L’Appel de l’Arctique
Jean-Marc HUGUET
L’Appel de l’Arctique
Préface de Jean Malaurie
Du même auteur Aux éditions L’Harmattan La formation d’une élite ouvrière. Industries électrique et gazière (1940-1970), (en collaboration avec Anne VincentBuffault), 2005. Allers simples. Oswiecim, 2006. La leçon. Instructions et catéchisme, 2008. L’éducation entre autres. Les entretiens de Pelleport, (en collaboration avec Jacques Ardoino, Guy Berger), 2009.
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Sommaire Préface de Jean Malaurie .......................... 11 Un disciple inspiré ................................................................ 11 Introduction fragmentée ........................... 15 Les derniers rois de Thulé .................................................... 21 Itinérance .................................................. 25 Paamiut ................................................................................. 25 Arsuk ..................................................................................... 28 Grønnedal ............................................................................. 34 Ivittuut ................................................................................... 34 Narsak ................................................................................... 36 Sondre Strømfjord................................................................. 38 Ilullissat-Disko...................................................................... 39 Qeqertaq-Saqqaq .................................................................. 41 Semermiut ............................................................................. 46 Le Saqqit Ittuk ....................................................................... 46 Uummannaq.......................................................................... 47 Upernavik ............................................................................. 50 Retour sur Uummannaq........................................................ 51 Retour sur Ilullissat .............................................................. 51 Retour sur Sermermiut.......................................................... 52 Refuge à Ilullissat ................................................................. 53 Retour sur Kangerlusuak ...................................................... 55 D’Ammassalik à Ikatek ......................................................... 61 De Resolute-Bay à Eureka .................................................... 71 De Broughton-Island à Iqualuit ........................................... 83 De Nanortalik à Aapilatoq ................................................... 97 De Longyearbyen à Barentsburg ........................................ 107 Le Centre d’Études Arctiques................. 121 Rue Amélie .......................................................................... 121 L’École des Hautes Études en Sciences Sociales ............... 124 105 Boulevard Raspail ....................................................... 127 7
Le Fonds Polaire Jean Malaurie ........................................ 133 L’Année Polaire Internationale .......................................... 136 La banquise : Observatoire de l’éphémère ........................ 139 Dire la vérité ....................................................................... 143 Postface ................................................... 145 De Dieppe à Dieppe ........................................................... 145 Terre et territoire ................................................................ 148 La mémoire déchirée .......................................................... 157 L’écume d’un jour .............................................................. 158 Repentir .................................................. 161 Dans le miroir de l’autre, mémoire d’avenir ..................... 161 Petite Bibliothèque ................................. 165
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Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. René Char
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Préface de Jean Malaurie Un disciple inspiré Il m’est arrivé à diverses reprises de préfacer des ouvrages dont le contenu avait un rapport avec ma spécialité ou le thème de mes recherches. L’introduction que m’a demandée Jean-Marc Huguet a une connotation particulière pour moi : Il s’agit en effet, entre lui et moi-même, d’une rencontre tout à fait singulière qui paraît venir des brumes du Nord, par-delà les landes de Courlande, et qui est pourtant très spécifique. Une des joies les plus secrètes d’un maître est de découvrir, au fil des années, l’attention, voire l’estime, que lui porte un de ses élèves. Il se trouve qu’elle me touche d’autant plus que Jean-Marc Huguet n’a jamais reçu de moi un particulier appui et qu’il a eu l’immense grâce de ne jamais rien me demander. En outre, il a fait bénéficier, en raison de ses relations privilégiées, d’un concours inestimable le Fonds Polaire Jean Malaurie, seule bibliothèque polaire française, installée à la bibliothèque centrale du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris. Il y a environ 30 ans, j’ai remarqué à mon séminaire, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), la présence à la fois discrète et constante d’un homme attentif et solitaire, qui un jour m’a fait part de sa volonté de faire un mémoire d’études supérieures sur mon film Les derniers rois de Thulé, réalisé en 1969 dans l’urgence, compte tenu d’un crash dramatique d’un bombardier chargé de quatre bombes H. Au séminaire arctique de l’EHESS, certains de mes étudiants m’interrogeaient parfois sur sa personnalité 11
énigmatique qui ne paraissait se rattacher à aucune discipline particulière. C’est ce que nous appelons, dans notre parler universitaire, un Auditeur libre. Et cette liberté d’être, accusait en quelque sorte le mystère autour de sa personnalité attachante et de sa présence. Son étude sur ce film - le premier de mes quatorze films et auquel je porte un attachement affectif - que j’ai réalisé avec mes compagnons inughuit de Thulé, au nord du Groenland, est subtile et va loin. C’est beaucoup plus qu’un mémoire de filmologie. C’est alors que j’ai fait sa connaissance et j’ai appris que régulièrement, depuis qu’il suivait mes cours, et sans qu’il ne s’en soit jamais vanté auprès de moi, il allait régulièrement en solitaire au Groenland et en Terre de Baffin canadienne, comme pour y puiser dans les montagnes, les toundras et les fjords, une source d’inspiration. Au cours des rencontres, j’ai découvert qu’il était apprécié de nombreuses personnalités inuites et relevait de ce monde singulier qu’évoque Jørn Riel dans ses Racontars arctiques. Je m’en ouvrais auprès de lui et il m’a confié qu’il voulait découvrir de ses yeux, avec sa propre sensibilité, cet émerveillement que j’avais fait vivre à mon auditoire en évoquant mon Geboren dans une société anarchocommunaliste, libre et forte de sa généalogie hybride. C’est peu à peu que j’ai compris combien mon parcours, mes réflexions, bref le sens que je donne à ma vie et à mes recherches avait laissé une empreinte sur la sienne. Ce livre évoque avec pertinence et émotion la vie intense que le Centre d’Études Arctiques a fait vivre à ses chercheurs français et étrangers pendant 50 ans ; le Centre d’Études Arctiques étant devenu, après tant d’années, presque mythique pour les chercheurs y ayant effectué leur thèse en géomorphologie et en ethnologie, ou ayant suivi quelquesuns uns de ces quatorze congrès internationaux.
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Si je viens de rappeler l’intérêt constant, et qui ne s’est jamais démenti pendant toutes ces années, pour ce que j’ai nommé « l’Appel du Nord », je n’oublie pas non plus le vif intérêt, pour ne pas dire la passion, qu’il porte parallèlement à la collection Terre Humaine que j’ai fondée aux éditions Plon, il y 50 ans. Et j’évoque en particulier, à travers tous ces grands ouvrages : Sascho, ce terrible témoignage de l’Amicale d’Oranienburg Saschsenhausen. Et je pense à mon cher ami disparu Charles Désirat, illustre résistant et président de l’Amicale internationale des déportés de ce camp ; un des tout premiers camps de concentration créés par le pouvoir nazi en 1933, aux portes de Berlin. Il se trouve que Jean-Marc Huguet a une connaissance personnelle de ces camps, où il se rend comme en méditation et je songe en particulier à son dernier voyage à Buchenwald qui, par-delà l’horreur que nous avons tous deux pour ces régimes concentrationnaires, fait réfléchir, dans un esprit dostoïevskien, sur la perversité de l’âme humaine. J’insisterai enfin sur la preuve tangible que l’auteur, que je tiens à remercier ici encore et publiquement, a tenue à donner de l’attention fidèle et active qu’il porte à mon œuvre d’homme de sciences et d’humaniste, en soutenant concrètement par un don généreux pluriannuel le Fonds Polaire Jean Malaurie, au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris. Je souhaite vivement que ce témoignage qui, cela va sans dire, me va droit à la pensée et au cœur, touche de nombreux lecteurs qui le liront. Il s’agit là de vérité d’un homme qui a su « transformer » heureusement ses inspirations et sa pensée, et faire un choix de réflexion et de méditation aussi passionnant qu’original. Jean Malaurie. 13
Introduction fragmentée J’avais dix-sept ans quand j’ai franchi pour la première fois le cercle polaire. Nicolas Bouvier Le texte est une écriture qui alterne des séquences de plus de vingt ans de voyages arctiques en pensées solitaires avec des retours sur des lieux d’études et de réflexions « savantes », à l’écoute des intelligences partagées avec et autour du professeur Jean Malaurie. Les séminaires du Centre d’Études Arctiques de la rue Amélie, qui se sont poursuivis à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) du Boulevard Raspail à Paris, réunissaient chaque semaine quelques chercheurs passionnés d’ethnologie et d’anthropologie. Nous étions peu nombreux et nous avions l’enthousiasme « d’apprentis anthropologuesphilosophes » en quête de nouveaux savoirs. Nos lectures étaient savantes et argumentées mais nous avions (à tout seigneur oblige) une prédilection pour la collection Terre Humaine. La pensée s’était construite et déconstruite patiemment au fil du temps de l’exigence d’un travail intellectuel en profondeur, confrontée à l’expérience vécue « d’aventuriers de l’intelligence », par petites touches, au contact soutenu d’un monde polaire qui évolue au rythme d’angoissantes questions : Jusqu’à où ? Et jusqu’à quand ? Si d’aucuns prophétisaient : « Que le monde prendrait fin par le feu ! Pour d’autres ce serait dans la glace ! » Le monde 15
devenait sombre et il ne fallait pas trop vite le désenchanter par une fin de l’histoire annoncée par un quelconque « chaman blanc » en vide sidéral angoissant. Puisque le lieu du séminaire était précisément situé en terre universitaire, la question de la « construction de l’esprit scientifique », inaugurée par Bachelard, nous obligeait au regard engagé du chercheur sur son objet de recherche. Si certains étaient férus des disciplines géomorphologiques et environnementales, d’autres avaient pour matière le droit international des peuples autochtones et côtoyaient sans réserve des professeurs de philosophie, voire de psychologie spécialistes, des tests projectifs. Quelques africanistes de renom confrontaient leurs travaux à d’autres savants de la cause amérindienne ou sibérienne. L’interdisciplinarité était le maître mot d’un raisonnement en profondeur qui n’avait d’égal que la diversité des points de vue. Réfléchir en salle était important encore fallait-il confronter la réflexion à un vécu de terrain afin d’en dégager une problématique originale. Parcourir, durant de longs temps, les territoires du grand Nord, des terres d’Ellesmere, de Baffin, du Groenland et du Svalbard engage le voyageur à porter loin le regard. Loin des pratiques culturelles qui lui sont habituelles, loin de ses manières acquises de regarder le monde, si différentes des siennes et pourtant si proches puisqu’elles sont humaines. Dans son silence l’homme sans chemin ne voit que luimême. De temps à autre il fait une escale pour réfléchir au sens de son destin et il se heurte à un mur d’incompréhension, et parfois de cruauté. Alors il se bricole des petites théories a priori pour éviter de se confronter à sa propre frayeur face à l’inconnu qui ne dit rien d’autre que son ignorance. Devant l’ampleur du désespoir, il lui arrive de renoncer. Mais le Nord appelle le Nord et dans sa profondeur d’être, il se sait maintenant seul et il sait qu’il reviendra
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autant qu’il en aura épuisé les limites. La connaissance est au prix de l’infinie profondeur. Le marcheur est solitaire et chacun de ses pas rompt sa solitude à la rencontre d’un autre que lui-même, enfoui au plus profond d’une fragilité d’être. Qui n’a pas éprouvé la détresse des sentiments de solitude au milieu d’une foule, ne sait pas encore ce que signifie vivre en étranger ! La liberté c’est l’autre dans son indicible inaccessible. C’est parce que « je suis si pareil et si différent » qu’en écho d’un autre regard, là où « l’homme blanc » est ecce homo que l’Inuk est inuksuk. Aux risques des singularités rencontrées, sans intention autre que celle de l’opportunité, les découvertes en chemin avec les Hyperboréens sont un croisement nécessaire des altérités afin de couper le nœud gordien d’un savoir qui se révèle être celui du mystère d’une lointaine et inaccessible condition humaine. L’homme sans fortune parcourt le monde avec la légèreté de ses rêves et il a pour éternité ses illusions tracées à d’autres vies oubliées. Il faut glisser la banquise à chiens de traîneau et se laisser envoûter par une aurore boréale qui danse dans le crépuscule du froid, là où les mythes de la création enchantent les sens du désespoir, pour entendre gémir les craquements des icebergs qui souffrent la brutalité de leurs échos sans retour. Le chaman possède le pouvoir de rentrer en communication avec des forces invisibles. Il sait guider le chasseur dans la toundra glaciale qui ne laisse que peu d’espoir à l’homme ignorant. Chanter au krida (tambour), la levée du soleil au solstice d’été, fait l’ouverture d’un opéra arctique qui augure la naissance d’une nouvelle vie au plus grand partage d’une communion des hommes. Mauvais présage pour l’Angakok (sorcier) le vol d’un malamuk (corbeau des neiges), ponctue le ciel en noir d’espoir et déchire le drap obscur des horizons. L’oiseau tourne senestre. Il vire mauvais augure. L’ombre précède 17
l’existence et assombrit le funeste. L’oiseau noir dévoile d’un battement d’aile, l’autre côté lointain de la Grande Ourse, la constellation de Cassiopée qui voisine le pôle Nord, dans l’espérance d’un vent solaire, que souffle une autre voie lactée et découvre d’autres astres solaires. Pour les Esquimaux polaires du Groenland, les esprits habitent un univers à plusieurs étages et comme dans tout lieu à étages, il y a des problèmes de voisinage. Ici et là, les voisins habitent toute une cosmologie céleste ou souterraine, peuplée d’êtres mystérieux, bénéfiques ou maléfiques et parfois les deux. L’angakok pratique les formules magiques du chamanisme, il communique en séance publique avec les esprits qui ne protègent jamais les anxieux et les désemparés. Craindre Nanook, l’ours blanc sauvage qui hante l’étranger dans son campement solitaire, augure la faiblesse d’une psychanalyse du grand froid. En d’autres latitudes, dans le ciel fracassé un aigle pygargue pousse des cris d’orfraie qui troublent les destins de tous les matins. Heurter des fantômes de glaces en dérive, d’une rive à l’autre, met en alerte les difficiles passages d’une vie et de son inachèvement sans fin d’âge. Vivre l’Inuk dans un corps à corps à sa tradition séculaire, empreinte au sacré un monde souterrain aux forces de la nature. Un monde qui ruine la prétention d’un savoir suffisant de celui qui connaîtrait la fin des temps et en ferait histoire. Des sternes arctiques défendent bec à bec chaque morceau de territoire et il faut attendre et encore attendre tard le soir, que la glace se durcisse et se consolide de la glaciale température pour ne pas perdre l’aventure. L’équipage de douze chiens groenlandais trottine en fond de fjord sans lendemain. Bien calé et emmitouflé de duvet sur le traîneau en bois de tradition, il serait inutile de se laisser bercer romantique au crépuscule polaire. Les patins s’enfoncent dans la neige trop tendre, chauffée au soleil de la nuit. Pour faire contre-mesure, l’équipée risque le danger d’une descente à corps perdu d’une cascade gelée aux reflets 18
bleutés. Le soleil rougit les horizons. Il est très tôt le matin, l’île d’Ikatek est à portée de vue. Un chasseur Inuk, vêtu de ses habits traditionnels, porte son fusil en bandoulière et observe en immobilité, sur l’autre rive du fond de fjord, le voyageur à perte d’étoiles qui navigue les aurores boréales. Loin du domicile le dur froid triomphe de l’exil. Après un long temps prisonnier dans les glaces d’une forte banquise, l’arrivée sur Uummannaq est une fête. Des doris accueillent au soleil de minuit du solstice d’été l’arrivée du grand bateau : Le Saqqit Ittuk. Avec son kayak en peaux de phoques, un Inuk en joie fait le spectacle de « l’esquimautage ». Sur l’autre berge, des momies reposent en témoin d’éternité dans les grottes de Kilitsuok. (Quelquesunes sont aujourd’hui visibles au Muséum de Nuuk). Le crépuscule rétrécit la vue. La terre d’aventure est en jachère et le marcheur sans ennui est un homme trop pressé qui confond le jour et la nuit. La corne de brume résonne la fin du voyage. Il est temps de poser bagages. Il fallait bien trouver le chemin du retour pour consulter le Fonds documentaire du Centre d’Études Arctiques et s’assurer ainsi « que l’immense désordre » des paysages parcourus recèle toujours un « ordre secret » : Celui des « forces immatérielles qui tiennent debout le monde ». Le séminaire du professeur Jean Malaurie « traque la vérité ». Les chercheurs avancés parcourent, dans l’atelier de recherche, le difficile chemin qui trace les incertitudes du lendemain. Les Hyperboréens étaient dans la mythologie grecque un peuple qui vivait dans l’extrême nord du monde qui se nommait alors Borée, « au-delà des Vents du Nord ». Borée serait le fils d’un Titan et de l’Aurore. Selon le mythe, Apollon aurait séjourné et séjournerait périodiquement chez les Hyperboréens, dont il aurait appris la magie : La part non solaire de son art de guérir les maux de la terre. Maintenant écoutons Nietzsche : 19
« Par-delà le Nord, la glace, l’aujourd’hui, par-delà la mort, à l’écart -notre vie, notre bonheur ! Ni par terre, ni par mer, tu ne pourras trouver le chemin qui mène jusqu’à nous, Hyperboréens : C’est de nous qu’ainsi une sage bouche a prophétisé. » Mes carnets de voyages sont tragiquement « humains, trop humains ». Trop documentés ils sont bavards d’une langue qui voudrait tout dire, trop incertains ils tissent les trous de mémoire du voyageur racontar. Parcourir l’univers en poète pour entendre battre son cœur. Là serait ma vérité oubliée ! « Jour solitaire il vous faut avancer d’un pas plus hardi ! »
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Je croyais bien apprendre ici quelque chose de juste, mais je ne pensais pas être obligé de retourner à l’école si loin en arrière et plus il me faut me renier moi-même, plus je me réjouis. Johann Wolfgang Goethe
Les derniers rois de Thulé
La lecture du livre Les derniers rois de Thulé, paru chez Plon en 1955, m’avait confondu. Il me fut alors aisé de diriger mes pas vers son auteur, Jean Malaurie, qui donnait un séminaire hebdomadaire rue Amélie à Paris. C’est Huguette Joffres qui m’avait ouvert la porte. Secrétaire respectueuse du maître, elle me demanda les raisons de mon inscription ? « Pour le plaisir ! » Avais-je répondu ! Maladroitement. Le Centre d’Études Arctique dépend du Centre Nationale de la Recherche Scientifique et de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Il accueille des étudiants et des chercheurs avancés. Huguette après m’avoir fait patienter, avait accepté de m’introduire auprès du professeur. « Que puis-je pour vous cher ami ? » Sa main ferme serre la mienne en gage d’accueil. J’ai devant moi, un jeune homme sexagénaire qui prend le temps de me recevoir. À vrai dire, je n’attendais rien d’autre que de « vagabonder » un bout de chemin dans les méandres incertains d’une pensée en devenir. Ne voulant pas trop décevoir, spontanément, j’inventais une
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demande raisonnable : « Monsieur le professeur, je voudrais faire une thèse ! » « Vous avez raison ! Sur quel sujet ? » Jean Malaurie avait réalisé une série documentaire sur Les derniers rois de Thulé pour la Télévision Française (ORTF) en 1969. Ce sera le thème d’une de mes études ! Pour Jean Malaurie : « L’étude d’une société de littérature orale est assurée à la suite d’entretiens, d’observations et de l’examen des techniques, d’objets quotidiens et rituels. Dans les sciences sociales, il y a une grande réticence à observer la photographie, ou le film, comme un instrument d’étude ; dans le monde intellectuel et scientifique français, elle est considérée comme un supplément esthétique. Il s’agit d’un complément nécessaire et c’est dans cet esprit qu’est conçu le vocable d’ethno-photographie. S’il est une école des Chartres pour étudier les textes issus des entretiens, il manque une école et une chaire d’ethno-photographie dans les facultés des sciences ». Autour du professeur, nous sommes quelques-uns à nous réunir, rue Amélie à Paris. En arrière salle, une bibliothèque arctique qui regroupe quelques milliers d’ouvrages, est conservée et gérée par Sylvie Devers. Dans un bureau voisin Élisabeth Cardin se consacre à l’édition de la revue InterNord. À l’ouverture de chaque séminaire, un chercheur présente l’avancée de son travail. Jean Malaurie commente et encourage la discussion. Une fois par mois une personnalité des sciences sociales expose son œuvre. La conférence est suivie par un débat avec le professeur. Au fil du temps, nous formons une petite communauté scientifique qui aime prolonger la réflexion autour d’une tasse de thé et de quelques biscuits apportés par l’un ou l’autre. Les locataires du Centre de sociologie des organisations, dirigé par Michel Crozier, logent à l’étage supérieur, nous rejoignent parfois.
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L’ambiance feutrée rappelle un cabinet littéraire et de curiosités. La pensée féconde n’a de sens que confronté à la réalité de sa géographie. Le Groenland sera mon premier voyage arctique.
