Georges-Jean Arnaud LA COMPAGNIE
DES
GLACES
TOME 18
LE DIRIGEABLE SACRILÈGE (1984)
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Georges-Jean Arnaud LA COMPAGNIE
DES
GLACES
TOME 18
LE DIRIGEABLE SACRILÈGE (1984)
La Compagnie des Glaces – T18 – Le Dirigeable Sacrilège
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CHAPITRE PREMIER
D
ans la ferme d’élevage Ragus, ce fut très vite l’affolement. On voyait accourir les ouvriers armés de fusils, les parents quittaient leurs postes lointains pour revenir vers le centre de l’exploitation à bord de plates-formes fonctionnant au méthane. L’abattage des rennes se trouvait interrompu. Lienty Ragus, prisonnier de son fauteuil d’infirme, ne décolérait pas. Chaque écran qu’il éclairait lui renvoyait l’image d’une totale désorganisation de son entreprise. — Arrêtez, hurla-t-il, arrêtez ! Ce n’est pas la première fois qu’on nous signale des patrouilleurs blindés en route vers chez nous. — Père, dit le fils aîné, ils viennent pour ton cousin. Assurément pour lui. Sinon pourquoi ? — Tais-toi et retourne à ta laiterie. Je veux
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que chacun reprenne son travail. — Mais, dit un cousin, nous n’allons pas les laisser entrer sans nous défendre ? — Tu veux déclarer la guerre à la Transeuropéenne peut-être, ironisa l’infirme, maintenant que l’armistice est signé avec la Sibérienne tu trouves que c’est le moment ? Lien Rag jugea opportun d’intervenir : — Votre fils a raison. Ils viennent pour moi. Je peux encore filer, essayer de passer dans le filet. — Pas avec l’espèce de machine sur laquelle vous êtes arrivé. Je crois qu’il ne faut pas désespérer. Comment sauraient-ils qui vous êtes ? Il va y avoir amnistie pour les délits commis durant la guerre. Ils ne vont pas s’amuser à chercher tous les déserteurs, sinon il leur faudrait incarcérer le quart de la population mâle de cette Compagnie. Fier de son œuvre, patriarche respecté des siens, il se croyait invulnérable. Lien Rag craignait qu’il n’aille au-devant de cruelles désillusions. — Toutes les voies sont fermées, annonça une voix anonyme par le récepteur intérieur. Le courant de la Compagnie n’arrive plus. Nous sommes complètement isolés. Lienty Ragus fronça ses sourcils épais et son
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fauteuil fila en ronronnant vers le bureau. Il décrocha son téléphone extérieur, secoua la tête. — Les communications sont coupées. Voilà qui est étrange. — Ils emploient les gros moyens, dit Rag. Depuis que j’ai découvert les corps de la famille Bermann, ils me traquent dans le monde entier. — La Transeuropéenne n’a rien à voir avec ce massacre… Les Tarphys sont ignorés du conseil d’administration, voyons. — Lady Diana supervise tout. Cette Compagnie a besoin de son aide pour reconstruire ses ruines. Je dois servir de monnaie d’échange. Il pensait à cet examen de spectrographie qu’il avait subi quelque temps auparavant, juste avant d’arriver dans cette ferme du nord polaire. Grâce à ce procédé on pouvait même identifier un individu ayant subi une opération de chirurgie esthétique. — Si la police ferroviaire croit m’intimider… — Il ne s’agit peut-être pas de la police ferroviaire ni de la Sécurité, dit Lien Rag en s’approchant des cadrans de télévision. — Éclairez la quatre. La silhouette d’un patrouilleur blindé
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apparut, mais sans marques extérieures de la Compagnie. — Une opération de commando ? — Ça m’en a tout l’air, dit Lien Rag qui rapidement commuta les autres récepteurs. Toutes les voies, même privées, réunissant la ferme principale à des annexes situées à quelques kilomètres, se trouvaient sous surveillance de blindés. — Le schéma lumineux, dit Ragus. Appuyez sur le bouton bleu. Lien n’aurait jamais pensé que le réseau des rails autour de l’exploitation fût aussi complexe. — Il n’y aurait que deux voies libérées, la voie unique qui se dirige vers le nord. Très peu utilisée depuis ces derniers temps. Nous exploitions une mine de guano. Épuisée depuis l’an dernier. — Un cul-de-sac ? — Non. Cette mine à guano était en consortium avec quatre autres fermiers. Une fois là-bas, vous pourriez choisir votre direction. Mais ces quatre gros agriculteurs sont très liés avec la Compagnie, possèdent même des paquets d’actions. Pas question de compter sur leur aide. Mais vous pourriez vous faufiler à travers leurs serres de culture.
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— L’autre voie ? — Moins recommandable. Des problèmes avec la banquise. Il se servit de l’interphone pour appeler le maître valet. Une appellation anachronique qui désignait le contremaître des ouvriers. — La draisine à double moteur est-elle disponible ? — Et même à proximité, répondit l’homme. Le plein d’huile est fait. — Merci. Il s’approcha du schéma du réseau régional. — Vous gagnerez ensuite le réseau officiel. La draisine a une boîte jaune, ce qui vous permettra de jouir d’une légère priorité. Rien de bien extraordinaire, mais enfin vous irez plus vite que les convois de marchandises non stratégiques. En principe vous trouverez à bord tout ce dont vous aurez besoin… De l’argent, au fait, vous en avez ? — Ça ira. L’infirme sortit d’un coffre de sa machine une liasse de dollars transeuropéens. — Prenez-les. — Je suis confus. — Vous avez l’objet ?
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— Il ne me quitte pas. Je le ferai analyser dès que possible. Ragus soupira. — Il vient d’ailleurs… J’en suis persuadé… Dans le gouffre où ces sphinx-garous gardent un feu mystérieux doit exister la preuve de ce que j’avance. Nous n’avons plus le temps d’organiser l’expédition qui nous aurait permis de le vérifier… Partez maintenant… Cousin. Ému, Lien Rag lui sourit. Ils appartenaient à la même famille. — Ils tirent au laser, cria une voix terrorisée. Sur l’écran numéro quatre, le patrouilleur venait de pulvériser le sas de l’entrée principale et commençait d’avancer lentement. — Sans sommations, s’insurgea l’infirme. Jamais la police ferroviaire n’aurait osé… Filez, mais qu’attendez-vous, filez ! Le maître valet l’attendait près d’une petite draisine qui paraissait neuve. Un bijou. Presque un loco-car avec sa mini-cabine habitable. — Vous avez au moins deux cents kilomètres d’autonomie. Ensuite mieux vaudrait rouler à l’électricité… Voici les cartes d’itinéraires une fois sur le réseau du Petit Cercle Polaire.
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— Merci, dit Lien… Merci pour tout. La voie unique longeait les digesteurs de matières organiques, la station terminale des égouts, puis traversait les immenses serres où les rennes menaient une vie brève mais tranquille. Elles s’étendaient sur des kilomètres. Le sas de sortie se manœuvrait à la main. Au-delà, c’était la glace désertique ondulée, avec des congères à travers lesquelles les deux rails se faufilaient. Il essaya d’entrer en contact radio avec Lienty Ragus, mais les parasites étaient trop puissants. Les commandos inconnus s’étaient abattus sur la région et l’avaient complètement isolée. Comment avait-ils pu laisser échapper cette petite voie abandonnée depuis un an ? Lien Rag n’aimait pas trop cette chance-là, pensait qu’au bout, le piège allait se refermer sur lui. Qu’allaient devenir Ragus et sa nombreuse famille, son impressionnante exploitation ? Allaient-ils le faire disparaître, lui et les dizaines de personnes de son entourage, pour dissimuler un secret effroyable ? À l’approche de la mine, il découvrait des voies de garages de vieux wagons délabrés qui avaient servi à transporter le guano arraché à une
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île ancienne où nichaient les oiseaux autrefois. De vieilles machines gainées de glace, des débris de toute nature et puis l’embranchement central avec les quatre autres voies. Toutes privées, toutes conduisant chez un gros exploitant agricole qui serait plein de méfiance pour lui. Ragus ne lui en avait recommandé aucun, et il choisit au hasard l’aiguillage qui paraissait conduire vers le Petit Cercle. Très vite il aperçut les énormes serres de cultures. Il devrait les traverser de part en part, rouler durant des heures avant d’en ressortir. Le sas n’offrit aucune difficulté particulière et il découvrit un champ infini d’un blé nain aux épis énormes. Le fermier utilisait la queue de l’ancien Gulf Stream, multipliait ses douze degrés par des pompes à chaleur au coefficient élevé. On parlait de dix à douze. Cette technique avait fait des progrès énormes. Ce blé n’avait qu’un demi-mètre de hauteur. Il se contentait d’un sol à peine enrichi, d’une lumière chiche. Par contre il absorbait de grosses quantités d’eau et de sels minéraux. L’atmosphère surchauffée était saturée d’humidité et Lien dut ouvrir sa combinaison. Plus loin, de grosses moissonneusesbatteuses récoltaient le grain parvenu à maturité. Elles utilisaient des rails cachés par les meules. Il ne voyait personne à bord de ces machines
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basses, larges, aux formes carrées. Elles s’enfonçaient dans la moisson et ne laissaient que le chaume. Ni poussière ni bruit. Le spectacle l’impressionna. En approchant des lieux habités il ralentit, essayant de se faire une idée des installations ferroviaires. Il roulait sur une voie principale aux ramifications nombreuses, piquant droit vers des habitations mobiles à un étage dont la principale présentait une façade à colonnes peintes en blanc. On avait dû signaler sa présence depuis quelques instants car soudain il fut dirigé vers une voie de garage se terminant par un butoir. Deux hommes armés de fusils de chasse s’approchèrent d’un pas tranquille sans trop marquer d’hostilité. — Je me suis égaré, dit-il en ouvrant la porte du sas de la draisine. En fait, j’essayais de gagner le réseau du Petit Cercle. — Vous allez devoir sortir par la porte est, lui dit l’un des hommes. Mais la nuit tombe et vous aurez du mal à la trouver. Nous allons monter avec vous. Il hésita imperceptiblement : — Comment ferez-vous pour rentrer ici ? — Ne vous inquiétez pas. Il y a toujours un véhicule qui traîne dans les coins.
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En route, ils discutèrent de la culture du blé arctique qu’il pouvait voir dans la lumière des phares. Le Gulf Stream fournissait toute la chaleur, mais l’exploitation avait quand même des problèmes pour le carburant des machines et des véhicules. — Nous utilisons l’huile de poisson quand on en trouve. Avec la fin de la guerre, ça va quand même mieux. Lien Rag les trouvait sympathiques et finit par oublier les recommandations de Ragus. Si bien qu’au moment de franchir la porte est des serres, il fut désagréablement surpris lorsqu’ils braquèrent leurs fusils sur lui. — Un geste et tu te disperses dans les quatre points cardinaux. On sait qui tu es. La draisine vient de chez ce fou de Ragus. Ça ne sera pas long. De l’autre côté, en plein no man’s land glacé, arrivait un patrouilleur blindé. Rag était plein d’une colère sourde. Il aurait pu se débarrasser de ces deux hommes avant qu’ils ne l’assaillent, franchir la porte. — Voilà cette crapule, lieutenant. — Merci, Crawall. Nous avons bien reçu votre appel… Le gouverneur de la Province sera très satisfait de votre collaboration.
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— On se doutait qu’il viendrait ici. Nos radars l’ont repéré depuis l’ancienne mine à guano. Les deux commandos qui accompagnaient le lieutenant encadraient Lien Rag, lui liaient les mains dans le dos. — Je voudrais prendre mes affaires. Il pensait aux mémoires de son ancêtre qu’il n’aurait pas voulu laisser dans la draisine. — Ne vous inquiétez pas, Lien Rag, nous prenons tout, fit le lieutenant. Il réussit à se contrôler, haussa les épaules. — Je m’appelle Kleen… — Nous le savons aussi. C’était très inquiétant. Il avait espéré les duper le plus longtemps possible. On le conduisit dans l’habitacle principal du patrouilleur, à la fois timonerie et passerelle de commandement. On l’installa dans un recoin, le poignet droit relié par une paire de menottes à une tubulure. — Où me conduisez-vous ? Je suis un citoyen de la Compagnie de la Banquise. Vous n’avez pas le droit de m’arrêter sans inculpation préalable. — Nous ne sommes pas des policiers, répliqua le lieutenant. Nous agissons dans le cadre de la Sécurité Militaire.
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— La guerre est finie. — Non, l’armistice est signé seulement. C’est très différent. Cet officier ignorait tout des raisons de son arrestation, le prenait pour un espion ennemi. — Où me conduisez-vous ? — À River Station, dans la 17e Province. Nous sommes sur vos traces depuis des semaines. — Qu’est-il arrivé à Lienty Ragus et aux siens ? Il n’obtint aucune réponse.
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CHAPITRE II
B
ien que jouissant d’une priorité absolue, le patrouilleur n’accomplissait qu’un kilométrage médiocre et le voyage vers River Station n’en finissait pas. Pourquoi River Station en fait ? se demandait Lien Rag. Peut-être parce que son dossier s’y trouvait depuis des années, peut-être parce que dans la capitale de la 17e Province existaient des gens qui pouvaient l’identifier à coup sûr. En attendant, toujours enchaîné dans cette petite chambre de commandement qui empestait le mazout, il souffrait beaucoup de sa situation physique. Ces militaires sans insignes, sans grades distinctifs, le traitaient rudement. Il n’avait droit qu’à une nourriture minable et peu abondante, vivait nuit et jour dans son recoin avec son bras
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droit relié à une canalisation, n’étant libéré que quatre fois par vingt-quatre heures pour se rendre dans les sanitaires malodorants et étroits du petit bâtiment ferroviaire. Visiblement le lieutenant Parky, il avait très vite su son nom, évitait les grands centres, faisait de très grands détours sur les réseaux secondaires, voire sur les lignes lentes où s’écoulait le trafic voyageurs inter-stations. Il y avait de longues périodes d’attente sur des voies de garage en plein désert de glace, ou encore le patrouilleur roulait dans une direction complètement opposée. Lien Rag était presque soulagé qu’on l’ait tout de suite identifié. Sous le nom de Kleen, il aurait pu être jugé sommairement pour espionnage, condamné à mort ou envoyé dans un train pénitencier pour le reste de ses jours. Sous sa véritable personnalité il pouvait espérer un procès à peu près normal, très complexe, très long. Une médiocre satisfaction, mais pour l’instant il en était réduit aux joies mesquines alors qu’il se savait suspendu à un fil. Personne ne lui adressait la parole, à l’exception des matelots qui lui apportaient la nourriture ou le surveillaient aux sanitaires. Et encore, ils ne proféraient que des ordres secs, des
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réponses souvent monosyllabiques. Le lieutenant Parky ne répondait plus jamais à ses questions, ne le regardait jamais plus. C’était à travers les rares échanges verbaux des membres de l’équipage qu’il se rendait compte que l’unité n’avançait que par sortes de saccades irrégulières. À ce train, il leur faudrait huit jours pour rejoindre River Station, là où vingt-quatre heures auraient suffi. À travers le hublot en verre armé, il ne voyait que le ciel croûteux. Parfois un convoi qui les croisait ou les doublait peignait cet œil glauque en noir. C’était tout. La plupart du temps, il faisait mine de sommeiller mais en fait il réfléchissait, faisait le point sur le passé récent. À la suite de diverses coïncidences étranges, d’incidents bizarres, il avait acquis la conviction intime que son destin était en quelque sorte programmé de longue date. Il ignorait de quelle façon. Y avait-il dans son code génétique une particule, en sommeil pendant les vingt-cinq premières années de sa vie qui, pour une raison inconnue, mais certainement provoquée volontairement, avait complètement modifié son comportement ? Six ans auparavant, il n’était qu’un ingénieur glaciologue de seconde classe assez quelconque. Il
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essayait tant bien que mal de survivre du mieux possible dans ce monde inhumain des glaces et des Compagnies ferroviaires. Un peu contestataire mais dans le genre cabochard plutôt. Pendant vingt-cinq ans par exemple, il avait vécu sans tellement se préoccuper du sort des Hommes Roux qui vivaient nus, avec leur seule fourrure, en dehors des villes du chaud. Le Peuple du Froid se composait de nombreuses tribus dont la plupart nomadaient sur la planète glacée. Le reste, soit par attirance soit par désir de manger à sa faim, acceptait de travailler pour les Hommes du Chaud. En général ils séjournaient sur les dômes, les verrières, les coupoles des stations, raclant à longueur de journée la glace qui se formait inlassablement sur ces toits transparents. En échange, ils recevaient de la nourriture, juste de la nourriture. D’autres encore plus démunis tiraient leur subsistance des dépôts d’ordures, voire des effluents pourris des cités ferroviaires. Et un jour le glaciologue avait voulu savoir d’où venaient ces gens-là. Il était un des rares à parler d’hommes, de gens. La majorité considérait les Roux comme des animaux supérieurs, sauvages, libidineux. En fait le gros des fantasmes de la population du Chaud était alimenté par la présence des Roux. Leur érotisme bien sûr mais
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aussi leur mégalomanie, leur complexe de supériorité, avec en contrepartie leur paranoïa, leur doute sur leurs possibilités physiques, sur leur destin d’hommes et de femmes dépendant entièrement de la Compagnie. Lien avait accepté une pensée que tout le monde refusait avec répugnance. Les Roux pouvaient vivre dans les froids les plus intenses, ils continuaient à aller et venir par moins cent par exemple. Ils étaient libres, pouvaient s’éloigner des rails sans éprouver culpabilité ou frustration, copulaient sans la moindre gêne sous le regard horrifié des gens des stations, bref ils représentaient en quelque sorte l’avenir de la planète surchargée de glaces. En arriver à cette conclusion était déjà d’une audace inouïe. Seuls quelques esprits originaux, supérieurs, avaient cheminé jusque-là, mais en déclarant qu’il ne s’agissait que d’une hypothèse intellectuelle et non d’une conviction intime, alors que Lien Rag avait procédé de façon inverse. Dès lors il avait voulu savoir d’où venaient les Roux, avait rencontré des gens, un savant ethnologue Harl Mern, un officier de la Sécurité métissé de Roux, qui cherchaient à résoudre la même énigme. Il avait cru, avec une belle
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présomption, réussir à établir que les Roux provenaient d’une manipulation génétique opérée sur des centaines de cobayes par un généticien fou. La Compagnie Transeuropéenne, les NéoCatholiques s’étaient en fait liés pour lui présenter habilement cette solution qu’il avait cru trouver seul. Plus tard, il avait aimé une femme Rousse, Jdrou, avait eu un enfant d’elle, Jdrien. Et cet enfant doué de facultés surprenantes, comme la télépathie et la possibilité de saturer les circuits électroniques, de les assujettir à sa volonté, était considéré comme un dieu par les tribus de Roux, comme une sorte de messie. Dès lors il doutait qu’un simple hasard l’ait conduit à aimer Jdrou, à engendrer l’enfant. Jdrou avait été tuée par des chasseurs de Roux, mais, retrouvée intacte dans la glace, était vénérée comme une déesse. Depuis quelque temps les coïncidences devenaient si nombreuses qu’il avait décidé de rechercher dans sa propre famille l’explication de sa prédestination. Il avait retrouvé une ancêtre née vers 2182 qui portait le nom de Ragus. Par la suite, tous les Ragus avaient été persécutés, sauf la branche
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collatérale qui, prudente, avait raccourci le nom maudit en Rag. Par deux fois, Lien Rag avait eu connaissance d’expéditions extra-terrestres. Vers des étoiles lointaines et ne pensait pas qu’il s’agissait d’une découverte due au hasard. Dans une station de pêche de l’Antarctique, il avait trouvé toute une famille exterminée depuis quelque soixante années. Une famille qui gardait le culte d’un ancêtre cosmonaute, John Bermann qui, avant la Grande Panique, avant que la Lune en explosant ne voile à jamais le Soleil, avait à bord du vaisseau Terra cherché à gagner la constellation d’Ophiuchus. Et avant d’être arrêté par le lieutenant Parky il avait pu pénétrer, grâce à son cousin Lienty Ragus, dans un gouffre surprenant au fond duquel des Garous gardaient un feu secret. Il en avait remonté un objet, une sorte de demi-coquille en céramique spéciale portant encore des traces de brûlures faites par une chaleur si puissante qu’on ne pouvait la trouver sur Terre. Il se rendit compte qu’une fois de plus le patrouilleur stationnait dans un endroit inconnu. Son moteur diesel battait comme un cœur. Ses pistons projetaient des jets de vapeur qui
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finissaient en larmes de glace sur le hublot. — Je voudrais boire quelque chose, lança-t-il. On lui apporta un gobelet d’eau chaude teintée en brun mais ce n’était pas du thé. Peutêtre de l’orge grillé. Il le but lentement. Jdrien était là-bas sur l’énorme banquise de l’ex-océan Pacifique. Le Gnome, ancien aboyeur de cabaret qu’on appelait désormais le Kid, essayait de s’y bâtir un empire, une Compagnie nouvelle qui échapperait au formalisme dictatorial des autres, mais inévitablement le Kid était amené à prendre des décisions contraires à son idéal d’origine. Jdrien, son fils, vivait avec Yeuse, l’une de ses deux compagnes. L’autre, Leouan, d’origine Rousse, avait peut-être quitté la Compagnie de la Banquise pour retourner avec ses frères de la Zone Occidentale. Une Concession où les Roux les plus évolués essayaient de créer un foyer d’accueil pour tous les Hommes du Froid. Le patrouilleur recommença à rouler et Lien Rag vit défiler le haut de wagons de voyageurs. Un train interminable. Peut-être une ville en déplacement. Pour un oui pour un non, les conseils d’administration déplaçaient toute une station sur des milliers de kilomètres. Quelquefois pour des raisons économiques, mais le plus
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souvent pour punir ses habitants trop contestataires. — Où sommes-nous ? Personne ne daigna répondre. — Quand atteindrons-nous River Station ? On ne se retournait même pas vers lui. — Je ne veux pas rester enchaîné. Je veux une cabine, même exiguë. Je veux pouvoir m’allonger sur une couchette et dormir sans lever mon bras. J’ai des douleurs intolérables car ma main n’est plus convenablement irriguée. Vous pourriez être responsable de la gangrène qui me guette. Mais c’était peine perdue. Alors il secoua son poignet pour faire tinter la menotte sur le tuyau. Le bruit finit par devenir intolérable car il se propageait dans le bâtiment entier et détraquait certains instruments de précision, comme le détecteur de continuité des rails. Si bien que le servofrein réagissait et bloquait les roues. — Arrêtez, dit le lieutenant Parky d’un ton ferme. — Quand j’aurai satisfaction. Deux matelots se jetèrent sur lui, lui attachèrent les poignets dans le dos. Une fois qu’ils se furent éloignés, il roula sur lui-même
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jusque dans les jambes du timonier et du lieutenant. Cette fois, on utilisa une autre paire de menottes pour relier ses poignets, toujours attachés dans son dos, à une canalisation. Il avait gagné un inconfort supplémentaire mais était décidé à continuer sa révolte. Ou ils le frapperaient ou ils lui donneraient satisfaction. Ils supportèrent son agitation une demi-heure et puis le traînèrent dans une soute sans hublot où ils l’enfermèrent après lui avoir ôté ses menottes. Mais il tapa des pieds et des mains sur le sol et les cloisons en métal. — Que voulez-vous ? lui demanda le lieutenant visiblement énervé qui pénétra dans la soute. — Vous le savez, une cabine. — Il n’y en a pas. À moins que je vous cède la mienne, ajouta-t-il goguenard. — Pourquoi pas ? — Restez tranquille où vous n’aurez rien à manger. — Bien. Je commence alors une grève de la faim. Le lieutenant parut décontenancé.
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— Dans deux jours, nous serons à River Station. — Non. Je n’y crois pas. Pas avant huit jours. Vous avez choisi une route diamétralement opposée. Que croyez-vous ? J’ai l’habitude de prendre des paramètres de direction. Des années, j’ai roulé sur la glace sans points de repère précis. — Nous attendons des ordres vous concernant. — Quels ordres ? — Je n’en sais pas plus que vous. Lien Rag refusa dès lors la nourriture, ne faisant que boire. Le patrouilleur s’immobilisa plus de vingt-quatre heures non loin d’une petite station agricole. Il crut entendre beugler des vaches et chanter des coqs. Il essaya d’imaginer le site, s’attendrit presque sur l’image qu’il s’en fabriqua. Il existait des endroits où il faisait bon vivre, où les gens essayaient de donner à leurs maisons mobiles, à leur station sous verrière l’air de villages de jadis. On faisait pousser des fleurs, des arbres, on créait des auberges, des petits théâtres. Certaines de ces stations finissaient par être plus plaisantes que les grandes cités sous dôme. — Si vous ne mangez pas je vous mets sous
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perfusion, menaça le lieutenant. — Vous êtes médecin ? — Il y a un infirmier à bord. — Je finirai par arracher la perfusion. — Vous serez attaché par des rouleaux de toile adhésive sur une couchette. — Eh bien, donnez-moi cette couchette et tout ira mieux entre nous. Je me comporterai plus paisiblement. Le lieutenant finit par céder et Lien Rag savoura cette victoire avec une grande jubilation. Il venait de se prouver que rien n’était perdu et qu’il avait encore la volonté de survivre. Par le hublot, il pouvait voir défiler les convois, les lointaines stations. Il aperçut même une tribu de Roux qui marchait le long du réseau. Une vingtaine de personnes. Une femme à la fourrure blonde allaitait un enfant tout en marchant et il regarda avidement ses seins. Il se souvenait de ceux de Leouan sous sa fourrure couleur de miel, avec leurs pointes mauves très longues. Un violent désir le prit.
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CHAPITRE III
— C
’est la plus grande putain de la Transeuropéenne qui dirige les affaires extérieures de cette Compagnie, hurlait Lady Diana hystérique. La plus grande putain qui a forniqué avec n’importe quel mâle, qu’il soit homme, Roux ou animal. Et avec les femelles aussi. On a composé des chansons obscènes sur elle, écrit des pamphlets, distribué des tracts. Il y a des caricatures où on la voit recevant des sexes de toutes parts. Les membres du conseil restreint gardaient un silence prudent. Ils ne cessaient de se réunir alors qu’un tel fait devait rester exceptionnel. — Elle marchande au sujet de ce Lien Rag qui l’a baisée, a failli devenir son mari… Elle veut nous faire livrer des matières premières, du matériel
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pour reconstruire la concession… Elle exige qu’on laisse choir la Sibérienne. — Qu’allez-vous faire ? — Nous discutons, nuit et jour, avec cette nymphomane. C’est une insulte que de l’avoir nommée à ce poste. — C’est aussi une grosse actionnaire, laissa tomber perfide l’autre femme du conseil. Lady Diana la fusilla du regard. Elle aussi était la plus grosse actionnaire de la Panaméricaine, au propre comme au figuré, elle aussi s’ébattait avec de très jeunes gens. Mais elle était vieille et laide alors que Floa Sadon était une blonde magnifique, qui, disait-on, se promenait toujours nue sous ses fourrures de loup blanc. — Il faut réunir le conseil oligarchique, dit le Vétéran qui siégeait bien avant que Lady Diana ne soit nommée. — Je refuse, dit-elle… Il interviendrait trop dans notre politique… Nous allons négocier le maximum. Cette fille est horrible de prétention. En fait, je la crois toujours amoureuse de Lien Rag. Elle ne nous le livrera que difficilement… Il y eut un silence gêné. Les membres du conseil restreint savaient que Lady Diana était elle-même amoureuse du glaciologue. Si elle le
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poursuivait de sa haine, c’était faute de voir sa passion payée de retour. — Il approche trop les grands secrets du Dossier, dit le Vétéran. Il doit disparaître à jamais. — Il faut l’interroger au contraire. Il a essaimé autour de lui ses doutes, ses conclusions. Nous devons avoir la liste exacte des gens qui partagent ses découvertes… Ensuite nous les liquiderons tous. — Tous vraiment ? fit la femme. C’était un séchon sans grâce avec des yeux durs, minéraux derrière des lunettes à monture d’acier. Mal habillée, mal nourrie et pourtant une riche actionnaire, la quatrième sur la liste. Elle possédait la plupart des usines à nourriture et surtout les aciéries. — Vous les plaignez ? demanda Lady Diana. — Je crains qu’une hécatombe n’attire l’attention. Il faudrait utiliser des méthodes habiles, agir avec discrétion. — Lien Rag sait désormais qu’un énorme vaisseau spatial a emporté des colons vers une planète de la constellation d’Ophiuchus. Un jour il le prouvera et les populations apprendront que des hommes survivent peut-être dans un autre univers…
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— Il ne sait pas tout, heureusement, dit le Vétéran. — Il faisait des progrès énormes… Sans cette spectrographie on ne l’aurait jamais arrêté. Mais pourquoi faut-il que cette putain soit aux Affaires étrangères… Elle va d’abord le fourrer dans son lit avant de nous le livrer. Pour le conseil oligarchique, malgré ma répugnance, j’ai déjà fait des sondages en Africania et en Sibérienne. Dans ces deux Compagnies on se moque éperdument des conséquences de l’affaire. En Sibérienne, il y a des problèmes énormes dus à la fin de la guerre et en Africania une lutte d’influence pour s’emparer du conseil d’administration bloque tout. C’est à nous d’agir. — Vous pensez à quoi ? Un commando ? — En quelque sorte, oui, avoua Lady Diana. — C’est lourd de difficultés futures, ça. — Que voulez-vous ? Que Lien Rag comparaisse devant les juges de River Station et déballe la vérité ? Elle espérait les faire frissonner, mais ils restèrent impassibles et cela l’énerva. Le conseil d’administration élargi avec ses dizaines de membres était plus émotif, plus vivant. Ceux-là gavés d’honneurs et de richesses étaient comme
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des momies. Il en fallait plus pour les émouvoir. — Lien Rag pense qu’il est programmé pour cette mission, que son fils est considéré comme un messie parce qu’autrefois des gens l’ont voulu ainsi. — Il cherche à débarrasser la légende de son côté magique ? — D’en faire une histoire réaliste, c’est vrai. Il ne convaincra pas tout le monde mais fera des ravages. — Il faut payer le prix, dit alors la femme. Quel qu’il soit. — Vous allez donner combien d’aciéries ? demanda Lady Diana avec férocité. Cette fois la femme sursauta. — Des aciéries ? — Combien en céderez-vous ? Floa Sadon en réclame une douzaine. — Elle est folle. — Je ne vous le fais pas dire. Elle veut aussi deux poseuses géantes de rails, des trains complets, trains-hôpitaux, trains de marchandises, trains de voyageurs. Trains-usines, trains-centres commerciaux remplis de marchandises. — Quoi, remplis ? s’étrangla le Vétéran.
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— Avec des produits de qualité. Il faut qu’elle nourrisse les populations de l’est ruinées par la guerre. Elle veut aussi des dômes préfabriqués, des batteries de bactéries qui excrètent de la matière transparente. — Nous ne pouvons pas accepter. Un troisième membre, qu’on appelait le Muet car il n’intervenait presque jamais, prit la parole : — On peut toujours promettre. — Elle ne nous le remettra qu’à moitié livraison de la rançon ; c’est bien d’une rançon qu’il s’agit. — Menacez-la du conseil oligarchique. Lady Diana regarda le Muet avec admiration. Il avait certainement raison. Le conseil d’administration de la Transeuropéenne n’apprécierait pas que le conseil oligarchique vienne enquêter dans sa Compagnie. — C’est génial, reconnut-elle. Nous aurons l’accord des Sibériens et des Africaniens… Ils se regardèrent, satisfaits d’avoir une décision finale. Jusqu’ici ils avaient trop discuté au cours des dernières réunions. — Attendez, dit Lady Diana, il y a deux autres points à discuter en conseil restreint.
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— En rapport avec Lien Rag ? — Je ne pense pas… Quoique… On a retrouvé une centaine de ballonnets gonflés à l’hélium sur la côte ouest de l’inlandsis. Ils transportaient des tracts en faveur des Rénovateurs du Soleil. Cette fois ils frissonnèrent et elle se réjouit de les effrayer à ce point. — Ils sont toujours en vie, ceux-là ? grogna le Vétéran. — Ils existent. Et ils ont une nouvelle tactique. Ils veulent convaincre les populations que leur idéal est juste, raisonnables. Ils affirment que le Soleil peut réapparaître par étapes pour éviter les catastrophes, les inondations, la destruction brutale de notre société. — Ils sont fous eux aussi, tout le monde est fou, clama la femme. — Attendez. Les ballonnets venaient de l’ouest avec un vent dominant. Ils sont donc installés soit sur la banquise, soit sur l’inlandsis de l’ancienne Asie. — La banquise, vous voulez dire chez cet affreux petit bonhomme qui a forcé notre flotte à battre en retraite ? — Exactement, dit Lady Diana, et je pense que nous allons devoir renouer nos relations avec
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lui. Mais ce qui m’inquiète, c’est que ces gens-là semblent pouvoir produire de l’hélium sans l’économiser ensuite… Dans nos laboratoires c’est avec difficulté que nous l’obtenons… — Et alors, c’est dangereux ? — Ils pourraient se servir d’aérostats, murmura Lady Diana impressionnée la première par une telle éventualité. Un silence pesa sur les membres du conseil. — Ils n’oseront pas. — Ils ont bien osé démasquer le Soleil voici peu de temps. — Ils navigueraient à bord de ces redoutables appareils ? Ils oseraient quitter la glace ? — Les rails ? — Je le pense, dit Lady Diana, et du haut des airs ils seraient très dangereux. Nous n’avons aucune arme qui puisse s’orienter ainsi au-delà de quarante-cinq degrés. — Il faudrait en prévoir. — Avec quel argent ? Nous avons déjà du mal à poursuivre le fameux chantier du tunnel nordsud. Nous ne pouvons plus gaspiller un dollar. — Surtout avec notre flotte qui a été en partie détruite par cette espèce de nabot.
