilles. Il finit par perdre connaissance. Quand il revint à lui, le bruit d’os rongés avait cessé. Il ouvrit lentement
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les yeux, mais elles n’étaient pas en vue. Il posa la main sur un barreau, décidé à tenter de fuir, mais une tête aux yeux d’or descendit devant lui, son cou blanc formant comme un pédoncule mouvant. Il retira sa main en hâte. La danseuse lui fit un sourire de reproche, puis une moue engageante, mais il frissonna, horrifié : il ne comptait pas se laisser manger ! Le visage disparut. Il resta seul. Il se calma peu à peu, et il sentit contre lui un objet rond. Il sursauta en reconnaissant un crâne lisse et blanc, le crâne de Cent Vingt Dents. Il le souleva délicatement, il le serra contre sa poitrine, et il regretta qu’il fût définitivement muet. Il s’endormit, le menton posé sur l’os. Le bruit de l’os rongé le réveilla, et il tenta de discerner les traits du monstre, mais il faisait très sombre. Il eut une impression de vertige et d’écrasement, comme s’il était plus profond qu’il ne l’avait jamais été. Le ciel était non seulement hors d’atteinte, mais il lui semblait que son souvenir s’estompait, et la lumière du jour avec lui. Il ne se souvenait plus que de nuits, de nuits accolées bord à bord en des ténèbres éternelles. Pourtant, il distingua le visage pâle, et surtout les immenses yeux d’or, étincelants d’avidité. Il se demanda si elles se lasseraient jamais, mais le bruit de leurs mâchoires était patient et obstiné. Personne ne savait qu’il était là, personne ne viendrait le secourir, et son notaire disposerait de ses biens une fois le délai légal écoulé. Pour lui, il n’y avait plus que les crocs, la nuit, et le crâne de Cent Vingt Dents qu’il discernait tantôt comme une tache floue, tantôt avec une netteté troublante, chaque détail éclatant de blancheur. Il joua avec ses orbites, y glissant ses doigts, puis les retirant, et il caressa ses dents, si plates, si lisses, si rassurantes. Cent Vingt Dents, lui, ne mangeait que des morts… ou des coquillages… et Taste-Cuisses n’en était pas un. Il s’endormit à nouveau.
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Quand il se réveilla, il était affamé. Il se demanda s’il valait mieux mourir de faim, ou périr dévoré, mais il manquait d’expérience dans les deux domaines. Tout ce qu’il pouvait dire tenait en peu de mots : il était bien malheureux ! Il regarda, pensif, le crâne de Cent Vingt Dents, et il hésita à le briser, dans l’espoir qu’il y aurait un petit quelque chose à manger dans les os. Mais il n’y croyait guère… et puis, c’était tout de même Cent Vingt Dents. Que lui restait-il, à part lui ? Ses toutes-belles s’étaient muées en monstres dévorants, et la nuit avait tout envahi. Il déboîta la mâchoire de son ami, et la suçota mélancoliquement, tentant de tromper sa faim. L’angoisse lui donna le vertige, et il eut l’impression qu’il s’enfonçait encore dans des profondeurs obscures. À nouveau, il s’écroula. Il fut réveillé par le bruit du ressac. Il pensa qu’il rêvait encore, puis il se convainquit qu’il n’en était rien, car il entendait vraiment un doux bruit de va-et-vient, un bruit caressant et pourtant terrifiant de puissance contenue. Peu à peu, le bruit se rapprocha, et il distingua finalement l’eau qui atteignait le niveau de la niche où il se tenait recroquevillé. Il se demanda si la noyade était plus douce que l’inanition ou les crocs, mais il trouva bien malheureux de devoir l’apprendre si jeune. L’eau atteignit ses pieds, et il se souvint qu’il détestait mariner. Elle cerna son ventre, et lui donna envie d’uriner. Elle caressa ses tétons, et il se dit que ses lèvres de vaguelettes étaient très douces. Elle enserra sa gorge, et il tendit le cou pour protéger son menton de ces doigts humides. Quand elle le submergea, il la trouva très légèrement salée, comme des larmes peut-être. Il finit par respirer, et ses poumons se remplirent d’eau. Quand il se réveilla, l’eau était agréablement tiède, autour de lui et en lui. Ses cheveux et ses habits flottaient comme autant d’algues. Le bruit de l’os rongé était curieusement déformé, et dans les flots verdis par une faible lumière, il discerna les manches blanches des danseuses qui ondulaient lentement. Leurs yeux brillaient comme des soleils noyés, et leurs diadèmes
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étaient plus beaux que jamais, tout constellés de gouttelettes. Il avait toujours aussi faim, mais au moins, il n’avait plus soif ; c’était toujours ça. S’il avait eu son mot à dire, il aurait préféré du vin, bien sûr, mais personne ne le consultait jamais. Il s’endormit, et aucun bruit d’os rongé ne le réveilla. Il ouvrit les yeux, et se sentit presque reposé. Il s’amusait à faire claquer ses joues comme un gros poisson gras quand les danseuses revinrent. Elles écartèrent leurs cuisses, et pondirent de longues grappes d’œufs qui flottèrent lentement à travers les barreaux immaculés, et se déposèrent sur Taste-Cuisses comme un manteau vivant. Il les contempla avec horreur, car s’ils n’étaient rien pour l’instant, ils pousseraient, et leurs dents aiguës le dévoreraient. Il arracha un œuf à la grappe visqueuse, et il tenta de l’écraser, sans y parvenir. Il le mit en bouche, et le mâcha, essayant de percer la gangue gélatineuse pour le tuer, sans succès. Il hésita à l’avaler, mais ne l’imagina que trop bien poussant dans la piscine qu’était devenue son estomac, et le dévorant de l’intérieur. Il le recracha. Quand il s’endormit, il rêva que le crâne de Cent Vingt Dents parcourait son corps, prélevant délicatement les œufs, et venant les lui faire avaler, dents de mort contre lèvres de vivant, souhait de mort contre vie fragile. Il était incapable de se dérober au mort nourricier, et le ricanement du crâne le rendait fou. Il se réveilla en sursaut, et regarda le crâne immobile entre ses mains. Il ne bougeait pas… évidemment qu’il ne bougeait pas ! Et lui non plus. Il se demanda s’il pourrait un jour se redresser, ou si son dos resterait courbé à jamais. Il lui semblait être devenu une huître, refermée sur elle-même et sur son malheur, et pour toute perle, il avait entre les mains le crâne trop blanc de Cent Vingt Dents.
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Une huître… il aurait aimé que sa bouche en fût une… il aurait pu gober un à un les œufs menaçants des grenouilles, et les changer en perles ! Il aurait bien donné quelques-uns de ses os, ou du moins un osselet, pour figer ainsi leur hideuse croissance. À défaut, il était bien assez malheureux pour encroûter n’importe quoi d’une pluie de larmes salées ! Mais l’eau, l’eau qui l’entourait emportait tout de son mouvement très doux, l’espoir comme les larmes. Taste-Cuisses songea qu’il n’avait jamais rien désiré avec persévérance ; mais que, pour la première fois, il souhaitait de tout cœur qu’il y eût autre chose que la nuit, les os et les crocs. Il aurait donné n’importe quoi pour cela, enfin presque n’importe quoi, et il aurait même fait quelque chose, quelques petites choses à tout le moins. Il fallait que cela cessât, il ne voulait pas mourir, dévoré par les dents aiguës de ses danseuses ou de leurs enfants, il ne supportait plus l’avidité dans leurs yeux. Ah ! Si seulement elles avaient accepté la petite monnaie ! Mais elles préféraient sa chair à l’argent. Oui, vraiment… il était bien malheureux !
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II La lune dans le bassin Bleu Nuit resta étendu, les paupières fermées, savourant la lumière dorée du matin qui emplissait sa chambre, puis il ouvrit les yeux, et contempla les teintes chaleureuses qu’elle faisait naître sur le plafond. Il se leva, regarda son pyjama immaculé, le rajusta, resserra la ceinture, et décida qu’il était suffisamment décent pour aller sur la véranda, s’étirer dans l’air frais, légèrement piquant. Il bâillait largement, les bras en l’air, quand Petite Pomme s’étonna : – Eh bien ça ! Même dans ton lit, tu t’habilles ? Il baissa les yeux et les bras, et regarda l’enfant gracieuse et mince aux cheveux d’un vert sombre, d’un vert d’eau profonde. Elle n’était vêtue que de colliers faits de perles de papier vivement colorées, de plumes, de coquillages, de carapaces aussi. Entre ses jambes, il n’y avait rien, rien que la peau lisse et brune. Il détourna le regard, le posant sur son visage, sur ses yeux d’algues buissonnantes qui ondulaient dans une mer pâle. – Oui, je m’habille, avec des vêtements de nuit. Cela te paraît si curieux ? – Oh oui ! On dirait un escargot qui ne quitte jamais sa maison ! – Mais les escargots ne quittent jamais leur maison.
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– Ah non ! Et ça, c’est quoi ? fit-elle en lui montrant une limace dont l’orangé luisait sur le bord d’une feuille. Ah, oui, évidemment, songea Bleu Nuit. Il ne voyait pas comment lui expliquer la différence entre les deux animaux, et être cru. Par contre… – Et tu as déjà vu l’un d’entre eux entrer ou sortir de sa maison ? – Euh… non. Mais si je les vois avec, et puis sans, c’est qu’ils ont bien dû le faire. Il eut un sourire énigmatique, et elle le fixa un instant, contrariée. Elle s’assit à côté de la limace : celle-ci finirait bien par rentrer, et alors… Plus tard dans la journée, Bleu Nuit lui apporta son repas sur un plateau, ainsi qu’une poignée d’escargots qu’il avait ramassés dans le jardin. – Bon appétit, Petite Pomme. – Pourquoi tu apportes ma nourriture ? Toi, tu es l’homme aux bonbons ! – Ta maman m’a permis de porter les plateaux. – Ma maman… elle a précisé la durée de l’autorisation ? – Non, elle m’a fait confiance pour cesser de porter des plateaux quand je penserais avoir mieux à faire. – Comme jouer avec moi ? Ça serait pas trop tôt ! L’autre soir, quand je t’ai invité, t’es venu pour papa !
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– L’autre soir, je n’étais pas très amusant. Je me suis dit que ton papa le supporterait mieux que toi. – Mouais. Petite Pomme mangea quelques bouchées, puis remarqua : – Les lapins sur ta robe, ils courent, mais ils n’avancent pas. Pourquoi ? – Parce que je les ai dessinés. Ils ne sont que l’ombre d’une ombre, et si l’ombre court après le corps, son ombre à elle reste immobile. Elle réfléchit, puis : – Je crois que maman a raison de te faire confiance : tu n’es pas plus clair que papa. – C’est normal, je vis la nuit. – C’est joli, la nuit. Toi aussi, tu aimes regarder la lune ? Bleu Nuit blêmit. La… lune ? Elle connaissait la lune ? Il se força à respirer, et songea avec précaution à l’ombre qui trouait le ciel, à l’astre caché dans les ténèbres. Rares étaient ceux qui remarquaient les quelques étoiles éclipsées par son passage, et plus rares encore ceux qui fixaient cette absence du regard, pour la voir se remplir d’une haine indicible, et en rester meurtris, honteux d’être en vie. Rares… mais il avait le malheur d’en faire partie. La Lune Noire était absente du jour, mais s’invoquait dans certaines magies obscures, dans des sorts où les ongles devenus longs cliquetaient sur de l’obsidienne, où les aiguilles se plantaient dans des lèvres fraîchement coupées sur le visage d’un vivant, des sorts dévorants et sinistres menant à des morts abjectes. Il eut peur à nouveau, peur que les Seferneith ne fus-
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sent qu’un visage riant sur la pire des ténèbres, puis la pitié l’envahit. Si jeune, et la Lune Noire déjà… Petite Pomme tira sur sa robe, inquiète. – Bleu Nuit… Bleu Nuit ? Qu’est-ce que tu as ? Où es-tu parti ? Il se reprit, se força à détourner ses pensées de la Lune Noire. Il y avait la mort humaine, et il y avait la Lune Noire, et s’il pouvait supporter de poser les mains sur un cadavre putréfié, il valait mieux ne pas songer à ce qui attendait, tapi dans le ciel. Il dit, prudemment : – Je… je ne sais pas, Petite Pomme. Je ne l’ai pas fait, jusqu’ici. Elle le regarda, effarée : – Jamais regardé la lune ? Jamais baigné dans sa lumière ? Jamais contemplé son reflet dans l’eau de l’étang ? Elle lui sauta au cou, désolée. Mais de quoi parlait-elle ? Qui avait jamais vu le reflet d’une noirceur ? Il se souvint alors du disque argenté qui illuminait parfois le ciel du jardin. – La lune est un grand disque d’argent ? – Ben… que voudrais-tu qu’elle soit ? C’est le test le plus bête que j’aie jamais passé ! – Je viendrai volontiers. – Oui ? Alors, je viendrai te chercher. Elle lui sourit, et il sut que c’était un mensonge, du moins dans l’immédiat ; elle ne faisait que lui rendre son impolitesse.
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Elle mangea, sans quitter du regard la limace et la poignée d’escargots qui commençaient à s’éparpiller. – Qu’est-ce qu’ils sont lents ! Il resta silencieux, mais un léger sourire flottait sur ses lèvres. Elle continua : – Et qu’il est fastidieux de les étudier ! Il se tut, mais son sourire s’élargit encore. – Bleu Nuit… – Oui ? – Les escargots, ça ne quitte pas sa maison ? – Non. – Zut. Mais, d’un autre côté, ça change rien au fait que toi, tu pourrais te déshabiller : t’es pas un escargot. – Pas que je sache. Cependant, je me fais peut-être des illusions. – Comme dans l’histoire du homard changé en fonctionnaire ? – Par exemple. Tu veux que je te la raconte ? – Oui ! Sauvé, pour le moment. Il s’installa confortablement, pour libérer ses bras, et lui mima l’histoire autant qu’il la raconta. Elle rit aux éclats.
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– Le fonctionnaire homard, il pouvait pas manger des homards sans pleurer. Toi, tu peux manger un escargot ? Elle en ramassa un, et le lui tendit. – Pas cru, non. Il s’éclipsa, la laissant à la contemplation de cet indice douteux de sa nature réelle. Le soir venu, il peina à trouver le sommeil. Il avait passé la fin de la journée à discuter avec Verte Bruine, et son esprit semblait vouloir faire un peu d’ordre avant de dormir. Tout cela était tellement neuf, tellement surprenant. Il sortit, fit quelques pas en direction du bassin le plus proche, puis il ferma les yeux, et se laissa guider par les odeurs. Parfois, il s’approchait d’un buisson, et ses mains effleuraient les fleurs si légèrement qu’elles ne laissaient aucune trace. Il enlaçait presque la plante, s’étendant à sa surface comme un voile de tulle, et se plongeait dans son parfum. Il avait aussi appris à reconnaître le bruit des ailes des colibris et celui des grands papillons de nuit au corps velouté. Quand il sentit la pierre du chemin qui faisait le tour du grand bassin, il ouvrit les yeux, et resta muet d’émerveillement. Dans le ciel du jardin brillait une lune d’argent, un miroir éclatant, mais dont la lumière douce n’éblouissait pas. Elle se reflétait dans l’eau du bassin, tachetée de nénuphars. Elle coulait sur sa peau, sans pourtant l’échauffer. Elle était aussi belle qu’une pluie immobile. Verte Bruine lui sourit, et Bleu Nuit s’assit à ses côtés. Il murmura : – Si j’avais dû deviner ce que permettrait la prison…
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–… vous n’auriez certainement pas pensé à une fenêtre ronde découpée dans la nuit ? – Certainement pas. C’est un feu si étrange, si pâle ; froid, et pourtant rassurant. Qu’est-ce qui vous a donné une idée si curieuse ? – Le passé. Dans le passé, le ciel nocturne s’ornait de cette merveille d’argent. Quand je suis revenu, elle m’a manqué… le ciel du jardin me paraissait vide, et je ne parvenais pas à savoir pourquoi. Il a fallu du temps pour qu’elle se lève à nouveau dans ma mémoire… et qu’elle illumine le jardin. Il se tut, puis demanda : – Elle vous plaît ? – Elle est… elle est admirable. Elle m’intimide encore un peu ; elle me séduira vraiment dès que je me serai fait à sa présence. – Prenez votre temps. Bleu Nuit resta longtemps le visage tourné vers la lune d’argent, puis, très lentement, il pivota la tête à la recherche de la Lune Noire. Il se demandait si, baigné dans le parfum si doux de son maître, il en aurait encore peur ; mais il ne la trouva pas. Il hésita à questionner le lettré, mais se refusa à troubler sa contemplation paisible. Il prit congé, revint à son étude, et calcula la position qu’aurait dû occuper la Lune Noire. Il sortit, et soupira, car la lune d’argent l’occultait. Dans le jardin, il n’y avait pas de gouffre dans le ciel, pas de vertige glacé à sonder l’abîme niché entre les étoiles. Il se demanda si c’était de la lâcheté, ou, plus simplement, un signe de plus de l’attention soutenue que les Seferneith prêtaient au bien-être. S’ils ne pouvaient rien
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faire contre la Lune Noire, ils pouvaient tout du moins en débarrasser le ciel. Il rentra, et s’endormit, rêvant que la lune d’argent était un œuf dont sortaient des Seferneith aux longues ailes chatoyantes de couleurs. Ils venaient planer sur les rêveurs, dont les songes s’emplissaient de couleur et de tendresse. Il parvint à saisir l’une de leurs longues ceintures brumeuses, qui ondulait tout près de lui, et il vola avec eux, glissant sur le pays qui dormait en souriant. Il admira les lacs, les étangs et les rivières qui formaient autant de nappes pâles sur lesquelles se découpaient les branches sombres des arbres, audacieuses et fines comme les plus belles calligraphies. Le matin venu, Bleu Nuit sortit sur la véranda, et regarda le jardin scintillant de rosée ; le liseré de mousse verte qui soulignait le toit ; les corolles violettes et pourpres des liserons qui grimpaient sur la rambarde de l’escalier ; et Lotus Mauve qui… il eût aimé détourner le regard, mais en fut incapable. Lotus Mauve, pieds nus, qui se dirigeait tranquillement vers le grand bassin. Lotus Mauve, presque nu ; non, pire que nu, son corps juste souligné d’une résille d’argent et d’améthyste, qu’il décorait des fleurs cueillies çà et là. Le vêtement léger semblait un ruisseau, attirant le regard vers les plus belles courbes, sur les creux où la peau était veloutée d’ombre, et où les parfums se faisaient plus intenses. Un seau d’eau, songea Bleu Nuit, il allait mettre un seau d’eau sur sa porte, et se le prendre sur la tête tous les matins, préventivement. Lotus Mauve sourit à l’exorciste. Il trouvait intéressant de constater combien le désir perturbait ceux qui ne lui laissaient jamais cours. Qui d’autre, parmi les habitants du jardin, l’aurait fixé ainsi ? Lys d’Eau l’appréciait, mais elle avait passé l’âge de se pâmer. Bâton d’Encre avait remarqué :
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– C’est amusant, avec vous, on ne sait plus vraiment si l’on est hétérosexuel ou homosexuel. Et pour dire le vrai… on s’en moque tout le temps qu’on vous étreint. Rouge Cerise préférait certainement Verte Bruine, mais elle n’avait rien contre quelques suggestions ; et si son époux devait s’attarder dans sa bibliothèque alors que le désir lui échauffait le ventre, elle venait à lui, pour de douces soirées, des plaisirs étirés, comme un rai de soleil s’étendant lentement sur les flots mauves et calmes. Mais Bleu Nuit… Lotus Mauve s’approcha de lui, et cueillit une fleur de liseron, d’une main délicate. – Cela ne vous dérange pas ? Elles sont si belles qu’il est difficile de leur résister. – Ne vous privez pas pour moi. Vous… vous vous promenez souvent… dans cette… tenue ? – Mais oui. Ce n’est pas parce que vous autres vous engoncez perpétuellement, au point de me faire penser à des raviolis, qu’il ne reste pas de fruits et légumes sans apprêts. Sans apprêts, à d’autres ! songea l’exorciste. Apprêtés subtilement, discrètement, pour en souligner la splendeur, pour attirer le regard du mangeur, pour exciter son appétit. Mais il n’avait pas envie d’être manipulé. – Ce que j’aime, chez vous, ce sont ces longs moments d’immobilité que vous m’offrez, quand je suis bien assez moimême pour ne pas bouger, ne pas céder ; mais bien assez fragile pour être incapable de détourner le regard, et de jouir du moment tel que je voudrais le vivre. Lotus Mauve le fixa pensivement, et Bleu Nuit sentit un doigt de brume l’effleurer. L’instant d’après, il put se relâcher,
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tout désir enfui de son corps. Le guérisseur n’était plus qu’un tableau charmant, un être délicieux, une sorte de fée, qui ne le concernait pas. Un regret surgit dans la poitrine de l’exorciste, petite éclosion brève et brûlante, puis le soulagement, et la gratitude. – Merci. – Je vous en prie. Le temps de décider qu’il n’y a pas d’adaptation ridicule, et je m’adapte. – Bonne baignade. – Vous n’êtes pas tenté ? Bleu Nuit l’était. Il pouvait imaginer l’eau verte coulant sur sa peau, les feuilles des nénuphars cinglant près de ses joues, leurs pétales complexes, et pourtant parfaitement ordonnés, charmant son regard. Mais il était incapable de poser ses habits sur le rebord du bassin, et de se glisser dans l’eau. Pas dans ce jardin-là. Pas dans cette peau-là. Pas en ressemblant à… Il était venu pour apprendre, pour s’améliorer, pas pour… jouir. Il jeta à Lotus Mauve un regard d’excuse. – Cela n’a rien à voir avec vous. – C’est gentil de préciser. Mais cela ne change pas grandchose : vous suffisez parfaitement à vous torturer, mon aide est inutile. Il s’en fut. L’exorciste s’appuya contre l’un des piliers qui soutenaient l’avant-toit, et réfléchit à Lotus Mauve : si doux, si présent, si dérangeant pour les mensonges dont il s’était bâti. Il rentra, se lava, et envia les fleurs et les poissons du bassin.
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Plus tard, Verte Bruine frappa au chambranle, et posa devant lui une grande boîte peu épaisse, qu’il avait emballée avec soin, dans des tons blancs, violacés, et argent. Une tige délicate portant des fleurs mauves traçait sur le couvercle une diagonale parfumée. Bleu Nuit l’ouvrit avec délicatesse, soucieux de ne pas abîmer l’emballage, et le lettré patienta, même s’il pouvait en rêver d’autres presque sans effort. L’exorciste souleva le couvercle, et découvrit des rangées de petites bouteilles aux bouchons colorés. – Cela sert à parfumer son bain. Quelques gouttes suffisent… Lotus Mauve excelle à les distiller, et à les mélanger ; mais il y avait longtemps qu’il n’en avait créé un tel assortiment. Bleu Nuit prit le temps de les déboucher toutes, de les respirer, de laisser naître en lui des visions de corolles, d’arbres fleuris, et il s’étonna d’en reconnaître si peu. – Merci, Verte Bruine. Remerciez-le pour moi. Et si ce n’est pas abuser… Le lettré leva les yeux au ciel, et l’exorciste abandonna les précautions oratoires. – Dites-lui que je suis désolé de ne pas pouvoir l’apprécier pleinement. Je… il est si… si épanoui. Pour moi, le sexe est quelque chose de privé, de formel, de compliqué et de distant. J’ai de la peine à le voir si… si explicite, et pourtant, si… assumé. Verte Bruine lui posa une main sur le bras. – Je n’espère pas de l’ordre sur un champ de ruines, et votre cœur en est un. Vous avez fait repousser de l’herbe dans les fissures, un arbre dans la maison, mais rien n’est reconstruit. Et cela ne me dérange pas.
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Bleu Nuit se sentit misérable, puis il se demanda s’il était vraiment possible de faire renaître le passé sans se rebâtir soimême également. Il ferma les yeux, respira profondément l’odeur du lettré, se laissa caresser par le miel et la cannelle, et se balança doucement, se berçant lui-même. * Lys d’Eau emmena Petite Pomme jusqu’à la pierre sur l’île. – Cette pierre vient du lieu où a été conçue ta maman. Elle est la mémoire de tes origines. Et elle est aussi un peu de la maison de tes grands-parents. Comme tu n’y viendras jamais, elle est venue à toi. – Tu habites dans une caverne ? Lys d’Eau rit. – Non, mais cela n’empêche pas d’aimer les pierres. Tu n’habites pas dans une fleur, et pourtant tu les apprécies. – Non, ce sont elles qui m’aiment. Elles se font jolies pour moi quand je passe. Lys d’Eau se dit qu’une grand-mère active devait savoir déléguer à des nourrices, et elle s’éclipsa. Petite Pomme resta sur l’île, perplexe. La pierre des origines, avait dit mémé. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien avoir à faire avec une pierre ? Elle sautilla un moment, songeuse, puis elle vit Mirabelle qui s’amusait avec un jardinier. Elle trouva leurs couleurs très jolies ; par contre, elle fit taire Mirabelle, qui ne disait rien de spécialement intelligible, mais le criait très fort. Petite Pomme regarda les habits éparpillés dans l’herbe, et se dit que c’était une drôle d’idée de séparer leurs habits si c’était pour se mélanger les jambes. Quand leurs couleurs furent moins jolies, elle dit :
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– Mirabelle, mémé m’a montré une pierre sur une île. – Elle avait l’embarras du choix. – Celle en forme de… de bougie pleine de trous, à moitié fondue et toute tordue. – Allons, allons, que de médisances : elle tient tout de même vaguement debout. On pourrait même croire qu’elle fait la belle ! – Pourquoi ? Elle veut un sucre ? – Non, elle espère qu’on lui grattera le dos. – Je la comprends… sans bras, ça doit être dur de tenir la brosse. Petite Pomme ressentit une bribe de compassion pour le pauvre rocher. – Bon, qu’est-ce qu’elle a de spécial, cette pierre à trous ? – Elle vient de la montagne au pied de laquelle ta maman a été conçue. – C’est tout ? – Oui. Mais c’est une belle montagne, avec beaucoup de poissons volants et même des pélicans roses. – Ça doit être joli. Tu as un dessin ? – Oui, je peux te la montrer. Laisse-moi juste me rincer et me rhabiller.
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Petite Pomme soupira, car les adultes perdaient tellement de temps à ôter et remettre leurs habits ! Même Lotus Mauve, qui était presque tout nu, passait un temps fou à arranger ses cheveux et ses bijoux. C’était totalement absurde ! Ils auraient mieux fait de jouer avec elle, plutôt que de froisser des bouts de tissu. Mirabelle mena l’enfant jusqu’au pavillon qui contenait la représentation de la montagne. – Waouh ! Même sur une petite image, on voit bien que c’est une grande montagne. Mais… je vois pas les poissons. Ni les pélicans. Et puis, y a pas de couleurs. – Eh bien, demande à pépé qu’il te trouve une image avec des couleurs. Petite Pomme partit en courant, et Mirabelle sourit, car c’était toujours un plaisir de la refiler à d’autres. Avec un peu de chance, Bâton d’Encre serait à son bureau et l’enfant sauterait sur place le temps que son pépé revînt. L’évaluation de la servante s’avéra parfaitement juste, sauf que Petite Pomme sauta dans tous les sens. Voilà ce que c’était de ne pas tenir ses descendants en laisse. Quand il passa prendre son repas dans le jardin, Bâton d’Encre écouta posément sa petite-fille, et hocha gravement la tête. – La question, ma chérie, est d’importance. Nous pourrions, bien sûr, demander à ton papa d’illustrer nos souvenirs. Mais comment jurer que l’image est encore fidèle ? Je vais faire bien mieux : je vais envoyer un peintre, un paysagiste réputé, et il te peindra la montagne avec ses plus belles couleurs. Combien d’images veux-tu ? – Ben… une.
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– Ah, Petite Pomme… comment une seule image pourraitelle traduire toute la beauté d’une montagne ? Il faut la peindre à l’aube, au midi, sous la pluie, dans les feux du crépuscule, avec ou sans avant-plan. La beauté a tant de visages ! Les yeux de Petite Pomme brillaient, et Bâton d’Encre conclut : – C’est entendu, Petite Pomme. J’envoie immédiatement le meilleur de mes artistes peindre cette montagne. – Ah oui ! Dis-lui de ne pas oublier les poissons volants et les pélicans roses ! – Il ne l’oubliera pas. Bâton d’Encre reprit le chemin de son bureau en sifflotant d’aise, car tout s’emboîtait parfaitement : il devait justement traiter le cas d’un peintre paysagiste qui se mêlait trop de politique. L’homme n’était pas idiot, et saurait préférer un long voyage à la perte de sa tête. Et même s’il était porté au réalisme, il ajouterait à son œuvre poissons ailés et pélicans rosés… puisque sa vie le valait bien. Il croisa Bleu Nuit, qui lisait à l’ombre d’une tonnelle, et dit gaiement : – Petite Pomme est une enfant merveilleuse ! Elle est sage comme une image, et me donne tant de bonnes idées ! L’exorciste répondit : – Vous m’en voyez ravi. Mais, la prochaine fois, nous pourrions choisir l’image avec plus de soin. Ni conflit armé, ni émeute… si possible.
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Le magistrat éclata de rire, et poursuivit son chemin, en tentant de se rappeler dans quelle prison il avait bien pu fourrer le peintre. Il espéra que ce n’était pas celle qui alimentait le jardin, mais ne le pensait pas, car l’homme avait eu un petit relent d’utilité. * Bleu Nuit suivit Verte Bruine dans la bibliothèque, et s’immobilisa, surpris. Comment pouvait-elle être aussi grande, et aussi belle ? La lumière cascadait sur les dorures, faisait scintiller les incrustations, et coulait, paresseuse, dans les veines du bois. Elle se fondait, chaleureuse, dans les plafonds peints, y faisait étinceler les yeux de verre des oiseaux, l’émail scintillant de leurs plumes. Il la parcourut lentement, s’étonnant du mélange de livres et d’objets, dont beaucoup ne lui disaient rien, ni par leur style, ni par leurs fonctions. Des artefacts ? Le lettré sourit. – Douce magie, séduisants mystères… Les formes de la puissance ne sont pas toutes massives et imposantes. L’exorciste le croyait volontiers, car ses doigts refusaient même de s’approcher de certains objets. Verte Bruine le fit soudain penser à certaines petites grenouilles, vivement colorées, magnifiques et mortelles. Il se sentait fasciné par le nombre, la beauté et l’intérêt des ouvrages… et rassuré par le fait que certains eussent été scellés, emprisonnés dans des boîtes de métal ajouré. – Pourquoi sceller du savoir, maître ? Que risque-t-on de plus que de ne rien comprendre ? – Si les livres ne contenaient que des mots, ce serait inutile ; mais ils contiennent des idées, qui viennent se mêler aux nôtres. Parfois, le mélange perturbe, et c’est à chaque lecteur de faire ensuite le tri. Seulement, certains concepts, non contents
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de s’ancrer dans les esprits, dévorent peu à peu ce qu’ils contenaient, et dans le vide laissé, déploient toute leur puissance. Certains livres, Bleu Nuit, ont pour corps de chair chacun de leurs lecteurs. L’exorciste frissonna. Il avait été assez dogmatique à ses heures pour ne pas désirer être l’homme d’une seule idée, le servant d’un livre. – Merci de vos précautions, maître. – Je vous en prie. Mieux vaut clore ces ouvrages que d’espérer raisonner Petite Pomme. – Mais pourquoi les conserver ? – Parce que l’envers du monde éclaire son endroit. Bleu Nuit songea que masquer la Lune Noire n’était donc certainement pas une forme de fuite. Il sourit, et reprit sa visite. Il s’immobilisa, étonné par un espace vide entouré de panneaux ajourés peu élevés, taillés dans un magnifique bois roux. – Maître, quel est cet espace vide ? – Un… un choix architectural. Un peu d’espace… ne peut pas faire de mal. Les yeux de Verte Bruine étaient suppliants, et l’exorciste n’insista pas. Il continua à explorer les lieux, et passa les doigts sur les rayons surchargés. Son maître, remplir ainsi le moindre espace, et laisser un pareil vide ? Un vide, qui, par ailleurs, correspondait trop bien à des rayons manquants. Non, ce n’était certainement pas une fantaisie de bâtisseur. Bleu Nuit soupira de plaisir, car il adorait les mystères… élucidés. Il enquêterait,
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sans froisser Verte Bruine, sans même rider la surface tranquille de ses yeux.
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III Celui sous l’escalier Il habitait sous l’escalier. Avant cela, il avait résidé sous la table, mais à mesure que son corps croissait, les convives s’étaient irrités de l’avoir dans les pieds. Il avait aimé se tenir sous le plateau de bois râpeux, y mangeant les miettes qui tombaient, les os qui lui étaient jetés, les nervures des feuilles de chou, les limaces de la salade, et surtout les pâtes soigneusement sucées, libérées de leur sauce. Les pâtes étaient si belles, quand plus rien ne tachait leur jaune si doux ! Un temps, elles l’avaient rassasié de leurs longs serpents souples ; mais en grandissant, la faim l’avait trouvé, et il avait commencé à sucer les souliers des mangeurs. Ils l’avaient frappé de leurs semelles et de leurs pointes, mais la faim n’était pas partie ; il fallait croire qu’elle avait eu moins mal que lui. Ils lui avaient offert une paire de chaussures sans pieds dedans, mais elle était moins bonne que celles encore habitées. Elle était sèche, toute craquelée, elle avait un goût de vide. Il ne l’avait pas aimée, il avait recommencé à sucer leurs souliers, et ils l’avaient chassé de sous la table. Depuis, il habitait sous l’escalier. Il avait bien tenté de revenir sous la table, mais la porte qui menait à la cuisine était fermée. Il avait sucé la poignée, mais elle ne s’était pas ouverte. Il s’était efforcé de passer par le trou de la serrure, mais ses doigts étaient devenus tout rouges. C’était bon, mais douloureux. Il avait essayé de se glisser sous le battant, mais n’était pas parvenu à devenir assez plat, même en appuyant très fort. Il était resté sous l’escalier.
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Sous l’escalier, il n’y avait pas de chaussures, car il était pieds nus. Par contre, il y avait des échardes, trop d’échardes à son goût. Il peinait à les retirer de sa chair, et devait creuser des cratères sanglants dans la plante de ses pieds. Un jour qu’il se tenait assis, examinant son pied endolori, il aperçut une grosse blatte d’un brun presque noir, et l’attrapa prestement. Il la mangea, mais trouva que ses pattes chatouillaient désagréablement ses gencives. Puis il croisa le premier rat blanc, et plongea sur lui. Il referma ses mains sur le corps de l’animal, mais ne sentit rien. Le rat eut un couinement glacial, et traversa ses doigts pour s’éloigner. Il le poursuivit, il aspira très fort, les lèvres tout contre le dos étrangement frais du rongeur, et celui-ci disparut dans sa bouche. Il le sentit descendre en lui, et vit sa queue pointer hors de son nombril. Elle frétilla frénétiquement pendant la digestion, puis elle mollit, et ne bougea plus. Il s’endormit, tranquillisé. Le lendemain, il captura d’autres rats fantomatiques. Un jour, un rat lui échappa, et il s’aventura sur l’escalier à sa poursuite. Les marches vermoulues craquèrent sous son poids. Il entendit l’animal couiner, il leva les yeux dans sa direction, et distingua, très loin au-dessus de lui, tout contre les côtes de bois du toit, une araignée. Elle semblait flotter dans le puits de nuit qui s’ouvrait dans la charpente. Elle bruissa étrangement, et une pluie de rats spectraux tomba vers lui. Il les poursuivit frénétiquement, et quand il s’endormit, il n’avait plus que l’ombre d’une faim, comme s’il avait mangé du vent et que celuici sifflait en lui, mélancolique. Sur son ventre, une touffe de queues de rats frétillait, et d’autres queues, inertes, achevaient de se décomposer. Au matin, la faim le laissait suffisamment tranquille pour qu’il scrutât les hauteurs. Il revit l’araignée, et tout autour d’elle, des enfants étoilés flottaient. La nuit venue, il en discerna d’autres dans le ciel, si lointains qu’il ne voyait plus leur corps,
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mais seulement leur lumière ; mais ceux-ci étaient assez proches pour qu’il pût compter leurs doigts. Il aima leur sourire paisible. Les jours suivants, il continua à les observer. Ils s’allumaient quand leurs lèvres expulsaient un dernier souffle, quand leurs yeux cessaient de tourner en tous sens, quand l’araignée les effleurait de ses lèvres noires. C’était beau. Parfois, les étoiles ne naissaient pas, car au lieu de monter vers l’araignée, les enfants trébuchaient sur les marches, et tombaient jusqu’à lui. Parfois aussi, l’escalier se montrait gourmand, et il ne trouvait que des morceaux de leurs corps sur le palier où il vivait ; mais c’était toujours mieux que les limaces. Ah ! Les limaces ! Par-dessous la porte, des odeurs de cuisine arrivaient parfois jusqu’à lui, et il reconnaissait l’odeur acide du vinaigre. Pour se consoler, il s’étendait sur le plancher usé qui craquait sous son poids, il levait la tête, et regardait les corps lumineux des enfants étoilés, leurs cheveux colorés, leurs doigts très fins. Ils étaient inatteignables et magnifiques, flottant tout làhaut sous le toit, presque entre les pattes de l’araignée. Un jour pourtant, l’un d’entre eux se rapprocha de lui. Il sauta pour l’attraper, mais il demeura hors d’atteinte. Il dut grimper sur les murs, et il tomba. Encore une fois, malgré la douleur, la faim ne le quitta pas. Il se mit péniblement à quatre pattes, et sentit contre sa tête le petit corps de l’enfant étoilé. Il s’en saisit avec délicatesse, le tourna en tous sens, et finit par trouver comment le mordre. L’enfant creva, et il fut surpris de le trouver si plat une fois vidé. Il le mâcha soigneusement, mais son estomac ne se remplit guère. C’était comme s’il avait mangé une vessie. Audessus de lui, il lui sembla que l’araignée s’amusait de lui. Le lendemain, un autre enfant étoilé descendit du toit, et il tomba plusieurs fois avant de l’attraper enfin. Il le tint serré contre lui un long moment, charmé de pouvoir refermer ses bras sur autre chose que lui-même, d’autant que l’enfant sentait très bon et lui rappelait les desserts dont certaines miettes tom-
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baient sous la table, ou parfois même un quartier de pomme. Ensuite, il serra les dents très fortement sur le cou de l’enfant, il perça sa chair, et il le mangea. Il aurait bien aimé pouvoir découper sa peau en autant de longues nouilles, mais il ne voyait pas comment faire. Il joua longtemps avec les cheveux verts de l’enfant, et y chercha des limaces, mais il n’y en avait pas. Il se confectionna une houppe avec la chevelure. Il espéra que l’enfant étoilé suivant aurait d’aussi jolis cheveux, qui sentiraient aussi bon la pomme. Il se demanda où il avait jeté les cheveux de l’enfant précédent, mais il ne les retrouva pas ; les rats avaient dû les emporter entre leurs crocs aigus et ricanants. À force de grimper pour attraper les enfants étoilés que lui offrait l’araignée, il s’améliora ; et un soir, il monta à sa suite, restant dans son ombre alors qu’elle s’élevait vers le ciel. Il se glissa très vite sur le toit, avant que celui-ci pût refermer ses tuiles. Arrivé là, il vacilla, car l’air bougeait autour de lui, et apportait des parfums extraordinaires. En contrebas, il y avait d’immenses salades posées sur d’énormes manches à balais, et puis des fleurs comme dans la cuisine, mais leurs tiges s’enfonçaient dans le plancher plutôt que de reposer dans des pots. Dans le ciel, il distingua des créatures ailées qui tournaient en silence, et la lumière des lanternes se reflétait dans leurs carapaces. Il regarda la grande araignée noire qui se tenait debout sur le toit, et la vit déployer à son tour de longues ailes bleues, fines comme des pelures d’oignons violets. Il ne s’étonna plus qu’elle pût aller cueillir des enfants étoilés dans le ciel. Il la salua de la main, timidement. Peut-être lui rapporterait-elle un enfant pas trop vide ? *
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Verte Bruine quitta son étude, et sortit dans le jardin. Il leva la tête, et regarda le ciel. Il devina de longues ailes sombres, entendit leur sifflement léger comme elles tournaient lentement au-dessus du jardin, descendant peu à peu. Bleu Nuit le rejoignit, et demanda d’une voix étranglée : – Maître… savez-vous de quoi il s’agit ? – Non, Bleu Nuit, mais cela ne m’étonne guère. Mon… mon absence a duré très longtemps, n’est-ce pas ? L’exorciste acquiesça d’un petit signe de tête très raide, et Verte Bruine sentit sa peur, une peur viscérale, qui augmentait à mesure que les visiteurs descendaient. Il étendit vers lui une senteur douce, réconfortante, et s’étonna de n’avoir aucun effet. Il ignorait ce qui arrivait là, mais les tripes de Bleu Nuit, elles, avaient décidé que ce n’était pas des amis. Il proposa doucement : – Bleu Nuit, me feriez-vous le plaisir de regagner vos appartements ? L’exorciste hésita, déchiré entre le devoir de protéger son maître et l’envie de fuir. Il tomba à genoux et se prosterna. Verte Bruine hésita à s’agenouiller ou à le relever, mais il savait que ce serait hors de propos. Il resta donc silencieux, et Bleu Nuit supplia : – Je vous en prie, maître, ne prenez pas de risques. Je… je ne voudrais pas vous perdre. Le lettré se pencha et le releva doucement. Il détestait, il détestait vraiment ne pas voir son visage, même si cela ne l’empêchait pas de lire ses sentiments. Il aimait pouvoir plonger dans ses yeux, et il le fit.
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– Je vous le promets, Bleu Nuit. Et… ça me fait bien plaisir à entendre, de la part d’un exorciste. Coup bas, pensa celui-ci. Cela ne me facilite pas la vie que vous souligniez mes contradictions. Verte Bruine lui sourit : – Je me réjouis du jour où vous oserez vous exprimer ; mais je suis déjà heureux que vous ne refouliez plus vos commentaires au fond de votre esprit. Sur leurs longues ailes bleu sombre, les créatures approchaient. Bleu Nuit fit demi-tour, et parvint à se retenir de courir jusqu’au moment où il fut hors de vue. De là à marcher dignement, il y avait un pas qu’il n’était plus capable de franchir. Il se réfugia dans son pavillon, tourna le dos à la fenêtre, mais ses mains tremblaient comme il versait de l’eau bouillante sur une triple dose de la plus puissante de ses tisanes calmantes. Il eût aimé se relaxer, mais il était trop terrifié pour se souvenir de la manière de s’y prendre. Il sursauta quand Petite Pomme remarqua tranquillement : – Tu as peur des drôles de fées ? Il la regarda, stupéfait. Des fées ? Comment un enfant pouvait-il voir ces monstres comme… des fées ? Il regarda le petit visage curieux, et envia son absence d’inquiétude. Ce qui descendait du ciel n’était pour elle qu’un mystère, une nouvelle occasion d’apprendre. Et si papa demandait qu’on courût se mettre en sécurité, elle le ferait, voilà tout. Il y avait du bon à être la fille d’un enchanteur aussi puissant que Verte Bruine. – Non. J’ai eu peur de bien d’autres êtres, et cette peur voile mon regard aujourd’hui. – Alors, lave-toi, conseilla-t-elle, et elle s’en fut.
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Bien sûr, songea Bleu Nuit, bien sûr. Si l’esprit se lavait aussi facilement que les cheveux, il eût été propre depuis longtemps. Lotus Mauve lui aurait plongé la tête dans une bassine où auraient dansé des fleurs, et il serait ressorti… méconnaissable ? Oh non, le guérisseur aurait certainement laissé un rapport entre ses deux états, au hasard : le soulagement de n’être plus son ancien moi. Il frissonna, car il se savait incapable d’envisager une telle évolution pour l’instant, mais au moins, il n’était plus honteux de stagner. Il eut un sourire torve, et il resta assis, le bol de tisane dans les mains, la poitrine frémissant de l’impression qu’un vide immense envahissait le jardin. Il resserra son col, sans pouvoir se réchauffer. Les larmes lui vinrent aux yeux à l’idée que Verte Bruine devait endurer un tel froid, lui qui se couvrait déjà par les temps les plus doux. Il se sentit détestablement inutile. * Les créatures se posèrent. Elles étaient grandes, élancées, d’un noir mat où jouaient des reflets d’argent. Elles se tenaient très droites sur six longues jambes graciles que de très hauts talons rendaient interminables. Elles portaient élégamment de longs manteaux d’étoffe légère, drapés avec soin pour exposer leurs motifs, qui évoquaient le jour palpitant faiblement comme la nuit l’étranglait peu à peu. L’une d’elles s’avança, et Verte Bruine cacha son étonnement, car c’était la plus douce et la plus timide, celle qu’il n’aurait pas prise pour un chef. – Je vous demande très humblement de m’autoriser à vous rendre visite. Le lettré fit taire Petite Pomme d’une irrésistible envie de bâiller, avant qu’elle pût faire remarquer que c’était déjà fait ; puis il l’éloigna d’un besoin urgent d’aller terminer les restes de dessert, et répondit :
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– C’est avec une joie extrême que je vous fais part de mon aval… charmé, ajouta-t-il en voyant l’inquiétude augmenter chez son visiteur. – Nous ne venons pas les mains vides. – Je ne le craignais aucunement, et je suis ravi à l’idée de pouvoir contempler quelque présent… sans aucun doute remarquable. De justesse, songea-t-il, en voyant diminuer quelque peu l’angoisse de son interlocuteur ; il allait devoir se montrer très attentif pour ne pas le perturber outre mesure. Les autres créatures s’avancèrent, et déposèrent devant lui un présent de grande taille, magnifiquement emballé dans des tons si proches du noir qu’il peinait à les discerner les uns des autres. Heureusement, des rubans tout décorés de filigranes d’argent égayaient le tout. Il s’inclina. – Puis-je avoir le bonheur de jouir de la vue délectable de votre merveilleux présent ? – J’en serai honoré. Il défit l’emballage, et découvrit une statue magnifique qui représentait deux amants, l’un pâle comme la neige, l’autre sombre comme le jais. Représentait ? C’étaient deux cadavres parfaitement préservés, disposé avec une grâce extrême, plus beaux que la vie même. Il s’arracha un sourire, et son invité dit : – C’est l’œuvre de l’un de nos sculpteurs les plus réputés, Kusumah. L’une des créatures s’inclina avec une feinte modestie, et Verte Bruine la trouva morbide à faner un chrysanthème. Il lui
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sourit poliment, avec une admiration sincère, car il n’eût pas pensé qu’on pût rester en vie en étant sinistre à ce point. – De plus, elle a été sélectionnée parmi ses créations par ma femme, dont le goût est… était… universellement reconnu. Le lettré se força à parler : – C’est avec le plus grand plaisir que je découvre l’extrême qualité de votre production artistique ; et je suis honoré que vous ayez jugé bon de m’en faire partager la quintessence. La créature émit un cliquètement de ravissement. Verte Bruine ajouta : – Mais il manque cependant une touche à mon bonheur… une touche infime qui m’approcherait de l’extase. Tu parles, songea Lotus Mauve, tu es aux antipodes du ravissement. Tu peux bien débiter tous les beaux mots de ta bibliothèque, tu n’as jamais si bien mérité ton nom. Tu es vert, mon ami, et si tu pouvais mettre ta femme et tes enfants sous clé, tu le ferais à l’instant. Mais tu t’en sors très bien, et cela m’arrange… car je n’ai pas à m’en mêler. Il se tint pourtant prêt à assister le lettré d’une senteur ou d’une autre, mais il préférait l’observer pendant qu’il s’en sortait seul, mobilisant toutes ses ressources et repoussant peu à peu ses limites. La créature fixait Verte Bruine, presque répugnante de disponibilité. Il continua donc : – Pourrais-je jouir de l’immense privilège de découvrir votre nom ? Manis s’épanouit, car il n’avait jamais osé espérer que ce serait si simple. Physiquement, les Seferneith étaient si diffé-
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rents de lui qu’il avait craint que des abîmes les séparassent, mais il n’en était rien : la courtoisie semblait commune à leurs deux peuples. Il répondit, ravi : – Je suis Manis, pour vous servir. – Me présenterez-vous vos amis ? – Avec le plus parfait bonheur. Voici tout d’abord Sintawa, qui allie la grâce à l’art délicat de réunir les convives les mieux assortis autour des loisirs les plus finement choisis. Manis désigna un espace vide parmi les créatures, et attendit le temps nécessaire à une révérence polie. Il continua : – Puis Pendaran, dont le courage et l’engagement nous ont permis de découvrir et d’exploiter idéalement l’incroyable diversité de l’humanité. L’aventurier fit un effort pour sembler fiable et raisonnable, mais Verte Bruine voyait parfaitement qu’il s’ennuyait prodigieusement. – Et finalement, Kusumah, dont vous pouvez déjà savourer la contribution à nos recherches artistiques. Lotus Mauve s’inclina avec une grâce sincère. Si ces aimables cinglés passaient leur vie à empailler des humains, il ne pouvait que les apprécier. Une part de lui aurait aimé savoir s’ils les naturalisaient vivants, mais il s’horrifia lui-même et préféra se taire. Le lettré s’inclina. – Je suis Verte Bruine, et permettez-moi de vous présenter Lotus Mauve.
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Le guérisseur décocha un sourire charmeur aux Tuan, et Pendaran se demanda si son manteau était assez grand pour deux. Il eût volontiers fait la bête à huit pattes avec Lotus Mauve. Le lettré continua imperturbablement : – Nous sommes absolument ravis de pouvoir accueillir en notre jardin un collectif d’artistes aussi remarquable que le vôtre. Manis se détendit légèrement, car il avait eu très peur d’être rejeté. À l’exception de Demi-Lune, qu’il avait éduqué dès sa plus tendre enfance, aucun terrien ne l’avait jamais regardé avec sympathie, et encore moins désiré le découvrir. Il était très heureux d’avoir pu protéger les Seferneith de l’appétit des Tuan, même si cela avait impliqué de… il réalisa avec horreur qu’il avait présenté Sintawa comme si… Verte Bruine lui sourit : – Quand des amis se chérissent, ils parlent des absents comme s’ils étaient présents. C’est une note délicieuse que j’ai fort appréciée. Sauvé, songea Manis, mais il fallait vraiment qu’il se reprît, sans quoi il finirait par se trahir. Son hôte continua : – Puis-je vous proposer d’aller nous asseoir au bord de l’étang ? Nous pourrons y deviser à loisir. – J’en serais ravi. Permettez cependant que mes amis se retirent. Ils n’ont pas l’habitude de parler si longtemps avec leurs matériaux avant de les utiliser, compléta Lotus Mauve avec amusement. Et penser que Bleu Nuit s’était enfui ! Il eût adoré jouir de son horreur et son indignation. Il jeta un coup d’œil en direction du pavillon de l’exorciste, et résolut d’aller le taquiner dès qu’il s’ennuierait des Tuan. Il salua Kusumah avec une poli-
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tesse indifférente, mais, quand il se tourna vers Pendaran, il émanait de lui une telle séduction que le Tuan se figea. Il l’apaisa d’une senteur caressante, s’approcha de lui, et effleura ses lèvres. Il faillit écarquiller les yeux tant les sensations de l’aventurier se révélèrent intenses, puis songea que c’était très commode pour des créatures portant des armures. – Je ne sais quels sont les usages tuan, cher Pendaran… serait-il concevable que je vous offre un dernier baiser, pour la route… et au-delà ? – Je serais immensément honoré d’emporter avec moi un souvenir de notre rencontre, cher… Lotus Mauve. Le guérisseur embrassa à nouveau le Tuan, sans l’amener à la jouissance. Mais il créa en lui le germe d’un orgasme, qui s’épanouirait dès qu’il en aurait le loisir. Pendaran se mordilla les lèvres, frémissant de désir, et s’envola. Kusumah le suivit, et Lotus Mauve fut soulagé de le voir partir, car s’il savait s’amuser malgré les gêneurs, il n’aimait pas ce regard teinté d’intolérance et de jalousie. Verte Bruine guida Manis jusqu’à l’étang qu’il avait choisi, puis il s’absenta un instant, pour commander quelques boissons, et surtout pour calmer Rouge Cerise. Elle cria presque : – Mais bon sang, qu’est-ce qui te prend ? Tu deviens fou ? Ce sont des tueurs ! Et ce qu’ils appellent un cadeau, c’est… c’est une abomination ! – Rouge Cerise, s’il te plaît. C’est certainement choquant, et je suis certain que ces deux morts préféreraient reposer en paix, et savoir leur stèle honorée par leurs descendants. – Ah ! Tu vois bien !
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– Il y a un mais, un néanmoins, un cependant… Elle soupira. – Je t’écoute, grand homme. Qu’est-ce que la voix des livres va encore m’inventer ? – Inventer ? Je ne suis pas un menteur. Elle l’embrassa, et se blottit contre lui. – Je suis désolé, chéri. Ces créatures me répugnent. Et je t’en veux d’être si calme. Et je m’en veux de t’en vouloir. – Tu peux arrêter le tout : je ne suis pas calme. J’essaie seulement de faire passer ma curiosité un peu avant ma peur, avec un succès très relatif pour l’instant. – Tu les connais ? – Non… oui… j’ai un doute, que je voudrais lever ; et je pense qu’ils sont venus exactement pour cela. – Tu plaisantes ? – Non. L’œuvre qui te dégoûte tant – l’Année, comme ils l’appellent – c’est un cadeau, pour nous honorer. Mais c’est surtout une tentative pour être compris. Je ne peux pas me permettre de crier de dégoût et de les rejeter, Rouge Cerise, même si je suis choqué. Manis est venu pour dialoguer, et il a besoin d’un interlocuteur. – Je… envoie Lotus Mauve. Il la regarda avec douceur :
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– En d’autres temps, je l’aurais fait. En d’autres temps, il savait accepter la douleur d’autrui, et l’apaiser. En d’autres temps, hélas. Elle soupira, et le relâcha. – J’accepte que tu prennes ce risque. Même moi, je la sens, la souffrance de cet être. Si tu peux y faire quelque chose… faisle. Moi, je ne quitte pas ma dague, et l’épée murmure. Qu’il te nuise, et je le découpe en rondelles. – Je le sais, et cela me sécurise. Mais en attendant, puis-je te demander quelques rafraîchissements ? – J’y cours. Il la regarda s’éloigner, et songea que deux belles jambes vêtues de rouge lui plaisaient plus que six jambes trop noires. Il retourna vers Manis, et s’assit en face de lui. Le Tuan était fasciné par les bancs de poissons jaunes, orangés, rouges, qui nageaient dans l’étang illuminé par les lanternes. Verte Bruine observa avec intérêt la façon dont les longs doigts noirs se dépliaient et se repliaient, cédant tantôt au désir, et tantôt à la politesse. Le Tuan murmura : – Puis-je prendre l’un de ces merveilleux bâtons ? – Faites, il y en a plein l’étang. Et si le nom du mets peut améliorer votre dégustation, sachez qu’il s’agit de poissons. Manis tendit la main vers l’eau, et attrapa un poisson doré long comme son avant-bras avec une agilité déconcertante. Il regarda, émerveillé, l’eau ruisseler du corps ; puis il le posa contre sa bouche. Le poisson tressautait, et Manis recula ses lèvres, désapprobateur. Il l’embrassa fermement, et le poisson s’immobilisa, comme pétrifié. Le Tuan eut un sourire satisfait,
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puis sa bouche s’arrondit, et il la posa contre le flanc luisant. Il ferma les yeux avec volupté, et Verte Bruine vit le corps du poisson se vider, s’aplatir, pour ne laisser qu’une peau humide et flasque, aux écailles scintillantes, les longues nageoires ondulant comme des soieries. Manis se le passa avec ravissement sur le visage, puis le plia soigneusement. – C’est très bon, et agréablement frais. Êtes-vous certain que je puis en prendre d’autres ? – Comment pourrais-je vous priver d’un plaisir si doux, Manis ? J’aurais les moyens de vous ravir, et n’en userai pas ? – Votre amabilité me comble. Puis-je poser une question ? – Je vous en prie. J’ai hâte d’y répondre. – Les différences de couleur signifient-elles des différences de goût ? – Je l’ignore. Le plus sage serait que vous essayiez, et vous me ferez part de vos observations, si tel est votre plaisir. Manis tendit la main vers le bassin, hésitant entre les multiples couleurs. Verte Bruine garda les yeux fixés sur son verre, et se concentra profondément pour évoquer la lune, pour qu’elle brillât si fort qu’elle en changerait l’étang en miroir d’argent, et qu’elle détournerait l’attention des poissons. Il y parvint avant que le Tuan eût fini de tester toutes les couleurs, mais le résultat le surprit : son invité émit un petit cri étouffé, et se détourna, tremblant de toutes ses jambes. Il resta longtemps replié sur luimême, puis lentement, très lentement, il tourna la tête, abrité par son manteau, et regarda à nouveau l’eau changée en miroir d’argent. Le lettré vit s’étendre autour du Tuan un sentiment de perte intense, un chagrin immense. Manis réalisa qu’il comprenait enfin la tristesse de Keraian Tuan, et il fondit en larmes.
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– Manis, veuillez me pardonner ma maladresse. Si cette lumière vous déplaît, je puis congédier la lune, et rendre la nuit aux ténèbres. – Non ! Non ! Surtout pas ! Manis se tut, horrifié, puis, frémissant encore : – Je suis confus de m’être montré si violemment spontané. Croyez bien que je ne désirais nullement vous incommoder par la vigueur de mes sentiments. – Vous ne l’avez aucunement fait. Manis leva la tête, il regarda timidement la lune d’argent, et il se souvint de Keraian Tuan disant que seul l’argent durerait, que les flancs de la Lune Noire se fondraient dans les ténèbres. Il se demanda si, dans le passé, la lune avait été si claire, si belle… si sa lueur avait fait de la terre un second temple du Mort Blanc, un lieu de paix et de bonté. Si les Tuan avaient vécu dans cette splendeur, ils avaient dû être magnifiques, car Manis était sûr qu’ils n’auraient jamais déparé leur pays. Même dans l’ombre de la Mère, ils tentaient encore de préserver la beauté ; alors, débarrassés d’elle… Verte Bruine noya un soupir dans son verre, car Manis lui semblait incapable d’affronter le passé, quel qu’il eût pu être. Un gouffre l’en séparait, un gouffre trop terrifiant pour être franchi. Il éviterait donc de rappeler le livre dont il commençait à se souvenir, un petit ouvrage à la couverture laiteuse tout incrustée d’argent poli, qui parlait des fées de la lune, les danseuses dans la nuit, celles qui avaient vécu dans le miroir du monde. Si vraiment les Tuan étaient tout ce qui restait d’elles, Manis avait de quoi pleurer. Mais le lettré ne tenait pas non plus
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à franchir l’abîme qui trouait le passé, et il cessa de fouiller dans sa mémoire. Il regarda Lotus Mauve, qui acquiesça de la tête. Il appela la vie à lui, il la fit couler en Manis, trouver les infimes bourgeons d’espoir que celui-ci entretenait précieusement, puis elle les fit grossir peu à peu, jusqu’à les épanouir. Le Tuan put contempler le bassin argenté sans plus pleurer, et resta captivé par sa beauté. Les dos des poissons effleuraient la surface, et y traçaient des arabesques gracieuses ; les reflets des fleurs se troublaient un instant, et il y devinait plus de sourires encore. Verte Bruine en profita pour s’éclipser. Quand il revint, il avait quitté ses sous-vêtements, sa tunique vert pâle et son pantalon, ainsi que sa lourde robe jaune aux houppes rouges. Il portait à nouveau les habits aériens qu’il avait arborés jadis, avant que le froid ne s’installât en lui. Il marchait comme s’il se tenait au cœur d’une journée d’été, dans une chaleur vibrante lourde d’odeurs de fruits et de fleurs. Manis cria, un petit cri incrédule, puis il s’effondra, brisé de chagrin. Le lettré se pencha sur lui, il posa sa main sur le dos secoué de sanglots, et murmura : – Manis… il y a tant de chagrin en vous ! – Je suis… je suis désolé… – Vraiment ? Alors, pleurez tant que vous le souhaiterez, mais quand vous irez mieux, expliquez-moi ce qui ne va pas. Les larmes ne me dérangent pas, tant que leur source m’est connue. Lotus Mauve ricana intérieurement en voyant son ami penché sur ce qui n’était au fond qu’une grande araignée noire anthropophage, que tout humain sensé eût écrasée sans hésiter. Verte Bruine était capable de s’intéresser à n’importe quel spécimen, du moment qu’il restait tranquille le temps d’être dessiné, ou du moins mémorisé pour un croquis ultérieur. Or, il ne
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pouvait dénier à Manis un sens certain de la pose pitoyable. Le guérisseur étudia l’émotion poignante qui envahissait le lettré, et soupira de la penser déplacée. Manis finit par se redresser lentement. Il essuya ses larmes, réarrangea élégamment ses jambes autour de lui, lissa son manteau, et corrigea les positions des peaux de poissons qu’il avait dérangées en s’écroulant. – Verte Bruine, je suis immensément touché par la compassion que vous me manifestez avec tant de paisible retenue. Je serais ravi de satisfaire votre curiosité, mais je crains fort de vous attrister. – Manis, je vous sais gré de votre délicatesse. Mais Lotus Mauve, ici présent, est un psychiatre très doué, et il saura me débarrasser de tout chagrin handicapant. Le Tuan se força à remercier le guérisseur d’un hochement de tête appuyé, car il n’oubliait pas qu’il était passé par la montagne, et qu’il y était devenu impropre à la naturalisation, du moins sous forme de fauteuil. Il en avait peur, mais du moment qu’il s’occuperait de Verte Bruine et non de lui, tout allait bien. Lotus Mauve eut un sourire paisible, et il prit congé avec grâce, se levant comme si un vent léger l’avait entraîné avec lui. Manis se demanda comment il pouvait être aussi souple et aussi dur tout à la fois ; il attendit qu’il eût disparu, puis : – Les aspects les plus déplaisants de notre existence sont entourés d’un secret que je répugne à lever, Verte Bruine. L’avoir effleuré m’a déjà trop coûté. Le lettré vacilla en voyant s’étendre en vagues pourpres la souffrance de Manis. Elle n’était que l’ombre d’elle-même, comme si la plus grande part s’était déjà enfuie, mais elle le brûlait encore. Il étudia le Tuan, et comprit que sa vie était un dé-
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sastre. Pire encore, il semblait que Manis ne pensait pas que cela pût changer, ni qu’il méritât mieux. Il l’espérait, de tous les petits bourgeons d’espoir que Lotus Mauve avait rafraîchis, mais n’avait aucun précédent positif sur lequel se baser. Manis était un pionnier terrorisé, et Verte Bruine l’admira. – Manis… j’ai eu la chance de connaître une très longue absence plutôt qu’un enfer, et je serais ravi de vous aider. Le Tuan resta bouche bée, puis il remonta sa mâchoire d’une main discrète. – Verte Bruine… je ne pouvais pas espérer plus de vous. – Si je puis faire quoi que ce soit pour soulager votre peine… si je puis vous rendre un peu du bonheur dont vous êtes privé… Manis baissa les yeux, puis il murmura : – Il n’est pas simple d’aider les morts… mais je n’oublierai pas. – J’ai un ami exorciste. Je sais qu’il a surtout pour tâche de repousser les morts, mais, s’il s’associe à Lotus Mauve, peut-être pourra-t-il les faire revenir. – Un exorciste… celui qui s’est enfui en nous voyant ? – Oui. Laissez-lui le temps d’apprendre. Il a déjà fait un long chemin, et j’ai confiance en lui. Manis le regarda longuement, puis il dit, d’une voix lointaine, si ténue qu’elle semblait avoir traversé un vide presque infini :
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– Il était doux de refléter votre beauté, Verte Bruine, mais ce que je préférais, c’était sentir votre amour, votre confiance couler en moi. La vôtre en particulier m’évoquait l’écume, l’horizon, et la pomme. Le lettré sentit un souvenir fragile remonter en lui, le bonheur de se voir reflété dans l’argent des nuits, de briller d’un feu pâle, de danser parmi des écharpes de brume. – N’aurait-il pas été plus simple d’oublier tout cela, Manis, que de conserver ce regret ? – Est-il sage d’effacer de la muraille la seule porte d’une prison ? – Non. – Nous l’avons pourtant fait, et l’enfer s’est refermé sur nous. Mais j’ai voulu me rappeler. – C’est courageux. – Je regrette de vous contredire, mais en fait, non, c’est très lâche, et mal élevé, qui plus est. Je devrais être capable d’assumer mon deuil ou de me suicider sans perturber le monde autour de moi ; mais il faut croire qu’il y a une place pour les incapables. Ils se turent un long moment, et Verte Bruine se sentait bien. Les Tuan étaient comme des reflets troublés, mais ils valaient mieux qu’un ciel vide. Manis proposa : – Voulez-vous votre nom ? – Mon… nom ? Je pensais le posséder déjà.
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– Verte Bruine ? Ce n’est que votre désignation. Ceux qui vous aimaient vraiment utilisaient votre nom de cœur. Le lettré songea au monde désert autour de lui, à ces cœurs éteints et solitaires, et il frissonna à l’idée que son nom intime pourrait y être prononcé. – Non, merci. Gardez-le pour moi, Manis. Quand la lune brillera, vous me le donnerez. Le Tuan n’eut pas l’indélicatesse de rappeler que cela risquait fort de ne jamais arriver ; il n’était pas fou au point de moucher lui-même une étincelle d’espoir, si récemment partagée. Il peinait à se souvenir de quoi ils venaient de parler, mais quand il regardait Verte Bruine, il savait que tout allait bien, et que tout irait bien… ou que si ça n’allait pas ainsi, cela n’irait jamais, de toute manière. Il n’aurait pas à lutter deux fois, et rien que d’y penser, il se sentait plus léger. – Manis, je puis comprendre que vous ne désiriez pas me parler des pires aspects de votre existence, mais pourquoi ne pas partager avec moi vos projets les plus courageux ? Et surtout… pourquoi me priver du plaisir d’être informé des raisons de votre visite ? – Pardonnez-moi, Verte Bruine. Je suis d’une impolitesse inqualifiable. Je suis venu à vous, car il me semblait indispensable que nous fussions présentés. J’espérais que nous nous entendrions, car j’ai besoin… – D’alliés ? – C’est exact. Les Seferneith excellent à vivre une vie délectable, et c’est un art que les Tuan ont… oublié.
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– Manis… je vous aiderai très volontiers à vivre plus agréablement. Le Tuan regarda le jardin autour de lui, et il détesta l’idée qu’il devrait le quitter. Le lettré ajouta : – Mais je ne sais pas combien sont les Tuan, et je peine donc à évaluer l’ampleur de la tâche, d’autant que j’ignore combien d’entre eux désirent changer. Sans cela, nous ne pourrons les forcer. Manis sourit tristement. – Il y a peu de mortels à mes côtés, Verte Bruine, mais il semble que mes projets soient appuyés par deux divinités. De l’une, je ne vous dirai rien… si ce n’est qu’elle est chère à mon cœur. – Cela me suffira, Manis. Quelqu’un qui a pu vous donner tant de courage, de foi et d’espoir, ne peut pas m’effrayer. Le Tuan regarda d’un air songeur son manteau, puis la fine armure qui le vêtait, et se demanda comment il pouvait se sentir nu. Les yeux si doux de Verte Bruine semblaient ne rien ignorer de lui. Il bruissa, troublé, puis reprit : – L’autre, vous le connaissez déjà, car il s’agit de la Montagne. – Je regrette qu’elle vous ait effrayé à ce point. Manis frissonna, puis murmura : – Vous n’y pouvez rien, Verte Bruine. J’ai toujours été craintif… un cœur audacieux eût peut-être réagi différemment.
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– Vous n’en avez que plus de mérite, même si vous vous en passeriez bien. Le Tuan soupira. Tout était simple, ici ; il était compris avant même d’avoir trouvé comment exprimer ce qui lui pesait, avant même d’avoir songé à en parler. – Et savez-vous quels sont les projets de la montagne ? – Ah ! Elle n’est pas du genre à se confier ! Et compte tenu du rapport entre la résistance de mon corps et le tonnage de rocs dont elle pouvait m’écraser, je n’ai pas osé lui demander un exposé complet de ses buts. – Voilà un choix d’une grande sagesse. – Un messager vivant en dira toujours plus qu’un cadavre disloqué. – Nos méthodes sont semblables, Manis, et vous m’en voyez ravi. Mais tout de même, qu’avez-vous appris ? – En résumé, que la montagne veut faire une place aux Seferneith. Elle a échoué à vous protéger jadis, mais elle a une seconde chance aujourd’hui, et elle l’exploitera. En outre, elle adoucira le sort des Tuan, s’ils la servent fidèlement. – Vous êtes à son service ? – Hélas. Mais je n’ai pas le choix. – Eh bien, c’est encourageant. Mais dites-moi, Manis, si j’ai la chance un jour de pouvoir vous aider, ne serait-il pas utile que j’en sache un peu plus sur votre lieu de résidence ?
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Le Tuan détourna les yeux, et cliqueta avec hésitation. À quoi bon ne rien dire de la vie de ses pairs, si c’était pour révéler qu’ils venaient de l’horreur dans le ciel ? Qui serait assez fou pour affronter la Lune Noire ? Verte Bruine hocha la tête, satisfait, car Manis n’avait pu s’empêcher de jeter un coup d’œil vers le point exact où se trouvait sa patrie. Même si la lune d’argent l’occultait, le Tuan la sentait en lui, comme une peur abjecte qui lui rongeait le cœur. Le lettré dit gentiment : – Ne vous forcez pas, Manis, nous aviserons en temps voulu. Pour l’instant, votre douceur, votre politesse me suffisent. J’essayerai d’imaginer à quoi devrait ressembler un monde, pour qu’il vous convînt, et j’aurai beaucoup de plaisir à le peindre, et plus encore à le réaliser un jour. Le Tuan fondit en larmes, et Verte Bruine le berça. Il caressa avec douceur les genoux minces de son invité, et se dit qu’au fond, il pourrait trouver amusant d’être enlacé par une forêt de membres si délicats. * Bleu Nuit resta longtemps l’esprit vide et le visage baigné par les volutes de vapeur qui s’élevaient de sa tasse, puis il se révolta contre sa peur, contre les ténèbres qui s’étaient étendues dans son esprit. Qu’étaient ces horreurs qui descendaient du ciel ? Comment était-il possible qu’il n’en eût jamais entendu parler ? D’où pouvaient-elles venir ? Il revit soudain une nuit sans étoiles, un gouffre de haine pure, et secoua vivement la tête pour dissiper le souvenir. Il reprit son souffle, et jura. Il détestait son ignorance, mais avait trop peur de cette connaissance. Il était coincé… il pleura d’impuissance, puis essuya ses yeux de sa large manche. Il posa sa tasse en tremblant, et elle tinta légèrement.
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Sans faire de bruit, il s’approcha de la fenêtre. Il se cacha derrière le rideau, et observa le jardin. Il vit Verte Bruine et Lotus Mauve debout en face d’êtres à… six jambes ? Il se recroquevilla, étouffant un gémissement, car il y avait en eux une ombre, une ombre sans fond, une ombre dévorante. Il ferma les yeux, et s’efforça de cesser de trembler. Il pleura, car la lune d’argent n’avait pas suffi à empêcher la Lune Noire se porter son ombre sur le jardin. Il aurait tant voulu, il avait tant espéré que la lumière de Verte Bruine ne se mêlerait d’aucune obscurité. Il ne voulait pas qu’elle s’effaçât… il y avait si peu de merveilles au monde… si peu de joie… Il avait fini par aimer les Seferneith, d’une affection inquiète. Le monde l’avait assez blessé en le privant du peu qu’il eût chéri, et il était terrifié à l’idée qu’il lui ôtât Verte Bruine. Il lui était si agréable de l’écouter parler de ce qui lui plaisait, en longues phrases chantantes, toutes vibrantes d’émerveillement. Il aimait le regard qu’il posait sur le monde, un regard qui était un but, et non un moyen. Il était si doux de savoir que le lettré connaissait son existence, et gardait un œil sur lui, une pensée patiente et tendre. Bleu Nuit en était venu à attendre le prochain conseil, et le prochain présent offert avec naturel, comme si la vie consistait à se demander que donner à chacun, puis à réaliser le cadeau avec amour. Peu à peu, il osait offrir également, certain d’être accepté jusque dans la maladresse, et de pouvoir progresser avec confiance. Mais ces êtres ténébreux… annonçaient-ils une catastrophe ? Était-ce déjà la fin ? Il se revit soudain, assis devant la stèle de Roseau Bleu, et la tristesse revint. Il l’avait jugée excessive, jadis ; mais à force de fréquenter Lotus Mauve, il avait osé s’avouer avoir ressenti plus que de l’affection pour son disciple. Même s’il ne l’avait jamais évoquée, il s’était agi d’une inclinaison charnelle, et, malgré ses efforts, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait été puni de son désir par la perte de son… aimé. Alors ces êtres venus en glissant sur leurs ailes bleutées,
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étaient-ils la punition suivante ? Avait-il trop chéri les Seferneith ? Avait-il encore désiré ce à quoi il n’avait pas droit ? Était-il temps de payer pour ses espoirs insensés ? Il gémit, et étreignit son collier inutilisable, car ces monstres n’étaient ni des spectres, ni des fantasmes. Ils étaient aussi réels que lui, et tellement plus puissants. Il resta longtemps prostré, puis le guérisseur entra dans la pièce, et soupira. – Bleu Nuit, vous êtes si troublé que vos émotions se voient depuis le jardin. Il fut heureux de ne pas ressentir de honte. – Je suis désolé de vous avoir dérangé, Lotus Mauve. – Oh ! Il n’y a pas de quoi ! Je suis désolé de n’avoir pas vu plus tôt qu’il restait en vous de pareilles foutaises. Vous êtes tout simplement incroyable, et vous m’intéressiez si peu que je ne l’avais même pas vu. L’exorciste eut le temps de penser que ce n’était pas un langage à utiliser pour un psychiatre, mais le guérisseur s’était déjà rapproché, envoûtant, attirant. Il vit l’étendue veloutée d’un lac mauve au crépuscule, le reflet d’or sur les nénuphars, le ciel au-dessus d’eux tel un dais caressant, et son corps frémit de plaisir comme l’eau coulait autour de lui, l’effleurant de mille doigts tièdes. Il ne put décrire le reste, comme le Seferneith le transissait de plaisir. Il revint à lui étendu sur le flanc, la tête sur le coussin où il était assis avant que… il regarda, intrigué, sa main dépasser de sa manche. Il sentit contre son cou les perles de son collier. Ses cheveux n’avaient pas été dénoués, et il observa ses pieds encore chaussés de bottes. Mais la jouissance qui s’attardait en lui ne laissait aucun doute… Lotus Mauve l’avait aimé. Il releva les yeux vers le guérisseur, qui s’était installé de façon à suivre ce
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qui se passait dans le jardin, tout en gardant un œil sur son amant évanoui. Il voulut lui parler, mais en fut incapable, car son cerveau refusait d’utiliser des mots alors que les sensations l’emplissaient tout entier. Il attendit, et quand il put à nouveau s’exprimer : – Je reconnais que cela a été une expérience inoubliable. Et, tant que je ne l’aurai pas oubliée, il ne sera pas nécessaire de la répéter… de grâce. Lotus Mauve le considéra, et il n’eût pas su dire s’il était contrarié, consterné, les deux, ou rien de tout cela. – Je vous présente mes excuses, Bleu Nuit. – Oh non ! Je vous en prie ! Vous n’avez pas à vous excuser. Maintenant, je sais ce que je manque, tout ce que je manque. Mais je… j’ai besoin du manque, j’ai besoin du vide pour me pousser à l’action. – Je ne vous juge pas. L’essentiel, c’est d’être en vie, pas d’être conforme à je ne sais quelle définition. Et maintenant, si vous le permettez, je vais vous laisser à vos méditations. Sur le seuil, il se retourna. – À propos, Bleu Nuit… je vous condamne. Je vous condamne à recevoir un jour ce que vous eussiez voulu offrir à Roseau Bleu. À le recevoir… de votre plein gré. L’exorciste referma ses bras autour de son corps, et resta longtemps à s’enlacer lui-même. Si seulement c’était vrai… si seulement, un jour, il pouvait cesser de ne compter que sur luimême. Et si seulement Lotus Mauve pouvait cesser d’être tout à la fois adorable et odieux.
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Le guérisseur descendit les marches, fit quelques pas dans la nuit, et s’arrêta devant Verte Bruine qui l’attendait. – Lotus Mauve… je t’ai senti faire jouir Bleu Nuit, et je me suis inquiété. – Inquiété ? Pour qui ? – Pour toi, bien sûr. Je n’ai pas oublié que tu avais souffert d’être méprisé par des humains, surtout en tant qu’amant. – Et tu as quitté son passionnant invité ? – Je me suis excusé, et il m’a laissé partir en s’inclinant avec une parfaite délicatesse. Il est trop doux pour supporter de me gêner. Le guérisseur se demanda s’il n’aurait pas été plus relaxant de faire l’amour à Manis, même s’il semblait beaucoup plus crispé que Pendaran, mais après tout ! Il n’avait pas tant souhaité aider l’exorciste que s’amuser de lui, et y avait parfaitement réussi. – Tu n’es pas trop froissé par la réaction de Bleu Nuit ? – Pourquoi ? Elle est logique. Je peux soigner les corps, libérer les esprits, mais si un être repose sur ses choix erronés, ce serait le tuer. Il veut se complaire dans la frustration et la culpabilité ? Qu’il le fasse ! J’apprendrai à regarder ailleurs. Après tout… Il ne termina pas sa phrase. Après tout, il sentait déjà les humains mourir tout autour du jardin, et cela ne l’empêchait pas de dormir. Il ajouta :
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– Et puis, tu sais, le but était surtout de m’occuper pendant que tu discutais avec Manis. Bleu Nuit est toujours tellement divertissant à fréquenter. Gratifiant, peut-être pas… mais amusant, sans aucun doute. C’est toujours ça ! La santé mentale, n’est-ce pas aussi savoir se contenter de ce qu’on a ? Verte Bruine revint vers Manis avec l’impression que le Tuan, tout bien réfléchi, était très supportable. * Manis regarda Verte Bruine s’éloigner, et il lui sembla que la nuit devenait soudain froide. Il étudia les peaux lisses et brillantes des poissons, mais leurs couleurs n’égalaient pas celles du lettré. Leur senteur fraîche était agréable, mais l’odeur chaude, caressante, qui entourait son hôte… elle lui manquait déjà. Il avait l’impression de se tenir nu sur un sol gelé, et de voir ses vêtements emportés par un vent glacial. Il gémit, et noua ses mains autour de l’une de ses jambes. Il était convaincu que les Tuan ne pouvaient s’en sortir seuls, et il savait que les Seferneith étaient ses seuls alliés possibles pour l’aider dans sa lutte contre Induk Marah. Il avait obéi à la montagne qui lui avait ordonné de les protéger et de leur faciliter la vie. Il s’était consolé de devoir côtoyer le titan neigeux et terrifiant en espérant le meilleur des Seferneith. Mais même s’il les avait trouvés magnifiques, il s’était toujours forcé à les voir comme des outils qui seraient peut-être sacrifiés. Il connaissait la puissance de la Mère Araignée, et savait qu’elle dévorerait beaucoup de ses assaillants. Mais maintenant qu’il avait eu la chance de parler à Verte Bruine, il réalisait que celui-ci était meilleur que tout ce qu’il avait osé espérer pour se donner du courage. Keraian Tuan avait eu raison, il était incapable d’imaginer la perfection, ou même l’intelligence alliée à la bonté, mais il pouvait la reconnaître… et
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il ne supportait pas l’idée que le lettré risquait d’être dévoré par la Mère Araignée. Il fondit en larmes, puis se remémora le doux visage de Rengganis, et enfin l’horreur de la voir dévorée de l’intérieur par les enfants de la Mère. Pour elle, il devait continuer. Pour elle, il se retiendrait de tout arrêter. Pour elle, il risquerait de perdre les Seferneith. Il étouffa un cri, car il valait mieux mourir que de leur nuire ! Mais la montagne… la montagne ne le laisserait pas faire. Oh ! Comme il eût aimé pouvoir jurer qu’elle les préserverait comme il était tenté de le faire. Il pria, il pria en silence pour que la vie pût naître sans causer de morts, pour qu’elle n’eût pas de prix qu’il détesterait payer, pour qu’il ne fût pas déchiré par un dilemme insensé. Il ne voulait pas choisir… il voulait être entouré de tous ceux qu’il chérissait. Il voulait que son aimée, que son fils pussent se réjouir avec lui de la beauté des Seferneith. Il savait que Verte Bruine, lui, pouvait tout lui pardonner… mais il préférait qu’il n’eût rien à lui pardonner. Comment… comment être certain de n’avoir pas commis l’inadmissible ? Keraian Tuan pouvait-il également ramener les Seferneith à la vie, ou seulement les Tuan, si sombres, si imparfaits, si brisés par l’horreur ? Il pleura, et Verte Bruine effleura sa peau noire de ses longs doigts bruns, le caressa de son souffle tiède, et Manis s’effondra à l’idée que celui-là même qu’il risquait de tuer le prenait en pitié. Il murmura : – Ne mourez pas… – Je n’en ai pas l’intention. Mais quand bien même je devrais à nouveau être dévoré par la terre… je refleurirai, Manis. Il y aura toujours un printemps, toujours. – Mais que la terre est vide, quand les fleurs sont enfuies !
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Le lettré étreignit son invité, et le Tuan réalisa qu’il avait chaud. C’était tellement étrange ! Il lui semblait que, dans la nuit de ses pensées, un soleil pointait à l’horizon… émerveillé, il le regarda se lever. Il posa ses doigts sur son sternum, et, hésitant : – C’est tellement doux… vous… est-il envisageable que je puisse conserver cette sensation, au moins pour quelque temps ? Je promets de vous la rendre en parfait état ! Je suis extrêmement soigneux avec les biens qui me sont confiés. Verte Bruine lui caressa la joue : – Manis… il n’y a rien à me rendre. Je ne vous ai pas donné cette sensation, je ne me suis pas privé d’elle… je vous ai seulement aidé à la faire naître en vous. Le Tuan le considéra, et le lettré songea que son visiteur n’était pas un ingrat. Une bribe, une bribe seulement, faisait naître tant d’émerveillement en lui ! Bouleversé, il se voûta, et laissa couler ses larmes, de soulagement et de reconnaissance. Manis balbutia : – Je… je suis absolument confus. Je vous prie de croire qu’il n’a jamais été dans mes intentions de vous causer du chagrin. Et j’aimerais tant être sûr qu’il en va de même pour la montagne ! Il détestait être l’instrument d’un être aussi indélicat, aussi impitoyable, aussi peu soucieux des fragiles bonheurs d’autrui. – Je le crois volontiers, Manis. Mais votre douleur me touche, et elle me semble si grande qu’elle n’aura pas trop de quatre yeux pour couler.
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Le Tuan frissonna, car c’était tellement étrange… l’amour de Keraian Tuan l’avait soulagé, mais il avait la puissance d’un dieu. Il n’était pas surprenant qu’un dieu pût choisir d’être bon. Mais Verte Bruine n’était qu’un mortel, comme lui… et pourtant, sa douceur faisait des miracles. C’était tellement étrange… Il répondit, très gentiment : – Je vous promets solennellement d’en pleurer la plus grande partie moi-même. Après tout, c’est la mienne. Mais quand je le ferai, je n’oublierai jamais que vous m’avez soulagé d’une part de mon fardeau, que vous m’avez… aidé. Et pourtant, je ne suis qu’un Tuan… qu’un… – Manis… comment peut-on n’être « qu’un » ? Qu’y a-t-il d’indigne à être un Tuan, à être vous-même ? L’esseulé fondit en larmes. – Je… je requiers l’autorisation de ne pas en parler… je… mais je vous assure que… qu’il y amplement de quoi… de quoi avoir honte… de quoi être horrifié. L’humain… l’humain qui s’est enfui en nous voyant… il nous a vraiment vus. – Manis… je ne le crois pas. L’humain en question s’est laissé effrayer par l’ombre en vous, et n’a pas vu votre lumière. Moi, je la vois, et les ténèbres ne m’empêcheront pas de la chérir. Vous pensez être un masque, Manis… vous croyez que ceux qui vous aiment sont des naïfs trompés par un mensonge… et vous avez honte de les abuser ainsi… mais ceux qui vous chérissent… ceux qui se tiennent derrière vous, et sourient… ils n’ont jamais été trompés par le masque. Le Tuan se réfugia derrière ses jambes, et trembla longtemps. Il les écarta avec lenteur, releva la tête :
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– C’est vrai. Mais c’est tellement affreux de songer que nous sommes valables, alors que tout ce qui nous attend, c’est la destruction. – La destruction, Manis ? N’y a-t-il pas d’espoir ? Aucun chemin possible vers un sort plus enviable ? – Si. – Alors, il est peut-être temps de changer d’opinion sur vous-même. Le Lunaire Noir releva la tête, et soupira profondément. Il regarda la lune claire, et songea qu’elle était aussi belle que Keraian Tuan. Oui, la Mère tissait un fil d’argent pour les lier et les tuer, mais cela ne suffirait plus à le dégoûter de la lumière. Elle pouvait souiller tout ce qui lui était cher, elle pouvait briser le Mort blanc, elle ne lui ferait plus fuir ce qu’il aimait. Il sourit, et Verte Bruine sut qu’un Tuan heureux serait un ami cher, étrange, certes, mais adorable. Manis se mit debout, et s’inclina profondément : – Je me réjouis de vous revoir prochainement, et de vous faire partager une autre œuvre choisie parmi notre patrimoine. – Croyez que j’en suis très honoré, Manis, mais j’ai l’infini regret de devoir vous faire part d’une limite de ma part. Le Tuan bruissa, inquiet, et Verte Bruine poursuivit : – Quand un ami me procure l’immense plaisir de me faire découvrir une nouvelle forme d’art, je dois prendre le temps de la savourer, de l’explorer, de l’assimiler totalement, avant de songer à rencontrer une autre œuvre de cette tournure.
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– Je vous remercie de m’avoir évité de vous embarrasser. Je suis très sensible à cette faveur. – Soyez assuré que dès que j’aurai soif d’une nouvelle œuvre tuan, vous en serez informé. – Et je vous apporterai ce que je trouverai de plus beau. Ils s’inclinèrent, et les ailes de Manis se déployèrent dans la nuit. Il replia quatre jambes et ses bras, puis s’envola, silencieux et sombre. Verte Bruine se laissa tomber, assis sur l’herbe tendre, et respira enfin. Il fallut de longues minutes pour qu’il reprît conscience des parfums des fleurs et du clapotement de l’eau. Le guérisseur se pencha sur lui, et lui massa doucement les épaules, la nuque, le dos. – Que ne ferais-tu pas pour en savoir un peu plus ! – Je… je ne suis pas sûr d’être curieux, Lotus Mauve. La curiosité demande de la suite dans les idées, et je n’en ai guère… – Nuance : tu n’en as plus guère. Je te trouve étrangement endormi, sais-tu ? En te voyant discuter avec les Tuan, j’ai bien cru que ta curiosité s’éveillait. Le lettré réfléchit, troublé par la remarque, puis avoua : – Tu as peut-être raison… il me semble que mon esprit s’engourdit aux côtés de Rouge Cerise, que certaines pensées ne m’effleurent pas sans même que je remarque leur absence. Je sais depuis le départ que mon retour est très surprenant, mais je trouve sans cesse de quoi m’occuper, et je n’ai jamais pu enquêter sérieusement. Aimer, élever, rêver des fruits savoureux pour
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nourrir mes petits, leur raconter le monde, faire croître en eux le goût de la vie ! Cela consume mes jours. – Eh bien… à toi de trouver le temps de la réflexion, si tu le penses nécessaire. – M’aiderais-tu ? – À quoi bon ? Soit cela vient de toi, soit cela s’effacera dès que je tournerai le dos. Verte Bruine n’ajouta rien. Il n’était pas convaincu par l’argument, car il eût peut-être fallu le pousser juste un peu pour qu’il retrouvât son rythme habituel. Mais Lotus Mauve… Lotus Mauve avait changé. Entre ce qu’il disait et ce qu’il pensait, le lettré sentait parfois des gouffres. Il répugnait encore à chercher des réponses dans l’esprit de son ami… mais il le ferait peut-être, si sa curiosité s’éveillait. Ou, à défaut, son inquiétude, ou l’ombre d’un sens des responsabilités. Il hésita à demander de l’aide à Bleu Nuit, mais il renonça, car l’exorciste n’avait que trop tendance à porter les fardeaux d’autrui, et il n’était pas question d’encourager cette tendance. Il sentit, une fois de plus, ses pensées lui échapper, et il resta immobile, réduit à un corps heureux d’être massé. Mais le mouvement des mains de Lotus Mauve, leur douce chaleur, lui rappela Rouge Cerise, et la façon dont ses baisers faisaient s’éteindre ses pensées. Le guérisseur donnait des pistes… pour être bien sûr qu’il les oubliât ? Lotus Mauve s’enquit : – Qu’as-tu appris, au juste ?
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– Je pense qu’il y a un rapport entre la lune d’argent dont je me souviens, et la Lune Noire dont viennent les Tuan ; et qu’ils pourraient être tout ce qui reste des fées de la lune. – Si ce sont les fées de la lune, que penses-tu qu’il leur soit arrivé ? – Je n’en ai pas la moindre idée. – Les humains ? – Ils ont tout oublié de l’art de voguer entre les mondes. Je ne vois pas comment ils auraient pu s’y rendre. Quand nous les avons accueillis parmi nous, nous savions que cela ne concernait aucunement les fées de la lune. Et pourtant, songea-t-il, elles avaient sombré. Il lui semblait que, quand il s’était absenté, la lune brillait encore. Y avaitil un rapport ? Il cessa de s’interroger, car peu lui importait. S’il aidait les Tuan, ce ne serait ni par devoir, ni par remords, ni pour effacer un crime, mais parce qu’il les préférait comme ils avaient été ; et qu’il peinait à vivre heureux si tant d’êtres souffraient autour de lui. Étendre ses sens, et devoir éviter le gouffre dans le ciel… c’était frustrant, et le motivait à tenter de les aider. Si cela s’avérait trop pénible, il aviserait. Lotus Mauve remarqua : – Cette tenue te sied magnifiquement, mais tu es transi. Puis-je t’inviter à prendre un bain très chaud, un bain d’amandes et de miel, tout parsemé de roses blanches ? Verte Bruine se laissa porter, il jouit de la chaleur du corps de son ami, et il laissa courir ses doigts dans les longs cheveux noirs, se noyant dans leur odeur de fleurs. Lotus Mauve n’était
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plus celui qu’il avait été, mais ce n’était pas une raison suffisante pour se priver de tout ce qui restait de lui. * L’enfant sur le toit vit s’envoler les créatures sur leurs grandes ailes bleues. Il se glissa entre les tuiles, et redescendit prudemment les marches vermoulues. Il considéra sa place sous l’escalier, puis la porte verrouillée qui menait à la cuisine, et surtout à la table, et songea qu’avec toutes les merveilles qu’il avait vues et pourrait raconter, il regagnerait sûrement le droit à des chaussures pleines. Derrière lui, le guetteur tuan bruissa, et l’enfant se retourna. – Bonjour, enfant. Sais-tu que tu as tant maigri que tu pourras briller sans même que j’aie à te vider ? Je suis curieux de découvrir de quelles couleurs tes organes luiront, quand tu seras lanterne, dans la nuit du grand vide tout en haut de l’escalier. – Je vais devenir un enfant étoilé ? Il y avait tant d’espoir dans le regard de l’enfant que Suling hésita. Il en savait trop, pour sûr ; mais ses yeux lui rappelaient ceux de Keraian Tuan, son maître adoré. Il ne pouvait en faire une simple lumignon, encore moins un falot, même s’il s’ennuyait mortellement dans cette aile abandonnée d’une maison miteuse. La visite de Manis aux Seferneith avait été distrayante, mais la routine reprenait sans changement. Il regarda ce que son interlocuteur appelait des enfants étoilés, ces corps de jeunes humains qu’il avait aménagés en lanternes, et peints à la ressemblance des petits seferneith, pour passer le temps. Bah ! Il se contenterait des sujets que les rabatteurs de Pendaran déposaient pour lui sur les toits de la ville, en vue de son poste de guet. Il continuerait à les tuer, et à jeter les mor-
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ceaux inutiles à l’enfant en bas de l’escalier. Il trouvait divertissant de le voir lécher patiemment des fragments de foie éparpillés par l’impact, et collés contre des murs semés d’échardes, ou de vider des boyaux en grimaçant. Il lui jetterait aussi des cadavres entiers, quand la mort elle-même s’avérerait impuissante à les sublimer. Ah ! Penser que certains humains, pourtant sélectionnés, n’étaient pas même capable de faire de bonnes lanternes, dût-il les repeindre de son mieux ! Il effleura avec douceur la joue maigre de l’enfant, observa son corps, et songea qu’il faudrait vraiment faire quelque chose pour remédier à ce ventre si enflé. Tendre la peau, peut-être… ou partager plus de sujets avec lui. Suling sourit, car le jeune humain avait de belles lèvres, et ce serait un plaisir de régurgiter pour lui, de poser sa bouche noire sur une chair si rose, si tendre. Ce serait comme embrasser une fleur. Il caressa l’enfant de ses longs doigts sombres, se demandant comment il allait rendre sa peau transparente. Et s’il faisait de son sang un ballet de lucioles ? S’il était une lanterne où la lumière n’était que des ruisseaux ? Il sourit, soulagé de son ennui. C’était bon d’avoir un sujet de réflexion, une œuvre moins triviale qu’à l’habitude. Il eut un sourire de gratitude en pensant aux Seferneith, car son art évoluait à leur contact, devenant plus coloré, plus lumineux. Il était amusant d’imiter leurs petits si vifs, si chamarrés, en autant de lanternes suspendues sous le toit. Et les odeurs… les odeurs… il n’avait tellement pas l’habitude des odeurs ! Il était si délicat de les reproduire ! Il embrassa l’enfant, qui se détendit. Il n’avait pas été trivial d’apprendre à rassurer les proies, mais il s’en félicitait tous les jours. Il planta ses stylets dans la petite langue, puis la mordit, et l’aspira à mesure qu’elle se dissolvait. L’enfant frémissait, fasciné par le baiser, entouré des longues jambes du Tuan. Il s’endormit en souriant contre la poitrine noire et lisse. Sous ses doigts, il avait senti de très légères stries, mais aucune écharde.
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Oui, vraiment, la grande araignée noire valait bien mieux que le bois sous l’escalier. Son manteau était plus doux que les chaussures, et ses lèvres plus tendres que les nouilles claires. Suling cajola l’enfant assoupi, chanta pour lui les mélodies si douces dont les Vierges du Mort Blanc berçaient leur tendre maître. L’innocence s’apaisait sous la caresse des notes, plutôt que de gémir, terrifiée par la nuit… et l’esthétique ne s’en portait que mieux. Depuis qu’il était sur la Terre, il avait appris le prix du silence, son charme inimitable… et il se réjouissait d’un compagnon muet.
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IV Un parfum de lavande Bleu Nuit s’était installé au soleil, et se détendait peu à peu comme la chaleur envahissait son dos. Depuis le passage des Tuan, il se réveillait parfois noué d’angoisse, et n’était que trop heureux d’aller se réchauffer. Il regardait les fleurs s’épanouir dans le jour nouveau, il contemplait le vol des oiseaux, il découvrait quelques papillons de plus… et parfois, il jouissait du plaisir esthétique de voir passer Lotus Mauve. Ce matin-là, il salua le guérisseur d’une façon plus appuyée qu’à l’accoutumée, et demanda ensuite : – Vous ne parlez jamais aux autres Seferneith ? – Les autres adultes ? Je les trouve creux. – Creux ? Mais… – Je sais que vous adorez Verte Bruine, mais moi, je n’ai pas la patience de parler à des variations sur sa personne. Ces gens sont seulement des souvenirs diffus. Il s’y connaît assez en psychologie pour qu’ils soient cohérents, mais je peux vous dire qu’ils ne correspondent à rien de précis. Ou, pour parler votre langage, ce ne sont pas des spectres, mais des fantasmes. Ils sont bien inventés, mais aucun d’entre eux ne ressuscite réellement le passé, aucun ne peut être considéré comme une reconstitution historique fiable.
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– Mais vous… êtes-vous également une telle mauvaise peinture ? – Moi ? Non. Il semblerait qu’il ait daigné utiliser sa précieuse mémoire d’historien pour me recréer… ou que quelqu’un l’ait fait à sa place. Il ricana. – Une contribution involontaire… un peu comme une pollution nocturne… qui aurait trouvé un terreau fertile. Bleu Nuit le remercia, et Lotus Mauve s’éloigna en direction du grand bassin, où il aimait nager parmi les fleurs et les poissons. L’exorciste attendit d’être vraiment décontracté, puis il se cueillit quelques bananes, qu’il dégusta près d’une petite cascade dont le chant le charmait. Enfin, il alla discuter avec quelques adultes. Le guérisseur avait raison… ce n’étaient que des masques, magnifiques et savants, tendres et attentionnés, mais ils reposaient sur du vide ; et il y reconnaissait effectivement Verte Bruine. Il songea aux écoliers coloriant tous le même dessin, et lui donnant l’apparence de la variété… Elle avait suffi à l’abuser, et les petits seferneith également, car ils se contentaient de ces approximations de leur père. Il resta songeur. Pourquoi un historien se priverait-il de faire revenir des amis, s’il se souvenait parfaitement d’eux ? Mais… s’en souvenait-il ? Bleu Nuit avait assez vu de spectres sangloter, parce que la douleur de la perte leur était restée, mais qu’ils avaient égaré le souvenir de ce qu’ils avaient perdu. Étaitil possible que Verte Bruine eût trop souffert de la disparition des siens pour pouvoir se souvenir d’eux, pour évoquer leurs visages ? Dans ce cas, ce n’était pas lui qui allait le forcer à se les rappeler. Il se bâtissait une nouvelle vie parmi des humains bien réels, et c’était mieux ainsi. Mais s’il devait vraiment manquer
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des siens… si les humains étaient bien incapables de le combler… s’il devait risquer de s’étioler… il aviserait. Il flâna dans le jardin, puis il revint à son pavillon, car il avait envie d’un bol de riz blanc et de quelques légumes. Il mangea sur sa véranda, s’interrompant entre les bouchées pour laisser son regard se perdre dans les massifs fleuris. Il ne se lassait pas de ces promenades immobiles, de ces paysages qui changeaient d’un seul battement de cil. Il n’avait même pas imaginé que les couleurs étaient aussi nombreuses, à croire que Verte Bruine en inventait. Il avala de travers quand il crut entendre le rire de Lavandin. Il devait rêver, ou se pouvait-il qu’un enfant seferneith eût le même rire que… il se reprit : un enfant, le rire d’un adulte ? À d’autres ! Il ramassa avec soin les grains de riz qu’il avait renversés, il posa délicatement son bol sur la petite table, le couvrit d’une soucoupe, puis se dirigea vers les rires. Il trouva Lavandin couché dans l’herbe, presque enseveli sous une grappe d’enfants de toutes les couleurs. Il riait comme son maître ne l’avait jamais entendu rire, il riait comme si, rien, en lui, n’avait jamais rien connu d’autre qu’une joie parfaite. Bleu Nuit sentit une larme lui couler sur la joue : Lavandin, rire ainsi ? C’était… c’était la plus belle couleur du jardin. Il s’assit dans l’herbe, et attendit que le rire s’apaisât. Le jeune homme se redressa, et proposa aux enfants de jouer à cache-cache : qu’ils aillent se cacher, et il les trouverait. Il ajouta : – Bien sûr, c’est plus drôle si vous vous cherchez les uns les autres pendant que je vous cherche, et sans que je vous voie. Vous me direz combien vous en aurez trouvé sans vous faire remarquer. Ils s’égaillèrent, et Bleu Nuit finit par remarquer :
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– Tu leur laisses beaucoup d’avance. – Je n’ai pas l’intention de me lever. L’exorciste rit, et secoua la tête. – Tes méthodes… –… ne sont pas orthodoxes, je sais. Mais qui m’a appris que la désobéissance est parfois le seul chemin vers la solution ? Bleu Nuit sourit. – Je suis heureux de te voir. – Tant mieux, parce que ça va durer. – Pardon ? – Oui. J’ai déjà choisi mon pavillon. Pas trop loin du vôtre, pas trop près non plus. J’aime beaucoup le jardin, et les petits sont charmants. L’exorciste crut qu’il allait pleurer. Il refoula ses larmes, et : – Mais l’école, Lavandin ? Je te l’avais confiée. – Oui. Et puisque j’en étais le maître, j’ai donc pu choisir à mon tour de la confier à un autre. Je me suis dit que Nuit Calme était le plus qualifié. Ai-je mal fait ? – C’était toi le maître, et je n’ai pas à juger tes décisions. – Ben voyons. Et si je vous demande votre avis d’ami, j’ai une petite chance d’avoir une réponse plutôt qu’une esquive ?
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– J’aurais choisi Nuit Calme également. Il ne t’arrive pas à la cheville, mais il est le plus qualifié de ceux qui restent. – O-oh… je n’aime pas ce regard. Vous ne songez pas à y retourner ? ! – De façon permanente ? Maintenant que tu es là ? Jamais de la vie ! Mais je ne serais pas à l’aise si je ne gardais pas un œil sur eux. Penses-tu que Nuit Calme le prendrait mal ? – Non. Il sourit bravement, mais il est fou d’angoisse. Il serait ravi de savoir qu’il n’est pas tout seul dans les ennuis. – Mais j’y songe… et toi ? Tu n’as pas eu peur ? – Peur de quoi ? Moi, le pire, j’en viens. L’avenir aurait bien de la peine à m’inquiéter. Bleu Nuit se tut. Retrouver Lavandin, c’était comme quitter le tabouret pour rejoindre le plus confortable des fauteuils ; et c’était être certain qu’au-delà du maître, c’était la personne qu’il avait appréciée. Sinon, pourquoi le suivre dans un jardin maudit où il n’était plus une référence, mais le disciple d’un spectre ? Mais tout de même… son disciple n’était guère ambitieux : troquer une école contre l’amitié d’un fou… il en avait les larmes aux yeux, des larmes de joie. – Bon. Je vais aller voir qui a trouvé le plus de ses petits camarades. Ils seraient déçus, sinon. – Merci pour eux. Et au fait… – Oui ? – J’aime t’entendre rire.
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Lavandin regarda le ciel, puis : – Vous êtes un remarquable exorciste, maître, mais j’aurais adoré voir ce que vous auriez donné en nourrice. Il partit en riant, laissant Bleu Nuit songeur. Il ne manqua pas son rendez-vous quotidien avec Verte Bruine, mais le soir venu, il réfléchissait encore. La nuit qui tombait le trouva assis, toujours plongé dans ses pensées. Oui, les enfants avaient tenu une grande place dans sa vie. Oui, il avait tenté de leur donner ce qui leur manquait, de leur offrir une vie qui les satisferait, d’éviter qu’ils ne mourussent le cœur vide, surpris de disparaître déjà, alors qu’ils n’avaient rien vécu et qu’ils le comprenaient soudain. Il rentra, et se prépara une théière de thé bleu. Il prit plaisir à le boire, assis près d’un bassin allongé où la lune se reflétait, et à sentir autour de lui un léger parfum de lavande. Jamais plus, jamais, il ne tenterait d’éloigner Lavandin ou de restreindre sa liberté. Le jeune homme n’était pas un oiseau de papier… il n’avait pas à choisir où il volerait, ni où il se poserait, et encore moins où il nicherait. * Mirabelle s’approcha d’un pas léger de Lavandin, et étudia la petite tiare bleu et or dont il ornait ses cheveux. Elle semblait une mésange blottie sur sa tête, pas plus grande qu’un chignon, mais bien plus jolie. – Vous ne quittez jamais ce petit chapeau ? – Non, il est juste sur la fontanelle. – Ce trou dans la tête des bébés ? Mais pourquoi ?
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– C’est par là que les idées légères nous quittent, et je ne veux pas les perdre : elles sont le charme de la vie ! Elle éclata de rire. – Vous, je vous aime bien. J’en ai trop vu, qui s’accrochent à leurs idées, alors qu’elles sont si pesantes qu’elles les clouent au sol ! Mais quelqu’un qui conserve précieusement de légères fantaisies… voilà qui me plaît ! Elle fit quelques pas dansants, puis : – L’infidélité vous dérange-t-elle ? – Laquelle ? La vôtre, ou la mienne ? Elle fronça le sourcil, et il improvisa : Dans la fraîche corolle Se glissent tour à tour Les bourdons les plus doux. Attendant leur tour, Ils devraient soupirer, Plutôt que de ravir Les corolles voisines ? Leur cœur serait bien lourd, Leurs présents, maladroits, Faute d’avoir pratiqué. Dans chaque fraîche corolle Se glisse à son tour Le bourdon rose encore De s’être enivré De la fleur précédente. Elle lui posa un doigt sur le nez.
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– Bzzzz. Après quoi, elle congédia le poète en embrassant l’amant, car la poésie, c’était bien joli… mais comme apéritif. Il était grand temps de voir ce que Lavandin valait comme plat de résistance. Après tout, il était arrivé la veille, et elle avait déjà attendu affreusement longtemps. Petit Pomme s’approcha sans bruit, et trouva leurs couleurs tellement extraordinaires qu’elle alla chercher ses frères et sœurs. Ils se cachèrent parmi les fleurs, et jouirent du spectacle, comme autant de corolles aux yeux écarquillés.
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V Sous la pierre, la chair Ce matin-là, sous la pierre, Langue de Feu trouva un homme. Elle aimait retourner cette grande dalle lisse et tiède, plus longue et plus large qu’elle, et épaisse comme son bras. C’était un défi qu’elle affrontait seule entre les buissons de myrte et de lentisque, et leurs parfums entêtants se mêlaient à sa sueur quand elle ahanait en paix, hors de portée des commentaires. Elle se demandait parfois quel imbécile avait pu poser une pierre si lourde en pleine garrigue, mais elle ne s’en plaignait pas, puisqu’il la laissait libre d’en user à son gré. Elle détestait qu’on lui fît des remarques. Elle le savait bien, qu’elle était une fille, une femelle à tout le moins ! Que n’essayait-on pas de lui faire faire comme mièvreries sous prétexte qu’elle n’était pas un homme ! Cacher ses seins, coiffer ses cheveux, se peindre le visage, marcher dans des souliers trop petits pour y étaler ses orteils, et quelles autres foutaises encore ! Heureusement qu’elle pouvait les faire taire d’une baffe bien placée. Et s’ils comptaient sur elle pour poser un baiser sur leurs bleus et leurs bosses, ils étaient déçus. Elle contempla la pierre redressée sur l’un de ses longs côtés, et songea que la retourner était un plaisir suffisant, mais trouver un homme ne gâtait rien. Elle l’arracha d’un bras à l’étrange lit gélatineux sur lequel il reposait, le jeta sur le sol sec, et lâcha la dalle, qui retomba avec un bruit sourd. Taste-Cuisses lut avec horreur son nom gravé sur la pierre lisse, entouré des décorations usuelles pour un tombeau, les animaux porte– 95 –
bonheur et les fleurs amères du souvenir, assemblées en guirlandes. Quant à la date… c’était celle du soir où il avait sauté dans le puits pour fuir l’appétit de ses toutes-belles. Langue de Feu dit : – Mouais… t’es pas mal, toi. Montre un peu ta queue ? – C’est que… je préférerais prendre un petit thé chaud… ou manger… – Plus tard. Montre ta queue, j’ai dit. Je peux aussi t’assommer et t’arracher tes habits, si tu préfères. – Sans façon. Il ôta ses habits mouillés en soupirant. Il avait connu bien des éveils lamentables dans le puits, et il se demandait si celui-ci valait vraiment mieux. Son dos lui faisait affreusement mal, et il fut heureux de se courber à nouveau, pour retirer ses chaussures. Il tomba, son équilibre enfui. Il voulut se relever, mais Langue de Feu le repoussa au sol d’une main. – Laisse tomber, mon gars. Je peux me servir seule. Il se laissa faire, et jouit avec soulagement. Cela faisait si longtemps déjà ! Il se demanda si cette femme savait danser, mais il se mordit les lèvres plutôt que de poser la question, car elle l’effrayait. Elle reprit son sexe en main, et ordonna : – Garde-à-vous… fixe ! Taste-Cuisses constata avec soulagement qu’il était en mesure de la satisfaire quelques fois de plus. Elle ne le laissa en paix que quand elle s’assoupit, et il resta écrasé sous son poids. Il écouta en soupirant ses ronflements sonores, et songea qu’il était bien malheureux. Et surtout, il avait faim. Il étendit le bras,
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fouilla dans les vêtements de Langue de Feu, et en retira une bonne demi-douzaine de dagues avant de trouver une poignée d’amandes au miel. C’était toujours ça. Il se demanda s’il n’allait pas la tuer, mais il tâta prudemment les muscles puissants de son dos, et soupira : elle était si robuste qu’il ne pouvait pas jurer la tuer du premier coup. Et si elle se réveillait furieuse, il craignait de découvrir quelle pulpe sanglante elle laisserait de son visage. Cette violence en elle… c’était d’une rare vulgarité. Mais tout de même, sa paire de seins était d’une tenue et d’une ampleur remarquables. Elle sentit son sexe durcir, et se réveilla, un sourire gourmand sur les lèvres. Ils firent l’amour, puis elle éclata de rire tant le ventre de TasteCuisses gargouillait. – Toi, tu as faim. – Oui, très. Serait-il possible de manger ? – Maintenant que tu as démontré que tu en valais la peine, bien sûr. – J’aimerais… – Il y a du fromage de chèvre. – Et… c’est tout ? – Non, je pense qu’on doit pouvoir trouver quelques escargots, une poignée de coquillages, ou rôtir un lézard. Je pense aussi qu’il reste des sauterelles grillées. Tu vas aimer, elles ont un délicieux petit goût de noisettes. – Rien… rien de sucré ?
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– Si, mais c’est pour les petites filles, et tu viens de démontrer que tu n’en es pas une. – Il y a des petites filles, ici ? – Oui, moi. Il regarda le corps athlétique de Langue de Feu, et évita de faire un commentaire. Elle lui balança une taloche. – Mais ce n’est pas ton problème ! Pour toi, je serai une femme, et rien qu’une femme, mon mignon. Taste-Cuisses s’arracha un sourire vaguement concupiscent. Il n’aurait pas dû tenter de négocier avec les dieux : ils avaient dû le maudire. Il mangea avec gratitude le fromage de chèvre avec un peu de pain et un filet d’huile d’olive. Il mâcha lentement, en considérant pensivement la gamelle que Langue de Feu lui avait apportée : elle lui semblait un casque de parade, broyé par une force monstrueuse, et remodelé en récipient. Langue de Feu surprit son regard. – Joli, hein ? J’aime bien mettre les choses à plat. – Ravissant ! – Tu as fini ? – Oui, merci. – Bon, que vais-je faire de toi ? Il faut que je trouve un endroit où te ranger, quand je ne me sers pas de toi. – Je suis très sage… il n’y vraiment pas besoin de me mettre sous clé.
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Elle lui tapota la tête. – Ne me prends pas pour une imbécile, petit. Je connais les hommes : tous des traîtres, sauf papa. – Ah ? Bien. Elle l’attacha à un arbre, et elle le bâillonna. – Sois bien sage, je reviens de suite. Taste-Cuisses attendit qu’elle ait disparu pour se mettre à pleurer. Il avait déjà été bien malheureux dans sa vie, mais il avait l’impression qu’il allait devoir trouver un qualificatif plus précis. Il songea à « extrêmement », il lui préféra « parfaitement », puis il songea qu’il ne fallait jurer de rien. Il s’en tint donc à ce bon vieux « bien malheureux », qui avait déjà fait ses preuves, et qui coulait en bouche avec la facilité d’une vieille habitude. Langue de Feu s’installa sur un rocher chauffé par le soleil, et réfléchit. Que faire de cet homme à la queue si docile et au caractère si malléable ? Elle n’avait guère envie qu’il se joignît aux soldats, et adoptât leur mode de vie paresseux et fuyant. Ils s’étaient ligués contre elle, voilà ce que c’était, et il y en avait toujours un pour excuser l’absence de ses copains. Il fallait épargner à ce nouveau venu providentiel l’influence néfaste de cette bande de ramollis, totalement incapables de mettre tout leur cœur à la besogner convenablement. Elle fouilla la garrigue jusqu’à trouver une chèvre crevée, elle l’écorcha, et se souvint qu’elle ignorait comment tanner une peau. Elle explora les réserves jusqu’à trouver une peau de chèvre tannée, et revint jusqu’à l’arbre où elle avait attaché Taste-Cuisses. Elle le libéra, lui attacha la dépouille sur le dos, et lui apprit comment il vivrait désormais, s’il tenait à la vie. Il
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comprit parfaitement. Il se mêla aux chèvres, observa leurs petites pattes agiles, et regretta ses danseuses le temps de se souvenir de leurs crocs. Ah là là… penser qu’il fallait se priver du meilleur sous prétexte d’échapper au pire ! Il était bien malheureux. Les jours passèrent, entrecoupés par d’épuisantes visites de Langue de Feu. Un après-midi qu’il s’ennuyait mortellement, à moitié assourdi par les bêlements des chèvres qui sautillaient autour de lui, un claquement sec le figea sur place. Il se retourna, et vit le crâne de Cent Vingt Dents, posé bien droit sur un rocher, sa mâchoire remise en place. L’ombre dans ses orbites lui sembla profonde, impitoyable. Avec un nouveau claquement, le crâne bondit vers lui, et Taste-Cuisses détala parmi la caillasse bien trop dure pour ses genoux et ses paumes, malgré les petits tampons d’herbe sèche qu’il s’était confectionnés. Il avait bien trop peur de Langue de Feu pour oser se redresser. Chèvre il était, chèvre il resterait. Quand il se pensa hors de danger, il reprit son souffle, puis somnola dans l’odeur du thym. Il se figea quand les claquements secs reprirent. Trop proche de lui déjà, le crâne de Cent Vingt Dents se rapprochait encore. Il passa la journée à fuir, et quand Langue de Feu vint le retrouver, il était trop faible et trop effrayé pour lui faire l’amour. Elle le battit longtemps, et il se demanda si elle se fatiguerait un jour. Pourtant, il y eut un ultime coup de pied, puis le silence, seulement troublé par les récriminations de la jeune fille frustrée. Tant mieux, songea-t-il, il ne s’entendait pas gémir. – Ne refais jamais ça. – Je… ce n’était pas volontaire. – Ben voyons. Qu’est-ce qui pourrait bien t’empêcher d’être au mieux de ta forme ?