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Itinérance Quand quelqu’un voyage, dit Heq, il apprend beaucoup de choses sur lui-même. Si on va là où il n’y a que solitude, on apprend à vivre sans plainte. Car plus on pénètre dans la solitude en voyageant dans les beaux pays du monde, plus on devient petit. Jørn Riel
Paamiut Paamiut (Le peuple de l’embouchure du fjord kuannersooq, « le beau fjord »), porte beau son nom. J’erre à l’aventure. Un jeune Inuk m’aborde et me fait signe de le suivre. J’obtempère. Sans retenue, il entre dans une maisonnette aux couleurs scandinaves. Un homme et une femme me dévisagent et m’invitent à prendre place dans le canapé avachi. Une boisson m’est proposée. J’accepte un café. Déception, ils espéraient la bière. La conversation est pauvre. Alors ils reprennent de la bière. J’essaie d’expliquer que je cherche à me loger. Ils échangent quelques paroles. Le jeune homme se lève sans précaution d’usage et me fait signe de l’accompagner. Je remercie. Quelques maisons plus loin il pénètre, toujours sans frapper à la porte, chez une de ses connaissances. Je le suis. Une jeune femme apparaît et le repousse avec véhémence vers l’extérieur. Moi avec ! Ce n’est pas là que je « dormirai chez vous ce soir » ! Sans se démonter, il m’oriente vers une autre habitation qui ressemble à un foyer communal. L’accueil est chaleureux. Mon « guide » disparaît. Un café m’est de nouveau offert. 25
J’essaie, simplement, de me faire comprendre. Je parle de campement. Confusion ! Le parti politique Siumut (gauche) organise son rassemblement d’été à Paamiut et pour se faire, des grandes tentes genre tipis, sont installées dans la baie. Je suis, à tort, accueilli en tant que représentant d’une délégation étrangère. J’ai des difficultés à lever le quiproquo. Grattement de tête embarrassé ! (Si ce n’est par scrupule, j’aurais dû accepter l’invitation de jouer le rôle de l’invité. Aujourd’hui, je le regrette encore !). Je ne suis pas abandonné. L’on remue ciel et glace pour finalement me présenter à un Français qui vit depuis plusieurs années à Paamiut. Il me reçoit en compatriote éloigné. « Ça tombe bien ! » me dit-il ! : « Mon épouse est danoise, elle est institutrice et elle est partie rejoindre ses parents au Danemark pour les vacances. Si tu veux, je t’invite à dormir ici et je te prépare un bon dîner ! » Voici une excellente nouvelle ! « En attendant, je travaille au port, tu as la journée pour découvrir ! ». Il me conseille l’arrière-pays. « Mais attention ! Au Groenland, les distances sont trompeuses ! » Légèrement équipé, je file la montagne espacée de lacs. La lumière arctique irise les eaux glacées. L’immensité du paysage rivalise avec l’impression d’infini de l’inlandsis lointain. Paradis des caribous ! Après quelques heures en vieux randonneur, je come back at home. Mon compatriote a mis les grands plats dans les grands : Braisé de renne aux baies sauvages, pommes de terre vapeur du Jütland, accompagnés d’un Grave servi chambré. Quel régal ! Je suis l’hôte d’un homme discret qui pose peu de questions. J’en ferai de même à son égard. L’extinction des feux est de bonne heure. Il travaille à l’atelier mécanique du port et il se lève au petit matin, je ferai de même. Ma carte géographique acquise la veille de mon départ à l’Astrolabe, rue de Provence à Paris, me montre du doigt du hasard, le village d’Arsuk situé plus à l’Est. Il est sept heures 26
du matin, je suis sur le port et j’espère un bateau. Au passage, je salue et remercie mon compagnon d’un soir qui travaille dans son atelier. Un couple de jeunes danois attend et m’informe qu’ils ont négocié, depuis plusieurs jours, leurs places sur un bateau affréteur sur le point de lever l’ancre pour Arsuk. Je demande l’autorisation au capitaine de faire partie du voyage. Refus : « Il n’y pas de place ! » Lui est droit comme un harpon sur le pont de son bateau. Mon sac à dos sur le dos, je suis en attente sur le quai. Nous sommes en « face à face », le regard est intense. Il se joue entre lui et moi un rapport d’homme à homme que seuls les hommes « les vrais » peuvent connaître. Tout le sens de l’humanité est en jeu ! Nous savons, l’un et l’autre, que forgés aux risques de la vie nous sommes de la même trempe. Il est « Inuk », je suis « Esquimau ! » Nous faisons poésie commune. Il est moi, je suis lui ! Son bras se lève pour me soulager de mon fardeau. La jeune danoise observe l’intensité de l’échange. Est-ce par compassion ? Ou plus ordinaire, de « n’être qu’une femme » exclue ? Toujours est-il, croyant sûrement bien faire, elle intercède en danois auprès du capitaine qui l’ignore superbement. Elle insiste. L’humanité s’écroule. L’ordre est donné d’appareiller. Le bateau prend du large et je reste seul planté sur le quai avec dans le regard un léger goût d’amertume. J’agite une main d’un improbable au revoir quand une main ferme me tape sur l’épaule. Un marin docker Inuk qui avait assisté à la scène me fait signe de le suivre. À un autre bout de quai, un autre navire qui charge du fret part dans l’après-midi pour Arsuk. Mon tapeur d’épaule parle au capitaine qui accepte de me prendre à bord. Le sac à dos déposé, le cœur léger, les mains dans les poches, je « nonchalandise » les environs. Et de plus, comble de bonheur : Il fait froid ! Installé dans une carrée à matelots, un café scandinave m’est offert. Je n’ai aucune idée de la durée du voyage. Au 27
loin le pack de banquise dérivante a envahi les eaux libres. Une brume de mer épaissit la visibilité. Des icebergs surgissent en géants des glaces aux formes inquiétantes. Le spectre du Titanic rôde. Le bateau vogue la galère. La voilure est réduite. Le capitaine est à la prudence. Tannhäuser sans Wagner, le vaisseau est fantôme. Le silence se cogne au silence total. Je sursaute. Un coup de feu claque. Un phoque se meurt. Nous prenons le prochain iceberg en sens giratoire pour récupérer le pinnipède avant qu’il ne lie son funeste destin au cimetière marin. Après huit d’heures de navigation à ne pas foncer dans le brouillard ; Arsuk apparaît. Il est une heure du matin, le soleil est au rendez-vous. J’installe mon campement près du fjord, loin du village, j’oublie le froid et m’endors dans une douce quiétude. Demain sera un autre jour ! Arsuk C’est à l’aube que le monde dit ce qu’il a à dire. Et là, le monde raconte la beauté du monde. Mon petit-déjeuner Camping-gaz s’éternise. Je me prélasse sur des coussins de saxifrages aux couleurs pourpres. Le fjord est peu encombré de glaces et l’eau est un miroir aux couleurs vert-tendre. Un couple d’aigles pêcheurs me fait tourner la tête. Je sais l’endroit propice aux pierres de lune qui peuvent, avec un peu de chance, être découvertes à fleur de roches. Bien que peu expert en ramassage de cailloux, je suis tenté par la gemmologie des environs. Arsuk est un joli petit village bordé par une banquise bleu horizon. La pêche est l’activité principale et les crevettes y sont excellentes. Les villageois vaquent à leurs occupations et me saluent d’un sourire accueillant. Des enfants, garçons et filles, jouent à courir à travers les maisonnées. Signe particulier : Aucun ne crie, aucun ne pleure ! Nul ne me 28
regarde en étranger et pourtant je suis le seul « blanc » perdu dans ce coin du bout du monde ! J’ai l’impression étrange d’avoir toujours vécu là ! Je me sens bien comme à l’arrivée d’un nouveau jour de printemps. Je file vers le ponton du débarcadère, « mon » bateau est en fin de déchargement de fret, des marins me reconnaissent et me font un petit signe amical. L’un d’eux, amusé, me demande d’un geste si je veux faire le retour sur Paamiut ? J’hésite et je remercie. Je décide de rester quelque temps sur Arsuk. Je suis intrigué sur ce qu’il me semble avoir entrevu : Les habitants de ce village loin de tout, dans leur apparence laissent pressentir de grands bouleversements économiques et culturels. Dans cet entredeux de leur histoire, entre modernisme et tradition, quel sera leur destin et à quel prix ? À cet égard, les tenues vestimentaires sont baroques : Un mélange de peaux de phoque et de vêtements américanisés. Dans ces sociétés douées d’un grand sens pragmatique, peu habituées au jugement d’autrui et à la compétition concurrentielle, l’accoutrement ne vaut que par son efficacité. Le bonheur n’est rien tant que la vie ici et maintenant et rien n’est moins prévisible que les grands mouvements météorologiques ! Un jour il y a du poisson, un autre jour il n’y en a pas ! Un jour la chasse est bonne, un autre le gibier n’est pas au rendez-vous ! Un jour les grandes glaces bloquent le fiord, un autre jour la mer est libre ! C’est comme ça, imara, et personne n'y peut rien ! : « Nous ne comprenons pas les blancs qui passent leur temps présent à économiser l’avenir ! » Sur un flyer en papier glacé, récupéré à l’aéroport international de Narsarsuaq, un héliport est indiqué sur Arsuk. Plan en main, j’arpente les lieux dans tous les sens. Au bout d’un temps certain, il faut bien me faire une raison : L’indication dûment répertoriée, correspond à l’actuel terrain de football ? Et de mémoire d’Inuk, aucun hélicoptère ne fait de vol régulier ! Bigre ! Comment organiser mon retour ? Je 29
m’inquiète sans trouver de solution immédiate. Sur le sommet d’une colline proche, jumelles en main, je repère une tente de type scandinave. Ce sont mes deux Danois de Paamiut. Je grimpe rapidement sur un chemin de rencontre. En vieilles connaissances, nous nous embrassons chaleureusement. Autour d’un thé de l’amitié, j’explique mes soucis. Elle est institutrice et lui travaille dans une banque à Nuuk, la capitale du Groenland. Nous échangeons sur la vie au Groenland, sur les mœurs et traditions, sur les avantages et les inconvénients du progrès en marche. Ils ont une vraie sensibilité humaine vis-à-vis de ce peuple en devenir. Ils me sont sympathiques et me promettent de m’aider en cas de difficultés. Le village est pourvu d’un bureau administratif qui fait office de poste, de banque et d’autres services nécessaires. La dame Inuk qui officie est très accueillante. Mais pour mon grand malheur, elle ne fait pas bureau de change, le système de carte bancaire n’a pas encore cours et les Travellers cheques ignorés ! Que faire ? La préposée sourit et compatit à ma désespérance. Vais-je être contraint de passer l’hiver à conditionner des crevettes ? Mon inquiétude rivalise avec mon anxiété. Sans solution, je flâne d’une rive à l’autre. Des icebergs paisibles sont en fond de décor. Le froid est ensoleillé. Le village est en grande quiétude. Des enfants continuent à chahuter comme tous les enfants du monde. Ils viennent à ma rencontre en curiosité de l’étranger lointain. Ils me touchent pour s’assurer de ma réalité et se dispersent en grands éclats de rire. Un chasseur de phoque vient à ma rencontre et tente de communiquer dans un anglais approximatif. Á tout hasard je lui demande ses possibilités pour me conduire dans son bateau de pêcheur jusqu’à Narsaq. Dubitatif, il me scrute le visage et les yeux et en malice m’annonce un prix qui me fait immédiatement comprendre l’incongruité de ma demande. Je vis un moment 30
de rare bonheur au contact de ces gens particulièrement gentils à mon encontre et pour ne rien gâcher dans un environnement extraordinairement beau et froid. J’approfondis le sens du mot imara, qui signifie localement : Peut-être ! C’est ainsi ! On verra bien ! Vivons le présent ! Une nonchalance quant au futur à vivre qui m’oblige à relativiser mes inquiétudes occidentales. Ainsi je comprends qu’une discussion, qui semble prendre le temps de la rencontre, peut s’interrompre brutalement si un bateau est soudainement annoncé en fond de débâcle d’une banquise capricieuse. Rien n’est prévu par avance, et, celui-ci ou celuilà, peut sans autre forme de civilité profiter de l’aubaine pour rendre visite à quelques membres d’une famille éloignée. À la question de savoir quand il reviendra, il sera négligemment répondu imara ! C’est-à-dire autant de jours que le vent le permet. Le village est propret, il est jonché par endroit, à même le sol, pêle-mêle, d’un appareil photo moderne en bon état de marche, d’une planche à voile, d’un skate-board, d’un vélo tout terrain…, qui ne semblent intéresser personne. Mon étonnement me pousse à la curiosité de ces négligences. De fait, une fois l’an, le village passe commande au Danemark, sur des catalogues par correspondance. Chacun peut ainsi, en fonction des moyens de la communauté, expérimenter les produits vantés par les encarts publicitaires. Les principes de la capitalisation n’étant pas encore entrés dans les mœurs, tout appartient à tous, et le plaisir de la découverte passé, l’objet peut se découvrir décevant, voire inadapté à l’usage local, il est alors méprisé et exposé au vu et au su de tous. La civilisation des kallunaak (hommes blancs) est ainsi mise au ban d’essai et symboliquement ironisée quant à sa superficialité. De même j’apprendrai plus tard, à mes dépens, que le premier enregistré sur une réservation d’un avion local, sera le jour du départ, le dernier admis à bord en fonction des places disponibles. Les premiers pouvant avoir 31
eu de nombreuses autres opportunités, imara ! Tandis que les plus récemment inscrits réduisent de fait les zones d’incertitudes. Ce matin aurait pu être un moment ordinaire à contempler la banquise qui, elle, se la coule douce entre des icebergs qui semblent ignorer le temps qui passe ! Je suis dans ma tente et j’entends une voix m’appeler ; C’est la préposée aux « bonnes nouvelles » administratives. Elle m’invite à la suivre à pas rapprochés jusqu’au village situé à un ou deux kilomètres. Elle a réussi ce matin à joindre par son téléphone en bakélite un responsable de la banque de Nuuk qui parle français. Après les civilités d’usage, j’explique mon cas, il écoute et m’invite à joindre ma banque en France pour qu’elle me délivre une autorisation de virement. Un fax sorti d’un placard est mis à ma disposition. Je m’exécute à la procédure et j’attends en va-et-vient de pas-de-porte. Soudain, à portée de vue, en contre-jour une vedette blanche apponte le catway proche. J’accours. Ce sont des médecins militaires danois qui font leur visite sanitaire mensuelle à la communauté locale. L’accueil est froid. Le plus haut gradé me toise du haut de sa stature hiérarchique, me demande qui je suis et ce que je fais dans les parages ? J’adopte une attitude de soumission et je demande s’il m’est possible de rejoindre leur base à bord de leur beau bateau. Réponse sèche et négative. J’insiste en expliquant, comme je peux, le grand embarras dans lequel ils vont me laisser et que tôt où tard je vais pour tous, y compris eux-mêmes, poser un problème. Conciliabules, hésitations, acceptation. « C’est OK ! Soyez à l’heure précise ! » Une fois leurs activités médicales terminées, ils ne m’attendront pas ! De plus il m’est signifié que je devrai m’acquitter d’une honnête somme à payer ! C’est le phoque qui nage après sa queue ! Malgré mon découragement, je fonce décamper avec quelques regrets. J’avais tant à découvrir de cet endroit extraordinairement 32
beau caressé par la gentillesse des gens. Á mon retour la dame aux bons offices est tout sourire, un fax de ma banque m’attend : « Nous avons bien pris en compte votre demande, acceptez-vous de payer une surtaxe de transfert ? ». J’enrage ! Nouveau fax en navette-retour : «Il est onze heures trente en France, nous vous transmettrons notre accord après la coupure du déjeuner !» Mon humeur vacille entre le désespoir, l’incompréhension et la colère. Sac à dos au pied, je suis désarmé ! L’équipe sanitaire commence l’embarquement. Je me précipite en leur demandant de patienter encore un peu. Rien à faire, les ordres sont les ordres, avant l’heure ce n’est pas encore l’heure, après l’heure c’est trop tard ! Je me sens impuissant et jure en français. Derrière moi une voix me fait écho. C’est le jeune couple d’Arsuk qui intervient en mon crédit. Décidément ! Pendant qu’elle parlemente avec l’équipage, lui se précipite et tente de téléphoner à sa banque de Nuuk. Pendant qu’elle continue à palabrer en danois avec l’amirauté. Ça marche ! Tout se débloque, juste le temps de les embrasser, de faire un signe de remerciement à la préposée et de sauter à bâbord. Une place m’est faite en extérieur arrière de la vedette. Le soleil brille. Quatre heures pour remonter le fjord sans connaître ma destination exacte. Peu importe, engoncé dans mes vêtements polaires, je goûte au Paradis blanc. Loin, très loin, en fond de fiord une langue de glacier annonce, l’inlandsis, la calotte glaciaire. Tout droit, le Pôle Nord ! Je ne connais pas la destinée de mon futur, alors « vivons : Imara ! ». Une infirmière militaire confirmée me fait un brin de conversation. Elle me pose des questions, mine de rien, sur ma présence insolite en ces lieux. J’apprendrai que le fjord fait quarante kilomètres de long, qu’il est particulièrement profond et qu’il a été le théâtre d’importants enjeux militaires pendant la seconde guerre mondiale. Des filins d’aciers sont tendus en profondeurs pour empêcher toute intrusion de sousmarins, d’abord de la kriegsmarine et ensuite soviétiques. 33
Aujourd’hui la base sert, me dit-elle, essentiellement pour le contrôle de la pêche ! Grønnedal L’arrivée sur Grønnedal est sans équivoque. Je suis en terrain militaire. Avant que je ne pose pieds à terre, mon passeport m’est confisqué avec ordre d’attendre sur place. Un grand gaillard en treillis reste à mes côtés. Étrange situation ! Je ne comprends pas quel danger potentiel je peux représenter ? Trois-quarts d’heure plus tard, mon identité vérifiée, une jeep me véhicule à la base navale de Kangilinnguit. Je suis fortement invité à prendre une douche obligatoire et à me rendre au mess des officiers où je suis invité à me restaurer. Mon « ange gardien » ne me lâche pas d’une semelle vibram. Il est très courtois et d’une grande gentillesse. Je le remercie avec insistance. Notre conversation s’arrêtera là. Un autre militaire en uniforme gradé m’informe qu’un hélicoptère en provenance de Nuuk fera demain matin une escale à la base avant de prendre la direction de Narsarsuaq. Je suis instamment convié à faire partie du voyage. Une place m’est réservée d’office. Il me reste la nuit pour profiter du paysage et des alentours. Je pose ma tente à distance raisonnable de l’héliport (mais pas des moustiques qui ont décidé de me mener la vie dure !). La soirée s’annonce agréable. Il est vingt et une heures. Ivittuut n’est qu’à six kilomètres. Profitons-en ! Ivittuut Ivittuut est un village abandonné qui vivait jusqu’en 1987 d’une mine à ciel ouvert de cryolite (minerai qui entre dans le processus de fabrication de l’aluminium) et qui fût un enjeu majeur entre les Allemands et les Américains pendant la seconde guerre mondiale. 34
Des portes claquent au vent, des fenêtres sans vitre soufflent les courants d’air, des papiers administratifs encombrent les sols. Drôle d’endroit pour une rencontre ! Un puissant véhicule militaire tout terrain passe au ralenti. Je salue. Le lieu est suffisamment inaccoutumé pour attirer mon goût de l’étrange. En souvenir, je glisse quelques pierres dans mes poches et marche d’un pas léger les quatre kilomètres qui me séparent de mon campement. En fond de fjord le glacier prend les couleurs du ciel et du soleil qui ne se couche pas. Je suis seul au monde et le monde me le rend bien. Je suis heureux et mon pas se fait léger. L’embarquement est prévu pour neuf heures du matin. Par prudence je suis à pied d’enregistrement à six heures. Imara ! Un militaire est posté en attente sur le tarmac. Un gradé compte et recompte les permissionnaires qui profitent de l’opportunité. Je me fais tout petit. Je n’en mène pas large. Et puis comme « il n’est exactement pas prévu », nous décollons à six heures trente ! Le survol, pendant plus d’une heure à faible altitude, de la calotte glacière est un éblouissement. Je ne décolle pas le nez du hublot. Toutes mes lectures sur les explorateurs qui ont traversé contre vents et souffrances ces espaces qui demeurent inconnus me reviennent en mémoire comme dans un film en accéléré. Pour marquer l’instant, j’écris sur mon carnet quelques lignes : « L’homme regarde au loin de lui-même. Il est sur le toit du monde et rien ne l’oublie. L’éternité du temps définit l’espace. Il a pour religion la trace de son histoire qui se confond en horizon. L’homme marque le pas du retour… ». L’aéroport de Narsarsuaq est à l’accueil. (Narsarsuak est une ancienne base militaire américaine qui fut cachée aux yeux du monde pendant la deuxième guerre mondiale et pendant la guerre de Corée). Sitôt débarqué j’apprends qu’un hélicoptère Sikorsky décolle dans la demi-heure pour Narsaq. Je m’informe, j’enregistre. J’embarque. 35
Narsak À Narsaq j’avais déjà pris des habitudes, je connaissais l’endroit. Je savais où j’allais camper et quelles seraient les découvertes à faire. Le temps est au beau fixe donc il se met à pleuvoir des cordes. Je me réfugie à la petite auberge de jeunesse (tenue par des Danois) où je retrouve une « vieille » connaissance qui organise le transport dans la région. Un bateau est prévu dans les jours à venir pour un retour sur Narsarsuaq par le grand fjord. On ne rigole plus, il faut payer cher. Je réserve ma réponse. Après tout je ne suis qu’à cinquante kilomètres à pied de Qassiarsuk ! Sur l’autre rive de Narsarsuaq, là où Erik le Rouge a trouvé et « inventé » le Greenland ! Le temps se lève, je décide de faire quelques aquarelles près du port. Un groupe d’étrangers visite le village. J’entends parler français. C’est une délégation de députés européens qui défend les langues minoritaires. Leur « cornac » est un Belge de Wallonie. Nous sympathisons et nous déjeunons ensemble. Il me parle de Jean Malaurie qu’il a connu en d’autres circonstances et m’invite à prendre place le lendemain sur leur bateau qui rejoint Narsarsuaq. Vive l’Europe ! Entre-temps une jeune Inuk est venue installer son campement près du mien. En soirée, elle m’invite à un théroom dans sa tente. Elle accompagne deux jeunes handicapés mentaux qui sont tout heureux de ma présence. Nous restons là, longtemps dans le silence de la parole. Non pas parce que nous ne parlons pas la même langue, mais tout simplement parce que c’est ainsi que nous avons le mieux à nous dire et à nous raconter. L’Inuk peu bavarde, observe et à des signes imperceptibles du corps, par-delà le bruit des mots, elle entend la parole autre. Dehors le vent souffle fort, la flamme de la bougie vacille. Avec une grande douceur elle invite ses 36
protégés à se coucher. Pour ne pas brusquer, je reste encore un peu dans le silence partagé. Je remercie de l’invitation. Elle me sourit, je suis heureux de cette longue et profonde conversation silencieuse que nous avons eue ensemble. Le lendemain matin, à mon réveil, aucune trace de son campement, elle est partie sans faire de bruit. Seul son sourire reste gravé en fond de mémoire d’une banquise infiniment blanche. Alors qu’il fait convenablement froid et que je démonte ma tente, une mini tornade s’abat sur moi et envole ma toile très haut vers le ciel. Je la récupérerai plusieurs centaines de mètres plus loin. Comme une intempérie n’arrive jamais seule, le vent change brusquement de direction et la température prend immédiatement plusieurs degrés. Engoncé dans mes vêtements polaires, je transpire à grande eau. Le Groenland est ainsi ! Lorsqu’on est équipé, la difficulté ne vient pas du froid, elle oblige à une adaptation constante à « du tout peut arriver » à tout moment et sous une forme imprévisible. Imara ! Installé en « passager clandestin » sur le bateau de la délégation européenne, je me fais discret. J’aperçois ma « vieille connaissance », carnet de comptabilité en main, qui compte et recompte pour faire payer le juste prix. Je me fais tout petit. Visiblement, pour elle, il faut chercher l’erreur le compte n’est pas bon. Le capitaine s’impatiente. Elle finit par lâcher prise et les amarres. Ouf ! Très rapidement, les députés qui me protégeaient par leur attitude bienveillante de ma « clandestinité », m’entourent et me posent mille questions sur mes réponses sans fin de mes aventures arctiques. (Par coquetterie, j’hésite à signer des autographes). Je profite d’un moment de répit pour m’installer sur le pont en extérieur. Je m’installe dans le froid. Le fiord est grandiose. J’imagine les Vikings, avec à leur tête Erik le Rouge, qui après un voyage des plus périlleux, entre tempêtes et icebergs, ont franchi, il y a plus de mille ans ces contrées ignorées de l’autre monde. 37
Le bateau amarré au ponton du petit embarcadère de Narsarsuaq, j’aide au débarquement. Je suis congratulé et embrassé de mes « autres racontars ». Je remercie pour le transport incognito. J’installe mon campement face au grand fiord, et j’observe, fasciné, le mouvement de balancier d’un iceberg imposant. J’apprendrai plus tard qu’il n’est jamais prudent de camper trop près de l’eau, l’effondrement brutal de ce géant de glace peut provoquer un mini raz de marée très dangereux pour les riverains imprudents. Sous un soleil de minuit très présent, je finis par m’endormir sur un oreiller rempli de rêves. L’aéroport de Keflavik en Islande sera pour demain. Imara. Sondre Strømfjord L’arrivée à Kangerlusuak (Sondre Strømfjord) est toujours un instant d’émotion : Le premier pas sur le sol groenlandais ! Kangerlusuak sur les 65° parallèles est plus une étape qu’une destination. Sondre Strømfjord est une ancienne base militaire créée en 1941 par les Américains. Dans l’attente du déchargement des bagages, le nez « en l’air », j’ausculte les écrans d’informations sur les prochains vols. Un vol est prévu dans une demi-heure pour Ilulissat (Les icebergs en kallalit). Je fonce. Une place est possible dans le prochain hélicoptère Sikorsky. J’en profite pour réserver une place sur le « traversier » qui rejoint en quelques heures d’Ilulissat l’île de Disko. Á peine le temps d’attraper mon sac à dos ‘à la volée’, de l’enregistrer de nouveau, de ne pas se « mélanger les kamiks », et en vol hélico presto. Le paysage est sublime. Le soleil fusionne la calotte glacière de tous ses feux. Ma gorge se noue du plaisir des yeux. Une heure de vol, ou plus exactement de spectacle, et j’aperçois les premières maisons en bois colorées d’Ilulissat. Sur le tarmac, le rotor tourne à pales brassées d’air glacé. L’ordre 38
du pilote est donné de baisser la tête pour progresser à contrevent sur le sol de l’aérodrome. Ilullissat-Disko Sac à dos sur le dos, direction le port au pas du « vieux campeur » qui sait qu’il ne faut pas vagabonder. Le temps presse. Quelques gentils icebergs vagabondent près du bateau Aleka Ittuk enfin repéré. Bon ! J’en ai pour un moment ! Du frettage est en cours de chargement. Engoncé dans mon anorak, je patiente le temps qui prend son temps. Avant d’appareiller, je fais signe au capitaine et lui présente ma réservation imprimée toute fraîche de Kangerlusuak : Nein ! Il faut d’abord passer par un bureau d’enregistrement qui se trouve être dans la commune et qui n’ouvre que le lendemain. C’est la quadrature du cercle polaire. J’insiste ! Il se gratte la tête, réfléchit, me regarde ailleurs, observe une mouette qui vole sur le quai les reliefs d’un flétan abandonné, fixe sa montre et le soleil, me regarde de nouveau de cape en pieds, fait mine de rien de m’oublier, se retourne, me rend le saufconduit, et d’un sourire amusé me fait signe de grimper. Qujanaq ! (Merci). J’embarque. Ouf ! C’est un joli petit bateau de fret qui accepte quelques passagers à son bord. De fait, je suis seul. La Baie de Disko est libre de glace. Après plusieurs heures de navigation, en cette saison la nuit tombe rapidement, je m’assoupis en bas de cabine. À l’approche de Qeqertarsuaq sur l’île de Disko deux grands phares éclairent un ciel noir d’étoiles. Étonné ! J’en recherche l’origine ! Bizarrement la lumière blanche change de couleur et danse au tangage du bateau. J’écarquille les yeux. Hallucination ou coup de fatigue ? Le marin de bâbord m’éclaire, il me fait comprendre l’arsernerit, l’aurore boréale. Je me laisse saisir au plaisir du rêve.
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Le bateau cogne en sourde approche du quai de débarquement. Le même marin me rend visite et me fait signe qu’il faut débarquer. Je lui explique que je retourne à Ilulissat le lendemain matin et que je désire dormir sur le bateau. Il refuse. J’insiste. Il refuse. J’insiste. Il accepte. Je suis seul sur le bateau. Je profite des anartarfik (toilettes) du bord. Mon duvet sorti je m’allonge là où je peux. Une légère houle cogne la coque et me berce à l’envie. Je dors du sommeil hiberné du sage. Dès l’aube, c’est-à-dire de très bonne heure, je pars à la découverte du petit village endormi. J’escalade une hauteur pour en scruter les horizons. Magnifique ! Magnifique ! Magnifique ! De retour sur l’Aleka Ittuk, l’équipage est à la tâche Kutaa (bonjour !). Juste le temps d’embarquer et le quai s’éloigne sans un adieu. Avec un sourire de bon matin, le marin de la veille m’offre un café. Qujanaq (merci !). Illillu (entendre Ishisiut). (Il n’y a pas de quoi !) Qujanaqsuak (merci beaucoup !) Illillu (Il n’y a pas de quoi !). Sur bâbord, le « Look-out », mirador haut perché est en amer de passage. C’est un observatoire à Tikaagullik (baleines). En bastingage de proue, j’observe la mer de Baffin. La patience paye l’attente. Dans la lumière arctique, trois rorquals rostrés croisent au large. À chaque remontée des profondeurs un souffle de jet d’eau de respiration fait le spectacle, qui, jumelles fish-eye en main, va durer plus d’une heure. Je reste coi ! De retour, pied ferme sur Ilulissat, une petite maison accueille le voyageur, une charmante Inuk qui fait des efforts pour me parler en français, me propose la possibilité de rejoindre Uummannaq (le cœur) sur le Saqqit Ittuk (le grandpère qui gronde) qui inaugure la liaison. Le départ est pour la fin de semaine. Je profite de l’avantage pour espérer, dans 40
l’attente, un embarquement local. C’est chose faite ! Un affréteur-caboteur doit se rendre dans la région de Saqqaq et accepte un passager non clandestin. À peine suis-je embarqué, la baie de Disko est naviguée. Entre les icebergs, les phoques et les baleines boréales, la journée est en grande monotonie arctique. Entre terre du Groenland et île de Disko, nous naviguons vers le nord. Le soir approche, je m’allonge, comme je peux, sur une banquette improvisée. Je tombe dans les bras protecteurs de Morphée. Au réveil matin, j’apprendrai, par un marin de compagnie, que la mer dans la nuit a fait grande tempête. J’ai dormi du sommeil de l’innocence ! Qeqertaq-Saqqaq À 90 kilomètres au nord d’Ilulissat le bateau accoste au village isolé de Qeqertaq. Les chiens hurlent le vent. Malgré le froid intense, l’odeur du matidak (graisse de phoque) énerve les brises narines. Les maisons de bois colorées au pigment falun ocre-rouge, accrochées aux pentes de la falaise surplombent la mer dans un bric à broc esquimau. Il faut gravir des escaliers de faibles fortunes pour rencontrer des Inuit aux sourires avenants. Le regard de l’étonnement renseigne sur le peu de kallunaak « hommes blancs » qui leurs rendent visite. Une peau d’ours polaire sèche sur un cadre tendu en bois de flottage. Une femme pliée en cassereins dégraisse en gestes traditionnels et appliqués une peau de phoque à l’aide de son ullo (couteau de femme). Des enfants jouent à prendre des risques à saute banquise qui relèverait de la cour d’assise pour des parents européens indignes et de mauvaise éducation. Des chiens, dans l’impatience d’être harnachés en meute à un dog-sledge d’aventure, rongent leur lanière de lassitude. Un marin me fait de grands signes pour rejoindre sur-le-champ aux pas accélérés le bateau désamarré. Le froid se fait très froid. Dix 41
kilomètres au nord nous accostons à Saqqaq (nom d’une des plus vieilles civilisations d’Esquimaux). C’est en ces lieux que furent retrouvés des vestiges qui datent de 2400 ans avant JC. Nous faisons une escale impromptue. Je reste à bord. C’est vers trois heures du matin que nous mouillons l’ancre à distance d’une plage de l’île de Disko. Une équipe de scientifiques canadiens attend sur la grève le débarquement de leur fret. Ils vont bivouaquer trois mois à chercher, et peutêtre trouver, des traces de nickel. Le mouillage est peu profond. Le tirant d’eau est faible et le bateau ne peut approcher au plus près. Le déchargement du matériel doit se faire à bras d’homme. Une barque est mouillée. Je propose mes services. Le matériel est lourd. Deux heures de cabotage épuisant. Vers cinq heures du matin le « boulot » est terminé. En vieux compagnons de travail, nous nous saluons d’une poignée de main vigoureuse. De retour à bord, un Inuk me fait signe de le suivre. Dans la carrée aux marins une assiette de cabillaud accompagné de pommes de terre à la vapeur m’attend. Qujanaq ! Je m’accorde un grand temps de repas solitaire. En tant que « mousse de circonstance », je fais la vaisselle et après avoir fait une balade digestive sur le pont des solitudes, je récupère mon retard de sommeil dans mon couchage de fortune. Ce matin-là, debout à la proue du navire, je m’installe dans le grand froid. Les haubans sont gainés d’une épaisse couche de glace. Le chalutier glisse en silence à travers des icebergs en sentinelle. Une légère brise me souffle le visage. La brume de mer gèle ma barbe blanchie par la sagesse de l’âge. Des contreforts de montagne annoncent l’inhospitalité des lieux. Je suis un polar-man ! Écrasé, face à l’immensité minérale, je suis un surhomme (Nietzsche) dans la puissance de la fragilité de mon être. Je navigue dans l’au-delà ! Rien ne peut m’arriver puisque je suis mortel !