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Lady Diana encaissa le coup sans même regarder la femme qui venait de le lui assener. Ils avaient beau renâcler, protester, ils avaient besoin d’elle pour préserver leur puissance et leur fortune. — Vous croyez que c’est pour bientôt ? demanda le Vétéran. — Pas dans l’immédiat. Il faut construire des enveloppes immenses pour emporter très peu de poids… il faut pressuriser l’hélium… Mais elle leur réservait une autre nouvelle encore plus désagréable. Ils allaient la partager avec elle et elle espérait en être moins tourmentée par la suite. — Vous savez que nous établissons régulièrement, tous les quinze jours, grâce à des correspondants répartis sur la planète entière, une courbe des températures. Ils hochèrent la tête, vaguement inquiets. — Depuis près d’une année on enregistre une lente, imperceptible remontée des températures. Oh pas grand-chose, un degré et quelques dixièmes en six mois par exemple. Disons qu’au lieu de moins quarante-huit de moyenne nous en sommes à moins quarante-sept. Nous ne savons à quoi l’attribuer.
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CHAPITRE IV
L
e Kid avait dû faire d’énormes concessions à tous ces intellectuels téméraires, qui voulaient enquêter sur plusieurs affaires sanglantes survenues au cours de la résistance contre les Panaméricains. Il y avait eu la liquidation totale de Radar Station. On avait même découpé au laser la banquise pour que les ruines s’enfoncent dans les abîmes du Pacifique. Il y avait eu les massacres de Kaménépolis. Les réfugiés de la ville, pris entre les Miliciens des Cellules de Coordination Populaires et les troupes du Gnome étaient morts par milliers. Mais auparavant un ingénieur, que l’on disait aux ordres du Kid, avait détourné le waterduc pour envoyer l’eau chaude sous la capitale et ronger ainsi la glace. Une partie des habitations mobiles s’étaient enfoncées dans la banquise devenue
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fragile. Après un mois de discussions, de marchandages, le Kid avait finalement accepté que Kaménépolis soit reconstruite au même endroit. Des nuits et des nuits il avait rêvé que pour se venger des habitants il écartelait la ville, attelait des quartiers entiers à des vapeurs puissants et expédiait la cité aux quatre points cardinaux. Mais il avait dû composer. Leouan, la métisse de Roux ambassadrice de son peuple, Gola, son ancien chef de la police et Aba, un Milicien repenti, constituaient des témoins dangereux puisqu’à eux trois ils avaient empêché l’envoi d’eau chaude sous la grande station. C’était vraiment la paix, les Miliciens s’étant retirés dans Amertume Station où ils poursuivaient leur expérience effroyable de gouvernement par la dictature des classes jeunes de la population. Leouan désirait retourner chez elle en Zone Occidentale avec un détour par la Transeuropéenne, pour essayer d’avoir des nouvelles de Lien Rag. Yeuse restait plus réservée. Elle vivait assez joyeusement dans Titanpolis, habitait un quartier enchanteur, fréquentait des gens passionnants,
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parlait d’ouvrir un cabaret culturel. — Nous ne pourrons jamais empêcher Lien de courir après l’impossible. Il ne sait même pas luimême ce qu’il cherche et il ne sera jamais en repos. Le Kid les avait invités ce soir-là sans leur annoncer qu’il avait pris des décisions importantes à leur sujet. Seul Aba, en résidence surveillée, n’assistait pas au repas. Le Kid le gardait en réserve. Cet ancien Milicien pourrait peut-être devenir son interlocuteur auprès des C.C.P. barricadés dans Amertume Station, où les difficultés de ravitaillement devenaient sans espoir. Depuis la création de lignes plus au nord du 5e parallèle, le réseau qui aboutissait à Amertume Station était presque totalement délaissé et ne l’empruntaient que des trafiquants audacieux, au risque de se faire agresser et dépouiller. — Lien Rag se croit programmé, dit le Kid. Il pense qu’il a une mission à remplir, une mission décidée depuis longtemps. — Par qui ? demanda Yeuse sceptique. — Programmé ou prédestiné, murmura Leouan. Jdrien restait silencieux, mais il souffrait de
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voir son père mis en cause par ses meilleurs amis et les femmes qu’il aimait. Il n’essayait ni de le défendre ni de réagir violemment. Il aurait pu provoquer chez les uns et les autres des névralgies atroces, des malaises subits. — Il n’a jamais pensé qu’aux Roux, précisa Leouan, et c’est tout à son honneur même si les Roux ne lui en demandent pas tant. Cette fois, Jdrien se vengea en imaginant qu’il lui pinçait violemment le bras. Elle poussa un cri de douleur, se frotta vers l’épaule. — Jdrien, ça suffit, dit Yeuse. — Vous n’avez qu’à changer de conversation. — Bien dit, approuva le Kid. N’oubliez pas que Lien Rag est menacé de mort par la dynastie des Tarphys et que je lui ai conseillé de quitter la Compagnie pour un temps. Jdrien protesta à sa façon. Chacun reçut son message silencieux : « Le Kid avait peur de cette commission d’enquête que papa avait créée. » — D’accord, reconnut le Kid beau joueur. Mais il fallait que je gagne cette guerre. Lady Diana ne devait pas s’emparer de notre Compagnie. Gola, l’ancien chef de la police, mangeait en silence. Il se demandait ce que le Kid lui préparait.
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Il n’avait pas combattu la Guilde des Harponneurs jusqu’à la mort, s’était rendu, avait été emprisonné durant la guerre. — J’ai commis des crimes au nom de mes idées, continuait le Kid. Je suis peut-être un personnage monstrueux, mais j’ai rétabli la liberté totale dans cette Compagnie. — Sauf pour Kaménépolis qui possède un statut spécial, remarqua Leouan. — C’est exact. Je ne veux pas qu’elle devienne à nouveau la cité universellement connue pour ses vices et ses répugnantes distractions. Je songe d’ailleurs à la débaptiser. Puisque le Mikado n’est plus mon associé. Il leur avait réservé la primeur de cette nouvelle. Même Glinda, sa compagne actuelle, ignorait la séparation des deux hommes. — Vous avez racheté ses actions ? — En quelque sorte… Nous sommes arrivés à un accord convenable. Il préférait leur cacher qu’il avait menacé le Mikado d’armer et de ravitailler les C.C.P. Le gros P.D.G. de la Compagnie voisine, effrayé par la perspective de lutter contre ces fanatiques, avait préféré céder ses parts pour un prix très bas. — Comment appelleriez-vous donc la ville ?
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demanda Leouan. — Je n’ai rien décidé. Nous verrons plus tard. Il trahissait son reste de méfiance, son mépris pour l’ancienne capitale. Leouan avait appris que la population subsistait avec peine dans le périmètre ancien, dans les habitations dévastées, sans coupole de protection contre le froid. Il fallait un permis de séjour pour pénétrer dans la station et nul ne pouvait en sortir. La police ferroviaire dirigeait tout, le ravitaillement, les services habituels. Mais les gens recevaient des rations décentes et pouvaient se chauffer. On parlait de deux mille calories par jour et par personne. Des volontaires essayaient de réparer les coupoles. — À propos, dit le Kid, j’ai eu des nouvelles de Lady Diana. — Elle veut rétablir des relations diplomatiques avec vous ? — Oh, pas si vite. Elle a communiqué à tous les P.D.G., conseils d’administration des plus petites Compagnies, un relevé des moyennes thermiques de la planète depuis plusieurs années. Elle attire notre attention sur le fait qu’un réchauffement est en cours. Devant leurs visages inquiets, il se hâta de préciser :
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— Rien d’alarmant. Un peu plus d’un degré en six mois par exemple. Peu de comparaison avec le réchauffement catastrophique que nous avons connu naguère… — N’empêche que d’ici vingt-cinq ans environ nous n’aurions plus que zéro. La banquise commencerait à devenir infréquentable, dit Gola. — Nous devons lui communiquer nos observations. Enfin à son académie des sciences, qui regroupe les instituts, dont celui de glaciologie. — Vingt-cinq, dit Yeuse impressionnée… Dans vingt-cinq ans cette Compagnie disparaîtrait ? — Mais non. Il y a toujours des hauts et des bas. Je suis sûr qu’on a dû enregistrer des variations plus importantes sur une dizaine d’années. Voici trois cents ans que les glaces sont là et nous les verrons encore longtemps. Le message très courtois mais sans plus, de Lady Diana, parlait aussi des ballonnets gonflés à l’hélium, transportant des tracts en faveur des Rénovateurs du Soleil, que des vents d’ouest avaient entraînés sur l’inlandsis panaméricain. Elle ne demandait pas d’explication à ce sujet, se contentait d’informer. Il semblait que sa défaite l’ait rendue plus subtile.
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— Nous allons boire un très vieux vin, du porto que j’ai acheté dernièrement. Je voudrais boire à la santé de chacun de vous et pour commencer à celle d’Yeuse notre fidèle amie, ma fidèle amie de toujours. Yeuse surprise sourit, se troubla un peu. — Yeuse qui va créer un cabaret artistique dans cette ville. Je suis disposé à lui fournir toutes les aides qu’elle réclamera. La jeune femme en resta muette de surprise, se demandant si cela ne cachait rien de suspect. — Je bois aussi à la santé de Gola qui a été un fidèle serviteur de la Compagnie. Autrefois on aurait dit un grand commis de l’État. Mais il n’y a plus d’État. Nous allons essayer d’instaurer quelque chose d’équivalent, mais la naissance d’une démocratie n’est pas prévue dans les Accords de NY Station et nous devons manœuvrer avec précaution. Pour en revenir à notre ancien chef de la police, je le prie d’accepter le poste d’ambassadeur à Grand Star Station, capitale de la Compagnie Transeuropéenne. Sa première mission sera de s’enquérir de notre ami Lien Rag et de veiller sur lui au besoin. Si vous acceptez évidemment. Éberlué, Gola dut poser son verre tant sa
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main tremblait. Il ne s’attendait pas à pareil honneur. Le Kid certes l’éloignait de la Compagnie de la Banquise, mais c’était un exil doré qu’il ne pouvait refuser. — J’aimerais, poursuivit le Kid pour Leouan, que vous soyez l’ambassadrice de la Zone Occidentale chez nous, mais je ne suis pas maître de cette nomination. — Je dois rentrer chez moi, dit-elle. Je dois faire un rapport sur les différents événements et sur la vie des Hommes Roux dans cette partie du monde. — Vous avez pu voir qu’ils sont, du moins pour la tribu en question, revenus sur le Dépotoir. — La Guilde des Harponneurs a repris aussi son travail, répliqua-t-elle. — Nous avons besoin d’exporter de l’huile en quantité énorme. Nos prises de Point X non loin d’ici vont être limitées pour préserver certaines espèces. Les baleines plus petites et plus nombreuses qui transitent à proximité de l’exKaménépolis suppléeront à cette diminution des captures. Avec un sourire vague, Leouan trouvait le Kid superbement diabolique. Mais sans lui la Compagnie n’aurait jamais existé et des centaines
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de milliers de gens ne vivraient pas une expérience fantastique.
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CHAPITRE V
I
l était debout au milieu du petit salon de ce luxueux loco-car. Debout, enchaîné, sale, fatigué. Il regardait les tapisseries délicates accrochées aux cloisons, le tapis de fourrure d’ours. Floa Sadon tournait autour de lui, faisant le bilan : — Crasseux, puant, déprimé. Comme lorsque tu es sorti des mains de la Sécurité Militaire. J’avais cru qu’ils t’avaient châtré à l’époque. C’était leur habitude pour les suspects et les déserteurs. Il était profondément surpris mais le cachait. Après huit jours de voyage dans ce patrouilleur inconfortable, il n’en pouvait plus. — Tu es stupide, dit-elle, revenir dans cette Compagnie où tu es presque l’ennemi numéro un.
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Je te crois inconscient et fou. Mais que veux-tu donc ? Lien la regarda avec un pâle sourire : — Un bain. Elle resta interdite deux secondes puis éclata d’un rire fou. — C’est bien toi. Que cherches-tu ? Toujours les Roux, pas vrai ? Tu taquines toujours leurs femelles ? Tu les engrosses quelquefois pour fabriquer des petits dieux ? Ça te rapporte gros, le trafic de messies ? — C’est bien toi également, dit-il. Je te croyais mariée. — Mais je le suis. Mon mari siège au conseil et moi… Devine ? — Tu t’encanailles avec qui ? — Je m’occupe des Affaires étrangères. Le vrai titre, c’est déléguée aux Relations extérieures. J’ai envie de voyager. Surtout envie de rencontrer Lady Diana. C’est vrai que tu te la faisais ? Toujours aussi avide de détails graveleux. Quand il l’avait connue, elle cherchait à séduire aussi bien les hommes que les femmes. Il pensait qu’elle avait eu une liaison brève avec Yeuse. La vue des sexes des Roux qui raclaient la glace sur
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les toits des stations l’excitait beaucoup. — Je suis chargée de te négocier et je demande cher, très cher à Lady Diana. Elle paiera. Difficilement, mais elle paiera pour te retrouver. J’ai l’impression que tu as la moitié de la planète aux fesses. — N’exagérons rien. — Comment, n’exagérons rien ? Tu es désigné comme un homme très dangereux mais très important. À capturer sans l’abattre. Et nous savons pourquoi. Tu remues trop de vieux secrets, Lien. Ce n’est pas sain. De plus, tu causes trop. On va devoir éliminer une centaine de personnes à cause de toi. Il frissonna. — Tu veux un bain ? La salle de bains est par là. — Mes menottes. Il en portait aux poignets et aux chevilles avec une chaîne qui reliait les deux. Très courte. Il ne pouvait pour ainsi dire pas marcher. Ce matin-là, le patrouilleur attendait sur une voie de garage lorsque le luxueux loco-car était arrivé. On l’avait pour ainsi dire porté jusqu’au milieu du salon puis Floa était arrivée avec un sourire ravi.
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— Pas question, mon amour. Elle ouvrit un tiroir, prit un poignard. Imperturbable il la laissa tailler dans sa combinaison déjà en piteux état. — Ce que tu pues… Le mazout, la crasse, le fauve. — Tu sors toujours nue sous tes fourrures ? murmura-t-il. Elle éclata de rire. — Ne compte pas trop sur les confidences de madame la déléguée aux Relations extérieures avec les autres Compagnies. Mais tu sais, un brin de renommée scandaleuse ne peut que me servir dans certaines missions. Elle taillait, arrachait, jetait sur la fourrure. Jusqu’à ce qu’il fût nu et soudain en érection. — Ne te gêne pas, fit-elle agacée. Surtout pas. Que crois-tu ? Que je vais te violer ? Je baise jusqu’à saturation. Alors un piètre aventurier comme toi… Elle le poussa d’une main sur l’épaule et, en sautillant, il put gagner la salle de bains. Il la regarda ouvrir les vannes d’eau chaude. Le lococar aurait pu abriter douze personnes sans qu’elles se gênent.
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— Tu vis toujours aussi fastueusement, remarqua-t-il. — Pourquoi se priver ? — Tu me laisses ces menottes ? — Oh oui. Il y a les hommes du patrouilleur autour de mon vapeur mais tu serais capable de me prendre en otage. — Non, je ne le ferai pas. — Si Lady Diana ne s’exécute pas, nous te ferons un procès. — Au risque que je révèle tout ? — Quoi ? — Qu’il y a un mystère. — Pour qui, sur qui ? Tu n’es pas allé assez loin. Tu étais en bon chemin mais on a su te stopper à temps. Tu te doutes mais tu ne peux rien prouver. Il ne pouvait enjamber le rebord de la baignoire et elle dut, avec méfiance, lui ôter les menottes des chevilles et la chaîne. — Je vais te savonner. Plains-toi. — Tu as peur ? Jadis tu m’aurais entièrement libéré. Elle commença de le savonner. Avec soin mais sans excès de précision. Pourtant il
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manifestait toujours un désir puissant. — Pourquoi suis-je là ? dit-il. Je croyais que tu allais t’assouvir sur le pauvre prisonnier. — Tu n’es plus irrésistible, dit-elle. Tu m’ennuierais vite désormais. Il y a six ans j’étais plus sotte, toujours à l’affût d’une occasion. J’ai mûri et je sélectionne. Notre survie, à nous les grands actionnaires des Compagnies, exige des sacrifices. Nous ne pouvons gaspiller nos richesses, nos jouissances. Sinon tout s’écroulerait à cause des types dans ton genre. Dans le temps, je me frottais au danger qu’un homme comme toi représentait. Ça donnait du piment à la vie. Désormais, le piment c’est autre chose. — Le pouvoir ? — Peut-être. — Tu veux devenir comme Lady Diana ? — Et après ? Chaque soir elle peut se payer un gosse bien foutu malgré ses boudins de graisse et sa gueule de cauchemar. La différence, hein ? — Mais que me veux-tu ? — Pas grand-chose. Tranquillement, elle caressa son sexe avec un sourire rêveur. Il essaya de ne pas y penser, de refuser le plaisir qu’elle pouvait lui donner, mais
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elle avait beaucoup d’expérience. — C’est bien pour ça, alors ? — Non. Mais elle continuait. — Je veux savoir si je gagnerai contre Lady Diana. Jusqu’où je peux aller trop loin. Tu la connais, non ? — Je n’ai jamais couché avec elle. — Tu as toujours su mentir. Tu es parvenu à être le deuxième personnage de la Panaméricaine. Ce n’est pas en creusant son fameux tunnel sous la glace, n’est-ce pas ? Il allait s’abandonner. Ces doigts élégants et précis le torturaient délicieusement. — Elle ne mélange pas travail et amour. Elle choisit en effet des partenaires mais dans des milieux différents. De jeunes recrues de la marine par exemple, ou des serviteurs. Jamais elle ne m’a fait de proposition. — Et les autres femmes ? — Elle les hait. — C’est tout ? fit-elle avec une moue de déception. Yeuse, ton amie, a bien été ambassadrice auprès de la commission des accords de NY Station ? Jamais…
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— Je ne pense pas. — Pourtant ce serait dans son caractère d’emmener une jolie fille dans sa chambre pour l’humilier, la forcer à des caresses ignobles. — Tu rêvais de cette possibilité ? Elle ne répondit pas. Soudain elle l’abandonna et s’éloigna. Il faillit la supplier de revenir, de ne pas le laisser si près de l’orgasme. Il serra les dents, regarda ailleurs. Il ne la supplierait pour rien au monde. Il la devina proche, souleva ses paupières. Nue, elle enjambait la baignoire, approchait son ventre nacré à la fleur blonde, du sien. — Tu me croyais plus cruelle ? murmura-telle.
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CHAPITRE VI
I
l ne savait trop ce que le patrouilleur attendait. Le luxueux loco-car de Floa Sadon avait disparu depuis vingt-quatre heures et ils stationnaient encore au même endroit. Elle ne lui avait rien promis. N’avait donné aucune précision sur son sort. Il était la marchandise la plus précieuse de la Transeuropéenne, représentait une douzaine d’aciéries, deux poseuses géantes de rails, des usines, des trains complets, des marchandises, du ravitaillement. Des millions de dollars en quelque sorte parce qu’il avait frôlé les grands mystères interdits. C’était risible et effrayant. Allongé sur la couchette de la cabine du lieutenant Parky, il fumait un cigare euphorisant. Floa lui en avait donné une boîte, avait aussi demandé qu’il soit
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bien traité, mais encore plus surveillé. Si bien qu’outre le patrouilleur il y avait deux avisos qui flanquaient le bâtiment. Des gardes à pied en combinaison blanche et armés jusqu’aux dents patrouillaient dans les voies de garage de cette station lointaine, empêchant l’arrêt des autres convois. Il comprenait que si Lady Diana se montrait trop difficile, l’instruction de son procès commencerait avant un mois. Une façon comme une autre d’influencer la grosse actionnaire de la Panaméricaine. Elle ne doutait de rien, la jolie Floa Sadon, fille d’un puissant gouverneur, celui de la 17e Province précisément, riche actionnaire de la Compagnie grâce à l’héritage laissé par sa mère. Prête à se glisser dans le lit de Lady Diana au besoin. Répugnante, jolie Floa sans scrupule, capable de tout pour survivre et gagner. Dans la nuit, le patrouilleur quitta sa voie de garage et roula à petite vitesse. Par le hublot, Lien Rag essaya de se repérer mais dut attendre une heure pour lire le nom lumineux d’une Cross Station, dont le numéro lui permit de situer leur trajet. Ils se dirigeaient vers le sud. Pas forcément vers River Station qui se situait plus à l’est.
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Il finit par s’endormir et au petit matin un matelot lui apporta son plateau. Puis il alla aux sanitaires. Le lieutenant Parky lui rendit visite. — Vous êtes recherché par plusieurs commandos de tueurs. On ignore leur origine, mais il est possible que ces gens-là se regroupent pour passer à l’attaque. Lady Diana le voulait vivant. Aurait-elle pris le risque de le faire tuer ? Ou simplement enlever, sans avoir à payer de fabuleuse rançon. Mais dans l’action il pouvait très bien recevoir un coup mortel. — Je préfère vous prévenir. Vous tenez à la vie, je suppose ? — Merci, dit Lien Rag. Que faites-vous pour me protéger ? — Nous roulons dans des zones sûres. Nous sommes escortés et il me paraît à peu près improbable que ces commandos opèrent dans ces conditions. Nous aurons besoin de nous ravitailler en charbon liquide et en vivres frais. Et c’est là qu’éventuellement ils nous guetteront. Nous pensons qu’ils ont réussi à obtenir des renseignements des dispatchings qui contrôlent notre route. Nous dépendons de l’autorité militaire et devons avoir un plan de route, hélas !
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— Vous ne pouvez avoir d’indépendance ? — Il faudrait un tas d’autorisations et révéler à trop de personnes la raison de cette demande. Votre présence doit être tenue secrète. Pour votre sécurité personnelle, vous avez intérêt à collaborer étroitement avec nous. — Les commandos ont été repérés comment ? — L’un d’eux circule à bord d’un remorqueur déclassé mais clandestinement équipé de moteurs puissants. Plusieurs milliers de chevaux. Il pourrait nous aborder carrément, nous couper en deux sans le moindre dommage pour lui. Le patrouilleur roula une bonne partie de la journée dans différentes directions et apparemment sans but précis. On passait d’un réseau principal de plusieurs centaines de voies sur des lignes à peine exploitées, voire des voies privées. En fait ces voies privées appartenaient à la Sécurité Militaire, ainsi que les fermes isolées que l’on traversait de part en part. C’étaient des centres d’entraînement ou d’écoute, voire des postes fixes surveillant la population. Jamais Lien Rag n’avait entendu parler d’une organisation semblable. Il semblait que le conseil d’administration eût quelque crainte depuis la fin des hostilités avec la Sibérienne. Les gens mal
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nourris, mal chauffés préparaient peut-être des mouvements de révolte. Dans l’une de ces fermes il aperçut de nombreuses draisines blindées du modèle utilisé, dans les stations plus importantes, au maintien de l’ordre. Des engins tout neufs n’ayant jamais servi. Les trains-usines d’armement devaient désormais sortir ce type de véhicules en prévision de mouvements violents. Floa espérait obtenir de Lady Diana des montagnes de ravitaillement. C’était donc que la population vivait des heures difficiles. Il n’avait guère eu le temps de s’en rendre compte lorsqu’il voyageait dernièrement dans la Compagnie. De toute façon, avec ses dollars panaméricains il pouvait se payer à peu près n’importe quoi. Vers le soir, on s’attarda dans l’une de ces fermes pour remplir les soutes de carburant. Les deux avisos restaient à proximité. Il y en avait toujours un qui ouvrait la voie, prêt à sauter sur une mine au besoin. Si Lady Diana avait envoyé des commandos, elle avait dû les sélectionner soigneusement et le lieutenant Parky sousestimait peut-être l’efficacité de ces gens-là. En Patagonie, Lien Rag avait bien failli être liquidé par ce genre d’équipes. Il leur avait échappé de justesse. Ils n’avaient pas hésité à supprimer des membres d’une sous-commission des Accords de
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NY Station qui enquêtait en Patagonie. Lady Diana ne tenait pas à ce que leur rapport soit rendu public. Il pensait que le mieux aurait été de pénétrer sous la glace, dans une de ces forêts glaciaires en exploitation par exemple. Il y en avait un certain nombre dans la région. Rouler ainsi n’était peutêtre pas très prudent, même si l’on évitait d’être rapidement repéré. Pendant ce temps, les tractations entre les deux Compagnies devaient se poursuivre. Peutêtre Floa Sadon traverserait-elle la banquise de l’Atlantique pour aller rencontrer Lady Diana dans son fief. Lien Rag pensait que ses demandes étaient trop exorbitantes, après les pertes subies par la Panaméricaine face aux volontaires décidés du Kid. Une partie de la flotte avait été détruite, des poseuses de rails capturées ainsi qu’un puissant matériel et des stocks énormes de ravitaillement. Dans la nuit il se réveilla. Le patrouilleur roulait au ralenti. Il alla au hublot et découvrit l’énorme masse qui avançait de conserve avec le bâtiment. Brusquement son cœur se mit à battre de gaieté folle.
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CHAPITRE VII
C
’était une locomotive gigantesque née de l’imagination détraquée d’un ingénieur fou. Une locomotive double avec une passerelle de commandement centrale surélevée entre les deux chaudières blindées. Une passerelle qui ressemblait à l’énorme tourelle d’un cuirassé, surmontée d’une coupole aux cuivres étincelants. De grands hublots formaient une ceinture continue sur la machine, à mi-hauteur. Tous munis de volets d’acier pouvant se relever comme des paupières. Certains n’étaient autre que des sabords cachant des canons automatiques, des lance-missiles et des lance-grappins. C’était un monstre métallique, un cauchemar ferroviaire qui paraissait écumer de fureur avec ces jets puissants de vapeur qui jaillissaient des
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bielles et des pistons, ce vomissement de fumée noire dégorgeant de ses deux courtes cheminées profilées. En pleine vitesse, cette fumée sombre s’étirait en une crinière sauvage sur le dos de la bête. Chaque avant ressemblait intentionnellement à un crâne humain à cause de l’arrondi de la chaudière. La herse anti-obstacle figurait les dents, tandis que deux énormes lanternes jaunes semblaient receler un regard cruel. — Kurts. Kurts le pirate, murmura Lien Rag émerveillé par le spectacle. D’où sortait donc la locomotive fantôme, celle que l’on appelait aussi le Léviathan des Glaces, le Vapeur Pirate, la Locomotive du Diable ou le Mastodonte d’Acier ? Des années auparavant les journaux, la télévision s’en étaient donné à cœur joie avec ces bandits des grands réseaux. Une façon de détourner les inquiétudes des gens au sujet de la guerre interminable en cristallisant leur haine sur ce fait divers mystérieux. Par la suite, on n’avait plus jamais entendu parler des pirates du rail et voilà que Kurts réapparaissait dans la vie de Lien Rag. Encore une coïncidence difficile à expliquer. L’alerte fut donnée dans le patrouilleur. Un
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klaxon résonna lugubrement mais c’était déjà trop tard. L’aviso qui suivait explosa soudain dans un fantastique embrasement. Lien Rag n’avait pu voir partir le coup. Le branle-bas de combat agitait l’équipage du petit bâtiment, mais les grappins lancés depuis les sabords venaient se coller au bâtiment qui ralentissait brusquement. Les roues patinaient sur les rails et un feu d’artifice d’étincelles montait vers les hublots. Un missile fut tiré mais explosa contre la cuirasse du monstre et n’eut qu’un effet, celui d’endommager le patrouilleur. Plusieurs hublots volèrent en éclats, dont celui de Lien Rag qui n’eut que le temps de rendre étanche sa combinaison et de la pressuriser légèrement. Le froid atroce s’engouffrait dans le patrouilleur. Plusieurs matelots sans protection thermique furent immédiatement brûlés, paralysés et congelés sur place. Il y eut une deuxième explosion, certainement l’aviso de tête qui sautait. Et puis tout alla très vite. Le bâtiment s’immobilisa, toujours étreint par les tentacules du monstre. Un tunnel translucide établit la communication avec la locomotive pirate.
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Le lieutenant Parky voulut brandir son pistolet mais fut tué par Rondo, le commandant en second. Il salua discrètement Lien Rag de sa main gantée, lui désigna le tunnel. Il quitta sa prison sans se retourner. Kurts se trouvait dans l’immense passerelle de commandement où la transmission des ordres s’effectuait uniquement par l’électronique. Kurts employait les meilleurs techniciens du monde. Il les payait royalement, mais tous aimaient surtout l’aventure et avaient eu quelques démêlés avec leurs Compagnies d’origine. Ils étaient passés maîtres dans l’art de saturer les cerveaux électroniques des dispatchings et les mémoires des aiguillages enregistreurs. Ces nœuds directionnels enregistraient chaque passage, qu’il s’agisse d’un convoi officiel ou d’un loco-car particulier, expédiaient ces renseignements à un central qui pouvait ainsi suivre le trajet de n’importe quel véhicule empruntant n’importe quelle ligne, même privée. La monstrueuse locomotive ne laissait jamais trace de ses passages et, qui plus est, se moquait des notions de priorité. Sur son passage les interdits, les signaux s’annulaient. Les voies s’ouvraient automatiquement, les trains rapides stoppaient en catastrophe. Lien Rag avait autrefois traversé une partie de
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la Compagnie à bord de la locomotive de Kurts et avait pu constater qu’aucun obstacle n’existait pour elle. Kurts, contrairement à sa légende, n’était pas très grand. Il était le produit de plusieurs métissages, asiatique, africain et surtout roux. Il était debout devant les écrans de télévision qui diffusaient les images de l’environnement. Sur plusieurs d’entre eux les restes fumants des avisos se brouillaient déjà dans l’obscurité. La locomotive roulait à nouveau. — Bonjour… Il y a des années que nous ne nous sommes pas rencontrés. — Je ne croyais jamais vous revoir, dit Lien Rag en examinant le visage étrange, lisse, doré, avec des yeux bridés à fleur de peau. — Les Compagnies interdisent que l’on parle de nous, répondit le pirate en riant. Mais nous avons survécu. — Mais personne ne faisait plus allusion à vos exploits. On disait que vous étiez mort. — Disons que nous nous étions retirés des affaires et que nous avons repris du travail. — Uniquement pour me sortir de cette prison mobile ? demanda Lien Rag plein d’espoir.
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— Entre autres, oui. — Vous saviez que j’étais entre les mains de ces gens-là ? — Nous parlerons de cela plus tard. Nous sommes dans une zone très dangereuse. Nous arrivons à saturer les circuits électroniques, mais les radars doivent nous signaler en plusieurs endroits. On va vous conduire à votre cabine. C’était la même qu’il avait occupée jadis. Luxueuse, raffinée. Kurts avait pillé des convois remplis de merveilles du passé, attaqué des musées ambulants, des résidences de hauts personnages de Compagnies vivant dans le faste. Il possédait des caches secrètes, de véritables cavernes d’Ali Baba remplies de wagons de butin. On disait qu’il était l’homme le plus riche de la Terre, qu’il possédait des trésors inestimables en or, pierreries et surtout œuvres artistiques du passé. Ne pouvant dormir, il remonta jusqu’à la passerelle mais Kurts n’y était plus. Son second. Rondo, le remplaçait et il ne s’était jamais très bien entendu avec celui-là. La culture, l’humour et la tolérance de Kurts lui faisaient défaut. Rondo ne rêvait que de pillage, de meurtres et de viols. Il n’avait jamais compris l’amitié que son chef
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portait au glaciologue. Il n’eut pas un regard pour Lien Rag, continua de surveiller les écrans. Il semblait que l’attaque du patrouilleur ait été signalée auprès du commandement militaire de la Province, car sur un tableau lumineux des traits rouges se déplaçaient sur les réseaux. Le dispatching le plus proche transmettait ses informations sans savoir qu’elles étaient détournées par les pirates. Les ordinateurs tenaient compte de toutes les données pour fournir des hypothèses de trajets plus ou moins longs, plus ou moins sûrs. De toute façon, Rondo ne refuserait pas le combat si l’occasion s’en présentait. Le fait que Kurts soit allé dormir prouvait que la situation était rassurante. Lien Rag retourna se coucher, dormit quelques heures. À son réveil, à travers le hublot il pouvait apercevoir une grande étendue déserte. La locomotive pirate devait rouler dans le Nord à proximité du Grand Cercle Polaire. Il se rendit à la petite cafétéria qui fonctionnait nuit et jour, était en train de prendre son petit déjeuner quand Kurts vint s’asseoir en face de lui. — Vous êtes voué à connaître les prisons transeuropéennes en attendant que je vienne vous
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délivrer, semble-t-il. On lui servit du café, du véritable et non de l’orge grillé. — Comment saviez-vous que j’étais en difficulté ? — Nous savons beaucoup de choses puisque nous sommes constamment à l’écoute des communications officielles… Il eut un sourire mélancolique. — C’est Floa Sadon qui sans le vouloir s’est trahie. — Vous restez en relation avec elle ? Kurts hocha la tête sans répondre vraiment. Quelques années auparavant, cela faisait presque sept ans, Kurts avait enlevé Floa Sadon, la plus riche actionnaire de la Compagnie, ne l’avait rendue que contre rançon. Lien Rag avait servi de négociateur et c’est ainsi qu’il avait rencontré le pirate. Floa était devenue follement amoureuse de son kidnappeur, il avait fallu la forcer à quitter cette locomotive pour retourner auprès de son père. — Nous nous voyons rarement, dit Kurts. — Je ne crois pas aux coïncidences, dit Lien Rag. Je n’y crois plus. Dites-moi la vérité.
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— Mais c’est ainsi. Floa Sadon m’a dit qu’elle devait vous revoir sous peu et j’ai fait suivre le trajet de son luxueux loco-car, jusqu’à ce qu’elle le fasse immobiliser à côté d’un patrouilleur sévèrement surveillé. Il m’était facile de conclure que vous étiez à l’intérieur. D’ailleurs on vous a vu rentrer dans le loco-car et en ressortir plusieurs heures après. — Pourquoi vous intéresser à mon sort ? Vous n’êtes pas chargé de veiller sur moi ? J’ai une vie très agitée, imprévisible. Je suis obsédé par certaines recherches… Auriez-vous les mêmes préoccupations ? — J’aime aider mes amis, fit le pirate ironique. Vous n’allez quand même pas vous en plaindre ? — Il faudra bien un jour que je sache à qui je dois ces interventions… Vous seriez mon ange gardien en quelque sorte ? — N’exagérons rien. Je ne pourrai pas toujours vous tirer d’un mauvais pas. Surtout en dehors de cette Compagnie. Il se trouve que je contrôle aisément les informations tenues secrètes par la Transeuropéenne. Il regarda sa montre. — Venez avec moi sur la passerelle. Je vais
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vous faire découvrir un spectacle surprenant, vous livrer un des grands secrets de ma vie.