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Il fondit en larmes. – Le crâne d’un mort. Il me poursuit en claquant des mâchoires. Elle éclata de rire, puis se tut, et réfléchit. – Je croirais bien que c’est l’excuse la plus stupide qu’on m’ait servie, si cela n’expliquait pas des traces étranges que j’ai vues dans la poussière. Elle se rembrunit. – Je vais te le trouver, ce crâne, et je vais lui apprendre à épuiser mon étalon. – C’est que… – Quoi ? – Rien. Cent Vingt Dents était peut-être un ami, mais il ne valait pas d’être battu ainsi une seconde fois… ni même une première ! Langue de Feu taquina du bout de sa botte ses côtes endolories, le faisant gémir. – Dors bien, Taste-Cuisses. Un jour sans toi, c’est déjà trop. Il s’écroula. Le lendemain soir, elle vint à lui. – Passé une bonne journée ? – Je n’ai pas bougé.
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– Pour sûr. J’ai trouvé ce crâne sauteur, et je lui ai balancé un grand coup de massue. Je crois bien qu’il est fendu. Je l’ai vu tomber dans un ravin, sa mâchoire volant derrière lui. J’ai balancé quelques pierres dessus pour faire bonne mesure. Repose en paix, vieux frère, songea Taste-Cuisses. J’aimerais bien en faire autant, d’ailleurs. Ah ! La couche moelleuse sur laquelle nous digérions, toi et moi, comme je la regrette ! Langue de Feu le retourna sur le dos. – Au travail, maintenant. – C’est que j’ai mal partout. – Menteur. J’ai tapé partout, sauf là où tu m’es vraiment utile. Elle le gifla. – Ne me prends jamais plus pour une idiote, compris ? Il faut savoir mentir pour survivre, songea le jeune homme. * Taste-Cuisses se tenait à quatre pattes, et sommeillait à moitié, dodelinant de la tête sous sa peau de chèvre. Il se réveilla en sursaut quand il sentit une main se glisser entre ses jambes, et empoigner son sexe si fermement qu’il en cria. Si Langue de Feu se mettait à le torturer en plus de l’épuiser, la vie serait vraiment insoutenable. Il tourna la tête, et vit une paire de jambes bronzées et poilues. Une voix joyeuse cria : – Eh ! Les gars ! J’ai trouvé un bouc ! Venez voir ça, c’est trop drôle ! Il a une queue juste comme la nôtre !
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– Tu rigoles ? – Non, regarde ! D’un geste net, il dépouilla Taste-Cuisses de sa peau, et les six soldats éclatèrent de rire. Il s’assit, et il les regarda, ahuri. – Eh bien ! mon gars, j’ai du noir sur le nez ? – Je te rappelle ta mère ? – Ou ton premier amour ? Il se rapprocha un peu, pour mieux voir leurs armures, car il n’en croyait pas ses yeux : de l’or… de l’argent… des pierres précieuses, fondus en une masse confuse, écrasés plutôt, pour former des cuirasses. Il frissonna en songeant à la puissance nécessaire pour réaliser de tels amalgames. Il suivit du doigt certains motifs, et réalisa, troublé, que c’étaient des couronnes, des sceptres, de glorieux pectoraux, des colliers, des ceintures, des tiares, et tant d’autres accessoires dont le moindre l’aurait rendu riche. Un soldat sourit : – C’est rare qu’un civil aime la quincaillerie. Mais peut-être sont-ce les couronnes qui t’impressionnent ? Moi, je suis duc, impératrice et grand prêtre. – Moi, je suis trois fois marquis et deux fois roi. Et regarde, là, sur mon dos : une véritable forêt de médailles, écrasées les unes sur les autres. C’est amusant, non ? Taste-Cuisses se le demanda. – Alors, mon gars, que fais-tu là ? – Je… j’obéis à Mademoiselle Langue de Feu.
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Ils le regardèrent avec compassion. – Voilà pourquoi elle nous laissait en paix… – Presque en paix, tu veux dire. – C’est toujours mieux que d’habitude. Ils soupirèrent tous les six. Taste-Cuisses s’étonna : – Mais si vous vous embêtez, pourquoi restez-vous là ? Ils éclatèrent de rire. – Tu n’as pas visité les lieux ? – Eh bien… non. – Tu pourrais le faire, pourtant. Tu es une chèvre, et ces sales bêtes-là se fourrent partout. – Même dans les maisons. Et ça ne le dérange pas. – Alors ne te gêne pas. – Nous, nous ne t’avons jamais vu. Taste-Cuisses s’enquit : – Qui est-ce qui n’est pas dérangé par les chèvres ? – Hé, hé… tu verras bien. – Ça marche aussi pour les boucs ?
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– Absolument. Tant que tu ressembles à une chèvre, tu ne risques rien : il les adore. – Même avant cuisson. – Tu parles… tu te rappelles ce qu’il a fait, quand il a senti notre cuissot ? – Ne m’en parle pas, et souviens-toi que c’est ton tour de ramasser les pois chiches, veux-tu ? Mieux vaut s’en contenter. – Avec de petits bouts de lézard, ce n’est pas si mauvais. Ils finirent de traire les chèvres, puis ils s’éloignèrent. L’un d’entre eux conseilla encore : – N’hésite pas à jouer à cache-cache avec elle ; elle aboie plus qu’elle ne mord. – Vraiment ? Elle m’a sauvagement battu ! – Ah ça, sûrement pas. – Mais je vous jure que si ! – Non, quand elle bat sauvagement, il n’y a pas de survivant. Taste-Cuisses remit sa peau de chèvre, et songea que non seulement il était bien malheureux, mais que personne ne s’en souciait. Il regarda autour de lui, et se demanda ce qu’il découvrirait au-delà de la garrigue. Il explora les lieux, et atteignit une plage. Devant lui s’étendait une mer, un océan peut-être. Il était d’une teinte grise désespérément triste. Il le goûta, et le trouva peu salé. Par contre, il ne sentait ni l’iode, ni le poisson. Il scruta les vagues, mais ne vit aucune trace de vie, si ce n’était, très haut
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dans le ciel, des oiseaux au cri sinistre. Il fit le tour de l’île, et par où qu’il regardât, il ne vit que les flots gris s’étendre jusqu’à l’horizon. S’il avait fait bon dans la garrigue, il régnait sur la plage une atmosphère tiède et humide, et à perte de vue, tout baignait dans une légère lumière grise, évoquant un passé enfui à jamais inaccessible. Il frissonna, et s’éloigna du rivage. Il était prisonnier d’une île habitée par des fous et des chèvres. Il aperçut alors une maison, puis Langue de Feu qui semblait le chercher. Il regarda ses bras couverts de peau de chèvre, et se rua dans le bâtiment. Sans bruit, il s’enfonça dans les couloirs, pensant très fort qu’il était une chèvre. Il faisait agréablement doux, et il se détendit. Il s’assit sur un fauteuil de cuir, et profita du calme. Une porte s’ouvrit, et il reconnut le bruit des pas de Langue de Feu. Il détala, terrifié, espérant n’avoir pas laissé de poils sur le siège qu’il avait occupé. Il avisa une porte entrouverte, et la franchit discrètement. Il se retrouva dans une grande pièce dont le silence n’était troublé que par le bruit du papier glissant sur du papier, et celui de la plume qui y courait parfois. Il se reposa un instant contre le mur, puis il s’avança, curieux. Il vit un homme aux cheveux gris, vêtu d’un grand manteau noir au col et à l’épaule décorés d’un insigne inconnu, et de bottes noires. Ses traits étaient doux, et ses mains délicates. Il était assis à un bureau couvert d’immenses cartes. Taste-Cuisses toussota, et l’homme lui fit signe de s’approcher. – Vos habits… n’est-ce pas une sorte d’uniforme ? – Je suis l’Amiral. – L’Amiral… mais où est votre flotte ? – Dehors.
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– Mais… je n’ai vu que de l’eau. – Nous parlons de la même chose. – Et vos hommes ? – Oh ! Vous ne pouvez pas les avoir manqués, ils ne sont que six. – Mais… un Amiral, pour six hommes et… et… –… et une furie qui vaut bien une armée ? Sauf quand elle ronronne à mes pieds ? Bien sûr, c’est peu. Mais rassurez-vous : je n’ai pas besoin de plus. – Pour faire quoi ? L’Amiral revint à ses cartes. Il les considérait soigneusement, puis y traçait d’étranges signes à l’encre rouge, parfois à main levée, parfois d’un trait soigneux tiré le long d’une règle. – Je ne vois pas d’île. – Il n’y en a qu’une, et vous êtes dessus. – Mais à quoi servent des cartes de navigation, s’il n’y a pas de bateau ? – L’île flotte, Taste-Cuisses, l’île flotte, poussée par le vent dans ses buissons noueux. Elle vogue, mon ami, elle saute sur les vagues mieux que les chèvres sur les crêtes, elle glisse sur les mers, plus loin que mes goélands. Taste-Cuisses se dit tout de même qu’il était étrange de voguer pour n’aller nulle part.
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– Mais nous n’allons pas nulle part, mon bon. Nous allons remuer, ensemencer, insinuer. – Mais quoi, et où ? L’Amiral continua à annoter ses cartes. Taste-Cuisses finit par avouer : – Je ne comprends rien à ce que vous faites. – Tant mieux. – Pardon ? – Un humain qui comprendrait ce que je fais se sentirait très mal. – Je veillerai à ne rien comprendre. – C’est sage. L’Amiral s’adossa à son fauteuil, et sourit au goéland qui s’était posé sur le rebord de la fenêtre. Il prit une petite sphère de verre, où l’oiseau régurgita de l’eau. L’Amiral amena le récipient à ses narines, et huma le liquide comme s’il s’agissait d’un grand cru. Taste-Cuisses décida qu’il n’avait pas intérêt à comprendre cela non plus. L’Amiral s’enquit : – Et comment va la vie ? – Euh… bien. – Pourtant, j’aurais juré que passer sa journée caché parmi mes chèvres, les mains et les genoux dans leur crottin, pourrait pousser le plus courageux des hommes à une certaine forme de désespoir.
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– Vous… vous êtes informé de ma présence ? – Évidemment. Il suffit d’observer les gardes pour savoir que Langue de Feu dispose d’un autre amant. – Mais j’y songe… elle m’avait dit que le seul autre habitant de l’île était… était… – Son père ? Et vous l’avez tout naturellement imaginé comme ma fille au masculin, avec quelques rides en plus. L’Amiral boucha la petite sphère, et la rangea dans une armoire avec des dizaines d’autres, toutes semblables. TasteCuisses remarqua : – Vous m’avez l’air bien aimable. J’ai peine à croire que vous ayez le moindre rapport avec… avec cette… –… virago ? Furie ? Tornade à pattes ? Ouragan de feu ? – Eh bien ! Si vous le dites… je ne saurais vous contredire. Taste-Cuisses poussa un soupir à fendre l’âme, en songeant à son malheur. Il fronça pourtant le sourcil : – Mais qu’y a-t-il dans ces sphères ? – Oh, ce ne serait pas à votre goût… vous trouveriez cela amer, je crois. Et puis, pourquoi vous ferais-je boire alors même que vous êtes déjà enivré de ma fille ? Taste-Cuisses fondit en larmes, et il lui sembla que le goéland ricanait. L’Amiral attendit que la crise fût passée, puis lui tendit un joli mouchoir gris, qui ne sentait presque pas Langue de Feu. Taste-Cuisses s’écroula derechef.
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– Vous avez songé à une date pour le mariage ? Taste-Cuisses regarda l’Amiral avec horreur. – Le… le… mais je n’ai pas demandé à devenir l’amant de votre fille ! Et j’ai toutes les raisons de croire que je ne suis pas le premier ! Alors, si les autres ne sont pas ses époux, pourquoi le deviendrais-je ? Pourquoi ? – Parce que cela l’amuserait follement de vous mener à l’autel et de vous passer la chaîne au cou, pour le restant de vos jours. Tout cela sous le regard attendri et un peu flou de son papa chéri. Taste-Cuisses réalisa qu’il claquait des dents. – Je… je n’y survivrais pas… pas longtemps, du moins. Ah ! Pauvre de moi ! – Vous êtes bien malheureux ! compléta l’Amiral. Taste-Cuisses tomba à genoux, et sanglota : – Sauvez-moi ! Je ne peux plus vivre comme cela ! Chaque fois qu’une chèvre saute, je crois mourir de peur, car je pense que c’est une grenouille, ou pire… –… le crâne de Cent Vingt Dents ? – Vous savez cela également ? – Bien sûr. Il n’y a plus de hasard, quand on entre dans la danse. Quand les femmes sont si belles, et leurs manches si longues, reste-t-il une liberté ?
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Taste-Cuisses eut l’impression qu’il sombrait, mais l’odeur d’un remontant le ramena à la réalité. – Buvez. – C’est délicieux. – Deux coups de bâton, une carotte, la recette n’est pas nouvelle. Le dosage, peut-être, porte une touche personnelle. Taste-Cuisses courba les épaules. – Allons, allons, si vous êtes lassé de vos malheurs, il ne tient qu’à vous d’en sortir. – Vous… vous qui savez tout de moi… sauvez-moi ! – Mais très volontiers. Seulement, Taste-Cuisses, vous qui êtes petit, mesquin, lâche et geignard, vous comprendrez sans doute que je ne puis pas vous sauver par pure bonté d’âme. Que ferais-je alors pour quelqu’un qui en vaudrait vraiment la peine ? Ce serait disproportionné. Aussi, mon ami, si vous tenez vraiment à revoir la surface… Taste-Cuisses crut mourir d’espoir. – La surface… le monde, le vrai, celui avec un ciel ? – Celui-là même. – Que dois-je faire ? Je peux vous proposer n’importe quoi ! J’ai déjà tué un ami, je puis aussi étrangler ma mère ou dépecer ma petite sœur, peu importe ! Laissez-moi partir ! – J’aime vous entendre, Taste-Cuisses. Avec vous, tout est facile. Venez, que je vous explique.
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Quand il eut fini, Taste-Cuisses murmura : – Mais c’est horrible ! – Plus que ma fille ? –… non. – Alors, tout est bien. Voyez-vous, je suis sûr que j’aurais pu la faire un peu pire, mais ce n’est pas le sujet de réflexion que je préfère. Sortir, songea Taste-Cuisses, sortir, avant de devenir aussi fou qu’eux tous. L’Amiral proposa : – Et si vous cessiez de parodier mes chèvres ? Vous n’en possédez ni la pétulance, ni le cœur sincère. Taste-Cuisses retira la peau tannée, puis les tampons d’herbes sèches, et faillit demander un sac pour les ranger, mais il se força à les jeter. Il devait croire que l’Amiral savait encore commander à sa fille. Son hôte le prit par le bras, et l’emmena sur la plage. TasteCuisses tremblait de se tenir si près d’un liquide, et de faire tant de bruit, car il craignait que les grenouilles ne le retrouvassent. Et de fait, il ne fut que modérément surpris de les voir arriver en masse, vertes et bondissantes. L’Amiral claqua des doigts, et elles s’assemblèrent autour de lui en un cercle paisible et attentif. – Mes chéries, mes toutes-belles, mes danseuses vertes sous la lune… je suis ravi de vous revoir.
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Elles sourirent largement, et Taste-Cuisses sentit son cœur se fendre. Ainsi, elles étaient les toutes-belles d’un autre ? Il regarda l’Amiral avec mépris, certain qu’il ne les honorait pas aussi bien que lui. Mais si elles se contentaient d’un second choix, c’était ainsi. Il ne tenterait pas de régater. – L’avenir vous réserve à toutes un festin sans pareil, un banquet abondant et savoureux. Je vous conseille de jeûner jusqu’à ce jour, pour que vos papilles s’affinent. Vous l’ignorez peut-être, mais l’usage répété de chair médiocre use les sens. Elles hochèrent la tête, leurs yeux dorés brillants d’espoir. Taste-Cuisses était inquiet. – Est-ce de moi que vous parlez ? – De vous ? Je ne pense pas. Si vous étiez de ceux qui préfèrent mourir qu’évoluer, vous ne seriez pas ici. Mais allez savoir où votre bêtise pourra vous mener. Le jeune homme n’eut pas le temps de se vexer, car il entendit derrière lui le claquement sec des mâchoires de Cent Vingt Dents. Il fit un bond pour éviter le crâne sautillant. L’Amiral s’agenouilla, et sourit aux orbites vides : – Je vous promets que nous vous lancerons les restes, et que le sable vous sera doux. Patience, Cent Vingt Dents. Oubliez Taste-Cuisses, qui causa votre mort. Il y a bien mieux à faire sur ces rivages charmants que de ronger le vieil os noir de la rancune. Taste-Cuisses resta bouche bée. Lui ? Causer la mort de Cent Vingt Dents ? Mais si les grenouilles obéissaient à l’Amiral, c’est qu’il les connaissait. Et s’il les connaissait, il les avait placées sur son chemin. Et s’il était heureux de voir Cent Vingt Dents, cela signifiait qu’il… Taste-Cuisses mit le sujet de côté,
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pour plus tard. En y réfléchissant bien, il découvrirait sans doute que l’Amiral avait maudit sa grand-mère, et que tous ses ascendants n’avaient fait que mener inexorablement à la pauvre victime qu’il était. L’Amiral lui sourit. – Maintenant que leurs dents sont redevenues des perles aux doux reflets, ne négligez pas d’aller les voir danser sur l’esplanade. Qu’y a-t-il de plus dangereux qu’une femme délaissée ? – Cinq dizaines de femmes délaissées… ou un seul vieux fou en manteau noir. Les mâchoires de Cent Vingt Dents claquèrent sèchement, et l’Amiral sourit paisiblement : – Voilà, Taste-Cuisses, votre sécurité est assurée. Vous allez donc pouvoir vous consacrer entièrement au petit travail que je vous ai confié. Taste-Cuisses eut un haut-le-cœur : travailler pour vivre… c’était d’une indécence ! – Je me demande à quoi ressemble un sexe mis à vif par trop d’usage… il m’a toujours semblé que ma fille avait tendance à augmenter la fréquence de ses copulations, une fois bien accrochée à un amant charmant. Taste-Cuisses déglutit avec peine, puis demanda : – Où sont les perles dont vous me parliez ? L’Amiral s’éloigna le long du rivage, et Taste-Cuisses aperçut bientôt des huîtres tout juste recouvertes par l’eau. Il s’étonna :
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– Je n’ai jamais vu autant d’huîtres sur un rivage. – Et ce n’est qu’un début. Chaque fois qu’un soldat préfère la veulerie à ma fille, une huître apparaît. Chacun des cris de plaisir de Langue de Feu fait frémir la chair d’une huître, et une perle y naît. Et chaque fois que son amant jouit sans que pourtant son cœur puisse se défaire vraiment de la peur, la perle est achevée. Taste-Cuisses souhaita bien du plaisir aux soldats. – Et c’est tout le travail que ça vous coûte, à vous ? – C’est répugnant d’injustice, n’est-ce pas ? Mais je ne suis pas si cruel, et je fais ma part. – C’est-à-dire ? – D’abord, c’est moi qui ai dessiné cette ligne de côte si parfaitement adaptée à l’installation à faible profondeur d’autant d’huîtres perlières. Ensuite, je tisse des foulards en pure laine de chèvre, des étoffes translucides, absolument parfaites. Les yeux des grenouilles étincelèrent, et certaines reprirent forme humaine, pour le plaisir de laisser leurs longues manches légères effleurer leurs visages, et les faire rosir. – Des foulards… mais pourquoi faire ? – Parce que la douceur masque le chemin des larmes.
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VI Un linceul de larmes Bleu Nuit gémit, et tenta de s’enfoncer plus profondément dans le sommeil, mais quelque chose lui chatouilla le nez. Il voulut se cacher dans sa couette, mais cela le suivit. Il finit par ouvrir les yeux, et vit Petite Pomme qui tenait une plume. L’enfant arborait un immense sourire radieux. – Ah ! Tu es enfin sorti de ton trou ! À n’importe quel autre moment, sa joie aurait fait plaisir à voir ; mais il tombait de sommeil. Il peinait à aligner deux pensées, et ses paupières retombaient sans cesse. Il finit par s’asseoir, comme elle disait : – Bon ! On joue ? Il fait presque jour, dehors, avec la lune. Tu n’auras même pas besoin de lanterne ! Pour elle, évidemment, quelle importance ? Chaque objet était un éventail grand ouvert, un arc-en-ciel de parfums et d’émotions. Il jeta un coup d’œil par la porte, et conclut qu’effectivement, la nuit était magnifique. Son état personnel, lui, était lamentable. – Petite Pomme, qu’étais-je en train de faire ? – Euh… t’entraîner pour un rôle de saucisse en cage ?
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Il regarda sa couette d’un air las. Si proche, et si distante à la fois… et il reprit : – Non. J’étais en train de dormir. Tu ne dors pas, toi ? – Pas quand je pourrais jouer. – Tu as de la chance. Mais moi, je suis un humain. Et un humain, ça va comme ça peut deux huitaines d’heures, deux douzaines parfois, et puis ça a besoin d’aller se coucher et de ne rien faire, rien faire du tout. – Même pas jouer sous la lune ? – Même pas. Elle émit un petit bruit désapprobateur. – Et ça dure longtemps ? – Ça dépend des gens. Mais moi, en ce moment, j’ai besoin de ne rien faire du tout jusqu’à ce que le soleil se soit levé. – Pff… – Ce n’est que dans quelques heures, Petite Pomme. – Pff… – Et je ne suis pas le seul à avoir besoin de repos. Combien des fleurs du jardin ferment leur corolle, la nuit ? – C’est pas parce que les fleurs sont des lâcheuses que t’as le droit de l’être aussi !
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– Je n’ai pas choisi de l’être, et en plus, je ne peux pas faire autrement. Et d’ailleurs… Il réarrangea la couette, et il se recoucha. – À demain, Petite Pomme. Il sombra. Plus tard dans la nuit, il frissonna, et se réveilla à regret pour ramasser sa couette. Il ne la trouva pas, mais Petite Pomme se réjouit : – Ah ! Tu t’es réveillé plus vite que la dernière fois ! Il était ravi de l’apprendre, parce que vu de l’intérieur, cela semblait juste encore un peu plus pénible. – C’est que je présume que tu m’as laissé dormir encore un peu. Je suis donc un peu moins fatigué. – C’est une explication possible, fit-elle, mystérieuse. Il n’eut pas le courage de lui demander à quoi elle pensait. – J’ai froid. Rends-moi ma couette, s’il te plaît. – Si je te la rends, tu vas encore dormir. – Si tu ne me la rends pas, je vais me lever, enfiler ma robe, et dormir quand même, mais j’aurai froid. Comme ton papa. Elle le couvrit de la couette, et de petits bisous. Elle était désolée, car le froid, c’était horrible. Il s’endormit. Il se réveilla avec une sensation d’oppression dans la poitrine, et Petite Pomme pencha la tête vers lui, souriante :
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– C’est mieux, non ? Comme ça, tu dois avoir encore plus chaud. – Mais j’ai de la peine à respirer, et cela m’a réveillé. – C’était le but. Bon, on joue ? Il ferma les yeux, serra les paupières, envahi par le désespoir et l’impuissance du demi-sommeil, quand l’esprit voit les problèmes, mais pas les solutions. Il soupira autant qu’il le put malgré le poids de la petite, puis il ouvrit les yeux : – Petite Pomme… qu’es-tu en train d’essayer de faire ? – Ben, je t’entraîne. Tu finiras bien par pouvoir fleurir la nuit, toi aussi, si je t’aide. Je suis sûre que t’as pas vraiment besoin de sommeil. Ça doit être une invention des parents humains pour avoir la paix un moment. Bleu Nuit gémit. – Laisse tomber, Petite Pomme. Lavandin a déjà essayé. Ce n’est pas une invention. Elle réfléchit, dubitative. – C’est un expérimentateur sérieux, Lavandin ? – Il a été un enfant qui n’aimait pas la solitude, alors je peux te garantir qu’il a tout fait pour me tenir réveillé. Tout. – Mm… t’as peut-être changé, depuis. – Je te jure que non. Et maintenant, laisse-moi.
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Il put enfin se rendormir, et reposa paisiblement jusque tard dans la matinée. Le soir suivant, il regarda le crépuscule avec une certaine inquiétude, comme le parfum des fleurs nocturnes se renforçait, et que les corolles du jour se fermaient lentement. Avait-elle compris ? Il ne fut que modérément surpris d’être réveillé en pleine nuit par une petite langue qui lui taquinait l’oreille. Il ouvrit les yeux, maussade, mais pas encore résigné. – Bon, on joue ? – Non. – T’es pas sérieux, Bleu Nuit. Comment peux-tu dire non, si tu n’essaies pas ? – Et toi, tu ne veux pas comprendre ce qu’est le sommeil ? C’est comme… comme si tu voulais ouvrir une porte très, très lourde, et que tu devais pousser de toutes tes forces, mais qu’elle ne bougeait pas. Et derrière cette porte, il y a se tenir debout, et parler, et jouer. Mais tu ne peux pas. Et plus tu essaies, et moins tu peux. – Ooh… il va falloir un sacré entraînement ! Heureusement que je suis motivée ! Il gémit. Il ne pouvait tout de même pas lui lâcher un spectre aux basques pour dormir en paix pendant qu’elle courait en rond dans le jardin. – Heureusement, oui. Mais la motivation n’est pas tout. Tu es une très petite fille, et entraîner un humain, c’est un travail délicat. Tu ne devrais pas l’entreprendre sans être suffisamment qualifiée. Pourquoi ne pas demander à Lotus Mauve de t’enseigner les compétences nécessaires ?
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– Beuh… je ne crois pas que ce soit nécessaire. – Mais moi, je refuse d’être entraîné par du personnel non qualifié. Et si je ne suis pas motivé, nous n’arriverons à rien. Il put dormir en paix le reste de la nuit. Le jour venu, il chercha Lotus Mauve, mais ne le trouva pas. Le médecin procédait à une intervention très délicate, l’informa un Seferneith aux cheveux d’un rouge éblouissant. Bleu Nuit eut un frisson d’inquiétude : qu’est-ce que Lotus Mauve préparait encore ? Il n’avait tout de même pas accepté de former Petite Pomme ? L’exorciste ne voulait pas cesser de dormir, car s’il n’avait aucune affection particulière pour la fatigue qui rendait le repos nécessaire, il aimait le rêve. Le monde ne lui plaisait pas assez pour ne pas vivre ailleurs quelques heures par jour. Cette nuitlà, il fut réveillé par un goût étrange sur ses lèvres. Il renifla, et reconnut l’odeur de Petite Pomme. – Puis-je savoir ce que tu fais ? – Des travaux pratiques pendant ma formation. – Et ce que j’ai sur les lèvres, c’est ton professeur qui te l’a fourni ? – Euh… oui ! – Et c’est lui qui préconise de mentir, aussi ? Elle se renfrogna, puis soupira. – Tu ne coopères pas… – Si. Je répète avec beaucoup de patience que j’ai sommeil et que ce n’est pas près de cesser, en espérant que tu finiras par comprendre.
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Elle soupira, et lui essuya les lèvres. En la voyant penchée sur lui, un souvenir diffus lui revint. – Petite Pomme, j’ai déjà vu ton papa dormir. – Quand t’es venu lui voler ses souvenirs ? – Pas voler, consulter. – Y faisait semblant, pour que t’oses. Y sait bien que t’es timide. – Je ne suis pas convaincu. – Ce soir-là, tu croyais bien que t’étais là grâce à moi et pas grâce à lui… comment tu peux être sûr que c’est la seule chose que t’aies pas comprise ? Bleu Nuit détestait argumenter quand les trois quarts de son cerveau dormaient, et il se tut. Elle ajouta : – Et pis de toute manière, qui te dit que c’est la même chose pour les petits et les grands ? Je suis sûr que quand t’étais petit, tu tenais pas en place la nuit. – Mais certainement, Petite Pomme ; et je me suis tellement fatigué à courir dans tous les sens que je n’ai plus la moindre envie de le faire maintenant. Il se retourna, et fit semblant de dormir avec acharnement. Elle s’éloigna. Sur le seuil, elle chantonnait déjà, son échec oublié. Il sombra. Au matin, il se leva, et réfléchit longuement en vidant peu à peu une théière de thé au jasmin et à la rose. Il ne voyait pas comment faire accepter son sommeil à Petite Pomme, puisque le concept semblait inconnu des Seferneith. Il ne lui
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restait plus qu’à demander de l’aide. L’après-midi venu, il se dirigea vers le pavillon où Verte Bruine aimait à travailler, et tomba en arrêt : son maître dormait, souriant, étalé de tout son long dans l’herbe. Bleu Nuit le contempla avec une tendresse mêlée d’incrédulité, et s’accroupit à ses côtés. Le sommeil, une notion inconnue des Seferneith ? Le sommeil, une feinte pour l’encourager à consulter son esprit ? Il regarda la mince poitrine se soulever, lentement et régulièrement, faisant naître des reflets dans les broderies vertes, orangées, rosées, et frémir légèrement les houppes de soie rouge. Le lettré finit par bouger, puis ouvrit les paupières. Il rajusta ses lunettes sur son nez, s’étira voluptueusement, et s’assit avec un bâillement. L’exorciste sourit : – Bonjour, maître. La sieste fut agréable ? – Oui, et nécessaire. Rouge Cerise était un peu… enfin, bref, je n’ai pas assez dormi, cette nuit. Je vous ai fait attendre ? – Oh non, pas du tout. Vous êtes un si bon maître que vous êtes capables de m’enrichir même en dormant. Verte Bruine le regarda, intrigué, mais Bleu Nuit s’éclipsait déjà. – Pardonnez-moi, maître, mais j’ai un petit peu de travail personnel à effectuer avant la nuit. – Ah ? Une histoire de fantôme ? – Oui, le genre de peste qui attend la nuit pour se montrer et troubler le sommeil des vivants. – Ah. Besoin d’aide ?
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– Non. Mais si jamais je m’en défais, sans pourtant l’anéantir, car il est bien mineur, il se pourrait qu’il vienne vous importuner. Vous devriez protéger votre chambre contre les intrusions. Désirez-vous que je vous porte un charme ce soir ? – Ce serait très aimable. Vous… pourriez-vous en confectionner également pour Petite Pomme et Lotus Mauve ? Il y a également Lavandin… les servantes… et les jardiniers… mais j’abuse peut-être ? – Non, c’est un travail élémentaire pour moi, je dirais même : enfantin. Peu importe le nombre, vraiment. Bonne fin de journée à vous, maître. – À vous aussi, Bleu Nuit. Et merci pour votre disponibilité. L’exorciste lui sourit, et songea : pendant mes heures de veille, oui ; pendant mes heures de veille exclusivement. Il gagna l’étude qu’il avait aménagée dans son pavillon, se retenant de ricaner audiblement. Petite Pomme passa la nuit à fuir vainement à travers le jardin un essaim de moustiques qui piquaient cruellement, mais demeuraient invisibles et insaisissables. Elle appela à l’aide, mais sa voix lui revint, comme réfléchie par les pavillons. Elle regarda par leurs fenêtres ouvertes, mais personne ne semblait la remarquer. Ses parents dormaient, paisibles. Elle passa la journée à se cacher dans une haie épaisse, peu désireuse de se montrer comme elle se voyait : boursouflée et rougie. Chaque fois qu’elle pensait s’endormir, un moustique la piquait, et elle se réveillait en sursaut pour plaquer une main féroce sur la blessure, et en aviver encore la douleur. La nuit venue, elle sortit, et pensa trouver refuge dans les étangs ; mais ces moustiques volaient aussi sous l’eau, et leur bourdonnement
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se déformait d’une façon inquiétante dans le liquide, devenant obscur et lent. Au matin, elle retourna en titubant vers la haie, les joues pleines de larmes. Elle ne savait plus quoi faire. C’était tellement horrible de ne pas pouvoir dormir ! C’était comme… c’était comme pousser une porte très lourde… Elle écarquilla les yeux pendant que le souvenir lui revenait, avec la voix, avec les mots, avec la fatigue dans les yeux de Bleu Nuit. Elle courut jusqu’au pavillon de l’exorciste, fit tinter doucement la cloche qui pendait le long du chambranle, puis se cacha sous l’escalier, honteuse, car elle ressemblait à une assemblée de tomates. Elle entendit Bleu Nuit sortir sur la véranda, et elle murmura : – Je suis là, sous l’escalier… – Sous l’escalier ? Curieux endroit pour une Petite Pomme, à moins qu’elle n’y ait roulé. Elle se mit à sangloter, car elle n’avait plus le courage de parler compliqué. Elle voulait juste… elle voulait juste que les moustiques s’en fussent et qu’elle pût dormir enfin. L’exorciste descendit l’escalier, et s’accroupit à côté d’elle. Elle voyait à peine les lapins qui couraient sur sa robe, tant sa vue se brouillait. Il lui caressa doucement la joue. – Dis ce que tu as à dire, Petite Pomme. – J’ai… j’ai compris la porte. C’est vrai qu’elle est lourde ! Je ne le ferai plus. Elle se tut. – Je suis… je suis désolée.
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Il se leva, il tapa une fois dans ses mains, une seule, et les moustiques se turent enfin. Il souleva doucement l’enfant, qui s’endormit presque immédiatement. Quand elle se réveillerait, ses yeux seraient libérés du voile de l’illusion, et elle se reverrait telle qu’elle n’avait pas cessé d’être : petite, gracieuse, lisse, et sans la moindre blessure. Il songea qu’il était bien incapable de lui nuire, et il respira avec plaisir l’odeur de ses cheveux pendant qu’il marchait vers le pavillon de Rouge Cerise et Verte Bruine. Il regarda les roses, et se dit qu’il était parfois délicat d’éviter leurs épines. Il tendit la petite à son père. – Je vous la rends. Elle est un peu fatiguée, nous avons joué longtemps. Le lettré prit l’enfant, et la regarda, attendri. – Je savais qu’elle vous aimait, mais de là à jouer si longtemps ! Je n’aurais pas pensé non plus qu’elle pût rester avec vous pendant que vous chassiez une peste nocturne. Avec efficacité, d’ailleurs : personne n’a été dérangé. – Et personne ne le sera plus, je crois. Bleu Nuit sourit à Rouge Cerise, qui passait un doigt étonné sur les cernes de Petite Pomme. Elle posa sur lui un regard attentif et pénétrant. Il le soutint, tranquillement, et elle dit : – Ces enfants ! Ça joue, ça joue… et puis ça s’écroule, épuisé. – Bah ! C’est avec l’âge qu’on devient prévoyant. Elle a tout le temps pour cela. Rouge Cerise l’invita à partager leur déjeuner, et il accepta avec plaisir. Cela faisait deux jours qu’il dormait parfaitement, mais qu’il se réveillait au matin en se sentant atrocement cou-
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pable, et qu’il priait pour que la petite comprît rapidement. D’une certaine façon, sa mère le savait ; et quand il prit la tasse de thé qu’elle lui tendait, il la considéra comme un pardon. Après cela, il se délecta de salade de fruits, même s’il peinait encore à reconnaître certains des petits cubes colorés qu’il dégustait avec tant de plaisir. Cet après-midi-là, comme souvent, il parla du passé avec Verte Bruine. Il avait tant à apprendre sur le monde disparu, il ne se lassait pas de l’étrange saveur de ces temps oubliés, même si le regret le saisissait parfois en songeant qu’il ne pourrait rien étreindre, et presque rien voir, de tout ce qui lui était décrit. La mélancolie devenait vertige s’il tentait de songer à l’ampleur de la perte. Mais ils rebâtiraient, tout au moins l’essentiel, une quintessence, peut-être. Il les aiderait de son mieux. Quand ils firent une pause, le Seferneith dégusta un kiwi, l’évidant méticuleusement avec une petite cuillère. Il constata, comme par hasard : – Il est bien regrettable que, parfois, il n’y ait aucune solution parfaite à un problème. Bleu Nuit baissa les yeux, un pincement au cœur. Son maître allait-il lui tenir rigueur de sa réaction ? Il souffla : – Oui, c’est très regrettable. Verte Bruine termina son kiwi, et continua : – Parfois, le calme est un défaut. Je me dis que si la souffrance coule hors de nous en un filet, à mesure qu’elle naît, elle ne risque pas de blesser, ni nous-mêmes, ni autrui. Mais si elle s’accumule… que ne peut-elle pas nous forcer à faire ?
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L’exorciste serra les poings, tête baissée. Le lettré haussa les épaules, puis ajouta d’un ton léger : – Bah ! Comme dirait Lotus Mauve, le crime mène à la culpabilité, et quoi que je puisse en penser, c’est un sentiment très doux pour certains. Un sentiment familier, presque une appartenance, voire une normalité. Bleu Nuit songea qu’il aurait aimé être enfoui au plus profond d’une haie… mais aurait détesté devoir y pleurer seul. Il ne passait pas non plus sous l’escalier. C’était idiot d’avoir grandi. Il murmura : – Je suis… désolé. J’ai vraiment cru que vous ne dormiez jamais. Et quand je vous ai vu dans l’herbe… quand j’ai compris à quel point elle m’avait eue… je… Verte Bruine lui passa doucement une main dans les cheveux, puis le prit contre lui. – C’est mal, de s’énerver ? – Oui. – Et d’être pris en défaut ? – Oui. – Surtout quand on est un maître ? – Oui. – Alors, je suis heureux que vous soyez redevenu un disciple, et pas celui de n’importe qui, mais le mien. Je crois que nous allons passer un peu de temps à redéfinir le mal et le bien.
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Bleu Nuit réalisa qu’il pleurait. Il dit encore : – Oui… Est-ce qu’il pouvait vraiment apprendre la vie… d’un mort ? D’un mort chaud et tendre qui l’aimait à ce point ? Il décida que oui, de toutes ses forces. – Mais… – Mais ? – Pourriez-vous ne pas me lâcher tout de suite, s’il vous plaît ? Verte Bruine le serra un peu plus fort, et le caressa doucement, de bouffées de tendresse et de réconfort, de bien-être et d’appartenance. Blotti dans la douceur du lettré, Bleu Nuit finit par demander : – Petite Pomme… comment pourra-t-elle me pardonner ? – Petite Pomme ? C’est déjà fait. Je lui ai parlé du chat. – Le chat ? – Mais oui, le chat. Cet animal très doux, et si mignon, que les mioches tyranniques sont parfois tentés de prendre pour jouet. Le chat, il griffe, il mord… parfois sans préavis. – Je… cela suffira ? – Oh, quand le chat aura appris à se comporter autrement, elle sera contente de l’apprendre. En attendant, elle jouera avec le chat… en se souvenant qu’il n’est pas inoffensif. Elle trouve
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cela plutôt amusant, voyez-vous : que pourra-t-elle faire avec le chat sans être défigurée ? C’est un vrai défi, bien à sa mesure. L’exorciste se jura d’apprendre à se hérisser, à souffler, à cracher, et à intimider Petite Pomme sans lui faire de mal. Très vite. Très, très vite. Ah ! Pourquoi fallait-il qu’elle ne tînt compte d’aucune de ses mimiques humaines, ni regard de colère, ni réprobation ? Plus tard, ils s’installèrent dans la bibliothèque, mais Bleu Nuit ne parvint pas à se concentrer sur son livre. Il en choisit un autre, qui ne contenait que des images, mais son regard glissait sur les couleurs sans pouvoir s’y attarder. Il prit congé, et alla s’asseoir près de l’eau. Il se demandait comment modérer Petite Pomme quand Lotus Mauve s’approcha de lui. Il retint un soupir : les problèmes ne venaient jamais seuls, même au paradis. Il évita ostensiblement de regarder le Seferneith, mais celui-ci ne s’en soucia pas. Il tourna autour de lui, cherchant sous quel angle il formait le plus beau contraste avec l’arrière-plan, puis il s’assit. Bleu Nuit l’ignora quelques instants, puis : – Que faites-vous ? – Je m’ébaubis. – Vous… quoi ? – Je m’étonne, je me stupéfie, je m’effare… – J’avais compris, merci, mais de quoi ? – Ah… ça… j’ai discuté quelque peu avec Lavandin… Bleu Nuit ne put s’empêcher de lui jeter un regard inquiet. Pauvre Lavandin !
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– Oh, rassurez-vous, il se porte parfaitement bien. Il n’a pas vos problèmes relationnels. – J’en suis heureux pour lui. – Il m’en a appris de belles à votre sujet. – Vraiment ? Je vois mal ce que j’aurais de honteux à cacher. Lotus Mauve lui administra un long sourire, atrocement complice et doucereux, car non seulement c’était un mensonge, mais ils le savaient tous deux. – J’aime entendre de telles stupidités. Malheureusement, je ne suis pas d’humeur à vous pendre, même si vous me tendez la corde avec une telle obligeance. Je viens seulement me délasser. – Vraiment ? Et comment cela ? – Avez-vous bien observé le jardin ? – Je pense avoir bien commencé, tout du moins. – Alors, vous avez peut-être remarqué que tout y est parfait, affiné au plus au point, agréable à l’œil. – Oui. Et alors ? Le guérisseur ne répondit pas, et continua à fixer Bleu Nuit. – Lotus Mauve ! Où voulez-vous en venir ? – Ne me dites pas que vous ne l’avez pas compris ?
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– Je l’avoue très humblement, si. – Mais voyons, Bleu Nuit… je me délasse en contemplant l’imperfection. Non seulement vous êtes défectueux au plus haut point, mais qui plus est, même un Seferneith courageux ne penserait jamais à tenter de vous améliorer. Nous savons tout de même identifier une cause perdue… – Je… je ne pense pas être une cause perdue… et d’ailleurs, Verte Bruine prend la peine de me dispenser son enseignement… – Oh ! Verte Bruine ! Il a tellement l’habitude de jeter des informations au papier, il peut bien en jeter au néant de temps à autre… – Je… – Et puis, il a toujours su adoucir les agonies intellectuelles d’une bonne dose de compassion. – Je… je ne vous crois pas. – Bien sûr. – Quoi, bien sûr ? – La lucidité est une qualité. Bleu Nuit hésita à s’éloigner, tant il était inconfortable d’être épinglé ainsi ; mais il n’avait pas envie de se lever, car il aimait cet endroit, les reflets du ciel dans le bassin, et le parfum des jacinthes. Il dit, à tout hasard : – J’aimerais contempler le paysage en silence.
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Lotus Mauve sourit : – C’est un plaisir que je respecte, même chez ceux qui en ont d’autres. Alors, chez quelqu’un comme vous, dont la vie est si morne… – J’ai d’autres plaisirs ! – Ah, oui ? Mais c’est que c’est vrai, si j’y réfléchis… le plaisir d’accourir quand on vous siffle… celui de servir des ingrats… de rendre un bien pour un mal… de serrer si fort les poings que cela laisse de jolies traces rouges dans vos paumes, voire un peu de chair sous vos ongles… Il se tut un instant, et Bleu Nuit expira enfin. – Ça fait du bien, une pause, mm ? Vous manquez vraiment de souffle. J’oubliais le meilleur, bien sûr. – Et qu’est-ce donc, cher docteur ? – Le plaisir de discourir sur les troubles de la fonction érectile chez les maîtres exorcistes quand tous prennent du plaisir autour de vous. L’exorciste s’étouffa, et Lotus Mauve contempla un papillon le temps qu’il se reprît. – Voilà pour les loisirs que je vous laisse volontiers. Et sinon… ah… boire le thé… confectionner des bouquets pour décorer votre intérieur… brûler de l’encens… contempler la lune, qui semble vous fasciner, posée énorme et ronde dans le ciel tranquille… sourire aux arbres en fleurs… sourire, mais timidement, aux femmes en fruits…
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Lotus Mauve se tut, puis il soupira. – C’est ennuyeux que nous ayons autant de loisirs communs, mais que nous les pratiquions si différemment que j’en ai le vertige. – Pourquoi la différence vous donnerait-elle le vertige ? – Parce que je les pratique pleinement, et que vous, vous restez vide. Vos loisirs ne sont que l’absence d’action, et une touche infime de plaisir. Mais aucun d’entre eux ne vous donne l’impression de vivre pleinement. Vous tuez le temps, Bleu Nuit, et pour le reste… vous tuez les morts. – Je… je fais de mon mieux. – Oui, de ce mieux qui est l’ennemi du bien. Lotus Mauve tapota la main de l’exorciste, puis il se leva. – Ah ! Il semblerait que mes prévisions aient été un rien pessimistes… et que vous ayez finalement entraperçu votre imperfection. Je vais vous laisser jouir seul de ce spectacle si reposant. Au plaisir de vous revoir… Bleu Nuit resta silencieux. Il regarda fixement les jacinthes, et se demanda s’il les voyait vraiment, s’il en jouissait pleinement, ou si cette impression infime de flottement qui le hantait souvent n’était pas le vide dont parlait Lotus Mauve. Il baissa les yeux sur ses mains, et il douta qu’elles fussent réellement les siennes, car elles travaillaient surtout pour d’autres, et selon des valeurs qu’il n’avait pas créées… et qu’il n’approuvait ni toujours, ni complètement. Il se sentit nauséeux. Il songea à son maître, qui aimait, lui aussi, s’asseoir et admirer la lune, et il eut envie de pleurer : Verte Bruine le trouvait-il également creux ? Le voyait-il comme une sorte de spectre, qui agissait, qui par-
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lait, mais qui n’était pas vraiment là ? Qui marchait dans l’herbe, juste à côté du sentier de sa vie ? Il ramena ses genoux contre sa poitrine, il baissa la tête, et il pleura. Plus tard, il sentit la main de Verte Bruine se poser sur son épaule, et fut entouré d’une odeur tendre, profonde, une odeur de cire d’abeille mêlée d’encens et de cannelle. Il ne put cesser de pleurer, mais son maître ne le quitta pas. Il resta près de lui, et lui caressa doucement la tête. L’eau du bassin était dorée quand il put enfin parler : – Maître… Lotus Mauve… il dit que je suis… que je suis creux… que je… que je ne suis pas vraiment là… que je crois faire les choses, mais n’en fais que l’ombre… que je ne ressens pas ce qu’il y a à ressentir… que je passe à côté de ma vie. – Ah. Et vous, que croyez-vous ? – Je… je ne sais pas. J’ignore ce qu’il ressent ! Comment pourrais-je savoir que je manque d’une chose que je ne connais pas ? S’il existe une plénitude, comment l’imaginer ? Verte Bruine le serra contre lui, et murmura. – C’est agréable ? – Oui. – Pas le moindre sentiment de gêne ? Un peu comme… disons, Lotus Mauve dans le paysage ? – Je… non… si. – Et qu’est-ce ? Bleu Nuit se tut longtemps, puis souffla :
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– De la souffrance… passée, et présente. Et… toutes les manières que j’ai eues de m’en prémunir. Je… j’ai trop peur de souffrir pour être vraiment là. Je suis malheureux de ne pas oser le faire, mais je… je reste quand même en retrait. Et puis, je suis triste. Il y a toujours un chagrin en moi, et j’ai l’impression qu’il borne mon sourire, que mes lèvres ne peuvent jamais s’étirer vraiment. Je crois que je ne ris pas de bon cœur… ou si rarement, comme par surprise, comme par… erreur. – Alors, tout va bien. – Pardon ? – Je n’ai rien entendu qui ne se puisse soigner… si vous voulez guérir, évidemment. Je ne peux pas vous forcer, je ne peux même pas vous tirer. – Je… cela en vaut-il vraiment la peine, Verte Bruine ? La vie est-elle si douce, quand la souffrance et la peur sont oubliées, quand plus rien ne nous retient de vivre chaque instant ? – Oui, elle l’est. Elle est comme du miel qui coulerait en nous. Elle est un verger tout couvert de fruits, que nous pouvons cueillir au gré de notre fantaisie. Elle est un fleuve immense qui coule en nous portant, sous un ciel radieux aux couleurs changeantes. Elle nous pousse, nous caresse, nous réveille souriants. Je l’aime, Bleu Nuit. Elle m’a été arrachée, elle m’a été rendue, et j’y tiens. Peu importe ce que j’ai subi, elle est toujours aussi belle. Ce qui change, ce n’est pas elle, c’est que le chagrin nous aveugle. Je veux voir, Bleu Nuit, je veux contempler et sourire. Il se tut, et Bleu Nuit regarda la soie jaune foncé qui vêtait son maître chatoyer dans la lumière du soir. Il suivit le cours des broderies, les fils de soie, les lamelles de chitine, qui scintillaient. La vie… s’il pouvait l’aimer autant qu’il chérissait Verte
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Bruine… autant qu’il aimait Lavandin… si elle pouvait le tenter autant que Rouge Cerise… l’amuser autant que Petite Pomme ! S’il pouvait cesser de la fuir, de crainte qu’elle ne le blessât ! – J’ai si peur, Verte Bruine… peur de souffrir encore. – Le courage ne vous a jamais manqué, Bleu Nuit. Mais la consolation ? – La… consolation… je… il y a eu… Lavandin… il a… il m’a soutenu de son mieux. – Et vous avez osé profiter de son aide ? – Non, je ne… je ne voulais pas l’affliger. C’étaient mes ennuis, mon chagrin… c’était… – Le chagrin noie qui l’accumule, Bleu Nuit. Et il ne fait que couler entre les mains de l’ami qui nous écoute. Je ne dis pas qu’il n’y a rien de douloureux à voir pleurer ceux qu’on aime ; mais je dis qu’il est pire de voir le chagrin se déposer en eux, et les ronger, les éteindre peu à peu, en faire des spectres pâles. Il releva doucement le menton de l’exorciste, et ajouta : – Vous faites partie de ceux que j’aime, Bleu Nuit. Vous faites partie de ma vie. Votre douleur me peine ; votre joie me ravit ; j’ai les moyens de promouvoir la seconde. Soit je le fais, soit je vous sors de ma vie, pour ne plus m’affliger. Je préfère vous garder. Bleu Nuit sourit timidement, et demanda encore :
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– Maître… Lotus Mauve dit que je n’ai… que je n’ai aucune chance de m’améliorer, que vous… que vous ne me tolérez que par compassion. Pour la première fois, il vit une ombre passer sur le visage de son maître, et il craignit d’avoir raison. – Bleu Nuit… je suis convaincu que vous pouvez progresser, au point que je l’ai dit à tous ceux qui me sont chers. Et je ne mens jamais. Bleu Nuit se mordit la lèvre. Il murmura : – Je suis désolé d’avoir douté… – Lotus Mauve a toujours su modeler les esprits, Bleu Nuit, pour le meilleur jadis… et pour le pire aujourd’hui. Je vous aiderai à apaiser le trouble qu’il a fait naître en vous. L’exorciste s’étendit, la tête sur la cuisse de Verte Bruine. – Et moi, je ferai de mon mieux pour m’améliorer. – Ça ! Qui en doute ? Il n’y a rien de mal à être consciencieux et motivé, Bleu Nuit, tant qu’on applique les bonnes méthodes. – Sinon, on fait du bon gâchis. Il prit la main du lettré, et respira à nouveau la légère odeur de cannelle et de cire. Il avait été rassurant d’être autonome, mais terrifiant de savoir que s’il disparaissait, son moi, son vrai moi, ne manquerait à personne, car nul ne l’aurait jamais aperçu. Il aurait vécu totalement méconnu, totalement ignoré. Cette odeur… elle lui disait qu’il était perçu jusqu’aux tréfonds de son être, qu’il était accepté, excusé, chéri. S’éloigner,
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apeuré ? Mais Verte Bruine était incapable de le blesser… gravement. Il n’en avait pas peur. Il redoutait seulement d’en être privé, et cela le retenait d’en devenir l’intime. Il soupira. S’il aimait Verte Bruine, la mort l’en priverait un jour. Mais s’il n’osait pas l’aimer… la mort l’en priverait quand même, et il ne lui resterait rien, pas même le souvenir des bons moments passés ensemble. Ce serait mille fois pire, car il aurait tout manqué. Le moment venu, il partirait nu, vide, et fou du chagrin de n’avoir rien vécu, que le devoir et l’effort. Le vide… voilà ce qui l’effrayait vraiment, ce qui le terrifiait au point qu’il l’avait oublié, pour ne se souvenir que de la souffrance de voir s’éloigner ou mourir ceux qui le comblaient. Il avait tenté d’offrir la plénitude à ses disciples, mais il s’était toujours considéré comme une cause perdue… Lotus Mauve avait eu raison, il s’était cru bon à jeter. Il inclina la tête, il regarda le visage de Verte Bruine, il lui sourit, et il jeta cette croyance. Son maître l’aiderait à choisir que mettre à sa place… s’il fallait y mettre quoi que ce fût de plus que de la joie de vivre. Il s’assoupit, épuisé et confiant, et le lettré le regarda dormir, attendri. Il aimait être invité dans le cœur de ses amis, là où se cachait leur vrai moi. Il y pénétrait avec délicatesse, à leur rythme, et y bougeait tendrement, pour ne rien déranger, pour ne pas effrayer ces espoirs si fragiles, et pour ne pas blesser. Il chérissait ce lieu sans critique, sans méchanceté, sans mensonge, sans distance. Jour après jour, il découvrait qui était vraiment Bleu Nuit, et il espérait de tout son cœur ne pas avoir à rédiger sa nécrologie. Il le voulait vivant, comme tous les coins de paradis. Il trouvait si tristes les paradis perdus, effacés, oubliés… Il mangea d’une main les mets que Rouge Cerise lui apporta, parce qu’il n’avait pas le cœur de retirer celle que Bleu Nuit tenait toujours.
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Il reposa l’assiette, et observa l’exorciste. De si beaux cheveux noirs, et nul n’y passait les doigts. Des yeux d’un bleu splendide auquel le désir aurait apporté une touche de brume tout irisée de lune. Des lèvres que personne ne pouvait embrasser. Un corps où la jouissance ne venait jamais apaiser les tensions. C’était regrettable. Quand Bleu Nuit fut réveillé et reparti dans son pavillon, Verte Bruine chercha Lavandin. – Au fait, Lavandin, Lotus Mauve a fait… ah ! comment dites-vous cela ? a fait perdre sa virginité à votre maître. Une ombre passa sur le visage de Lavandin, et Verte Bruine ajouta : – En quelque sorte. Je veux dire, il n’y a rien eu de… de mécanique. C’est seulement que… que Bleu Nuit a éprouvé un orgasme. – Une sensation sans… corps étranger, en quelque sorte. Le nuage s’était enfui, au profit d’un curieux sourire rêveur. – C’est cela. Et je me demandais : cela lui posera-t-il un problème, professionnellement ? – Hé bien… tout dépend si nous envisageons notre métier sous l’angle de la théorie ou de la pratique. – Elles divergent ? – Pas officiellement, non. – Les deux versions m’intéressent.
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– En théorie, un exorciste doit être chaste, ce qui ne l’empêche pas de se marier et d’avoir des enfants ; mais sa pratique du sexe doit se limiter à la reproduction. Verte Bruine le regarda avec un étonnement sans bornes. – Il se prive délibérément de plaisir ? – Eh bien… oui. – Et qu’y gagne-t-il ? – Un doux sentiment de fierté, je suppose, qui lui permet de se sentir supérieur. – Une supériorité née du renoncement à un bienfait ? Qu’on se glorifie de ne pas nuire, d’accord ! Mais de se priver ? Je ne comprends pas. – Bleu Nuit s’est mutilé délibérément de sa sexualité afin d’être un exorciste plus puissant. – Se priver du plaisir… c’est incompréhensible. – Sauf si vous avez vécu une vie durant laquelle la puissance vous a rapporté bien plus que l’amour. Le regard de Verte Bruine s’était noyé de pluie. Il murmura : Lentement, une à une, L’enfant entasse les pierres En cercle autour de lui, Jusqu’à former une tour. Elle n’a pas de porte, De peur qu’on touche l’enfant ;
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Elle n’a pas de fenêtres, De peur qu’on le voie. Elle est tellement haute Qu’il ne voit plus le ciel. Chaque chagrin, chaque blessure Cimente mieux les pierres, Colmate la moindre faille. Les larmes la remplissent, Et l’enfant meurt noyé. Il peut avoir grandi, Il peut avoir blanchi, Il peut être un guerrier, Il peut être un roi, Il n’a jamais appris À survivre à ses peines. Dans la tour muette Son cadavre flotte encore, Tournoyant lentement ; Ses yeux ne pleurent plus, Mais ils restent mouillés De larmes innombrables Qui sont tout son linceul. Lavandin posa sa main sur la manche de Verte Bruine, et, doucement : – Pourquoi insister ? Je sais que vous êtes curieux, mais certaines choses devraient rester incomprises, et tellement étrangères que nous ne risquerons pas d’être contaminés. – C’est sensé. Mais tout de même… je trouve très curieux que certaines parts du monde gagnent à être ignorées, ou du moins… à ne pas être assimilées. Cela ne doit pas être facile, de devoir trier ce qui vous entoure. – Moi, j’y suis habitué.
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– Je me demande si j’ai envie de m’y habituer. Je préférais améliorer ce qui me déplaisait. – Nous n’avons pas toujours cette puissance. Verte Bruine soupira, puis il sourit, car il n’était pas un humain, et c’était une bonne chose. – J’espère qu’un jour, nous saurons si la recherche désespérée de puissance pour combler un vide intérieur donne ou non de meilleurs résultats que la puissance comme moyen de préserver ce qui nous est cher. – Vous ne faites jamais de magie pour elle-même ? – Pour elle-même ? Non. J’en fais parfois parce qu’elle est belle et qu’elle me plaît. Lavandin eut un large sourire. Verte Bruine conclut alors : – Voilà donc pour la théorie ! Et… la pratique ? – Hé bien… si ne plus être vierge, sans pourtant être père, posait un problème, je pense qu’un vilain fantôme m’aurait vaincu et massacré depuis longtemps. Mais allez savoir avec Bleu Nuit, il a le don de perdre ses moyens pour des motifs futiles. Je crois qu’il va être temps de lui avouer que je n’ai peutêtre pas suivi toutes ses instructions. – Vous excellez à trier, n’est-ce pas ? – Eh oui. Mais il m’a laissé libre de le faire. – Désirez-vous que je sois présent ? Je puis moduler les réactions de façon à ce qu’elles restent constructives.
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– Oh, non. Je le préfère authentique et défectueux. Chacun ses vices… – D’autant plus tolérables qu’ils sont des plaisirs. Lavandin s’éloigna, et trouva son maître assis en face d’un massif de pivoines auxquelles les lanternes donnaient un éclat vibrant, créant un contraste magnifique avec le ciel bleu sombre. Il contempla les corolles touffues quelques instants, mais ne leur trouva rien de plus que de la beauté. Il se demanda ce que Bleu Nuit, lui, percevait dans leur rouge splendeur. – Maître, au sujet de votre… virginité… – Oui, Lavandin ? L’exorciste se demanda qui avait jugé bon de parler de… l’incident à Lavandin, puis il haussa les épaules. Il semblait clair que s’il fréquentait des Seferneith, il n’aurait plus guère ni de gros, ni de petits secrets. – Eh bien… je ne pense pas que cela puisse influer sur votre vie professionnelle. Moi, en tous les cas, je n’ai pas vu de différence. Je ne suis pas à votre niveau, bien sûr, mais… Bleu Nuit le regardait avec émotion, et Lavandin se tut. – Lavandin, tu… tu as une vie… sexuelle… normale ? – Normale ? Euh… je crois bien. Des jeunes filles pleines de promesses, des femmes charmantes aux époux négligents, des courtisanes bien éduquées… j’ai un peu de tout ; de la musique souvent, et du bon vin, parfois. Une certaine tendance à fréquenter les bains mixtes, également.
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L’exorciste souriait, un sourire étrange, comme un reflet dans l’eau. Il lissa soigneusement les légers plis que sa robe faisait sur ses cuisses, puis : – J’en suis très heureux, Lavandin. Je suis un maître compétent, mais pas dans tous les domaines. Et toi… tu n’avais pas de famille pour compléter mon enseignement. Je suis soulagé que tu aies pu trouver par toi-même une voie qui te convient. Le jeune homme sentit une chaleur s’installer dans sa poitrine, une sensation de douceur. Il était tellement agréable de se rapprocher à nouveau de son maître. Il s’agenouilla, prit les mains de Bleu Nuit, y enfouit son visage, et resta longtemps dans cette ombre aimante. – Maître, si une vie amoureuse normale vous paraît un bienfait, ne serait-il pas temps de… ? L’exorciste referma les poings et les posa dans son giron. Il fixa son regard sur les pivoines, et se tut. Lavandin finit par s’éclipser. Plus tard, une petite chouette blanche se posa sur sa manche. Il la caressa, elle ferma ses yeux d’or, puis redevint une feuille de papier découpé, une silhouette d’oiseau portant quelques traits de pinceau, et la marque de son maître. Il lut : S’il souhaite que la rivière Le charme de son chant Il lui faudrait attendre Qu’elle dégèle au printemps. Lavandin replia la feuille avec délicatesse, et la rangea près de son cœur. Il ne voyait aucun problème à attendre les beaux jours en douce compagnie. Après cela, il sauterait d’une nacelle à l’autre, jusqu’à se trouver parfaitement à l’aise. *
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Bâton d’Encre s’étonna, car le peintre n’était pas revenu. Il était impensable qu’il eût désobéi, car chaque préfecture avait son portrait, chaque juge savait quelle était sa tâche, et sa punition s’il s’y dérobait. Il envoya un message, et reçut en retour des peintures soigneusement enroulées, protégées par des boîtes de laque sculptée, ainsi que les excuses d’un magistrat local, car le peintre était mort. Malgré tous les efforts des services sanitaires, les environs de la montagne étaient la proie d’une épidémie. Bâton d’Encre envoya un nouveau message, et reçut la description détaillée de la maladie. Malgré la froide concision des mots, il frémit, car c’était celle-là même qui avait failli emporter Lys d’Eau, et lui avec. Il l’avait vécue, et ne pouvait l’oublier. Mais il pouvait profiter de la vie que Lotus Mauve lui avait offerte. Il se servit à boire, et leva son verre à ceux qui n’avaient pas su s’offrir un si bon médecin. Puisqu’elles étaient sans danger pour lui, il ouvrit les boîtes, et regarda, charmé, les peintures. Il écarta celles où la maladie se devinait, dans le trait tremblé, les couleurs mal choisies et mêlées sans adresse. Il quitta son bureau, les boîtes sous le bras, et se réjouit d’aller contempler le sourire de sa petitefille. Mais, arrivé dans le couloir, il fit demi-tour. Juste un instant, un petit instant, pour demander une enquête… il voulait savoir jusqu’où cette maladie sévissait. Curiosité morbide ? Peut-être… mais un magistrat informé valait toujours mieux qu’un ignorant. Lotus Mauve possédait le remède. Il eût été maladroit de le fournir à l’Administration, qui eût posé trop de questions sur sa provenance. Les gens s’étaient déjà étonnés que Lys d’Eau et lui-même eussent survécu, mais la richesse de ses dons au temple les avait convaincus que les dieux ne se seraient pas privés d’un fidèle si généreux. En revanche, faire fabriquer
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quelques doses de remède pour des amis sachant tenir leur langue… et rendre les faveurs, cela serait sensé. Plus le monde irait mal, plus il serait utile d’avoir des débiteurs fidèles en grand nombre. Mais pour l’instant, il allait apprendre à sa petite-fille chérie à jouir du travail d’autrui encore un peu mieux qu’elle ne le faisait déjà. Il était absolument vital qu’elle sût recevoir avec élégance et naturel, puisqu’elle savait aussi se faire offrir à foison. Ah ! La vie des gens aisés demandait bien plus de sacrifices et de talents que ne le pensaient les pauvres ; mais le plaisir d’exceller valait bien quelques efforts.
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VII Le sourire des pétales Cœur de Brume trouvait étrange de contempler l’horizon envahi par la montagne. Il restait tout d’abord stupéfait par la masse formidable qui barrait le paysage, puis laissait peu à peu son regard errer sur les flancs de pierre, découvrir les pins accrochés au roc. Le ballet des brumes devenait un loisir, et la montagne semblait coquette, variant sans cesse ses ornements, la manière de draper ses foulards innombrables. L’aube les changeait en mousselines roses, d’un rose qui donnait envie de revenir à sa couche et d’y retrouver sa femme. Cœur de Brume avait vu les joues de vierges s’enflammer dans le matin, et elles avaient couru se trouver un amant ; mais lui-même appréciait trop le feu qui gagnait peu à peu la montagne pour céder au désir. Il restait émerveillé devant sa splendeur, et se prosternait parfois en signe de gratitude. Il avait vu des peintres tenter de rendre la beauté de la montagne, et il les avait pris en pitié, jusqu’à comprendre qu’ils tentaient seulement de donner l’envie d’aller la contempler soi-même. Il saluait toujours avec gentillesse les visiteurs qui venaient pour elle, car il partageait leur ravissement. Mais la montagne n’était pas que lumière, et par moments, elle couvrait le monde de son ombre formidable. Elle plongeait les collines où vivait Cœur de Brume dans une pénombre qui lui rappelait la nuit, mais une nuit bordée de jour pour peu que le regard le cherchât. Cœur de Brume gravissait en quelques bonds légers le raidillon qui s’élevait derrière sa maison, pour atteindre la crête et revoir le ciel bleu ; mais sa femme et ses en– 148 –
fants restaient dans l’ombre et se plaignaient d’elle, de cette seconde nuit qui les affligeait. Sa femme brûlait parfois quelques herbes odorantes sur l’autel familial, et priait pour que le monstre de pierre disparût comme il était venu. Cœur de Brume, lui, se souvenait encore de la peur de son père à l’idée que l’empire s’étendît jusqu’à eux, et que le Général vînt prendre leurs têtes. Il préférait subir l’ombre parfois, et vivre libre, libre d’aller jouir à son gré de la splendeur de la montagne. Un jour qu’il rentrait vers sa maison plongée dans l’ombre de la montagne, Cœur de Brume ralentit, inquiet, puis s’arrêta. Un instant, il s’était cru perdu, car le chemin qu’il foulait si souvent, et le muret de pierre qui le longeait, lui avaient semblé n’être plus que de la caillasse envahie d’herbes folles. Il prit le temps de laisser son regard s’habituer à la pénombre, il revit le chemin sous ses pieds, il se rasséréna, et il reprit sa marche. Derrière lui, il n’y avait plus de chemin, mais il ne s’en aperçut pas, car il ne se retourna pas pour saluer les sommets. Quand il arriva près de sa maison, il s’étonna de ne pas voir la grange, mais il cligna des yeux, sa vue s’améliora, et il la discerna. Il se demanda ce qui arrivait à ses yeux, et il massa son front endolori. C’était une douleur étrange, comme celle qu’il ressentait jadis quand son père le pressait de mémoriser les prières aux ancêtres, et que les mots lui échappaient sans cesse, tant ils lui semblaient dénués de sens. Les morts s’en allaient comme les jours quand la nuit vient, et il n’en restait rien de plus ; pourquoi parler au jour enfui, qui ne peut plus être vécu ? Il ne l’avait jamais compris, mais il avait exécuté les rites de son mieux, pour satisfaire son père, et retourner jouer. Sous la véranda, un inconnu lui fit signe, et il s’approcha rapidement, heureux d’avoir un visiteur. Quand il fut assez près, le visage de l’étranger partit en lambeaux, et il identifia sa femme, souriante. Derrière elle, ses enfants étaient flous, et les
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murs se dissolvaient comme du sucre dans l’eau. Il étreignit sa famille, il respira l’odeur de leurs cheveux tout parfumés par le repas qui cuisait, et il décida de ne pas leur parler de ses problèmes de vue. Au matin, il irait voir le guérisseur. Cette nuit-là, il dormit mal. Il rêva que le monde n’était presque rien, que quelques couleurs pâles posées sur une peau de porc fine et translucide. Il la tint devant lui en pleine lumière, et les discerna faiblement. Mais l’ombre s’étendit sur lui, et le masque du monde pela. Il s’usa les yeux à chercher les lignes infimes qui avaient été des chemins, des puits, des bancs, des maisons et des granges, mais elles se fondaient peu à peu dans le néant. Le jour s’enfuyait, et tout ce qui avait été bâti à sa lumière disparaissait avec lui. Il se réveilla en sursaut, et soupira de soulagement en apercevant le ciel étoilé au-dessus de lui. Il se raidit, car c’était le toit qu’il aurait dû voir. Il plissa les yeux, mais rien ne changea. Il tourna la tête, et ne découvrit autour de lui que le sol nu. Pourtant, il était étendu sur une couche assez confortable. Il s’assit, et réalisa qu’il s’agissait de la totalité de ses vêtements. De l’âtre, il ne restait pas même quelques pierres noircies. Les murs avaient disparu, ainsi que leurs fondations. De sa femme, de ses enfants, des casseroles suspendues au mur et sur les flancs desquels chatoyait jadis le reflet des braises, pas une trace. Il était seul, avec le vent nocturne qui sifflait entre les collines. Il ferma les yeux, et tâtonna autour de lui. Plus tôt déjà, ses yeux l’avaient trompé, peut-être le faisaient-ils encore. Mais au lieu du corps chaud de sa femme, des petits visages de ses enfants, il n’y avait que les pierres froides et les fleurs aux pétales recroquevillés. Il se redressa, il gravit le raidillon, et il attendit le jour en priant pour que la lumière ramenât les lieux familiers, les maisons, les granges, les poules, le bétail. Il voulait revoir les couleurs des légumes dans le potager, l’or du blé ondulant dans
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le vent du matin. Il voulait prendre entre ses mains le visage de sa femme, et contempler ses yeux. Au matin, il ne regarda pas l’enchantement de la montagne, la danse des brumes, le scintillement des ruisseaux, la blancheur des neiges teintées de couleurs changeantes. Il fixait son village, et il vit la lumière s’avancer lentement entre les collines, dévorer ce qui restait de nuit, et réchauffer peu à peu les pierres qui avaient remplacé son foyer, et celui de ses amis. Peu à peu, il se courba, et il pleura. L’ombre était venue, et elle avait dévoré tous ceux qui avaient vécu en elle. Il serra les poings, sa main se referma sur une plante, et son odeur puissante le frappa : si petite, et pourtant si odorante, si intensément vivante. Il la regarda, et la trouva robuste. Elle, l’ombre ne l’avait pas dévorée. Il respira ses doigts tout imprégnés de senteur, et il réalisa qu’il était vivant, lui aussi. Il se retourna, et observa la montagne. Lui, il ne l’avait jamais blâmée d’être venue à eux. Mais sa famille… et d’autres villageois… ils n’avaient su que se plaindre et espérer son départ. Il se prosterna, demanda leur pardon, mais quand il osa regarder à nouveau, le village n’était pas revenu, et aucune fumée ne s’élevait plus dans l’air tranquille pour en marquer l’emplacement. Il songea que la montagne aurait été bien magnanime, si elle avait pardonné tant d’affronts après une seule prière. Il se rendit au village voisin, espérant s’y abriter, mais il ne le trouva pas. Il eût juré qu’il se tenait sur ce qui avait été la place principale, mais rien ne s’élevait autour de lui. Il décida qu’il s’était perdu, et persévéra dans sa recherche, mais plus il s’obstina, et plus il devint clair qu’il n’y avait jamais eu de vie humaine en ces lieux de pierres, d’arbrisseaux et de fleurs. Son chagrin l’égarait, sa mémoire le trompait. Il se souvint alors que la pénombre s’était étendue sur ces maisons aussi, et ne s’étonna plus. Il revint vers son village sans hâte, en prenant le
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temps de récolter de quoi manger. Les baies étaient nombreuses, les feuilles tendres et acidulées formaient d’épais tapis, et il déterra quelques tubercules. Il vit des truites dans la rivière, mais ne les pêcha pas, car c’étaient des vies qu’il réclamait, les vies de sa famille et de ses amis, et ce n’était pas en tuant qu’il les obtiendrait. Il fouilla ce qui avait été le village, et retrouva quelques pierres où se discernaient encore de vagues motifs, et des planches si usées qu’elles semblaient des arbres morts dévorés par la pluie. Il les assembla sommairement pour s’abriter du froid et du vent qui venaient avec la nuit, puis il brûla les herbes odorantes qu’il avait récoltées, et il pria la montagne. Jour après jour, il renforça son abri, il accumula des réserves, et il pria ; mais peu à peu, il réalisa que loin de se rapprocher de lui, loin de se pencher sur ses soucis, la montagne semblait s’éloigner vers le ciel, toujours plus haute. Il quitta son abri, il s’assit sur une colline, il contempla la montagne, et il décida qu’elle lui lançait un défi, qu’il accepta en souriant : il la gravirait, et il lui réclamerait les siens. Il emplit un havresac de provisions, il noua ses cheveux, se choisit un bâton, et s’avança vers elle. Il s’enfonça dans la première vallée qu’il aperçut, y longea la rivière, grimpa dans son cours, mais ne put franchir la falaise et sa cascade. Il redescendit, et explora la vallée suivante, sans plus de succès. Pendant des jours, il chercha un passage dans les contreforts déchiquetés, puis ses jambes se mirent à trembler, il glissa, et s’assomma sur une pierre. Quand il ouvrit les yeux, il vit l’ombre dans l’étroite gorge où il se tenait, puis le ciel bleu, et loin au-dessus de lui, la blancheur immaculée des cimes. Il regarda ses jambes, et sut qu’elles ne le porteraient jamais vers de telles hauteurs. Il soupira, et revint lentement vers son village. Il chassa le renard venu s’installer dans son abri, et s’assit, fatigué. Il se releva, et déplaça sa cahute sur la colline, de façon à apercevoir la
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montagne. Il défit certains de ses habits, puis noua et cousit jusqu’à pouvoir marquer le sentier du raidillon d’une longue corde à laquelle s’accrochaient de petits drapeaux triangulaires, un par villageois disparu. Le vent les fit danser, et, dans son esprit, la musique des jours de fête tourna et sonna. Ah ! Comme il l’aurait fait célébrer, le pardon de la montagne, le retour à la vie des siens ! Il s’endormit au son des flûtes et des tambours, et devant ses yeux, les robes des femmes tournoyaient ; mais rien n’était plus beau que les yeux de la sienne, et son sourire radieux. Au matin, il sortit de son abri, et contempla les cimes immaculées de la montagne, ces murs de blancheur qui commençaient très bas, juste après les contreforts gris, leurs rares pierriers, et les quelques prairies d’un vert intense, inaccessibles depuis la plaine, perchées sur le roc. Dans le ciel bleu, il vit un premier flocon, énorme. Il fut suivi par d’autres, qui étaient tellement gros, et tombaient si lentement, qu’ils lui parurent des plumes. Il sortit, et les laissa tomber sur lui. Sur ses vêtements, ils fondirent, mais sur sa main nue, ils ne le firent pas. Ils étaient réellement des plumes, légères, duveteuses, et elles se tiédissaient au contact de sa peau. Il saisit délicatement l’une d’entre elles, et la posa au sol : plume, elle resta. Il débarrassa le sol de toute pierre devant son abri, il lissa la terre, et à l’aide d’un caillou pointu, il y dessina des ailes immenses. Il bâtit un enclos de pierres, de planches et de tissus pour protéger son dessin du vent, puis il assembla peu à peu les plumes qu’il vola à la neige chaque jour où elle tomba. Le vent soufflait parfois si fort qu’il pénétrait l’enclos, mais il ne dérangeait pas ses plumes. Au contraire, il en raffinait le motif, car le vent connaissait bien mieux que Cœur de Brume les oiseaux qui volaient en lui. Le vent se retirait en laissant les orifices qu’il avait pénétrés tout entourés de plumes blanches, que Cœur de Brume ramassait avec gratitude. Il n’aurait jamais imaginé qu’il fallût autant de plumes différentes pour faire une aile.
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Quand les ailes furent complètes, il se vêtit aussi chaudement qu’il le put sans sacrifier sa légèreté. Il s’était cousu une veste toute rembourrée de duvet, et il frissonna, car elle ne couvrait pas son dos. Il bourra ses poches de fines tranches de viande séchée, très salée. Il s’étendit, sa peau nue contre les ailes immenses, et il se cambra de douleur et de surprise quand elles s’ancrèrent en lui, quand ses muscles s’épaissirent, et que les ailes devinrent siennes. Il se releva, et les ailes le suivirent. Lentement, il les remua, puis il les replia pour quitter l’enclos sans avoir à le démolir. Il regarda la montagne, il déploya ses ailes, et il s’envola, emporté par une rafale puissante. Autour de lui, les corbeaux ricanèrent, mais il tenait fermement son bâton, et il fendrait le crâne de tout importun. Il prit de l’altitude sur les courants ascendants, et fouilla du regard les flancs gris semés de pins, puis les prairies multicolores et les pierriers tout piquetés de lichens et de coussinets de fleurs. Rapidement, il se lassa de cette quête fastidieuse, et il tourna son regard vers les hauteurs immaculées. Il décida de monter plus haut, toujours plus haut, de découvrir jusqu’où s’élevait le titan, de le surpasser, et de lui commander de rendre sa famille. Il était las de supplier. Dociles, les vents l’emportèrent en une spirale ascendante qu’il finit par croire sans fin. Il baissa les yeux, et ne vit que de la blancheur se fondant dans les brumes qui rampaient sur les terres. Il leva les yeux, et n’aperçut que la blancheur se découpant sur un ciel d’argent éblouissant, un léger voile posé sur le soleil. Devant lui, un replat enneigé sur lequel étincelait un lac cristallin brillant de mille feux. Il y eut un choc, une douleur dans son dos, et il crut que son corps explosait en une pluie sanglante. Il ne voyait plus que du rouge, et des plumes qui s’éloignaient de lui. Il perdit connaissance, et tomba dans le lac qui se teinta de son sang. Ses plumes tachées le suivirent en lents tourbillons silencieux.
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Sur ses longues ailes bleues, Manis plana au-dessus du lac, examinant l’étoile sanglante qui se diffusait peu à peu dans les eaux. Il sourit, car le lac n’était plus un cristal glacé, il avait trouvé un cœur de sang, un cœur décidé à vaincre les nues. Il effleura l’eau, il saisit le corps de l’homme, le débarrassa de ses dernières plumes et de sa veste, puis le replongea dans l’eau, car il saignait encore. Il le ramena jusqu’au rivage en s’amusant de son sillage légèrement rosé, de plus en plus pâle. Il le posa sur le dos, et le laissa reposer un instant. Il était brisé par sa chute, exsangue, et un trou béait dans sa poitrine. Il le caressa de ses longs doigts noirs, et il soupira, car ses jambes s’étaient fracturées en de multiples endroits. Soigneusement, il entreprit de le remettre en état. Cet homme serait leur berger, patient, doux, les yeux vides et le cœur mort. * Cœur de Brume ouvrit les yeux, et vit au-dessus de lui la blancheur de la montagne. L’air était pur et frais, et il se sentait reposé. Il s’assit un instant, ramassa son bâton de berger, puis se leva. Il était temps de s’occuper du troupeau. Il regarda autour de lui, mais ne trouva que les chiens, de grandes créatures noires aux longues pattes fines, qui couraient sur la neige avec aisance. Il les trouva gracieuses. Leur pelage noir et blanc ressemblait un peu à de grands manteaux volant autour d’elles, mais il était bien normal qu’elles eussent le poil long, elles qui vivaient dans la neige des cimes. Pendaran s’approcha de Cœur de Brume, et passa sa main devant le visage de l’homme, qui ne sembla pas l’apercevoir. Par contre, il étendit la sienne pour gratter la tête du Tuan, comme il l’eût fait d’un chien. Effaré, l’aventurier regarda Manis, qui lui sourit poliment. – Pendaran, je regrette de te causer une surprise excessive.
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– Manis, c’est le sort de tout artiste trop novateur. Il nous voit vraiment comme des chiens ? – Je dirais qu’il ne voit de nous que ce qui serait adéquat pour des chiens. – Ne nous entend-il pas parler ? – Nous devons japper, je suppose. Pendaran décrivit posément au berger les opérations nécessaires à le farcir de fleurs de thé et de jasmin, et celui-ci continua tranquillement à regarder la neige. – Pas de doute… nous jappons. Je me demande s’il nous voit de longues langues roses. Manis frissonna d’horreur à l’idée d’être affublé d’un tel appendice. – Pendaran, permets-moi de te rappeler que si nous disposons maintenant d’un berger, c’est à nous de lui fournir un troupeau. – Et tu m’avais fait le déplaisir de m’annoncer que nous n’aurions pas besoin de chasser l’humain pour cela. – Crois bien que je regrette de t’avoir déçu, Pendaran. Mais, tout bien réfléchi, nous le chasserons pourtant. Seulement, plutôt que de devoir vaincre sa vitesse, nous devrons le débusquer. – Manis, que veux-tu dire ?
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L’esseulé désigna les flancs immenses de la montagne, du fond lointain des gorges aux sommets invisibles. – Nos proies sont là, Pendaran, cachées dans les fissures du roc, écrasées par les éboulements, dévorées par les champignons, changées en arbres… ou tout simplement, recouvertes de neige. – Manis, j’excelle à chasser les vivants. Mais des morts raidis par le froid et disséminés dans des champs de neige, comment les trouverais-je ? – Nous aurons de l’aide, une aide aussi blanche que nous sommes noirs. Elle nous les posera sur la neige. Et après les avoir trouvés, nous bâtirons de leurs corps. L’aventurier soupira. – Pendaran, je ne peux évidemment jurer de rien, mais je pense que ce sera aussi amusant que de draper ton manteau. Et puis, Kusumah fera le plus gros du travail. – Eh bien ça ! Qui eût cru qu’il pourrait nous être utile ? Il ne reste plus qu’à vérifier qu’il ne sabote rien. – C’est avec le plus grand plaisir que je t’accorde le privilège de le surveiller. – Et de le tuer s’il faillit ? – Et de lui administrer une correction de nature à le rendre utile. – Manis, tu n’as aucun sens du gaspillage, même quand c’est la seule activité ludique à pratiquer.
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– Pendaran, j’eusse aimé te paraître sans défauts, mais ma perfection est aussi irréalisable que ton aveuglement. L’aventurier éclata de rire. – Si je ne puis que le corriger, Manis, je déléguerai cette tâche. – Pendaran, je serais humilié de te confiner à des travaux incompatibles avec ta nature entière et généreuse. Ils se sourirent, puis l’aventurier demanda : – Eh bien ! Et ce troupeau ? Manis regarda autour de lui, et il pointa le doigt vers un corps gelé, fraîchement sorti de sa gangue de neige. – Voici l’un des matériaux que nous utiliserons. – L’un des ? Quels sont les autres ? – Je les ai entreposés au campement. Ils retournèrent dans les souterrains qu’ils occupaient, et Pendaran songea une fois de plus que la montagne savait recevoir, du moins si l’on se contentait d’une absence d’hôte. Ils atteignirent une porte de marbre noir décorée d’une roue d’argent dont les secteurs étaient tous différents, tous décalés, presque disloqués. Autour d’elle, la roche était fendillée, comme si la roue s’y était glissée de force. L’ensemble avait la beauté des ruines, et leur tristesse aussi, mais il en sourdait une menace diffuse. L’aventurier la connaissait bien, car il avait exploré tout leur domaine, sans jamais oser la franchir. Manis se posa une main sur le cœur, se recueillit, puis arrondit sa bouche et se mordit le poignet. Son sang suinta, noir, et s’éleva en goutte-
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lettes qui formèrent une brume, puis une fumée. Elle s’étendit sur le marbre, en combla les fissures, et la roue d’argent brisée se remit en place sans que Pendaran pût dire comment elle avait bougé, ni en quoi elle différait précisément. Le veuf effleura la porte qui s’ouvrit sans bruit, et invita son compagnon à entrer. – Ton sang… noir ? Que lui est-il arrivé ? – J’ai signé un pacte, Pendaran, et mon sang en est devenu l’encre. – Tu n’es pas obligé de porter cela seul, Manis. – Tu sais déjà presque tout, Pendaran. Laisse-moi la liberté de te protéger du reste. – J’apprécie ta délicatesse, Manis, mais si tu t’effondres, je n’aurai que l’obligation de te soigner. Où sera ma liberté, alors ? L’esseulé bruissa, troublé, puis murmura : – Entrons, veux-tu ? – Bien sûr. La porte se referma derrière eux. Manis resta immobile un instant, puis il frémit et s’appuya contre son ami, qui l’enlaça. – J’ai tellement peur, Pendaran… peur de ce qu’Elle me fera si Elle apprend que… que j’ai… je suis certain qu’Elle peut nous infliger bien pire que ce qu’Elle nous impose déjà… – Vraiment, Manis ? Et pourquoi ne l’aurait-elle pas fait ? – Je… je ne sais pas…
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– Ne sous-estime pas Keraian Tuan, Manis. Il a toujours été de taille à nous protéger d’elle, et il continuera. Ne perds pas la foi, mon ami. Ton sang est noir, mais ton cœur… ton cœur ruisselle de l’argent le plus vif. – Je… merci, Pendaran. Il se tut, mais il tremblait encore, et ils se laissèrent glisser au sol. Ils mêlèrent leurs jambes pour s’entourer du rempart de noirceur qui rassurait Manis, et celui-ci finit par murmurer : – J’ai peur de ce que je deviens, Pendaran. Peur de ce que je fais… peur de le réussir, et peur de mal le faire… peur de perdre l’amour de Rengganis… peur de ne jamais la revoir… – Moi aussi, j’ai peur. – Toi ? ! Tu as peur ? Toi, Pendaran ? – Bien sûr, Manis. Je sais qu’il y a des risques, et cela m’effraie. Mais je refuse de m’offrir tout entier à ma peur. J’accepte sa présence, puisque je ne peux l’éliminer, mais je m’accorde le plaisir d’agir malgré elle. Si cela devenait impossible… j’aviserais. Mais pour l’instant, cela reste gratifiant. Le veuf avait cessé de trembler. Il modifia la position de certaines de ses jambes pour se laisser plus de place, il réfléchit, puis, lentement : – J’avançais, Pendaran, sans être conscient de mes victoires. Je ne voyais qu’une latence entre mon audace et le châtiment. J’avais oublié d’être fier de moi. – Et pourtant, tu as de quoi. Quel Tuan a jamais osé faire passer l’amour et le bonheur avant la fidélité à la tradition ?
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Manis se serra contre son ami, et souffla : – C’est si bon de trouver le réconfort dans tes bras… cela ne te coûte pas trop d’effort ? – J’aurai tout entendu, sais-tu ? J’aime beaucoup te rendre le sourire, Manis. – Merci, Pendaran. Cela règle un autre de mes problèmes. – Lequel ? – Je… je craignais d’être tenté de revenir voir Verte Bruine… pour lui parler… de moi… il a une manière de m’accueillir… de m’écouter… j’ai envie de me livrer à lui, de tout lui dire, pour qu’il m’aide, pour qu’il m’aime. – Et c’est un mal ? Manis ferma les yeux, et des larmes coulèrent sur ses joues. Pendaran lui caressa la tête. – Je vais essayer de deviner, Manis… se pourrait-il que nous ayons besoin d’être très légèrement incorrects à l’égard des Seferneith, dans un avenir hélas trop proche ? L’esseulé se mit à sangloter. – Manis, Manis… tu n’iras plus le voir, voilà tout. J’irai à ta place, et moi, je ne risque pas de lui en dire trop, car je ne sais pas grand-chose, quoi que tu puisses prétendre. Et dès maintenant, je considérerai mon ignorance comme un avantage, puisqu’elle me permet de te soulager. – Merci, Pendaran… mais je lui en ai peut-être déjà trop dit.
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– T’es-tu pris une avalanche sur la figure récemment ? – Pendaran… non, et tu le sais bien. – Alors, la montagne considère que tu as fait du bon travail. Calme-toi, veux-tu ? Manis soupira, et essuya ses larmes. L’aventurier lui caressa la joue. – Manis, pourrais-tu te souvenir ce que t’a dit Keraian Tuan ? Tu n’es pas seul. – Je déteste l’idée que nous pourrions nuire aux Seferneith. – Nous les préserverons le plus possible, Manis. Nous avons toujours su soigner nos troupeaux, et nous n’avons jamais rien côtoyé d’aussi beau que les Seferneith. Moi aussi, j’ai été séduit par leur charme, Manis… et je ne leur nuirai que si notre survie l’exige. – Merci, Pendaran. L’esseulé se releva. – Continuons, maintenant, veux-tu ? – Bien sûr que je le veux. Depuis le temps que je me demande ce que tu ranges là ! Et aucun de tes fidèles ne me dit rien s’il n’a pas ton autorisation de le faire… je suis ton bras droit, disent-ils, pas ton oreille droite. – Je suis absolument désolé, Pendaran. J’ai tellement peur qu’un traître ne ruine notre projet…
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– Je n’ai pas critiqué tes méthodes, Manis, j’ai exprimé ma frustration, c’est tout, et j’ajouterai qu’elle est très supportable. – Pendaran, je suis indiciblement heureux de constater que ton courage et ton audace ne font que compléter une délicatesse et une courtoisie parfaites. – Manis, je suis ravi que ma modeste compagnie puisse faire couler de tes lèvres des compliments si délectables qu’il n’importe même plus de savoir s’ils sont mérités ou non. Le veuf bruissa, touché. – Regarde, voici le premier des deux ingrédients que je range ici. Pendaran aperçut des humains naturalisés, leur peau luisante et satinée noircie par un long séjour sur la Lune Noire. Il reconnut des œuvres prélevées dans la collection de Manis et Rengganis, et admira celui-ci de pouvoir faire passer l’amour avant l’art, alors qu’il avait tant chéri ces pièces, alors qu’elles étaient les lieux mêmes qui lui étaient coutumiers, les visages familiers de son foyer. Il réfléchit, mais ne trouva rien qui eût pu mieux symboliser la Lune Noire, la mort et le néant qui y attendaient chacun. – Voilà un prélèvement qui a dû demander une infinie discrétion. Personne, jamais, n’a fait voyager ses collections hors de la Lune Noire. – Je le sais bien… heureusement, nous les utiliserons en quantités infimes, et cela minimise nos chances qu’Elle nous remarque. – Voilà donc le premier ingrédient. Et l’autre ?
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Manis se détourna des étagères de marbre noir où reposaient les humains au sourire immuable, et mena Pendaran jusqu’à des rayonnages de bois sculpté qui abritaient des morts beaucoup plus récents. Ils semblaient endormis, et il en émanait une impression de calme serein. Leurs corps étaient tout emplis de pots-pourris de pétales de fleurs, qui se voyaient par les jours sinueux pratiqués dans leur chair, seulement fermés de fils au tissage subtil. Certains mélanges aux couleurs délicates s’assortissaient à des peaux blêmes, tout juste teintées par endroits d’un peu de rose, de mauve, de bleu pastel ; d’autres étaient de couleurs vives, et retenus par des peaux frottées d’épices, les bruns, les ors, les orangés, les rouges, les verts, les blancs, les noirs composant des masques magnifiques. Manis expliqua : – Ce sont les restes des prisonniers qui meurent pour alimenter le jardin des Seferneith. – Et qui les embellit ainsi ? – Le guetteur du jardin, et son jeune protégé. Cela lui occupe les doigts, et il ne se plaint plus de l’ennui. – J’en suis ravi pour lui, car il était trop compétent pour se contenter de surveiller un jardin. Je veux bien que quelques talents soient gâchés pour une cause, mais moins ils sont nombreux, mieux je me porte. – Je suis allé les voir travailler, et je les ai trouvés ravissants. Suling ramène à pleines brassées des fleurs du jardin, et l’enfant les adore, car elles sont si douces qu’il n’y trouve nulle écharde, et qu’elles sentent très bon, meilleur que les rares fumets qui s’échappent de la cuisine. Et les épices sont si belles ! Ils se tachent les doigts de ces poudres aux couleurs magnifiques dont ils frottent les chairs pâlies, pour les raviver jusqu’à l’aube, pâle encore, ou jusqu’aux jours les plus intenses.
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– Je suis heureux que tu aies fini par trouver du charme aux couleurs, Manis. Elles te choquaient, t’en souviens-tu ? – Bien sûr, elles étaient tellement diverses que j’en avais mal à tête ! Mais maintenant, je m’y suis fait… et ces bâtonnets si savoureux dans le jardin de Verte Bruine me font encore pointer les stylets rien que d’y penser. Manis savoura son souvenir un instant, puis : – Chacun d’entre nous aura besoin d’un mort noir et d’un mort fleuri. – C’est six mains qu’il nous eût fallu, plutôt que six jambes. – J’ai prévu des harnais. – Sais-tu que tes talents d’organisateur me semblent de plus en plus convaincants ? Ils ressortirent, et Manis referma soigneusement la porte. Pendaran s’étonna : – Mais pourquoi tant de précautions ? Ces morts sont très beaux, mais qui parmi nous les volerait, s’il les sait utiles à nos projets ? – Ce ne sont plus seulement des morts, Pendaran, mais des objets rituels. Ce lieu confine leur puissance. – Les morts reposent sous scellés et nous dormons en paix, c’est ça ?
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– C’est cela. J’aurais regretté de vous offrir des conditions d’hébergement de qualité inférieure, alors qu’il était si simple de séparer les invités du personnel de second ordre. L’aventurier cliqueta, amusé. Ils quittèrent le campement, et revinrent près du corps déneigé. Manis annonça : – Voici comment nous allons procéder. Pendaran le regarda faire avec attention. – À moi ! Tu me diras si c’est bien ce que tu veux. Il se mit à la tâche en sifflotant gaiement. Manis n’avait touché qu’un bras du mort des neiges, mais lui-même était d’humeur à le dépiauter complètement. Il rangea soigneusement les os, choisit celui qui l’inspirait le plus, puis le fendit, et y glissa une fleur prélevée dans le corps d’un prisonnier. Il huma le mélange, qu’il trouva délicieux. Il appréciait et la porosité de l’os, et le velouté des pétales. Avec un pincement au cœur, il découpa un peu de la peau sombre du mort de la Lune Noire. Il le manipula avec délicatesse, car c’était tout de même un morceau d’œuvre d’art, patiné par le temps et la nuit. Il examina le résultat, le montra à Manis, et celui-ci convint : – Le résultat est exquis, Pendaran ; il démontre une fois de plus que la hardiesse ne s’oppose pas à la précision. L’aventurier prit une poignée de neige, et la modela sur l’os avec une aisance qui le surprit. Rapidement, il tint en mains le long rachis blanc d’une plume, légèrement veiné, translucide ici, opaque et scintillant ailleurs. Il fut tenté de l’allonger encore, mais la neige refusait de tenir à un bout comme à l’autre. – Je pense que c’est normal, Pendaran, elles choisissent elles-mêmes leur longueur.
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– D’accord. Nous sommes donc plus des accoucheurs que des créateurs. – C’est fort probable, effectivement. – Peu m’importe, si les bébés sont assez beaux. Je continue. Il aida la neige à s’assembler en barbes, garnissant le rachis jusqu’à faire naître une grande plume blanche à l’axe lisse et luisant, sans plus trace d’os, de fleur, de chair noire. Le vent la souleva, elle frémit, ondula avec une souplesse gracieuse, sans que Pendaran pût reconnaître nulle part la rigidité de l’os. Elle se redressa, et vacilla légèrement, anxieuse. Elle tourna sur ellemême, sentit la plume que Manis avait créée, et s’en rapprocha en glissant à la surface de la neige. Elles ondulèrent, comme si elles se reconnaissaient, se tinrent très proches l’une de l’autre, et cessèrent presque de trembler. Elles semblaient heureuses de bouger en même temps, dans le même vent, et bruissaient plus fort encore quand leurs bords se frôlaient. – Il est temps de les remettre au berger, qui les promènera sur la montagne. – Manis, je suis au regret de te manifester mon incompréhension. Pourquoi un humain devrait-il guider ces plumes vers les hauteurs, alors même qu’il titube sur des jambes branlantes et que nous volons ? – Il semblerait que celui qui ouvre le chemin doive différer de celui qui le fermera. – On a toujours besoin d’un plus débris que soi… – Oui.
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– Et pourquoi des morts, Manis ? – Pour leur envie de vivre, si forte qu’elle anime la neige en plumes, qu’elle donne la souplesse même à un os gelé. – Une envie de vivre… dans un mort de la Lune Noire ? – La vue du pire fait courir plus vite vers le meilleur… quand la noirceur est si restreinte qu’elle ne crée pas de désespoir. – Des objets rituels, disais-tu ? Je veux bien le croire ! Je ne te savais pas enchanteur. – Je n’aurais pas l’outrecuidance de me prétendre plus que modeste exécutant d’un rituel divin, Pendaran. Celui-ci songea que Manis était si petit et si fragile quand il se tenait ainsi, la montagne immense derrière lui ; puis il regarda le berger s’éloigner, précédé des plumes qui se tenaient bien droites, et se balançaient au gré du vent. Ils gravissaient une légère pente quand une plume se planta dans la neige et s’abaissa au ras du sol. – Mais que fait-elle ? – Elle s’installe. – Pardon ? – C’est là notre rôle actuel, Pendaran. Nous sommes priés de créer des plumes, de les confier au berger, et de les laisser s’installer où bon leur semblera sur la montagne. Nous aurons peut-être besoin de corriger leurs insertions, afin qu’elles soient arrangées avec soin.
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– Et sais-tu pourquoi nous fabriquons ces plumes ? – Non, Pendaran. Désires-tu que j’invente une explication ? – Je te remercie, Manis, mais ce ne sera pas nécessaire. Cependant, j’ai beau réfléchir, je ne vois pas en quoi cela nous aiderait à vaincre Induk Marah. – Pendaran, je suis au regret de te dire que je l’ignore également ; mais je suis en revanche certain qu’il est extrêmement judicieux de suivre ce genre d’ordres. – Des mystères, toujours des mystères ! L’esseulé se sentit inquiet. – Pendaran, tu ne vas pas te décourager ? – Oh, non, car j’apprécie ces plumes. Elles savent mêler les charmes de chacun en un tout si beau quand la lumière y crée des irisations, et leur chant, Manis, leur chant dans le vent est doux à mes oreilles. – J’en suis ravi, Pendaran. Je n’étais pas certain que la taxidermie syncrétique serait à ton goût. – Elle l’est. Un peu d’humain, un peu de Seferneith, et un peu de Tuan… mais seulement les œuvres les plus noires, la chair même des ténèbres. Manis se demanda si le sens de l’observation de Pendaran était parfois pris en défaut. Il remarqua : – Je ne vois pas ce qu’il y a de Seferneith dans tout cela.
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– Ah, Manis… des prisonniers morts pour les nourrir, tout bourrés de fleurs parfumées cueillies dans leurs jardins ? Il n’y a bien sûr aucun rapport… avec rien… c’est sûrement pour cela que nous n’utilisons personne qui n’ait été tué par la montagne, les Seferneith ou nous-mêmes… Il éclata de rire, puis reconnut : – Je n’aurais pas pensé que les dieux faisaient la révolution en manteau à plumes. – Et toi ? Ne passes-tu pas une partie de ton temps à croquer les motifs du manteau que tu comptes porter le jour où nous… où nous… – Où nous commencerons vraiment à nous amuser. – Pendaran, j’admire un peu plus chaque jour ton art remarquable de la définition arrangeante. – Manis, le langage est un art de l’émotion. Si je tiens à te paniquer, je puis le faire en un mot ; et si je désire te calmer, une phrase de longueur déraisonnable suffira peut-être. Le veuf frissonna, car il n’avait pas besoin d’aide pour être terrifié. Rien que de penser à toute cette blancheur, et lui si noir, ni vulnérable… – Et si minuscule que nul ne te voit, sinon un abruti qui te prend pour son chien. – Ah ! Pendaran ! Merci pour ce réconfort si bien administré !
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Manis eût aimé en savoir plus, mais la montagne s’était murée dans un silence vertigineux. Les Tuan lui donneraient des plumes, puisqu’elle en voulait. Peut-être était-ce culturel, car elle était le dieu des Seferneith, et que ceux-ci incluaient volontiers des plumes dans leur décoration. Peut-être que Pendaran avait raison, peut-être se faisait-elle belle avant le combat. Il se demanda s’il n’allait pas ajouter quelques plumettes au bord de son manteau, à tout hasard ; puis il essaya d’imaginer Keraian Tuan paré de plumes, et renonça à son projet avec un soupir. Ils n’étaient pas tous des oiseaux de paradis. L’aventurier jaugea l’immensité blanche de la montagne. – As-tu une idée de la superficie à couvrir ? – Cela ne concerne que ce pic. – Ah… bah. Si je meurs d’ennui, je serai dispensé de la suite, je présume. Ce n’est pas comme si tout allait vraiment mal. Il consola Manis qui bruissait, désolé de lui infliger une tâche fastidieuse. Pour lui prouver son entrain, il se remit au travail, et trouva les plumes si belles qu’il finit par oublier de dormir, trop heureux de contempler la prochaine de ses œuvres. Son ami s’inquiéta pour lui, et le sous-entendit avec délicatesse. – Pendaran, à quoi bon une couche sur laquelle nul ne repose ? – Manis, je suis bien mieux ici à créer des plumes que dans mon atelier à empailler des humains, aussi beaux qu’ils puissent être ! Et tu voudrais que je dorme ? – Mais, Pendaran… Kusumah craint que tu ne te lasses, si tu ne fais que cela…
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– Manis, je te prierais de ne pas violer sauvagement les lois de la physique. L’esseulé bruissa, troublé, et s’il parvint à contenir ses mains, ses pieds délicats dessinèrent une myriade d’empreintes dans la neige. L’aventurier observa le résultat avec intérêt. – Pas mal. Tu devrais faire de la dentelle, sais-tu ? – Pendaran, je t’en prie… je suis bien incapable de… de… de m’apparier indélicatement avec qui que ce soit, surtout une loi. – Bien sûr. Je disais seulement que si je prends la peine de me tenir hors de portée de voix de Kusumah, ce n’est pas pour qu’on me rapporte ses paroles. – Pendaran, un esprit assez peu malintentionné pourrait penser que tu ne l’apprécies guère. – Et un esprit délicat comme le tien ferait mieux de ne pas me demander ce que je lui souhaite ; mais j’aurai l’élégance d’attendre que quelqu’un d’autre se charge de m’en débarrasser, puisqu’il est ton allié. Le veuf se laissa tomber dans la neige, et Pendaran se pencha sur lui, le plongeant dans une ombre rassurante. – Manis, laisse-moi travailler à mon gré. Quand mon enthousiasme sera retombé, j’adopterai un rythme moins soutenu ; et je me moque bien que Kusumah pense que j’ai l’ardeur du novice. Il n’est pas expérimenté, il s’est juste empaillé luimême par mégarde, et, depuis, n’importe laquelle de ses œuvres est plus adaptable que lui.
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– Je ferai selon ton désir, Pendaran. Mais si je puis me permettre d’exprimer mon opinion… – Je t’en prie, Manis. J’écoute avec mes oreilles, pas avec mes mains. –… je préférais l’époque où la courtoisie masquait un peu mieux les accrocs de nos relations. – Manis… es-tu vraiment inquiet pour moi, ou fais-tu une crise de conformisme ? – Je suis inquiet. Tu es… surexcité. – D’après les normes tuan, Manis, d’après les normes tuan. – Mais tu es un Tuan ? – Ah oui ? Écoute, Manis, installe-toi bien et rappelle-moi à quoi doit ressembler un Tuan, d’après les règles si pures en vigueur sur notre Lune. Si jamais tu constates quelques différences, n’hésite pas à t’en souvenir. Si jamais tu devais observer une majorité de différences, n’hésite pas à conclure. Manis énuméra avec élégance, mais en bégayant de plus en plus, ce qu’aurait dû être un Tuan, puis il soupira. – Oui ? – Non seulement tu n’es pas vraiment un Tuan, mais je ne suis plus sûr d’en être un non plus. – À la bonne heure. – Je te demande humblement pardon ?
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– Je dis que c’est tant mieux. – Je n’en suis pas convaincu, Pendaran. – Alors fais le même test avec ce que tu sais de Keraian Tuan, mais assieds-toi d’abord, je n’ai pas envie d’aller te récupérer dans une congère en contrebas. Manis s’assit soigneusement, car il ne désirait pas déparer ce qui était de fait l’atelier de son ami. Il réfléchit, resta longtemps les yeux dans le vide, puis soupira. – Pendaran, je t’accorde volontiers que dans une société stagnante, un révolutionnaire est, hélas, condamné à encourir une légère accusation d’asociabilité. – N’est-ce pas ? L’esseulé songea à se relever, mais n’en trouva pas le courage. Il préféra aider Pendaran à coller de la neige sur ses plumes. Celui-ci finit par dire : – Au fait, Manis… si tu tiens absolument à ce que je m’étende, tu as intérêt à améliorer ma couche, puisque tu te soucies d’elle. – J’en serais ravi, Pendaran. Que pourrais-je y ajouter pour qu’elle soit plus attirante ? – Toi. Tu es si doux, Manis, que les soucis et les tensions me quittent… ta bouche même me paraît sucrée… et il est si facile d’imaginer dormir, après avoir connu le plaisir dans tes bras. Tu es très compatible avec le repos, sais-tu ? – Pendaran, je suis absolument conscient du fait que notre projet nous demande énormément à tous, et je suis totalement
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disposé à m’occuper en priorité de ta santé. Si tu penses que je puis t’être d’une quelconque aide pour trouver le sommeil… Il détourna la tête. – Oui ? – J’en suis heureux. Pendaran regarda autour de lui, et songea qu’il adorait le monde, si vaste et si surprenant. Manis, heureux… les pieds dans la neige d’une pente nue et vertigineuse, sur une montagne si grande qu’ils n’en voyaient ni le pied, ni le sommet… sa peau chatoyant sous un soleil qui l’avait terrifié jadis… passant ses journées à fabriquer des plumes dont il ignorait la fonction, lui qui s’angoissait jadis du moindre mystère… et occupé à gérer patiemment des équipes de Tuan, lui qui avait toujours détesté les complications, lui qui s’était réfugié dans la simplicité. Manis, si loin de tout ce qu’il avait été… heureux pourtant. Pendaran considéra la plume qu’il fabriquait. – Il y a une période de grâce chez chaque œuvre, Manis… quand le matériau a cessé de se plaindre, et que les critiques ne pleuvent pas encore, car elle est inachevée… si nous en profitions pour me mettre au lit ? Ils retournèrent au campement. * Il semblait au berger que le nombre de ses chiens augmentait jour après jour, et c’était tant mieux, car le troupeau grandissait. Certes, ses plumes finissaient toujours par se coucher dans la neige et s’y fixer, mais même ainsi, elles lui demandaient bien du travail. Elles étaient à la mesure des vastes flancs de la
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montagne, et certaines pennes étaient bien plus hautes que lui. Même les petites boules de duvet qui se glissaient entre ses jambes étaient de bonne taille, et il aimait les caresser. La montagne avait bien raison de remplacer ses neiges froides et trop vulnérables au vent, qui lui volait des écharpes entières, par des plumes lisses où naissaient des reflets délicats. Il adorait son troupeau, car des plus petites aux plus grandes, elles étaient si légères, si fragiles, si douces qu’il n’aurait pas pu les abandonner ; et leur bruissement dans le vent léger lui était la plus douce des musiques. Souvent, les chiens lui semblaient chargés, mais c’était bien normal : il ne les nourrissait pas, il leur fallait donc chasser. Il ne prêtait pas attention à leurs proies, et les Tuan pouvaient transporter les morts en toute tranquillité. Certains ramenaient les morts déterrés de la neige jusque dans les ateliers, d’autres s’aventuraient dans les vallées de basse altitude pour cueillir les défunts tombés entre les rochers. Certains des cadavres s’étaient fondus dans le paysage, et il fallait retrouver leurs os devenus autant de champignons blafards, de racines tortueuses ou de troncs écorcés usés par la pluie. Parfois encore, ils s’étaient mués en tapis de mousse très verte, mais dure, coriace, qu’il leur fallait arracher en lambeaux ; en fougères aux longues tiges brunes et sèches, ou en prêles rugueuses crissant sous l’ongle. Ils les ramassaient, les ramenaient dans les hauteurs, et les laissaient refroidir sous une couche de neige. Kusumah soupirait parfois en voyant un Tuan avec un œillet d’un rose intense piqué dans son manteau, ou une feuille émeraude posée sur la noirceur de son armure, mais il se forçait à se taire. * Ce matin-là, Cœur de Brume peina à se lever. Il étendit la main vers son bâton, mais son contact, son poids même, ne le réconfortèrent pas. Il savait bien que le troupeau attendait, mais ne trouvait pas le courage de se redresser. À quoi bon ? Dans
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quel but ? Un chien s’approcha de lui, mais il ne bougea pas, car peu lui importait le désarroi de la pauvre bête. Il lui semblait être venu pour tout autre chose qu’une vie de berger solitaire. Il s’arracha pourtant à sa couche, péniblement, et avança de quelques pas, s’aidant de son bâton. Les plumes s’assemblèrent autour de lui, inquiètes. Manis soupira : ainsi, même les morts avaient besoin d’une raison d’agir, d’un sens à leur vie, s’il pouvait le dire ainsi. Il leva la tête vers la montagne, et une brume se forma peu à peu, une brume glaciale qui le fit frissonner. Son armure noire se couvrit de givre selon des motifs d’une spontanéité troublante, et il préféra s’enfouir sous la neige. Il ne faisait jamais trop froid sous ce linceul blanc ; seulement, il s’y endormait très facilement, les mains serrées autour de ses jambes, et le dos caressé par les longs doigts fins de Rengganis. Il rêvait qu’il racontait à DemiLune toutes les beautés de la vie des Tuan, et les yeux de celui-ci brillaient, épargnés par la nuit. Le berger vit arriver la brume, et la montagne disparut, noyée par la blancheur. Peu lui importait, car il ne désirait plus marcher. Il savait parfaitement où aller, mais ne s’y rendrait pas. Il resta immobile, appuyé sur son bâton. Autour de lui, les plumes se couchèrent une à une, et il entendit leurs souffles tranquilles, le vent qui les traversait en bruissant. Dans le trou béant où s’était niché son cœur, le gel créa peu à peu une rosace de glace. D’abord blanche, elle devint bleutée, puis violacée, rosée enfin. Il lui sembla qu’elle frémissait, et il se rappela avoir aimé. Un être semblable à lui, mais plus gracieux, et de petites créatures qui avaient couru en tous sens. Celles-ci, il les connaissait, c’étaient les plumes dont il était le berger, qu’il menait sur les hauteurs immaculées. Mais celle-là… celle-là lui manquait, et il soupira. La brume se déchira, et il crut discerner un mouvement sur une pente illuminée de soleil. Il regarda les plumes autour de
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lui, mais il n’en avait perdu aucune. Cela l’aurait étonné, car elles étaient dociles et douces, et n’allaient nulle part sans lui. Il scruta la neige scintillante, et perçut à nouveau un mouvement. Il fit un grand geste du bras, et plus rien ne bougea. Des traces de pas apparurent, descendant la pente, comme si une créature courait vers lui à grands bonds joyeux. Elle s’arrêta devant lui, et, tout d’abord, il ne la vit pas. Elle releva un peu plus ses paupières aux très longs cils blancs, révélant des yeux verts et obliques, des yeux sans pupille, d’un jade mat et laiteux. Il admira son petit nez, dont les narines ne s’ombraient que de gris pâle. Elle était si claire qu’il s’étonna de voir pendre de sa toque de fourrure une petite queue blanche au bout teinté de noir. Il contempla, fasciné, cette touche infime de noirceur profonde, jusqu’à ce qu’elle lui touchât l’épaule de la main. Il la regarda, elle lui sourit, et lui tendit une hermine totalement blanche, à l’exception d’une petite tache noire tout au bout de la queue. Souriant, Cœur de Brune tua l’animal, et l’égorgea sur la poitrine de la femme, lui dessinant un cœur de sang. La tache frémit, puis se mit à battre, et disparut peu à peu, engloutie par la blancheur. Les yeux de la femme brillaient maintenant, et le berger sut qu’il les verrait jusque dans la nuit la plus noire. – Je suis Cœur de Brume, le berger de ces plumes. – Je suis Blanche Hermine, et c’est moi qui les fais naître. Ils se sourirent, puis revinrent à leurs tâches respectives. Par instants, ils se cherchaient du regard parmi les pentes enneigées, et se saluaient, se réjouissant du moment où ils se reverraient. Manis émergea de la neige le temps de vérifier que tout allait bien, puis se rendormit pour rejoindre sa propre famille. Si la femme de neige voulait aimer un mort qui marchait, c’était son droit. Tant qu’elle continuait à fouiller les flancs étincelants de la montagne pour déterrer les morts, peu importait. Il
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trouvait plutôt rassurant que la montagne tolérât les loisirs et l’amour, quand elle y était contrainte. Blanche Hermine courait sur les neiges, ses yeux ombrés de longs cils blancs, et aucune blancheur ne pouvait l’éblouir. Elle se laissait guider par l’angoisse des morts, si atroce qu’elle perçait leurs gangues de flocons. Leurs corps ne bougeaient plus, mais leurs esprits pleuraient leur vie enfuie, et leur repos encore inaccessible. Elle les déterrait, leur souriait, et ils se calmaient le temps de l’écouter. Qu’ils se montrassent dociles, et ils auraient chacun ce qu’ils désiraient, une vie pour s’ébattre, ou une couche obscure pour s’étendre enfin, et oublier le monde. Elle rendait à la neige ceux qui refusaient de se rendre utiles, certaine que le temps, le froid et l’impuissance les convaincraient sans peine. Elle laissait aux chiens les morts dévorés par l’ombre que la montagne portait sur les plaines, car leurs cercueils de neige étaient d’une teinte bleutée qu’ils savaient repérer sur les flancs si blancs. Et parfois, au surplus, ils étaient signalés par de longues ficelles portant des triangles gaiement colorés, brodés d’or et de soie. Les Tuan y reconnurent des portraits du mort qui gisait là, de vifs souvenirs de sa vie enfuie, fêtes de village, moissons, traites de vaches et amours. Ils les collectionnèrent, et les échangèrent. C’étaient de ravissants jouets, mais Manis leur trouvait une cruauté froide, comme si la montagne disséquait les vies qu’elle emportait, et qu’au lieu de garder ce qu’elle y découvrait, elle rejetait tout, comme autant de petits triangles méprisables. L’esseulé se demanda si ceux qui les chérissaient seraient méprisés, eux aussi, mais il préféra ne pas y penser. La plupart de ses compagnons peinaient à se contenter du charme du silence et de l’immensité, et il n’avait rien de mieux à leur proposer en guise de loisirs. *
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Cœur de Brume s’installa dans une combe ensoleillée, où le vent n’entrait pas, où la chaleur était forte, et y laissa le soleil le réchauffer jusqu’aux os. Son cœur de glace ne fondit pas, mais il en suinta un liquide rosé qu’il essuya distraitement. Blanche Hermine, elle, préférait fuir la chaleur, se tenir dans l’ombre froide des crêtes. Elle lui tint pourtant compagnie aussi longtemps qu’elle le supporta, puis rappela doucement que ce n’était qu’au cœur de la blancheur qu’elle-même se réchauffait vraiment. Il lui sourit, heureux de sa franchise, même s’il savait déjà que c’était dans les hauteurs glacées qu’elle se sentait le mieux. Il était temps de reprendre leur chemin vers le ciel bleu sombre. Pour elle, il rassembla son troupeau de plumes. Pour elle, il tituba péniblement sur ses jambes fragiles. Et quand elle reprit sa course, il oublia son infirmité, certain qu’ils monteraient tous deux, plus haut, toujours plus haut. Cœur de Brume tomba, et s’étonna de la douceur de la neige. Il avait envie de s’y fondre, de ne plus jamais se relever. Mais le bruissement des plumes inquiètes le troubla, et il voulut se redresser ; ses jambes ne le portaient plus. Les chiens vinrent à lui, et le léchèrent de leurs langues si douces. Il se sentit mieux, et s’endormit. Pendaran constata : – Tant mieux, il bougera moins. Mais quel ennui de lui recoudre sans cesse de nouvelles jambes ! Comment fait-il pour les user si vite ? Manis regarda la montagne, et se demanda s’il le savait vraiment. L’aventurier examina la jambe qu’il avait retirée. – C’est étrange… la chair s’érode à la façon de la terre usée par un fleuve… et elle a un petit goût salé… encore un objet rituel, peut-être ? – Dans ce cas, j’ignore qu’en faire. Je vais aller me renseigner.