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Les horizons se fondent, nous sommes en haute mer. Étonnamment, mon sens de l’orientation m’indique le gouvernail à bâbord et c’est tribord qui gagne la brise. À vrai dire, je prends conscience que j’ai totalement oublié de m’informer sur la durée de l’expédition et cela fait déjà trois jours que je suis embarqué. Après plusieurs heures d’incertitude, je suis impérieusement mis à pied en terre de Saqqaq. Je regarde le bateau qui s’éloigne. Je ne sais pas si c’est pour une heure ou pour l’éternité ? Je parcours le village en long et en hauteur. À mon passage, des enfants mal fagotés, jouent et rient de leur rire d’enfants rieurs, (comme tous les enfants du monde), des chiens hurlent en concert de plein air, des Inuit qui vont et viennent d’une maison à l’autre, me sourient et me saluent : Qujanaq ! Illillu ! Qujanaq ! Illillu ! L'anxiété me prend et je gagne au pas de mes inquiétudes le fragile ponton en bois croisé du débarquement. À quelques encablures d’une mer profonde, trois pêcheurs me font voir leur prise de grosses crevettes arctiques. J’approuve en connaisseur et je négocie une livre à l’achat. Après une conciliation hautement menée en kallalit, la transaction est conclue par un aap (oui) définitif. Qujanaq ! Illillu ! Du bois de récupération, un récipient de fortune, un peu d’eau de mer et la cuisson « al dente » se mijote en Cook Royal Arctic. Des Inuit curieux de mes manières culinaires me rendent visite et approuvent du chef. Je leur propose une part de mon repas. Ils ne sont pas chauds de l’expérience de la grande cuisine française, trois étoiles polaires au guide gastronomique arctique. Je partage mon festin de leurs sourires enjoués. Nous rions ensemble. Ils restent à proximité. La sonorité de leur langue me fait une musique d’ambiance. Le haut arctique est en décor. Entre eux et moi nous partageons un court moment de grande chaleur humaine que seuls les imprudents de la vie peuvent entendre. 43
Je sais bien qu’il est d’usage D’aller en tous lieux criant Que l’homme est d’autant plus sage Qu’il rêve plus de néant Victor Hugo L’attente est le propre du voyageur polaire. Alors, en scrutant les horizons, j’attends. Et le temps file la lenteur de l’espérance ! Contre toute attente le bateau revient à bon port. Enfin à bord ! Pour confort et grand luxe, j’avais pris pour habitude de me caler contre la cheminée extérieure du bateau et légèrement en hauteur du ponton à regarder les horizons. Une jeune femme Inuk embarque. Sans un mot, elle me rejoint et s’installe tout à mes côtés. Elle ne dit rien, je n’ose déranger l’instant, sans un geste le temps passe et repasse. Et puis, sans un mot, elle se lève et je la vois s’éloigner sans retour de regard. Elle est partie pour revenir quelques instants plus tard pour m’offrir une carte de Groenland brodée en perles de verre. Qujanaqsuak ! Je reste un grand moment seul à savourer ma solitude méritée. Le capitaine, qui passait par-là, m’invite à prendre place à ses côtés dans la cabine de pilotage. Il m’indique d’un doigt expérimenté les cétacés qui croisent au plus près. J’admire l’œil du chasseur polaire. Cela fait plus de trois jours que nous naviguons. Ilulissat est enfin à portée de vue. Je descends quatre à quatre rejoindre mon sac à dos, je plie bagage et duvet, je congratule à la volée, je débarque en vieux loup de mer. Sur le ponton de débarquement je me retourne, Perle de Saqqaq me sourit, je lui souris, tout le bonheur est pour moi ! Qujanaqsuak ! J’ai longtemps gardé près de moi, comme un talisman, cette broderie offerte par cette jeune femme mystérieuse tout en sourire de Saqqaq. Plus tard, j’ai retrouvé une écriture de carnet de voyage trempé à l’encre d’une autre nostalgie : 44
Perle de Saqqaq Les haubans gelés craquent sous le poids du froid. Ils sont endurcis d’une épaisse glace arctique. À l’avant d’une proue guidée par le Nord magnétique, je suis seul dans cet autre monde. Les icebergs menacent les êtres solitaires. Le pack de glace cogne la coque métallique du chalutier polaire. Installé dans le grand froid, j’ai pour horizon un moment d’absolu. Quelques sternes arctiques se détachent d’un nuage d’oiseaux migrateurs et plongent sur des espoirs de nourriture. Pour apercevoir le phoque annelé du Groenland, il faut avoir le regard au large. Toujours aux aguets d’un danger, le temps d’un autre temps prend les sentiments. Je suis blotti contre la tiédeur de la cheminée du chalutier Mes pensées vagabondent. Les yeux mi-clos, je me berce de mes aventures. Une Inuk, encore esquimaude, embarquée à Saqqaq en baie de Disko, me fait visite sans prudence de civilité. Sans un mot, tout juste un regard, après avoir fait écart de mes bras, elle prend possession de mon assise. Son visage est enfoui à pleine poitrine. Nous sommes étrangers à l’intimité. Il ne me vient pas à l’idée de bouger le monde. Voyageurs sans étoile, nous naviguons les aurores boréales. Sans brusquerie, la passagère endormie se délove sur la pointe de mes habitudes. Le soleil brûle mes pensées. Après quelques instants oubliés, elle revient me déposer dans une offrande des temps anciens, une broderie perlée de ses habiletés. Je lui souris, elle ne dit rien. Il ne reste que les mots du silence : Murmure d’une autre nature.
Sac de nouveau au dos je m’éloigne d’Ilulissat. À quelques kilomètres de flancs de montagnes enneigées je rejoins le site de Sermermiut. J’installe à contre-vent ma tente dans un blizzard peu amène. J’allume un feu de bois pour illusion de chaleur. En front d’espace, l’immensité d’un des plus grands glaciers au monde lâche une quantité énorme d’icebergs. Sublime !
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Semermiut Sermermiut est un des campements esquimaux archéologiques de la première importance. Quelques vestiges d’igloos de pierres mélangées à de la tourbe constituent l’intérêt. Les glaces profondes craquent le fjord. Ce soir je suis Esquimau ! Une fine neige recouvre ma tente. Il faudra de nouveau décamper tout mouillé. (Qui a dit que le bruit de la neige était un rêve ?) Je reviendrai en ces lieux chargés de passé. C’est promis ! Mais pour l’heure, le Saqqit Ittuk pour Uummannaq n’attend pas ! Il faut se dépêcher ! Le Saqqit Ittuk J’embarque en court matin avec une jeune équipe de footballeurs Inuit qui jubilent leur joie. C’est une première, la liaison Ilulissat-Uummannaq est en inauguration. À l’approche de la péninsule de Nuussuaq le bateau est immobilisé par une épaisse banquise. Quelques Esquimaux en traîneaux à chiens nous rendent visite. Rien à faire, tout est silencieusement bloqué. Le temps passe. L’équipage s’emploie à jeter de toute la hauteur de la proue l’ancre marine sur la glace avec l’espoir de la casser. Tout résiste. Il est quatre heures du matin et rien ne bouge. À grands coups de « tok » (pic d’acier), des marins sont descendus du bateau et tentent de faire un avant-trou, dans la glace. Rien n’y fait. Je capitule, je vais dormir. Et puis, persévérance étant mère d’horizon, une brèche est entamée. Machines toutes, arrière ! Machines toutes, avant ! L’étrave grimpe la banquise. Le poids du bateau fait brise-glace. Et arrière toutes et avant toutes, le va-et-vient ouvre la brèche. Huit heures de retard. Rien à dire. Nous sommes à l’heure polaire.
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L’arrivée sur Uummannaq est joyeuse. Des petites chaloupes saluent l’arrivée. Inauguration oblige, un Esquimau « esquimaute », cigarette « au bec », son kayak en peaux de phoques. Le navire « corne de brume » à tout vent. Une foule familiale et « édilique » est amassée sur le quai de débarquement. Une équipe de nuit d’Inuit à terre, investie de leur haute responsabilité, approche à pas cadencés la passerelle de débarquement. Un gradé à la manœuvre, donne des ordres contradictoires. La communauté retient son souffle. L’instant est cérémonial. Patatras ! La passerelle est trop courte et s’écrase dans un bruit de ferraille. Grands éclats de rires de la foule en délire qui applaudit l’exploit. Les porteurs assermentés se plient en deux, ils sont hilares ! Tout est à recommencer avec cette autre fois le bon appontement ! Un tonnerre d’applaudissement salue la réussite. Je mets pied à terre au travers d’une haie d’honneur. Uummannaq Ce n’est pas le tout ! Quatre heures du matin ou pas, il faut trouver un endroit pour poser le campement dans la froidure. Après une heure de marche et d’hésitations, un joli petit lac entouré de montagnes noires, m’accueille. Sur une des berges, je monte ma tente, je me glisse dans mon duvet et « dodo ! ». Le réveil-matin est glacial. L’eau de ma gourde est gelée. Je tremble de tout mon corps. J’allume un feu de bois. Je me prépare un petit-petit-déjeuner tout en observant les alentours assez lugubres. L’endroit n’est pas idéal. Le faible soleil est dans l’ombre. Je déplace mon campement de huit cents mètres. Un rayon de soleil me réchauffe le cœur. Je suis déjà beaucoup mieux. Je « planque » mes aliments sur un rocher en hauteur. Les chiens groenlandais vagabondent l’étranger et sa nourriture. Le village est joliment entretenu. J’arpente de-ci, de-là. Près du port une échoppe propose aux Inuit semi-américanisés des saucisses à la moutarde. Je cède 47
à la tentation. Je m’assieds sur un bloc de granit et je fais bombance. Seul kallunaak je fais l’objet de commentaires en Kalaaleq (singulier de Kalaallit, la langue des Inuit du Groenland). Je souris. L’on répond gentiment à mon sourire. Par gestes, la conversation s’engage. J’aime bien parler ainsi le langage du corps. À plusieurs de mes passages je profiterai de l’accueil de ce « bistrot » sans alcool. Dans le village, un cimetière ancestral est en bonne exposition. Chaque corps est recouvert de pierres. Les squelettes sont visibles. Par tradition, lorsqu’un vieillard sent sa fin proche, il indique le lieu où il veut être défunt. Ses souhaits sont scrupuleusement respectés. L’évangélisation luthérienne a peu à peu imposé le cimetière à tombes creusées. Ce qui n’est pas une sinécure ! Le sol est en permafrost, gelé sur une grande épaisseur, très difficile à creuser toute l’année ! Imara ! Uummannaq est doté d’un joli petit musée arctique. Un jeune Inuk qui en a la responsabilité parle français. Il me propose de m’emmener, à l’occasion, voir les grottes de Kilitsuok, là où ont été découvertes des momies (six adultes et deux enfants) en parfait état de conservation dû aux conditions exceptionnelles de froid et d’air sec. Les momies datent de 1475. Elles sont exposées actuellement au muséum de Nuuk. Une autre possibilité m’est offerte, la remontée sur un caboteur vers le nord de la péninsule. Je prendrai cette mauvaise décision. Une journée aller-retour pour ravitailler les villages de Qaarsut et de Niaqornat. Gros mal de tête ! Retour tard le soir. Mon duvet est glacé et les chiens ont réussi à me « bouffer » toutes mes provisions ! Demain sera demain ! Le silence est total. La tente est recouverte de neige qui n’arrête pas de tomber. Pour le lendemain je dois me décider à chercher un refuge en dur. Sans grande difficulté je déniche une maisonnette qui accueille des marins de passage. Une petite chambre sans chauffage avec un lit de fortune. Je bouche d’un papier 48
journal une vitre cassée, mon duvet allongé et c’est le paradis. Les vécés intérieurs sont en tinettes. Mieux vaut bien tirer la porte ! Je suis apparemment seul. Une pièce commune sert de cuisine et de salle de toilette. Il faut chercher l’eau à l’aide d’un récipient à un point de ravitaillement extérieur qui, lui, est chauffé en permanence. Légèrement en hauteur, l’habitation offre une vue de toute hauteur sur la baie. Je suis seul, j’ai froid et j’ai peu à manger : Je suis heureux ! Dans le soir la porte s’ouvre. Ce sont trois Russes ! Le silence n’est pas leur domaine. Je crois comprendre qu’ils naviguent sur un brise-glace soviétique. Ils s’ennuient à Uummannaq ils n’ont pas trouvé de vodka ! J’abandonne, je vais me coucher. Au petit lendemain, beaucoup de « cadavres » de bouteilles de bière décorent la maisonnée. Je nettoie. Le plus costaud des trois, passe pour aller « pisser ». J’ai le regard noir du moujik une saison de mauvaise récolte. D’un geste il excuse le désordre. La « glace-nost » est sibérienne ! Demain sera mieux ! Le village est recouvert de neige. Il fait un bon temps pour marcher la capuche rabattue. En fond de vallée, une maison de tourbe serait « la véritable » demeure de Santa Claus. Depuis mon enfance, j’attends ce moment. Pour aller saluer le Père-Noël, trois heures aller-retour, je ne résiste pas ! Le chemin est à flanc de montagne. C’est magnifique. À mon passage, des grands aigles marins, briseurs d’os, volent à l’intimidation ! La maison est une bâtisse en tourbe, installée au milieu d’une baie protégée des vents. Un ponton d’accueil est installé sur la grève. Il peut accueillir par mer des petites embarcations et par temps de banquise des traîneaux à chiens. Le 25 décembre, les enfants du village viennent en ribambelles chercher leurs jouets. Ils ont de la chance : Ils sont les premiers servis sur la tournée du Ataataq Juulli !
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Upernavik Le Saqqit Ittuk remonte maintenant vers le nord. Boussole en main, la destination est Upernavik. Surprenant ! La mer est libre de banquise. Huit heures de houle. Ça tangue. Où sont les Nautamines de mon enfance ? De loin, le village de Kujalleq est aperçu à la jumelle. Les sirènes du bateau hurlent le danger. Tout le monde sur le pont ! C’est un exercice de sécurité en simulation réelle. Pas le temps de goûter la morsure du grand froid que je suis attifé d’une doudoune intégrale rouge-urgence. Tirer sur la chevillette et la combinaison gonflera ! Santa Claus in Domum ! Une chaloupe à la mer ! L’exercice continue. La douceur de la langue m’enchante. Je ne résiste pas aux ordres donnés en Kalaaleq. Toujours au loin : Kangersuatsiaq, un petit village dans un écrin polaire. Je décide de rester en guet sur le pont. Après tout, bien couvert de mon anorak de solitaire, le mal de mer est plus supportable. Upernavik est perché sur un îlot rocheux au 72° parallèle. C’est la dernière étape pour qui veut voyager vers Thulé. Le village est en pente raide. Ça dégourdi les jambes ! Petite visite au musée local. Upernavik a été spécialisé dans la collecte du duvet d’eiders (qui sont en grand nombre dans les îlots environnants). Dans la partie haute les maisons de l’époque coloniale résistent au temps. Des pêcheurs et des chasseurs exposent sur leurs étals du Kalaakiaraq (marché local), du phoque, de la baleine, du flétan, des œufs de guillemot, de l’angélique, et leur méfiance vis-à vis-de l’étranger. Je m’éloigne du village. Le soleil polaire brille de tous ses feux de glace. Je me cale près d’une roche, je sors mon Opinel et taille à pleine lame un morceau de lard grillé par mes soins la veille. L’eau froide de ma gourde agace les dents.
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Combien d’années suis-je resté là à contempler et à méditer ? Le temps s’est oublié. Retour sur Uummannaq Le retour sur Uummannaq est au grand calme. La « mer de Baffin » s’est endormie, engoncé dans un recoin du pont arrière, des heures durant, je fais de même. De temps à autre j’ouvre un œil pour vérifier que les réalités sont bien mes rêves. Je reprends mes habitudes (déjà) et retrouve à grands pas le chemin de mon campement. Maintenant j’en connais les ficelles : Emplacement au soleil du petit matin, rocher à garde-manger des prédateurs canins, bois de flottage à disposition, repli d’urgence en cas d’intempéries, silence de la solitude et la beauté des lieux. Les doigts engourdis par le froid, m'engagent à faire sur « le pouce » une esquisse d’aquarelle. Bon ! Ce n’est pas cette année que mes œuvres seront exposées aux jugements de la critique ! Retour sur Ilullissat Le retour sur Ilullissat se fait par la même voie maritime. La banquise s’est cassée. Ça passe ! Un hélicoptère nous survole et nous fait des signes d’amitiés. Illillu ! Corne de brume ! Illillu ! Corne de brume ! Au large : Le majestueux glacier Eqip Sermia. En baie de Quervin : La cabane des Expéditions Polaires Françaises de Paul-Émile Victor ! Sitôt débarqué, je suis saisi par une opportunité avec des Inuit : « Faire une pêche aux flétans sur un petit chalutier ». Sitôt sauté à bord, sitôt sorti du port, je me mets au « boulot ». Un long fil de pêche, mitraillé d’hameçons idoines, posé de la veille, est hissé à l’aide d’un treuil à main. Il faut, pendant plusieurs heures, tirer, décrocher, jeter à fond de cale et recommencer. J’en compte cinq cents remontés. Surprise : Un requin s’est invité à la prise. Calmement un 51
pêcheur l’accroche de sa gaffe, un autre lui saisit la gueule et lui découpe le museau, ensuite il l’attache à un filin et le jette à l’eau après l’avoir amarré à la chaloupe de sauvetage qui tangue solitaire entre les icebergs très nombreux en cette saison. Les pêcheurs me font comprendre qu’on le récupérera en retour de pêche. Revenu au lieu de rendez-vous, l’animal s’était fait la belle, avec, comble d’indélicatesse, l’embarcation ! Alors à travers les glaces nous avons cherché les indices de l’échappée belle. Enfin retrouvé, le sélacien est assommé et mis en traîne de mer ! On ne sait jamais ! Pour mon prochain repas, je suis gratifié d’une ou deux araignées de mer qui feront l’affaire ! Qujanaq ! Illillu ! Qujanaqsuak ! Illillu ! Inuulluarit ! (Au revoir !). Retour sur Sermermiut Toujours et encore sac au dos, je prends pied en direction de mon campement préféré : Sermermiut. Surprise le permafrost s’est dégelé et mon emplacement est devenu très marécageux. Je retrouve une fourchette oubliée, signe de mon dernier passage à côté d’une « aiguille en bois » qui servait aux anciens esquimaux à tendre les peaux d’ours et de phoques. Je prends quelque hauteur. Le soleil brille j’en profite pour faire une petite lessive, séchée au grand vent froid sec. Un bel après-midi ne se gaspille pas ! En route pour une flânerie de quelques heures dans la nature. En suivant le talweg je retrouve une ligne courbe qui me conduit tout droit à une faille vertigineuse qui tombe à pic sous la banquise et se jette dans la mer. Pendant les temps de famines, les petites filles étaient sacrifiées le premier jour de leur naissance. Elles étaient cousues dans une peau de phoque et précipitées dans la brèche. Je reste un moment à méditer mon émotion sur le bord de la béance sacrificielle. De loin je repère dans la neige près du fjord une étrange trace : L’empreinte d’un gros animal. Bizarre ! Un grand aigle ? Peu probable ! Un animal 52
marin ? Comment serait-il venu là ? Un loup ? Un renard ? Un ours ? Le sol n’est marqué par aucune autre trace aux alentours. Je ne comprends pas ? Il faut se méfier de l’Angakok ! Je renonce ! De retour à mon bivouac, en perspective d’un repas alléché, j’allume un feu de bois. L’araignée de mer grillée à la flamme est un mets des plus excellents qu’il soit ! Et qu’il fut ! Ce matin de beau temps est à profiter. Le port est encombré de fortes glaces. Un gros bateau de pêcheur est en difficulté. Il faut pousser et tirer pour le dégager de l’emprise. Je me propose de trimer le cordage. Après une heure de galère, un passage à l’eau libre est fait. Le « patron » va tirer des filets dans l’Isfjord. Je suis de l’équipage. Nous cabotons au très près des icebergs géants. De temps à autre un craquement déchirant craque le silence. Je n’en mène pas large. Je lève la tête vers le ciel et je me laisse impressionner par l’immensité bleutée de ces montagnes de glace. Je peine à croire que ces géants du froid vont prendre le large et aller, si l’aventure leur dit, taquiner le Titanic ! Le filet est tiré, la pêche est bonne. Le skipper sourit, il me fait signe de le rejoindre dans la cabine de pilotage. Merci pour le café. Qujanaq ! Illillu ! Le plus beau paysage du monde est le plus beau paysage du monde. J’en prends plein les rêves. Le retour à bon port se fait par l’étrave sans entrave. Qujanaqsuak ! Illillu! Inuulluarit ! (Au revoir !) Refuge à Ilullissat Changement de temps. La neige tombe drue et un léger blizzard se lève. Debout, installé dans la froidure je fais face sur les hauts de l’Isfjord au glacier Jakoshavn qui libère trente-cinq millions de tonnes de glace par an à la vitesse record de vingt-deux mètres par jour. Sous mon regard, une 53
énorme plaque de glace se détache d’un monumental iceberg dans un fracassement qui résonne la roche. Le silence devient plus puissant. Le grésil neigeux me picote le visage. Un cri prolongé acoustique le fjord. Une symphonie cristalline se perd en écho dans la profondeur sidérale. Je n’en crois pas mes oreilles. Ce sont les pleurs d’un uviak (baleineau). Un grain de neige me tiédit la joue. C’est une larme. Et puis une autre. Je suis seul, alors je pleure mon émotion. Le temps est au rapatriement. Je trouve refuge à l’Halen (gymnase couvert). Deux petits dortoirs sont en sous-sol pour accueillir des équipes sportives adverses. Je suis apparemment seul. Je m’étale et sèche ma tente. Au Kalaakiaraq (marché local), j’achète un morceau de phoque qui cuisiné au court-bouillon fera un bon plat chaud du soir. De retour à mon Bed sans Breakfast, surprise ! Quatre gaillards inuits occupent les lieux. Le dîner accompagné d’un peu d’alcool favorise la communication. La soirée se termine par des chansons et quelques verres de l’amitié. Un auto-collant orne le dessus de mon lit à étage. Émotion ! Jean-Marc Boivin en expédition avec Nicolas Hulot avait occupé mon couchage avant d’aller périr en deltaplane en Amérique du Sud. La date et la signature ne trompent pas. J’ai une pensée pour lui. Le soleil est revenu. Je prends congé. Je décide de trouver un campement pas trop éloigné de l’aéroport en prévision de mon prochain départ. Un petit lac à l’abri des regards me convient parfaitement. Nous sommes le 21 juin, fête nationale et solstice d’été. La fête commence de bonne heure. Près d’une petite crique située dans le village, des Inuit font des démonstrations joyeuses de leur savoir-faire traditionnel : Course de kayak, esquimautage, oumiak pour les femmes, découpage de phoques… Une dégustation matinale est organisée : Foie de phoque cru tiède tout chaud sorti des entrailles, mattak (peau 54
de baleine) épicé de cumin, renne séché et kaffemik local, et sans compter les sourires. Les habits, couleur locale, sont portés fièrement, le drapeau est levé, le maire fait un discours, l’hymne national est chanté, les chiens hurlent aux traîneaux. La bonne humeur engendre la bonne humeur. Par petits groupes, chacun se dirige vers le lieu de culte. Je prends place dans la petite église pleine à craquer. Les femmes sont chaussées de Kamik (bottes en peau de phoque retournée), elles portent une chasuble brodée de fines perles colorées, (tradition qui date de l’époque baleinière ; les Esquimaux avaient pris l’habitude de faire du troc avec les Scandinaves qui échangeaient des peaux contre des perles de verre). Un homme porte beau un pantalon en peau d’ours. C’est le pasteur de Thulé. Jadis, il avait connu Jean Malaurie. Il m’offre un tupilak taillé dans une dent d’ours. Qujanaqsuak (merci beaucoup !) Illillu (Il n’y a pas de quoi !). Il m’invite à le rejoindre à Thulé. J’hésite. Vers midi, en procession désordonnée, tout le monde progresse vers les hauteurs des alentours. Près d’un petit lac, un peu à l’écart, je suis invité à me joindre à une famille. Takanna (bienvenue). La dame prépare du phoque en courtbouillon (ça me rappelle quelque chose !), cuit en plein-air sur des petits fagots de saules rampants. Excellent ! Quelques Inuit facétieux, masqués de leurs grimaces, jouent des airs d’accordéon. La polka (héritage du temps des baleiniers) est joyeuse et entraîne des farandoles traditionnelles. Je prends congé. Mon hélicoptère n’attend pas : Qujanaq ! Illillu ! Qujanaqsuak ! Illillu (Y’a pas de quoi !) Si justement ! Inuulluarit ! (Au revoir !). Retour sur Kangerlusuak Kangerlusuak m’est devenu familier. Pour ce soir : « Camping sauvage ». Les moustiques sont de retour ! Demain sera demain ! 55
Dans un temps précédent, la convenance d’une Cabin (cabane de pêcheur) au bord du Lac Ferguson situé à huit kilomètres ne se refusait pas. Une nouvelle opportunité m’est offerte, j’y passerai de nouveau quelques jours. Un très grand calme dans un paysage sauvage de solitude ! Pour l’eau, c’est simple, il suffit de descendre cinq cents mètres, de puiser le lac, et de remonter la « boille » à pleine épaule ! Pour se chauffer, c’est simple, il suffit de ramasser du bois, quand on en trouve, de le fendre à la hache et de l’enfourner dans le petit poêle en tôle ! Pour se nourrir, c’est simple, il suffit de ne rien avoir oublié, ou d’avoir un solide fil de pêche ! Pour dormir, c’est simple, il suffit d’étaler son duvet et d’attendre le soir profond que les Arsarnerit (aurores boréales) dévoilent leurs danseuses envoûtantes, vêtues des leurs dessous aux couleurs chatoyantes. Alors là ! Impossible de dormir ! Alors j’écris : Krartoudouk Sous les hauts-vents du lac Fergusson, l’ombre noire de l’oiseau assombrit le passage. Le choucas arctique surveille les reliefs d’un repas trop vite ingéré. Dans le soleil qui ne se couche pas, il vire « senestre ». Les reflets du lac annoncent l’accalmie. Les bœufs musqués sont en hordes de marche, lents et puissants. Les petits sont bien protégés. Les mères veillent. Les mâles font un obstacle aux prédateurs. L’homme solitaire passe son chemin. Il n’est pas le bienvenu. Il est étranger. Le front osseux du « mux-ox » monté de cornes est menaçant, les sabots caprins grattent en avertissement le sol. La charge est entendue. La prudence impose le retrait. Des grognements roques résonnent l’obscure montagne. Un renard observe le manège. Sa tête « girouette », à contre-vent. Les yeux perçants vont de va et de vient du troupeau à l’imprudent. Le « fox-arctic » attend le déroulement d’un « storytelling » sans avenir. L’histoire 56
est dans l’aventure, toujours renouvelée, jamais recommencée. La nature soupire un cri de blessure. Un front de glacier s’écroule. Seize tonnes de glaces écrasent un fond de moraine. Sans jugement hâtif le passager prudent reste contemplatif. Le crépuscule rétrécit la vue. Un campement de discrétion s’impose. La tente montée, le duvet déroulé, le feu de bois attisé… L’heure est au repli sur soi. La terre d’aventure est en jachère. Le marcheur sans ennui est un homme trop pressé qui confond le jour et la nuit. Un lagopède piaille ses petits de nourriture à régurgiter. Un lemming furtif agite le danger venu du ciel. Trop tard ! Le noir corbeau Krartoudouk tombé du ciel, s’abat en croassement tardif. Entre la proie et le prédateur, le combat fait sa loi. Un cri bref. La vie se nourrit de l’autre. Une ombre sombre assombrit le ciel. L’inlandsis (La calotte glacière) est à vingt-cinq kilomètres. Voilà une excellente mise en jambes qui s’annonce pour un nouveau jour ! Étonnant paysage : D’abord une longue vallée qui longe un large cours d’eau alimenté par les glaces, et puis il faut grimper à travers une steppe de saules rampants. Un mux-ox (bœuf musqué) me coupe soudainement l’élan, je passe et fais celui qui ne le connais pas ! Il me regarde, cornes menaçantes, je fais celui qui n’a pas peur : Je siffle ! Il me regarde, ses sabots grattent le sol : Je prends un air détaché ! J’esquisse un tout petit geste de la main : Salut ! Mal élevé, il ne me répond pas ! L’art d’accélérer le pas sans en avoir l’air. Je fais le pas « moonwalk ». Rien ne l’amuse. Il grogne ! Je décide de ne plus lui adresser la parole. Il s’éloigne. « Qui c’est qu’est l’homme ici ? » « Non mais ! » Après quelques heures de cheminement, la descente s’adoucit dans un désert de sable. C’est ainsi ! Les glaciers millénaires ont broyé pierres et cailloux en une fine silice. Le 57
vent s’est usé à modeler le sol en tôles ondulées. Très pénible pour progresser. Dans le sable, les restes d’un avion militaire qui a dû rater la piste d’atterrissage. Un lac polaire suspend le paysage. Je fais une pause. Catastrophe ! J’ai oublié ma gourde : Rien à boire ! La paume des mains en cuillère, j’écarte quelques insectes en plein swimming-pool de la surface de l’eau glacée et je suis sauvé ! Une pente raide pour un jeudi d’Ascension, un faux pas plus vrai que nature et l’horizon se bouche d’un mur de glace déchiré par les dieux hyperboréens de Thulé. Le souffle coupé, je reprends mon souffle. Épuisé, je climb une demi-lieue. Je jette par-dessus mes épaules mon sac à dos à terre. Là, tout droit vers le PôleNord, aucun obstacle autre qu’un Polar bear en goguette ! Fantastique ! Un Inuk de la base m’a raconté qu’avec Janot Lamberton, un Français, il avait exploré sous la calotte glacière des « moulins » à une incroyable profondeur : He is crazy! Very crazy ! Et puis il est parti dans un grand éclat de rire : He is crazy! Very crazy ! Deux ou trois saucisses, garanties Jütland, grillées au feu de bois improvisé, peuvent être classées trois Opinels au Michelin millésimé. Tout en bas, sur l’autre rive, un troupeau de bœufs musqués ruminent leur territoire. Étrange sensation, j’ai l’impression d’être observé ? Quel est l’inconscient qui m’aurait suivi ? Sans en avoir l’air et sans brusquerie je tourne la tête. À quelques mètres un jeune renne m’observe. Sa robe est grise et ses pattes sont fragiles. Après une longue conversation silencieuse, j’apprends que c’est la première fois qu’il rencontre un humain ! Je lui demande où sont ses parents ? Quelques andouillers jonchent le sol. Ses yeux se mouillent, je n’insiste pas. Le temps passe, la relation devient ambiguë. Un geste de trop et le voilà qui disparaît. Le monde n’est plus ce qu’il était ! Ce n’est pas le tout ! La compagnie Greenlandair respecte les horaires. Demain est le grand retour sur le Danemark. 58
L’aéroport de Sondre Strømfjord est un lieu de croisement de toutes les destinations arctiques. On y croise pêle-mêle : Des aventuriers, des scientifiques, des affairistes, quelques touristes baroudeurs et quelques Inuit. De retour à Copenhague, je marche seul dans la ville qui est un autre monde. Mon regard a changé mais je crois bien être le seul à le savoir. Quelle importance !