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CHAPITRE VIII
— C
omprenez-moi bien, le Kid. Dans cette ville merveilleuse il y a certes des intellectuels fantastiques, des gens doués pour des tas de choses, sauf pour l’art… Les artistes sont là-bas dans les ruines de Kaménépolis. Enfin les survivants… Ici on trouve des ingénieurs, des savants, des génies, si vous voulez, mais il n’y a pas tellement de poètes, de compositeurs, de chanteurs, de danseurs, d’acteurs. Ce n’est pas ici que je pourrai fonder une troupe. Il faut me laisser retourner dans l’ancienne capitale où je recruterai. Tous les créateurs sont là-bas. Les créateurs de l’imaginaire. Ici ce sont d’habiles copieurs, d’extraordinaires techniciens. Lorsqu’ils font une découverte fondamentale par exemple, ils ne savent pas à quoi elle peut servir et seule la référence à une œuvre d’imagination leur trace la
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voie. Une chanson oriente plus la vie de tous les jours que la découverte d’une bactérie dont on ne sait que faire. — D’accord… Mais la vie quotidienne est très dangereuse là-bas. Les gens sont hargneux… Du moins le rapport de mon chef de la police ferroviaire me le signale… La nourriture abondante est gaspillée, volée, revendue au marché noir. Le Kid secouait sa grosse tête avec dégoût. — Les habitants ont toujours été des gens impossibles et les épreuves ne les ont pas rendus plus sympathiques. — Vous les détestez, profondément, dit Yeuse. Moi j’arrive là-bas avec des yeux, un cœur neufs… — Jdrien vous accompagnera ? — Il veut revoir le corps de sa mère. À côté du Dépotoir, les Roux avaient reconstruit le mausolée de la déesse Jdrou en glace transparente. — Je n’aime pas ça. — Jdrien a de nobles sentiments filiaux. — Je veux dire que chacune de ses apparitions auprès des Roux provoque l’événement. Nous avons besoin de paix sociale et raciale. Les
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Harponneurs commencent à capturer de nouvelles baleines, livrent les ossements aux Roux du Dépotoir qui les font bouillir pour récupérer la graisse, la viande, la moelle. L’activité baleinière reprend très bien dans ce secteur. Vous savez combien chaque fois ils sont troublés par leur messie ? — Il n’y aura qu’une seule apparition. Ensuite nous serons dans Kaménépolis, dans le quartier de l’ancienne gare des voyageurs où l’on pourra ouvrir un bureau de recrutement. — Je veux savoir qui vous embauchez. — Allez-vous exercer une quelconque censure ? — Je veux savoir comment ces artistes se sont comportés durant le putsch de la Guilde des Harponneurs, sous les Panaméricains et enfin lorsque les Miliciens des C.C.P. ont envahi la ville. C’est très important. Les subventions que je vais distribuer pour ce cabaret artistique ne peuvent être attribuées à des gens qui auraient, par exemple, du sang sur les mains. Je veux bien fermer les yeux sur des actes de collaboration sans gravité, mais je n’irai pas au-delà. La démocratie doit naître dans de bonnes conditions, en écartant les nuisibles. Plus tard, quand elle sera assez forte,
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elle pourra supporter des ennemis, même les plus dangereux. Yeuse ne se sentait pas le courage de renoncer. Ce cabaret pouvait par la suite donner naissance à toute la vie culturelle de la Compagnie, à un renouveau artistique. Elle avait des vues précises, n’encouragerait que les gens aux idées originales. — Écoutez, Kid, laissez-moi quelques semaines, le temps de faire mes preuves. Je ne peux pas m’engager formellement. Un écrivain peut avoir signé des articles contre vous, un chanteur fait des couplets vous tournant en ridicule. Faut-il pour autant les excommunier ? Je ne pense pas. Il se demanda si Yeuse serait à la hauteur de l’entreprise. Qu’était-elle, sinon une comédienne de second rang, une animatrice de revue pornographique ? Elle avait excellé dans des pastiches d’artistes d’autrefois que la télévision et le cinéma maintenaient bien vivants dans la mémoire des gens. Marilyn Monroe par exemple. Yeuse savait parfaitement rendre le jeu, les expressions de cette star d’avant la Grande Panique. Mais cela suffiraitil pour rebâtir la vie culturelle de la Compagnie de
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la Banquise ? — Vous doutez de moi, n’est-ce pas ? — Pas exactement. — Vous me voyez toujours nue en train de mimer des scènes scabreuses ? — J’étais dans ces scènes, fit le Kid agacé. J’arborais un énorme sexe en carton. — Ça ne veut pas dire que nous sommes à jamais maudits par des débuts stupides ? Il resta silencieux. — Vous ne doutez pas de votre importance, de votre rôle pour conduire cette Compagnie vers la réussite sociale ? Pourquoi douteriez-vous du mien ? Auriez-vous peur d’une explosion artistique trop forte qui remettrait en cause votre action ? — Pas exactement. Je crains qu’on ne confonde liberté et opposition systématique. Parce qu’ailleurs l’art clandestin n’est que critique. Il émeut, il enthousiasme. Mais dans un pays de liberté la création artistique qui veut échapper au conformisme doit se sophistiquer énormément. Très vite elle peut paraître décadente et hermétique, réservée à une élite. — Il y a quand même la renaissance de la
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Compagnie qui peut enthousiasmer ces artistes que je vais aller chercher dans les ruines de Kaménépolis. — Bien, allez-y. Nous verrons par la suite ce que ça donnera, mais je reste pessimiste. — Vous ne venez pas avec nous ? — Non. Je ne crois pas que je remettrai un jour les pieds à Kaménépolis. Il me faudra des mois, peut-être des années pour ne pas être saisi d’une fureur aveugle quand je pense à ce qu’ils ont fait là-bas. Ils ont gaspillé en quelques mois ce que nous avions acquis si difficilement en des années. Elle préféra ne pas insister. Le Kid était profondément blasé et la plaie ne cicatriserait pas facilement. Peut-être allait-elle aider au sauvetage de la ville. Mais celle-ci ne retrouverait jamais son ancienne splendeur, serait toujours traitée avec méfiance par le pouvoir central. Jdrien ne cachait pas son émotion. Son visage restait impassible mais son esprit libérait des bouffées de tendresse pour la morte. Yeuse s’efforçait de ne pas se souvenir des récits de Lien Rag. Jdrou avait très vite été embarrassée par cet enfant métissé qui craignait le froid. Très vite, elle l’avait abandonné et, sans le sacrifice de Lien qui était allé vivre sur le dôme d’une station, Jdrien ne
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serait plus de ce monde. Avait-il capté ce souvenir dans leur esprit lorsqu’il cherchait à tout savoir sur sa petite enfance ?
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CHAPITRE IX
L
e monstre d’acier fonçait sur une voie unique en direction du nord-nord-ouest. Dans un désert de glace, à travers des collines déchiquetées par les vents furieux, au fond de canons sinistres. Parfois ils apercevaient des troupeaux de ruminants sauvages qui trouvaient des lichens sur les parois verticales des roches à nu. — La couche de glace est parfois très mince. Avec leurs sabots ils peuvent retrouver de la végétation. Il y avait des rennes, des bœufs musqués et ces étonnants chevaux à tête de bœuf que parfois les tribus Rousses domestiquaient. — Qu’y a-t-il au bout, une de vos caches ? — Vous verrez.
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On approchait d’une barrière de glace de plusieurs centaines de mètres et Lien Rag, grâce au zoom des caméras, pouvait voir sur un écran l’entrée d’un tunnel. — De l’autre côté, qu’y a-t-il ? — C’est une mine. Elle s’enfonce en pente douce vers l’océan. — Une pêcherie installée sous la glace ? — Oui, peut-être, dans le temps. La machine s’engouffra dans le tunnel après avoir ralenti. Ce dernier était construit en arc de cercle et Lien Rag vit qu’on se dirigeait finalement vers le nord-ouest cette fois. Soudain il entendit de curieuses paroles. — Contrôle d’étanchéité tourelle. — Coefficient nul. — Étanchéité pistons ? — Coefficient quatre-vingt-dix. — Étanchéité bielles ? — Quatre-vingt-douze. — Obturation aération ? — Vanne bloquée. — Cheminées ? — Clapets fermés.
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La machine diminuait encore sa vitesse pour rouler dans le tunnel des glaces. Ses phares illuminaient la voûte et les parois qui scintillaient. Grâce aux écrans on pouvait voir tout cela. — Nous y voici, dit Kurts. — Vous n’allez quand même pas… Là-bas les rails s’enfonçaient dans l’eau noire. En pente douce. — Si, dit le pirate. Nous allons nous immerger. La locomotive a été repensée pour supporter de rouler sous l’eau jusqu’à une profondeur de cinquante mètres environ. Au-delà, nous aurions des problèmes de pression. — Mais comment ?… — Autrefois il y avait des engins de guerre qui pouvaient rouler dans le fond des rivières et des bras de mer peu profonds. J’y pensais depuis longtemps. Nous utilisons des matériaux qui ne souffrent pas de l’action de l’eau de mer. Le reste est un problème d’étanchéité. — Mais les pistons, l’embiellage ? — Tout est prévu. L’échappement de la vapeur a été réétudié. Nous ne pouvons atteindre une grande vitesse mais nous roulons sur les rails spéciaux ancrés au fond de la mer. Nous ne dépasserons pas vingt mètres d’ailleurs.
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Des projecteurs latéraux éclairaient l’eau. — D’habitude il y a des bancs de harengs dans le coin. Aujourd’hui rien de tel. C’est dommage pour vous. Un gros poisson passa furtivement. Ce n’était pas un requin cependant… — Combien de temps allons-nous rouler sous l’eau ? — Deux heures environ. Nous échappons aux recherches. Nul ne se doute que nous sommes sous la banquise. Jamais personne n’a osé le faire alors que les bras de mer peu profonds abondent. Il sourit. — Et de plus nous ne commettons aucune entorse aux Accords de NY Station. Pour un pirate, n’est-ce pas le comble ? — Qui a construit la voie ? — Nous avons fait étudier une petite poseuse sous-marine qui travaillait comme les appareils d’autrefois, dans la recherche pétrolière sousmarine. J’avais retrouvé des documents, des plans, des photographies. Dans l’absolu, rien ne s’opposerait à ce que nous roulions dans de plus grandes profondeurs. C’est une question de technique. Avec un moteur nucléaire, par exemple, ce serait beaucoup plus facile.
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Des bulles montaient de chaque côté de la passerelle énorme. — Étanchéité embiellage en régression, dit un haut-parleur. — La raison ? demanda Kurts. — Un joint défectueux. Nous n’avons plus que quatre-vingt-huit. — C’est encore bon. Un jour nous avons complètement noyé l’un des pistons mais les autres nous ont tirés d’affaire. Il n’y a aucune raison de vous inquiéter.
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CHAPITRE X
L
a locomotive pirate sortit des eaux par une galerie immergée et Lien Rag découvrit au loin la ville de Glass Station, la capitale de la Zone Occidentale, ce foyer où se réfugiaient les Roux du monde entier. La cité protégée par une coupole à facettes abritait d’importantes verreries qui fournissaient les Compagnies voisines. — C’était donc là que vous me rameniez ? — C’est le colonel Skoll qui m’a demandé de vous sortir de votre patrouilleur. Le colonel Skoll, son vieil ami, le métis Roux. Il occupait une place importante dans le conseil de la révolution. Mais comment savait-il qu’il se trouvait emprisonné ? — Vous travaillez aussi pour eux, Kurts ?
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— Je travaille pour qui me paye ou me rend service. — Vous me cachez la vérité, n’est-ce pas ? — Non. J’ai su que vous étiez en Transeuropéenne grâce à Floa Sadon. De son côté, le colonel ne m’a donné aucune explication. C’est tout ce que je peux vous dire. Glass Station, malgré sa coupole à facettes, n’avait plus besoin d’être chauffée. La majorité de la population se constituait de Roux pure race. Les métis et les étrangers venant du chaud habitaient un quartier réservé désormais, sous cloche et jouissant d’une température clémente. Les puits à gaz alimentaient la ville en énergie. La locomotive pénétra dans la ville par un sas largement ouvert. Lien Rag nota les changements intervenus depuis son dernier séjour. Les Roux ne se promenaient plus totalement nus mais portaient des sortes de shorts. Les femmes des robes légères, ce qui nuisait à leur troublante et sauvage beauté primitive. La locomotive s’immobilisa sur un quai principal, attirant l’attention. — Suivez-moi, dit Kurts. Le colonel doit être dans son bureau… N’oubliez pas de refermer votre combinaison. Dehors il fait moins quarante.
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Skoll occupait heureusement un bureau chauffé. Il se leva dès que Lien entra et les deux hommes s’étreignirent. Puis le colonel serra la main de Kurts. — Merci. Vous avez encore une fois agi promptement. — Conseillez-lui d’être plus prudent à l’avenir. On ne pourra pas toujours intervenir à temps. Et votre copain a pas mal d’ennemis un peu partout. Surveillez-le davantage. — Vous repartez ? — Nous n’avons plus rien à faire ici, dit Kurts. Il s’en alla aussitôt. — Toujours aussi étrange, dit Lien Rag. Comment as-tu su que j’avais besoin d’aide ? — Désolé, dit Skoll, mais c’est un secret d’État, si j’ose dire. J’ignore moi-même la raison de tout cela. On m’a simplement signalé que tu étais considéré comme ami et défenseur du peuple Roux et qu’à ce titre tu avais droit à notre aide. Kurts étant toujours disponible, je l’ai engagé. — C’est déjà pas mal, non ? Ami et défenseur du peuple Roux. À quand la décoration sur le front des troupes ? Skoll sourit, sortit une bouteille de vodka et
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des verres. — Tu n’y crois pas ? — Non. Depuis quelque temps je n’admets plus les coïncidences étranges qui se succèdent dans ma vie. Je me sens manipulé par une volonté supérieure à la mienne… — Manipulé ? Skoll paraissait sérieux. — Ton fils est aux antipodes ? — Avec Yeuse et Leouan. — Leouan est en route pour rentrer au pays avec ses rapports sur les événements de là-bas. Nous nous intéressons à l’expérience des C.C.P. d’Amertume Station. — Je sais. Et je le regrette. C’est une expérience inhumaine. Je t’expliquerai. — Nous avons fini par chasser les missionnaires néo-catholiques qui intriguaient trop. La plupart de nous leur doivent une évolution rapide, trop rapide même. Depuis que le pape actuel a décidé que nous n’avions pas d’âme, ils se montraient d’ailleurs moins empressés… Ton fils est-il réellement un enfant-dieu, un messie ? Lien s’installa dans un fauteuil, but un gorgée d’alcool avant de répondre :
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— Je ne sais qu’en penser. C’est à cause de ça que je fais des recherches dangereuses. Lady Diana m’achèterait à n’importe quel prix. Je deviens dangereux, et coupable, parce que justement j’essaye de faire des recherches historiques. Pour l’instant à l’échelon familial. Mais je sais qu’il y aura un jour un lien avec des événements mondiaux qui m’apparaîtra tôt ou tard. Autre chose, je ne crois plus à l’origine artificielle de ton peuple. Nous avons été habilement manipulés par tout le monde, y compris les Néo-Catholiques et le gouverneur Sadon par exemple. Oun Fouge le savant fou n’a peut-être même jamais existé. Skoll vint lui verser un peu d’alcool. — Tu es le bienvenu dans cette station. Le conseil de la révolution te prie de te considérer comme hôte d’honneur pour tout le temps que tu voudras. — Leouan rentre donc ? — Oui. Elle doit faire un détour par Grand Star Station avec un certain Gola, ambassadeur de la Compagnie de la Banquise en Transeuropéenne. Elle pensait également avoir de tes nouvelles. — Gola ambassadeur ? Le Kid est habile, très habile. C’est vraiment un dirigeant efficace.
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Skoll lui parla des réalisations de la Zone Occidentale qui cherchait toujours son identité, ne sachant si elle signerait les Accords de NY Station ou si elle se déclarerait État démocratique. — Nous ne voulons aucune contrainte… Le rail ne sera pas notre religion. Nous avons du sang de nomades dans les veines. Nous n’avons pas peur des grandes solitudes, ni de marcher des jours et des nuits… — Toi aussi ? — Moi, fit le colonel… Moi je suis conditionné par le rail… J’ai toujours une angoisse terrible quand je m’en éloigne. Mais les autres ne sont pas ainsi… Pourtant nous les signerons peut-être un jour, ces Accords, car nous avons de grosses inquiétudes pour l’avenir. Nous sommes menacés de disparition. Lien Rag comprit sur-le-champ. — Les Rénovateurs du Soleil ? — Oui. Nous avons reçu un rapport de l’institut panaméricain de glaciologie. Un document sérieux apparemment. La courbe moyenne des températures ne cesse de s’élever. Un degré de plus en six mois. Il y a des zones où on compte jusqu’à cinq degrés. N’est-ce pas étrange ?
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— Et tu penses aux Rénovateurs ? — C’est le premier réflexe. Il peut exister d’autres causes. Un réchauffement interne. Mais il est possible que la croûte au-dessus de nos têtes se fendille ou perde de son épaisseur. Comme c’est un sujet tabou, on n’en parlera pas de sitôt, même si des savants sérieux font des observations clandestines. Il secoua la tête avec amertume. — Quand je pense que même dans le conseil de la révolution certains ignorent tout du système solaire par exemple, croient vraiment que nous sommes à l’intérieur d’une sphère ! Il serait malvenu de les contredire. — Ce rapport, c’est pour vous forcer la main ? Lady Diana est une femme sans scrupule. — Les plus grands noms de la science panaméricaine ont signé. Et nous avons des rapports oraux de tribus qui disent qu’en certains endroits il fait chaud. Tu sais que pour les pures races la chaleur peut commencer vers moins trente ? Skoll portait une combinaison simple, ouverte sur son torse velu. Jadis, il se rasait soigneusement et continuait à le faire pour le visage. Contrairement à Jdrien par exemple il
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avait tendance à se recouvrir entièrement de poils. — Je suis déçu, dit Lien Rag… Je voudrais savoir la raison de l’intervention de Kurts à mon sujet. Il y a des Roux qui sont persécutés en Transeuropéenne, vendus comme esclaves et il n’y a jamais eu de Kurts pour les délivrer. Et moi, j’ai droit à un déploiement de forces ? À la monstrueuse locomotive qui terrorise les populations ? Je reste sur ma faim. On ne me fait pas confiance dans ton conseil ? — Nous en parlerons une autre fois si tu veux bien, dit Skoll gêné. Tu ne repartiras pas tout de suite ? Tu dois m’expliquer l’idéologie des Cellules de Coordination Populaires… Et puis je voudrais que tu visites notre dernière création… Je suis certain que ça te passionnera. — Bien sûr, fit Lien Rag sarcastique, encore une usine autogérée ou une crèche pour les bébés surdoués ? — Non, rien de tel… Un laboratoire de recherches de la mémoire collective. Lien Rag tressaillit. — Nous avons fait de gros progrès. Les documents commencent d’être nombreux. Des kilomètres d’enregistrements et de films. Des légendes, des faits oubliés. C’est ainsi que nous
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avons quelquefois vu apparaître cette histoire d’un jeune dieu qui naîtrait d’une femme du froid et d’un homme du chaud. Mais les matériaux nombreux ne le sont pas encore suffisamment. Il faut trier, classer, faire la part des choses. Les recoupements seuls donnent des résultats intéressants mais ils ne sont pas toujours possibles. Pour ce laboratoire, nous avons imaginé des ordinateurs d’un nouveau genre. Nous n’avons pas d’argent pour l’électronique classique, alors nous mettons au point des machines protidiques. Nous espérons réussir dans ce domaine. Nous travaillons sur la matière vivante qui accumule les signaux. Si ça marche, nous aurons la possibilité d’engranger des milliards de renseignements sous une forme réduite. — Cette légende d’un dieu métis revient-elle fréquemment ? — Pas tellement. Mais, contrairement à nos hypothèses, ce ne sont pas des jeunes générations qui possèdent cette légende. Nous avons des vieillards qui la répètent. Et quand je dis vieillards, ce n’est pas un euphémisme. La moyenne d’âge chez les tribus les plus primitives dépasse à peine les vingt-cinq ans… Il se trouve que nous avons découvert des anciens approchant certainement les quatre-vingts et les cent ans… Une tribu qui
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nous est arrivée de l’ancien Tibet un beau jour… Et ces vieux marchaient comme tout le monde depuis des mois. — Avez-vous réussi à dater les informations reçues ? — C’est le plus délicat. Les objets façonnés à la main sont rares, mais quand on nous dit que ce sac de cuir provient de la peau d’un yak tué par l’arrière-arrière-grand-père, on arrive à situer la date précise. On analyse le cuir, on le soumet à toutes sortes de produits et de rayons. Nous faisons également des progrès qui nous servirons dans d’autres domaines. L’hypothèse générale… Lien Rag attendait avec impatience. — L’hypothèse générale, mais non encore établie formellement, serait que le Peuple Roux remonte au moins à cent cinquante ans. Donc pour nous aussi Oun Fouge n’est qu’une invention, comme le Sanctuaire des Glaces… Des tribus s’y rendaient en pèlerinage mais peut-être pour une raison toute simple et toute bête. Il y avait une mine de sel et tu sais la valeur du sel pour ces primitifs. Personnellement je pense que nous plongeons nos racines au-delà de ces cent cinquante ans. — Jusqu’où alors ? La Grande Panique ?
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— Ne me fais pas dire ce que je ne peux prouver… D’ailleurs je ne suis pas impliqué directement dans ce laboratoire. J’en assume la gestion. — Il n’y a aucun a priori du conseil de la révolution ? — Non… Sauf peut-être pour la déité de ton fils… Nous ne l’admettons pas. — Moi non plus, dit Lien Rag navré. Je suis un père indigne et un athée incorrigible, mais trop c’est trop…
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CHAPITRE XI
L
e vieillard, il n’avait peut-être pas quarante ans, était allongé dans une pièce très peu éclairée, sur un lit dur. Sous hypnose depuis une heure il parlait et on enregistrait ses paroles. Le professeur Jer était un Roux autodidacte qui avait étudié la psychologie sous toutes ses formes et possédait un certain pouvoir d’hypnose. — C’est assez facile avec nos frères les plus primitifs, mais l’obstacle, c’est la langue. Certains n’ont que soixante mots à leur disposition, même pas. Il y a des signes qui sont chargés de donner au mot sa pleine signification, qui le développent. Mais lorsque ce vieillard se réveillera nous lui ferons entendre ses révélations faites sous hypnose. Plusieurs fois s’il le faut. Alors il
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développera son discours avec ses signes et nous le filmerons sur toutes les coutures. Parce qu’il n’y a pas que les mains et le visage qui entrent en ligne de compte, mais le corps tout entier. — Mais qui traduit ? — Nous formons des spécialistes. Des jeunes arrivés depuis seulement quelques mois. Eux comprennent rapidement ce que nous attendons. Ils sont très vite capables de se servir d’un petit ordinateur par exemple. Sans même savoir lire ou écrire, uniquement par les signes, le dessin. C’est assez fascinant et réconfortant. — Ils émergent de la nuit, dit Skoll… Sans s’embarrasser d’une culture qui ne serait pas la leur. Ils réveillent leurs neurones endormis. C’est très fascinant. — Mais qu’est-ce qui apparaît en fin de compte ? Le professeur portait une blouse blanche ouverte sur son corps trapu à la fourrure presque grise. Il cachait son ventre sous un caleçon à rayures. — Une seule certitude. Les Roux les plus primitifs, les plus isolés ont toujours su que l’Homme du Chaud existait parallèlement à eux. Et dans la plupart des cas ils s’en méfiaient et le
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fuyaient. Ça, c’est une certitude. Il y a des chansons datant d’un siècle qui sont destinées aux enfants. On les met en garde contre celui qui sort du feu et non de la glace. L’allusion est quand même claire. Comment le professeur Jer avait-il pu acquérir ses connaissances et diriger le laboratoire ? Skoll le lui expliqua plus tard. Le Roux avait eu la chance, avec sa famille, de s’installer enfant dans une petite station abandonnée à la suite d’un éboulement de blocs de glace. Il avait appris à lire sur des ouvrages destinés aux enfants. — Il lit bien mieux qu’il ne parle. — Voilà l’origine de son accent. Mais il est très doué. — Sa curiosité est devenue une sorte de goinfrerie intellectuelle. Pendant quarante ans il a lu des quantités de livres. C’est lui qui pensait depuis longtemps à ces recherches sur la mémoire collective et qui a fini par nous convaincre. — C’est l’un des rares Roux aussi évolués, scientifiquement. La majorité des gens travaillant dans le labo étaient des métis ayant eu la chance de recevoir une formation dans des conditions normales.
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— Oui, mais ils ne sont pas comme lui proches des Roux primitifs, n’obtiennent pas ses résultats. Lien Rag regardait autour de lui, avide et frustré en même temps. Il soupçonnait que des découvertes fantastiques pouvaient se révéler dans ce laboratoire mais se sentait éloigné de ces recherches par sa formation de glaciologue. Il aurait aimé travailler avec le professeur Jer, fouiller les mémoires, enregistrer les récits, les signes, les silences. — Dès que des nouveaux venus arrivent, vous les dirigez vers le labo ? demanda-t-il. — Nous ne voulons pas les presser comme des fruits… Ce serait contraire à notre idéologie. Nous essayons de leur expliquer mais la plupart sont heureux de raconter tout ce qu’ils savent. — Mais c’est toujours individuellement ? — Jer organise des sortes de veillées… Certaines se prolongent au-delà, deviennent des rencontres entre plusieurs individus qui mangent, boivent, racontent, font des gestes. C’est un travail incroyable. Il faut cacher les enregistreurs de son et d’images, avoir la patience de supporter certains cabots… Il y en a qui souvent reprennent des histoires que l’on connaît pour être d’origine
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douteuse. Skoll l’entraîna dans un autre wagon où il put écouter la traduction d’un récit. « C’est sûr qu’une Femme Rousse enfantera d’un enfant pas comme les autres, dont le père viendra du chaud. C’est sûr que cette Femme Rousse le mettra au monde sans même savoir que plus tard il sera connu de toutes les tribus. C’est sûr que l’enfant finira par devenir si grand qu’il pourra prendre les Roux dans ses mains et les soulever pour les accrocher à sa fourrure où ils trouveront de quoi manger et de quoi boire, et ne seront plus attaqués par ceux du Chaud. C’est sûr parce que mon père le disait après mon grandpère et que ma grand-mère le répétait aussi. » Lien Rag était ému. Il aurait dû se méfier de cette prophétie et pourtant… — Il y a d’autres enregistrements de ce genre… C’est la voix du traducteur que tu entends. Sinon il faudrait passer, en même temps que l’enregistrement original, le film où celui qui parle gesticule pour renforcer les mots, les sortir de leur abstraction en quelque sorte. Tu veux entendre les autres ? Ils sont à peu près identiques bien qu’ils proviennent de membres de tribus très éloignées. — Inutile. Il n’y a jamais un seul nom de cité.
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— Tu en demandes trop. Quelque part il est dit que la mère sera au milieu de sa vie. Jdrou avait quinze ans, ce qui est déjà un âge mûr… — L’enfant deviendra si grand qu’il pourra prendre tous les Roux dans ses mains et les accrocher à sa fourrure… C’est allégorique, bien sûr… Un messie plus protecteur que rédempteur en quelque sorte. Mais quelle serait son attitude avec les Hommes du Chaud ? — Tu as entendu ? Ils n’attaqueraient plus. — C’est plus négatif que positif. Il n’est jamais dit que les Hommes du Chaud pourraient, eux aussi, vivre dans la fourrure de l’enfant devenu grand ? — Non, je n’ai jamais rien entendu de tel. Il y avait des milliers d’enregistrements et le laboratoire commençait aussi de travailler sur les variations de température, depuis que l’institut panaméricain avait fait part de ses inquiétudes. — Malheureusement nous avons là des résultats importants. Il semble y avoir une psychose qui se développerait dans l’esprit des primitifs. — À la suite de la réapparition du Soleil ? — Ils disent que la température n’a jamais plus retrouvé son niveau d’avant celte
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catastrophe… Je pense que l’institut va envoyer des missions un peu partout dans le monde. Au fait, es-tu également au courant pour les ballonnets ? — Quels ballonnets ? — Retournons à mon bureau. Je vais te montrer l’un d’eux. C’était une enveloppe élastique qui, étalée, mesurait un bon mètre de diamètre. — C’est une résine d’origine bactérienne. On en utilise de grandes quantités dans la Compagnie de la Banquise pour fabriquer des coupoles pour les stations, des serres géantes. Les cultures de bactéries sont très perfectionnées et désormais en vente libre un peu partout. — Il était gonflé à l’hélium. Nous avons pu analyser le gaz. C’est un gaz très rare, difficile à extraire de l’air. Et ces gens-là le gaspillent pour leur propagande. Il sortit une poignée de tracts. L’un d’eux essayait de convaincre, dans le genre poétique, en rappelant qu’autrefois le Soleil brillait dans un beau ciel bleu et qu’à peu près partout, sauf dans les régions polaires, régnait une température agréable, voire torride vers l’équateur. Les gens vivaient en totale liberté où ils le souhaitaient, et
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n’étaient ni les esclaves des rails ni des verrières protectrices. Une seule saison sur quatre apportait froid et glace dans quelques pays. Les plantes foisonnaient abondamment, de la plus petite aux arbres gigantesques. — Idyllique, n’est-ce pas ? — Et exagéré, dit Lien Rag. Mais c’est vrai qu’il y avait quatre saisons. Nous l’avons oublié. — Regarde cette photographie. Un garçon et une fille nus s’enlaçaient sur une plage au sable doré. Derrière eux un soleil éblouissant laissait un sillage doré dans la mer turquoise. — Désormais ils ont choisi la persuasion progressive. — Un autre tract affirmait qu’un réchauffement s’étalant sur plusieurs années n’apporterait que de très faibles perturbations. Les glaces fondraient insensiblement et ce serait au bout d’une génération seulement qu’on retrouverait le sol originel. — Ils ne parlent ni du brouillard ni de la boue. Pendant des dizaines d’années on vivrait ainsi les pieds dans la boue et la tête dans la brume. On n’y verrait pas à vingt mètres. Tout serait saturé d’humidité. Pour que l’équilibre se fasse, il
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faudrait bien compter un siècle. Qui accepterait cette éventualité ? Au moins quatre générations sacrifiées… — Les Roux ne supportent pas une température de zéro pendant plusieurs heures. À vingt, ils meurent au bout d’une soixantaine de minutes. Nous, les métis, pouvons difficilement vivre dans une atmosphère de plus de quinze degrés. Vous devez vous en rendre compte avec Jdrien et Leouan. Ce monde ensoleillé ne pourra plus jamais redevenir le nôtre. À moins qu’on nous relègue dans des réserves vers les pôles. C’est une solution. Plus tard ils en vinrent à parler de Harl Mern, le vieil ethnologue, leur ami de toujours. — Il a été enlevé par un commando néocatholique, dit Skoll. Nous en avons la preuve. Mais nous ne savons pas où il se trouve. — Il m’avait rejoint dans le sud, attendait son visa dans Amertume Station lorsqu’un certain Elias est entré en relation avec lui. Harl Mern paraissait très excité par une nouvelle hypothèse concernant l’origine du Peuple Roux. — Nous continuons de le faire rechercher. Un jour des immigrants nous fournirons certainement une piste. On ne se méfie pas des Roux qui
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grattent la glace sur les dômes des stations. Pourtant ils voient bien des choses.