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– Entendu, cher officiant. Et puis, commande quelques nouvelles paires de jambes à l’atelier, veux-tu ? Il n’en reste presque plus après celles-ci. – Merci pour les soins que tu lui prodigues, Pendaran. – C’est toujours moins pire que de devoir le porter toute la journée, et d’être pris pour un âne au doux pelage pie. De deux maux, j’aime savoir choisir le moindre. Manis lui sourit, et se dirigea vers l’atelier, Quand il en ressortit, il se voûta, car il n’avait pas le courage d’aller parler à la montagne. Il le ferait, bien sûr, mais plus tard. Il préféra se pencher sur le dernier mort que Blanche Hermine avait déneigé, et il soupira, car le visage gelé portait encore des traces de peur, au lieu de l’envie de vivre, ou de mourir enfin. Il appela quelques Tuan, et ils rattrapèrent Blanche Hermine. Sa peau s’était usée, la blancheur avait laissé place à un cuir pelé d’un vilain beige. Ils prirent délicatement la neige la plus fraîche, la plus légère, et la soufflèrent sur elle, jusqu’à ce qu’elle fût redevenue aussi blanche et aussi belle qu’au premier jour. Le veuf songea qu’elle s’usait bien vite, elle aussi, et qu’il était dommage que sa peau fût si fine. Mais même s’il avait pu choisir, il n’eût jamais enlaidi la femme d’un autre. * Un jour, Blanche Hermine déterra la femme de Cœur de Brume, qui serrait contre elle leurs deux enfants. Ses yeux étaient grands ouverts, et sa bouche béait sur un cri de terreur muet. Le berger les regarda sans les reconnaître, et laissa les chiens les avoir, comme toujours. Ses propres dents ne lui permettaient pas de mordre dans des chairs gelées, et puis, il ne ressentait nul besoin de manger. Ici, il y avait la neige, le ciel bleu, et l’air très frais. Ici, la faim et la soif étaient oubliées. Der-
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rière eux, la montagne frémit, toute bruissante de vie, et ébouriffa ses plumes sur les pentes en contrebas. Le vent mêlait son chant au gémissement des morts encore enfouis, qui pleuraient leur envie de vivre, de devenir plumes, eux aussi, de retrouver un semblant de liberté. Cœur de Brume sourit, car tout était bien. Pendaran apporta les trois corps jusqu’à son atelier, puis dit à Manis : – C’est amusant, nos plumes sont comme cette Blanche Hermine, toute de blancheur, à l’exception d’une petite tache sombre… – La queue de l’hermine… sourit Manis, qui trouvait reposant de travailler la neige, l’assembler en grandes plumes très douces. – Oui, la touche de noirceur et de désespoir au cœur du vide de blancheur. L’esseulé observa avec angoisse l’immensité immaculée autour d’eux, et espéra que personne ne songerait à en effacer les menues taches qu’ils constituaient. – Manis, si les dieux avaient le sens du nettoyage, la Lune Noire aurait disparu depuis longtemps. – J’ignore ce que peuvent être les mœurs divines, mais moi, je ne fais pas le ménage tous les jours. – Tant mieux. Ma seconde mère disait que mieux vaut faire l’amour tous les jours et le ménage de temps à autre que l’inverse.
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– Merci, Pendaran. Espérons que les dieux font l’amour très souvent. – À propos de dieux… nous utilisons des humains naturalisés, à la peau noircie par la nuit de notre lune… que comptes-tu faire quand nous aurons épuisé ta collection ? Nous les économisons le plus possible, mais nos provisions baissent. – D’autres participants à notre entreprise ont accepté de me céder quelques pièces de leurs collections personnelles. – Ah, bien. – Kusumah, en particulier, a très volontiers sacrifié ses réserves. – Quel louable zèle… que ne ferait-il pour se faire bien voir ! – Pendaran, puis-je insinuer qu’il t’arrive parfois d’être légèrement médisant à l’égard de Kusumah ? – Bien sûr. Tu peux aussi ajouter qu’il m’arrive de jurer quand un oiseau fiente sur mon manteau. – Pendaran, Kusumah est des nôtres, et il fait de son mieux pour se rendre utile. – Eh bien moi, je t’amènerai non seulement mes réserves, mais ma collection entière. De toute manière, en mon absence, nul ne la visite, et nul ne le saura. – Pendaran, je te remercie grandement, mais tu n’es aucunement obligé de surenchérir.
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– Moi, surenchérir ? Pour acheter quoi ? Ta reconnaissance ? Je pense qu’il y a moyen d’investir plus intelligemment. – Pendaran… je suis désolé d’avoir critiqué ton comportement. Je tiens seulement à te dire que tu n’as pas à sacrifier les splendeurs qui te sont chères. – Bah ! Je suis un chasseur, moi, et je saurai remplacer chaque pièce de ma collection par des œuvres mille fois mieux choisies encore ! Le veuf soupira : – Tôt ou tard, nous devrons voler des œuvres dans les expositions les moins fréquentées. Si tu désires commencer alors même qu’il en reste dans la tienne, je n’y verrai pas le moindre inconvénient. – Manis… j’apprécie immensément ta manière de me détourner d’un défi en m’en proposant un autre. Je te promets d’être raisonnable, et de me souvenir que Kusumah ne vaut pas que je me crée des regrets. – Merci, Pendaran. Je n’ai pas envie que tu deviennes morbide, toi aussi. Sa manière d’être me pèse au moins autant que la tienne embellit mes jours, et il en va de même de vos œuvres. Ils se regardèrent longtemps, puis l’aventurier reprit : – Manis, si j’ai dit que ta reconnaissance n’est pas dans la liste de mes achats, c’est parce que je pense que tu es du genre à la donner, pas à la vendre. Et je n’aimerais pas que cela change. – Pendaran, j’ai besoin que la Lune Noire… connaisse certains changements qui pourront me permettre de vivre… mieux.
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Kusumah est bien plus sombre que moi encore, et je trouve légitime qu’il désire également une fin à ses tourments. Je ne voudrais pas que tu le prives de toute chance d’y parvenir. – Manis… si je devais priver quiconque du bonheur, c’est de toi que je serais privé, n’est-ce pas ? Tu ne me rejetterais pas, mais j’aurais brisé quelques-uns des ponts fragiles qui nous relient, et rien ne serait plus comme avant. L’esseulé gémit. – Cela n’arrivera pas, Manis. Je pense que Kusumah n’est pas capable de vivre heureux, et qu’en sus il empêchera quiconque d’y parvenir… mais je ne peux pas le prouver. – Oh, Pendaran, il serait affreux que certains Tuan soient si habitués à… à notre vie… qu’ils ne pourraient plus en vivre de meilleure ! Si nous les privons de leur monde, nous… nous les tuons. L’aventurier jura intérieurement, car il s’était astreint à ne pas inquiéter son ami inutilement. Il répondit, lentement : – Manis, je ne suis qu’un incroyant. Je n’ai pas fréquenté le Mort Blanc comme tu l’as fait, je n’ai pas laissé mon cœur s’emplir d’espoir comme le tien. Je sais que Keraian Tuan nous aime tous, et qu’il ne laisserait aucun de ses enfants mourir, même pour une bonne cause. Oublie mes mots, Manis, ils sont ceux du désespoir. L’esseulé se calma, et Pendaran songea qu’il serait toujours temps de prétendre que certains des Tuan avaient été des enfants de la Mère Araignée, et qu’ils étaient morts avec elle, sans que l’amour du Mort Blanc pût rien pour eux. Mais si Keraian Tuan était vraiment un dieu de bonté, il rendrait Rengganis à Manis sitôt la révolution terminée, et son trop doux ami en ou-
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blierait de compter les morts. Des morts à foison… et des Tuan au surplus… l’aventurier se mit à rêver aux scènes de groupe qu’il pourrait enfin réaliser. Ah ! Si seulement Sintawa avait été là, comme ils se seraient amusés à imaginer leur mise en place et leur inauguration ! Sintawa… il haussa les épaules, et se remit au travail, se répétant qu’il avait bien assez de son propre enthousiasme pour aller jusqu’au bout de ce projet. De toute manière, il voyait mal à qui en emprunter. * Jour après jour, ils montaient, laissant derrière eux un plumage soigné, juste parcouru de quelques sentiers de neige. Blanche Hermine fuyait la tiédeur relative des plumes, et Cœur de Brume se demanda ce qui se passerait quand ils atteindraient le sommet, mais un chien vint lui offrir sa belle tête à caresser, et, au doux son de sa respiration, le berger s’apaisa. Manis s’éloigna, satisfait de l’avoir rasséréné, et Cœur de Brume rêva du jour où il s’envolerait vers des hauteurs glaciales où plus rien ne fondait. Sur des ailes immenses, il pourrait voler sans plus jamais choir, enlaçant son aimée. Il se demanda si les chiens les suivraient lors de leur vol nuptial, si leur joie paisible se joindrait à la leur. Il eût aimé ne pas les perdre. Il espéra qu’ils le sentaient, mais, à tout hasard, il cria : – Hé, les chiens ! Je vous aime ! Kusumah frémit de dégoût, mais se contint. Il entendit le rire amusé de Pendaran, et se répéta que cela valait toujours mieux que d’être sourd. Il était heureux de ne pas voir Manis, que l’aveu du berger avait sans doute touché, car l’émotivité affichée l’insupportait. Il lui était pénible d’assister ainsi à l’agonie des idéaux tuan, alors même que rien ne les remplaçait encore. Oui, vraiment, il détestait cette interminable latence, ce malaise qu’il pensait absolu un jour, pour le découvrir pire encore le
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lendemain. Il se demanda si c’était ainsi que les autres étaient devenus fous, puis il se concentra sur son travail.
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VIII Au pré, le cerisier Petite Pomme dit : – Lavandin joue avec mes frères et sœurs. – Je vois cela. Il s’amuse bien. – Et toi ? Tu ne voudrais pas jouer avec eux ? – Je… ce n’est pas obligatoire. Mais maintenant que tu m’y fais penser, comment se fait-il qu’ils ne me sautent pas dessus ? – Tu es mon jouet à moi. Ils n’ont pas le droit. – Petite Pomme… je suis quoi ? ! – Tu sais que t’es un peu bête, quand tu t’y mets ? Il faut que je le dise comment ? Mon jouet à moi, c’est pas clair ? – Si, c’est clair, mais… – Mais ! Bon, comme dirait papa, allons-y pour les synonymes : ma propriété privée, mon touche pas ou te je cogne, mon mien, quoi. C’est plus clair ? – Petite Pomme, c’est très clair. Il y a juste un problème. – Avec toi, y a toujours des problèmes ! – 188 –
– Vraiment ? Et tu ne t’y es pas encore habituée ? Elle lui tira la langue, bouda le temps de suivre un papillon des yeux, puis se retourna, curieuse : – Bon, ça vient ? C’est quoi, ce problème ? – Je ne suis le jouet de personne. Ni le tien, si celui de qui que ce soit d’autre. – Tu es à qui, alors ? – À moi. – À toi ? C’est stupide. Comment tu peux être à toi-même ? – Demande à ton papa. Et en attendant, dis aux autres que je ne suis pas ton jouet à toi toute seule, d’accord ? – Lâcheur. Bleu Nuit la quitta, et alla s’asseoir devant un étang. Il admira les reflets du ciel dans l’eau, il se calma, puis il se demanda comment se réconcilier avec Petite Pomme sans redevenir un… une… enfin, quelque chose d’inacceptable. Il sursauta quand le petit Seferneith demanda : – Tu m’apprends à jouer avec les odeurs ? L’exorciste gémit intérieurement, car comment l’aurait-il pu ? Il n’était pas un Seferneith ! Il était incapable d’émettre de subtiles fragrances pour influer sournoisement sur le comportement d’autrui, lui ! Ce n’était pas l’envie qui lui manquait, mais c’était… contestable moralement. Comment parler de liberté après cela ? Comme Lotus Mauve, avec un rire, de « la li-
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berté de se foutre en l’air » ? Ou comme Verte Bruine, de « la liberté de gâcher ma journée » ? Les ennuis les évitaient lorsque les importuns se calmaient, souriaient, s’éloignaient sans même se demander pourquoi, soudain intéressés par la beauté des lieux, méditant en marchant sur le charme de la vie. – Je ne peux pas t’apprendre cela. – Ah. Tu veux dire, tu ne peux pas m’expliquer comment faire ? – C’est cela. – C’est pas grave ! Je verrai bien ce que ça te fait ! – Si, c’est grave. Es-tu certain que ce sera agréable ? – Ben oui. C’est toujours amusant de voir comment les gens réagissent. – Je n’en doute pas. Mais je disais : agréable, pour moi. L’enfant le regarda, surpris. – Ben évidemment ! Si tu es malheureux, tes couleurs ne sont pas jolies ! Et moi, je regarde pas les choses laides. Lotus Mauve cessa de remplir son panier de fleurs. – Tout est clair pour vous, Bleu Nuit ? – Non. Vous en doutiez ? – Évidemment pas. Mais je vous laissais une occasion de pratiquer vos vices, car j’ai cru comprendre que votre orgueil vous poussait parfois à mentir.
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Ma politesse également, songea Bleu Nuit, sans quoi nos relations différeraient singulièrement. – C’est très aimable à vous, Lotus Mauve. Cela me rappelle un poème qui vous plaira sans doute : De la pivoine chaque œil passant Peut apprécier la beauté ; Mais du crottin le peintre seul Follement assoiffé de couleurs Saurait savourer la nuance. Lotus Mauve ramassa pensivement une fleur de courgette. – Je suis ravi d’apprendre qu’un spécialiste bien entraîné pourrait me trouver une qualité, Bleu Nuit. Et plus encore de constater que vous commencez à préférer la riposte à la frustration. – C’est un plaisir de faire plaisir, peu importe à qui. Le guérisseur sourit, puis expliqua tranquillement : – Nous voyons vos émotions, Bleu Nuit. Nous n’avons pas besoin de les déduire laborieusement à partir des quelques indices que vous ne parvenez pas à supprimer. Elles s’étalent autour de vous comme un immense éventail coloré, que n’importe quel enfant sait plus ou moins interpréter… et négliger. L’exorciste déglutit péniblement. Alors, chaque fois qu’il avait admiré en secret Rouge Cerise, qu’il avait caressé sa chevelure du regard, qu’il avait goûté son sourire… Verte Bruine l’avait su ?
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– Très jolies nuances de gêne… complimenta Lotus Mauve. Quelques enfants s’étaient rassemblés autour de Bleu Nuit, fascinés. Le guérisseur remarqua : – Ce n’est pas un sentiment très courant, chez un Seferneith. Vous faites sensation. Bleu Nuit se reprit. Si le lettré l’avait su dès le départ, et que cela l’avait gêné, il l’aurait dit. N’est-ce pas ? Un petit déplora : – Pff ! Il redevient normal. – On pourrait essayer de faire revenir l’autre couleur ! L’exorciste frémit, car s’il n’était guère tenté de se faire imposer des actes, il craignait de ne pas supporter qu’ils jouassent avec ses sentiments. Il demanda : – Lotus Mauve, dois-je comprendre qu’un sentiment désagréable peut avoir une jolie couleur ? – Usuellement, non. Pas chez un Seferneith, du moins. Chez vous, nous verrons bien. Et même si elles sont laides, ne vous en faites pas : elles ont pour eux le charme de la nouveauté. Bleu Nuit regarda les enfants avec angoisse. – Allons, allons… un maître exorciste comme vous… de quoi pourriez-vous avoir peur ? Ce n’est pas comme si vous étiez un éléphant. – Un… éléphant ? Quel rapport ?
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– Eh bien, quand un enfant force un éléphant à se comporter en singe arboricole, l’éléphant se fait assez mal, et l’enfant aussi, s’il reste sous l’éléphant. Mais vous… vous êtes en parfaite condition physique, vous savez grimper, courir, nager, et vous trouverez bien une manière de voler, du moins brièvement. Je vais donc pouvoir compléter ma collecte de fleurs et aller faire des beignets. Bleu Nuit le regarda partir, atterré. Un enfant s’exclama : – Ça, c’est un beau bleu ! – Pas assez foncé, nuança un autre. L’exorciste sentit une vague de panique l’envahir, enfler, repousser l’air hors de ses poumons, et battre contre ses côtes dans un grondement assourdissant. Il tomba, se recroquevilla. Il s’interdit de riposter, pas contre les enfants de Verte Bruine, pas aveuglément, pas… il sombrait. Il reprit conscience la tête sur les genoux du lettré. – Je suis ravi de vous revoir, Bleu Nuit, car j’ai craint que ma négligence n’ait eu des conséquences graves. Comment vous sentez-vous ? Bleu Nuit prit la main de Verte Bruine, et lui sourit : – Vivant. Bien installé. Touché de vous voir si… concerné. Ils sont toujours aussi… brutaux ? – Avec d’autres Seferneith, oui. N’importe quel adulte est capable de contrer leurs effets, même cumulés, et d’annuler tout risque pour sa vie. Il ne peut rien arriver de grave. – Mais avec un humain… pourtant, ils sont élevés par des humains ? Et Lavandin ? Il n’a eu aucun ennui.
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– C’est bien ce que j’entendais par de la négligence. Je leur ai appris à modérer leurs effets sur les serviteurs, et ils ont tout naturellement classé Lavandin parmi eux. Mais vous… – Moi ? – Vous, vous être très évidemment le maître de Lavandin. Donc vous n’êtes pas un serviteur. Donc ils peuvent jouer avec vous comme avec un Seferneith adulte. Bleu Nuit soupira : tué par trop d’honneurs… une fin aussi ridicule qu’une autre. Verte Bruine ajouta : – C’est arrangé, maintenant. Ils savent dans quelle catégorie vous ranger. Vous n’aurez plus d’ennui. – Pardonnez mon audace, mais… avez-vous précisé que je ne vole pas, et que je nage très mal si je ne respire pas ? – Oui, je leur ai fait une description précise des limites des humains. Et maintenant, que puis-je faire pour compenser les désagréments que mon oubli vous a causés ? – Compenser les… je croyais que la gêne était rare, chez les Seferneith ? – Qui vous a dit cela ? – Lotus Mauve. – Oh ! Et il n’a pas ajouté que c’était parce que je la thésaurisais ? Plus sérieusement, j’ai gâché votre journée, et j’aimerais l’embellir jusqu’à ce qu’elle ne soit plus une tache dans votre mémoire. C’est tout.
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– C’est énorme, oui ! Il se redressa, et s’assit en face de Verte Bruine. – Les enfants pourraient-ils nous laisser ? Ils filèrent, s’étant soudain rappelé l’existence de beignets. – Comme c’est pratique. Les réactions naturelles d’autrui ne vous manquent jamais ? – Non, pourquoi ? Je les vois très souvent ; et d’autre part, une fois l’impulsion donnée, la réaction est propre à chacun. C’est un peu comme demander à un lettré si le papier blanc ne lui manque pas : il le voit, même s’il écrit. Bleu Nuit calma sa respiration. – S’il est vraiment question de me faire plaisir, alors j’aimerais profiter de votre bienveillance pour… pour vous entretenir d’un sujet qui me… – Qui vous gêne considérablement. – Merci. Il s’agit de… de… Verte Bruine attendit. Ce n’était pas parce qu’il le savait déjà qu’il n’était pas important que Bleu Nuit parvînt à le dire. L’exorciste murmura : Au pré, le cerisier Qu’il soit blanchi de fleurs Qu’il soit rougi de fruits Que son tronc brille doucement Dans le soleil doré Ou que ses feuilles bruissent
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Caressées par le vent… Au pré, le cerisier Ravit ceux qui le voient Sans pourtant qu’ils songent À enlacer son tronc À cueillir ses fleurs Ou à goûter ses fruits. Au pré, le cerisier, Faudrait-il le cacher ? Faut-il s’en détourner ? Faut-il que sa beauté Ne puisse toucher les cœurs ? Le lettré sourit, et répondit : Au pré, le cerisier Me tiendrait fort rigueur Si j’éloignais de lui La beauté des bleus sombres. C’est pour moi un bonheur De discerner ses branches Sur le fond du ciel clair Ou sur le crépuscule Qui le nimbe de douceur. Au pré, le cerisier Ne fleurit que plus beau D’être chéri par la nuit. Ils restèrent longtemps assis, les yeux baissés quand ils songeaient à leur bonheur personnel ; les yeux dans les yeux quand ils se réjouissaient de s’être rencontrés. Puis Verte Bruine précisa :
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– Exit le mari jaloux. – Exit l’amoureux transi. – Si je fais des beignets, en mangerez-vous ? – Avec le même bonheur que vos mots. * Sans cesser d’embrasser Verte Bruine, Rouge Cerise le fit reculer vers le lit. Elle l’y étendit lentement, et se coucha sur lui, frissonnante. Elle s’interrompit pour dire : – Tout de même, où sont-ils allés ? Ils viennent nous rendre visite, avec une montagne de cadeaux, puis ils disparaissent sans rien dire. Mes parents sont vraiment impossibles. Il posa ses lunettes sur la table de nuit, impénétrable et souriant : – Ils avaient une tête à aller se cacher dans l’armoire d’une chambre à coucher. Elle le regarda, les yeux ronds. – Tu dis vraiment n’importe quoi ! – Cela m’arrive, oui. Il paraît que c’est humanisant. Mais tu m’aides, toi aussi : quelle idée de me poser une question quand ton désir est une cascade de parfums, et qu’il illumine toute la pièce de couleurs suggestives ! Elle accepta le reproche, et le plaisir aussi. Plus tard, lovée contre lui, elle regarda la grande armoire rouge et or au pied de leur lit, et un soupçon lui traversa l’esprit. Elle se sentit stupide,
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et tenta de se concentrer sur la peau douce et brune de son époux, mais sans succès. Elle guignait l’armoire du coin de l’œil. Lassée, elle finit par se lever. – Peut-être faudrait-il renouveler les pots-pourris dans cette armoire. – Bien sûr, fit son époux avec complaisance. Avec le vent terrible qui souffle dans cette armoire, ils ont certainement eu tout loisir de s’éventer déjà. Au fond, ce n’est pas comme s’ils étaient neufs. Elle évita de répondre, mais ouvrit les deux plus grands battants, et les referma aussitôt. – Tu le savais ! – Que savais-je ? – Qu’ils étaient dans l’armoire ! – Bien sûr. Et je te l’ai dit. Mais cela n’a pas semblé t’intéresser. Pourtant, leur curiosité suintait par chaque fente. Elle enfila une robe de chambre. – Toi, si tu soulignes qu’ils me connaissent comme s’ils m’avaient faite… – Moi, je ne dis rien qui ait déjà été dit, et tellement mieux que je ne saurais le faire. Elle se campa face aux battants, les ouvrit fermement, fixa Bâton d’Encre et Lys d’Eau, et, férocement : – Eh bien ?
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Ils répondirent en cœur, souriant avec une feinte stupidité : – Nous rangions les draps. Verte Bruine étouffa presque un rire. Lys d’Eau ajouta : – C’est vrai, c’est important, des draps frais en quantité, dans une chambre d’époux. – Vous pourriez faire des taches… renchérit Bâton d’Encre. – Nous ne pouvions pas courir le risque de vous laisser démunis. – Oui, nous devons veiller à votre bien-être. Ce n’est pas comme si ton époux avait un travail. – À part réviser le roman de maman, je sais ; et mettre de l’ordre dans la collection d’estampes plus ou moins coquines de papa. Elle allait leur intimer de quitter les lieux dans un langage plus que grossier, mais ils filèrent juste avant, soucieux de conserver l’impression que leur fille était bien éduquée. Rouge Cerise se tourna vers son époux, qui s’était niché dans le duvet, et explosa : – Et toi, tu ne dis rien ? – Moi, je… je suis désolé, mais je ne suis pas très au clair sur les mœurs des humains. – Ah vraiment ? Alors je vais t’expliquer deux ou trois petites choses au sujet de l’intimité !
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Après avoir vu le genre de scènes sculptées dans le jardin, elle aurait pu y penser plus tôt ; mais il n’était pas trop tard pour agir. Il dit, doucement : – Chérie, je suis tout disposé à apprendre. Mais ton exposé risque-t-il d’inclure des détails explicites ? – Mais… bien sûr. – Alors, tu devrais ouvrir le petit tiroir, à gauche de l’armoire, le second depuis le bas. Elle le regarda, méfiante, mais tira délicatement sur la poignée de cuivre doré, et Petite Pomme lui sourit avant de s’éclipser. Rouge Cerise regarda son époux, un peu sonnée. – Pas… pas les enfants, quand même ? – Et pourquoi pas, chérie ? Peu de tableaux égalent en splendeur celui que peignent les émotions d’amants cheminant vers l’orgasme. C’est l’un des plus jolis spectacles que je connaisse, et je ne vois pas de raison d’en priver qui que ce soit, sous quelque prétexte que ce soit. Elle resta songeuse, puis se pencha vers lui, et lui caressa doucement la joue. – Je suis désolée, Verte Bruine. J’oublie parfois que… que tu es aussi merveilleux qu’un rêve, mais qu’il y a plus en toi que ce que j’y ai mis. Pardonne-moi. Il la serra contre lui, et murmura : – Je te pardonne. Mais que dirais-tu d’un peu de peinture entre intimes, juste le modèle et le peintre ?
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Elle ronronna son agrément. Au fond, cela ne la dérangeait pas que son bonheur eût des témoins ; mais il était doux de se dire que Verte Bruine l’aimait tout aussi bien quand il n’y avait pas de public. C’était un peu égoïste, mais c’était tellement bon, de l’avoir rien qu’à elle. D’ailleurs, tout bien considéré, il l’aimait mieux sans public. Oh oui ! Quand il n’en faisait qu’à sa tête, qu’il allait toujours plus loin dans le plaisir, et se moquait bien d’être consensuel. Elle vérifia pourtant : – Tu me jures que Bleu Nuit n’est pas caché sous le lit ? – Bleu Nuit ? Tu plaisantes ? S’il était là, nous nous rhabillerions : il se gênerait pour trois ! Elle sourit, et oublia le reste du monde, y compris l’exorciste qui continuait son exploration du jardin, au rythme d’une douce flânerie. Il s’arrêta, intrigué par un haut pavillon circulaire couronné d’un toit bleu. Il y monta, et trouva le portrait d’une montagne titanesque, immaculée, plus solidement ancrée dans le monde qu’aucun humain ne le serait jamais. Il soupira, car si ce n’était pas un temple, qu’était-ce ? Il admira la beauté des nuages sculptés qui entouraient le bas-relief, et il sourit, car au moins, les dieux seferneith étaient esthétiques et imposants, rien à voir avec un petit dieu du bonheur bouffi ou un dieu guerrier au faciès imbécile. Néanmoins, même si la montagne était impressionnante, il trouvait regrettable de l’avoir divinisée. L’après-midi suivant, il s’en ouvrit à Verte Bruine, et conclut : – Je ne pensais que pas que vous crussiez en un dieu. – Croire ? Non, Bleu Nuit, je ne crois pas. Mais il m’arrive de constater formellement l’existence d’une divinité. Dans ce cas, il serait malhonnête de la nier. – Quel genre de constat ?
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– Le genre de constat indubitable, Bleu Nuit. Quand un spectre massacre ses voisins, doutez-vous de son existence ? – Non. – Eh bien, je ne doute pas non plus de l’existence de la montagne, car elle s’est redressée en anéantissant un empire ; et pour autant que je sache, elle m’a fait don d’une femme et de l’épée… enchantée… qu’elle manie. L’exorciste siffla entre ses dents. – Je me sens moins coupable, tout soudain, d’avoir eu le béguin pour Rouge Cerise. Le pouvoir de séduction des créatures divines est très réputé. Et j’ai donc été charcuté par la main de dieu en personne… c’est presque un honneur. Ils se sourirent, puis Bleu Nuit questionna : – Eh bien ! Puisque vous avez formellement identifié un dieu, peut-être pourriez-vous me dire à quoi il ressemble ? Verte Bruine sourit, et entreprit de résumer ce qu’il savait de la montagne. Quand il eut terminé, l’exorciste soupira profondément, puis il se redressa et se réjouit : – Bah ! Au moins, elle n’est pas vénale. Ses temples sont déserts, et ses autels ne sont pas encombrés de présents plus minables les uns que les autres. Le lettré éclata de rire, puis soupira intérieurement. Un dieu qui voulait des fidèles faisait au moins l’effort de préserver leurs vies… mais la montagne… comment jurer qu’elle ne se suffisait pas à elle-même ?
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– Un problème, maître ? – Une question parmi d’autres. – Sans réponse ? – Sans réponse pour l’instant. Mais rien n’est éternel, pas même mon ignorance. Il me suffit d’être patient… –… et curieux, et tenace. – Oh, vraiment ? C’est du domaine du possible. Ils se regardèrent, et changèrent de sujet, revenant à des domaines que Verte Bruine avait encore le plaisir de maîtriser.
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IX Des ombres dans la pinède Noir Venin régnait sur le village. Elle n’était pas la plus âgée des femmes, mais elle avait réussi à terrifier ses aînées. Elle s’asseyait dans son salon, elle faisait ouvrir les pans de bois sculptés de la façade, et elle posait un regard inquisiteur sur la rue principale. Elle fumait une petite pipe au tuyau d’ébène, toute décorée d’argent, qu’elle serrait entre ses lèvres pincées, dont toute pulpe avait disparu depuis longtemps. Souvent, un villageois passait déposer un panier sur sa véranda, et elle le recevait d’un haussement de sourcil méprisant, qui signifiait son accord, ou d’un léger ricanement. Alors, le petit se levait, il prenait le panier, et jetait son contenu aux cochons, car ce qu’elle jugeait indigne d’elle était perdu pour tous. Ainsi en avait-elle décidé, et elle était la loi. Elle soupira d’aise, elle caressa l’accoudoir lisse de son canapé, puis elle fit signe au petit de lui apporter une pomme. Elles cuisaient peu à peu dans une niche du fourneau de pierre, jusqu’à être aussi flétries qu’elle, brunies et molles. Elle les dégustait lentement, avec de petits bruits immondes qui faisaient frémir le petit. Mais il savait se taire, et jouissait de l’instant, car tant qu’elle restait assise, ses pantoufles brodées posées sur le sol et ses pieds remontés sur le canapé, elle ne pouvait lui nuire qu’en mots. Et c’était bien assez. Elle regarda les maisons ornées de fleurs, et elle songea qu’elle aimait les couleurs, pour leur ironie. Dans ce village, aucun bonheur ne pouvait fleurir sans qu’elle le mutilât d’une re– 204 –
marque assassine ; les joies même infimes étaient toutes en sursis. Elle aimait tolérer l’espoir pour le plaisir d’en arracher ensuite les boutons fragiles, ou les fruits encore verts. Elle examina la pièce où elle trônait sur son canapé, et la trouva indigne. Elle ordonna au petit d’arranger la maison avant le retour de son fils Crocs de Nuit, annoncé pour bientôt. Le village entier s’était cotisé pour payer ses études, et il avait passé brillamment ses examens de fonctionnaire. Désormais, la puissance de Noir Venin s’étendait jusqu’à la ville. Désormais, nul ne se mêlerait plus des affaires du village, de ses affaires. Elle dit encore au petit : – Et après, va à la pinède et ramène-moi des pignons. Mon fils les a toujours aimés. Le petit retint un sourire, car il aimait la forêt, l’odeur intense des arbres, la douceur de leurs aiguilles tombées au sol et la beauté des pignes ouvertes par la chaleur. Bien sûr, sa maîtresse lui reprocherait de n’avoir fait qu’une maigre récolte, aussi dur qu’il ait pu travailler, mais il aurait au moins passé une bonne après-midi. Et il trouverait bien le temps de donner quelques coups de pieds dans les pignes vidées de leurs graines. Ah ! Qu’il était difficile à étouffer, ce sourire… mais il le fallait, et il y parvint. Crocs de Nuit arriva en chaise à porteurs, accompagné de nombreux serviteurs à pied et à cheval, qui transportaient des coffres sans aucun doute chargés de présents destinés à Noir Venin. Crocs de Nuit écarta les rideaux de la chaise, il en sortit, il s’inclina devant sa mère, et elle fronça le sourcil, étonnée qu’il ne se prosternât pas. Ils s’affrontèrent du regard en silence, puis son fils sourit légèrement :
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– Il ne sied pas qu’un fonctionnaire impérial se prosterne devant une administrée, fût-elle sa mère. Pensez à notre prestige. Elle en laissa tomber sa pipe. Ainsi, c’était ce que la ville faisait des enfants dociles qui lui étaient envoyés ? Le petit ramassa sa pipe, et la lui tendit. Elle en mâchonna le bout, et songea qu’elle avait espéré que son souvenir aurait conservé plus d’emprise sur son fils. Mais peu importait… si la mémoire ne suffisait pas, elle userait d’autres moyens pour le ramener à la raison. Dès lors qu’il était à sa portée, il réapprendrait à obéir. – Mère, je ne vous encombrerai pas de ma présence pendant mon séjour. J’ai pris la liberté de faire aménager une autre maison, un peu plus loin dans le village. – Laquelle ? Il répondit, et elle ne s’étonna pas qu’il l’eût choisie hors de sa vue. Il continua : – Mes serviteurs y installent en ce moment même les quelques affaires nécessaires à y assurer un confort digne d’un fonctionnaire impérial. Mais j’ai pensé à vous, mère… Deux serviteurs apportèrent sur la véranda un paquet que Noir Venin jugea petit jusqu’à l’insulte. Elle hésita à le faire jeter aux cochons, mais l’air de défi dans les yeux de son fils l’en dissuada. Elle le fit ouvrir, et contempla son portrait, flattée à outrance, et vêtue d’habits plus riches qu’elle n’en avait jamais imaginés. – Compte tenu de la grande distance physique et culturelle entre ce village et la capitale où j’ai reçu ma dignité des mains de l’Empereur, il ne m’a pas paru sensé de vous convier à mon entrée en fonction. En revanche, j’ai pensé que vous seriez ravie
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qu’un portrait immortalisât ce qu’eût pu être votre présence, si votre destin avait été plus clément. Elle sentit le tuyau de la pipe se fêler sous la pression de ses dents, et fit l’effort de se relâcher. Elle examina le tableau, les yeux plissés, puis elle sourit. – Je te remercie, mon fils. Je suis ravie d’avoir pu prendre une part illusoire à ta grandeur sans doute bien réelle. Puisse-telle durer autant que ce tableau. Elle fit un signe au petit, et celui-ci soupira, car il n’aimait pas beaucoup le feu, qui le mordait souvent. Mais si elle ordonnait de brûler l’objet loin des regards, il le ferait sans faute. – C’est une bien grande chaise à porteurs. – Le confort est bien supérieur à la capitale, chère mère. Ce qui paraît grandiose ici semble là-bas minable et étriqué. Effrontément, Crocs de Nuit regarda le salon de sa mère, et sous le poids de son mépris, celle-ci se sentit rapetisser au point que son orgueil comprimé l’étouffa presque. Il ajouta : – Bien sûr, j’ai tout d’abord hésité à vous rappeler ce fait légèrement déplaisant, mais Prête Courage, mon bon conseiller, m’a affirmé que le pouvoir n’a pas à s’abaisser pour se mettre au niveau de ses administrés provinciaux. Au contraire, ce sont eux qui devraient prendre exemple sur la grandeur impériale, ou à défaut, se réjouir de son existence. Prête Courage s’inclina devant Noir Venin avec une courtoisie tranquille, dénuée de toute crainte. Il était vêtu de blanc, avec simplicité et élégance, et il émanait de lui une impression de fermeté et de réconfort que Noir Venin trouva détestable. Crocs de Nuit ajouta :
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– Néanmoins, chère mère, votre remarque est en partie justifiée, car il s’agit d’une chaise pour deux personnes. – C’est bien. Ainsi, le petit pourra m’éventer. – Allons, mère ! Vous ne sortez jamais… pourquoi commencer aujourd’hui, alors même que cette chaise n’est pas libre ? Il fit un signe aux servants, et ceux-ci approchèrent la chaise à porteurs. Ils couvrirent le sol de tapis et de fleurs, puis Crocs de Nuit écarta le rideau, et fit descendre une jeune femme aux traits délicats. Entre les dents de Noir Venin, le tuyau de pipe se brisa net, puis elle se reprit, car il serait doux de refuser son consentement à cette union. – Chère mère, permettez-moi de vous présenter ma femme. Elle est la fille du ministre pour lequel je travaille. C’est un grand honneur pour notre famille d’unir ainsi son sang à une lignée d’une pureté et d’un rayonnement incomparables. Traînée, songea Noir Venin. Crocs de Nuit lui laissa le temps de se reprendre en ajoutant : – Je suis infiniment redevable à Prête Courage d’avoir su me servir d’entremetteur et de garant dans cette union que le seul crédit de ma famille n’aurait jamais suffi à m’accorder. Prête Courage sourit modestement, et Noir Venin retint un haut-le-cœur. Elle articula : – Cher fils, je te félicite du fond du cœur pour ce mariage remarquable. Je suis heureuse que la fortune t’ait comblé ainsi. Permets-moi de vous ouvrir à tous deux les portes de ma maison, et de vous régaler comme mes plus chers enfants.
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– Merci, mère. Mais ne vous mettez pas en frais, nous avons apporté quelques provisions comestibles de la capitale. Je suis certain que vous serez ravie d’en goûter une fois dans votre vie. Après cela, vous pourrez revenir aux mets qui vous sont coutumiers. – Et toi ? – Oh, ma suite comporte un cuisinier, bien sûr. Je ne devrais pas trop souffrir de mon séjour dans la région, car l’apprêt permet généralement de sauver des composants médiocres. Pendant le repas, Noir Venin examina les bijoux de sa bru, et ne s’étonna pas d’y trouver de très nombreux talismans contre la magie noire. Son fils n’avait pas oublié de quoi elle était capable. Elle tendit vers l’intruse des doigts d’ombre et de fiel, et les sentit se dissoudre, brisés par la puissance des charmes protecteurs. Crocs de Nuit remarqua : – Non content d’assortir à merveille les cœurs, Prête Courage sait également orner les joyaux les plus précieux des bijoux les plus somptueux. – Je suis absolument ravie que tu aies pu gagner l’amitié d’un homme si remarquable, pourvu de tant de qualités admirables. Car la perte n’en sera que plus grande, cher fils. Elle fit mine de se renfrogner, vaincue par la frustration, mais elle continua délicatement ses investigations. À la fin du repas, son humeur était excellente, car elle savait que Prête Courage n’avait pas songé à protéger la jeune épousée des dangers dont il ignorait l’existence. Son fils l’avait quittée petit crétin, il lui revenait pauvre abruti, et c’était parfait. Bientôt, il ramperait à nouveau dans sa main. Bientôt, il la rafraîchirait d’un éventail taillé dans
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la peau de sa femme. Bientôt, il ferait des saucisses avec les boyaux de Prête Courage. Elle porta un toast à la santé du couple, et leur souhaita de nombreux enfants, car quand la mort venait pour quelques-uns, elle pouvait se charger de tous. La mort était vaste, la mort était généreuse, la mort savait briser les élans que la haine et la terreur ne contrôlaient plus. Sur le seuil, elle se fendit d’une bénédiction, mais comme les époux s’éloignaient, elle fixa sur sa bru un regard froid qui ne cillait pas, et elle pensa : « Tu vas mourir, intruse ; toi et tout ce qui sortira de tes entrailles. Plus tu mourras tard, et moins tu mourras seule. Mais tu mourras tôt… il ne me faut que le temps de convoquer le venin ». Noir Venin laissa mûrir sa haine jusqu’à maturité, elle en savoura la saveur de plus en plus intense, elle la sentit couler entre ses dents, ruisseler sur ses gencives comme une salive épaisse et noire. Quand sa haine fut assez forte pour refouler la peur tout au fond de son cœur, quand elle eut maté toute prudence d’un grondement menaçant, sourd et continu, Noir Venin attendit la nuit avec un sourire terrible. Elle prit plaisir à voir Crocs de Nuit, sa femme et Prête Courage déambuler dans le village, admirant les fleurs des jardins. Elle se ravit d’entendre les voisins les saluer aimablement. Ainsi, son fils avait osé lui désobéir… ainsi, il s’était laissé influencer par ce Prête Courage, ce fauteur de troubles, ce rebelle vêtu de blanc au sourire poli et à l’âme perverse… il était temps d’y remédier. Elle maudit l’existence qui l’obligeait à sévir elle-même, mais elle ne se déroba pas. La vie était dure, mais elle l’était plus encore ; et contrariante, mais elle savait se montrer inflexible… et tenace. Le soir venu, elle quitta sans bruit sa maison, drapée dans la nuit la plus noire. Elle se rendit jusqu’au lac, et maudit le vent trop frais et la route trop longue. Elle ôta ses chaussures en maugréant, et marcha pieds nus dans la boue, les orteils écartés. Elle se rapprocha de l’eau, et souhaita une pourriture rapide aux
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roseaux qui se dressaient sur son passage. Quand les vaguelettes froides clapotèrent contre ses chevilles, elle tendit vers les flots une lanterne d’un violet sombre, et chercha l’obscur reflet de la Lune Noire en pataugeant le long de la rive. Elle glissa, elle jura, mais, enfin, le lac ne refléta plus la pâle lumière violacée. L’eau était un gouffre mat, dans lequel Noir Venin jeta le contenu d’une petite fiole de mercure. Le liquide argenté s’étendit, dessinant une araignée pâle. Elle fixa son regard sur le vide, et y engloutit sa bru ; puis elle parcourut le filigrane de l’araignée, et en étrangla la jeune femme. Elle revint au vide, et lui fit dévorer l’effronterie de son fils. Elle saisit le mercure, et en fit autant de fouets qui mordraient sa chair infidèle. Elle hésita à demander la mort de Prête Courage, mais elle préféra laisser son fils lui apporter sa tête, comme le fauve soumis qu’il redeviendrait. Sur l’eau noire, les pattes de l’araignée s’allongèrent soudain et se disposèrent avec une grâce étrange. Noir Venin en fut surprise, car ce n’était pas ainsi que la Lune Noire lui répondait ordinairement. Elle insulta l’astre obscur, puis elle devina une présence parmi les ombres, une présence plus noire que la nuit elle-même, immobile au-dessus des flots. Elle faillit la sommer de se nommer, mais l’entité fondit sur elle, et Noir Venin retint un cri comme six membres et une tête étrange se penchaient sur elle. Dans la faible lumière de la lampe violette, la peau de la créature luisait faiblement, et lui sembla dure comme de l’acier. Elle sentit se fixer sur elle un regard sombre, aussi vide que la Lune, et elle se prosterna. – Tu m’as appelé, et je suis venu. – Je suis très honorée, seigneur. – Je vois la haine en toi, et sa noirceur me sied. Je t’aiderai à la répandre sur le monde. – Je t’en remercie, seigneur.
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– Tu as dit à la Lune lointaine ce que tu désirais ; sauras-tu le redire maintenant que tu te tiens entre les pattes de la nuit ? – Je veux que ma belle-fille crève. Il y eut un silence, puis la créature siffla. Noir Venin sentit une goutte tomber sur sa tête, et elle faillit gémir quand sa peau fut rongée jusqu’à l’os. – Toi… toi ! Tu déranges la Lune Noire pour un si piètre festin ? Tu héberges en ton cœur des trésors de haine, et tu n’en laisserais couler qu’un mince filet ? Tu m’insultes, petite chose mesquine. Noir Venin se mordit les lèvres, car de nouvelles gouttes tombaient, mitant sa chevelure et révélant la blancheur de son crâne. Elle gémit : – Pardonne-moi, seigneur. S’il te faut des vies, prends-les. – Comme c’est aimable à toi, vieille femme ! Du bout des lèvres, tu y consens… – Je t’offre le village, ô seigneur des ténèbres ! Je te dédie chacune de leurs vies, chacun de leurs sourires, chacun de leurs espoirs, pour que tu t’en repaisses. – Voilà qui sonne mieux. – Mais, seigneur, je te demande seulement… – Qu’oses-tu exiger ? – Je supplie, seigneur, je supplie humblement. Je souhaite que ma vie et celle de mon fils soient épargnées.
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– Et qu’y gagnerai-je ? – Je t’offrirai d’autres morts, ô astre des nuits. Et je ferai naître dans le cœur de mon fils et une haine immense, et la fidélité à ton service. – Soit. Ta haine se mêle de bien assez de peur pour que te croie… j’accepte ton marché, et je te fais le serment que je ne prendrai ni ta vie, ni celle de ton fils. La créature disparut, et Noir Venin se redressa. Elle tâta son crâne, et maudit la Lune Noire de l’avoir ainsi humiliée. Elle était tombée à genoux, elle avait rampé, elle était souillée de boue ! Elle ! Elle ! Elle regarda la lanterne tombée au sol sans même se tacher, et la creva d’un geste rageur. Elle chercha sa pipe, et réalisa qu’elle en avait si bien mâché le tuyau qu’il n’en restait que des débris. Elle se passa la langue sur les dents, recracha les éclats qu’elle avait en bouche, et souhaita à l’être de nuit de mourir brisé ainsi, et d’être recraché avec mépris. Elle reprit alors le chemin du village, égrenant des chapelets de malédictions. * Le petit ne dormait pas. Il ne dormait jamais s’il n’entendait pas les ronflements de Noir Venin. Il se tenait à sa fenêtre, et il tremblait de peur, car sa maîtresse s’était éloignée vers le lac, sa lanterne violette à la main. Il détestait cette lanterne. Il en avait rêvé avant que ses parents ne mourussent. Il en avait rêvé avant que ses parents adoptifs ne mourussent. Il en avait rêvé chaque fois que le village avait perdu un cœur courageux, un regard trop franc. Il agrippa le chambranle, et il pleura d’avance les larmes qu’elle ne voudrait pas voir. Demain, il serait triste. Demain, il serait encore plus seul. Mais dans la nuit tranquille, il pleurait en silence, et cela le soulageait un peu.
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Il sursauta quand le ciel se peupla d’ailes, de bruissements ténus. Il entendit de nombreux pieds légers fouler les rues du village. Il scruta les ténèbres, et vit des ombres qui emmenaient de petits corps pâles. Il réfléchit, et comprit que c’étaient des enfants. Il hésita à donner l’alarme, ou à fuir, mais si c’était l’œuvre de Noir Venin, elle le punirait. Il hésitait encore quand il perçut un bruissement en contrebas de sa fenêtre. Il se pencha, et discerna un visage sombre qui lui souriait. Lentement, l’être s’approcha, jusqu’à se tenir devant lui, entouré d’une couronne de jambes noires d’une finesse incroyable. Le petit tendit la main, et caressa l’une de ses chevilles, tellement plus minces que celles de Noir Venin. Le visiteur n’avait nul besoin de soie, de broderies et bijoux, sa beauté était telle que sa noirceur suffisait à le vêtir. Manis murmura : – Bonsoir, petit. Tu sembles déchiré. – Ah, monsieur ! Je le suis ! J’aimerais tant comprendre ce qui se passe… mais je crains Noir Venin. – Vraiment ? Je puis t’en protéger, si tu le désires. Ainsi, tu pourras regarder tout ce qui se passera dans ton village sans qu’elle songe même à te punir. – Hélas ! Comment le pourrais-je ? Je dois rester à ses côtés, attendre ses ordres, satisfaire ses désirs. – Tu le devais, petit, tu le devais seulement. Attends qu’elle rentre et qu’elle s’endorme, et tu verras de quoi je suis capable. Crois-moi, tout se passera bien. Le petit n’était pas convaincu, mais il dit : – D’accord, monsieur. Mais si cela se passe mal… je n’y suis pour rien.
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– C’est juré, petit, juré sur l’argent qui court dans mes cheveux. Le petit se sentit soudain très calme. Par la fenêtre, il regarda les ombres qui emmenaient à présent les adultes, et il lui sembla qu’il ne resterait plus personne dans le village. – Presque plus personne, corrigea Manis. Une promesse est une promesse. Quand Noir Venin revint, ils attendirent qu’elle ronflât, puis ils se glissèrent près de son lit, et le Tuan sortit une longue aiguille qu’il planta avec délicatesse dans la nuque de la vieille. L’aiguille sembla s’animer, frétiller, et s’enfonça aisément. Le petit s’étonna : – Que fait l’aiguille ? – Elle dévore le souvenir que ta maîtresse a de toi. Bientôt, tu n’existeras plus pour elle. – Elle ne me cherchera pas ? – Non. Le petit soupira, et Manis demanda : – Cela ne te convient pas ? – Je suis heureux de pouvoir me promener enfin, sans plus la craindre. Mais… j’aurais préféré pouvoir rester près d’elle, pour voir ce qu’elle fait. Vois-tu, monsieur, je suis un peu inquiet pour les autres enfants. Sais-tu ce qui se passe ?
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– En partie, oui, et je puis t’assurer qu’ils ne sont pas en danger. Car seule la vie est dangereuse, puisqu’on peut en mourir ; bientôt, vous serez tous en sécurité. Il ajouta : – Mais j’ignore comment Noir Venin agira au juste. Si tu veux le savoir, je puis t’aider encore. Il posa ses longs doigts noirs sur l’aiguille, et murmura des mots lents, étirés. L’aiguille givra, un givre argenté qui se propagea jusque dans l’esprit de Noir Venin. – Tu pourras te tenir droit devant elle, et elle ne te remarquera pas. Le petit eut un sourire rêveur, puis fronça le sourcil. – Mais les autres me verront… – Je te garantis que nul ne t’empêchera de te promener à ton gré, ni elle, ni personne. – Merci, monsieur. – Je t’en prie. Manis quitta le petit, heureux d’avoir pu se montrer si peu cérémonieux. Il était très fier d’avoir pu imiter Pendaran, au moins en partie, et il avait plus envie de danser que de travailler, mais il se résigna avec un soupir. Il essaierait de vaquer gaiement à sa tâche, voilà tout ! Après tout, elle n’était pas désagréable. Le petit le suivit des yeux, hésita un instant, puis sortit à son tour, décidé à comprendre cette nuit étrange.
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En fredonnant, Manis rejoignit la pinède où les Tuan l’attendaient avec les habitants du village, ligotés et bâillonnés avec art, et pour la plupart encore assommés. Il prit le temps d’admirer la qualité de leurs liens, puis Pendaran demanda : – Nous les attachons aux pins ? – Non, Pendaran. Nous les intégrons dans leurs troncs. – Manis, pardonne-moi, mais nous ne sommes guère doués pour le bûcheronnage. – Je le sais bien. Manis distribua des coins de glace noire aux arêtes nettes et scintillantes. Il en prit un, l’appliqua contre l’écorce d’un pin, et frappa un léger coup. L’arbre se fendit en deux, révélant son cœur, et Pendaran hocha la tête. – Évidemment, dans ces conditions, c’est encore plus simple que de fendre un os pour créer une plume. – Notre commanditaire ne lésine pas sur l’outillage. – Au point de nous prêter un peu de l’élan impitoyable d’un glacier ? – Il semblerait. Pendaran considéra avec respect le modeste fragment de glace, et plaignit les pins, qui n’avaient aucune chance d’y résister. Les Tuan se répartirent les villageois et se dispersèrent dans la pinède. Ils fendaient les troncs d’un seul coup précis, et regardaient, étonnés, le cœur de l’arbre mis à nu. Ils installaient chaque humain dans son berceau végétal, et l’y emprisonnaient par des liens de métal souple. Ils le réveillaient alors, et le si-
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lence se troublait des gémissements terrorisés, de suppliques étouffées. À chacun, les Tuan murmuraient doucement, de leurs voix d’ombre veloutée : – Allons, allons… pourquoi vous débattre ? Vous avez mérité ce qui vous arrive. Quand Noir Venin fut trahie par son fils, quand elle dut subir l’intrusion de sa belle-fille, vous êtes-vous hâtés d’aller lui apporter votre soutien ? Oh non, vous avez ricané, soulagés de voir le monstre humilié… et vous avez oublié qu’elle savait mordre. Nous sommes ses crocs, nous sommes les mains de sa vengeance, et nous la préserverons de tout mal. Elle vivra plus riche que jamais, car elle aura pillé vos biens. Elle vivra sans crainte et sans effort, car vous serez morts. Les pins craquaient comme leurs prisonniers se tordaient de rage impuissante, et Manis savourait les menus bruits de leur fureur, réconforté par ce succès. Il offrit des sarcophages de pin odorant à sa part de villageois, puis il regarda Prête Courage toujours assommé. Il le souleva, et admira le contraste de ses longs doigts sombres sur les vêtements blancs. Hélas, ceux-ci étaient tachés d’un peu de poussière, qu’il épousseta avec soin, puis il laissa jouer ses mains sur le tissu immaculé. Enfin, il l’attacha à un tronc robuste encore intact, et caressa son visage délicat. Le jeune homme se réveilla, et se raidit en apercevant le Tuan. Sur son visage, la résolution fit place à la peur, et Manis songea que le pauvre conseiller n’avait plus grand-chose à prêter. Il se sentit soudain abattu, et soupira, comme si un peu de foi et d’espoir le quittaient. Pendaran lui toucha doucement l’épaule, l’écarta de l’humain terrifié, et murmura : – Manis… tout ce qui est blanc n’est pas d’argent. Ne confonds pas l’amour et l’ingérence, veux-tu ? Prête Courage a cru bien faire, Keraian Tuan est plus avisé que cela. Le veuf hésita, puis se fondit dans l’ombre avec soulagement. Il s’adossa à un pin, suivit son écorce des doigts, leva la
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tête, et admira la ramure aux formes ondoyantes, les houppes qui se balançaient légèrement. Il tendit la main sans bruit, cueillit un oiseau endormi, et le dégusta avec plaisir. Pendaran s’approcha de Prête Courage, le regarda avec un large sourire, et lui posa un doigt sur la bouche. – Cher monsieur… je suis ravi de vous rencontrer. Si vous deviez être assez sage pour ne pas hurler, je serais heureux de vous retirer ce bâillon infamant. Qui sait ? Peut-être méritezvous mieux que de mourir brûlé avec cette pinède. Prête Courage blêmit, mais acquiesça. Pendaran lui retira délicatement son bâillon. – Eh bien ! J’ai cru comprendre que vous étiez responsable de tout ceci ? – Pardon ? – Mais oui. Ce brave Crocs de Nuit n’aurait jamais osé défier sa mère sans votre soutien, et celui, plus distant, de Monsieur Blanc. – Mon maître a eu raison de me demander d’aider Crocs de Nuit ! C’est un jeune homme brillant, mais honteusement soumis. Il fallait le pousser à plus d’autonomie ! – Oh, mais je suis convaincu que vous avez agi avec les meilleures intentions du monde. Et regardez où vous vous retrouvez ! Et comment vous finirez… – Vous n’allez pas… c’est un massacre ! – Non, c’est du bénévolat. – Vous êtes un monstre !
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– Et vous, vous avez épuisé votre temps de parole en banalités. Tenez-vous tranquille un instant, que je vous bâillonne à nouveau. – Non ! Non ! Écoutez-moi ! Il y a sûrement une… Pendaran lui sourit. – La mort n’est qu’une transformation, cher ami. Je me réjouis d’en admirer le résultat sur un être si pur et si borné. Il détacha Prête Courage du pin, le laissa tomber au sol en choisissant un endroit si bien couvert d’aiguilles sèches qu’il ne salirait pas les beaux vêtements blancs, fendit l’arbre avec soin et entreprit d’y glisser le jeune homme qui se débattait énergiquement. Il y parvint sans peine, en riant joyeusement, puis il sourit à son prisonnier. – Et si je vous disais que nous sommes de mèche avec votre cher maître, Monsieur Blanc, cela vous consolerait-il ? Ah, je vois bien que non… a-t-il omis de vous préciser que vous pourriez être amené à donner votre vie pour sa cause ? Je pense que non. Vous l’aviez peut-être oublié ? Comme c’est regrettable. Ah ! Vous aviez exclu la mort par le feu des morts possibles. Si je peux vous étrangler ? Ah, je regrette, il me l’a interdit. Vous avez combattu le mal toute votre courte vie, vous saurez continuer quand il s’appellera douleur, n’est-ce pas ? Il s’éloigna, et Manis le rejoignit. Il lui tendit un oiseau immobile, et Pendaran le savoura. – Merci, Manis. – Je t’en prie. Ton plaisir est mon bonheur. Mais j’aimerais pouvoir exprimer ma perplexité.
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– Je t’écoute très volontiers. – Je n’aurais jamais pensé que l’amour déçu pût se changer aussi aisément en haine. – Tu es bien incapable de décevoir ceux qui t’aiment, comment l’aurais-tu appris ? – Tu me penses si parfait ? – Ce n’est pas la perfection qui évite les déceptions, c’est l’honnêteté. Manis bruissa, amusé, et ils vérifièrent l’installation des villageois. Les Tuan les suivaient, commentant avec courtoisie les pièces exposées, bruissant de plaisir à chaque compliment. L’esseulé regretta soudain la présence de Sintawa, car elle n’eût pas oublié de prévoir des amuse-bouche en sus des oiseaux. – Je suis heureux de pouvoir travailler avec ces arbres, Pendaran, car j’apprécie leur senteur, et leurs houppes d’aiguilles si douces, si sombres, si souples sous la main ! – Je les admire, moi aussi, même si ce n’est pas la variété qui brûle le mieux. Néanmoins, cette pinède est bien sèche, et elle partira en fumée sans peine. Tu verras, un incendie est un spectacle ravissant. Évite seulement de voler trop près. – Aucun risque, frissonna Manis. – Je m’en doutais, sais-tu ? Bien, je vais faire une ultime inspection, et je reviens.
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– Merci, Pendaran. Quant à nous, nous continuerons notre analyse de cette nouvelle forme d’art, même si son côté temporaire me perturbe plus que légèrement. L’aventurier testa avec plaisir la résistance des liens des prisonniers, heureux de pouvoir faire jouer ses muscles ; il acheva de leur instiller la haine, la rancœur et la frustration, puis il revint vers Manis. – Tout est prêt. Me diras-tu maintenant comment tu comptes allumer tout cela ? – Oui, bien sûr. Mais sortons de la pinède, veux-tu ? Le ciel obscur s’anima d’un grondement très lointain, qui n’eut pas le temps de s’éteindre qu’un second s’y ajoutait, plus fort, beaucoup plus proche déjà. Les Tuan coururent entre les arbres, rapides et gracieux. L’orage se rapprocha, et quand il fut au-dessus de leurs têtes, la voix du tonnerre les assourdissait. Il y eut un premier éclair, tellement haut qu’il ne fit que leur révéler les nuages immenses, teintés de violet. Puis il tomba du ciel un éclair large, puissant, qui se ramifia et frappa simultanément plusieurs troncs, embrasant la pinède. À sa lueur glacée, l’espace d’un instant, Pendaran crut voir les flancs vertigineux de la montagne, et il songea qu’elle avait le bras long. Les Tuan contemplèrent les flammes, ils écoutèrent, fascinés, la voix grondante de l’incendie qui couvrait presque les hurlements des suppliciés, et ils apprécièrent les craquements des arbres s’effondrant. Mais malgré la beauté du mur de feu qui égayait la nuit, l’aventurier sentait que son ami n’était pas tranquille. Il soupira, et, sans quitter le spectacle des yeux : – Manis, je sais bien que tu redoutes d’intervenir en force parmi les humains, mais je te répète que l’essence de la discré-
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tion, c’est de ne laisser aucun témoin. Et ce sera justement le cas ! – Malgré tout le respect que ton expérience m’inspire, j’ai peine à te croire. Crois bien que je le regrette. – Manis, j’ai déjà mené sur terre des safaris auxquels ont participé des groupes de Tuan, et cela n’a laissé aucune trace dans la mémoire des humains, car nous avons emmené tout ce qui était intéressant, et nous avons mangé le reste sur place. Je le dis une fois de plus : sans témoins, pas de problèmes… les disparitions, cela arrive, et ne surprend guère. – Pendaran… tu espères me faire croire que les humains sont incapables de connaître les détails d’un crime alors même qu’ils en parcourent la scène ? – Oui, bien sûr. Leurs yeux sont limités au présent, et ils ne peuvent pas contempler la morbidité du passé, aussi belle soitelle. – Comme c’est étonnant… il n’y a aucune exception ? – Les exorcistes, parfois… mais c’est justement pour cela que nous avons choisi un lieu assez proche du jardin de Verte Bruine, mais déjà situé chez un incompétent. Je veux bien être empaillé s’il parvient à deviner que nous sommes intervenus. – Pendaran, même si tu n’étais pas unique, je détesterais te voir empaillé. Ne le prends surtout pas mal, mais je découvre en te regardant qu’un vivant peut être si beau que rien ne sert de le tuer, il perdrait de son charme. L’aventurier se tut, touché, et lentement, un sourire ravi s’épanouit sur ses lèvres. Il enlaça délicatement Manis.
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– Oh ! Mon ami ! Que je suis heureux que tu le prennes ainsi ! J’ai craint si souvent de te paraître répugnant… L’esseulé l’embrassa tendrement. – Hélas, tes craintes ont été justifiées… en ce qui concerne mon moi social. – Je suis heureux de te voir irréprochable, Manis. Et que faisons-nous maintenant ? – Tu dors, Pendaran. Quant à moi, j’ai encore un petit message à porter. – Je puis le faire pour toi, Manis. – Pendaran, le sommeil me fuit. Quant à toi, tu dormirais entre les pattes de la Mère Araignée. Repose-toi pour deux, je t’en prie. – Humain qui s’en dédit ! Bon courage, mon ami. Le matin venu, Pendaran se risqua dans la pinède dévastée, et Manis se posa près de lui. L’aventurier considéra les lieux. – Tous ces troncs noircis… je ne pensais pas qu’il y aurait tant de restes. – Ne t’inquiète pas, Pendaran, une deuxième cuisson est prévue. – Je me réjouis de voir cela, même si cela m’étonne, car on ne peut pas brûler deux fois. – Même pas de haine ?
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Pendaran regarda autour de lui, et trouva les arbres aussi sinistres qu’un sourire de Kusumah. Certains d’entre eux lui rappelèrent même le relief acéré et les piques cruelles qui hérissaient l’abdomen de la Mère Araignée. Il fit demi-tour, et proposa : – Déjeunons, veux-tu ? Fourrer tant de pins et garder l’estomac vide, c’est frustrant. – D’accord. * Noir Venin ouvrit les yeux, et maudit le jour, car il était d’un gris terne. Elle s’assit, et appela sa servante, mais n’obtint aucune réponse. Elle se souvint alors qu’elle avait demandé sa mort, comme celle de tout le village. Elle maudit la Lune Noire et ses exigences inqualifiables, puis elle se passa la main dans les cheveux et songea qu’elle préférait encore se coiffer ellemême que de montrer son crâne pelé par endroits. Droit devant elle, le petit se tenait, incrédule. Il bougea la main, mais elle ne réagit pas. Il fit une grimace timide, sans plus d’effet. Il osa un bras d’honneur, et rien ne se passa. Péniblement, il poussa le lourd miroir, et le fit basculer. Noir Venin cria de rage, mais ce fut le hasard qu’elle maudit, et non le petit. L’homme de nuit avait dit vrai : elle ne le voyait plus. Il monta sur le lit de sa maîtresse sans ôter ses chaussures, et essuya ses semelles dans l’édredon. Elle ne remarqua rien tout d’abord, puis elle tapota en maugréant les taches hideuses. Elle se promit de trouver au plus vite quelque orpheline et de lui faire la faveur de devenir sa servante. Elle se leva, s’apprêta, bourra sa pipe de rechange en jurant, sortit sur sa véranda, et écouta le silence du village. Elle resta longtemps aux aguets, sans entendre aucun bruit. Elle
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noua ses mains, étendit ses index, les posa contre son front, ferma les yeux et se concentra. Elle ne perçut aucune trace de vie humaine dans le village, sauf son fils qui dormait encore dans sa maison honteuse. Elle s’y dirigea tout droit, et entreprit de fouiller la chambre de sa bru. La petite putain avait été choyée, mais peu importait à présent. Elle lacéra toutes les robes dans lesquelles elle n’entrait pas, elle brisa les charmes fabriqués par Prête Courage, puis elle tenta d’estimer le prix qu’elle tirerait des bijoux. Son fils parut sur le seuil. – Mère ? ! C’est toi ? Que fais-tu là ? – Cesse immédiatement de me tutoyer. – Mais que fais-tu avec les bijoux de ma femme ? Et qu’astu fait de ses robes ? – Ce qu’il fallait en faire, mon fils : des souvenirs bientôt enfuis. – Et elle ? Où est-elle ? – Là où vont les importuns. Il la prit à la gorge et la plaqua contre le mur, et elle s’étonna de sa force. Elle sourit, et lui laboura le visage de ses ongles, devenus des serres noires. Il cria, mais ne relâcha pas son étreinte. – Tes yeux, mon fils, tu vas perdre tes yeux. – Et que me chaut ? Tu l’as tuée !
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– Ne sois pas ridicule, elle n’était rien qu’un mauvais parti. Tu trouveras mieux parmi celles que j’approuverai. Il serra plus fort, et elle sentit sa trachée craquer. Le petit les regardait, fasciné. Il ne les avait jamais vus si proches, si honnêtes. Il sursauta quand une voix épaisse grailla : – Messieurs-dames, bien le bonjour ! Ne vous interrompez surtout pas pour nous, nous ne faisons que passer. Le petit se retourna, et cria de peur à la vue du brigand, sale, hirsute, et plus large que l’armoire qui lui semblait déjà si grande. L’homme le voyait. – Tiens ! Un morpion ! Noir Venin se dégagea des mains de son fils, et elle croassa, furieuse : – Vous ! Que faites-vous là ? C’est mon village ! – Bien sûr, la vieille ! Et tu comptes le défendre seule ? – Mais comment avez-vous su… – Une voix, dans la nuit, une voix qui disait qu’un village était vide de ses habitants. Elle maudit la Lune Noire, et son fils éclata de rire. – Mère, mère… tous ces efforts, et les fruits sont pour d’autres ! Il regarda le brigand. – Pour moi, vous pouvez vous servir : je n’ai besoin de rien.
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– Mais nous, bien ! Vous êtes fonctionnaire impérial, n’estce pas ? Vous vaudrez bien une rançon. – Certes, mais la vieille, hélas… – Bah ! Tuer est aussi un plaisir, surtout quand cela fait taire une harpie. Le petit en profita pour s’éclipser, mais quand il déboucha dans la rue, ce fut pour la trouver envahie d’hommes tout aussi musclés, dépenaillés, et ricanants que le premier, qui portaient des sacs alourdis de bijoux et d’argent. Il gémit, ils l’entendirent, ils se tournèrent vers lui, et il se crut perdu. Mais il se sentit emporté dans les airs, et baissant les yeux, il vit sur sa poitrine les bras sombres de l’homme de nuit. Il se tordit le cou, et ne le reconnut pas, mais l’être lui sourit. – Ne t’inquiète pas, petit, tu es hors de danger. Profite plutôt du paysage. – Tu n’es pas le monsieur de cette nuit. – Non, je suis l’un de ses amis. Ce qu’il chérit, je le chéris. – Pourquoi n’est-il pas venu ? – Il est très occupé, mais il sait qu’il peut compter sur moi pour te protéger. – Il a de la chance ! Et moi aussi… merci, monsieur. – Tu peux m’appeler Pendaran. – Merci, monsieur Pendaran.
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Le petit regarda au-dessous de lui, et s’étonna, car il n’avait jamais réalisé que le village était entièrement entouré d’un anneau gris et noir qui fumait encore par endroits. Au-dessus d’eux, le ciel s’assombrit jusqu’à les plonger dans la nuit, et un roulement de tonnerre terrifiant les fit trembler. Dans un déchirement, un éclair d’un blanc violacé s’abattit sur le village, y mettant le feu. Les brigands voulurent fuir, mais l’anneau fumant s’embrasa à son tour, les troncs calcinés devenant incandescents. Pendaran admira le spectacle, mais tout de même ! Le cœur de l’anneau ne connaîtrait donc qu’une seule cuisson ? Noir Venin prit alors feu, ses hurlements mêlés de malédictions montèrent jusqu’à lui, puis il ne resta qu’un cri de souffrance et de rage. Elle explosa en une boule de haine qui volatilisa le village. Il prit de l’altitude aussi vite qu’il le put, car ses ailes menaçaient de brûler, et déplaça le petit jusque sur son dos. Celui-ci murmura : – Oh là là… quand je pense que j’avais peur du feu ! Je n’avais pas tout vu ! – Le monde est plus riche que tu ne peux le rêver, petit. Ouvre les yeux, et tu découvriras merveille après merveille. Le petit sourit, ravi. C’était bon de voler. Il passa les doigts avec étonnement sur l’armure noire de Pendaran, et admira, fasciné, ses longues ailes bleues qui fendaient l’air chargé de cendres. * Manis réunit les Tuan, et leur rappela qu’il était temps de revenir à la montagne et à ses plumes. Il les trouva bien joyeux, puis aperçut derrière eux les plus beaux des enfants du village. Il soupira, car il avait voulu créer la plus noire des encres, et il
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lui eût fallu le plus de cœurs possible pour y parvenir. Pendaran lui sourit. – Allons, Manis ! Regarde derrière toi, et dis-moi : n’avonsnous pas réussi ? – Je le pense, oui. – Sans cela, le ciel nous eût foudroyés, nous aussi. – C’est fort possible. – Eh bien, alors, pourquoi te chagriner ? D’autant que nous avons pensé à toi… – Vraiment ? – Bien sûr… j’ai sauvé le petit qui nous a épiés tout au long de la nuit, s’est glissé sans bruit au cœur de la pinède, puis s’en est revenu auprès de Noir Venin. Le petit hoqueta : ainsi, les hommes de nuit l’avaient aperçu ? Pendaran lui sourit, et fit remarquer à Manis : – Regarde comme les flammes dansent encore dans ses yeux… vois comme nos corps sombres se glissent entre les pins… Manis bruissa, touché, et l’aventurier remarqua : – Il faut savoir se ménager, mon ami, et mêler les plaisirs au travail. Manis regarda les sourires des Tuan, et se dit que leur humeur serait bien meilleure s’ils avaient de quoi décorer les logements fournis par la montagne. Qu’ils gardassent donc les en-
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fants ! Pendaran avait raison, ils étaient tous des artistes, et pas seulement des exécutants soigneux. Il leur fallait aimer, il leur fallait créer. Ils bondirent vers le ciel, et Manis survola avec satisfaction le disque de noirceur qui avait remplacé le village et la pinède. On eût dit le reflet de la Lune Noire, de la Tanière de la Mère. Mais de ce disque sombre, aucune patte ne partait, aucun chélicère ne bavait sa haine, car il était parfaitement délimité. Certes, il y avait des survivants… mais il avait rempli sa mission. Il avait semé et cueilli les fleurs aux pétales de nuit, celles qui poussaient loin de toute lumière, dans le cœur aigri des humains. Il regarda les nues, et un vol de colombes naquit de leur lisière immaculée. Dans un froissement d’ailes, elles plongèrent vers le disque, et s’égayèrent, devenues corneilles. Il se dit qu’il n’avait rien contre les rituels, quand ils étaient beaux, et loua la montagne pour son relatif respect des mœurs tuan.
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X Le rire des goélands Taste-Cuisses songea qu’il était bien malheureux. Penser qu’il avait fait son travail, mais reçu ce courrier ignominieux par lequel l’Amiral lui ordonnait de revenir sur l’île ! Penser qu’il l’avait brûlé, et récolté pour tout bénéfice de ses efforts une envie irrépressible de rejoindre le puits, et l’île solitaire sur l’océan gris. Penser qu’il avait tremblé de peur quand les grenouilles avaient suivi sa descente de leurs yeux d’or liquide ! Penser qu’il avait dû se glisser hors de cette parodie de tombe creusée dans un coin de garrigue, et se cacher pour éviter Langue de Feu ! Tout cela pour le déplaisir de retrouver la compagnie de l’Amiral. Oui, vraiment, la vie ne lui inspirait que du regret, et en sus, son estomac gargouillait, car son départ précipité l’avait privé d’un repas. Il risqua prudemment : – Vous vous êtes fait une remarquable spécialité de fromages de chèvre de toutes sortes, de toutes formes, et leur parfum léger ou fort est vraiment à nul autre pareil. Au cœur même de ma misère, ils restaient un réconfort. – Le vide est père de la flatterie. – Oui, bon… je meurs de faim, et je serais ravi d’avoir quelque chose à manger. – Que ne le disiez-vous ! Moi qui pensais que vous désiriez roder vos compliments sur quelqu’un qui n’y était pas sensible.
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L’Amiral lui tendit quelques petits fromages très secs, d’un beige délicat, au goût très soutenu. Il lui dénicha également un pain encore moelleux, parsemé d’olives. Pendant qu’il mangeait, Taste-Cuisses demanda : – Mais que faites-vous avec ces six soldats ? C’est trop peu pour une armée, mais trop sur une île sans danger… – Quand vous n’êtes pas là, ou que vous fuyez sa compagnie sous des prétextes divers, ce sont les amants de ma fille. En se relayant intelligemment, ils parviennent presque à la contenter sans mourir d’épuisement. Vous ne vouliez tout de même pas que je le fasse moi-même ? – Euh… non, bien sûr. Vieux salaud, songea-t-il. Toi, tu te contentes de mes toutes-belles ! L’Amiral poursuivit : – Je dois déjà lui tapoter la tête quand elle se déguise en gamine sage, et ne pas grimacer en regardant sa robe. Pour le reste, elle fait le tour des gardes. – Elle monte le garde, si je puis dire. – Tout juste. Et d’autre part, ils traient les chèvres, ils font le fromage… – Dans de la vaisselle en or ? – Nous recyclons. Ils ramassent le thym, très important, le thym, il donne un petit goût inimitable, surtout associé au romarin. Remarquez bien que je n’ai rien contre la sauge ou la sarriette, elles ont aussi leur charme. – Comme c’est intéressant.
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– Ils pressent les olives, également, première pression à froid. Et puis, bien sûr, ils récoltent les perles. – Ah… oui, bien sûr. Mais… n’y avait-il pas d’autre moyen ? Je veux dire, à voir les cartes qui volent dans votre bureau, vous êtes… –… un enchanteur ? Oh, oui. Mais je préfère le fait main, dans certains domaines. Il a un charme particulier. – Un charme ? À la récolte de perles ? Euh… lequel ? – Ah ! Vous n’êtes pas un entrepreneur, Taste-Cuisses, mais cela viendra. Voyez-vous, le meurtre à grande échelle pourrait rapidement devenir une industrie, une production sans âme. Je tiens absolument à maintenir une part artisanale dans le processus, exécutée avec amour. – Euh… si je puis me permettre… vous pensez vraiment qu’ils récoltent les perles avec amour ? – Ils les récoltent avec le soulagement de ne pas fréquenter ma fille. Et l’amour, qu’est-ce, sinon le soulagement de n’être pas seul ? Le point commun me paraît suffisant. – Moi aussi, j’aimerais bien être soulagé, savez-vous ? – Mais vous l’êtes ! Vous échappez au pire ! – Ça me laisse assez loin du meilleur. – Bien sûr. Et si je vous promets que vous l’atteindrez, cela vous rassure ?
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– Sans vouloir vous froisser, que vaut une promesse de menteur ? – Rien, si elle ne rencontre pas la confiance d’un imbécile. – Eh bien… merci pour le compliment. – À votre service. Je vous offre quelques perles ? – Mais ? ! Mais je sais ce qu’elles provoquent, pourquoi les accepterais-je ? – Par désespoir. – Je n’en suis pas là. – Alors, tout va bien. – Vous savez qu’il y a une légère gradation entre le suicide et le bonheur ? – Ce que je sais et ce que je prends en compte représentent des ensembles très légèrement distincts. – Pensez-vous que ce décalage pourrait s’atténuer ? L’Amiral lui retourna un regard soudainement bovin, et Taste-Cuisses leva les yeux au ciel. Pourquoi fallait-il qu’il lui parlât ? Parce que c’était moins pire que de rester seul au bord de l’océan des larmes, en attendant que les perles eussent fini de s’élever en un nuage luisant jusqu’au sommet du puits, où elles remplissaient ses coffres. Il gémit d’avance à l’idée qu’il devrait revenir aussitôt qu’il aurait tout vendu, et que s’il n’écoulait pas sa production, il épouserait Langue de Feu. Il demanda :
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– Vous… vous ne pourriez pas trouver une manière de remplir les coffres sans que je doive descendre ? – Pour que vous puissiez oublier l’horreur de ce que vous fuyez ? – Je vous assure que je m’en souviens très bien. – Rappelez-moi ce que nous disions des promesses de menteurs… Taste-Cuisses serra les dents, et l’Amiral eut ce sourire tranquille qui horripilait si efficacement le jeune homme, qui se demanda quand il pourrait enfin cesser de choisir entre le pire et l’abominable. Il regarda les goélands, puis le vent qui jouait dans le manteau de l’Amiral, et changeait ses longs cheveux gris en écharpes de brume. Ah ! S’il avait pu s’effilocher et mourir ! – Tchip, fit l’homme en noir, et Taste-Cuisses dut se détourner pour résister à l’envie de lui donner la becquée. Il se consacra à allonger la liste d’insultes qui pouvaient s’appliquer à ce paisible vieux déchet, mais sans s’en éloigner aucunement, de peur que Langue de Feu le confisquât et l’épuisât de ses ardeurs. Ah oui ! Il était bien malheureux ! L’Amiral constata : – Pourrir en paix, souffrir en vie… – Cent Vingt Dents est mort, et je ne le trouve pas paisible ! – Tiens, c’est vrai. Savez-vous que vous excellez à identifier ce qui pourrait vous chagriner un peu plus ? Je vous trouve vraiment délectable.
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– Un compliment de votre part vaut toutes les malédictions. – C’est un peu exagéré. – Un peu, seulement ? – Bien sûr. Taste-Cuisses décida de se ronger le poing plutôt que de parler encore. Mais si seulement il avait su comment accélérer le vol des perles ! Elles étaient lentes, si lentes… lentes comme les larmes de rage qui coulaient sur ses joues, lentes comme les mouvements de l’Amiral qui tournait sur lui-même, laissant le vent jouer dans son vaste manteau noir, lentes comme le sable humide qui s’écoulait en filets quand les vagues le caressaient.
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XI Un cercle de ténèbres Assis au bord du bassin, Bleu Nuit contemplait le reflet de la lune. Il aimait sa douce lueur d’argent, son flot lent et paisible traçant dans la nuit un second jardin, un camaïeu subtil où les odeurs prenaient plus d’importance que les couleurs. Elle était magnifique et réconfortante, offrait une rondeur que ses mains n’étreindraient jamais, et faisait naître en lui un ravissement tranquille, totalement dénué de désir. Et tant pis si Lotus Mauve considérait son comportement comme de la fascination, car c’était un plaisir de choisir lui-même ses folies, et de les conserver aussi longtemps qu’il lui plairait. Folie… démence… il se souvint du temple dédié à la montagne, et se demanda si les Seferneith croyaient que la lune régnait sur les nuits et le ciel infini tout piqueté d’étoiles s’effaçant devant elles. Il sourit, et corrigea : si les Seferneith avaient formellement identifié une influence de la lune sur les nuits. Il se leva, et chercha Verte Bruine, le nez aux aguets. Son odorat s’était affiné depuis qu’il s’était installé dans le jardin, et retrouver son maître devenait chose aisée. Deviner les parfums d’un thé ou d’un mélange d’encens s’était mué un jeu d’enfant, sans pourtant perdre de son charme. Il découvrit le lettré assis dans une chaise longue entourée de frangipaniers, un livre à la main. – Maître… comment lire dans le noir ? – Avec des lettres lumineuses, Bleu Nuit. – 238 –
Verte Bruine lui tendit l’ouvrage, et il admira le cours dansant de l’écriture seferneith qui dessinait un ballet de vers luisants sur le papier. Les marges légèrement décorées brillaient plus faiblement, comme des reflets dans des ors lointains. – Bien sûr… maître, avez-vous un instant pour une leçon de théologie ? – Oui. Sur quel sujet ? La théologie peut tout aussi bien être consternante, stimulante, qu’hilarante. Des préférences ? – Oui. La lune d’argent est-elle également un dieu ? – Je crois me souvenir qu’elle était le miroir du monde, mais j’ignore si une main divine la tenait. – Le… miroir du monde ? Bleu Nuit imagina, rêveur, la beauté des Seferneith reflétée dans le ciel en lents ballets de corps argentés, entourés de longues plumes. Verte Bruine soupira. – Mes souvenirs sont flous, sur ce sujet. J’ai l’impression que le présent interfère. L’exorciste frissonna, et murmura : – Il n’y a plus de lune d’argent dans notre ciel… mais il y a… – Une zone d’ombre, une faille où nulle étoile ne brille. – Pour un exorciste, elle est terrifiante.
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– Je n’en doute pas, mais je pense qu’elle est également terrifiée. – Terrifiée ? – Les Tuan se cachent des humains. – Ah ça ! Si les humains venaient à savoir comment certains des leurs sont traités, il y aurait une résistance ! – Peut-être. Et peut-être qu’un marché occulte, ou même officiel, serait mis sur pied. Bleu Nuit imagina Bâton d’Encre vendant les plus beaux des criminels aux Tuan, et il grimaça, car c’était douloureusement probable. S’il existait une prison dont nul ne revenait, et un sort pire que la mort, il y aurait forcément des gens intéressés. Il soupira. Verte Bruine continua : – Même si Pendaran rirait de cette idée, je pense que les Tuan se cachent parce qu’ils ont peur. Non de ce que les humains pourraient faire, mais de ce qu’ils ont déjà fait. – Vous semblez prendre les Tuan en pitié. – C’est exact. Je ne crois pas qu’ils soient nés fous, mais qu’ils le sont devenus. Et je devine en eux le reste de leur splendeur passée. Comment ne pas les prendre en pitié ? – En imaginant ce qu’ils vous feraient s’ils vous trouvaient joli ? – Oh ! Prendre en pitié un fou ne veut pas dire que je vais entrer dans son jeu, Bleu Nuit.
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L’exorciste songea que c’était une bonne définition de son propre problème : il s’interdisait la pitié parce qu’il était bien incapable de refuser quelque chose à un être aimé, ou même plaint. Il allait vraiment devoir apprendre à poser des limites, à songer au moins un peu à son propre intérêt. Il s’enquit : – Vous pourriez tuer quelqu’un que vous aimez ? – Mais… bien sûr, s’il devenait dangereux pour moi et que je n’avais aucune autre solution pour le neutraliser. Je serais coupable de non-assistance à personne en danger, si je ne le faisais pas. Tant que je reste en vie, Bleu Nuit, je trouverai toujours quelqu’un d’autre à aimer. L’exorciste sourit. – C’est valable même pour Rouge Cerise ? – Surtout pour Rouge Cerise. Être tué par sa femme, c’est priver toutes les suivantes du plaisir de le devenir. – Vous n’êtes pas doué pour dramatiser, maître. – Et je ne tiens pas à le devenir. Dans l’éventualité où cela pourrait vous indisposer, j’ajoute que je n’ai pas non plus le sens de l’honneur ou du sacré. – Oh non, cela ne m’indispose pas. Qu’en feriez-vous ? Vous êtes bon ! Vous n’avez pas besoin de grands mots, de grandes peurs, et de grandes récompenses pour ne pas faire souffrir autrui. – Moi aussi, je vous aime. Bleu Nuit sourit, et ils restèrent un long moment à regarder la nuit. Le lettré se demanda s’il serait possible de modifier
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l’exorciste de façon à ce qu’il pût moduler les humeurs d’autrui ; mais il se dit que, pour le moment, contempler ses sentiments lui suffisait. Il était un très beau tableau, encore un peu trop sombre, mais cela s’améliorerait en son temps. Bleu Nuit regarda la lune d’argent, immense dans le ciel, entourée de voiles de brumes. – La première fois que je l’ai vue, j’ai pensé que la lune était une lanterne géante, une fantaisie de spectre aux goûts étranges et magnifiques. – Un pur détail d’architecture paysagiste ? – Un pur scandale de gaspillage de vies humaines ; du luxe mal placé. Mais à présent, j’en viens à me demander si vous êtes seulement capable de créer une beauté qui soit vaine. – Merci, Bleu Nuit. Je me demanderai si c’est vrai plus tard… pour le moment, je me réjouis que vous l’ayez dit. – Une lune d’argent me conviendrait bien mieux que la Lune Noire. – Et à Manis, donc… il n’est pas fait pour vivre dans l’ombre et la peur. Bien avant de changer mes étangs en nappes d’argent, la lune devrait illuminer le cœur de ses habitants. L’exorciste soupira profondément, et s’assoupit presque de béatitude. Il était si doux de côtoyer Verte Bruine. * Bleu Nuit reconnut l’adresse de l’expéditeur, et faillit jeter la lettre ; mais si son frère prenait la peine de se souvenir de lui, ce devait être poussé par une excellente raison. Il soupira, car il
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peinait à traiter son frère plus mal qu’un inconnu, et il lisait les lettres de ceux-ci. Il aurait pourtant adoré maltraiter son frère… mais ne pouvait le faire sans jeter quelques valeurs de plus. Il se demanda ce que dirait Lotus Mauve, et il sourit, car s’il fréquentait son frère, il aurait peut-être l’occasion de lui nuire, l’air de rien. Il ricana, car il le méprisait trop pour perdre du temps à le léser, mais s’il n’avait pas mieux à faire… il verrait bien. Il ouvrit la lettre, la tint devant lui comme si elle avait été trempée dans du purin, et la lut : Mon très cher frère, Depuis que tu nous as quittés, nous avons respecté ton désir de ne pas revoir ta famille, malgré l’étonnement de nos concitoyens, et parfois leur médisance, que nous avons supportée avec patience. Mais aujourd’hui, je me vois contraint de te demander ton aide. Si tu ne le fais pas en souvenir de nos liens de sang, j’ai bon espoir que tu viendras par respect pour toimême. En effet, j’ai entendu dire que ta réputation de maître exorciste est excellente. J’ose espérer qu’elle repose sur des compétences réelles, et non sur un jugement erroné, manipulé peut-être, de la part de tes concitoyens… car j’ai besoin de ton assistance. À la périphérie du terroir de Deux-Rivières, presque en dehors du territoire dont je suis responsable, dans le genre de lieu sauvage que tu affectionnes, se trouve, se trouvait plutôt, un village. Il m’a été rapporté que ses habitants auraient disparu, mais que le village serait devenu le siège de manifestations étranges. J’ai songé à me rendre sur place, mais mon instinct, auquel je me fie par expérience, m’a dissuadé de faire le voyage. J’ai songé à m’entourer de mes disciples, mais mon inquiétude ne s’est pas apaisée.
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Je requiers donc ton aide. Il serait regrettable de mettre en danger la vie de disciples, alors que deux maîtres suffiront sans doute. Je te prie de venir au plus vite, car les riverains du village craignent fort que les problèmes ne s’étendent. Je me réjouis de te revoir, et de découvrir ce qu’est devenu entre tes mains l’enseignement prodigué par notre père commun. Ton frère. L’exorciste fit l’effort de desserrer les dents. Ainsi, son frère se souvenait de lui ? À quelles extrémités le malheur pouvait-il réduire un être ! Et comme il savait fort bien que Bleu Nuit le laisserait crever sans hésiter, voilà qu’il prétendait que les régions sauvages du terroir de Deux-Rivières n’étaient pas vraiment de son ressort, mais dépendaient de son parent. Amusant. Ah, et aussi… que la vie de disciples était un jeu. Il froissa la lettre, et la jeta. Il resta debout un long moment, songeur. Il ramassa la lettre, la défroissa soigneusement, la plia à plusieurs reprises, jusqu’à obtenir un tout petit carré qu’il lia d’un cheveu et d’un point de cire. Il sortit du jardin, et jeta le minuscule paquet dans la première fosse à purin qu’il trouva, en maudissant son frère. Il lui souhaita le genre de mort qui ne cause jamais de spectre, car l’idée même de la vie sous quelque forme que ce soit est devenue insoutenable. Il revint au jardin, fit ses bagages et ses adieux, et partit pour Deux-Rivières. Il dormit dans les bois plutôt que de recourir à l’hospitalité, car il ne voulait voir personne, hormis les chouettes et les renards. Il entra délibérément par la porte est pour ne pas risquer de croiser la marchande de boulettes de riz, et se dirigea vers l’école où il avait étudié, l’école où avait enseigné son père, l’école maintenant déshonorée par ses frères. Eux, enseigner ? Mais certainement ! L’incompétence, la bêtise, la lâ-
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cheté, et la mesquinerie. Pour le reste… mieux valait être son propre maître, et se fier au hasard et à la chance. Il s’arrêta à quelque distance du porche de l’école, et tenta de se calmer, car il ne désirait pas se montrer désagréable avec des disciples qui avaient pour seul tort d’ignorer les limites de leurs maîtres. Il refusait de leur infliger un mépris qu’ils ne méritaient pas ; et même s’il était en colère, il ne s’en prendrait pas à eux, car l’idée qu’on pût utiliser un souffre-douleur ou un bouc émissaire éveillait en lui une rage insondable. Il parvint à adoucir ses traits, à atténuer la flamme féroce qui dansait dans ses yeux assombris, et il passa le seuil. Dans la cour, un disciple le regarda, surpris. – Monsieur, vous désirez ? Voir le maître, peut-être ? Vous… lui ressemblez… Bleu Nuit évita de faire remarquer à l’enfant qu’il venait de se montrer insultant. – J’en serai ravi. Voulez-vous m’annoncer ? – Bien sûr ! Mais… je ne vous connais pas. J’ignorais que le maître eût… un neveu ? Il sourit chaleureusement au disciple, car il était doux de penser que les années n’avaient pas épargné son frère. – Annoncez-moi ainsi, je vous prie : La lettre au vent s’en est allée Et malgré son poids négligeable C’est un homme en chair et en os Qu’elle a su mener jusqu’à vous. L’enfant répéta les mots avec peine, et Bleu Nuit s’étonna :
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– La poésie ne vous est pas enseignée ? – Non, pour quoi faire ? – Parce que certains sujets ne peuvent que s’évoquer. Parce qu’un surcroît de sens, d’émotion souvent, ne peut s’obtenir qu’au prix d’un surcroît de forme. Qui présenterait un joyau non dans un écrin, mais dans le papier gras qui emballe le poisson ? – Je… je suis désolé : je vous comprends mal. – Vous n’en êtes aucunement responsable. Allez, maintenant ; ou préférez-vous que j’écrive mon poème ? – Je saurai le dire. Mal, mais je le dirai. Préférez-vous laisser le papier s’en charger ? – Le papier est mauvais élève, et sera détruit après avoir servi. Vous, vous pouvez vous améliorer : je préfèrerais que vous parliez. L’enfant s’éloigna de quelques pas, puis revint rapidement. – Je suis désolé ! Je ne vous ai même pas prié de vous asseoir, et je vous laisse sans thé ! – Vous êtes troublé, et tout excusé. Son hôte parti, Bleu Nuit tira sa chaise jusque sous le prunier. Il s’adossa au tronc, et dégusta le thé, en espérant que son frère le ferait attendre, ce qui ne manqua pas. Le disciple en fut désolé, et proposa de lui tenir compagnie. L’exorciste ne refusa pas, et l’enfant demanda timidement : – Voulez-vous encore un peu de thé ?
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– J’en serais ravi, il est excellent. – Ah ! J’en suis heureux ! C’est moi qui le choisis. – Voilà qui explique sa qualité. – Pardon ? – Laissez cela… une histoire de famille. – Ah… et… euh… vous qui n’êtes pas de la ville… peut-être connaissez-vous… Le disciple se tut, et Bleu Nuit retint un soupir. À son dernier passage à Deux-Rivières, les adultes l’avaient reconnu et raillé. Et maintenant, la jeunesse s’interrogeait. Il dit avec douceur : – Je suis tout disposé à vous répondre, mais il me reste à apprendre ce qui vous intéresse. – Je… merci. Le maître a un frère, qui réside à Trois-Ponts. Et il en dit le plus grand m… enfin… il le critique durement. Mais je m’étonne, car pourquoi les habitants de Trois-Ponts le garderaient-ils pour exorciste, s’il était si peu compétent ? Pourquoi les voyageurs le complimenteraient-ils ? Et… comment le sang du défunt maître pourrait-il mentir à ce point ? Bleu Nuit le regarda avec compassion, car que resterait-il de son intelligence, de ce sens critique réjouissant, quand son frère aurait fini de l’abrutir ? Il soupira, et répondit tranquillement : – Vos arguments sont corrects ; et vous êtes sage, de ne pas vous fier à la médisance si courante à Deux-Rivières.
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– À Deux-Rivières seulement ? L’homme n’est-il pas médisant partout ? – Oh, certainement ; mais ailleurs, c’est encore un défaut, et non un sujet d’orgueil et de compétition. – Vous m’en voyez heureux. Et si je puis me permettre d’insister… je vous remercie du compliment que vous m’avez fait, mais… vous qui connaissez le monde, avez-vous une réponse à ma question ? Bleu Nuit sourit. – J’en ai une, oui ; mais elle risque de vous embarrasser. Le disciple le regarda, soudain inquiet. – Vous aurais-je… questionné sur un membre de votre famille ? Si ma curiosité était offensante, oubliez ma question, je vous en prie. – Elle ne l’est pas. C’est seulement que je suis Bleu Nuit, le maître exorciste de Trois-Ponts. – Vous ? ! Mais… vous êtes trop jeune ! – Je ne suis pas jeune, je suis seulement bien conservé. Il faut croire qu’une vie droite et saine procure quelques bénéfices. L’enfant fixait le visage de Bleu Nuit, étonné. Si peu de rides, pas de poches sous les yeux, pas de double menton, pas de bajoues… mais le regard, oui, le regard n’était pas celui d’un jeune homme. Il y voyait un calme et une disponibilité qu’il eût aimé trouver chez son maître.
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– Je suis heureux d’avoir pu vous offrir le thé. – Si vous passez à Trois-Ponts, je serai heureux, à mon tour, de vous faire bénéficier de mon hospitalité. – Et de… de votre sagesse ? – De ma sagesse ? J’aurais honte de me proclamer sage. Mais de mon savoir et de mon expérience, certainement ; de mon amitié, également. Ils se regardèrent, et Bleu Nuit tira de sa robe de quoi assurer à l’enfant un voyage décent, car il n’était pas utile d’apprendre la mendicité, si l’on pouvait s’en passer. Le disciple rangea soigneusement les quelques pièces, puis ils changèrent de sujet. L’exorciste prit tant de plaisir à lui parler qu’il s’attrista à l’idée de le laisser plus longtemps à Deux-Rivières. – Vous n’êtes pas obligé d’attendre mon retour. J’ai confié l’école à mon disciple Nuit Calme, et il vous fera bon accueil. – Je… je n’en doute pas. Mais je… je serais plus rassuré si je vous savais présent. Vous savez ce que c’est… les disciples ne sont pas toujours tendres entre eux… – Je sais ce qu’il en est dans cette école, et je sais que j’ai veillé à ce qu’il en aille autrement dans la mienne. L’enfant le considéra un long moment, et choisit de lui faire confiance. Bleu Nuit en fut touché. Il ajouta pourtant : – Merci de votre confiance. Mais est-il bien utile de mettre votre foi à l’épreuve de la peur ? – Je…
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– Combien de temps durera cette confiance si nouvellement offerte, quand vous m’aurez perdu de vue ? Le chemin est long jusqu’à Trois-Ponts, et les doutes naissent si facilement. – Que faire, alors ? Vous attendre ? – Oh ! Non. Il sortit de sa robe de quoi écrire, et rédigea un mot de recommandation pour… – Comment vous nommez-vous ? – Petit Cheval. – Bien. Il apposa son sceau sur le papier, le replia, et le tendit à Petit Cheval avec un sourire. – Prenez. Nuit Calme sait où je suis, il connaît mon écriture et mon sceau, et ne s’étonnera nullement que vous ayez choisi de nous rejoindre. Je ne serai pas là pour vous accueillir à votre arrivée à l’école, aussi vous dis-je maintenant : soyez le bienvenu parmi nous. Petit Cheval lui sourit, et s’en fut, les yeux brillants et le pas léger. Quand le frère de Bleu Nuit arriva enfin, il trouva l’exorciste seul sous le prunier. – Eh bien ! Tu n’as pas changé ! Toujours aussi peu fréquentable, toujours aussi peu fréquenté. – Que veux-tu ! Je ne suis jamais parvenu à cacher le mépris que toi et les tiens m’inspirez. S’il avait été plus modéré,
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peut-être y serais-je parvenu, mais en l’état… mes talents de comédien ne suffisent pas. – Tu as l’air d’une jeune fille, avec ton mignon visage sans rides. – Et toi, d’un vieillard lubrique usé par les plaisirs, à qui la vie retire le peu d’intellect qu’il avait sans lui donner la moindre sagesse. – Pour mépriser la médisance, tu la pratiques bien. – Je chie, également ; et je n’ai jamais manifesté d’affection pour mes étrons. Ils se toisèrent. – Je déteste devoir de te demander de l’aide. – Il était inutile de le préciser, sais-tu ? – Pourquoi es-tu venu ? – Pour voir ce qui te fait si peur. Tu me plais presque ainsi, blafard et angoissé, tremblant et suant. Tu aimes tant le plaisir… et si peu le travail… que c’est pure jouissance de te voir privé du premier, et condamné au second. – Tu n’as aucune pitié. – À galvauder ? Non, certainement pas. Raconte-moi, maintenant. J’ai hâte de quitter cette ville puante. Quand ils sortirent de Deux-Rivières, Bleu Nuit portait un paquet contenant ses boulettes de riz préférées. Son frère avait dû les acheter à la marchande, et les avait payées le prix qu’il
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méritait. Il les dégusta lentement, et interdit à son frère de troubler son repas du moindre mot. Quand il eut terminé, son frère constata : – Je n’ai jamais compris comment tu pouvais aimer ces horreurs, tout justes bonnes à remplir l’estomac d’un pauvre. – Bah ! Tu n’en es plus à une incompréhension près. Et si dans certains cas tu possèdes les organes nécessaires à y remédier par l’effort, dans d’autres, c’est perdu d’avance. – Que veux-tu dire par là, au juste ? Bleu Nuit ricana, puis pensa avec tendresse à la marchande de boulettes de riz, qui avait su remplir son estomac, et surtout son cœur. Il regarda sa main, et songea que les boulettes lui avaient semblé si grosses, jadis. Il avait peiné à les déguster, devant ouvrir très grand la bouche, et en mettant partout, mais cela avait été un bonheur de ramasser ensuite les grains de riz éparpillés, comme autant de petites bribes d’affection. Il avait adoré en retrouver parfois dans les replis de sa robe, et tant pis si ses condisciples l’avaient traité de porc. * Ils arrivèrent devant ce qui avait été un village entouré d’une pinède ; il n’en restait rien qu’un cercle noir, dont le frère de Bleu Nuit n’osa pas même s’approcher. Ainsi, c’était de là que sortaient des ombres furieuses qui dévastaient les environs ? Et ce qui surprenait l’exorciste, c’est qu’elles y revenaient ensuite, maugréant et gémissant, irrésistiblement attirées. Il examina le cercle, et il lui sembla voir la Lune Noire, le gouffre dans le ciel. Le noir du sol, le noir lui-même, satiné et profond, lui rappelait Manis. Mais pas seulement… le village et la pinède étaient bien là, leur bois réduit en suie ; et les habitants, leur corps carbonisé, et leur esprit… leur esprit assombri au-delà de toute raison.
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C’était comme si l’ombre de la Lune Noire, portée sur la terre, avait réduit les lieux à une tache de néant. Il n’était pas de taille. Personne n’était de taille contre la Lune Noire alliée à la folie. La haine avait attiré la haine, la cruauté avait appelé la cruauté. Il n’y avait là plus trace d’humanité, pas un cœur qu’il pût rappeler vers la lumière. Les lieux étaient éteints. Que faire ? Tenter de fléchir les Tuan ? Il sentit son cœur se glacer à l’idée de revoir Manis. Son frère le tira de ses réflexions : – Eh bien ! Elle vient, cette solution ? Bleu Nuit lui jeta un regard de mépris furieux ; son frère était-il si stupide qu’il ne savait identifier un problème qui le dépassait ? Oui, sans aucun doute. Il dit, tranquillement : – Je suis désolé, mon frère. Il semblerait que ta réputation doive pâtir d’une tache indélébile. – La tienne tout autant ! – Oh, ne t’en fais pas pour elle. Il me sera simple de la restaurer de quelques affaires brillamment menées. Le frère se tut, contrarié, et chercha un moyen de contraindre Bleu Nuit, car celui-ci ne pouvait tout de même pas s’en tirer ainsi ! Il était hors de question qu’il fût le mieux loti. – Tu ne peux pas laisser ces spectres persécuter les villages environnants ! C’est immoral. Celui qui a des moyens se doit de les utiliser ! – Ça te va bien, de dire ça.
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– Peu importe comment je me comporte ! C’est de toi qu’il est question. – Mm… Bleu Nuit resta songeur : les avait-il vraiment, ces moyens ? Il le craignait. – Soit. Mais j’aurai certainement besoin de ton aide. – Tu… euh… l’un de mes disciples ne suffirait-il pas ? – Non, tu l’as constaté toi-même : il faut, pour ce travail, deux maîtres exorcistes, dont l’un qui ait non seulement le titre, mais également les compétences requises. – Mais si je suis incompétent… comment pourrais-je t’être utile ? – Oh, ne médis pas ainsi de toi-même : tu n’es pas brillant, mais tes disciples sont pires. Je me contenterai de toi. – Comme tu voudras. Mais… certains sont jolis garçons. – Et alors ? – Eh bien… on dit que tu… – « On » divague. La prochaine fois, vérifie tes sources. – Ils sont peut-être trop vieux pour toi ? Bleu Nuit le gifla, et son frère tomba. – Tiens ? Tu tenais mieux les coups, jadis.
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– Je n’ai plus fréquenté de sauvage depuis ton départ. – Tant pis pour toi. Tais-toi, maintenant… si tu ne veux pas subir un peu de ce que j’aimerais t’infliger. Ta joue te brûle peut-être, mais ma main, elle, me démange furieusement. Le blessé recula en hâte, puis se releva prudemment. Bleu Nuit s’agenouilla, et tendit lentement la main vers le cercle. Il le toucha du doigt, puis examina la couleur ainsi retranchée : noir, un noir insondable. Il préleva plus de pigment, et en enduisit son collier. Son cœur se serra en voyant la douce couleur rosée des perles et les volutes changeantes disparaître peu à peu, éteintes, puis englouties par les ténèbres. Finalement, il dessina deux points noirs au-dessus de ses sourcils. – Tu… que fais-tu ? – Tais-toi. – Je… je ne connais pas ce rituel. – C’est normal, je l’invente. Mais figure-toi que cela me demande de la concentration. Alors, si tu ne veux pas qu’il échoue et que les spectres te dévorent… tais-toi ! Le blessé se mordit les lèvres, et regarda Bleu Nuit avec angoisse : inventer un rituel ? Comme cela ? Et l’utiliser sans l’avoir testé ? Il fallait être fou ! Oh, bien sûr, c’était possible, en théorie ; et cela garantissait une parfaite adéquation entre la tâche et l’outil. Mais c’était d’une imprudence folle ! C’était de la haute voltige ! S’il réussissait cela, son frère était fort, très fort. Bien plus fort que leur père ! Bleu Nuit plongea son regard dans le cercle, et appela Manis, Manis seul, faisant abstraction de la Lune Noire. Un Tuan, un seul, l’effrayait bien assez… autant qu’il fût connu, et que sa
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politesse ne connût aucune faille… aucune faille apparente. Dans la noirceur du cercle, il ne voulait voir, ne voulait appeler, que cette seule silhouette, ce visage gracieux à la bouche étrange, que les bras déliés, les six longues jambes minces, et l’abdomen, petit, délicatement moulé, embelli d’un motif blanc argenté, luisant. Il réprima un haut-le-cœur en se souvenant de la légère pulsation de l’organe comme Manis respirait. Ses yeux lui faisaient mal, trop occupés à nier le cercle ; sa tête fut envahie d’une douleur sourde, qui s’intensifia. Sur son front, la suie coula, et il pleura des larmes noires. Le Tuan se posa près de lui, et replia ses grandes ailes bleues. Intrigué, il observa Bleu Nuit, son visage pâle strié de noir, et surtout son frère, qui poussait des gémissements inarticulés, de petits cris étouffés, et tentait désespérément d’arracher ses jambes au sol. Un porc à l’abattoir, songea l’exorciste ; un porc terrorisé bien incapable de fuir. Je t’avais maudit, mon frère ; tu le sens, maintenant ? Il se tourna vers Manis, et s’inclina, les mains jointes en signe d’hommage ; puis, aussi tranquillement qu’il le put : – Je vous salue, Manis. Je vous suis reconnaissant d’avoir pris la peine de répondre à mon appel imprévu, et de me faire l’immense honneur de votre gracieuse présence. – Je suis ravi de pouvoir vous causer un plaisir, aussi modeste qu’il puisse être. Rares sont les voix qui nous atteignent à travers les ténèbres, mais la vôtre fut claire et sereine. Bleu Nuit en doutait fort, mais il ne refusa pas le compliment. – Je n’ai, hélas, pas uniquement souhaité le plaisir de votre compagnie. Je suis au regret de devoir espérer votre aide. Mais je ne saurais avoir l’indélicatesse de requérir les mains vides.
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Pour accompagner ma demande, j’ai préparé un présent, que je vous offre dans l’espoir qu’il saura vous agréer. Il désigna son frère d’un geste élogieux. Manis avança vers celui-ci, et l’examina avec soin. Il était dégradé par le temps et un usage très peu soigneux de sa personne, mais il n’y avait rien là que son habileté de taxidermiste ne pût réparer. Il prit une posture savamment étudiée, qui exprimait sa plus totale satisfaction, et la bienveillance avec laquelle il écouterait la requête. De plus, puisqu’il parlait à un humain et que ceux-ci échouaient chroniquement à comprendre les codes, même les plus simples, il ajouta : – Je suis votre obligé. Je vous prie donc d’avoir l’amabilité de m’exposer votre demande, si vous y êtes disposé. Bleu Nuit lui résuma le problème, et Manis soupira, sans cacher son affliction : – Je suis, moi aussi, attristé par ces va-et-vient de spectres aux alentours du cercle. J’aurais préféré un effet plus délimité, plus franc dans son concept artistique, plus régulier dans sa réalisation. Je suis ravi de rejoindre sur ce point l’avis d’un esthète tel que vous. Il se tut, gêné, puis, lentement : – Malheureusement, je ne peux accéder à votre requête, car si je les confinais à la noirceur, ils désespéreraient. Ils ont besoin de détruire pour se sentir vivre, et comme je ne veux pas de leur désespoir, je dois les laisser faire. – Vous ne voulez pas… de leur désespoir ? – Je veux l’obscurité la plus noire, mais il doit y rester une bribe de lumière.
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– Pour quoi faire ? N’y aurait-il pas une autre méthode ? – Ah ! Si j’avais pensé pouvoir compter sur vous, je vous aurais consulté plus tôt, et peut-être aurions-nous pu faire mieux. J’y songerai, à l’avenir, j’y songerai, je vous le promets. Pour le moment… croyez bien que je regrette de ne pouvoir vous donner satisfaction. Désirez-vous que je le manifeste plus pleinement en vous rendant votre présent, sur lequel mon impuissance me prive de tout droit ? – Oh ! Si vous pensez sérieusement me consulter à l’avenir, je ne saurais manquer de manières au point de figurer dans vos souvenirs comme l’homme reprenant son présent parce votre bonne volonté n’aurait pas suffi à m’exaucer. Il serait ingrat, celui qui récompenserait l’effort aussi piètrement ! – Je vous remercie de votre courtoisie, d’autant que vous avez l’œil : c’est exactement le genre de spécimen que la vie défigure fortement. Mort, sa beauté se révélera. Il vous ressemble, d’ailleurs – à la façon d’une ébauche. Si vous deviez ne plus vous être utile, j’aurai plaisir à vous disposer tout à côté dans ma collection, pour bien marquer la progression. – Ce serait pour moi un ineffable privilège. Je n’oublierai pas ce si charmant désir, si finement exprimé. Manis se pencha sur le frère de Bleu Nuit, et posa sa bouche là où le cou rejoignait les clavicules. L’exorciste soutint le regard suppliant de son frère avec une patience indifférente. Le voir mourir n’était ni jubilatoire, ni triste, c’était simplement adéquat. Mieux : pour une fois que son frère se rendait utile, se trouvait au bon endroit, au bon moment ! Il aurait été opportun, une fois dans sa vie. Bleu Nuit trouva étrange la manière dont le corps fondit, la peau de plus en plus flasque finissant par tomber en pans plissés, tel un rideau de velours épais. Manis la se-
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coua avec satisfaction et la tint devant lui comme l’exorciste avait si souvent tenu sa propre robe. Mais alors qu’il avait contemplé taches et trous avec tristesse, songeant à la lessive qui l’attendait, le Tuan, lui, sourit. – Ah ! Je suis si occupé, ces temps-ci, que je n’ai guère le temps de visiter mon troupeau. Je vous suis très redevable de cet intermède, qui se conclut de si plaisante façon. Il a la peau très douce, et cette teinte pâle… un vrai délice. Il finit de rouler la dépouille, s’inclina en guise d’adieu, jeta à Bleu Nuit un dernier regard empli de gratitude, puis déploya ses ailes et s’envola. L’exorciste attendit de le voir disparaître, puis, enfin !, annula l’enchantement qui changeait ses jambes en troncs, et s’écroula avec soulagement, haletant. Comment n’eût-il pas fui le Tuan, s’il en avait eu les moyens ? Il s’était efforcé de penser comme Verte Bruine, de devenir Verte Bruine, si calme, si curieux… mais son cœur n’avait pas cessé de battre la chamade, le contraignant à parler très lentement, assurant chaque mot pour ne pas chevroter, bafouiller, et se taire enfin, vaincu par la terreur. Oh ! La douleur de n’avoir pu aller droit au but, d’avoir dû enrober chaque terme d’un lacis de politesse, d’un essaim délicat en voilant la portée, en atténuant le choc ! Il eût voulu frapper à l’armure de Manis, être compris d’un geste, mais les mots, les mots seuls, devaient voler entre eux, et trouver leur chemin. Il serra avec gratitude le petit pendentif qu’il portait à même la peau de sa poitrine. C’était un petit carré de papier que lui avait offert son maître parce qu’il en avait admiré le dessin, tracé d’une main légère tout en discourant. Mais avant de le lui remettre, le lettré l’avait encadré de papier plus épais, de volutes d’encre dorée et de reflets de carapaces, puis l’avait suspendu à un cordonnet de soie. Et surtout, il l’avait imprégné de son odeur, cette odeur profonde que Bleu Nuit chérissait tant, ce mélange subtil de cire d’abeille, de cannelle et de miel. Sans
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cette odeur… sans les souvenirs qu’elle évoquait… comment aurait-il supporté Manis ? Dès qu’il put se relever, il s’éloigna du cercle noir et nettoya son collier et son visage dans un ruisseau. Il sourit en songeant qu’une fois de plus, il avait de la lessive au menu. C’était un domaine où il était passé maître, un de plus… dont il évitait de se vanter. Redevenu présentable, il fit le tour des villages voisins, et conseilla aux habitants de déménager. Ils le prirent mal, mais il expliqua, très humblement : – Devant l’épidémie, les guérisseurs gémissent, impuissants. Devant les ténèbres qui ont marqué le sol, c’est à mon tour, hélas, de joindre mes plaintes aux leurs. Et songez que mon frère, ce maître excellent et tant apprécié, a payé de sa vie une tentative héroïque de vous sauver du mal ! Que pouvais-je faire, là où il avait échoué ? Il ne me restait plus qu’à m’avouer vaincu, et venir vous porter la sinistre nouvelle ! Ils le regardèrent avec curiosité, car les exorcistes étaient des gens de pouvoir, qui ne s’affligeaient pas pour rien. Suivant son exemple, ils acceptèrent l’inéluctable, et quittèrent leur village. Il prit congé d’eux. – Je ne puis rester avec vous. Je dois retourner à DeuxRivières pour annoncer le malheur à mes frères survivants, et aux disciples du défunt. Arrivé devant Deux-Rivières, il éclata de rire. Lui ? Revenir à l’école ? Parler à ses frères ? Jamais. Ils ne valaient pas le premier de ses pas dans cette direction. Il se rendit jusque chez la marchande de boulettes de riz, et s’attabla devant une assiette généreusement garnie qu’il parvint à payer en lui glissant par surprise quelques pièces dans la poche. Il sortit du papier de sa robe, et écrivit :
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Le destin, contrariant jadis, Semble vouloir persévérer À accabler votre famille. Le premier mort d’entre vos fils N’est pas celui qu’on eût souhaité. Mais peut-être est-ce mieux ainsi : L’au-delà est bien trop petit, Et qui est pressé de revoir Celui qui a dû s’exiler ? Je vous souhaite de longues années D’un tendre bonheur partagé, Et j’ai plaisir à me souvenir D’avoir vu mon frère devenir Un homme utile et respectable. La mort, parfois, est généreuse, Quand elle tue en magnifiant, Et rend l’homme digne de son titre. Il plia la lettre avec soin, et la tendit à un gamin avec une piécette. – Va à l’école d’exorcisme. Dis-leur que la lettre se décachettera d’elle-même quand elle sera placée sur l’autel familial, contre la stèle du maître et celle de sa femme. Dis-leur aussi d’être rapides dans leur lecture, car un message adressé aux morts part toujours en fumée, pour rejoindre les ombres légères. L’enfant partit, jouant avec sa pièce. Bleu Nuit, lui, finit son assiette. Il sourit à la marchande de boulettes, et fut frappé par la quantité de mèches blanches qui couraient dans ses cheveux jadis si noirs. Elle était aussi soignée que sa façade, mais son âge devenait évident à la lenteur mesurée de ses mouvements, à une certaine fatigue dans son sourire. Il attendit que les autres clients fussent partis.