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La Vierge Marie accorda à la perdrix des neiges la grâce de pouvoir changer de couleur selon les saisons et d’être toute blanche en hiver, mais gris brun en été, afin que le faucon puisse moins la distinguer de la neige en hiver et de la bruyère l’été. Cela n’a pas changé non plus, non que le fait que le faucon l’attaque, la tue et la mange, et il ne reconnaît pas qu’elle est sa sœur avant de parvenir jusqu’à son cœur, puis il est pris d’un chagrin si grand chaque fois qu’il a tué la perdrix des neiges et qu’il l’a mangée jusqu’au cœur et qu’il se lamente excessivement longtemps ensuite. Régis Boyer Contes populaires d’Islande
D’Ammassalik à Ikatek Icelandair c’est déjà l’Islande ! Les voyageurs sont Vikings ! Atterrissage sur Keflavik, récupération des bagages, monnayer de la couronne islandaise, s’agiter pour la navette Lofleidir, débarquer à Reykjavik, trouver le bus n°5, descendre au camping municipal, monter la tente. Il fait grand jour, il n’est qu’une heure du matin : Dodo ! Demain il fera beau ! Négociation avec Odin air (petite compagnie privée), un vol sur Kulusuk. C’est OK pour demain matin ! Flânerie dans Reykjavik. Café au « Café de Paris ». Au passage, saluer Eric le Rouge. Déguster un steak de baleine sur le port. Une pensée pour Charcot. Visite du musée d’art moderne. Retour 61
à pied à travers les effluves de saules odorants (fragrance savon de Marseille !). Vérification ultime du matériel. Hamburger saucisses-senef. Balade digestive sur la plage volcanique. Et au duvet. La compagnie Odin Air vous souhaite la bienvenue. Le bimoteur est complet. Nous sommes quatre passagers : Trois Inuit et moi-même. La cabine de pilotage fait porte ouverte. Le tarmac de Kulusuk est en terre battue. Le soleil est en rose bud. Merci pour l’accueil. Il « caille » mais bien couvert ça va ! Je prends un traîneau à chiens pour rejoindre l’héliport qui se trouve à quatre kilomètres. L’hélicoptère chargé de fret tourne déjà son rotor à pales. Le pilote d’un geste du bras qui pompe dans les airs me fait comprendre qu’il faut que j’accélère. Harnachés, ceinturés et casqués, nous décollons. Plan de vol : Vingt minutes. Ammassalik (le lieu des angmassats, c’est-à-dire des capelans) ou Tassilaq (qui ressemble à un lac). Je ne sais où poser ma tente ? Alors je marche et je marche avec mes vingt kilos sur le dos. De l’autre côté de la baie, en fin de village, je passe auprès d’une maisonnette colorée que je laisse à main gauche et je continue de marcher dans la neige qui s’enfonce jusqu’aux genoux. Enfin un peu de roche. Je mets bas mon sac à dos. Je reprends ma respiration et je décide le campement à cet endroit Le lieu est idéal. Face à la banquise, la vue est majestueuse. Ammassalik est suffisamment éloigné pour éviter les chiens rôdeurs, voleurs de nourriture. Je racle la neige, j’aplatis et j’installe. Une couverture de survie à même le sol, la tente montée, une autre couverture de survie en intérieur, un tapis de sol, mon duvet, vidage du sac à dos, vêtements répartis autour du bas de tente pour « calmer » le froid, mur de neige en extérieur pour « calmer » le vent et préparation d’une soupe lyophilisée, dodo ! C’est tout pour aujourd’hui ! 62
L’arrivée dans un univers inconnu se fait à pas mesurés. Chaque événement est un repérage. Ici, les Inuit sont un peu Esquimau. Le contact est facile. Celui-ci me salue, celui-là a connu Paul-Émile Victor, le même me désigne la maison de Doumidia (la compagne esquimaude de PEV. pendant son séjour avec Robert Gessain, dans les années trente). J’apercevrai cette vieille dame au visage ridé qui espère toujours, le regard fixe, face à la baie, le retour de « Victo » ! (Sœur Anne ne vois-tu rien venir ?) Un peu de ravitaillement au KNI local (Kalaallit Niuerfiat, comptoir groenlandais) constitue avec les produits locaux mes principales provisions. Mon garde-manger est « sousloué » au dieu nature à une vingtaine de mètres en front de mon campement. Le lendemain matin : Surprise ! Mon rocher à nourriture affleure la banquise. Celle-ci joue à l’ascenseur en fonction de la marée. Je l’ai échappé belle ! Je n’avais pas fait la différence entre la grève et la mer gelée. J’aurais tout aussi bien pu me « sus-tenter » à califourchon entre les deux éléments, les pieds sur la banquise et la tête sur le permafrost ferme ! Un entre-deux, pas très romantique ! Tiens ! Une Française en ces lieux ? Elle est à l’approche ! C’est une ethnologue du Musée de l’Homme de Paris, spécialiste des Tupilek, égérie de Paul-Émile Victor. Elle m’invite en soirée chez elle. Suspicieuse, elle « m’interroge » sur mon séjour à Ammassalik ? Mes réponses ne lui conviennent pas ! Tant pis ! Son mari, danois, prolonge le questionnement ! « Bizarre ! Bizarre ! », entendrai-je suspecté ! Celui-ci est scientifique. Il envoie dans la stratosphère des ballons pour évaluer le trou d’ozone. Il est aussi musicien et spécialiste du réchaud Primus (invention scandinave qui me vaudra une démonstration avisée du fonctionnement « qu’aucun Français ne daigne 63
comprendre ! ». Histoire d’intéresser la conversation, je demande s’il connaît la manière dont les Inuit anticipent le temps météorologique ? « C’est compliqué ! » me répond le savant mari « Ils regardent le vol des oiseaux, ils penchent la tête à droite, puis à gauche et si le kananneq (vent du sud ou pitteraq) souffle ou non, à moins que ce soit l’avaneq (vent du nord ou qitteraq ou pilarnaq ou nekrayak), qui leur fait mal à une des oreilles… ». J’ai compris ce n’est pas simple ! L’opportunité d’une courte expédition en dogs-sledge ne se refuse pas ! La préparation des chiens relève du champ des compétences de la civilisation de Thulé (un millénaire après JC.). Il faut attendre minuit que la glace se rendurcisse. Les douze chiens trottinent l’équipage en fond de fjord. Bien calé sur le traîneau je me laisse bercer à la nuit polaire. « Y’a pas que la rigolade » comme dirait Queneau, maintenant il faut pousser et tirer à hue et à dia. Les patins du traîneau s’enfoncent dans la neige. Essoufflé comme un bœuf musqué je suis ravi d’avoir gravi la côte. Manque de peau (de phoque) ça ne dure pas, il faut recommencer. Un pied sur l’arrière du traîneau, un autre en patinette, mon guide fait claquer sa langue pour indiquer la direction aux chiens esquimaux. « Juron » ! Mon pied droit s’est enfoncé profondément dans une neige qui fait flaque ! Ma chaussure est emplie d’eau gelée. Pendant plus de quatre heures je supporte mal un déséquilibre thermique très désagréable : Un pied normalement froid, c’est-à-dire relativement chaud, et l’autre en température freezer (non régulièrement décongelé, comme il est pourtant indiqué sur toute bonne notice !) Je souffre du syndrome du déséquilibré ! « Nom d’une pipe » de fisher man ! Une cascade gelée ! Nous n’allons tout de même pas nous précipiter en bogsledge ? Moi non ! Prudent, je contourne la descente à pied et piolet ! Pour que l’équipée ne s’emballe pas, chaque chien a une patte sur quatre attachée dans son harnais. Mon mushim 64
en contre-ballant arrière, un pied en freinage et en avant les cascadeurs. Inouïe ! Ça passe ou ça casse ! Inouïe disais-je ! En bas de péril, je reprends place, je claque des dents de mon pied droit, je rêve d’un feu de cheminée qui sent bon la châtaigne grillée. Enfin ! Nous arrivons sains et saufs sur Ikatek ! Il est quatre heures du matin, je suis en phase terminale ! Quelques maisons paisibles surplombent le fjord Sermilik. Grandissime ! Mes pieds sont bleus de gelures, je change de chaussettes tricotées en pure laine polaire, je mange un morceau de lard sur le pouce avec mon Opinel. Je m’initie au claquement de fouet. Les chiens m’observent en silence canin. Visiblement ma technique n’est pas au point. J’abandonne l’exercice. Ce qui semble soulager mon guide et les chiens. Petite leçon matinale de méthode ethno-anthropologique auprès de mon accompagnateur, à tout hasard, je m’enquiers de l’heure de réveil de la petite communauté d’Ikatek encore endormie : « Sept heures moins cinq ! », me dit-il. Je fais répéter : « Sept heures moins cinq ! », me confirme-t-il. « Pourquoi cette précision d’horloge ? » C’est simple : «C’est l’heure où le village allume la radio pour écouter la météo locale ! » Le pitteraq, le vent du sud, me fait mal aux oreilles, à moins que ce ne soit le qitteraq, le vent du nord ! Enfin, peu importe d’où vient le vent, pour l’instant, apparemment, les villageois dorment sur leurs deux oreilles. Les chiens sont au repos. Je suis guidé à travers neige et glace à une demi-heure de marche vers des rochers qui regorgent de pierres grenat. Je suis invité à en extraire, deux ou trois, à la pointe de mon couteau. Magnifique ! Un peu plus loin en hauteur, surprise ! Un chasseur Inuk, solitaire, vêtu esquimau, fusil en bandoulière observe le fjord en longue-vue. Il est à l’affût d’un phoque, ou mieux d’un morse, qui se baladerait matinal. Nous nous approchons sans 65
bruit, le silence est sidéral, l’accueil est en chuchotements chaleureux. C’est en ces lieux que sont arrivés, en 1936, Paul-Émile Victor et ses compagnons de souffrance après avoir traversé, d’ouest en est, après quarante-cinq jours de gros mauvais temps à contre blizzard, la calotte glacière du Groenland. Le retour sur Ammassalik ne fut pas de tout repos ! « Si la banquise (eau salée) casse sous le poids du traîneau, ça fait comme du chewing-gum qui s’enfonce ! Mais si c’est sur un lac (eau douce) ça casse net ! » Merci de la précision ! Justement ce grand lac de montagne en bas de vallée est incontournable ! En plein jour, la glace est bien moins dure que la nuit ! Et bien ! S’il faut traverser cette longue patinoire, allons-y ! Les chiens avancent en grandes glissades de désordre, le traîneau glisse lentement et s’enfonce vers des profondeurs sans retour, je suis près à sauter. Une main ferme m’en empêche : « Pas bouge ! » Je n’en mène pas large. Un coup de fouet sec rappelle à l’ordre le chien dominant. La cause est entendue, celui-ci tire dans un sens opposé à la meute. La démocratie canine n’est pas de mise. Un congrès participatif n’amènerait que confusion. Un à un, chacun des chiens de la meute suit alors le chien de tête, qui tient tête, avec les encouragements répétés de mon mushim. Le traîneau qui sombrait inexorablement dans les abysses reprend du stern. La partie est gagnée et ma vie avec. Je me retourne, pouce en l’air, je fais un signe d’admiration. Je n’irai pas jusqu’à applaudir, mes gants me rendraient ridicule. Mais les battements de mon cœur y sont ! Je m’assoupis. Un coup de feu claque. Avant de comprendre de quoi il retourne, je suis gratifié d’un lagopède tiré 22 long rifle à bout de traîneau : Mon repas pour ce soir ! Un lemming cavale la neige. Le soleil brûle les yeux. Mes lunettes de glacier calment la brûlure. De retour, il faut détacher les chiens, nettoyer leurs papattes et les nourrir d’un morceau de phoque. Le traîneau 66
rangé, avec mon compagnon d’aventure, nous nous congratulons esquimau : « Ce n’est qu’un au revoir mon frère ! » De retour à mon campement, j’allume un feu de bois, je plume la perdrix des neiges, je la fais tranquillement rôtir, je la mets dans une casserole avec un peu d’eau de mer, j’épice, je couvre d’un couvercle savamment alourdi d’un caillou, je mets à feu doux à l’étouffé et je vais m’assoupir dans mon duvet (voilà plus de quarante-huit heures que je n’ai pas dormi !) À mon réveil le dîner est près. Ce soir je fais trois étoiles au guide arctique. Des chiens hurlent en fond de baie. Je leur fais un petit coucou et au lit. Demain retour sur Kulusuk, alors j’écris : Mauvaise passe Ya, ya, aah ! Les douze chiens groenlandais brûlent leur impatience dans un désordre de rivalité. Tusuk s’impose en chien de tête. Un claquement sec du fouet et la meute s’aligne. Le traîneau glisse à l’aventure. Koudlouk, l’Esquimau a le chant boréal : Ya, ya, ya ! La trace est son territoire. La banquise est à marée haute. La nuit ensoleillée est glaciale. Des sternes arctiques prolongent la direction. Le vent du sud, le pitteraq, caresse les gelures. Les chiens s’emmêlent dans leurs attaches. Par gestes précis sans stopper l’attelage, Koudlouk démêle l’écheveau. Un lac d’eau douce gelé annonce les difficultés. L’équipée stoppe au ras du danger. Les patins du traîneau s’enfoncent dans un mouvement lent aspiré par les ténèbres profondes. Les chiens s’enivrent du néant. Koudlouk, maître du destin, et du mien, d’un 67
claquement de fouet précis dirige Tusuk sur les pentes de la solidité. Tusuk seul contre tous, lutte contre l’instinct grégaire de la meute. Il fait grand silence. La glace craque de ses fractures sournoises. Un à un, chacun des chiens va quitter la meute pour suivre Tusuk qui tire à la peine. La meute est de nouveau en marche solidaire. Le traîneau émerge lentement de son abîme. Tusuk est un bon chien, Koudlouk a le sourire et lance à l’envolée son fouet vers les cieux. Du danger, le traîneau a pris les chemins de traverse. L’intensité du froid s’est faite oublier et surgit soudain dans toute sa violence. Les os craquent. Le corps souffre et se tord. Les tremblements secouent la carcasse qui refuse de résister. La lutte est dérisoire. Le corps est vaincu sans état d’âme. Tusuk ralentit l’allure. Koudlouk soulage l’attelage. Le souffle s’apaise. Les esprits prennent le mal en patience. Un tupilak surgit de la banquise. Il grimace et disparaît. Dans le parhélie solaire, une rose arctique ouvre le passage azuré d’un autre temps. Il fait froid, la neige sur la tente s’est transformée en glace. Je regarde mon thermomètre Celsius : Moins dix ! Il faudrait que je m’équipe mieux en duvet. Toute la nuit, je claque des dents et des genoux. L’eau de ma gourde est gelée. Tant pis pour le petit-déjeuner. Le silence est encore plus silencieux. J’ouvre la tente, une épaisse brume de mer enveloppe toute la baie. Je m’inquiète : « Est-ce que l’hélicoptère va pouvoir décoller ? » Je m’active. J’ai une heure de marche, chargé comme un vieux campeur d’habitude. Coup dur, pas de vol prévu, tout est annulé ! Je laisse mon barda à l’héliport. J’en profite pour faire sécher ma tente. De retour à Ammassalik je croise l’ethnologue française, elle m’invite à prendre un café 68
chez elle. Ce n’est pas de refus ! Lors de mes vagabondages j’avais trouvé une jolie pierre incrustée de grenats. Je lui offre. Elle est très touchée. Je suis « guenilleux ». Elle hésite et me demande si une douche me ferait plaisir ? Et comment donc ! Entre elle et moi la relation s’est nettement améliorée, alors nous papotons tranquillement. Elle raconte ses recherches, m’offre une de ses publications, etc.. Elle m’invite à rester si je le désire, elle serait très bien avertie du prochain vol ! Je remercie vivement et je prends congé. À l’héliport je m’impose ! Dans l’après-midi mon inquiétude grandit. Demain Odin air doit venir me rechercher à Kulusuk. En attendant, je « farfouille » sur un îlot aux alentours. Je trouve une tête d’ours blanc, reste d’une libation communautaire. J’en extrais une dent que je glisse dans une de mes poches. C’est un signe ! Je devrais rejoindre ma base. Tout juste ! Je suis informé qu’un hélico va décoller et que je suis du voyage ! Quatre kilomètres à pied dans une neige mouillée, ça use ! L’aéroport est une ancienne base américaine récemment restituée au Groenland (1991). Pas âme qui vive ! À tout hasard je frappe à une porte. Un militaire « haut-gradé » danois surgit. Je tente une explication. Entrez et attendez là ! J’entre et j’attends là ! C’est en civil qu’il re-apparaît. Pour le soir il m’invite à dîner. Il s’ennuie ici. Sa famille est dans le Jütland, il me montre un album de photos. Nous buvons, nous mangeons, nous buvons, nous mangeons, nous buvons, nous mangeons : Une montagne de crevettes du Groenland, une montagne de saumons du Groenland, une montagne de crabes du Groenland… (Juste un petit regret, si je peux me permettre ? Dommage que ce ne soit pas accompagné d’une lichette de beurre de Normandie !) Un dortoir militaire désaffecté pour la nuit. J’ai trop chaud, je dors mal.
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Odin Air a du retard pour cause d’intempéries sur l’Islande. J’attends ! Le temps passe à me languir. Renseigné, j’ai un peu de temps pour gambader les paysages avoisinants. Je découvre un cimetière d’andouillers à ciel ouvert ! Je retourne à la base. Dans les airs un bimoteur. Le pilote fait le voyage avec son épouse. J’embarque. Nous décollons. Intention délicate, un sandwich m’est offert : Pain, jambon blanc, salade, mayonnaise. Reykjavík est une étape agréable pour retrouver les gestes de la civilité. Je gambade ma solitude sur le long du port. Je rêve des pêcheurs d’Islande et regarde partir le bateau pour Akranés. Machinalement je fais tomber une pierre qui fait des milliers de ronds dans l’eau. Par jeu, je recommence jusqu’à l’épuisement de mes rêves.
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Et j’ai vu quelque fois ce que l’homme a cru voir ! Arthur Rimbaud
De Resolute-Bay à Eureka Atteindre Resolute Bay ou Qausuittuq (L’endroit où il n’y a pas d’aube) demande du temps et de la patience. Le village est situé sur le 78° parallèle du Canada arctique, sur l’île de Cornwallis. Moins de trois cents habitants (80% d’Inuit) vivent là, dans des conditions extrêmes. C’est une population déplacée par le bon vouloir du pouvoir fédéral canadien. Resolute est le point de départ de la plupart des expéditions arctiques (Notamment Jean-Louis Etienne). Une piste d’atterrissage accepte des gros porteurs (essentiellement pour du fret et du secours). La station météo, proche de l’aéroport, une des plus septentrionales du globe, donne de précieuses informations au monde entier. Je m’adresse à l’opérateur de la station. L’environnement est québécois. Il m’invite à déjeuner à la cantine militaire avoisinante. Excellent accueil ! Une route de terre poussiéreuse, continûment déneigée, rejoint en ligne droite le village situé à cinq kilomètres. La baie « banquisée » est magnifique. Grandiose ! En contrebas, dans un lac gelé, la queue en l’air, un Twin-Other est à demi coulé. J’apprendrai plus tard, qu’un pilote malheureux a fait, classique pour l’arctique, un atterrissage sur le lac. Le lendemain matin, sous le poids et par la chaleur réverbérante, l’avion s’est enfoncé dans les profondeurs du temps. Coulé ! Comme on dit à la bataille navale !
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Le village est à portée de pieds. Le tour est vite fait. Je suis orienté vers le Home Expéditions. Étrangement le lieu est tenu par un couple d’Indiens. L’accueil est chaleureux. Je me renseigne pour camper sans trop de risques. C’est possible ! À huit kilomètres sur une plage près de la banquise. Nous sommes au mois de mai : « Y’a-t-il des ours ? » « Nous n’en avons pas vu depuis quinze jours » « Je suis rassuré ! » « Soyez prudent, un ours malade en retrait des autres, peut être dangereux ! » « Merci du conseil ! » Je décide de couper le chemin à travers une plaine de neige. Malheur à moi ! Ça s’enfonce. Essoufflé, je me pose en fin d’après-midi. Je fais place nette de la neige. Je tasse les cailloux. J’installe mon campement. Le soleil brille. J’étale mon duvet pour qu’il gonfle de ses duvets d’oies. Je glane du bois de flottage. Je monte un foyer en pierres plates. Une allumette et ça crépite ! La cuisine toujours trois étoiles polaires, soupe lyophilisée rivalise Bocuse. J’ai pour longuevue la banquise. Quelques icebergs rompent la monotonie du regard. Un Inuk passe sur son traîneau à chiens qui hurlent au plaisir de l’expédition nocturne. Il fouette en l’air son fouet en signe de salut. D’un geste, je lui réponds. Un phoque du soir, espoir, me rend visite. Je ne bouge pas, il ne bouge plus. Nous nous observons. Toute approche de sociabilité serait mal venue. Demain soir, si le cœur nous en dit, je l’invite à prendre un pot ! Promis ! Un Nescafé sucré, touillé, et au duvet. Apprivoiser le froid est une science ! Tout d’abord, bien étaler sur le pourtour de la tente intérieure le contenu de son sac à dos, abriter la gourde d’eau potable en vue du petit72
déjeuner du lendemain matin, ensuite se déchausser, mettre ses chaussures à l’intérieur, se plonger dans son duvet et patiemment se déshabiller totalement. Une fois nu, attendre le réchauffement du corps, essayer de s’endormir au soleil de minuit. Allez savoir pourquoi le froid donne envie de faire pipi ? Alors il faut tout recommencer ! Les premières nuits, les cailloux dans le dos sont durs et le froid réveille souvent. Alors, reprendre chacun de ses habits, dans l’ordre inverse du déshabillage et occuper ainsi la nuit. C’est la méthode de la pelure d’oignon, longuement expérimentée et hautement validée. Si le coucher prend du temps, le lever n’a rien à lui envier ! Ce matin, il ne neige pas. C’est déjà ça ! Le feu de bois allumé, le pain grillé au bout d’une pique de bois, un chocolat Nesquik et la tasse en aluminium brûle déjà les lèvres. Il faut souffler pour refroidir. Un comble ! Un récipient d’occasion trouvé par un heureux hasard sur le bord d’un abandon, me sert de cuvette pour me « débarbouiller », et même plus si affinités. Le soleil est au zénith, j’en profite pour faire une petite lessive. Le duvet gonfle au soleil. La journée s’annonce agréable. En arrière de mon bivouac une structure en os de baleine, ficelée avec des lanières de cuir, a la forme arrondie d’un igloo. Recouvert de peaux de phoques, le campement d’été était assuré pour toute la famille. L’endroit rappelle les traditions de vie des générations passées qui sont toujours un peu présentes dans les esprits. Le lieu est sacré, ça tombe bien, je suis en manque de spiritualité. Quelques heures de marche et mes souliers mouillés mouillent mes pieds. De retour au village, j’achète une paire de bottes adaptées esquimaux. Les pieds au sec, rien de tel pour vous donner le moral. L’homme nouveau est arrivé. Une dame porte en amaoutik son bébé (capuche de parka toilé). 73
Un homme tend sur un cadre en bois une peau d’ours récemment chassé. Des chiens hurlent à l’unisson et s’arrêtent net, dans un ensemble vocal magistralement orchestré. Un Québécois véhiculé tout terrain me salue. L’église luthérienne ouverte aux pêcheurs m’accueille à portes ouvertes. Si le cœur m’en dit dimanche je reviendrai. Le jour du Seigneur les Inuit mettent leurs habits traditionnels. Je suis informé, qu’au loin, derrière la montagne, un cargo brise-glace est pris dans la banquise. Le ravitaillement de Resolute attendra. La journée est bien avancée, je retourne at home. Il est étrange de voir avec quelle rapidité nous prenons des habitudes. Je suis déjà installé dans mes coutumes. Je plie mon linge séché, je ramasse du bois de flottage, je prépare mon dîner, je fais un Nescafé, je sors ma pipe, je m’installe dans le froid, je contemple et médite les horizons. La terre est ronde, c’est sûr, ça se voit très bien à ces latitudes. Au plus profond de ma vue, dans le lointain de la banquise, sur main droite, je devine un groupement d’habitations, inconnues sur ma carte géographique, de couleur falun (habituellement utilisée en zone arctique pour éviter le pourrissement du bois). Mes jumelles ajustées ne me donnent aucune clarté sur la vision « floutée » ! Il faudra que je clarifie cette énigme ! En pleine méditation sur le sens du temps qui passe et soudain : « Coucou ! » Mon ami le phoque sort de son agloo (trou de glace qu’il entretient régulièrement pour respirer) me rend visite. Doucement j’avance vers lui, il ne bronche pas. Je m’arrête. Chacun observe l’autre. Une amitié se noue qui, au fil des soirées, ne se démentira pas. Sac au dos je traverse la baie à l’assaut, sur l’autre versant, d’une montagne avec l’espoir d’apercevoir au loin le cargo tout immobilisé. C’est dangereux. La banquise manque 74
d’épaisseur. Des congères de neige masquent des anfractuosités marines. J’en bave, je n’aurais pas dû ! Et puis enfin la pente de la berge devient douce, la montagne se laisse gravir sans grandes difficultés. Je décide de « casser une croûte » au sommet. Encore un effort et c’est gagné ! À l’horizon d’autres sommets de montagnes à perte de vue. Je capitule. Une pipe à la lippe, je farniente le toit du monde. Je coupe la descente vers le village. Des perdrix arctiques s’envolent à mon approche. Des lièvres variables font des cabrioles. Au-dessus de ma tête un aigle plane. Un chasseur salue mon passage. La vie semble légère. Je rends visite au couple indien du Home expéditions polaires. Ils m’accueillent sincèrement comme une vieille connaissance. Ils m’invitent à dîner. Excellent repas de produits locaux. Pour finir la soirée, une séance de projection sur une expédition polaire m’est proposée. Digestif en main, nous évoquons le passage, ici même, de Jean-Louis Etienne avant son expédition pour le Pôle Nord en solitaire. Comment remercier l’hospitalité qui m’est offerte ? Sinon en disant merci ! Ce matin je décide de rendre visite à la station météo. Un deuxième opérateur est en poste. Son nom « John Wayne ». Ça ne s’invente pas ! (Ses parents étaient des fans de chevauchées fantastiques). Après son service il me propose une balade en 4X4. « Tu vois là-bas, c’est probablement là, que Sir John Franklin à la recherche du passage du NordOuest a disparu à bord du Resolute ! Si tu veux, je pourrai t’emmener sur les lieux, tu verras ce que je te dis ! Mais aujourd’hui c’est difficile de plonger avec du matériel, les sous-marins russes et américains pullulent. Ils se font une guerre invisible sans merci ! » De retour au village il me présente son épouse Inuk. John me véhicule près de mon campement ce qui me fait gagner quelques heures de marche difficile. 75
La vision du village entr’aperçu au lointain m’intrigue. Je demande à un Inuk de me rapprocher. Aucun problème. Il est jeune et joue les durs sur son skidoo. Un traîneau surélevé d’une sorte de caisse en bois me coupe le vent. Pour « frimer », il s’arrête et tire à bout de fusil un phoque. Ça ne me plaît pas du tout. Le constat est clair, plus nous approchons de l’endroit plus le village recule. Mystère ! Sur le retour nous nous trouvons face à une grosse difficulté : La banquise s’est crevassée et le skidoo est en très mauvaise posture. Les profondeurs marines sont profondes. Le jeune Inuk est figé sur place, il ne sait pas que faire ? Délicatement, pour ne pas froisser, je prends les choses en main. Je tire dans un sens, je pousse dans l’autre et je recommence. À force d’efforts et de conviction le skidoo refait surface. Mon compagnon d’infortune me regarde interrogatif. Et puis nous repartons. Arrivés sur la grève un homme d’âge mûr nous attend. Je devine la présence du père. Avec ses jumelles il a dû suivre toute l’opération de sauvetage. Il m’invite à grimper dans son pick-up tout terrain et me raccompagne à ma résidence polaire. Je le remercie, il sourit et m’offre un bocal de poissons en conserve fait maison. Je suis heureux ! J’ai de quoi faire pour plusieurs jours. J’apprendrai par la suite que ma quête de réalité était vaine. Le village au loin, est une ancienne base d’exploitation minière située à une centaine de kilomètres. Ce que j’ai vu est un mirage arctique qui n’est en rien controuvé. Phénomène connu qui se matérialise sous certaines conditions atmosphériques. Effectivement les jours suivants le temps change et le mirage disparaît. J’ai la soirée en réflexion. Pour reprendre Georges Perec : « Je me souviens ! » qu’enfant, un instituteur de la République, nous avait enseigné la boussole. Démonstration 76
faite, enfant timide, j’avais posé une question : « Que fait l’aiguille lorsque la boussole est au Pôle Nord ? » Je ne savais pas encore qu’il ne fallait pas poser de questions à un maître d’école qui ne connaît pas la réponse. La punition fut à la hauteur du déshonneur. Le pôle magnétique se trouve actuellement à trois cents kilomètres ouest de ma position géodésique. Autant dire une broutille. Eureka ! La réponse est là sous mes yeux. L’aiguille oscille, hésite, cherche, doute, indique une direction, ce n’est pas la bonne alors elle recommence sans fin sa quête magnétique. Aujourd’hui je sais pourquoi je suis là ! La boussole n’indique pas le Nord, pour ne pas le perdre, elle le cherche ! Le Big chief de la Bradley est un homme imposant et sympathique. Il m’invite à découvrir son hangar où sont entreposés quelques appareils de la célèbre compagnie d’aviation arctique. Nous discutons, il me promet un document exceptionnel sur le chamanisme. De retour à l’aéroport il me met en relation avec le manager d’un petit hôtel local fréquenté par des pilotes et des candidats aux expéditions polaires. Quelques jours ont passé. L’hôtelier vient me rendre visite à mon campement : « Je loge actuellement des Texans qui sont dans le pétrole. Ils veulent aller soit à Thulé au Groenland, soit à Eureka au 82° parallèle. Il reste une place. Est-ce que ça t’intéresse ? » : « OK. pour Eureka ! » « Couvre-toi bien ! À tout à l’heure ! » Le Twin-Other autorise cinq places en arrière du pilote. Aucun chauffage. Doudoune obligatoire. Extraordinaire paysage. La Terre d’Ellesmere est impressionnante. Brrr ! Il ne ferait pas bon sombrer ici bas ! Mais quelle beauté. Nous scrutons les flancs de montagne en espérant apercevoir un Polar Bear. Mes compagnons de voyage, « gloutonnent » un 77
sandwich, offert par le pilote, sans état d’âme et distinction. Étonnamment la piste de l’aérodrome d’Eureka est relativement sèche, elle est en terre battue. Sitôt descendu, je suis abandonné au milieu du tarmac et seul à seul sur le toit du monde ! Mes « co-aventuriers » se sont fait attendre par un véhicule tout terrain de la station pour aller faire un safari de bœufs musqués. Merci pour l’invite ! Après m’être assuré qu’aucun autre avion ne viendrait troubler ma randonnée solitaire je me dirige en bout de piste vers la montagne environnante. Un Quad s’arrête. Une jeune femme me salue et me demande ce que je fais là ! Elle espérait la venue d’un nouveau chercheur arctique. Je n’en suis pas ! Mais elle ne refuse pas la conversation. Elle est Québécoise. Elle fait des recherches sur la faune et m’invite à son retour à la rejoindre à son camp de base. Je décline aimablement l’invitation. Le temps presse. Je pérégrine. Un oiseau noir, aux grandes ailes me survole. C’est un grand labbe. Machinalement je farfouille dans mon sac à dos, j’en extrais un morceau de pain que je tends à bout de bras. L’oiseau noir tombe en piqué et me le saisit au vol. Peu habitué à la présence humaine, il ne mesure pas le danger humain. Et le jeu va se continuer jusqu’à épuisement de mes ressources. Quelle belle rencontre ! Après avoir marché un bon moment un drôle de « rugissement » attire mon attention. Je grimpe sur la montagne voisine, et là, dans une cuvette, tout un troupeau de bœufs musqués ! J’exulte ! Prudence l’animal peut être agressif et dangereux, surtout si des petits font partie du troupeau. Á plat ventre je ne bouge plus, je ne respire plus, je ne bats plus un mouvement de cil. J’observe. Je suis fasciné par le spectacle. Ces animaux impressionnants sont de la famille des caprins. Leurs longs poils laineux les protègent du froid. En cas de neige abondante le risque serait qu’ils se couchent à même le sol enneigé et qu’en cas de baisse brutale 78
de température, leurs poils se prennent dans la glace, qu’ils ne puissent plus se relever et qu’ils étouffent sur place. La région leur semble favorable. Une autre menace : La présence des loups arctiques, canis lupus ! Il faut protéger les jeunes. Les bœufs musqués se mettent en cercle, rassemblent les petits au milieu et font bloc face à l’adversité. Le loup tourne autour du cercle ainsi constitué jusqu’à s’épuiser et finit par abandonner. De retour à la base, qui sert également de lieu d’accueil au voyageur, je rencontre une scientifique qui me tient un discours très savant sur les caractéristiques du moustique local (le maragouin !). Je suis amusé. Peu habitué aux visiteurs, la bière coule et mousse joyeusement. Je suis informé de la possibilité de trouver des « roses arctiques » dans les environs, concrétions sédimentaires uniques qui ne se trouvent qu’ici et en Sibérie ! Vers les dix heures du soir je pars en expédition minéralogique. Recherche infructueuse, je reviens bredouille. Devant ma déception bien mesurée je m’en vois offrir une, magnifique. La bière coule de nouveau. Un gros-porteur se pose sur le tarmac. Le pilote, d’un certain âge, a l’air très fatigué. Dans une salle arrière de repos, nous conversons. C’est un Rescue ! Un avion spécialement équipé pour faire des sauvetages d’expéditions polaires. Il en a luimême réalisé plusieurs et parfois dans des conditions dramatiques. Nous aurions pu discuter toute la nuit mais j’ai rendez-vous auprès du Twin-Other à une heure du matin. Je salue la compagnie qui me fait écho avec chaleur. Des « amis » de passages pour l’éternité ! Nous décollons. Le soleil brille de tous ses feux. Je suis informé que ma « joyeuse » troupe de Texans n’a point vu de bœufs musqués ! J’en suis désolé ! Justement en dessous de nous un troupeau s’égaye dans la nature. Je montre du doigt.