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CHAPITRE XII
J
drien ne pouvait maîtriser son émotion alors que le loco-car s’éloignait du Dépotoir. Il avait tout seul escaladé les marches du mausolée en glace transparente, s’était assis sur la dernière pour contempler le visage de sa mère, Jdrou, qui dormait pour l’éternité dans son tombeau de verre. Autour, les Roux silencieux formaient un cercle fauve. Seules s’en détachaient les deux silhouettes de Jdrui et de Ram, les vieillards qui dans leur sagesse avaient demandé à l’enfant de raréfier ses apparitions et de se comporter comme un petit garçon normal. Jdrien pleurait et son trop-plein d’émotion coulait hors de lui comme des larmes invisibles, serrait le cœur d’Yeuse, l’emplissait d’angoisse. Un enfant Roux n’aurait pas connu un tel chagrin. La
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vie, la mort formaient un tout pour les tribus nomades. C’était auprès des Hommes et des Femmes du Chaud que Jdrien avait acquis une nouvelle sensibilité. Était-ce souhaitable ? Le Dépotoir avait repris son apparence d’autrefois avec les grandes vertèbres empilées de cétacés, les chaudières énormes et fumantes où l’on faisait fondre la graisse. La vie redevenait tranquille. — Nous allons bientôt arriver à Kaménépolis, dit Yeuse. — Je demanderai au Kid de l’appeler Jdrou Station, en souvenir de ma mère. Yeuse réfléchit quelques secondes puis approuva. — C’est une bonne idée. Mais le Kid préférera peut-être Jdroupolis. — Pourquoi ne veut-il pas employer le mot station ? — Peut-être que dans son for intérieur il souhaite réduire l’importance et la toute-puissance de la société ferroviaire. Aucune loi, ni les Accords de NY Station n’obligent à donner ce nom de station. Une station c’est un arrêt, une gare, gare de voyageurs, de marchandises. Mais comme les Accords obligent chaque habitant à vivre sur le rail
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et par le rail, à habiter des maisons mobiles et à recevoir, nourriture et chaleur par le rail, le mot station a remplacé celui de ville. Avec le langage on parvient à conditionner la pensée des gens. Plus personne ne sait ce qu’est une ville véritable sans quais, sans rails dans tous les sens. Une ville, c’est fait de ruelles, de rues, d’avenues, de boulevards. Jadis il y avait des ruelles si étroites qu’on ne pouvait y passer qu’à pied. Aujourd’hui c’est interdit. Il faut toujours au moins la largeur de deux rails et d’un convoi normal. Il faut des aiguillages, des croisements ou des plates-formes tournantes. Le piéton doit toujours être sur le quivive lorsqu’il traverse d’un quai à l’autre. L’accès de Kaménépolis était sévèrement surveillé par la police ferroviaire. On n’entrait que difficilement et on n’en sortait pratiquement pas. Les convois qui retournaient à vide étaient inspectés dans les recoins. On utilisait des détecteurs d’infrarouges, des caméras, des rayons X. Les clandestins qui essayaient de s’enfuir étaient jetés en prison. Le Kid ne voulait pas que ces gens-là gangrènent le reste de la Compagnie. — Le grand maître Aiguilleur vous attend à l’ancienne station des voyageurs, leur dit un des policiers appartenant lui-même au corps
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prestigieux des Aiguilleurs. Yeuse n’aimait pas cette caste, la plus élevée dans la hiérarchie ferroviaire. En Transeuropéenne, les Aiguilleurs étaient arrogants, couverts d’honneurs et de richesses. À un degré moindre, ils disposaient de grands privilèges dans la Compagnie de la Banquise. Ils traversèrent la cité avec ses faubourgs en ruines, ses habitants furtifs et amaigris. On avait gonflé des structures protectrices en matière bactérienne pour accumuler un peu de chaleur, mais c’était encore nettement insuffisant. Un semblant de vie reprenait, mais lentement. La nourriture était fournie par la police à partir de convois spéciaux, ce qui n’encourageait guère les commerçants à reprendre leurs activités. Il y avait malgré tout des trafics de toute nature. Les deux mille calories théoriques se réduisaient parfois à moins de mille, le reste étant revendu au marché noir à une partie plus fortunée de la population, celle qui avait su garder son argent, surtout ses dollars panaméricains. La calorie reprenait peu à peu de la valeur dans le reste de la Concession mais, ici, la méfiance contre cette monnaie persistait si bien que des fonctionnaires, des policiers vendaient des dollars au cours de 1 000 calories puis, une fois de l’autre côté des postes de
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garde, obtenaient un dollar et demi avec ces mille calories dans n’importe quelle banque. Jdrien détournait la tête. Il exprimait par images sa tristesse de voir ces ruines et de pressentir les difficultés des gens. La gare des voyageurs avait beaucoup souffert des combats. Et normalement en face aurait dû s’élever la spirale du gouvernement, un entrelacement de viaducs élégants et vertigineux. Il n’y avait que des moignons de ferrailles. Lichten, grand maître Aiguilleur, chef de la police et gouverneur de la ville, se présenta dès leur arrivée sur le quai d’honneur. C’était un homme guindé, sévère, qui ne souriait presque jamais. — Vous nous faites grand honneur de venir installer un bureau de recrutement pour les artistes, dit-il. Depuis cette nouvelle des centaines de gens attendent avec impatience votre arrivée. Malheureusement la plupart ne sont pas des gens du spectacle ou des arts. Ils pensent surtout trouver là le moyen de quitter la ville. Nous avons déjà fait un premier tri et… — J’ai tout pouvoir pour décider de ces choses, dit Yeuse sèchement. L’uniforme de Lichten l’agaçait. Pourquoi,
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dans le monde entier, les Aiguilleurs portaient-ils le même, ce qui leur donnait une apparence funèbre ? Ce noir et cet argent d’une beauté sinistre lui mettaient les nerfs à vif. Même dans la Mikado Cie, pourtant réputée pour ses uniformes fantaisistes, les Aiguilleurs trouvaient le moyen de porter des culottes bouffantes noires et des blouses argent. — Je comprends, mais vous allez être submergée très rapidement… — J’ai déjà une liste de gens dont je suis sûre. Je vais les appeler auprès de moi pour constituer une équipe. Il me faut un convoi de dix wagons environ, avec tout le confort, des cuisines, une grande salle à manger, de la nourriture. Dans les limites du rationnement. — Bien, je vais m’en occuper. — Il faut que demain ce train soit ici. Je veux aller très vite en besogne. Nous avons besoin que la vie culturelle devienne très rapidement florissante. C’est aussi important que l’économie et la sécurité. Le lendemain, le train était en place et les personnes de sa liste avaient été recherchées. Mais en moyenne quatre sur dix avaient disparu. Tuées ou blessées dans les combats. Ou simplement
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évanouies. En fin de journée, elle avait tout de même sept hommes et femmes qui partageaient son dîner. — D’abord, dit-elle, vous êtes libres d’accepter ou de refuser les postes provisoires que je vous propose. Si vous les acceptez vous pouvez vivre dans ce train avec vos familles ou rentrer chez vous chaque soir. Vous aurez un salaire identique. Les avantages en nourriture et en logement seront déduits. Nous avons un très gros travail à effectuer… Autre chose. Ce bureau de recrutement n’est pas une merveilleuse occasion pour quitter la ville. J’en suis désolée, mais les ordres sont encore très stricts. Nous allons déjà faire un inventaire précis des ressources humaines et éventuellement des ressources matérielles. Les premières m’importent plus que les secondes. Elle alluma une cigarette et sourit. — Autre chose pour empêcher les ragots. J’ai travaillé dans un cabaret assez déconsidéré autrefois. J’y faisais des pastiches pornographiques. Plus tard, j’ai même dû me prostituer pour survivre. Je préfère qu’on n’ignore rien de ma personne. Je ne suis ni ministre ni secrétaire de Compagnie. Je veux juste, au départ,
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créer un cabaret artistique avec des gens de niveau élevé. Et en même temps donner naissance à des compagnies de théâtre, des compagnies de danse, d’opéra, sans oublier la chanson, les acteurs comiques, etc. Tout est possible pourvu qu’on ait le talent et la volonté. — Merci, dit le vétéran de cette assemblée, un ténor de quarante ans nommé Lumbo, de race noire. Merci de votre franchise. Depuis des mois, nous avons tous dû plus ou moins nous prostituer pour survivre également. Je crois que pour les ressources matérielles l’inventaire sera bref. L’opéra a été détruit, ainsi que les théâtres sauf un. Il n’y a plus de cabarets, artistiques ou non. Juste un beuglant clandestin qui donne des pièces pornographiques. — Certaines personnes préfèrent rester sur la réserve, dit une jeune femme. Je connais un écrivain, deux metteurs en scène qui préfèrent attendre pour voir. — Il se méfient de qui ? De moi ? De la police ferroviaire ? — Des deux, répliqua la jeune femme sans détours. Le bruit s’est répandu que le Kid poursuivrait sa vengeance contre nous encore longtemps, et que toute déclaration d’intention
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même chaleureuse devrait être traitée avec suspicion. Normalement nous devrions être plus nombreux ce soir, au moins une vingtaine. — Nous allons nous mettre au travail sans essayer de convaincre qui que ce soit. Nous verrons bien d’ici une semaine. Mais au bout de quarante-huit heures les files commencèrent de s’allonger devant les bureaux de l’agence artistique et culturelle ainsi baptisée provisoirement par Yeuse. Neuf personnes sur dix n’avaient jamais approché de loin ou de près une profession artistique, même pas comme machiniste ou même ouvreuse. Il fallait se montrer discriminatoire et c’était un travail très désagréable que de devoir renvoyer des gens affamés ou désirant fuir la ville en ruine. — Ça ne va pas, dit le soir même la jeune femme, chanteuse de variétés qui se nommait Gilda. Les vrais artistes sont trop fiers pour venir ainsi se faire embaucher. Il va falloir les dénicher dans leur refuge. Jusqu’ici la moisson est maigre. Le personnage le plus important est un dresseur d’otaries. Il a dû manger ses chères élèves pour subsister. Il espère que vous allez lui racheter un couple. Un soir, le Kid téléphona depuis Titanpolis. Il
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paraissait très inquiet.
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CHAPITRE XIII
— U
ne commission de surveillance des Accords de NY Station va arriver incessamment à Kaménépolis pour vérifier dans quelles conditions s’effectue la reconstruction. C’est tout à fait conforme au traité que nous avons signé. Il y a des commissions en Sibérienne et en Transeuropéenne. — En Patagonie aussi, dit Yeuse. Où la plupart de ses membres ont disparu. — Pour l’instant, celle qui nous arrive me préoccupe. Or, il se trouve qu’elle est présidée par un certain Ominh, vous connaissez ? — Un Australasien, vice-président de la haute commission de NY Station… — Sympathique ? Il avait paru charmé de vous voir en Panaméricaine.
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Yeuse fronça les sourcils. — C’est exact, je vous l’avais écrit. — Il sera ravi de vous retrouver, dit le Kid. — Il ne vient pas seul ? — Non. Il y a un certain Fleming… — De l’Interpacific Company, cette compagnie bidon rattachée à la Panaméricaine. Fleming est toujours de l’avis de Lady Diana. Ce sera donc son envoyé spécial en quelque sorte. — Il y a aussi l’Africanien Berka, le Transeuropéen Wolk… Je voudrais que vous soyez ma représentante de charme auprès de ces genslà. Yeuse se renfrogna. — Surtout auprès d’Ominh, bien sûr. Si vous pouviez organiser des soirées agréables… — Des partouzes ? — Ne montez pas sur vos grands chevaux, voyons… Vous avez déjà dû rencontrer des gens agréables… Hum, des jeunes femmes avides de reprendre leurs activités artistiques… Grâce à la venue de cette commission un commencement de vie mondaine, culturelle peut débuter brillamment… Vous pourriez attirer l’attention des personnes que vous recrutez sur ce point… Je vous
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signale que Berka est homosexuel et ne déteste pas les jeunes gens de race blanche, blonds. — Qu’est-ce que ça peut me faire ? dit-elle en maîtrisant sa colère. — Je sais que nous n’avons pas fait grandchose pour cette ville, que les rails sont toujours disloqués, que la reconstruction tarde à venir… Mais nous avons eu tant à faire ailleurs… De toute façon ils ne relèvent que les infractions aux Accords… Mais comme je compte emprunter de très grosses sommes… Il faut que nous prouvions que nous sommes prêts à les investir dans la reconstruction ferroviaire avant tout. — Qu’attendez-vous exactement de moi ? Que je couche avec Ominh et que je procure à Berka des jeunes danseurs ou des acteurs blonds ? — Écoutez, Yeuse… — Vous avez volontairement sacrifié cette cité et maintenant vous vous rendez compte que c’était une erreur. Le Kid se mit à hurler : — Je pourrais l’écarteler. Pourvu que les maisons mobiles restent sur les rails, la commission n’y verrait aucun inconvénient. Nous fournissons deux mille calories alors que le minimum exigé est de douze à quinze cents.
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— Oui, mais il y a le froid. Les structures gonflables ne sont pas nombreuses. Côté gare, on n’est pas trop mal, mais la plupart des quartiers connaissent des moins cinquante et plus quand les vents polaires soufflent, ce qui se produit tous les trois jours. — Calmez-vous. Je ne vous demande pas grand-chose… Des soirées, des spectacles… Des rencontres. Le reste ne vous regarde pas. — Vous voulez que je fournisse à ces messieurs un vivier dans lequel ils pécheront leurs proies ? — Vous avez de ces expressions… — C’est bien ça ? — Allez au diable ! Vous allez me faire regretter de vous avoir envoyée là-bas. — Vous ne voulez pas des nouvelles de Jdrien ? À propos, il souhaiterait que Kaménépolis devienne Jdroupolis en souvenir de sa mère. — Il a dit ça ? fit le Kid décontenancé. Yeuse savait qu’il était pris de court, que dans le fond de lui-même il souhaitait que la ville dépérisse lentement et finisse par disparaître. En la rebaptisant Jdroupolis, on pouvait la réactiver. Même si elle devenait un but de pèlerinage pour les tribus nomades il y aurait forcément des
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retombées économiques. Des Hommes du Chaud viendraient assister à ces réunions de Roux, à ce culte primitif et les commerces locaux en profiteraient. — Je n’ai pas encore pris de décision. Il est possible que je lui conserve son nom. — Vous changez vite d’avis. Il finit par raccrocher le premier, sans même lui avoir demandé comment elle s’en sortait. Elle téléphona au grand maître Aiguilleur pour savoir à quelle date précise la commission arriverait. — Je suis au courant, dit Lichten… Pas avant une semaine, je suppose. Elle transite par l’Africania et l’Australasienne. Yeuse pensa qu’un spectacle de variétés pourrait être rapidement monté et le lendemain elle en parla avec Gilda la chanteuse. Sans lui cacher les raisons de cette précipitation. — Je comprends, dit la jeune femme… On peut aussi prévoir du strip-tease. Féminin et masculin. — Mais vous trouveriez les acteurs ? — Sans difficulté. En échange d’un laissezpasser pour sortir de cette ville. Des gens sont prêts à tout pour cela. Vos délégués seront satisfaits.
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Yeuse la regarda. Gilda supporta son regard. — Moi la première. Je suis prête à coucher avec ces quatre bons hommes ou à participer à des orgies. Mais je veux mon laissez-passer pour une date précise. — Je croyais que vous aimiez notre entreprise. — Je ne l’aime pas. Je collabore avec conscience professionnelle, mais je veux être libre d’aller et venir. Je veux aller embrasser mes parents dans le nord, voir des copains à l’est, revenir ici ensuite pour continuer ma tâche. Quand j’aurai ce visa je serai vraiment heureuse. Yeuse alla trouver Lichten et lui posa ses conditions. Il commença par les refuser toutes. — Téléphonez au Kid. — À M. le président-directeur général, rectifia-t-il. Mais il téléphona. Yeuse dut lui arracher le combiné des mains pour convaincre le Kid. — Très bien, signez les laissez-passer, déclarat-il à la fin. C’était un gros risque. Les artistes pouvaient disparaître du jour au lendemain et la laisser seule dans cette ville en ruine.
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CHAPITRE XIV
— T
oujours des ennuis avec ces membranes osmotiques qui filtrent l’hélium, dit Greog Suba à Julius Ker, l’aveugle qui venait pour savoir où en était le gonflage de l’aérostat. Les deux savants, Rénovateurs du Soleil, ne cessaient d’avoir des discussions sur ces fameuses membranes. Peu à peu, ils se rapprochaient du modèle initial, le filtre à hélium que les baleines possédaient désormais comme organe essentiel depuis leur rapide mutation. — Vous auriez dû attendre avant de tripler la capacité de votre ballon. Trois mille mètres cubes pressurisés, c’est énorme. — Écoutez, j’ai retrouvé ce document qui dit qu’avec quinze mille mètres cubes d’air chaud non
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pressurisé on peut soulever quatre tonnes jusqu’à quatre ou cinq mille mètres. Je ne sais pas ce que vont donner trois mille mètres cubes d’hélium pressurisé, mais j’espère pouvoir emporter au moins deux tonnes. Le moteur diesel à huile de manchot, même avec sa légèreté, pèse quand même trois cents kilos et il y aura aussi le filtre à hélium, le ravitaillement, les réserves d’huile, le matériel. Nous atteindrons vite deux tonnes et je veux garder une sécurité. — Mais où irez-vous ? — Faire un petit tour sur la banquise. D’abord quelques heures, puis une expédition de deux ou trois jours. — Ensuite ? fit Julius, inquiet. — Nous verrons. Je rêve d’un tour de la Terre pour lancer nos tracts par millions. Nous en profiterions pour galvaniser les Rénovateurs, qu’ils soient scientifiques ou adeptes de la magie. Partout existaient des sectes qui se livraient à de curieuses cérémonies pour ressusciter le Soleil disparu depuis trois siècles. — Mais vous serez vite abattu. — Les artilleurs n’ont plus l’habitude de viser vers le ciel. On ne trouve plus que des lancemissiles, des canons qui tirent au but. Les tirs
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indirects des obusiers de jadis sont très rares, quant à la D.C.A. elle a totalement disparu. On ne sait même plus ce que c’est. Je pourrais avancer à deux cents kilomètres heure. En une journée je traverserais la Panaméricaine par exemple. Non, il n’y aura aucun risque pour la première expédition. Plus tard ce sera différent. La masse de l’aérostat était encore molle, reposait sur la banquise. De loin elle avait l’apparence d’une grande serre de culture ou d’élevage. — Nous avons besoin de deux mille mètres cubes supplémentaires. Mais à moins il faudra quand même des câbles solides. Les bactéries en fabriquent de synthétiques excellents. Pourtant j’aurais bien voulu de l’acier. Il faudra donc retourner dans les lieux habités. — Ce sera fatal, dit Julius. Il s’éloignait sans canne et ne s’égarait jamais. Ses autres sens s’étaient beaucoup développés et il percevait la chaleur de leurs abris mobiles. Il sentait aussi des odeurs, des parfums que les autres ne percevaient pas. Ce jour-là, alors qu’il avançait d’un pas régulier mais prudent vers son propre abri où l’attendait son épouse Ma, il isola une odeur
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curieuse. Elle donnait l’impression d’être fugitive, mais par la suite elle devint plus insistante. Il ne parvenait pas à l’identifier comme si la mémoire de son cerveau ne l’avait jamais enregistrée. Pourtant elle éveillait en lui l’impression du déjà senti. Il arriva chez lui, se laissa choir sur un siège. Sa femme lui apporta du thé. — Tu ne sens rien ? demanda-t-il. Je veux dire au-dehors ? — Je suis allée chercher des œufs de goélands et je n’ai rien senti de différent. Là-bas ça empeste le guano. Peut-être que ton filtre à air est détraqué. Ils portaient des cagoules qui filtraient l’air glacé, le réchauffaient pour l’envoyer à température acceptable dans les poumons. Ainsi ils évitaient une trop grande dépense d’énergie à leur corps. Il finit par ressortir, ôta sa cagoule deux secondes et cette fois il perçut deux odeurs bien distinctes. Tout à l’heure le filtre les avait présentées à ses narines étroitement mélangées. — Ça sent la suie, dit-il. La suie produite par une combustion d’huile animale. — Nos installations sont en cause. Nous
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devrions ramoner plus souvent. — Le vent est au sud. Il y a une installation humaine à peu de distance. Entre vingt et quarante kilomètres. Mais après le déjeuner ce fut une autre odeur qui l’alerta, celle d’une résine trop chauffée. Et l’odeur de suie était si forte que Ma put la percevoir. — Ils approchent, murmura l’aveugle. Ils approchent à raison de plusieurs kilomètres par jour. Ils ont des machines qui fonctionnent à l’huile de phoque et ils installent des rails en résine spéciale.
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CHAPITRE XV
U
n matin, Skoll le rejoignit au laboratoire de recherche sur la mémoire collective. Lien Rag y venait désormais chaque jour, écoutait des bandes de traduction, regardait aussi des films, réécoutait des enregistrements originaux. Il comprenait certains idiomes de Roux. Pas tous, mais un bon nombre. Il découvrit que certaines interprétations, sans être erronées, pouvaient être tendancieuses, comme si les traducteurs avaient une idée préconçue. — Tu m’étonnes, dit Skoll. Le conseil n’a donné aucune consigne. Nous n’avons pas l’intention de falsifier l’Histoire pour la rendre plus édifiante. — Ce n’est qu’une impression… Je pense qu’il y a trop de pudeur chez les traducteurs… Ils
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esquivent les précisions sexuelles. Or les Roux aiment bien raconter des histoires osées. J’ai vécu avec eux et je sais ce que je dis. Les femmes des tribus raclant la glace sur les dômes des villes essayaient toujours de voir si j’étais vraiment un homme, à cause de ma combinaison isotherme. Elles le faisaient sans perversité, au vu et au su de tous. Skoll parut mal à son aise. — Les traducteurs ont été en partie formés par les Néo-Catholiques, les missionnaires. Avant qu’on ne les expulse. Ils ont dû occulter certains mots, certains signes. — On dirait que les Roux ne copulent jamais. Or la sexualité tient une place importante chez eux. Et pas seulement dans un but de reproduction et de survie de la race. Ils ne sont même pas hétérosexuels. Ça, je peux le certifier. Même en groupe un individu mâle ou femelle peut se masturber parce qu’il en a envie et que ce jour-là l’autosatisfaction lui paraît meilleure que l’amour à deux. J’ai vu des mâles entre eux, des femmes entre elles. Des garçonnets avec des femmes mûres et des adultes avec des fillettes. Personne ne se cache, il n’y a aucun tabou, aucune interdiction. Les mères masturbent leurs enfants pour leur faire
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plaisir, les endormir ou leur faire oublier leur faim. Le colonel regardait autour de lui d’un air embarrassé et il finit par entraîner le glaciologue dans une pièce voisine. — Il y a quand même désormais une règle morale… Les traducteurs me semblent avoir été au-delà, mais que veux-tu… Nous entretenons des relations avec les gens du Chaud. Il y a des conseillers qui viennent nous aider, qui vivent avec nous. Le conseil a voulu éviter que certains spectacles… — Oh, dès le début on ne s’envoyait plus en l’air n’importe où. Vous avez très vite réglementé tout ça. Mais jusqu’où êtes-vous allés exactement ? … — Eh bien, l’homosexualité n’est plus admise. — Est-elle un crime ? — Voilà. Ça peut coûter trois ans de prison pour les hommes, un pour les femmes. Avoir des relations sexuelles avec un enfant de moins de douze ans coûte entre dix et vingt ans… Ne fais pas cette tête de procureur… Nous étions obligés. D’abord les missionnaires ont exigé la décence. Mais eux sont allés trop loin. Il fallait que les jeunes se marient d’abord devant eux pour
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pouvoir faire l’amour… Nous avons supprimé tout ça. En principe, les gens sont libres de s’aimer… — En principe. Les couples hétéro ? Mais que sont ces principes ? — Eh bien, un responsable important doit quand même éviter d’avoir des liaisons hasardeuses… Lien Rag ne savait que répondre. Skoll prenait un air désinvolte mais il y avait quelque chose de flou entre eux désormais. — Tout un pan de votre Histoire disparaît, englouti par les traductions castratrices. — N’exagérons rien. — Un exemple ? Les Roux primitifs ne font jamais l’amour selon la position du missionnaire. Je parle des tribus primitives qui vivent dans les grandes solitudes. Par contre, dès qu’ils approchent des stations ils commencent à pratiquer cette position. C’est aussi un moyen de dater à quel moment ils ont rencontré vraiment des Hommes du Chaud. C’est d’un grand intérêt. Harl Mern ne dédaignerait pas cet aspect des choses. Même si ça fait pouffer, si ça choque. La science doit être entièrement libre. — Je sais… Qu’y puis-je ? On ne peut quand même offrir le spectacle d’une activité sexuelle
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intense à tous ceux qui viennent nous vendre ou nous acheter des marchandises ? Un bon moyen de les faire fuir. Tous des puritains, tu le sais bien ! Des Transeuropéens autant que des Panaméricains. Les Sibériens aussi. Il n’y aurait que les Africaniens pour garder une certaine liberté de mœurs… Je veux dire une liberté sans arrière-pensée. Les Australasiens, eux, encourageraient plutôt la débauche sous toutes ses formes pour faire du fric. — N’exagérons pas. Certaines petites Compagnies sont très répressives. D’autres sont libérales sans penser en tirer du fric comme tu dis. — Et dans la Compagnie de la Banquise, c’est comment ? — Depuis la fin de la guerre je ne sais plus. — On disait que Kaménépolis était la capitale de tous les vices. On disait que le Kid était une sorte de demi-fou sexuel… C’étaient les Panaméricains qui répandaient ces bruits. — Le Kid détestait Kaménépolis et l’a laissée se détruire elle-même. Il rêve d’une cité cristalline pure et joyeuse. C’est un utopiste. Un puritain qui vit bourgeoisement avec sa compagne. La précédente est morte lors du réchauffement criminel…
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Il insista : — Nous n’avons pas de recherches d’un genre aussi délicat à faire. Notre Histoire existe dans des livres, des films, des objets, même si les Compagnies censurent les chercheurs. Vous, vous devez enregistrer les derniers témoins d’une époque qui sera révolue dans moins d’un quart de siècle. Les dernières tribus isolées finiront par se rapprocher de nous. Il faut tout enregistrer et tout traduire sans réticences. Tu devrais insister auprès du conseil de la révolution. Il se souvenait qu’avec Leouan il avait eu quelques ennuis la dernière fois qu’il avait séjourné à Glass Station. Il avait connu une autre fille à la même époque. Une métisse, et il ne l’avait jamais revue. On lui avait dit qu’elle travaillait dans le nord de la Zone Occidentale. — Tout s’arrangera, dit Skoll avec un sourire optimiste. Ne me dis pas que tu acceptais avec indifférence qu’un adulte fasse l’amour avec une fillette ou un garçonnet. Quelque chose se révoltait en toi si tu n’es pas un horrible vicieux. Et je te connais assez pour me porter garant pour toi. Toujours ce besoin d’affirmer haut et fort qu’on était sains, purs, normaux. Quand il avait connu Jdrou, elle avait quinze ans. C’était déjà
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pour sa tribu une femme mûre. Pour lui, elle avait l’attrait du fruit vert. Il ne niait pas le trouble qu’elle avait produit sur lui à cause de sa jeunesse toute relative. — Quelque part, tu sais, une femme est en train de s’envoyer un petit garçon dans une tribu encore primitive. Une fois dans cette ville ils n’auront plus le droit ? Tu penses qu’ils vont accepter de rester et de s’adapter à de nouvelles règles de vie, eux qui ne subissent que des contraintes naturelles, la faim, la fatigue, les ouragans qui peuvent les emporter comme des fétus de paille, les agressions des Hommes du Chaud, des animaux dangereux. — Nous avons quelques problèmes, je le reconnais… Il y a eu des cas individuels de disparition et depuis peu ce sont des parties de tribus ou même des groupes ethniques entiers qui disparaissent. Mais il n’y a pas que les contraintes sexuelles, tu sais. — Bien sûr, dit Lien Rag goguenard. Votre régime politique n’admet pas la défaite. — Je t’assure, il y a tout… Les névroses et les psychoses, la nourriture aussi, le bruit, l’obligation de parler beaucoup plus avec sa bouche qu’avec tout son corps. C’est très contraignant, tout ça.
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Certains en arrivent à perdre l’appétit sexuel… Ce qui chez les Roux est proprement inconcevable… Lien Rag aurait eu d’autres questions à lui poser, mais il estimait que ce jour-là il avait terriblement embarrassé son ami, et que le reste serait encore plus gênant pour lui. Il préférait attendre. — Nous avons des nouvelles de Leouan. Elle doit arriver incessamment. Personne ne parle de ton évasion ni de la locomotive pirate. Nous captons la TV transeuropéenne… Pas une allusion. — J’ai vu l’installation de Gola comme ambassadeur, répondit Lien. Du coup ils ont sorti un reportage sur le Kid et sur la Compagnie de la Banquise, avec aussi bien entendu des images de la guerre, des troupeaux de baleines géantes rampant sur la glace. Beaucoup de folklore. À voir ce reportage personne n’a dû avoir envie d’aller làbas. Le Kid renfrogné, photographié de façon à le ridiculiser encore plus, ressemblait à un génie malfaisant des légendes d’autrefois. Pas un mot sur la vie, les mœurs, l’économie. Là-bas les gens ont de quoi manger et se chauffer bien que la guerre vienne de finir. — Tu me donnes une idée, dit Skoll… Nous émettons en direction de la Transeuropéenne et
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nos émissions sont suivies attentivement et assez loin. Nous pourrions préparer une série sur la Compagnie du Kid et envoyer une équipe tourner là-bas. — C’est une idée. — En échange, nous pourrions demander de la viande par exemple, des matières premières. Nous ne pouvons pas payer faute de devises mais nous pouvons améliorer l’image de marque de cette Compagnie lointaine. — Envoie Leouan avec une équipe pour cette série, fit Lien Rag en souriant. — Pourquoi pas, puisqu’elle connaît. Dans l’après-midi, Lien Rag écouta des enregistrements concernant les ethnies du sel. On en trouvait un peu partout. Ces Roux adoraient le sel, se rendaient souvent dans les mines du nord pour y travailler ou bien en faire provision. C’était le regroupement le plus important. Ce qui était tout à fait normal. Le besoin de sel était vital pour leur organisme et de plus le sel faisait fondre la glace. C’était donc un produit magique, puisque sans chaleur, avec juste le sel on obtenait une sorte de pâte. Il y avait plusieurs jours qu’il poursuivait ses recherches dans ce sens-là. Il pensait qu’il y avait
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eu au départ un groupe assez important qui avait éclaté pour se disperser aux quatre points cardinaux. Il ne cherchait pas l’origine de ce groupe unique. Il pensait que plus tard il pourrait faire le cheminement inverse. Le sel était le point commun, la constante de soixante-dix pour cent des tribus rousses. Il souhaitait se cantonner dans cette direction. Comment les Roux avaient-ils eu la connaissance du sel, comment avaient-ils pu en récupérer par leurs propres moyens ? L’utilisaientils pour leurs trocs contre d’autres produits ? Le cycle du sel pouvait drainer des milliers de renseignements divers dans lesquels il puiserait ensuite certaines hypothèses de travail. Pour l’instant, il ne songeait à aucune certitude. Pas avant des mois et des mois. La pensée de passer une année dans la Zone Occidentale l’effrayait un peu. Même si Leouan devait l’y rejoindre, même si Skoll aplanissait ses difficultés. Il n’avait que très peu de contacts avec la population rousse, avec les métis. Et dans la réserve, ce quartier protégé par une enveloppe thermique, il ne fréquentait personne. À la cafétéria du labo il fit part au professeur Jer de ses intentions. — Bonne idée. Vous n’êtes pas le seul, mais
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autant qu’il y ait des recherches différentes. Le sel est la constante en effet. Je pourrais citer des exemples par milliers. Il intervient à tous les stades de la vie indépendants de l’alimentation. Puis il éclata de rire. — Savez-vous que j’ai eu affaire à un individu qui arrivait de l’est sibérien et qui n’avait que quarante-trois mots d’un idiome très rare à sa disposition ? Ce garçon-là n’avait rien pour désigner le sel. Il habitait dans une région où il abondait et depuis toujours les siens n’avaient pas jugé utile de lui donner un nom. Eh bien, tenezvous bien, ce garçon était fasciné par un mot de notre langue, l’anglais, le mot SUGAR. Sucre. Incroyable. — Il aimait le sucre ? demanda Lien. — Oh, ils l’aiment tous à la folie quand ils arrivent ici. On doit même les rationner.
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CHAPITRE XVI
A
u premier entracte, Yeuse respirait déjà un peu mieux. Ce n’était pas si mal. Il y avait eu des numéros assez bons. Un jeune comique faisait de brèves mais fulgurantes apparitions et même avait donné un strip-tease très subtil. Un mélange de drôlerie et de perversité qui l’avait frappée malgré son angoisse. Elle s’était surprise à rêver sur ce jeune corps élancé, sur ce bas-ventre finalement découvert après des simagrées qui faisaient se tordre l’assistance. Lichten avait fait venir du nord une salle de spectacle complète composée de quatre wagons à impériale qui pouvaient s’accoler. Cela donnait une grande scène, des coulisses, un orchestre de trois cents places, un balcon et des loges pour deux cents autres. L’ensemble était quelque peu
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défraîchi et poussiéreux mais il semblait que les membres de la commission aient une bonne impression. Depuis leur arrivée on les abreuvait et on les engraissait. Mais ils effectuaient néanmoins leur travail et ce qu’ils découvraient les rendait souvent graves. Yeuse appréhendait la moindre confidence de Ominh, le président. L’Australasien recherchait vivement sa compagnie, lui avait rappelé dès le début leurs bonnes relations de jadis en Panaméricaine. Il regrettait qu’elle ne représente plus sa Compagnie, lui avait affirmé qu’il ne l’avait jamais oubliée. Il avait une façon de lui serrer le bras, de poser sa main grasse sur son épaule ou de plonger le regard dans le décolleté de sa robe du soir qui la faisait frémir. Fleming de l’Interpacific, ce succédané de la Panaméricaine, se montrait, lui, désagréable. Il critiquait tout, la nourriture, le confort, comparait la chaleur trop élevée de sa cabine au froid dans lequel vivait la population de la ville détruite. Yeuse avait failli lui répondre que Lady Diana était la première cause de ces destructions. Mais elle se méfiait de ce petit homme aux cheveux blancs. Durant la seconde partie, il ne parut pas apprécier les filles nues. Pourtant Gilda avait fait
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le maximum, trouvant de très beaux modèles. Il y avait aussi un prestidigitateur habile et Gilda chantait de façon très envoûtante. Mais ces gens-là étaient habitués à mieux. — Vous êtes plus belle que ces filles, souffla Ominh à l’oreille d’Yeuse qui rougit inexplicablement. Peut-être parce qu’elle savait que le Kid comptait sur elle pour satisfaire ce bonhomme jusqu’au bout. Mais elle ne pouvait imaginer qu’elle se glisserait un soir dans sa couchette. — Je ne sais pas si nous pourrons rester jusqu’au final, dit-il soudain. Elle fut prise d’un véritable désespoir et sentit ses larmes monter à ces yeux. — Nous avons du travail, beaucoup de travail. Nous faisons filmer, photographier, enregistrer… Hélas, ces gens prennent de plus en plus l’habitude de se passer de rails. J’ai vu des enfants qui chevauchaient des bouts de bois. Comme s’il s’agissait de chevaux. Il y a un siècle que les enfants ne jouent plus de la sorte. Ce souvenir est revenu et c’est très mauvais, vous comprenez ? Ils commencent à penser à d’autres moyens de transports, à une autre façon de vivre. Et forcément à une autre société. Voilà la violation
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des Accords où elle se trouve. Yeuse était terrorisée. Chaque soir le Kid lui demandait un rapport téléphoné. — Un cas isolé peut-être. — Non. J’ai vu aussi des hommes utiliser des sortes de luges pour transporter des blocs d’huile de baleine par exemple. — Vous ne pensez pas que la guerre… Tout rentrera vite dans l’ordre. — En Transeuropéenne, en Sibérienne il y a eu aussi la guerre et on n’a jamais parlé de choses pareilles. C’est vraiment effroyable de voir ces gens retourner à une sorte de sauvagerie. Il faut que les rails irriguent vite le moindre quartier, aillent dans les confins. Sinon vous serez mis au ban de la société. Il hochait la tête en la regardant d’un air catastrophé, et Yeuse se sentait hypnotisée par ce regard noir d’Asiate, pensait qu’il n’avait pas dû être mal trente années auparavant et que peut-être, en gardant ce genre d’images, elle pourrait accepter d’aller prendre un verre dans sa confortable cabine. Chaque soir il l’invitait et chaque soir elle refusait. Des jeunes hommes se dévêtaient sur la scène. Gilda les avait costumés à la grecque. Yeuse essaya d’en choisir un pour fantasmer si jamais
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elle se laissait convaincre de suivre Ominh chez lui. L’un, de taille moyenne, ressemblait vaguement à Lien Rag. Pas de visage, mais il avait aussi les jambes solides et musclées, le poil en forme de flèche du pubis au cou. — Vous saviez pour Berka ? Elle sursauta. — Savoir quoi ? — Regardez-le. L’Africanien était visiblement aux anges. Celui-là peut-être oublierait le gamin qui jouait au cheval avec un bâton de bois. On en était donc là dans cette société ferroviaire, à trouver suspect un enfant qui réinventait un jouet vieux comme le monde ? De quoi faire frémir tous ces vieillards obtus. Mais aussi la majorité des gens qui restaient fidèles aux rails. — Vous nous gâtez, dit Ominh. Vraiment vous nous gâtez. Elle soupçonnait l’intention ironique, comprenait qu’elle avait commis une gaffe. Même avec les jeunes gens blonds et nus. Trop flagrant, trop stupide. — Je croyais que vous dirigiez un cabaret
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artistique. Yeuse rougit, resta sans paroles. — Il est vrai que la guerre vient de finir. Ces gens-là sont-ils vraiment volontaires pour monter sur scène ? — Je le pense, murmura-t-elle. Là-bas, les jeunes gens nus esquissaient une sorte de ballet, s’enlaçaient. Il y eut des frémissements dans les spectateurs, un silence lourd. C’était la catastrophe, pensa-t-elle. Le Kid n’aurait jamais dû lui faire de pareilles suggestions… Glinda avait exagéré, comme pour la punir de l’avoir investie de cette responsabilité. — Il y a une troisième partie ? Je ne crois pas que nous resterons. — Il y a des numéros intéressants, murmurat-elle. — Nous allons vous laisser. Le fiasco, il ne l’invitait même pas, comprenant qu’elle avait voulu le duper. Ils se levèrent tous au cours du deuxième entracte. Y compris l’Africanien qui avait un petit sourire méprisant sur ses lèvres épaisses. Yeuse avait envie de pleurer. Elle aurait préféré que le Kid nargue ces gens-là, garde son sang-froid et ne
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se laisse pas aller aux concessions. Glinda la rejoignit au bar : — Échec total, hein ?