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– Pourrais-tu venir t’asseoir un moment ? Elle vérifia d’un regard qu’aucun voisin trop médisant ne les observait, puis elle haussa les épaules, et s’assit en face de lui avec un soupir de soulagement. – Je vais repartir à Trois-Ponts, et je ne pense pas revenir à Deux-Rivières. – N’es-tu pas déjà parti une fois sans espoir de retour ? – Une naïveté passée m’empêche-t-elle d’être lucide aujourd’hui ? Elle sourit. – Il me reste à te dire adieu, alors. Que pourrais-je t’offrir pour rester dans ton souvenir ? – Je suis heureux que tu poses la question, car je possède déjà la réponse. – Vraiment ? – Oui. Viens t’installer à Trois-Ponts. – À Trois-Ponts ? Mais c’est que… Elle regarda fièrement autour d’elle. Il dit calmement : – Deux-Rivières prétend être la seule ville digne de ce titre, mais ce n’est qu’un mensonge né de l’orgueil. – Sans doute, mais…
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– Suis-je mort d’ennui à Trois-Ponts ? – Il semblerait que non, mais je ne suis pas douée pour différencier les vivants des morts. Et puis, tu es peut-être l’un de mes fantasmes… – Je te garantis que non. Mais puisque nous parlons de craintes et d’espoirs, je détesterais savoir que tu vieillis dans cette ville. – Ah bah ! J’y ai si longtemps vécu… – Quand tu avais la répartie prompte et cruelle, et assez de forces pour gagner ta vie. Je sais qu’il n’est pas facile pour les gens d’ici de regarder leurs faiblesses en face, mais… – Tu as raison, Bleu Nuit. Même les gosses parviennent à me blesser de leurs piques, maintenant. Mais tout de même, Trois-Ponts est bien loin d’ici… – À pied, oui, mais pas en charrette. Tu seras bien assise sur des coussins moelleux… – M’oui, mais toute cette poussière… – Alors prends le bateau ! L’eau des canaux est douce et calme, leurs berges plantées de fleurs et d’arbres, et les martinspêcheurs te raviront de leurs couleurs. Par ailleurs, la cuisine est très agréable sur les coches d’eau. Il la laissa rêver aux reflets du soleil sur l’eau et aux longues heures passées à déguster des bouchées succulentes, puis : – Quel est le vrai problème ?
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– Ma boutique me manquera. J’en ai choyé chaque détail si longtemps, j’ai embelli la façade, j’ai appris à manier les plus petits pinceaux pour parfaire mes dorures… J’en ai peut-être moins que d’autres, mais leur tracé est impeccable ! – Alors, nous la déménagerons à Trois-Ponts. Et là-bas, elle resplendira vraiment, plutôt que d’être perdue dans cette rue surchargée d’ornements. – Bleu Nuit, tu déraisonnes. – Non. Elle est en bois peint, et peut aisément se démonter. – Mais je n’ai pas de quoi payer le transport ! – Moi non plus. – Tu vois bien. – Mais j’ai un ami dans l’administration, et il me rendra volontiers ce service. – Toi ? Un ami fonctionnaire ? Je croyais que tu n’aimais guère les pourris… – Pas fonctionnaire, magistrat, c’est bien pire. Mais tant qu’à devoir le supporter, autant que je profite également de ses qualités. Elle éclata de rire. – Ce serait drôle, Bleu Nuit ! Partir avec tout ce que j’aime, et le voir rebâti ailleurs… ne leur laisser que du vent à la place de mes vieux os… et devenir gâteuse sans plus craindre leurs crocs…
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Il y eut un silence, puis elle reprit : – Voilà donc pour les méthodes ! Si je pars, je ne sacrifie rien, je laisse ces rapaces le bec vide. Il ne me manque donc qu’une raison de le faire. Je t’ai déjà donné la recette de mes boulettes, alors quel intérêt puis-je donc présenter ? Il la regarda sans rien dire, mais les larmes coulèrent lentement sur ses joues. Il finit par baisser la tête, et noua ses mains qui tremblaient. – Je ne t’avais jamais vu pleurer. – J’ai été brillant dans certains domaines et incompétent dans d’autres. Elle lui releva doucement la tête, passa le bout d’un doigt dans le sillon humide laissé par les larmes, et murmura : – Je suis désolée, Bleu Nuit. Je n’avais pas à poser une question dont je connais la réponse. Il sourit timidement. Elle continua : – Les boulettes que tu sais faire à présent… elles n’ont pas mon sourire, et personne ne te les offre. – Tu m’as donné le courage de quitter cette ville, d’aller vivre ailleurs plutôt que de croupir ici. Laisse-moi te faire le même présent… je supporte mal de te savoir à leur merci, de plus en plus fragile. – Je viendrai. Donne-moi un peu de temps pour mettre de l’ordre dans mes affaires, et accordes-en aussi à ton ami magistrat… même la corruption a ses formes et ses rythmes, il faut les respecter.
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– Je t’aime. – Je vais avoir beaucoup de peine à le nier, Bleu Nuit. – Veux-tu que j’aille acheter de quoi manger ? – Oui, et nous irons déguster tout cela au bord du canal, dans le parfum des fleurs et les chants de la nuit. * Bleu Nuit quitta Deux-Rivières pour revenir à Trois-Ponts. Il avait hâte de demander l’aide de Bâton d’Encre, mais il marcha lentement, hanté par l’inquiétude : Manis ferait-il vraiment appel à lui ? Et même si c’était pour le meilleur, supporterait-il encore de côtoyer le pire ? Il soupira, et tenta de se faire à l’idée qu’il reverrait le Tuan, et qu’il n’en mourrait pas. Il devait être possible de calmer cette peur ! Il trouverait comment… il devait trouver. Et puis, le Lunaire Noir n’était-il pas une sorte d’ami, maintenant ? Ne l’avait-il pas débarrassé de son frère ? Pourquoi avoir peur d’un bienfaiteur ? Il soupira, car il n’était pas doué pour se mentir. Manis le terrifiait, comme n’importe quel dément rendu fou par le chagrin. Il essaya de se convaincre qu’il ne risquait pas d’être contaminé, mais en songeant à la mort de son frère, il en doutait fort. * Perché sur la rambarde du débarcadère de Trois-Ponts, Bleu Nuit attendait l’arrivée de la marchande de boulettes. Elle descendit du bateau en se laissant aider par un jeune homme charmant. Elle était gavée de nourriture, elle avait un peu trop bu, et elle regarda autour d’elle d’un air béat, un peu vaseux. Bleu Nuit se leva, elle lui sourit largement, s’avança vers lui, et l’étreignit chaleureusement, s’exclamant :
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– Eh bien, puisque ici, nous pouvons le faire : bonjour, mon grand ! Il la serra contre lui, s’amusant de son ventre rebondi et de ses joues rougies. – Je suis heureux de te voir. – Et moi, je suis heureuse que tu m’aies offert un si délicieux voyage ! Il n’y avait pas de poussière, en effet, sauf dans mon œil chaque fois qu’un serveur me présentait le plat suivant, et que je pensais au brave garçon qui payait mon voyage. Tu es… tu es un amour, Bleu Nuit. – L’estomac plein et le cœur réjoui… n’est-ce pas ce que tu m’as appris ? Elle eut un rot de contentement, puis elle gloussa. – Je suis légèrement tendue, tout de même. – Vraiment ? Je t’assure que cela se voit à peine. – Nous marchons un peu ? – Volontiers. Il lui donna le bras, ils se dirigèrent vers son école, et la marchande examina soigneusement les façades de Trois-Ponts, mais surtout les enfants qui couraient, les femmes assises qui chantaient en travaillant, les hommes se saluant. Elle soupira : – On pourrait dire que tout ça n’est pas très soigné. Mais on pourrait dire aussi que cela respire bien plus la joie de vivre
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que la prétention. Et malgré tous les sourires de cette ville, il te fallait le mien ? – La nostalgie rend idiot, c’est bien connu. Elle lui tâta soigneusement les côtes. – Il faudra que je t’engraisse un peu, je déteste donner du coude dans l’os. – Un exorciste lent est un exorciste mort. Si tu veux me voir rembourré, tu attendras ma retraite. – Si tu t’obstines à ne pas vieillir, ce n’est pas pour demain ! – Oh, je peux décider que j’en ai assez fait. Je ne suis pas obligé d’attendre que le temps m’ait usé. – Ah bon ? Si cela arrivait, je ne serais pas surprise ensuite de voir le soleil se lever au soir… – Pour aller danser avec la lune, sans doute. – La quoi ? – Oh rien, une fantaisie de poète… Ils entrèrent dans la cour de l’école, et elle constata : – Oh que tout cela te ressemble ! C’était déjà là, ou tu l’as fait construire ? – Je l’ai fait réaménager, et nous l’avons étendue et embellie depuis lors.
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– Nous ? Ah oui, tes disciples… où sont-ils, ces petits monstres qui savent faire mes boulettes ? – Un peu partout… certains étudient, d’autres sont en cuisine, il y en a sûrement un au jardin, et Indigo doit être sous la véranda avec ses livres d’administration. – Tu me fais visiter ? – Bien sûr. Comme cela, tu pourras choisir ta chambre. – Ma quoi ? – Ce local contenant quelques accessoires utiles pour faire une sieste et cuver son vin. Elle possède même une porte qui évitera que mes disciples ne te trouvent touchante quand tu ronfles. Elle lui fit une grimace. – Et ma boutique, alors ? – L’Administration m’a proposé quelques terrains où la rebâtir, tout près de mon école. Nous irons les visiter pour que tu puisses faire ton choix. La qualité du point de vue depuis une terrasse de restaurant est trop importante pour être laissée à un fonctionnaire. – L’Administration est bien accommodante. – L’Administration est très consciente de bénéficier des services d’un maître exorciste exceptionnellement compétent et dévoué, et elle sait entretenir les bonnes dispositions. – L’Administration possède une variété de termes remarquables pour qualifier le copinage.
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– Admirable, en effet… mais enrichir le vocabulaire, n’estce pas un peu enrichir le peuple ? Ils rirent, parcoururent l’école en tout sens, puis s’installèrent sous la véranda. Bleu Nuit but du thé, et la marchande de la tisane digestive. Elle dit : – J’aime cet endroit. Rien n’y manque, et rien ne s’y trouve sans raison et sans âme. C’est un bon cadre pour élever des enfants. Permets-moi de te dire qu’ils sont très propres et très polis… même le petit couillon qui m’a demandé un rendez-vous pour mieux comprendre les besoins et espoirs de ma tranche d’âge. Il sait s’y prendre, celui-là, pour donner de l’importance aux gens qu’il exploite ! – Il se prépare à une carrière dans l’Administration. – Qu’est-ce qu’il fout là, alors ? – Il est orphelin, c’est sa maison. – Pour un gars qui n’est pas très porté sur la chose, on peut dire que tu as su y faire, pour t’encombrer de marmaille. – Encombrer ? – Laisse-moi un peu de temps pour adapter mon langage, d’accord ? – Bien sûr. – Toi-même, tu n’es pas tendre, à tes heures. Il soupira, et elle remarqua :
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– Très bonne, cette tisane. – Nuit Calme est un grand nerveux. Il a poussé bien plus loin que moi l’art de se calmer par les plantes. – Nuit Calme, hein ? Le genre à ne dormir qu’après un bon coup d’enclume sur la tête ? – Tout juste… les petites plantes font tout de même moins mal, une fois le dosage bien ajusté. Elle gloussa. – Au fond, je préfère ta méthode, sais-tu ? – Ma méthode ? – Mais oui… en riant avec les gens, sans les blesser, plutôt que de rire d’eux en les meurtrissant, tu peux en rire beaucoup plus longtemps… – Sans me sentir coupable de cruauté. C’est bien pensé, non ? – Remarquablement. Elle finit sa tisane, puis s’enquit : – Pourquoi regardes-tu le ciel d’un air un peu triste ? – Oh… c’est sans importance. – Ne commence pas à saboter ma rééducation, veux-tu ?
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– D’accord. À cette heure-ci, j’ai coutume d’aller voir un… un ami. Sachant que tu arrivais, je lui ai dit de ne pas m’attendre, mais… – Il te reste une pointe de regret. – Sa conversation m’est très agréable. C’est un lettré d’une grande finesse d’esprit, mais plus que tout… d’une merveilleuse délicatesse de sentiments, et d’une grande profondeur. – Tu me le présenteras ? – Eh bien… c’est que… il ne… Elle prit le temps d’admirer la beauté des tuiles dans le soleil de l’après-midi, puis : – Je te vois mal avoir honte de tes amis… et encore moins désirer les garder pour toi seul… alors j’aurais tendance à penser que le problème est de mon côté. – Et moi, je ne sais pas s’il y a réellement un problème, ou si je l’imagine. Je vais donc lui demander son avis. Après tout, c’est la personne la plus sensée que j’aie jamais rencontrée. Elle lui tapota la main. – Je suis heureuse que tu te sois fait un tel ami. Tes disciples sont charmants, mais il te fallait un égal. Bleu Nuit rougit. – Je ne suis pas son égal. – Voilà pour ton opinion. Et lui, comment voit-il votre relation ?
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Il se tut, réfléchit, et un sourire apparut sur ses lèvres, fragile d’abord, puis émerveillé. Elle se leva sans bruit, et le laissa à son bonheur. Elle s’orienta, et se dirigea vers la cuisine, parce qu’elle avait détesté l’odeur de riz trop cuit qui s’en était échappée tantôt. Elle parcourut avec plaisir les couloirs tranquilles de l’école, admira les boiseries savamment espacées : chacune pouvait être appréciée pour elle-même, mais l’œil n’était jamais lassé par une trop grande longueur de mur blanc. Bleu Nuit avait su faire naître la beauté de la simplicité, ravir de la rareté plutôt que du foisonnement. L’école n’était pas riche, mais elle tirait le meilleur parti de ses modestes moyens. C’était bon d’être là, bon d’avoir tâté son lit et de l’avoir trouvé moelleux à point, bon d’avoir secoué sa couette et vue enflée et blanche, bon d’être accueillie par une bande de gamins qui avaient cherché son sourire et non ses points faibles. Elle eut soudainement envie de savoir raconter des histoires, et des comptines lui revinrent de son enfance. Elle fredonna en descendant les escaliers, tentant de retrouver leurs mélodies, et elle rit de sa maladresse. Rire avec… elle pouffa. Elle avait bien des histoires à raconter de sa vie à Deux-Rivières, elle allait seulement veiller à en retirer la méchanceté, pour ne garder que la drôlerie. Brave Bleu Nuit, songea-t-elle, il n’avait jamais appris à devenir un ingrat. Elle se remémora la rue à Deux-Rivières, la terrasse de sa boutique, et l’enfant qui se tenait à moitié caché, la regardant l’air de rien, méfiant, prêt à s’enfuir, ses petits doigts serrés sur le bois de la balustrade. Elle lui avait jeté un coup d’œil, puis s’était tournée vers lui, lentement, pour ne pas l’effrayer, et avait relu la question que posaient ses grands yeux bleus. Elle lui avait souri, lui avait tendu une boulette de riz, et avait essayé de lui répondre, en veillant à ne jamais le blesser. Peu à peu, elle avait appris à le consoler quand il venait à elle, rendu muet par le chagrin, meurtri et perplexe. Elle l’avait vu
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grandir comme il l’avait pu, tel un buisson qui s’obstinait à faire de nouvelles pousses, malgré ses branches brisées, ses bourgeons arrachés, son écorce incisée et sa sève volée. Elle arriva à la cuisine, et sourit aux disciples, car ils étaient autant de petits arbres robustes et florissants, guidés avec amour. Bleu Nuit avait eu raison, elle était mieux ici, avec une ribambelle de petits-enfants, que dans sa boutique à DeuxRivières. Sa boutique ! Misère ! Penser qu’elle avait exigé de partir avec elle ! Ah, bah… le temps de corriger un peu la décoration, et elle aurait sa place à Trois-Ponts, elle aussi. Elle se demanda si elle pourrait vendre des bonbons également, puis elle grimaça en regardant le riz. Il était mangeable, bien sûr, il était même très convenable, mais qu’il était loin de l’excellence ! Elle enfila un tablier, et commença la formation culinaire des disciples. Il n’était pas plus fatigant de réussir un plat que de le rater, alors pourquoi se priver ? Le soir venu, elle en avait appris beaucoup sur l’école, et connaissait le nom de chaque disciple, ainsi que la joie de faire la sieste la porte ouverte, sachant qu’elle ne risquait que de petits rires légers. Elle rejoignit Bleu Nuit dans son étude, et secoua la tête à la vue des objets incompréhensibles qui s’y trouvaient. – Eh bien ! Tu fais un métier bien compliqué ! Et tu sais à quoi servent tous ces trucs ? – Oui et non. – Pardon ? – Je suis certain qu’ils pourront m’être utiles, mais j’ignore encore dans quelles circonstances ils le deviendront. Elle eut un geste éloquent, et il rit.
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– Dis-moi que tu n’as jamais possédé un condiment pour lequel tu n’avais pas encore trouvé d’usage ? Elle resta songeuse. – Je n’aurais pas pensé que l’exorcisme, c’était comme la cuisine. – Et pourtant si. Les tâcherons suivent les recettes, les cuisiniers en créent. Je te dois plus que tu ne le penses, sais-tu ? – Je commence tranquillement à m’en apercevoir. Et à propos… je pense n’avoir plus besoin de ma boutique. – Trop tard, elle est déjà en route… mais surtout, elle fait déjà partie d’un projet de développement orchestré par mon ami magistrat et son épouse. – Vraiment ? – Bien sûr. Ils sont certains qu’il y a un profit à faire en vendant les qualités de Deux-Rivières sans leurs défauts… – Ils aiment trier les cailloux des lentilles, ceux-là ! – Je ne pense pas que cela leur soit jamais arrivé… mais si cela les amuse ! Elle s’assit. – Puis-je te parler ? – Bien sûr.
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– Si j’ai bien compris, l’école est actuellement dirigée par Nuit Calme, et cela a considérablement augmenté sa consommation de tisanes. – Je pense qu’il finira par accepter qu’il est suffisamment qualifié pour ce rôle. – Et toi, tu t’es installé dans un jardin qui semble avoir fortement impressionné certains de tes disciples. – Ils ont eu peur de leur ombre. – Indigo a fini par le comprendre, oui. Les autres pensent encore que tu t’es infiltré dans la place et que tu guettes le moment d’exorciser les démons. – Ils risquent d’attendre longtemps. – Ils sont inquiets pour toi, mais ils savent que ta pureté est grande et ton courage plus encore. Ils ont foi en toi. – Je peux les aider à s’approcher de la raison, mais de là à dire qu’ils l’atteignent… – Mais ils sont bien plus tranquilles depuis que Lavandin t’a rejoint. – Je suis heureux que leur confort ait augmenté de ce fait. – Lavandin… qu’y a-t-il entre vous deux, pour qu’il te rejoigne dans un jardin maudit ? – Il n’y a rien entre Lavandin et moi ! – Si tu t’entraînes à le dire encore un peu plus vite, tu devrais n’être que rose et pas encore pivoine à la fin de ta phrase.
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Il détourna les yeux, puis il soupira. – Il n’y a rien de physique entre Lavandin et moi, rien que… de… l’affection. – Oh, tu sais, moi, je trouve assez logique que tu t’intéresses aux hommes. Je vois mal quelle femme tu aurais pu aimer. Il regarda, songeur, le rouge profond du bois de ses meubles, et la marchande de boulettes sourit : – Mm… il semblerait que les femmes ne te soient pas totalement indifférentes non plus. – Eh bien… disons que je me laisse parfois aller à des rêveries qui… – Qui te font chaud où je pense. – Eh oh ! – C’est de ton cœur que je parle, bien sûr. Tu sais que tu es coincé, toi ? – Je pense être conscient de ce point, oui. – Alors ? À quoi ressemble-t-elle ? – Elle… oh et puis… tu la rencontreras sûrement, un jour. Je ne vois pas pourquoi je me fatiguerais à la décrire. – Parce que ce n’est pas fatigant ? Il soupira, puis murmura :
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Marcher contre le vent Nager contre le courant Me semblent des jeux d’enfants Car je sais maintenant Combien il est pénible D’aller contre le désir. Chaque pas que je fais Est lesté du regret De me mener ailleurs Que là où bat ton cœur. Je regarde le rouge Pur et brillant des fleurs Et j’y revois tes lèvres. Je regarde les feuilles Dorées par l’automne Et j’y vois tes cheveux Qui dansent autour de toi Au moindre de tes pas. Il n’y a plus de beauté Qui ne m’évoque la tienne, Il n’y a plus un instant Où je ne me sente seul. À quoi me sert mon corps, Si tu ne le touches pas ? À quoi me sert mon cœur, Si je dois le faire taire ? – Oh là là… tu es bien accroché, toi ? – Tu crois ? – Non, j’en suis sûre. Et avec Lavandin, c’est du même genre ?
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– Je… Lavandin… il est… j’arrive à mettre des mots… des euphémismes du moins… sur ce que je ressens pour elle… mais lui… lui, je n’ai pas de mots. – Ah, bah ! Tu passeras un jour de l’abstinence à l’abondance, voilà tout. Quand est-ce que tu t’y mets ? – C’est que… – Je peux te donner des conseils, si tu veux. Je sais bien, moi, ce qui plaît aux femmes. – S’il te plaît… elle est mariée. – Et alors ? Son mari ne la quitte jamais ? – Si, bien sûr. – Mais quoi ? Il est du genre jaloux ? – Non, vraiment pas. En fait, il m’a même signalé qu’il ne voyait aucune objection à ce que je… enfin bref, ça ne le dérange pas. – Un brave homme. C’est ton ami le lettré ? – Oui. – Je comprends que tu l’apprécies. – Je l’apprécierais même s’il ne tenait pas à partager sa femme ! – Je n’en doute pas. Et lui, au fait ? Il t’inspire le même genre de sentiments que Lavandin ?
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Bleu Nuit cessa de respirer. Désirer Verte Bruine ? Son maître ? C’était impensable ! Il se força à exhaler, puis il convint que c’était surtout inutile, car fréquenter le lettré lui procurait déjà un tel plaisir qu’il peinait à en souhaiter plus. Avoir l’impression de s’enfoncer dans un océan de miel ambré lui suffisait. Il fronça le sourcil en réalisant qu’il avait déjà éprouvé des sensations si douces et si profondes quand il se tenait près du lettré qu’il serait parti en toute hâte s’il leur avait associé à la moindre composante sexuelle. Si Lotus Mauve lui avait fait éprouver la moitié de ce… bien-être, il aurait appelé cela un viol. Mais Verte Bruine… Verte Bruine… c’était de l’agrément, voilà tout. Il eut un petit rire. – Je n’ai pas envie de mettre des mots sur ce que m’inspire Verte Bruine. – À ta guise. Mais ce n’est pas une raison pour rester inactif ! Tu sais, tout se périme, tout se décatit, même les fruits les plus fermes seront blets un jour… – Laisse-moi le temps, s’il te plaît. – J’espère bien, mon grand. Ce n’est pas comme si je devais attendre sur toi pour être ensevelie sous les petits-enfants ! Bleu Nuit sourit. – Mais ton école manque de petites filles. Il songea à Petite Pomme, et se demanda si c’était vraiment un mal. – Oh, je te fais confiance pour retomber en enfance avec une aisance déconcertante. – Voilà tout le respect que tu voues aux aînés ? Galopin, va.
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Il regarda par la fenêtre. Dans la nuit noire, le pin bruissait, mais il ne discernait que quelques branches éclairées par les lanternes ; au-dessus, c’étaient les ténèbres, et il regretta la lune. – Et si tu retournais dans le jardin, maintenant ? – Et je te laisserais seule ? – Oh ! Rappelle-toi à qui tu parles, d’accord ? J’en ai vu d’autres. – C’est ta première nuit parmi nous. Elle hésita, puis elle murmura d’une toute petite voix, soudain très jeune : – C’est vrai que je préférerais que tu sois là, mais… Il se leva, et la serra contre lui. – Il n’y a pas de mais. Et de toute manière, au jardin, je dors seul. Ce n’est pas comme si je privais quelqu’un. – Ça viendra, mon grand, ça viendra tout seul le moment venu… tu verras. Rien ne sert de se demander comment ou quand, je parie que tu ne trouverais pas. – Merci de cette dispense, honorable vieille femme. Tu en as d’autres à m’administrer ? – Sûr… je te dispense de te payer ma tête. Il embrassa ses cheveux blanchissants.
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– C’est promis. Et moi, je te dispense de craindre le lendemain, la solitude, et la faiblesse. Elle pleura, et il la berça avec douceur, comme une très vieille feuille, très fragile, et très belle.
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XII Six miroirs obscurs Bâton d’Encre lut le titre du rapport, puis son résumé, et il soupira. Il se servit du thé, et étudia soigneusement le document. L’enquête qu’il avait commanditée ne laissait aucun doute : aussi loin qu’il pût se renseigner, l’épidémie décimait l’humanité. Si encore elle s’était simplement éloignée vers d’autres pays, c’eût été moins grave, mais elle continuait à sévir dans la région de Trois-Ponts. Il hésita, puis décida d’en parler à Verte Bruine. Il se rendit au jardin, et emmena son beau-fils et un panier de douceurs jusque dans le petit pavillon sur le lac. – Cher Verte Bruine… ma position dans l’Administration me permet d’être aisément informé des menus problèmes du monde extérieur, et l’un d’entre eux me semble vous concerner, au moins légèrement. – Je vous remercie d’avoir pensé à m’en parler, cher Bâton d’Encre. De quoi s’agit-il ? – Eh bien… vous souvenez-vous de la maladie qui a failli nous emporter, Lys d’Eau et moi ? – Parfaitement, oui. Les chagrins de Rouge Cerise sont également les miens. Bâton d’Encre songea qu’il n’aurait pas pu confier sa fille à un gendre plus attentionné, et il prit le temps de sourire de con-
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tentement. À quoi bon faire des choix intelligents, si l’on oubliait ensuite de s’en féliciter ? Il continua. – Cette maladie n’est pas encore éradiquée par nos services de santé, et je ne peux pas exclure quelques fluctuations dans l’approvisionnement en prisonniers. Bien sûr, tant qu’il restera un policier en vie, il mettra toute son ardeur à capturer des criminels et à les faire emprisonner, mais néanmoins… il serait peut-être judicieux de prendre quelques précautions pour assurer votre train de vie. – C’est fort aimable à vous de m’avertir. Je tiens énormément à ne pas dépendre de Rouge Cerise. – Vous l’avez déjà prouvé. Je me disais que vous pourriez peut-être créer un enchantement qui emmagasinerait l’énergie des prisonniers. Il suffirait alors d’en accumuler maintenant une grande quantité, grâce à une surpopulation carcérale très temporaire, et ces provisions compenseraient les éventuelles périodes de manque. – C’est sagement pensé, en effet, et je pense que c’est possible. – Vous m’en voyez ravi. Et puis, même si rien ne se passe au final, vous saurez bien que faire d’un petit surplus. Vous n’êtes jamais à court d’idée, quand il s’agit d’embellir votre propriété. – En effet… mais je réfléchirai également aux moyens de moins dépendre des prisonniers. Je dois pouvoir trouver d’autres sources d’énergie. – Je serais ravi de vous savoir indépendant des fluctuations du marché du crime.
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– Et finalement, je vais sacrifier un peu de l’adaptabilité du jardin à sa pérennité. – Comment cela ? – Je vais utiliser l’énergie des prisonniers pour créer des meubles réels, aussi stables que si un artisan les avait fabriqués. Si j’ai de l’énergie pour les remodeler, je le ferai, et sinon, j’aurai le plaisir de ne pas passer à travers ma chaise qui se serait dissoute faute d’alimentation. – Vous êtes un sage. Qu’allez-vous faire d’autre ? – Oh, par analogie… je vais faire des provisions d’aliments réels de longue conservation, je vais pérenniser des arbres fruitiers, des légumes, des légumineuses, et demander à Lys d’Eau de me recruter plus de jardiniers pour entretenir nos cultures. Je demanderai à Lotus Mauve d’optimiser ces végétaux de façon à ce qu’ils soient aussi nourrissants que possible. Bref… je vais préparer notre survie à long terme, assurer notre autarcie. – Je suis ravi de trouver en vous un administrateur si responsable ! Et j’en viens à regretter de ne pouvoir vous confier quelque poste important dans l’Administration. À défaut, j’ai bien une idée… – Je vous écoute. – Je serais ravi d’entreposer dans le jardin quelques-uns des biens de l’Administration, et de les placer sous votre excellente gestion. Verte Bruine soupira, car le magistrat recommençait allègrement à détourner les biens de l’Administration. Mais comment l’en dissuader ?
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– Je ne suis pas très au fait de vos pratiques administratives, Bâton d’Encre, mais les biens publics ne devraient-ils pas rester en mains publiques ? – Allons donc ! Pas quand ils pourraient être mieux gérés par un privé ! En vous les confiant, je les mets à l’abri dans le seul lieu où ils prospèreront avec certitude. Il posa une main rassurante sur la cuisse de son gendre. – Je les rendrai avec intérêts, Verte Bruine. J’effectue seulement un placement sensé. – Je suis heureux de votre confiance, cher beau-père. Il m’a toujours paru essentiel d’être en règle avec sa société. – Je vous garantis personnellement que vous l’êtes ! Mais si je pouvais vous demander une petite faveur… – Que puis-je faire pour vous ? – Puisque vous allez de toute manière pérenniser certains aménagements du jardin, j’aimerais raffiner quelque peu l’aménagement du pavillon que j’occupe avec mon épouse. – C’est tout naturel, cher Bâton d’Encre. Je trouverais regrettable de vous imposer plus longtemps un aménagement insatisfaisant. – Merci infiniment ! Le magistrat prit congé, et retourna chez lui. Il avait hâte de demander à Lys d’Eau comment elle désirait aménager ce qui risquait fort de devenir leur résidence principale. Puisqu’ils feraient partie des survivants quoi qu’il advienne, autant qu’ils fussent bien installés ! Il s’arrêta un instant devant sa maison, et
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la considéra avec tristesse, car habiter en ville était bien agréable, mais ses biens risquaient fort d’être pillés ou brûlés. Il se réjouit de les savoir en sécurité dans le jardin de Verte Bruine. Ah ! Comme il serait doux de ne rien perdre, même si Trois-Ponts sombrait dans le chaos. Il se félicita une fois de plus d’avoir si bien choisi son gendre, puis il entra. Son beau-père parti, Verte Bruine revint à son étude, et consulta un ouvrage de médecine. Il le reposa guère plus instruit, car les Seferneith avaient été trop peu nombreux pour être jamais décimés par une épidémie. Assis à son bureau, il joua avec ses crayons, et se dit que si Lotus Mauve avait été guérisseur chez les humains, il en savait peut-être plus sur le sujet. Après tout, Bâton d’Encre n’avait pas semblé surpris par l’extension de la maladie. Inquiet au point de se retrancher dans le jardin, ou du moins de s’y préparer une retraite, sans aucun doute, mais pas paniqué. Il ne se passait donc rien d’extraordinaire. Il sourit, car il n’avait pas l’habitude de juger de la normalité d’une situation sur la base d’un seul témoignage. Il essaierait d’en savoir plus, évidemment. Et si vraiment il y avait du danger, il rappellerait à Bleu Nuit que la marchande de boulette de riz et tous les disciples qui le souhaiteraient étaient les bienvenus dans le jardin. Il ne serait pas très agréable d’accueillir des jeunes gens bornés, mais cela valait mieux que d’attrister son ami outre mesure. Il se leva, et rejoignit Lotus Mauve qui récoltait des plumes colorées tombées dans l’herbe tendre. Il admira le contenu chatoyant de son panier, puis : – Lotus Mauve, j’aimerais te parler d’une affaire d’humains qui pourrait finir par nous concerner. – Voilà ce que c’est d’être mal entouré ! Les ennuis d’autrui finissent toujours par nous retomber dessus.
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– Qu’importe, si nous savons les esquiver. – Voilà qui reste à voir. Nous n’avons pas été si agiles, jadis. – Nous nous sommes améliorés, depuis. – Bien sûr, bien sûr… de quoi s’agit-il ? – Te souviens-tu de la maladie qui a failli emporter Lys d’Eau et Bâton d’Encre ? – J’aurais peine à l’oublier ! Il y avait longtemps que je ne t’avais vu si triste. Verte Bruine lui résuma ce qu’il savait de l’épidémie, et Lotus Mauve camoufla son ennui. Ses sens s’étendaient bien plus loin que les services d’information de Bâton d’Encre, et il savait déjà que l’épidémie s’étendait, et mieux, qu’elle était en passe de devenir une pandémie. Oh, elle n’avait pas encore vidé des villes entières, seulement quelques bourgades bien trop modestes, mais elle sautait d’une cité à la suivante, elle passait les frontières, elle s’engageait dans de nouvelles vallées qu’elle remontait au gré des échanges, elle voguait avec les navires et elle découvrait des pays lointains. Avec un peu d’aide, elle débarrasserait le monde de l’humanité. Mais sans aide… il ne pouvait rien garantir, car les humains étaient si divers qu’il s’en trouvait toujours quelques-uns pour résister à un fléau. Ceux-là, il faudrait les tuer autrement. Le lettré remarqua, songeur : – Je ne suis pas médecin, Lotus Mauve, mais je trouve tout de même cette épidémie curieuse. – Ah tiens ? Qu’est-ce qui te surprend ?
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– La manière dont la maladie frappe… les rémissions, la progression… elle me semble cruelle. Et la difficulté d’y trouver un remède ! Et les cris des malades, insupportables, qui donnent envie d’achever ceux qu’on aime. J’ai l’impression que si je l’avais inventée pour nuire, je n’aurais pas pu faire pire. – J’espère bien. Si un dilettante devait me surpasser dans mon domaine, j’en serais tout de même un peu froissé. Verte Bruine sourit, amusé par le ton, puis son sourire se figea comme le sens lui devenait clair. – Lotus Mauve… tu… tu as bien dit que tu as inventé cette maladie ? – Oui. Il y a un moment déjà que j’hésitais à te dire que je ne méritais que peu de louanges pour avoir trouvé un remède. Moi, au moins, j’avais une bonne idée de ce que j’affrontais. – Pas de louanges… pourquoi ? Tu l’avais prévue pour qu’elle fût contrée ? – Oh non. Précisément l’inverse. – Eh bien, tu vois que tu as du mérite. Ce n’est pas parce qu’on joue contre soi-même qu’on gagne à tous les coups. Ils regardèrent un moment les longues branches fines d’un saule se balancer dans le vent, puis Verte Bruine dit : – Je suis tout de même surpris. Toi qui avais voté pour que les humains fussent recueillis, toi qui avais plaidé leur cause, qui avais étudié et souligné leurs qualités ! Et surtout, toi qui respectes tant la vie !
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– Mais je n’ai pas changé, Verte Bruine. Les humains m’ont simplement appris à ne pas confondre le respect de la vie et celui des vivants. Si je désire leur survivre, cette fois, il me faudra bien tuer les tueurs. Et tant pis s’ils emmènent avec eux des nuées d’innocents, car les humains sont trop nombreux. – Lotus Mauve… cette façon d’être catégorique te ressemble si peu ! – Je ne veux pas faire deux fois la même erreur. J’ai voulu voir les qualités des humains, et je n’ai pas supporté l’idée de leur mort. Ils m’ont forcé à voir leurs défauts, et c’est l’idée de leur survie qui me dérange maintenant. Tuer ne me choque plus, Verte Bruine. Qui plus est, je suis peut-être catégorique, mais pas jusqu’au-boutiste. Je ne compte pas éliminer toute l’humanité, et d’ailleurs, je protège ta famille et tes amis, même s’ils sont humains. Le lettré ôta ses lunettes, les considéra, et les remit d’un geste lent. – Ne pensions-nous pas que les humains avaient manqué d’encadrement et d’éducation ? Et si cela leur était accordé, n’espérions-nous pas pouvoir les intégrer dans une structure harmonieuse et belle ? – Certainement. Mais maintenant que je les connais mieux, je pense qu’ils ont surtout manqué d’élagage. C’est avec le plus grand plaisir que j’accorderai tous mes soins aux quelques survivants. Allons, Verte Bruine… il est de mon devoir de médecin d’ajuster la tâche à nos moyens, sans quoi nous mourrons tous deux de surmenage. – Merci de tes soins, Lotus Mauve. Leur efficacité me sauvera de l’épuisement, et leur modération m’épargnera, je l’espère, le poids de la solitude. J’ignore quel confort peut pré-
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senter la vie aux côtés de celui qui nous aurait privés de nos amours. – Allons, Verte Bruine… pourquoi te priverais-je de ceux que tu chéris ? Tu n’as tout de même pas si mauvais goût ! Et ton jardin est si vaste que je n’ai même pas à fréquenter ceux qui me déplaisent. – Et pourtant, tu harcèles Bleu Nuit. – Uniquement pour son bien. Est-ce de ma faute si les thérapies respectueuses ne lui font aucun effet ? Le lettré ramassa une plume, et la tendit au guérisseur qui l’admira quelques instants, puis la rangea dans son panier. – Tuer ne te choque plus, disais-tu. Mais n’en souffres-tu aucunement ? – Oh, peut-être un peu, oui… mais il n’y a là rien qui ne puisse être balayé d’une argutie. – Par exemple ? J’aurais plaisir à l’entendre. – Comme je veillerai à préserver quelques humains, personne ne pourra me reprocher d’avoir tué toute l’humanité, même si l’épidémie déferle sur le monde. Et n’être pas absolument coupable, c’est presque être totalement innocent. – Jadis, tes sentiments ne se voilaient pas de mots. – C’est vrai. Mais je te garantis que ce nouveau talent m’apporte un gain de confort notable. Lotus Mauve s’étira voluptueusement, et Verte Bruine resta pensif. Le guérisseur sourit :
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– Eh bien… qu’est-ce qui te préoccupe ? – Je prends le temps de me faire à l’idée que tu es responsable de ce fléau, et que je serai le seul à le savoir. – Comme c’est aimable ! – Je ne voudrais pas que tu sois détesté et rejeté. Tu as tes raisons d’agir de la sorte, mais je ne suis pas certain que tous les accepteraient. – N’est-ce pas ? Quel vilain fantôme je fais ! Je mériterais bien un exorcisme… – Si tu le penses. Mais dis-moi… si nous devions entendre parler d’humains valables… combattrais-tu la maladie ? – Oh, non. Quels que soient les critères que tu utiliseras pour mesurer la valeur d’un humain, il ne vaudra pas mon effort. Je ne ferai rien contre cette maladie, hormis protéger les humains que tu chéris déjà. Ta vie émotionnelle est parfaitement équilibrée, et je ne vois pas l’intérêt de te disperser. – Merci de m’avoir répondu, Lotus Mauve. – Toujours à ta disposition, mon ami. Le guérisseur prit une plume d’un vert émeraude, la compara aux cheveux de Verte Bruine, et sourit. – Je suis d’humeur à renouveler ta garde-robe. – Je serai ravi de découvrir tes nouvelles créations. Tu as toujours su me mettre en valeur.
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– Oui, n’est-ce pas ? Et je continuerai à compenser la modestie de tes ambitions. En ce qui me concerne, le monde est mon jardin. Je ne tiens pas à vivre parqué dans une réserve, interdit de sortie sous peine d’être massacré par des fauves. Le lettré sourit tristement, il s’éloigna, et flâna dans le jardin, pensif. Dorénavant, il considérerait Lotus Mauve comme un sujet inconnu, à investiguer avec soin. Il avait été confortable de se fier à ses souvenirs, de ne prendre en compte que les qualités de son ami, de minimiser les séquelles de son passage parmi les humains. Il soupira, dépité. Il avait tant lutté jadis pour que les mots reflétassent la réalité, et voilà que celle-ci leur était infidèle ! Il aurait aimé pouvoir dire que Lotus Mauve était le plus doux et le plus constant de ses amis, mais c’était devenu un mensonge. Il sentit ses larmes couler sur ses joues, et il se blottit près d’un frangipanier dont l’odeur le berça. Il n’aurait jamais pensé pouvoir souffrir d’être entouré de trop d’amis, trop dissemblables. Il appela Rouge Cerise d’un parfum de besoin, et elle vint l’enlacer avec douceur. Il se laissa aller contre elle, il caressa la soie rouge qui la vêtait, il se ravit de ses formes, et murmura : – Comme je t’aime, Rouge Cerise. Elle le serra plus fort. – Qu’est-ce qui ne va pas, mon amour ? – Lotus Mauve a tellement changé ! – La montagne a volé son cœur, t’en souviens-tu ? – Oui… mais je ne pensais pas que cela le mènerait à de telles extrémités. J’aurais espéré nous découvrir plus résistants à de telles influences. J’aurais aimé qu’il nous reste le choix.
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– Et si ce n’était déjà plus le cas ? – Je ferais comme si je l’avais encore. – Tu es incroyable, mon chéri. – Pourquoi ? – Ne t’arrive-t-il jamais de te résigner ? – Pas quand l’essentiel est en jeu. Je ne dis pas que j’affronterais en vain, que je m’userais… mais je resterai aux aguets. Il y a toujours un point faible ! Même chez un dieu. Rien n’est parfait ! – Même pas moi ? – À quoi te servirait la perfection ? À me faire tomber de jouissance à ta simple vue, et à te débrouiller seule pour prendre du plaisir ? Elle l’embrassa. Plus tard, alors qu’ils reposaient enlacés, il lui confia : – Je suis heureux que tu supportes et Bleu Nuit, et Lotus Mauve. Heureux de n’être pas le seul, heureux de croire que c’est possible. – S’il me suffit d’aimer les gens aimables pour te ravir, je sens que je ne vais guère me fatiguer à l’avenir ! – Mais je n’ai jamais valorisé l’effort… seulement le résultat.
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Il se rhabilla, et elle attendit, couchée dans l’herbe, qu’il eût terminé. Elle se vêtit à son tour, lentement, gracieusement, cachant peu à peu sa chair pâle, masquant ses formes d’un vêtement ample, puis les révélant d’une ceinture renouée, de lacets resserrés. Elle recoiffa ses cheveux, remit ses bijoux, et sur sa tête, deux longues plumes de faisan ondulèrent. Il remarqua : – Tu étais en train de danser ? – Oui, en quelque sorte… je jouais avec l’épée. Elle est assez précise pour servir d’adversaire sans abîmer mes habits. Mais quand son attaque porte, elle fait naître en moi une bouffée de froid qui brûle bien plus qu’une blessure, et me rappelle que j’ai encore à apprendre… et beaucoup à entretenir. – Une blessure… pourquoi souffrir ainsi ? – Sur des vêtements rouges, le sang se verra peu. Mais il coulera pourtant. Mieux je supporterai la souffrance, plus longtemps je pourrai me défendre. – Mais, Rouge Cerise… contre qui ? Qui pourrait ainsi te mettre en danger ? – Verte Bruine… qui connaît assez bien le monde pour le jurer inoffensif ? Il détourna la tête, chagriné. Il détestait l’ignorance et la faiblesse, et l’insécurité qu’elles faisaient naître en lui. Il n’avait jamais tout su, tout maîtrisé… mais il avait pu être raisonnablement sûr, et reposer confiant. Elle lui caressa les épaules, et murmura : – Je t’aime, mon chéri. Et même si je devais me faire voler mon cœur, comme Lotus Mauve a perdu le sien, je t’aimerais
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encore… comme il a continué de t’aimer. Nous te protégerons, mon amour, nous te protégerons. – Merci, ma chérie. Je ne l’oublierai pas. Elle s’éloigna. Resté seul, il songea qu’il aurait préféré plus d’informations, plus de moyens, et moins de gardes du corps attentionnés. Il se demanda une fois de plus comment le faire comprendre à la montagne. * Bleu Nuit regarda, étonné, les porteurs qui défilaient aux alentours du pavillon de Bâton d’Encre et de Lys d’Eau. Il s’avança vers eux. – Pardonnez-moi, messieurs, mais que transportez-vous ? – Ce qu’on nous demande de porter, cher maître. – Merci de cette réponse, mais elle est bien incomplète. – Si vous voulez une liste plus précise, demandez-la au secrétaire de Bâton d’Encre. – Ah ? Bien. – Mais si cela peut vous faire plaisir… hier, nous avons surtout porté des haricots secs… L’exorciste considéra le délicat pavillon du magistrat avec étonnement. Manger des haricots secs ? Dans le jardin ? Alors qu’il y avait tant de délices à y déguster ? Il remercia distraitement les porteurs, et s’éloigna, perplexe ; puis il se rendit aux cuisines.
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– Bonjour. Je sais que ma demande peut paraître un peu étrange, mais je suis un homme simple, et je serais heureux de pouvoir me régaler d’une bonne platée de haricots. – Ah ! Vous tombez bien ! Nous en avons, et à foison encore ! Si vous aimez ça, vous allez pouvoir en manger jusqu’à la fin des temps ! – Ne serait-ce pas un peu exagéré ? – Ha ! Venez donc voir nos nouveaux entrepôts, et vous me direz si c’est exagéré ! Bleu Nuit découvrit un bâtiment où l’air était frais et sec, et y longea des mètres de haricots, de lentilles et de pois chiches, de céréales, de jarres d’huile, d’amoncellements de blocs de sucre, de pots de miel, de conserves de fruits et de légumes, de bocaux de noix de toutes sortes, du brun sombre des noisettes à la pâleur des pignons, de raisins dorés, de raisins bruns, de figues, et tant d’autres délices plus nourrissants les uns que les autres. Du plafond pendaient des jambons, des saucissons, des blocs de viande fumée, et il trouva des masses de poisson et de fruits de mer séchés. Il passa les doigts, étonné, sur la myriade de pots d’épices et de condiments, sur les variétés de thé, de café, de tisanes. Il aperçut des escaliers, et découvrit une cave à fromages, emplie de meules, de bûches et de pavés divers qui vieilliraient paisiblement ; et une autre, dont les profondeurs sereines recelaient les vins les plus divers, sommeillant dans l’obscurité, tandis que les liqueurs miroitaient sur des étagères formant de doux écrins de bois, leurs couleurs profondes et suaves assemblées en mosaïques chatoyantes. Le tout était rangé avec une rigueur presque militaire qui l’étonna, mais l’art avec lequel les étiquettes avaient été choisies, décorées et écrites ne le surprit pas. Il resta perplexe. Que pouvait bien craindre son maître ?
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Derrière lui, Bâton d’Encre dit : – Eh bien, Bleu Nuit ! Vous visitez nos réserves ? – Vos réserves ? – Mes réserves familiales, oui. J’ai récemment mis quelques-uns de mes biens les plus précieux dans mon pavillon, car j’apprécie de les savoir sous la protection d’un enchantement. Savez-vous que j’adore ennuyer les voleurs ? – Je le crois très volontiers. L’exorciste désigna les denrées alimentaires. – Mais tout cela… à l’exception de quelques produits exotiques et de certains des thés et alcools… comment parler de biens précieux ? Le montant total est certainement imposant, mais… – Ah, Bleu Nuit, vous êtes bien trop frugal ! N’avez-vous jamais pleuré devant un vin trop tôt vieilli ? N’avez-vous pas insulté les souris qui avaient mangé votre fromage ? Et les vers qui s’étaient installés dans vos haricots les plus savoureux, ou creusé leurs galeries dans vos plus délicieuses galettes de sésame au miel ? Et la pourriture, et les moisissures ? – Je… non. Nous avons quelques réserves à l’école, mais elles ne durent guère. – Voilà ce que c’est d’être pauvre… vous êtes à l’abri des voleurs, qu’ils soient humains ou animaux ! Moi, je ne l’étais pas. Mais maintenant… maintenant… toutes ces merveilles ne se gâteront pas ! Je puis enfin me réjouir sans risquer d’être déçu ! J’ai gagné, Bleu Nuit !
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– Je… j’en suis très heureux pour vous, Bâton d’Encre. Mais… mais tout de même… de pareilles quantités… il y a là de quoi nourrir… – Allons, Bleu Nuit, vous mangez pour nourrir votre corps. Moi, j’accumule non pas à la mesure de mon estomac… mais à celle de mon ego. Et je vous le dis franchement… Il désigna d’un geste ample l’imposant bâtiment. –… je me sens encore un peu frustré. À l’étroit, pour tout vous avouer. – Bâton d’Encre, si vous le prenez ainsi, il n’y en aura jamais assez pour vous satisfaire. – Mais si ! Quand j’aurai pris tout ce que je peux prendre sans trop me fatiguer et sans nuire à ma réputation, je serai satisfait. L’exorciste prit congé, effaré. Il quitta le bâtiment, et la chaleur du soleil lui fit du bien. Il s’étira, souriant, et songea que l’astre donnait sans rien exiger. À sa lumière, il parvint à oublier l’avidité du magistrat. Il entendit alors : – Maître Bleu Nuit ! Vos haricots sont prêts. Pas mes haricots, songea-t-il, ceux de Bâton d’Encre. Il les mangea avec plaisir, songeant qu’il les volait à un voleur, et qu’il n’en pâtirait pas. Quant au magistrat, il attendit d’être seul, puis éclata d’un rire énorme. Ah ! Qu’il était amusant de mentir à un honnête homme, surtout si, comme Bleu Nuit, il se troublait à la seule mention d’un vice assumé sans remords. Ah ! Qu’il était doux de pouvoir côtoyer l’exorciste et le taquiner jour après jour. Bien
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sûr, il était inutilisable comme associé, mais peu importait, puisqu’il n’en avait pas besoin. Son interlocuteur était Verte Bruine, qui avait nettement plus le sens des réalités. Oui, vraiment, le jardin était un monde en miniature, un monde dont les défauts auraient été supprimés. Il se frotta le ventre avec plaisir, songeant que son beau-fils était exactement le genre de recréateur qui lui convenait. Ici, tout serait enfin à sa convenance. Il se promena sous les charcuteries, et choisit un saucisson au parfum d’ail particulièrement appétissant. Il faudrait bien ça, pour se gaver sans faim, par pur plaisir. * Verte Bruine récapitula les mesures qu’il avait prises, puis il soupira, car il n’était pas vraiment rassuré. Certes, il avait pérennisé ce qui pouvait l’être, et accumulé de l’énergie. Mais sa survie à long terme restait incertaine, et il risquait toujours de redevenir une ombre ténue vivant aux dépens de sa femme. Et Petite Pomme, qu’adviendrait-il d’elle ? Et tous les autres enfants ? Et Lotus Mauve ? Il eut envie de pleurer en regardant autour de lui, car il savait trop bien combien des plantes magnifiques qui embaumaient le jardin ne résisteraient pas au temps et à l’usure, s’il n’était plus là pour les soutenir. À nouveau, la beauté la plus fragile disparaîtrait, ne laissant que le jardin dénudé, et lui-même l’esprit en lambeaux. Il n’était pas suffisamment bon médecin pour arrêter l’épidémie, et il ne contraindrait pas Lotus Mauve à le faire. De quel droit aurait-il fait passer la vie d’inconnus avant les préférences d’un ami cher ? Alors même que celui-ci préservait ses humains favoris ? Comment lui demander d’en épargner plus, s’ils l’avaient blessé au point qu’il ne tolérait plus leur présence ? En revanche, il voulait en savoir plus sur sa nature de spectre, car il y avait peut-être un moyen de ne plus dépendre de Rouge Cerise. Il attendit sa rencontre quotidienne avec Bleu Nuit, et lorsque celui-ci demanda :
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– Eh bien, maître, de quoi parlerons-nous aujourd’hui ? – De ce qui vous plaira, comme toujours. Mais au préalable, j’ai une question à vous poser. – Je suis à votre disposition. Que voulez-vous savoir ? – Avez-vous déjà entendu parler d’un spectre qui serait revenu à la vie ? – Dans les légendes, certainement, mais j’y crois d’autant moins que cela a toujours impliqué une faveur divine. Comment résumer cela… ah oui… Administration des Spectres et Revenants Septième enfer à gauche Quinzième bureau Cher administré, Compte tenu de vos grands mérites et de votre insertion remarquable parmi les vivants, nous vous autorisons à prolonger votre séjour sur terre et nous vous procurons pour ce faire une nouvelle enveloppe de chair, fonctions reproductives incluses. Vous voudrez bien néanmoins avoir l’amabilité de mourir complètement quand votre seconde heure sera venue, afin d’autoriser un bouclement de votre dossier dans les délais imposés par la loi. Nous vous encourageons à jouir de cette nouvelle vie de façon à savoir accepter votre mort sans rechigner et nous vous prions de prendre toutes les mesures nécessaires en ce sens, y compris consulter de savants ermites.
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Veuillez agréer, cher administré, nos salutations distinguées. Le lettré éclata de rire, et Bleu Nuit conclut : – Bref… un espoir vain de plus. – Pour un mortel ordinaire, oui. Mais vous-même, qui êtes exorciste… n’avez-vous jamais tenté de rendre la vie à un spectre ? – Verte Bruine… il m’est arrivé de songer que la mort avait privé les vivants d’un être précieux, qu’elle avait brisé des couples heureux ou des carrières prometteuses, oui. Mais je n’ai jamais tenté de m’opposer à elle. – Me direz-vous pourquoi ? – Si tel est votre désir, maître. – Je veux savoir. – Pour un humain, la mort est un tel traumatisme qu’elle exclut tout retour harmonieux. – Je vois… le revenant serait… –… perturbé. Cependant, s’il y avait moyen d’éviter les séquelles laissées par la mort… –… rien ne s’opposerait vraiment à un retour. – Et puis, s’il y faut vraiment une intervention divine, peutêtre que la montagne…
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Le lettré frissonna, car il savait combien celle-ci l’avait mutilé en le recréant. – J’apprécie votre délicatesse, Bleu Nuit. Je suis conscient d’être moi-même affligé de séquelles. – Maître… même ainsi, vous restez merveilleux. – Merci, Bleu Nuit. Je pense que c’est le point essentiel. S’il y a des séquelles à la mort, je les subis déjà. Je ne vois pas lesquelles pourraient s’y ajouter si je devais cesser d’être un spectre, pour redevenir un vivant. – Pourquoi vous préoccuper de tout cela, maître ? – Tant que j’existe, la vie de Rouge Cerise est menacée. Même si elle est probablement divine, même si tout cela est conforme aux désirs de la montagne, je suis las d’être un danger. Et je suis las également de craindre qu’elle ne m’abandonne. – Maître, si cela devait arriver… et si vous l’acceptiez… je suffirais à vous sustenter, de mon désir et de ma vie. Sans vous, je me sentirais… mutilé. Votre compagnie m’est devenue si précieuse que je n’hésiterais pas à donner de moi-même pour en jouir. Verte Bruine le regarda longuement, touché et surpris. – Je ne l’oublierai pas, Bleu Nuit. Si je dois choisir entre l’inexistence et votre implication, je choisirai cette dernière, soyez-en assuré. Mais si je trouve un moyen de n’être plus ni un fardeau, ni un fléau, je l’utiliserai. L’exorciste se leva.
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– Je vais aller compulser ma documentation. J’ai beaucoup lu, mais je ne sais pas tout. Peut-être qu’un de mes prédécesseurs a réussi ce que je crois impossible. Ignorant, je vous ai nui jadis ; ignorant, je ne puis vous aider aujourd’hui. Je souhaite qu’il en aille autrement. Il emporta avec lui une douceur de miel qui emplissait sa bouche et embauma son étude. Dans cette odeur intense, ses pensées coulèrent, fluides, et les mots lui semblèrent plus clairs qu’ils ne l’avaient jamais été. Ils se glissaient avec aisance dans son esprit, et nageaient dans les eaux claires de son intellect, effleurant de leurs nageoires délicates des concepts éveillés par leur présence, remontés lentement des profondeurs. Il sourit, car ce ballet rutilant était profondément gratifiant. Quoi qu’il pût pêcher au final, il aurait apprécié cette occupation. Il eut une pensée reconnaissante pour Verte Bruine, et espéra que celui-ci pouvait ressentir son amour. Resté seul, le lettré resta songeur. Il avait été doux de voir Bleu Nuit souhaiter son retour à la vie non pour supprimer une anormalité, mais pour le libérer d’un statut angoissant, et surtout pour ne pas perdre un être cher. C’était un immense progrès. Mais pour l’instant, son ami ne pouvait pas l’aider. Restait Lotus Mauve, qui était si proche de la vie qu’il savait peut-être comment devenir autonome. Il explora le pavillon du guérisseur, et trouva celui-ci dans la cour intérieure, étendu dans la piscine, les cheveux décorés de grandes fleurs d’hibiscus mauve au cœur pourpre. Il lui exposa son problème, et le guérisseur répondit : – Même si tu n’es qu’un spectre rêvé par une fille amoureuse de ton jardin, laisse-moi te dire que la vie t’anime bien plus que les humains ! Tout fantôme que tu sois, tu es plus vivant qu’eux.
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– Je te crois volontiers, Lotus Mauve. Mais alors qu’un humain peut vivre, même oublié, même rejeté, je dépends de son amour. Peu importe combien de vie se niche en moi ! Que Rouge Cerise m’oublie, et la vie s’enfuira, et je… je disparaîtrai à nouveau. – Vraiment ? – Que veux-tu dire ? – Quand elle était assise au chevet de ses parents, pensaitelle à toi ? – Je… je crains que non. Elle n’avait guère le temps, elle… – Quelles que soient les excuses que tu pourras énumérer, elles ne changeront rien à la réponse que tu as déjà donnée. – Tu es en train de me dire que si j’étais vraiment dépendant d’elle, je ne serais plus là pour te poser des questions ? – Oui. – Mais je me sentais mal. J’ai probablement survécu parce qu’elle me gardait dans son cœur, sinon dans son esprit. – Mm… C’est à voir. Verte Bruine se sentit soudain inquiet. – Lotus Mauve, tu… écoute-moi : même si je suis autonome, même si je peux perdurer sans elle, je ne veux pas vivre sans elle. Tu comprends ? Je suis amoureux, Lotus Mauve. Et ne me regarde pas comme ça ! Je ne suis pas le premier d’entre nous à qui cela arrive ! Toi, combien de temps as-tu attendu que
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le cœur de ton aimé se libère, et qu’il comprenne tes sentiments ? Combien de temps, Lotus Mauve ? Te souviens-tu ? Le guérisseur n’avait pas la moindre envie de se souvenir, mais le passé ne lui demandait pas son avis. Il pouvait le nier, mais pas le modifier. Il s’était déroulé ainsi, il était écrit ainsi, dans les chroniques de Verte Bruine, dans sa mémoire si détestablement précise. Il soupira. Faudrait-il toujours que l’archiviste les empêchât de recomposer le monde à leur gré, pour n’en garder que ce qui les arrangeait sous l’emprise des passions ? – Verte Bruine, je ne compte pas nuire à Rouge Cerise, et encore moins à son épée. J’aimerais juste savoir où nous en sommes. Le puis-je ? – S’il n’y a pas de séquelles, oui. J’aime le savoir, Lotus Mauve, mais pas à n’importe quel prix ; et je peux m’accommoder du doute. Moi pas, songea Lotus Mauve. Si je dois tuer tous les humains, je veux savoir si tu mourras. Et si c’est toi qui me rêves, alors je veux le savoir aussi. Je sers d’outil à la montagne, mais je ne veux pas être jeté après usage, comme Sans Larmes ou Ondée. – C’est promis. Je ne prendrai aucun risque. Et maintenant, laisse-moi. J’aimerais réfléchir en paix. Verte Bruine hésita, puis il partit. Lotus Mauve sourit sombrement. S’il y avait des séquelles, il les ferait oublier au lettré. Elles se fondraient parmi tant d’autres questions négligées, dans les brumes qui bordaient sa mémoire, précise, mais lacérée par la mort. Il oublierait, parce qu’il préférerait continuer à faire confiance à son ami. Il contempla quelques instants les jeux de la lumière sur les vaguelettes qu’il formait de ses mains, puis il
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sortit de la piscine. Il se rendit chez Bleu Nuit qui le reçut avec cette politesse inquiète à laquelle il avait fini par s’habituer. L’exorciste tenait trop à rester fou pour être tranquille en sa présence. Il lui exposa son projet, et Bleu Nuit refusa, horrifié, scandalisé, et humilié qu’il pût même penser l’associer à une telle abjection. Alors Lotus Mauve commença de se lever, souriant : – Peu importe, Bleu Nuit. Cela aurait été plus sûr avec votre aide, mais cela reste possible. L’exorciste le regarda, profondément inquiet. – Lotus Mauve, ne le faites pas. De grâce… c’est dangereux. Le guérisseur posa sur lui un regard aimable, mais inflexible, et Bleu Nuit détourna le regard. Il resta un long moment à triturer son collier. – Je… je vous aiderai. Mais… Verte Bruine a-t-il donné son accord ? – Bien sûr ! Comment pouvez-vous penser que j’oserais cela sans son aval ? L’exorciste baissa les yeux, honteux, et Lotus Mauve toucha délicatement son esprit, sans se faire remarquer, afin qu’il oubliât de demander une confirmation au lettré. Il hésita un instant à le débarrasser des scrupules en général, mais il se retint, car par moments, Bleu Nuit avait vraiment désiré le tuer, et seules ses valeurs l’avaient retenu. Le guérisseur préférait rester en vie, et il les laissa inchangées, aussi ridicules qu’elles fussent. *
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Le pavillon était silencieux et obscur. Lotus Mauve se tenait assis près d’une petite lanterne d’un lilas soutenu. Il avait posé près de lui un miroir grand comme sa paume, maintenu par un cadre de bois peint de décorations florales. À son sommet, il ficha un très long bâton d’encens, qu’il alluma. Une profonde odeur de santal embauma la pièce. Il était entouré de Verte Bruine, Rouge Cerise, Lys d’Eau, Bâton d’Encre et Petite Pomme, étendus sur des matelas qui rayonnaient autour de lui. Ils reposaient paisiblement, leurs traits sereins, leurs souffles profonds et réguliers, car le guérisseur leur avait offert le plus doux des sommeils, un royaume enchanté où ils riaient, réunis et heureux. Exactement le genre d’endroit où il envoyait ses patients quand leur corps souffrait. Bleu Nuit vint s’asseoir à ses côtés, et lui tendit une lanterne que Lotus Mauve alluma, baignant le visage de Verte Bruine d’une faible lueur bleue, une lueur mourante. Le guérisseur en alluma une par dormeur, puis se recula. Il disposa cinq miroirs, un derrière chaque lanterne, et ils semblèrent autant de portes où la lanterne ne se voyait que comme une lumière lointaine, fragile et vacillante. Il enflamma cinq bâtons d’encens, il souffla pour ne garder du feu qu’une lisière de braise lente et dévorante, et les ficha dans cinq coupelles emplies de pétales de fleurs, les ultimes fleurs d’un arbre qu’il avait scié. Il vérifia tranquillement le bon fonctionnement du briquet, puis il le posa sur sa cuisse, et écouta les respirations tranquilles des dormeurs. À côté de lui, l’exorciste pleurait doucement. – Allons ! Reprenez-vous. Nous ne faisons que moucher des chandelles ; nous n’en coupons pas la mèche, et nous ne perdons pas le briquet. Cessez donc de pleurer. Bleu Nuit cacha son visage dans sa manche, mais Lotus Mauve sentit chaque larme couler, et son relent de sel dessiner
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peu à peu un voile de chagrin dans l’air. Avait-on idée d’être exorciste et si sensible à la mort ! Il hésita à lui interdire les larmes d’une senteur légère, mais c’eût été déloyal, car il avait parfaitement raison de pleurer. Le guérisseur songea qu’il était difficile de rassurer celui auquel il infligeait une épreuve, et il se sentit curieusement soulagé de partager ainsi sa douleur. Il dit, très doucement : – J’ai besoin de votre aide, Bleu Nuit, pour qu’à leur réveil, ils ne se souviennent de rien ; pour qu’aucun cauchemar ne rampe dans leur esprit, n’y dépose sa vase. Vous seul pouvez les préserver de toute séquelle. – Renoncez. S’il vous plaît. Lotus Mauve le regarda avec gentillesse. – L’épée de Rouge Cerise dort à ses côtés, et pourtant, elle est son plus féroce défenseur. Et je ne me sentirais pas autorisé à agir ? L’exorciste abandonna, et ravala son chagrin. Lotus Mauve avait raison, c’était moins risqué à deux. Le Seferneith lui sourit, se pencha avec douceur, et souffla le bâtonnet d’encens qui brûlait devant les pieds de Lys d’Eau. La lanterne vacilla, puis s’éteignit… presque, car Bleu Nuit se concentra de son mieux, et maintint une lueur infime, une lueur diffuse, l’ombre d’un crépuscule. Un chemin vers la vie, à défaut de la vie, car Lys d’Eau ne respirait plus. La nuit s’étira, et Lotus Mauve, patiemment, testa toutes les combinaisons possibles, tendant son briquet pour rallumer l’encens, et ramener la vie dans le corps endormi. L’exorciste avait la bouche sèche, mais était incapable de boire. Il luttait pour rester concentré, repoussait l’épuisement, et la crainte de
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faillir. Le guérisseur se recula enfin, satisfait, et observa les dormeurs toujours souriants. Il tapota l’épaule de Bleu Nuit. – Un sans faute, mon ami ! Un sans faute… Et je sais tout ce que je voulais savoir. – Tant mieux, murmura l’exorciste. – Rentrez vous coucher, Bleu Nuit. Je les remettrai moimême dans leurs lits respectifs. Bleu Nuit le regarda, et souffla : – Mais tout de même… Verte Bruine… pourquoi l’avoir tué, lui aussi ? – Pourquoi ? Pour voir si je mourrais, Bleu Nuit. Et si cela s’était produit, je comptais sur vous. Après tout, c’est moi qui tenais le briquet. C’était moi, puis lui ; ou personne. Auriez-vous pu perdre votre maître ? L’exorciste baissa les yeux. Non, il ne l’aurait pas pu. Et pourtant, il l’avait perdu. Il l’avait vu mourir. Il avait vu la poitrine délicate cesser de se soulever, les traits se figer totalement, et le givre se former sur le verre des lunettes. Il avait senti avec une douleur poignante qu’aucun sourire tendre, aucune main caressante, ne viendraient plus le consoler dans son chagrin ; que le flot des pensées qu’il prenait tant de plaisir à suivre s’était arrêté ; que la mémoire précieuse s’était évanouie. Il se pencha doucement vers Verte Bruine, il le regarda dormir, et sourire, et il tint sa main devant son visage, pour sentir son souffle. Oui, ils n’avaient fait que moucher des chandelles, mais il avait froid, au plus profond de lui-même. Il savait qu’il aurait dû regagner sa chambre, mais il en était incapable. Il aida Lotus Mauve à ramener le lettré à sa couche, puis il s’étendit près de
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lui. Il se laissa faire quand Lotus Mauve lui glissa un coussin sous la tête, puis corrigea sa position, qu’il jugeait inconfortable. Il posa sa main sur le bras de son maître, et finit par s’endormir. Quand il ouvrit les yeux, Verte Bruine le regardait : – Bleu Nuit… ça ne va pas ? Vous avez l’air… bouleversé. Celui-ci sourit, un petit sourire pâle dans son visage tiré. Des mots… sa voix… c’était si doux. Verte Bruine passa un doigt léger sur les lèvres sèches de son ami. – Boirez-vous d’une main ? L’autre est bien où elle est. Il caressa doucement la main qui n’avait pas quitté son bras. Rouge Cerise leur apporta à boire, et ne fit aucun commentaire audible sur l’état de Bleu Nuit, mais la pitié se lisait dans ses yeux. Elle leur demanda s’ils avaient besoin d’elle, puis les laissa seuls. Elle passa prendre Petite Pomme, et alla voir ses parents. Elle ignorait pourquoi, mais cela lui paraissait urgent, comme si un lien ténu s’était brisé entre eux, que leurs esprits partageaient un rêve, mais que leurs corps s’étaient éloignés. Elle voulait les serrer contre elle, elle voulait leur chaleur, elle voulait les voir rire dans la lumière du jour. Ils se croisèrent à mi-chemin, car ils avaient ressenti le même besoin, et, parmi les fleurs du jardin, ils s’étreignirent. Petite Pomme se frotta avec plaisir contre sa grand-mère, qui choisissait de mieux en mieux ses parfums depuis qu’elle veillait à ne pas sentir moins bon que le jardin. Verte Bruine aida patiemment Bleu Nuit à boire. Il lui semblait regarder une prison obscure où les mots s’étouffaient, vaincus par le désespoir. Il n’y voyait pas de porte qu’il pût ouvrir, pas de barreaux non plus qu’il pût desceller. Son ami s’était fermé, et il sentit en lui le froid, le froid qu’il connaissait trop bien pour l’héberger également.
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– Je compatis, Bleu Nuit. – Merci, maître. – J’espère que le froid vous quittera, que je vous aimerai assez pour combler cette fissure. L’exorciste se mit à pleurer, et Verte Bruine pleura avec lui, pour son ami, et pour lui-même. Plus tard, le lettré se rendit chez Lotus Mauve, et le trouva étendu sur sa couche, dormant paisiblement. Il le poussa du pied, et le guérisseur gémit. Il insista jusqu’à ce qu’il s’éveillât. – En voilà des manières ! Depuis quand empêches-tu tes amis de dormir ? – Qu’as-tu appris ? Lotus Mauve le regarda, pensif. Les traits de Verte Bruine étaient durs, mais il fallait bien cela pour qu’il osât importuner un dormeur. Il s’était vraiment attaché à Bleu Nuit ! Il prit le temps de bâiller, de s’étirer, de se redresser en un mouvement souple, puis : – Qu’est-ce que cela peut bien te faire ? Je croyais que tu pouvais vivre dans le doute. – Mais je ne vois aucune raison de ne pas demander une information qui a déjà été payée. Même si je dois m’acquitter d’un surplus, comme réveiller un ami. Ou en faire une loque sanglante, sans toutefois toucher la langue, compléta Lotus Mauve. Il sourit, amusé par l’évolution du lettré jadis si pacifique. – Passe-moi mon peigne.
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– Cesse d’abuser. – Je n’abuse pas. Tu me demandes de répéter des informations que je connais déjà, et tu voudrais que je ne puisse rien faire d’intéressant pendant ce temps ? Passe-moi mon peigne. Verte Bruine le lui tendit, et Lotus Mauve ajouta, tranquillement : – Va chercher Bleu Nuit. – Il dort, et j’ai eu toutes les peines du monde à le consoler un peu. Laisse-le en paix. – Ah ? Alors, tu attendras. Ce que j’ai vu n’est pas très intéressant, sans ce qu’il a vu. – Nous viendrons dès qu’il ira mieux. – Nous ? Le camp des gentils naïfs ? Le lettré le gifla, puis il fit demi-tour et s’éloigna. Plus tard, il devrait consoler Lotus Mauve. Plus tard, il devrait accepter que la situation faisait tant souffrir le guérisseur qu’il n’était plus lui-même. Plus tard… pour l’instant, il ferait de son mieux pour vivre cette journée comme si rien ne s’était passé. Pour la vivre heureux avec ceux qu’il aimait. Il soupira. Il aurait tant aimé qu’ils pussent s’apprécier tous, qu’il n’y eût pas entre eux ces fractures et ces gouffres. Plus tard, peut-être. Il ouvrit les bras à Petite Pomme qui courait vers lui, et la ravit des plus belles senteurs qu’il put émettre. Aujourd’hui, il n’entrerait pas dans son étude, car c’était la réalité qui avait besoin d’être restaurée. Il enlaça Rouge Cerise, et il fallut plus d’un baiser pour qu’il cessât de craindre que ses lèvres sombres et charnues eussent soudain un léger goût de pourriture. Il conversa avec Bâton
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d’Encre et Lys d’Eau, jusqu’à sentir leurs esprits et leurs cœurs tout proches du sien. Le soir venu, il pria Lotus Mauve de le laisser entrer, et y fut invité, ainsi que Bleu Nuit. Ils s’assirent, et leur hôte leur servit un vin de fleurs, puis il parla. Enfin, songea Verte Bruine. – Vous pouvez tous mourir. Je resterai, pour finir le travail. – C’est une bonne nouvelle, mais je me demande pour qui, répondit le lettré. Bleu Nuit ? – Vous n’êtes plus un spectre. Petite Pomme non plus. Et Lotus Mauve non plus. Hélas, comprit Verte Bruine, et il posa la main sur le bras de l’exorciste, qui ajouta : – Quant à Rouge Cerise, peu importe que ses parents vivent ou meurent. Elle est ancrée en ce monde, plus qu’aucun d’entre nous. Elle y pèse de tout son poids. Dans la lueur pâle des lanternes, dans le calme de la nuit, dans le silence né de vos souffles légers, de vos souffles enfuis, tout cela était clair : vous êtes de ce monde. Et vous le resterez, maître, même si, à nouveau… –… je devais être le dernier ? Mais ce sera différent, Bleu Nuit. Oui, j’étais le dernier, et je restais esseulé. Si je le redeviens, vous serez encore là, même si Rouge Cerise et Petite Pomme ne sont plus de ce monde. – Oui, murmura Bleu Nuit. Je serai encore là. Et ce serait même si simple, et tellement doux aussi, d’avoir Verte Bruine pour lui seul. Il repoussa la pensée aussi fermement qu’il le put. Lotus Mauve dit, tranquillement :
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– Par conséquent, Verte Bruine, la prochaine fois que ta femme te quittera, fais-moi le plaisir de ne pas en faire une maladie. À part une carence affective et sexuelle, tu n’auras aucune raison de te sentir mal. – Et je pourrai compter sur toi pour l’atténuer, comme de juste. – Bien sûr. S’il suffisait de gifler son médecin pour pouvoir se suicider en paix, la vie serait trop simple. Le lettré sourit, soulagé. Aussi tordus qu’ils pussent tous êtres, ils s’assemblaient pourtant en une mosaïque presque harmonieuse. Heureusement qu’il aimait les puzzles ! Et à propos de puzzles… – Ce fut une belle expérience, Lotus Mauve. Mais cela ne répond pas à la question : que nous restera-t-il si la prison se vide ? – Oh ! Si, cela y répond. Tu as de ces trous de mémoire, parfois. Tu ne te souviens pas d’avoir suspendu ton rituel sur la prison avant de venir te coucher pour mourir aux côtés des tiens ? Le lettré resta muet. – Tu es un bien meilleur magicien que moi, Verte Bruine. Je n’aurais pas voulu risquer de détériorer un enchantement capable de me pourvoir en chaises longues. Verte Bruine articula, posément : – C’est très aimable à toi, Lotus Mauve.
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– N’est-ce pas ? Et si jamais tu as encore de ces absences, n’hésite pas à en parler à ton médecin. Il existe sûrement un remède. Bleu Nuit se dit qu’il en connaissait également un, mais il se força à desserrer le poing et lâcher son collier. Il ne restait que deux Seferneith, et Verte Bruine ne supporterait probablement pas une nouvelle solitude, même s’il le prétendait. De plus, Lotus Mauve, bien qu’insupportable, était seul capable de les protéger de l’épidémie qui sévissait encore à Trois-Ponts, réapparaissant quand elle semblait enfin avoir disparu. Il pouvait le détester, mais ne pouvait pas s’en passer. Pour regarder Lavandin mourir ? Ou pour que son disciple le regardât mourir, lui ? Il serra les dents. Mais il ne pouvait pas non plus continuer à haïr Lotus Mauve de la sorte. Il n’avait pas la tolérance de Verte Bruine. Il jeta un coup d’œil à son maître, et celui-ci lui expliqua doucement : – Le Lotus Mauve qui vous afflige n’est pas celui de mon souvenir. Son cœur ne bat plus librement, son sourire s’est ombré de nuages. La haine des humains l’a blessé, et la montagne l’a empêché de refermer ses plaies comme il l’avait toujours fait. Lui qui était le pardon, il est devenu impitoyable. Il n’est pas luimême. Bleu Nuit regarda le guérisseur, dubitatif, et il soupira, car il aurait voulu le comprendre comme le pouvait son maître, qui vérifia : – Vraiment, Bleu Nuit ? Mais comment, ensuite, rejeter, condamner, haïr ? Comment ne pas pardonner ? – Je ne veux plus haïr. À quoi bon ? Je ne peux pas agir.
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Verte Bruine se déplaça, et s’installa derrière lui. Il posa délicatement ses mains sur le visage de l’exorciste, qui ne vit plus que du noir. Peu à peu, il y discerna des couleurs, comme des fleurs lointaines, ou des flammèches, peut-être, secouées par le vent. Le dessin se précisa, mais il ne le comprenait pas. Le lettré soupira, et les couleurs se décalèrent, les motifs se modifièrent, et Bleu Nuit hoqueta soudain, comme la vision prenait un sens. Il se plia en deux, et resta longtemps incapable de reprendre son souffle. Il releva les yeux, et fixa, effaré, le visage tranquille de Lotus Mauve. La douleur… la douleur qui saisissait le guérisseur à chaque humain qui mourait… elle était insoutenable. Il y avait la joie, la joie sauvage de voir la vie jaillir du corps, et reprendre son cours à travers le monde, libre, prête à engendrer. Mais elle ne suffisait pas, elle était un fétu sur un brasier de souffrance. Et le poids, le poids qui pesait sur Lotus Mauve, l’impression permanente de viol, de n’être plus le maître de ses actes, de suivre un chemin sans pouvoir le quitter, un sentier qu’il n’aurait jamais choisi lui-même. Puis la honte, qu’il connaissait si bien pour l’avoir ressentie trop souvent lui-même, la honte de n’être rien qui eût été souhaité, la honte d’être rejeté malgré nos qualités ; et l’incompréhension, et le chagrin. Il souffla, incrédule : – Comment pouvez-vous… comment pouvez-vous ne pas être… – Prostré, hystérique, ou totalement fou ? Oh ! Vous oubliez que je suis psychiatre. Une auto-thérapie soigneuse, l’amour indéfectible de mes proches plus ou moins compréhensifs, et un défoulement bien compris sur tous les autres, me gardent… présentable.
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Bleu Nuit se détourna, et il vomit. Comment pouvaient-ils être aussi détachés, tous les deux ? Endurer cela, et garder le sourire ? Lotus Mauve remarqua, taquin : – Faire de chaque broutille un drame, c’est un loisir d’humain. L’inflation donne de l’importance, fût-elle illusoire. Mais nous, nous n’avons pas nié notre propre valeur, et nous pouvons nous passer de ces breloques. L’exorciste ne releva pas, et espéra en rester capable à l’avenir. Mais vivement qu’il pût découvrir ce que Lotus Mauve avait été. Des humains mouraient, oui ; mais le champ de bataille était au cœur même du guérisseur, et c’était un massacre. Bleu Nuit se sentait écrasé. S’il avait trouvé horrible de songer à la mort des Seferneith, les voir défigurés était encore bien pire. Il finit par se redresser, et regarda timidement Verte Bruine, car que restait-il de son maître ? Qu’avait-il été, avant… Le lettré lui sourit, tendrement. – Ne m’imaginez pas meilleur que je ne suis, Bleu Nuit, vous seriez déçu. Mais je crois pouvoir dire, tout de même, que mes pensées me semblent une vieille étoffe trouée, et que j’ai l’impression détestable de ne rien pouvoir faire tant qu’une force extérieure ne le décide pas pour moi. Il écarta les bras, et eut un rire triste. – Je ne me vois pas de fils, Bleu Nuit. Mais malgré tous les bonheurs que cette nouvelle vie me donne, il me reste l’impression d’être une marionnette. Je peux suivre de mon mieux, mais précéder ? L’exorciste le regarda avec pitié. Des fils ? Sur un papillon ? Mais que resterait-il de ses ailes ?
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– Attendez que je redevienne moi-même, fit Lotus Mauve, et vous verrez ce qui restera de lui. Vous verrez, et vous pleurerez de joie d’être de ses amis. Verte Bruine baissa les yeux, touché, et Bleu Nuit sentit une larme couler sur sa joue. Eh bien ! Il n’aurait pas attendu longtemps pour se réjouir. Ils restèrent assis en silence, puis le lettré demanda : – Soit, je ne suis plus un spectre. Mais comment et quand ai-je changé d’état ? – Ah ça ! Je n’en sais rien. Demande à Bleu Nuit… il sera certainement ravi d’élucider ce mystère, ou de s’y efforcer. Il est si prompt à faire plaisir… – N’est-ce pas ? Il m’arrive même parfois d’y parvenir avant que vous ne me glissiez une idée, cher Lotus Mauve. Le guérisseur fronça les sourcils, et Bleu Nuit sourit, amusé. Verte Bruine remarqua : – Bleu Nuit, je suis très heureux que vous en sachiez plus que prévu. Hélas… quant à moi… je croupis dans l’ignorance ! – Plus pour longtemps, maître. Quand vous m’avez demandé si un spectre pouvait retrouver la vie, je me suis montré trop respectueux de votre sagesse, et je n’ai pas pris la peine de vérifier si l’état de revenant était encore le vôtre. – Oui, bon, fit Lotus Mauve. Nous savons très bien que vous répugnez à penser par vous-même quand vous pouvez rester idiot. Et après ? – En revanche, quand Lotus Mauve m’a expliqué qu’il comptait tuer ceux qui vous étaient chers pour s’assurer que sa
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précieuse petite vie ne risquait rien, j’ai pris soin de vous analyser en détail. J’espérais trouver le moyen de vous protéger de son égoïsme monstrueux. J’ignorais qu’il irait jusqu’à vous tuer, et j’ai échoué à l’empêcher de vous nuire. Mais j’en ai néanmoins compris plus que lui. – Oui, bon, bis. Et après ? – Laisse-le parler à son gré, Lotus Mauve. Moi, j’ai plaisir à écouter sa version. Je pense que s’exprimer lui fait le plus grand bien, mais c’est mon avis de dilettante, naturellement. – Naturellement. Vous disiez, Bleu Nuit ? – Je disais que c’est ce que vous appelez la pierre des origines qui a stabilisé Verte Bruine dès le jour où elle a été installée dans le jardin, et qu’elle vous a fait le même présent dès votre arrivée. Le lettré écarquilla les yeux, et éclata de rire. Ainsi, ses beaux-parents lui avaient offert la vie comme cadeau de mariage, sans que ni eux, ni lui, n’en sussent rien ? C’était à m… c’était hilarant. Lotus Mauve resta bouche bée, puis finit par reconnaître : – Eh bien… je n’y avais pas pensé. L’exorciste eut un petit sourire faussement modeste, et Verte Bruine s’exclama : – Bleu Nuit, je suis fier de vous ! Voici déjà une fois que vous me sauvez de l’ignorance, et je suis certain que ce n’est qu’un début. L’exorciste rosit, et se laissa enlacer par son maître ravi.
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Lotus Mauve triturait sa broche. – Félicitations, Bleu Nuit. J’étais encore enfant la dernière fois que j’ai été mouché par autrui. – Le rhume rend parfois idiot, mais c’est très temporaire. – Comme vous dites. À propos, n’y avait-il pas eu des cas de maladie dans votre école ? – Si, et dans les familles de certains de mes disciples. Mais le pire semble passé, du moins pour l’instant. – Aimeriez-vous que je protège ceux qui vous sont chers de la maladie ? Pour l’instant, je ne me suis occupé que de Lavandin et de vous-même. – Pourquoi feriez-vous cela ? – Pour ne pas être en reste, évidemment. – J’aurais mauvaise grâce à vous priver de ce plaisir, surtout si cela peut garantir la vie de mes amis. – Me ferez-vous la liste de ceux qui vous sont chers ? Bleu Nuit mentionna la marchande de boulettes de riz et tous ses disciples, ainsi qu’une fleuriste que chérissait Lavandin et une herboriste qui sauvait Nuit Calme de la migraine. Le lendemain, le soleil n’avait pas atteint le zénith que Lotus Mauve s’était déjà acquitté de sa tâche, avec une douceur silencieuse. L’exorciste regarda le guérisseur s’éloigner pour jouir en paix du restant de sa journée, et une pensée l’effleura. Il la repoussa, honteux, puis il se ravisa.
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– Lotus Mauve… pardonnez-moi de vous retenir encore un instant, mais… une question me travaille. – Oh, vraiment ? Seriez-vous hanté ? – Vous avez démontré que non. Mais harcelé, certainement. – Vous m’en voyez désolé. – L’immunité que vous avez accordée aux humains du jardin… et maintenant à mes disciples et à ma… mère, est-elle pérenne ? – Oh la bonne question… non, bien sûr. Que je meure, et elle cessera de vous protéger. De toute manière, Verte Bruine ne risque rien, non plus que ses enfants. Pensez-vous sérieusement que la vie d’un humain puisse me préoccuper même après mon décès ? – Même pas… Rouge Cerise ? – Que la montagne se débrouille pour la garder en vie ! Elle sait prendre soin de ses outils, tant qu’ils lui sont utiles. Et maintenant, si vous le permettez… Lotus Mauve s’éloigna, et Bleu Nuit se jura qu’à l’avenir, il le soupçonnerait du pire en toute bonne conscience. Il veillerait seulement à ne pas le charger de tous les crimes du monde, afin de laisser leur part à l’humanité, aux Tuan, à la Lune Noire et à la montagne. C’était la moindre des corrections, de la part de l’honnête homme qu’il se plaisait à être autant que possible.
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XIII Sur des ailes bleues Bleu Nuit se réveilla en sursaut. Il regarda autour de lui, car il avait cru entendre une voix, mais ne vit personne. Par la porte et les fenêtres, il discernait le jardin baigné d’argent, mais tout était tranquille. Il se recoucha, s’étonna un instant de la nouvelle décoration du plafond, puis faillit hurler en réalisant que Manis se tenait au-dessus de lui, ses longues jambes disposées autour de son tronc comme les rayons d’une roue. Ses genoux satinés luisaient dans la lumière lointaine, ses genoux délicats, tous tournés vers le sol. L’exorciste refoula une nausée, et murmura : – Bonsoir, Manis. Je suis absolument ravi de recevoir votre visite. – Certains mensonges sont bien plus méritoires que la vérité, et je constate avec plaisir que vous êtes capable de les énoncer avec beaucoup de courtoisie. Bleu Nuit réalisa qu’il détestait se tenir ainsi, couché sur le dos, le Tuan prêt à fondre sur lui. Il pourrait sans doute rouler de côté, mais n’était pas certain de le faire assez vite. – Bien que je sois ravi de vous admirer quand vous êtes si élégamment posé sur mon plafond, je n’ai, hélas, pas pour habitude de recevoir des invités quand je suis étendu. Puis-je vous proposer de vous asseoir en ma compagnie ?
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– J’en serais ravi. Manis modifia la position de ses jambes, et se laissa tomber sans bruit sur le sol. Il s’assit en face de son hôte. – Désirez-vous du thé ? – Oui, volontiers, mais je peine encore à boire ceux qui ont un parfum végétal trop marqué. Les plantes sont du meilleur effet dans vos paysages, mais mon palais n’est pas un jardin. Bleu Nuit parcourut du regard les petites boîtes de thé, et aperçut celui que Verte Bruine lui avait fait respirer pour l’aider à se venger des assassins de Roseau Bleu. Pour son rituel fatal, il s’était contenté du souvenir de ce parfum de mort ; mais après avoir tué son frère, il en avait demandé à son maître. Quand il se sentait d’humeur sombre, il se forçait à en boire, pour ne jamais oublier de quoi il était capable. Il ouvrit la boîte, la tendit à Manis, qui la prit avec délicatesse. Il respira avec plaisir l’odeur de neige, de métal et de larmes ; il secoua légèrement le récipient, faisant danser le thé mêlé de pétales rouge sang et de feuilles d’un blanc argenté, luisantes comme des lames. – J’ignorais qu’un thé pût être aussi évocateur. Je serai ravi de le déguster en votre compagnie. Quand le Tuan eut découvert les arômes subtils et fermes du liquide fumant en souples volutes, Bleu Nuit demanda : – Manis, je ne puis m’empêcher de penser que vous n’êtes pas venu uniquement pour prendre le thé avec moi. Le Lunaire Noir sourit.
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– C’est exact. Vous souvenez-vous de notre dernière rencontre ? Vous m’aviez offert un présent délectable, qui trône en bonne place dans ma résidence terrestre. – Je m’en souviens certainement. – Vous aviez également émis quelques critiques quant à mes méthodes, et à leurs conséquences sur le voisinage. – Comment l’artiste pourrait-il s’améliorer si son œuvre n’était commentée que par des flatteurs ? – Nous sommes d’accord ; et vous aviez poussé la gentillesse jusqu’à proposer votre assistance pour m’éviter à l’avenir toute faute de goût. L’exorciste sentit son estomac se nouer. Sur le principe, il n’avait pas changé d’avis ; mais en pratique, collaborer avec Manis le dérangeait profondément. – Je déplore l’imperfection de mes interventions terrestres, Bleu Nuit, mais je n’ai pas la liberté de m’en abstenir. Je vous offre donc la possibilité de minimiser leur impact sur vos frères humains ; mais je puis me passer de votre aide. L’exorciste détourna les yeux, car il détestait ce genre de situation. Lotus Mauve venait de lui tenir le même discours, et le résultat avait été abominable. Quant à Manis… Bleu Nuit ne se souvenait que trop bien du cercle noir qui s’étendait à travers la campagne, saturé de haine, de souffrance, et de rage impuissante. Il ne savait pas ce que le Tuan avait pu inventer d’autre, mais il était presque certain qu’il allait détester l’objectif, et que les méthodes le révulseraient. L’espoir d’éviter le pire ne suffisait pas à le décider, et la nausée montait en lui. Il hésitait encore, quand Manis dit :
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– À propos, vous ai-je dit que je n’ai pas oublié de vous apporter un petit cadeau ? L’exorciste frémit, et le Tuan lui adressa un sourire réconfortant. – Allons, Bleu Nuit, je sais bien que vous n’avez pas l’ouverture d’esprit de Verte Bruine, et j’ai veillé à adapter le présent à vos goûts. Il sortit sur la véranda, grimpa sans bruit jusque sous la charpente qui soutenait le toit de tuiles vernissées, et récupéra le corps qu’il avait entreposé sur une poutre. Il revint dans le pavillon, étendit Petit Cheval devant Bleu Nuit, et caressa doucement la joue pâle du garçon. L’exorciste resta muet, horrifié. – Vous… que lui avez-vous fait ? – Pour l’instant, pas grand-chose : je l’ai mordu… voyezvous l’infime trace de mes stylets, juste là ? Mon… disons, mon venin s’est répandu dans son corps, suivant les moindres veines, les plus petits capillaires. Quand un certain délai sera écoulé, il dissoudra ses chairs, ses organes, et jusqu’à ses os, ne laissant qu’une purée onctueuse. Bleu Nuit hoqueta, et Manis précisa : – Rassurez-vous : il ne tachera rien, la peau est épargnée par le processus. Nous autres Tuan ne plaisantons pas avec la nourriture, nous comprenons assez mal vos assiettes ouvertes et vos bols fumants. Vos papillotes nous semblent plus familières, mais vous les ouvrez au lieu de les téter ! C’est très surprenant. L’exorciste posa son thé en tremblant, malade à l’idée que Petit Cheval pût être considéré comme un aliment. Il s’étreignit lui-même, le temps de respirer, puis tendit la main vers la joue
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de son disciple, et remit délicatement en place une mèche de cheveux. – Continuez, Manis. Je peinerais à juger de l’opportunité de votre présent, si je ne le comprenais pas complètement. – Bien sûr… alors sachez que votre disciple restera bien vivant, pour peu que je lui injecte de quoi neutraliser le venin. – Injection qui, bien entendu, dépend de ma coopération. – C’est un immense plaisir pour moi de requérir l’aide d’un collaborateur aussi intelligent. – Vous n’aviez aucun besoin de faire cela. Je… je vous aurais aidé de toute manière. Si je puis limiter les souffrances que vous causez sur terre, je n’ai aucune raison de vous refuser mon aide ! – Vraiment ? Je ne vous ai peut-être pas expliqué ce que je désire exactement. – Eh bien, je vous en prie : que désirez-vous ? – Je désire augmenter le désir de vie de morts. – De… morts ? Un mort ne désire la vie que si c’est un fantôme. Et plus il la désire, plus il tue, et plus il est dangereux. Vous me demandez de créer des vampires ? – Vous avez un mot pour cela ? C’est parfait, car j’adore pouvoir utiliser des termes précis. Des vampires, donc. – Comment les appeliez-vous ?
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– Eh bien… des morts dévorants, des gouffres avides… avec une faille tout au fond, par laquelle s’enfuit cette vie qu’ils désirent si fort, et qu’ils volent si efficacement. Pensez-vous que ce soit possible ? – Possible, oui. Souhaitable, non. – Ah ! Tout dépend des objectifs. Voyez-vous, Bleu Nuit, je sais déjà comment créer de tels… drains. Mais leur appétit est bien faible. – Je ne vois pas pourquoi je vous aiderais à l’augmenter. – Ah non ? fit Manis en jetant un regard appréciateur au corps de Petit Cheval. L’exorciste baissa la tête, et le Tuan continua : – Je sais augmenter leur appétit, mais ils deviennent imprécis. Dès lors, ils tuent sans se désaltérer vraiment, et la vie se dissipe, perdue pour tous… je trouve cela regrettable. Cela m’inspire un peu le même genre de gêne que de pousser des villageois à bas une falaise, et de n’empailler que ceux qui sont brisés de la bonne façon. Il est bien plus sensé de les casser moimême, exactement comme je le désire. Sinon, c’est un gaspillage éhonté de ressources. L’exorciste fixa le visage tranquille de Petit Cheval, et se demanda si l’enfant se sentirait mourir. Il regarda Manis, et l’instant s’étira, mais il ne le questionna pas, car sa réponse importait peu. Il se savait incapable de sacrifier un proche pour sauver un inconnu. – Je vous aiderai. – Vous m’en voyez ravi. Je déteste les œuvres mal définies dans leur périmètre, et ces morts en sont certainement. Je ne
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veux pas des spectres errants et désordonnés, mais des esprits confinés à leur chair morte, des prisonniers du silence et de l’immobilité. – Manis… c’est un sort atroce. – Je l’espère bien ! Je veux qu’ils se sentent comme des graines tombées dans un sol dur et sec, usées par le vent, grillées par le soleil, désireuses de germer, de s’épanouir enfin, mais sachant parfaitement qu’elles en sont incapables. Et malgré leur misère, malgré leur frustration, la mort ne vient pas, elles attendent, éternelles, éternellement assoiffées. Ces morts racornis en viendront à jalouser même la vie d’une mouche ! N’est-ce pas merveilleux ? – C’est un projet artistique d’une originalité admirable, j’en conviens volontiers. – Et avez-vous remarqué que mes comparaisons parviennent à inclure un champ lexical plus seferneith que tuan ? – Cette touche subtile contribuait merveilleusement à la qualité de l’exposé. Manis sourit, ravi, et Bleu Nuit regarda son disciple inconscient. Il se demanda s’il subirait des séquelles, s’il ne serait plus qu’un ruisseau tari, ou si son existence reprendrait son cours interrompu sans heurt, sans douleur, sans que l’eau de ses yeux se fût teintée de sang. Il ne voulait pas l’imaginer avec pour toute vie celle d’une grosse mouche bleue. Il soupira, puis remarqua : – Je n’ai pas l’habitude de travailler en pyjama. Me diriezvous où nous irons, pour que je me vête adéquatement ?
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– Nous allons chez Lotus Mauve, mais j’ignorais qu’il fût nécessaire d’être habillé pour le fréquenter. Bleu Nuit resta bouche bée. – Lotus Mauve ? ! Il coopère avec vous ? – Lotus Mauve ? Non, et c’est bien pour cela que j’ai besoin de vous. Vous êtes si doué pour manipuler les fantasmes… vous parviendrez bien à donner corps au mien. – Vraiment ? S’il a le corps de Lotus Mauve, je préférerais de loin le dissoudre que l’assembler. – Dissoudre… susurra Manis en regardant Petit Cheval, comme c’est adéquat. L’exorciste soupira. – Manis, je ne suis pas fabricant de fantasmes. Tout ce que je sais faire, c’est les dissiper. – Tant mieux, car ce jeune homme est vraiment très appétissant. – Il est déplorable d’utiliser du personnel non qualifié. – J’en conviens, mais vous êtes le seul volontaire qui se soit proposé. Je saurai excuser vos imprécisions. – Comme il vous plaira. Qu’est-ce qui vous intéresse, chez Lotus Mauve ? – Sa capacité à manipuler la vie.
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– Et vous croyez vraiment que je puis imiter un talent si extraordinaire en n’ayant jamais créé le moindre fantasme ? – Oui, car vous avez la réputation de savoir improviser, et semblez supérieurement motivé. Vous saurez vous surpasser. Bleu Nuit renonça. Il se remémora les livres et rouleaux qu’il avait étudiés pour tenter de rendre la vie à Verte Bruine, et y trouva quelques indices, tout au plus. C’était maigre ! Si seulement il avait pu se permettre de tuer Lotus Mauve… mais c’était exclu sans aval préalable du lettré. Il regarda autour de lui, et se leva. – Je dois choisir mon matériel. – Je vous en prie. Je suis curieux de découvrir les outils requis par votre art. – Et avant cela, je désire me vêtir. – Vous m’en voyez ravi, car je suis curieux également de votre anatomie. – J’aimerais un peu d’intimité, Manis. – La politesse est une lutte éternelle entre le désir et le respect… et je ne suis pas certain de vous respecter. – Faites semblant. Si je pouvais vous devoir autre chose que des ennuis, ma motivation serait certainement bien supérieure. Le Tuan sourit, et se retourna avec grâce. Bleu Nuit se vêtit, puis annonça : – Je suis habillé.
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Manis se retourna, considéra Bleu Nuit, corrigea légèrement la position du col de sa robe, puis sourit. L’exorciste s’étonna de la douceur des longs doigts noirs, qu’il examina avec soin. – Puis-je vous renseigner ? – Je ne vois pas de limite entre vos doigts nus et votre armure. Et pourtant, ses sillons délicats embellissent le dos de votre main. – Dans certains domaines, nous apprécions la continuité. – Merci. Bleu Nuit sortit dans sa cour intérieure, cueillit un lotus, et revint dans son étude. Il ferma les yeux, évoqua l’image de Lotus Mauve, s’efforça de se décontracter, mais un muscle ou un autre semblait toujours vouloir se mettre à tressauter. Il finit par ajouter le souvenir des parfums pour le bain que le guérisseur lui avait offerts, et il s’apaisa enfin. Il se déplaça parmi ses meubles, ouvrit leurs tiroirs, et choisit en les caressant, en les humant, en les goûtant, les objets qui lui rappelaient le plus Lotus Mauve, et son alliance avec la vie. Il les déposait à mesure sur une petite table couverte d’un cuir lisse et doux. Manis le suivait sans bruit, fasciné. L’exorciste finit par ouvrir les yeux, et observa les objets qu’il avait choisis. Il corrigea leurs positions, puis les poudra d’un pigment mauve mêlé de paillettes de mica. Il tint la fleur de lotus au-dessus d’eux, et en détacha les pétales, qu’il laissa tomber les uns après les autres, et se poser à leur gré. Il choisit une ficelle d’un vert tendre, faite de fibres végétales très douces, et attacha les pétales mauves aux objets qu’ils avaient choisis.
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Il sélectionna un panier d’osier tissé et laqué qu’il décora de longues tiges souples de liserons, chargées de boutons prêts à éclore au matin. Il y rangea ensuite les objets, lentement, attendant qu’ils se fissent à leur place avec un léger soupir qui se mêlait à celui de leurs voisins. Il les remercia de leur obligeance, les salua de la main, les couvrit d’une fine étoffe brodée d’argent, puis il se recueillit. Manis lui tendit un miroir étrangement léger, qui semblait l’écaille nacrée d’un immense papillon. Bleu Nuit le posa dans le panier, le couvrit de fleurs de jasmin, puis plaça le couvercle avec précaution. Il regarda le Tuan, qui approuva de la tête, et ils sortirent dans la nuit paisible pour rejoindre le pavillon de Lotus Mauve. Bleu Nuit portait le panier avec précaution, tout contre lui, à la façon d’un nourrisson. Il s’arrêta quelques fois pour le rapprocher de buissons fleuris, et orna le couvercle d’une corolle plus belle qu’une autre qui avait attiré ses doigts. Il berçait le panier, le félicitait, mais il était déçu, car le rituel ne serait pas aussi précis qu’il l’eût souhaité. Il dupliquerait peut-être les moyens de Lotus Mauve… mais aussi un peu de son caractère. Il ne se sentait pas capable de faire mieux en présence de Manis, et il gémit intérieurement. Supporter même une fraction du guérisseur serait toujours de trop ! Il se remémora le sourire de Petit Cheval, et décida qu’il valait bien cet effort. Ils aperçurent le pavillon de Lotus Mauve, tout baigné de lune, et il les enchanta de sa beauté. Ils baignaient dans des senteurs subtiles, repus de splendeur, souriant béatement. Bleu Nuit se trouva soudain fatigué, il leva les yeux au ciel, et réalisa qu’une heure déjà était passée. Il garda les yeux levés, et tenta d’avancer, mais c’était impossible. Pourquoi changer de point de vue, si c’était sans admirer le pavillon ? Il soupira de gratitude, et félicita le guérisseur de s’être si bien protégé. Il s’installa plus confortablement, pour éviter tout inconfort, puis il baissa les
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yeux avec joie, décidé à fixer le pavillon aussi longtemps qu’il plairait à Manis. Il jeta un coup d’œil au Tuan, et s’étonna de sa posture. Manis était campé sur quatre de ses pattes, en avait replié deux autres le long de son tronc, et appuyait ses coudes sur ses genoux. Ses mains jointes effleuraient ses lèvres sombres, et il semblait profondément concentré. Autour de lui, l’herbe avait noirci, et, à y mieux regarder, Bleu Nuit réalisa qu’elle n’était plus éclairée par la douce lune d’argent. Peu à peu, l’ombre s’avançait, traçant un chemin de nuit devant le Tuan. – Manis ! Que faites-vous ? Je ne comprends pas. Le Lunaire Noir ne se déconcentra pas, mais l’exorciste frissonna soudain, comme si l’hiver s’était installé le long de sa colonne. Il hoqueta, et tenta de se réchauffer. Le temps qu’il y parvînt, l’ombre avait atteint le pavillon, qui plongea dans les ténèbres, son charme enfui. Il semblait maintenant aussi terne, aussi lourd que de la fonte, et Manis fit signe d’avancer. Il murmura doucement : – Je regrette fort de n’avoir pu vous répondre, Bleu Nuit. Une prochaine fois, je prendrai Pendaran avec moi, et il se fera un plaisir de tout vous expliquer, et en particulier que la puissance des Tuan égale sans peine celle des Seferneith. Hélas, songea l’exorciste. Hélas. Il y avait tant à recevoir de Verte Bruine, et tant à perdre avec Manis ! Il espéra de tout cœur que les jardins, le respect et les sourires résisteraient à la noirceur des Tuan, à leur désespoir, et à leur folie. Il était peutêtre plus facile de détruire que de bâtir, mais la tâche des créateurs était si gratifiante qu’elle les emplissait de vitalité. Il se bénit d’avoir su accepter ne fût-ce qu’un peu de ce que le lettré lui avait proposé. L’esseulé s’enquit :
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– Êtes-vous rasséréné ? – Non. Mais en ferez-vous cas ? – J’aimerais en avoir le loisir. Sans bruit, ils pénétrèrent dans le pavillon tout embaumé par les fleurs grimpantes qui poussaient sur chaque colonne et le long des plafonds. De grands papillons les effleuraient de leurs longues ailes, des lucioles semblaient des étoiles au vol lent, étiré, et de minuscules lanternes, petites comme des œufs de caille, tiraient de brefs reflets des carapaces des scarabées endormis. Bleu Nuit passa le seuil de la chambre de Lotus Mauve, et s’immobilisa, ému par la beauté du guérisseur qui reposait paisiblement. Il comprenait parfaitement que Verte Bruine, qui savait le faire taire, pût encore l’apprécier. Il s’agenouilla, posa le panier devant lui, s’inclina, puis retira lentement le couvercle, qu’il posa au sol. Un à un, il sortit les objets, et se déplaça en glissant à genoux pour les disposer autour du lit. Il attendit, et, peu à peu, l’air se chargea d’humidité, et s’alourdit jusqu’à lui donner l’impression qu’une feuille de nénuphar s’était collée sur son visage, le privant de la vue, de l’odorat, de la parole. Ses oreilles étaient troublées par un bruit de gouttes qui tombaient, lentement, obstinément. Il serra les doigts sur son collier, et celui-ci jeta un éclat blanc, incandescent. Dans l’esprit de l’exorciste, un nuage de vapeur s’éleva en sifflant, et il ne resta que des pierres sèches et l’air vibrant de chaleur. Il relâcha ses mains, regarda autour de lui, et constata, satisfait, que ses sens étaient redevenus normaux. Mais ceux de Lotus Mauve reposaient dans les profondeurs, séparés du monde par des mètres d’eau et les feuilles caressantes des plantes de l’étang. Bleu Nuit prit délicatement le miroir, et souffla pour chasser les fleurs de jasmin, qui tombèrent en poussière. Il se pen-
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cha sur Lotus Mauve, et il hésita, car le guérisseur était un ami de Verte Bruine, et il détestait l’idée d’attrister son maître. Manis murmura : – Je me demande quel effet cela peut faire, d’étreindre un cadavre tout mou. Appuyez vos lèvres sur son front, et celui-ci se réfugie dans les joues… – Vraiment ? J’aurais plutôt pensé que cela déborderait par la bouche. Faites-moi plaisir, Manis, manipulez-moi avec un peu plus de finesse. – J’essaierai, si cela peut vous faire plaisir. Mais non, pas par la bouche, car je l’ai scellée d’un baiser, j’ai effleuré les narines, j’ai frôlé les paupières. Il n’en sortira rien, pas même des larmes de sang. – Trop aimable. J’admire un peu plus à chaque instant l’infinie délicatesse des Tuan, et je me demande d’autant plus d’où peut bien provenir leur ineffable lourdeur. Manis se tut, froissé. L’exorciste se pencha sur Lotus Mauve endormi, et le miroir enchanté frémit dans sa main. Emmener le reflet du Seferneith il ne savait où… il était un traître et un fou. – Bleu Nuit… n’oubliez pas Petit Cheval. Et sachez que je ne veux aucun mal aux Seferneith, au contraire… sans eux, le monde n’a pas de sens, et la nuit est une prison sans fin. Je veux notre bien à tous, je vous le jure… sur le sourire enfui de ma femme chérie, sur les yeux curieux de mon enfant défunt. Je ne peux pas faire plus. L’exorciste regarda l’étrange visage noir et lisse de Manis, il imagina les crocs pointus, les valeurs étranges qui régissaient
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cette vie d’artiste morbide, et il se demanda ce que le bien commun pouvait signifier pour un Tuan. Manis proposa : – Si vous ne pouvez pas le faire, donnez-moi le miroir. Je ferai de mon mieux pour ne pas mutiler Lotus Mauve. Comme je vous l’ai déjà signalé, les fantasmes et les morts sont plus de votre ressort que du mien. Nous autres Tuan, nous chérissons surtout les corps des morts, quand l’esprit a enfin cessé de les agiter ridiculement. Bleu Nuit soupira : – Laissez-moi un instant, Manis. Je vais le faire. – Merci, Bleu Nuit. Si seulement Manis pouvait cesser d’être poli, juste un instant ! songea l’exorciste. Il était impensable d’être félicité pour… ça. Il tenta de se souvenir qu’il détestait Lotus Mauve, qu’il avait souhaité sa mort plusieurs fois déjà, mais il sourit tristement, car il était bien incapable de réchauffer une colère. Il utiliserait le miroir calmement, prudemment, parce qu’il y était forcé, et il serait bien incapable d’y prendre le moindre plaisir. Il envia un instant le guérisseur, qui semblait parvenir à s’amuser en étant vicieux. Il ricana sans bruit. Oh oui, qu’il serait judicieux de devenir pervers ! Comme il adorerait savoir qu’il confiait ses disciples à une ordure ! Et que Lavandin se souciait d’un déchet ! Oh non, il n’oublierait pas ce que ressentait Lotus Mauve, ce qu’il endurait pour avoir le privilège douteux d’être un fléau efficace. Il resterait honnête, même si cela devait le déchirer, même s’il en était réduit à se vomir lui-même. Il se concentra, et, dans le miroir, un pâle reflet de Lotus Mauve apparut peu à peu. Sur les objets épars, la ficelle verte noircissait, et les pétales se fanaient. La poudre mauve se rassemblait en petites taches de moisissure. De minuscules feuilles
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pointèrent sur la ficelle muée en tige, puis s’épanouirent, les pétales devinrent autant de fleurs, et la moisissure, des rosettes infimes où pointaient des corolles. Il se relâcha, observa le miroir, et constata : – Manis, ce reflet est instable. Si nous désirons l’utiliser, il nous faut impérativement le fixer. Le prenez-vous ? – Bien sûr que non. Je ne suis que commanditaire et témoin, je n’en ai que faire. Bleu Nuit soupira, réfléchit, puis tint le miroir devant son visage, et son reflet se mêla à celui de Lotus Mauve. Il réprima un frisson, serra les dents, et ferma les yeux. Il compta jusqu’à trois, la gorge nouée, et Manis vit les reflets disparaître du miroir. Ce dernier se troubla, puis montra une aube pâle qui hésitait entre le mauve et le bleu. L’exorciste battit des paupières, et bougea la tête comme s’il se sentait raide. Il grimaça, leva son bras avec consternation, et affirma : – Je suis lourd. – Oh, vraiment ? – Bien sûr ! – Est-ce bien important ? – Infiniment. Comment ne pas s’enfoncer dans les ennuis, quand on est un boulet ? – Je vous fais confiance. – Merci bien ! Bleu Nuit se releva, et constata :
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– Je ne peux pas rester habillé comme ça. – Qu’est-ce qui vous dérange ? – Toutes ces couches de tissus épais ! Et ces ceintures superposées ! Ces poids et ces pressions ! Il faut que je me change. – Je ne vous conseille pas de trop vous dévêtir, Bleu Nuit. – Et pourquoi donc ? – Avant d’en avoir fini, nous passerons dans un endroit froid. – Froid ? Vous n’y pensez pas ! Il est hors de question que j’aille dans un endroit froid ! Il ouvrit la garde-robe de Lotus Mauve, et : – Voyez vous-même ! Il n’y a rien ici qui puisse être porté dans un endroit froid. C’est donc que je ne m’y rendrai pas. – Bien sûr que si. – Bien sûr que non. Il tenta d’émettre une senteur d’oubli pour que Manis abandonnât ce projet insensé, mais n’y parvint pas. Le Tuan sourit. – Bleu Nuit, je vous admire. Si je ne vous avais pas empêché de prélever ce pouvoir, je pense que vous m’auriez convaincu sans même que je m’en aperçusse. Hélas… j’y ai pensé.