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Le pilote bat de l’aile. Les appareils photos longues focales crépitent. Le retour est tout autant impressionnant. J’adore ! Vers les quatre heures du matin, nous attérissons à Resolute, après nous être chaleureusement congratulés (n’avions nous pas partagé ensemble un moment d’exception dans la vie d’un honnête voyageur !), le pilote me fait signe de patienter. Seul à seul il me propose de me raccompagner avec son véhicule à mon settlement. J’accepte volontiers ! Comment refuser quelques heures de sommeil supplémentaires ! Le lendemain, le chief Bradley me propose « Une pêche aux « charr »! Une rivière proche s’est « cassée » il ne faut pas rater la partie ! » Traduction : La glace qui recouvrait une rivière a fondu et s’est « cassée », la pêche à l’omble chevalier est ouverte ! Youpi ! De nouveau, rendez-vous sur le tarmac sur les coups de minuit. C’est un hydravion. Nous montons les sièges (genre 2CV Citroën). Et bon vent ! À vrai dire la rivière est à trois cents kilomètres sur l’île de Somerset. Une bonne heure de vol. Le temps a changé. Nous volons entre nuages et brouillard. Á bord : Trois Québécois, trois Inuit et moi-même. L’avion descend à ras de banquise et reprend son vol. Nouvelle tentative. Les patins crissent sur la glace. L’appareil semble s’enfoncer sous l’effet du freinage. Je serre les fesses. Nous stoppons à un kilomètre de la côte. Des Esquimaux en traîneau nous rejoignent et nous transportent. Il faut marcher encore une heure pour découvrir la « rivière cassée ». Sitôt arrivés, sitôt prêts. Les blancs pêchent avec un matériel sophistiqué, les Inuit ont pour seule arme un fil de nylon grossier armé d’un hameçon de forte taille, qu’ils enroulent autour d’un morceau de bois, et le tour est joué. Sans appât la ligne file le cours de l’eau. Le pêcheur arctique procède par petites saccades du poignet qui donne du reflet à l’hameçon. Et ça mord ! J’essaie, en vain. Une Esquimaude proche de mes tentatives s’éloigne en me faisant 80
bien comprendre que je ne suis pas de bon augure ! Mes doigts sont gelés et toujours rien. Vers les quatre heures du matin la partie se termine. Des sacs entiers, bien chargés de saumons sauvages, sont placés sur les traîneaux et retour à l’hydravion. Je ne sais pourquoi, je ressens dans les regards un air de moquerie à mon égard. J’aide à la besogne. Conciliabules en inuktitut et mon esquimaude d’abord courroucée, dans un large sourire m’offre un magnifique charr. Merci beaucoup ! De retour au bercail, je m’empresse, à l’aide de mon poignard, de creuser un mur de glace, situé juste en arrière de mon campement, pour me fabriquer un frigo de fortune. Je referme le tout avec de la neige. Ainsi les chiens errants n’en auront pas pour leur museau. Je dois dire que la semaine à venir j’ai fait bombance. À chaque jour sa tranche ! Mon feu de bois à pierres plates a fait merveille. J’avais ce jour, décidé de rendre visite, à mon ami pilote d’Eureka. Accueil chaleureux. Boissons chaudes partagées. Et puis, il s’excuse, une activité l’oblige. Je reste seul, assis dans un coin de salle. Proches de moi, deux hommes, au visage brûlé, discutent en silence. La conversation s’engage. Ils arrivent, après un long trekking, du Pôle Nord. Ils sont partis, voici deux mois, de Sibérie. Ils ne repoussent pas mes questions. Au contraire. L’un est russe, il s’appelle Mickhael Malakhoff, l’autre Richard Weber est canadien et il parle français. Le froid, les ours, la solitude, etc.. Tous les dangers du monde. Gentiment, ils disent qu’avec moi, maintenant, ils réapprennent les mots de la civilisation. Malakoff me sonde. Il parle au Canadien. Il lui dit que je pourrais partir avec une de ses connaissances faire un périple arctique. Sa connaissance s’appelle Nicolas Vanier qui a déjà traversé la Sibérie. Sur un papier il me donne ses coordonnées. (Je ne ferai pas la démarche de le contacter !) La vie a ses mystères ! Je prends congé pour ne pas abuser. En partant, Richard me dit : « Viens demain à l’aérodrome, tu ne seras 81
pas déçu ! » Ça tombe bien c’est justement demain le jour de mon départ. Il neige. C’est toujours comme ça lorsqu’il faut plier la tente et je n’ai pas eu le temps de finir de la sécher dans la salle d’attente. Pour ne pas être déçu, je ne suis pas déçu ! Une foule de journalistes entoure les deux explorateurs. CNN. a mis les gros moyens. À l’écart, je suis hors-jeu. J’ai enregistré mes bagages et j’attends. En pleine interviewe télévisée Malakhoff et Weber m’aperçoivent. Ils laissent en plan les journalistes et se précipitent vers moi. Les caméras suivent. Nous nous serrons dans les bras comme de très vieilles connaissances. Et puis adieu ! Au moment où j’allais embarquer, je suis interpellé. C’est mon hôtesse Indienne. Nous nous embrassons de même. Qui a dit que le monde devenait égoïste ? Le Boeing est prévu pour une vingtaine de places en fond d’appareil. Le reste est agencé en fret. « Mesdames et messieurs, c’est le commandant de bord qui vous parle : Veuillez vous déplacer temporairement vers les places arrières pour faciliter le décollage » Dont acte ! Nous ne dépassons pas la dizaine. Pratiquement autant d’hôtesses. Inutile de dire que les passagers sont choyés. Entre la langouste et le renne fumé il reste toujours de la place pour un digestif. Nous faisons une escale à Igloolik sur la péninsule de Melville. Le temps du fret m’autorise à me dégourdir les jambes dans le village. Un village esquimau ressemble à un village inuit. Et puis cap sur Montréal. À travers les hublots je regarde la nouvelle nuit que j’avais finie par oublier. À l’approche de l’escale, les lumières de la ville font scintiller la civilisation de tous ses feux. La ville lumière est à des années lumières du réchauffement climatique ! 82
Comme un voyageur sur les hauteurs se tient Et surplombe du regard les lointains. Un voyageur va dans la nuit D’un bon pas ; Et le sinueux vallon et la longue montée Il les accueille. La nuit est belle Il force le pas et ne s’arrête jamais, Ne sait jamais où son chemin le mènera. Friedrich Nietzsche
De Broughton-Island à Iqualuit Iqaluit (les poissons) est la capitale du Nunavut. Le Nunavut est un territoire de l’Arctique canadien récemment administré par les Inuit. Le territoire du Nunavut, qui occupe un cinquième du territoire canadien, soit deux millions de kilomètres carrés, a été ratifié, le 25 mai 1993, par un « accord entre les Inuit de la région du Nunavut et Sa Majesté la Reine du chef du Canada ». De fait, le Nunavut est devenu une réalité en avril 1999. La population est de vingtquatre milles habitants dont 85% d’Inuit. La langue qui est l’inuktitut s’écrit sous deux écritures différentes. L’aéroport est une plaque tournante pour qui veut voyager loin. Après deux heures de vol au-dessus de la terre de Baffin, le Twin-Other se pose sur l’aérodrome de Broughton Island ou Qikitarjuaq (Grosse île), qui comme son nom l’indique est une île. Les préfabriqués de bois colorés ressemblent à tous les villages de l’Arctique. Des peaux de phoques tendues sèchent à l’air. Une peau d’ours impose la fierté du chasseur, des enfants courent après eux-mêmes, des 83
chiens vagabondent. Guidé vers le market local, l’autorisation m’est donnée de bivouaquer à proximité de la communauté. Le peuple migrateur des Polar-bear peut réserver des surprises ! Le froid est froid, sans plus. Le feu de bois annonce le repas sous le soleil du soir. La fatigue du voyage plonge le corps en hibernation salutaire. Le territoire m’est inconnu. Alors « j’explore, j’apprivoise, je me familiarise… ». La banquise est sans fin d’horizon. Des ossements d’animaux marins jonchent la plage de roches et de glaces. Des sternes arctiques plongent en piqué sur mon crâne dégarni. Je bats en retraite. Un essaim de macareux prend le vent du large. Un traîneau à chiens glisse le silence. Un coup de fouet claque l’air de rien. Je réponds au salut. Les chiens aboient à l’aventure. J’ai le regard lointain. Le Groenland est au loin, de l’autre côté de la mer de Baffin. Je retourne au village. Une mère porte son jeune enfant à dos de parka en peau de phoques (amaoutik). Un sourire de bienvenue me met le cœur en joie. Quelques Inuit profitent du temps pour élever un bungalow en bois préfabriqué. Une jupe recouvre les pilotis pour arrêter le vent froid. Le dessous de l’habitation servira d’entrepôt du « bazar » esquimau : Filets de pêche, moteurs de skidoo rouillés, têtes de bœuf musqué, carcasses de traîneau usagés, poussettes d’enfant déglinguées, bidons de graisse de phoque, fusils oubliés, paires de bottes dépareillées, attaches de chiens sans attache, et quelques autres objets non identifiés. L’inuktitut n’est pas ma langue maternelle. Peu importe. Il est souvent plus aisé de communiquer dans une langue inconnue à un inconnu, qu’avec la gentry de l’ouest parisien. De sourires en politesses apaisées avec un brave homme rencontré, c’est d’accord pour que demain soit une longue journée sur la banquise en traîneau à chiens et chasse aux phoques : Imara !
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Les douze chiens sont attelés en éventail (pas d’arbres à l’horizon). Le chasseur-Inuk a le geste sûr. Chaque chien est à sa place. Le chien dominant calme les ardeurs. Un coup de fouet gifle l’air. Le traîneau file à vive allure. Emmitouflé, assis sur mon sac à dos, je laisse le temps mordre le froid. La corpulence de mon guide fait un rempart efficace aux effluves scatologiques de la gente canine. Mes lunettes de soudeur oxyacéthylénique m’évitent l’ophtalmie à « perte de vue ». L’équipée ne ralentit pas l’allure, le Pôle Nord c’est tout droit à la pointe d’une aiguille de boussole qui s’affole. En ritournelle, l’Inuk fredonne une mélopée. De temps à temps cadencé : Le fouet claque sans toucher l’oreille basse d’un tir au flanc. Histoire de rappeler qui est le musher ici ! Non mais ! La queue basse, une flatulence de soumission et, entre chiens et loups, ça repart gaiement, en horde de bataille Le soleil fait son zénith à guichet fermé. La banquise se mouille de plaisir. Les patins patinent et ralentissent l’envolée onirique. Il est temps de faire une pose. Le traîneau est mis à bas quelque part dans le détroit de Davis. Une encoche faite au couteau dans la banquise leste le traîneau efficacement. Chaque chien une patte dans le harnais et nous voilà tranquilles. Opinel à la main, nous faisons table commune. J’ai du pain tranché sous plastique, du lard fumé au feu de bois de la veille par mes soins, du fromage hollandais à couper en fines tranches, un sachet de gâteaux chocolatés. L’Inuk tire de sa sacoche un morceau de phoque boucané. Le partage se fait en silence et entre amis. À chacun sa cène ! Il me prête ses jumelles et m’invite à regarder loin dans la direction d’un iceberg minéralisé. Une colonie de phoques se prélasse en toute innocence. Un coup de fouet redresse les oreilles en pose cocker, les « papattes » à son pépère et les « queue-queues » qui se contentent. Le traîneau est de nouveau droit sur ses patins et prend la fille de l’air. Mon « ami » Inuk a le sourire débonnaire. La tête basse, je me prépare à l’affût en cache d’iceberg. Bernique ! Le musher, 85
sans coup de fouet férir, poursuit son destin. La ligne de flottaison de l’iceberg reste à la traîne des traces du traîneau. C’est bien en vue et à distance d’un jet de pierre que nous marquons l’affût ! Et tranquillement que je te retourne le traîneau, et que je t’attache la « papatte » au harnais, et que je te sorte le fusil déhoussé, et que je te vérifie la hausse, et que je te tourne et retourne les préparatifs soigneusement « bordélisés » dans tous les sens, que… Les phoques l’œil aux aguets, leurs nageoires à leur cou, prennent congé en nous faisant coucou dans leur agloo. Bien que la chasse ne soit pas ma première tasse d’été, surtout au phoque, je ne peux éviter cette mauvaise pensée, que j’avais là à faire à un piètre chasseur des grands froids ! Remettre l’équipage en traces, demande de la patience. Quelques hummocks plus tard, au plus loin de mes scrutations, apparaît dans mon œil de lynx une tâche noire en mouvement. C’est un phoque ! Je sonne l’alerte. Un Inuk impassible reste impassible. Mais comme avec un kallunaak il faut composer, alors ! Un léger plissement de ses yeux me laisse à penser qu’il y aurait moquerie dans l’air. Ses jumelles en vue longue, je rapproche l’événement. Désespoir, oh ! Désespoir ! Bon ! Inutile d’en rajouter, chacun peut se tromper et confondre un phoque sur une banquise avec un choucas de mauvais augure qui n’en a cure ! La cause est entendue, nous n’en reparlerons plus ! Quel paysage étonnant ! Mon dieu que c’est beau ! Au loin, mon guide dirige, du doigt du commandeur, mon regard sur un autre point noir. Je bats des ailes ! Imitation caricaturale d’un corbeau déjà rencontré. Nein ! Attaa ! L’on ne rigole plus ! Cette fois, c’est un phoque, un vrai ! Même cause, même effet ! La lenteur est le domaine sacré du peuple arctique. Fait nouveau, sa majesté Inuk, le corps allongé sur la banquise se dissimule derrière un traîneau, modèle réduit, fabriqué igloo (ou maison si l’on préfère) haubané d’une voilure blanche comme neige. Auparavant, il avait pris le temps d’enfiler un capuchon en toile également blanche. 86
Après s’être accroupi et avoir fait glisser l’écran le dissimulant devant lui, le chasseur inuk, fusil à l’épaule, le geste sûr, ajuste et tire. En plein cœur. Il me fait signe qu’il faut se « magner le traîneau ». Chacun à une nageoire et hop ! Le pinnipède est hissé hors d’atteinte de son agloo échappatoire. Un appel bref invite à la modération le hurlement de la meute canine qui voit là, l’espoir certain d’une libation en préparation. Avant toute chose l’Inuk plonge une main dans l’eau de mer, la ramène à sa bouche, ouvre la gueule du phoque, se penche et d’un jet, lui fait offrande d’un dernier « verre de l’amitié ». Pour le remercier de s’être laissé prendre, il faut faire ainsi pour qu’une prochaine fois, dans une vie réincarnée, le mammifère marin accepte de nouveau la prise : « Nous ne devons pas chasser un phoque sans poliment lui en avoir demandé la permission ! » Telle est la sagesse ancestrale ! Un permis de chasse contrôlé en toute légalité par dame nature, serait pour l’Inuk, l’assurance respectueuse d’une vie renouvelée toujours recommencée ! Les vingt-quatre petites pattes des chiens clapotent la banquise en rythme monotone. Le soleil à peine voilé, confortablement emmitouflé dans le grand froid arctique, je m’envie d’être là, si loin de moi-même. Avec l’Inuk nous avons épuisé notre temps de paroles. Les heures passent et je demeure. Broughton Island est aux horizons. Sur les hauts d’une bird’s-cliff un appel brise le silence. Dans le blue-sky se détache la silhouette d’un homme. L’Inuk fait écho. Les chiens accélèrent. Le traîneau quitte la banquise et attaque à revers une mauvaise pente enneigée. Le fouet claque l’air, les chiens tirent toujours à hue et à dia ! Nous poussons et nous nous enfonçons. Le combat est inégal, exténués nous le gagnons de haute luge. Les hauts de falaises appellent au vertige. La banquise d’en bas est une immensité. Dans le vide arctique, le regard porte au loin. Le traîneau est en fin de course. Les chiens sont à la peine. L’Inuk sait qu’ils ont bien 87
travaillé. Il les guide à la voix. Je suis soudain pris de profonds tremblements. Je ressens chacun de mes os se glacer au plus profond de mon être. Le froid glacial me gagne de l’intérieur. Étrange sensation ! L’hypothermie me guette. Avoir été pendant des heures, confortablement installé en voyageur arctique, m’avait fait perdre la notion du froid. Sans y prendre garde, la température de mon corps était à mon insu descendue, décigrade par décigrade, sans donner l’alerte. C’est seulement après m’être mis en mouvement que le rappel à l’ordre humain s’est manifesté. J’ai beau me couvrir et me sur couvrir, rien n’y fait ! Je tremble de toute ma douleur qui me prend de l’intérieur. En fin de soirée, l’équipée arrivée, l’Inuk, les chiens et le phoque congelé, nous nous remercions et nous congratulons. De l’autre côté du village ma tente-igloo retrouvée, je me précipite, le corps grelottant, pour allumer un feu de bois heureusement préparé de la veille. Combien d’allumettes cassées avant d’entendre crépiter la flamme bleutée ? Un sachet de soupe Liebig versé dans un quart d’eau et le corps reprend ses esprits. Cette nuit là, en plein jour, douillettement engoncé dans mon duvet, je goûte la chaleur revenue (tout est relatif !). Un petit avion hors ligne tombe du ciel sur la minuscule piste de l’aérodrome. Par curiosité je m’y dirige. Trois hommes et femmes atterrissent. Ce sont des magistrats fédéraux qui portent la justice canadienne itinérante sur tout le Nunavut. Je sympathise, ils sympathisent, nous sympathisons. L’heure presse la justice n’attend pas ! Je prends le mouvement en marche. Dans la petite salle des fêtes, des chaises sont alignées pour recevoir le public. Une estrade est improvisée. Plus penauds que coupables, les justiciables attendent la sentence juridictionnelle. Les actes d’accusation sont prononcés : Les avocats parlent ; les traducteurs traduisent ; la greffière graphie ; le juge porte 88
jugement ; les familles se taisent. La morale des blancs est morale : « Tachez mes amis de ne pas recommencer ! Les prisons sont froides en hiver ! » La messe est dite. Un passage aux vestiaires et les robes de la magistrature sont soigneusement pliées dans des valises de voyage en peau de phoque. Le juge me demande : « Ce qu’un Français fait seul dans ce coin du bout du bout du monde perdu ? » Il pensait, me dit-il : « Que je faisais parti de la délégation des Inuit studies conference qui doivent réunir dans les jours à venir un ensemble de spécialistes avertis de l’Arctique ». Il me suggère de m’y rendre en se recommandant expressément de son entregent. Je remercie. Ça tombe bien le pilote est un Français expatrié en oubli du pays. Je négocie un retour sur Frobisher Bay (Iqaluit) pour le lendemain. Le Twin-Other Air Baffin est à l’heure. Le pilote est sympathique. Il est en mal d’aventure et de nostalgie. Il est originaire de l’Est de la France. Nous sommes, lui et un Inuk, trois à bord. À quelques centaines de mètres d’altitude nous survolons une heure durant des paysages dont je ne peux, par leur beauté extrême, quitter du regard. Nous faisons une halte à Pangnirtung ou Pangniqtuuq, (l’endroit du caribou mâle), essentiellement pour se ravitailler en carburant. Des bidons Exxon sont approchés de l’appareil, une pompe manuelle est glissée dans chacun des orifices, et le pilote pompe comme un Shadock. Je m’éloigne, sécurité oblige, faire un tour dans la communauty villageoise. Bénéficiant de l’escale, une passagère, habillée chaudement de fourrures arctiques, prend place dans le bimoteur. C’est une scientifique qui, ça tombe « pile-poil », rejoint les Inuit studies conference. Je bénéficierai ainsi ce 11 juin 1994 de l’accueil et du transport qui lui est réservé à l’Arctic College (Nunatta College) à Iqaluit.