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CHAPITRE XVII
L
eouan arriva sans qu’il l’apprenne tout de suite. Elle préféra aller se présenter à ses supérieurs, remettre ses rapports et fournir ses justificatifs, ce qui lui prit toute la journée avant de le rejoindre dans le laboratoire où il visionnait une fois de plus un documentaire sur le sel. Une tribu en transportait des barres énormes, aussi bien les femmes que les hommes et les enfants. Le commentateur expliquait que c’était pour les échanger contre de la viande d’ours dans une région de la Sibérienne. — Cette tribu répugne à verser même le sang d’un animal et ne dispose d’aucune arme perforante. Juste des armes tranchantes pour découper la viande d’ours. Deux fois par an elle organise cette caravane et ne subsiste que grâce à
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ce troc. Dans la région montagneuse où elle vit, le sel est une denrée si rare qu’un tout petit morceau représente une valeur inestimable. Leouan entra dans la pièce où il regardait l’écran de télé, attendit la fin du film pour venir contre lui, poser ses mains sur ses épaules. — Tu es là depuis longtemps ? — Ce matin. — Il est huit heures du soir. — Je sais, mais je devais aller rendre compte. Et les prochains jours je serai très occupée. Mais ce soir je suis libre. Dans la réserve, il y avait une cafétéria où ils allèrent dîner. Leurs doigts s’effleuraient et Lien Rag croyait sentir un courant violent. — Il faudra que je reste ici pour visionner, écouter toutes les archives qu’ils possèdent. C’est fabuleux. Mais je suis déçu par certaines restrictions. Il lui parla de la censure sexuelle et Leouan, comme Skoll, resta silencieuse. Il essaya de connaître son avis mais elle se déroba à plusieurs reprises. — Moi, je n’admets pas les relations avec les enfants, dit-elle seulement.
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— Mais il n’y a jamais violence, cela vient naturellement. Ton peuple n’a aucune violence. Il est la plupart du temps doux comme l’agneau. — Tu me pièges, hein ? — Non. Tu étais quelle petite fille ? Elle parut choquée puis le regarda avec un faux air de sévérité. — Tu aurais besoin de cette image pour te donner des idées ? Je dois bien avoir une photographie de mes huit ans. Sans le moindre vêtement. Il secoua la tête en riant doucement. On les regardait. Très peu de métis se trouvaient en compagnie des Hommes ou des Femmes du Chaud, les conseillers, les techniciens, les professeurs. Une barrière existait et Lien Rag crut voir des reproches dans le regard des femmes, de l’envie dans celui des hommes mais peut-être se faisait-il des idées. — Allons chez toi, dit Leouan. — Pourquoi pas chez toi ? — Ici je n’ai pas de chez moi. J’ai une unité d’habitation climatisée dans les quartiers normaux. Je suis une fonctionnaire de décision et
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je ne peux pas habiter ici. — Ça veut dire que nous ne nous verrons pas tous les soirs ? — Je ne sais pas encore. Il la dévêtit avec rage, dénudant sa poitrine, voulant boire aux pointes violettes de ses seins, enfouir son visage dans la fourrure fauve et odorante du corps. Ils s’étreignirent avec cette violence habituelle qui les jetait l’un contre l’autre comme des ennemis. Le lendemain, il lui apporta le thé avec le déjeuner et du sucre concassé dans une coupelle. — Tu sais qu’il y a une tribu qui connaissait le mot sugar ? — C’est amusant. Des déserteurs de l’ethnie du sel ? — Je ne pense pas. Mais Jer m’a dit qu’ils étaient très gourmands et que pour des raisons diététiques et aussi pour les caries dentaires… — C’est un cas unique ? — Je ne sais pas. — Tu retournes au labo ? — Je vais étudier mes notes. Elle but son thé, grignota ses toasts. — On se reverra quand ?
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— D’ici deux trois jours. Je t’appellerai ici ou au labo… Ne t’inquiète pas. — Skoll veut t’envoyer en reportage chez le Kid. Il t’expliquera. Nous pourrions repartir ensemble. Avec le doigt, Leouan traçait des lettres à partir d’une petite flaque de thé. Lien soudain n’en crut pas ses yeux. Il croyait lire Ragus. — Tu connais ce nom propre ? fit-il la gorge nouée. — Quoi ? J’ai simplement écrit sugar et tu lis à l’envers.
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CHAPITRE XVIII Ils arrivaient. La nuit, quand les manchots cessaient de criailler, on pouvait entendre haleter leurs machines. Le groupe électrogène entre autres, mais aussi les locos diesel qu’on ne laissait jamais au repos en dehors des stations chaudes. À cause d’un plissement de la banquise, une barrière de congères, on ne pouvait encore les apercevoir, mais Julius pensait qu’ils n’étaient plus qu’à dix kilomètres. — Ils progressent en moyenne de deux kilomètres par jour, affirmait-il, ralentis par ces zones de congères. Il y avait plusieurs rookeries dans cette région, plus ou moins importantes. Les manchots entretenaient eux-mêmes l’ouverture de ce lac
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d’eau salée, rejetant la glace sur les bords. Les vents emportaient cette glace pour l’accumuler çà et là, si bien qu’entre les colonies de manchots, l’établissement d’une voie ferrée posait des problèmes de nivellement. — Ils ont du matériel… C’est une société importante. — Nous l’avions toujours prévu, répondait Greog Suba, mais nous ne pensions pas qu’ils arriveraient aussi tôt. — Avec la fin de la guerre c’est normal… Ces manchots sont de vrais bonbonnes d’huile sur pattes palmées. Certains donnent cinquante litres dans nos installations, mais je suis certain qu’on pourrait les presser jusqu’à soixante-dix. Et ils sont des millions. La Compagnie a dû donner une importante subvention à ces pionniers ou bien prendre la construction de la voie ferrée à son compte. Depuis peu ils avaient pris la décision d’abandonner l’endroit. Les Suba pensaient à leur aérostat alors que les Ker préféraient fuir avec leur grosse draisine et une partie du matériel en direction du Réseau du 160e Méridien. De là ils essaieraient de s’implanter dans le nord en choisissant une zone désertique.
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— Pourquoi ne pas tous embarquer dans le ballon ? avait proposé Ann Suba un soir. Nous allons le pressuriser au maximum avec l’hélium. Les ballonnets intérieurs ont une résistance fantastique. Ces bactéries sont de bonne qualité. Nous pourrons facilement emporter trois tonnes. Même quatre si nous voyageons à petite altitude. — Nous n’avons fait aucun essai, disait Julius. Nous ne savons même pas si le moteur diesel fonctionnera bien, si les hélices auront un pas suffisant. Tout cela est précipité. — Voyons, Julius, disait Ma, sa femme, Greog et Ann prendront forcément ce risque. Pourquoi les laisserions-nous se débrouiller tous seuls tandis que nous filerions tranquillement par le rail ? — C’est raisonnable. Nous trouverons une autre Concession, nous établirons des contacts radios, placerons des balises. Ils pourront nous y rejoindre. — Les chasseurs de manchots approchent. Combien de temps considéreront-ils la masse du ballon comme une serre ? Quelle culture pourraitelle abriter ? Ils voudront visiter et si nous refusons nous deviendrons suspects. Ensuite pour nous envoler nous devrons choisir une nuit calme
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alors que nous pouvons le faire de jour. Nous disposons d’une semaine environ ? — Tout au plus, dit Julius. — On pourra faire un essai, affirma Greog. — Et nous faire repérer ? — De nuit bien sûr. En restant reliés au treuil. Julius comprit que sa femme était très émoustillée par la perspective de voyager par les airs. Avec ses yeux morts il n’avait pas le même enthousiasme. Dans le fond il appréhendait même de quitter la glace, d’être ballotté dans tous les sens sans pouvoir repérer les endroits où il pourrait se tenir. Il ne voulait pas le leur rappeler, par fierté. — Vous aurez un endroit capitonné, lui dit Greog comme s’il lisait dans sa pensée. Ensuite vous verrez que vous pourrez aller et venir dans la nacelle. C’était également grâce aux bactéries qu’il avait pu confectionner cette sorte de caisson étanche, divisé en cabines dont la plus grande servait de passerelle et de salle commune. Mais par un sas on pouvait pénétrer dans l’aérostat luimême pour vérifier l’étanchéité des ballonnets. Le filtre à hélium se trouvait juste au-dessus du caisson, dans un logement spécial. Le moteur
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diesel installé dans un coffre à l’avant était facilement accessible. Les deux hélices restaient constamment sous le regard du pilote tandis qu’une troisième, fixée à l’arrière, servait à renforcer l’action du gouvernail dans les manœuvres. — Nous allons simplement nous éloigner, repérer une autre rookerie auprès de laquelle nous nous installerons pour fignoler notre appareil. — Attention, les prévint Julius. Nous allons abandonner le matériel ferroviaire, c’est-à-dire nous couper totalement de la civilisation. La moindre pièce de rechange, le moindre objet manufacturé deviendront irremplaçables. — Pour l’instant nous devons nous enfuir, trancha Greog. Ces nouveaux venus sont dangereux pour nous. Le lendemain, Julius, après une nuit blanche, accepta et dès lors collabora, dans ses possibilités, au départ. Il s’occupait de remplir les soutes avec le ravitaillement, les réserves d’huile, l’eau. Greog avait souvent des problèmes avec les membranes osmotiques. Le gonflage du ballon prenait du retard et la nuit ils avaient dû installer un tour de garde pour surveiller l’appareil. Mais comme seul Greog était capable d’effectuer la
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réparation dès que le manomètre chutait, il fallait réveiller le physicien et l’aider à démonter. C’était assez exténuant. Julius essayait de garder son sang-froid mais il appréhendait l’avenir. Tout dépendait de ce filtre. L’atterrissage par exemple s’effectuerait en libérant une partie de l’hélium, mais en cas de nécessité vitale de reprendre de l’altitude, la moindre panne pouvait s’avérer fatale. L’ancrage de l’aéronef n’avait pas été entièrement résolu. Faute de câbles d’acier on utiliserait des cordages bactériens, aussi solides mais peut-être trop élastiques. Il aurait fallu agir sur les cultures bactériennes pour obtenir une excrétion différente. Mais toujours ce temps qui manquait pour effectuer des recherches, des expériences. Les vents qui pouvaient atteindre quatre cents kilomètres à l’heure sur cette banquise représentaient le principal danger. Leur appareil pourrait être emporté comme un rien dans une tempête. À chaque retour vers la glace il faudrait multiplier les ancres, les câbles. Mais ils ne seraient jamais tout à fait sûrs de la résistance des attaches. En dégonflant au maximum les ballonnets, on offrirait moins de surface aux tempêtes, mais dans ce cas le filtre devrait
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fonctionner ensuite sans se faire prier. Le diesel donnait, lui, entière satisfaction à Greog. Il fournirait aussi la chaleur, l’éclairage. Pour l’avenir, le physicien espérait, grâce au filtre, récupérer de l’hydrogène comme source d’énergie mais cela représentait des recherches ardues et dangereuses. Cette nuit-là, l’aérostat se gonfla régulièrement sans panne de filtre. Il avait pris sa silhouette définitive. C’était un cylindre de vingt mètres de long et de six mètres de rayon. Il était pointu aux deux bouts. Mais cela c’était la carcasse extérieure. À l’intérieur on trouvait une centaine de ballonnets tous indépendants les uns des autres. Le système d’alimentation en gaz avait été un véritable casse-tête pour les quatre savants, et finalement c’étaient Ma et Ann qui, patiemment, avaient établi le plan des circuits. La télécommande des vannes minuscules avait aussi nécessité des heures de mise au point. On pouvait circuler entre les ballonnets à l’aide d’échelles en fibres légères de carbone qui assuraient également la rigidité de l’ensemble. Au petit matin, Greog s’éloigna à pied d’un bon kilomètre vers la barrière de congères, et se retourna quand il eut atteint les premiers
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plissements. L’aérostat pouvait passer pour une serre de culture ou d’élevage. Tant que la cabine restait cachée. Mais dans la journée l’ensemble allait s’élever suffisamment pour que le caisson étanche soit visible et dès lors, quiconque aurait une seule fois jeté un coup d’œil sur des reproductions de jadis, image de dirigeable ou dessin de ballons, identifierait tout de suite l’appareil. Il retourna vers ses amis, assez satisfait de son œuvre. Certes les autres avaient largement collaboré, trouvant des solutions inespérées à des tas de problèmes, mais c’était lui qui avait conçu l’aéronef. Vers midi, le filtre cessa de fonctionner et cette fois ce n’était plus la membrane. Greog prit le filtre et le porta un peu plus loin. Il le nettoya complètement puis le fit fonctionner, remplit un petit ballonnet de matière bactérienne. Avec un long manche il en approcha une flamme et le ballonnet explosa violemment. Julius, Ann et Ma étaient paralysés par cette catastrophe. — Depuis quand, crois-tu ? demanda Ann Suba. — Je ne sais pas. Il faut vidanger tous les
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ballonnets. Je suis certain qu’il y a au moins trente pour cent d’hydrogène. Le filtre a très mal fonctionné. C’est parce que l’hydrogène a pu se mélanger avec de l’oxygène que j’ai trouvé des glaçons dans le filtre. Tout de suite j’ai compris. — C’est la première fois. — Oui, mais nous devons tout reprendre à zéro, Et pour dégonfler entièrement il faut éviter de télécommander les petites vannes sinon tout explose. Il faudrait cependant conserver sa structure à la carcasse pour aller et venir. Chaque ballonnet sera sorti, roulé à la main pour le vider. — Il y en a cent de trente mètres cubes chacun, lui fit remarquer Julius. — Je sais. — Les chasseurs de manchots arrivent. — Ils seront doublement surpris. D’abord par l’aéronef qu’ils ne prendront pas très longtemps pour une serre. Ensuite par notre présence. Nulle part nous ne figurons sur les cartes. Notre installation les intriguera. — Nous nous présenterons comme des marginaux, pacifistes par exemple. — Ou adeptes d’une secte contemplative. — Ça ne marchera pas longtemps. Ces gens-là
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ne sont pas des bricoleurs. Ils demanderont des précisions à Hot Station ou à Titanpolis. Ils joueront les gros bras, les flics, et nous arrêteront pour nous remettre aux autorités. On finira par découvrir que nous sommes des Rénovateurs du Soleil. — Que proposes-tu ? demanda sa femme. — Il faut ralentir la progression des chasseurs de manchots. Saboter leur voie mais habilement. — Tu penses à quoi ? — Écroulement des grandes congères. On ira étudier le terrain et on bloquera les passages. À coups de laser portatif pour ne pas laisser de traces. — Nous avons besoin de quel sursis pour réussir le dégonflage et le regonflage ? — Une semaine en travaillant nuit et jour. — Ce sera difficile. Selon les engins dont ils disposent. — Quelle idée avez-vous en tête, Julius ? demanda Greog. — Faire sauter les machines. Traces criminelles ou pas, nous serons finalement suspects si jamais ils débouchent en face plus vite que prévu. Si on fait sauter une niveleuse, une
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poseuse et un transporteur de rails, nous pouvons espérer gagner au moins quinze jours. Il y eut un silence que Ma rompit d’une voix oppressée : — S’il y a des hommes dans ces machines ? — La nuit ? — Puisqu’elles tournent aussi la nuit pour que le moteur ne gèle pas. — Nous devons prendre une décision rapide. Autant que possible à l’unanimité.
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CHAPITRE XIX
D
eux fois, Skoll esquiva la question, promit vaguement de lui donner des précisions. Il n’avait pas revu Leouan depuis deux jours mais quand il lui posa cette question elle parut très ennuyée. — Ne peux-tu pas me demander autre chose ? fit-elle avec un sourire sans joie. — Je suis désolé, mais je veux savoir. Certaines opérations de commandos se sont faites avec des Garous. Je suppose que c’était pour impressionner les habitants du Chaud. Je désire savoir si vous en avez un élevage. — Je t’en prie, ne plaisante pas sur ce sujet. Skoll, lorsqu’il le revit, finit par lui faire des confidences : — Il y a toujours eu une sorte de voisinage
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entre les Roux et ces êtres hybrides… Je ne connais pas l’origine de ce voisinage. Mais des tribus avaient des chiens à tête humaine ou des hommes à pattes de chien. En fait c’est très curieux. — Ils se reproduisent ? — Quelquefois. Leur nombre serait en diminution. — Vous en avez en Z.O. ? — Dans le nord. — On peut les voir ? — Je ne pense pas que le conseil te donne jamais une autorisation. Nous les protégeons en quelque sorte. Au début nous avons commis l’erreur de les exhiber spectaculairement pour impressionner les Hommes du Chaud mais désormais c’est terminé. Ils vivent tranquilles dans des fermes isolées. — Des réserves ? — N’exagérons rien. — Ils existent à l’état sauvage, non ? — Bien sûr. Tous ne sont pas ici. — J’ai eu affaire à eux en plusieurs circonstances. Quand je cherchais le fameux Sanctuaire des Glaces et dernièrement, quand j’ai
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voulu explorer un gouffre dans l’intérieur du Petit Cercle. Je préfère garder pour moi sa situation exacte. — Un gouffre ? fit Skoll. Qu’allais-tu y faire ? — Donnant, donnant, mon vieux. Je voudrais visiter une de ces fermes où les Garous sont regroupés. — C’est impossible. — Est-ce que certains ont des tatouages ? — Des tatouages ? fit Skoll surpris. Non, je ne sais pas. — Ils n’ont pas de goût particulier pour certains aliments ? — Tu m’en demandes trop. — Le sel, par exemple, occupe-t-il une importance vitale dans leur vie ? — Mais je l’ignore. — Et le sucre ? Skoll éclata de rire. — Tu plaisantes certainement. — Leur a-t-on réservé des études, des recherches ? — Je ne sais pas exactement. Je pourrais me renseigner mais c’est un sujet que les gens n’aiment guère évoquer. Il semble que nous
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culpabilisions au sujet de ces Garous, comme s’ils étaient de vagues cousins débiles que nous négligerions. Enfin quelque chose dans ce goût-là, tu comprends ? — Encore un tabou ? Le visage trop bien rasé de Skoll se crispa un peu. Lien aurait voulu savoir si parfois il laissait pousser le poil de son visage pour reposer sa peau. Pourquoi n’osait-il pas franchement opter pour son autre origine, la Rousse ? Dans la Zone Occidentale il pouvait se le permettre. Les métis n’étaient pas majoritaires et se trouvaient quelque peu suspectés de sentiments différents. On avait besoin d’eux parce que, en général, ils disposaient de connaissances plus importantes mais on ne les aimait pas beaucoup. Un jour, les Roux de pure race n’auraient plus besoin d’eux comme négociateurs, diplomates. Ils oseraient carrément envoyer des hommes entièrement recouverts de fourrure dans les capitales des Compagnies. Y aurait-il encore des Roux en semi-esclavage pour racler la glace sur le toit des cités ? Il n’avait jamais trouvé une seule allusion aux Garous dans les documents qu’il écoutait ou regardait sur des écrans de télévision. Peut-être existaient-ils dans ce laboratoire sur la mémoire
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collective mais restaient-ils soigneusement enfermés dans des placards interdits. — Tu ne devrais pas insister, lui dit Leouan la fois suivante. Ça dérange tout le monde. — Je m’en rends compte mais à plusieurs reprises ils ont croisé ma route et je suis certain que c’est également un signe. — Es-tu sûr de ne pas faire une sorte d’idée fixe ? Tu te crois programmé, prédestiné, j’ai l’impression que tu veux faire concurrence à Jdrien, que tu es jaloux qu’il soit considéré comme le messie des Roux primitifs. — D’accord, fit-il secrètement blessé par ces accusations, je me ferai psychanalyser à l’occasion. Mais je n’ai pas envie de devenir une divinité. Il n’y a que Priape qui me conviendrait comme modèle.
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CHAPITRE XX
S
koll vint le chercher un matin pour un voyage dans le nord de la Concession. Il conduisait lui-même une draisine peu confortable, mal isolée du froid. Outre sa combinaison, Lien Rag portait une grande pelisse en fourrure de mouton. D’importants élevages de cet animal existaient en Z.O. et la laine, les peaux et la viande étaient pour une grande part exportées. — Le chargé d’affaires panaméricain est allé faire des remontrances au conseil de la révolution à ton sujet. Il t’accuse d’être un terroriste, un déstabilisateur de la société ferroviaire. Il a convaincu le chargé transeuropéen de venir également se plaindre. Lors de ta délivrance, Kurts a fait sauter deux avisos et plusieurs hommes ont été tués. Ils nous accusent de donner asile au
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pirate. En fait il n’a jamais séjourné chez nous très longtemps. Ses repaires sont pour la plupart en Transeuropéenne, mais on l’a signalé en Africania comme en Sibérienne. Vers midi, ils pénétrèrent dans une vieille station protégée par une verrière assez extravagante. Les constructeurs lui avaient donné un style de véranda ancienne. Lien Rag était l’un des rares à savoir ce qu’étaient ces vérandas tarabiscotées qui flanquaient les demeures riches du passé. Pour celle-là qui abritait une cité de plusieurs milliers de personnes, on avait vraiment cherché la complication avec des arrondis, des plans différents. Pour nettoyer la glace, il aurait fallu une foule d’ouvriers. Depuis que les Roux occupaient l’endroit, on ne chauffait plus et la glace ne se formait plus. — Où allons-nous ? Skoll ne prit même pas la peine de répondre. Il pilotait lentement le long des quais, recherchait une adresse. Puis ils aperçurent une rangée de maisons mobiles nimbées d’une brume de chaleur. La seule partie de cette station qui soit désormais chauffée. — Des métis comme moi et des Hommes du Chaud.
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— Que font-ils là-dedans ? — De la recherche sur les moutons. Ce dernier étant un animal qui supporte mal les basses températures représente un problème pour nos bergers roux. On cherche une nouvelle race qui s’adapterait mieux. Le but du conseil de la révolution est de réduire progressivement le quota des métis. — Ça demandera du temps. — Pas forcément, dit Skoll. Par exemple, en ce qui me concerne, je n’ai pas le droit d’avoir un enfant. Même avec une femme rousse. De toute façon le nombre des métis est assez réduit. Dans une génération il n’y en aura plus qu’une centaine. Et ils parlent de leur interdire de s’installer en Z.O. — Tu trouves ça normal ? — C’est raisonnable, dit Skoll avec une certaine tristesse. Ils rencontrèrent un certain Moore qui s’occupait des statistiques sur les élevages de moutons. Lien Rag ne comprenait pas ce qu’il venait faire dans cette discussion sur les élevages et sur le choix des bergers. Il comprit que certaines tribus, arrivées depuis peu, commençaient leur apprentissage avec les ovins mais que ça n’allait pas sans difficulté. Les animaux vivaient sous des
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serres géantes et par une température au-dessus de zéro, quatre à dix degrés. Pour les Roux, cette température devenait insupportable au bout de quelques heures. — Imaginez que vous soyez obligés de travailler par moins dix degrés, dit Moore… Nous avons deux directions de recherches en fait, sélectionner les moutons pour les amener en quelques générations à supporter des températures voisines du zéro. Nous pensons que ce sera bénéfique pour les Roux et les Hommes du Chaud. Le mouton pour se protéger du froid produira plus de laine, plus de graisse. Cette graisse pourra d’ailleurs être utilisée pour autre chose que l’alimentation. — Mais allez-vous nous dire que vous sélectionnez aussi les Roux pour en faire des bergers sans problèmes de chaleur ? — En quelque sorte oui… Mais le conseil de la révolution n’est pas très favorable. Il craint que les individus ainsi choisis ne se différencient vite des autres. Une race différente pourrait naître et ce n’est pas son but. Sinon il encouragerait le métissage. — Mais alors, comment procédez-vous ? Moore pointa son doigt vers Lien Rag. Ce
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dernier avait quitté sa pelisse, ouvert sa combinaison isotherme car il faisait très chaud dans ce centre de recherches. La présence de centaines de moutons servant pour les expériences donnait à l’air une lourdeur humide. — Votre combinaison… Un Roux pourrait en porter une pour pénétrer dans le Chaud… Une combinaison qui entretiendrait autour de son corps une température de moins trente environ. C’est ce que nous étudions. Mais la mise au point est très délicate. Nous avons eu des débuts d’asphyxie. — Vous souvenez-vous de cette tribu venue de la Sibérienne dont un des membres a séjourné au laboratoire de la mémoire collective ? — Sugar ? fit Moore en riant. Il fait partie des cobayes. Il se trouve dans une ferme d’élevage à cent kilomètres d’ici. Il résiste à un séjour de quatre heures dans une serre d’élevage chauffée à dix degrés. Ce qui est assez extraordinaire. Car avec des milliers de moutons, la température atteint parfois douze à quatorze degrés. C’est un cas vraiment très rare. Il est médicalement surveillé mais ne souffre d’aucune lésion. C’était donc ce que cherchait Skoll, lui faire rencontrer Sugar. Leouan avait dû lui parler de
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cette histoire incroyable, comment il avait découvert que son nom à l’envers faisait sugar. Il y avait un nouveau signe du destin et l’existence de ce Roux sibérien surnommé Sugar l’intriguait. Lorsqu’il arriva en vue du centre moutonnier, il se souvint de l’avoir visité autrefois. À l’époque où les Roux évolués avaient chassé les colons panaméricains de toute cette zone. Lui et Skoll en mission pour la Transeuropéenne, avaient accédé à cette région par le nord. Les stations vidées par les Panaméricains n’étaient pas encore occupées par les nouveaux venus. Bien entendu, le sas n’existait plus et le dôme ne servait plus qu’à protéger l’endroit des tempêtes de glace. Il y avait toujours des quantités énormes de ballots de laine empilés à des hauteurs incroyables, les caisses remplies de viande, et plus loin le tunnel translucide qui conduisait aux élevages. Mais là désormais le sas fonctionnait, isolait ces parcs immenses où paissaient des milliers de moutons. L’herbe poussait sur des sous-couches cellulosiques alimentées en eau et fertilisants. On déplaçait les animaux au fur et à mesure. Une forte chaleur, jointe à beaucoup d’humidité, permettait une rotation rapide, le foin devenant comestible en deux semaines.
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Sugar était précisément en train de s’occuper d’un troupeau d’une centaine de bêtes. Il trayait les femelles. À pied, les deux hommes suivirent un tunnel non tempéré qui permettait aux Roux de se rendre à leur travail. Lien Rag en vit plusieurs qui sortaient épuisés de cette plongée dans le chaud. Comme leur métabolisme était différent et leur système sudatoire inexistant, ils souffraient beaucoup d’œdèmes. Leurs corps se boursouflaient étrangement. Ils respiraient mal, avaient les jambes énormes. Sous leur fourrure qui s’écartait on pouvait voir les bosses des enflures. — C’est assez pénible comme boulot, dit Skoll songeur. Ils en apercevaient beaucoup qui urinaient dans les champs. On leur faisait prendre pas mal de diurétiques, apprirent-ils par la suite. On leur montra Sugar. C’était un homme de taille moyenne à la fourrure très sombre. Il portait une ligne noire sur le dos. Il s’activait avec les brebis parquées chacune dans une sorte de couloir. Il branchait les trayons électriques comme si de toute son existence il n’avait fait que ça. Le contremaître roux s’exprimait dans un anglais hésitant mais compréhensible. Il leur dit que Sugar n’en avait que pour une heure, qu’il
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arrivait à comprendre certains mots d’anglais. — Le développement d’un langage commun est très en retard, dit Skoll. Nous avons répertorié des centaines d’idiomes. Il n’y aurait qu’une centaine de mots communs à toutes les tribus. C’est même peu certain. Et le conseil ne veut pas entendre parler de l’anglais, bien qu’il soit utilisé par tous y compris par les membres de ce conseil. Nous n’avons pas de savants capables de résoudre cette question. Et nous craignons qu’un métis ou un Homme du Chaud ne soit pas tout à fait impartial si on le chargeait de cette question linguistique. Visiblement Sugar paraissait à l’aise alors que la température frôlait les treize degrés au-dessus de zéro. Il n’alla uriner que deux fois entre-temps. Puis lorsque la dernière brebis fut libérée il se dirigea vers le sas. Le contremaître leur dit de patienter un peu. Sugar allait devoir se relaxer, prendre des médicaments. Ils le virent qui passait par des couloirs à températures progressivement plus basses. Il ne remontait que par paliers vers ses moins trente moins quarante habituels. Lien Rag, à l’abri de sa cagoule, pensait que la combinaison réfrigérée serait une excellente solution. Il voyait
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d’autres Roux gonflés par les œdèmes qui ne pourraient certainement pas continuer longtemps ce métier. — Il vaudrait mieux élever des rennes, des yaks, dit-il à Skoll. — Nous avons dû prendre la suite de ces élevages. Il y a une forte demande pour la laine, la viande, la graisse et le lait. Les rennes ne produisent pas de laine fine, ni les yaks. Nous espérons que le centre de recherches trouvera vite des solutions. Je suis bien de ton avis, c’est un spectacle navrant. Tout ça pour nous procurer des devises, surtout des dollars panaméricains. — Vous êtes entraînés dans un cycle dangereux pour la santé de tes amis. Il aurait fallu tout reprendre à zéro… Vous allez vous adapter à la viande de mouton, prendre des habitudes alimentaires qui vous compliqueront la vie. Skoll n’osa pas approuver. Les décisions du conseil de la révolution ne pouvaient être remises en question comme ça en dehors des comités de réflexion. — Voilà Sugar. Il haletait encore un peu mais n’avait pas trace d’œdème. Peut-être que pour l’instant ils n’étaient pas visibles, mais que d’ici quelques mois
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il serait aussi dégradé que les autres bergers. Il ne connaissait que quelques mots d’anglais et toujours aussi peu de son propre dialecte. Dès qu’on parlait du mot sugar il riait. — Il ne fait plus la distinction entre son surnom et ce que désigne ce mot, constata Lien Rag déçu. — Il y a presque un an qu’il est ici, tu sais. Sois patient. On arrivera bien à quelque chose. Le Roux disait qu’il devait aller manger et ils l’accompagnèrent jusqu’à une cantine installée plus loin. On n’y mangeait que des aliments froids. Cuits pour certains, mais froids. — Les aliments chauds sont très mal supportés par les organismes des nouveaux venus. Moi-même je préfère pour la plupart du temps manger froid. Si tu savais le plaisir que j’ai à mordre dans une viande encore gelée. On leur servait une boisson et Skoll la goûta. C’était une sorte de thé très sucré. — Cette fois on va bien savoir. Il alla demander du sucre à une serveuse qui, surprise, hésita avant d’aller en chercher un tout petit bloc. C’était un aliment qu’on importait et qui était très cher.
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Skoll avait dû promettre de le rendre. Le Roux éclata de rire, pointa son index sur le morceau puis se désigna : — Sugar ? — Mais dans ta tribu tu es le seul Sugar ? demanda le colonel. — Oui, tous Sugar… Tous. — Vous êtes tous venus ici ? — Non… Il commença à citer des noms qui n’avaient rien à voir avec le sucre. Lien Rag compta une dizaine d’individus. Tous avaient des noms dont la racine était quelque chose qui se prononçait kis. On trouvait des Kisé, des Kiso, des Kisu, etc. — Si on pouvait seulement savoir depuis quand il connaît le mot sugar. Lien Rag appréhendait une explication ridicule. Quelqu’un du Chaud avait pu un jour appeler cet homme, à l’époque de son enfance, sugar, ce qui équivalait à un signe d’affection. Mais avait-on jamais vu un Homme ou une Femme du Chaud montrant quelque attendrissement devant un bébé roux ? Lien se souvenait de l’époque où Jdrien était avec lui. Les gens se détournaient avec horreur du bébé au ventre recouvert de fourrure.