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L’exorciste gronda, puis se souvint de la présence de Lotus Mauve, et se contint. – Êtes-vous parfois le plus faible ? Manis soupira, mélancolique. – C’est précisément parce que je l’ai déjà été que je veille désormais à rester en position de force quand j’agis. – Soit, j’irai dans un endroit froid. Mais avant cela, que ferons-nous ? – Nous resterons dans un endroit tempéré. – Alors, je me changerai deux fois. – Comme il vous plaira. L’exorciste se dévêtit, et Manis plia ses vêtements, qu’il empila avec soin et ajouta au baluchon qu’il transportait déjà. Bleu Nuit considéra avec dépit les tenues de Lotus Mauve, qui n’étaient pas à sa taille. Il compara, critique, sélectionna celle qui lui irait le mieux, et s’en para. Manis constata : – Cela vous sied parfaitement. – Vous plaisantez ? gémit l’exorciste. – Non. Cela souligne bien mieux votre grâce naturelle. Et si je puis me permettre, pourquoi ne pas dénouer complètement votre chevelure ? Ce chignon est bien sévère, tout partiel qu’il soit ! Bleu Nuit lui lança un regard charmeur, et adopta une pose savamment déhanchée le temps de dénouer ses cheveux, puis
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de les parsemer de broches. Manis hocha la tête, approbateur. Ils effacèrent toute trace de leur passage, puis sortirent du pavillon. L’exorciste trouvait la caresse de l’air sur sa peau extrêmement agréable, et il ajusta sa démarche pour faire onduler les voiles diaphanes qui le vêtaient. Manis remarqua : – N’est-ce pas un peu léger ? – Au contraire, c’est effroyablement habillé ! Il y a tout de même trois couches de mousseline et une résille d’argent lestée de fleurs d’émail ! En revanche, vous avez raison sur un point… Il s’arrêta pour cueillir des fleurs qu’il piqua dans sa chevelure. Quand il fut satisfait, Manis dit : – Allons-y, maintenant. – Où ? – Dans la prison qui alimente le jardin. – Quoi ? Mais… – Un problème ? – Bien sûr ! Les prisonniers dorment tous, comment pourraient-ils m’admirer suffisamment pour que le déplacement en vaille la peine ? – Moi, je vous admire. Et je vous assure que le cadre que j’ai préparé là-bas saura vous mettre en valeur. – Soit. Mais je voudrais être certain que nous ne risquons pas de détériorer l’enchantement de Verte Bruine.
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– Bleu Nuit, je me permets de vous rappeler qu’il n’est pas indispensable à la survie des Seferneith, comme vous venez de le découvrir. Par contre, il nous est très utile. – Comment cela ? – Il tue les prisonniers d’une façon que nous trouvons particulièrement satisfaisante. – Verte Bruine en est-il informé ? – Qui sait ? Chez celui qui n’a qu’un livre, le manque d’un ouvrage se voit aisément. Mais chez Verte Bruine… qui jurerait de ce qu’il sait et de ce qu’il ignore ? Bleu Nuit resta songeur, puis il chassa ses soucis d’un geste nonchalant, et se délecta des senteurs du jardin. Ils franchirent la porte brisée, firent quelques pas dans la rue déserte, et l’exorciste grimaça en sentant le sol sous ses pieds nus. Il était frais, il n’avait pas été balayé, et de menus cailloux heurtaient son sens du confort. Il s’arrêta. – Je ne peux pas continuer. – Et pourquoi donc ? – Ce sol est impropre à la marche. – À la marche à pieds nus, voulez-vous dire. Voici vos bottes. – Merci, je serais ravi de les remettre… seulement… elles ne se marient pas du tout avec mes vêtements. Par contre, je pourrais envisager d’enfiler une paire de sandales décorées de bourgeons et de fil d’or, ou peut-être des escarpins, pour peu qu’ils soient assez légers.
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– Bleu Nuit, je crains qu’à cette heure, les chausseurs ne soient fermés. Ce seront vos bottes, ou rien. – Ah, pardon ! Je vois une autre solution. – Laquelle ? – Portez-moi. – Je croyais que vous étiez lourd ? – Mais vous êtes grand, fort, et pourvu de six points d’appui d’une robustesse incontestable, malgré leur grâce et leur finesse. – Je suis également enclin à mordre dans ce qui s’approche trop de ma bouche. – Oh ! Si ce n’est que cela, je puis vous offrir… Bleu Nuit examina les fleurs qu’il avait piquées dans ses vêtements pendant qu’ils parcouraient le jardin. –… cette magnifique corolle à la tige savoureuse, que vous aurez plaisir à suçoter quand bien même vous n’êtes pas très porté sur la salade. Manis se pencha, et souleva l’exorciste avec délicatesse. – Je vous demande seulement de m’épargner cette fleur, Bleu Nuit. – Comme il vous plaira, Manis, comme il vous plaira.
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Il frotta ses pieds l’un contre l’autre pour en faire tomber la poussière, puis il se détendit. Il s’appuya contre l’épaule de Manis, appréciant la douceur de son manteau, il releva la tête, et il admira le ciel nocturne. Le Tuan le reposa au sol bien trop rapidement à son goût. – Et si nous faisions encore un petit tour ? J’ai trouvé la promenade extrêmement agréable. – Nous avons du travail, Bleu Nuit. – Travailler… travailler sans plaisir est très mauvais pour la santé, Manis. Nous risquons tous deux l’épuisement et la dépression. Nous devrions nous ménager. – J’en serais heureux, Bleu Nuit. Je comprends parfaitement votre désir de vous ménager, mais je crois aussi que vous aimeriez pouvoir retourner au plus vite à vos occupations usuelles… et à vos humeurs habituelles. L’exorciste écarta la suggestion d’une moue dédaigneuse, mais ses yeux acquiesçaient désespérément. Manis le précéda dans la prison, et le guida jusqu’à une cellule isolée où reposaient cinq prisonniers. Ils étaient assis, leurs jambes repliées contre leur poitrine, leurs bras resserrés autour de leurs genoux, leurs paupières et leurs lèvres closes. L’un d’entre eux était seul, et les quatre autres étaient disposés à sa gauche et à sa droite, deux par deux. Ils lui tournaient le dos, ils se tournaient le dos. Bleu Nuit s’approcha, et il réalisa que leurs yeux et leurs bouches avaient été cousus avec soin, non pas d’un simple point droit, mais de savantes broderies. Ils n’étaient pas vêtus, mais décorés de pièces de tissus fixées à même la peau par des arabesques de fils colorés. Il distingua les cordelettes qui les maintenaient assis, si tendues qu’elles ne leur laissaient aucune liberté de mouvement. Leurs orteils eux-mêmes avaient été entourés de cordons et cousus à la semelle, pour les immobiliser.
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Il ferma les yeux pour retenir ses larmes, puis il les rouvrit, et s’étonna de leur voir des cheveux si propres et si brillants, avant de comprendre qu’ils étaient vernis. Il tendit la main, il la tint devant leurs narines, et il sentit leur souffle tiède et lent. Manis lui sourit. – Eh bien, n’est-ce pas là une excellente base pour un rituel ? – C’est effectivement un canevas sur lequel il me sera aisé de broder, oui, pour peu que j’aie les fils adéquats. Mais ditesmoi… vous n’allez pas tous les mettre dans cet état ? – Oh, non ! Ces cinq œuvres très raffinées sont le cœur de l’effet. Les autres, nous continuerons simplement à les vider et à les remplir de pétales. Bleu Nuit blêmit. Il se passa la main sur la poitrine, puis sur le ventre, et fut heureux de sentir frémir ses intestins, ses poumons et son cœur. Il préférait mille fois offrir son corps aux nécrophages que de se savoir farci d’un pot-pourri. Il fit le tour des prisonniers, et il soupira. – Il va me falloir du matériel. – Nommez-le, et nous vous le fournirons. – Vous ? Qui, vous ? Le guetteur sortit des ombres, et s’inclina avec grâce. L’enfant sous l’escalier s’avança, presque caché par le grand manteau du Tuan, et salua timidement Bleu Nuit de la main. L’exorciste fronça les sourcils, mais Manis expliqua :
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– Les petites mains font des points plus fins… et savent manier avec amour les boutons de rose les plus minuscules. – Et les fourrer dans les trous les plus étroits ! s’exclama l’enfant, radieux. Suling le couva d’un regard attendri. La première fois que la vie sourdant du jardin lui avait rendu sa langue, il l’avait mangée à nouveau. La seconde fois… il avait cédé à son envie de parler. L’enfant… l’enfant lui était devenu cher. Bleu Nuit toussota. Le silence se fit, et il énuméra ce dont il ressentait le besoin. Le guetteur et l’enfant partirent sans bruit, et l’exorciste sortit un stylet très fin qu’il fit glisser à la surface des perles de son collier. Quand il l’en écarta, le fil de la lame luisait d’une pâle lueur rosée. Il la dirigea vers le sol de pierre, et une ligne y apparut, fine, nette, comme s’il avait tranché une chair. Il traça un motif compliqué autour des prisonniers, et à mesure qu’il l’avançait, les traits déjà tracés s’écartaient, jusqu’à s’ourler et révéler une chair très pâle, exsangue. Suling était revenu, et il déposa derrière Bleu Nuit un grand panier de laque noire. L’exorciste y préleva un oisillon, nu, tremblant et affamé, ainsi qu’une pipette en verre au bout aiguisé. Il la planta dans le cœur de l’animal, et le vida d’un trait. Il garda un instant le sang en bouche, puis le cracha dans une grande rose blanche. Il prit une fiole d’eau de rose, en remplit la pipette, et souffla le contenu dans le cœur de l’oisillon. Celui-ci frémit, se raidit, et resta le bec grand ouvert, les yeux immenses et vides, dévorés par la faim. Il plaça l’oiseau au centre d’un lotus, dans une coupelle d’eau pure, devant le prisonnier central. Il prit alors les petites grenouilles rouges, il les éviscéra, il glissa dans chaque ventre une large pièce de bronze, puis il planta chacune sur une longue aiguille qui s’enfonçait profondément dans la chair pâle que ré-
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vélait le sol tailladé. Lentement, celle-ci se convulsa. Il saupoudra son stylet de sel, il taquina la chair de sa lame acérée, et elle se tordit jusqu’à boursoufler les dalles. Il prit le premier petit poisson rouge, il lui ferma la bouche d’un caillou blanc et lisse, il le gonfla d’air, et le déposa sur le ruisseau de chair, où il resta couché, incapable de bouger. Seules ses nageoires, parfois, remuaient encore un peu. Il parsema les lieux de poissons immobiles, leurs yeux grands ouverts sur le vide autour d’eux. Il se recula, s’agenouilla, et il décora son collier de boutons de roses. Il referma ses poings sur les perles, et celle-ci s’assombrirent jusqu’à devenir rouge sang. Entre ses doigts, le sang coula lentement, et remonta jusqu’à son cou, où il dessina peu à peu une trace sanglante. Bleu Nuit porta les deux mains à sa tête, et la décolla de son cou. Il la posa sur ses genoux, ouvrit sa bouche, et détacha ses dents. Il en jeta une à l’oiseau, qui pépia puis s’étouffa, incapable de l’avaler. Il en jeta sur chaque grenouille, et elles se mirent à tourner sur elles-mêmes, tantôt emportées par le poids de l’émail, tantôt par celui du bronze. Il en jeta sur chaque poisson, et ceux-ci firent un saut désespéré qui les laissa le corps arqué, en équilibre sur leur tête et sur leur queue. Les dents se fendirent, et il en sortit une pousse claire qui s’enfonça dans le sol. Rapidement, une tige d’un blanc d’ivoire s’éleva, et étendit des feuilles découpées dont les pointes se teintèrent de vert pâle. La tige s’éleva encore, et des fleurs en jaillirent, disposées comme les marches de plus en plus étroites d’un escalier en spirale. Elles s’ouvrirent, et leur blancheur trouait la nuit. Bleu Nuit serra les mains sur son collier sanglant, et celuici pâlit, devenant rosé, puis blanc, puis scintillant. De chaque perle jaillit un rai immaculé qui vint frapper une fleur d’ivoire, puis tout s’éteignit. Il n’y avait plus que la nuit.
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Il s’y tint immobile. Peu à peu, une lueur grisâtre apparut dans chaque fleur, elle pâlit, et des filaments de lumière coulèrent dans la pièce, dessinant chaque couloir de la prison, chaque cellule, chaque prisonnier, d’une boucle de lumière qui se tordait soudainement comme la faim se coulait en elle, comme le bec ouvert de l’oisillon menait à un estomac humain. Les épaules de l’exorciste s’affaissèrent, il soupira, puis il reprit sa tête, et la replaça sur ses épaules. Il effleura des doigts le long sillage sanglant qui fendait son cou, et celui-ci redevint blanc et lisse. Il passa sa langue sur ses gencives, et quand il entrouvrit la bouche, Manis admira ses dents immaculées. Il ouvrit les yeux, et sourit au Tuan, un sourire glacé. – Eh bien, Manis… mes vampires condamnés à ne jamais quitter leur nid, à ne pas gober une mouche, à ne nager qu’hors de l’eau… sont-ils assez impuissants, assez prisonniers du silence ? Assez endoloris pour vous ? Et la vie que vous capturez… la trouvez-vous assez souillée, assez folle pour vos projets ? Le Tuan détourna les yeux, puis il hocha la tête. Le guetteur et son protégé s’inclinèrent, et Suling dit : – Manis, permets-nous de nous retirer. Mais nous ne saurions le faire sans t’avoir loué pour la qualité de ce spectacle étrange. La programmation artistique en ces lieux s’améliore sensiblement, et cela nous est d’un très grand secours contre l’ennui ! Sois mille fois remercié. Manis acquiesça poliment, puis il annonça à Bleu Nuit : – Nous en avons terminé pour la prison. – Quel dommage ! Après un pareil succès populaire, une carrière d’amuseur commençait à me tenter. Le temps de trouver que faire de mon cerveau, s’entend.
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Le Tuan bruissa, troublé. L’exorciste demanda : – Et maintenant, que faisons-nous ? – Vous verrez bien. Mais je vous invite à vous vêtir chaudement. Vous ne me serez d’aucune utilité si vous mourez de froid. Bleu Nuit blêmit. – Manis… vous plaisantez ? Vous n’allez pas m’emmener dans un endroit si froid qu’un corps peut y geler ? – Oh, si. – Tant mieux, car j’adore l’hiver, et j’ai trouvé le dernier un peu tiède. Mais hélas… tant que je serai un tant soi peu Lotus Mauve… il n’en est absolument pas question. – Bleu Nuit… si je dois mordre tous vos disciples pour vous décider, je le ferai, soyez-en sûr. – Je réprouve totalement toute forme de chantage. Je préférerais que vous me trouviez une raison positive d’agir. Si j’avais quelque chose à gagner dans l’opération, je serais bien plus motivé. – Bleu Nuit, vous vous êtes forcé à agir toute votre vie, vous n’allez pas changer de méthode précisément ce soir ! – Et pourquoi pas ? – Je mordrai votre mère.
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– Peu importe, j’en ferai un fantasme, plus belle, plus jeune, plus désirable aussi. – En ce cas, je mordrai Lavandin ! – Et alors ? J’en ferai deux fantasmes, un pour moi, et un pour Mirabelle ! – Bleu Nuit… vous savez parfaitement que la mort laisse des séquelles. Ils ne seront plus jamais ce qu’ils ont été. – Et alors ? Je saurai bien les réchauffer de mes ardeurs. – Ils auront en eux le froid de la mort, Bleu Nuit. Vous n’allez tout de même pas les condamner au gel de l’âme pour éviter de vous rougir le nez ? – Pff… vous êtes ennuyeux, Manis. Allons-y donc, puisque au moins, quand je travaille, vous savez vous taire. Avec soulagement, l’exorciste se défit des voiles colorés de Lotus Mauve, et il prit ses sous-vêtements, que lui tendait Manis. Il les regarda avec dégoût. – Non. Manis respira profondément, et demanda d’une voix trop calme : – Non… quoi ? – Je n’enfilerai pas cela. – Ah, vraiment ? Alors je ne vois qu’une solution : nous trouvons un fourreur, nous fouillons sa boutique, et vous y allez tout nu en manteau de fourrure. Ainsi, vous ne vous gèlerez que
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les orteils et les doigts, à moins d’avoir suffisamment de bon sens pour les couvrir aussi. – Je refuse d’être tout nu dans un manteau de fourrure… à moins qu’il ne soit très blanc, avec des poils longs, et que j’y sois bien accompagné… Bleu Nuit émit un gémissement étranglé, et parvint à se saisir à nouveau de ses sous-vêtements. Manis l’aida à se vêtir, jusqu’à un manteau d’hiver, des gants, un chapeau et une écharpe qu’il avait prélevés d’avance dans la garde-robe de l’exorciste. – J’ai trop chaud ! – Cela ne va pas durer. Allons-y. – Juste un instant ! Il courut jusqu’aux platebandes qui décoraient les alentours de la prison, et cueillit en hâte de quoi s’embellir. – Je déteste ces vêtements, Manis. Ils me mettent si mal en valeur, et leur décoration est insuffisante ou mièvre. Des lapins ! Je vous demande un peu… des lapins ! Manis songea qu’il aimait bien les lapins de Bleu Nuit, dont la stylisation lui rappelait l’art vestimentaire tuan, mais il préféra se taire. Il se plaça derrière l’exorciste, et celui-ci sentit ses pieds quitter le sol. Ils s’élevèrent dans la nuit, et Bleu Nuit fut heureux de voler enfin parmi les chouettes, plutôt que de seulement voir par leurs yeux. Il étendit ses bras pour sentir la pression de l’air, et il sourit. Manis soupira d’aise, car il pouvait enfin jouir d’un peu de silence. Ils glissaient rapidement sur les grandes ailes bleues du Tuan, que la nuit prolongeait de ses ombres. De ses mots obscurs, elle les attirait vers l’horizon, et
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l’exorciste vit les étoiles devenir des traînées de lumière, puis elles furent englouties par un mur de ténèbres qui barrait l’horizon, et s’élevait dans le ciel jusqu’à donner le vertige, un mur aux pieds de roc, aux flancs pâlis de neige, et aux cimes glacées. Manis prit entre ses lèvres un fin stylet d’obsidienne décoré d’un filigrane d’argent qui montrait une chouette. Il avança la tête, et la pointe s’enfonça dans la nuque de Bleu Nuit, qui s’immobilisa. Il souffla dessus, et lui murmura des mots de nuit, des mots d’oubli, des mots qui aveuglent les yeux et dévorent les souvenirs. Il dut lutter longtemps pour infiltrer la nuit, la pierre et l’argent dans l’esprit de l’exorciste, mais il s’y attendait, car c’était tout de même un disciple de Verte Bruine. Il posa ses lèvres sur la tête de Bleu Nuit, il ferma les yeux, et présenta ses excuses au lettré. Il regrettait d’user ainsi de son élève, mais qu’y pouvait-il ? Il regarda la masse immense de la montagne qui le surplombait presque, et il répéta : qu’y pouvait-il ? * Bleu Nuit s’éveilla, mais les instants coulèrent sans qu’il se redressât. Il remarqua la couleur du jour, et fut surpris par l’heure avancée, car il n’avait pas coutume de dormir si longtemps. Il leva les yeux au plafond, et frissonna : le plafond… lui paraissait associé à une étrangeté terrifiante qui le laissait nauséeux et tremblant, mais laquelle ? Il tenta de se souvenir de ses rêves, mais ne retrouva qu’une roue noire, une roue au sourire détestable, aux longues paupières… Il massa sa nuque endolorie, et s’étonna d’être engourdi à ce point. Il tourna la tête, et sursauta : Petit Cheval ? Couché dans son lit ? Il s’assit lentement, veillant à ne pas découvrir son disciple, et il se regarda avec étonnement, car il était vêtu d’un manteau tuan sur lequel des chouettes stylisées semblaient glisser dans un ciel d’une noirceur absolue.
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Il tendit la main vers Petit Cheval, il écarta délicatement les cheveux qui cachaient le cou de son disciple, et il reconnut les traces infimes des stylets de Manis. Il étouffa un gémissement, car ce n’était pas un rêve qui émergeait de sa mémoire. Il se courba, il noua ses bras autour de son torse, et tenta de se calmer. Il se souvenait de flancs immenses, immaculés, dont la neige scintillait, spectrale, à la lueur des étoiles, et des colonnes qui s’y dressaient, des colonnes au cœur de mort. C’étaient des milliers de cadavres, plantés raidis dans la haute neige, et leur désir de mourir, leur désir désespéré, dévalait les pentes escarpées et coulait vers le monde par mille ruisselets qui dévoraient la terre… Au sommet de la pente, au sommet seulement, la vie reprenait un sens pour certains, la vie redevenait un appétit lointain, et ils ouvraient des bouches comblées par la neige, les bouches démesurées d’oisillons affamés. Il gémit, puis chassa la nuit pour revenir au présent. Petit Cheval… Manis lui avait injecté l’antidote, mais s’était refusé à préciser la durée de l’effet. Avec un sourire très doux, il avait rappelé : – Il est tellement plus serviable, celui qui ignore s’il est hors de danger. Pourquoi le rendrais-je à son impétuosité naturelle ? Bleu Nuit avait soupiré, trop las pour argumenter. Le Tuan avait brisé le miroir enchanté, éparpillant sa nacre dans les eaux d’un bassin, puis il s’était envolé, disparaissant sans bruit dans la nuit. L’exorciste s’était assis sur son lit, et avait contemplé le visage tranquille de Petit Cheval. Ce calme ignorant lui avait fait mal… comme une faveur mal placée. Il avait éteint la lampe, et il était resté à écouter le souffle de son disciple. Il avait dû finir par tomber d’épuisement. Il se demanda si Lotus Mauve pouvait soigner l’enfant, débarrasser son corps de toute trace de venin tuan ; mais il n’osa
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pas affronter le guérisseur. Celui-ci lui poserait des questions, il voudrait savoir pourquoi il devait intervenir, et Bleu Nuit serait incapable de lui cacher la vérité. Il avait nui à Lotus Mauve, il lui avait volé… emprunté ses pouvoirs… pour en mésuser ; et il se sentait trop coupable pour le nier. Il réfléchit, et un souvenir lui revint. Il se changea, cachant le manteau tuan avec soin tout au fond de sa penderie ; puis il chercha Lavandin. – Lavandin, quand je me suis introduit dans les souvenirs de Verte Bruine, et que je me suis effondré, c’est lui qui m’a soigné, n’est-ce pas ? – Absolument. Il se jugeait moins compétent que Lotus Mauve, mais je trouve qu’il a fait de l’excellent travail. – Merci, Lavandin. Bonne journée à toi. – Bonne journée à vous, maître. Et si je puis faire plus… n’hésitez pas à demander. Bleu Nuit le regarda avec gratitude. – Merci, Lavandin… mais je vais d’abord tenter de sortir seul de l’ornière. Rien ne sert de tacher deux robes, si une lessive suffit… Le jeune homme sourit poliment. Son maître était si doué pour se noyer dans les ennuis, quand une seule main secourable lui eût permis de surnager. Il rappela : – Si vraiment l’ornière est boueuse, mieux vaut tendre une main à celui qui y sombre que devoir plonger pour l’y repêcher. – Lavandin, je n’ai pas la moindre envie de couler plus profondément. Je te promets de demander toute l’aide nécessaire. Cela suffira-t-il pour que tu puisses profiter de cette journée ?
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– Je pense, oui. Et vous… mon cher, mon impassible, mon magnifique maître… sachez que même si vous me trouvez dans les bras de Mirabelle, ce ne sera pas une excuse pour repousser votre demande, d’accord ? – Lavandin, je serai ravi de pousser l’indélicatesse jusqu’à interrompre ce moment précieux entre tous… mais seulement pour m’y mêler. Le jeune homme remarqua alors la grâce sensuelle avec laquelle Bleu Nuit se tenait, les boucles un peu plus lâches de son chignon, l’œillet qui ornait sa robe, et il écarquilla les yeux. Son maître soutint son regard avec un amusement tranquille, puis pâlit et bredouilla : – Je… je suis désolé, Lavandin. Je… ce n’est rien de grave… Verte Bruine m’a seulement aidé à mieux comprendre Lotus Mauve et je crains que… je crains qu’il n’en des traces pendant quelque temps… mais je… je reste conscient du fait que ce n’est pas moi… pas vraiment moi. – En tous les cas, maître, cela vous sied parfaitement. Bleu Nuit gémit, et fit demi-tour. Il revint à sa chambre, et regarda Petit Cheval, toujours endormi. Il posa le doigt sur la joue de son disciple, et appuya légèrement : la chair ne céda pas ; mais il avait trop peur pour rester inactif. Il ne supporterait pas de sentir ce corps s’amollir, et un cri, un seul cri de Petit Cheval, lui briserait le cœur. Il se rendit jusqu’au pavillon de Verte Bruine, qu’il trouva attablé en compagnie de Rouge Cerise et de quelques enfants. Le lettré se leva, et prit son assiette. – Je vais continuer mon repas dans mon étude, chérie.
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– Bleu Nuit… voulez-vous une assiette ? demanda Rouge Cerise. Vous êtes si pâle ! Il sourit à Rouge Cerise, car il était doux de savoir qu’elle s’inquiétait pour lui, mais ne put répondre. – Je ne pense pas que ce soit utile, ma chérie. Mais si l’appétit lui revient, j’enverrai quelqu’un chercher de quoi manger. Arrivé dans son étude, Verte Bruine posa son assiette sur une petite table, et fit signe à l’exorciste de s’asseoir en face de lui. – Eh bien, Bleu Nuit ! Qu’est-ce qui vous pèse tant ? – Je… maître, je voudrais pouvoir tout vous dire. Mais je ne le puis. – Peu importe, tant que j’en sais assez pour vous faire retrouver le sourire. Pensez-vous que ce soit possible ? L’exorciste resta muet, ému, puis murmura : – Je l’espère de tout cœur. – Bien. Et comment allons-nous passer de l’espérance à la pratique ? – En nous rendant dans mon pavillon. Mais je vous en prie, finissez votre assiette, je ne veux pas… – Manger, quand l’inquiétude vous dévore ? Allons-y. Et si cela peut vous rassurer…
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Il prit une poignée de friandises dans la corbeille posée près de la porte de son étude. Elle reposait sur un meuble à plusieurs étages, chacun débordant de douceurs. Les enfants de tous âges y trouvaient leur bonheur, et la plupart des jeunes intrus s’arrêtaient là, sans plus songer à déranger leur père. Il les dégusta en marchant, et Bleu Nuit finit par prendre un nougat. Il le termina avant d’entrer dans son pavillon, incapable de songer à manger devant son disciple endormi. Verte Bruine se pencha sur Petit Cheval, et l’exorciste se sentit soudain inquiet : en voyant un si jeune disciple couché dans son lit, qu’est-ce que son maître allait imaginer… Il voulut ouvrir la bouche, mais se reprit, car il n’était plus à Deux-Rivières, et Verte Bruine n’était pas du genre à penser au pire de prime abord. Le lettré lui sourit. – Merci, Bleu Nuit. Je n’ai jamais soupçonné votre chasteté d’être la couverture mensongère d’amours scolaires. – Amours scolaires… cela ne semble pas vous déranger. – Chacun se contente de ce qu’il fréquente, comment faire autrement ? Bleu Nuit secoua la tête. Verte Bruine était moins ouvertement sensuel que Lotus Mauve, mais il cherchait toujours quel plaisir retirer d’une situation ; et il n’eût jamais songé à exclure des plaisirs indolores sous de vagues prétextes moraux. Le lettré se redressa. – Un petit rituel, et il n’y paraîtra plus, Bleu Nuit. N’ayez nulle inquiétude. – Un petit rituel… Petit Cheval n’était pas hors de danger ? – Pas vraiment, non. Il eût suffi d’un baiser… que dis-je ?… de l’ombre obscure d’un baiser, et il serait…
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–… mort. – Oui. L’exorciste serra les poings : Manis… si poli, si précis, si froidement impitoyable. Si détestable avec les faibles, si onctueux avec les puissants. Il lui souhaita le pire, puis se reprit, car le pire, Manis l’avait sans doute déjà vécu. Il valait nettement mieux lui souhaiter le meilleur, et la douceur qui l’accompagnait souvent. Il regarda Verte Bruine. – Maître, je ne sais comment vous remercier. – Oh ? Laissez-moi réfléchir, Bleu Nuit… je trouverai bien une manière. Pour l’instant, laissez-moi opérer. L’exorciste soupira de soulagement quand Petit Cheval fut hors de danger. Sur son cou, les infimes traces des stylets de Manis avaient disparu. Le lettré demanda : – Voulez-vous qu’il se réveille ici, ou préférez-vous le ramener à l’école ? – Je… comment expliquer tout cela ? – Bah ! Je puis lui implanter le souvenir d’une excellente soirée passée à jouer avec mes enfants, une soirée qui se serait prolongée sous une lune d’argent ; puis un sommeil très doux, et très long. Il ne lui restera plus qu’à se réveiller et rentrer à l’école. Voulez-vous le porter jusque chez moi ? – Bien sûr.
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Quand Petit Cheval fut éveillé et qu’ils eurent déjeuné, Bleu Nuit raccompagna son disciple jusqu’à l’école. L’enfant le quitta, souriant : – Maître, je vous remercie infiniment de m’avoir fait découvrir qu’il y a sur terre des êtres plus magnifiques que je ne l’avais jamais imaginé. Puisses-tu ignorer qu’il en existe d’autres, pires que tes plus abjects cauchemars, songea l’exorciste. – Ce n’est rien, Petit Cheval. Qui se priverait de voir briller les étoiles dans tes yeux ? Les étoiles, comme des sentiers de lumière tirés sur le ciel nocturne… Bleu Nuit se demanda s’il parviendrait à oublier, s’il pourrait sceller sa mémoire tout autant que ses lèvres. Il regarda Petit Cheval entrer dans la première cour, et retourna au jardin. Verte Bruine l’attendait juste après l’entrée, assis sur un banc, un livre à la main. – Ah, Bleu Nuit ! J’ai trouvé comment vous pourriez me remercier ! – J’en suis ravi, maître. Que dois-je faire ? – Accepter un cadeau. L’exorciste soupira : son ami ne pouvait-il donc jamais respecter les conventions humaines, même un peu, même en apparence seulement ? – Maître, je… oh, et puis… comme il vous plaira. De quoi s’agit-il ?
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Verte Bruine fit un geste de la main, et un éventail de plumes apparut. Bleu Nuit reconnut la traîne du paon, l’émeraude du quetzal, la turquoise et le violet des aras, et l’or scintillait parmi les couleurs, en filigrane. – C’est un éventail magnifique. – C’est une simple illusion, un ballet de lumière. Ce qui m’importe, c’est que vous le suiviez du regard quelques instants. Il fit de son mieux, malgré le vertige qui l’envahissait, car l’éventail semblait voler, se démultiplier, devenant un essaim… de scarabées. Il tomba à genoux avec un cri, comme les insectes jaillissaient hors de sa tête, et disparaissaient dans le demicercle de plumes bruissantes. Il resta au sol le temps de sentir ses pensées se remettre en place, retrouver leur souplesse, leur liberté. Il écarta ses mains, et réalisa que ses larmes coulaient. Il leva les yeux, et murmura : – Maître… je… merci, maître. Verte Bruine s’assit contre lui, et l’enlaça. L’exorciste pleura, reconnaissant, mais honteux également, honteux de se taire, honteux de respecter la parole qu’il avait donnée à Manis. – Maître, je voudrais tellement pouvoir tout vous dire… – J’en suis certain, Bleu Nuit ; et cela me suffit. Je suis avide de secrets, c’est vrai ; mais pas au point de violer l’esprit d’autrui, quand il s’agit… d’un ami. L’exorciste caressa la soie qui vêtait son maître, et respira profondément, jusqu’à se sentir presque enivré, bercé de l’intérieur par la cannelle, le miel, et l’encens. En lui, le froid de la nuit s’éloignait peu à peu, comblé par un jour tiède et tendre. Quand Verte Bruine embrassa son front, Bleu Nuit bascula la
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tête, et approcha ses lèvres de celles du lettré, jusqu’à les effleurer… ce n’était pas vraiment un baiser… c’était… boire, boire la vie, un parfum de fleurs, un reflet sur le bassin, c’était la lumière et la douceur. Puis il se blottit contre la poitrine de son maître. Plus tard, Verte Bruine demanda : – Pourquoi ne m’avoir jamais demandé de vous libérer des scarabées ? – Pourquoi aurais-je exigé votre confiance, plutôt que de la mériter ? – Bleu Nuit… vous ne me mettez pas en danger. Alors, pourquoi ? – Je… je préférais garder un stigmate de mon mauvais comportement passé. – Mauvais comportement ! Vous ne faisiez que votre devoir ! – Ma définition du devoir m’a poussé à vous méconnaître et à vous nuire. – Vous avez changé, depuis lors. – Vraiment ? Je vous ai tué, maître, pour une autre bonne cause. – Contraint et forcé par Lotus Mauve. Si vous deviez en douter, Bleu Nuit, alors prenez cette libération comme un acte de foi de ma part. En retirant les scarabées, je vous réaffirme ma confiance. Oubliez nos anciens liens, basés sur le doute et la méfiance, et souvenez-vous…
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L’exorciste regarda Verte Bruine, une inquiétude douloureuse dans le cœur. – Oui, maître ? – Je vous aime. Bleu Nuit baissa les yeux. Combien de fois avait-il souhaité être chéri d’un maître ? Combien de fois avait-il vu ses efforts récompensés par le mépris ? Et Verte Bruine… Verte Bruine se moquait bien des efforts et du mérite ; il l’aimait, voilà tout. L’exorciste réalisa qu’il sanglotait, et fut heureux de se réfugier à nouveau dans le miel et la cannelle. Oh ! Pourquoi avait-il fallu découvrir Verte Bruine si tard ? Il regarda ses mains, et sourit de les voir sans rides. Il vivrait, pour jouir de cette nouvelle vie. Mais ah ! Comme il eût voulu pouvoir parler ! Comme il eût voulu se souvenir de la nuit passée avec Manis, pour l’avouer au lettré ! Et comme il eût souhaité l’oublier, pour cesser de trembler de dégoût ! Il en savait trop, et trop peu. – Là, là… murmura Verte Bruine en lui caressant le front. Calmez-vous. Il vous sera plus simple ensuite de faire la part des choses. – Je me sens tellement coupable de ne pas tout vous dire, alors même que… que… –… que je suis peut-être menacé ? L’exorciste se mordit les lèvres, car il avait encore oublié que les Seferneith lisaient ses sentiments. Il hocha la tête, et son maître lui caressa les cheveux d’une main légère. – Bleu Nuit… je n’ai aucun droit sur vos pensées, ni de les choisir, ni de les connaître ; et il en va de même pour vos actes, même s’ils prennent place sous mon toit, même s’ils ont une in-
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fluence sur ma vie. Votre loyauté et votre amour vous donnent envie de tout me dire… et cela me suffit. Peu m’importe que vous soyez contraint au silence. Pouvez-vous l’accepter ? L’exorciste prit la main du lettré, il l’appuya contre sa joue, resta muet longtemps, puis murmura : – Oui, Verte Bruine, je puis l’accepter. Je suis honteux, mais je ne vous fuirai pas. Me priver serait vous priver. L’enchanteur lui sourit, ravi, et il lui tendit sa main fermée. Bleu Nuit déplia les longs doigts bruns, et un papillon d’émeraude et de rubis battit des ailes, puis se posa sur sa manche. Il le contempla, émerveillé par sa beauté, et songea qu’il rehausserait à merveille le manteau que lui avait offert Manis.
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XIV Les fleuves et l’horizon Il s’était appuyé sur sa bêche, et se reposait, laissant errer son regard sur la plaine tranquille. Il faisait chaud, mais il ne s’en souciait pas, abrité sous son grand chapeau de paille. Il avait cligné des yeux quand la poussière s’était élevée, et cligné encore quand elle était retombée. La plaine n’était plus vide. Il distinguait à peine les uniformes des officiels, les armures luisantes des soldats, et les habits usés d’une nuée d’ouvriers. Ils creusèrent un grand canal, ils se dispersèrent sur les coteaux, ils canalisèrent tous les ruisseaux, et son champ fut privé de toute irrigation. Puis la plaine se vida. Certains paysans détournèrent de l’eau, et furent décapités devant leurs pairs. C’étaient les ordres laissés par les officiels, et les aînés craintifs les exécutaient sans pitié. Les autres regardèrent leurs terres se dessécher. Il ne renonça pas à cultiver les siennes, mais les eaux du ciel, et les citernes qu’il creusa, assuraient seulement une très maigre récolte. Des années s’écoulèrent, et il oublia peu à peu à quoi avaient ressemblé ses moissons d’antan, son potager débordant de couleurs. Pourtant, il ne se décida pas à quitter son lopin et à partir pour la ville. Il ne voulait pas résider parmi les miséreux des faubourgs, il ne voulait pas de leurs joies et de leurs peines, de leurs biens partagés, de leurs enfants à confondre avec ceux qu’il n’avait pas eus, faute de pouvoir s’acheter une femme et nourrir une famille. Il se rendait en ville, mais seulement pour y travailler. Son maigre salaire en poche, il s’en revenait dormir – 364 –
chez lui, dormir en paix, car nul ne volait des terres sans valeur. Dans sa maison silencieuse, il s’asseyait devant l’autel de ses ancêtres, il s’inclinait, et il brûlait des herbes odorantes, car il n’avait plus de quoi leur offrir de l’encens. Souvent, il se demandait qui graverait sa stèle, qui penserait à lui, qui allumerait le feu dans la coupelle, qui le saluerait quand il n’aurait plus de visage. Un jour qu’il regardait la fumée monter, il s’étonna d’entendre un murmure, car il se savait seul. Il attendit que le feu s’éteignît, puis il s’inclina avec respect devant ses parents défunts, et leur demanda l’autorisation de les quitter. Il se leva, et chercha l’origine du bruit. Il ne discerna rien d’étrange, mais il se dirigea à l’oreille. Il fit taire son incrédulité, car il entendait un fleuve, alors qu’il savait bien qu’il n’en coulait aucun dans les environs. Il se demanda si l’eau lui manquait tant qu’il l’imaginait, ou si les dieux l’avaient pris en pitié. Il faillit choir dans le fleuve, tant la rive était abrupte, mais il se retint à un tronc. Il recula d’un pas, et contempla, effaré, l’eau rapide qui courait en contrebas. Rien ne poussait sur les berges, rien n’y masquait les sédiments, comme dans une fosse fraîchement creusée. Il éclata de rire. Tant d’hommes et tant d’efforts avaient créé un modeste canal où voguaient des péniches, et voilà que les eaux venues du lointain avaient labouré le pays, sans l’aide de personne. Mais le flot était tumultueux… il faudrait du courage, de l’audace même, pour explorer ce fleuve. Il s’assit, et il rêva. La faim vint troubler ses songes, et il se leva avec un soupir. Arrivé à la ville, il sut qu’il serait incapable de travailler, car il avait décidé de partir. Mais il ne possédait pas de bateau, et il était certain que le fleuve ferait chavirer un radeau. Il se rendit chez son employeur habituel, qui s’exclama :
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– Eh bien ! Qui voilà ! Je n’imagine pas que tu aies fait la fête, je ne vois pas avec quoi. Alors, que t’arrive-t-il ? As-tu été malade ? Mais tu sembles bien joyeux. – C’est que j’ai un projet. – Bien ! Un projet, cela motive un homme à commencer à trimer, et des dettes, cela l’encourage à continuer. Puis-je t’aider ? – J’en serais ravi, car j’ai besoin de moyens. – Viens donc t’asseoir, et parlons. Veux-tu du thé ? – Bien volontiers. Son estomac gargouilla, et son patron éclata de rire. – Du thé ? Dans un ventre vide ? Je vais plutôt demander du vin et un assortiment de hors-d’œuvre, oui ! Il s’inclina, les mains l’une sur l’autre, et songea que quoi qu’il advînt, il aurait bien mangé. – Près de mes terres, un fleuve s’est creusé. – Un fleuve ? Comment saurais-tu qu’il s’agit d’un fleuve ? Il faudrait l’avoir vu se jeter dans la mer pour en être certain ! – Il y a en lui une impétuosité, une puissance qui me font croire qu’il va loin, très loin, et que rien ne l’arrête. Et je crois aussi qu’il mène à de nouvelles terres, des terres prêtes à être exploitées par des pionniers courageux. – Allons donc… les terres sont toutes explorées depuis des éternités !
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– Qu’en savons-nous ? Il y a bien une montagne qui s’est dressée ! Pourquoi des îles ne seraient-elles pas surgies de la mer ? Son hôte réfléchit. – Montre-moi donc ce fleuve. S’il est tel que tu le dis, il vaudra ma peine. Devant le fleuve, l’entrepreneur resta songeur, puis ses yeux s’étrécirent, et, enfin, il sourit. – Tu as eu raison de t’adresser à moi ! Ton projet m’intéresse, et je te soutiendrai. – Comment comptez-vous faire ? Il me faudra un bateau, et des compagnons. – Tu les auras. J’en parlerai ce soir à un ami magistrat, avec lequel je vais manger. Je suis certain que notre idée le séduira. Ils revinrent en ville, et son employeur tira quelques pièces de sa bourse. – Voilà pour toi ! Ainsi, tu n’auras pas besoin de travailler ces prochains jours, et tu pourras réfléchir à ton projet. Va donc au canal discuter avec les mariniers, ils en savent plus que toi sur ce qui pourrait s’avérer utile à une telle expédition. Il s’inclina, et s’y rendit, le sourire aux lèvres. Oh ! Avec quelle joie il troquait sa terre contre le cours du fleuve, contre les îles lointaines. Il emporterait les stèles de ses ancêtres, et il leur bâtirait là-bas un écrin digne d’eux, un écrin devant lequel l’encens s’élèverait en panaches fournis, car il en brûlerait des
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bottes entières. En attendant ce jour, il acheta un mince bâtonnet vert, et il se réjouit de l’offrir aux siens, car leurs âmes avaient souffert de la faim tout autant que lui. * L’Administration lui confia un navire usé, mais encore robuste, et un équipage nombreux et déterminé à risquer l’aventure. Il ne put pas les rencontrer avant le jour du départ, mais il ne s’en étonna pas, car il était occupé à sélectionner du matériel et des provisions, et à en apprendre le plus possible sur la navigation. Au jour convenu, il était radieux et impatient de s’embarquer. Il attendit stoïquement que les prêtres finissent de bénir le navire, que l’encens s’éteignît dans leurs mains. Il reçut avec émotion son ordre de mission des mains du magistrat. Il noua autour de son buste l’écharpe qui lui fut remise, une étoffe neuve, ornée de l’emblème de la ville. Il prit l’assiette de confiseries et de fleurs qui lui était tendue, et en jeta de grandes poignées sur le bateau en contrebas. Enfin, il s’inclina devant l’assistance, et se laissa glisser jusqu’au pont de son vaisseau. Il largua les amarres, et le fleuve l’emporta. En haut de la rive, le magistrat sourit à l’entrepreneur. – Eh bien ! Si j’avais imaginé que quelqu’un serait heureux de nous en débarrasser ! – Oh, il a fallu le payer pour cela, mais je conviens que la somme est modérée. – Mais quand il comprendra, ne voudra-t-il pas faire demitour ? – Sans doute, mais il n’y a rien sur le bateau qui puisse permettre de s’accrocher aux rives abruptes du fleuve. Il lui faudrait encore construire un tel outil.
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– Bien sûr… tu as toujours été prévoyant. – N’est-ce pas ? Et si tu voyais le banquet que je nous ai commandé avec le reste des fonds alloués par tes collègues… tu me complimenterais plus encore. – Allons-y. Ma langue se fait de miel quand mon ventre s’emplit, et j’ai hâte de te louer. Ils remontèrent dans leur chaise à porteurs, et se firent ramener en ville. Ils appréciaient ce genre de solution, qui ravissait toutes les parties, ceux qui s’en allaient, et ceux qui restaient. Leurs concitoyens leur sauraient gré du soulagement qu’ils leur avaient apporté. Dès lors que les prêtres avaient accepté que l’on taillât des stèles mortuaires pour des vivants qu’on pensait condamnés, tout avait paru simple. Quelques absolutions, et les consciences s’étaient apaisées. * Il se mit à la barre, joyeux, et regarda défiler les rives du fleuve. Il regretta de ne rien voir du paysage, car les eaux restaient dans leur tranchée, mais il aimait leur bruit et leur vitesse. Sa faim s’éveilla, et il cria pour demander à manger, mais personne ne vint. Il cria encore, et une femme finit par sortir de l’habitacle. Elle se dirigea vers lui d’un pas traînant. Il s’étonna de sa lenteur, de son sourire très las. Il lui sourit : – Bonjour ! Je suis heureux de te rencontrer enfin ! – Heureux ? Comme c’est étrange… Il se tut, troublé. Elle semblait si triste, si mal à l’aise. Il continua : – J’ai faim. Peux-tu me remplacer à la barre ?
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– Je ne sais pas naviguer. – Eh bien… demande à l’un des autres ! Ou… serais-tu la cuisinière ? – Oh, non. C’est bien trop fatigant. Laver, peler, cuire… c’est long. Je n’arriverais jamais au bout. – Ah. Bien. Alors, s’il te plaît, demande à un autre de venir. Elle s’assit, et son regard se perdit dans le vide. Il tenta d’attirer son attention, sans succès. Plus tard, elle s’aperçut à nouveau de sa présence. – Tiens… vous êtes toujours là. – Oui ! Et j’ai toujours faim, mais plus qu’avant. – Ah. – Je voudrais de quoi manger. – Ah. – Je veux de quoi manger. – Oh. – Amène-moi de quoi manger ! Elle geignit : – Tu fais beaucoup de bruit. C’est désagréable. – Donne-moi à manger, et je n’en ferai plus.
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Elle se leva en soupirant, et fit quelques allers-retours, d’un pas toujours aussi traînant, pour empiler des provisions à côté de lui. Un homme sortit à son tour, et se plaignit : – Il ne faut pas crier comme ça, c’est usant. – Je crierai chaque fois que j’aurai besoin de quelque chose, sans quoi vous ne m’entendrez pas… à moins que vous ne sortiez sur le pont. – Oh… sur le pont… il n’y a pas de matelas, sur le pont. Nous sommes mieux dedans. Il se joignit à la femme pour empiler des provisions. Il finit par leur demander : – Et vous ? Que mangerez-vous ? – Oh, nous… nous n’avons pas faim… – Et puis, nous avons gardé des fruits secs… – C’est facile à manger, les fruits secs… – Il suffit de tendre la main vers le sac, et de les mettre en bouche… – Et euh… vous êtes tous comme ça ? – Comment, tous comme ça ? – Eh bien… euh… avec un peu de peine à vous lever ? – Ben… oui. C’est pour ça que nous sommes là.
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– Nous n’étions plus bien, là-bas. – Ils nous ont dit que ce serait peut-être mieux ailleurs, que nous serions plus… –… motivés. – Mais c’est loin, ailleurs… – Et il faut se décider à y aller. – Mais ils nous ont dit que vous partiez… – Et ils nous ont portés jusqu’au bateau. – Moi, ils m’ont mis sur un char qui ne sentait pas bon. – Bah, moi, de toute manière, il y a longtemps qu’on ne m’a plus changée… de toute manière, je ne sens pas bon. Ils se sourirent, des sourires pâles, éteints, et retournèrent à pas lents se coucher avec les autres. Il resta stupéfié, se demandant qui pouvaient bien être ces gens au regard vide et aux gestes lents. Ah ! Il comprenait maintenant avec quelle facilité l’Administration lui avait trouvé des compagnons ! Tant d’efficacité, tant de respect de l’entreprise individuelle auraient dû le surprendre ! Il ragea, et l’après-midi passa. Dans la pénombre du soir, il vit une silhouette sortir de l’habitacle. Elle se ravisa, se retourna, et tendit quelque chose à l’un de ses compagnons. Puis, à pas traînants, elle se dirigea vers le bastingage, et se jeta à l’eau. Il entendit à peine le bruit de sa chute, et il n’y eut aucun cri, aucune lutte quand le fleuve l’emporta. Deux autres ombres s’arrêtèrent sur le seuil, hésitèrent, se retournèrent elles aussi, puis traversèrent lentement le pont. Elles se regardèrent, se prirent par la main, et sautèrent.
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Il passa une nuit affreuse, luttant contre le sommeil. Il priait pour qu’aucun autre ne sortît et ne mourut devant lui. Chaque fois qu’il en voyait apparaître un, il hurlait, un cri atroce, qui faisait reculer l’ombre jusque dans l’habitacle. Quand il fit assez jour, il les appela, criant jusqu’à ce qu’ils vinssent. Ils se laissèrent tomber au sol devant lui, maussades. – Je regrette infiniment de vous importuner. Ils le regardèrent, dubitatifs. – Je suis absolument disposé à vous laisser vous jeter à l’eau si tel est votre désir. – On n’aurait pas dit. – C’est qu’avant cela, j’ai besoin d’un peu d’aide. Une fois que je l’aurai obtenue, vous serez libres de partir. Ils soupirèrent longtemps, puis l’un d’entre eux maugréa : – Même sa mort, il faut la mériter. – Mourir n’est pas la seule solution ! Souvenez-vous : nous voguons vers des terres radieuses, où nous pourrons vivre à notre gré. – Ouais… à condition de travailler. – Comme si nous en étions capables ! – D’accord. Alors, un tout petit dernier effort, et je ne crie plus. Vous aurez la paix.
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Il leur expliqua ce qu’il désirait, et ils pesèrent longtemps le pour et le contre. Ses cris étaient pénibles… mais l’effort qu’il demandait semblait insurmontable. Il les encouragea : – Enfin, souvenez-vous ! Vous avez su travailler, jadis. – Oui… jadis. – Moi, j’étais charpentier. Je dois pouvoir faire ça. En tout cas, je sais comment m’y prendre. – Je vais t’aider, allez. Y a pas de raison que tu fasses ça tout seul. – Merci. Ce sera plus facile si on se soutient. Mais… pas de cris, hein. – Pas de cris. Vous ferez cela à votre rythme. Il dut se mordre les lèvres pour ne pas les presser de la voix, tant ils étaient lents. Pendant des heures, ils restaient affalés, plus rien ne se passait. Et puis l’un d’entre eux bougeait, et le travail reprenait. Enfin, le charpentier se traîna jusqu’à lui. – Ce que vous demandez n’est pas à bord. – Quoi ? Mais c’est du matériel indispensable ! – Nous avons tout fouillé, trois fois. Vous savez ce que c’est… un moment d’inattention… et on rate peut-être l’essentiel. Il jura, puis il énuméra une liste d’objets, et le charpentier hocha la tête. – Ceux-là, ils y sont.
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– Bien. Alors, voilà comment vous allez les assembler. Le charpentier regarda ses mains, et soupira. – C’est pas gentil de nous faire ça. – C’est pas gentil de me laisser impuissant sur ce bateau. – Oh, ça… chacun choisit sa mort. – Si vous n’aviez pas usé vos proches au point qu’ils décident de se débarrasser de vous, je n’en serais pas là ! C’est votre faute ! Le charpentier se mit à sangloter, et il le laissa faire, puis : – Là… là… je ne vous ferai plus de reproche, si vous me donnez ce que je demande. Au moins, vous partirez sans avoir ma mort sur la conscience. C’est important, ça, de ne pas être un assassin. Le charpentier hurla de chagrin, et les autres lui firent écho. Il se mordit les lèvres. – Vous… vous êtes déjà des assassins ? – Oui, si l’on veut. La tristesse ne brise pas qu’une vie, elle frappe large. – Eh bien… euh… vous avez une chance de vous racheter. Le charpentier resta songeur, puis il soupira : – M’ouais. Je vais essayer de voir ça comme ça. Dommage que vous soyez un inconnu…
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– Ce sont souvent les inconnus qui ont le moins de reproches à nous faire, et leur pardon s’obtient plus aisément que celui des intimes que nous avons lésés. Le charpentier se remit à pleurer, en silence, puis déclara : – Je vais leur dire tout ça. Il leur fallut des jours, et il crut mourir d’angoisse quand il dut se résigner à leur confier la barre pour dormir enfin. Il se réveillait à chaque craquement, convaincu qu’ils avaient fait naufrage. Il reprit la barre à peine reposé, et à sa grande joie, il ne s’était pas encore écroulé à nouveau quand ils posèrent enfin à côté de lui tout ce qu’il avait demandé. Ils nouèrent les cordes selon ses instructions, et il soupira de soulagement, car il pouvait enfin espérer survivre à son voyage. Il leur sourit chaleureusement. – Merci à vous. Je n’oublierai jamais que vous m’avez sauvé, et que vous êtes des gens bien. Ils retournèrent sous l’habitacle, de leur pas traînant. Le soir venu, le premier d’entre eux sortit. Il se retourna, tendit la main, puis traversa le pont avec un soulagement évident, et mourut sans un bruit. Derrière lui, un autre sortait déjà. Nuit après nuit, ils se suicidèrent, et il réalisa qu’il devait y en avoir plein les cales, posés comme des sacs les uns à côté des autres. Il se demanda ce que sentirait le bateau si certains mouraient sur place, sans avoir la force de sortir. Il hésita à leur demander de jeter les morts, mais il y renonça, certain qu’ils n’en auraient pas le courage. Un soir enfin, le désespéré ne se retourna pas avant de quitter l’habitacle. Il vint droit vers lui, et déposa devant ses pieds quelque chose qu’il ne distingua pas. Alors seulement, il
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franchit le bastingage, et se noya sans plus de bruit que les autres. C’était le charpentier. Il tendit l’oreille, mais n’entendit rien, rien que le fleuve. Il était seul. Au matin, il distingua à ses pieds des perles qui brillaient d’un éclat doux, rosé, comme une brume quand l’aube naît. Il y discernait des reflets irisés, magnifiques. Des perles… il était riche. Mais en les contemplant, il comprit qu’il serait incapable de les donner. Leur roseur, leur beauté lui réchauffaient le cœur ; il dut se forcer pour relever les yeux, et barrer le bateau. Dès qu’il le pouvait, il les admirait à nouveau, et la joie lui vint aux lèvres. Il chanta son bonheur, et sa langue avait une agilité qu’elle n’avait jamais eue, les talents du poète. Il parla de ses projets aux rives désertes qui défilaient, et se découvrit l’étoffe d’un meneur. Il lui fallait seulement des hommes à convaincre. Des hommes… il y en avait sûrement, par-delà la tranchée qui lui masquait le monde. Il fallait qu’il s’arrêtât, pour les rejoindre, mais c’était une manœuvre risquée, et il craignait de se noyer, comme tous les autres. Il avait si peur qu’il n’en dormait plus, et il hésita longtemps, jusqu’à finir ses provisions, jusqu’à être affamé. Mais la douleur dans son ventre ne le décida pas, et il manqua désespérer, trop effrayé par les eaux grondantes, les eaux qui tuaient sans un cri. Il songea alors qu’il était idiot de mourir riche, et doué, et porteur d’un si beau rêve. Il baissa les yeux, et la douce lueur des perles lui donna le courage de jeter enfin à l’eau les traînards que le charpentier lui avait fabriqués. Au bout de leurs cordes, les tonneaux lestés se remplirent d’eau, raclèrent contre le fond, et ralentirent le bateau. Il put jeter vers la rive le grappin de fortune qu’il avait exigé, et, après plusieurs essais, il parvint à s’arrêter. La coque frottait contre le rivage avec un bruit détestable. Il hurla au secours, espérant qu’il était dans une région habitée. Un visage de femme apparut au-dessus de lui. Elle cria :
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– Je vais chercher de l’aide ! Tenez bon, nous arriverons vite ! Elle héla les paysans qui travaillaient les champs voisins, et tous vinrent l’aider, courant sous le soleil. Ils parvinrent à amarrer le bateau un peu plus bas sur le fleuve, dans un recoin de rive légèrement plus calme. Il vérifia l’amarrage, et grimpa à leur suite. Ses jambes affaiblies le portaient à peine, mais il quitta la tranchée, et il retrouva le sol, émerveillé. Il regarda autour de lui, et fut heureux de voir leurs cultures. Ici, la terre pouvait boire à sa soif. Ici, ils semblaient manger à leur faim. Contre sa peau, les perles étaient agréablement tièdes. La femme se pencha vers lui. – Venez, je vous invite. Il y a assez de place chez moi pour que vous vous y reposiez sans être dérangé. Les paysans échangèrent des sourires entendus, et il comprit qu’elle vivait seule. Il se leva, et la suivit volontiers. Ici aussi, ils portaient de grands chapeaux de paille, presque identiques au sien. Il apprécia la maison de la femme, qui était propre et bien tenue. Sous la véranda, ils partagèrent un repas, et, quand la pénombre vint, il frissonna. Elle le regarda avec tendresse, et alluma une lanterne, dont la douce lumière dorée le réconforta. Elle le prit contre elle, sa tête entre ses seins, et lui chanta une berceuse. Il s’apaisa, puis laissa courir ses mains sur son corps mince et musclé. Ils s’embrassèrent, et elle rit, un petit rire nerveux. Il la rassura à son tour, et ils firent l’amour. Au matin, il se réveilla à côté d’elle, et resta longtemps assoupi dans sa chaleur. Il sortit, et découvrit les terres de son amante, fertiles, mais sous-exploitées faute de bras. Il se pencha, et retrouva les gestes du paysan. Elle lui passa la main dans le dos, et il soupira d’aise. Il remercia les perles, qui lui avaient offert la femme dont il avait rêvé, et une terre généreuse. Il ins-
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talla les stèles de ses ancêtres sur l’autel domestique, et s’inclina en souriant. Ici, il y aurait un peu d’encens, mais, surtout, beaucoup d’enfants. Au fil des mois, il prit plaisir à voir les cultures s’étoffer, s’élever, s’embellir ; et le ventre de sa femme s’arrondissait lentement. Il se savait heureux, et ne revint jamais au fleuve. Mais sa voix voulait couler encore. Il chantait dans les champs, et les autres paysans lui répondaient. Il apprit leurs mélodies, et il devint meneur. Il aimait leurs réponses rythmées, leurs rires et leurs cris. Le soir, des amis venaient l’écouter, quand il pouvait chanter doucement, pour leurs seules oreilles. Un jour, l’un d’entre eux se livra : – J’aime ta voix ! Il y a tant d’espoir en elle ! – Oui, dit un autre, l’espoir d’une vie meilleure, de champs plus fertiles que les nôtres. – D’officiels moins gourmands… – Oui, j’aime ta voix. Elle court comme la rivière, elle donne du courage. Le fleuve… les hautes tiges du maïs, les piquets sur lesquels grimpaient les haricots, les troncs serrés des arbres, le lui avaient fait oublier. Mais ses flots gris couraient toujours, si proches… et s’il coulait dans ses chants, c’était qu’il coulait dans son cœur. Il leur parla alors de son projet, de son voyage avorté faute de compagnons, et des îles merveilleuses qui les attendaient, ces terres surgies des flots pour héberger ceux qui trouveraient le courage de s’y rendre. Ils ne dirent pas oui, mais dans leurs yeux, il discerna le reflet des eaux puissantes. Chaque soir, ils revinrent, et il leur parla du fleuve nouveau qui coulait vers le bout du monde, vers les horizons lointains et libres. Un matin, quand il se leva, ils étaient déjà là.
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– Les récoltes sont rentrées. Ceux qui nous attendront auront de quoi manger, et nous également. Nous pouvons donc partir. Il leur sourit, heureux de rejoindre le fleuve. Il trouva le bateau là où il l’avait laissé. Aidé de sa compagne, il empaqueta tout ce qui leur serait nécessaire dans leur nouvelle vie, et le porta au bord du fleuve, puis le rangea dans la cale, avec les bagages de ses compagnons. Il y eut une fête, et le jour du départ arriva. Mais quand sa femme dut descendre le long de la rive, face aux eaux rapides du fleuve, l’enfant frémit en elle. Elle se sentit mal, crut dévaler la pente abrupte, et se noyer. Il proposa : – Nous pouvons te descendre assise, au bout d’une corde. Elle recula, tremblante. Il tenta de la rassurer, mais : – Je suis désolée. Je ne viendrai pas. J’attendrai de tes nouvelles, et quand les autres reviendront, je partirai eux, et avec le petit. Il sera né, alors. Il repoussa le départ le temps de ramener chez eux ce qui lui serait indispensable tout le temps qu’elle resterait seule. Elle le rassura : – Allons ! J’ai vécu seule longtemps… et je n’avais pour me réconforter ni le souvenir de ta douceur, ni le sourire de notre enfant. Il l’étreignit, ému. Il réunit son courage, et se défit d’une perle, la moins belle, la moins chère à son cœur. Il la fit sertir sur un collier argenté, qu’il offrit à sa femme. Ils s’embrassèrent, il caressa son ventre rond, énorme, et il partit vers l’horizon,
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vers les îles accueillantes qui attendaient là-bas les exclus de la terre. Ils naviguèrent longtemps, dans une parfaite entente. Ils mirent à leur métier de marinier la même persévérance qu’à labourer leurs champs. Ils finirent par connaître les dangers du fleuve, et le virent comme une monture fidèle. Ils entendirent enfin le cri des goélands, ils sentirent l’odeur de la mer, et la terre du rivage se mêla de sable. Ils crièrent, de joie, d’excitation aussi. Le fleuve devint alors une cascade gigantesque qui s’engouffra, grondante, vers les profondeurs. Ils tombèrent avec elle, et le jour lui-même échoua à les suivre. Ils regardèrent en l’air, mais sans voir de soleil, il ne leur restait plus qu’une lumière pâle et grise. Ils baissèrent les yeux, et virent un océan, un océan immense, un océan désert, sans la moindre île visible. L’impact fut si violent qu’ils se pulvérisèrent, et ne laissèrent d’eux qu’une légère brume grise que les vagues effilochèrent, et que la mer accueillit. Ils mêlèrent leur murmure à celui du ressac, ils y avaient leur place, ils étaient bienvenus, ils étaient attendus. Ils avaient eu l’espoir, ils avaient eu la vie, ils avaient tout perdu, ils étaient à leur place dans l’océan des larmes. * Bleu Nuit s’assit sur sa véranda, et admira la petite assiette que lui avait offerte son maître. Elle était décorée d’émaux verts, rouge sombre, et d’or. Elle était douce sous ses pouces, elle était tiède contre ses paumes, elle était belle. Mais malgré l’affabilité de Verte Bruine, malgré ses présents exquis, l’exorciste n’était plus à l’aise en sa compagnie. Il supportait mal l’existence d’une barrière entre eux, il détestait devoir brider sa spontanéité, trier ses mots avant d’ouvrir la bouche, et cette contrariété le rendait irritable. Or, il n’avait pas envie de heurter le lettré, de lui nuire par frustration. Sans compter Lotus Mauve, dont la santé im-
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portait peu, et qui eût été un déversoir bien commode pour sa colère. Et quand il repensait à son maître reposant immobile, tué par un ami qu’il avait recueilli, c’étaient des envies de meurtre qui le prenaient. Il sourit sombrement, il se leva, et ouvrit la petite boîte de thé pâle, le thé à l’odeur de sang, le thé des assassins. Il était hors de question d’agresser le guérisseur avant d’être en mesure de le tuer net, c’était une question d’estime de soi. Il rédigea un courrier pour Verte Bruine, il l’illustra d’une mésange bleue, et il le contempla longuement, heureux d’oser offrir une calligraphie à celui qui en faisait de si belles. Il se leva, rangea son pavillon, et retourna à son école. Il salua Indigo, qui étudiait sur la véranda, et Petit Cheval, qui marchait de long en large en essayant de mémoriser des poèmes. Il trouva la marchande de boulettes de riz étendue à l’ombre, les joues rouges, le sourire paisible, et l’estomac plein. Elle se rafraîchissait d’un éventail orné de maximes détournées de leur sens, et Bleu Nuit reconnut l’écriture de Lavandin. Elle s’écria : – Tiens ! Mais qui passe dire bonjour ! Il l’embrassa, s’assit à côté d’elle, et joua avec un brin d’herbe. – Tu as l’air bien sombre, mon grand. – J’ai vécu récemment quelques expériences désagréables. – Chez ton ami lettré ? Je le croyais doux et calme. – Oh ! Il l’est certainement. Mais sa générosité le pousse à ouvrir sa porte à des fréquentations que je… qui m’insupportent, qui m’effraient, qui me répugnent parfois. Je n’ai pas son ouverture d’esprit, et je n’ai pas non plus les moyens de tenir en respect ses invités.
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– Alors, tu es revenu parmi les petites gens, qui n’ont rien de spécial, ni en bien, ni en mal ? – Ce n’est pas ce que… oui, on peut le dire comme ça. Mais j’aimerais bien trouver quelqu’un de spécialement détestable… pour me passer les nerfs. – Dans cette école, je ne vois pas qui. Mais Trois-Ponts est une grande ville ! Les gens y médisent moins qu’à DeuxRivières, mais tu devrais pourtant trouver ton bonheur. – Je pense, oui. Il soupira, car il eût aimé retrouver son calme de manière plus pacifique. Elle rit : – Une tisane calmante, peut-être ? – Tu parles ! Je vais faire de l’ordre dans ma chambre, ça me fera bouger. Et puis j’irai courir un peu le long du canal, dans la forêt de bambous. – Dépense-toi bien, mon grand, dépense-toi pour deux. Et quand tu reviendras, le poisson aura fini de mariner et il ne me restera qu’à le faire sauter avec quelques légumes. – Puis à l’accompagner de ta petite sauce piquante, à la coriandre et à l’ail ? – Bien sûr. – Marché conclu. Il trouva sa chambre et son étude bien vides, mais il ne désirait pas déménager ses affaires à nouveau. Il se contenta de
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prélever quelques meubles dans des chambres inoccupées, et de les disposer au mieux. Il descendit au jardin pour cueillir de quoi faire un bouquet, mais il jura entre ses dents, car les fleurs lui semblaient ternes, petites, banales. Il se força pourtant à les assortir, et le résultat fut assez beau à son goût. Il le disposa avec amour dans son étude. Il s’assit, et songea qu’il était doux d’être loin de Lotus Mauve. Par contre, Verte Bruine lui manquait déjà. Il regarda le ciel, et soupira tristement, car c’était l’heure de leur rendezvous. Il gigota, mal à l’aise. Il détestait devoir choisir entre deux solutions insatisfaisantes, comme soupirer en présence du lettré, ou soupirer parce qu’il lui manquait. Vivement qu’il pût tout lui raconter ! Il se demanda quelle valeur avait une parole donnée à un Tuan, mais il rit paisiblement. Il connaissait la valeur de sa parole, et peu importait à qui il la donnait. Il se releva, maussade, vaincu par l’inconfort. Il était incapable de se divertir seul. Il travaillerait donc, mais ce n’était pas un mal, car avec un peu de chance, il pourrait passer son envie de meurtre sur un spectre récalcitrant. Son métier pouvait être très gratifiant, s’il savait choisir ses clients. Il prit rendez-vous avec Nuit Calme, et, dans l’intervalle, il alla courir parmi les bambous, admirant leurs troncs verts et réguliers, la finesse de leurs feuilles. Un de ces jours, il prendrait le temps d’aller écouter les orchestres qui en jouaient, les faisant résonner pour en tirer des voix basses et régulières, des bourdonnements ininterrompus, fluant en autant de caresses qu’il trouvait apaisantes. Ils l’entouraient de leurs murmures, et il se sentait soutenu, compris, aimé. Il revint à l’école à temps pour voir Nuit Calme qui l’informa des affaires en cours, et il retint un soupir, car rien ne semblait devoir demander de force brutale, du moins à première vue. À défaut, il sélectionna le cas d’un inconnu qui avait le mérite d’habiter plutôt loin, ce qui lui permettrait de marcher
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sur des chemins qu’il choisirait lui-même. Il avait envie d’être dans n’importe quel lieu où l’on ne penserait pas à le chercher. Il prit le temps de déguster le poisson, la sauce et le riz, puis il se mit en route. Il traversa Trois-Ponts en contournant le jardin, il chemina dans les faubourgs, il franchit le pont piétonnier sur le canal extérieur, et il se retrouva dans la campagne paisible. À sa droite courait la grande route de l’ouest, encombrée de marchandises, mais il préférait rester sur le chemin étroit, ombré d’arbres et bordé de fleurs. Il dépassa le carrefour où la route se scindait, envoyant des rameaux dans les passes menant au nord et au sud, puis il aperçut la voie privée indiquée sur son plan. Elle était surmontée d’une arche décorée avec un goût qui le fit soupirer, car deux danseuses très dénudées servaient de montants, et deux nymphes célestes seulement vêtues de voiles vaporeux formaient le linteau. Il ne put s’empêcher de mettre un doigt sur le téton d’une des statues, et de murmurer, railleur : – Pas mal, le déhanchement, chérie… mais je peux faire mieux, beaucoup mieux. Il gémit, et se força à avancer, mais il avait envie de briser quelques miroirs, ou mieux, deux douzaines de pattes de Tuan, et de les jeter aux chiens. Tant pis si ces derniers s’y cassaient les dents, il ne les aimait pas non plus. Il s’enfonça dans une forêt, et la lumière verdie, les chants des oiseaux, lui firent du bien. La route était bonne, bien damée, et il y discerna la trace de nombreux chariots. Il déboucha dans une vallée isolée, qu’il jugea facile à défendre. Il se demanda pourquoi il y pensait, puis il réalisa qu’un haut mur obstruait toutes les issues, et que des tourelles camouflées dans le roc devaient abriter des gardes. De grands bâtiments étaient probablement des entrepôts, et au milieu de parterres fleuris se dressait une résidence guère plus vulgaire que le portique qu’il avait déjà franchi. Sa façade colorée lui rappelait bien plus celle d’un théâtre que d’un domicile,
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mais à chacun ses goûts. Il haussa les épaules, et continua son chemin. Il s’étonna de ne plus entendre d’oiseaux, et il scruta les bois du regard. Il aperçut un chasseur, et il soupira. Il quitta le chemin, se dirigea vers l’homme, et retint une grimace en voyant sa besace déborder de plumages tachés de sang, et de petites têtes aux yeux éteints. Il dit : – Bonjour ! L’homme se tourna vers lui, méfiant. – Je suis le maître exorciste Bleu Nuit, et j’ai été mandaté. – Il vous faut marcher jusqu’à la résidence, monsieur. – Bien sûr. Mais… je m’étonnais un peu du silence de ces bois. Maintenant que je vois votre palmarès, je le comprends mieux, si ce n’est que ces oiseaux ne se mangent pas, et ne sont généralement pas chassés. – Je suis bien d’accord ! Mais ici, ils le sont. Le maître ne supporte pas leurs chants, et il nous paie pour les tuer. – Ah. Et savez-vous ce qui l’insupporte exactement ? – Je n’en sais rien ! Je travaille, je prends ma paie, et ça me suffit. Bleu Nuit s’inclina poliment, il s’éloigna de quelques pas, puis il se retourna : – Est-ce tout ce que le maître vous demande de chasser ?
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– Oh, non. Il ne supporte pas non plus les grenouilles, et si une chèvre sauvage devait s’aventurer jusqu’ici, celui qui la tuerait aurait droit à une prime spéciale. Ah, au fait… si vous avez du fromage sur vous… autant me le donner. – Pourquoi ? – Le garde à l’entrée vous le confisquera. Aucun fromage n’est toléré dans la propriété. L’exorciste resta impassible. Il était trop tôt pour juger… mais bien assez tard pour se méfier. Il remercia le chasseur, et poursuivit son chemin. Il fut arrêté à la porte du domaine, une porte aux lourds battants vert sombre, cloutés de laiton. Des gardes la défendaient, et il s’étonna de leur minceur. Quand il les vit bouger, il reconnut en eux des maîtres combattants, capables de tuer sans pourtant s’encombrer de muscles imposants. Il annonça son titre et sa mission, il confirma volontiers ne pas transporter de fromage, et il subit sans broncher l’examen olfactif et visuel auquel le garde procéda. Celui-ci conclut : – Mouais… vous êtes assez bronzé pour vous passer de fond de teint. – Merci. – Vous pouvez y aller. Mais un dernier conseil : ne claquez pas des mâchoires, cela peut crisper le maître. – Merci encore. Mais dites-moi… le maître a-t-il d’autres habitudes… particulières ? – Oh ! Rien de dangereux ! Il tient trop à sa réputation. C’est qu’il a un réseau commercial à entretenir, voyez-vous ? Qui servirait de prête-nom à un fou dangereux ?
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– N’importe qui d’assez bien payé, laissa tomber l’autre garde. – Tu exagères. Bleu Nuit les salua, et s’avança vers la maison. Ici, les clous étaient dorés, et le luxe s’étalait presque autant qu’à DeuxRivières. Néanmoins, la décoration conservait un côté festif, un petit air de soirée passée à l’extérieur en bonne compagnie. Il suivit un majordome dans les couloirs de la maison, et y retint un cri d’étonnement, car les murs étaient décorés de portraits de femmes dansant dans ce qui ne pouvait être que le jardin de Verte Bruine. Il se souvint alors que la porte avait toujours été brisée, et que le jardin avait peut-être eu des visiteurs. Mais les peintures étaient datées, et très récentes. Lui-même s’était déjà installé dans le jardin quand elles avaient été exécutées. Le majordome toussota devant lui, et il le rattrapa. – Pardonnez-moi. Ces femmes sont si belles que je me suis attardé à les contempler. – Je pensais les exorcistes chastes ? – Renoncer au plaisir de la chair n’implique pas de priver ses yeux. Son guide sourit. – Cela vous fera un sujet de conversation avec le maître. Il apprécie énormément les danseuses, pour peu qu’elles soient jolies. Bleu Nuit fut introduit dans un bureau qui le surprit, car il hésitait entre une taille imposante, et un besoin marqué de sé-
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curité. C’était le terrier d’un lapin atteint d’idées de grandeur. Il aperçut le maître, un jeune homme de belle prestance, mais dont l’air veule et profiteur lui inspira une antipathie immédiate. Le majordome se retira, et le maître lui fit signe d’avancer. L’exorciste s’y força, se concentrant sur l’inquiétude manifeste de son hôte, et sur ses cernes imposants. – Je vous en prie, asseyez-vous, cher maître. Je suis très heureux que vous ayez fait le déplacement. – C’est mon métier, cher monsieur… – Taste-Cuisses. – Enchanté. Et en quoi consiste votre problème, au juste ? – Ah ! Je suis bien malheureux ! – Je compatis. Être jeune, riche, beau, et malheureux, c’est un mélange déplorable. – Oh oui ! Plus j’accumule de biens, plus j’accumule de moyens, plus je déguste des mets fins, plus je vois se creuser l’insondable profondeur de mon malheur ! – Oh, vraiment ? Avez-vous pensé à vous faire moine mendiant ? On dit que cela permet de retrouver le sens de la mesure. – Oui, bon… sans doute… mais je n’ai pas ce loisir, moi ! Je suis négociant, moi ! J’ai une affaire à entretenir ! – Déléguez. Un bon administrateur n’est pas si difficile à trouver. – Ah ! Si c’était si simple…
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– Et si nous en revenions à ceux de vos problèmes qui motivent ma présence ? – Ah, oui. Je n’avais vraiment pas besoin de ça en plus de tout le reste ! – Quoi, ça ? – Eh bien… je vais vous montrer… non, je vais demander qu’on vous montre, c’est plus prudent. Taste-Cuisses fit appeler le responsable de sa garde, qui semblait très las. Celui-ci mena Bleu Nuit jusqu’à une pièce dont la lourde porte était fermée à clef. Il s’y trouvait une grande armoire de fer pourvue de nombreux cadenas. Il s’en échappait un bruit atroce, un mélange de gémissements porteurs de griefs insoutenables, de glapissements de rage, et d’ongles démesurés griffant le métal, lui arrachant des copeaux. Le garde s’enquit timidement : – Est-il nécessaire que j’ouvre ? Ou pouvez-vous l’analyser sans cela, ce qui serait… plus prudent. – L’avez-vous vue ? – Un peu, que je l’ai vue ! Ça m’a envoyé deux hommes à l’infirmerie la nuit dernière, et trois la nuit d’avant, avec ses griffes comme des faux ! – La nuit dernière… cela sort de cette armoire ? – Oui, sans même toucher à la porte. Ça se retrouve très près du maître, qui s’enfuit en hurlant dans les couloirs. Nous intervenons, et nous parvenons à la remettre dans l’armoire. Je ne sais pas pourquoi elle y reste… peut-être que se passer les nerfs sur les portes lui suffit… au moins pendant un moment.
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– À part les griffes, à quoi ressemble-t-elle ? – À un sacré foutoir. Elle n’a plus de visage, rien qu’un crâne blanchi, mais dessus, des masses de cheveux ébouriffés, de toutes les couleurs ! Et puis un bec, un bec immense qui lui part du front, tout bordé d’yeux, des bleus, des verts, des bruns… Et dessous, ses mâchoires, qui claquent, qui claquent, au point que je crois que mon crâne va se disloquer ! C’est comme un coup de massue, et la nuque, je ne vous dis pas, la nuque encaisse durement. – A-ah. D’autres détails ? – Ses habits ne la couvrent qu’à peine, même si elle en porte de toutes sortes, mais en lambeaux. Il y a là les soieries d’un prince, les bijoux d’une reine, les habits bleus d’un paysan… mais usés, ou plutôt… – Oui ? – C’est comme s’ils lui tombaient du corps. Elle en sème dans toute la maison, ils s’accrochent aux meubles, aux dorures, et ils s’y accrochent bien ! Le personnel passe ses journées à les dénicher. Ça vaut toujours mieux que d’entendre le maître glapir en les voyant, d’autant qu’il fait donner du fouet quand il a eu trop peur. – Mm. Et que voit-on, sous ces lambeaux ? Le garde frissonna. – Des os, une salade d’ossements, rien n’y semble à sa place. C’est un mobile dément, où tout s’éboule, tout coule, et justement, cette chose, elle laisse de l’eau salée où qu’elle passe. J’ai glissé dessus, la première fois.
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– Est-ce tout ? – Tout ce qui m’a frappé, en tout cas. Pour le reste, figurezvous que la première priorité, c’est de la fourrer dans l’armoire… et d’espérer qu’elle y restera ! – Ce qu’elle ne fait jamais. – Non. Chaque soir, elle ressort. – Chaque soir, vraiment ? Le garde réfléchit, puis répondit lentement : – Non. Pas quand le maître est en ville. – Merci. Cela suffira. – Vous… vous allez ouvrir ? – Pas besoin. Je sais comment la faire sortir. Mais j’ai besoin du maître, pour cela. – Oh. Il va détester. – C’est ça, ou la revoir ce soir. – Il va détester quand même. – C’est bien malheureux. Mais dans mon métier, il n’y a pas de miracles. Le chef des gardes s’en alla à pas lents, et, beaucoup plus tard, il revint. Taste-Cuisses ne se voyait presque pas, caché derrière lui. Bleu Nuit lança, goguenard :
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– Ah ! Cher monsieur ! Je suis heureux que vous ayez trouvé un moment. – Il m’a dit que c’était indispensable. – C’est vrai. Il peut nous laisser, maintenant. – Mais… mais si le monstre… s’il s’échappe… – Vous avez envie qu’il s’échappe ? – Ah non ! – Eh bien… il ne s’échappera pas. Mais à tout hasard, il peut rester derrière la porte avec quelques-uns de ses hommes, ceux qui savent comment attraper la bête et la remettre en boîte. Cela vous rassurerait ? – Oui… – Mais vous êtes bien conscient que vous les payerez à ne rien faire tout le temps qu’ils resteront là ? – Je… oui, oui. L’exorciste renonça à gagner la confiance de Taste-Cuisses, et d’ailleurs, il n’était pas certain que celui-ci sût l’accorder à quiconque, et surtout pas à lui-même. Bah ! N’avait-il pas souhaité un spectre récalcitrant ? Il l’avait devant lui, ses griffes crissant contre le métal. Il dit au jeune homme : – Mettez-vous là, face à l’armoire. – Je… je préférerais regarder vers la porte de la pièce, histoire de ne pas perdre de temps quand je m’enfuirai.
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– Nous ne sommes pas là pour fuir, mais pour vaincre. Taste-Cuisses regarda longtemps le visage résolu de Bleu Nuit, ses yeux de ciel sombre et calme, puis il hocha la tête. – Si c’est le seul moyen d’être moins malheureux… allez-y. Il se tourna face à l’armoire, mais ses jambes se mirent à trembler, et il s’assit sur une chaise. L’exorciste en corrigea posément la position. – Face à l’adversaire, Taste-Cuisses, pas de trois-quarts, prêt à une fuite honteuse. – Ce n’est pas honteux, de fuir, ça permet de survivre. – Et de courir toutes les nuits dans les couloirs de sa résidence, au lieu de prendre un repos bien mérité ? Taste-Cuisses se tut, à l’exception d’un murmure mécontent que Bleu Nuit renonça à supprimer. Il savait se concentrer malgré les nuisances occasionnées par ses clients, quand c’était nécessaire. Il se campa face à l’armoire, et fit claquer ses manches, trois fois. Dans l’armoire, le spectre répondit d’un chœur torturé, d’un long cri qu’il porta jusqu’au bout de son souffle. L’exorciste ferma les yeux, et saisit son collier. Il caressa la pierre, dans laquelle tout le métal du monde, toutes les griffes aiguës, n’étaient que de modestes filons. Il caressa la plume, la plume des oiseaux qui voltigeaient loin au-dessus des monstres, insaisissables. Il caressa les graines, qui reverdiraient le monde, même s’il était fauché à ras par des membres haineux. Le spectre riposta d’une vague d’indignation, il martela l’exorciste de toute la légitimité de sa vengeance. Il n’était pas coupable, il n’était que victime, et il voulait seulement la tête
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d’un criminel. Bleu Nuit vacilla, puis il se pencha un peu plus en avant. Il n’existait pas de vengeance légitime, il n’y avait que le sang, rouge comme sa ceinture, et s’il fallait que chaque goutte versée devînt un torrent, le monde s’y engloutirait, innocents et coupables mêlés. Il tendit devant lui les voiles apaisants de la conciliation, il traça le chemin de la délivrance, de la paix retrouvée, mais le spectre ricana, un rire dément, désespéré. Bleu Nuit maudit entre ses dents les bourreaux amateurs qui infestaient le monde, les vengeurs à la petite semaine, et les rancuniers de tout poil. Il avait en bouche un goût de grief et d’amertume, et il sentait son calme se fissurer. Ses oreilles étaient vrillées par les hurlements de rage et de dépit du spectre. Des ricanements de goélands lui déchirèrent les tympans, et il eut l’impression de se tenir sur des sables mouvants. Il comprit qu’il ne pourrait pas dissoudre le fantasme sur place. Le sentiment de culpabilité de Taste-Cuisses était trop fort pour tolérer la fin de son calvaire. Il posa les doigts sur le petit coquillage rose qui pendait à son oreille, il visualisa son orifice sombre, son orifice minuscule qui grandissait peu à peu, et dont s’échappait un chant léger, un chant prenant, la voix sans fin des bambous caressés par les musiciens. Dans l’armoire, le fantasme vengeur cessa peu à peu de hurler, ses cris devinrent des sanglots, puis de petits gémissements étouffés. L’exorciste tremblait de nausée, et tantôt son cœur battait trop vite, tantôt il sautait un coup, le laissant vacillant. Le fantasme se mit à hululer, un son de plus en plus ténu, désespérément triste, qui s’étira, se glissa entre les battants de l’armoire, et s’engloutit dans le petit coquillage rose. Bleu Nuit s’écroula. Taste-Cuisses regarda avec curiosité l’exorciste effondré au sol ; il se pencha sur lui, et commença à ouvrir les doigts de sa main gauche, un à un, pour mieux voir le petit coquillage rose
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qu’ils enserraient. Bleu Nuit lutta pour s’extraire de la spirale nauséeuse où l’avait plongé le fantasme. – Laissez… ça. – Oh ! Faut pas vous crisper ! Je ne vais pas vous le chiper, votre bijou, je trouve qu’il fait chochotte. Je voulais juste savoir si je pouvais entendre le spectre en le secouant. Vous savez… comme la mer. L’exorciste gémit, et referma les doigts. Juste… secouer… la fragile prison d’un spectre dévorant ? Il trembla de rage contenue. Quand il put se relever, il plaça le coquillage dans un petit écrin d’acajou qu’il verrouilla et remit dans sa robe. TasteCuisses le regardait. – Et maintenant ? – Maintenant, je vais le dissoudre. – Je viens. – Certainement pas. J’ai besoin de calme. – Et moi, j’ai besoin de certitudes. Bleu Nuit se contint. – Vous ne me faites pas confiance ? J’ai risqué la folie et la mort pour vous libérer de vos fantasmes incarnés, et vous doutez de moi ? – Comment ça, mes fantasmes incarnés ? Jamais de la vie ! C’est une malédiction de mes concurrents jaloux de ma richesse !
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– Vos… concurrents ? Ils ont d’étranges méthodes ! Que vendez-vous, au juste ? Taste-Cuisses se troubla. – Je… je suis dans la joaillerie. – Je n’avais pas entendu dire s’affrontaient à coups de malédictions.
que
les
joailliers
– Oh ! Vous savez, de nos jours, dans le monde où nous vivons, il faut s’attendre à tout. Il resta muet un instant, puis, voyant que Bleu Nuit ne bougeait pas, il songea qu’il était bien malheureux. Il avait enfin les moyens de recourir aux services des meilleurs, et il fallait que ceux-ci se montrassent trop curieux ! Et pourtant, la discrétion aurait dû pouvoir s’acheter ! Il fit mine de se résigner : – Vous aviez raison, il vaut mieux que vous procédiez seul. Je vous fais totalement confiance. Et je crois aussi qu’un travail si bien fait mérite un salaire royal. La compétence n’a pas prix, non plus que… le silence. – Je vous ai déjà dit que je ne parle jamais des affaires de mes clients. – Je vous crois volontiers. Mais est-ce une raison pour ne pas vous récompenser comme vous le méritez ? Taste-Cuisses ouvrit une cassette, prit une pelle à bonbons, et remplit généreusement une bourse de velours qu’il tenait posée au creux de sa main. Il en montra le contenu à Bleu Nuit, des perles mises en valeur par la teinte du tissu. L’exorciste les fixa, fasciné par leur éclat, mais il gémit quand sa nuque l’élança, tant son collier s’était alourdi. Il réalisa qu’il se sentait
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menacé, abusé, et qu’il détestait le reflet des perles. Elles semblaient l’attirer, caresser ses joues de doigts liquides, et vouloir atteindre son cœur, y faire naître des joies illusoires, des joies aussi amères que le léger goût qui lui restait en bouche. Le jeune homme retira sa main, et Bleu Nuit geignit de frustration, mais les perles disparaissaient déjà dans la cassette. L’exorciste songea qu’elles avaient été escamotées rapidement, trop rapidement, et son angoisse fit place à de la curiosité. Son collier s’était allégé, mais vibrait légèrement contre sa poitrine, bourdonnant sa fureur d’avoir été insulté. Taste-Cuisse s’excusa : – Pardonnez-moi, maître. J’oublie parfois que certains d’entre nous préfèrent encore la monnaie, plus facile à utiliser. Nous n’aimons pas tous négocier pour tirer le meilleur prix d’un joyau, n’est-ce pas ? Il prit une poignée de pièces, et la tendit à Bleu Nuit. Comme celui-ci n’avançait pas la main assez rapidement à son goût, il les lui fourra dans la poche ; puis, aidé du majordome, il poussa l’exorciste hors de la résidence. – Merci encore ! Mais, maintenant que je me sens mieux, j’ai hâte de me remettre aux affaires ! – Mais… faites attention, tout de même. Je ne sais pas ce que vous avez commis, mais c’étaient bien vos remords qui vous hantaient. – Promis, promis : on ne m’y reprendra plus, à me sentir coupable de ce que je ne peux éviter ! Il ferma la porte derrière Bleu Nuit, mais celui-ci entendit encore :
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– Je fais bien mon travail, même s’il est détestable ! Je devrais pouvoir reposer la conscience tranquille, content de ma journée ! Ah ! Je suis bien malheureux ! Le jeune homme s’éloigna de la porte, et ses plaintes s’éteignirent. L’exorciste ressortit son salaire de sa poche, et le compta, incrédule, car c’était là dix fois ce qu’ils avaient convenu. Taste-Cuisses n’avait pas eu la moindre envie de continuer leur conversation, et il possédait de quoi agir à son gré. Bleu Nuit revint à son école, et s’assit dans son étude. Il posa l’écrin sur la table devant lui, il le déverrouilla, et il contempla pensivement le petit coquillage. Il résolut de détruire son contenu, comme il avait prévu de le faire, car s’il ignorait encore ce que commettait Taste-Cuisses, il savait déjà qu’il ne le soumettrait pas à la torture de sa conscience incarnée. Le monde comptait bien assez de bourreaux, sans qu’il se joignît à eux. Il sortit d’une armoire la coquille d’un bénitier, et contempla avec plaisir sa nacre délicate, claire et lumineuse. Il l’emplit d’eau, puis il obtura de son doigt l’orifice du petit coquillage, qu’il immergea lentement. Il se pencha à la fenêtre, et roucoula doucement. Un pigeon vint le regarder d’un air curieux, et il l’attrapa d’un geste vif. Il détestait leur faire cela, et il resta immobile, les yeux clos, le temps d’apprivoiser sa répugnance. Dans ses mains crispées, ses paumes se tiédissaient de la chaleur inquiète des plumes frémissantes. Il apaisa le pigeon, lui offrit quelques graines, puis le tint au-dessus du bénitier, et lui coupa une patte. Le sang coula dans l’eau, qui prit une teinte rosée. L’oiseau se débattait. Bleu Nuit retourna à la fenêtre, et le laissa s’envoler. Le pigeon s’éleva dans le ciel, et il était encore en vue quand un autour piqua et le tua net, libérant une pluie de sang bien trop abondante qui surprit le prédateur. L’exorciste soupira, car ils étaient toujours en vue quand ils mouraient, toujours ; et il aurait aimé pouvoir ne pas les regarder mourir. Le bénitier était vide, et il le rangea avec lassitude.
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Il fit chauffer de l’eau pour un thé, n’importe quel thé, sauf celui à la rose. Il le but, et décida qu’il saurait ce que TasteCuisses avait pu regretter au point d’en être hanté. Le marchand lui avait paru assez détestable pour être capable du pire. Il se demanda s’il saurait le faire parler, mais il hésita à sembler trop curieux. Il sortit dans la cour, et sélectionna les branches les plus tordues, les plus salies, celles dont l’écorce avait pourri, devenant par endroits noire et gluante. Il les parsema de poussière, et les laissa tomber au pied d’un arbre, celui-là même où ses disciples venaient uriner. Il lut le présage, et il soupira, car il ne tirerait rien de Taste-Cuisses, rien d’utilisable du moins. Le bonhomme savait se taire, ou échapper aux questions à la façon d’une anguille. Il l’épia donc. Il détestait la forêt silencieuse, et quand il voyait un oiseau, il le chassait au plus vite. Il finit par dessiner un autour de papier, et l’envoya repousser les moindres passereaux loin des chasseurs de Taste-Cuisses. Il apprit seulement qu’effectivement, le jeune homme commerçait, mais personne de suspect n’entrait ou ne sortait de sa propriété. Des prêtenoms, avait dit le garde. Bleu Nuit revint à Trois-Ponts, et demanda un rendez-vous à Bâton d’Encre. Le magistrat l’accueillit avec joie. – Ah ça ! Mais vous sentez les bois, les feuilles et la boue ! Où étiez-vous passé ? – Chez un marchand du nom de Taste-Cuisses, et j’aimerais en savoir plus à son sujet. – Les amis de ma fille sont mes amis, Bleu Nuit. C’est pour un chantage ? L’exorciste resta bouche bée, puis il soupira :
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– Pas a priori, Bâton d’Encre. Mais si cela devait devenir le cas, j’ai l’impression que cela rapportera, car cet homme semble très fortuné. Le magistrat sourit largement, et remarqua : – Ah, Bleu Nuit ! Vous aussi, vous semblez apprendre à ne pas vous investir en vain ! C’est l’avantage d’avoir une commerçante à la maison. – Sans doute, oui. Il prit congé, songeur, et alla se promener dans la forêt de bambous. Le soir venu, il écouta les orchestres qui en jouaient, et il se décontracta si bien qu’il s’assoupit. Il se réveilla seul dans une nuit profonde, et resta assis, jouissant du chant des oiseaux, de la course furtive des rongeurs, des bruissements et du vent dans les plumes. Il retourna à l’école, prit un bain, puis dormit. À son réveil, il était d’humeur à relire les ouvrages qu’il avait composés pour instruire ses élèves, et il les révisa pour y inclure autant de la sagesse tranquille de Verte Bruine qu’ils pourraient en assimiler. Il reçut une missive de Bâton d’Encre, qui lui confirmait que Taste-Cuisses s’était bien établi récemment comme joaillier. Il était spécialisé dans les perles, qu’il écoulait à travers des intermédiaires auxquels il laissait une marge confortable, à condition que son nom n’apparût nulle part, jamais. Les services du magistrat n’avaient pu découvrir où il se fournissait, mais l’enquête continuait. Des perles… comme celles de la cassette ? Des perles trop fascinantes, des perles dangereuses. Bleu Nuit sentit son collier frémir, sa rage réveillée, mais il soupira, car la menace qu’il avait ressentie n’était pas une raison suffisante pour faire cesser ce commerce. Il savait déjà le peu de cas qu’autrui faisait de ses
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angoisses. Il passa à la cuisine prendre un pique-nique, et rassurer la marchande de boulettes de riz qui le regardait d’un air apitoyé, puis il partit en randonnée. Arrivé hors de la ville, il hésita sur la direction à prendre. Il pensa suivre un oiseau, comme il le faisait parfois, mais il préféra suivre le vent, qui avait une curieuse odeur salée, un peu amère. Il marcha longtemps, empruntant des sentiers qui couraient entre les champs, admirant les cultures bien tenues. Il fronça les sourcils en apercevant un lopin moins bien tenu qu’un autre, et en son centre, une maison dont nulle fumée ne montait. L’endroit lui sembla triste, comme engourdi. Il s’étonna du nombre de toiles d’araignées tissées entre les tiges et les feuilles, toutes chargées de mouches encoconnées. En s’approchant encore, il réalisa que la maison avait fait l’objet de travaux récents, mais qu’ils étaient restés inachevés. Il annonça sa présence, puis il pénétra dans le bâtiment. Il en fit le tour une première fois, sans trouver personne. Comme il allait partir, une femme vint à lui. Elle était fatiguée, mais son sourire était doux. – Bonjour ! Je suis désolée, je ne vous ai pas entendu tout de suite. – Il n’y a pas de mal. Je regrette de vous avoir dérangée. Elle essuya ses mains tachées de terre sur son tablier. – Il n’y a pas de quoi. De toute manière, j’allais rentrer. Je me fatigue vite, et j’ai besoin de m’étendre. – Eh bien… je puis vous laisser. – Pourquoi ? Je peux tout aussi bien parler couchée. Cela me fera du bien, d’avoir un peu de compagnie.
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Elle le mena jusqu’à sa chambre, elle redressa ses coussins, et elle s’installa. Il s’assit sur le sol, juste à côté du matelas. Il y eut un silence, puis elle remarqua : – Je crois que je vais pleurer. Cela ne vous dérange pas ? – Pas du tout. Les larmes coulèrent sur ses joues, en silence. Elle chercha autour d’elle, trouva une poupée empoussiérée, la serra contre sa poitrine, et la berça. Peu à peu, les chiffons se trempèrent de larmes, et Bleu Nuit se demanda ce qui avait pu provoquer un chagrin si profond, de tels torrents de peine. Il attendit qu’elle se calmât un peu. – Pourquoi tant de larmes ? N’y a-t-il eu personne pour les laisser couler ? – Ah… non. Je me suis trop attardée. – Attardée ? – Tous les autres sont morts avant moi, tous ceux que je connaissais. Je ne vois plus leurs sourires, je n’entends plus leur voix. Ma vie est devenue grise, et ils se sont dissous dans un brouillard épais. La campagne est muette, les champs abandonnés. Il n’y a plus de récoltes. – Allons… il ne peut pas y avoir que des mauvais côtés. – Maintenant, si. Avant, il y avait la lumière, l’espoir et les rires. Mais à présent… ils sont oubliés. – Avant… avant quoi ?
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Ses yeux se perdirent dans le vide, et elle serra plus fort la poupée de chiffons. Elle dit, comme absente : – Avant… quand mon époux était encore là, quand il se levait au matin pour cultiver les champs, quand nous partagions nos repas… quand il construisait le berceau… quand il disait à ses parents qu’ils verraient un petit-fils avant que l’année se termine. – Vous êtes seule, pourtant. – Mon époux est parti, appelé par le fleuve. Il est remonté sur son bateau, avec des paysans des environs. Ils espéraient rejoindre les îles merveilleuses, et j’ai voulu partir, partir avec eux… mais je ne l’ai pas pu. L’enfant… il bougeait trop… je n’ai pas atteint le bateau. – Et vous êtes restée seule. – Pas tant que cela ! Il m’avait laissé un bijou, avec une perle magnifique, et les vieilles venaient me tenir compagnie, me parler de leurs propres enfants, m’aider pour le ménage. Elles se chamaillaient gentiment, elles disaient toutes que leur recette de panade était la meilleure. Elle sourit, tendrement, puis son visage pâlit. – Et puis l’enfant est mort. Une nuit, j’ai rêvé de son père… il m’appelait, et sa voix était lointaine. Elle se mêlait d’un bruit que je ne connaissais pas, comme un immense murmure… et je sentais une odeur de sel. Il y avait des cris, des cris d’oiseaux étranges, des cris entre le rire et les vagissements de bébés ailés. Elle frissonna.
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– Je n’ai pas voulu le rejoindre, j’avais peur. Mais mon enfant… il l’a appelé, et le petit lui a tendu les mains. Au matin, je l’ai senti flotter en moi. Il était mort. Elle se tut, puis elle regarda son ventre : – Il n’est sorti de moi que de l’eau sanglante, et de petites coquilles, minuscules, comme des escargots d’eau, mais ils étaient salés. Et depuis… Elle releva sa jupe, elle écarta les jambes, et Bleu Nuit se força à regarder. Mais au lieu du sexe sombre qu’il s’attendait à voir, il n’y avait qu’une coquille douce, lisse, rosée, sans plus de poils, une coquille stérile. – Il en coule parfois un peu d’eau salée… avec quelques grains de sable. Ce n’est pas très dérangeant. – Vous m’en voyez ravi. – Ce qui est plus gênant, c’est que je dois le récurer. Sinon, il sent la charogne, mais pas l’une de celle que je connais. Voulez-vous sentir ? Il se pencha, et identifia sans peine la puanteur de moules crevées. Il s’y mêlait une autre odeur, qu’il ne put identifier. Il resta muet, troublé par cette chair devenue rituel, et se souvint des prisonniers aux yeux cousus, assis dos contre dos dans leur cellule. Était-ce encore une œuvre de Manis ? Il se redressa. – Et ensuite, que s’est-il passé ? – Ensuite… tout le monde est mort. Les femmes les plus aimées, les mères respectées, les enfants chéris… et puis les autres… ceux qui vivaient là, et qu’on ne voyait presque pas… mais qu’on connaissait pourtant.
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Elle se tut, puis elle constata : – Moi-même, je me sens fatiguée. Jadis, tout m’était facile. J’étais forte, je souriais, et le travail ne me faisait pas peur. Mais ma vie… j’ai l’impression que ma vie s’est enfuie avec ceux que j’ai regardé partir, s’éloigner au fil du fleuve. Bleu Nuit se souvint des mots de Manis : des morts, avec, tout au fond d’eux, une faille par laquelle s’enfuirait la vie qu’ils désiraient si fort. Il regarda la femme avec compassion, car elle était certainement victime de vampires. Il soupira, car il aurait aimé savoir parler à la vie, mais il s’était défait de ce don lié à beaucoup trop du caractère de Lotus Mauve. À défaut, il pouvait aider cette femme à oublier les morts qui la dévoraient. Il dit : – Il n’y a qu’une place limitée en chacun d’entre nous. Si le chagrin l’occupe tout entière, il n’en reste pas pour la vie. Vous êtes jeune, vous êtes belle, vous êtes courageuse… pourquoi mourir avec les autres ? Je ferai savoir à la ville que ces terres sont dépeuplées, et des familles viendront. Vous ne resterez pas seule. Et je dirai aussi la douceur de votre sourire, pour qu’un homme vous vienne. Elle le regarda, et, à travers ses larmes, ses yeux brillèrent. Il la serra contre lui, et elle pleura. Elle dit adieu à son enfant défunt, à la vieille femme qui avait pris soin d’elle quand elle s’était effondrée, les yeux aussi vides que son ventre. Elle laissa partir les villageois, les petits qui couraient entre ses jambes, les vieux qui fumaient sous leur véranda, les femmes avec lesquelles elle bavardait, les hommes qui lui souriaient, les adolescents qui lorgnaient le contenu de sa blouse. Mais à chaque nom qu’elle égrenait, Bleu Nuit en sentait d’autres se presser sur ses lèvres, pleurer derrière ses yeux ; mais elle avait trop peur pour les laisser sortir. Délicatement, il
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prit son collier à deux mains, et l’en entoura. Il murmura doucement en caressant les perles, et elle se sentit bercée de plumes tièdes, comme un oisillon au nid. Contre elle, l’exorciste était tendre, solide, présent. Ses épaules furent secouées par un sanglot, et elle laissa sortir les noms des mariniers partis au loin, et en dernier, celui de son époux. Elle cessa de trembler. Bleu Nuit embrassa ses cheveux, et murmura : – Comment revivrait-il, le cœur encore blessé ? Le cœur meurtri de coups qu’il n’a pas mérités ? Elle hurla, un hurlement de bête blessé, et il défit sa ceinture. Il la noua autour du front de la femme, et elle laissa sortir sa haine. Son époux l’avait aimée, mais il l’avait abandonnée. Il avait semé la vie elle, mais pour la lui reprendre, et l’emmener avec lui dans un gouffre sans fond, un gouffre empli de larmes. Elle y avait suivi les cris du nourrisson, et elle s’était noyée. Il y avait au-dessus d’elle tant de lentes vagues grises qu’elle avait perdu la lumière de vue ! Elle finit par se taire, et elle resta courbée, tremblante. Il défit lentement le bandeau rouge, il le fit tournoyer un instant, puis il renoua sa ceinture. Elle se laissa aller en arrière sur ses oreillers, et elle sourit. – Merci. Il a été si doux de pouvoir tenir votre main tout le temps de ces deuils. Les leurs… elles se sont ouvertes, quand ils ont basculé, et je les ai perdus, perdus, perdus… Ils sont tombés au-delà du bord du monde. Il sentit les mains pâles de la femme enserrer la sienne, et faire craquer ses os. Il gémit, et tenta de retirer sa main, mais elle restait coincée. Il se sentit happé vers un gouffre sans fond, le sol se déroba sous ses genoux. Il saisit son collier, et appela le feu, le feu sombre et puissant des braises incandescentes, et la
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main de la femme s’ouvrit lentement, dégageant une odeur de coquillage cuit, puis elle retomba sur le matelas, fumant légèrement. Il massa sa main endolorie, et, doucement : – Pardonne-moi d’avoir lâché ta main. Quant à moi, je ne te tiens pas rancune d’avoir tenté de m’emmener. Tu n’as fait que te retenir, mais il est trop tard pour cela… et je ne l’avais pas compris. Le visage de la femme se creusa, ses joues tombèrent en sable fin, et au fond de ses yeux, Bleu Nuit, horrifié, crut voir un bateau s’éloigner, puis quitter le monde, et tomber lentement dans un abîme qui n’avait pour tout fond qu’une brume pâle et un océan gris. Il se courba, et il pleura. Il ignorait où elle s’était rendue, mais de toute évidence, elle n’y trouverait pas la paix. Il avait espéré lui sauver la vie, mais échoué à lui offrir ne fût-ce que le repos éternel. Il se redressa, les poings serrés, et posa ses mains sur les joues presque dénudées de la femme, auxquelles ne collait plus qu’un peu de sable humide. Il ferma les yeux, et il l’appela. Il la sentit, très loin déjà, emportée par le courant. Il glissa vers elle sur des ailes immenses, et la prit dans son bec. Elle cria, puis elle se détendit, et se laissa faire. Il la déposa sur une berge herbeuse parsemée de fleurs, et elle lui sourit, paisible. Elle mourut doucement, et dans ses yeux revenus, il vit la grisaille s’estomper, et ses prunelles brillèrent un instant. Les petits coquillages qui s’étaient formés le long de ses cils tombèrent comme ses paupières se fermaient. Elle replia les mains sur sa poitrine, et elles y dessinèrent la forme d’un nourrisson. Bleu Nuit sourit, touché, et la regarda se dissoudre. Il ne réalisa que trop tard qu’il était baigné d’une odeur de mer, qu’il était entouré d’un fleuve impétueux qui grondait comme un fauve privé de sa proie. Il ôta son collier, le jeta vers l’une des poutres qui soutenaient le plafond, et les perles s’étirèrent,
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s’allongèrent, et se nouèrent enfin. Il s’y accrocha, et put s’enfuir comme un singe, suspendu au-dessus du courant qui voulait le happer. Il courut hors de la maison, traversa en hâte les champs négligés qui l’entouraient, et ne s’arrêta que quand il fut entouré d’herbe drue, d’herbe jamais touchée par la main des hommes. Le bas de sa robe était empesé de petites coquilles à peine formées, qui s’étaient agglomérées sur le tissu. Il frémit en songeant à la puissance de l’enchantement, puis il fronça le sourcil : n’y avait-il pas eu un fleuve obscur courant sous le jardin, un fleuve venu de loin ? Il gémit, car sa tête lui faisait soudainement mal, et il peina à reprendre son souffle, comme si l’air ne le nourrissait plus. Maudit fleuve ! Maudit fleuve qui avait offert un époux, pour le reprendre ensuite, et tout un village avec lui ! Il se laissa tomber sous un peuplier, et se reposa. Peu à peu, son mal de tête s’estompa, mais il sentait pourtant une gêne diffuse, un malaise innommé. Il se détendit, sentit un frémissement dans son oreille gauche, et une lourdeur dans sa tempe. Il passa un doigt songeur sur sa boucle d’oreille, et le petit coquillage rose frémit. Il se souvint du sexe de la femme, devenu un coquillage nacré, et de son étrange parfum. Ce parfum… c’était celui des perles de Taste-Cuisses. Il caressa sa boucle d’oreille, heureux d’avoir écouté son murmure. Elle avait contenu un peu des crimes du marchand, et les avait reconnus. Si une perle était impliquée, il la trouverait. N’avait-elle pas dit que son époux lui avait offert un bijou orné d’une perle, avant de la quitter ? Il regarda la maison, et n’eut pas le courage d’y retourner. Il appela à lui une tourterelle rose et grise, il roucoula doucement, et elle s’endormit à moitié, le bec appuyé contre son nez. Il fit claquer sa langue, elle se réveilla en sursaut, et s’envola vers la maison. Longtemps, elle parcourut les pièces en tout sens, puis elle revint vers lui. Dans son bec, elle tenait une perle, qu’elle laissa tomber dans sa paume. Il voulut
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caresser l’oiselle, mais elle se raidit, et elle tomba, toute vie enfuie de son corps. Il ne resta d’elle que des plumes légères que le vent emporta, et un peu d’eau salée. Bleu Nuit jura, et il regarda la perle avec dégoût, le temps de s’assurer qu’elle était identique à celles que vendait TasteCuisses. Il hésita à la garder pour prouver ses dires, mais son collier flamboya, enragé, et il sentit contre sa poitrine le pendentif offert par son maître qui infusait en lui un feu émeraude, un feu de vie qui emplit ses yeux d’ailes colorées et de mains caressantes qui valaient bien mieux que la brume grise de la perle. Sans la regarder, il la broya entre deux pierres, et il enterra ses restes, profondément. Il ramassa les plumes de la tourterelle, il les passa sur ses lèvres, puis il les rendit au vent. Il sortit sa flûte de roseau, et il joua pour elles, un air délicat qui rappelait le chant de l’oiseau mort. Il rangea sa flûte, et chercha le fleuve. Il se retint à un arbre, et il scruta les eaux, qui lui semblèrent hostiles. Il s’en moquait bien, car c’était réciproque. Il suivit la rive, toujours aux aguets, et il aperçut, prises dans les racines les plus proches de l’eau, des plumes immaculées. Prudemment, il étendit une ficelle et un crochet pour les récupérer, mais quand il les posa sur sa main, elles se défirent, ne laissant qu’un peu de neige qui fondit rapidement. Perplexe, il continua à longer le fleuve, et, de loin en loin, il aperçut un peu de laine blanche, non encore cardée. C’était une laine étrange, d’une douceur de duvet. Il ne trouva rien d’autre, mais c’était bien assez pour s’en retourner songeur. Comme il cheminait, sa perplexité laissa place à la colère. Taste-Cuisses ! Dire qu’il l’avait sauvé de ses remords incarnés ! Mais s’il savait quels étaient les effets des perles qu’il vendait… sous tous les noms, sauf le sien, il aurait mérité d’être dévoré par sa culpabilité. Ah non ! Elle n’était pas excessive, tout bien considéré ! Ah oui ! Pour un sale boulot, c’était un sale boulot !
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Le marchand aurait mieux fait de se suicider, plutôt que de causer des morts aussi atroces, en si grand nombre ! Il aurait dû… il aurait… Bleu Nuit se força à se souvenir des prisonniers qu’il avait condamnés à une faim éternelle, et il se répéta qu’il n’avait pas fait mieux. Il lui restait à deviner qui Taste-Cuisses avait voulu protéger. Mais tout de même ! Le marchand était un assassin ! Et il avait tenté de le tuer, en le payant de perles ! Ah ! C’était ainsi qu’il se débarrassait de témoins trop curieux ? Bleu Nuit hurla de rage, puis il jura. Il bifurqua, et prit le chemin de la résidence de Taste-Cuisses. Les gardes lui interdirent le passage, mais il déclara, glacial : – Je suis le maître exorciste en charge de ce terroir, et je me rends là où mes tâches l’exigent. Peu m’importe qu’un privé ait décrété que ces terres lui appartenaient, elles restent sous ma responsabilité. Il les fixa, et ils détournèrent les yeux. Il franchit la porte sans un mot de plus. Il fit retomber bruyamment le heurtoir doré de la résidence, et il passa outre le majordome, qui sut le suivre sans déchaîner sa colère. Il entra dans le bureau de TasteCuisses, et il claqua la porte derrière lui. Le marchand se recroquevilla dans son fauteuil, et remarqua, avec un sourire crispé : – Eh bien, mon bon ! Le temps semble à l’orage… Bleu Nuit le foudroya du regard, et Taste-Cuisses se tassa un peu plus. L’exorciste lui raconta le sort atroce de la femme, des villageois et des mariniers, et le marchand l’écouta sans l’interrompre, car c’était déjà bien assez long, et qu’il peinait de plus en plus à retenir un bâillement. Ses yeux chaviraient presque quand l’exorciste expliqua qu’il avait lui-même manqué succomber à l’effet maléfique des perles. Dommage, songea Taste-Cuisses, dommage ! Cela leur aurait fait une qualité. Bleu
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Nuit se tut, et resta penché sur le marchand. Celui-ci se redressa, et demanda : – Et alors ? – Pardon ? C’est tout l’effet que ça vous fait ? – Oh, vous savez, moi, les problèmes de santé de la paysannerie… L’exorciste le prit par le col, et le secoua. – Vous ! Vous n’allez tout de même pas prétendre que vos perles n’y sont pour rien ! – Mais si… ces gens pauvres ne savent pas gérer une richesse subite, voilà tout ! Et puis, cette histoire d’îles merveilleuses… s’ils croient ce genre de bobards, c’est qu’ils sont un peu… débiles, vous ne pensez pas ? Bleu Nuit le laissa retomber, et il serra et desserra les poings, tremblant de rage. – Là, là… voulez-vous un petit remontant ? Vous prenez tout cela trop à cœur, savez-vous ? – Un peu comme vos problèmes, peut-être ? – Eh, oh ! Ne confondons pas tout, voulez-vous ? Moi, je suis victime de concurrence déloyale. Vous, vous veillez à restaurer l’équité. – Ben voyons. Mais dites-moi, si vos perles ne causent pas de dégâts… sauf peut-être en terrain prédisposé… pourquoi vous sentir si coupable ? Au point d’en évoquer un fantasme vengeur, qui vous harcèle et vous torture ?