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N’étant pas sur la liste de la centaine de scientifiques mondialement invités, j’ai, en vue d’une inscription pour la semaine, quelques difficultés à la négociation. Peu m’importe le logement, je suis campeur ! Les rencontres sont organisées par Bernard Saladin d’Anglure, professeur à l’université de Laval (Québec), spécialiste du chamanisme esquimau. La première scientifique que je rencontre est une compatriote : Michèle Therrien (accompagnée de son mari Jean Farrel, anthropologue respecté), professeur d’inuktitut aux Langues « O » de Paris. Les rencontres arctiques sont polyglottes. On y parle : Anglais, russe, français, danois, norvégien et de temps à autre inuktitut. Iqaluit est la capitale du tout nouveau territoire du Nunavut, située dans la baie de Frobisher à l’embouchure de la Baie d’Hudson. La population est de 4 600 habitants (60% d’Inuit) Au siècle dernier, les compagnies baleinières y faisaient fortunes. La géographie de la commune est ingrate, elle semble posée en urgence provisoire sur un permafrost qui lui est étranger. Bien que le port soit gelé, il faut marcher quelques centaines de mètres et en sortir pour se rappeler aux bons souvenirs d’un environnement délicieusement polaire. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, des enfants jouent et courent dans tous les sens. De lourdes voitures américaines sillonnent le peu de routes bitumées. Les jeunes garçons et filles sont habillés à l’occidentale, casquette vissée sur la tête et tee-shirt aux marques publicitaires mondialement « teen-agerisées ». Des vieux traînent leur ennui. Des femmes alcoolisées titubent leur misère. Des chiens vagabondent au risque d’une promesse de caresse. Attention à la morsure ! Le centre commercial, qui jouxte le centre administratif, chalandise les clients. Des jeunes filles se rient des garçons qui les ignorent et croquent à pleines dents des esquimaux Gervais. La sortie des classes est joyeuse, en désordre et en chahut. Un sculpteur sculpte une 90
pierre de soap stone, à ciel ouvert, un narval de légende. Il converse, me tend sa carte de visite d’artiste et en profite pour « filer » un coup de pied au chien de passage qui montre les dents. Une femme d’un autre temps tue le temps en fumant une pipe d’écume baleinière tout en souriant sa nostalgie. Le bruit de la neige adoucit le froid et rend inaudible la marche du vent. Il est grand temps de rejoindre l’Arctic college. « Le vrai voyageur ne parle pas anglais ! » Il observe, il palpite à l’inconnu, il écoute la musique des mots étranges, il raconte avec les gestes du corps hésitant la danse de l’altérité. Prudent, hésitant, délicat, il fait attention de ne pas blesser par excès de naïveté de son quant à l’autre. Il avance par petites touches à petits pas les dessous entendus. Toute l’humanité se résume dans l’étendue des expressions d’un visage : Acquiescement, renoncement, contentement, étonnement, etc.. Le vrai voyageur est un « non-chaland ». Il ne fait pas commerce, il apprend de lui-même ce qu’il n’est pas encore ! L’Arctic college accueille durant l’année scolaire des jeunes inuit du Nunavut. En ce mois de solstice chacun a regagné son village et laissé place aux conférences « sérieuses » sur les jeunes inuit qui regagnent leur village l’été. Bernard Saladin d’Anglure ouvre les Conférences et invite aux inscriptions dans les nombreux ateliers de communication et de réflexion. La langue française est admise en tant que tradition québécoise. Les anglophones râlent : « Maudits Français ! » Les « autochtones » écoutent « sagement » les discours « multiréférentialisés » sur leur « peuple » dépassé du passé. Un atelier est organisé par les Inuit sur le rapprochement entre les jeunes et les vieux dans les villages. Les intervenants rassemblent des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux qui font le constat que les jeunes ont perdu le sens des traditions et les vieux ne 91
comprennent plus les jeunes qui font des études à Québec. Chaque génération promet à l’autre de faire des efforts pour se rapprocher. Très peu de « blancs » dans la salle. La cérémonie aux chants coutumiers ouvre la session. Une dame a tout d’abord allumé la traditionnelle lampe à huile de phoque et nous avons chanté debout le « Yaaa yaaa yaaa yaaa… ». Pour marquer la fin des échanges, une parole de sagesse est offerte par un ancien respecté et ensuite les dames ont mis à disposition des petits gâteaux accompagnés de jus de fruits et de sirop d’érable. « Yaaa yaaa yaaa yaaa… ». Les autorités locales ont prévu une soirée de réception. Un buffet froid à discrétion expose les produits arctiques : Crevettes, saumon, flétan, viande de renne, viande de phoque ainsi que d’autres spécialités inconnues à mon palais. Des saynètes satyriques sont mises en scène par les « Iqualitiens » qui font rire jaune la communauté d’anthropologues que nous sommes censés représenter. Un conférencier, choisi dans l’assistance, est installé sur une chaise, deux Inuit s’approchent et sortent leurs instruments, rudimentaires, de mesure ethnologique. Chacun s’emploie, en silence, à faire des relevés anthropométriques en triturant, « à qui mieuxmieux », le nez, les cheveux, le dessous des aisselles etc.. Les spectateurs inuits sont hilares. Bons joueurs, nous autres aussi ! La soirée se continue par quelques danses folkloriques. À travers l’ambiance joyeuse un individu se fraye un chemin à ma rencontre. À vrai dire, je l’avais déjà remarqué. Coiffé d’un chapeau de cow-boy fatigué il passait comme une ombre qui ne trouve pas son accroche : Un personnage transparent dans une communauté scientifique trop absorbée à exister par ses entre-nous et son entre-soi. L’homme se fixe au garde à moi et me demande de lui accorder une écoute bienveillante. Je lui offre la possibilité de s’asseoir, c’est la
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moindre des choses, nous ne sommes pas des sauvages tout de même ! Et il me tînt à peu près ce langage : - « Je vous observe depuis plusieurs jours et je veux vous parler ! » - « Je vous en prie ! » - « Je me déplace dans la nature environnante et j’ai découvert des traces de renards et de rennes ! » - « Très bien ! » - « Je marche vite et je parcours très vite ! » - « Très bien ! Mais qui êtes-vous ? » - « Je suis un Indien Iroquois ! » - « Vous êtes loin de chez vous ici ! » - « Dans la nature, je suis partout chez moi ! » - « Et que faites-vous d’habitude ? » - « Je suis trappeur professionnel ! Voici ma carte de visite. » - « Vous trappez quoi ? Et où ? » - « Je suis demandé lorsqu’il faut attraper un animal sauvage sans le stresser. J’ai déjà travaillé en Amérique et en Sibérie. » - « Et que faites-vous ici ? » - « J’apprends la langue des Esquimaux. » - « Pourquoi ? » - « Pour attraper un Polar bear (ours blanc) ! » - « Mais pourquoi apprendre la langue ? » - « Je ne peux pas attraper un animal sauvage sans le stresser, sans connaître la langue des gens du territoire où il vit ! » Un moment de silence : - « Connaissez-vous la langue des gens autour de moi ? » Il sourit. J’apprécie la délicatesse. - « Qui vous a appris à trapper ainsi ? » - « C’est ma mère ! » Il porte au cou une chaînette qui accroche une tortue en argent. Je lui fais remarquer : 93
- « C’est le totem de ma famille. La tortue ne fait pas de bruit, elle est toujours protégée par sa carapace et peu de gens la voient ! » Sur ce, « mon » Iroquois de grande sagesse, se lève, part seul en file indienne et disparaît. La soirée se prolonge par une suite de polkas de l’époque baleinière. L’accordéon diatonique marque la mesure. Je suis fatigué, je m’éclipse. Les jours suivants font le plein de conférences arctiques. Je décide de « sécher » une matinée pour me balader dans les environs. J’avais, à mon arrivée, repéré un chemin recouvert de mâchefer qui se dirigeait vers le fond de la baie. Loin de presque tout, je gambade. Une plage de galets longe une banquise en débâcle. Quelques os de mammifères marins jonchent le sol. J’aime retrouver la solitude du matin. Quelques entrepôts en bois, d’une époque révolue, celle de la Compagnie baleinière, se blanchissent des flocons d’une neige silencieuse. Curieux nom pour ce bout de chemin inuit : Apex ? (Point culminant) Une habitation tout en bois de forme ronde surplombe la mer. Une porte s’ouvre. Je suis invité, par un homme de belle allure, à prendre un thé. J’accepte. Un salon anglais occupe l’espace. La baie vitrée offre le spectacle. Surprise ! Je retrouve la scientifique de Pangnirtung « Elle m’a vu venir sur la plage ! » Mon aubergiste me demande d’où je viens ? « De France ! » « Il y a peu de temps votre première ministre, Edith Cresson, était ici, assise à votre place ! » « Que faisait-elle ici ? » « Elle s’intéresse à l’énergie éolienne, nous a-t-elle dit, et elle venait voir si on pouvait en implanter ici. » « Et alors ? » « Et bien ! Rien ! Vous savez, l’hiver est difficile ici ! » Après avoir vivement remercié, je prends congé, la neige tombe toujours et ça m’est bien agréable.
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Le soir je suis invité à une petite soirée inuite « entre amis ». Des jeux esquimaux sont organisés : Le jeu de la ficelle, du bilboquet, du masque, du sans-rire, etc.. Des gâteaux secs et des jus de fruits sont à disposition. Le couple Robbe (Pierre et Bernadette) est de la fête ainsi que LouisJacques Dorais instigateur de la soirée. Dorais est un linguiste québécois qui vit à l’année à Iqaluit comme chercheur et enseignant à l’Arctic College. Il milite pour maintenir la langue française chez les Inuit du Nunavut. Ce qui n’est pas du goût des Canadiens anglophones. Comme je suis assez bon au jeu du « sans-rire », je gagne deux ouvrages de Dorais sur le langage et les dialectes inuits. Sans rire ! La soirée se termine en longs remerciements répétés. Dehors il fait très sombre. Je vois à peine le chemin du retour à l’Arctic College. Le blizzard vire à la tempête. Je peine à m’arc-bouter contre les éléments déchaînés de l’arctique. La neige est cinglante, le regard est aveugle, le froid est polaire. Je lutte, les mains devant le visage pour respirer. Je marche à reculons. Ouf ! Une accalmie. J’accélère le pas en vue d’un abri. Une heure, une éternité ! Le reste s’est évanoui dans mes trous de mémoire. Jeux d’adresses de fin de colloque. Quelques promesses de correspondances. Et puis quelques fragments de poésie me sont offerts par Jean Morisset, professeur à l’Université du Québec. Tu es l’homme de glace Surgi du fond de l’Arctique … Tu es l’homme de glace Sorti du ventre de l’inlandsis … Tu es l’homme de glace Au levant du soleil de minuit 95
… Tu es l’homme de glace Parti sans astrolabe Pour ne plus jamais s’arrêter. Quelques instants de vagabondage et retour le lendemain vers l’aéroport de Mirabel via Montréal.
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Voyageur, le chemin sont les traces de tes pas c’est tout ; voyageur il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. Le chemin se fait en marchant et quand on tourne les yeux en arrière on voit le sentier que jamais on ne doit à nouveau fouler. Antonio Machado
De Nanortalik à Aapilatoq Arrivé à l’aéroport de Narsarsuaq, je consulte les écrans d’arrivées et de départs, pour décider et partir. Une vieille habitude rodée. Ça tombe bien, un Sikorsky est en place pour Narsaq. Je fonce ! Narsaq est une charmante communauté groenlandaise. La crevette, Royal Arctic, est pêchée et conditionnée sur place. Quelques phoques aiment à se prélasser sur la banquise cassée. Je prends le large et je pose ma tente sur une plaine en pente douce. Là même où quelques années auparavant j’avais partagé un moment de bonheur avec trois jeunes handicapés et leur accompagnatrice. Le lendemain matin je prolonge ma randonnée plus au nord. Il y aurait des pierres précieuses appelées : Tutupit (pierre de renne). On les reconnaît à leurs veines de couleur rose. Elles ont été découvertes exceptionnellement dans deux endroits du monde : En Sibérie et à Narsaq. C’est au bout de la même balade, dans la même direction, que se trouve une mine d’uranium non exploitée. Un ruisseau serpente en pente douce. Je flemmarde bucolique le temps arctique. Comme j’ai toujours mon petit matériel Winsor et Newton à portée de 97
main, j’en profite pour esquisser une aquarelle. Le froid est doux. De retour au village, je m’informe d’un éventuel départ de bateau vers le cap Farewell. Demain j’embarque sur le Taterak pour Aapilatoq. Quelques Inuit sont du voyage. Un couple de « mormons » accompagné de leur progéniture fait du vacarme sans autorité. Je me cale, main dans les moufles et dans les poches, sur le pont avant du bateau et je scrute les horizons. Il fait très froid ! Mais que c’est beau ! En lointain, sur les contreforts, quelques bâtisses isolées rappellent le temps de la colonisation (pas si loin !). Après plusieurs heures de navigation et plusieurs litres de Kaffé (scandinave), apparaît en fond de décor : Nanortalik (L’endroit des ours). La baie est tellement encombrée de glaces qui se déversent du fjord Sondre Sermilik, qu’il faudra encore de nombreuses heures à naviguer au grès des passages d’eaux libres pour atteindre l’embarcadère. À première vue lointaine, l’île de Nanortalik n’a rien d’accueillant. Peu importe, je ne suis que le passager d’un temps qui ne retient pas. Demain la navigation devrait continuer sur Aapilatoq. Arrivé en fin de soirée, je demande au capitaine l’autorisation de dormir à bas bord. Accepté ! Tard dans la nuit je regarde amusé, par le hublot, des jeunes enfants, filles et garçons, jouer aux abords du quai. Ils courent dans tous les sens, grimpent sur les toits, sautent d’une maison à l’autre et courent à plein bonheur. L’un d’eux m’aperçoit et il avertit les autres qui s’empressent de venir me rendre visite et me parler. Je ne comprends pas ce qu’ils baragouinent. Ils s’installent en vis-à-vis et me fixent du regard sans rien oser dire. Je prends un papier et j’esquisse le portrait de l’un d’entre eux. Ils se regardent et ils rient en éclats sonores. Chacun veut le sien. Par gestes savants, ils me 98
demandent ce que je fais là ? Je leur fais comprendre que je vais demain à Aapilatoq. Je prononce mal. Très « professeurs » de linguistique, ils improvisent un cours de prononciation. L’intonation est à travailler. Ils s’y emploient. Et ça dure tant que je ne suis pas au diapason. L’exercice terminé, un des enfants me regarde avec intensité. Je ne sais pas ce qui l’intrigue ! Les autres fouillent dans mes affaires en quête d’une découverte de je-ne-sais-quoi ! Je ne dis rien, je laisse faire. Et puis sans prévention ni précaution, l’enfant observateur attentif jusqu’alors, se précipite sur ma barbe qu’il saisit d’une main adroite et rapide et la tire sans chercher à me faire mal. Il veut savoir, c’est tout. Pour faire bonne mesure, j’encourage les autres à faire de même. Ils ne s’en privent pas. Et puis, comme une envolée de guillemots, ils disparaissent vers d’autres jeux de plein air à plus d’heure de la nuit polaire. Par le hublot, je les observe un grand moment à prendre autant de risques. La fille n’est pas la dernière et rivalise sans complexe le danger des jeux de garçons. La lumière de la nuit est en bas horizon. Elle offre une grande douceur sur des reflets de banquise sans âme qui vive. Tout en lointain le passage marin pour Aapilatoq se laisse deviner. Une mouette endormie est perchée sur un reste de rocher. Un reste de graisse de phoque lustre un coin de terre oubliée. Je suis ballotté par un léger roulis, la nuit offre une douceur de bercement. Mon corps fait corps au bateau qui craque de tout son bois le temps d’un autre temps. Avant de m’endormir j’écris : Aapilatoq Sur des chemins de banquise le froid vent coupe le regard Loin des soupirs et de Venise 99
un jour sans nuit, brûle les amarres. Sur l’horizon, Nanortalik Quelques peaux d’ours sur le rivage ouvrent les portes de l’Arctique et du Nord-Ouest, le passage. Quelques enfants, de leurs rires, du voyageur ils se moquent, qui ne sait trop bien savoir dire en langue inuite : Aapilatoq. Si d’autres veulent voir Syracuse j’aimerais tant voir le grand fjord et d’autres oiseaux et d’autres muses et que le froid encore une fois me morde. Qu’est devenu cet autre iceberg qui se cassa à grand fracas un jour de crainte et de mystère en fond de gorge, une autre voie. Ce matin-là, il fait beau. Mauvaise nouvelle, le pack épais bloque toute possibilité de navigation. Le capitaine m’informe qu’Aapilatoq est impossible à atteindre. La banquise s’est cassée sur tout l’est du Groenland et les courants marins entraînent la glace vers le sud, ce qui rend impossible toute approche de la côte autre que par un briseglace. La voie marine est impraticable. Je fais une « sale tête » et ça se voit ! Le capitaine attristé de mon dépit, après quelques instants d’attente sans raison, revient me rendre visite et me propose en compensation l’aller-retour Tasiusaq en fond de fjord du Tasermiut (70 kilomètres). J’accepte d’autant plus facilement que je ne sais pas où se trouve le lieu-dit ! Six heures de navigation en Paradis ! De hautes montagnes bordent le fjord qui s’adoucit sur les berges en jolies pentes vertes. Greenland oblige ! En fond de décor, le 100
glacier de Tasermiut qui descend tout droit de la calotte glacière, est énorme. Droit debout, en proue de navigation, je peine à rêver la réalité. Je suis au Paradis, disais-je ! Des mouettes tridactyles bruissent les falaises, des goélands hyperboréens pêchent à raz de mer, pourchassés et piratés par un labbe solitaire. Un nattorlik (aigle des mers) fait des cercles dans le ciel et plonge en météorite sur une proie possible. Quelques phoques curieux montrent leurs museaux. Je scrute les rivages dans l’espoir du passage d’un ours polaire. L’offrande par un marin d’un café me ramène les pieds sur terre (façon de parler !). Je m’assoupis un petit quart d’heure et je remonte à l’Eden : « Je ne suis pas là pour rêver mais pour vivre le rêve ! » L’arrivée à Tasiusaq se fait dans la joie communicative. Tout le monde s’embrasse. De très jeunes enfants pêchent avec, pour seul équipement, un fil et un hameçon. Je m’amuse longuement à les regarder faire. Quelques Inuit me souhaitent la bienvenue et m’engagent pour visiter plus avant leur joli village. Les gens sont très accueillants. Ils rient de toutes leurs dents de me voir leur rendre visite. Étranger au paradis ! Le chemin du retour est déjà nostalgique. Revenu à Nanortalik, l’urgent est de trouver un emplacement pour installer ma tente. Une plage en raz de banquise fait l’affaire ! Idéal ! Au KNI local, j’achète un peu de viande de renne. Cuite au feu de bois : Un régal ! Plus loin, sont entreposés des bidons à ciel ouvert. Surprise ! C’est de l’huile de baleine en vrac ! Depuis combien de temps sontils là ? Le lendemain matin je flâne dans le quartier traditonnel. Les bâtisses, construites en pierres et en bois, sont de type colonial. Les entrepôts de graisse et d’huile de baleine sont 101
intacts. Un peu plus loin, un ancien igloo fait de pierres et de tourbe rappelle les temps esquimaux. Des adolescents construisent, sur les recommandations d’un ancien particulièrement attentif, un kajak coutumier. Le petit port est en forte activité. Des pêcheurs sont à la criée silencieuse. Je délaisse la viande de phoque qui est longue à cuire pour des grosses crevettes roses. En hauteur d’une autre rive, est implanté un terrain de football. Les jeunes s’y adonnent tardivement le soir. La compétition ne semble pas être inscrite dans leurs gènes ! Le rire est le propre de l’homme footballeur inuit. En intérieur du gymnase il est possible de casse-croûter un encas. Je me laisse tenter. Je suis interpellé par un Danois, de type vieux baroudeur, qui m’invite à me joindre à sa table. Il connaît parfaitement le Groenland. Nous sympathisons autour d’une bière Calsberg et puis d’une autre, et puis je capitule. Lui, non ! Il parle, j’écoute. Il me raconte ses aventures avec forces détails. Il travaille pour une compagnie de prospection de métaux précieux : « Il y a de l’or dans le coin ! » Me ditil ! « Je suis payé pour le trouver ! Et je vais le trouver, c’est sûr ! ». L’existence du filon me sera confirmée quelques années plus tard par la lecture de la presse locale. Le retour par le bateau Taterak va prendre du temps. Le pack continue à déverser ses glaces sur le sud du Groenland et encombre les eaux libres. De nombreux Groenlandais profitent du bateau pour rejoindre de la famille à Qaqortok. Je ne suis plus seul, mais pas de surcharge, la sécurité est très sévère en pays arctiques. Comme à mon habitude je m’installe dans le froid en proue de navire. Silencieux, j’observe l’éternité. Après plusieurs heures de retard nous faisons une escale d’abord à Saarloq et ensuite à Eqalugaarsuit.
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Tout le village est là pour agiter des adieux aux amis et parents qui prennent le large en fond de cabine collective. Le floes de banquise obstrue le passage du « Sud-Ouest ». Un marin haut perché indique à la criée une cassure. Le « commandant » gouverne le gouvernail avec habileté. Le bateau fait du zigzag et parfois l’inverse. Sur les falaises aux alentours, tout le village retient son silence et approuve de leurs gestes graves les choix du skipper. L’affaire se complique, plus une passe à vue de misaine. Pour trouver une échappatoire, faudra-t-il attendre la débâcle ? Je vais assister à la plus folle des entreprises de marine ! Le capitaine va réorganiser le puzzle de la banquise à son avantage. Droit devant, machines avant toutes, les moteurs en fortes puissances, l’étrave en pousse-pousse, écarte une plaque de glace, qui elle-même repousse une autre plaque et ainsi de suite. Étonnant navigateur ! Par le jeu complexe du « poussetoi-de-là-que-je-m’y-mette ! », un chenal s’ouvre à nous. La délivrance ! Rien n’est gagné, tout est à refaire ! Et il faudra des heures de ce jeu à somme nulle, pour se sortir de cette mauvaise passe. Étrangement pour la saison, le ciel s’assombrit. Il fait nuit noire lorsque nous abordons une longue gorge étroite. Des parois vertigineuses, oppressent de part et d’autre le regard. Je suis seul avec trois Inuit en pont avant du bateau. Le passage est très étroit, au point de pouvoir effleurer d’une main la roche verticale. La manœuvre est délicate. Un bruit sourd affole les marins. Nous avons touché le fond. Machines arrières et reprenons là où nous en étions. Nous passons à carène mouchetée. Il fait très froid, avec mes proches inuits, nous faisons corps à l’unisson du savoir-faire du capitaine que nous encourageons de nos appréciations en connaisseurs du travail bien fait. Je lève la tête, tout là-haut, bien haut, en haut de falaise, l’ombre d’un homme qui observe. Plusieurs heures à esquiver le danger sur un parcours de quelques milles marins ! Je suis dans un film à 103
suspens ! Je ne sais plus de la réalité quelle est son illusion ? Il faudra encore un long temps d’oppression partagée pour voir le détroit s’élargir et s’ouvrir sur une mer noire de profondeur, plus libre de glace. Au loin, des lumières, c’est Qaqortoq (La blanche) ! Il est une heure du matin. Good bye Farewell. Sitôt débarqué, je file à pas accélérés en direction du somandshjem local. Trop tard il est « closed ». Qu’à cela ne tienne ! Je connais un petit coin tranquille : En bout de village, il faut prendre un chemin escarpé qui grimpe la montagne durant trois-quarts d’heure de nuit arctique. Une plate-forme de lichens bien tendres et moelleux s’offre à mon dos fatigué. Lampe de poche entre les dents, je monte mon bivouac. Le duvet, déroulé, jeté et je suis chez Morphée. Il était temps, le vent se lève et claque la toile de tente qui se gonfle à chaque bourrasque. Je m’endors du sommeil du juste. L’installation d’un feu en pierres plates que j’avais la dernière fois organisée est toujours en place. Le petitdéjeuner, pain grillé est excellent. Histoire de me mettre en jambes, je grimpe sur les hauteurs et je découvre le majestueux fjord Kujalleq. D’ici il est possible de rejoindre pédestrement Igaliku. Ce sera pour une autre fois. Je passe la journée à me balader dans Qaqortoq. C’est ici que débarqua en 1721, Hans Egede, à la recherche des ancêtres Vikings disparus pour toujours. « L’église » en ruine de Hvalsø en témoigne. Rien de plus tentant que de visiter l’usine à poissons « Avataq » interdite aux visiteurs pour question d’hygiène. Il se trouve que je suis un garçon propre ! Alors je visite. Il existe également une tannerie de peaux de phoque où il est encore possible d’acheter. Des sculptures gravées sur roches, à ciel ouvert, exposent les talents d’artistes Stone and 104
Man groenlandais. Étonnement ! Sur la place du vieux Qaqortoq coule une fontaine de village de « chez-nous » ! (La seule dans tout le Groenland). Une ancienne maison en tourbe et pierres rappelle et témoigne des temps Esquimaux. Tout en lointain du village est implanté un foyer pour travailleurs. Je suis intrigué par l’écusson qui orne l’entrée. Un ullo croisé d’une houe. Il m’est gentiment expliqué que le centre est géré par le parti communiste local. L’accueil est chaleureux. Je m’y restaure pour pas cher. De retour près du port, je croise « un Viking » d’un mètre quatre-vingt-dix. Il est islandais et tente, plus à l’ouest, l’exploitation d’un élevage de rennes. Il me propose d’aller visiter la ferme expérimentale d’Upernaviarsuk. Son speedboat se joue des glaces et file à vive allure. Il me dépose en coup de vent. Il reviendra me chercher dans quelques heures. Un homme, isolé du monde, entretient des serres de basses terres. Il multiplie les espèces agricoles. J’ai du mal à comprendre qui est-il ? Agronome ou maraîcher ? Peut-être un peu les deux ? Il m’invite à un café. Surréaliste ! Mon Viking est à l’heure. Il met le turbo. Il me parle en islandais, je reste de glace. Il me propose d’aller passer quelques jours dans son exploitation. L’aventure me tente mais demain je dois rejoindre Narsarsuaq. Tant pis : « Ce sera pour une autre fois ! » « Dommage, vous auriez aimé, c’est plein de moustiques ! » Piqué au vif, je le remercie vivement. Je retrouve ce bon vieux Taterak. Le capitaine et ses matelots me saluent d’un large sourire de reconnaissance. Un mouillage à Narsaq, histoire de se dégourdir les jambes sur la terre ferme et de se la couler douce pendant quelques heures. Dans l’Erickfjord le grand glacier Qorok prolonge l’horizon. Un appontage est prévu près d’Igaliku. Le Taterak est ancré entre terre et iceberg. Panique à bord, un pan de glace s’écroule et tombe sur le pont du bateau. 105
Remake du Titanic en grandeur nature. Manœuvre à bâbord, manœuvre à tribord, le capitaine, un expert en sauvetage d’urgence reste « cool ». Fluctuat nec mergitur ! Sauvé ! Retour sur Narsarsuaq. Demain sera Islande.
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D’après Manotabi, le parti que j’avais pris de n’emmener aucune femme avec moi était la cause principale des privations. Lorsque les hommes, disait-il, sont pesamment chargés, ils ne peuvent ni chasser, ni marcher à une grande distance et, s’ils ont le bonheur de tuer beaucoup de gibier, qui le portera ? Les femmes sont faites pour le travail. Une seule peut porter ou tirer autant que deux hommes ensemble. Elles dressent nos tentes, font et réparent nos vêtements, nous tiennent chaudement la nuit. Rien, en somme, n’est pis que de voyager longtemps sans leur assistance. Quoiqu’elles fassent tout, on les nourrit toujours suffisamment et par les moyens les plus faciles, occupées à faire la cuisine, il leur suffirait de se lécher les doigts pour calmer leur appétit et soutenir leurs forces dans des temps de disette. J. Rouch (1923)
De Longyearbyen à Barentsburg En ce mois de septembre le Haut-Arctique est crépuscule. L’aéroport du Spitzberg ouvre la porte du Svalbard. À proximité, une plage enneigée fait l’affaire pour le campement. Il fait froid, il fait noir, il fait tard, mon duvet ouvre les bras à la déesse du sommeil. Au petit matin des bourguignons de glace flottent dans la baie sombre du désespoir de l’Isfjord. Quelques mouettes tridactyles coupent le silence de leurs cris marins. Il neige à petits flocons. Ma tente est un igloo.