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De plus, Sugar était un Roux pure race. Il n’avait jamais dû beaucoup approcher les gens du Chaud dans la Sibérienne. — Pourtant il résiste à des températures élevées, rétorqua le colonel. Nous en avons été les témoins. Le Roux mangeait avec appétit puis il dit qu’il allait se reposer un peu. Les deux hommes durent le laisser repartir à regret. — Les autres membres de sa tribu sont certainement dans le coin, dit Skoll, on ne les sépare jamais. Ils s’occupaient eux aussi des moutons. Il y avait quatre femmes et six hommes. Mais leur idiome était un des plus étranges qui soient et Skoll ne comprenait pas grand-chose à ce qu’ils disaient. Seul le mot sugar les illuminait. — Il n’y a pas qu’une question de gourmandise tout de même, dit Lien Rag. Ce mot doit pour eux représenter une satisfaction encore plus grande. Peut-être n’y avait-il qu’une coïncidence, comme le pensait Skoll. Mais depuis qu’il avait décidé que les coïncidences étaient trop nombreuses dans sa vie pour qu’il s’en
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accommode sans réagir, Lien Rag n’admettait plus cet argument de facilité. — On reviendra une autre fois, proposa Skoll. Ils acquerront d’autres mots, pourront peut-être nous fournir une meilleure explication. Je dois rentrer à Glass Station. — D’accord, mais avant je voudrais savoir d’où ils viennent exactement. On a parlé de Sibérienne mais sans plus. Que faisaient-ils là-bas par exemple ? Le colonel usa de son grade pour accéder à leur dossier dans les bureaux de la coopérative d’élevage. La tribu de Kis, dite « Sugar », arrivait de l’extrême nord de la Sibérienne où elle cohabitait avec les Yakoutes. Ils semblaient vivre de l’élevage du renne mais ce n’était pas certain. Le groupe qui avait rejoint la Z.O. était constitué de jeunes gens qui avaient entendu parler de la Z.O. par d’autres Roux. Le bruit se répandait désormais sur toute la planète qu’il existait un endroit où le Peuple du Froid pouvait retrouver les siens et vivre sans être persécuté. — Mais les Kis n’étaient pas persécutés. Et ils vivaient assez bien de leurs troupeaux de rennes. — L’esprit d’aventure, ça existe aussi chez les Roux, répliqua Skoll, l’élevage du renne ne leur
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suffisait plus, à ces gaillards. — Tu trouves que le mouton c’est mieux ? Surtout par douze à quatorze degrés ? — Tu ne trouveras rien pour l’instant. Peutêtre plus tard. Je garderai un œil sur eux. Ils retournèrent à Glass Station. En cours de route Lien Rag essaya de parler des Garous mais Skoll le rabroua avec colère : — J’ai marché pour Sugar. Pour le reste, pas question. Je n’ai pas envie de me retrouver dans un camp d’entraînement pour jeunes recrues.
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CHAPITRE XXI
P
our le professeur Jer, les Kis, dits encore les Sugars, n’étaient qu’une curiosité amusante sans plus. Il n’y attachait aucune importance. Lien Rag avait cru l’intéresser en lui révélant que le fameux Sugar qu’il avait interrogé sous hypnose pouvait rester quatre heures dans une atmosphère réchauffée à quatorze degrés, mais Jer ne montra qu’un intérêt poli. — Il y a toujours des cas d’espèces. Ce Roux doit avoir une solide constitution. Peut-être a-t-il été entraîné dans sa jeunesse à vivre dans un milieu chaud. — Il vient du nord de la Sibérienne, élevait des rennes. Là-bas il fait des moins soixante-dix assez couramment… Et il n’est pas si vieux. Dans les dix-sept ans.
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— Que voulez-vous que je vous dise ? — Je croyais que toute anomalie dans une série de recherches pouvait permettre de progresser par rapport à l’ensemble. Comment ce mot sugar est-il tombé dans leur langage courant. Ils s’épanouissent d’aise en l’entendant. — C’est peut-être leur façon de désigner l’orgasme. Lien Rag voyait bien que le prof se fichait de lui mais il s’en moquait. Il demanda l’autorisation de visionner les films et d’écouter les enregistrements. — Tant que vous voudrez. C’est une simple curiosité ethnique. Il n’y a pas d’autres cas. — La moindre explication me suffirait. Par exemple, ils auraient pu séjourner des générations durant à côté d’une usine fabriquant du sucre. Il en existe en Transeuropéenne à partir des cultures de betteraves. Après distillation, la pulpe était envoyée dans des digesteurs mais ailleurs peutêtre qu’on la jette. Cette tribu aurait pu en tirer sa nourriture et ses délices pendant de nombreuses années. Là-bas en Sibérienne. Or il semble qu’elle habitait dans le Grand Nord où ne survivent que les Yakoutes et les Roux. Il aurait préféré cette banale explication qui
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aurait mis un terme à ses doutes. D’accord, une grosse déception l’aurait quelque peu abattu, mais n’était-ce pas préférable à tant d’incertitude, à tant d’espoir épuisant ? Il se fit passer les films. On y voyait les onze membres de la tribu, arrivés ensemble dans la Zone Occidentale. Tous apparemment satisfaits, béats. On les avait bien reçus, on s’occupait d’eux. Puis on voyait Sugar tout seul. Il était le seul à pouvoir s’exprimer un peu mieux que les autres. Avec des signes surtout il racontait leur odyssée. Ils avaient emprunté la voie la plus directe. Par le pôle Nord. Il parlait d’ailleurs de la banquise sur laquelle ils avaient dû marcher des semaines, montrait comment ils avaient pu attraper des phoques pour se nourrir dans les trous où ces animaux vivaient. Lien Rag repassa le film plusieurs fois. Chaque fois il attendait l’élément nouveau, le tout petit détail qui le mettrait sur la voie. Mais rien ne venait. Leouan se faisait rare et il avait l’impression qu’elle avait peur. — J’espère que cette mission sera acceptée, lui confia-t-elle un jour. J’ai envie de partir. Nous pourrions ramener des reportages formidables.
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— En effet, dit Lien Rag. Lui n’avait pas envie de quitter Glass Station. Il attendait chaque jour, chaque heure, que certains mystères soient sinon élucidés rendus quelque peu moins rébarbatifs. — Je voudrais convaincre le conseil d’ouvrir là-bas, chez le Kid, un bureau permanent pour toutes les questions. Depuis les relations économiques jusqu’à celles touchant aux Roux. Je voudrais qu’on me nomme là-bas. — Tu voudrais quitter la Z.O. ? — Pas définitivement, non, mais quelque temps. Chaque fois que je reviens, je me sens plus à l’étroit, moins libre de mes allées et venues, de mes pensées… Les métis sont désormais victimes d’une certaine discrimination. On a besoin de nous, mais on nous fait comprendre que d’ici cinq ans nous serons moins utiles et qu’en une génération, une génération de Roux s’entend, c’est-à-dire entre douze et quinze ans, nous n’aurons plus notre place ici. Je préfère m’habituer à cette idée et aller m’installer ailleurs. Pour l’instant il n’y a que dans la Compagnie de la Banquise que je voudrais vivre. Lien Rag l’écoutait en apparence mais ne pensait qu’à ses recherches. Au laboratoire de la
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mémoire collective on commençait à le regarder comme un farfelu, par son obstination à écouter les mêmes enregistrements, à regarder les mêmes films. Le professeur Jer le fuyait désormais. Et pourtant il s’obstinait. Il insistait aussi auprès de Skoll pour qu’ils retournent interroger le jeune berger. — Plus tard, je suis très occupé en ce moment. — Ne puis-je pas y aller seul ? — Ce serait peu apprécié. Un soir qu’il contemplait pour la trentième fois Sugar en train de s’expliquer par gestes il sursauta, immobilisa une image.
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CHAPITRE XXII
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out le monde parlait de ce vieil écrivain qui avait publié deux livres depuis qu’il se trouvait dans Kaménépolis, deux romans historiques sur la Grande Panique. Yeuse n’avait pu retrouver ses œuvres. On avait brûlé toutes les bibliothèques pour se chauffer durant la guerre civile et plus tard, quand les Panaméricains avaient occupé la ville. Quelqu’un lui avait apporté quelques feuillets de l’un de ces deux romans. Mais elle n’avait pas compris grand-chose à l’histoire. C’était certainement l’épopée d’une famille au cours des années 2050. Ces quelques feuillets se situaient dans la fuite des populations devant la progression des glaciers qui descendaient du nord. Mais déjà dans les régions plus tempérées le sol gelait, les rivières s’immobilisaient, la mer se frangeait de banquise.
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La principale héroïne était une petite fille qui ne pensait qu’à sa poupée. Elle avait peur qu’elle prenne froid et la recouvrait de tout ce qu’elle trouvait, si bien que le jouet n’avait plus de forme, n’était qu’un tas de chiffons douteux. Yeuse pensait que c’était une sorte de parabole, qu’à travers cette poupée l’écrivain racontait la grande misère des fuyards. L’écrivain signait d’une seule lettre, R. On disait qu’il avait publié autrefois en Panaméricain sous un autre nom. Des romans quelconques. Mais en même temps il était édité clandestinement pour ses meilleures œuvres contestataires. — Je suis certaine, lui avait dit Glinda, qu’il accepterait d’écrire une pièce de théâtre que nous pourrions monter facilement. C’est certainement le meilleur écrivain que nous puissions trouver dans ces ruines. N’ayant pas voulu mettre Lichten, le grand maître Aiguilleur, sur les traces de l’écrivain, elle le recherchait seule grâce à de vagues indications. La veille, profitant d’une heure de liberté, elle s’était rendue dans les quartiers nord mais en vain, puisque les trois quarts avaient disparu lors du réchauffement criminel par détournement d’eau chaude. Les maisons mobiles s’étaient enfoncées
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dans la banquise. Toutes n’avaient pas disparu dans l’océan, certaines s’étaient retrouvées coincées par le durcissement de la banquise. La pression en avait fait éclater mais d’autres résistaient, toujours habitées, même en sous-sol. Les habitants rentraient chez eux par des tunnels. C’était le chaos total puisque aucune voie ne subsistait. Chaque jour la commission Ominh rentrait de plus en plus furieuse des violations qu’elle constatait des fameux Accords de NY station. Tout ce qu’on avait fait dans la ville, c’était de remettre en état le réseau principal, la gare des marchandises et celle des voyageurs. Mais Kaménépolis n’était plus une plaque tournante, avait perdu de son importance économique et stratégique. Désormais on pouvait se rendre de Hot Station, sur le 160e Méridien, à Titanpolis en évitant l’ancienne capitale. On pouvait aussi pénétrer dans la Mikado Company par le Réseau du 5e Parallèle. Dans les quartiers est la circulation était moins mauvaise et elle vit même circuler des draisines et quelques véhicules hétéroclites. Des plates-formes avec un moteur à huile et une transmission par courroie directement à l’essieu. La tension de la courroie étant utilisée comme
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boîte de vitesse selon son patinage. Ces courroies avaient autrefois donné leur nom à des voyous des confins appelés Beltups. Ils avaient disparu. Des blindés de l’armée surveillaient les carrefours de rails. En principe ils étaient là pour distribuer les rations alimentaires et non pour impressionner les foules. Mais Lichten était très méfiant. Une structure gonflable protégeait déjà ce quartier du froid avec un sas sévèrement surveillé. Yeuse fut contrôlée par les policiers, n’essaya pas de montrer son laissez-passer spécial. L’adresse indiquée était une série de wagons à impériale, trois exactement dont chaque petit compartiment était loué un prix fou. — Un écrivain ici ? Jamais vu ça, dit le gérant de ce caravansérail. Un écrivain ? Un type qui écrit ? — En principe oui, fit Yeuse agacée. Il signe ses romans d’une seule lettre, R. — Jamais vu de livres dans le coin, disait le gérant. On les aurait brûlés de toute façon quand on n’avait pas de chauffage. Merde alors, un livre ça se serait vendu aussi cher qu’un litre d’huile de baleine. Non, c’est pas ici qu’il faut vous adresser. Pourquoi lui avait-on donné cette adresse ? Il y avait quand même une explication.
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— Vous avez la liste de vos locataires ? demanda-t-elle. — Puis quoi encore ? Elle sortit son laissez-passer spécial. — Avec ça, dit-elle, je vais jusqu’au blindé làbas et je reviens avec un gradé. C’est ce que vous voulez ? L’homme regarda le laissez-passer, le blindé, hocha sa tête de poivrot. — D’accord. Mais j’ai pas de livre… Juste une plaque de fer avec les noms écrits comme j’ai pu. Il avait gravé chaque nom dans la plaque, rayant ceux qui s’en allaient, surchargeant un peu n’importe comment. C’était très difficile à lire. — C’est qui, celle-là ? Elle désignait une certaine Véda. — C’est une jeune femme qui habite une cabine du deuxième étage. Une personne très bien, très distinguée, qui paye recta. Rien à dire… C’est pas un écrivain. D’ailleurs elle pourrait pas. Elle est très fatiguée… C’est certainement pas celle que vous cherchez. — C’est au second étage ? — Vous prenez l’escalier extérieur et à droite. Pourquoi ce nom de Véda la troublait comme
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une émotion ancienne, comme si elle allait retrouver une amie ? Elle grimpa l’espèce d’échelle extérieure très raide, pénétra dans le wagon superposé et suivit le couloir latéral. Elle frappa à l’une des portières, puis à une seconde. Une fille blonde, évanescente, vint lui ouvrir. — Vous vous appelez bien Véda ? — C’est bien mon nom. Véda tout simplement. — Je peux entrer ? La couchette du bas n’était pas encore rabattue et il régnait un grand désordre dans la cabine qui devait faire un mètre cinquante sur deux. On avait fait cuire du poisson et une bouilloire écumait sur un petit poêle à huile. — Asseyez-vous comme vous pourrez. De cette hauteur, on découvrait les ravages supportés par le quartier. Là c’étaient les obus, les missiles et les lasers qui avaient opéré ces coupes sombres. Des wagons béaient un peu partout, révélant le décor d’une vie souvent misérable suspendue brutalement. — Je cherche R. L’écrivain. Nous sommes en train de créer une troupe de théâtre et nous voudrions qu’il écrive une pièce. La blonde s’assit près de la fenêtre d’un air
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accablé : — Il n’est pas venu depuis deux jours. Je suis très inquiète. Il est peut-être malade, qui sait ? — Vous savez où il habite ? — Oui. — Vous êtes très liée avec lui ? — Oh, je pense que oui. Nous nous connaissons depuis des années. Je travaillais dans un établissement autrefois, l’Eldorado. J’étais serveuse… Enfin un peu n’importe quoi. Yeuse regarda attentivement ce visage. Elle aussi avait travaillé à l’Eldorado. S’y était plus ou moins prostituée. Mais elle ne se souvenait pas de Véda. Peut-être en avait-elle entendu parler. — Il venait me voir et un jour il m’a proposé de quitter le cabaret… C’est un peu mon père… Je ne sais pas… On couchait ensemble quelquefois mais c’est fini. Il croit que je suis très malade. Il a pitié de moi, je le sens… mais il continue à venir et à m’aider. Pendant l’attaque du quartier il est resté avec moi tout le temps. Nous aurions pu mourir ensemble. — Attendez, fit soudain Yeuse… Vous êtes… Je veux dire qu’il a utilisé votre nom dans un de ses romans. Véda, c’est la petite fille à la poupée ?
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— Vous avez lu Papa, la rivière ne bouge plus ? C’était donc le titre. Pas moyen de le déchiffrer sur les quelques feuillets rescapés qu’on lui avait remis. — Il m’a demandé la permission d’utiliser mon nom. Il y a des années de ça. C’était un joli livre. Il a écrit plusieurs suites, mais quand pourra-t-il les faire paraître ? Il est furieux contre cette Compagnie. Il dit qu’elle a fait pire que les autres. Il accuse le P.D.G. Elle secoua la tête : — Non je ne veux pas lui attirer des ennuis… Cette guerre civile le rendait fou. Et quand les Panaméricains sont arrivés il a dû se cacher. Il espérait qu’ensuite ça irait mieux, mais tout le monde pense que le Kid nous déteste profondément et ne nous aidera pas. — Il faut que je le voie au plus vite. — Oui, allez-y… J’ai peur qu’il soit malade… Qu’il ne puisse plus bouger. Il habite vers l’ancienne sous-station des tramways, il y avait un viaduc dans le temps. On avait dû le construire pour desservir un quartier. Sa maison mobile est juste en face. Au rez-de-chaussée il y a un restaurant.
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Yeuse se leva. L’eau continuait de bouillir sur le petit poêle qui empuantissait l’endroit. On vendait désormais des huiles non raffinées dans la ville. — Revenez me dire ce qui lui est arrivé. Je suis très inquiète. Yeuse ne devait finalement retrouver l’écrivain que le soir. Entre-temps elle se rendit chez lui puis auprès du maître Aiguilleur de quartier, enfin dans le bureau de Lichten. — Un écrivain arrêté ? fit ce dernier. Mais qu’a-t-il fait ? — Il a accusé vos hommes de faire des faveurs en distribuant les rations. Il a voulu intervenir et s’est fait arrêter. Je demande qu’il soit libéré. — Je veux vérifier son dossier. On le lui apporta et dès qu’il l’ouvrit il fit la grimace : — C’est un récidiviste. Est-il très célèbre ? — Très, dit Yeuse.
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CHAPITRE XXIII
R
. avait accepté d’habiter dans le train spécial réservé à ceux qui collaboreraient désormais au renouveau culturel de la Compagnie. Mais il ne voulait rien devoir au Kid. Il écrirait une pièce, recevrait des droits d’auteur. En attendant il payait sa pension et avait fait venir Véda dans un train-hôtel de la station voisine où elle serait mieux installée. — Elle va mourir, dit-il. Elle est condamnée et c’est un miracle qu’elle vive encore. Il voulait tirer une pièce de son roman : Papa, la rivière ne bouge plus. — Ma famille Laurent habitait un pays où il ne gelait jamais, dans le Midi de la France. Je sais que ça ne vous dit pas grand-chose, mais dans le temps il y avait des régions au climat très doux.
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Cette famille vit l’arrivée des glaces dans cette sorte de paradis. Il y a des épisodes très dramatiques qui, je le pense, feront une bonne pièce. Il est temps que les gens renouent avec ce passé. Yeuse était bien ennuyée car c’était le genre de pièces que les membres de la commission Ominh ne toléreraient pas. Parler d’un temps où le soleil brillait, où il y avait de l’herbe, de la chaleur, des oiseaux, pouvait apparaître comme une sorte de propagande pour les Rénovateurs du Soleil. Le Kid serait alerté par la commission et devrait prendre parti. — Vous ne dites rien, remarqua R., le sujet vous déplaît ? — Non, mais dans cette ville où les gens crèvent de faim et de froid, ce genre de pièce ne sera pas très encourageant. — Vous voulez faire du théâtre, de l’art ou de la propagande ? Il la fixait par-dessus ses lunettes d’un œil très noir que la paupière tombante rendait quelquefois indulgent, mais pas toujours. Ses cheveux étaient longs sauf sur son crâne dégarni. Yeuse pensait à un guéridon drapé d’une nappe. Il avait de grosses moustaches poivre et sel. Dans la
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société actuelle il ne passait pas inaperçu avec son apparence rétro. — C’est difficile, dit-elle… J’essaye de sortir cette ville de son destin… Je crains qu’on ne l’ait condamnée pour toujours. Je pouvais rester à Titanpolis, créer là-bas ce que je voulais. Sous prétexte de trouver des artistes, des créateurs, je suis venue ici et j’ai vu. La misère, la désolation, le froid, la faim, les habitants assistés. On les nourrit, on les chauffe un peu si bien qu’ils n’auront jamais envie de s’en sortir seuls. Je pense qu’avec des activités culturelles variées on pourrait souffler sur les dernières braises. — Ma pièce ne serait pas un bon ventilateur en quelque sorte. — Je pense que si, une fois qu’elle aura franchi toutes les censures. Vous n’ignorez pas que la commission des Accords de NY Station est ici pour de longs mois ? — Je ne le sais que trop. On se déculotte devant eux. Je crois que je vais retourner vers mon viaduc démoli. J’ai ma série romanesque à écrire. Une chance que ma documentation n’ait pas été détruite. Savez-vous que j’ai travaillé des années sur des G.I.D., ces Gisements Intellectuels de Documentation que l’on retrouve sous les glaces,
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livres, disques, ordinateurs, banques de données, etc. C’était en Transeuropéenne. J’étais petit fonctionnaire d’ambassade… Il y a des années bien sûr. C’est ainsi que j’ai pu me procurer la matière de mes livres les plus intéressants. Yeuse pensa à Lien Rag. Il lui avait, lui aussi, parlé de ces G.I.D., où le professeur Harl Mern travaillait également il n’y avait pas si longtemps. Elle demanda à R. s’il l’avait connu mais l’écrivain n’en avait pas souvenir. — Écoutez, dit Yeuse, écrivez votre pièce et nous la monterons quoi qu’il arrive. Même si on nous accuse d’être les complices des Rénovateurs du Soleil. — C’est ce qui vous faisait hésiter ? — En partie, oui… Il court de fâcheux bruits à nouveau. On dit que la température ne cesse de remonter et que les Rénovateurs auraient entrepris une opération de grande durée. Ils auraient compris qu’un réchauffement brutal était dangereux… Ce qui m’inquiète le plus, c’est comment présenter à vos spectateurs cette espèce de paradis… Celui de la petite Véda… Une rivière qui coule, par exemple… Ça ne représente plus rien pour eux. — C’est certain… Mais je compte sur la magie
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de la mise en scène pour les plonger dans le ravissement. Il faudra un décor extraordinaire. Avez-vous quelqu’un de talent ? Yeuse soupira. Elle qui rêvait de petit budget, de dépouillement… Mais R. avait certainement raison. Cette pièce, malgré son pessimisme, pourrait aider les gens. Sinon c’étaient les feuilletons télévisés sur la récente guerre avec cet insupportable héros, Rob, un adolescent adulé par les foules. — Nous trouverons, dit-elle. Mettez-vous à l’ouvrage. — J’ai besoin d’un délai important. — D’accord. Il faudra quand même mettre en répétition avant deux mois, est-ce trop court ? — Ça ira. Il lui promit ses deux derniers romans et les lui apporta la fois suivante, mais elle n’eut pas le temps de les ouvrir avant plusieurs jours. Tout se précipitait. On trouvait de plus en plus d’artistes de toutes sortes et une première troupe de music-hall avait pu quitter Kaménépolis pour roder son spectacle dans le nord avant d’affronter Titanpolis. Yeuse manquait de nouvelles. Le Kid ne lui téléphonait plus aussi régulièrement depuis qu’elle
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avait échoué avec la commission de contrôle des Accords. Il ne lui pardonnait peut-être pas sa maladresse, ou alors il préférait lui laisser toute latitude pour la question culturelle. Lichten, au début, ne voulait pas que cette troupe de music-hall quitte la ville, mais il avait fini par céder. Les autorisations s’obtenaient un peu plus facilement désormais, mais la majeure partie des habitants se trouvaient toujours coincés dans les ruines. De temps en temps on livrait quelques vieux wagons d’habitation, pris d’assaut. Une centaine par semaine, et encore. Rien ne marchait, ni commerce, ni industrie et c’étaient les stocks de nourriture abandonnés par les Panaméricains qui servaient à distribuer les rations de deux mille calories par jour. Pourtant dans la Compagnie c’était la reprise économique foudroyante. La radio et la télévision faisaient des bilans époustouflants. Yeuse avait l’impression d’habiter une autre planète quand défilaient les images sur les immenses serres produisant des légumes ou la création d’usines nouvelles. Un soir, agacée par le triomphalisme des commentaires, elle ferma son poste et prit le premier roman de R. sur la famille Laurent.
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CHAPITRE XXIV
C
e fut un soir à la tombée de la nuit qu’ils aperçurent l’une des machines. Elle était illuminée comme un arbre de Noël et progressait vers la rookerie. Elle nivelait et posait les rails tout à la fois, mais ce n’était pas l’un des modèles panaméricains perfectionnés capturés pendant la guerre. Cette machine plus simple déblayait le terrain en quelque sorte et les rails qu’elle posait pour son propre cheminement disparaissaient ensuite, laissant place à une poseuse très simple qui arrivait derrière. — Une chance qu’il fasse nuit, dit Ann Suba. — L’aéronef va soulever le caisson dans une heure environ, annonça son mari. Ils avaient travaillé dur mais n’auraient jamais disposé d’un délai raisonnable sans les
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sabotages. Ils avaient dû mettre le feu à des machines pour empêcher ces gens-là d’atteindre trop vite le lac aux manchots. Désormais le filtre à hélium donnait toute satisfaction. Les analyses prouvaient qu’il n’entrait aucune part d’hydrogène dans le gonflage. Greog pensait qu’on aurait pu en admettre un faible pourcentage sans risque, mais ils préféraient s’en abstenir. — Demain matin alors ? — Oui. Midi au plus tard. Ils vont nous découvrir vers neuf heures, enverront quelqu’un. — À pied ? — Trois kilomètres, c’est faisable, non ? Nous discuterons avec lui, pourrons éluder ses questions. Il retournera vers les siens et alors nous prendrons l’air. Au petit matin, le ballon tirait sur ses ancres avec force. Il n’y avait pas un souffle mais la météo de Hot Station annonçait une tempête pour le lendemain, avec des vents de deux cents kilomètres heure. Ils devraient prendre la direction du nord, essayer de trouver un refuge abrité pour se poser. Sinon atteindre la zone qui se trouvait à la limite des tempêtes, ce qui serait tout de même difficile.
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— Voici le messager. C’était un chasseur aux fourrures épaisses, portant un fusil automatique à la bretelle. — On ignorait que vous étiez installés ici. C’est pour les manchots ? Vous avez une concession ? Y aurait-il eu erreur quelque part au bureau des attributions ? — Certainement pas, répondit Greog. Nous travaillons pour le conseil d’administration à des expériences. — Des expériences ? — On ne peut pas vous en dire plus. — Mais ce truc qui se balance là-bas, c’est quoi ? — On expérimente une nouvelle forme d’énergie. — Oui, ajouta Julius, énergie éolienne. — Éolienne… Le vent ? — Exactement. — Mais ce truc, il va rester comme ça ? On dirait qu’il veut… Je voudrais pas dire de bêtises et blasphémer mais oui, on dirait qu’il veut quitter la banquise… Bon Dieu, vous êtes en train de manigancer quoi, hein ? Empêtré dans ses fourrures, il voulait prendre
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son fusil en main. Ann fut plus rapide que lui et l’assomma avec un harpon pour les manchots qui se brisa sur son crâne. Il tituba et Greog lui colla son poing dans la figure. — Il ne faut pas trop attendre maintenant. — Dans ce cas embarquons, dit Julius. Il se dirigea vers l’aéronef comme s’il le distinguait vraiment, pénétra dans le caisson et s’installa à son poste. Il devait surveiller la marche du diesel. Il le mit en route et les autres le rejoignirent. Grâce à un système de résistance électrique, les ancres se réchauffaient, faisant fondre la glace dans laquelle elles crochaient. Les unes après les autres elles se libéraient et un cabestan électrique enroulait régulièrement les câbles. Il ne restait que deux ancres et Greog commença à filer les câbles. Docile, le ballon entreprit son ascension. Ils se regardèrent terrifiés. Depuis trois cents ans personne n’avait ainsi osé quitter la glace. — Pression normale, dit Ann la gorge contractée. Il n’y aura pas besoin pour l’instant d’ajouter de l’hélium. Greog regarda vers les pionniers qui venaient d’arriver à la rookerie, sourit. Ils garderaient un
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souvenir éternel, plus terrifié qu’admiratif, du spectacle que leur offrait l’aérostat en train de s’envoler. — Je libère les ancres. Le système de réchauffement était très puissant, d’où la nécessité pour le diesel de donner un maximum de voltage. En quelques secondes les ancres étaient brûlantes. Une vapeur se dégageait et elles abandonnaient leur emprise. L’aéronef commençait de tournoyer mais l’hélice arrière le ramena dans le lit du vent, parfaitement stable. — Cap au nord, dit Greog.