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– Je suis trop sensible, voilà tout, et ma conscience ne sait pas se modérer. Je puis me sentir terriblement coupable pour des broutilles. – Oh, vraiment ? Hélas, la mienne me harcèle également. L’idée que je vous ai protégé d’un châtiment mérité me torture à chaque instant, et je me sentirais bien mieux en annulant la protection que je vous ai accordée. – Non ! Ne me faites pas cela ! Je n’ai pas choisi cette vie ! Tout ce que j’ai jamais voulu, c’est de la beauté et du sexe ! Je n’ai jamais été intéressé par le malheur d’autrui, jamais ! – Vraiment ? – Mais oui ! Je suis victime d’une manipulation ! – Taste-Cuisses… j’ai déjà subi des chantages, et je sais combien il est difficile de résister quand un danger plane sur ceux que nous aimons. – Ah ça ! Heureux de vous l’entendre dire ! – Mais êtes-vous certain qu’il est impossible de les mettre en sécurité ? J’ai des amis puissants, et leur protection suffirait peut-être. – Ah ça, j’en doute ! – Pourquoi ne pas laisser vos amis choisir eux-mêmes leur sort ? Ils ont peut-être plus d’espoir que vous. – Mes amis ? De l’espoir ? Celui de me faire la peau, oui ! – Mais… je pensais…
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– Je me fous bien des autres, Bleu Nuit ! C’est de moi qu’il s’agit, vous comprenez ? C’est moi qui suis en danger ! Et c’est inadmissible ! Toutes ces années passées à m’aimer, à me chérir, à être aux petits soins pour moi-même, et voilà le résultat ! Je travaille, et je me morfonds ! Ah ! Je suis bien malheureux ! L’exorciste sentit le dégoût monter en lui. Ainsi, TasteCuisses n’aimait que lui-même ? Et il tuait pour rester en vie ? Il cracha : – Ne pensez-vous pas qu’un bon suicide vaudrait mieux que tous ces assassinats ? – Non. Je tiens à la vie, moi. – Pas à la vie, à votre vie. Si tout le monde était comme vous… – Ha ! Comme c’est facile ! Si tout le monde était comme moi, hein ? Et vous ? Auriez-vous le courage de mettre fin à vos jours, si vous deveniez une menace pour des inconnus ? – Je n’en sais rien, ce n’est pas encore arrivé. – Eh bien ! Je vous le souhaite de tout cœur ! Cela nous fera un sujet de conversation que vous maîtriserez, plutôt que de parler de ce que vous ne pouvez comprendre ! Bleu Nuit le considéra durement, se demanda s’il avait le temps de le tuer avant que sa garde personnelle ne l’en empêchât, mais il conclut que non. Il lui restait à espérer que les fantasmes du marchand finiraient par l’achever. Taste-Cuisses lui saisit le bras, et dit, très vite, d’une voix tremblant de terreur :
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– Bleu Nuit, s’il vous plaît… ne me laissez pas sans protection… cela ne sert à rien… je ne peux pas mourir ! Il ne me laisserait jamais… Je n’ai pas le choix, comprenez-vous ? Je ne suis qu’un outil, un pion impuissant ! C’est facile, de me faire des reproches ! Vous, vous jouissez encore de votre liberté ! L’exorciste se dégagea, et le jeune homme ajouta : – Si vraiment vous désapprouvez mes actes, allez faire la morale à mes commanditaires, et laissez-moi en paix ! Je ne suis qu’un malheureux marchand, un misérable intermédiaire ! – D’accord. Qui sont-ils ? Où puis-je les trouver ? – Je ne peux pas vous le dire, non… je ne peux pas. Il me… Taste-Cuisses se figea, tremblant. Bleu Nuit se concentra sur l’orifice sombre du petit coquillage rose, et le marchand se mit à loucher, les yeux vides. Il marmonna : – Le goéland noir… la fille de feu… et les chèvres, les chèvres… – Un goéland noir ? – Une sale bête, oui ! Aux cheveux de brume et aux grandes ailes noires, qui dansent au gré du vent jouant dans son manteau… un cauchemar personnifié ! – Je pourrais vous aider à l’exorciser, savez-vous ? Taste-Cuisses éclata d’un rire dément qui se termina en crise de larmes. L’exorciste se demanda s’il ne ferait pas mieux de l’achever, mais il se refusa à juger, car il en savait trop peu. Il quitta la propriété, songeur. Un goéland noir… ? Qui cela pou-
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vait-il bien être ? En tous les cas, un autre fou meurtrier, s’il forçait Taste-Cuisses à écouler des perles de malheur. Lentement, il revint jusqu’à l’école, retira ses bottes, se laissa tomber sur son lit, et s’endormit, épuisé. Il dormit mal, trop occupé à lutter contre le courant d’un fleuve qui voulait l’emporter. Il se réveilla les muscles noués, les doigts agrippés à ses draps, et ses habits trempés de sueur. Un bain, songea-t-il, un bain chaud tout parfumé de fleurs, voilà ce qu’il lui fallait. Et puis n’importe quoi de comestible, sauf du poisson ou des fruits de mer. De la vache, il avait envie de manger de la vache saignante, à l’odeur légère, juste dorée en surface. Une fois propre, détendu et rassasié, il revint dans son étude, il se fit une tisane, et il réfléchit. Ainsi, Taste-Cuisses n’aurait été qu’un émissaire, et dans ce cas, le tuer était inutile, car il serait remplacé. Il hésita à reprendre les bâtonnets boueux par lesquels il avait symbolisé le marchand, mais il lui fit l’honneur de prendre des brochettes de bois bien propres qu’il peignit en vert, vert comme les habits des danseuses qui ornaient les murs de la résidence, vert comme la peur hideuse qui avait défiguré le visage du marchand. Il mit une touche de noir à chaque bout, noir comme la vilenie, et une touche d’or à l’autre bout, de l’or d’une rédemption qu’il souhaita possible, pour ce que cela lui coûtait. Il jeta les présages, les lut, et soupira, car Taste-Cuisses n’avait effectivement pas le choix. Et s’il disparaissait, un autre le remplacerait. Il n’était qu’un outil, comme il l’avait avoué, des sanglots dans la voix. Mais un bref instant, Bleu Nuit regretta vraiment d’avoir vidé le petit coquillage rose. Il le caressa, pensif, puis il força sa main à serrer son collier, et il espéra que Taste-Cuisses serait libéré de sa tâche assez tôt pour pouvoir se racheter. Il n’aurait pas voulu mener sa vie. Et il aurait pleuré de mourir dans sa peau.
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Il s’étira, il soupira, et il accepta que rien ne servait de tuer le marchand. Mais cela ne voulait pas dire qu’il ne pouvait pas interdire le commerce de ses maudites perles. Bâton d’Encre serait peut-être sensible à des arguments de santé publique, ou du moins à l’intérêt bien compris de conserver quelques paysans pour cultiver son riz. Il réfléchissait à ses arguments quand Nuit Calme frappa au chambranle. – Maître, je suis heureux de vous voir reposé. J’ai reçu un courrier qui vous est destiné. – Un courrier… cela fait longtemps ? – Non, peu après votre retour. – Merci, Nuit Calme. Le disciple se retira, et Bleu Nuit étudia la missive, dont le papier noir lui sembla d’excellente qualité. Il en brisa le sceau, sombre comme de la suie, et les fragments redevinrent fumée. Il la déplia, et contempla l’esthétique morbide des caractères d’argent. Cher maître, Vous avez déjà eu l’occasion d’évaluer mes disciples à leur juste valeur. En affrontant le seul Sombre Frère, vous avez failli périr. N’eût été un secours imprévu, le fil de vos jours aurait rompu bien avant que ma lettre ne vienne l’effleurer. Je répugne grandement à interférer avec le cours de vos activités, en général si généreuses et si profitables à l’équilibre de vos clients ; mais je me vois contraint de vous prier de ne plus vous intéresser aux opérations commerciales de Monsieur Taste-Cuisses.
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Je conçois parfaitement que vous puissiez les réprouver intensément, car votre sens moral est développé au point de constituer un handicap fascinant. Néanmoins, je puis vous garantir un décès sans gloire, dans les meilleurs délais, si vous deviez ne pas tenir compte de cette demande. En espérant vous avoir convaincu par la seule force de ma prose, je reste, cher maître, votre humble serviteur. Monsieur Noir Bleu Nuit hurla, un cri abrupt, un cri de fureur et de frustration. Pas encore ! Pas de nouveau ! Il était las de ne trouver que des voies sans issue, des murs trop hauts pour qu’il pût les franchir, des adversités démesurées. Il se laissa tomber au sol, et y sanglota. Indigo vint se pencher sur lui, et lui caressa le dos. Petit-Cheval s’avança sans bruit, il fredonna un petit poème de sa composition, et les rimes maladroites, mais tendres, firent sourire l’exorciste. Il sentit contre sa main la chaleur d’une tasse, et Nuit Calme murmura : – Buvez, maître… cela vous fera du bien. Même s’il vous faut hurler, même s’il vous faut pleurer… ce sera un peu moins pénible. Et puis, ce soir, nous mangerons des boulettes de riz… elle a inventé une nouvelle sauce, qui devrait vous plaire. Le soir venu, Bleu Nuit n’avait pas faim, mais il mangea pourtant, très lentement, et leurs sourires l’émurent. Trop souvent déjà, leurs vies avaient été mises dans la balance, trop souvent, déjà, ils avaient été des liens qui le blessaient… mais leur douceur, leur amour le valaient. Il ne voulait plus vivre seul. La nuit venue, il ne trouva pas le sommeil. Il se releva, et s’assit face aux ténèbres. Il contempla les étoiles, et tenta de calmer le flux de ses pensées. De qui Taste-Cuisses pouvait-il être l’émissaire ? Il n’avait pas la sombre démence des disciples
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de Monsieur Noir, et, pourtant, celui-ci le protégeait. Pour sûr ! Si Monsieur Blanc semait des imbéciles qui pensaient améliorer le monde à grands coups de solutions boiteuses, Monsieur Noir, lui, l’empirait avec une redoutable efficacité. Il serra ses mains l’une contre l’autre, et il respira profondément, plusieurs fois, tranquillement. Il ne pouvait pas empêcher Taste-Cuisses de vendre ses satanées perles, ni dissuader les riverains des fleuves d’aller se perdre dans un gouffre lointain, mais il pouvait tenter d’en comprendre le plus possible. Il trouverait peut-être un moyen de faire cesser le massacre. Il retourna se coucher, et finit par s’assoupir. Dès l’aube, il enquêta, envoyant des oiseaux de papier par tout le pays. La nuit les dévora, mais il persévéra, jusqu’à être dégoûté. Il était las d’avoir la bouche pleine de chair pâle et crue, et de plumes souillées. De toute manière, il en savait déjà trop à son goût. Monsieur Noir était partout. Il veillait à ce que les perles ne fussent pas thésaurisées, mais qu’elles revinssent en circulation pour faire de nouvelles victimes. Il aidait les pillards à dévaliser quelques-uns des convois de Taste-Cuisses, pour arroser largement les marchés officieux. Et comme si cela ne suffisait pas, ses disciples parlaient aux miséreux des fleuves immenses venus des horizons pour les emmener vers un monde meilleur, un monde qui leur donnerait enfin la place qu’ils méritaient. Bien sûr, ils leur glissaient en guise de talisman une perle rosée. Quant à Monsieur Blanc… il tentait de contrer son rival, mais il était au mieux une gêne irritante. Et où que Bleu Nuit envoyât ses oiseaux, il retrouvait la maladie, qui s’en allait, qui revenait, tuant tantôt ici, tantôt là. Entre l’épidémie, le chagrin et les fleuves, les décès se multipliaient… les cadavres envahissaient le pays. Mais au profit de qui ? Il revit le visage obscur de Manis, et soupira. La prison… et Manis récoltait les morts. La maladie… et Manis récoltait les
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morts. Il se demanda s’il repêchait aussi les noyés, et s’il ramassait les désespérés… ou s’ils étaient trop tristes pour lui. Il gémit, car il ne savait pas comment assembler les informations dont il disposait. Qu’attribuer à qui ? Tout imputer à Monsieur Noir ? Mais savait-il vraiment créer des fleuves ? Et pourquoi l’accuser, alors qu’il se souvenait vaguement de les avoir vus ruisseaux sur la montagne, tout au début de leur cours, parmi des morts gelés… Et le goéland noir… la divination le rattachait à une mer immense, et sa seule évocation suffisait à faire tourner l’encre bleue à un gris désespérant. Or, Monsieur Noir ne semblait pas lié à la mer. Il y avait donc… au moins… la mer, la montagne, Monsieur Noir, Monsieur Blanc, la puissance dans les profondeurs, et la Lune Noire reflétée dans un village calciné. Il éclata d’un rire triste. Penser qu’il avait considéré le retour de Verte Bruine comme une perturbation inadmissible. Il n’avait encore rien vu… Verte Bruine… son maître pourrait certainement l’aider à y voir plus clair, et il saurait mettre Lotus Mauve à contribution. Oui, il lui parlerait, mais… pas des affaires de Manis. Le village calciné, oui… mais pas les morts vampires dans la prison, ni la forêt de colonnes de neige, ni les ruisselets avides qui en naissaient… il ne pouvait pas parler des Tuan sur la montagne. Alors… à quoi bon parler de quoi que ce fût ? S’il ne fournissait pas tous les éléments à son maître, il le condamnerait à tenter d’assembler un puzzle incomplet, il lui ferait perdre son temps en combinaisons vaines. Avec un soupir, il renonça à raconter au lettré ce qu’il avait appris. Par contre… il sourit tout le temps qu’il lui fallut pour revenir au jardin, il sourit en revoyant la couleur si chaude de la peau de son maître, l’éclat vif de ses cheveux et de ses yeux, et en se plongeant à nouveau dans son odeur. Verte Bruine lui ouvrit les bras, et ils restèrent enlacés un long moment. Puis Bleu Nuit demanda :
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– Maître, puis-je vous poser une question ? – Bien sûr ! – J’ai pu remarquer par moi-même que votre jardin était bien défendu. – Contre les mortels, oui. Contre les dieux et leurs émissaires, non. – À l’impossible… –… nul n’est tenu. – Comment fonctionnent vos défenses ? Je veux dire… ontelles une résistance fixe qu’un assaut massif pourrait vaincre ? – Non, elles ont une résistance qui augmente avec le nombre d’assaillants, car elles se nourrissent de leur énergie, de leur agressivité. Chacun d’entre eux sera aussi mal reçu que vous l’avez été. – Et s’ils étaient parfaitement calmes ? – Vous voulez dire, toute leur volonté concentrée sur l’unique projet de pénétrer mon domaine ? Eh bien… l’enchantement leur volerait ces moyens si parfaitement canalisés. – Merci, maître. – Pourquoi cette question ? – Pour certains, la vie est assez difficile à l’extérieur. Ils pourraient songer à se réfugier ici.
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– Ah… voilà qui nous incommoderait. Mais… je pense avoir une solution. Il eut un sourire rêveur. – Maître, quelle est-elle ? – Il y a longtemps que je n’ai pas mêlé magie et manipulation des émotions… pour être efficace sur une zone, il faut qu’un certain nombre de Seferneith y réside. Je pense que nous l’avons atteint, à présent. – Vous allez influencer des personnes extérieures au jardin ? – Bien sûr. Je vais leur donner envie de s’en détourner, tout simplement, convaincues qu’il ne présente aucun intérêt. – Sans qu’elles aient procédé à la moindre analyse ? – Allons, Bleu Nuit, combien de vos certitudes inébranlables sont basées sur une analyse digne de ce nom ? L’exorciste soupira, et Verte Bruine sourit. – Ah, je me réjouis ! Ce sera la première fois que je pourrai inclure mes enfants dans un enchantement ! – Serez-vous très… très dénudés ? Le lettré éclata de rire. – Si vous tenez à y assister, Bleu Nuit, je puis le prévoir parfaitement décent.
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– Je… faites à votre gré. Mais quand cet enchantement répulsif sera actif, devrai-je utiliser une technique particulière pour entrer ? – Oh, Bleu Nuit, il ne vous affectera pas, non plus que Lavandin ou vos amis chers. Et je n’inclurai pas non plus le guetteur tuan qui a si bon goût en matière de fleurs, ni son petit assistant, ni ce charmant jeune homme qui vient se ravir de danses délicates à la lueur de la lune. L’exorciste revit alors les portraits des danseuses qui décoraient les appartements de Taste-Cuisse, et il serra les mâchoires. Le marchand, un charmant jeune homme ? Mais il se tut, car le sourire de Verte Bruine lui faisait trop plaisir pour qu’il l’effaçât du récit de vilenies. Et puis, s’il parlait de TasteCuisses, il en viendrait à parler du reste, et c’était exclu. Il prit congé, laissant son maître réfléchir à son enchantement répulsif, et il tenta de dissiper sa gêne, sans guère de succès. Il détestait mentir à Verte Bruine, même par omission. Il était si doux de lui offrir une information, de le voir s’en saisir, l’examiner, l’ajuster à sa place parmi celles qu’il possédait déjà. Il trouvait abominable de laisser inachevé le puzzle immense de l’esprit du lettré, alors qu’il détenait quelques pièces, et redoutait en sus qu’elles ne fussent d’importance. Un fleuve venu d’un dieu étaitil l’émissaire d’un dieu ? Pourrait-il pénétrer le jardin, et le dévaster ? Il erra dans le jardin, et tenta de se détendre en admirant sa beauté, mais il n’y parvint pas. Il pensait aux agonies si nombreuses au-delà de ces murs pastel où chantait la mer… et où criaient les goélands… Il se figea soudain, soupçonneux. Les goélands… la mer dans les murs… le fleuve de puissance courant sous le jardin… ces morts innombrables parmi les humains étaient-elles le prix du retour de Verte Bruine ? Et celui-ci en était-il conscient ? Manis ne l’avait pas exclu… mais le lettré avait semblé surpris par les Tuan… était-ce à dire qu’il était in-
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nocent ? Ou avait-il craint pour ses propres plans, perturbés par ces intrus ? Après tout, il avait accepté que Bâton d’Encre tuât pour lui, il avait créé de la beauté en sacrifiant des vies. Éliminerait-il des villages entiers pour assurer son bien-être, et celui de ses enfants ? Bleu Nuit se laissa tomber à genoux, il se plia en deux, et il gémit, les larmes aux yeux. Il ne voulait pas… il ne voulait pas que son maître fût coupable. Il ne supporterait pas que sa douceur fût accompagnée de tant de dureté. Il cria, un cri étouffé, puis il parvint à laisser sortir un premier sanglot, et il s’effondra en larmes. Plus tard, il sentit une main sur son dos, une main douce, légère. Il chercha l’odeur de miel et de cannelle, sans la trouver, et il tourna la tête. Il reconnut la soie rouge qui vêtait Rouge Cerise. Il se remit à pleurer, et elle le caressa doucement. Il finit par murmurer : – Merci. – Je vous en prie, Bleu Nuit. Je suis désolée de ne pouvoir faire plus. J’envie parfois mon mari, et ses talents pour apaiser autrui… Il gémit, et se recroquevilla encore. – Bleu Nuit… vous avez un problème avec Verte Bruine ? – Un problème ? Comment pourrais-je avoir un problème ? Il est si doux, si paisible, rien n’est jamais compliqué avec lui, la vie coule sans heurt, baignée de lumière, et les souvenirs tendres s’accumulent en moi ! – Et pourtant… je le nomme, et vous frémissez. Il se redressa, et serra sa main entre les siennes.
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– Oh ! Rouge Cerise ! Je ne sais que penser ! Je… je le soupçonne d’être responsable… d’horreurs sans nom… et je… je ne veux pas que ce soit vrai ! Mais je ne veux pas non plus me mentir à moi-même, aimer un monstre parce qu’il saurait sourire, parce qu’il aurait le visage de mon meilleur ami ! Elle lui caressa le visage. – Bleu Nuit… je ne sais pas de quoi vous soupçonnez mon époux, mais je doute que ce soit vrai. Il n’y a pas de place pour l’horreur dans son esprit paisible. – Et pourtant… les prisonniers qui meurent pour le jardin… – Pas pour le jardin, Bleu Nuit, pas pour le jardin, pas pour Verte Bruine… pour que je vive. S’il avait dû continuer à me mettre en danger, il aurait préféré la mort. Mon père a choisi pour nous, il nous a offert une vie confortable plutôt qu’une menace perpétuelle. Et Verte Bruine n’a pas refusé. À quoi bon ? Il avait déjà compris que mon père tue sans hésiter, pour se sentir puissant, pour devenir plus riche, pour se venger parfois… L’exorciste soupira, puis il souffla : – Sous le jardin coulent des fleuves… des fleuves de puissance… terrible et effrayante… – Des fleuves à la mesure d’une montagne, Bleu Nuit. Elle s’est redressée, ne l’oubliez jamais. Elle agit à son gré, et modèle les vies comme un général placerait ses armées. Bleu Nuit songea aux fils que Verte Bruine pensait attachés à ses membres, aux actes qui ne lui étaient permis que s’il avait reçu… un ordre ? Il murmura :
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Si le magistrat prend sa plume Et signe un ordre d’exécution L’oie qui l’a nourrie de sa chair Verra-t-elle son plumage pâle Rougi du sang du condamné ? La plume restera la plume Même si les mots sont assassins… Et mon ami aux mots si tendres Restera pur et intouché Quelque rôle qu’on lui fasse jouer. Rouge Cerise lui sourit tendrement. – Vous l’aimez tant, Bleu Nuit… et il vous le rend bien. De nous tous, vous êtes celui qui lui ressemble le plus. Vous avez au cœur la même douceur, le même souci de ne pas blesser… Ne doutez pas de lui. – Et pourtant, Rouge Cerise… ces horreurs… elles lui profiteraient. – Mais bien sûr. Seulement, si elles doivent être commises et assumées, ce sera plutôt par moi-même, par Lotus Mauve, par mon père… nous tous, nous veillons sur Verte Bruine, et nous commettons que ce que nous jugeons nécessaire, même s’il s’y refuserait absolument. Et tous… nous avons le plaisir de le savoir pur de tout crime. – L’innocent du jardin… – Mais oui. Il s’en serait contenté, lui. – Pas vous ?
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– Ah, Bleu Nuit ! Je suis née d’une montagne… j’aimerais que mon regard puisse jouir de la beauté non seulement ici, mais jusqu’aux horizons. – Même s’il faut tuer pour cela ? Elle éclata d’un rire franc. – Je ne suis pas un général, Bleu Nuit, je ne planifie pas l’élimination de peuples entiers. Mais s’il faut faire couler le sang pour préserver notre bonheur, je le ferai très volontiers. – Vous semblez si confiante… savez-vous vers quoi nous nous dirigeons ? – Non, et peu importe, car je suis née pour y aller, et que l’épée m’instruit jour après jour. J’ose espérer que je trouverai de quoi m’amuser ! Et si ce n’est pas le cas… mon cher époux m’aura appris assez de sagesse pour que je ne m’énerve pas outre mesure. La frustration, cela se gère… aussi surprenant que cela ait pu me paraître au premier abord. Il la regarda, il admira le flot de ses cheveux châtains, ses épaules droites et musclées, ses doigts effilés aux ongles délicats, mais à la poigne si ferme, et ses pieds charmants, capables de caresser d’un orteil suave comme de tuer d’un seul coup. Il se sentit soudain très calme, et il se leva pour cueillir un camélia rouge vif, qu’il lui offrit. Elle l’accepta en souriant, et ils restèrent assis l’un en face de l’autre. Il n’avait pas envie de lui refuser quoi que ce fût, il n’avait pas envie de se poser des questions, il n’avait pas envie de lutter contre le courant. Il se sentait petit, et il avait envie d’être bercé. Elle lui sourit, et il se blottit dans ses bras. Il essaya de graver dans sa mémoire la paix qu’il éprouvait, mais il savait déjà qu’il n’y parviendrait pas. Il n’était pas né d’une montagne, lui, mais de la chair d’une femme, et les larmes des mères lui brisaient le cœur.
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* Bleu Nuit ouvrit les yeux, et réalisa qu’il était couché dans l’herbe, avec sous la joue une pièce de tissu. Il se redressa, et reconnut le foulard de Rouge Cerise. Il le plia avec soin, le rangea dans sa robe, et envoya un oiseau blanc à tête rouge lui dire qu’il le lui rendrait aussitôt qu’elle le lui demanderait. Il espéra qu’elle ne le reprendrait jamais. Il regarda le ciel reflété dans le bassin, et il songea que s’il ne pouvait rien contre les perles, et rien contre les fleuves, il existait un remède contre la maladie ! Il aurait eu de la peine à l’oublier, puisqu’un peu de Roseau Bleu y avait été inclus. Il chercha Lotus Mauve, et le trouva occupé à disposer des fleurs de jasmin sur une plaque de matière grasse qui en prélèverait le parfum. – Bonjour, Lotus Mauve. Je suis heureux de vous revoir. – Tiens donc. Et que me vaut une telle débauche de mensonges polis ? – Je… j’ai réalisé que le pays est victime d’une épidémie, de cette maladie même dont vous avez sauvé Lys d’Eau et Bâton d’Encre. Je vous demande un peu du remède, et sa recette si possible, afin qu’il puisse être produit et diffusé. – Allons, Bleu Nuit ! Vous m’aviez refusé l’un des ingrédients de ce remède, et je vous en donnerais aujourd’hui ? Vous n’avez vraiment pas de chance… vous avez changé d’avis, mais moi aussi, et nous voilà en désaccord à nouveau. – Lotus Mauve, il est bien question de mésentente ! C’est d’une atroce maladie qu’il s’agit, de morts pitoyables, dans des souffrances abominables !
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– Je vois que vous avez enfin pris connaissance des détails. Mais moi, je les connais déjà, et ils m’indiffèrent. – Vous n’avez donc aucune pitié ? – Mais si, bien sûr… je n’interdis pas aux survivants d’achever les mourants. – Lotus Mauve, je vous en prie… je vous demande seulement de faire votre métier. – Ah, vraiment ? Et dans ce cas, ne serait-il pas de mon devoir de médecin de mettre Verte Bruine en garde contre les manigances nocturnes de son disciple ? Bleu Nuit pâlit, puis murmura : – Il sait… il sait très bien qu’il s’est passé quelque chose. – Mais il a eu la bêtise de vous faire confiance, et de ne pas chercher à découvrir ce que c’était. Ennuyez-moi encore un instant, et il le saura. – Oubliez ma demande. – Avec le plus grand plaisir. Et bonne après-midi à vous. Maintenant que nous n’avons plus rien d’important à faire, nous pouvons jouir de la vie. L’exorciste se demanda si pleurer, c’était réellement jouir de la vie. Il se dirigea à pas lents vers la porte du jardin, mais il ne la franchit pas. Il fit demi-tour, et s’assit sur le banc où Verte Bruine avait parfois attendu son retour. Il en caressa le bois poli et teint avec tendresse, songeant que les doigts de son maître s’y étaient attardés. Oui, il y avait une barrière entre eux… mais il y en avait une autre avec tout interlocuteur. Elle ne le dérangeait
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que par sa nouveauté, mais certainement pas par sa hauteur ! Elle ne concernait qu’une part infime des sujets qu’il pouvait aborder avec le lettré… vraiment, elle n’était rien, qu’un peu de bois sculpté qui n’atteignait même pas ses genoux. Loin audessus d’elle, il pouvait prendre les mains de Verte Bruine dans les siennes, il pouvait se serrer contre lui, il pouvait lui sourire. Il se leva, et parcourut tranquillement le jardin, marchant au gré de son désir d’aller revoir une plante ou une autre. Il les salua, il les admira, il cueillit certaines de leurs fleurs, et il se réjouit du bouquet qu’il en ferait pour décorer son pavillon. Il s’arrêta, il ferma les yeux, soupira profondément, puis il se laissa bercer par les odeurs, et il sourit. Malgré l’ombre de Manis, le jardin restait l’endroit où il préférait vivre. Malgré les morts de la prison, son charme était intact. Malgré les blessures subies, il frémissait encore de bonheur sous les caresses de Verte Bruine… et celles de Rouge Cerise. Petite Pomme s’exclama : – Ah ! Tout de même ! Il ouvrit les yeux, amusé. – Oui, Petite Pomme ? – Tu es de retour ! C’est pas sérieux, ça, d’aller jouer tout seul dans des endroits où je peux pas te suivre ! Tu ferais mieux d’inviter tes amis à jouer avec nous. Il songea qu’il faudrait peut-être s’y résoudre, si les fleuves, la maladie et les perles continuaient leur œuvre fatale. Il avait mis en garde ses disciples et la marchande de boulettes de riz, mais la mort avait des visages si séduisants qu’elle restait dangereuse. L’enfant rugit : – Oh ! Tu m’écoutes ?
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– Je t’écoute avec tant de soin que je découvre des merveilles dans tes paroles, et qu’il me faut le temps de les savourer. Elle se rengorgea, et il éclata de rire, car elle ressemblait à son grand-père. Ils revinrent jusqu’à son pavillon, elle le regarda assembler le bouquet, et elle convint que le résultat avait valu sa patience. Elle fouilla parmi ses colliers, et lui en montra un. – Je suis pas très contente de ses couleurs. Tu as une idée pour améliorer ça ? Il en avait une, et elle lui confia le collier. Il ne la vit pas ouvrir la garde-robe, fouiller parmi les habits, et trouver le manteau noir orné de chouettes que lui avait offert Manis. Elle revint avec le vêtement. – Je t’ai jamais vu avec ça. – Il est neuf, je ne m’en suis jamais revêtu. – Il ressemble aux manteaux des fées. – C’en est un. – Tu vois que t’avais tort d’en avoir peur ! Elles sont gentilles, les fées, si elles donnent des manteaux ! – Certainement, oui. Et sais-tu qu’il se marie parfaitement avec une broche que m’a offerte ton papa ? – C’est normal. – Comment cela ? – Mon papa peut tout embellir.
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Bleu Nuit se rappela la masse sombre de la montagne, les fleuves dévorants, l’horreur dans les yeux de la femme à la vie emportée par les flots, et il espéra que c’était vrai. Il aurait adoré disposer d’une myriade de Verte Bruine, ou d’un seul, s’il avait été certain qu’il s’agissait d’un dieu. * Verte Bruine s’assit à son bureau, et dessina de mémoire les petits coquillages qui s’étaient cachés, presque invisibles, dans la blancheur des lapins qui ornaient la robe de Bleu Nuit. Il reproduit aussi les traces de ceux que l’exorciste avait ôtés, et il soupira. Pauvre Bleu Nuit… son trouble était si profond qu’il en devenait négligent, lui qui avait toujours montré un remarquable souci du détail. Il ajouta des couleurs à son dessin, il le découpa, puis le colla et l’encadra dans un petit livre encore vierge. Il se concentra, et une légende apparut en-dessous de l’image. Il la lut, haussa un sourcil, et prit une petite fiole de poudre d’or. Il la déboucha, la posa sur le côté, et la maintint d’un doigt léger. Il ferma les yeux, laissa sa curiosité s’étendre autour de lui en longues ailes d’émeraude, et sous son doigt, le petit récipient oscilla. Quand le mouvement cessa, il rouvrit les yeux, et ne s’étonna pas de trouver son bureau plongé dans la pénombre. Il ne restait dans le ciel qu’un peu de la splendeur du crépuscule, et il prit le temps de l’admirer. Le temps ne passait jamais aussi vite que quand il se montrait curieux, surtout quand il ne savait pas exactement ce qu’il cherchait, ni où trouver les réponses. Il reboucha la fiole, prit avec délicatesse une feuille d’une vert très pâle, presque transparente, et la posa sur les caractères d’or qui avaient envahi la première page du livre. Il la lissa, et elle se fondit dans l’ouvrage. Il le soupesa avec satisfaction, le feuilleta, et admira la mise en page. Quel que pût être le contenu, il aurait le plaisir d’en admirer le contenant. Il rangea l’ouvrage dans une mallette dont la fermeture compliquée résis-
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tait à tous les efforts de Petite Pomme, et il alla manger avec sa famille. Le repas achevé, il s’installa dans sa cour intérieure, et lut à la lueur chaude d’une lanterne. Quand il referma l’ouvrage, il était préoccupé. Ainsi, des fleuves venus de la montagne emmenaient les humains vers un néant grisâtre aux vagues murmurantes. Le lendemain, il demanda à Bâton d’Encre de les faire cartographier et d’en mesurer le débit, et quand il analysa les résultats, il réalisa que la population du pays entier pourrait partir, et mourir. Il soupira à l’idée que les hommes étaient balayés vers le vide, eux qu’il avait accueillis jadis. Avoir survécu si longtemps, avoir colonisé jusqu’au dernier recoin, et être emportés sans recours… il se reprit. Peu importait que sa gentillesse n’eût pas suffi à les sauver ; l’essentiel, c’était que son jardin perdurât. Il avait vécu avant eux, il vivrait après eux. Il se vêtit comme un lettré humain, noua ses cheveux en chignon, les cacha d’une coiffe, se ganta, masqua son visage d’un voile, et, avec un soupir de regret, laissa son odeur se dissiper. Il quitta son jardin, marcha jusqu’au réseau de canaux qui faisaient la fierté de Trois-Ponts, doublant les rues, passant sous les arches reliant les maisons, portant les barques des marchands ambulants, et ravissant les pêcheurs amateurs. Il admira leurs eaux vertes, les branches souples des saules qui les bordaient, et il prit le temps de s’habituer aux émotions, aux odeurs et aux cris des humains qui se promenaient à ses côtés. Il quitta la ville, et il rejoignit le fleuve. Il en devina le bruit avant de le voir, car il courait dans un fossé, comme s’il était plus proche du gouffre que de la terre verdoyante. Il se pencha sur les eaux, et les contempla longuement. Elles étaient rapides, puissantes, attirantes… mais moins que l’herbe sous ses pieds, moins que le soleil dans son dos, moins que le souvenir de Rouge Cerise, et les îles dont elles murmuraient la beauté n’égalaient pas son jardin, ce joyau poli
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au cours des siècles. Il fit demi-tour. Le fleuve pourrait peutêtre éroder son domaine, mais sans l’y atteindre, car il ne souhaitait pas être porté sur son dos. Il se dirigea droit vers sa femme, qui s’était dissimulée avec soin dans une haie, mais dont la présence perturbait les sentiments des insectes reluisants de lumière. Il se pencha à travers le feuillage, et proposa : – Je serais ravi de rentrer en ta compagnie. J’ai joui du bruit léger de ton souffle derrière moi, de la légèreté de tes pas, des frôlements dans la soie au moindre de tes gestes… mais j’aimerais tes lèvres, et puis boire à longs traits la douceur de tes mots. – Tu savais que j’étais là ? – Il est rare que je laisse traîner mes notes sur la table de nuit… – Tu ne pouvais pas demander ? – Je voulais être secouru si besoin, pas dissuadé. – Je suis capable d’accepter un projet risqué, si j’en comprends l’intérêt. – Sans me faire porter le poids de ta contrariété à l’idée que je me mets en danger ? Elle gronda, puis soupira profondément. – Je m’y efforcerai. La prochaine fois, chéri, consulte-moi… s’il te plaît. – Je n’ai plus de raison de m’en abstenir.
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– Et s’il faut me manipuler… un peu… pour atténuer ma mauvaise humeur… fais-le. – À quoi bon ? Tu t’adoucis si bien, quand tu le désires. Mais je n’oublierai pas. Il contourna la haie pour la rejoindre, et ils restèrent enlacés, les branches épaisses et le feuillage leur masquant presque le bruit puissant du fleuve qui dévorait les terres.
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XV Des joues de porcelaine Le petit était heureux. Il adorait courir dans les couloirs où résidaient les Tuan, car leur sol noir et lisse était parfait pour faire des glissades, et nul ne l’en empêchait. Même s’il croisait un Lunaire Noir, il repliait celles de ses jambes qui étaient dans le passage, ou s’élevait vers le plafond avec une indicible grâce. Le petit ne comprenait pas bien comment leurs jambes pouvaient pivoter ainsi, mais trouvait cela extrêmement pratique. Il aimait aussi se vêtir chaudement, puis sortir. Il se grisait d’air pur et de soleil, s’éblouissait de la blancheur étincelante des flancs de la montagne, et les dévalait en folles culbutes, jusqu’à s’arrêter dans les plumes moelleuses. Alors, il remontait courageusement, levant bien haut ses petites jambes. Il s’arrêtait, essoufflé, et contemplait les écharpes de neige que le vent arrachait dans les hauteurs, et le bleu soutenu du ciel. Parfois, il apercevait même Blanche Hermine, mais c’était très, très difficile de la repérer… sauf quand elle tenait la main du berger, qui, lui, était facile à suivre. Il était drôle, vacillant sur ses jambes pleines de trous, mais ses plumes étaient très belles, et leur chant dans le vent, très doux. Dans les vêtements que lui avait offerts Manis, il n’avait jamais froid, et quand bien même ses pieds s’engourdissaient parfois, il lui suffisait de sourire à un Tuan, qui le prenait sur ses épaules. Juché ainsi, il riait de joie, car les Lunaires Noirs étaient rapides quand ils couraient sur la neige. Et Pendaran était si drôle quand il imitait un chien idiot ! D’autres fois, le pe– 436 –
tit se penchait sur le vide, et s’étonnait de trouver si lointaines les brumes qui couvraient les plaines. Certains jours, l’aventurier l’emmenait faire un tour sur ses grandes ailes bleues, et il découvrait d’autres cimes escarpées, d’autres vallées sinueuses, et les rubans bleus des fleuves, comme des lames d’acier fendant les plaines. Mais le plus beau, c’était que Manis avait accepté qu’il l’aidât. Pas comme larbin, non ! Pas pour lui porter à boire, ou lui tenir son peigne, non ! Pour lui servir d’apprenti ! Et ce n’était pas pour rire, car il y avait tant à faire, sur la montagne. C’était si merveilleux qu’il adorait se replonger dans ses souvenirs, ce qui ne lui était plus arrivé depuis que Noir Venin l’avait recueilli. Noir Venin… hé, hé. Il ne la reverrait jamais, parce qu’il n’y avait plus rien à voir. Une fois de plus, il se remémora la nuit de son arrivée. Bien installé dans les bras de Manis, il volait entre des étoiles étirées en cheveux de lumière qui traversaient le ciel. Avant ça, il n’avait jamais su que le ciel était une dame, ni qu’elle était blonde. – Elle est belle, Madame Nuit… – Elle est magnifique, oui, et je suis heureux d’avoir redécouvert le plaisir de voler en elle. Devant eux, une montagne apparut. Elle était si grande que le petit crut qu’il avait manqué un changement de direction, et qu’ils descendaient en piqué vers un nouveau pays. Mais quel pays eût été bordé d’étoiles ? Non, c’était bien une montagne, mais elle lui sembla un monde à elle seule. Il éclata de rire. Penser que Noir Venin avait été si fière de son village… mais il était minuscule, son village ! Et il n’en restait rien qu’un cercle noir sur le sol. Il fredonna, heureux. Sa maîtresse avait voulu monter toujours plus haut, mais c’était lui qui atteignait la montagne, et
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qui posait le pied plus haut que les oiseaux ne volaient. C’était lui, et pas elle. Les Tuan se posèrent, et le petit courut vers les autres enfants. Il avait hâte de partager sa joie avec eux, mais fut déçu, car ils ne semblaient pas rassurés par les Lunaires Noirs, et ne faisaient que murmurer et souiller leurs culottes. Les Tuan les firent entrer dans leur maison, de magnifiques couloirs de pierre sombre, taillés avec art, et tout décorés d’argent. Ils les emmenèrent jusqu’à une chambre, leur dirent de s’y reposer, et de prendre autant de nourriture qu’ils le voudraient. Le petit regarda, fasciné, les paniers débordant de fruits secs, de saucissons, et de cubes de fromage, dur et odorant, qui s’effritait sous la dent. Il y avait même des pignons, en coupes entières et débordantes, et il frissonna de désir, puis tendit la main, les yeux brillants. Les autres n’avaient pas faim. Il proposa de jouer, mais ils refusèrent, et il explora la pièce, seul. Il commençait à s’embêter quand Manis ouvrit la porte et regarda les enfants. – Petit… daigne accepter mes excuses, j’avais à faire. J’ai l’impression, hélas, que tu t’es ennuyé en mon absence, et j’en suis désolé. As-tu envie de faire un tour avec moi ? – Oh, oui ! Il courut vers le Tuan, et celui-ci le souleva comme s’il n’avait rien pesé. Ils quittèrent la pièce, et il demanda : – Et les autres ? Personne ne veut jouer avec eux ? – Ah, les autres. Penses-tu qu’ils veuillent jouer ? – Non, c’est vrai. Ils ne mangent pas, ils ne jouent pas, ils ne parlent pas. À quoi bon les avoir emmenés ?
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– Nous ne faisons rien en vain, rassure-toi. Veux-tu que je te montre ce qu’il adviendra d’eux ? – Oui ! Manis l’emmena jusque dans ses appartements, et lui montra un homme extraordinaire, qui se tenait absolument immobile. Son visage était détendu, sa posture gracieuse, et le petit l’admira : – Il est très fort, celui-là ! Moi, j’aurais une crampe, à sa place ! – Il ne peut plus avoir de crampe. Il y a des jours déjà qu’il est installé ainsi, et le restera aussi longtemps que j’aurai envie de le voir. – Eh bien ça… comment fais-tu ? Le Tuan sourit largement. – Je peux te montrer. Mais il nous faudra tuer un homme, et le vider, pour ne garder que sa peau. Cela ne te dégoûte pas ? – Oh, ça… c’est moi qui nettoyais les poissons, tu sais ? Et les lapins aussi ! Mais les lapins, il faut enlever leur peau, alors que les poissons… seulement leurs écailles ! Manis lui caressa la tête, heureux de le voir si expérimenté déjà. Il prit le temps d’organiser formellement une séance de création collective, qui coïncidait avec l’heure du repas. Le moment venu, ils retournèrent dans la chambre où les enfants tremblaient toujours. Les Tuan les vidèrent, et le petit grimaça :
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– Manis… euh… ça n’a pas un peu goût à caca, quand même, si c’est tout mélangé ? – Oh, non. Le venin, c’est comme l’hiver, cela fait passer les mauvais goûts. Tu veux goûter ? Le petit entrouvrit la bouche, et d’un baiser, le veuf laissa couler un peu de chair liquide en lui. Le petit avala, et constata : – C’est vrai que ce n’est pas mauvais. Mais je crois que je préfère quand c’est rôti, et un peu de poivre n’eût rien gâté, non ? – L’humain, c’est comme le poulet, chacun le prépare à sa manière. Tu n’as pas à te faire à la nôtre. Ensuite, les Tuan lui montrèrent comment reconstituer la forme des enfants, mais en les embellissant par le silence, l’immobilité, et la grâce. Ensuite, ils leur choisirent les cadres les plus esthétiques, et le petit réalisa à quel point le décor importait dans la présentation d’une œuvre. Dire que tout ce temps, il n’avait pas fait attention à choisir devant quoi il se tenait ! Ah ! Quel spectacle médiocre il avait dû être ! Heureusement, Manis ne le connaissait pas encore. Il s’approcha de ses camarades immobiles, il caressa leurs visages souriants, à la peau très lisse, et s’exclama : – Ah ! Si seulement vous aviez pu passer plus tôt… ce que Noir Venin pouvait faire comme bruits et comme grimaces, vous n’imaginez pas. – Je crains fort que si, soupira Manis, et c’est bien pour cela que nous avons développé l’art de l’entrée en grâce. – L’art de l’entrée en grâce…
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– De la transfiguration. – Ce sont de beaux mots. – Qui recouvrent des réalités encore plus magnifiques, comme tu commences à t’en apercevoir. Dès ce jour, le petit suivit Manis, qui lui enseigna patiemment son art. Il souriait à chacun de ses succès, le consolait de chacun de ses échecs, et le petit s’étonna. – Manis… n’es-tu donc jamais en colère ? – En colère ? Pourquoi ? Comment saurais-tu faire ce que nul ne t’a enseigné ? Comment pourrais-tu avancer plus vite que ta bonne volonté ne le permet ? Il caressa les cheveux du petit de sa longue main noire, et ajouta : – Chacun possède son propre rythme, petit, et peu importe s’il n’est pas le nôtre. Seul ton sourire compte. – Manis… tu es un merveilleux papa. Avec toi, ce sera facile de devenir grand, et je saurai faire tellement de belles choses ! Je serai vraiment content d’avoir des mains ! Le Tuan le serra contre lui. Jour après jour, le petit continua à étudier, sans trouver de limites à la patience de son maître, qui ne rechignait jamais à lui montrer à nouveau comment s’y prendre. Il trouvait normal d’être moins habile que son mentor, non seulement parce qu’il débutait, mais parce que celui-ci avait des yeux extraordinaires. Avec eux, il discernait son premier enfant, Demi-Lune, qui avait accepté avec joie l’arrivée d’un petit frère, et, surtout, la magnifique Rengganis, sa femme, qui bruissait de joie en sachant son tendre époux pourvu d’une
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famille. Quand il regardait bien le visage de Manis, le petit croyait les voir, lui aussi. Le seul qu’il n’aimait pas, c’était Kusumah, qui ne souriait jamais, et cliquetait d’une manière étrange quand il l’apercevait, avant de se détourner. Mais il ne le redoutait pas, car Pendaran lui avait juré que l’artiste détestait lui faire plaisir. Or, même s’ils ne se parlaient guère, le Tuan sinistre avait bien compris que s’il nuisait au petit, il serait tué par l’aventurier, avec une ineffable joie. Par conséquent, il n’y avait aucun risque. Et en effet, Kusumah s’obligeait à cacher qu’il abhorrait le petit. Manis, entiché d’un humain ! Manis, pervertissant la culture tuan pour la transmettre à du bétail ! Demi-Lune avait été un exploit, une merveilleuse réalisation de l’élevage tuan, mais le petit ! Le petit était une mésalliance, un encanaillement. Le petit resta donc en vie, comme l’avait affirmé Pendaran, et découvrit les fabuleux matériaux qu’utilisaient les Tuan. Il resta bouche bée devant leur étrangeté et leur usage original. Ses préférés étaient les morts bourrés de fleurs, à la fragrance délicieuse ; en y plongeant le nez, il songeait avec gratitude à Suling, le Tuan fluide et calme qui veillait sur le jardin, et mariait si bien les parfums à la chair. Puis il farfouillait entre les corolles, en quête des petits billets qu’y glissait parfois l’enfant assistant le guetteur. Ils le faisaient rire, et lui réchauffaient le cœur, car c’était bon d’avoir un ami de son âge, un ami dont l’écriture ajoutait comme des bulles, des volutes et des taches, dans l’écriture tuan. Il ne le voyait que très rarement, car il avait beaucoup de travail avec tous ces morts à embellir, mais quand il passait, il lui apportait des fleurs merveilleuses, et ils admiraient ensemble la délicatesse de leurs pétales, et la beauté de leurs feuilles. Il lui décrivait également les habitants du jardin, aussi colorés et gracieux que leurs plantes. Le petit eût aimé les voir, mais il s’amusait trop sur la montagne pour s’en éloigner. Cependant, quand un Tuan se rendait au jardin, il lui confiait
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des messages pour son ami, des mots légers comme des plumes, et scintillants de neige vive. Un matin, Manis l’invita à aller pêcher, et le petit le regarda, étonné. – Pêcher ? En plaine ? – Non, pas en plaine. Près d’ici, dans une passe enneigée. Je vais te porter. Le petit cria de joie, car il aimait voler. Ils se posèrent, et il vit que la passe était obstruée par des filets. Ce qui viendrait de la plaine s’y prendrait à coup sûr, et il apprécia la douceur du vent qui remontait le long de la montagne. Il aperçut bientôt des points, qui grossirent. – Ah ! Des oiseaux ? – Regarde mieux. Le petit attendit, puis s’exclama : – Mais… ils n’ont pas d’ailes ! Comment volent-ils ? Ils arrivaient par essaims entiers, flottant dans un vent lent, épais, et le petit s’étonna de voir ses vêtements soudain mouillés. – C’est un vent de mer, petit, et ils y flottent. Ce qui mouille tes vêtements, ce sont les embruns. – Les embruns ?
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– Tu as vu les écharpes de neige que le vent arrache à la montagne ? Les embruns sont les écharpes d’eau que la brise arrache aux vagues. – Comme sur le lac, quand il soufflait très fort ? – Oui, mais ceux de la mer sont salés. Le petit aida les Tuan à ramener les grands filets dans lesquels le vol s’était pris, et il préleva l’un des oiseaux sans ailes. C’était une statuette humanoïde, taillée dans une ardoise étrange, sombre, striée, avec des reflets verts et bleus. Elle avait un ventre de nacre, très lisse sous le doigt ; ses yeux, ses dents étaient de perles, alignées les unes à côté des autres, et ses narines, bouchées par de petits escargots blancs. Il observa : – Quelle drôle d’ardoise ! – Ce n’est pas de l’ardoise, mais de la coquille de moule. – C’est tout ce qui reste d’un vivant ? – C’est tout ce que nous recevons, oui. – Mais où est le reste ? – Dans un océan gris. – On ira le voir ? – Jamais, si le choix m’est laissé. C’est un endroit très triste, et puis… nous avons trop pleuré déjà, toi et moi, pour être sûrs qu’il ne nous retiendra pas. Le petit frissonna, et affirma :
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– Nous sommes bien mieux ici ! – Tout bien considéré, oui… même si cela m’étonne encore. Dans son dos, Manis crut sentir le sourire moqueur de la montagne. * Le lendemain, le petit n’avait pas envie d’aller à la pêche. Il marcha jusqu’à l’une des combes glaciales où se dressaient des colonnes de neige, et admira sa teinte bleutée, puis le contraste formé avec la lumière dorée qui vint frôler les sommets des piliers. Il s’approcha, car il adorait les larmes qui naissaient des colonnes effleurées par le soleil, et formaient autant de coulées de glace translucide. Il les caressa du doigt, puis remonta s’asseoir dans un endroit d’où il voyait toute la vallée, et attendit Blanche Hermine. Elle finissait toujours par passer. Il ne la vit pas arriver, mais elle le salua gaiement du bras, et il la rejoignit. Elle lécha un pilier de sa langue rose, et le petit sauta d’impatience, réjoui à l’idée de voir éclore le mort. Celui-ci craquela sa gangue de glace amincie, dégagea sa tête, et tenta de remplir d’air ses poumons froids et flasques. Comme tous les autres, il essaya de voler la vie du petit, mais celui-ci avait appris à la garder pour lui. Quant à Blanche Hermine, sa vie était si froide que les morts qui l’effleuraient glapissaient de surprise, et se recroquevillaient, matés. Un jour, le petit demanda à Manis : – Et ces colonnes, comment les fabrique-t-on ? – Nous n’avons rien à faire. Les morts surgissent peu à peu, le sommet de leur crâne pointe hors de la neige, puis le reste de leur tête, et tout leur corps enfin. Le vent qui souffle autour d’eux leur offre une coque de neige.
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– Ah… ce n’est pas très drôle. – Nous ne pouvons pas tout faire. Mais, si tu le désires, je peux te montrer ceux qui nous les préparent, à condition que tu ne te fasses pas remarquer. – Pourquoi ? – Ils ne savent pas ce qu’ils font. – Et s’ils l’apprenaient, ils arrêteraient ? – Immédiatement, je le crains. – Ah non, alors ! Et nos colonnes ? Ils y pensent ? – Justement pas, puisqu’ils ignorent ce qu’ils créent. – Mouais. Pourquoi ne rien leur dire ? – Parce qu’ils sont un peu étroits d’esprit. Ils ont besoin de pensées simplistes pour être motivés. Tout ce qui est compliqué leur semble promis à l’échec, et les décourage. – Beuh… tu es sûr qu’ils ont un cerveau ? – Tout dépend de ce que tu désignes sous ce terme. Les escargots aussi ont des sortes de cerveau. – Ouais. Nous y allons ? – C’est le genre de visite qui se prépare, petit. Laisse-moi quelques jours. – Mais puisqu’on restera cachés ?
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– Seulement des imbéciles, petit, seulement des imbéciles, et le danger vient des autres. Au jour convenu, Manis et le petit se posèrent sans bruit sur un toit de tuiles vernissées de blanc, se glissèrent dans l’ombre de sa charpente, et s’installèrent sur les poutres. Le petit murmura : – Mais penchés comme nous le sommes, ne nous verrontils pas ? – Non. À nous le jour qui révèle, à eux la nuit stagnant sous le toit, qui aveugle. – Chacun son lot, quoi. – C’est cela. Le tout est de tricher lors de la distribution. Ils virent arriver des processionnaires vêtus de blanc, sobrement, mais avec soin. Les pans de leurs longues ceintures ondulaient au rythme de leurs pas, leurs cheveux noués en chignon s’ornaient de fleurs blanches, et ils tenaient de l’encens entre leurs mains jointes. Ils étaient suivis de chariots sur lesquels étaient disposés des cercueils, et enfin d’une chaise où siégeait un homme impassible, vêtu d’un long manteau blanc. Le petit observa : – Eh ! Celui-là, il noue son manteau presque aussi bien que Pendaran ! – Vraiment ? Cela ne m’étonnerait pas, en effet. Il sait abdiquer un peu de sa puissance pour nous laisser conscience de la nôtre. – Quoi ?
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– Il s’abstient d’être parfait, pour ne pas nous décourager. Assez remarquable pour encourager à s’améliorer, oui ; si compétent qu’il en paraîtrait inaccessible, non. – C’est un professeur, lui aussi ? – Oui. – Qui c’est ? – Monsieur Blanc. Les cercueils furent disposés devant le sanctuaire, rangée après rangée, comme la traîne d’un paon, et l’assistance se recueillit. Monsieur Blanc descendit de sa chaise, et gravit les escaliers qui menaient à l’autel avec une lenteur solennelle. Il détestait se traîner ainsi, alors qu’il aurait pu atteindre le toit d’un bond, mais cela eût manqué de cette dignité qu’affectionnaient ses disciples. Maudit décorum ! Il se reprit, car moyennant un petit spectacle au fond assez bref, ils fournissaient pour lui des efforts insensés. Il fallait bien qu’il leur versât, fût-ce en étouffant ses soupirs, le salaire de leur folie. Il leva les bras, et les porteurs de fleurs les laissèrent tomber sur les cercueils. Malgré la distance, malgré le bois peint, il discernait parfaitement les corps, empilés jusqu’à bourrer les bières, car il n’était plus temps de finasser. Ses disciples étaient déjà très fiers d’éviter à ces pauvres hères la honte d’une fosse commune. Et ah ! Que n’auraient-ils pas fait pour le privilège de se gargariser de leur grandeur d’âme, de leur sens moral resplendissant ! Gravement, il commença l’oraison funèbre de ces morts méritoires, fauchés trop tôt par une maladie cruelle. Il enchaîna sur le rituel de purification qui laisserait leurs âmes libres de
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s’élever vers les cieux, aussi atroce qu’eût été leur mort, et quelques blasphèmes qu’ils eussent proférés. De sa voix calme et claire, il pria les dieux souverains d’accepter leurs enfants défunts, de leur ouvrir tout grand leurs bras immaculés, et de les revêtir, dans l’au-delà radieux, d’un vêtement de gloire. Le petit rit, complice. – Hé, hé… un vêtement de glace, hein, Manis ? – Eh oui. – C’est vrai que c’est bien du travail ! Laisse-moi deviner… fabriquer des boîtes, ramasser des morts, les ranger, les porter jusqu’ici, même s’ils sont lourds, les disposer joliment, ajouter des fleurs, rester sage pendant toute la cérémonie… et après ? – Les enterrer, évidemment. – Mais comment arrivent-ils jusqu’à la montagne ? – Qui sait ce que transportent les puissances souterraines qui courent sous nos pieds ? – Eh bien ! S’ils savaient, ils diraient merci ! Tu imagines, s’ils devaient les porter eux-mêmes jusqu’en haut de la montagne ! – Ne t’inquiète pas, ils pensent déjà être des privilégiés, il n’y a nul besoin d’en rajouter. – Mais tout de même… c’est sacrément bien organisé. – Sacrément, oui. Divinement, même. Le mot est parfaitement choisi.
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Le petit s’épanouit. Monsieur Blanc termina la cérémonie, et resta debout, jouissant du parfum délicat de l’encens au jasmin. Il regarda ses disciples emporter les corps, auxquels ils donneraient des sépultures décentes, de leurs mains toujours plus calleuses à mesure que les jours passaient. Il ne lui resterait plus qu’à en fournir les coordonnées aux serviteurs de Monsieur Noir, qui se feraient un plaisir d’aller piller les tombes si soigneusement creusées. Après cela, ils joueraient du hachoir avec cette joie naïve qui les caractérisait, et éparpilleraient les corps dans toutes les terres connues, pour étendre encore le fléau. Ah ! Que les humains pouvaient faire preuve de bonne volonté, quand ils étaient encadrés avec soin. Il regarda le ciel, et décida qu’il était temps d’aller nourrir ses pigeons, qu’ils fussent immaculés dans son colombier blanc, ou noirs, leur cou juste teinté de vert et de bronze, dans son pigeonnier noir. Dans tous les cas, ils emmenaient entre leurs pattes de quoi souiller quelques citernes et puits. Ah ! Les pigeons… un cerveau si bien conçu, sans intellect pour le diriger. Il eut une pensée émue pour ceux de ses disciples défunts qui s’y étaient installés, presque de leur plein gré. D’ailleurs, il était temps de préparer quelques émissaires de plus, d’autant que cela amuserait le petit protégé de Manis. Revenu dans son bureau, il attendit que ses invités le rejoignissent, et régala l’enfant de quelques travers de porc grillés, d’une salade décorée de noix, et d’un peu de riz aux légumes. Il prit lui-même quelques bouchées de viande, pour le plaisir d’observer ce que la marinade et la cuisson en avaient fait, puis il tendit le reste à l’enfant qui finissait son assiette, et celui-ci l’engloutit. Il lui offrit ensuite un dessert qui n’avait pas cessé de l’intriguer, un pâté de gélatine verte parsemée de sésame, fourrée d’une farce sucrée, moelleuse et ferme. Le petit le dégusta. – Ah, monsieur ! C’était délicieux ! Si tous les enterrements se terminent ainsi, j’en suivrai plus souvent !
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Monsieur Blanc accepta sa gratitude en souriant, puis lui tendit la main. – Ouvre-la. Le petit trouva une petite boîte d’émail blanc, laiteux, tout décoré d’argent, dont le couvercle translucide laissait apparaître de petits insectes blancs, aux yeux très rouges. – Qu’est-ce que c’est ? – Des morts. – Eh bien ! Je pensais que nos statuettes étaient petites, mais je n’avais pas tout vu ! – Peu importe la taille du support auquel s’accroche un esprit. Le tout, c’est de lui faire admettre qu’il y a un rapport entre lui-même et ce qui le retient parmi les vivants. – Et là, c’est quoi ? – Le sens du devoir, pour ceux-ci. Il montra au petit une boîte noire qui contenait d’affreux petits cafards. – Mais pour ceux-là, la jubilation à l’idée de nuire encore un peu, malgré un décès fort contrariant. Eux qui avaient tant de projets… – Ouh ! Qu’ils sont laids ! – Et ils sont ravis de t’avoir dégoûté.
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Le petit leur tira la langue. Son hôte l’emmena dans le colombier, et l’enfant resta le nez en l’air, stupéfié par le bruissement des plumes, les roucoulements mêlés, et le nombre de corps blancs perchés sur les poutres. Monsieur Blanc tendit la main, et un pigeon s’y posa. Il murmura doucement, et l’oiseau inclina sa tête. Tendrement, son maître lui glissa un minuscule insecte blanc dans la narine, puis laissa l’oiseau s’envoler. Le petit demanda : – Et maintenant ? – Il faut attendre que l’insecte se fraie un passage jusque dans son cerveau, et s’y installe. – Et après ? Monsieur Blanc claqua des doigts, et une bonne moitié des oiseaux se disposa en rangs autour de lui, puis s’immobilisa. Il ordonna : – Demi-tour, droite ! Les oiseaux obéirent. Le petit resta bouche bée, et son hôte lui tapota la tête. Sur un ordre de plus, les pigeons regagnèrent les poutres. Tendant la boîte à l’enfant, le maître proposa : – Veux-tu essayer ? – Je ne sais pas si les pigeons seront d’accord. – Ils le seront. Monsieur Blanc rejoignit Manis, et s’installa dans son fauteuil avec un soupir. Le Tuan demanda : – Tout ce travail… n’est-ce pas trop fastidieux ?
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– Ah, bah… ça ou grabataire ! Je ne suis pas du genre à oublier d’où je viens, Manis, ni quelles sont les alternatives. Le Tuan se tut, et profita de la douce présence de Monsieur Blanc, sans plus s’encombrer de paroles. Quand le petit revint, il hésita à tirer le Lunaire Noir de sa rêverie, tant son sourire était tendre. Il vint tout près de leur hôte, et murmura : – Merci, Monsieur. J’ai trouvé ça très amusant. Et maintenant, la boîte est vide. Puis il rosit, et ajouta : – Je… je n’ai peut-être pas été très sage, Monsieur, et je préfère te le dire. – Vraiment ? Qu’as-tu fait ? – Je… j’ai un peu fait manœuvrer les pigeons. C’est si amusant, de se prendre pour un général ! – Je vois. Ils n’ont pas de mal ? – Ah, non. J’ai arrêté de donner des ordres quand les premiers sont tombés d’épuisement. Mais c’est là, Monsieur, que je n’ai pas très bien compris… – Que s’est-il passé ? – Ceux qui marchaient encore… ils ont continué à bouger jusqu’à s’écrouler aussi ! Monsieur Blanc éclata de rire.
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– Ah, ces disciples ! Toujours désireux de prouver quelque chose ! Ils sont fascinants. Petit, je ne t’en veux pas. Tu n’as rien fait de grave. Ils se diront qu’ils ont bénéficié d’un entraînement supplémentaire, voilà tout. Le petit demeura perplexe, et fut heureux de revenir à la montagne. Là, au moins, tout le monde exécutait avec mesure un travail parfaitement sensé. Il confia à Manis : – Tu sais, je crois que je préfère bouger mes doigts que de donner des ordres aux autres. – Tant mieux, si tu veux toujours devenir un artisan compétent. – Je le veux ! – Mm… alors, je vais te montrer un autre matériau… si tu es d’accord de revenir pêcher, bien sûr. – Avec des filets ? – Non, avec les mains. Le petit suivit Manis jusqu’à une porte ronde tout incrustée de coquillages. Il les caressa du bout du doigt, fasciné par leur mosaïque colorée, par leurs coquilles tantôt mates, tantôt brillantes, ici lisses et là striées. Ils entrèrent dans une grotte assez basse, dont le plafond était piqué d’anfractuosités ténébreuses. Sur le sol, le petit aperçut des amas de coquillages, isolés les uns les autres, plus ou moins élevés. Il tendit la main vers l’un d’entre eux, mais Manis avertit : – Non ! Ne les touche pas tant qu’ils sont petits. Il est trop tôt encore.
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Le petit entendit un tintement, et réalisa qu’un nouveau coquillage était tombé sur la pile. Mais elle n’était guère plus haute ! Il décida de ne pas attendre, chercha du regard un tas plus élevé, et s’en approcha. – Et celui-ci ? Il est assez grand ? – Oui. Il ne lui manque qu’un petit encouragement. Manis prit une conque, la remplit d’eau salée qu’il versa avec délicatesse sur le tas de coquillages. Ceux-ci frémirent, et le petit vit apparaître un nez, bientôt suivi de deux yeux bleus montés sur de longs pédoncules roses, puis d’un bras couvert d’une carapace d’un blanc tacheté de rose, de brun et de noir. Il la fit tinter du bout de l’ongle, et le bras se recula, surpris. Le Tuan recommanda : – Ne l’effraie pas, il est encore timide. Il lui faut le temps de se déplier, et c’est long. Mais il est persévérant. Le petit se montra patient, et ne fut pas déçu. Devant lui se tenait une créature à la tête humaine, dont les yeux se promenaient de droite et de gauche, et se heurtaient parfois l’un l’autre. Elle n’était pas très haute, et son petit abdomen tordu était entouré d’une gangue de coquillages agglutiné. Mais ses quatre bras, les uns pourvus de doigts, les autres d’orteils, étaient tous recouverts d’une carapace aux motifs magnifiques. Il se pencha, et s’exclama, attendri : – Manis, regarde ! Là, à la base de son cou… il y a une autre tête, plus petite, et une toute petite pince, avec des doigts de bébé ! Il caressa la minuscule main, dont la chair était aussi boursouflée et décolorée que celle de sa mère.
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– Et eux ! Comment les utilise-t-on ? – Comme les morts déneigés, comme ceux dans l’écorce, ceux dans la pierre, ceux dans les mousses et les fougères… – Et donc, comme les statuettes aux yeux de perles. – Voilà, tu as compris. – Ça, oui, mais c’est facile à retenir ! Tu me l’as appris : Pour faire une bonne plume, Il faut de beaux humains. L’un tué par les dieux, L’autre par les hommes fleurs, Et le dernier enfin, Dévoré par la nuit, La nuit au cœur des cieux, La nuit aux pattes noires. Pour faire une bonne plume, Il faut beaucoup de soin. Il ajouta : – Mais ce que je n’ai pas compris, c’est ce qu’est venu faire le monsieur en bleu, tu sais, celui avec des lapins sur sa robe ? – Il est venu nous aider. – Oui, mais à quoi ? – Ah ! Vois-tu, nous avons eu des problèmes avec certains des morts dans les piliers.
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– Quels problèmes ? – Ils ne voulaient pas sortir. Leur agonie avait été tellement horrible que même la douceur de Monsieur Blanc échouait à leur rendre courage. – Et le monsieur en bleu, il est plus doux que Monsieur Blanc ? Manis resta songeur, puis murmura : – À sa façon, oui, c’est bien possible. Mais ce n’est pas ce que je lui ai demandé. Il sait parler aux morts, et, à travers lui, les morts peuvent se parler entre eux, ils peuvent même se sentir les uns les autres. Alors, je l’ai prié de me fabriquer des morts qui ont très, très envie de revivre, parce qu’ils s’ennuient affreusement. – Et alors ? – Et alors, leur envie de revivre suffit à motiver les morts de maladie les plus décidés à croupir en paix. – C’est comme s’ils se prenaient par la main pour y aller tous ensemble ? – Disons que oui. – Et pourquoi lui avoir donné un manteau ? – Parce que j’en avais envie. Je me suis montré cruel avec lui, car il semblait si désireux de m’aider, et si impuissant à le faire, que j’en devenais méchant. Mais j’ai fini par l’apprécier… et j’ai voulu le lui dire, à ma façon. – Penses-tu qu’il ait compris ?
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– Je ne sais pas. Le petit réfléchit, puis caressa la main de Manis, et : – C’est tout de même étrange que nous sachions faire sourire les morts, mais que nous ignorions si un vivant est content ! Le Tuan acquiesça, et le petit partit en courant faire des culbutes dans la neige. Pendaran s’approcha de son ami, et constata : – Il apprend vite, et tout lui paraît simple. – Je suis content de lui, et je suis également heureux d’être un peu moins seul. L’aventurier haussa un sourcil amusé, et Manis soupira : – Tu sais ce que je veux dire par là. Toi, je ne peux pas te couver. Tu es bien trop grand, trop savant et trop rapide pour cela. – Merci du compliment. Mais moi aussi, j’ai quelques questions. – Je serai ravi de les écouter. – Tu as dit que nous pouvions utiliser non plus une corolle entière, mais un seul pétale de chaque cadavre fleuri. Pourquoi ? – Bleu Nuit a maximisé leur envie de vivre. De ce fait, peu nous importe que la prison se vide, nous aurons toujours assez de matière première pour créer nos plumes.
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– Là, je ne te suis plus. Les morts de maladie ont également été tués pour un Seferneith… suave comme un étang où voguent les corolles, aussi doux que le vent doré du crépuscule… n’étaitil pas possible de nous en contenter ? – Non, hélas. En créant les plumes, nous devons conserver un lien avec Verte Bruine, qui n’est pas responsable de cette épidémie. – Et si la police devait échouer à remplir la prison ? – Nous le ferons nous-mêmes. – Oh, voilà qui va intéresser notre guetteur dans le jardin… il ne s’ennuie plus guère, d’autant qu’il choie un enfant, lui aussi ; mais si tu l’autorises à chasser, il sera ravi. Certes, ce sera pour incarcérer et non pour collectionner… mais à terme, tous passeront par son atelier, et raviront son protégé tout autant que lui-même. – J’aurai grand plaisir à autoriser un artiste aussi admirable que Suling à choisir lui-même ses matériaux. Mais il devra attendre que le personnel humain fasse défaut… ou que nous trouvions une manière discrète de remplir les cellules sans être remarqués. – Des barreaux amovibles, cela devrait pouvoir se faire… je vais y réfléchir. – Sois loué de ton ingéniosité et de ta bonne volonté, Pendaran. – Sois béni d’avoir des besoins si amusants à satisfaire, Manis.
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Ils se sourirent, puis se remirent au travail. Comme disait le petit avec ses bonnes joues rouges et son sourire ravi, il y avait tant à faire, sur la montagne ! Pendaran se mit à siffloter, et Kusumah se demanda si la surdité pouvait être volontaire et réversible. Que pouvait-il y avoir de plus hideux qu’un sentiment non seulement manifesté, mais emporté au loin par un vent complice, qui semblait ricaner de le voir si gêné ?
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XVI Entre les pages, le vide Bleu Nuit s’était assis en face de l’étang où s’épanouissaient les nénuphars roses. Il laissait son regard glisser des pétales dressés aux feuilles échancrées finement cannelées, du liseré doré qui bordait chaque limbe aux rangs de vaguelettes sinuant en rubans, et il tentait d’oublier Taste-Cuisses et ses perles maléfiques ; mais l’eau verte chatoyait trop souvent de reflets laiteux, évanescents et traîtres. Il jeta un regard au ciel nuageux, et soupira : vivement le soleil et le ciel bleu ! Il entendit venir Lotus Mauve, et tenta de ne pas se raidir. – Au fait, Monsieur Jamais Content… Bleu Nuit blêmit, et le guérisseur eut un sourire fin comme une lame de poignard. –… j’ai renforcé l’équilibre psychologique de tous les habitants du jardin, les animaux de compagnie et les humains inclus. J’en ai fait autant pour vos disciples chéris et votre mère. Je n’aurais pas voulu qu’une perle suffît à les faire vaciller… Mais je ne peux rien garantir, ils sont tellement… défectueux. L’exorciste étouffa un cri. Comment Lotus Mauve pouvaitil être informé ? Le guérisseur sourit. – Allons, Bleu Nuit, vous savez bien que je perçois les décès… et que j’identifie leurs causes si tel est mon désir.
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– Je vous remercie de vos soins. – Tiens… je sens comme l’ombre d’un reproche. Toujours cette allergie au favoritisme ? – Pardon ? – Comment le diriez-vous ? Ah oui : oh, pourquoi me réjouir d’être sauvé, alors que Lotus Mauve a sûrement oublié de protéger un poulet ou un autre, et peut-être même quelques humains… mieux vaut pleurer sur leur sort que jubiler du mien. L’exorciste s’obligea à rester immobile, et tenta de dissiper sa haine. Le guérisseur conclut, souriant : – Si vous pensez vraiment devoir souffrir de solitude en cas de manque d’humains, demandez-vous donc comment recréer des Seferneith. Pas des ombres fragiles, mais des êtres réels, comme Verte Bruine, comme Petite Pomme, comme les autres enfants… et comme je le suis. Nous, nous sommes immunisés naturellement, et notre compagnie vaut bien celle d’humains ! Il se tut, puis ajouta : – Et si vous ne savez comment faire… vous n’avez qu’à convaincre votre cher maître de creuser un peu dans sa mémoire et de donner vie, réellement vie maintenant, à des amis défunts. Il se détourna, dans un chatoiement violet du meilleur effet, et s’éloigna avec une grâce scintillante. Bleu Nuit était intrigué, car il aurait juré que le Seferneith s’en était voulu d’avoir parlé ainsi, sitôt sa tirade terminée. Lotus Mauve s’arrêta dès que l’hibiscus l’eût caché, et se maudit intérieurement : quel imbécile ! Pourquoi évoquer le re-
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tour d’autres Seferneith ? Verte Bruine les choisirait aussi doux et tolérants qu’il l’était, et ils ne seraient que des handicaps de plus. Il étendit vers l’exorciste, resté fort aimablement immobile et songeur, un parfum d’oubli, mais il n’obtint d’autre effet qu’une signature d’un vert intense. Salaud de Verte Bruine ! Il avait protégé l’esprit de son disciple. Il soupira, car le lettré avait toujours été un papa poule, mais tout de même ! Il avait si peu menacé Bleu Nuit… il l’avait à peine traumatisé… il était excessif de le protéger ainsi. Verte Bruine n’avait aucun sens de la mesure, voilà le problème. C’était un scandale de limiter ainsi la libre expression des sentiments d’autrui. Bien sûr, il ne prendrait pas la peine d’en parler au lettré, car celui-ci l’écouterait avec beaucoup de douceur tout en réfléchissant à la mise en page de son prochain ouvrage, ou en inventant les menus des deux prochaines années. Et quand il aurait terminé d’exposer ses griefs, Verte Bruine le remercierait sincèrement d’avoir eu la courtoisie de confier ses soucis à celuilà même qui en était la cause, et qui continuerait à l’être. Cependant, il serait tout disposé à fournir des arguments qui aideraient à réaliser combien son choix était judicieux, et l’inconfort enduré, parfaitement justifié, et si facile à relativiser. Or, Lotus Mauve n’avait pas la moindre envie d’être convaincu que tout allait pour le mieux dans le plus beau des jardins, si ce n’était qu’il réagissait comme un enfant capricieux. Sacré Verte Bruine… était-il donc totalement incapable d’agir comme un parfait idiot, et de s’en vanter, même un peu ? Bleu Nuit se pencha, cueillit une fleur de nénuphar, en effleura ses lèvres, puis il se promena lentement dans le jardin, pensif. Recréer plus de Seferneith ? Pourquoi ne pas prendre Lotus Mauve au mot, mais en ne choisissant que ceux qui s’opposeraient au massacre de l’humanité ? Les doux, les sages, comme Verte Bruine ? Et puis, n’importe quel guérisseur retrouvant ses esprits serait heureux d’avoir été arrêté avant d’avoir commis l’irréparable. Il ricana, car il était un peu facile
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d’imaginer Lotus Mauve en pauvre innocent appelant désespérément à l’aide. Le guérisseur était un adulte, et s’il tenait à devenir l’assassin d’un peuple, c’était son choix. Tant pis ! Il ne serait donc pas un sauveur, juste un opposant au libre choix d’autrui, pour des raisons purement sentimentales. Lui, il y tenait, à l’humanité, suffisamment pour entraver légèrement les loisirs d’un fléau. Il regarda le rose des pétales, et leur sourit. L’après-midi venu, il s’assit en face de Verte Bruine. Il déposa sur la petite table une corbeille de pétales pour parfumer leur thé. Le lettré la respira, et soupira de plaisir. – Ces senteurs sont exquises, Bleu Nuit, et je me réjouis d’en déguster la saveur. Vos mélanges s’améliorent de jour en jour. – C’est un plaisir que d’être savouré ainsi, maître. Ils se sourirent. L’exorciste songea qu’il se sentait juste assez proche des fleurs, dans sa chair, dans ses sens, pour qu’il fût délicieusement troublé quand Verte Bruine portait la tasse à ses lèvres ; et juste assez distant ne pas être gêné. Offrir était vraiment une manière confortable d’être apprécié. Il était heureux de pouvoir contribuer au moins un peu à l’agrément de leurs rencontres, et il se sentit fier du contentement qui gagna le visage de son maître quand celui-ci prit une gorgée. Autour du lettré, l’odeur de miel épicé se fit plus douce, plus caressante, et Bleu Nuit ferma les yeux pour pouvoir nier en paix la source de la chaleur qui montait en lui, et l’apprécier pleinement. Ensuite, ils parlèrent du passé ; puis l’exorciste dit : – Lotus Mauve m’a proposé de recréer des Seferneith. – Lotus Mauve ? Mais… – Vous semblez surpris, maître ?
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– Je… oui. – J’apprécie votre retenue et votre discrétion, maître ; mais j’aime aussi comprendre. – Lotus Mauve n’a pas la moindre envie de recréer des Seferneith, qui pourraient être de mon avis. La situation actuelle l’arrange. – Lui, vous, et quelques rêves esquissés… – Vous aviez remarqué ? – Lotus Mauve me l’a fait remarquer. – Cela m’étonne. – C’était pour m’humilier, je pense. Verte Bruine soupira, et Bleu Nuit lui caressa la main. – Ce n’est rien, maître, et j’ai été heureux de réaliser que les autres adultes n’étaient que vos reflets, diversement colorés, leurs caractères un peu modifiés, mais… j’ai compris alors l’impression que j’avais eu d’aimer un théâtre de marionnettes ; et pourquoi vous ne leur parliez jamais. – Oui… pourquoi se parler à soi-même quand on se connaît assez bien ? – Pourquoi vous priver de parler à d’autres, quand vous pourriez les recréer ? Le lettré regarda le panier de fleurs, puis, très doucement :
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– J’ai peur, Bleu Nuit. Je serais heureux de les revoir, mais… ils se sont fondus dans la grande nuit, et je… je pâlis, je m’étiole, rien que de penser à elle. L’exorciste prit la douce main brune du Seferneith dans les siennes. – Vous avez peur de la mort, maître… cette peur qui a fait fuir mes disciples, cette peur obscure et dévorante… c’est la mort, tout simplement. La mort, et la solitude croissante qu’elle impose aux vivants ; les plaies qu’elle laisse dans leur cœur, là où s’étaient tenus leurs amours. Mais, Verte Bruine… s’il y a bien un ennemi dont je peux vous garder, un gouffre le long duquel je sais marcher sans choir, c’est celui-là. Le lettré resta songeur, puis il releva les yeux, et observa le jardin qui resplendissait autour d’eux. – Ils me manquent… et l’idée que je jouis de tout cela pendant qu’ils… – Alors, ne restez pas coupable. Faites-les renaître. En avons-nous les moyens ? – Nous seuls ? Je crains que non. Mais si Lotus Mauve veut bien se joindre à nous, la vie leur tissera des corps, elle leur rendra des lèvres pour qu’ils puissent sourire, et vous… vous les aimerez, Bleu Nuit. J’en suis convaincu. Le guérisseur ne se fit pas prier. Il savait que Verte Bruine pouvait insister jusqu’à devenir vraiment ennuyeux ; et Bleu Nuit avait ce talent précieux de gâcher son plaisir par sa simple présence. Mieux valait faire semblant d’essayer immédiatement, échouer avec élégance, et retrouver sa chaise longue. Les humains lui avaient appris comment mentir, tromper, en niant toute culpabilité, et cela allait servir.
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L’exorciste proposa : – Et si nous procédions comme pour Lotus Mauve ? N’y at-il aucun des vôtres dont vous pourriez fortement souhaiter la présence ? Le guérisseur cracha : – Pour qu’il apparaisse parmi des humains, et qu’il soit traité comme je l’ai été ? Jamais de la vie ! – Vous ne pouvez pas choisir le lieu de son retour ? – Demandez à notre enchanteur, Bleu Nuit. C’est lui qui m’a livré aux loups, dans son espoir de sauver de si précieux humains. Verte Bruine sentit une nausée monter en lui. S’il voyait Lotus Mauve seul, celui-ci l’aimait. S’il voyait Bleu Nuit seul, celui-ci le chérissait. S’il les voyait simultanément… il se sentait abandonné des deux. Il ferma les yeux, tenta de se raisonner, mais la nausée s’intensifiait. Allaient-ils continuer longtemps à s’affronter ? Iraient-ils jusqu’à s’entretuer sous prétexte de veiller sur lui ? C’était tellement idiot… il savait se protéger seul. Mais supporter le spectacle de leur haine, de leur mépris… non. Ils étaient si durs, si catégoriques, qu’ils le déstabilisaient, le faisaient douter, vaciller dans ses choix. Et par cette brèche, les souvenirs affluèrent, et avec eux, le malaise… l’angoisse de se trouver seul dans un monde hostile qui n’attendait que sa mort, et se demandait par instants s’il ne fallait pas l’achever, ou si la solitude suffirait à le tuer. Il ferma les yeux, et il gémit. Bleu Nuit lui posa une main sur le bras, inquiet : – Maître ? Que vous arrive-t-il ?
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Lotus Mauve pointa le doigt vers le ventre du lettré. – Il a mal… là. Une douleur aiguë. Mais pas de blessure. Un mauvais souvenir ? Verte Bruine vacilla, et l’exorciste voulut l’aider à s’asseoir. Le guérisseur remarqua : – C’est une blessure mortelle, Bleu Nuit. Si vous l’aidez à s’asseoir, il lui faudra ensuite se coucher. Et il ne se relèvera pas. – Mais vous venez de dire qu’il n’a rien ! – Mais si… il a le souvenir de la blessure qui l’a tué. C’est vous le spécialiste : est-ce que cela suffit à dissiper un fantôme ? – Il n’est plus un fantôme, et vous le savez très bien. Il est stable. – Oui, comme de l’encre sur du papier. Mais si le mot se souvient qu’il n’a pas existé, disparaît-il ? L’exorciste observa Verte Bruine, une angoisse terrible au cœur. Bien sûr que les spectres vivaient de déni et d’inertie, d’arriérés de désir qui partaient en lambeaux ! S’il parvenait à les tuer, c’était en dissipant patiemment leurs illusions, faussement rassurantes, et en leur offrant une fin plus douce que leurs jours étirés sur le vide. Bien sûr que la conscience retrouvée de leur mort les dissipait ! Mais pas celui-ci ! Pas son maître… pas un ami. Il se rapprocha du lettré, et le força à se redresser, lui arrachant un cri. Bleu Nuit faillit fermer les yeux, pour ne pas voir son air égaré, sa perplexité d’enfant blessé incapable de comprendre qu’il causât sa souffrance. Il eut un sourire d’excuse et de réconfort, et sentit qu’il ne pouvait pas se taire. Il expliqua, tendrement :
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– Je suis désolé, Verte Bruine, mais c’est indispensable. Je ne veux pas te faire du mal, mais t’aider. Seulement, c’est impossible sans réveiller ta douleur. Tiens bon, je t’en prie. Le lettré hocha la tête, faiblement, mais un peu de confiance tempérait sa peur. L’exorciste fit glisser ses doigts sur les perles de son collier, et elles se firent plus tièdes, plus délicates, à mesure qu’il descendait vers sa poitrine. Il s’attarda tout contre son cœur, là où soupiraient les plus douces des plumes, anxieuses de soulager, là où pesaient les plus tenaces des graines, résolues à durer et à germer enfin. Il souleva l’extrémité du bijou, la passa autour de la tête de son maître, la reposa sur ses épaules minces. Il sentit les perles changer de température contre son propre cou, et il frissonna, car Verte Bruine avait très froid. Il appuya son front contre celui du lettré, devenu moite et blême, et cédant presque à son contact, comme un sable trop humide que le reflux aspirera ; puis il murmura : – Maître, qu’importe l’inexistence ? Petite Pomme existaitelle, avant que vous ne la conceviez ? Et pourtant, elle vit, et rien en elle n’est perturbé par le peu de durée de son existence. Qu’importe que votre vie ait été interrompue, qu’un gouffre se soit dressé sous vos pas ! Vous existez, ici et maintenant. Pourquoi choisir de vous coucher et de mourir, alors que vous pouvez aussi décider de rester debout, et de sourire ? La mort n’efface pas la vie, elle l’éloigne seulement, elle l’occulte, plus ou moins complètement. Vous avez rallumé la lune, maître ; est-ce pour vous éteindre ? Verte Bruine se força à garder les yeux ouverts, à suivre le fil des mots, à ne pas s’écrouler. Le front de Bleu Nuit était chaud et ferme contre le sien, et les perles du collier rayonnaient la caresse d’un soleil de printemps. Il croyait sentir les fleurs. Mais le sentier… le sentier était si étroit, et le fossé, si profond… il voulait le contourner, mais ses yeux étaient sans
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cesse attirés par le vide obscur… il plongea son regard dans les yeux de l’exorciste, ces yeux qui lui disaient : – Ne mourez pas… ne les laissez pas vous tuer une seconde fois… ne faites pas leur sale boulot à leur place. S’ils veulent vous tuer, chassez-les comme vous m’avez chassé jadis. Battezvous. Battez-vous. Je vous en prie… Le lettré était fatigué. Il leva les mains, et agrippa la robe de Bleu Nuit. Se battre… contre le gouffre ? Il ne pouvait plus. Il entendit l’exorciste dire : – Nous le comblerons, Verte Bruine. Nous trouverons un moyen. Il ne vous attirera plus jamais. Ne tombez pas. – Ne pas tomber ? Mais je ne suis jamais ressorti ! J’ai l’air vivant… mon corps perdure… mon esprit répond aux questions… mais mon cœur ? Mon cœur est froid… mon cœur est silencieux… mon cœur est toujours dans le fossé. Les feuilles ont recouvert mon corps… le temps a usé mes habits… la terre m’a lentement recouvert… les racines se sont allongées, elles ont poussé dans mon ventre… des fleurs ont surgi de ma bouche, des vrilles sont sorties de mes yeux… Je suis… Bleu Nuit lui posa un doigt sur les lèvres. – Si vous voulez dire ce mot, maître, pourquoi ne pas commencer par utiliser l’imparfait ? Vous l’avez été, oui, pendant longtemps ; mais c’est du passé. Du passé, maître. Et votre cœur, mort ? Mais alors, que pensez-vous que j’aime ? – Mes… mots. L’exorciste le regarda, et faillit renoncer. Verte Bruine était si fragile, si ténu… si tendre, si précieux. Il respira profondément, et se décida. Il passa son pouce sur la lèvre inférieure de
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son maître, lentement, puis il l’enfonça délicatement, pour sentir la soie tiède de sa bouche, l’humidité de ses dents, la chaleur de sa langue. Il retira sa main, et embrassa le lettré, aussi doucement, aussi fermement, et aussi longtemps qu’il le put, jusqu’à ce que son baiser lui fût rendu. Verte Bruine le regarda, étonné, et Bleu Nuit précisa : – S’il y a bien une accusation que je ne mérite pas, c’est celle de nécrophilie. Alors ne me dites pas que votre cœur est mort. Votre douceur, des mots ? Votre attention, des mots ? Votre amour, des mots ? Votre corps contre le mien… des mots ? Et la suave perfection de vos lèvres… un mot ? Le lettré se redressa, lâcha la robe de l’exorciste, éleva ses mains légères vers le visage de son ami, et, encouragé par son sourire, les y posa. Comme incrédule, il caressa lentement ses traits réguliers et fermes, puis : Celui qui dit « baiser » Espère avoir parlé. Mais il n’a qu’évoqué… Il me faudrait un livre Pour décrire un baiser Et mon livre lui-même Ne ferait qu’évoquer. Les mots sont souvenirs Courant sur le papier Mais ils restent muets Pour qui a oublié Les mille doux remous Que reflète une phrase. Oh, le triste miroir Qui appauvrit le monde
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D’être terni et vide. – Merci, Bleu Nuit. J’étais… aveuglé. Il se serra contre l’exorciste, qui l’enlaça avec gratitude, et songea : ne meurs pas, petit spectre, ne meurs pas. Je ne te laisserai pas trébucher et tomber dans ta propre mort. L’image de la bibliothèque lui revint soudainement : des barrières… autour d’un vide suffisant pour contenir des rayonnages entiers. Des barrières, autour de la mort, autour des mots de mort, autour des mots qui menaient au gouffre. Plus tard, songea-t-il, plus tard, quand son maître se sentirait mieux. Il aida Verte Bruine à retourner à son pavillon, et le confia à Rouge Cerise. Elle le considéra, et une larme coula sur sa joue. – Bleu Nuit… quand je pense que j’ai failli vous tuer ! – Tout le monde a failli tuer tout le monde, Rouge Cerise. Mais qui a dit que le passé pouvait se relever sans tituber ? Prenez soin de lui. – Toujours. Voulez-vous entrer ? – Je… non. Il a besoin de vous, il a besoin de moi, mais j’ai parfois l’impression que si nous venons tous deux, nous sommes moins que nous-mêmes. Je suis désolé… – Il n’y a pas de quoi. Le lettré ôta ses lunettes, et les tendit à l’exorciste. – Votre leçon du jour, si vous y tenez… – J’y tiens, mais moins qu’à celle de demain. Verte Bruine lui sourit avec reconnaissance.
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– Vous l’aurez. Et les suivantes également. Bleu Nuit s’éloigna du pavillon à pas lents. Pourvu que Rouge Cerise sût garder son époux en vie ! Pourvu que l’espoir de son maître ne fût pas vain ! Il vit Lotus Mauve s’installer dans sa chaise longue avec un soupir de contentement, et il s’en approcha. – L’état de Verte Bruine n’a pas l’air de vous préoccuper beaucoup… – Je ne vois pas l’intérêt de visiter un patient qui s’en sortira très bien sans moi, surtout s’il s’est plaint récemment de mon caractère. – Verte Bruine… se plaindre ? – Pas avec des mots. L’exorciste songea que les talents des Seferneith étaient précieux. Le guérisseur ricana : – C’est fou, tout de même, tous ces handicaps qui restent ignorés… toutes ces imperfections qualifiées de normes… – Votre perception de ses sentiments ne vous a pas permis de le protéger mieux que moi. – Qui vous dit que j’ai essayé ? Il fait ses choix, il en paie le prix. – J’admire votre aisance à laisser chacun subir ses ennuis imprévus, sans jamais être tenté de lui porter secours. Mais vous… vous êtes mort, vous aussi. N’y a-t-il pas de fossé où vous pourriez tomber ? N’êtes vous pas concerné, vous aussi ?
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– Allons, Bleu Nuit… moi, j’ai décidé de rester en vie, même si je dois tuer tous ceux qui me menaceront. La vie m’obéit, elle me soutient, elle fuit ceux qui m’agressent… et le souvenir du vide suffirait à m’engloutir ? Je ne suis pas un lettré fragile pour qui les concepts et les rêves pèsent plus lourd que la réalité. Moi, j’ai des projets, des rancœurs, des exigences et des vengeances… pas seulement un flou dans lequel j’essaie de naviguer sans blesser personne. – Tant mieux. Je ne suis pas sûr que je vous aurais aidé. Après tout, vous ne faites rien pour soutenir quiconque, pas même votre meilleur ami, celui qui vous accueille même si vous le blessez, même si vous le tuez. Lotus Mauve regarda sa main un long instant, hésita à prier le vent de l’emmener loin de lui et d’en faire une feuille à perdre dans un fossé, puis il effleura l’exorciste. Celui-ci sentit revenir les forces qu’il avait consumées pour soutenir Verte Bruine, et il constata, avec une tendresse amusée, que, pour ne pas changer, il n’avait pas réalisé à quel point il s’était fatigué. – Merci. – Je vous en prie. Pour une fois que vous faites quelque chose qui m’est utile… il n’y a pas de raison que cela ne vous rapporte qu’un somme réparateur. Bleu Nuit se tut, puis demanda lentement : – Depuis que je suis installé dans le jardin, et que je jouis jour après jour de son climat délicieux, il m’est arrivé de penser que mes vêtements étaient un peu trop chauds, du moins quand je suis à l’intérieur…
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Lotus Mauve l’encouragea d’un sourire attentif et tendre, et il continua : – Et je me demandais si vous m’aideriez à dessiner un habit d’intérieur plus approprié. – Sans conditions ? – Eh bien… si vous y tenez… je me passerai volontiers de remarques désobligeantes… tant sur mon physique que sur… certains choix pudibonds que je pourrais faire de prime abord. – Bleu Nuit… votre physique ne m’inspire aucune répugnance, et je suis convaincu que vos goûts sauront évoluer, pour peu que j’y mette suffisamment de doigté. Lotus Mauve se leva avec entrain. – Voilà le genre de projets qui vaut que je m’y investisse ! Je me réjouis de voir jusqu’où nous pourrons vous mener… L’exorciste frissonna, et le guérisseur ajouta : – Allons, Bleu Nuit… je ne vous ferai évidemment rien porter que vous ne sachiez assumer pleinement. Je serais responsable de votre ridicule, et il n’en est pas question. Le but n’est pas de vous gêner, mais de vous embellir, parce que cela me ravira. Vous voyez bien que vous ne risquez rien ! C’est mon plaisir qui est en jeu. Bleu Nuit soupira, et ils se dirigèrent vers le pavillon de Lotus Mauve. Petite Pomme les regarda passer, elle écouta leur discussion, et demanda : – C’est quoi, tous ces mots que je comprends pas ?
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– Des noms de tissus, ma chérie. – Pff ! S’habiller… non seulement c’est long, non seulement c’est inutile, mais en plus, vous avez encore inventé plein de mots tordus. L’exorciste remarqua : – Moi, cela ne me dérange pas de les apprendre. Lotus Mauve en parle très agréablement. – Oh, toi… toi, tu pourrais compliquer n’importe quoi, et tu serais content de l’avoir fait ! Elle partit en sautillant, dégoûtée, et fit mine de ne pas entendre le double éclat de rire qui s’éleva derrière elle. * Bleu Nuit et Verte Bruine s’assirent contre un mur, en plein soleil, et le Seferneith profita intensément de la chaleur, de l’air vibrant, et du bleu intense du ciel. L’exorciste regarda les dalles sèches, et se dit qu’il serait difficile de trouver un moment plus éloigné du froid de la mort. – Pardonnez ma curiosité, mais il est souvent vital de connaître les circonstances d’un… – D’un décès. Je peux le dire, maintenant. Pas sans frémir, mais je peux le dire. – Cette blessure, dans votre ventre… suicide ? Meurtre ? – Meurtre. Si j’avais voulu me suicider, j’aurais choisi le poison, car certaines plantes offrent des morts très douces. Mais à quoi bon ? Je me mourais à petit feu. Je savais que j’étais le
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dernier. Il ne restait de mes amis que des livres sur une étagère… et peu à peu, les feuilleter me donnait plus de chagrin que de réconfort. Il me tardait de les rejoindre, Bleu Nuit. J’avais écrit ma propre nécrologie, je la savais inachevée, mais je savais aussi que rien d’important n’arriverait plus. J’étais seul, comment aurais-je pu vivre encore ? Parler, aimer… c’était devenu impossible. Je ne créais même plus de beauté, j’étais trop triste de ne pouvoir la partager. – Vous n’avez jamais songé à vous venger ? – Me venger ? Non. Nous avons choisi d’accueillir les humains, mais nous ne les avons pas fréquentés suffisamment. Ils nous ont méconnus, et ils nous ont tués. Que pouvais-je leur reprocher ? De n’être pas parfaits ? Nous ne l’étions pas non plus. – Vous n’en vouliez à personne ? – Non. – Mais la montagne… n’était-elle pas une sorte de dieu, pour vous ? – Oui. Mais si nous mourions, c’était de nos propres erreurs. Pourquoi les lui reprocher ? – Elle aurait pu vous aider. – L’aurait-elle pu ? Je n’en savais rien… et je voulais m’éteindre tranquille, Bleu Nuit, pas en ressassant des regrets et des reproches. L’exorciste se tut, puis : – C’était un meurtre, donc.
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Verte Bruine hocha la tête, et le passé lui revint. Il se promenait dans son jardin, à petits pas lents, car se presser n’avait plus de sens. Il lui fallait observer le paysage très longuement, avec attention, pour y retrouver l’ombre légère d’un charme ; le ravissement s’était enfui hors d’atteinte de ses sens. Il longeait l’étang, ses doigts caressant les longues branches du saule ; devant lui, le petit pont courbait son dos, comme un chat de marbre blanc. Il se laissait bercer du doux murmure des feuilles lustrées de vent, et l’après-midi s’étirait, fluide, jusqu’à se rompre d’un bruit qui le fit sursauter. Il s’étonna, puis comprit qu’un groupe d’humains avait pénétré son jardin. Il avait donc négligé d’entretenir ses défenses… Bah ! Que restait-il à protéger ? Il se dirigea vers ses visiteurs, et leur aspect le surprit, car il avait déjà oublié à quoi ressemblaient les hommes. Si petits, si trapus, si pâles… fragiles et durs tout à la fois ! L’un d’entre eux l’aperçut, et attira l’attention de ses camarades. Certains reculèrent de quelques pas, mais d’autres, plus hardis, s’avancèrent vers lui. Il les salua, et ils éclatèrent de rire. – Vous parlez comme nos grands-parents ! Ils le dévisageaient, curieux, tournaient autour de lui. – Vous habitez cette propriété ? – Oui, mais vous y êtes les bienvenus. – Oh ! Nous nous passerons de votre bienvenue ! Il les observa, perplexe. Pourquoi refuser une bienvenue ? Qui fallait-il donc être, pour refuser un mot gentil ? Il s’interrogeait encore quand son interlocuteur s’approcha de lui, dégaina une épée courte, et la lui enfonça dans le ventre. La douleur lui arracha un cri, et il crut s’évanouir quand l’homme fit pivoter sa lame, fouillant ses entrailles. Satisfait, il la retira, et Verte Bruine tomba à genoux, puis sur le côté, haletant.
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L’homme se baissa, essuya l’acier souillé de son arme dans la longue robe jaune du lettré. – Dommage, déplora l’un de ses compagnons. Le tissu n’était pas laid. – Ce n’est pas notre style. D’ailleurs, nous avons du travail. Il faut tout raser, ici, si nous voulons nous installer. Il n’est pas question que je vive dans ces pavillons. Verte Bruine ne distinguait presque plus l’herbe. Il ne sentait pas la pluie sur son visage, et pourtant, devant lui, le pré se brouillait… un peu d’humidité rafraîchissait sa joue, comme s’il s’éveillait après avoir dormi la bouche ouverte. – Tu es toujours aussi habile, sais-tu ? Un coup aura suffi. – Bon, tu viens ? Nous avons mieux à faire que de le regarder crever. Le lettré se tut, et Bleu Nuit songea que l’ultime Seferneith était mort sans témoins. C’était tellement plus facile de tuer ainsi ! Il se déplaça pour s’asseoir derrière son ami, et l’enlaça. Ils ne le tueraient pas deux fois. Puis il demanda : – Les pavillons… vous les avez rêvés ? – Non, je ne pense pas. Le jardin était presque intact. Le périssable avait passé… mais pas complètement, car certains éléments avaient perduré, comme s’ils avaient été de pierre. Les aménagements intérieurs, les meubles, les rideaux… avaient disparu, en ne laissant qu’une coquille vide. Mais le reste… le reste a duré. – Étrange. Un enchantement ?
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– Non, pas l’un des nôtres, en tous les cas. Mais nos propriétés n’ont pas disparu, Bleu Nuit. Les humains ne s’y sont jamais installés. Cela m’a fait songer… à… un mémorial. – Mais qui aurait pu souhaiter ne pas vous oublier ? Les humains ont fait de leur mieux pour vous effacer, pour prétendre que le monde leur avait toujours appartenu. – Eh bien… le seul meuble qui ait perduré, c’est le support en bois de la stèle qui représente la montagne. Peut-être ai-je eu raison de ne rien lui reprocher ? L’exorciste resta songeur. La montagne ? Elle avait dévasté des royaumes pour renaître. Elle envoyait l’humanité se perdre aux confins du monde. Elle avait laissé sa marque sur une épée glacée et avide de sang. Mais… elle avait présidé à la naissance de Rouge Cerise. La jeune femme était si douce, si forte, si… Bleu Nuit soupira. C’était la vraie vie, ici, pas un conte, où les uns n’auraient eu que des défauts et les autres, toutes les qualités. Chacun d’entre eux avait sa part d’ombre, et sa part de lumière. Même, sans doute, la montagne. Il se reprit. Pour l’instant, la question était de savoir comment rendre la vie à plus de Seferneith. Ensuite, ils réfléchiraient au moyen de voyager, et les nouveaux… revenus s’installeraient dans les autres jardins. Autour de Verte Bruine, le monde s’animerait, son cœur sentirait à nouveau des flammes douces et colorées, dont la chaleur le ravirait. Bleu Nuit sourit, car il avait eu si peur à l’idée qu’il aurait pu y avoir d’autres spectres, dans d’autres jardins… et voilà qu’il projetait de les y emmener, et de les aider à les faire refleurir. Son esprit revint à la bibliothèque, et aux rayons qui y manquaient.
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– S’il ne restait rien à l’intérieur des pavillons, que la représentation de la montagne, c’est donc que vous avez recréé la bibliothèque ? – Oui… la plupart des livres sont des souvenirs matérialisés, mais j’ai réécrit certains d’entre eux. J’ai toujours aimé fabriquer du papier, relier… ce sont de beaux objets, et j’ai plaisir à les toucher. Voilà une habile manière de changer de sujet, songea l’exorciste, attendri. – Et comment vous est venue l’idée de laisser cet espace libre ? Vous m’aviez parlé d’un choix architectural… j’aime beaucoup l’architecture, ou plus précisément, j’aime le cheminement de l’idée brute au projet. Vous souvenez-vous de ces moments ? Verte Bruine le considéra, et soupira. – Bien. Il semblerait que vous ayez appris à exploiter ma répugnance à mentir… – Et vous me faites la faveur de ne pas me manipuler. – Bleu Nuit ! Je… comment pourrais-je me réjouir de votre amitié, si elle était forcée ? Comment apprécier votre délicatesse, si je ne vous laissais jamais le loisir de me blesser ? L’exorciste secoua la tête. – Je suis désolé, Verte Bruine. Je vois bien que vous n’avez pas occulté ces rayonnages par hasard ; et je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a un rapport avec vos pairs disparus. Mais je ne veux pas vous faire du mal.
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– Je le sais, mais je vous remercie de le préciser. Il soupira. – Je ne suis pas aveugle, Bleu Nuit. Je sais très bien qu’en tant qu’historien, j’ai certainement écrit leurs… vies, jusqu’à leur terme, comme j’ai écrit la mienne. Et pourtant, il n’y a rien sur eux, aucune biographie. Je n’ai que des ouvrages généraux sur mon peuple, sur ses arts, ses goûts, son apparence, ses vêtements… mais rien de personnel. Il frissonna. – Je sais très bien où elles sont, mais cette partie de ma mémoire me terrifie. Lotus Mauve les avait rejoints. Il remarqua : – Tu es encore fragile, Verte Bruine. Tu viens de risquer la mort pour t’être souvenu d’un coup d’épée dans ton ventre. Penses-tu qu’il soit prudent de rappeler à toi le chagrin de nos morts, le poids de la solitude, l’horreur du monde qui se vide, la conscience qu’un peuple se meurt, qu’il n’y aura plus jamais d’œuf enterré dans le sable, plus jamais de petit criant sa joie ? Le lettré gémit, et resta longtemps les yeux fermés. – Merci de ta sollicitude, Lotus Mauve. Mais je pense avoir assez fui. J’ai la chance d’être en vie, et de me souvenir si bien de mes pairs que je puis leur offrir, à eux aussi, une renaissance. Et tu voudrais que je m’abstienne ? – Ce serait plus… prudent.
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– Oh ! Je ne crains rien. Ne suis-je pas entouré de deux spécialistes ? L’un me gardera de la mort. L’autre me nourrira de vie. Lotus Mauve soupira intérieurement, car Verte Bruine s’était décidé, et il était aussi habile à éviter les sujets qui le dérangeaient qu’à atteindre son but sans détours. Le guérisseur se résigna. Tout ce qui lui restait à faire, c’était préparer ses arguments, pour s’assurer que ses pairs approuveraient son choix de laisser l’épidémie poursuivre son cours. Comment nier qu’ils fussent le trio adéquat ? Verte Bruine possédait la mémoire, Bleu Nuit lui donnerait le courage d’aller la consulter malgré sa peur de la mort, et lui-même… comment pourrait-il leur faire croire qu’il n’avait pas assez de vie pour recréer les disparus ? Il regarda ses paumes : refaire couler la vie, enfin… pas seulement les pétales, les ailes des papillons, mais des cœurs d’amis où germent les faveurs… et les contrariétés. Bah ! Elles étaient si fugaces, si légères aussi… s’il les laissait couler, et il savait le faire. Il ne confondait pas ses épaules satinées et des perchoirs hideux pour les ennuis d’autrui, et il s’en loua une fois de plus. L’exorciste s’enquit : – Comment voulez-vous procéder, maître ? – Allons dans la bibliothèque. C’est là qu’ils se trouvaient, c’est là qu’ils se trouveront. Comme c’était facile à dire ! Mais là où devait l’attendre la porte du lieu chéri, il crut voir l’hiver, et le vent et les flocons le repoussèrent violemment. Il peina à avancer, la neige menaça d’ensevelir ses pieds. Les craquements infimes du plancher sous ses pas étaient ceux de la glace fragile sur l’étang, et il devina l’eau, si noire, si glaciale, si profonde aussi… et son propre corps, comme un poisson, gelé et scintillant, les yeux figés ouverts… Bleu Nuit le prit par le bras, et murmura :
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– Attention au seuil, maître. Verte Bruine posa la main sur le bois poli du chambranle, et sa chaleur le frappa. Il faisait bon, ici ; et ce seuil sculpté, il le connaissait bien, il l’avait franchi tant de fois. Il entra. Il marcha jusqu’aux panneaux ajourés qui délimitaient le vide, et il regretta de les avoir faits si bas. Il les aurait voulus plus hauts, pour pouvoir y appuyer ses mains, son front, et ne pas risquer de basculer. L’exorciste le vit vaciller, et le retint. – Maître, j’ai besoin d’un moment. Pourquoi ne pas vous asseoir à votre bureau, loin du vide ? Lotus Mauve vous fera du thé. Quand il revint, Verte Bruine se leva à regret. Le thé était délicieux, épicé et sucré, et lui donnait envie d’aller se blottir sous sa couette. Lotus Mauve savait si bien faire naître des envies… il lui offrit un sourire d’excuse, car c’était si bien essayé qu’il regrettait de ne pouvoir céder. Bleu Nuit posa sur la balustrade des lotus blancs, à peine teintés d’un rose pâle. Au cœur de chaque fleur, il installa un petit coquillage couleur chair, son orifice noir tourné vers le haut. Leurs sommets étaient troués, et un mince cordon de soie fuchsia en pendait, retenant un grelot, un léger grelot muet. Il posa l’œil d’un poisson sur chaque orifice, et les grelots se mirent à frémir comme les cordons ondulaient lentement. Une lueur pâle apparut au-dessus de la balustrade, et elle se renforça jusqu’à en dessiner le reflet, légèrement tremblant, comme s’il naissait d’une eau effleurée par la brise. Verte Bruine s’inquiéta, car la barrière de lumière semblait si fragile, si mouvante… et l’eau… l’eau n’était pas une alliée. Il avança une main timide, et fut surpris par la résistance qu’il rencontra. Il sourit : un doigt d’eau… un unique doigt d’eau, dans un bassin de marbre ; le reflet, changeant, mais dessous, la pierre, si proche, si stable.
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– Merci, Bleu Nuit. L’exorciste avait les traits tirés. – C’est un plaisir, maître. Mais… ne tardez pas… –… car c’est un plaisir coûteux… conclut Lotus Mauve, radieux. Mais qu’est-ce que la vie d’un exorciste, si elle nous permet de retrouver nos pairs ? Il aura eu la chance d’effacer un peu du crime de ses pères ! Affligé de morale comme il l’est, ça lui ferait plaisir ! – Je suis sûr qu’il saura se modérer, dit Verte Bruine. Et maintenant, tais-toi. J’ai besoin de retrouver le passé, et non les séquelles qu’il a laissées sur certains. Il prit la longue ceinture rouge que Bleu Nuit lui tendait, et la sentit palpiter sous sa main. Il la noua autour de sa taille, puis de sa poitrine, et tendit les pans qui pendaient dans son dos à l’exorciste. Celui-ci les regarda, et il hésita : les enrouler autour de ses mains, pour pouvoir s’en défaire si… il chassa l’idée, et les noua soigneusement autour de sa taille, sur sa propre ceinture. Les deux teintes se fondaient l’une dans l’autre, les deux tissus n’en formaient plus qu’un. Verte Bruine ferma les yeux, et ressentit le vide devant lui. Sa mémoire, reniée… les souvenirs teintés de mort, refoulés, isolés… il progressa vers les franges de l’existence, le lieu misérable où elle s’effilochait, échappait aux doigts, promettait la chute… Bleu Nuit sourit, car il avait chassé si souvent ceux qui s’accrochaient là ! Et voilà qu’il y retenait de toutes ses forces un ami cher penché sur des souvenirs engloutis par la mort. Il sentit la soie se tendre, comme le lettré s’avançait, plus près, toujours plus près… et il se tint prêt à l’aider, de tout son être, de toutes ces joies qui leur restaient à vivre.
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Verte Bruine tomba jusqu’à la porte étroite de sa propre mort. Tout était sombre autour de lui, mais il sentit, près de ses flancs, le chambranle. Il lui parut fragile, et ridicule ainsi posé sans murs autour de lui. Il regarda le seuil, il souleva l’un de ses pieds, et il en vit la trace, un sillon tracé dans le bois usé. Il ne voulait pas rester là, seul dans cette porte au milieu de nulle part. Il voulait la franchir, mais il se sentait lourd, et, sous ses pieds, les sillons se creusèrent un peu plus. Il tenta d’avancer, mais la porte se contenta de s’incliner, comme une balançoire. Il essaya de lever l’un de ses pieds, mais le seuil les avait enserrés. Et ses jambes étaient si pesantes qu’elles n’auraient pas suivi. C’était décourageant… désespérant… si terne, si loin… si vide… il crut voir ses cheveux se détacher de son crâne, et tomber, filaments verts et fins, s’engloutir dans le brouillard sombre qui l’entourait. Vert… vert… vert pomme… Pomme ? Que ferait Petite Pomme ? Que ferait sa fille, que ferait sa vie, si exubérante ? Il s’agrippa au chambranle, lança ses jambes par-dessus sa tête, et le seuil fut trop lent pour le retenir. Il rit, il sentit une pomme craquer sous ses dents, et le jus acide et parfumé remplir sa bouche… ses jambes l’entraînèrent, arrachèrent ses bras à l’inertie de la porte, et il tomba. Il toucha brutalement le sol, et la douleur l’envahit, car son ventre… son ventre rayonnait de souffrance. Ses larmes troublaient le paysage. Le sang qui coulait de sa bouche mouillait sa joue… s’étendait vers son oreille, vers son cou… et tout devenait sombre… pomme… pomme… il ne voulait pas. Il ne voulait pas que son sang le quittât… il ne voulait pas de ce rouge qui s’étendait sous lui… rouge… rouge… cerise ? Il l’avait sentie si forte… elle avait assez de vie pour deux… elle… eux… il… il avait assez de vie pour deux… pour deux existences… pour les rejoindre, car ils l’attendaient tous, là-bas, à la lisière… il suffisait que…
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Sa joue était sèche, et dans sa bouche, le goût du sang s’estompait. La douleur s’atténuait, et il discerna l’herbe à nouveau, l’herbe piétinée… les hommes qui l’avaient foulée… les hommes qui l’avaient tué… que faisaient-ils dans son jardin ? Il restaura les défenses, et les hommes se fragmentèrent, retombant sans bruit comme autant de pétales sous le cerisier, des pétales blancs, à peine teintés de rose. Il était Verte Bruine, il était le dernier, il était la mémoire. Il n’avait oublié personne. Il n’avait plus peur. Il y avait le froid, il y avait le gouffre, mais autour de sa taille, la ceinture rouge sang flamboyait comme un pont, un pont sur l’abîme, un pont qui ne céderait pas. Il ne pouvait pas tomber, Bleu Nuit ne le permettrait pas, jamais. Il fit demi-tour, car il en savait assez. Mais le paysage pivota avec lui. Il bougea à nouveau, mais une fois encore, l’horizon le suivit, et le cerisier resta devant lui. Son tronc perdit le doux reflet des cheveux de Rouge Cerise, ses fleurs s’allongèrent, s’élargirent, et devinrent des feuilles d’érable d’un rouge flamboyant. Elles tombèrent, formant une mare écarlate, et des poissons y frémirent, jaunes, orange, rouges, rouges, rouges. Le lettré ne discerna plus ses pieds, engloutis par le sang, entourés de poissons. Le sol se convulsa, et la mare devint un torrent de sang, peu profond encore, mais rapide. Verte Bruine faillit perdre l’équilibre, mais le vent fit claquer sa robe comme une voile immense. Il écarta les bras, et ses manches s’enflèrent telles des ailes, et rirent comme des goélands. Le vent… le vent le garderait stable et droit, le vent ne l’abandonnerait pas, le vent tiède et salé. Le torrent l’entraîna, et dans son dos, il sentit son jardin changer. Les plantes qu’il avait inventées disparaissaient… les livres devenaient de moins en moins nombreux, les lignes de texte s’effaçaient, les illustrations se fanaient, les couvertures se délitaient… et autour du portrait de la montagne, le pavillon perdit son toit, ses pierres, et il ne resta plus que la montagne,
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flottant dans le ciel, distante, souveraine… si parfaite et si grande qu’elle n’avait nul besoin d’une planète pour écrin. Verte Bruine discerna le bord du monde, et de toute sa mémoire, il se raccrocha aux terres derrière lui, aux visages de ses amis, à la vie qu’il ne voulait plus perdre. Les goélands ricanèrent, le vent forcit, les poissons bondirent par-dessus le bord du monde, le torrent les suivit, mais le lettré flottait, et il fit un pas en arrière pour rejoindre la rive. Peu à peu, les derniers ruisselets de sang se tarirent, et le vent se fit caresse, jouant avec sa robe. Devant lui, le premier des vaisseaux humains approchait du rivage. Il était encore plus fragile, encore plus usé que dans son souvenir. C’étaient des survivants, à bord d’une épave prête à s’écrouler… et une nouvelle fois, il en eut pitié. Un vent glacé se leva, dissipant la douce brise, et il sut qu’il devait les repousser, empêcher qu’ils accostassent sur la rive du monde. Le vent se fit puissant, et les rocs se craquelèrent, s’éboulant sur les navires, défonçant leurs coques. Le sol s’humidifia, l’eau naquit en ruisselets, qui deviendraient des fleuves emportant les corps. Il n’y aurait pas de restes, pas de cadavres flottant au gré des eaux paisibles. Mais Verte Bruine ne voulait pas les repousser. Il refusait de les chasser. Ce n’était pas la pitié qui l’avait tué, mais la négligence. Il fit signe aux humains d’approcher, il ordonna aux rochers de cesser de choir. Le vent se déchaîna, le secouant durement, la roche se fissura sous ses pieds mêmes, les ruisseaux manquèrent le faire glisser… mais il sentait derrière lui la soie rouge de la ceinture. Il pouvait… il put se pencher vers sa gauche, et s’accrocher au tronc lisse d’un cerisier. Le vent l’assourdit de hurlements furieux, mais il ne céda pas : si le vent avait eu le moindre argument convaincant, il lui aurait suffi de le murmurer. Il avait vaincu la peur de sa propre mort, et il aurait courbé l’échine face au vent ? Allons donc ! Un humain lui
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tendait la main, le suppliait d’une voix inquiète, et il tendit la sienne, plus loin, toujours plus loin, comme un pont sur la colère… il souriait, il riait, amusé par la fureur du vent, et tant pis si le froid lui raidissait les lèvres. Lotus Mauve… Lotus Mauve le baignerait de lait, de miel et de baisers, et il oublierait le froid. Il n’avait rien à craindre. Verte Bruine ouvrit les yeux dans un frisson. Il vit sa main au-dessus de lui, sa main qui serrait désespérément celle de Bleu Nuit. Sur le visage de l’exorciste, l’inquiétude fit place au soulagement. – J’ai eu si peur… vous sembliez si loin… si seul… je croyais voir un fétu emporté par le vent… je pouvais vous garder du gouffre, mais une fois au-delà, emporté comme vous l’étiez, j’étais presque impuissant. – Le vent me chahutait, Bleu Nuit, et il soufflait puissant, et il soufflait… glacé. – Comme un vent de montagne ? demanda Lotus Mauve sur un ton neutre. Le lettré réfléchit. – Oui… il avait en lui la fraîcheur de la neige, les flancs de rocs, immenses, la force des torrents, et il soufflait comme si rien ne pouvait l’arrêter… Le guérisseur se demanda si la montagne l’aurait privé de Verte Bruine, comme elle lui avait retiré Ondée. N’était-il pas assez fou, pas assez dangereux ? Il regarda le visage du lettré, et il se demanda si ce n’était que cela, ou s’il avait été testé comme lui-même l’avait été. Avait-il dû prouver son attachement à la vie ? Avait-il dû montrer de la force, lui qui n’avait usé jadis que de douceur et de subtilité ? Il sourit, et songea que les Sefer-
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neith étaient bien plus robustes qu’ils ne l’avaient été, que leurs racines s’ancraient fermement dans le monde. Verte Bruine se redressa, il referma son col plus étroitement, frissonnant. Lotus Mauve lui tendit une écharpe. – Tu as toujours froid… tes souvenirs ne sont pas revenus ? Le lettré s’immobilisa, replia les doigts avant de toucher l’écharpe. – Si… ma mémoire est complète. Il me reste le froid de leur perte, de votre perte à tous ; mais maintenant, je peux réchauffer mon cœur de souvenirs heureux. Il tourna la tête, et vit que les panneaux ajourés avaient disparu, et que les rayonnages s’étendaient, pareils à son souvenir. Ils s’ornaient de pendentifs colorés qui mêlaient la soie, la chitine scintillante, les perles, les poudres métalliques. Bleu Nuit caressa une longue houppe bleue. – C’est beau. – N’est-ce pas ? fit le guérisseur. Chez vous, je pense qu’on aurait plutôt fait un masque mortuaire… ou conservé un orteil. – Lotus Mauve… murmura Verte Bruine. – Eh quoi ? Il faut bien qu’il apprenne un peu notre culture, s’il doit fréquenter un plus grand nombre des nôtres ! Toi, tu as le cerveau fondu, moi, je suis dément, il peut donc soutenir la comparaison. Mais si tu parviens à recréer les nôtres en bon état, le contraste le tuera… surtout s’il est ignare. L’exorciste fit signe à Verte Bruine de laisser tomber, et :
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La mouche chiant pense souiller Le monde jusqu’aux horizons Mais l’œil qui contemple son œuvre N’y voit qu’une minuscule fiente. Il faudrait des armées de mouches Pour avilir votre jardin Mais elles sont si désagréables Qu’elles se massacreraient entre elles. Pourquoi, alors, se soucier Du petit cul de l’une d’entre elles ? Lotus Mauve se tut, puis remarqua : – Malgré vos airs débonnaires, vos ripostes sont celles d’un maître… – C’est un bonheur d’être apprécié, même dans l’usage des talents que je méprise ordinairement. Ils s’inclinèrent, narquois. Verte Bruine caressa les pendentifs, et parcourut du regard les dos des nécrologies. Il recula d’un pas, et frémit : ils avaient été si nombreux… c’était la première fois qu’il osait les contempler dans leur ensemble. Il s’était attaché, jadis, à rendre le mieux possible chacun d’entre eux, et à ne surtout pas penser aux rayons qui se remplissaient peu à peu. Il avait voulu ne voir que des individus qui s’en allaient, mais pas un peuple… pas un peuple qui disparaissait. Il ferma les yeux, et pleura en silence, les doigts agrippés au rayonnage. Il rouvrit les paupières, et regarda sa robe : les houppes rouges… c’étaient celles du pendentif qu’il avait confectionné pour lui-même. Il avait fui la mort de son mieux, mais sans cesser d’en porter le symbole. Il caressa doucement la soie des ornements funèbres, et songea qu’il les conserverait. Il n’était pas d’accord avec la vengeance décidée par Lotus Mauve, mais il ne
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tenait pas non plus à oublier toute prudence. Il avait tendu la main aux humains une seconde fois, c’était à lui maintenant de les accueillir assez bien pour ne pas être haï… et pour ne plus tacher sa robe de son propre sang. * L’exorciste reposa la nécrologie qu’il avait feuilletée. – C’est impressionnant, maître. Je n’ai jamais croisé cette personne, et pourtant, il me semble maintenant avoir vécu à ses côtés, pouvoir prévoir ses réactions… vos textes sont si vivants ! – Merci, Bleu Nuit. Je voulais retenir d’eux tout ce qui pouvait l’être, leur donner un corps de papier et d’encre à défaut du leur. – Alors, nous pouvons essayer ? – Non, pas encore. La vie a besoin d’un ancrage ; elle ne peut pas donner corps à un souvenir, aussi précis fût-il. Il lui faut une base matérielle. – Et quelque chose aurait survécu à travers le temps ? – Oui. Verte Bruine parcourut les rayonnages du regard, et y préleva un livre magnifique, sa couverture décorée d’éventails de plumes qui étincelaient comme les cheveux des Seferneith. Il l’ouvrit, et l’exorciste vit des noms, accompagnés de repères géographiques. – Le registre des stèles.