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Il faut marcher quelques kilomètres pour pénétrer la cité de Longyearbyen. Le lieu est norvégien. Une construction de plain-pied fait office administratif. L’intérieur est cleanscandinave. Le café est en libre-service. Je m’enivre de confort. Un peuple tout en blond côtoie des individus vikings, aventuriers, pour moitié chercheurs d’or, pour moitié trappeurs, le visage buriné de leurs aventures. Bien en vue, le pistolet à la ceinture garde à distance sauvage le polar-bear imprudent. Cinq milles ours polaires au dernier recensement. Pour protéger la petite enfance insouciante, un haut grillage renforcé entoure le bâtiment scolaire. Jouer au « nounours » n’est pas des plus câlin au-dessus du 82° parallèle arctique. Il est particulièrement recommandé à l’explorateur aux petits pieds, de louer une arme et une alarme d’intrusion de territoire. À ces latitudes, aucun pacte de non-agression réciproque ne figure dans les archives historiques entre l’espèce humaine et ursus plantigrade. La recherche arctique française est bien présente à NyÅlesund. C’est une possibilité de découverte et de rencontre ! Aller faire un petit « coucou » à des compatriotes me met en joie. La négociation avec le pilote de l’hélicoptère est nonchalante : « Demain 15 heures ! » « OK ! » Aujourd’hui 15 heures, changement de programme. La météo est à l’anti-anti-anticyclone. Mission impossible ! J’ai le regard de l’immaculée déception. Le pilote compassionnel me propose un plan B : Barentsburg ! Incompétent pour situer l’endroit sur une carte Michelin au 200 000ème, la proposition me ravit. En place du co-pilote, casque aux écoutes, je ne m’étendrai pas sur la beauté poétique sauvage du paysage. Des troupeaux de rennes courent, sans partage, l’ère de la glaciation. Conversation codée avec le pilote : « Avez-vous un visa soviétique ? » « Non, pourquoi ? » « Barentsburg est en territoire soviétique, il est interdit d’y 108
séjourner sans visa ! » Silence partagé sous un climat de guerre froide ! L’hélicoptère se pose sur une plate-forme en bois, grande comme un mouchoir de poche de chez Lehner. Les pales tournoient en clapotant l’air. « Baissez la tête et surtout, n’oubliez pas que vous êtes chez les soviets. Ne vous éloignez pas d’ici ! Rendez-vous à la même heure, au même endroit dans une semaine ! » Sac à dos, ventre à terre, j’arpente la concession norvégienne octroyée. À pas de géomètre la surface avoisine les cinq cents mètres carrés ! L’hélicoptère, déjà loin dans le ciel, laisse sourdre son battement d’ailes à voilure tournante. Quelques vestiges d’un ancien port baleinier marquent les traces anciennes « d’un autre de moi » Des montagnes noires plongent à pic dans les eaux profondes de la baie. Par principe de précaution, obéissant aux recommandations, j’installe mon « camp de base » en territoire norvégien sur la plage caillouteuse. Le temps souffle à hurle-vent. Je leste chaque « sardine » de la tente d’une pierre lourde de conséquence. Plus par raison que par nécessité, j’entreprends de me restaurer d’une gamelle de pâtes. Erreur on ne peut plus funeste ! Expérimenter mon nouveau Primus n’est pas le bon soir. Dix minutes à feu doux dans une eau frémissante ! Qu’ils disent sur la notice ! La belle affaire ! Une heure de flamme bleue-vacillante et je signe l’armistice de la guerre du feu par capitulation unilatérale. Le bois de flottage allumé à l’ancienne est une technique qui a fait ses preuves ! Demain sera encore un autre jour et ce soir je vivrai sereinement sur mes réserves accumulées en des temps meilleurs. Je me calfeutre dans mon duvet et installé sur un coude, j’écris :
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Dérives Sur la rive à la dérive un bois de flottage fait souche. Quel est son long voyage ? Quel moujik de la Neva ou du fleuve Amour a laissé flotter ses racines ? Quelles sont les guerres, les révolutions et les eaux tranquilles de la Nouvelle Zemble, ce morceau de bois a-t-il traversées ? A-t-il navigué le Fram aux confins du Svalbard ? A-t-il chaloupé le Gulf Stream sur les hauts de Grimsey ? S’est-il brûlé, au soleil de la nuit ? A-t-il croisé les Hyperboréens sur les rivages de Thulé ? A-t-il franchi des rideaux de fer sans y laisser de copeaux ? Touchons du bois ! Et le voilà là, échoué « heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage… » Les méprisants, les ignorants, les quantà-soi, n’y verront que du bois mort. Il fait froid ce soir, il est temps de craquer une allumette afin que l’histoire se consume. Le vent apaisé, le pain grillé à la pointe du couteau raconte le petit-déjeuner d’une nouvelle journée. Je prends mon temps. L’acquisition d’un nouvel espace demande de la science et de la patience. Sur mon quant-à-soi je joue de prudence instinctive. L’évidence est là ! Point de rideau de fer n’entrave ma liberté de me déplacer ! Enhardi, en quelques enjambées, je franchis une des lignes du partage de Yalta. Un chemin cendré m’indique la marche à suivre. En fond de perspective, un nuage noir de poussière masque le déplacement rapide d’un véhicule. C’est un char soviétique qui vient à contre-sens d’une rencontre. Dans un raccourci historique, je projette en mon fond intérieur : 1957 : Budapest et son insurrection ; 1968 : Prague et son printemps ; 1989 : Berlin et son mur ! Le char ralenti. Je suis à ras de chenilles. 110
Le pilote, casqué militaire, en homme-tronc sorti de la coupole, me sourit et dirige son engin en contre-butte du chemin après m’avoir fait un petit signe de salutation. Je respire, je viens d’échapper au goulag ! Après quelques centaines de mètres un camion me double et pile à freins rabattus. Le chauffeur m’invite à grimper dans la benne basculante vide de son contenu. « Cпacйбо, Merci ! » Le transport des ordures a ceci de particulier : C’est gras ! Je suis « déversé » à l’entrée de Barentsburg. Les bâtiments massifs, identiques, à perte d’avenue, sont gris-blockhaus. La cité est dortoir. Une large route en terre battue coupe en deux, sur quelques centaines de mètres, la répétition clonée à l’identique des constructions de la monotonie. Je cherche en vain un signe possible d’espoir de ravitaillement. Histoire de me rassurer, je siffle mon courage. Dans le désert de la cité abandonnée aux courants d’air, un véhicule s’approche à vive poussière. C’est un Lada tout terrain rouge. Je suis ignoré par le chauffeur qui maintient sa vitesse de croisière sans détour de regard. Je suis en plein épisode maniaco-surréaliste. Est-ce que je rêve ? Personne à mes côtés pour me pincer. L’avenue centrale débouche sur une place centrale sur laquelle un buste de Lénine en granit rose impose la dimension. Sur main gauche une grille d’ornement verrouille le passage d’une belle résidence en fond de jardin verdoyant. Propriété du gouverneur ! En face, la vision offre un promontoire qui étend le paysage vers des espaces occidentaux. Il est midi, j’ai un petit creux et aucune supérette en vue ! Sans crier gare, plusieurs camions bâchés militaires stoppent leur course. Des ouvriers la gueule noire de charbon descendent en silence. Ce sont des mineurs. Chacun prolonge une queue longue comme un jour sans pain. Mon instinct grégaire m’invite à suivre le mouvement. Quelques fortes femmes armées de bouteillons apparaissent dans un ballet parfaitement rodé. Elles rompent bruyamment le silence imposé par la dureté du labeur. Je suis sans existence visible. 111
Personne ne prête attention à ma personne. Je suis un fantôme. Le mythe de l’homme invisible n’est pas mon credo. La queue soviétique est un trompe-l’œil. Elle progresse plus vite que la promesse socialiste. Les hommes accrochent leur montre-misère à des vestiaires prolétaires. Une salle d’eau commune éclabousse à grand rinçage les mains et les visages silicosés. Par décence je me plie au rituel. Je reprends mon tour dans la queue qui aborde en serpentant un guichet-guillotine. Une cantinière à la voix de baryton en chômage des Chœurs de l’armée rouge, interroge les choix culinaires. La trappe se referme et apparaît en instantané une assiette copieusement garnie qui tombe sans délicatesse sur le plateau self-service de mon prédécesseur. « Au suivant ! » C’est mon tour. D’un mouvement de tête codée j’indique : « La même chose ! » Inutile de remercier une trappe qui s’est de nouveau refermée ! Je m’installe sur une table isolée et déguste les cornichons « Malossol », les tomates confites, la tranche de porc grillée, le tout accompagné d’une boisson chaude sucrée hors de mon répertoire gustatif. Le repas est gratuit. En fond de salle j’observe un va-et-vient suspect vers une porte qui s’ouvre et se referme mystérieusement. Les entrants et les sortants ont le regard malicieux du bon coup accompli. J’opte pour l’intégration culturelle. C’est un banal comptoir qui distribue du chocolat en plaque. Je suis intéressé. Refus ! J’insiste. Nouveau refus. Mon embarras à la barrière de la langue ouvre à la gentillesse. Barentsburg est une communauté autarcique sans monnaie. Les mineurs présentent des bons d’échange. Les salaires sont directement versés sur des comptes en Russie. L’espérance d’un futur appartement plus confortable pour la famille fait tenir les travailleurs jusqu’à leur dernière souffrance. La mine, le froid, l’isolement familial rendent les conditions de vie difficiles. Finalement une des dames préposée au chocolat me fait signe. Elle me propose une tablette en échange de dollars. J’achète. Le soleil arctique 112
brille sur la place Lénine. Les ouvriers font une pose cigarette. Je me rapproche. Je suis toujours transparent. Serait-ce dangereux de m’adresser la parole ? Les chauffeurs font chauffer les moteurs des camions. C’est le signal. Le départ est imminent. Lénine et moi, nous restons seuls à seul. Je reste de marbre. Cette après-midi, je me dirige à contre-sens des camions. En ban de cité une grande serre s’impose. Je frappe à la porte. Au troisième coup un gaillard, habillé d’un long manteau noir, ouvre et me parle fortement. J’ai l’impression de me faire engueuler. Il claque la porte et disparaît. Je m’éloigne. Dans mon dos la porte s’ouvre de nouveau, le même personnage réapparaît, souriant, en pull-over polaire. Il m’invite à le rejoindre. La serre est expérimentale pour produire des produits frais. Je suis invité à un café-gourmand. Cet homme est chaleureux ! Après avoir pris congé, je découvre plus loin une ferme avec veaux, vaches cochons, couvées. Je passe et prolonge mes pas vers ce que le pilote de l’hélicoptère m’avait indiqué en tant que base aéronautique militaire interdite d’accès. Pas un chat ! Le portail est grand ouvert. Un Tupolev est en sommeil. Je traverse la place d’armes en toute quiétude. Je tente la porte battante d’un bâtiment. Un long couloir distribue des portes closes. J’entends le son d’une voix. J’ouvre. Un militaire, la casquette en négligé, ronfle devant un poste de télévision noir et blanc qui saute l’image. Las de cette désinvolture à mon égard, je prends le chemin du retour. Soudain, un essaim d’enfants me fait une ronde joyeuse et me barre le passage. La guerre des boutons est déclarée. Filles et garçons sortent de leurs poches des « pin’s » à vis à la gloire socialiste. Tous veulent m’en offrir. Je suis vaincu. Je m’assois à terre, je les invite à faire de même et je leur chante des chansons en français. Ils sont sages et me demandent inlassablement de continuer. Je leur en apprends une. Ils rient de tout leur cœur. Ils se lèvent m’entraînent dans une de leur ronde et se 113
dispersent en envolée. Quelques signes d’adieu prolongent la rencontre. De retour sur mon « territoire norvégien » je retrouve mon « chez-moi » de campement. Le vent en grand calme, je bouillonne à feu de bois de flottage une soupe lyophilisée. Pour ne pas négliger la digestion, une balade de fin de journée m’est profitable. Le fond du fjord est ma destinée. Sans le vouloir, sans le savoir, je pénètre le territoire des sternes arctiques qui sont en pleine nidation. Je suis violemment attaqué en piqué-volé par une escadrille agressive qui défend bec à bec leurs rejetons qui piaffent à l’agression. Mon crâne saigne aux coups redoublés. Je capitule en raz-de-marée. L’étranger n’est pas le bienvenu. Je rebrousse chemin et plonge avec délice en fond de duvet. Dormir douze heures de suite n’est pas de mes habitudes. Mon mal de tête a lâché prise. Pour attaquer cette autre journée, je me sens d’humeur légère. Le sentiment d’être observé est une étrangeté à mes rationalités. Jumelles en longue-vue, je balaye les horizons. Une ombre portée en fond de fjord m’intrigue. J’ajuste la focale et force le regard. L’animal se baigne à plongée profonde et répétée. Pas de doute, l’ours en vue est blanc polaire ! Pour l’instant je préfère l’observer qu’il ne me voit. Je prends la décision de l’ignorance réciproque. De plus, en aucun cas je ne voudrais manquer le passage de la prochaine benne-basculante. Oubliant les usages de la correction élémentaire, je prends congé à pas accélérés. Il faut peu pour qu’une manie se transforme en habitude. Je ritualise ma place dans la queue de la cantine aux mineurs. Á la longue, la transparence finit par faire de l’épaisseur. Installé sur le promontoire aux temps de pose, je regarde négligemment, sans intention, le temps qui passe. Une jeune 114
femme, grande, blonde, au regard assuré se détache du rassemblement prolétaire et se rapproche. Elle tente une approche timide par quelques mots anglais accentués de gestes. Je l’encourage à la rencontre. Les mots France et Paris produisent un effet magique. Elle traduit à voix haute. Une effervescence spontanée trouble la quiétude de Lénine. Elle prend ses distances avec l’anglais et me parle en russe que je ne comprends pas. Je lui réponds en français qu’elle ne comprend pas. C’est plus simple ainsi alors la compréhension s’engage. Elle veut voyager « Pourquoi ? » « Pour fumer d’autres cigarettes ! » C’est exactement la réponse que j’attendais ! J’évoque Gorbatchev. Elle fait la moue. Je lui promets de lui faire, un jour, visiter Paris. Elle éclate de rire. Elle traduit en russe. Sourires prolétaires. Les gueules noires ont le noir de l’espoir. Ils sourient le temps du muguet et de la perestroïka. La place rouge se vide. Je suis de nouveau seul avec Lénine qui reste de marbre Un enfant court à ma rencontre et se poste devant moi. Il me parle avec vivacité. Je ne comprends pas. Il me saisit la main et me fait signe de le suivre. J’ai un guide pour l’aprèsmidi. J’en déduis qu’une âme slave charitable lui a demandé de me faire politesse. Peut-être Olga la blonde ? Dimitri m’entraîne dans sa course d’enfant rapide. Il me fait courir les escaliers de la cité. Après-midi sans but, je ne résiste pas. Surprise ! En marche palière d’un étage il me fait découvrir un véritable musée de la faune arctique du Svalbard. Magnifique ! Dimitri, un pas en arrière, s’enorgueillit de mon étonnement. La course-visite continue. Nous montons et descendons et remontons des marches. Je finis par avoir l’esprit d’escalier. Il pousse une porte. Son pas devient feutré. Sur un sofa un couple alangui, intime leur romantisme. En fond d’alcôve une affiche de cinéma : Belmondo dans « Itinéraire d’un enfant gâté. » Je souris. Dimitri en saisit le 115
sens et s’en amuse. L’homme me fait signe d’approcher. La jeune femme observe en silence. Un thé à l’orientale m’est proposé. Le silence impose la dégustation. La femme, grand sourire en bouche, m’offre une cuillère en bois peinte laquée. Je remercie et prends congé. Dimitri reprend la visite guidée. Changement de bâtiment. Mince alors ! Une piscine olympique ! Dimitri s’éclipse, je ne le reverrai plus. Le hall d’entrée est monumental. Une voix qui vient du fond de salle s’adresse à ma présence. Assise derrière un bureau de bois une femme me fait signe d’approcher. Elle se lève et me regarde les pieds et met les bras en croix. J’ai compris, il faut que je dépose mes chaussures. Par gestes savamment mimés, je lui fais comprendre que je voudrais profiter de la baignade mais que je n’ai pas de maillot de bain. La dame des lieux disparaît et revient avec un nécessaire de bain, qui après m’avoir jaugé d’un regard d’experte, correspond à ma taille. La piscine chauffée au charbon est surchauffée. Des grandes baies vitrées ouvrent sur l’Arctique. Je nage entre deux eaux soviétiques : L’infinie profondeur de l’être est son mystère ! En chemin de retour mes pas abordent l’ « Avenue de la Solitude ». Une jolie jeune femme, sortie de nulle part se précipite vers moi. Je la reconnais, la semaine dernière, je lui ai acheté une chapka. (Quelques Russes ont de temps à autre l’autorisation de se rendre à Longyearbyen pour commercer des produits artisanaux). Elle me prend les deux mains qu’elle me serre du bonheur de nos retrouvailles. Elle rit de son bon cœur et me parle en vieux amis que nous sommes devenus. Je ne connais pas sa langue mais je comprends intimement ce qu’elle me dit. Mot après mot, geste après geste, elle m’explique que son mari travaille à la mine et que dès qu’il rentrera, elle serait heureuse de m’inviter chez eux pour faire la fête. Il y aura de la vodka ! Je lui fais comprendre que mon campement est au loin et que je ne pourrai pas leur faire honneur. Une lueur de déception 116
assombrit son visage. D’un geste elle me dit que ce n’est pas grave ! Elle me serre dans ses bras, m’embrasse et disparaît sans regard de retour. Je gambade le retour vers mon settlement. Il fait froid et soleil. Bien emmitouflé dans mon parka, je marche à pas mesuré et je savoure la lenteur d’un temps de solitude arctique. La fureur du monde m’est étrangère. Je parle aux oiseaux pour qu’ils ne m’entendent pas. Je suis un homme heureux. Assis sur le bord de mon campement je savoure ma solitude. Le bruit d’un hélicoptère rompt le charme contemplatif. Je me précipite lentement à l’atterrissage. C’est le Sysselmann (gouverneur norvégien) de Longyearbyen qui rend visite à son homologue soviétique de Barentsburg. Je salue en reconnaissance mon pilote. Un attaché à sa fonction d’attaché se détache de la délégation et m’interpelle de la hauteur de sa fonction : « Que faites-vous ici ? » « !!! » « Avez-vous une autorisation ? » « !!! ». Une Jeep soviétique véhicule « son éminence » en résidence diplomatique. L’aimable conversation engagée est remise à plus-tard. Je reste seul avec le pilote. Mon retour est programmé pour le lendemain. Je suggère un retour anticipé. Il ne croit pas à la largesse d’accueil du gouverneur. Au retour de la délégation, je tente une nouvelle approche. Sait-on jamais ? L’attaché m’interdit le rapprochement. Au passage, il jette un œil sur mon bivouac et les yeux dans les yeux il m’intime l’ordre de ne pas utiliser le water-closet « en fond de jardin arctique » réservé au séant gouvernemental, maître de céans. Crime de lèse-majesté ! « Maudits Français ! » « Sacrés Vikings ! » En complicité partagée le pilote me souffle qu’il va tenter un aller-retour pour venir me rechercher. La tente repliée en quatrième vitesse, un pied sur la plate-forme, je scrute les horizons. À bourrasques répétées, le froid me glace les os. Je me réfugie dans les vécés du Sysselmann. Quatre heures
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d’attente et toujours rien. De lasse patience, je remonte mon campement. Je dors d’une oreille. De petit matin, le ciel est au beau-froid fixe, le vent s’est adouci. N’y croyant plus, le bruit familier de l’hélicoptère précipite mon attente. Mes affaires rassemblées en un tour de piste expéditif, je suis au rendez-vous. Un salut rapide au pilote, casque sur les oreilles, ceinture cliquée, le rotor à plein régime et nous survolons une certaine nostalgie de Barentsburg, enclave soviétique en extrême ouest. La guerre froide n’est plus ce qu’elle était ! Il neige sur la plage de l’Isfjord. La mer est banquise, mon campement est igloo. Le feu de bois crépite dans le silence polaire. Une voix éraillée sort de la pénombre. Elle est allemande. Par commodité je la baptise Ingrid. N’ayant pas la pratique du « leider » de Goethe (souffrance) la communication reste incertaine. Ingrid, donc, devait tracer le Spitzberg accompagnée de trois mâles de Germanie. Le froid trop froid, le sac à dos plein le dos, le physique qui souffre, rien ne va plus ! Quand elle peine à la tâche, la femme n’est plus l’avenir de l’homme, elle encombre. Les rustres teutons lui ont fait faux bond et l’ont plantée là, au milieu de sa tourmente et de ses aventures. Trois jours de rebroussechemin à peur-de-peau et d’angoisse. Face à face, les yeux dans le regard, elle me parle sans douceur, je n’ai pas besoin de traduction. Je connais la litanie : « Tous les hommes sont, etc. ! » Je me tais. Le temps passe. Et puis, le drapeau blanc flotte entre la ligne Maginot et la ligne Siegfried. C’est l’Armistice. Elle s’apaise, elle me dévisage, elle esquisse un sourire, elle s’approche du feu, elle prend un peu de chaleur avec la paume de ses mains tendues face à la flamme, elle s’assoit et elle passe un moment à ne plus rien dire. Comme je n’avais jusqu’à présent rien dit, je ne dis rien non plus. C’est la veillée d’âmes. De nouveau elle me sourit, moi non plus ! La neige tombe par habitude. Elle comprend qu’elle est 118
invitée à rester là autant que je l’écoute à ne rien dire. Par passe-temps j’attise le feu d’un tisonnier improvisé. Des cendres incandescentes brûlent les pensées noires. La simplicité des sentiments prend la dimension d’une humanité polaire. Après longtemps, par décence Ingrid se lève. Un signe convenu d’adieu et elle disparaît dans le crépuscule de son destin. L’Isfjord est sans horizon. En levée d’aube, je découvre dans l’abside de ma tente un sac de victuailles : Pain noir, saucisse fumée et fromage. J’apprécie le geste. Danke ! et Auf Wiedersehen Ingrid ! Que ta vie soit la tienne ! Et qui sait ? À une autre fois ! Ce jour j’occupe le temps et l’espace de Longyearbyen. Je suis Dasein, « ma présence au monde ». Une communauté qui vit sur elle-même se reconnaît à ses négligences pour l’étranger. Après tout je l’ai bien cherché ! Une fin d’après-midi qui s’étire en farniente près de la banquise. Je fais quelques menus rangements et autres domesticités. Je passe le temps à passer le temps. L’espace est sans horizon fini, une brume de glace assourdit le peu de vie polaire. Le regard dans le lointain ma vue se trouble. Un point noir est à l’approche. La silhouette en ombre découpée annonce un homme. Bienvenue ! Guten Tag ! Décidément ! Lui, m’avait repéré de loin. L’homme est kayakiste. Il est enregistré sur le prochain vol pour Tromsø. Sa double pagaie est bloquée et elle lui pose un problème de repli. Chacun à bout de rame nous tirons à qui gagne-gagne. Ce n’est quand même pas un vulgaire problème technique qui va entamer notre nouvelle amitié ! Non mais ! Sigmund énonce lentement ses aventures. Cela fait trois mois qu’il « kayakise » la banquise. Trois mois sans prononcer une seule parole à un être humain. Il reprend langue à l’élocution. Dans les eaux profondes du Détroit de Foreland il a évité de justesse le chavirement pour cause de rencontre inopportune avec un cétacé (ça fait des vagues) ; En Baie de La Madeleine un ours 119
blanc lui a rendu visite. Réfugié sous son embarcation retournée en campement d’infortune, l’intrus animal tambourinant sans ménagement. Pour couper court à l’aventure du tour du Spitzberg, il a coupé les cent kilomètres de la Terre de Dickson en traînant à bout de corde, son kayak sur une neige glacée... Je lui propose de s’asseoir. « Merci bien ! Je reste debout pour me reposer ! » Me sourit-il ! Je comprends. Sacré Sigmund ! Alors nous restons côte à côte à regarder crépiter le feu. Aucun mot, nous nous sommes déjà tout dit. Sacré Sigmund ! Au septentrion de la Norvège se trouve Tromsø. Point de départ et de retour du Spitzberg. L’escale est agréablement civilisée. La ville universitaire accueille un joli musée arctique. Sur le port des pêcheurs vendent de grosses crevettes fraîchement cuites dans des chaudrons en plein air. Une gourmandise qui ne se boude pas ! Un bateau Hurtigruten fait escale. Il remonte les fjords de Norvège vers le Cap-Nord. Moi non plus !
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Le Centre d’Études Arctiques Quand une âme sensible et cultivée se souvient de ses efforts pour dessiner d’après son propre destin intellectuel, les grandes lignes de la raison, quand elle étudie, par la mémoire, l’histoire de sa propre culture, elle se rend compte qu’à la base des certitudes intimes reste toujours le souvenir d’une ignorance essentielle. Dans le règne de la connaissance elle-même, il y a ainsi une faute originelle, celle d’avoir une origine : C’est de ne pas s’éveiller soi-même pour rester soimême, mais d’attendre du monde obscur la leçon de la lumière. Gaston Bachelard
Rue Amélie C’est au cœur du septième arrondissement de Paris que Jean Malaurie conte Les derniers rois de Thulé. Les portes du Centre d’Études Arctiques sont ouvertes aux passionnés des régions polaires. Dans cet « Igloo » universitaire le potlatch de l’intelligence est cérémoniel. Chacun prend la parole pour qu’elle soit entendue des autres. « C’est ainsi que se construit une pensée ! » Instruit le maître. Le « Pourquoi pas ? » aurait pu trouver ici son quai d’amarrage. D’un polaire à l’autre, nous sommes quelquesuns à croire qu’il est possible de s’écouter pour réfléchir ensemble. Jean Malaurie, l’ « Esquimau blanc », nous écoute, nous encourage d’un geste à prendre la parole, à formuler une 121
idée, à construire notre pensée. La cérémonie du thé prolonge la tradition. Debout, une nice cup of tea d’une main, un biscuit de l’autre, un échange de gentillesse prolonge la discussion. Entrer dans la bibliothèque arctique, parcourir du regard les rayonnages, se saisir d’un ouvrage et s’asseoir en table de lecture sous la lumière pâle d’un éclairage désuet, c’est oublier le temps qui passe pour se plonger dans une recherche et ne plus penser à rien d’autre. Sylvie Devers, la conservatrice des lieux, guide l’hésitant parmi les quarante milles titres disponibles. La collection Terre Humaine, fondée en 1955, est en bonne place. Fédérer les intelligences par la force des ouvrages est un sens premier chez le professeur. Le maître aime à ouvrir ses séminaires en invoquant JeanJacques Rousseau : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; pour étudier l’homme il faut apprendre à porter sa vue au loin ! » La communauté scientifique à visage humain que nous formons est plurielle. Nous ne sommes pas des adeptes de l’étude comparative. Fondamentalement inscrits dans une perspective interdisciplinaire, nous nous enrichissons de l’Autre toujours autre et un peu nous-même. Nous avons l’éthique de l’altérité. À chacun d’inventer sa propre réflexion, sa méthode d’investigation temporelle. Pour reprendre la terminologie de Lévi-Strauss : « Nous bricolons nos expériences du terrain dans une vision anthropologique ». La prise de notes, le carnet de voyage, l’immersion géographique, l’appareil photo, le cahier de croquis aquarellés, sont des matériaux ethnographiques fondamentaux. Nous sommes des « naïfs avertis » et nous ne nous privons pas de nos lectures croisées. Pour se « casser les os » de la tête il faut oser voir l’intérieur de soi-même. À contrario, la parole acquise par prétention d’usage définitif,
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relève du principe réactionnaire de l’autosuffisance d’un monde figé, sans mouvement. Que Nicolas Bouvier nous pardonne « L’usage du monde » n’est pas un itinéraire tracé pour un routard en mal d’exotisme ! Il commence là où les a priori vacillent de leurs certitudes acquises. Chaque instant étant un « Dasein », un « étant-là » au monde en devenir. Je suis là où j’existe et j’existe là où je suis ! Le reste n’est qu’angoisse. Je ne sais pas par avance ce qui peut surgir des rencontres mais ce que je sais, c’est que la trace de mes pas qui me conduisent vers la station du métro de Latour-Maubourg m’ouvre à d’autres chemins et à ceux d’Antonio Machado qui se font en marchant et ne sont jamais recommencés.