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CHAPITRE XXV
P
endant deux journées il avait cherché l’enregistrement qui correspondait exactement à l’image de Sugar en train de mimer cette scène étrange. Il ne l’avait pas trouvé. Le traducteur ne s’était pas livré à un mot à mot rigoureux, mais avait interprété le sens de cette séquence. L’idiome de Sugar était si rare, si limité qu’il avait eu le plus grand mal à rendre la vérité exacte. Il essaya de trouver le traducteur, mais il était en mission auprès d’une tribu récemment installée dans l’ouest, à la frontière avec la Panaméricaine. Il finit par convaincre le professeur Jer d’assister à la projection du film. Comme luimême, pendant plusieurs séances, le professeur ne remarqua pas ces quelques secondes d’images que
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le traducteur avait négligées. — Vous savez, lui dit Lien Rag, c’est comme autrefois quand on plaçait des sous-titres sous les films étrangers. En une phrase concise ils résumaient un très long dialogue et les finesses du texte se trouvaient escamotées. Ici Sugar explique une chose précise en cinq secondes d’images environ. — Je vais être plus attentif, dit le professeur qui, d’abord réticent, oubliait l’urgence de son emploi du temps. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs projections qu’il put exprimer son sentiment. — Sugar semble dire que, pour garder les rennes, sa tribu avait des chiens. — Oui ? fit Lien Rag le souffle suspendu. — Des chiens très fidèles. Attendez… Je comprends vaguement ce qu’il dit… Ces chiens aimaient beaucoup… le poisson, c’est ça, le poisson… Tellement que quand ils leur en donnent… les chiens le leur arrachent des mains d’un coup de griffes… Oui, ils le prennent avec leurs pattes… C’est ce qui vous tracassait, Lien Rag ? Je ne vois là rien d’extraordinaire… Le glaciologue était satisfait de l’interprétation du savant. Il avait craint d’être
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obnubilé par ses propres obsessions au point de voir des choses qui n’existaient pas. — Vous avez déjà vu des chiens, professeur ? — Rarement. Il y a des bandes de chiens sauvages que l’on confond avec des loups, je crois ? — J’ai travaillé dans un zoo avec le professeur Harl Mern. Les chiens n’attrapent jamais avec leurs pattes mais avec leur gueule. Si vous leur tendez de la nourriture ils la happent avec leurs mâchoires. — Ah oui ? — Les chats, eux, se servent de leurs griffes. — Je n’ai jamais vu de chat… Vous m’excuserez, Lien Rag, mais je dois retourner à mon travail. C’est une découverte en effet. Cette tribu dispose donc de chiens pour surveiller les rennes, C’est une première. En général ils n’ont pas besoin d’auxiliaires de ce genre. Qu’ils aient réussi à domestiquer ces animaux prouve qu’ils sont plus évolués que nous le pensions au départ. Il se dirigeait vers la porte lorsque Lien Rag parla : — Ce ne sont pas des chiens comme les autres, professeur. Ceux-là happent la nourriture d’un coup de patte…
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— Vous l’avez déjà dit. — Comme les chiens-garous, ceux qui ont des mains au bout des pattes. Jer resta immobile, le regard baissé. — C’est votre interprétation ? — Pas la vôtre ? Je voudrais juste votre opinion. Le savant roux referma la porte, croisa les bras et sourit : — C’est important pour vous ? — Très important. — J’ai déjà vu des Garous. Ils semblent effectivement vivre dans l’environnement de certaines tribus. Jusqu’ici, je n’avais jamais constaté que ces êtres hybrides acceptent de collaborer à un quelconque travail… Les commandos qui les utilisaient s’en servaient surtout pour impressionner les Hommes du Chaud, les terrorisaient mais les Garous restaient sauvages, indomptables et dangereux. — Et dans le cas de Sugar ? — Je ne peux pas me prononcer de façon péremptoire. Effectivement les chiens-garous attrapent la nourriture avec leurs mains quand ils en ont…
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— Ce sont les plus nombreux, n’est-ce pas ? — Il semble. Lien Rag le remercia et retourna à son film qu’il visionna encore deux fois. Dans l’après-midi il rencontra Skoll qui, s’occupant de la gestion du laboratoire, venait faire un tour chaque jour. — Je veux quelques photographies de chiensgarous. — Rien que ça. — Je veux aussi retourner interroger Sugar. — Je te répète que c’est difficile. — Tu peux obtenir tout ça. — Pourquoi ? Lien Rag balança à peine : — Quand j’étais chez ce lointain cousin, Lienty Ragus, dans le Petit Cercle Polaire, il m’a montré une chose incroyable. Le poignet velu d’une femme à tête d’ours. Cette femme avait un tatouage. Juste ce nom de Ragus. Si tu inverses Ragus ça donne Sugar, bien d’accord ? Sugar est un Roux primitif appartenant à une tribu qui utiliserait des Garous pour surveiller les rennes. Je veux en savoir davantage, c’est tout. — Tu es sûr de ne pas te fourvoyer ? C’est à peu près inconcevable. Tu n’es même pas sûr
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d’être un Ragus. Tous ces bouleversements n’ont rien arrangé. Cet office généalogique de G.S.S. a pu commettre des erreurs. Mais la suite est encore plus incroyable. Ce tatouage, cette relation entre ta famille et ces Garous… — Tu peux faire ça pour moi ? — Je devrais t’empêcher de t’enfoncer davantage dans ton obsession, ta névrose… ce n’est pas te rendre service. Écoute, les Roux ne savent pas lire. Je sais ce que tu penses. Un de ces chiens portait le même tatouage, hein ? Et on peut confondre. Mais encore faut-il savoir épeler chaque lettre. Lien Rag sourit. — Tu sembles oublier une chose. Les analphabètes qui apprennent à lire commencent toujours par la droite. C’est bien connu et vérifiable à quatre-vingts pour cent. Un jour un type a voulu relever l’inscription tatouée. Il l’a reproduite sur n’importe quoi, une omoplate de renne par exemple, en la gravant avec un os plus dur. Il a commencé par le S puis le U puis le G etc., etc. Il a conservé cette omoplate comme un talisman. Un jour il l’a montrée à des Hommes du Chaud. Ou bien ces derniers l’ont trouvée sur lui et ont dû rire et lui donner du sucre, en croyant que
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c’était ce qu’il voulait. C’est une explication. — Ouais, fit Skoll en le regardant de travers. Tu ferais un bon scénariste, tu sais. — Je te demande seulement ça. — Ensuite tu quitteras la Z.O. ? — Tu veux que je parte ? Skoll regarda sa table de travail, joua avec un coupe-papier en os. — Ce n’est pas moi. Le conseil pense que tu es resté assez longtemps chez nous, que tu as eu le temps de terminer ton travail de recherche au laboratoire de la mémoire collective. Il souhaiterait que tu retournes auprès du Kid pour lui conseiller d’installer un véritable bureau qui s’occupe des Roux, les conseille, les dirige au besoin vers la Z.O. Il t’en serait reconnaissant. Chaque année tu pourrais venir passer quelque temps, quatre à cinq semaines dans le labo. — On me fout à la porte ? — C’est la politique actuelle. Les métis et les Hommes du Chaud doivent cesser de diriger les organismes culturels ou scientifiques. On doit penser que tu peux infléchir les recherches du labo dans un sens qui n’est pas dans la ligne de la réalité historique. On pense que tu projettes tes propres ambitions sur le travail collectif. Enfin, le
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fait que ton fils soit considéré comme un messie nous gène beaucoup. Tu ne t’en es peut-être pas rendu compte, mais les gens commencent à se retourner sur toi, à se renseigner timidement. On leur a chuchoté que tu étais le père de l’enfantdieu et ils sont impressionnés. — Le conseil craint que je devienne trop populaire ? — Il y a de ça. Skoll se leva et posa sa main sur l’épaule du glaciologue. — Je suis toujours ton ami. Mais je dois biaiser. Ma situation n’est pas très bien définie… À propos, Leouan va repartir pour la compagnie du Kid avec une équipe de tournage. Vous partirez ensemble. — C’est pour quand ? — Une semaine environ. — Quand irons-nous voir Sugar ? — Tu es fatigant. D’accord. Dans quarantehuit heures, j’espère. Ce fut finalement au bout de trois jours qu’ils se rendirent au centre moutonnier. Pour apprendre que Sugar avait eu un léger malaise après avoir trop longtemps séjourné dans une
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serre chaude. Il avait fallu le placer en observation, soigner un début d’œdème pulmonaire. On les autorisa à pénétrer dans la chambre très froide où il était allongé sur un lit spécial. Il les reconnut, parut heureux de les voir. Il avait acquis d’autres mots d’anglais et leur dit qu’il avait commis la bêtise de s’attarder auprès d’une brebis qui allait mettre bas. C’est pourquoi il avait eu ce malaise. Mais il savait que l’animal aurait des difficultés. Il fallait enfoncer sa main dans son vagin, tirer une patte de l’agneau qui la tenait repliée sous lui. Il sourit en voyant les photographies de chiens-garous. — Sugar, dit-il. — Là-bas, il y en avait beaucoup ? — Oui beaucoup… — Comme ceux-là ? — Les uns comme ceux-là, d’autres différents… Mais ils couraient tous après les rennes. En fait ils mirent vingt minutes pour lui arracher cette précision. Après quoi Lien Rag tira de sa poche des cartons. Un crayon en plastique mou quelle que soit la température. Il écrivit le mot RAGUS, tendit un carton et le crayon au
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berger et lui fit comprendre qu’il devait reproduire le mot. Ce fut long, laborieux mais dès la première lettre mal dessinée, tremblante, à peine ressemblante, Skoll hocha la tête, reconnaissant que son ami avait raison. Le Roux commençait par le S de la fin. U peina sur le U puis sur le R. Pour le G il essaya plusieurs fois avant de jeter carton et crayon avec irritation. Il se rallongea, ferma les yeux. — Il faut partir, dit une infirmière rousse qui entrait dans la chambre froide. — Une minute, je vous en prie. Lien Rag demanda à Sugar si les Garous avaient un tatouage quelque part. Il continuait à bouder, mais Skoll sortit alors des friandises de sa poche. On ne les trouvait qu’à Glass Station, dans un commerce réservé aux achats des étrangers, c’est-à-dire des Hommes du Chaud. Sugar prit un bonbon au miel synthétique et se mit à rire de bonheur. — Sugar. Finalement ça signifiait tout ce qui était bon, ce qui était gentil, fidèle, comme les Garous, peutêtre aussi les femmes qui faisaient bien l’amour. Il expliqua que la plupart des Garous qu’il
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connaissait avaient ce genre de tatouage. Et seulement celui-là. Il ne savait pas pourquoi. — Peuvent-ils le faire eux-mêmes ? demanda Lien. Sugar pensait que non. Ils étaient maladroits, utilisaient rarement une pointe d’os, un couteau d’os. Les objets les impressionnaient terriblement. Là-bas, dans la tribu, on utilisait surtout les os de rennes, les andouillers, les sabots. Tout était utile. Les tendons servaient comme cordages par exemple. — Il faut partir, dit l’infirmière, une grosse femme au visage très velu ; on ne voyait que les yeux sévères. Ils retournèrent à la draisine. Lien Rag pensait qu’il allait bientôt quitter cette région et ne reverrait peut-être plus Sugar. — Il n’était pas possible de lui arracher davantage, dit le colonel Skoll. Je crois qu’il a fait le maximum pour te renseigner. — Je ne suis guère avancé, dit Lien Rag, Ce tatouage doit se transmettre comme un talisman. Mais si les Garous ne peuvent le faire, qui donc ? — Nous marquons les moutons, les rennes avec une méthode indolore. Dans le temps, on chauffait une marque au rouge…
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— Hé, dit Lien… Tu n’as pas tort. Imagine… Il pensait au gouffre des Garous. À la chaleur qui, dans le fond de l’excavation, dégageait tant de vapeur. C’était peut-être une sorte de rite d’initiation. Il imaginait un objet pas très grand, pas très large, qui était perpétuellement chauffé au rouge. Les Garous venaient appuyer leur poignet et les cinq lettres s’imprimaient à jamais dans leur chair. À la longue elles ressemblaient à un tatouage à travers les poils qui, sans pousser dessus, les recouvraient. — C’est une explication en effet, dit Skoll. Ce feu qui brûle dans ce gouffre, c’est quoi ? — Peut-être un volcan souterrain. Tout est possible. — Mais on y voit, il y a des lumières ? — Des traînées brillantes sur la roche, comme phosphorescentes. Je pense qu’il aurait fallu descendre encore au moins mille mètres pour approcher de ce brasier colossal. Je vais préparer une expédition. Cela me demandera des mois, mais c’est là-bas que je saurais pourquoi ce mot et ce nom de Ragus se retrouvent gravés dans la chair des Garous. Un talisman peut-être, mais aussi un signe de ralliement en prévision d’un événement. Ne me demande pas lequel.
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Leouan l’attendait chez lui. Elle était radieuse. — Nous partirons ensemble. — Comment vais-je traverser la banquise atlantique ? Soit elle est aux Panaméricains, soit aux Transeuropéens. — Tout est prévu, dit-elle. Ça te rappellera quelque chose.
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CHAPITRE XXVI
D
epuis deux jours l’aéronef dérivait vers le nord avec la queue du cyclone qui avait soufflé avec violence. Les réserves d’huile s’épuisaient et le diesel tournait uniquement pour fournir un peu de chaleur et entraîner l’hélice de gouverne. Ils survolaient la banquise à trois cents mètres de hauteur, recherchant une rookerie. Ils avaient trouvé plusieurs trous à phoques mais l’importance de ces animaux leur posait des problèmes. Il aurait fallu les découper pour entasser les morceaux dans les chaudières trop petites. — L’huile de manchot est plus fine, mais si nous n’en trouvons pas nous nous rabattrons sur les phoques. On arrivera bien à attraper quelques
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malades et des jeunes. Et puis ils aperçurent la station. C’était étrange de découvrir ainsi une trace humaine en pleine banquise. — Nous sommes plus haut vers le nord que nous ne pensions, dit Ma Ker. Cette voie privée doit rejoindre le réseau transbanquisien que l’on appelait Cancer Network. — Cancer Network n’existerait plus. Il y en a un autre encore plus au nord. — Il a très mauvaise réputation ! s’exclama Greog. Mais on dirait que la station est vide. — Le trou à phoques aussi… Mais il y a des manchots. En petit nombre mais suffisamment pour remplir nos caisses. L’aéronef perdait encore de l’altitude. Le diesel entraînait les deux hélices avant. Ils pouvaient observer avec attention ce qui allait se passer. La station était protégée par une verrière en plastique depuis longtemps rayée par les tempêtes incessantes de la banquise et rendue presque opaque. — Il semble y avoir trois wagons assez importants, une installation pour faire fondre le
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lard des phoques. Mais on ne voit personne. — L’endroit a été abandonné avec la disparition des phoques. Ils ont trop ravagé le troupeau. C’est ce qui arrive souvent avec ces aventuriers isolés. Ils tuent, massacrent, remplissent des wagons-citernes et puis au revoir. — Regardez, le pourtour du trou, tous ces os de phoques. Des centaines, des milliers. — Les manchots ne seraient pas là si les phoques s’y trouvaient. — Il faut prendre une décision. — Descendons à cinquante, dit Greog, et tournons encore un peu. Mieux vaut sacrifier un peu de nos réserves et être sûr que les chasseurs ne nous attendent pas avec les fusils. Ils ont pu nous voir arriver de très loin. Ann regardait la voie ferrée à la jumelle, et se rendait compte que si elle était encore en assez bon état, elle s’interrompait en plusieurs endroits. Personne ne l’entretenait plus. — Je pense qu’il n’y a personne, dit-elle. Il faut atterrir. — Vous êtes unanimes ? demanda Greog. — On peut le faire à distance, proposa Julius. — Si jamais la station est vide il faudra
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ensuite nous rapprocher avec des manœuvres hasardeuses. Je voudrais me planquer derrière la station à l’abri des vents dominants. Cette verrière en plastique a bien tenu le coup et nous protégera le temps de notre séjour. Il manœuvrait désormais avec habileté. Une première ancre fut descendue et grâce à un chauffage réduit s’enfonça lentement dans la banquise. Greog coupa le courant et la glace se reforma en quelques secondes. Il envoya celle de l’arrière puis les deux autres latérales. Le problème était d’avoir un enroulement synchrone. Ce n’était pas évident et la cabine penchait tantôt d’un côté tantôt de l’autre. Dans une absence totale de vent, c’était sans danger, mais Greog réfléchissait au problème. Ils voyaient, sauf Julius, le sol se rapprocher lentement. Greog pensait qu’il placerait quatre ancres supplémentaires. Si jamais ils pouvaient habiter dans la station il dégonflerait en partie le ballon. On annonçait d’autres tempêtes. La station météo de Hot Station ne leur parvenait que par bribes souvent inaudibles. — On prend les armes ? — C’est préférable. Le laser portatif. Il dut laisser tourner le diesel pour l’alimenter. Ann sauta à terre et marcha vers la
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station en traînant le fil électrique derrière elle. Ils la virent passer le sas et au-delà n’être plus qu’une tache blanchâtre qui allait et venait. Ils commencèrent de s’impatienter lorsqu’elle ressortit et leur fit signe que tout allait bien. — J’y vais, dit Ma. Tu m’accompagnes, Julius. — Allez, fit Greog. Le capitaine abandonne toujours le dernier son navire. Il était très fier de son aéronef. Mais des améliorations pouvaient être apportées. Par exemple le diesel consommait vraiment trop. Normalement ils auraient dû avoir la moitié des soutes remplies et ce n’était pas le cas. Certains ballonnets fuyaient et l’hélium envahissait la carcasse, il fallait constamment vérifier la pression. Lorsqu’il put enfin abandonner le ballon il les vit se diriger vers la rookerie et les suivit. En fait plusieurs manchots très gras s’ébattaient dans le trou. De véritables barils d’huile se dandinant grotesquement. — C’est pas croyable, dit Ma. — On dirait qu’on a sucé ces os. Pas un lambeau de chair gelée. — Ni de moelle.
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— Et il reste aussi des peaux, on dirait. Enfin des lambeaux. — Un carnage étrange. Greog ramassa un os et eut aussi l’impression qu’on l’avait nettoyé totalement. Mais aucune mâchoire, même pas celle des orques, ne pouvait se refermer ainsi sur un phoque et le vider de toute sa substance. Certains squelettes étaient entiers mais se dispersaient vite, à moins que les articulations n’aient gelé entre elles. Mais il ne restait ni tendons ni cartilages. — Je n’aime pas cet endroit, dit Julius. Ils regardèrent l’aveugle qui humait l’air glacé en se tournant vers le nord. — Je suis certain qu’on nous guette. — Il n’y a personne dans la station, tu as bien vu. — On guette la station également. — La voie devrait être réparée pour que des hommes puissent venir jusqu’ici. — Il faut remplir vite nos soutes et repartir, dit le savant aveugle. Et nous devrons nous montrer vigilants, que ce soit de jour ou de nuit. — Moi je veux dormir, dit Greog. Depuis une semaine que je suis aux commandes de cet
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appareil, je n’ai dormi qu’une heure par-ci, par-là. — Je veillerai, dit Julius. Je sentirai venir le danger.
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CHAPITRE XXVII
L
e viaduc, à la faveur d’une immense courbe, se présentait dans toute sa splendeur, à perte de vue. Le Kid fit stopper sa draisine pour admirer cette construction extraordinaire. On aurait pu compter des milliers d’arches. Cinq par kilomètre et déjà cinq cents kilomètres en direction de l’est, vers la Panaméricaine, l’ancienne côte du Pérou. Vingt fois autant, des années de travail fantastique, un ouvrage sans précédent. La folie du Kid, disait-on. Mais grâce au procédé inventé par Lien Rag, le prix de revient avait fortement baissé. Les arches étaient armées par des artérioles nombreuses dans lesquelles circulait un fluide réfrigérant. Grâce à cette trouvaille on pourrait désormais traverser le Pacifique sans crainte. Jusqu’ici la plupart des réseaux avaient dû être abandonnés à cause de
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trop gros frais d’entretien. Un jour il y aurait des dizaines de voies, des convois se succéderaient. La Compagnie de la Banquise deviendrait la plaque tournante du monde entier pour les échanges avec la Panaméricaine. On oublierait les rancœurs, la guerre. Lady Diana ne serait peut-être plus là, luimême serait plus vieux. Il construisait un empire et les gens n’en avaient pas conscience. Les gens vivaient sans ambition, sans idéal, essayant d’avoir plus de chaleur, plus de nourriture. Ils ne pensaient pas que dans dix ans ils partiraient en vacances sur ce viaduc, que la vie serait meilleure. Lui y croyait, avec ferveur. Il retourna à son petit bureau de voyage. La draisine n’irait pas là-bas, sur le chantier de pointe à cinq cents kilomètres. Le Kid ne s’y rendrait qu’une fois tous les mois. Les équipes hautement qualifiées formées par Lien Rag effectuaient leur travail avec enthousiasme. Elles ne craignaient pas de s’éloigner à travers la plus grande et la plus dangereuse banquise du monde, de se couper peu à peu de la vie, de frôler souvent la mort. La banquise, surtout dans cette partie australe, n’était pas constante. Il y avait des mers intérieures dues
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à des courants, à des éruptions sous-marines. Des mers où s’ébattaient des baleines géantes. Celles qui pouvaient d’un coup de queue démolir les piliers en construction. Quand l’émotion la plus noble l’étreignait, il n’admettait pas que certains faits divers le ramènent à une réalité bien décevante. Ce rapport, par exemple, d’une entreprise de pêche qui construisait une voie ferrée jusqu’à une rookerie située dans le nord. — Incroyable, dit le Kid à haute voix. Impossible de parler d’hallucination collective. Ils étaient une cinquantaine qui avaient vu l’objet s’élever dans les airs. Un objet énorme, un cylindre pointu à chaque bout qui emportait une nacelle étanche. Des hélices propulsaient l’appareil. La police ferroviaire enquêtait sur place. On avait trouvé une installation, certains appareils qui laissaient supposer qu’il s’agissait de scientifiques inconnus, marginaux. Depuis combien de temps vivaient-ils clandestinement auprès de cette rookerie, chassant les manchots pour l’huile, la viande ? Ils avaient aussi tué des baleineaux mais uniquement pour les autopsier, semblait-il. Le Kid pensait inéluctablement aux
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Rénovateurs du Soleil. Le régime trop libéral, la société non répressive permettaient à ces gens-là de s’installer pour préparer leur complot contre l’humanité. Déjà ils avaient failli réussir, à partir de Jarvis Station situé sur le 160e Méridien. De làbas ils avaient dissous les strates de poussières lunaires qui voilaient le Soleil et pendant huit jours, une semaine effroyable, le Soleil apparaissait chaque matin dans une lucarne étroite. La banquise fondait, les moteurs lubrifiés par des huiles trop fluides chauffaient et se bloquaient. Les gens fuyaient la banquise vers l’inlandsis australien. Une panique monstre. Tout était rentré dans l’ordre jusqu’à la révolte de la Guilde des Harponneurs et l’intervention de Lady Diana et de sa flotte. Une fois encore, le dynamisme increvable des banquisiens recréait le miracle. Et quelque part dans le nord des inconnus bafouaient les lois des Accords de NY Station, préparaient un sale coup. Ils osaient quitter le rail pour se déplacer dans les airs ! Déjà Lien Rag lui avait appris qu’il existait des Hommes-Jonas qui habitaient dans les corps gigantesques de certaines baleines. Non en parasites, mais en communion spirituelle et
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charnelle avec les animaux. Mais ceux-là demeuraient une élite orgueilleuse qui méprisait le reste de l’humanité. Tandis que les Rénovateurs du Soleil voulaient, eux, sauver les hommes, ramener un printemps éternel sur terre. La draisine pénétra dans Titanpolis. La ville aux quinze coupoles. Auxquelles très bientôt s’en ajouteraient cinq autres. La ville s’épanouissait dans l’harmonie, sous des toits cristallins. On y trouvait le plus grand nombre de cerveaux au monde. La vie y devenait chaque jour plus raffinée, plus élégante. Et là encore, nouvelle raison d’être furieux. Yeuse s’obstinait à séjourner dans l’autre cité, Kaménépolis, ancienne capitale de la débauche et des trafics. Yeuse s’était entichée de ses ruines et de ses habitants malheureux. Yeuse ne respectait pas son contrat moral. Elle se trouvait là-bas pour contacter des artistes, des créateurs, littéraires, peintres, sculpteurs, metteurs en scène, chorégraphes. Elle n’avait pas mal réussi, seulement au lieu de revenir avec sa cargaison culturelle, elle se contentait d’expédier des troupes dans la Compagnie. Les envoyait roder leurs spectacles dans les villes du nord oubliant Titanpolis, comme si les crânes d’œufs de la ville ne pouvaient apprécier les spectacles, même le
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burlesque. Et maintenant ce romancier, R. qui avait écrit une pièce de théâtre. Une pièce historique sur la Grande Panique. Une pièce qui parlait de Soleil qui se voile, de rivière qui se fige, d’herbe qui gèle, de sol qui se durcit. De quoi faire hurler les membres de la commission Ominh ; commission qui allait enquêter encore des mois à Kaménépolis. Si cette pièce se jouait, on les accuserait d’être des complices des Rénovateurs. Et cette histoire de ballon ne ferait qu’accréditer cette rumeur dans l’opinion mondiale. On dirait que la Compagnie de la Banquise était le repaire des ennemis de l’humanité. — D’ici qu’une croisade soit lancée, bougonna-t-il. Il descendit de draisine, rentra chez lui. Désormais il habitait au centre ville une maison, mobile certes, mais ayant l’apparence d’une maison d’autrefois. Ni château, ni palais, ni rien d’extravagant. Une maison bourgeoise avec ses fenêtres sages et régulières. Autour on avait disposé des jardins sur roues, des pelouses, des arbres nains, un jet d’eau. C’était sa maison, le siège du conseil d’administration qu’il recevait dans les grandes pièces du bas. Le décorateur avait
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été assez habile pour que plus rien ne rappelle les wagons d’origine. Et pourtant l’ensemble, conforme aux standards de NY Station, pouvait du jour au lendemain rouler à cent à l’heure sur n’importe quel réseau. Le grand maître Aiguilleur Lichten avait laissé un message et il le rappela. — La commission Ominh veut que l’on répare le plus rapidement possible les principales voiesartères de la cité. Cela représente cinquante kilomètres de rails pour commencer. Ils ont déclaré qu’ils ne bougeraient plus tant qu’ils ne pourraient pas se déplacer comme des hommes et non comme des animaux. — Commencez les travaux. Embauchez du personnel. — Mais les machines ? — Les travaux s’effectueront à la main et sans machines. Je n’ai pas d’argent à jeter en l’air pour des factieux. Cela va donner du travail à quelques centaines de gens. Il y a des stocks de rails à la station ? Puisez dedans. — Il y en aura pour des mois… — Vous souffrez d’avoir ces messieurs sur le dos ? Prenez votre temps en patience. — Je voudrais aussi… Il s’agit de cette pièce
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en répétition, Papa, la rivière ne bouge plus. Je tiens à attirer votre attention sur le sujet et les événements qu’elle évoque. On m’a rapporté que l’on voit dans un coin une sorte de boule lumineuse voilée et que d’autre part il n’y a pas de glace. C’est juste avant la glaciation en pays tempéré, quand le froid devient de plus en plus vif. — J’ai un exemplaire sur mon bureau. — Ah… Excusez-moi. — Vous pensez qu’elle est subversive ? — Disons tendancieuse… Elle pourrait provoquer des réactions passionnelles, des conflits… On y vante beaucoup le Soleil, on pleure sur sa mort. La petite fille déclare qu’elle va l’enterrer avec son petit chat. Cette scène très sentimentale sera certainement le clou de la représentation. Le Kid n’écoutait plus. Il revoyait les arches de son viaduc colossal. Jamais on n’avait osé lancer sur la banquise la plus grande du monde, plus de cent millions de kilomètres carrés, un pont aussi audacieux. — La commission prendra cette pièce pour une pure, provocation. Je le crains. Peut-être cinquante mille arches. Un pont de cinquante mille arches. Et lui le Kid, l’ancien
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Gnome, était le maître d’œuvre de cet ouvrage qui serait la nouvelle merveille des glaces. Brusquement il baigna dans la sérénité la plus totale : — Laissons faire, Lichten, laissons faire. Nous sommes animés par la passion de la liberté… Nous avons gagné une guerre difficile, nous relevons nos ruines avec enthousiasme. Que nous importe cette commission ? Nous n’avons pas à nous agenouiller devant elle. — Je me permets de vous signaler… — Non, Lichten. Il ne sera pas dit que le Kid poursuivra la censure alors que la paix est revenue. Il faut que la création artistique soit encouragée. Vous n’avez rien d’autre à me signaler ? — La situation est calme. On reconstruit la coupole principale et une structure gonflable de plus est en place. — Eh bien, voilà qui est parfait.
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CHAPITRE XXVIII
J
ulius quittait l’abri de la station toutes les demi-heures pour humer l’air de l’extérieur. Il ôtait sa cagoule, son filtre réchauffant et prenait une bonne aspiration. Il se faisait l’effet de ces goûteurs de bière qui agissaient comme lui. Il y avait dans l’air une odeur visqueuse. Oui, c’était bien ça, une odeur visqueuse comme on en trouvait dans une usine d’huile de baleines par exemple. Rentré au chaud du wagon principal il ôta sa cagoule, passa son doigt sur son visage et l’examina. Il était gluant, recouvert d’une fine pellicule gélatineuse. Ils avaient fini par s’installer dans ce wagon. Après une semaine de navigation souvent heurtée dans la tempête il faisait bon retrouver le sol ferme
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de la banquise. Mais ce confort relatif lui paraissait hypothéqué par une présence invisible et terrifiante. Ils avaient trouvé un peu d’huile de phoque, lancé un diesel qui donnait de l’électricité et de la chaleur. Il y avait un digesteur à matières organiques pouvant fournir du méthane, mais lui aussi était comme les os de phoque, raclé jusqu’au fond. Il se prépara une boisson chaude, à base de grains grillés. Ça le maintenait éveillé. Mais il n’avait pas sommeil. Il entendit un frôlement, sut que Ma approchait. Sa vieille épouse qui veillait sur lui avec plus de tendresse encore depuis que le Soleil, son cher Soleil, l’avait aveuglé. — Tu as vu quelque chose ? — Non, mais l’air est bizarre. Gluant. Pourtant, avec moins cinquante, il devrait être comme un coup de trique. Elle sortit à son tour, revint cinq minutes plus tard. — Tu as raison, dit-elle, c’est indéfinissable mais l’air colle. Il y a comme un brouillard laiteux. La nuit est aussi noire que d’habitude et pourtant au nord elle parait blanchâtre. Comme
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phosphorescente. — Une grande station ? Ce serait le halo de ses lumières ? — Si proche ? En plein désert banquisien ? — Une usine de traitement d’huile. Ces genslà disposent d’une telle quantité d’énergie qu’ils la gaspillent. Elle retourna se coucher et lui erra en tâtonnant dans le compartiment principal. Il s’assit à une table et posa ses mains dessus. Ce ne fut pas immédiat. Ce fut lorsqu’il fit glisser le bout de ses doigts sur le plateau de cette table en carton compressé, presque aussi dur que du bois. Curieusement, il sentait des moulures très fines, des sortes de zigzags et ne pensa pas tout de suite à une trace d’écriture. Il se leva, alla faire un tour à l’extérieur. L’air devenait plus visqueux. Lui qui avait les sens exacerbés depuis sa cécité avait du mal à supporter cet air poisseux. Très désagréable. Il rentra, retourna à la table et c’est alors qu’il réalisa que quelqu’un avait écrit sur une feuille de papier, à même la table et que son crayon ou sa plume avait gravé le message, en partie dans le carton compressé… « Nous préparons notre
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départ mais nous ne savons pas si elle se retirera assez loin pour que nous rejoignions le réseau. Ces temps, elle meurt de faim après avoir dévasté nos ordures, les appâts que nous plaçons dehors, le contenu du digesteur, elle attaque les phoques. En fait un carnage… Je crois que les phoques vont quitter cet endroit. Cette nuit elle a dû en dévorer d’un coup plusieurs centaines… Non, elle ne dévore pas, elle aspire. Ne laisse que les os, les dents, les corps durs. Un message radio. Nous recevons sans pouvoir émettre. Tusk Station surtout. Des amis. J’écris en cas de malheur. Jelly peut revenir recouvrir notre station, boucher les aérateurs et nous mourrons étouffés. Si ce n’est étouffés ce sera de froid. Cette saloperie ne craint que l’huile minérale et nous n’en avons pas. Il paraît que les contrebandiers utilisent aussi un système pour passer à travers avec leurs trains remplis de marchandises. Mais nous, nous n’avons rien. Juste l’espoir qu’elle se retire jusqu’à son point de départ. Cette éponge gélatineuse doit recouvrir des milliers de kilomètres carrés en ce moment. Ça risque de durer. Quand il n’y aura plus de phoques peut-être se rétractera-t-elle vers le nord. Nous le souhaitons tous. Sinon nous allons crever pour de multiples raisons. Le pire serait qu’elle nous chope dans ses tentacules et
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nous aspire tout entiers. J’aimerais pas mourir ainsi. » Fiévreusement Julius cherchait un autre message gravé mais n’en trouvait pas. Les anciens habitants de la station avaient dû s’en aller avec leur véhicule particulier. Avaient-ils réussi à échapper à cette Jelly ? Une éponge gélatineuse ? Julius pensait à une amibe. Avait-elle un noyau ? Sinon c’était peutêtre une bactérie très adaptée au milieu. Trop adaptée. De toute façon une horreur. Il détenait ce secret-là, sous les doigts. Les autres n’avaient pas la peau assez sensible pour percevoir les gravures du crayon, certainement un crayon. On utilisait partout des crayons sans mine, un plastique qui dès qu’on appuyait laissait une trace même par des températures très basses. Il était le seul à savoir. Les autres dormaient tranquillement. Et au nord ce nuage vaguement lumineux, c’était Jelly. Il ne pouvait la voir mais l’air se chargeait de sa présence malsaine. L’amibe, surtout aussi gigantesque, ne pouvait se démarquer franchement de son milieu ambiant. Elle laissait une odeur persistante, physique, une aura matérialisée. De plus en plus vague bien sûr,
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mais jusqu’à quelle distance ? Il aurait voulu évaluer celle-ci. Il pensait à l’aéronef. Une résine produite par des bactéries. Une matière bonne à manger pour Jelly ? Si le ballon disparaissait avec tous les appareils… ceux-ci risquant d’être détruits, ils demeureraient coincés dans cette station au bout du monde, sans véhicule, sans ressources. — Tu es inquiet ? dit Ma en s’asseyant près de lui. — Viens ici. Pose tes doigts, effleure à peine la table. Tu ne sens rien ? — Tu sais, j’ai travaillé dur au ballon, j’ai tressé les cordages et j’ai le bout des doigts corné. — J’oubliais… je suis désolé. Écoute. Il y a un texte gravé là-dedans. Il le lut jusqu’au bout d’une voix calme. Chuchotée à cause des Suba. — C’est le brouillard blanchâtre à l’horizon côté nord ? — Certainement. — Il faut réveiller Greog, regonfler et aller chercher ailleurs de l’huile. — Nous ne pouvons pas alimenter le diesel au-delà d’une journée. Il faut prendre le risque de
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rester, tuer des manchots et fabriquer de l’huile pour remplir vite les soutes. — Une journée suffira peut-être pour trouver une autre rookerie. — C’est la première que nous avons aperçue depuis une semaine, lui fit-il remarquer. — Je ne supporterai pas que cette horreur recouvre la verrière et nous enferme vivants dans cet espace réduit.
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CHAPITRE XXIX Chaque matin Véda descendait au bord de la rivière en tenant sa poupée dans ses bras. Ensemble elles tâtaient l’eau, partageaient leur avis sur sa fraîcheur. — Comment la trouves-tu ce matin ? — Vlaiment tlès floide, répondait la poupée par la voix de la petite fille. — Tu devrais apprendre à prononcer les R. Il faudra que je te donne quelques leçons. Mais c’est vrai qu’elle est vraiment très froide. Papa dit qu’elle risque de ne plus bouger un de ces jours. Que tout au bord il y aura comme des morceaux de verre de toutes les formes, pointus, surtout. Ça voudra dire qu’elle se prépare à mourir. Ce n’était pas une rivière mais pour Véda cette appellation éloignait les limites de son
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domaine enfantin. Le ruisseau devenait rivière, les trois arbres forêt et le carré d’herbe une vaste prairie où les chevaux sauvages galopaient crinière au vent. — Tu sais, il ne faut pas trop s’en faire. Papa dit que nous n’avons rien à craindre, que le froid ne nous atteindra jamais… Il veut dire que nous le supporterons mieux que les gens du nord. — C’est où le nold ? — C’est vers le haut de la carte. Papa craint que les gens ne viennent tous ici. Un matin elle découvrit le premier glaçon dans l’herbe, pensa d’abord à un éclat de verre mais le lâcha dès qu’elle l’eut cueilli. — Tu as vu ? — C’est floid. — C’est froid. Si tu dis c’est floid ce n’est pas la même chose, tu comprends ? — Oui, je complends. — Tu te moques de moi ? Si je te laissais au bord de la rivière cette nuit on te retrouverait morte avec comme un cercueil de verre autour de toi. Comme Blanche-Neige. Si tu es gentille je te raconterai l’histoire de Blanche-Neige. Véda ne pensait qu’à la rivière, mais maman
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se plaignait qu’elle ne puisse plus rien arracher dans le jardin tant le sol était durci. — Il faut de l’eau chaude pour déterrer les navets et les carottes. — Ne gaspille pas le gaz. La cuve est à moitié vide et ils ne savent pas quand ils la rempliront. Je suis inscrit en tête de liste chez, le livreur. La nuit il fallait entasser toutes sortes de choses sur le lit. Maman n’avait pas assez de couvertures. Véda fourrait sa poupée à ses pieds sous prétexte qu’elle y aurait plus chaud mais en fait elle enfonçait ses orteils dans le manteau en laine de sa petite amie. Deux jours plus tard, chaque rive de la rivière semblait recouverte de verre. La rivière paraissait plus étroite et courait plus vite. Véda pensa qu’elle se dépêchait de quitter un endroit pareil, se demandant quand elle verrait la queue de la rivière. Ensuite il n’y aurait plus que les bordures en verre épais. — Tu as vu, il y a un « incsete » sous le verre. — Il lemue pas sous le velle ? — Il est coincé « l’incsete ». — Nous on poulait êtle coincés aussi ? Véda se demanda si vraiment elle avait pu
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dire une telle chose, regarda sa poupée avec incertitude. Peut-être qu’elle parlait vraiment quelquefois par sa bouche. Pas toujours. — On pourrait, dit-elle avec componction, mais papa dit qu’on nous sauvera avant. — Qui nous sauvela ? — Des hommes. — Mais nous sommes des hommes. Des femmes. — Moi je suis une fille, toi une poupée. Chaque jour la rivière rétrécissait dans ses bordures de verre et grâce à sa vitesse empêchait que du verre n’apparaisse au milieu. — Dépêche-toi, lui disait Véda, dépêche-toi. Montre-nous ta queue, nous saurons que tu es sauvée. Oui, dépêche-toi. Si tu rétrécis encore tu vas devenir un ruisseau. — Un luisseau, fit en écho la poupée. Désormais on mangeait dans la cuisine et même maman parlait de dormir dans cette pièce. Véda qui aimait sa chambre à la folie en aurait pleuré de rage. — Nous serons sauvés. Ils vont se rendre compte que nous n’avons plus le Soleil. De leur planète ils trouveront le moyen de disperser ces
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foutues poussières de Lune. — Foutues poussières de Lune, répéta Véda avec délices. Comme maman ne disait rien, la poupée s’en mêla : — Foutues poussièles de Lune. — Sur Alfa ils disposent de techniques fantastiques. D’une énergie inépuisable. Je suis certain que les journaux disent vrai. Ils peuvent nous sauver. Je suis certain qu’ils y pensent, qu’ils vont nous envoyer leur beau vaisseau spatial. Peut-être même Terra. Tu te souviens de Terra ? — Terra, dit Véda. — Telia, répéta la poupée. Yeuse relisait ce passage pour la dixième fois. La première fois elle avait cru que son cœur s’arrêtait. Elle avait dû se lever pour boire un peu d’alcool. Puis elle avait repris la lecture. — Il faut que je parle à R. Mais l’écrivain n’était pas dans sa cabine. Il rendait de plus en plus souvent visite à Véda, l’autre qui se mourait d’un cancer généralisé. Avec les glaces, beaucoup de microbes avaient disparu mais le cancer restait toujours aussi virulent. — Il faut que je sois certaine.