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– Vous… vous êtes allé déposer une stèle sur le lieu de chacune de leurs morts ? Malgré la haine des humains ? – Non. Je les ai fait porter aux vents, quand elles n’étaient que des graines, de toutes petites billes de pierre dure, dans lesquelles se lovaient, assoupis, les caractères du nom du défunt. Et quand la graine arrivait sur les lieux du décès, elle germait et devenait stèle. Les caractères grandissaient, et trouvaient leur place à sa surface. – Comme c’est charmant, dit Lotus Mauve. Tu as semé des cimetières… Mais toi ? Avais-tu une stèle ? – Oui. J’avais ma graine en poche, quand je suis mort. Je l’ai senti frémir comme… –… comme tu trouvais malin de te vider de ton sang pour l’arroser ? Bleu Nuit se demanda s’il trouverait sur les rayons un ouvrage assez gros pour en refermer les pages autour de la tête du guérisseur, d’un bon coup bien sec, le genre de choc à ouvrir les noix de cocos. Lotus Mauve ferait un si joli papillon, une fois gazé et épinglé… malheureusement, il faisait partie d’une espèce utile. Désagréable, mais indispensable. Verte Bruine feuilleta le registre avec un sourire attendri, car c’était de la belle ouvrage. Les teintes pastel des feuilles lui rappelaient des lieux chéris ; les touches de peinture et les pétales pris dans le papier, des yeux aimés, des mains si tendres… Si Lotus Mauve s’imaginait pouvoir le priver d’eux tous en disant : sang, blessure, ou mort, il allait être déçu. La présence de Bleu Nuit repoussait la mort comme si elle n’avait été qu’une brume sombre, impuissante. De Bleu Nuit, et de Rouge Cerise. Il n’avait plus peur de ses habits rouge sang, de ses danses martiales, des longues plumes de faisan dont elle ornait sa coiffe
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quand elle virevoltait en compagnie de l’épée, car elle tenait à lui, d’un cœur fier et constant. Il y avait en elle des fleuves de sang, mais leur odeur douceâtre ne l’effrayait plus. Il était mort jadis, exsangue et solitaire, mais s’il devait un jour saigner à nouveau, les fleuves couleraient en lui, et le raviveraient. La mort pâle, la mort froide, la mort aux veines vides… était exorcisée. Il se sentait bien. Il ne restait plus qu’à demander à Bâton d’Encre d’envoyer ses hommes chercher les stèles. Il posa le registre sur un lutrin, et tint ses mains au-dessus, souriant. Il écarta les doigts, l’ouvrage frémit et sépara ses pages les unes des autres. La lumière en jaillit en traits raides et clairs qui s’épaissirent lentement et laissèrent tomber des bandelettes de papier. Elles allèrent se poser avec précision sur le sol, dessinant une rose des vents. Il en vola jusqu’à couvrir le parquet de l’étude, puis la lumière s’atténua, disparut, et le livre laissa retomber ses feuillets avec un soupir. Bleu Nuit ramassa une bandelette : elle portait les coordonnées précises d’une stèle. Les hommes de Bâton d’Encre pourraient partir dans chaque direction, et ramener leur lot de morts. * Verte Bruine posa une main dans son dos, et il gémit. Sa mémoire était revenue, mais il restait là un creux, sombre et glacé. Le vide engourdissait son bras droit, lui faisant perdre la conscience de ses doigts. C’était comme l’ombre d’un vide, d’un vide lointain, mais impossible à oublier. Dans son dos, le souvenir… un trou dans le passé, un trou sous son omoplate. L’exorciste demanda : – Je ne vous importune pas, maître ? Ce n’est pas l’heure habituelle…
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– Vous ne me dérangez pas, Bleu Nuit. Je suis content de voir que vous semblez reposé. – Je le suis. Récupérer n’a jamais été un problème. En fait… – Oui ? – Je me sens souvent mieux après une confrontation avec la mort qu’avant. Ce n’est pas très normal, mais… c’est ainsi. Je sais que beaucoup de mes collègues s’usent, mais pas moi. Ou pas dans mon corps. – Et vous avez une explication ? – Non, pas vraiment. J’ai lu, mais je n’ai rien trouvé de convaincant. C’est peut-être mon goût de la victoire ? Peu importe ce qu’elle me coûte, j’ai l’impression d’être toujours bénéficiaire. – Peut-être que la mort n’est pas pressée de vous voir… que ferait-elle, si vous la convainquiez de disparaître ? Ils rirent. – La mort elle-même… je ne sais pas. Je ne dis pas que je n’essaierais pas, mais… Il y eut un long silence, et Verte Bruine massa son dos, dans lequel le vide pulsait d’une douleur aiguë. – Faites-moi taire si je vous importune, maître… mais je vous ai entendu gémir, tout à l’heure, et j’ai vu la manière dont vous massiez votre dos…
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– Et ? – Vous ressentez… la fosse ? Celle qui attirait vos yeux, celle qui appelait vos pas ? – Oui. Lointaine, mais trop proche. J’espérais que traverser ma mort suffirait, mais… Il fit l’effort de bouger son bras engourdi, de remuer ses doigts, d’étirer sa nuque qui se raidissait également. – Je vous avais proposé de la combler. – Comment peut-on combler la mort ? – La mort ? On ne peut pas. Mais le souvenir de votre mort en vous, c’est possible. Cessez de voir la mort comme une personne, ou comme un lieu, ou même comme une frontière. La mort n’est qu’un instant dans votre vie, un instant fini, bien délimité. Verte Bruine parvint à le croire, et son bras le picota, puis se réchauffa. Dans son dos, la douleur n’était pas plus grande qu’un ongle, mais elle était intense. – Si nous pouvons agir, faisons-le. J’en ai assez d’être hanté. D’abord, c’est inconfortable. Ensuite, c’est ridicule : hanter et être hanté, quelle dérision ! Bleu Nuit l’étreignit : – Merci, maître. Et si vous alliez prendre un bain chaud pendant que nous préparons tout ? – Nous ?
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– Avec quoi combler votre mort, sinon avec votre vie présente, et tous ceux qui la partagent ? – Vous n’allez pas… leur faire du mal ? – Ce serait impossible. Je ne peux pas combler du gâchis avec du sacrifice… seulement avec de l’amour. Et vous donner de l’amour, Verte Bruine… cela ne fait de mal à personne, pas même à un certain exorciste borné de ma connaissance. Le lettré sourit, et lui passa la main dans les cheveux, ravi, puis il obéit : un bain chaud… oui, tout fumant de parfums, et dans lequel des fleurs de savon, laiteuses et colorées fondraient lentement… Lotus Mauve devait avoir tout cela. Lotus Mauve avait toujours de quoi attendre n’importe quelle épreuve dans de bonnes conditions. Ils choisirent une cour intérieure toute pavée de dalles de jade et d’ivoire, qui contrastaient vivement avec le bois rouge des murs et les écailles rousses des troncs tordus des pins. Leurs bouquets d’aiguilles d’un vert mat étaient des touffes de pénombre qui tranchaient sur la mousse, les tuiles, les herbes dorées et les petites fleurs roses ondoyant sur les toits. Ils balayèrent le sol avec soin, puis ils prirent chacun une coupelle d’eau pure et un pinceau, et sur toutes les dalles, sur tous les murs, ils tracèrent des vœux de bonheur, des compliments et des remerciements, qu’ils laissèrent sécher. Ils allèrent passer leurs habits de fête, et ils se réunirent hors du pavillon, pour attendre Verte Bruine. Il avait revêtu une robe de mousseline verte retenue par deux ceintures superposées, l’une très large, presque une jupe, d’un jaune acide, rafraîchissant, et l’autre étroite, d’un blanc parsemé de bourgeons. Il entra le premier, s’installa au milieu de la cour, et l’un après l’autre, ses amis, ses parents, ses enfants entrèrent à leur tour, et se disposèrent en cercle autour de lui.
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Bleu Nuit et Rouge Cerise marchèrent jusqu’au centre, et l’exorciste tendit ses mains, réunies en coupe. La jeune femme y versa de l’eau, qu’il laissa couler sur les cheveux de Verte Bruine. Ils continuèrent jusqu’à ce que le lettré fût totalement mouillé, ses cheveux épaissis par l’eau mêlée de paillettes d’argent, ses légers habits collés contre son corps, comme s’ils étaient des algues, et les tiges délicates de plantes aquatiques, et mille fleurs jaunes, et des colliers entiers de gouttelettes luisantes. Ils reculèrent jusque dans le cercle des cœurs attendris, prirent le temps de s’y fondre, et chaque invité déplia lentement un long ruban de soie, de sa couleur préférée, sur lequel était inscrit son nom, calligraphié tout en longueur, étiré comme un ruisseau. La cour se teinta de bleu, de lavande, de mauve, de rouge, de noir, de vert pomme, de jaune or, de rose, comme un arc-en-ciel désordonné. Bleu Nuit effleura son collier, et un gong retentit. Chacun prit son ruban dans ses mains, le porta à ses lèvres, et le noua autour de sa taille. L’exorciste fit tinter une clochette, et Rouge Cerise s’avança, un pas pour chaque tintement. Elle noua son ruban autour de la taille de son époux, puis elle revint, comme Petite Pomme s’avançait. Quand tous se furent liés à Verte Bruine, ils formaient une roue aux axes colorés. Bleu Nuit ferma les yeux, il joignit ses mains devant son visage, et il chuchota doucement, son souffle courant sur ses doigts. Le vent se leva, fit voler leurs cheveux, et ils crurent que la roue se mettait à tourner. Seul Verte Bruine, sous une mince pellicule d’eau qui ne s’écoulait pas, restait intouché. Dans son dos, la douleur avait empiré. Autour de sa taille, les rubans étaient une roue de feu, et il craignait d’étouffer. Mais il avait confiance, ce n’était que la peur qui refusait de le quitter, la vieille peur familière qui craignait de mourir. Le long d’un ruban, il sentit une guirlande de fleurs approcher comme un mince serpent coloré. Le reptile s’avança dans la fosse, qui
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essaya de l’engloutir, mais il s’étendit comme une vrille et planta ses crocs dans le bord opposé. Le long d’un autre ruban, des poissons de tissus, rebondis et brodés, se tortillaient, joyeux. Ils sautèrent dans la fosse, mais plutôt que de sombrer, ils enflèrent, et se mirent à nager. Leurs nageoires ondulantes étaient d’un rouge vif, et sur leurs têtes dansaient des plumes de faisan. Chaque ruban dégorgea ses trésors, des bouquets, des canards de bois, des oreillers, des écrevisses, des bonbonnières, des chouettes blanches, des ananas, des éventails, des coquilles d’œufs, des saucissons, des actes notariés tout lestés de sceaux, des serviettes de table, des papillons chatoyants, des billets doux, et tant d’autres objets de bonheur qui s’amassèrent dans la fosse obscure. Verte Bruine sourit, car il ne la sentait plus. Son fond lointain et sombre ne lui donnait plus le vertige, car les algues s’étaient nouées, emmêlées aux racines, aux petites pommes vertes, aux escargots tranquilles, et l’herbe elle-même envahissait l’étang. Il ouvrit les yeux, et il cria de joie, ravi par leurs couleurs, et par leur amour. * Bâton d’Encre était déçu et gêné, car il ne savait comment annoncer à son gendre qu’il ne restait aucune stèle, même dans les jardins où rien d’autre ne semblait avoir été touché. Il avait remercié ses hommes avec amabilité, leur répétant qu’ils avaient fait de leur mieux, et qu’ils n’étaient pas responsables de leur échec. En conséquence, songea-t-il, il n’était pas responsable du sien. Néanmoins, c’était ennuyeux ! Il préférait de beaucoup ravir Verte Bruine que le décevoir. C’était un mauvais jour… qu’il s’agissait d’atténuer de son mieux, conclut-il en se servant un peu de son vin préféré. Au deuxième verre, il arriva à la conclusion que, de toute manière, l’Administration n’aurait pas accepté de construire une prison par jardin. Certes, la socié-
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té regorgeait de criminels, mais où trouver assez de policiers honnêtes pour les arrêter tous ? Le magistrat soupira, car la corruption des grades inférieurs était un fléau qui pourrissait le système. Il se rendit au jardin avec Lys d’Eau, en passant par ses îlots préférés sur le réseau des canaux. Elle s’asseyait sur les bancs de pierre, et il songeait qu’elle était la plus belle fleur du paysage. Quant à sa voix, elle avait le don de chasser de son esprit toute trace de remords, la plus infime bribe de regret, les moindres tentations de moralité… c’était un bonheur divin de vivre à ses côtés, et de sentir ses doigts caresser sa nuque, faire de lui un gros félin parfaitement à son aise, un prédateur heureux, repu et satisfait. Ils achetèrent des brochettes de pommes caramélisées pour leurs petits-enfants, et pendant que ceux-ci s’égaillaient en tous sens avec des cris de joie, Bâton d’Encre annonça à son gendre qu’aucune stèle n’avait pu être retrouvée. En revanche, ses émissaires, choisis pour leur zèle, lui avaient fait part d’un élément curieux : là où aurait dû se trouver chaque stèle, le sol était humide, d’une humidité salée. Verte Bruine le remercia de ses faveurs, et ils burent ensemble. Bâton d’Encre adorait les liqueurs confectionnées par son gendre, cette impression de goûter la quintessence d’un fruit, et de sentir l’été s’installer dans son ventre. La mangue le plongeait dans un crépuscule orangé, lui donnait l’envie de nager dans une mer changée en or liquide. Le kiwi, ah ! le kiwi… évoquait un jour vert à la piquante fraîcheur, et sur son visage, les feuilles déposaient de fraîches gouttelettes. Lys d’Eau buvait la moitié de ses verres, et il aimait savoir que leurs rires s’abêtissaient exactement au même rythme. Verte Bruine les laissa dormir sur la véranda, souriants et ivres. Bleu Nuit remarqua :
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– Et vous ? L’ivresse vous épargne ? – Quand je ne bois que du jus de fruits ? Chroniquement. – Cela sortait pourtant de la même bouteille. – Certes. Mais l’alcool de mes verres finissait dans le leur, ne me laissant que les saveurs. – C’est traître. – C’est judicieux. Les conversations imbibées ne m’intéressent guère, alors autant que l’ivresse les emporte au plus vite. Mais, Bleu Nuit, est-ce un reproche ? Vous-mêmes êtes si sobre… – Oui, mais je ne fais pas semblant de boire. – Ah ! Je ne devrais pas être chercheur de vérité et marchand d’illusions ? Verte Bruine regarda l’exorciste, et : Les chouettes de papier Ont-elles des ailes réelles ? Ou leur vol tout entier Est-il un blanc mirage ? L’exorciste sourit, car il ne changerait pas le lettré, et, au fond, n’en avait pas envie. Pour qu’il se débattît comme lui avec des problèmes de morale, et se sentît mesquin s’il osait un instant user de liberté ? Il changea de sujet. – De l’eau salée à la place des stèles… c’est curieux. Cela vous dit quelque chose ?
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– Rien, si ce n’est… quand j’ai voulu revenir à la vie, le vent glacé m’a combattu… mais un vent très doux, un vent de mer, je pense, m’a soutenu. – Ah. C’est intéressant. Est-ce également utile ? – Non. – Que faire maintenant ? S’il n’y a pas de stèles, ils ne peuvent revivre ? Le lettré se mordilla la lèvre. – Je trouverais contrariant d’être déjà acculé. Je crois que je vais commencer à tricher un peu… – Tricher ? – Disons, profiter du mou dans les lois de la nature. N’estce pas la définition de nos magies ? Bleu Nuit hocha la tête, l’esprit bruissant d’ailes de papier étincelant dans le ciel bleu. – Comment comptez-vous procéder ? – Je… je vais utiliser ma propre stèle. Une stèle, des stèles ; ma stèle, leur stèle… je devrais pouvoir abuser des analogies. – C’est vrai… Lotus Mauve vous avait demandé si vous en aviez une. Mais n’y a-t-il pas un risque ? – Je ne pense pas. Et s’il y en avait un, j’arrêterais tout.
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– J’espère bien. Je serais ravi de rencontrer vos pairs, mais pas si vous n’étiez plus là pour me les présenter. Verte Bruine fronça les sourcils. – Je ne pense pas que fonder une ou plusieurs vies sur le sacrifice d’autrui soit un bon départ, et je m’en abstiendrai donc. Allons chercher cette stèle. Il mena l’exorciste jusqu’à un buisson épais, d’un vert très sombre. – Dans un buisson ? – Je ne voulais plus la voir. Rouge Cerise a failli me tuer quand elle m’a demandé ce qui était écrit sur cette jolie pierre. Je ne désirais pas que chacun de mes enfants me posât la même question. Je l’ai donc cachée. Bleu Nuit songea qu’au fond, ce n’était pas si grave, car qui irait honorer la stèle d’un vivant ? Mieux valait chérir ledit vivant. Le lettré se pencha, arracha un brin d’herbe, et, le tenant entre ses lèvres, il siffla. Le buisson écarta ses branches, révélant son tronc. À son pied, il y avait un espace vide, bien suffisant pour qu’une stèle y eût reposé, mais il n’y restait rien. Bleu Nuit se pencha, et tendit la main. – C’est humide… – De l’eau salée ? – Oui. Il rit en voyant le visage de Verte Bruine.
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– Maître, je n’ai jamais vu quelqu’un jurer si clairement, sans même ouvrir la bouche. Le lettré haussa les épaules. Lotus Mauve le taquina, tendrement : – Il est très judicieux d’exprimer ses sentiments, ton médecin le recommande chaudement. Et à propos : que fait-on, maintenant que tu n’as plus de stèles ? – J’ai encore des stèles. – Ah bon ? – Des stèles d’humains, mais ça n’a pas la moindre importance. Je trouverai bien le moyen de trafiquer la méthode et de l’appliquer aux nôtres. Le guérisseur leva les yeux au ciel. – Continue comme ça, et tu vas me ressusciter un poulet égorgé en prétendant que c’est mon oncle. – Continue comme ça, et je trouverai le moyen de t’en convaincre. – D’accord, d’accord… essayons donc avec tes stèles d’humains. Enfin, si tu ne les as pas encore perdues, évidemment. Combien en as-tu ? – Deux. Verte Bruine les mena jusqu’à un mur décoré d’une scène d’amours collectives si érotique que Bleu Nuit regretta d’être chaste. Une stèle était déposée contre les corps les plus accueillants, les sourires les plus engageants. Il s’exclama :
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– Mais… c’est la stèle de Vieux Saule ? ! – Vous le connaissez ? – Certainement. Il fume d’excellents cigares, et son petitfils est charmant. – Était. La deuxième stèle, c’est lui. Allons la chercher. – Fier Bouleau est mort ? – J’adore ces questions inutiles, remarqua Lotus Mauve, qui marquent le lent cheminement de l’ignorance imbécile à la méconnaissance stupide. C’est tellement savoureux, comme dialogues… Il singea : « – J’ai le regret de vous annoncer qu’il est décédé. – Ah, il n’est plus des nôtres ? – Non, il est mort. – Ah, il ne réagit plus ? – Non, c’est un cadavre, – Ah, alors il ne vit plus ? – Non, il est trop froid et raide pour cela. – Et quand est-ce qu’il se réveille ? – Il ne peut pas, il est parti.
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– Mais son corps est encore ici ? – Oui, pendant que son esprit va au ciel, son corps nourrit les petits vers. – Les petits vers… et il va mettre du maquillage, pour cacher les trous ? – Il ne peut pas, il a laissé ses bras aux loups. » Il se tut, puis observa : – Remarquez, je connais mal les humains. Peut-être qu’ils font les stèles d’avance, et que celui qui meurt pile le jour inscrit sur sa stèle gagne le premier prix. Verte Bruine regarda Bleu Nuit, et lui répondit : – Oui, Fier Bouleau est mort. Il a été emporté par la maladie. – Heureusement que je n’ai pas protégé tout le monde. Sans cela, vous seriez privés de sujets d’expérience. Le lettré respira profondément, et parvint à desserrer les poings et les mâchoires. – Fier Bouleau m’était cher. J’ai envie de le revoir. Essaie de ne pas saboter ma motivation, veux-tu ? – D’accord. Je reconnais qu’une expérience sur des stèles d’humanoïdes frais et chers à ton cœur est un excellent moyen de tester ta méthode. Je l’approuve donc. Désires-tu un certificat écrit ?
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– Faudra-t-il vous brutaliser pour l’obtenir ? s’enquit Bleu Nuit. – Hélas… non. – Nous nous en passerons donc, conclut l’exorciste. Verte Bruine posa les deux stèles dans l’herbe, et il les regarda, songeur. Quand elles commencèrent à s’enfoncer dans le sol, il crut rêver. Il finit par réagir, tendit la main, mais elles étaient luisantes d’humidité, et lui glissèrent entre les doigts. Elles s’engloutirent dans le sol comme si la terre n’était plus qu’une eau épaisse et visqueuse, et il ne resta qu’une petite flaque d’eau salée. Lotus Mauve remarqua : – Eh bien ! Il semblerait que ton projet n’intéresse personne ! – Tu plaisantes ? Il intéresse quelqu’un au point d’engloutir des stèles en leur donnant un poids de… de montagne. – J’ai vu des intérêts plus constructifs. – Lotus Mauve, je sais qu’en tant que psychiatre, tu as du goût pour la simplicité. Mais je pensais que la pratique t’avait néanmoins donné l’habitude des menus contretemps ? – Menus contretemps ? J’aime ton humour. – Tant mieux. Maintenant que nous avons bien ri, pourquoi ne pas essayer de comprendre ce qui vient de se produire ? – Je persiste à penser que cela ne présage rien de bon.
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– Bah ! Pense aux Tuan ! Ils en ont vus de pires, et ils sont toujours là ! – Ah oui ! Et dans quel parfait état de conservation et de santé mentale ! Si, vraiment, ils respirent le bonheur… entre deux bouffées de charnier. – Et alors ? railla Bleu Nuit. Demandez à la vie de vous faire pousser du jasmin dans le nez et une rose dans la bouche, et cela vous dérangera moins. Je croyais qu’elle vous obéissait ? Mais bien qu’il se moquât de Lotus Mauve, il n’était pas rassuré. Ces stèles qui s’engloutissaient en ne laissant qu’un peu d’eau salée lui rappelaient désagréablement la mort de la femme tendre au sexe de coquillage, qui s’en était allée vers une mer noyée de brume grise, une mer désespérante. Si les stèles s’y étaient rendues, elles aussi… il préféra ne pas imaginer la partie de pêche qui les attendait peut-être. Verte Bruine dit : – Elles ne sont peut-être pas inaccessibles. – Voilà que tu veux nous changer en taupes ! – Ces animaux à la vue courte ? Je te prêterai mes lunettes, si tu commences à devenir borné. Plus sérieusement, même si nous devons creuser pour les retrouver, tu ne seras pas obligé de te salir. Je te demande seulement si tu les sens encore. – Non, mais ce sont des stèles. Il reste si peu de vie en elles ! – C’est juste. Par contre, ce sont très certainement des objets mortuaires. Bleu Nuit ?
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L’exorciste déglutit avec peine. Il respira profondément l’odeur de calme qui émanait de son maître, il se concentra, et sur son visage détendu, les larmes se mirent à couler sans discontinuer. Il ne s’en rendit pas compte, habitué à laisser s’épancher les chagrins d’autrui. Lotus Mauve murmura : – Si seulement il avait le bon sens de se défaire des siens ! – Pour que tu lui en offres de nouveaux sans qu’il risque de s’écrouler ? – Mais non… pour que je puisse le confondre avec un Seferneith un peu balourd, et que je cesse de l’agresser. – Les rituels permettent de très bonnes illusions… – Affecte ma lecture des sentiments, et je considérerai que les Tuan sont plus fréquentables que toi ! – Je croyais qu’ils étaient morbides ? – Oh, ça va. Tais-toi. Tu risques de le déranger. Verte Bruine rit de toutes ses couleurs, et le guérisseur le contempla, ravi. Bleu Nuit ouvrit les yeux, et s’essuya les joues dans sa manche. Il était pâle, ses couleurs lavées par la tristesse, et ses traits s’étaient tirés, usés par la souffrance d’autrui. Tant de cruauté, tant de larmes… c’était peut-être inévitable, mais cela restait choquant. Il se reprit. – Elles ne sont pas perdues. J’ai… disons, l’intuition de leur localisation. Elles se sont enfoncées longtemps, et devant elles, la terre s’écartait. Elles ont débouché dans un grand vide, et elles sont tombées, une chute… vertigineuse. Il frissonna, et Lotus Mauve remarqua :
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– C’est vrai que les stèles sont rarement conçues pour le vol à voile. Cela doit être bien choquant, pour un petit oiseau tel que vous… – Nous ne pouvons pas tous avoir l’âme d’un boulet, Lotus Mauve, car vous thésaurisez avec tant de talent ! Verte Bruine cueillit deux fleurs, et il se tint entre eux le temps de les piquer soigneusement dans leurs vêtements. Bleu Nuit lui sourit, et continua : – La chute s’est interrompue, et elles ont trouvé une assise. Elles se dressent sur un rivage désolé, et j’ai ressenti une attente de leur part, ce qui m’a surpris, même de la part d’une stèle. Il soupira, et se demanda si quoi que ce soit restait normal à proximité d’un Seferneith. Verte Bruine rit : – Bleu Nuit, fait-on passer des examens de lettré à un cheval ? – Non, bien sûr. – Alors, pourquoi jauger des Seferneith à l’aune d’une norme humaine ? L’exorciste réussit à ne pas rougir. Lotus Mauve le regarda avec satisfaction : – Ah, Maître Bleu Nuit, la honte recule en vous. Je me réjouis de voir ce qu’elle libérera. Bleu Nuit n’était pas certain d’être réjoui, mais il était trop tard pour cesser d’avancer. Il n’avait aucune rive solide à laquelle se retenir, et il était trop faible pour nager contre le cou-
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rant tendre et puissant de Verte Bruine et des siens. Il avait changé, il changeait, et il changerait encore. Il aurait seulement aimé que Lotus Mauve pût le faire évoluer sans l’écorcher, ni même le mordiller de ses dents aiguës. Qu’avait-il jamais subi de pire qu’un guérisseur de mauvaise humeur, qui le soignait certainement, mais au prix de quels… désagréments !
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XVII Gris le sable, la mer, les perles Ah ! Je suis bien malheureux ! songea Taste-Cuisses. Je possède mon propre corps de ballet, et je n’ai pas le temps d’aller le regarder ! J’en suis réduit à devoir payer pour faire venir des danseuses dans ma propriété, alors qu’elles sont tellement moins gracieuses que mes toutes-belles ! Mais enfin, comment font les autres ? Il doit bien exister des marchands qui jouissent de leur richesse jusqu’à être rassasiés ! Il réalisa soudain qu’il y avait longtemps qu’il n’était pas passé mendier chez le notaire, et il éclata de rire. Que son défunt père gardât sa menue monnaie ! Il n’en avait plus besoin. Ou plutôt, mieux valait la conserver pour plus tard, car son service après-vente lui coûtait horriblement cher. Certes, la plupart de ses clients étaient trop morts pour réclamer, mais il restait parfois une bribe de famille pour venir l’importuner avec les plus vilaines intentions du monde. Heureusement que Monsieur Noir acceptait de travailler à forfait ! Mais tout de même, ce salaud n’était pas donné. Il aurait fallu libéraliser le marché des mages assassins, voilà ce qu’il aurait fallu ! Et les prix se seraient effondrés… mais Taste-Cuisses n’avait pas le temps pour ça. D’ailleurs, il n’avait pas le temps du tout. Il se demanda si Monsieur Noir accepterait de vendre des perles, lui aussi, et d’être payé à la commission. Oui, il lui en parlerait, mais demain. Aujourd’hui, il en avait déjà trop fait, et cela lui donnait la nausée. Pas de doute, même pratiqué avec assiduité, le travail – 512 –
restait indigeste, il n’y avait pas moyen de s’y accoutumer. Il n’était pas fait pour, voilà tout… mais il était encore moins fait pour Langue de Feu. Il gémit, et se prit la tête entre les mains. Il allait mourir, c’était certain, mourir d’ennui. Ah ! Si seulement Cent Vingt Dents avait été là, lui qui savait si bien passer le temps en discourant sur de petits plats, lui qui calmait les esprits en lestant l’estomac. Cent Vingt Dents… il aurait tout de même pu trouver le moyen de ne pas se faire tuer ! Taste-Cuisses soupira, car c’était bien malheureux de n’avoir que des amis infidèles. Et en plus, en plus… il n’avait même pas été payé pour le tuer. Il se surprit à avoir une pensée reconnaissante pour l’Amiral, qui savait le rétribuer, au moins un peu. Il hurla de rage, car c’était trop facile de lui lancer des cacahuètes après l’avoir jeté dans la cage de la lionne ! C’était même insultant ! Il décida subitement que ce soir était l’un des soirs trop rares où il prenait le temps, et tant pis pour Langue de Feu. Il se vêtit élégamment, surchargeant sa mise de toutes les merveilles que la fortune lui permettait d’acquérir, et se réjouissant d’avance des douces caresses qui viendraient retirer chacun de ces ornements. Il monta dans sa chaise à porteurs, qui le déposa dans le quartier des plaisirs de Trois-Ponts. Il s’en éclipsa, et se rendit au jardin. Il vérifia que nul ne l’observait, car ses toutesbelles avaient bien assez souffert déjà, et lui donc !, d’importuns visiteurs aux dents bien trop avides. Rassuré par la rue déserte, le parfait silence, et cette impression que ne pesait sur lui aucun regard curieux, il fit jouer les rouages de la petite porte, et rejoignit l’esplanade. Il ôta ses chaussures, et pénétra sous l’auvent qu’il s’était installé, jouissant du contact du tapis moelleux. Il choisit l’un des alcools disposés dans le bar, s’en versa généreusement, puis s’assit dans son fauteuil, et tendit la main vers les amusebouche. Devant lui, les danseuses parurent, et elles interprétè-
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rent un ballet plus gracieux, plus érotique que jamais. Quand leurs rangs se déployèrent et se doublèrent, et que leurs petits pieds charmants occupèrent toute l’esplanade, il crut rêver, car elles n’avaient jamais été si nombreuses. Il se laissa aller en arrière avec un soupir de contentement, car il avait compris : l’Amiral avait enfin entendu ses plaintes. Il lui avait dit et répété que sa tâche de vendeur se compliquait avec les désordres même que les perles causaient, et qu’il était bien malheureux. Et sa réponse virevoltait devant le jeune homme, dans un froissement de soieries. Taste-Cuisses observa les visages subtilement différents, tous attachants, tous attirants, comme l’éventail de la beauté déployé pour lui, et considéra qu’il était à moitié consolé. Il se demanda si l’homme en noir avait fait l’effort de cartographier la beauté féminine d’une plume tendre et précise, ou si ce vieux salaud avait simplement envoyé un peu plus de ses toutes-belles… qu’il avait jusque-là conservées pour lui seul ! Il fit la grimace : penser qu’il était concurrencé par un débris aux cheveux déjà gris ! Il faudrait vraiment penser à supprimer les générations précédentes dès que leurs enfants étaient en âge d’hériter. Ou mieux, leur inculquer la décence de mourir avant de commencer à coûter, et le respect de l’intégrité du patrimoine familial. Ça aussi, il en parlerait à Monsieur Noir, et il exigerait des droits d’auteur. En attendant… peu importaient les éventuels exploits sexuels de l’Amiral, puisqu’il était le seul libertin à occuper la scène de ses plus doux ébats. Bien plus tard, entre deux caresses, il gloussa : engendrer Langue de Feu, une prouesse ? Puis il fronça le sourcil : peutêtre que si, dans le fond. Quelques baisers de plus le lui firent oublier, car le mérite d’autrui lui semblait un boulet. * Verte Bruine réfléchissait. De l’eau salée… les profondeurs… il revit soudain les grenouilles magnifiques, aussi vertes
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que lui, et leurs grands yeux dorés où dansaient des paillettes, les grenouilles qui vivaient dans un puits d’eau saumâtre. Il allait ouvrir la bouche, quand Bleu Nuit dit : – Au fait, je me demandais… n’y a-t-il pas, dans l’une des dépendances, une vaste esplanade, et tout à côté, un puits d’eau saumâtre ? – Oui, répondit Lotus Mauve, un puits envahi de grenouilles aux propriétés plus qu’intéressantes, du moins si l’on sait apprécier les femmes. Ils se regardèrent, et le lettré récapitula. – Nous pensons tous au puits dans la dépendance de l’est, qui n’a jamais contenu d’eau saumâtre de toute ma première vie, et dans lequel se sont installées des grenouilles enchantées, qui se changent en femmes et dansent sous la lune. Pour le plus grand plaisir d’un jeune homme qui vient les contempler, et se trouve être un marchand de perles… un peu particulières. L’exorciste grinça des dents au souvenir de l’effet des perles, puis il réalisa que Verte Bruine savait. Il le regarda, blessé, et le lettré dit doucement : – Bleu Nuit, j’avais affirmé que vos pensées vous appartenaient, et je n’ai pas changé d’avis. Mais votre trouble était si grand que j’ai enquêté par mes propres moyens. Lotus Mauve choisit de se passionner quelques instants pour la création de papillons, et Bleu Nuit murmura : – Tant de gêne… pour rien. Je suis stupide. – Excessif dans vos jugements, certainement ; stupide, non. Pourquoi ne pas vous réjouir ? Vous avez respecté la parole
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que vous avez donnée, et cela ne m’a pas empêché de me renseigner. Cependant, je ne dis pas que j’ai tout découvert, et je ne nie pas non plus l’inconfort de votre position. Je me réjouis que nous y trouvions un remède. – Moi aussi. – Et moi aussi, conclut le guérisseur. C’est d’un ennuyeux, de devoir jouer à ne pas savoir ! Les secrets sont très mauvais pour l’équilibre psychique, et le vôtre est déjà une sacrée balançoire… autant ne pas en rajouter. Bleu Nuit prit le temps de se masser les yeux. Il devait bien exister un moyen de supporter Lotus Mauve ! Même si ce n’était pas humainement possible, il l’apprendrait très volontiers. Mieux valait devenir Seferneith que de le subir. Le guérisseur ricana. Verte Bruine reprit : – Nous pourrions supposer que ce jeune homme vient uniquement admirer des ballets. Et nous pourrions aussi nous demander si ce puits ne serait pas également la source de ses perles… après tout, Bâton d’Encre a échoué à en trouver la provenance, mais il n’a fouillé que le monde des hommes. – Le système de défense n’aurait pas noté le passage de cargaisons de perles ? – Pas si elles ne nous menacent pas. – Tout cela est très amusant, constata Lotus Mauve. Une épidémie, qui ne nous affecte pas. Des fleuves, qui ne nous séduisent pas. Des perles, dont nous n’avons que faire. Des humains tués et empaillés pour les dire embellis… mais nous… nous sommes protégés par les Tuan ! J’aimerais savoir à combien d’autres fléaux nous échappons ainsi, juste pour le plaisir de me sentir vraiment privilégié.
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– Naître Seferneith ne vous a pas suffi ? – Allons, Bleu Nuit, pourquoi bouderais-je les joies que m’offre le monde ? Il fait de son mieux, le pauvre petit. C’est mal, de refuser les présents des débiles profonds. L’exorciste se demanda s’il existait un rituel de surdité sélective, mais il conclut très vite que s’il cessait d’entendre Lotus Mauve, celui-ci trouverait sans peine d’autres moyens de l’ennuyer. Il n’avait pas la moindre envie de bénéficier de sa créativité. Il remarqua : – Disons que les perles viennent de l’endroit où sombrent les stèles. Ne serait-il pas judicieux de tirer le maximum d’informations de ce Taste-Cuisses ? Ainsi, même si nous devons descendre nous-mêmes, nous serons le mieux préparés possible. Et à cette idée, il se sentit nettement mieux. Même si Verte Bruine se contentait de manipuler le marchand sans le faire souffrir aucunement, ce serait déjà lui nuire un peu. Bleu Nuit s’en était abstenu jusque-là, puisque qu’ils étaient tous deux les invités du lettré. Il continua : – Il devrait être facile à capturer, s’il vient voir danser les grenouilles. – Hélas, il est passé récemment. Il ne reviendra pas de si tôt. – Je peux aller le chercher. – Ne prenez pas cette peine. Nous ne sommes pas si pressés.
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L’exorciste n’insista pas, car Verte Bruine était seul maître chez lui. Trois jours plus tard, ils étaient assis à la même table, et Bleu Nuit testait avec ravissement certains des pigments possédés par le lettré. De sa voix douce, celui-ci lui en exposait les propriétés, et son élève expérimentait sur divers papiers aux couleurs pastel. Ils en étaient à encadrer les plus belles réussites quand le Seferneith dit : – J’aurai besoin de vous demain matin tôt. – Tôt… pour qui ? Pour moi, ou pour le fêtard moyen ? Verte Bruine sourit. – Tôt comme quand le soleil effleure à peine le toit de mon pavillon. – Et en fait resplendir les tuiles. Où dois-je me trouver ? Le lettré le lui expliqua, et Bleu Nuit demanda : – À quoi dois-je m’attendre ? – À rien qui vaille la peine d’y songer plus avant. Vos talents d’improvisateur suffiront amplement, il n’est nul besoin de vous lancer dans une préparation, sauf bien sûr… – Oui ? – Ne m’aviez-vous pas demandé quand je referais du poulet aux noix de cajou ? – Si. – Ce soir. Après quoi, Rouge Cerise et Mirabelle tiennent à nous régaler d’un petit récital, dans le petit pavillon flottant.
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L’exorciste imagina la lune resplendissante reflétée dans le bassin, et il soupira d’aise. Il y ajouta Rouge Cerise baignée d’un flot d’argent, ses cheveux brillant plus que ses bijoux, son teint velouté, le charme de sa voix planant sur les flots, et il sourit béatement. Puis il fronça les sourcils, et laissa tomber : – Mirabelle… Verte Bruine éclata de rire. – Mirabelle chante très joliment, et par ailleurs, il s’agira d’un répertoire très classique. Il n’y aura pas une ligne d’elle, et je la prierai de ne pas faire d’introductions. Cela vous convientil ? –… oui. – Mais je ne peux pas garantir qu’elle n’improvisera pas une sérénade pour Lavandin. – Pour Lavandin… ah bah… je ne crois pas que la folie le séduise beaucoup… le texte a donc une chance d’être audible sans demander d’internement immédiat. Le lettré rit doucement, et ils continuèrent leurs encadrements. Le lendemain, un peu avant l’heure fixée, Bleu Nuit arriva au point de rendez-vous. Il bâilla, car il n’avait pas tout à fait assez dormi. Le récital avait été parfait, mais la simple vue de Mirabelle l’avait un peu crispé. Il avait invité Lavandin à déguster un thé qu’il avait inventé pour l’occasion, et ils avaient passé une partie de la nuit à plaisanter. Mirabelle ne les avait pas dérangés, mais le fait de s’être cachés dans le bosquet de bambous et d’en avoir truffé les abords de moustiques y était peut-être pour quelque chose.
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Verte Bruine et Lotus Mauve arrivèrent à leur tour, et quelques instants plus tard, deux hommes vêtus de blanc, le visage fermé, déposaient devant eux un Taste-Cuisses tremblant. Ils s’inclinèrent, et se retirèrent. Le lettré lança gaiement : – Et remerciez bien votre maître de ma part ! C’est un plaisir que d’avoir un ami tel que lui ! – Nous n’y manquerons pas, monsieur. Ceux que le maître respecte sont dignes de tous les égards. Verte Bruine s’inclina avec grâce. Le marchand demanda : – Vous… vous êtes un ami de Monsieur Blanc ? – Cela semble vous poser un problème. – Je… mais non, pas du tout. Une diversité dans les goûts permet d’éviter une concurrence qui pourrait s’avérer gênante. – Vous espériez que Monsieur Noir vous protégerait de tout ? Et, au premier chef, de son rival ? – Euh… je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler. Monsieur Noir… c’est un prestataire de services ? Taste-Cuisses était bien malheureux. Ah ! Il n’aurait jamais dû occuper Monsieur Noir à distribuer des perles, ce crétin en avait négligé sa sécurité ! L’exorciste, lui, était froissé. Recourir à Monsieur Blanc, alors qu’il avait proposé de capturer le marchand lui-même ! Si même Verte Bruine l’empêchait de se défouler… Son maître le regarda, et laissa tomber : – Je vous vois surpris, Bleu Nuit. Mais j’ai préféré recourir à Monsieur Blanc, car je n’étais pas certain que vous me ramèneriez Taste-Cuisses sans qu’il fît de syncope. Les spectres et les
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démons sont certainement dociles, mais ils ne sont pas rassurants, et ce jeune homme a de toute évidence les nerfs très fragiles. Il dédia un sourire éblouissant à Taste-Cuisses qui frissonna, soudain transi. Le marchand proposa : – Messieurs, j’ignore ce qui me vaut le plaisir de vous rencontrer, mais pourquoi ne pas me l’expliquer devant un petit ballet ? La beauté adoucit les mœurs, et j’aurais plaisir à vous faire partager mon ravissement. – Et quoi encore ! fit l’exorciste en tirant de sa manche une longue aiguille d’aspect inquiétant. Un spectacle de danse ? Alors que vous allez pouvoir nous donner un somptueux exemple de discours à la fois simple et complet… Verte Bruine lui passa devant avec un parfait aplomb, il posa sa main sur le bras de leur invité, et l’entraîna. – Mais mon bon ami ! Quelle excellente idée ! J’avais presque oublié combien vous appréciiez la splendeur des danses ! Et comme j’ai la chance de pouvoir vous combler, je ne vais pas m’en priver. Oubliez la remarque de Bleu Nuit, il ne sait pas recevoir. C’est presque maladif, chez lui. Il se tourna vers l’exorciste, et ajouta : – Mais pour vous faire pardonner, mon bon, allez donc nous chercher quelques rafraîchissements et amuse-bouche, et passez en cuisine commander une collation digne de notre hôte. Je gage que Monsieur Taste-Cuisses n’a pas été traité aussi poliment que je l’avais demandé à nos émissaires. – Ah ça ! Vous pouvez le dire ! De vrais barbares ! Je suis heureux de vous voir revenir à de meilleurs sentiments.
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– Comme je vous comprends, d’autant que votre vie a déjà été bien assez semée de malheurs ! Le jeune homme soupira d’aise, car il avait enfin trouvé une oreille compatissante. Lotus Mauve lui tendit un mouchoir délicatement parfumé, et il s’essuya les yeux. Ils arrivèrent près du puits, et le guérisseur considéra l’installation sous l’auvent. Il se fit apporter deux fauteuils de plus, des coussins pour les garnir, un éventail, ainsi que des bouquets. Verte Bruine alla prier les grenouilles de danser, et il veilla à ce que la lumière du matin les embellît autant que celle de la lune. Ils s’assirent, parlèrent comme de vieux amis, et quand Bleu Nuit arriva avec les rafraîchissements demandés, Taste-Cuisses était suffisamment rassuré pour lui faire la grimace. – Pouah ! Qu’il est vilain, celui-là. Je suis sûr qu’en outre, il ne comprend rien à la danse. – Hélas, fit Verte Bruine, il faut des barbares pour nous protéger d’autres barbares. – Mais à la base, c’est un exorciste ! Je croyais que ces oiseaux-là n’ennuyaient que les morts et les démons. – Hélas encore. C’est bien parce qu’il cumule les défauts que nous l’avons recueilli. Nous tentons d’améliorer son éducation, mais, comme vous l’imaginez, la délicatesse ne s’acquiert pas en un jour. – Ah ! Je l’imagine d’autant mieux que je l’ai déjà rencontré ! Et si vous saviez de quelle goujaterie il a fait preuve, alors même que j’étais dans le besoin ! Le lettré regarda Bleu Nuit, horrifié, et s’exclama :
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– Bleu Nuit ! Qu’entends-je là ? Dois-je comprendre que vous avez indisposé ce bon Taste-Cuisses ? L’exorciste resta bouche bée, et Verte Bruine, affligé, se tourna vers le marchand. – Ah, cher monsieur… je suis confus. Je remarquais bien que ses progrès étaient très lents, mais penser qu’il s’est permis de vous déranger… Taste-Cuisses prit un feuilleté encore tiède, tout juste apporté des cuisines par des serviteurs empressés, il l’enfourna d’une bouchée, et il proposa, bonhomme : – Allons, allons… oublions cela, il n’y a rien eu de grave. Mais laissez-moi vous dire que vous êtes trop bon avec lui ! Il ne le mérite pas. – Je le sais bien, allez. Mais les exorcistes compétents sont si rares qu’il est plus sensé de tenter de dégrossir celui-ci que d’en recruter un autre. – Voilà qui est très sensé, en effet. Et puisque c’est pour la bonne cause, je veux bien vous aider à améliorer son éducation. Je propose de commencer par l’habituer à l’humour. – Oh ! Je serai ravi d’assister à cette démonstration éblouissante. – Allons-y ! C’est l’histoire d’un exorciste qui avait dû se déguiser en nonne, parce que le fantôme d’un séducteur hantait un couvent dans lequel aucun homme de chair et d’os ne pouvait pénétrer. Pénétrer… hé hé… vous saisissez ? – De ma main la plus caressante, susurra Lotus Mauve.
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Bleu Nuit resta impassible, mais il avait l’impression d’être une demi-douzaine de tigres en cage, chacun d’entre eux courant en rond puis se jetant à son tour contre les barreaux. Leur rugissement l’assourdissait presque. Taste-Cuisses demanda : – Ça va, jusque-là ? C’est clair pour vous ? L’exorciste choisit de se prosterner devant lui pour bien montrer qu’il avait compris, et il resta assis à regarder ses genoux. Au moins, il ne le voyait plus. Le marchand resta ébahi. – Eh bien ! Quand il décide d’être poli, il ne lésine pas. En fait… il en fait beaucoup trop ! Vous le lui avez dit, n’est-ce pas ? – Certes, mais ne vous privez pas de le répéter. Parfois, il faut dire les choses très simplement pour qu’elles soient comprises. Bleu Nuit sourit intérieurement. Taste-Cuisses parviendrait sans peine à s’exprimer trivialement, parce qu’il était bien incapable de la moindre subtilité. Il réussit à maintenir cette étincelle de joie jusqu’au moment où le marchand décrivit en détail le spectre du séducteur jetant son dévolu sur l’exorciste toujours grimé en nonne, et le sodomisant ardemment à défaut de trouver un orifice plus adéquat. Pour supporter la suite de l’histoire, Bleu Nuit passa en revue quelques-uns des supplices communément pratiqués par les spectres vengeurs, mais cela ne suffit pas. La théorie était bien utile, mais seulement pour permettre la pratique, et il aurait adoré s’exercer sur Taste-Cuisses, même juste un peu. Verte Bruine dit enfin : – Bleu Nuit, vous pouvez disposer. Monsieur a bien assez contribué à votre éducation, alors même qu’il a le cœur lourd. Il est grand temps qu’il puisse s’épancher sans être importuné. – Rustre, conclut le marchand.
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L’exorciste se leva, s’inclina, et disparut. Il consulta ses livres, et conclut que s’il était possible d’invoquer un spectre de bourreau et de l’obliger à ne nuire qu’à une personne, c’était parfaitement indigne d’un praticien de sa réputation. Il soupira, puis il continua à chercher. Il allait bien finir par trouver une malveillance suffisamment immonde pour le soulager, mais assez sous-évaluée pour ne pas nuire à son prestige. Mais que ses collègues étaient donc pointilleux ! Ils manquaient de tolérance, et de souplesse morale. Tous des coincés, voilà ce que c’était… Et ce crétin de Taste-Cuisses ! Avoir copulé tant de fois, et n’être même pas capable de raconter une histoire de cul mieux que cela ! Bleu Nuit paria que même Mirabelle aurait fait du meilleur travail. Pendant ce temps, Taste-Cuisses et les deux Seferneith regardaient le ballet gracieux. Les danseuses étincelaient dans le jour très frais, l’herbe encore humide de rosée scintillait, et des papillons aux ailes d’un vert vif tournoyaient avec elles. Lotus Mauve remarqua : – De si belles femmes… en si grand nombre… cela doit être bien délicat de les nourrir, non ? Le marchand s’étouffa à moitié. Ah ! Penser qu’elles avaient failli le dévorer ! Penser que leurs petites dents nacrées s’étaient changées en crocs ! Soudain, leur beauté lui parut éteinte. Le guérisseur compatit : – Eh bien ! Si j’avais pu imaginer que c’était tant de souci… – Ah ! Du souci ? Mais c’est bien pire que cela… bien pire ! – Mon pauvre ami… tant de tristesse en vous… comme elle doit vous gâcher le goût des plaisirs ! Comme elle doit vous peser !
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– Ah, oui ! Je suis bien malheureux ! Et vous… vous m’écouteriez ? – Bien sûr ! Comment pourrais-je laisser un pauvre homme se débattre ainsi avec des chagrins trop vastes pour lui ? Évidemment, songea Taste-Cuisses, puisque les serviteurs de Monsieur Blanc passent leur temps à aider leur prochain. Alors au fond… pourquoi pas moi ? Ce serait gratuit, ce qui me changerait, pour une fois ! Il se lança : – Tout a commencé un jour où j’avais offert un banquet délicieux à un ami dont je prisais fort la compagnie. J’espérais ensuite aller partager avec lui le plaisir de quelques danses, mais après avoir payé notre festin, j’ai réalisé que je n’avais plus un sou. Je l’ai prié de m’en avancer, mais il m’a ri au nez, et il est allé voir les danseuses sans moi. Et moi, je me suis retrouvé seul dans la rue. – Oh ! C’est inqualifiable ! Quel ingrat ! – Je ne vous le fais pas dire ! Ainsi abandonné, j’ai erré par les rues de la ville, et j’ai fini par découvrir une porte dans un mur. Malgré mon profond respect de la propriété privée, je l’ai trouvée si belle que je n’ai pu résister à l’envie de découvrir ce qu’elle cachait. Et là, sous la plus fabuleuse lanterne que j’aie jamais vue, des femmes dansaient avec une indicible grâce, et un charme seulement troublé par leur frustration évidente. Je n’ai écouté que mon bon cœur, et je me suis donné à elles. – Comme c’est généreux à vous ! – Ah, oui ! Au matin, j’étais épuisé, mais leur soulagement, leur joie m’avait tellement touché que j’ai résolu de revenir. Je ne pouvais pas les abandonner !
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– Non, bien sûr. – Mais hélas… mon ami, cet ingrat… non content de m’avoir privé de spectacle, il m’avait également suivi, pour épier ma déconfiture ! Il avait découvert ces pauvres danseuses, mais également leur nature réelle, vous savez… – Des grenouilles, oui. Penser qu’en votre présence, elles subliment leur nature animale pour vous offrir le plus beau des spectacles, et vous ouvrir leurs tendres cuisses. Il y a en vous une grâce divine qui permet tous les miracles ! – Certes… mais combien elle suscite de jalousies, quelles animosités ne me vaut-elle pas ! – Les hommes sont des ingrats ! – Oh, oui, surtout mon ami ! Pensez un peu ! Il a poussé la cruauté jusqu’à arracher les jambes de ces pauvres bêtes, et à les dévorer, pour qu’elles ne puissent plus danser ! Il espérait sans doute que je les abandonnerais, repoussé par leur laideur, mais je n’en ai rien fait ! Non, au contraire ! Je suis allé le sommer de cesser de les harceler, mais il a refusé en ricanant, et il m’a juré qu’il les engloutirait jusqu’à la dernière. – Quel monstre ! – J’en frémis encore ! Alors, je me suis sacrifié. Je lui ai juré que je n’irais plus jamais les voir, qu’il pouvait les laisser en paix, mais il n’a pas changé d’avis. Pour m’avoir ravi, elles méritaient de mourir toutes. Je ne pouvais pas le laisser faire ! – Certes non ! Votre noble cœur l’interdisait !
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– Absolument ! Je l’ai donc tué, puisqu’il refusait toute grâce, et par souci d’équité, je l’ai jeté dans le puits, pour qu’il y nourrît les danseuses. – Ah ! Voilà une justice dont bien des magistrats devraient s’inspirer ! Vous êtes un modèle pour le monde, vous rayonnez ! – Oui… mais une fois de plus, j’ai été puni de ma grandeur. – Oh… comment cela ? – L’âme perverse du scélérat a corrompu les danseuses innocentes, et elles m’ont poussé dans le puits. La chute aurait pu me tuer, mais j’ai saisi les os du mort, et j’ai freiné ma descente ! Je suis arrivé sur une île étrange, à l’ambiance pesante. Je me suis caché avec une grande astuce, et j’ai pu l’explorer, mais j’ai compris que jamais ses malheureux habitants n’auraient le moindre répit si je ne les aidais pas. – Ah ! Le doux parfum de la liberté ! – Mais hélas… le tyran qui les oppressait n’a pas consenti à renoncer à son sombre pouvoir, malgré mes exhortations. En revanche, il m’a proposé un marché : si je vendais pour lui les perles de ses huîtres, il adoucirait le sort des habitants de l’île. Le marché me sembla bien innocent, et je l’acceptai, bien que je n’eusse nul besoin de travailler pour vivre. Et depuis, je trime ! Je trime comme une bête, et les plaisirs me sont refusés ! Mais j’ai le réconfort de songer que j’évite le pire à des êtres merveilleux, des êtres que je chéris plus que tout. Lotus Mauve et Verte Bruine s’essuyèrent les yeux, puis ils secouèrent la tête. – Ah, Taste-Cuisses ! Quelle triste et belle histoire ! Comme il est merveilleux de découvrir le héros caché sous l’honorable
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marchand ! Et penser que vous avez poussé la modestie jusqu’à résider loin de Trois-Ponts, plutôt que d’y être honoré comme le sauveur que vous êtes ! Le jeune homme hocha la tête, et il rota. Tout le temps qu’il avait parlé, il n’avait guère songé à se modérer, et il se sentait lourd. Il avait également la tête un peu vide, et il remarqua : – C’est amusant… si j’avais été vous, j’aurais tenté de me saouler, pour me faire parler. Mais vous, vous m’avez servi du thé. – C’est vrai. Un bon petit thé aux herbes hypnotiques et anxiolytiques. – I-quoi ? An-quoi ? – An comme fini les angoisses, même si elles seraient parfaitement justifiés, et i comme histoire de votre vie, dont vous venez de nous parler assez longuement. – C’est vrai, mais je n’ai sûrement pas tout dit, et je n’ajouterai rien. Si j’étais ivre, pourquoi pas… mais là… je n’ai plus faim, je n’ai plus soif ! – Oh ! Ça ! Ne vous inquiétez pas, fit Lotus Mauve avec gentillesse, vous êtes bien incapable d’inventer un mensonge sans penser en même temps à la vérité. Et je lis très bien les pensées. Taste-Cuisses blêmit, mais Verte Bruine ajouta : – N’ayez aucune crainte, vos crimes nous indiffèrent. Je n’en dirai pas autant de Bleu Nuit, qui pinaille parfois sur les péchés d’autrui…
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–… surtout ceux des autrui qui lui ont manqué de respect… ajouta Lotus Mauve. Le marchand déglutit péniblement. – Que voulez-vous ? Des perles ? J’en possède un grand nombre. Ils sourirent, et il proposa : – De l’argent ? J’en ai accumulé une certaine quantité, mais… Il se tut, et le lettré expliqua : – Nous voulons descendre avec vous, et nous ne serons sûrement pas seuls. Ma femme viendra sans doute, et, bien sûr, Bleu Nuit. Non seulement il n’estime guère les marchands, mais à l’heure qu’il est, il doit vous haïr. Je suis sûr que vous ne ferez rien qui puisse le mécontenter. – Et encore moins le tuer, glissa Lotus Mauve, car il n’y a rien de pire que le spectre d’un exorciste. Avec ce genre d’ennuis, même la mort n’est pas une fin. – Ah ça, soupira Verte Bruine, tant qu’il est en vie, il nous fait au moins le plaisir de dormir. Mais une fois mort… il n’en aura plus besoin. Taste-Cuisses resta abattu un long moment, puis un sourire étira lentement ses lèvres. Peut-être que l’un d’entre eux plairait à Langue de Feu ? Peut-être que l’un d’entre eux pourrait prendre sa place ? – Vous ne seriez pas marchands, par hasard ?
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– Non, vraiment pas. – Dommage… mais ça s’apprend, j’en sais quelque chose. Et, question bite, que valez-vous ? Lotus Mauve éclata de rire, et montra son entrejambe lisse. – Nous n’en avons pas, mon bon. Quant à celle de Bleu Nuit, je crains qu’elle ne soit défectueuse de naissance. Ce n’est vraiment pas de chance. – Oh ! fit Taste-Cuisses, je n’ai vraiment pas de chance, avec votre aide ou sans. Ils le laissèrent affalé dans son fauteuil, pour qu’il digérât un peu, et ils allèrent expliquer la situation à Bleu Nuit, qui s’étonna : – Pourquoi ne pas avoir utilisé vos pouvoirs, tout simplement ? – Question de déontologie, affirma Lotus Mauve. – À d’autres. Alors quoi ? Verte Bruine dit, tranquillement : – Je devine derrière Taste-Cuisses une grande puissance, Bleu Nuit, et j’ai préféré ne pas lui donner l’éveil en utilisant des pouvoirs trop typés. – Vous auriez pu me le dire. – Quand vous serez meilleur comédien, volontiers. Le lettré sourit gentiment, puis il annonça :
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– J’ai quelques préparatifs à faire, si vous le permettez. Et si je puis vous donner un conseil… allez voir la tête de TasteCuisses, elle en vaut la peine. – Mm. L’exorciste resta assis, contrarié. La liste s’allongeait ! En plus de devenir Seferneith pour supporter Lotus Mauve, voilà qu’il devait développer des talents de comédien… Le guérisseur ricana : – Tiens… je vois que vous n’appréciez pas plus que moi qu’on vous cache des choses, qu’elles soient nocturnes ou diurnes, humaines ou pas… – Lotus Mauve… j’ai donné ma parole. – Vous avez choisi de respecter une norme arbitrairement définie par vos pairs. En quoi suis-je concerné ? – Je… je ne vous cache rien de… vital. – Et vous pensez avoir les moyens d’en juger ? Bleu Nuit baissa les yeux. – Quelle belle nuance de culpabilité… savez-vous que cela donne envie d’en savoir plus ? Vous ouvrirez-vous seul, ou aurai-je le plaisir de vous craquer en deux comme une noix serviable, ou mieux… de vous écraser en menues bribes tel une coquille récalcitrante ? – Vous ne… vous ne pouvez plus me manipuler.
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– Vraiment ? Pas en vous respectant, non… mais si vous me cachez des informations utiles, je n’ai plus à me soucier de votre santé. Je saurai, quoi qu’il puisse rester de vous. – Verte Bruine… Verte Bruine n’appréciera pas. – Il me regardera d’un air triste, et je vous recollerai à peu près. L’exorciste s’éloigna en hâte, et il courut pour rattraper son maître, qui lui sourit aimablement. – Maître… Lotus Mauve vient de vous décrire tel que je ne vous connais pas, et j’aimerais savoir si je suis ignorant, ou s’il ment. – Voilà un objectif sensé et parfaitement exposé. Je suis heureux que vous l’ayez choisi. Qu’est-ce qui vous préoccupe ? – Lotus Mauve pense que je vous cache des informations. – Je pense de même. – Il a ajouté que vous ne verriez aucune objection à ce qu’il me les arrache de force, peu important les… dommages et les séquelles. – C’est erroné. Je vous ai protégé de lui pour assurer votre liberté de pensée et d’action, et il le sait. S’il en prend prétexte pour vous léser… Verte Bruine se tut, et l’exorciste se demanda ce que son maître ferait alors. Il était si doux, si respectueux… comment aurait-il contré Lotus Mauve ? Le lettré sourit. – Bleu Nuit… où habite Lotus Mauve ?
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– Dans son pavillon… dans votre jardin. – Autrement dit, chez moi. Il n’a jamais pris la peine de bâtir une maison hors de notre île natale, il a toujours voleté d’une résidence à l’autre, certain d’y être reçu comme le plus beau des présents, ce qu’il était sans conteste. – J’en suis ravi pour ses hôtes de jadis. – Mais, actuellement, son foyer n’est plus que ruines, et il ne reste qu’un jardin, le mien. S’il m’irrite, mon humeur déteindra sur les lieux. Ses fleurs auront les teintes de mon courroux, l’eau murmurera ma contrariété, l’herbe sous son pied sera glissante, rebelle… et ses papillons tomberont, leurs ailes ternies et en lambeaux, avant d’avoir ravi ses yeux. Ce ne sera pas une vengeance, ce ne sera pas du chantage, ce seront mes sentiments, et je ne pourrai pas les changer. Il n’y aura qu’une solution pour retrouver confort et ravissement, et ce sera de cesser de me mécontenter. – Oh, maître… j’espère ne jamais voir ce jour. – Et comment le verriez-vous ? Autour de vous, le jardin resplendira d’autant plus, car tout ce que j’aurais voulu lui donner échoira à mes autres amours. Verte Bruine eut un sourire espiègle, et il ajouta : – Et ça, il le détestera. – Mais ne pourrait-il pas détruire le jardin, par dépit ? – Pas sans aide divine, car il faut un enchanteur pour venir à bout d’un enchantement.
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– Sans vouloir vous offenser, maître, il vous a déjà manipulé. – Et il m’a montré quelle confiance je pouvais lui accorder. Je suis seul maître chez moi, Bleu Nuit, sauf quand j’offre mon cœur. Et ce n’est plus le cas. – Pas sans aide divine… et s’il en demandait, par dépit ? – Ah, Bleu Nuit ! S’il est bien une personne qui sache respecter les biens d’autrui, c’est lui. Du moins tant qu’il en profite… Verte Bruine s’arrêta sur le seuil de son pavillon. – Je vais avertir Rouge Cerise de notre projet. – Nous n’aurons peut-être pas trop d’une guerrière et de l’épée, car Taste-Cuisses semble terrorisé par son employeur. – Taste-Cuisses n’a pas l’air très compliqué à effrayer… et la puissance derrière lui me semble trop grande pour craindre l’épée… mais j’avoue que je serais curieux de voir qui l’emporterait, de la mer ou de la montagne. Seulement… – Seulement ? – Je n’ai pas envie que la mer se sente agressée. – Elle m’a paru infiniment calme. – À moi aussi. Ah, bah ! Nous sommes assez adroits pour calmer le jeu si nécessaire.
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Bleu Nuit s’éloigna, songeur, car il ne se trouvait pas spécialement diplomate, mais ce serait un plaisir de voir son maître à l’œuvre. Verte Bruine trouva Rouge Cerise très occupée à dessiner des vêtements pour ceux de leurs enfants qui aimaient le tissu autant que les plumes, les fleurs et les feuilles. Elle feuilletait un livre empli d’exemples de broderies, et choisissait les teintes dans lesquelles chacune serait exécutée. Elle avait également sorti un assortiment de petites perles de verre aux vifs reflets, qu’elle comparait aux étoffes et aux fils à broder. Elle s’excusa auprès de la couturière en chef, et rejoignit son époux. Elle remarqua, taquine : – Toi, tu as une idée derrière la tête. Il lui résuma la situation, et conclut : – Je ne crois pas avoir le choix, mais je ne suis pas rassuré. Je suis incapable de deviner ce qui nous attend là-bas, et TasteCuisses est tellement terrorisé qu’il n’y a pas grand-chose de clair à en tirer. – Bah ! S’il a survécu, nous en ferons autant, et nous reviendrons avec les stèles de tes pairs. Je me réjouis de les découvrir. – Nous pourrions également être affligés de tâches aussi déplaisantes que les siennes. – Allons donc ! Il faudrait réussir à nous faire peur, pour cela. – Et tu penses que c’est impossible ? – En ce qui me concerne, oui.
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– Et le chantage ? – Prrt. Nul n’est irremplaçable à mes yeux, sauf moimême, et s’il faut me tuer pour me convaincre de rendre service, c’est mal parti. – Et la corruption ? Nul n’est à l’abri de la perversion. – Mon chéri, ça suffit ! Tes valeurs sont-elles flageolantes ? Ton identité, vacillante ? Parce qu’un homme veule, au cœur lâche, prêt à toutes les compromissions, a trébuché, tu vas reculer, ou avancer en tremblant ? Verte Bruine songea qu’elle avait pleinement assimilé son enseignement, et qu’il aurait aimé avoir son enthousiasme. Dans le fourreau, l’épée ronronnait de contentement. Rouge Cerise dégaina un pouce de lame, et sourit au métal : – Oui, ma belle, oui… nous partons vers l’inconnu ! À quoi bon danser ensemble, si ta lame jamais ne se couvre de sang ? Nous trouverons sûrement de quoi nous entraîner un peu mieux. Son époux rappela : – Ce n’est pas une certitude. Si tu veux absolument tuer quelqu’un, nous pouvons demander quelques condamnés à ton père. Ainsi, tu pourras rester, ce qui vaudrait peut-être mieux pour les enfants… – Toi, ne m’insulte pas. Je sais tenir une maison ! Ma mère, les servantes et Lavandin savent parfaitement ce qu’ils doivent faire ! La seule chose de grave qui pourrait arriver, c’est que si tu ne reviens pas, tes livres vont s’empoussiérer, puisque tu as interdit qu’ils soient époussetés.
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Verte Bruine l’étreignit, et elle maugréa : – Tu y vas bien avec Lotus Mauve, non ? – Euh… oui. – Tu vois ! Tu emmènes l’habilleuse et tu voudrais oublier la guerrière ? Ridicule ! Il soupira. Elle lui caressa la joue, et, conciliante : – Je te promets de n’attaquer personne avant que tu ne m’y autorises, et c’est valable pour l’épée également. Celle-ci hulula, scandalisée, et Rouge Cerise ajouta tranquillement : – Sans cela, je serai obligée de l’enfermer dans son coffre. Tu penses bien que je ne la laisserais pas en liberté dans le jardin si nous nous absentons. L’arme émit un sanglot étouffé, puis elle se calma. La jeune femme caressa tendrement son fourreau. – Ça, c’est une brave épée, disciplinée et fidèle… n’importe quel général serait fier de la posséder. La lame répondit d’un gémissement mortifié, elle se laissa retomber dans son fourreau, et elle bouda. * Quand ils furent tous équipés et réunis près du puits, Lotus Mauve se pencha sur Taste-Cuisses, qui s’était assoupi :
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– Il faudrait le réveiller, mais j’ai les poignets un peu trop fragiles pour cela. – Moi pas, fit Bleu Nuit. Moi vraiment pas. – Ah ! Je savais bien pouvoir compter sur de petites mains serviables. L’exorciste gifla Taste-Cuisses, et le marchand se réveilla en sursaut. Bleu Nuit lui trouva l’air un peu endormi, et ajouta deux baffes pour finir le travail. Le jeune homme se plaqua une main sur chaque joue, et cria : – Mais vous êtes fou ! Ça fait mal ! – Allons, fit Lotus Mauve, il faut savoir souffrir pour être présentable. – Présentable ? – Mais oui. Avec vos belles joues rouges, vous ressemblerez plus à une pomme qu’à un ballot. Ça vous changera. Taste-Cuisses regarda ses compagnons, en quête d’un peu de compassion, mais il ne trouva que le sourire soulagé de l’exorciste ravi que Lotus Mauve eût trouvé un autre souffredouleur. Il maugréa : – Ce n’est pas parce que je suis déjà bien malheureux qu’il faut en rajouter ! – Promis, répondit Lotus Mauve, ce ne sera pas pour ça, mais seulement parce que ça me fait plaisir. J’espère que vous êtes content ? Taste-Cuisses le regarda d’un air hagard, et il murmura :
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– Vous… vous ne vous prenez jamais pour un goéland ? – Non, mon cher. L’oiseau, c’est Bleu Nuit ; la mer, c’est Verte Bruine qui a choisi de l’évoquer dans ses murs… et l’habitude déplorable de déchiqueter les harengs crevés et d’éparpiller leurs boyaux, c’est Rouge Cerise. Ça vous ira ? – Je… je ferai avec, je vous assure. – Alors, allons-y. Le marchand tomba à genoux, les mains jointes : – Je vous adjure une dernière fois de ne pas commettre cette folie. Moi, je n’ai pas eu le choix ; vous, vous êtes encore libres. Ne le faites pas ! – Votre goéland a confisqué des biens qui nous appartiennent, Taste-Cuisses, et nous les récupérerons. Le jeune homme se liquéfia. – Quoi ? Quoi ? ! Vous allez là-bas pour… réclamer ? – Mais oui. – Mais pour réclamer quoi, enfin ? Quoi que cela puisse être, je puis vous l’acheter ! – Quelques milliers de stèles, et vous n’en connaissez aucune. – Des stèles… des milliers de stèles… vous êtes complètement fous.
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Il se balança d’un genou sur l’autre, puis il murmura : – De toute façon, ils le sont aussi, là en bas, tous tant qu’ils sont. Ce sera peut-être un avantage de l’être dès le départ ! Ils se penchèrent sur le puits, et les moellons se déplacèrent pour former un escalier en spirale aux marches parsemées de fougères, tachées de mousse verte. Taste-Cuisses s’y engagea. – Vous aurez ma mort sur la conscience ! Ils se sourirent, et tous en chœur, ils répondirent : – Quelle conscience ? – Il faudra que nous songions à en emprunter une, fit Verte Bruine. – Celle d’une lavandière, alors, parce que nous la rendrons toute tachée… s’amusa Bleu Nuit. Ils descendirent, le fond recula devant eux, les marches troquèrent leur manteau de verdure contre des auréoles de sel. Le jour céda sa place à une pénombre étrange dans laquelle l’escalier restait bien visible, mais les pieds qui s’y posaient se discernaient à peine. Il n’y avait que le vide autour d’eux, un vide qui dégageait une puissante odeur de terre humide, gorgée d’eau salée ; et de temps à autre, une racine s’étendait en travers des marches. Taste-Cuisses gémit : – Ne poussez pas, c’est raide ! – Amusant, remarqua l’exorciste. J’aurais plutôt dit : poussez un bon coup, ce sera rentable, car je n’ai plus aucune chance de me retenir.
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Le marchand le regarda d’un air inquiet. – Vous… vous ne voudriez pas passer devant ? Vous avez l’air d’avoir le pied sûr… – Certes, mais je sais aussi où je le mettrais si je m’écoutais. Avancez, je deviens violent quand je m’impatiente. Ils continuèrent leur descente, et la pierre des marches se constella de coquilles jusqu’à devenir un amoncellement friable qui craquait sous le pas. – Ça donne envie de jouer aux osselets, lança Lotus Mauve. – Ne me parlez pas d’os, soupira Taste-Cuisses. – Tiens, voilà une bonne manière de tuer le temps. Vous connaissez l’histoire du marchand condamné à écouter ses compagnons faire des jeux de mots sur « os » ? Non ? Moi, je suis sûr que Bleu Nuit la connaît. – Il la connaît, ricana l’exorciste avec un sourire sardonique, il la connaît, mais il a le défaut d’en raconter une version interminable. – Chiche, fit le guérisseur. Le libertin tenta de se convaincre qu’il était trop grand pour pleurer, mais il échoua. Il dévala les marches aussi vite qu’il le put, tentant désespérément de prendre assez d’avance pour manquer quelques jeux de mots, mais il n’était pas assez entraîné pour cela. Il espéra qu’ils en finiraient vite, mais ils semblaient avoir appris le dictionnaire par cœur, et quand ils avaient un blanc, Verte Bruine leur soufflait volontiers une idée. Taste-Cuisses rêva d’un pays où la possession d’une culture serait si lourdement taxée que n’importe quel homme de bon sens
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resterait un parfait imbécile, mais c’était malheureusement une utopie. L’air se chargea d’une odeur d’iode, et il sut qu’ils se rapprochaient de la lisière. Bientôt, des écharpes de brume ramperaient sur les marches, et des bourrasques chargées d’embruns les gifleraient. Il se demanda s’ils déboucheraient tous sous sa pierre tombale. Dans ce cas, et pour une fois, il n’aurait pas à suer, ahaner et peiner pour la soulever avant d’étouffer, car Rouge Cerise et Bleu Nuit avaient l’air de sacrés costauds. Ses joues le cuisaient encore. Autour d’eux, la pénombre se teinta d’une lueur pâle et grise, et le jeune homme s’arrêta, car les marches s’enfonçaient sous l’eau. L’Amiral n’espérait tout de même pas le changer en poisson ? Il regarda autour de lui, et discerna peu à peu des parois de roche irrégulière, et surtout, au-delà de la nappe d’eau où plongeait l’escalier, une zone de pierre sèche juste semée de quelques flaques d’eau claire, qu’il rejoignit d’un bond. Ses compagnons le suivirent. Ils se dirigèrent vers la lumière en suivant un boyau tortueux, et réalisèrent que les murs n’étaient pas de roc, mais de statues empilées en désordre, représentant des corps nus. Par le plafond fissuré du souterrain, des odeurs de résine leur parvenaient, ainsi que le bourdonnement des abeilles et le tintement lointain des cloches des chèvres. Taste-Cuisses murmura : – Nous y sommes… je n’avais jamais visité les profondeurs de l’île, mais je reconnais son odeur. Ses compagnons examinèrent les murs, et il s’excusa : – J’ignorais que l’Amiral fît de la sculpture, et qu’il jetât ainsi ses ratés…
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– Sculpture, à d’autres, laissa tomber Bleu Nuit. Lotus Mauve soupira : – Et c’est reparti ! Qu’est-ce que cela peut bien vous faire, que des cadavres soient pétrifiés ? De toute manière, rares sont les cimetières qui soient mis en culture… alors à quoi bon s’assurer que chaque corps enrichit la terre ? – Ce n’est pas respectueux. – Je croyais que vous n’aviez pas de conscience ? railla Taste-Cuisses. – Ça n’empêche pas d’être pointilleux, rétorqua l’exorciste. Rouge Cerise posa une main douce sur son épaule. – Bleu Nuit… j’ai promis de m’abstenir de tuer, pour ne pas indisposer nos hôtes… pensez-vous pouvoir vous retenir de juger, dans le même but ? Il rosit, et elle ajouta : – Et puis, faisons-nous beaucoup mieux ? Songez à nos champs de bataille… Si vous croyez que chaque corps y reçoit le respect qu’il mérite… qu’une armée de fossoyeurs suit chaque armée en campagne… c’est quand un soldat s’engage qu’il faut l’enterrer ! Après, ce ne seront que pillards et charognards. Elle lui caressa la joue, et, attendrie : – Votre bonté vous fait oublier à quoi ressemble le monde, Bleu Nuit.
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Celui-ci détourna les yeux, et Verte Bruine attendit qu’il s’apaisât pour donner le signal du départ. Ils continuèrent leur chemin, sautant par-dessus les flaques, salués par des mains aux doigts souvent brisés, des sourires effrités, des visages sans nez. Lotus Mauve s’arrêta pour admirer un sol pavé d’oreilles, et il taquina certains de leurs lobes, dont il sentait le duvet sous ses doigts. Ils traversèrent un tronçon où le plafond s’était suffisamment éboulé pour que le jour parvînt directement jusqu’au sol, en un rai qui tranchait sur la pénombre. Bleu Nuit s’arrêta, se promena de long en large dans la lumière, et finit par trouver une faille dans laquelle l’eau était cristalline. Il se pencha, et étudia les profondeurs. Les corps immergés se dissolvaient lentement, coulaient les uns sur les autres en strates irrégulières. Certains n’avaient plus que des os, ou une longue chevelure flottante ; beaucoup de visages étaient érodés, mais chez quelquesuns, une joue, un œil, une bouche étaient épargnés et semblaient flotter sur le vide. L’ensemble donnait une impression de fragilité et d’éphémère, mais l’eau claire clapotait avec une indifférence tranquille. Il se releva, accablé, avec l’impression que son dos s’éboulait et se faisait poussière. Taste-Cuisses remarqua : – L’Amiral m’avait dit que l’île flottait, mais j’ignorais comment. – Sur un socle de morts figés, les uns de pierre ponce, les autres de sel. Et la mer les dévore… mais au beau milieu de l’entrelacs de leurs visages usés, il apparaît un corps intact. Le marchand jeta un coup d’œil : – Ma foi, c’est vrai. Comme quoi, même dans la mort, il faut savoir faire une petite place aux nouveaux venus, eh. Il soupira, et ajouta :
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– On n’est jamais chez soi, voilà ce que c’est. Bleu Nuit ne releva pas, et ils se remirent en route jusqu’à atteindre une bifurcation. Ils regardèrent Taste-Cuisses, qui tenta de se repérer, échoua, mais choisit la droite avec aplomb. Un escalier de grès les mena jusqu’à une porte, que le jeune homme poussa. Il découvrit un couloir qui lui rappela la résidence de l’Amiral, mais il n’aurait pu en jurer. Sur la pointe des pieds, il s’y aventura, et les autres le suivirent sans faire plus de bruit. Ils débouchèrent à côté d’un escalier sur lequel se tenait Langue de Feu, sa tête couverte de rouleaux de boucles blondes, de rubans roses sagement noués, son corps musclé distendant une robe d’enfant à volants immaculés, et ses pieds chaussés de blanc serrés dans de petits souliers vernis. Elle cherchait la manière la plus attendrissante de descendre quelques marches pour offrir un bouquet à son papa chéri. D’un geste vif, mais surtout d’un rictus éloquent, TasteCuisses conseilla un demi-tour. Derrière lui, il entendit : – Ça sent la sueur aigre, la sueur de trouillard. Est-ce que par hasard… Il détala avec une vitesse qui stupéfia Bleu Nuit, et s’engouffra dans le souterrain. Les autres jouèrent à le rattraper. Loin derrière eux, Langue de Feu conclut : – Ah, bah ! Il a dû pisser de trouille dans un coin, voilà tout ! Je finirai par le voir partout, celui-là. Verte Bruine referma sans bruit la porte du souterrain, et Rouge Cerise laissa éclater le rire qu’elle retenait. L’exorciste considéra avec étonnement Taste-Cuisses affalé dans une flaque, haletant et tremblant.
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– Eh bien ! Elle vous terrorise ! Le marchand massa sa poitrine, car son pauvre petit cœur lui faisait atrocement mal, et que ses poumons le brûlaient, puis il chevrota : – Pas vous ? – Non, elle m’amuse. C’est la première fois que je vois une lionne avec une perruque et du rose à joues. – Faut qu’elle grandisse, celle-là, dit Rouge Cerise d’un ton méprisant. Se déguiser en petite fille ! Minauder devant son papa ! Je parie qu’en plus, elle fait des caprices ! – Ah oui, s’exclama Taste-Cuisses, heureusement qu’elle en fait ! Elle est moins dangereuse, quand elle joue la gamine. Le problème, c’est quand elle n’a pas tout de suite ce qu’elle convoite. – Parce que ? Il s’effondra en larmes. – Elle cogne. Mon pauvre petit corps… si vous m’aviez vu… j’avais bleui sous les coups… j’avais mal partout… je ne savais plus comment me tenir, je souffrais le martyre… – Et qu’a-t-elle fait ? – Elle a dit que ce n’était pas la saison des myrtilles, ricana Lotus Mauve, et elle lui a tapé dessus parce que son camouflage était mal choisi.
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Taste-Cuisses trouva parfaitement indécent de pouvoir être encore plus malheureux qu’il ne l’avait jamais été, mais ces gens n’avaient aucune pitié, alors il se tut. Péniblement, il se releva. – Prenons l’autre direction, ça ne peut pas être pire. – Mais mais mais… mais vous êtes parfait, en oiseau de bon augure ! Il faut vous reconvertir ! Il ne manque que le sourire, la joie sincère, le désir de faire plaisir… Bleu Nuit ricana, car cette fois, ce n’était pas sa liste qui s’allongeait. Il arrêta le marchand, et essora aimablement le tissu trempé de son vêtement, qui collait sur ses fesses, charmantes par ailleurs. Il lui donna une petite tape, et rappela : – Allons, mon bon ! Vous ne voudriez pas qu’elle vous rattrape ? Revenus à la bifurcation, ils prirent l’autre direction, et le souterrain déboucha dans une crevasse au sol irrégulier. Ils y progressèrent avec peine, ralentis par les racines et les fissures. Dès qu’ils le purent, ils grimpèrent, et prirent pied dans la garrigue. Lotus Mauve ferma les yeux, il respira profondément, et se ravit des parfums denses qui saturaient l’air chaud. Bleu Nuit froissa un peu de sauge entre ses doigts, et la fit respirer à Rouge Cerise, qui hocha la tête, appréciatrice. Verte Bruine repérait les lieux, et Taste-Cuisses se mit dos au soleil pour se sécher les fesses. Ils entendirent un bruit, et six soldats débouchèrent devant eux. Rouge Cerise dégaina, et se tint en garde, mais ils dirent : – Eh oh, pas de blagues, ma petite dame ! – C’est que ça coupe, ces machins-là.
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– Et nous, voyez, nous ne sommes pas dangereux. Elle regarda, ébahie, leurs cuirasses dorées, leurs casques imposants, et les courtes lames droites suspendues à leurs baudriers. – Ah non ? Vous n’êtes pas là pour défendre cette île ? – Défendre cette île ? – Vous n’y pensez pas ! – Il faudrait se battre, pour cela. – Et nous, nous sommes non violents. – Oh, vraiment ? – Évidemment ! La violence, cela effraie les chèvres. – Et les chèvres effrayées donnent un lait de moindre qualité. – Donc du moins bon fromage ! – Et si le fromage est mauvais… – C’est là que nous aurons des ennuis ! – Non, ma petite dame, la violence, ça n’apporte que des embêtements. – Garanti.
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Tous les six, ils levèrent la main droite, sauf celui qui ne voulait pas lâcher le chevreau qu’il portait et qui leva la gauche, ils crachèrent au sol, et, solennels : – Juré. Elle les considéra un instant, et rengaina l’épée, qui sifflait de mépris. Ils s’enquirent poliment : – Au fait, vous cherchez quelque chose en particulier ? – Oui, pouvons-nous vous renseigner ? – Oh, mais c’est Taste-Cuisses, là, derrière vous ! – Ce qu’il se cache bien ! – De mieux en mieux. Le jeune homme souffla : – Vous allez la fermer, oui ? Elle va finir par rappliquer si vous continuez à brailler comme cela ! – Ah, bah, quelle importance ? Si elle vient, c’est de vous qu’elle s’occupera. – Ah mais non… je suis très, très fatigué. Je pourrai seulement lui ouvrir l’appétit, et c’est sur vous qu’elle le passera. Ils se regardèrent, et conclurent : – C’est pas tout ça… – Mais quand le lait est tiré, il faut faire le fromage.
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– Et moi, j’ai du thym à cueillir. – Et moi, du romarin. – Et l’huile, vous y pensez, à l’huile ? Son niveau baisse ! – Sans parler des pots ! Le sable ne se fond pas tout seul, le verre ne se coule pas de lui-même… – Tu l’as dit. Ils s’éclipsèrent. Rouge Cerise demanda à Taste-Cuisses : – Ils sont toujours comme ça ? – Lâcheurs ! cracha-t-il. – On dirait que oui, conclut Lotus Mauve. Mais dites-moi, les habitants de cette île sont encore plus drôles qu’on ne pouvait l’espérer. Je me réjouis de voir la suite. – Pour la suite, allons vers la plage. Si vos stèles reposent sur un rivage désolé, c’est là que nous les trouverons. Et si vous voulez avoir le temps de fouiller, taisez-vous. Les soldats ne sont pas un problème, mais si les autres nous repèrent… – Oui ? Taste-Cuisses eut un soupir à fendre l’âme, et le guérisseur sourit béatement. – Oh, le beau traumatisme ! Je crois que même Bleu Nuit n’en a pas de si succulent. Le marchand se retourna brutalement, car à ce mot, il avait cru entendre claquer les mâchoires de Cent Vingt Dents. Ah ! Il
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était bien malheureux ! Penser qu’il était de retour sur l’île, alors même que ses coffres n’étaient pas vides, et que l’Amiral ne l’avait pas convoqué ! Penser qu’il y avait introduit des intrus ! Et penser que… il demanda un instant, le temps d’aller se soulager. Lotus Mauve ricana : – Couvrez-la d’un caillou, ou semez-y quelques graines ! Sans cela, Bleu Nuit va encore crier au gaspillage. Taste-Cuisses n’osa pas croire à une plaisanterie, et il jeta une poignée de graines, car c’était tout de même plus gai qu’une pierre. Ils descendirent vers la plage. Ils quittèrent la chaleur, les odeurs, et les branches collantes de résine de la garrigue, pour déboucher sur l’océan gris. Ils observèrent l’horizon embrumé, et Verte Bruine soupira, car il n’y avait plus de soleil pour le réchauffer. Il ne faisait ni chaud, ni froid, l’air s’était fait discret, et il fallait respirer profondément pour se souvenir de son existence. Sur le sable pâle, les vagues faisaient naître des auréoles, des ruisseaux temporaires dont le cours s’éboulait. Ici et là, la roche apparaissait, si érodée que les doigts, les côtes, les bouches ne s’y discernaient presque plus. L’eau était claire, et aussi loin que leur regard portât, le rivage était caparaçonné d’huîtres juste couvertes par les flots. Bleu Nuit murmura : Poursuivant la souris, Le chat atteint la plage. Il marque de ses pas Le sable humide et pâle Mais ses traces s’effacent Sous la caresse des vagues. Dedans leur lent murmure Ses oreilles se noient,
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Ses griffes une à une Retombent après lui Menues coquilles fines S’enfonçant lentement. Il ne sent même pas Ses poils qui le quittent Coulant sans faire de bruit Jusqu’à rejoindre la mer, Ni ses os qui s’effritent Et se mêlent à l’eau. Il n’y a plus de chat, Il n’y a que des huîtres, Et la souris repart Vers la chaude garrigue. Lotus Mauve lui effleura la nuque, mais sans parvenir à instiller de réconfort en lui, et il fixa la mer, mécontent de ne pouvoir contrer son influence. Taste-Cuisses bâilla, et constata : – Que de mots pour dire qu’il fait tristounet ! Le guérisseur ne releva pas ; il se mit face à Bleu Nuit, et lui sourit. – Première leçon pour devenir un Seferneith : ne jamais faire ce que la majorité a déjà exécuté à foison, mais toujours se demander ce qui nous démarquerait, ce qui apporterait une touche d’originalité. L’exorciste regarda l’océan gris, ses doigts caressant son collier. Ce lieu était triste, il surnageait, fragile, à la surface des larmes. Il y avait ici tous les chagrins du monde, toutes les souffrances pleurées, et les vagues sanglotaient. Très lentement, un sourire naquit sur ses lèvres. Il demanda : – Pourriez-vous m’excuser un instant ?
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– Mais avec le plus grand plaisir, car je respecte profondément les travaux pratiques. Bleu Nuit retourna dans la garrigue, et, quand il en ressortit, il avait décoré son collier des fleurs bleues du lin et de quelques violettes. Il tendit à Rouge Cerise un lys aux pétales découpés comme un flocon de neige géant, et : – Le rouge d’une bouche n’a pu faire oublier la pureté du cœur. Qu’importe le sang versé, quand il ne souille pas ? Elle porta la fleur à ses lèvres, et l’effleura d’un baiser en fixant l’exorciste, que Verte Bruine félicita du regard. Bleu Nuit retourna vers Lotus Mauve, et lui tendit des glaïeuls d’un rose intense. – Vous êtes suffisamment vêtu pour le jardin, dont la splendeur s’ajoute à la vôtre. Mais sur ces rivages ternes, j’aimerais vous savoir un peu plus coloré… Le guérisseur piqua les fleurs dans ses vêtements, puis s’enquit : – Et ces chardons d’un azur si intense, à la tige parfaitement ébarbée, que convient-il d’en faire ? – J’apprécierais que vous les piquiez dans mon chignon, car vous verriez mieux que moi où ils feraient le plus bel effet. Taste-Cuisses n’en pouvait plus. – Non mais, c’est pas vrai ! Vous allez continuer comme ça longtemps ? Bleu Nuit lui sourit.
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– Oui, bien sûr. Aussi longtemps que nécessaire. Quelle autre durée conviendrait ? Quand son chignon fut décoré, il alla se blottir contre Verte Bruine, qui fut heureux de sentir un corps si chaud, des sentiments si profonds, l’odeur délicate des violettes, et qui étreignit son disciple avec amour. L’exorciste ne s’éloigna de lui que quand il fut capable de trouver à la plage de beaux reflets dorés, et à l’air, une légère odeur de cannelle et d’épices. Il s’assit dans le sable sec, il sortit du papier très fin et de petits ciseaux, et il créa des oiseaux. Quand il se releva, des échassiers graciles couraient en tous sens sur le rivage, de gros pélicans roses se dandinaient, et des poissons volants bondissaient hors des flots dans de grands jaillissements d’écumes. Taste-Cuisses gémit : – Mais vous ne respectez donc rien ? Si la personne qui vit ici avait voulu y mettre de la vie, elle en aurait mis ! – Elle en a semé dans toute la garrigue. N’avez-vous pas admiré les fleurs si colorées qui l’embellissent ? N’avez-vous pas joui de ses senteurs ? Eh bien ! Toute cette vie a seulement un peu bavé, en suivant la pente. Il n’y a là rien de bien choquant. Le marchand renonça, et s’assit à son tour. Bleu Nuit conclut : – Mais ne vous inquiétez pas. Quand nous repartirons… – Si vous repartez. – Quand nous repartirons, vous emporterez les pélicans et les poissons, je dois les offrir à une petite fille. – Elle peut crever !
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– Vous aussi. – Vous allez me briser le dos, à me charger ainsi ! – Ah, bah ! Qui me le reprocherait ? Ils se mirent à la recherche des stèles. Ils longèrent le rivage, les échassiers courant autour d’eux, mais ils n’en virent aucune. Taste-Cuisses fut le premier à apercevoir l’Amiral qui venait à eux en longeant la plage, accompagné du crâne de Cent Vingt Dents. Il faillit s’éloigner, mais il se ravisa, car c’était maintenant que ses bourreaux allaient exposer leur demande, et être ignorés, maltraités et déçus comme il l’avait été. Il retint un sourire cruel, et attendit. Enfin, il allait rire ! L’Amiral s’arrêta, et Cent Vingt Dents claqua des mâchoires en regardant TasteCuisses, mais l’Amiral remarqua : – Allons, mon ami ! La chair apeurée est bien trop raide pour vous. Il faudrait le taper comme un poulpe pour l’amollir un peu, et vous n’avez plus de quoi le faire. Soyez donc raisonnable. Le crâne se tint tranquille, et l’Amiral s’enquit : – Que cherchez-vous ? Comme s’il ne le savait pas ! songea Taste-Cuisses. Ses quatre compagnons s’inclinèrent poliment, en signe de salutation, puis Verte Bruine répondit : – Des stèles qui se sont englouties dans la terre en ne laissant derrière elle qu’un peu d’eau salée. – Oh ! Les stèles… elles se sont enterrées, comme des couteaux veillant à fuir le sable sec quand la marée est basse.
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Le marchand s’étonna : – Il n’y a pas de marée, sur cette île. – Les habitudes s’en moquent bien. Taste-Cuisses gémit. Le lettré considéra ses mains, et regretta de n’avoir aucun matériel de magie, car il appréciait assez peu les travaux de terrassement. Il demanda à l’Amiral : – Monsieur, s’il est nécessaire de creuser pour retrouver mes pairs, je le ferai. Mais s’il existe une solution plus élégante, je la privilégierai. Le marchand se réjouit d’entendre l’Amiral moucher Verte Bruine, et il s’étrangla quand leur hôte répondit, d’une voix très douce : – C’est sage. Cent Vingt Dents, mon bon, vous qui êtes si habile à déterrer des truffes, sauriez-vous nous aider ? Le crâne se mit à sautiller en tous sens sur le sable, puis il sauta sur place avec vigueur. L’Amiral remarqua : – En voilà donc une… eh bien, creusez maintenant, vous qui avez de si belles dents ! Cent Vingt Dents ouvrit tout grand sa mâchoire, mais le sable tombait entre ses os. Il claqua des dents, contrarié, et l’Amiral constata : – C’est là qu’une paire de mains, une omoplate ou un bassin rendraient de fiers services… Le crâne le regarda avec espoir, et il bondit de joie quand il vit arriver en cliquetant le reste de son squelette, auquel il laissa
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volontiers le soin de déterrer la stèle. Il savait parfaitement qu’il n’avait jamais eu dix-sept omoplates, mais il n’allait pas se plaindre d’un renfort. Courageusement, il longea la plage, et il signala chaque stèle aux os qui le suivaient. Dès qu’elle était déterrée, Verte Bruine l’époussetait avec amour, souriant à cet ami revenu, et le saluant d’un bref rappel de ses qualités, de ses charmes uniques, du bonheur irremplaçable qu’il avait connu à le fréquenter. Bleu Nuit et Rouge Cerise sentirent naître en eux l’envie de les rencontrer tous ; Lotus Mauve souriait à moitié, et ses pensées lui échappaient, les souvenirs heureux repoussant le morne présent. Peu à peu, le rivage se couvrit de stèles plantées bien droites dans le sable. L’Amiral se promenait sans bruit, tantôt devant eux, tantôt derrière, et de temps à autre, il se penchait pour saluer une huître particulièrement zélée, ou en encourager une, plus timide. Mais bien avant qu’ils eussent terminé le tour de l’île, le crâne se mit à sautiller plus lentement, et chaque bond lui arracha un effort croissant. Avec un craquement pitoyable, il finit par s’arrêter, épuisé. L’Amiral le ramassa, et le secoua pour le débarrasser du sable. Il frotta le bout de son nez contre le front du mort. – Merci, Cent Vingt Dents. Vous avez su mettre de l’ardeur jusque dans des os blanchis. Je vais vous laisser en paix, maintenant. Je pourrais vous récompenser déjà, mais vous êtes trop fatigué pour jouir vraiment d’un présent. Le crâne approuva d’un claquement. – Dormez, à présent. Songez à la nuit douce et caressante dans laquelle vous avez reposé si souvent, l’estomac plein et le sourire paisible…
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Le crâne se tassa, l’Amiral glissa ses doigts dans les orbites vides, il retourna sa main vers le haut, et un petit chaton noir y apparut. Désinvolte, il le jeta à l’eau, et il en ressortit un grand matou noir qui se secoua furieusement, puis lécha son pelage jusqu’à devenir une énorme boule de poils. L’Amiral tapota le crâne, et il en tomba des rats d’un blanc d’ivoire, lisses et nus, aux yeux rouge rubis. Le chat s’en approcha, curieux, et l’Amiral déclara : – Que le meilleur gagne. Le chat et les rats se lancèrent dans une course folle, déterrant les stèles avec vigueur. Quand ils eurent complété le tour de l’île, le chat mangea les rats, l’Amiral retourna le chat, et il n’en resta qu’une brève lueur de midi, qui se fondit dans le jour gris. – Retournez la nuit… et il ne reste que le jour, qui se noie en lui-même. Cent Vingt Dents claqua des mâchoires, et l’Amiral le sortit de son manteau noir. – Oui, oui, votre récompense… vous voulez être broyé, revenir à la poussière. L’Amiral considéra les orbites vides : – Vos os usés et douloureux, soit… mais ce crâne primesautier… non, Cent Vingt Dents, il est un peu tôt pour nous quitter. Avec des craquements secs, les os s’effritèrent, ne laissant qu’un petit tas blanc. Intrigué par son aspect, Bleu Nuit se pencha, et reconnut du sel. Le crâne claqua faiblement des mâchoires, et l’Amiral caressa l’os poli.
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– Pour une fois que j’ai un compagnon qui ne laisse pas de poils dans mon encre… je détesterais m’en passer. Il remit le crâne dans son manteau, et Cent Vingt Dents cliqueta quelques fois, puis s’assoupit à nouveau. Taste-Cuisses songea que ce foutu lâcheur était trop bien traité, mais il se tut. Il n’avait pas envie que l’Amiral baissât encore la qualité de son accueil, même s’il peinait à imaginer comment il s’y prendrait… mais le vieux salaud était plus ingénieux que lui, c’était certain. Verte Bruine se tourna vers l’Amiral. – Monsieur, je suis très heureux que mes pairs m’aient été rendus, mais il me manque deux stèles. – Des stèles d’humains… qui se soucie encore d’eux ? – Je crains, hélas, que le problème soit mal posé. Je désire les stèles de Fier Bouleau et de Vieux Saule, car ils sont mes amis. Peu m’importe le nom de leur peuple. Taste-Cuisses espéra avec ferveur que l’Amiral refuserait brutalement, mais celui-ci resta songeur, un très léger sourire flottant sur ses lèvres. Puis il dit, lentement : – Ils resteront là, avec leurs pairs. Pour les humains qui sombrent, il n’est pas de retour. – Comme il vous plaira. En ce cas, gardez également les stèles des Seferneith. Je ne suis pas d’humeur à trier mes amis selon les critères d’autrui. – Vous laisseriez votre peuple gémir dans le sable ?
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– Ce sont des stèles, monsieur, de simples morceaux de pierre. Elles ont un potentiel, mais s’il doit rester inexploité, il le restera. – C’est du gâchis. – Être privé d’un ami est une peine suffisante pour me passer l’envie de recréer quiconque. Taste-Cuisses massa ses pieds, songeant que le départ était pour bientôt. L’Amiral les expulserait dans un instant, et ils pourraient repartir enfin, leur échec consommé. Certes, il n’y avait aucune trace de contrariété sur le visage du vieux, mais la douceur de ses traits la masquait sans doute. L’Amiral leva la tête, et resta immobile, comme s’il humait le vent. Très lentement, il écarta les bras, jusqu’à sembler pourvu de grandes ailes noires, sur lesquelles il vira avec un soin extrême, comme s’il négociait un passage délicat par une faille improbable. Il glissait sans bruit, sans heurt, sans hésitation, sans crispation aucune, tel un oiseau de mer qui eût plané endormi, son esprit évoluant dans un rêve distant. Quand il fit à nouveau face à Verte Bruine, ses iris clairs semblèrent cristalliser, et il posa sur le lettré des arêtes aiguës, des crevasses innombrables. Le Seferneith se tint encore plus droit, encore plus souple, et soutint son regard. L’Amiral s’adoucit, et ses yeux redevinrent de brume. Il sourit, sortit de son manteau les stèles de Fier Bouleau et de Vieux Saule, avoua à cette dernière, avec un profond soupir : – Vos souvenirs de cigare, cher ami, m’ont donné un instant l’illusion de jouir de mon temps à mon gré. – Et ce n’est pas le cas ? grinça Taste-Cuisses. Vous n’avez rien fait que vous promener, aujourd’hui.
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– Allons, Taste-Cuisses… j’ai parlé avec amour à mes enfants chéris… et vous ne l’avez même pas compris ? Verte Bruine observa les deux stèles, et remarqua : – Elles ont été altérées, et il ne m’est pas possible de leur rendre la vie… du moins, pas maintenant. – Finement observé. – Pouvez-vous me garantir qu’ils revivront ? – Pas si vous mourez, non. – C’est presque parfait. Mais Bleu Nuit ou Lotus Mauve ne pourraient-ils leur rendre la vie ? – Non, et il en ira de même pour vos pairs. Qui voudrait d’un peuple sans mémoire, sans sagesse, sans culture, sans pardon… et sans imagination ? Chaque nouveau problème mérite une nouvelle solution, un regard printanier. Verte Bruine regarda l’Amiral, et il frissonna, car il y avait dans son sourire une tendresse inexorable, toute la force des marées, l’insignifiance de chaque vague, la toute-puissance de l’océan. Il avait trop suivi d’histoires, trop étudié de caractères, pour penser échapper aux projets de son hôte. La douceur et l’inattention n’étaient que le masque de la résolution. L’absence d’armes, la politesse, faisaient de l’Amiral un danger subtil, une boisson létale si bien composée que son goût camouflait celui du poison. Lotus Mauve demanda au lettré : – Et maintenant ? Comment comptes-tu procéder ?
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– Je pourrais trouver le moyen de faire voler les stèles, à moins que cela ne soit possible sans cela. Après tout, je ne pense pas que Taste-Cuisses porte ses perles. Il regarda l’Amiral, et celui-ci décréta : – J’aurais mauvaise grâce à ne pas vous rendre ce que je vous ai emprunté. – Ben voyons, fit Taste-Cuisses. Vous m’avez volé mon insouciance, et je ne l’ai toujours pas revue. – Volée, oui… pas empruntée. Je n’ai donc rien à vous rendre. Le jeune homme resta bouche bée, un échassier grimpa sur son épaule et se pencha entre ses lèvres pour picorer sa langue. Il chassa l’oiseau, furieux. L’Amiral continua : – Il me faudra du temps pour ajuster mon rituel, pour corriger à l’encre rouge quelques-uns de mes parchemins. Mais quand j’en aurai terminé, il saura faire voler vos stèles. J’aurai plaisir à les disposer dans votre jardin, je joue si peu souvent aux dominos ! Verte Bruine sourit : – Je serai ravi d’admirer des rangées d’amis, agencées avec plaisir. – Très bien, donc. En attendant, soyez mes hôtes. Les quelques productions de cette île méritent toutes d’être goûtées, à l’exception de Taste-Cuisses, qui n’intéresse que Cent Vingt Dents.
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Un léger claquement ensommeillé s’éleva du manteau, et le libertin frissonna. L’Amiral prit la direction de sa résidence, et ils le suivirent, longeant la plage. Bleu Nuit faisait l’effort de marcher sur le sable sec pour le plaisir d’admirer les fleurs de la garrigue. Ils pénétrèrent dans la vaste demeure, et l’Amiral donna un petit coup au gong de l’entrée, dont la voix vibrante s’enfla. Quand ils atteignirent le pied de l’escalier, Langue de Feu avait eu le temps de se réveiller et de remettre ses boucles en place, et les soldats réquisitionnés pour faire une haie d’honneur ne bâillaient presque plus. Elle dévala les marches avec en empressement de petite fille, et offrit son bouquet à son cher papa. Bleu Nuit retint une grimace, car il n’avait jamais vu un arrangement floral aussi brutalement laid ; l’Amiral embrassa les cheveux de sa fille, il la complimenta pour sa tenue, et il déposa le bouquet là où les chèvres le trouveraient sans peine. En revoyant les habits mièvres de la jeune fille, et les cuirasses pompeuses des soldats mal rasés, Lotus Mauve apprécia d’autant plus la sobriété des vêtements de l’Amiral. Les longues bottes sombres tranchaient élégamment sur le sable clair ; le grand manteau noir au col et à l’épaule sobrement décorés d’un insigne inconnu formait un bel écrin pour le visage pâle et les cheveux de brume, et les yeux aussi gris que l’océan murmurant. Il constata : – C’est un joli costume que vous portez là. Mais on dirait un uniforme. – C’est que c’est l’Amiral, souffla un soldat. – Mon papa, ajouta Langue de Feu. Le guérisseur éclata de rire. – Un Amiral… pour six soldats et une… cantinière ?
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La jeune fille tourna vers lui des yeux flamboyants de haine, mais Lotus Mauve lui décocha un sourire éblouissant. Elle fondit, surprise, contrariée, et charmée : – Vous… vous savez vous faire apprécier. – Oui, mais vous, savez-vous apprécier sans écraser ? – Je vais essayer… c’est que vous êtes si fragile, si doux… pas comme ces gros balourds… Elle s’étonna, car ce bel être allait l’aimer sans qu’elle l’y eût forcé, sans même qu’elle pût prétendre l’avoir fait, et elle n’en souffrait pas. Elle s’éloigna avec Lotus Mauve, et les six soldats entamèrent une partie de cartes : – Pour une fois que nous sommes six ! – Tu exagères… elle passe tout de même un certain temps à essayer des robes de petite fille, pour faire plaisir à son papa. – D’accord, mais qui doit lui nouer ses rubans ? – Lui boucler ses cheveux ? – Lui enfiler ses petits souliers ? Ils soupirèrent en chœur. – Je ne sais pas quand elle est pire… –… quand elle fait la petite fille minaudière… –… ou quand elle nous mène à la baguette…
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– À quoi bon décider ? Nous ne pouvons éviter ni l’un, ni l’autre. – Aimez-vous le fromage de chèvre ? demanda l’Amiral. Ces messieurs en font de délicieux. Quoi que puisse penser ma fille, leurs talents ne se limitent pas à l’usage de leur verge. – Mais… pourquoi six amants ? demanda Rouge Cerise. – Pour pouvoir se relayer, évidemment. Ma fille n’est pas du genre à se rassasier aisément. Un garde ricana : – Ça ! Autant espérer éteindre un incendie en pissant dessus ! Rouge Cerise éclata de rire, puis : – Je goûterai avec plaisir ces fromages que vous me vantez. – Je vais vous montrer la cuisine, et Taste-Cuisses fera le service. Je l’habitue peu à peu à se rendre utile. Le marchand fit une grimace dégoûtée, mais il obéit. Au fond, il avait joui de vendre ses idées à Monsieur Noir, et sans l’Amiral… il grimaça derechef, car sa vie conservait encore un répugnant goût de déficit. Mais cela ne l’empêcherait pas de se remplir la panse, en piquant dans les plats ; picorer sous le toit d’un vieux goéland effiloché, c’était parfaitement adéquat. Le repas terminé, l’Amiral se leva. – Je vais dans mon bureau, travailler à mon rituel. Verte Bruine, m’aiderez-vous ?
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– Comme il vous plaira. Taste-Cuisses hoqueta : – Quoi ? ! Lui, vous lui diriez ce que signifient vos maudits papiers tout gribouillés, vos schémas insensés ? Lui, il aurait le fin mot de l’histoire ? – Non, bien sûr. Pourquoi lui donner ce qu’il est trop sage pour demander ? Lui, il sait bien que certains savoirs fondent l’action, alors que d’autres amènent la prostration. Mais il y a tant d’espace en lui que j’y nicherai un peu de moi, et que nous agirons comme les deux ailes d’un goéland. Sous ses doigts tièdes et caressants, mes papiers voleront, heureux d’être admirés, avides d’être embellis, ravis de chatoyer. – De la peau morte, cracha le marchand, de la peau morte ! Si c’est tout ce qu’il faut à votre bonheur, messieurs, je vous en prie ! Verte Bruine embrassa Rouge Cerise, et Bleu Nuit soupira, ému ; puis il suivit l’Amiral. * L’exorciste regardait l’Amiral déguster un petit bâtonnet de fromage, sec et ivoirin, et il croyait voir un corbeau picorer un os. Il demanda soudain : – Pardonnez-moi, mais… cela ne vous dérange pas de vivre sur une pile de cadavres ? – Qui ne bâtit sur un cimetière ? – Dans un cimetière, les morts sont honorés.
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– Qu’ils soient alignés comme à la parade ou empilés en vrac, les morts sont des déchets. – Soit. Mais si les corps qui forment votre île se dissolvent à mesure, ne finirez-vous pas par couler ? – Non. Il y a toujours des optimistes qui tentent de surnager dans l’océan des larmes. Les courants les entraînent, et la roche les accueille. Cela vous dérange ? C’est pourtant tellement plus simple, de devenir sa propre statue funéraire… – Mais… pourquoi se dissoudre ? L’Amiral sourit, et répondit : L’homme croît dans l’eau, puis naît… dans les larmes de sa mère. L’homme se dissout, puis danse… dans les vagues de la mer. Il écouta un instant le ressac, puis constata paisiblement : – Je trouve plus gratifiant de soumettre les vies à la poésie qu’au hasard. – Et que trouvez-vous poétique ? – Les destins tristes… inévitables. Les catastrophes… inexorables. Les grandes vagues grises qui emmènent des pans de côte dans la mer, comme des danseuses au bord d’un gouffre s’y jettent au bras de leurs amants. Bleu Nuit se leva, et recula d’un pas. Les yeux de l’Amiral étaient aussi beaux que l’horizon mouvant ; et pas plus que les
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vagues, il n’était sensible aux suppliques des mourants. Et c’était ce malade qu’il eût fallu convaincre de cesser de couvrir le monde de perles de malheur ? Il sentit ses yeux se remplir de larmes. L’Amiral lui sourit : – Oui, oui, pleurez… laissez couler vos larmes… jusqu’à sombrer avec elles, ou à flotter, léger, sans plus rien risquer. L’exorciste s’éloigna pour ne plus le voir, car cette folie tranquille lui était insupportable. Derrière lui, l’Amiral dit : – Vous préférez peut-être l’arrogance impérieuse et ses séquelles cuisantes ? – Pardon ? L’Amiral effleura le visage de Bleu Nuit, et ses doigts salés réveillèrent une douleur lancinante, la souffrance de la chair entaillée profondément. – Arrêtez ça ! Je me souviens très bien de l’échiquier que l’épée a tracé ! – Mais vous souvenez-vous de ce qu’elle a dit ? – Non… oui… mais elle déraisonnait. – En tant que fou, je serais heureux de pouvoir commenter les déclarations d’un confrère. – Elle a dit… nous nous affronterons sur ton visage, et nous le piétinerons jusqu’à en faire un sable lissé par les vagues. – Mm-mm. C’est plus que probable, en effet. – Mais pourquoi ? Pourquoi sur mon visage ?