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Elle pensait téléphoner au Kid. Lui crier que ce vaisseau spatial avait vraiment existé. Mais comment R. l’avait-il appris ? — Je vais relire tranquillement ce passage. L’émotion la suffoquait trop. Elle voulait parler, aller et venir, exploser de joie, d’impatience. Et ce R. qui ne rentrait pas. Elle songea à aller le rejoindre chez la malade mais pensa qu’elle ne pourrait dissimuler sa joyeuse fébrilité, ce qui serait par trop inconvenant. — Y avait-il vraiment des hommes et des femmes qui croyaient que Terra reviendrait pour les sauver, pour les chercher ? Elle prit un peu d’alcool. Si R. ne rentrait pas de la nuit elle deviendrait folle. Et Lien Rag qui était trop loin pour qu’elle lui communique cette nouvelle. — Je ne sais plus que faire. Il faut que je me calme. Elle se força à relire. Pourquoi ne pas l’apprendre par cœur ? C’était une bonne idée qui l’aiderait à passer le temps.
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CHAPITRE XXX
L
es gardes-côtes panaméricains prenaient tout leur temps pour contrôler les passagers du petit train spécial qui voulait quitter la Zone Occidentale. Ils ne cachaient ni leur hostilité ni leur dégoût pour cette bande d’animaux velus sur deux pattes, qui prétendaient traverser le secteur de la banquise en direction d’Atlantic Station en Africania. Le réseau était ancien, mal entretenu mais étroitement surveillé par les Panaméricains. Ils avaient renoncé au blocus économique de la Z.O. après s’être rendu compte qu’ils en étaient les premières victimes. Les Roux pouvaient se passer de chauffage, donc d’énergie et leur alimentation était des plus frugales. Très vite, Lady Diana avait noué des relations discrètes avec le conseil
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révolutionnaire. Mais son administration restait hostile, méprisante et raciste. Dans ce wagon-bureau des gardes-côtes, Lien Rag commençait à transpirer sous son ersatz de fourrure. Leouan l’avait déguisé en Homme Roux pure race. Sa fourrure était bien imitée. Collée sur une combinaison isotherme, elle lui permettait d’affronter les plus basses températures. Mais dans ce bureau surchauffé il étouffait. Comme les autres Roux d’ailleurs. Leouan finit par intervenir avec colère : — Vous n’ignorez pas, lieutenant, qu’au bout d’une heure à vingt degrés mes compatriotes meurent. Il y a déjà vingt minutes qu’ils attendent ici. Je ne réponds de rien. Si vous persistez dans la mauvaise volonté, je retourne de l’autre côté lancer un message radio en direction de Glass Station, pour alerter nos patrouilles du danger que vous leur faites courir. Le lieutenant avait un visage lunaire, couperosé. Cette belle fille le surprenait. Il aurait pensé qu’elle était métissée d’Africanien et non de Roux avec sa peau bronzée, sa bouche large et épaisse. Très élancée, bien roulée dans sa combinaison d’un vert sombre. Rien de l’apparence courtaude des Femmes Rousses. Une
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merveille. Lien Rag se disait que les Panaméricains allaient prendre leur spectrographie. C’était un risque terrible qu’elle assumait en provoquant cet officier obtus. — Nous en terminerons aussi vite que nous le pourrons. — Laissez-nous sortir dans ce cas. — Vos certificats de vaccinations ne sont pas corrects. Il manque ceux de la rage. — Comment, la rage ? — Nous exigeons désormais des certificats de vaccination antirabique. — Les cas sont extrêmement rares de nos jours… En fait il s’agissait d’une très ancienne circulaire concernant les transporteurs de peaux de loup. Leouan, méthodiquement, démonta la perfidie du lieutenant sans s’énerver mais d’un ton ferme. — J’ai le statut diplomatique, dit-elle, et ces gens-là dépendent étroitement de moi. Vous allez provoquer un incident qui peut entraîner le renvoi de votre chargé d’affaires. Lien Rag préférait regarder ailleurs. Elle y
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faisait à l’intimidation. Mais les Roux souffraient vraiment de la chaleur, et une jeune femme finit par arracher l’espèce de blouse qu’elle portait pour cacher sa nudité. Les gardes-côtes sursautèrent et rougirent. Ils distinguaient nettement les pointes sombres de ses seins et les lèvres de la vulve sous la fourrure blonde. — Couvrez-vous, fit le lieutenant exacerbé… — Laissez-la sortir, dit Leouan. Elle n’en peut plus. La jeune femme fut finalement autorisée à quitter le poste. Ils la virent marcher en dehors du sas thermique en respirant de tous ses poumons. — Qu’allez-vous faire à Atlantic Station ? — Ce n’est qu’une étape. Je vais prendre mon poste dans le sud, la Compagnie de la Banquise, vous connaissez ? Le lieutenant devint bizarre. — Kaménépolis ? — Bravo, vous avez des connaissances, fit-elle ironique. — Je faisais partie de l’équipage d’un destroyer, dit-il avec une certaine gêne. Un drôle de coin… Il paraissait honteux de la raclée que les siens
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avaient prise là-bas et il se hâta de terminer les formalités. Lien Rag apprécia lui aussi l’air glacé, et leur train non chauffé. — Il faudra aussi affronter les Transeuropéens, dit Leouan. Sinon nous devrions voyager trop longtemps en zone panaméricaine. Ils commencèrent d’apercevoir des voiliers du rail, le plus souvent des baleiniers ou des phoquiers, mais aussi des transporteurs de marchandises lourdes. Du bois de Transeuropéenne, de la terre végétale pour les serres panaméricaines. Tout un train, une forêt de mâts hétéroclites, un par wagon, des voiles qui se gonflaient au vent du nord-ouest. Mais plus tard ils doublèrent une immense aciérie sur rails qui crachait des nuages sulfureux. — Pour ne pas empoisonner leur Compagnie ils rejettent leurs saletés sur la banquise. — C’est peut-être une aciérie-bagne, dit Lien Rag. Il en existe quelques-unes. Les prisonniers travaillent dans des conditions effroyables. Un convoi énorme, trop lourd pour la fragilité de la banquise en certains endroits. Le Gulf Stream existait toujours et provoquait des effondrements. Quelques mois auparavant, Lien Rag se
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souvenait d’avoir navigué sous la glace dans le ventre chaud d’une immense baleine qui se nommait Ehvoule, qui riait souvent comme une gamine et qui acceptait dans son corps toute une famille, les Rune, les Hommes-Jonas qui vivaient en symbiose avec le cétacé. Ils pénétrèrent en Transeuropéenne juste à la station météo GT Station. Lien Rag y avait séjourné quelques jours lorsqu’il recherchait un certain Mil Cartier qui devait le renseigner sur Lienty Ragus, l’éleveur de rennes. Les contrôles furent aussi tatillons. Les agents de la Sécurité Militaire ricanaient devant cette douzaine de Roux et de métis de Roux qui voyageaient en train spécial, prétendaient faire partie d’une équipe cinématographique. Et cette fille qui se disait diplomate. Cette fois ils furent bloqués pendant vingtquatre heures mais en dehors de la station, leur train immobilisé sur une voie de garage surveillé par un blindé. Un canon automatique était constamment braqué sur eux. L’ordre dut venir de G.S.S. de les laisser aller. Désormais ils n’avaient plus qu’à rallier Atlantic Station. De là ils emprunteraient les grands réseaux qui traversaient l’inlandsis africain. Plus
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loin ce serait la Fédération Australasienne avec sa myriade de Compagnies, pour la plupart dirigées par de véritables rançonneurs. Dès qu’ils furent en Africania, Lien Rag renonça à son déguisement. Autrefois il en avait endossé un identique pour se cacher dans le cabaret Miki. Il retournerait en Transeuropéenne, avec une expédition importante qui descendrait dans le gouffre aux Garous pour en élucider le mystère. Il finirait par savoir pourquoi son nom, enfin celui de Ragus dont il portait une seule syllabe, servait de talisman à ces monstres, pourquoi certaines tribus de Roux le connaissaient sous une autre forme, à l’envers. Ce qui donnait Sugar, symbole pour eux de bonheur présent et futur. Mais quelle expédition serait acceptée par les Transeuropéens ? Il pensait créer une société privée qui se ferait accorder une concession dans le Grand Nord pour l’exploitation des G.E.D., les Gisements Économiques Diversifiés. Le Kid ne pourrait pas lui refuser une avance de capital. Il prendrait une autre identité. Mais restaient les examens spectrographiques. Désormais on vivait sous cette menace perpétuelle. Peut-être qu’il aurait besoin d’un homme de paille, un
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Transeuropéen, pour mener à bien ces recherches. On pouvait effectivement trouver des produits commercialisables dans le gouffre. On pouvait déjà exploiter cette vapeur qui en sortait pour installer une mini-centrale. — Tu es heureux de retourner là-bas ? lui demanda Leouan un soir où elle le trouvait songeur. — Bien sûr. — Heureux de retrouver Jdrien ? — C’est normal. — Yeuse ? — Elle fait partie de notre vie, non ? Leouan approuva d’un battement de ses longs cils.
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CHAPITRE XXXI
— M
ais c’est une vérité historique, même si on l’a dissimulée par la suite aux hommes de notre temps. Des années durant, même lorsque les glaciers sont descendus jusqu’à la Méditerranée, même lorsque les gens ont compris qu’il n’y aurait plus un seul endroit dans le monde qui serait épargné par les glaces, l’espoir subsistait. Les bruits les plus fous circulaient. On disait que les Terriens d’Alfa disposaient d’une flotte impressionnante d’astronefs qui, d’un seul coup, pourrait embarquer des millions de survivants. On disait aussi qu’ils étaient déjà arrivés, qu’ils s’étaient posés dans le nord du pays. — C’est peut-être pourquoi le pape de l’époque, Grégoire XVII, au lieu de fuir vers le sud
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avec les populations, a voulu remonter vers le nord ? Peut-être disposait-il d’informations précises, lui ? — Je ne sais pas, dit R. La seule certitude que j’ai, c’est que l’arrivée prochaine des hommes de l’espace devenait en quelque sorte une nouvelle religion. À cause de ce vaisseau Terra qui avait emporté des colons vers la constellation d’Ophiuchus, vers un soleil qui se nommait Ophiuchus IV et une planète Alfa. Nous n’en savons pas plus. — Ils ont donné de leurs nouvelles ? — Certainement. Puisqu’on retrouve trace de descriptions enthousiastes. Toute une légende existait déjà en 2050. Les hommes de l’espace connaissaient l’âge d’or. Leur technique faisait de fantastiques bonds en avant. L’avenir de la Terre, c’était là-bas, très loin dans le cosmos. — Vous avez retrouvé des documents ? — Toute une documentation dans la maison d’une famille qui habitait les bords de la Méditerranée, du côté d’une ville qui s’appelait Nice. Yeuse éclata de rire. — C’est déjà un programme. — Oui, dit l’écrivain, mais en ce temps-là Nice
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ne signifiait pas chouette, merveilleux. En français ça ne veut rien dire, c’est juste un nom de ville comme il y en a tant. — Dommage, dit Yeuse. Et alors ? — Il y avait des collections de magazines, des notes évidemment. Ces gens-là ont cru des années durant qu’ils seraient sauvés par les hommes venus d’Alfa. Ils ont vu arriver les glaciers, la mer se figer. Ils ont dû quitter leur jolie maison, leur parc, leurs mimosas. — Mimosas ? — Je ne sais pas si on en a sauvé des surgeons. C’est un arbre magnifique avec de petites grappes de boules jaunes. — Comment ont-ils fini ? — Je n’en sais rien. Ils sont partis, voilà tout. Les glaces devenaient de plus en plus épaisses. Il y avait les glaciers qui poussaient tout devant eux, qui balayaient les maisons, les villes, rabotaient tout. Il y avait aussi l’accumulation statique si je puis dire. Au début ils utilisaient un passage creusé à coups de pelles pour rentrer chez eux. Puis ce fut un tunnel. Mais il fallait chaque jour retrouver la surface. Même si chaque jour n’apportait qu’un centimètre de glace, cela faisait trois mètres cinquante par an. Il fallait se chauffer,
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se nourrir. Le groupe humain devait se reconstituer en cellules acharnées à survivre. Mais Terra a existé. — Il y avait même un cosmonaute à bord, John Bermann. — Il y avait des dizaines de cosmonautes. — Que sont devenus ces G.I.D. ? — Quand je suis rentré en Panaméricaine, il y a une dizaine d’années je les avais avec moi. Pas de difficulté pour les emporter. Je me suis installé dans une petite station pour écrire des romans très conformistes, très bien accueillis par la censure. C’est à cette époque que j’ai rencontré des Rénovateurs du Soleil. Yeuse se crispa un peu. Elle se doutait qu’il éprouvait de la sympathie pour ces gens-là. Ce qui l’inquiétait un peu. Ne s’était-elle pas montrée imprudente en lui laissant écrire cette pièce ? Elle n’avait aucune envie d’encourager ces fous qui voulaient à toute force que le soleil brille à nouveau, même si les trois quarts de la population mondiale devaient disparaître. — Des Rénovateurs qui utilisaient des incantations magiques. Je voulais étudier le phénomène car dans ces invocations il y avait des choses intéressantes, un fond de vérité qui pouvait
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me servir. Il y a des tas de grimoires qu’utilisent les Rénovateurs et ce peut être n’importe quoi. Un bouquin ancien sur la cosmologie par exemple. Seule l’ignorance des gens le transforme en livre magique. De même un livre d’Histoire ou un roman bucolique qui parlera de choses tout à fait normales avant 2050 comme les fleurs, les oiseaux, les amours champêtres, les baignades dans une rivière à l’eau chaude, tout cela appartient désormais à la légende, à un monde féerique. — Vous avez assisté à des cérémonies ? — Bien entendu et j’ai même essayé, consciencieusement, de devenir Rénovateur, de m’intégrer. Loyalement. Je n’y suis pas parvenu. Moi, je savais que la plupart des grimoires ne représentaient que des documents historiques. À l’exception de quelques autres inspirés, eux, des livres de magie. — Que s’est-il passé ? — Notre groupe de Rénovateurs a été dénoncé. Nous avons été arrêtés, interrogés, torturés. On a retrouvé chez moi les G.I.D. et on les a fait brûler. J’ai été condamné à mort mais j’ai réussi à m’évader. Je me suis caché dans un autre groupe de Rénovateurs qui, eux, se méfiaient de la
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magie et se prétendaient scientifiques, mais en fait ils ressassaient les mêmes inepties sur le Soleil, sur le ciel, parce qu’ils avaient reconstitué le cycle des saisons dans une sorte de serre, avec des maquettes, des hommes miniatures. C’était vraiment du grand art avec de nombreuses erreurs bien sûr. C’est durant cette période que j’ai écrit mes romans clandestins. Je ne pensais pas encore à mon cycle sur la Grande Panique mais je racontais des histoires prenant cette époque pour cadre. — Vous n’utilisez donc plus que votre mémoire ? — Hélas oui. Yeuse soupira, déçue. Elle avait pensé qu’il aurait des documents sur le vaisseau cosmique Terra, sur son équipage, ses passagers. Que Lien Rag pourrait rattacher cette précision à ce qu’il avait découvert dans cette station de pêche où avaient survécu les descendants de Bermann jusqu’en 2298, avant d’être tous liquidés par un assassin nommé Tarphys travaillant déjà pour la Panaméricaine. — Vous avez d’autres souvenirs sur ce vaisseau, sur l’espoir de ces gens ? — Oh certainement. Il me faudrait y réfléchir,
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presque subir une analyse, ou une interrogation sous hypnose. J’ai dû enfouir profondément certains faits pour ne pas me trahir en Panaméricaine. Quand ils m’ont torturé, j’ai fait un effort pour que tout disparaisse de mes souvenirs. Vous savez, j’ai utilisé un truc. Je me suis imaginé en train d’écrire tout cela sur des feuilles de papier que je mâchais ensuite par la pensée et que j’avalais. Ça a si bien réussi qu’à l’heure actuelle je ne me souviens plus très bien des détails. Est-ce qu’il mentait ? Réservait-il ses souvenirs pour le cycle de ses romans ? Il prévoyait plusieurs dizaines de volumes ? Elle regarda ce visage fatigué, ces paupières tombantes qui voilaient le regard. La moustache épaisse poivre et sel dissimulait une petite bouche sensuelle. — Vous conserverez Terra dans la pièce ? — Certainement. Je montrerai comment les gens commençaient à oublier leurs religions traditionnelles pour adorer les hommes du cosmos. Les sauveurs, c’étaient ceux-là et non un homme mort en croix depuis deux millénaires. — La religion était très délaissée ? — Oh oui, on persécutait les prêtres, les
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évêques… Une foule a envahi Rome, le Vatican, a tout pillé. — Ce serait aussi une raison du départ de Grégoire XVII vers le nord ? Il ne voulait pas être reconnu, peut-être malmené, voire assassiné ? — C’est possible, je ne me suis jamais intéressé à l’histoire du pape. — Vous croyez qu’ils sont revenus ? Il haussa ses épaules massives. — Je ne peux l’affirmer à travers ces rumeurs folles qui circulaient alors. Songez qu’il y avait des radios partout, de petits émetteurs qui fonctionnaient avec très peu de courant. 2050 connaissait l’apogée des médias. Le moindre village, le plus petit groupe humain donnait de ses nouvelles. Avec l’apparition des glaces les informations continuaient à travers les désordres, l’exode, la ruée vers le sud. Et mille bruits contradictoires étaient pris pour argent comptant. J’ai retrouvé des enregistrements de gens qui affirmaient arriver d’Alfa, d’Ophiuchus IV, je vous le jure. Des gens qui disaient avoir perdu leurs compagnons, ne plus savoir où se trouvait leur vaisseau. — Ils l’appelaient Terra ? — Non, justement pas, ce qui m’a mis la puce
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à l’oreille. Il s’agissait d’illuminés qui espéraient profiter de la crédulité des gens pour fonder une secte, diriger une croisade. En direction du vaisseau mythique enfoui quelque part dans les glaces et qui attendait pour reprendre le chemin des étoiles. — Vous ne pensez pas qu’ils disaient la vérité ? — Non. Ils ne fournissaient aucun détail technique précis, ne faisaient que reprendre, pour les amplifier, les rumeurs qui se développaient un peu partout. Elle se disait qu’elle ne pourrait pas fournir à Lien Rag les preuves qu’elle avait espérées en lisant le roman de R, Papa, la rivière ne bouge plus. — Je suis très inquiet, dit-il. Désormais je vais sortir de l’ombre, avoir quelque notoriété même si la pièce est un four. Je serai menacé à nouveau. La Panaméricaine voudra me faire disparaître car je suis une sorte de bibliothèque vivante, vous comprenez ? Et aussi un ancien complice des Rénovateurs. Dans la mission Ominh je me méfie de Fleming. Il rôde souvent dans ce secteur. C’est un homme dangereux malgré son apparence physique débonnaire. Capable de me tuer avec des
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moyens discrets. Yeuse pensa qu’il exagérait quelque peu et qu’une trop longue clandestinité lui faisait apercevoir des ennemis dans tous les coins.
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CHAPITRE XXXII
P
our la première fois depuis plus d’un an, le Kid revenait dans l’ancienne capitale de Kaménépolis. Il y revenait incognito, presque à la sauvette. Il avait demandé qu’on réduise au strict minimum l’importance de l’événement. La radio en parlerait sans trop s’étendre et la presse ne monterait pas l’affaire en priorité. Un seul journal reparaissait dans la ville sous la censure du grand maître Aiguilleur. Le Kid devait rencontrer la mission de contrôle des Accords de NY Station. Celle-ci, en place depuis sept semaines désormais, n’avait même pas eu l’honneur d’être invitée à Titanpolis. Le Kid se défendait, en répétant qu’il voulait lui laisser son entière liberté de jugement et ne pas intervenir dans son travail.
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Mais la situation dans l’ancienne capitale était telle qu’il n’avait pas pu faire moins que de se déplacer pour discuter avec Ominh et ses collègues. Ce geste de bonne volonté flattait ces gens-là. Kaménépolis croupissait dans sa misère, ne recevait qu’un ravitaillement minimum, ne voyait pas relever ses ruines. On manquait d’hôpitaux, de transports, les usines et les ateliers restaient fermés. Les boutiques comme les grands commerces n’existaient pratiquement plus. Les banques n’ouvraient que rarement et l’argent des habitants restait bloqué dans certaines limites. La commission estimait que ce régime trop strict empêchait la ville de sortir de sa léthargie. Il y avait aussi les inquiétudes d’Yeuse qui voyait de plus en plus de gens malheureux, s’indignait de la mainmise de la police ferroviaire sur la station. Contrairement à ses habitudes, il arriva sans son train spécial, blanc griffé d’or, dans un lococar anonyme sans escorte particulière. Il se rendit auprès d’Yeuse, embrassa Jdrien à qui il demanda s’il avait des nouvelles de son père. — Tu sais, il arrive. Depuis hier, j’arrive parfois à lui chiper une pensée. — Tant mieux, dit le Kid en souriant.
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— Il repartira. Il veut organiser une expédition pour pénétrer jusqu’au centre de la Terre. Il demanda à rencontrer R. Yeuse l’avait prévu et fit entrer l’écrivain qui attendait à côté. — C’est en partie à cause de vous si je suis ici, lui dit le Kid sans ambages. La commission s’effraye de votre pièce de théâtre, pense que c’est une propagande à peine voilée pour les Rénovateurs du Soleil. — C’est juste une pièce historique sur les événements les plus décisifs des trois derniers siècles. Depuis le Déluge, notre planète n’avait connu pareil bouleversement. — Cette pièce arrive dans un moment délicat. Il y a comme une reprise de l’activité des Rénovateurs du Soleil. On a encore relevé une hausse des températures moyennes en plusieurs points de la Terre. — Ce n’est qu’une coïncidence, dit R. — Oui ? Lien Rag dont vous avez entendu parler ne veut plus croire aux coïncidences dans sa vie. Je crois que j’en arrive à partager son sentiment. R. rougit, mais resta impassible. — Il y a aussi cette histoire d’aéronef. Les
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photographies publiées dans la presse n’arrangent rien. — Ici le seul journal autorisé n’en a rien fait, passe cette affaire sous silence. Nous sommes donc des exclus, des citoyens diminués ? Yeuse se montrait presque véhémente. Jdrien, impressionné, laissa échapper ses inquiétudes en protestations silencieuses. Il aimait le Kid, il aimait Yeuse et ne supportait pas l’état de tension qu’ils créaient. Le Kid réussit à se calmer. — Les Rénovateurs sont tes ennemis, ne l’oublie pas, Jdrien. S’ils réussissent, tu ne pourras plus vivre que dans les zones polaires ou dans des endroits protégés du chaud. — Comment vivons-nous aujourd’hui ? répondit l’enfant directement de sa pensée à la sienne. Nous vivons dans le chaud pour nous protéger du froid. — Vous serez une minorité. — Nous le sommes aujourd’hui, nous, les métis et les Roux. Le Kid une heure plus tard pénétrait dans le wagon où se réunissait la commission. Il y avait beaucoup de monde, des employés des deux sexes, dont de jolies filles, du personnel de service. On avait dressé un buffet fleuri avec de bonnes
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bouteilles. Il remarqua qu’on avait surélevé l’estrade où il allait prononcer un discours. Son mètre dix ne ferait pourtant jamais illusion. Ominh le remercia longuement pour sa visite, puis fit part des inquiétudes mondiales sur la réapparition de phénomènes étranges et non contrôlés. — De nouvelles statistiques plus affinées font apparaître des chiffres de température en hausse d’un autre point. Nous en serions à moins quarante-cinq. Personne ne peut rester indifférent devant cette menace sournoise. Nous devons nous unir, créer un organisme qui étudiera cette question, proposera des remèdes, disposera d’une immense documentation tenue à jour. Les sectes favorables aux Rénovateurs se multiplient, et les dernières nouvelles au sujet de cet aérostat qui aurait pris l’air dans le nord de la banquise sont vraiment préoccupantes. Elles prouvent que certains ne reculent ni devant le sacrilège ni devant le simple mépris des lois. Nous devons nous unir, accepter certaines contraintes, certains contrôles qui empêcheront ces fanatiques de récidiver les jours prochains. Un réchauffement brutal nous anéantirait. L’économie mondiale ne
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s’en relèverait pas. Un deuxième miracle serait impossible. Il faut commencer par interdire toute propagande, même subtile, pour ces fous. Le Kid répondit sur un autre ton. Il annonça que Kaménépolis allait enfin revivre, qu’elle sortirait de son marasme. — Je veux qu’elle devienne le symbole des arts, celui de la culture, de l’éducation. Nous créerons des centres d’études qui poursuivront des recherches dans tous les domaines. Nous voulons que cette station qui a connu la guerre civile, la subversion, la dictature et plusieurs occupations d’envahisseurs voulant tout simplement nous annexer, devienne la cité de la liberté, de la liberté la plus totale. Ominh sursauta, regarda les autres membres de la mission. C’était une fin de non-recevoir, une gifle. Mais le Kid gardait le même ton calme pour jeter ensuite sa petite bombe. — Cette station symbole de liberté abritera désormais les services de recherches et de lutte contre toutes les tentatives de déstabilisation. Évidemment les sectes, telle celle des Rénovateurs du Soleil, seront au centre de ces investigations sans précédent. Le chaud après le froid. Ominh ravalait son
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amertume, découvrait que ce nain ne manquait pas de subtilité.
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CHAPITRE XXXIII
A
nn Suba avait capté une radio qui lançait des avertissements tous les quarts
d’heure : « Jelly est de retour, Jelly est de retour. On estime son envergure à quatre cents kilomètres dans le sens ouest-est et à plus de mille du nord au sud. Alerte générale, alerte générale. Mettez à l’abri toutes les substances animales, végétales, tout ce qui est organique. Si vous disposez d’huile minérale, pulvérisez-en sur vos verrières, vos coupoles ou vos wagons. Souvenez-vous qu’elle ne craint ni les lance-flammes ni les lasers. » Julius les avait convaincus de démonter l’aérostat pour le transporter à l’abri de la petite verrière plastique. Greog, lui, avait pensé qu’à partir de l’eau il pourrait fabriquer de l’oxygène si
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jamais l’amibe géante colmatait les interstices de la verrière et voulait les priver d’air respirable. Ils travaillaient comme des fous depuis des heures sans prendre de repos. Il avait fallu vider patiemment les ballonnets puis les mettre à plat avant de les empiler. À l’abri. Il faudrait ensuite démonter la carcasse. — Nous avons besoin de deux jours, répéta Greog, deux jours. Là-bas au nord le brouillard gélatineux avançait. On pensait à un énorme glacier glissant vers le sud. Durant la Grande Panique des gens avaient dû contempler un spectacle similaire. — Une culture amibienne a dû mal tourner. À cause des conditions climatiques ou d’un rayonnement quelconque. La nuit venait et ils n’avaient pas terminé leur travail. Ils prirent un peu de repos, recommencèrent trois heures plus tard. L’éponge phosphorescente semblait toute proche. La radio inconnue continuait de lancer des conseils, parlait de tentacules qui pouvaient s’allonger sur des dizaines de kilomètres pour venir reconnaître le terrain, transmettre les informations au noyau central.
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— S’il y a noyau c’est une amibe. Le speaker affirmait que le tentacule se subdivisait lui-même et parfois n’était pas plus gros qu’un cheveu qui pénétrait n’importe où. « Faute d’huile minérale, les antibiotiques peuvent se faire rétracter ces tentacules sans les détruire. » — Pseudopodes, pas tentacules, s’énerva Julius. Ils n’y connaissent rien. — On a des antibiotiques en aérosol, dit Ma. Ce sera peut-être efficace. Julius, en se rendant vers la carcasse de l’aéronef pour prendre les renforts en fibres de carbone, trébucha sur quelque chose et s’étala de tout son long. Ma le vit dans la lumière du projecteur et se précipita. — Oh, fit-elle. C’était un long serpent blanchâtre qui paraissait abandonner un certain mucus. Julius avait trébuché sur lui et des filaments s’allongeaient pour approcher de la bouche de Julius. Ma le souleva : — Un pseudopode, hurla-t-elle. Il attaque. Elle commença de tirer son mari qui protestait et voulait marcher. Ann arriva avec la
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bombe aérosol. Le nuage d’antibiotique provoqua le retrait des filaments puis du pseudopode qui recula à toute vitesse. Le peu d’humidité contenue dans la pulvérisation se figeait en minuscules glaçons. — C’est écœurant, dit Ma… J’ai envie de vomir. Greog venait d’en découvrir une demidouzaine gros comme le bras qui palpaient la carcasse du dirigeable. Son premier réflexe avait été de piétiner, mais sa curiosité scientifique reprenant le dessus, il les observait avec attention. Les pseudopodes se multipliaient d’un coup à l’infini. Il y en avait peut-être quarante désormais. Ils ne parvenaient pas à identifier la matière qu’ils palpaient, cette résine bactérienne. Et soudain ils commencèrent de se rétracter. — Ça alors, dit Greog. Julius et Ma venaient vers lui. — Je crois qu’on aurait pu laisser l’aéronef dehors. Ça n’a pas l’air de lui plaire. — Oui, mais les fibres de carbone devraient normalement lui convenir. Puisque c’est la base de tout corps vivant. Cette résine due à un dérèglement des bactéries n’a plus aucun attrait pour cette Jelly ? On ne pouvait le prévoir.
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Le brouillard roulait toujours sur lui-même. En fait il grandissait. À une question de Julius, Ma répondit qu’il avait bien une centaine de mètres de haut certainement. — Il vaut mieux nous mettre à l’abri, surveiller les interstices de la verrière. Ici nous risquons l’accident. Le jour se levait lorsqu’ils s’enfermèrent dans l’ancienne station de pêche. Là-bas, vers le trou aux manchots, des pseudopodes blanchâtres commençaient leur chasse. On entendait le cri des oiseaux surpris. — Notre réserve d’huile va être anéantie, dit Ann d’un air navré.
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CHAPITRE XXXIV
L
ady Diana avait décidé de faire visiter son tunnel nord-sud aux membres du conseil restreint. Du moins le tronçon le plus long, près de mille kilomètres entre le trentième et le quarantième parallèles nord. C’était un long voyage dans cette galerie gigantesque dont le sommet se perdait dans la vapeur des brouillards que les projecteurs provoquaient. Ils découvraient ce travail de titan, les galeries latérales qui allaient puiser dans l’ancien sol des États-Unis d’Amérique les richesses abandonnées depuis la Grande Panique. — On remonte de la ferraille, des produits alimentaires en parfait état de conservation. On retrouve d’anciennes mines, des puits de pétrole. On déblaye des musées, des monuments, des sites
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anciens uniques. Ils l’écoutaient religieusement. Le Vétéran seul avait un petit sourire mystérieux. — Nous allons vivre un âge d’or, disait Lady Diana. Nous multiplierons les richesses par dix. Si on nous laisse le temps. Elle ménageait ses effets. — La température a pris encore un point de plus. À ce rythme, dans quelques années tout s’écroulera. Ce tunnel, ces galeries mais aussi le sol là-haut. Ce sera une panique encore pire. Des groupes humains dériveront sur des icebergs, d’autres périront noyés mais de toute façon le sol ancien sera sous des mètres de boue inaccessible pendant des siècles. Un brouillard épais nous cachera le jour définitivement. Et cette chaleur dont les Rénovateurs parlent tant mettra du temps à venir. D’après les experts, on aura quelques degrés autour du zéro, pas plus. Ils désiraient obscurément être frappés de terreur et elle ne décevait pas leur attente. — Il y a ce Lien Rag qui traque ses origines, qui approche parfois de la vérité, mais qui ne s’en rend pas compte. Mais avec son obstination il finira par découvrir les secrets les plus dangereux. Il y a tous ces gens qui l’aident. Il y a cet écrivain
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qui ose se montrer à nouveau. Je le croyais mort. Il écrit des romans sur la Grande Panique et surtout sur l’espérance qu’avaient les hommes de cette époque de voir arriver des sauveteurs extraterrestres. Ils frissonnaient. — Lien Rag échappe à nos commandos. Floa Sadon l’a laissé s’enfuir et je me demande si elle ne l’a pas fait en complicité avec ce pirate du rail, Kurts. Ils sont liés par une complicité sensuelle certaine. — Que voulez-vous que nous fassions ? — Nous allons devoir agir nous-mêmes. Plus question d’envoyer des mercenaires, des tueurs, des commandos qu’ensuite nous sommes dans l’obligation d’empêcher de se souvenir. — Quoi, dit le Vétéran, nous allons devoir intervenir en personne ? — Vous voulez que Lien Rag réussisse, que les Rénovateurs du Soleil triomphent ? Oubliez-vous que tout est lié et que la réussite du premier peut aider les seconds ? — Nous l’avions oublié, dit l’autre femme. — Qui aurait cru qu’un jour nous devrions avoir des craintes de cette nature, dit le Muet, qui ne parlait que très rarement. Les Compagnies
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n’ont pas été aussi menacées en trois siècles qu’elles le sont aujourd’hui. — Nous avons un espoir, dit Lady Diana. Lien Rag retourne dans la Compagnie de la Banquise, aux dernières nouvelles. Il retrouvera cet écrivain. Ils deviendront beaucoup plus vulnérables. Surtout si les Rénovateurs ont établi des bases dans cette concession. Elle eut un petit rire de gorge. — Le Kid veut créer un centre de lutte contre les Rénovateurs précisément. D’un côté il autorise cet écrivain à faire de la propagande pour eux, et de l’autre il a conscience du danger que représentent ces terroristes. Nous allons l’aider, de toute notre puissance financière, matérielle. Jusqu’à ce qu’il découvre que Lien Rag lui-même n’est qu’un de ses ennemis. Que fatalement Lien Rag deviendra un complice des Rénovateurs. Elle continuait de sourire. Cette lutte future entre les deux hommes serait forcément sa plus belle revanche.
Fin du tome 18