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– Vous êtes entre deux mondes, Bleu Nuit, entre deux volontés de vivre qui ne peuvent cohabiter. – Qui ne peuvent cohabiter… je ne crois pas que Verte Bruine soit aussi catégorique. – Non, bien sûr… mais est-ce lui qui décide ? – Je… je crains que non. – Vous songez à faire refleurir les jardins, de si belles cases, si colorées… mais si fragiles. – Verte Bruine sait se défendre. – Et s’il baisse sa garde ? L’exorciste détourna les yeux, et suivit du regard la course légère d’un échassier. L’Amiral poursuivit : – À côté des cases fleuries, peut-il y avoir autre chose que le vide ? – Je ne sais pas. Je l’espère. – Bien sûr, vous qui aimez deux peuples. Quand un humain meurt, vous pensez que c’est un ennemi de moins… pour Verte Bruine et les siens. Mais c’est un frère que vous perdez… vous qui croyez encore que l’humanité est un tout, et non un amoncellement branlant. – Même si le tout est méprisable… il y a tant à aimer chez certains !
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– Bien sûr, et c’est votre problème. Vous chérissez les deux partis. Quand vous aidez l’un, l’autre vous blesse… et vous érode peu à peu. – J’ai peine à ne pas agir, quand je vois de la détresse, quand je peux me rendre utile, je… je fonce tête baissée dans les ennuis. – Au risque de priver vos amis de votre compagnie. – Je… je préférerais ne pas infliger cela à Verte Bruine. Il a déjà tellement souffert, je… – Tiens, je parierais qu’il dirait l’inverse. – L’inverse ? – Disons : « J’espère que Bleu Nuit ne s’infligera pas cela. Il a si peu vécu encore, si peu goûté le bonheur, il serait infiniment triste qu’il meure déjà. Il n’aurait été qu’un instant, assez beau pour durer éternellement, mais déjà enfui, éteint par son propre souffle. » L’exorciste baissa la tête le temps que ses larmes coulassent, et quand il releva les yeux, l’Amiral ajouta : – Sur l’échiquier, des guerres se mènent… mais l’échiquier lui-même, dans quel camp est-il ? Bleu Nuit resta songeur. – Je pense qu’il ne prend pas parti. – Et de ce fait, chaque victoire est aussi une défaite, chaque débâcle est mêlée de triomphe. Rien n’est vraiment réjouissant,
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rien n’est seulement attristant… il n’y a que l’effort, et l’impression de n’aboutir à rien. – Que faire, alors ? – Oh, vous avez bien commencé… vous avez soigné votre chair, et oublié l’échiquier. Vous n’avez pas scindé votre être en cases blanches et cases noires. N’en déplaise à l’épée et à ses vues de militaire, vous n’avez jamais tracé de frontière. – J’ai essayé de me donner entièrement aux uns, puis aux autres, selon les moments. – Mais vous souffrez avec les deux. – Et vous me conseillez de ne me donner ni aux uns, ni aux autres. – Mais je suis un fou, de votre propre avis. – Que valent les avis de ma peur ? Quels jugements porte mon ignorance ? – Celui qui donne n’a plus aucun droit sur son bien, Bleu Nuit. Celui qui prête… à son gré… reste seul maître chez lui. Il peut choisir à tout moment de se retirer du jeu, s’il n’y trouve plus son compte. Mais… – Oui ? – Peut-être appréciez-vous les coucous au point de leur bâtir des nids ? Peut-être êtes-vous ravi qu’ils jettent vos œufs au sol, mais vous épuisent à nourrir leurs gorges insatiables ? Bleu Nuit serra les poings :
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– Ravi, non… capable de les laisser mourir de faim… je ne sais pas. Mais je n’oublierai pas vos paroles, et… L’Amiral sourit, encourageant, et l’exorciste murmura : – Je me demanderai à quoi ressemblerait mon nid, s’il n’était encombré d’intrus ; et quel aspect j’aurais, si je cessais de m’exténuer en courses vaines. L’homme aux cheveux de brume s’éloigna le long de la plage, marchant avec délicatesse parmi les échassiers, et il fredonna de sa voix légère et tendre : Courez, petits, courez heureux Celui qui sait vous donner vie Celui qui peint si bien vos plumes Pense enfin à lisser les siennes, Et à roucouler au printemps. Courez, petits, courez heureux… Vous serez bientôt plus nombreux Car le bonheur dans certains cœurs Fleurit en plumages et en chants. Bleu Nuit rosit, il se pencha, rafraîchit ses mains dans l’eau, et les posa sur ses joues. Il regarda l’Amiral qui s’éloignait, et se demanda quelle fleur il lui offrirait, quelle première couleur il poserait sur ce camaïeu qui s’étendait du noir au blanc.
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XVIII Un lavis d’encre noire Lotus Mauve sortit dans la cour intérieure, et s’étira avec volupté. Il aperçut Verte Bruine, assis sur un banc, et demanda : – Eh bien ! Comment avance ce rituel ? – Bien, mais je vais devoir affecter les stèles. Les perles sont… bien plus vivantes que nos souvenirs de pierre, et le rituel y est sensible. – Puis-je t’être utile ? – Oui, merci. Le guérisseur vint s’asseoir à côté du lettré, il l’effleura d’une senteur de détente, et Verte Bruine soupira. Lotus Mauve remarqua : – Je serai heureux de te savoir dans ton étude, avec tes livres colorés aux couvertures si douces, si attrayantes, plutôt que parmi les parchemins mouvants de l’Amiral, et ses règles innombrables. – Et je serai ravi de te voir entouré des fleurs de ta piscine, tes cheveux étincelant parmi leurs corolles, ton corps ondulant entre leurs tiges et leurs feuilles caressantes. Je suis troublé par cette maison, par le bassin à sec qui troue cette cour, par ses sculptures admirables, mais si… – 574 –
–… vaines, déplacées. – Oui. J’ai l’impression de ne trouver ici que des écrins vides. – Et c’est absurde. – Oui. Je crois que l’Amiral excelle à ne rien faire de ce qui semblerait logique à un homme de bon sens. – Et ce, quel que soit le poids de la majorité. Oui, je le pense également. Et s’il faut faire reculer ladite majorité à coups de fouet, je pense que Langue de Feu y pourvoira. – Et les soldats la pousseront au gouffre, mais par derrière, sans se faire voir. Ils rirent, et récapitulèrent : – L’une cherche le conflit, les autres l’efficacité sans risque, et le troisième… le troisième est la puissance derrière TasteCuisses, le père des perles, le goéland noir. Il est hors de notre portée… mais nous ne sommes pas ses cibles, alors peu importe. Lotus Mauve se tut un instant, puis : – La liste des fléaux qui nous épargnent s’allonge encore. La vie devient vraiment hilarante. – Si tu le dis… – Je le dis. Si tu veux t’occuper de ces stèles, profitons du sommeil de Langue de Feu. – Elle n’est pas en mesure de te contraindre, n’est-ce pas ?
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– Non, mais de m’intriguer, certainement. J’aimerais savoir s’il m’est possible d’assouvir son désir… du moins sa soif de plaisir. Pour le reste… je n’essaierai même pas. – Le reste ? – Cela ne vaut pas ta curiosité… tu as toujours détesté ce genre d’histoires, pleines de gros muscles et de gros seins, de quêtes de puissance et de domination. – Évidemment, ce sont des histoires de déséquilibrés. Pourquoi chercher l’emprise sur autrui, quand on pourrait avoir l’empire sur soi-même ? Et mieux, une fois pacifié, réconcilié avec ses parts meurtries… la liberté de se laisser vivre, sans qu’il faille user de contrainte, car même en face d’un dilemme, il est possible de trouver un compromis satisfaisant, puis de s’investir pleinement ! – Tu ferais un général exécrable ! – J’espère bien ! Je préfère de loin expliquer pourquoi ils ne devraient pas être suivis. Je trouve ridicule de m’appauvrir en combattant, alors que je puis m’enrichir des instants passés à savourer ma propre compagnie. Lotus Mauve éclata de rire. Si le jardin de Verte Bruine n’avait pas rayonné de l’éclat de son maître satisfait de sa vie, il n’eût pas chéri à ce point ses piscines, et les feuilles mordorées de leurs nénuphars. Ils se sourirent, puis avertirent leurs compagnons et l’Amiral de leur projet, et tous se réunirent sur la plage. Le lettré ferma les yeux, se concentra, se lia au guérisseur de sentiments et de senteurs, et sentit se fondre en lui les vrilles verdoyantes de Lotus Mauve, et avec elles, la vie. Les lieux contenaient bien assez de puissance pour alimenter un rituel, mais il n’en aimait pas le goût. L’Amiral remarqua :
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– Si vous n’aimez pas les larmes, j’ai aussi une source d’eau claire… j’aime la tisane de thym au miel, mais pas à l’eau saumâtre. Le sable de la plage se déforma, étendit vers le cœur de l’île des bras spiralés, et les stèles furent emmenées et disposées en rangs dans un amphithéâtre naturel empli du bruit des cigales et des odeurs de la garrigue. Bleu Nuit regarda ses pieds entourés de sable, et soupira, car il avait été emmené avec les stèles comme s’il n’avait rien pesé. Au centre de la cuvette, la source murmurait. Verte Bruine se recueillit, son sourire s’étendit, et, autour de chaque stèles, des tiges jaillirent, des bourgeons grossirent, et des corolles s’épanouirent. L’exorciste regarda avec émerveillement les arrangements floraux typés évoquant chaque mort et tranchant vivement avec le gris terne des monolithes funèbres. Le lettré se concentra, et, sur chaque feuille, sur chaque pétale, des gouttes de rosée se formèrent, puis une bruine légère ruissela sur les flancs des stèles. Il plut longtemps, sans que la pierre se modifiât, et Verte Bruine finit par ouvrir des yeux las. Il réfléchit, et regarda l’Amiral. – Ce qui est passé par vos mains échappe aux miennes. Puis-je utiliser certains de vos moyens ? – Je vous en prie. Taste-Cuisses chercha en vain ce que Verte Bruine avait de plus que lui, puis il conclut à une injustice inexplicable. Le lettré s’éloigna, et revint avec un petit sachet qu’il avait empli du sel des os de Cent Vingt Dents. Il en semait derrière lui, et les chèvres le suivaient en une masse bondissante. Il rejoignit le centre de la cuvette, y ouvrit le sachet, ferma les yeux, et des orbes de sel se répandirent autour de lui. Bleu Nuit se cacha le
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visage dans ses manches, car l’échiquier se réveillait. Quand il baissa les bras, chaque stèle était couverte d’une poussière blanche sur laquelle les chèvres se ruaient. Sous leurs langues humides, les stèles perdirent leur teinte grise pour devenir vert sombre. Verte Bruine s’agenouilla dans le sable, et il pleura, ému, car le passé se dénouait, l’ami perdu devenait proche. L’humidité ruissela à nouveau, les stèles se piquèrent d’une mousse très vive, et les caractères figés qui matérialisaient la mort retrouvèrent des courbes souples. Le lettré tremblait de joie, ses cheveux étincelaient, et Rouge Cerise songea qu’elle ne l’avait jamais vu rayonner ainsi, même quand il se donnait à elle, même quand le plaisir l’emportait. Elle sourit à Bleu Nuit, et murmura : – Je savais qu’il aimait offrir… j’ignorais encore combien de présents magnifiques il pouvait créer en même temps. – Je suis heureux de l’avoir vu ainsi… j’avais craint parfois d’abuser de sa générosité… je ne savais pas de quoi je parlais. – Ah, Bleu Nuit ! Vous faites naître en lui l’envie d’offrir, l’idée d’un présent, la joie de le créer, le bonheur de vous voir le recevoir, et vous pourriez l’appauvrir ? Je vois mal comment. Et au fait… – Oui ? – Si je vous épouse un jour, je vous demanderai de m’habiller, vous faites ça si bien ! Surtout les décorations florales, et c’est important, pour une mariée. L’exorciste cessa de respirer. Elle ajouta, sans le regarder :
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– Il paraît que votre puissance pâtit moins des femmes légitimes que des amourettes ? – J’ignorais que la polyandrie fût légale. – D’une, je suis une déesse, pas une femme, et j’ignorais que les lois s’appliquassent à moi. De deux, avec papa, rien d’illégal n’est dérangeant, ni ne le reste bien longtemps. Il tentait désespérément de trouver que répondre quand les stèles noircirent. Les chèvres, intriguées, leur donnèrent de vigoureux coups de langue, mais leurs langues elles-mêmes s’assombrirent, et elles s’entreregardèrent avec ébahissement. Désemparées, elles revinrent vers l’Amiral ; il gratouilla leurs têtes, et leurs langues rosirent. Mais elles se méfiaient des monolithes, et n’en approchaient plus. Une seule d’entre elles alla leur donner un coup de cornes mécontent. Verte Bruine restait immobile, les yeux écarquillés, mais le regard éteint, comme s’il ne voyait plus qu’une nuit insondable. Il hoqueta, se plia en deux, et vomit de l’encre, en spasmes douloureux que Lotus Mauve facilita de son mieux. Le guérisseur passa ses doigts dans les cheveux ternis du lettré, et ceux-ci retrouvèrent peu à peu leur éclat. Verte Bruine tendit une main tremblante par-dessus son épaule opposée, et Lotus Mauve la couvrit des siennes ; un long moment, le lettré reposa son visage dans son bras replié, réconforté par sa propre senteur, ses lèvres frémissantes apaisées peu à peu par la tiédeur de sa chair. Il se releva lentement, et cessa peu à peu de vaciller. Il examina les stèles les plus proches, et réalisa que les chèvres n’avaient pas complètement échoué. Elles avaient arraché les noms des morts aux ténèbres, mais en caractères blancs fins comme des blessures, assez précis pour revivre, mais étrangers à eux-mêmes, teintés d’une ombre sinistre. Il recula, transi, et Lotus Mauve l’enlaça, lui murmurant des mots de réconfort, de
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douceur et de chaleur. Verte Bruine pleura sans bruit, et ses larmes coulaient lentement, comme une sève épaisse. Bleu Nuit considéra une stèle, et noua ses mains sur son collier, pour qu’elles cessassent de trembler. Il s’approcha lentement du monolithe, assurant ses pas, et se pencha sur sa noirceur. Dans son dos, il sentit les mains de Rouge Cerise agripper le tissu de sa robe, et il sourit, car il ne risquait plus de choir, même si la pierre lui semblait un gouffre obscur, un abîme sans fond. Il l’effleura du doigt, la trouva lisse, presque soyeuse, et reconnut la suie du village dans la pinède. Ainsi, c’était pour ternir des stèles que tant d’humains étaient morts ? Il se recula, mais son inquiétude ne s’apaisa pas. Sur leurs ailes de silence, les Tuan descendaient du ciel, et la grisaille noyait leurs manteaux pourtant si contrastés. Ils se posèrent près de Verte Bruine, et restèrent muets, le regardant pleurer. Il finit par ouvrir les yeux, essuya ses larmes, et demanda à Manis : – Que voulez-vous ? – La même chose que vous. Je veux ceux que j’aimais, et je les veux en sécurité. – C’est légitime, et mon aide vous était acquise. – Mais je n’en doute pas. Votre sens de l’hospitalité, votre générosité n’ont jamais été oubliées. Vous feriez un bouquet de vos plus belles fleurs, si cela pouvait égayer les derniers instants d’une chèvre utilisée comme appât. Et nous, que sommes-nous d’autres que des morts en sursis, tant que… Il indiqua le ciel d’un gracieux mouvement de tête, et ajouta, d’une voix éteinte : –… notre Mère reste en vie, notre Mère dans la Lune Noire.
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– Vous désirez notre aide pour l’éliminer. – J’affirme que sans sa mort, jamais vos stèles ne verdiront. Sa noirceur les étouffera. – Il n’y aura pas de vie pour les Seferneith sans vie pour les Tuan. – Oui. Verte Bruine tentait désespérément de ne pas paniquer, malgré la terreur qui ne quittait plus Manis depuis qu’il avait nommé sa Mère. Il connaissait maintenant le nom de la haine qui rongeait le ciel nocturne, et il se demanda quel bien elle pouvait faire à ses enfants. Il frissonna, car affronter la Mère serait meurtrier, même s’il n’était pas un Tuan et qu’aucune piété filiale, aucun conditionnement ne le retiendrait de frapper pour tuer. Même ainsi… Tout entier plongé dans la nuit future, il sentit à peine Rouge Cerise qui entourait son cou d’une écharpe moelleuse doucement parfumée, mais la chaleur finit par le calmer. Il dit à Manis : – J’aurais préféré avoir le choix. – J’aurais préféré être assez confiant pour vous le laisser. Mais qui sait ? Quand nous serons libres des folies de la Lune, peut-être le monde nous paraîtra-t-il plus souriant… et peutêtre laisserai-je le hasard veiller sur moi. Plutôt que la paranoïa et la contrainte, songea Verte Bruine. Ce sera un beau jour. Manis fit signe aux siens de s’éloigner, et le lettré avança vers le Tuan, seul. Le veuf murmura, très vite :
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– Je suis vraiment désolé, Verte Bruine. Je ne pouvais pas laisser le sauvetage de mon peuple au hasard, ni même à votre bonne volonté… Mais je… je… – Tout va bien, Manis, tout va bien. – Oh ! Verte Bruine ! Mon cœur se brise de chagrin ! J’aurais tellement préféré vous laisser libre, et admirer les effets de votre seule bonté ! Maintenant, je ne saurai jamais, jamais plus, si vous m’eussiez aidé sans y être forcé. – Qui sait, Manis ? Qui sait ? Vous ne pouvez sûrement pas penser à toutes les bonnes choses que je vous souhaite… je finirai bien par pouvoir vous en offrir une, sans que vous me l’ayez demandée. Le Tuan recula de quelques pas hésitants. – Merci infiniment, Verte Bruine, d’avoir accepté de m’écouter, alors même que je vous ai lésé. – Manis… tout chagrin mérite de la compassion, même si c’est celui qui naît d’avoir dû me nuire. Si je devais cesser d’aimer tous ceux qui m’ont attristé un jour, mon cœur serait tout rabougri… et je me serais flétri. – Je suis ravi de vous voir florissant, et je vous prie d’accepter tous mes vœux de longue vie et de bonheur. L’esseulé s’inclina avec une grâce un peu raide, le lettré se courba souplement en retour, les mains jointes, le bout de ses doigts effleurant ses lèvres, et il sentit ses cheveux frôler ceux du Tuan. Ils se redressèrent, et Verte Bruine remarqua : – Vous n’aviez pas prévu que cela se passerait ainsi.
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– Non, je n’ai jamais une vue détaillée de la situation. Je sais seulement ce que je dois faire, si je veux atteindre mon but. Il regarda autour de lui, et résista à l’envie de s’enfouir dans le sable, malgré son désir de fuir le murmure des vagues et le gris de la brume. Il avait trop peur de ne jamais ressortir, mais de couler vers l’océan, son corps dissout par le désespoir. Le lettré proposa, tendrement : – Manis… ne laissez pas le chagrin vous engloutir. Je sens que cet endroit vous perturbe, mais n’abdiquez pas vos moyens. Vous en avez besoin, votre famille en a besoin. Je veux voir leurs sourires, Manis… leurs sourires en ce monde, et pas seulement dans votre esprit. Je veux leur offrir les poissons colorés qui nagent dans mes bassins, je tiens à pouvoir les accueillir chez moi. Le Tuan retint ses larmes, et murmura : – Merci, Verte Bruine. Et maintenant, je vous en prie… j’aimerais me retirer. Je supporte mal d’imaginer que je vous ai peut-être… condamné. Il y a des prix que je… que je n’étais pas prêt à payer. Le lettré acquiesça, mais ce fut lui qui s’éloigna, et Rouge Cerise le rejoignit. Elle s’enquit : – Je suppose que les tuer ne changerait plus rien ? – Impossible à dire sans étudier les stèles. Et de toute manière… pourquoi te contenter d’une poignée de Tuan alors que tu pourras affronter leur Mère ? L’épée eut un râle béat, et la jeune femme soupira. – Plus tard, toujours plus tard… si je deviens grand-mère sans avoir tué personne, je vais faire un malheur.
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– Voilà qui nous laisse un peu de temps pour parfaire ton éducation. Elle lui lança un regard faussement réprobateur, et l’aida à marcher, car il était épuisé. * Bleu Nuit tenta de se calmer, mais les Tuan qui se promenaient parmi les stèles l’inquiétaient profondément. Il observa, incrédule, Verte Bruine qui leur parlait paisiblement. Il demanda à Lotus Mauve, qui envoyait mine de rien quelques senteurs caressantes à Pendaran : – Comment peut-il rester si serein ? – Oh ! Il a toujours été curieux. Et d’autre part, il ferait n’importe quoi pour protéger sa petite famille. L’amour ne rend pas qu’idiot, vous savez. Il rend téméraire, aussi. – Vous trouvez cela négatif ? – Ah ! Je songe à celui que fut Verte Bruine… discret, effacé, prenant des notes sans interférer, offrant de temps à autre un poème calligraphié sur un papier unique, ou une fantaisie de fleurs et de couleurs… ou encore la qualité de sa cuisine ! Ah ! Sa cuisine ! Il se tut, rêveur, puis : – Vraiment, vous me l’avez saboté. La prochaine fois que vous invoquerez un spectre, essayez d’être plus fidèle. – Mais ? ! Ce n’est pas moi qui… c’est Rouge Cerise… elle…
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– Mais oui, mais oui. Dans ce genre d’affaires, l’antagoniste contribue presque autant au résultat que le protagoniste. Vous n’êtes pas innocent. – Ah non ? Alors, sachez que j’apprécie beaucoup le résultat ; et que, si j’avais pu me mêler de votre retour, vous seriez moins raté. – Vraiment ? Mais vous vous en êtes mêlé… vous m’avez ri au nez. Vous désirez savoir combien d’humains sont morts du fait de ce seul rire ? Bleu Nuit haussa les épaules. Il était incapable de croire que cela eût changé quoi que ce fût. Lotus Mauve était aussi fin qu’une feuille, aussi coupant qu’un rasoir, et il tuait quand c’était nécessaire. Le guérisseur rit : – Mieux, bien mieux. Vous ne vous sentez même pas coupable. – C’est un peu gros, tout de même. – Ah tiens ? Moi qui croyais que vous ne mettiez, jadis, aucune limite de taille, et préfériez vous distendre jusqu’à l’infirmité… Bleu Nuit sourit. – Quand cesserez-vous d’être désagréable ? – Quand nous aurons réussi, et que je serai redevenu moimême, et non ce vengeur fou qui m’étonne chaque jour, à déverser sur le monde des torrents de haine dont je me pensais incapable. – Vous niez vos crimes, ou vous prétendez être possédé ?
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– Le psychiatre répond non à la première question. Je déteste le déni, et ne le pratique pas. – L’exorciste… l’exorciste réserve son jugement. Quelque chose en vous me fait trop peur pour que je puisse l’analyser. Quelque chose de terrible, avec pourtant le visage d’une enfant. Cela vous évoque quoi que ce soit ? Lotus Mauve soupira. Ondée, et la montagne… un souvenir souriant, un souvenir pesant, un souvenir cruel qui le blessait encore. Il répondit doucement : – Oui. Oui, et acceptez mes excuses. Je ne suis pas moimême, mais je souffre pourtant de ce que je commets. Celui que j’ai été se désole de voir ce que je fais. Bleu Nuit le regarda, touché. – Je les accepte, et je me réjouis de vous découvrir tel que vous étiez, avant… avant que ce fardeau ne vous… –… défigure. Merci. Ils observèrent ensemble l’air vibrant de chaleur, puis l’exorciste dit : – Verte Bruine prend congé de Manis, et, si vous voulez bien m’excuser, j’ai un mot à dire à ce dernier. – Mais je vous en prie… à défaut de devenir un Seferneith dans l’immédiat, vous pouvez effectivement tenter de redevenir un humain bavard. Bleu Nuit s’approcha du veuf, qui adopta une posture aussi rassurante que possible. L’humain salua sans s’incliner, inca-
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pable d’exposer sa nuque au danger, et le Tuan répondit d’une révérence soignée, un rien trop formelle à son goût, mais la gêne le rendait trop gauche pour qu’il parvînt à exceller. – Manis, je vous demande de m’autoriser à communiquer à Verte Bruine les informations que je possède, maintenant que vos machinations ont abouti, que la… trahison… est consommée. Le Tuan baissa la tête, et l’exorciste ajouta : – J’ai entendu un peu de ce que vous disiez à Verte Bruine. Si chagriner mon maître vous déplaît réellement, pouvez-vous me permettre de restaurer la relation qui m’unit à lui ? Elle est entachée de non-dit, et j’en souffre. – Je vous remercie d’avoir eu le courage et l’espérance nécessaires pour me faire cette demande, Bleu Nuit. Je n’osais pas en rêver. Il murmura : – Parlez de ce qui vous plaira, et n’hésitez pas à souligner que je suis le seul coupable. De vous-même, vous n’auriez jamais mis votre maître en danger. – Manis… je ne vous en veux plus. Vous êtes si triste ! Je sais à quoi peut me pousser mon chagrin, et j’aurais mauvaise grâce à ne pas vous pardonner ce que cause le vôtre. Ce serait… injuste. – Ah, Bleu Nuit… ne plus oser jouir de la présence d’un ami, pour m’assurer qu’il ne me soupçonnera pas… je n’ai jamais rien fait qui m’ait autant coûté.
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L’exorciste tendit la main, et caressa la joue du Tuan. C’était sans doute un monstre, mais tant que ses doigts se mouilleraient de ses larmes, ce serait sans importance. – Avez-vous… le manteau que je vous ai laissé était-il à votre goût ? – Je l’ai trouvé magnifique, et j’ai beaucoup de plaisir à le porter. J’avoue cependant que je n’ai pas votre sobriété, et que je le ferme d’une broche colorée que m’a offerte Verte Bruine. Elle représente un papillon qu’il a créé pour me ravir. Manis sourit largement. – Mais c’est très bien ! Ainsi, vous êtes à la dernière mode… du moins, en ce qui concerne ceux d’entre nous qui résident sur terre. – Je suis très heureux de pouvoir apprécier un pan si remarquable de la culture tuan. Le Lunaire Noir soupira, et murmura : – Je sais que nos mœurs sont choquantes, Bleu Nuit, et j’apprends à trier. J’ignore si je parviendrai un jour à ne pas heurter vos sentiments, mais je fais… de mon mieux. L’exorciste s’inclina avec gratitude, et Manis bruissa, touché. – C’est une très jolie manière de remercier, elle met en valeur votre chignon. Pourrais-je… pourrais-je le toucher ? Bleu Nuit déglutit avec peine, puis il accepta, et la caresse du Tuan fut si respectueuse qu’il se détendit. Après tout, Manis ne l’avait-il pas porté avec délicatesse, sans lui prélever la
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moindre petite bouchée ? Il finirait par se faire à l’idée qu’un Lunaire Noir pouvait être inoffensif, dans certains cas… trop rares. * Taste-Cuisses évita de s’approcher des Tuan, et resta parmi les chèvres, près de l’Amiral. Il finit par remarquer : – Votre hospitalité… offerte si généreusement… et de si bonne qualité… j’aurais dû me douter que vous leur tendiez un piège ! – Un piège ? Comment cela ? – Vous les avez gardés sur l’île le temps que ces… choses les piègent. – Vraiment ? Je crois surtout avoir permis une rencontre en terrain neutre. Nous verrons tantôt quelle en sera l’issue. – Vous plaisantez ? Les Tuan tiennent les Seferneith en leur pouvoir ! – Vous m’en direz tant. L’Amiral sortit nonchalamment de son manteau un champignon au chapeau rouge piqueté de blanc. – Comment vaincre un champignon ? – En le mangeant ! Sauté, en salade, en soupe, en petits morceaux dans une terrine. L’homme en noir le lui tendit.
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– Félicitations, Taste-Cuisses, vous êtes un merveilleux stratège ! Je vous l’offre. Régalez-vous, et si vous le pouvez encore, revenez me dire qui aura gagné, de vous deux. Le marchand regarda l’Amiral d’un air soupçonneux, puis demanda lentement : – Il y a de la place pour deux crânes, dans votre manteau… – Certainement, oui. Mais je pensais que vous saviez que faire de votre chair ? – Exact. Si Cent Vingt Dents veut ce champignon, qu’il le prenne. Lui, il ne risque plus rien. L’Amiral s’éloigna, et Taste-Cuisses examina les deux Seferneith à la dérobée. Ces salauds l’avaient déjà drogué… se pouvait-il qu’en sus, ils fussent toxiques ? Lotus Mauve lui sourit d’un air fourbe, et le jeune homme se sentit mal. Il s’éloigna pour vomir en paix, et se cacha de son mieux, rampant entre les buissons, car il n’était pas certain qu’aucun des grands monstres noirs ne le trouvait à son goût. Il passa dans des crottes, et se dit qu’elles étaient toujours moins dures que la caillasse. Ah ! Il était bien malheureux de ne plus posséder ses tampons de paille ! Pauvre de ses mains, pauvre de ses genoux, pauvre de lui ! * Les Tuan repartis, Verte Bruine examina les stèles, et fut consterné. À quoi ressembleraient des Seferneith recréés à partir de tels ancrages ? L’Amiral s’approcha en silence. – À des gens que vous ne regretterez pas de perdre, le moment venu. Assez beaux pour être supportés tout le temps qu’ils
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vivront, assez imparfaits pour être sacrifiés sans regret. Considérez-les comme des brouillons, des esquisses au crayon noir. Le lettré le regarda, horrifié. L’homme en noir soupira. – Oui, je sais. Le sang des tués pour la cause est plus beau quand il est en couleur ; et l’émotion des bénéficiaires, infiniment plus poignante devant de beaux morts… Désolé de vous priver de ces menus plaisirs. Verte Bruine murmura : – Si ce sont des brouillons, alors les stèles permettront un jour de les recréer aussi magnifiques qu’ils l’étaient ? – Mais… oui, évidemment. C’est vous, le coloriste. À vous de garder votre fraîcheur, et votre envie de les peindre. Le lettré passa les doigts sur une stèle, fixa son regard sur leur pulpe noircie, et articula posément : – En somme, vous me proposez une impression médiocre en noir et blanc, et, quand le monde s’y prêtera, une version en couleurs. – En crépuscules flamboyants, en étangs dorés, en ailes de papillons, en arcs-en-ciel, en reflets dans les ruisseaux… et vous y mettrez les détails que vous aimez y mettre. Mais actuellement… autant jeter des perles aux fleuves et espérer que ces derniers les porteront au bal. Verte Bruine ôta ses lunettes, et se massa la racine du nez. Il n’avait jamais eu besoin de brouillons, et détestait cette idée. Mais il n’appréciait pas plus la perspective de voir des œuvres chéries, soigneusement exécutées, déchirées et éparpillées dans la Lune Noire.
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L’Amiral le considéra. – Pourquoi refuser de haïr Manis ? Vous pourriez remplacer votre insatisfaction, et le chagrin qu’elle vous cause, par une colère. Au point où il en est, ça ne changera pas grand-chose. – Au point où il en est, ça changerait tout. Et aucune colère n’efface un chagrin, elle s’y ajoute seulement. Manis fait ce qu’il pense nécessaire, et j’essaierai seulement de limiter les dégâts, pour lui, pour nous, pour tous. L’Amiral s’étira en miaulant, le sable s’en retourna vers la plage, emportant son maître et la majeure partie des stèles. L’homme en noir s’éloigna le long du rivage, chantant des berceuses aux huîtres. Rêvez, mes toutes belles Rêvez de perles énormes, Doucement irisées, Tentantes et magnifiques. Rêvez, mes toutes belles Dans mon océan gris. Les larmes ne sont rondes Que le temps de couler… Les perles sont parfaites Tout le temps de tuer. Rêvez, mes toutes belles Vous êtes mes messagères, Vous portez dans le monde Tous mes vœux de malheur. Verte Bruine songea qu’il avait une jolie voix, et se souvint de Manis, assis au bord de l’étang, expliquant doctement :
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– Il faut tuer avec amour, ou la proie se débat, et la mort l’enlaidit. L’amour est essentiel, quel que soit le travail. Il soupira en pensant au regard admiratif que le Tuan avait posé sur l’Amiral, un regard soulagé, comme si tout redevenait normal. Tuer, oui, mais poliment – et l’horreur de la mort s’effaçait sous les courbettes. Un instant, il souhaita perdre sa lucidité, un instant seulement. Pour créer des solutions sans avoir compris les problèmes ? Sans façon. Il rattrapa son hôte : – Pourquoi devrais-je les créer ici ? Je peux tout aussi bien… sélectionner des dominos dans mon jardin. – Parce que nous sommes au point le plus éloigné de la Lune Noire. Dans votre jardin, ils seraient pires. Quant à les choisir vous-même… je sais un peu mieux que vous ce qui sera utile là-bas. Vous avez une petite idée de la peur que la Mère inspire à ses enfants, mais rien de plus. – Soit, je m’en remets à vous. – Mais pourquoi lui expliquez-vous tout, à lui, et rien à moi ? gémit Taste-Cuisses. – Parce qu’il comprend ce que je dis et pas seulement ce qui l’arrange. Le marchand s’éloigna sur la plage, et y poursuivit des échassiers, espérant pouvoir leur tordre le cou et les plumer pour se calmer les nerfs. Bleu Nuit finit par lui faire un croc-enjambe, car si le jeune homme était trop lent pour ses oiseaux, il les dérangeait, et cela méritait un commentaire. Taste-Cuisses se releva, furieux, du sable jusqu’entre les dents, et s’exclama : – J’essaie seulement de trouver une qualité à vos œuvres !
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– J’en serais flatté si je me souciais de votre opinion. À défaut, je vous offre la mienne. – Je n’en ai que faire. – Et moi non plus, puisqu’elle vous concerne. Si vous tenez à nuire à quelqu’un, tout en étant apprécié, n’hésitez pas… pratiquez l’automutilation. Le libertin se demanda si les bûchettes de fromage feraient des tampons auriculaires acceptables, et s’éloigna pour en trouver. Il en avait plus qu’assez du consensus inacceptable qui s’était constitué contre lui. Ah ! Ne pouvaient-ils pas s’écharper entre eux ? Ils avaient tous bien assez de défauts pour cela ! * Verte Bruine s’assit à la même table que ses trois compagnons, et entoura sa tasse de ses mains, heureux de sa douce chaleur. Il huma le parfum intense de la tisane où dansaient des pétales, et sourit à Bleu Nuit, qui inclina la tête, heureux du compliment. Puis il dit : – S’il nous faut créer des brouillons, nous créerons des brouillons. S’il nous faut les sacrifier, nous les sacrifierons. Rouge Cerise lui posa la main sur le bras : – Et si tout cela ne sert à rien, en définitive ? – L’espoir aura vécu quelque temps, même s’il meurt avant de fleurir. – As-tu besoin de moi ?
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– Oui. L’encre des Tuan les éteint, et j’aurai bien besoin de ta fougue pour allumer leurs yeux… ou, au moins, leurs cœurs. Lotus Mauve… il n’y a pas de résurrection sans vie. – Et moi ? s’enquit Bleu Nuit. Puis-je me rendre utile ? – Oui. Beaucoup d’entre eux sont morts du fait des humains… – Tu as l’art de l’euphémisme, ricana Lotus Mauve. –… et je pense nécessaire de mettre en eux un peu de l’amour que vous éprouvez pour vos frères… pour les meilleurs de vos frères. Ceux que vous aimez de tout votre être, et pas seulement du fait de quelques principes… –… généreux et aveugles, mal compris et mal appliqués. Je pense que la distinction est sensée, maître, et j’accepte de vous aider. L’exorciste resta songeur, puis : – Nous allons donc recréer des… ah ! j’ai peine à les considérer comme vos pairs à tous les deux ! Vous êtes si vivants, si magnifiques ! – Alors, disons que ce ne sont pas des Seferneith, mais des Hommes Stèles. Cela vous convient-il ? – Oui. Ils retournèrent dans la cuvette, et Verte Bruine s’installa près de la source. Goutte à goutte, il y laissa tomber de l’encre mauve, pâlie, terne. L’eau devint un crépuscule indistinct qui retenait un peu de la beauté du jour, mais que la nuit dévorait déjà. Il ferma les yeux, se concentra, et au-dessus d’une stèle, une
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ombre se forma, une brume pâle et grise qui s’épaissit peu à peu et dessina la longue silhouette mince d’un Seferneith. Il ouvrit soudainement les yeux, et cria : – Je ne peux pas ! Je ne peux pas leur donner si peu… je ne peux pas les faire de brume… et les laisser vivre sans couleurs… je… – Soit. Que proposes-tu ? – Je dois voir l’Amiral. Quand il revint, il souriait. – Je lui ai demandé si nous pouvions utiliser la vie qui court dans la garrigue, celle qui embaume des résines, fait bourdonner les ailes, éclate de couleurs dans les moindres fleurs. – Et il a accepté. – Comme si c’était l’évidence même. Verte Bruine se pencha sur la source, le crépuscule dans les eaux se colora de rose et de turquoise, et il y apparut un liseré doré, éblouissant. Il ferma les yeux à nouveau, et, sur la stèle, des taches de couleur minuscules apparurent peu à peu, des taches vibrantes de lumière. Bleu Nuit n’y discerna qu’un chaos étrange, et s’étonna, mais, soudain, leur densité fut suffisante pour qu’il y aperçût un Seferneith, si détaillé qu’il en sursauta. C’était étrange… les détails n’existaient pas, mais il les inventait pourtant, et les croyait vrais. Il tendit la main, et sentit contre ses doigts le corps de l’Homme Stèle, encore fragile, comme s’il était fait de pétales. Un instant de plus, et c’était une chair brune qu’il effleurait, et un parfum de roses envahit ses narines.
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Verte Bruine soupira, et murmura : – Si peu… ils peuvent prendre si peu de ce que je pourrais donner. – Mais c’est tellement mieux que ce qui leur était destiné, mon chéri. Tellement mieux. Il sourit, et continua à créer des Hommes Stèles. Lotus Mauve les accueillit avec chaleur, et ne s’étonna pas du choix de l’Amiral, car il y avait là les explorateurs, les combattants et les stratèges, ceux qui avaient défendu le monde de jadis. Ils étaient aussi stables et vivants que lui, ils embaumaient la cuvette, mais si leurs mouvements avaient la vivacité d’antan, leurs yeux restaient éteints par l’encre des Tuan. Verte Bruine salua poliment les nouveaux revenus, puis le guérisseur dit : – Laisse-moi faire, maintenant. J’ai su les aimer jadis, j’ai su les apaiser quand les contrariétés les crispaient, j’ai su leur rappeler la douceur de vivre, même quand ils vivaient dans l’inconfort pour nous protéger. Peu m’importe qu’ils soient défigurés… je ne le suis pas moins. – Lotus Mauve… si tu as besoin de mon aide, demande-la. Je ne serai pas loin. – Mais si, tu seras loin, aussi loin qu’il le faudra pour ne pas souffrir en les voyant. C’est un ordre de ton médecin. Le lettré s’éloigna, car c’était vrai. S’il voyait les Hommes Stèles, sa mémoire les comparait à ses souvenirs, et la douleur se faisait déchirante. Il les avait recréés de son mieux, même s’ils n’étaient que l’ombre d’eux-mêmes, mais ils le faisaient penser à des pupes, des graines, des boutons délicats peut-être, mais qui masquaient la couleur des pétales qu’ils renfermaient, et leur forme bien plus encore.
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Il quitta la cuvette, traversa la garrigue, et s’assit face à la mer. Le gris pâle des vagues et leur murmure triste le firent frissonner, et il croisa les bras pour y suivre du regard les reflets de lumière sur les broderies. Il laissa le vent jouer avec les houppes rouges de sa robe, et songea que s’il devait revenir sur l’île, il modifierait ses lunettes pour qu’elles dorassent la lumière. Il réfléchit aux Tuan, et sentit les ténèbres l’envahir. Il ferma les yeux, se força à sentir le sable sec et doux sous ses pieds, l’écharpe sur sa nuque, le vent sur sa peau, et les ténèbres devinrent une simple nuit. Quelque part dans le froid, perdue dans l’obscurité, il croyait percevoir une bribe de lumière, un espoir ténu, mais l’ombre profonde l’occultait aussitôt. Il hésita à tendre son cœur vers cette lueur lointaine, mais il craignit de s’éteindre à nouveau si la rage implacable de la Mère l’effleurait seulement. L’espérance survivait peut-être sur la Lune Noire, mais trop souillée de haine pour qu’il allât s’en assurer. Il ne pouvait que croire Manis, quand il affirmait que tout n’était pas noir sur la lune… et ne jamais oublier les bourgeons d’espoir nés dans le cœur du Tuan, ces bourgeons givrés, étrangers à la terre, mais pourtant reconnaissables. Il fut soulagé quand Rouge Cerise vint à lui, le caressa timidement en une douce interrogation, puis l’embrassa ; il put ne plus penser qu’à jouer de ses sens, à faire naître en elle une gratitude si chaude qu’il en oublia presque le parfum douceâtre de la mer. Il pleura en jouissant, et laissa son chagrin s’écouler en sanglots de son corps apaisé : un monde tout entier avec pour cœur un océan de larmes ! Comment y vivre heureux ? Comment ? La jeune femme s’endormit dans ses bras, et le vent fit voleter ses cheveux. Il resta éveillé, les yeux fixés sur la voûte lointaine. Il fronça le sourcil, car il eût juré qu’elle s’était légèrement
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rapprochée. Il sentit sur lui l’ombre diffuse de l’Amiral, et demanda : – Le niveau de l’océan monte-t-il ? – Oui, bien sûr. Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour cela. – Mais… que se passera-t-il quand l’eau… quand les larmes auront rempli le monde ? L’homme en noir s’éclaira, et répondit aimablement : – Que se passe-t-il quand le chagrin submerge un être ? – Il s’écroule ? L’Amiral eut un sourire de professeur ravi par les progrès de son enfant, et le lettré resta muet, le froid en lui plus terrible que jamais. Le monde… s’écrouler ? Et cet homme doux et serviable l’affirmait avec une joie tranquille ? Comment pouvait-il le condamner ainsi à la mort, et le lui annoncer froidement ? Sa vie toute neuve était si brève, mais il s’y était tellement attaché ! Et Rouge Cerise… et Petite Pomme… et ses autres enfants qui couraient dans le jardin… et Bleu Nuit, qui faisait de tels progrès… il sentit le désespoir monter en lui, mais son hôte lui posa une main légère sur le bras. – Verte Bruine, voyons… pourquoi ces larmes ? – Je… je tiens à la vie, à ma famille, à mes amis. J’aurais préféré ne jamais revivre, si c’est pour mourir ainsi, et savoir que mes enfants s’en iront également. L’Amiral soupira, et son souffle déforma ses cheveux de brume.
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– Verte Bruine, je vous prie de croire qu’il n’a jamais été question de vous renvoyer parmi les morts en compagnie d’âmes d’enfants. Vous vivrez, cher chroniqueur, vous vivrez votre histoire jusqu’au bout. Vous avez écrit la chute, la fin, et le début. Il vous reste à témoigner de la renaissance. Témoin… songea le lettré. Témoin impuissant ? L’homme en noir rit doucement. – Il devrait y avoir deux mots pour l’impuissance… l’effective, et la ressentie. Mais qui a le recul pour juger réellement ? Qui peut se dispenser de tester son pouvoir ? Verte Bruine resta songeur. L’Amiral était comme un rai de lumière dans un ciel nuageux, éphémère et… encourageant. Il se jura de ne pas l’oublier, de le graver dans sa mémoire, de l’associer au souvenir de cet instant exquis où Rouge Cerise était tout contre lui, douce, chaude, savoureuse et stable. Son hôte constata : – C’est mieux, Verte Bruine. Vous êtes là pour préserver le meilleur. J’en ai bien assez qui me fournissent le pire, bon gré, mal gré. – Vous semblez las… – Cet océan est un miracle, Verte Bruine, un chef-d’œuvre de diplomatie qui occupe tous mes instants. Chacun est tellement habitué à se noyer dans ses propres chagrins, à les prétendre uniques, supérieurs à tous les autres, qu’il est bien difficile de les mêler en un tout homogène, en une souffrance assez vaste… – Assez vaste pour quoi ?
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– Pour y noyer le monde. Les naufrages individuels n’ont jamais rien changé, mais, grâce à cette collectivisation bien menée, il en ira tout autrement. Le lettré détourna les yeux, et l’Amiral ajouta : – Bien sûr, il y aura peu d’élus… mais l’important, c’est de participer. Enfin, c’est ce qu’ils disaient aux perdants. Je me demande si cela suffira à les consoler. L’homme en noir s’éloigna, et Verte Bruine se demanda s’il oserait parler à quiconque de cette fin du monde annoncée avec tant d’indifférence… et tant d’imprécision. Il n’avait pas la moindre idée de ce qui allait se passer en pratique, il n’était même pas certain que l’océan des larmes existât matériellement. Ils pouvaient être dans le songe d’un oiseau de mer endormi… n’avaient-ils pas perdu leurs propres corps de vue, comme ils descendaient les marches menant à son domaine ? Lotus Mauve s’assit sans bruit à côté de lui, et constata doucement : – Tu te demandes si Bleu Nuit va le supporter ? – Oui. Il est tellement attaché à l’humanité. – Forcément, il s’obstine à vouloir se rendre utile. Il lui faut donc des imbéciles qui se mettent dans les ennuis. – Il peut évoluer. – Tu en es sûr ? – Non, mais je suis sûr que cela vaut ma peine.
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Le guérisseur secoua la tête, amusé. – Toi et ta manie de la restauration… toujours à récupérer des bouquins pourris et à les remettre à neuf. – Le compost, c’est un peu limité, comme lecture. – Oui, mais pour les plantations, pardon ! Il faut savoir parler aux fleurs et aux papillons, voilà tout… et ne pas se contenter de mots. Ils se sourirent. * Ils regardèrent les stèles s’élever dans la grisaille avec une lenteur improbable, en un essaim interminable. Quand la dernière eut disparu, Bleu Nuit demanda : – Avons-nous encore quelque chose à faire ici, ou pouvonsnous remonter ? Peut-être que les fleurs du jardin feront du bien à… à nos nouveaux amis. – Peut-être, fit Verte Bruine. Et peut-être que leur présence ternirait à ses yeux le charme des corolles et des étangs soyeux. Mais il prierait l’exorciste de lui apprendre à apprécier la beauté des bouquets, lui qui pouvait le faire même dans un monde étrange où leur sort détestable était de se faner ; lui qui savait cueillir, disposer avec soin, des fleurs qui se mouraient sous ses doigts délicats. D’un ton las, il annonça le départ. Les soldats leur confectionnèrent à tous de copieux paniers de provisions, et y ajoutèrent quelques sachets d’herbes de la garrigue, ainsi qu’un peu d’huile d’olive dans des bouteilles en or. Ils leur remirent des boîtes de pierreries, pour que les enfants du lettré pussent s’amuser un
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peu à faire des collages. Langue de Feu leur rendit un TasteCuisses épuisé, et ricana : – Va bosser, paresseux. La vie n’est pas que plaisir… Ah, songea le libertin, je suis bien malheureux ! Si cela, c’est le plaisir, comment désigner le reste ? Il lui faudrait de toute urgence trouver une soirée pour regarder danser ses belles dames vertes ! Et il engagerait un suppléant, car ce n’était pas le rôle d’un riche marchand que de courir les routes avec des abrutis qui égaraient leurs stèles ! Un goéland ricana, et il décida de mieux cacher ses contrariétés, pour mettre fin aux commentaires désobligeants. Mais tout de même… il était bien malheureux, et le clamerait aussi souvent que nécessaire ! Il soignait son équilibre, et alors ? Pourquoi Lotus Mauve eût-il été le seul à le faire ? L’Amiral leur montra les perles accumulées en monceaux dans les creux du sable, comme des ruisseaux immobiles dont seuls les reflets coulaient. – Si elles vous plaisent, servez-vous. Elles étaient magnifiques, immensément tentantes, elles donnaient envie d’y plonger les mains, d’en prendre de pleines poignées et de s’en caresser le visage. Bleu Nuit les trouva plus belles encore que chez Taste-Cuisses, et le regret de les avoir refusées précédemment lui mordit le cœur. Mais son collier menaçait de lui briser la nuque, et il décida qu’il eût été impoli de tendre la main avant son maître. Verte Bruine dit lentement : – Soyez remercié pour votre générosité. Mais je suis historien, et, pour moi, rien ne vaut le souvenir de vos mots. D’autre part, nous ne sommes pas dans le besoin. Gardez-les donc pour qui saura leur faire une place dans sa vie.
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Rouge Cerise ajouta : – Je ne saurais m’orner de ce que refuse mon époux. Lotus Mauve s’inclina, souriant : – Je regrette, mais rien ne sert de donner un remède à qui n’est pas malade. Bleu Nuit sentit le désir le quitter, et son collier devint aussi léger que s’il n’avait comporté que des plumes. Il sourit à son maître, radieux. – Le goût de mes malheurs m’a passé l’envie d’en déguster d’autres, désolé. Taste-Cuisses s’étonna : – Alors là, je n’y crois pas ! Vous les choyez, puis vous leur proposez des perles ? – Et pourquoi pas ? Que faire d’un chagrin passé, sinon un suicide présent ? Trop de gens restent indécis, et encombrent le monde de leurs petites personnes, tristes, mornes, aigries ! De vrais brouillards givrants ! Mes perles sont des points finaux… à leurs vies sans intérêt. Le libertin se força à sourire, car il se sentait parfois très légèrement amer, et peu… peu réjouissant pour son environnement. Il ajouta en hâte : – Bon, et maintenant qu’ils ont dit non ? L’Amiral sourit doucement.
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– Maintenant, les erreurs sont pardonnées à ceux-là même qu’elles ont tués… et sur les os de pierre du monde, la beauté refleurira. Il y a de la grandeur dans un monde minéral… mais nous nous en passerons. Verte Bruine sentit que ses os, restés jusque-là fragiles comme des roseaux, devenaient d’un marbre pur et blanc, d’un marbre scintillant dans lequel sculpter l’hiver enneigé. Il lui sembla que le vent furieux du monde ne pourrait pas plus l’ébranler que s’il était une montagne, ses pieds ancrés dans les profondeurs, et sa tête dans les nuées. Il se sentit immense, et libre. Mais il baissa les yeux, et il chercha, de plaine en lac, de colline en maison, il chercha Rouge Cerise qui lui manquait déjà. L’Amiral le regarda, une ombre sur le visage, puis elle passa, comme chassée par un souffle d’air, et il sourit. – Bien sûr… vous avez toujours embelli le monde, touche après touche… la beauté vous attache à elle. Ils rejoignirent l’escalier interminable, et Lotus Mauve se fit le guide des Hommes Stèles. Il souriait, mais chaque fois qu’il croisait leur regard terne, sa déception et sa fatigue se faisaient plus intenses, car aucun d’entre eux ne l’empêcherait de détruire l’humanité. Il sourit tristement, et songea qu’il avait monté son bel argumentaire en vain, puisque ces abrutis n’étaient que des pantins. Mais il n’était pas mécontent de sa visite dans l’île, car son cœur de pierre lui paraissait plus léger depuis qu’il avait rencontré l’Amiral. Il était doux de réaliser que lui-même n’était qu’un modeste exécutant dans un dessein plus vaste… si, vraiment, il était agréable de se sentir assorti au monde. Dommage qu’il fallût être si laid pour ne pas jurer avec les temps.
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XIX Pluie et cendres Verte Bruine s’assit à son bureau, et admira les teintes chaudes et subtiles de la pièce, les sculptures et les pendentifs décorant les bibliothèques, et le jardin embelli du cadre exquis de chaque fenêtre. Il jouit longuement de ces tableaux vivants, de leur évolution au gré des mouvements de tous leurs éléments, et du pinceau mouvant de la lumière du jour. Il s’imprégna profondément de l’odeur du lieu, si proche de la sienne, le miel, la cire, et les épices très douces. Il tourna en tous sens la boule fleurie que lui avait offerte Bleu Nuit, et, sous chaque angle, elle le ravit. Il était heureux que son ami eût pu lui parler librement pendant leur remontée, et qu’ils se fussent rapprochés enfin, car il avait détesté rester impuissant devant sa gêne. Il esquissa les traits de l’Amiral, et le contempla, songeur. S’il fallait l’en croire, il ne s’agissait plus seulement d’attendre en sécurité la fin d’une épidémie, mais de survivre à la disparition de l’humanité, ce qui se ferait sans peine ; et surtout à la fin du monde, affecté d’une manière ou d’une autre par la montée de l’océan des larmes. Un monde sans humains… un monde dans lequel il serait libre de voyager à nouveau, sans prendre la peine de se cacher. Un monde où nul ne songerait plus à blesser Lotus Mauve. Lotus Mauve… qui déchirait les chairs de toutes ses épines, lui qui avait été le plus tendre d’entre eux. Lotus Mauve, roulant sur la plage de sable gris avec indifférence, comme un oursin mort – 606 –
chassé par le vent… Lotus Mauve… il avait hâte de le voir guéri, et s’il n’y avait qu’une manière pour y parvenir… il souhaita à l’océan des larmes la plus formidable des marées. Il se demanda si la Mère des Tuan pourrait se noyer dans les larmes, elle aussi, mais il doutait fort que cela fût si simple. La Mère des Tuan… s’il y avait un moyen d’en apprendre plus sur elle, il le ferait, en veillant à ne pas laisser geler son cœur. Le givre… il saurait y survivre, mais la glace ! Et cette nuit qui se changeait en piège et ne relâchait rien… Mais ce serait pour plus tard. Dans l’immédiat, il avait du travail qu’il pouvait mener à bien sans inquiéter personne, et sans souffrir. En l’avisant de l’épidémie, Bâton d’Encre lui avait permis de procéder aux ajustements nécessaires pour survivre… agréablement… à la désaffectation de la prison. Le magistrat savait que les perles et les fleuves sévissaient, et il serait ravi que son gendre sécurisât plus encore le jardin, d’autant qu’il y passait maintenant le plus clair de son temps, quand il ne travaillait pas. Il n’existait qu’un risque, et c’était de voir arriver le contenu de quelques entrepôts administratifs supplémentaires. Mais pour ce qu’ils serviraient aux humains, désormais, autant les récupérer. Il passa en revue les mesures qu’il avait déjà prises, et les compléta pour pouvoir survivre à une disparition du monde extérieur… du moins, une disparition partielle. Il ne pensait tout de même pas perdre le soleil et l’air ! Mais même ainsi, de bons enchantements les protégeraient sans difficulté. Ils n’avaient plus été utilisés depuis longtemps, mais il se souvenait parfaitement dans quel ouvrage il les avait rangés. En outre, il verrait avec Lotus Mauve comment attirer la vie et la faire danser entre les murs du jardin, dissuadée de reprendre sa course à travers le monde. C’était condamner à mort bien des blessés… mais nul n’emprisonnait la vie ; ils pouvaient seulement la séduire, et si elle les trouvait plus beaux qu’un humain agonisant, elle ferait fleurir leur jardin en oubliant les mourants, voilà tout.
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Il se demanda si l’Amiral l’avait trompé pour qu’il tuât, lui aussi, sa part d’humains, mais il en doutait, car son hôte n’avait pas semblé avoir besoin d’aide, ou seulement pour le meilleur, ce qui semblait logique. Il ne devait pas être simple de rester actif et vaguement équilibré sur l’océan des larmes. Néanmoins, il tenterait de mieux comprendre ce que lui voulaient l’Amiral, la montagne, et Manis ; et ce que faisaient Monsieur Noir et Monsieur Blanc, afin de maximiser ses chances non tant de survivre, que de vivre comme il l’entendait. Il n’était pas prêt à abdiquer ses privilèges, et il était ravi de constater que Bleu Nuit non plus. Son disciple prenait peu à peu conscience de certaines valeurs, qu’il ne sacrifierait plus. Ce n’était pas le moment de péjorer leur qualité de vie à tous. Il sourit, amusé, car si son jardin devait héberger les rares élus choisis par l’Amiral, et tous ceux qu’il ajouterait lui-même, ce serait dans de parfaites conditions. D’ailleurs, il avait hâte d’inventer quelques recettes pour faire honneur aux présents des soldats. Mais avant cela, il alla s’asseoir contre le mur d’enceinte à la chaude teinte pastel, et il écouta les cris des goélands, curieux de savoir si l’Amiral joignait sa voix aux leurs. Il s’endormit, bercé par le bruit des vagues, et rêva qu’il se changeait en pourpier, couvrait le sable de ses feuilles vertes et coriaces, et des gorges vibrantes de ses fleurs jaunes, rouges, oranges, roses. Autour de lui, les petits échassiers de Bleu Nuit couraient sur leurs pattes fines, et la mer murmurait, comme endormie. * L’exorciste s’arrêta face au temple de la montagne, et considéra, songeur, la beauté de son toit bleu. Les Seferneith avaient su embellir jusqu’au portrait d’un monstre ! Il s’assit, et réfléchit. Il savait que les fleuves venaient de la montagne, n’ignorait plus chez qui ils menaient, et avait perçu dans les yeux de l’Amiral toute la dureté de la montagne, la froideur de
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ses glaces. Ils étaient certainement liés. À l’une, la force des fleuves, à l’autre, la fascination émanant les perles. Les perles… maintenant qu’il avait compris combien Taste-Cuisses en écoulait, et combien l’homme en noir en tenait en réserve, il doutait fort que l’humanité survécût. Et à ceux que les perles épargneraient, les fleuves promettraient des terres lointaines. Il y avait tant de paysans mécontents, de commerçants frustrés… et si leur caractère ne se prêtait ni aux perles, ni aux fleuves, la maladie les emporterait. Il releva les yeux, et demanda : – Pourquoi ? Qu’avons-nous bien pu vous faire, pour mériter cela ? Il ne prit pas la peine de gravir les marches et de poser la question à la montagne elle-même, car il savait qu’elle pourrait lui donner de trop nombreuses réponses… nommer n’importe quel crime… n’importe quelle vilenie… ou lui tordre la tête pour lui faire regarder les stèles alignées dans l’herbe du jardin. Elle avait été le dieu des Seferneith… elle s’en était souvenue. Mais aucun dieu n’était tout-puissant, et Verte Bruine n’avait-il pas négocié les vies de Fier Bouleau et de Vieux Saule ? Il en sauverait d’autres, bien d’autres. Et s’il ne le faisait pas par amour des humains, il le ferait… pour lui. Pour lui… pouvait-on réellement affronter un dieu pour ne pas le peiner ? Il s’étendit, et réfléchit, les yeux perdus dans le ciel bleu. Les dieux… il revit l’Amiral changeant le sable de la plage en une spirale vaste comme l’île, et frissonna. Même si le fait d’être sur son terrain donnait un avantage à un enchanteur, il eût juré que l’homme en noir était bien plus qu’un mage. Un dieu, peut-être… ou un émissaire de la montagne, comme Rouge Cerise. Mais quelle que fût sa puissance, il avait été bon avec lui, et il pourrait l’être avec d’autres humains ! Il soupira, et songea que si la jeune femme chérissait sa famille, elle laissait mourir
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tout autre sans remords. Alors, l’Amiral… et ses insinuations quant à l’indifférence qu’il convenait d’éprouver pour l’humanité, quel que pût être son sort… Il se reprit. Même si des dieux furieux avaient planifié l’extermination de ses pairs, il n’allait pas se résigner. Son maître avait montré qu’il était possible de fléchir des cœurs divins. À sa suite, et même s’il ne pouvait empêcher que certains humains mourussent, il devait s’assurer qu’il s’agissait des incurables, ceux que les carences, et les agressions, avaient rendus inaptes à se remettre. Ceux, s’ils existaient seulement, qui n’auraient su retrouver la joie de vivre, avec quelque compétence et patience qu’ils fussent aidés, parce qu’ils gisaient déjà hors de portée de toute assistance. Il se voûta, et pleura doucement sur leur sort, l’infinie solitude dans laquelle ils agonisaient, tournés vers leur vide croissant ou accaparés par leurs tâches, et sur le manque de moyens, ou pire, de volonté, qui en faisait renaître à chaque génération. Il essuya ses joues de ses manches, et se jura d’éradiquer la maladie, pour laisser leur chance aux autres. Et si ces derniers étaient des fléaux… s’ils étaient violents, ou cupides, ou idiots… s’ils nuisaient à dessein, ou par incompétence… il eût parié que Monsieur Noir s’en chargerait, ou peutêtre les Tuan. Il frissonna. Les Tuan… ainsi, ils iraient jusque sur la Lune Noire, pour tuer leur Mère ? Il sentit une nausée monter en lui. Un Tuan, un seul Tuan le terrifiait déjà… et il se rendrait dans leur fief, il découvrirait l’horreur qui les mettait au monde, qui haïssait la vie si fortement qu’elle en changeait la nuit en piège sans fond ? Il réalisa que ses larmes coulaient à nouveau, et il se berça. Il n’avait pas à y aller, et Verte Bruine ne le forcerait jamais. Il y irait… peut-être… s’il se sentait incapable d’abandonner son ami. L’abandonner… encore eût-il fallu qu’il lui fût utile ! Il n’était qu’un humain ! Que du bétail… diraient les Tuan. À quoi
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bon aller les encombrer, et s’engager dans une guerre qui le dépassait ? Il n’était bon qu’à donner vie à des oiseaux… il forma un nid de ses mains, l’abritant de ses pouces, il souffla doucement, et quand il écarta les doigts, une mésange bleue le regardait, encore assoupie. Il lui sourit. Elle resta un moment dans ses paumes, agréablement chaude, puis elle s’envola, et alla explorer un arbre voisin tout chargé de fruits, dont elle se délecta. Il se massa doucement la poitrine, soulagé à l’idée que la joie fût encore possible, aussi sombres que lui parussent ses jours. Il se leva, et décida d’aller faire un tour en ville, pour voir comment la situation évoluait. Avant d’être passé sur l’océan des larmes, il ignorait ce qu’il cherchait. Maintenant qu’il s’était fait une idée plus exacte de l’ampleur des causes, il avait hâte de juger de la gravité des symptômes. Il vit trop d’yeux dans lesquels la vitalité cédait sa place au reflet laiteux des perles, trop de visages rongés par les larmes, et trop de maisons désertes, leurs habitants partis vers l’horizon, emportés par un rêve qui les naufragerait. Il traversa des quartiers vidés par la maladie, et d’autres dans lesquels les hurlements des mourants ne causaient plus qu’une morne indifférence chez les survivants usés. Il trouva des gens courageux et entreprenants, mais c’étaient des disciples de Monsieur Noir qui portaient de petits paquets soigneusement emballés jusque dans les faubourgs les plus excentrés, ou se mettaient courageusement en route pour les hameaux les plus éloignés, les propriétés les plus isolées. Il assista à une embuscade tendue par des suivants de Monsieur Blanc, qui enterrèrent cérémonieusement les pauvres restes qu’avaient contenu les paquets. Il songea que si chacune de leurs victoires menait à une pareille perte de temps, ils ne devaient pas empêcher grand-chose. Il s’abstint de le dire, car ils semblaient très fiers d’avoir rendu le repos éternel, comme ils disaient, à un morceau de cadavre aussi inerte qu’une pierre. Il leur eût fallu un exorciste pour y parvenir, mais il espéra
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qu’aucun de ses disciples n’était assez stupide pour se joindre à eux. À la nuit tombée, il vit les hommes de Monsieur Noir frapper aux portes des maisons, il entendit le bruit de leurs charrettes chargées de cadavres, puis, dans les abattoirs qu’ils occupaient, le bruit sec des hachoirs qui débitaient les corps. Une armée de miséreux silencieux gagnait quelques sous et une contagion assurée en empaquetant la chair infectée des morts. Les ricanements glacés des sombres disciples lui donnèrent la nausée. Il choisit l’un d’entre eux, qui semblait légèrement troublé, il le salua, puis : – Monsieur, je vous supplie de réfléchir. La tâche que vous accomplissez a des conséquences terribles. Je ne sais ce que fut votre vie, mais il existe d’autres manières de se sentir fort, et en sécurité. – Oh, vraiment ? – Je le sais, pour les pratiquer moi-même. Elles ont l’avantage de vous laisser serein, plutôt que de vous charger de regrets. Le disciple éclata de rire. – Allons, monsieur, si je mangeais de ce pain-là, j’aurais rejoint Monsieur Blanc ! – Monsieur Blanc n’offre pas l’innocence, ni le bien-être, mais seulement la mort pour une cause dont la valeur reste à prouver. – Je vois ça… ni noir, ni blanc, juste compliqué. Je crois que je vais vous simplifier la vie de la meilleure manière qui soit.
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Il dégaina, et, autour de Bleu Nuit, la nuit s’épaissit, ralentissant ses mouvements. Il empoigna son collier, mais une voix narquoise murmura : – Eh bien, eh bien, quel enthousiasme, cher ami ! Même si tu offres ton travail, tu ne devrais pas oublier les consignes ! – Je suis désolé… j’ai un peu trop bu. Je supporte assez mal l’odeur de nos clients. Moi, j’aime les morts frais et chauds, pas les corps bouffés par la maladie. – Je te comprends… tu n’es pas assez lâche pour être un charognard. Mais réjouis-toi : ils commencent à mal nous recevoir, nous et nos petits paquets… nous allons pouvoir nous battre. Le disciple rengaina, et s’en alla, réconforté, sans plus trace de trouble sur son visage réjoui. Son collègue sortit de l’ombre, observa Bleu Nuit, et la nuit s’adoucit pour devenir un rideau de satin. Il s’inclina avec grâce, puis s’éclipsa : – Pardon, cher maître ! Vous souriez si peu que nous avons failli vous confondre avec nos victimes ! C’eût été très indélicat… – Pardon ? – Mais oui… chacun ses jouets, et les plaisirs sont bien menés. Quand vous oserez enfin disposer de la vie d’autrui, vous apprécierez cette élégance élémentaire. L’exorciste resta interloqué. Puis, à pas lents, il revint au jardin, et se réjouit de voir la lune énorme et claire dans le ciel de l’aube, et les murs rosés par le soleil. Quand le jour fut levé, il dormit quelques heures, puis chercha Lotus Mauve. Maintenant qu’il n’avait plus rien à cacher, le guérisseur ne pourrait plus le
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repousser d’un simple chantage. Ils allaient enfin pouvoir discuter sérieusement de cette épidémie, et trouver des solutions, ou plutôt les répandre, puisque Lotus Mauve possédait déjà le remède. Et si, pour en fabriquer plus, il fallait dépouiller de toutes ses feuilles l’arbuste qui poussait sur la tombe de Roseau Bleu, il les cueillerait lui-même. Mieux encore, si c’était possible, il en planterait des boutures dans le jardin, et elles s’y épanouiraient, gorgées de vie. Ainsi, ils n’auraient pas de problèmes d’approvisionnement. Il trouva Lotus Mauve étendu sur son immense lit moelleux, l’air paisible. Il s’enquit : – Que faites-vous ? – Je jouis. – Comme ça ? Tout seul ? – C’est bien suffisant, savez-vous ? J’adore devoir prendre en compte les goûts d’un partenaire, j’aime le satisfaire au mieux, mais j’apprécie également la facilité… et aussi le plaisir de ne rien faire du tout. C’est bon, d’avoir des moyens, mais aucune raison de les utiliser. – Eh bien… à ce sujet… je vais vous déranger un instant, un très bref instant, le temps de vous emprunter un peu du remède à l’épidémie. Le guérisseur soupira : – Voilà que cela recommence… quel crétin, ce Manis ! Me plonger ainsi dans les ennuis ! Comment veut-il que je l’aide de bon cœur, s’il m’envoie de tels enquiquineurs ?
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– Lotus Mauve… il suffit de me dire où il est rangé, et je le prendrai moi-même. – Quittez immédiatement mon pavillon. – Lotus Mauve, je vous en prie… c’est un si petit effort… et je puis repasser dans vous serez moins occupé… L’exorciste sentit ses jambes mollir sous lui, et il s’effondra. Le guérisseur lui tendit le plus magnifique bleuet qu’il eût jamais contemplé : – Verte Bruine peut m’empêcher de vous manipuler, Bleu Nuit… mais pas de voler votre vie pour lui offrir un corps plus séduisant. Regardez-la, votre force… Il piqua soigneusement la fleur dans le chignon de l’exorciste, qui se traîna vers la sortie. Le guérisseur lui rendit de quoi s’en aller plus rapidement, car il détestait la couleur de son effort. Un effort… dans sa chambre à coucher ! C’était une souillure inacceptable ! L’humanité était d’une inconcevable indélicatesse, sous les prétextes les plus futiles. Bleu Nuit descendit en vacillant les marches du pavillon, et se laissa tomber dans l’herbe. Quand il eut suffisamment récupéré, il se releva, se rendit lentement jusqu’à l’étude Verte Bruine, et s’assit avec soulagement en face de son maître. – Maître, je suis préoccupé. – Cela se remarque. Que puis-je faire pour vous ? – Depuis notre retour de l’île, j’ai continué mon enquête parmi les humains, et je suis très inquiet pour eux. Je sais que nous ne pouvons rien contre les fleuves, ni contre les perles, mais derrière la maladie, il n’y a pas de dieu ! Seulement Monsieur Noir !
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– Et alors ? – Alors ? Alors nous pouvons agir pour juguler l’épidémie, et nous assurer que les humains qui ne voudront ni des perles, ni des fleuves, pourront survivre. – Je ne suis pas en mesure de juguler l’épidémie, Bleu Nuit. – Non, pas personnellement… mais vous… vous pourriez convaincre Lotus Mauve de s’impliquer. Il peut sauver les humains, mais il ne fait rien. – Je puis affirmer sans l’ombre d’un doute qu’il m’est impossible de le convaincre. Par contre, je puis apaiser la déception que cette nouvelle vous cause. – Volontiers. Quand il fut calmé, l’exorciste demanda : – Je… si vous ne pouvez le convaincre… peut-être pouvezvous le… – Le quoi ? Bleu Nuit respira profondément, et, aussi posément qu’il le put : – Le contraindre. Verte Bruine resta impassible, et l’exorciste murmura : – Je sais que c’est contraire aux mœurs seferneith… mais la situation est si grave… peut-être qu’une entorse… ou seulement
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annoncer que vous pourriez vous y résoudre s’il ne coopérait pas… – À quoi bon, Bleu Nuit ? – Pardon ? À quoi bon ? Mais… l’humanité… – Oubliez l’enjeu, si cela vous est possible un instant, et songez à la méthode. – À la méthode… évidemment. Si vous forcez Lotus Mauve à agir, il le fera avec toute la mauvaise volonté dont il est capable… –… et il nuira plus qu’il ne sauvera. C’est exact, mais ce n’est pas une particularité de Lotus Mauve. Aucun individu contraint à s’investir contre son gré n’agit pour le meilleur, et s’il pense le contraire, il s’illusionne. Nous ne pouvons que convaincre. – Vous venez de dire que c’est impossible. – J’ai dit que j’en étais certainement incapable. D’où vous vient cette idée que vous m’êtes inférieur en tout point ? Et pourquoi négliger l’impact positif de votre motivation ? Vous, vous n’êtes ni astreint… ni compatissant… mais réellement concerné. – Merci, maître. Je finirai par accepter que la vérité n’est pas toujours plaisante à entendre, mais demeure pourtant un privilège. – Merci, Bleu Nuit… et si vous avez besoin de vous calmer… souvenez-vous du pendentif que je vous ai offert. Par ailleurs, si vous voulez que la vie ne vous fuie pas, essayez d’accepter que vous n’êtes pas une prison pour elle, mais un
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hôte merveilleux dans lequel elle s’épanouit, un ami qui fait naître des sourires, un lettré avec lequel j’aime à m’entretenir, un fils chéri par sa vieille mère qui cuisine si bien, un maître adoré de ses disciples… que sais-je encore ! Peu importent les noms, c’est la conviction qui compte, celle de mériter toute la vie qui pourrait vous échoir, et toute celle que vous possédez déjà. L’exorciste baissa les yeux, et songea que s’il désirait vraiment que Verte Bruine pût agir par amour pour lui, il avait tout intérêt à montrer l’exemple en s’appréciant lui-même. En attendant ce jour de grâce… – Maître, vous parlez comme si le sort de l’humanité vous était indifférent. J’aurais pensé que… que vous pourriez m’aider à trouver les mots pour convaincre Lotus Mauve… ma motivation, et votre compétence… Le lettré le regarda avec compassion. – La mort s’étend sur le monde, et elle est plus forte que la vie. Pourquoi me mêler aux victimes ? Je risquerais d’être tué, alors même que ma survie est assurée. Je regarde la face claire : ceux que je chéris sont en sécurité. Et je laisse l’ombre dans mon dos. Bleu Nuit resta bouche bée. Tant de morts atroces, tant de misères… leur tourner le dos, et les oublier simplement ? Alors même qu’ils étaient immunisés, et pouvaient soigner sans risquer la contagion ? C’était… c’était criminel ! Il songea avec tristesse que ce n’était pas la première fois que Verte Bruine traitait le monde comme une peinture sur un mur, se ravissant des détails charmants, et se moquant du reste. Peu lui importait, en effet, que la fresque fût anéantie, car il en dessinerait d’autres, des miniatures délicates, des portraits de fleurs… oui, que lui fallait-
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il, en sus du jardin ? Rouge Cerise l’avait dit : il ne demandait rien de plus. Il retint ses larmes le temps de quitter la pièce, mais il s’arrêta sur le seuil, et murmura : – Je suis désolé, maître. Je vous demande d’être le meilleur des Seferneith et le meilleur des humains, alors que c’est… impossible. Nous sommes si proches que j’en oublie nos différences. – Quoi qu’il arrive, Bleu Nuit, vous serez toujours le bienvenu, dans quelque état que ce soit. Vous ternissez vos couleurs de mille soucis dont je comprends les causes, mais que je n’éprouve pas ; mais malgré cela, je vous aime. Ne l’oubliez pas… vous me manqueriez. Ne passez pas dans la face sombre, ne me demandez pas de vous tourner le dos… s’il vous plaît. – Je n’oublierai pas. Mais qui sait vraiment quand il franchit la lisière ? Qui voit réellement la mort approcher ? Combien de fois, déjà, ai-je parlé à des morts en les croyant vivants ? Il s’éloigna, et quand il eut pleuré, il songea qu’il aurait dû se souvenir que son maître n’exauçait pas tous les souhaits. Petite Pomme se serait bien moquée de lui, elle qui échouait jour après jour à manipuler son père. Il revint à son pavillon, et prit un bain parfumé d’une essence offerte par le guérisseur. Il se changea, revêtant l’une des tenues que lui avait confectionnées Lotus Mauve. Il noua ses cheveux d’une façon plus décontractée, il s’orna de fleurs, se regarda dans le miroir, et conclut qu’il ne pouvait pas faire mieux, à moins de décider de cesser d’être chaste, ce qui était exclu. Néanmoins, il se remémora l’état délectable dans lequel le plongeait parfois Verte Bruine, et l’instaura en lui. Il huma l’air, chercha le guérisseur, mais ne l’approcha que quand il fut sim-
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plement occupé à marcher de son pavillon vers la piscine, sans rien faire de spécial. – Lotus Mauve, puis-je vous parler un instant ? – Un instant de plus, s’entend ? Mais je vous en prie. Vous avez eu l’amabilité de gâcher le moins précieux de mes moments, et qui plus est, vous êtes agréable tant à l’œil qu’au nez. Cela mérite une sorte de récompense. Alors… dites toujours… – Je souhaiterais que vous me confiiez un peu du remède à l’épidémie. – Et qu’en ferez-vous ? – Je demanderai à Monsieur Blanc de m’aider à en fabriquer, puis à le diffuser, avec l’assistance de ses disciples et des miens. – Et celle de tous les hommes de bonne volonté, ricana Lotus Mauve. Quel beau rêve ! Et pourtant, vous avez regardé le monde dernièrement… ne les avez-vous pas vus fuir pour sauver leur vie, ou mourir sur place dans de vains combats, vos joyeux partenaires ? – Certes, mais l’échec de certains ne signifie pas l’échec pour tous. – Encore une fois, je refuse. Vous allez encore vous faire des illusions, vous allez encore être déçu, et Verte Bruine va encore perdre son temps à vous consoler. Allez plutôt lui demander de vous faire oublier tout ça… ou venez vous noyer dans la piscine, comme vous préférez. Je suis sûr que vous serez ravissant, muet entre deux eaux.
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Bleu Nuit retourna vers son pavillon, et entreprit de se dévêtir, mais il préféra rejoindre la cour intérieure. Lotus Mauve avait raison, il était agréable à l’œil et à l’odorat, et il alla s’installer parmi des fleurs qui ne l’étaient pas moins. Il lui fallait ce remède, et il pouvait tenter de deviner dans quel flacon il se trouvait. Il emplit une coupelle de farine mêlée de sel, confectionna des fleurs de pâte, les teinta délicatement, et les laissa reposer sous une grande feuille. Il peignit sur le sol une roue mauve toute décorée de blanc, de vert et de rose, puis il lança les fleurs en l’air, et regarda comment elles se disposaient sur le motif. Hélas… les défenses du pavillon de Lotus Mauve étaient trop puissantes pour lui. Il n’était pas un Tuan, et la nuit ne l’aidait aucunement. Il n’avait aucune chance. Il ne renoncerait pas. Seulement, il avait tout intérêt à changer de méthode. Que faire ? Chercher une autre source de remède ? Mais il savait qu’aucun guérisseur n’en avait trouvé… et que beaucoup des meilleurs étaient morts, comme par hasard. Il se demanda s’il serait tué, lui aussi, ou si la protection de Verte Bruine lui assurerait la vie sauve. Si ce n’était chez les médecins, chez qui trouver un antidote ? Demander à Bâton d’Encre d’enquêter ? Le magistrat était devenu très serviable. Le magistrat… mais c’était pour le sauver, lui et son épouse, que Lotus Mauve avait créé le remède ! Peut-être leur en restait-il un peu ? Il courut jusqu’à leur pavillon, et Lys d’Eau le complimenta sur sa mise. Il était tellement difficile de faire tailler des uniformes séduisants chez les humains, il avait très bien fait d’imiter le style seferneith. Elle lui montra les tenues qu’elle avait fait réaliser pour elle-même, et il détourna la conversation le plus élégamment qu’il put vers la question qui l’intéressait. – Le remède… eh bien oui, il m’en reste. Attendez… Elle ouvrit une armoire dans laquelle s’alignaient des fioles de verre teinté, de pierre fine taillée, de laque, d’or, de nacre, et
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de tous les autres matériaux auxquels une quelconque valeur était reconnue. Elle se saisit d’une petite ampoule vert pâle. – Prenez-la, très cher… je vous la donne très volontiers ! Je ne suis plus à une fiole près, ma collection est bien assez grande ! – Je vous remercie. Mais… le remède… n’en avez-vous aucun usage ? Je ne voudrais pas vous priver. – Le remède ? Quelle importance ! Je suis immunisée, je n’ai plus besoin de boire de médicaments ! Et je ne me suis jamais sentie aussi bien, aussi belle, aussi jeune que depuis que je fréquente Lotus Mauve. – J’en suis très heureux pour vous. – J’aime les gens qui savent se réjouir du bonheur d’autrui, ça fait un petit plus qui donne envie de les fréquenter. Sans cela, à quoi bon offrir les canapés ? Elle lui tapota la joue, et ajouta : – En fait, vous m’épargnez du travail. – Comment cela ? – C’est par pure paresse que je n’ai pas rincé cette fiole. Maintenant, c’est votre problème. Bleu Nuit prit le petit récipient, les doigts tremblants, et il remercia son hôtesse. Il se souvint que Monsieur Blanc habitait à Deux-Rivières, et que cela ne faciliterait pas leur coopération. Il approcha Bâton d’Encre, et comprit très vite que le magistrat ne prendrait pas le risque de diffuser le remède à grande échelle par des canaux administratifs, alors qu’il le trafiquait déjà. Il vé-
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rifia que Monsieur Blanc n’avait pas déménagé, se mit en route pour Deux-Rivières, franchit les portes de la ville sans prêter attention aux gardes, n’entendit pas les médisances des habitants, et glissa à travers l’ambiance exécrable sans en être affecté. Il passa devant l’emplacement de la boutique de la marchande de boulettes de riz, et se réjouit d’avoir privé la ville de son plus beau fleuron. Il salua la mouette de papier ricanante qui échappait toujours à la fureur des habitants, et elle lui fit l’honneur de chier sur tous les passants qui l’entouraient. Il se demanda si quelqu’un finirait par louer un disciple de Monsieur Noir pour la tuer, et il lui souhaita bien du plaisir, car elle fendait la nuit sans peine sur ses ailes de papier. Au fond, ils étaient collègues, puisqu’elle n’était qu’un petit tas de merde et de malveillance. Elle s’éloigna avec un cri aigu, car elle venait d’apercevoir un cortège de mariage. Il fut reçu dans la résidence immaculée de Monsieur Blanc, tout aussi surchargée d’ornements que le reste de la ville, mais moins pesante à l’œil du fait de sa monochromie. Les décors se fondaient les uns dans les autres, tout juste ourlés d’une ombre claire. Il fut prié de se déchausser, puis revêtu d’un grand manteau blanc, sa tête recouverte d’un voile, et un disciple traça sur son front et sur son nez une fine ligne blanche parfumée de jasmin. Il dut cracher ses mauvaises pensées dans une petite cuvette de laiton, qui fut lavée à l’eau claire ; puis promettre de s’astreindre à des idées pures et d’arborer un air grave, comme les circonstances dramatiques l’exigeaient. Il accepta cérémonieusement, et fut autorisé à poursuivre son chemin vers le saint des saints. Il se considéra comme heureux, car il n’avait pas dû mâcher de savon, ni se poudrer, ni se faire poser des œillères. C’était toujours ça. Il emprunta un couloir immaculé dans lequel se succédaient douze portiques décorés de sculptures de plus en plus subtiles, le dernier évoquant la délicatesse de la neige fraîchement tombée sur la végétation. Il poussa le rideau blanc, passa
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une porte ronde recouverte d’ivoire, et pénétra dans le bureau de Monsieur Blanc. Celui-ci écouta sa proposition avec intérêt, prit le remède entre ses mains, se concentra, et quand il rouvrit les yeux, il souriait, son visage embelli de soulagement et d’espoir. – Je puis garantir qu’un herboriste de ma connaissance saura le reproduire, et je m’engage à le diffuser de par le monde. J’ai d’excellents amis dans la plupart des administrations, et mes disciples seront heureux d’avoir une longueur d’avance sur nos ennemis. Bleu Nuit soupira, et se détendit. Enfin ! Enfin, il avait trouvé un moyen ! Sa lutte n’avait pas été vaine. Il se sentit soudain très fatigué, et demanda à se retirer. Monsieur Blanc proposa : – Désirez-vous rester parmi nous ? – Non, je vous remercie. Je suis habitué aux petites chambres des auberges, et j’y dormirai mieux que dans la blancheur et le silence. – Comme il vous plaira. Merci infiniment, Bleu Nuit, d’avoir une fois de plus pris soin de vos pairs. Vous n’avez décidément pas usurpé votre réputation de maître exorciste ! Je suis heureux de vous avoir rencontré, et surtout… Monsieur Blanc porta la fiole à son front en s’inclinant. –… d’avoir eu le privilège de recevoir ceci. – Vous luttez pour le bien des hommes, monsieur, et vous savez donner à qui ne peut payer. À qui d’autre pouvais-je songer ?
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L’homme en blanc s’inclina avec une grâce qui surprit Bleu Nuit, car ses suivants immaculés lui paraissaient raides et sinistres. Son hôte pondéra, avec une douceur lasse : – Dans un miroir obscur, comment refléter toute la beauté de la lumière, comment éveiller un reflet d’argent pur ? Hélas, il se ternit, et la flamme se meurt, et la pensée retombe, endormie, pesante. Il y eut un silence, puis il ajouta : – Mais vous avez des disciples vous-même, et savez parfaitement quelle faible partie de votre enseignement fleurit en eux. – En effet. Bon courage, monsieur. – Longue vie à vous, qui savez apprécier l’éclat de la pleine lune. Bleu Nuit songea qu’il était trop fatigué pour continuer la discussion. Dormir dans l’école… non, reposer la tête sur les genoux de Monsieur Blanc… oui. Mais son hôte lui-même était comme estompé. Il préférait de loin s’assoupir loin de lui, et rêver de beauté, d’une beauté sans masque. Il rendit le manteau et le voile, et les disciples portiers lui offrirent une écharpe de soie légère, d’un blanc brillant, qu’il noua avec plaisir autour de son cou. Une fois dans la rue, il songea qu’il n’aurait rien gagné à rester, car les défenses magiques de Monsieur Blanc étaient bien trop puissantes pour lui. Si celui-ci voulait le tromper, il le tromperait. S’il réservait le remède à ses serviteurs bornés, ce serait son choix. Il trouva une chambre, et s’effondra, épuisé. Il hésita à envoyer un oiseau à Verte Bruine, pour lui dire que son pessimisme avait été excessif, mais il se retint, car rien n’était encore gagné. Même Petite Pomme avait presque appris à ne
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pas se vanter d’avance… il n’allait pas se rendre plus ridicule qu’elle… pas deux fois de suite. Quand il fut reposé, il songea qu’il ne croyait pas aux dieux de Monsieur Blanc, ni à ses rituels, mais il savait que la bonne volonté d’un occultiste pouvait soutenir l’action d’autrui. Il sortit faire quelques achats, puis il retira le tapis de coton beige qui adoucissait le sol de la chambre qu’il occupait. Il emplit une coupe d’un vin sombre et doux, y laissa tomber quelques gouttes d’encre, puis effleura la surface de ses lèvres : le sol devint d’un rouge intense dans lequel le noir formait des buissons hivernaux, sombres et squelettiques. Il prit du sel, et dessina soigneusement une rosace compliquée. Il en parsema les intersections d’écrevisses cuites dont la carapace orange flamboyait presque, et de quelques perles de corail. Il s’assit, et envoya à Monsieur Blanc tout le soutien et l’optimisme qu’il put trouver en lui. Il pensait surtout à des cerises, à vrai dire ; mais depuis quelque temps, les cerises et l’espoir étaient devenus synonymes dans son esprit. D’espoir, de douceur, de fougue… et de désir. Ah bah ! Son entrejambe désirait sauver les humains… les humaines… mille fois plus que son esprit. Pour une fois qu’elle lui était utile, il n’allait pas s’en priver. * Bleu Nuit buvait du thé dans sa chambre, un thé quelconque, mais dont la chaleur lui faisait du bien. Il entendit du remue-ménage dans la rue, il ouvrit la fenêtre, et retint un cri, car des disciples de Monsieur Noir traînaient dans la rue un cadavre qui ne pouvait être que Monsieur Blanc. Ils riaient, ils hurlaient des injures, et le peuple ricanait avec eux. L’exorciste se chaussa en hâte, et les rattrapa, car il voulait en savoir plus. Ce fut aisé, car ils se vantaient de leur exploit. – Nous avons pris l’école d’assaut…
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– En plein jour ! La nuit est bien assez puissante pour repousser le jour ! – Nous avons couru sur les toits… – Nous avons brisé les fenêtres… – Et nous avons tué Monsieur Blanc ! – Regardez-le ! Il est éventré, il est empaillé ! – Tout farci de livres de morale… –… de préceptes… –… et de bons conseils ! – De savoir inapplicable, hé, hé… – Et il est traîné par les rues, ce savant cadavre ! Il se mit à pleuvoir, le corps se couvrit de boue noire, épaisse, ses longs cheveux blancs se changèrent en filaments ternes et gluants. Bleu Nuit se félicita de ne s’être pas vanté, il refusa poliment une saucisse faite des tripes de Monsieur Blanc, et ne fut pas d’humeur non plus à déguster une colombe grillée. – Je vous comprends, allez ! Elles sont beaucoup trop cuites ! – Forcément, andouille ! Elles ont grillé avec le colombier ! – Et je pouvais le savoir, moi, que la nuit boucherait les issues, mais qu’elle ne réglerait pas la température de cuisson ?
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Ils éclatèrent de rire. L’exorciste suivit le cortège jusqu’à la porcherie, et regarda les cochons dévorer le mort. Un disciple remarqua : – Braves bêtes ! Elles ne se rendront pas malades de tout ce savoir indigeste et dépassé ! Bleu Nuit se demanda si Monsieur Blanc avait eu le temps de lancer la production du remède, mais il en doutait. Ah ! Ilavait craint d’être tué s’il s’opposait à l’épidémie… mais il était le jouet d’autrui… et c’était Monsieur Blanc qui disparaissait peu à peu, déchiqueté et avalé par des goinfres presque aveugles, qui ignoraient tout de sa grâce et de sa douceur. L’exorciste regretta d’avoir été si fatigué la veille, au point d’écourter une rencontre qui se révélait unique, et il rentra à l’auberge à pas lents. Il hésita à quitter Deux-Rivières, mais il préféra retourner à l’école de Monsieur Blanc, pour y chercher le remède. Il ne le trouva pas, et nul n’en avait entendu parler. Il demanda à fouiller le bureau où il avait été reçu, mais il ne restait rien que des murs noircis et trempés, et le bruit de la pluie qui tombait à verse. Dans la suie, il aperçut un reflet, et ramassa une bague d’argent qu’il avait vue au doigt de son hôte, un très beau filigrane. Il décida qu’elle était trop fine pour les disciples butés dans leur douleur et leurs plans de vengeance, et il l’emmena. Elle resplendirait sous la lune d’argent du jardin, et il jouerait de la flûte à la mémoire de la lumière sous le masque de Monsieur Blanc. * Monsieur Noir prit une bouchée de saucisse, et songea que l’autophagie le changeait agréablement. Au moins, il pouvait profiter de lui-même ! Il dégusta également les plus réussies des
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colombes grillées, et eut une pensée de gratitude pour ses disciples blancs, utiles jusque dans leur seconde mort. Il se laissa aller en arrière dans son fauteuil, se balança jusqu’à se retrouver en équilibre sur un pied, et sourit en regardant le plafond. Son rival était mort, et son cadavre avait été traité d’une façon ignominieuse… voilà qui allait animer le débat, motiver un peu plus les troupes. Ses serviteurs noirs, sûrs de leur force à présent, se déchaîneraient. Et ses serviteurs blancs, pour venger leur maître martyr, en feraient autant, perdant toute modération, oubliant les rituels pour passer à la purification sanglante. Certes, ils s’entretuaient ; mais aucun ne mourait sans l’avoir bien servi. C’étaient des pantins admirables, prêts à se contenter de la plus brève des vies pour peu qu’elle eût un sens. Heureux les imbéciles, songea-t-il, qui ne voient pas que leur effort est absurde. Il tendit la main vers une coupelle où il avait soigneusement disposé des graines de sésame noir et blanc, et il la secoua vivement, mêlant ses enfants. D’une certaine façon, il aimait ses disciples, malgré qu’il lui semblât maintenant certain qu’il ne se ferait jamais à leur nombre de membres ridiculement faibles. Et comme il se languissait du cliquètement de six jambes sur le sol ! Mais la fin justifiait de perturber légèrement ses habitudes. Et puis, c’était amusant d’être mort, pas seulement en partie, mais totalement, du moins en tant que Monsieur Blanc. Il en avait si souvent réchappé qu’il avait été vraiment… excitant… de s’éteindre complètement. Enfin… à l’exception d’une bague d’argent laissée pour Bleu Nuit, qui supportait mal de voir disparaître le peu de lumière qui restait. Bleu Nuit… même s’il n’avait pas été l’ami de Verte Bruine, il l’aurait protégé. Néanmoins, il était heureux que l’exorciste fût reparti, et sa tristesse avec lui, car la vie sur Terre était réjouissante, pour peu qu’on sût que regarder. Ses fauves dévastaient le monde, satisfaits de pouvoir jubiler alors même que tout empirait, d’infliger plus qu’ils ne subissaient, et chaque nouvelle horreur les confor-
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tait dans leur choix. Si, vraiment, il était heureux de pouvoir leur permettre de mourir heureux. C’était déjà beaucoup, par les temps qui couraient. Il se laissa retomber sur quatre pieds, et apprécia le bruit net du bois sur le sol. Un instant, il se demanda si les cochons qui l’avaient dévoré chieraient blanc, puis il revint à son travail. Rien n’était gagné encore, car l’humanité excellait à survivre, dans un état déplorable, certes, mais à survivre néanmoins, ou du moins à laisser des restes. Et les humains étaient si nombreux… si nombreux… qu’il était difficile de s’assurer qu’il n’en traînait plus nulle part. * Lotus Mauve pénétra dans son pavillon, il caressa doucement les fleurs qui ornaient les colonnes, admira les tapis colorés de celles qui décoraient le plancher, et songea que l’Amiral avait bon goût. Il reproduisit quelques-unes des merveilles qui parsemaient la garrigue, il les mêla aux tiges des plantes grimpantes, les inséra dans ses platebandes, et sourit en réalisant combien d’entre elles étaient bleues. Il serait heureux de les offrir à Bleu Nuit, qui avait tant besoin d’être consolé. Quand il serait d’humeur, bien entendu, à le chérir plutôt qu’à l’étriper. Saleté d’humains… l’avoir forcé, lui, à devenir un tueur ! Éliminer les parasites était le côté le plus déplaisant du jardinage. Dans la grande baignoire, il confectionna un bain de fleurs, et l’anima d’un très léger mouvement qui mêlait les pétales en un lent ballet, en un enchantement de couleurs toujours renouvelé. Dans les courants tranquilles, il accumula de la vie, celle qui réchauffait le corps et le cœur. Il se dévêtit, se laissa glisser dans sa piscine, et quand il sentit que Verte Bruine se détendait, là-bas dans son étude, il l’appela d’une senteur subtile, le désir d’un ami, l’envie d’un témoin sachant se ravir de la beauté d’autrui. Le lettré s’appuya contre une colonne, regarda le gué-
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risseur tout entouré de fleurs, et songea qu’il était merveilleux d’avoir des invités. Plus tard, Lotus Mauve sortit du bassin, et tendit une main vers Verte Bruine, qui s’en saisit avec délicatesse ; ils rejoignirent le bain chaud. Dans ses vapeurs parfumées, le guérisseur dévêtit son ami, le laissa entrer dans l’eau, le rejoignit, le couvrit de baisers et de caresses, et chassa peu à peu le froid et les restes de l’encre des Tuan, de la haine de leur Mère. Alors, très doucement, écaille après écaille, il fit s’enfuir le plus récent des chagrins du lettré, celui éprouvé en voyant Bleu Nuit revenir de Deux-Rivières, abattu et silencieux. Sur l’eau plongée dans la nuit, le son de la flûte de l’exorciste avait volé, lugubre, et toute la lumière de la lune n’avait pu y glisser que d’infimes reflets de réconfort. Verte Bruine était resté dans l’ombre, et ses larmes avaient coulé en silence. * Petite Pomme dit : – Grand-père, tu viens faire un tour avec moi ? – Bien sûr, ma chérie. Un petit peu d’air ne me fera pas de mal après ces quelques digestifs. – T’es rouge et t’as trop chaud. – C’est parfaitement exact, mais si c’est là tout le prix du bonheur, je le paie volontiers. Où veux-tu aller ? – Voir les nouveaux. Y sont pas normaux, ceux-là. Bâton d’Encre se dirigea lentement vers les pavillons alloués aux Hommes Stèles, et sa petite-fille gambada autour de
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lui en lui expliquant plus avant ce qu’elle trouvait étrange chez les nouveaux venus, d’un discours entrecoupé de salutations aux fleurs, de cris admiratifs devant des papillons, et d’idées saugrenues quant à ce que devrait faire chacun pour lui plaire. Le magistrat se félicita d’avoir épousé Lys d’Eau, dont les prétentions étaient au fond très limitées pour peu qu’on disposât des ressources d’une province. Quand ils revinrent de leur promenade, il embrassa sa petite-fille, puis se mit à la recherche de Lys d’Eau, un sourire béat sur le visage. Il vivait un très beau cas d’urgence conjugale, et son épouse saurait l’apprécier en connaisseuse. Petite Pomme chercha le guérisseur, et lui demanda : – Lotus Mauve, pépé a encore utilisé un mot que j’ai pas compris. – Et tu n’as pas trouvé le moyen d’obtenir une explication ? – Non. C’était comme si… comme s’il n’avait plus de tête. Alors, pour en faire sortir quelque chose ! – Ah. Pose ta question, alors. – C’est quoi, une orgie ? Le guérisseur gloussa, car même si les Hommes Stèles avaient les yeux éteints, ils faisaient de leur mieux pour jouir de la vie en parfaits Seferneith. – C’est quand tout le monde fait l’amour, sauf Bleu Nuit qui cherche des tampons auriculaires de meilleure qualité, et qui se dit que les exorcistes de métier sont très mal équipés. Elle lui donna un coup de pied.
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– Bien vu, ma chérie. Je pense qu’il serait tenté, lui aussi, de faire une démonstration de maltraitance sur ma personne, sous prétexte que ses effets seraient aisément réversibles. – Ça veut dire quoi, ça ? – Que tu peux taper plus fort si ça te chante, mais tu guériras tes orteils meurtris toi-même. Elle s’éloigna en maugréant. Pourquoi fallait-il que pépé utilisât des mots compliqués pour dire des choses simples ? Pour se rendre intéressant, peut-être ? Eh bien, c’était raté ! C’était normal, que tout le monde fît l’amour. Une personne, deux personnes, dix personnes faisant l’amour… c’était pareil ! Sauf que quand ils étaient si nombreux, leurs sentiments mêlés donnaient un sacré foutoir, sur le strict plan artistique. Elle n’aimait pas beaucoup ces tableaux dégoulinants de couleurs, ça manquait de sobriété. Elle alla s’installer dans le pavillon de Bleu Nuit, et joua avec le grand manteau noir décoré de chouettes, dont la rigueur lui parut apaisante. Elle chipa l’un des pyjamas, s’en attifa, et se coucha dans le lit de l’exorciste. C’était le seul endroit où s’habiller avait un sens, et c’était rigolo de penser qu’un sens pouvait n’exister que sur une surface si petite. Elle se blottit, souriante, le nez dans l’odeur de Bleu Nuit, une odeur si douce qu’elle en hésitait parfois à faire des caprices, de si petits caprices pourtant, si bénins. Sacré chat ! Si doux, si plein de griffes… et si plein de larmes. Elle frissonna comme le son de la flûte revenait hanter ses souvenirs, puis elle s’endormit, et rejoignit son propre jardin, celui où tout était facile, docile et compréhensible.
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XX Le mur sans fin Manis regarda autour de lui, et retint un soupir. Il détestait la Lune Noire, sa lumière mourante, ses plaines sombres qu’égayaient à peine quelques fleurs aux feuilles argentées et aux pétales blancs. Les arbres semblaient tous tracés par le pinceau d’un peintre mélancolique, et, dans leurs cimes immenses, il craignait d’entendre le chant triste des engoulevents, ou de voir se balancer des pendus. Et cet horizon circulaire, ces murs d’une prison sans issue, où il n’y avait pas même le réconfort d’un ciel immense, un ciel bleu semé d’oiseaux. Il se reprit, raffermit sa posture, corrigea très légèrement un pli de son manteau, et s’avança. Il avait une tâche à accomplir, et nul autre que lui ne pouvait la mener à bien. Il rejoignit sa maison où Pendaran et quelques amis… alliés… achevaient de préparer une réception. Quand il entendit un coup à la porte, il ouvrit, et vit le long cortège de ses invités, arrivés tous exactement à l’heure, chargés de présents qui eussent semblé médiocres jadis, mais étaient plutôt généreux compte tenu des circonstances. Il sourit chaleureusement, car un peu de matière première était toujours bon à prendre, puis les salutations commencèrent. Il s’étonna de leur longueur, et commença à saisir ce qui avait pu ennuyer l’aventurier jadis. Quand le dernier des invités l’eût régalé d’un discours fluide, délicat et interminable, il achevait de comprendre. Pauvre Pendaran ! Comme il avait dû le fatiguer ! Il sourit, attendri par la courtoisie et la patience dont avait fait preuve son ami. Dire qu’il ne l’avait pas remarquée… il se demanda, inquiet, s’il manquait ainsi d’autres – 634 –
qualités de l’aventurier. Dès qu’ils seraient seuls, il le remercierait pour tout ce dont il était conscient, et pour tout le reste. Pendaran comprendrait. Il rejoignit les invités qui dégustaient avec émerveillement certaines des douceurs ramenées de la Terre. Trouver des orphelins était devenu très simple, mais dans un tel état qu’une réfection soigneuse s’imposait. Heureusement, le petit adorait rendre ses pairs présentables, et riait comme un fou quand les Tuan mangeaient ce qu’il persistait à voir comme du caca fondu. Lui, il préférait le chocolat, et Manis lui en ramenait aussi souvent que possible, même si l’odeur des confiseries lui donnait la nausée. Il se força à revenir au présent, commenta les mets proposés, donna quelques renseignements sur son état, toujours peu satisfaisant, hélas, accepta leurs vœux de rétablissement et leur joie de savoir sa maison rouverte, fût-ce temporairement, et même si les collections étaient encore fermées, par respect pour Rengganis. Il réclama poliment l’attention : – Mes très chers amis… étant actuellement en voyage sur Terre en compagnie de l’irremplaçable Pendaran, j’ai pu observer par moi-même les ravages causés par l’épidémie qui affecte l’humanité. J’ai constaté qu’hélas, elle emporte sans respect les bêtes les plus belles, et en fait des loques difficilement récupérables, malgré l’étendue remarquable de nos talents. J’ai vu des villes désertées de leurs habitants, et j’ai imaginé l’ennui du voyageur venu faire sa récolte, et déçu par un tel accueil. J’ai songé à vous, mes très chers amis et pairs, et à la contrariété que nous partageons tous : si les humains persistent à mourir sans égard pour nous, leurs admirateurs, qui allons-nous empailler ? Sur quels trophées pourrons-nous pérenniser nos traditions si précieuses ?
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Un bruissement d’inquiétude intense, exprimé avec une modération remarquable, anima l’assemblée. Manis enchaîna : – Je suis revenu pour vous rappeler mon grand succès en matière d’élevage. Vous avez tous entendu parler de DemiLune, le résultat d’une politique d’affinage menée avec soin et patience. J’avais gardé pour moi les secrets qui fondaient mon triomphe, mais je ne saurais vous laisser endurer sans réconfort ces jours d’épreuve collective. Aussi ai-je le plaisir de vous annoncer que je suis prêt à vous transmettre à tous le moyen de convaincre les humains de se reproduire sur la Lune Noire. Ainsi, peu nous importera désormais que l’humanité ne prenne pas soin d’elle, car nous aurons complété nos troupeaux, et n’aurons plus besoin de la souche sauvage, que nous pourrons laisser à ses mœurs déplorables. Ses invités se répandirent en compliments sur sa générosité, et il refoula une nausée. Il se sentait atrocement mal de leur mentir, car il s’était finalement avisé que la naissance de DemiLune n’avait rien dû à son talent… ou si peu. Certes, il l’avait élevé avec soin, mais pour le reste… Il avait prié la montagne de lui dire si d’autres naissances seraient possibles, mais reçu pour toute réponse un flocon de neige sur le nez, un gros flocon, certes, mais un flocon muet. Il ne restait qu’à espérer que tout serait terminé avant que les Tuan ne s’inquiétassent vraiment. Oh ! Comme il détestait n’avoir pas le choix, se voir contraint à des comportements si discourtois ! Ah oui ! La guerre était affreuse, même quand il ne s’agissait que de la préparer. Pendaran ajouta, de sa voix tranquille : – Bien évidemment, je suis prêt à vous fournir l’assistance de mes traqueurs, dont la réputation n’est plus à faire. Je suis heureux de pouvoir mettre mes moyens au service du plus beau des arts, de la plus parfaite des techniques. Je n’ose imaginer nos collections stagnant faute de bétail, nos outils abandonnés
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dans nos ateliers, et nos doigts privés du doux contact des peaux. Quand la réception prit fin, les invités se dispersèrent par petits groupes, en discutant de safaris et d’échanges de mâles reproducteurs, et en inventoriant de mémoire les richesses des troupeaux de leurs voisins, qu’il faudrait aviser également, pour qu’il ne risquassent pas de déguster des étalons précieux, ou des ventres fertiles, comme de simples repas. Sur Terre, les disparitions augmentèrent encore, comme les Tuan diversifiaient leur cheptel. Dans la Lune Noire, les clubs d’éleveurs récemment fondés mirent au point des programmes de croisement, car Manis n’avait pas caché que la chance et la persévérance avaient joué un grand rôle dans sa réussite, même s’il avait fallu toute sa prodigieuse habileté pour exploiter une opportunité naturelle. Mais peu importait à ses pairs que leurs efforts dussent être infructueux quelque temps, puisque le succès était certain, et dépendait de leur application. Le temple du Mort Blanc retrouva son calme habituel, car son peuple n’avait plus besoin d’espérer ; à nouveau, le travail suffisait à son équilibre. Manis revit la Terre avec soulagement, le ciel immense dans lequel il glissa avec plaisir, et les couleurs des fleurs qui parsemaient les prés de la montagne. Il se posa dans les neiges éternelles, se rendit dans la réserve, y admira les œuvres du guetteur et de son apprenti. Ses épaules se voûtèrent, et il se mit à sangloter. Il n’y aurait plus jamais d’humains à empailler, plus de peuples si divers qui demandaient de varier à l’extrême ses talents de taxidermistes, plus de déformations étranges, d’usures variées, qui posaient des défis savoureux. Pendaran effleura sa nuque, et il se laissa glisser au sol, mais plutôt que de se cacher derrière ses jambes, il se serra contre son ami. – Allons, Manis, allons… qu’est-ce qui te rend si triste ? – Nous n’aurons plus d’humains à empailler !
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– Et alors ? S’il n’y a plus d’humains, qui s’installera à leur place ? Le veuf réfléchit, puis sourit largement. – Ah, Pendaran ! Bien sûr ! Si j’ai le choix entre empailler des humains ou des Seferneith, c’est tout vu ! Ah ! Comme nous serons heureux alors, comme nos collections seront belles ! Mais… – Oui ? – Mais il faudra veiller à ne pas les froisser, n’est-ce pas ? J’apprécie tant la douceur de Verte Bruine, je ne voudrais pas qu’il… qu’il me rejette. – Nous verrons tout cela en temps voulu, Manis. Et qui sait ? Peut-être serons-nous si heureux, une fois la Mère Araignée morte, que nous ne songerons plus à empailler quiconque. Ils se regardèrent, et échangèrent une grimace horrifiée. Manis suggéra : – Et si nous gardions les pensées les plus audacieuses pour nos esprits futurs ? Ils auront peut-être moins de mal à les accepter. – C’est sage, en effet. Pendaran se retira, et Manis resta assis, rêvant avec délices à des Seferneith naturalisés alignés contre les murs de sa maison, à leurs couleurs, à leurs plumes, à leur délicate odeur, et se demandant comment les préserver au mieux. Ah ! Si l’habile Sintawa était encore vivante, combien elle l’aiderait ! L’amour,
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le partage, étaient la fondation de l’art. Sans eux, pas de bonheur. Et surtout, Sintawa trouverait bien une idée pour occuper les Tuan, les détourner de leurs angoisses. Certes, ils étoffaient leurs troupeaux, ils tentaient d’accoupler les humains, mais ils restaient préoccupés. Il soupira, car il se trouvait très peu doué pour apaiser ses pairs. Mais comment eût-il donné autre chose que de l’inquiétude, lui qui ne connaissait plus qu’un espoir mêlé de crainte ? Il regarda ses longues mains noires, se remémora les stèles noircies des Seferneith et les yeux éteints des Hommes Stèles. Savait-il offrir mieux que le vide et la mort ? Derrière lui, Rengganis bruissa avec douceur, et ses yeux brillaient de ravissement. Oui, il avait su offrir le bonheur, et il en offrirait encore. Il avait tant appris déjà, appris à se confier plutôt qu’à se cacher, appris à pleurer plutôt qu’à s’endurcir, appris à lutter plutôt qu’à subir… il avait pris en lui un peu de la douceur de Verte Bruine, et Rengganis la partagerait avec lui. Il s’endormit, souriant, et ceux qui passèrent dans la réserve ne firent pas un bruit, tant son visage les ravissait. Même le petit fit l’effort de déposer un baiser si léger sur le front de son père que celui-ci ne se réveilla pas, et l’enfant repartit pour aller se luger dans la neige, rassuré. Manis avait eu l’air si triste à l’idée de devoir retourner tout là-haut dans le ciel ! C’était bon de le revoir si paisible, beau comme un mort.
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Liste des lieux et personnages BÂTON D’ENCRE, humain, magistrat, juge. Père de Rouge Cerise, époux de Lys d’Eau, beau-père de Verte Bruine, grandpère de Petite Pomme. BLANCHE HERMINE, bergère BLEU NUIT, humain, maître exorciste ; fondateur de l’école d’exorcisme de Trois-Ponts, où étudient Roseau Bleu, Lavandin et Nuit Calme, entre autres élèves. CELUI SOUS L’ESCALIER, humain, témoin du passage des Tuan dans le jardin. CENT VINGT DENTS, humain, gourmet, ami de TasteCuisses. CŒUR DE BRUME, humain, berger CROCS DE NUIT, humain, fonctionnaire impérial, fils de Noir Venin DEMI-LUNE, humain, adopté par deux Tuan, Manis et Rengganis. DES CHÈVRES, possession de l’Amiral DEUX-RIVIÈRES, ville natale de Bleu Nuit ; résidence de son frère, exorciste, ainsi que de Monsieur Noir et de Monsieur Blanc. Lotus Mauve apparaît dans le palais de Deux-Rivières.
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FIER BOULEAU, humain, petit-fils de Vieux Saule. FILLE D’EAU, humaine orpheline. Appelée également Cascatelle et Ondée. INDIGO, humain, disciple craintif de Bleu Nuit INDUK MARAH, la Mère Araignée, dieu tuan KERAIAN TUAN, le Mort Blanc, dieu tuan KUSUMAH, Tuan, artiste. L’AMIRAL, humain. Père de Langue de Feu. Commande six soldats et un troupeau de chèvres. LA LUNE NOIRE, résidence des Tuan LA MARCHANDE DE BOULETTES DE RIZ, humaine, amie de Bleu Nuit. LA MONTAGNE, dieu LANGUE DE FEU, fille de l’Amiral. Poupée de son papa et amante des six soldats. LAVANDIN, disciple sage et réfléchi de Bleu Nuit. LE PETIT, humain, témoin du passage des Tuan parmi les humains LES GRENOUILLES, filles chéries de l’Amiral LES HOMMES STÈLES, Seferneith influencés par les Tuan
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LOTUS MAUVE, Seferneith, guérisseur et créateur de bienêtre. Ami de Verte Bruine. LYS D’EAU, humaine, épouse de Bâton d’Encre, mère de Rouge Cerise, belle-mère de Verte Bruine, grand-mère de Petite Pomme. Femme du monde et de ressources. MANIS, Tuan, amant de Rengganis, père adoptif de DemiLune. Ami de Pendaran, Sintawa et Kusumah. Délicat et prêt au pire pour retrouver le meilleur. MIRABELLE, servante de Rouge Cerise. MONSIEUR BLANC, humain, maître de nombreux disciples qu’il pousse vers le bien. MONSIEUR NOIR, humain, maître de Sans Larmes et de nombreux disciples qu’il pousse vers le mal. NOIR VENIN, humaine, tyran villageois NUIT CALME, humain, disciple anxieux de Bleu Nuit PENDARAN, Tuan, ami de Manis. Chasseur, aventurier, libertaire. PETIT CHEVAL, humain, disciple du frère de Bleu Nuit. PETITE POMME, Seferneith et humaine, enfant de Rouge Cerise et Verte Bruine, petit-enfant de Lys d’Eau et Bâton d’Encre PRÊTE COURAGE, humain, disciple de Monsieur Blanc, ami et conseiller de Crocs de Nuit
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RENGGANIS, Tuan, épouse de Manis. Mère adoptive de Demi-Lune. ROSEAU BLEU, humain, disciple naïf et impétueux de Bleu Nuit ROUGE CERISE, humaine, fille de Bâton d’Encre et de Lys d’Eau, épouse de Verte Bruine, mère de Petite Pomme. Intellectuelle et escrimeuse. SANS LARMES, humain, disciple de Monsieur Noir. SINTAWA, Tuan, amie de Manis SIX SOLDATS, humains, aux ordres de l’Amiral. Amants de Langue de Feu et chevriers. SULING, Tuan, fidèle de Keraian Tuan TASTE-CUISSES, humain, libertin, amateur de danses, ami de Cent Vingt Dents. TROIS-PONTS, ville où se trouve le jardin et où réside la majorité des personnages humains, ainsi que Verte Bruine. VERTE BRUINE, Seferneith, lettré, historien. Époux de Rouge Cerise, gendre de Lys d’Eau et Bâton d’Encre, géniteur de Petite Pomme. Ami de Lotus Mauve. VIEUX SAULE, vieil homme, lettré, magistrat retraité. Grand-père de Fier Bouleau.
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À propos de cette édition électronique Auteur contemporain – Utilisation privée libre Toute utilisation commerciale ou professionnelle est soumise à une demande d’autorisation auprès de l’auteur. Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ — Mai 2010 — Coordonnées de l’auteur : Geneviève Grenon Van Walleghem
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