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La connaissance du tout précède celle des parties. Et même si c’est une illusion, la raison du procédé est de créer ou d’entretenir cette illusion, qui gratifie l’intelligence et la sensibilité d’un plaisir qui, sur cette seule base, peut déjà être appelé esthétique. Claude Lévi-Strauss
L’École des Hautes Études en Sciences Sociales La rue Amélie sous tutelle du CNRS s’est déplacée au cœur de Montparnasse sous les hospices de l’EHESS. Descendre à la station du métro Vavin est des plus agréable. Nous laissons à main droite la rue de la Grande Chaumière et son Académie de dessin. Nous côtoierons la rue Bréa et mon ami psychosociologue Jean Dubost. Pour le plaisir nous déambulons le terre-plein du boulevard Raspail après avoir salué le Balzac de Rodin qui lorgne sur le café de La Rotonde et octroie le passage. Au niveau de Notre-Dame-des-Champs, nous respecterons, place Pierre Lafue, le capitaine Dreyfus de Tim, sabre brisé, qui, le regard fixe sur le collège Stanislas, est ignoré des passants qui passent. Encore quelques pas et contigu à l’Alliance Française, au numéro 105, une entrée discrète annonce en fronton de mur : Université de Paris, Faculté des sciences, Évolution des êtres organisés. À l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, nous y rentrons en homme libre. Montrer patte blanche serait une injure à la pensée plurielle. Monter les trois étages, marches par deux, ravit l’accession au séminaire de Jean Malaurie. Il ne manque aucun fidèle en amitié de reconnaissance. En attente d’ouverture, des gentillesses s’échangent en présent de retrouvailles. Le passage de l’un ou de l’autre, d’un lointain bout du monde est toujours suivi d’une respectueuse 124
écoute d’intérêt anthropologique. En incipit de « Tristes tropiques », Claude Lévi-Strauss annonce « qu’il hait les voyages et les explorateurs », alors nous acceptons de n’être que des passionnés des bouts d’ailleurs que nous marchons en solitaire. En écho, l’œuvre se termine par : « Adieu sauvage ! Adieu voyage ! Pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à saisir l’essence de ce qu’elle fut et continue d’être, en deçà de la pensée et au-delà de la société, dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis ; ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat ». Le regard-croisé entre la Mongolie, la Sibérie, l’Afrique, la Laponie, voire les Inuit, donne le ton des échanges. Les invités aux séminaires sont pour la plupart cooptés par le bouche-à-oreille. Nous y croisons notamment : Richard Bouazis (avocat général à la cour de Paris), Giulia Bogliolo Bruna (université de Gêne), Pascal Dibie (professeur à l’université Paris-Diderot 7), JeanMichel Huctin (chercheur de l’arctique qui a posé sa vie à Uummannaq), Alain Lemoine (exécuteur testamentaire d’Henri Pichette), Philippe Lemonnier (photographevoyageur), Mark Malone (conseiller du sénateur des Inuit Charlie Watt), Louise Möglen, Jean Pavlevski (directeur et fondateur des éditions Économica), Claude Roëls (professeur de philosophie traducteur de Goethe et d’Heidegger), Joëlle Rostkowski (amérindianisme), Hélène Salaün de Kertanguy (spécialiste du Rorschach chez les peuples nomades), Dominique Sewane (africaniste), Marc Tadié (professeur de neurochirurgie), Rosa Thorsdottir-Pòrisdótir (Chercheuse islandaise), Marie-Anick Vergès (avocat), Vilma dos Santos Boivin (sociologue brésilienne), Jean-Marc Huguet, etc.. Les séminaires sont animés par un président de séance choisi parmi les chercheurs avancés. Les lignes de force de la 125
réflexion s’élaborent sur le thème des études. Les séminaires sont des ateliers de recherches. C’est une œuvre créative commune. La multiplicité des points de vue, des milieux sociaux et des disciplines permet d’approcher une esquisse de « vérité ». Jean Malaurie se fait Bachelardien, il écoute, prend des notes, intervient et oriente la réflexion. Parfois quelques éminentes paroles font écho. Les échanges profilent les traces de l’intelligence. Ce jour, la séance du professeur porte sur la perception chamanique des ondes « secrètes » qui sont extrasensoriellement perçues dans la nature par les peuples premiers. Depuis des millénaires, dans les espaces de hautes latitudes, particulièrement dans le nord du Groenland, proche du pôle géomagnétique, les ondes magnétiques ont un impact évident sur la vie animale. Le peuple des Inuit qui a dans ses croyances une généalogie commune avec l’ours, la baleine, le chien et le corbeau, se ressent d’une substance identique qui le dépasse. Le chaman a le pouvoir de rentrer en communication avec les forces invisibles. Il saura guider le chasseur sur la toundra glaciale. Le séminaire est à l’écoute, il retient son souffle, le professeur est aussi un grand conteur des mythes et des traditions. Un vent polaire souffle l’imagination. Et puis, une porte s’entrouvre : « La salle est retenue pour un autre séminaire ! », nous annonce-t-on ! Le temps a dépassé le temps. L’envoi du prochain thème hebdomadaire clôt la séance. Nous restons quelques-uns à poursuivre la tradition du thé dans le bureau du professeur. L’heure est à la convivialité partisane. Par groupe de deux ou trois, nous nous promettons l’avenir. Nous vivons le présent. Quelques accompagnements tempérés se prolongent sur le boulevard Raspail. Un rituel de plusieurs années qui marque le passage. Le métro est en trop-plein mais nous sommes ailleurs, alors peu importe.
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Qu’appelle-t-on penser ? Cela même n’est toujours que questionner, c’est toujours rester en chemin. Cela paraît plus facile que de se proposer d’occuper une position stable. On vagabonde en s’enfonçant dans l’inconnu. Mais pour continuer à être en chemin, il faut que nous soyons d’abord et constamment attentifs au chemin. Ce cheminement, pas à pas, voilà ce qui est ici essentiel. La pensée ne trace son chemin que dans une marche faite de questions. Mais c’est là une étrange façon de tracer les chemins. Ce qui est construit ne reste pas là derrière nous et n’est pas acquis, mais il se construit dans le passage au pas suivant, qui s’en fait même précéder. Martin Heidegger
105 Boulevard Raspail Le séminaire se poursuit au rythme des années universitaires. J’aime à flâner les lieux. Le 105 boulevard Raspail est sur quatre étages qui distribuent des bureaux administratifs, des bureaux réservés aux chercheurs, des salles d’études et un amphithéâtre pour les conférences. L’entrée est libre et chacun est invité, au grès de son désir à franchir le pas-deporte de la connaissance. Les études arctiques, programmées généralement en fin d’après-midi, laissent le loisir à d’autres savoirs. J’aime, en oiseau de passage, écouter les « déconstructions » de Jacques Derrida. Ce jour-là, la grande salle est à l’écoute du sens de la « confession » : « La confession n’est pas ce moment où l’un dit et l’autre écoute 127
un secret de culpabilité. Dieu, tout puissant, qui sait tout et entend tout, n’attend rien d’une vérité révélée. C’est la parole signifiée entre le confesseur et le confessé qui se déconstruit, pour se reconstruire dans un autre rapport humain… ! »… Dans les mêmes lieux en d’autres temps Jean-Pierre Vernant nous rendait intelligent de ses mythologies grecques. Quelques marches à gravir et je ne manque jamais, avant l’arrivée du professeur, d’aller « papoter » quelques gentillesses avec Élisabeth Cardin. La porte s’ouvre, Jean Malaurie inaugure la rencontre par une main tendue accompagnée d’un chaleureux : « Cher ami ! ». Il est l’heure d’ouvrir la séance dans une salle proche : « Je dois vous faire une confidence ! » commentait-il ce jour là ! « Les sciences sociales vivent une crise majeure et il apparaît souhaitable de s’interroger sur la validité de l’enquête ethnologique telle qu’elle est pratiquée et telles que ses conclusions sont publiées… » Une question générique traverse l’enseignement : « Qui est l’autre ? » Le thème du séminaire, est cette année-là : « Défense et illustration d’une recherche ethnographique, anthroposociographique plus rigoureuse en vue d’une histoire totale ». Tout un programme ! Pour répondre à l’ontologique questionnement de l’autre et de soi-même, de grands acteurs de la vie anthroposociale, généralement des chercheurs pluridisciplinaires passionnés de leur savoir, viennent partager leurs réflexions avec la vingtaine d’habitués des lieux. Quelques communications d’intervenants qui témoignent de la diversité des approches d’une pensée plurielle, restent en mémoire : Henri Bancaud : L’ethno-photographie. Michel Barat : Raison première. Anne-Marie Bidaud : La production cinématographique consacrée à l’Arctique depuis Nanouk. 128
Edmond Bernus : Traditions orales et archéologie. Giulia Bogliolo Bruna : De la méthode anthropogéographique dans l’Arctique. Jan Borm : Rêver et penser l’arctique avec Jean Malaurie. Jacques Brosse : La forêt primaire et les Haïdas. Richard Bouazis : Le ministère public : Un enjeu de pouvoir. Laurent Chapuis : Convertir les Inuit : Méthodes et obstacles. Patrick Declerck : Les naufragés. Avec les clochards de Paris. Jacques Delarue : La recherche de la vérité dans l’enquête de police. Sylvie Devers : Le fonds Polaire Jean Malaurie. Pascal Dibie : La question éthique en ethnologie. Jacques Durieux : Volcans et sociétés humaines. Jean Duvignaud : Le sauvage et le prolétaire. Henri Febvre : Lucien Febvre : initiateur de la science à travers l’histoire et l’économie. Chantal Jègues-Wolkiewiez : Une appréhension de l’art préhistorique. Mathilda Leduc-Grimaldi : Portrait de cet autre pôle et de ses aventuriers à travers les photographies. Philippe Lemonnier : En cheminant vers Compostelle. Henri de Lumley : Émergence du sens de l’harmonie et la pensée symbolique chez les hommes du Paléolithique. Marie-Rose Moro : L’ethnopsychiatrie. Pierre Menger : Le contrôle de l’art inuit en Russie. Michel Onfray : Rimbaud, ethnologue et photographe. Marcel Petrisor : À la recherche de l’identité dans une prison roumaine sous le régime communiste. François Polpin : Les Esquimaux : une anthropologie sans arbre, sans montagne, sans chasse vraie avec os et chaleur humaine. Claude Roëls : L’élément et la forme. Alexander von Humboldt et Goethe devant la nature.
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Hélène Salaün de Kertanguy : Espace Psychique et espaces migratoires. Dominique Sewane : Les chamans inuit, Sibériens et le voyant Tambermas (Togo). Marc Tadié : La perception extra-sensorielle des peuples primitifs. Raymond Verdier : La justice traditionnelle en Afrique Noire. Marie-Anick Vergès : Au-delà de la défense, l’avocat recherche-t-il la vérité ? Jacques Wolkiewiez : Un médecin légiste au service de la vérité, de la justice et de l’homme. Etc… Naturaliste, puis géographe humain et ethnographe, Jean Malaurie a longtemps observé horizontalement les sociétés. Mais au fil de ses missions solitaires chez les Inuit, on discerne sur ses photographies, que l’auteur peu à peu modifie ses objectifs. Il recherche le sens de ce peuple qui ne perçoit sa vie qu’en termes de destin. Et c’est à l’écoute des chants chamaniques qu’il opère sa révolution méthodologique : « Ce ne sont pas les faits sociaux qui construisent une société, mais sa perception du sacré ; comme l’a souligné Roger Bastide : « La religion est la colonne vertébrale des peuples traditionnels » ». Pour le professeur : « On s’attachera à apprendre à lire et à réfléchir sur une photographie où l’on apprend davantage sur la pensée inuite que bien des pages écrites sur ce sujet ! Au siècle de l’image, trop d’universités françaises ne l’ont pas encore entendu ! » Merci Monsieur le professeur ! J’en sais quelque chose ! Ma thèse sur le film « Les derniers rois de Thulé » dort dans un carton d’archives qui s’est refermé aux clefs de l’orthodoxie universitaire. (Aujourd’hui, une jeune chercheuse islandaise, Rosa Thorsdòttir Pòrisdòttir, soutient
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une thèse proche, sous la direction du professeur Pascal Dubie qui enseigne l’ethnologie à Paris 7 Denis-Diderot).
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J’ai toujours eu le soin, dans une vie déjà longue, d’être attentif au simple fait de ne pas me perdre de vue. Fernand Braudel
Le Fonds Polaire Jean Malaurie La Bibliothèque du Centre d’Études Arctiques, fait l’objet, en 1992, d’une signature de convention entre l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, le Centre National de la Recherche Scientifique et la Bibliothèque centrale du Muséum national d’Histoire naturelle, pour déposer à la Bibliothèque centrale du Muséum la collection du Centre d’Études Arctiques qui devient alors : « Le Fonds Polaire Jean Malaurie ». Sylvie Devers, conservateur du Fonds, accueille des scientifiques, des chercheurs et des étudiants de tous pays. Sous la Présidence de Jean Malaurie, un Comité de suivi composé de personnalités scientifiques et de spécialistes des questions polaires se réunit régulièrement pour garantir la pérennité des orientations. Interdisciplinaire, le Fonds, qui abrite quarante mille titres, couvre l’ensemble des domaines et des espaces arctiques et antarctiques. Les membres permanents du Comité sont représentés par : Jean-Luc Albouy (directeur de l’agence de voyage Grand Nord Grand Large), Anne-Marie Bidaud (maître de conférence, Université de Paris X, Nanterre), Jan Borm (professeur de littérature britannique, Université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines), Sylvie Devers (Bibliothécaire, responsable du Fonds Polaire), Jean-Claude Hureau (directeur de recherches au Muséum), Michelle Lenoir (Directrice de la Bibliothèque centrale du Muséum), 133
Anne-Marie Meunier (Directeur d’études à l’EHESS) et JeanMarc Huguet Le Fonds polaire reste aujourd’hui la seule bibliothèque spécialisée dans son champ de compétence en France qui peut rivaliser avec les grandes bibliothèques polaires dans le monde. Le rendez-vous bimensuel est à neuf heures trente. Bien que le chemin soit plus long, mon humeur me guide vers la grande grille du quai Saint-Bernard. Prendre, au grès des floraisons, les allées en brise-lignes du Jardin des Plantes invitent les sens à s’ouvrir à la beauté du monde. L’imposant bâtiment du Muséum, en fond de jardin, anticipe le monde savant. L’ours « Pompon », copie grandeur nature de l’original du musée d’Orsay, est en sentinelle dans le hall d’accueil de la Bibliothèque centrale. Dans la grande salle de l’étage supérieur, une activité bénédictine impose le silence. Sylvie a le sourire de la bienvenue. La salle des vélins nous fait honneur. Température constante oblige, les jalousies sont tirées en clair-obscur. La grande table magistrale recouverte de cuir en peau fine est à notre disposition. Le bureau de Buffon, en coin de salle, signe le respect. Le président propose l’ordre du jour de la séance. Sylvie fait un compterendu complet des nouvelles acquisitions de librairies anciennes. « À ce jour, le fonds est doté de… ». Un point détaillé sur les comptes et le financement avant de passer à la question suivante. Les relations avec l’Académie Polaire de Saint-Pétersbourg sont évoquées. Une éventuelle mission vers l’Allée des Baleines met en éveil Jean-Luc Albouy, le directeur de l’agence Grand Nord Grand large. L’Année Polaire Internationale mobilise Jan Borm. La reprise par L’INA du film télévisuel : Les derniers rois de Thulé, met en bonheur Jean Malaurie qui sollicite Anne-Marie Bidaud. En fin de matinée il sera fait l’examen des relations « diplomatiques » entre le CNRS, le Muséum et L’EHESS.
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Les conclusions de la séance du Comité portent sur des déclarations de principe et sur des orientations à prendre et à tenir. Après nous être félicités de la sympathique rencontre, lorsque le temps ne nous est pas compté, il nous arrive de poursuivre une conversation laissée pour compte dans une brasserie de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire. J’aime avec Jean Malaurie, face à la Grande Mosquée de Paris, prendre le bus 67 qui nous conduit au cœur du 1er arrondissement de Paris. Les grands voyageurs voyagent en bus. ! La visite guidée du grand Paris s’enorgueillit des temps chamaniques. Bachelard est à l’écoute. Le Palais Royal est un beau quartier. La Comédie Française me sépare de ses pas.
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Certains oiseaux vivent seuls, ou avec leur famille immédiate, d’autres en petites bandes, d’autres en grandes bandes. Certains en compagnies serrées, d’autres en bandes éparses, qui semblent indisciplinées. Certains volent en ligne droite, d’autres tracent volontiers de grands cercles, certains selon leur gré, capricieusement. Il en est qui plus que d’autres paraissent déterminés par un instinct fatal, ou des manies rédhibitoires. Francis Ponge
L’Année Polaire Internationale L’Année Polaire Internationale a ses délices et ses surprises. La question du réchauffement de la terre échauffe les esprits. La communauté scientifique la plus pessimiste annonce la fin du monde pour les décennies à venir, la plus tempérée croit à un sursaut de la conscience humaine, les plus actionnaires voient là une opportunité de « faire du dividende »... Le temps est compté ! À cette occasion, le Congrès International du Centre d’Études Arctiques présidé par Jean Malaurie en mars 2007 fut un grand moment de rencontres interdisciplinaires. Ce congrès international extraordinaire, s’est tenu au grand amphithéâtre du Muséum. Le professeur Jan Borm en a assuré l’organisation. Une opportunité pour inaugurer le Comité France-Russie composé de Jean Malaurie, Jan Borm, Azurget Chaoukenbaieva afin de décider des orientations de l’Institut de recherches avancées au sein de l’Académie Polaire d’Etat de Saint Pétersbourg.
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Après l’ouverture du congrès par Bertrand-Pierre Galey, directeur du Muséum, se sont succédés S.A.S. Prince Albert II de Monaco, Artur N. Tchilingarov, le vice-président de la Douma à Moscou, ainsi que des scientifiques de renommée internationale sur l’environnement et le climat dont certains font partie du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Les communications portent principalement sur les civilisations des peuples du nord arctique, sur l’histoire et les explorations et sur les perspectives d’avenir. Les interventions sont en prolégomènes du Sommet de Copenhague, qui se déroulera en fin 2009, sur le réchauffement de la planète terre. Pour l’année polaire, en septembre 2007, Jean-Luc Albouy, directeur de l’agence de voyage « Grand Nord Grand Large » organise sur un bateau d’expédition, une croisière dans le fjord de Scoresby Sund sur la côte est du Groenland. Le séjour regroupe un certain nombre de personnes liées au Fonds Polaire. En post-clôture des cérémonies, nous nous retrouvons quelques-uns le dimanche après-midi à la Cité des Sciences de la Villette. La conférence de Jean Malaurie fait le plein de la grande salle. Au passage il en profite pour égratigner l’ambiguïté des compagnies pétrolières qui pratiquent, pêlemêle, le langage du profit et celui du développement durable en y trouvant des compatibilités ? Les Russes, représentés par Azurget Tarbaievna Shaoukenbaiva (Recteur de l’Académie polaire d’État de Saint-Pétersbourg) et Irina Kuznetzova (Metelitsa international Women’s Club de Moscou), font bonne impression. En attente d’ouverture de la conférence, je sympathise avec Irina. C’est une jeune femme extraordinaire. Elle a vécu plusieurs mois en autarcie avec sept autres femmes scientifiques en Haut-Arctique sur la terre désolée de l’Archipel François-Joseph. La mission, suivie de près par les 137
autorités russes, consistait à expérimenter les possibilités de survie pour un groupe de femmes dans des conditions extrêmes. Les données scientifiques recueillies devant servir à anticiper un vol spatial. D’après Irina : « il y a des différences physiques et psychologiques évidentes entre les femmes et les hommes qui vivent un tel isolat. Les résultats étudiés vont dans ce sens ». Je n’en saurai pas plus. Fort de l’expérimentation réussie, le même groupe de femmes, plus une Américaine, traversera à pied l’Antarctique. Le retentissement médiatique de l’exploit leur a donné une notoriété internationale. Constituées en association, ces femmes veulent entreprendre un tour du monde transfrontières et circumpolaire pour prouver la paix des peuples possible. Irina me demande si je connais une Française qui serait à même d’être de l’aventure ? Encore aujourd’hui je réfléchis ! Irina me laisse ses coordonnées à Moscou et souhaite que nous restions en contact. Baïkonour est transsibérien ! L’année polaire est un succès et marque une nouvelle étape dans la conscience de l’humanité. Il est temps ! Nanook est en danger !
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Mais il arriva que le petit prince, ayant longtemps marché à travers les sables, les rocs et les neiges découvrit enfin une route. Et les routes vont toutes chez les hommes. Antoine de Saint-Exupéry
La banquise : Observatoire de l’éphémère Peuple parmi les peuples, les Inuit interrogent nos certitudes fondées de croyances. Peuple en dérive d’Histoire, leur origine migratoire est un mystère. La banquise, radeau d’une géographie morcelée, les a conduit là où l’humanité les a rencontrés, au croisement de notre incompréhension. Nos dieux du ciel, de la fertilisation de la terre primitive en faisaient le creuset de l’existence humaine ! Ce pays est une immensité glacée. L’histoire des civilisations n’est que luttes des pouvoirs fétichisés : Héroïsme, prouesse, gloire, fanatisme… Les Inuit sont légendairement pacifiques. Leurs modes de relations ne sont pas soumis à la hiérarchisation occidentale. Rien ne compte tant que la capacité à bien mener les chiens de traîneau ! Le temps climatique arctique rythme les incertitudes du bien et du mal être. « Les Inuit trouvent qu’il fait beau par tous les temps et n’aiment rien de mieux que le temps qu’il fait pour le moment ! » La vie est en dehors, dans l’action et dans le mouvement. Même si à coup sûr la réalité ne correspond pas à ce qu’on nous en dit, H. K. Laxness, dans la « Saga des fiers à bras », nous raconte avec beaucoup de saveur l’étonnement de Scalde Thormod lors de son séjour forcé au Groenland :
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« Dans ce pays, dès que la terre sort de la mer, commencent des glaciers élevés qui atteignent, disent certains, là où il n’y a pas de vie humaine. On dit que le nom que ce peuple s’est donné a la même signification que notre mot « homme ». Les Inuit comptent parmi les gens les plus pacifiques et les plus heureux que mentionnent les livres. Ils n’élèvent pas de troupeaux, n’emploient ni la terre, ni à faire pousser du foin, ni à travailler des champs. Mais ce sont surtout de grands chasseurs et pêcheurs qui ne manquent jamais leur coup. Ils prennent les ours blancs dans des fosses de pierres, ils pourchassent les rennes jusqu’à des pièges où ils les assomment. Sinon, ils les refoulent dans la mer où ils les harponnent depuis leurs barques. Ils abattent ces animaux surtout pour leur peau, leur langue et leur selle. Ils tirent les oiseaux de mer avec des javelots. Quant aux poissons, ils les pourchassent jusqu’à des hauts fonds où ils les harponnent. Ils se déplacent dans des traîneaux tirés par des chiens sur la mer gelée et quand ils trouvent un trou dans la glace, ils posent sur le bord des vessies pourries et du foie de phoque. Quand un requin mord à l’amorce, ils le transpercent d’un harpon. Ils portent des habits que les hommes du Nord trouvent déshonorants et bons seulement pour des sorciers, à savoir des peaux et tout contre le corps des peaux d’oiseaux. Ils ont des barques à une seule place et qui sont faites avec un art si secret qu’aucune tempête ne peut les endommager. Il y a aussi des barques de peaux que mènent les femmes. L’on n’a jamais entendu dire non plus que ces barques aient coulé ou chaviré. Ainsi le proverbe dit : Que ce peuple ne connaît pas l’art de se noyer en mer ! On dit aussi que, bien qu’en ce pays le climat soit plus rude que partout ailleurs, les Inuit trouvent qu’il fait beau par tous les temps et n’aiment rien de mieux que le temps qu’il fait pour le moment. Le gel mord plus aigrement qu’ailleurs en ce pays, pourtant personne n’a froid. Les tempêtes y sont longues, il tombe des masses de neige qui empêchent toute végétation, et pourtant nous 140
n’avons jamais entendu dire que quelqu’un ait péri dans une tempête. Chez ce peuple, la terre n’est pas comptée parmi les éléments primitifs. Mais ils disent que le feu est leur meilleur ami. Après les dieux auxquels ils croient le plus, c’est-à-dire le Maître qui commande à la lune et à la Mère de bêtes marines, qui règne sur la mer. Elle est manchote. On tient pour vrai que, bien que les Inuit soient de si grands chasseurs et qu’ils excellent à manier les armes de jet, c’est à peine s’ils peuvent voir du sang humain sans pleurer. Ils ne comprennent guère la violence et les instincts qui poussent d’autres peuples au meurtre, et ne connaissent rien aux instruments que les assassins emploient en d’autres pays. Les Inuit ont de longs cheveux noirs et d’assez larges bouches. Quand ils vinrent à apprendre des pêcheurs qui étaient allés dans le sud, les mœurs des hommes du Nord arrivés au Groenland, quand ils surent les premiers meurtres commis par les nordiques sur les Inuit, ils furent si ébahis de ces façons de faire étranges et absurdes qu’ils nommèrent les hommes du Nord, d’après la besogne qui leur paraissait le trait le plus remarquable de leur conduite, « assassins » ou « tueurs d’hommes » ; pour les distinguer des hommes inuits. Et comme les Inuit n’entendaient rien aux meurtres, vengeances, la justice leur était inconnue. Les Inuit n’ont pas de demeures individuelles, ils vivent en groupes de chasse. Lesquels groupes descendent vers le sud au printemps, s’attardant rarement en un endroit donné, pour retourner vers le nord quand l’été tire à sa fin. Les endroits où ils ont planté temporairement leurs tentes, ils les appellent : Lieux de cuisson. » La poésie de la rencontre entre les peuples est une morale qui interroge au plus profond des croyances la fragilité des certitudes universelles. Peuple parmi les peuples, les Inuit, au principe des minorités seraient-ils l’avenir de l’homme ? Ou du moins les guetteurs des signes avant-coureurs d’une planète en risque de dérive ? 141
La banquise, promontoire fragile, glisse au grès des vents et des marées, observatoire éphémère, l’Inuk observe au loin l’avenir du monde. Il a pour ligne de mire le passage du Nord-Ouest, tant espéré, tant convoité par les marchands du temple qui n’ont comme horizon bouché que la cupidité pour raison indépassable d’une vision de l’humanité.
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L’universel, c’est le local moins les murs. C’est l’authentique qui peut être vu sous tous les angles et qui sous tous les angles est convaincant, comme la vérité. Miguel Torga
Dire la vérité « La vérité ! La dire toujours on n’y arrive pas, les mots manquent ». Pour Jacques Lacan, c’est par cet impossible que la vérité tient du réel. Entre le vrai et le réel, la perception est une, forgée de l’histoire de l’être, lui-même construit des autres de tous les autres. La vérité est une, elle transcende l’homme dans sa recherche vaine de l’absolu. Le réel est complexe et toujours en contrepoint du point de vue que l’autre s’en fait. Le réel est en perpétuel mouvement du temps humain. L’homme parce qu’il est, transforme le réel à l’image qu’il s’en fait et de fait en modifie la perception universelle. Une fuite du temps dans l’univers que les idéologues rivalisent de prétention à sa maîtrise. Seul le poète peut saisir l’insaisissable. Jean Malaurie est un infatigable arpenteur de la pensée humaine. Son regard a traversé une séquence d’histoire des peuples de l’Arctique. Deux décennies séparent l’écriture de l’image qui fait écho. Dans le film Les derniers rois de Thulé, le réalisateur, impliqué, fait corps avec son champ d’observation, qu’il approche par une intégration du vécu au plus près, sans se laisser saisir, afin de ne pas se rendre aveugle de lui-même. L’irrésistible attraction engendrée par la fascination qu’opèrent les peuples de l’Arctique, est objectivée par la caméra qui maintien une distance déontologique dans le 143
rapport à la vérité. L’œil de la caméra n’est jamais innocent. La narration est la grammaire d’une intentionnalité en devenir. Un film s’inscrit dans la trajectoire humaine de la vie d’un homme, il fait corps à l’auteur. Regarder un film s’est se regarder soi-même à travers le regard d’un autre. L’interaction entre l’auteur et l’acteur qui n’en finissent pas de se dire et de se redire est un réel qui reste toujours fragile. En regardant, à notre tour, le regard de l’homme qui s’est fondé de ces Esquimaux-là, nous co-signons un sens possible, intentionnel, dans ce qui reste en témoignage à voir et à dire. Le film laisse échapper d’autres à-côtés, d’autres sensations : Le froid, la peur, la faim, la souffrance, la liberté, la solitude… Un « hors-champ » de significations pour celui qui n’en a pas vécu l’itinéraire. En voyageant l’arctique nous savons, mieux que nous-même, que toute expérience est unique et ne vaut que par la prétention de notre modestie. Car, dit Heq : « Plus on pénètre dans la solitude en voyageant dans les beaux pays du monde, plus on devient petit. » Et Nietzsche de poursuivre : « Nous pensions du mal l’un de l’autre, Nous étions trop éloignés. Mais maintenant, dans cette cabane exiguë, Enchaînés au même destin, Comment pourrions nous rester ennemis ? Car il faut bien s’aimer Quand on ne peut se fuir. » Entre le pôle magnétique « qui ne tient pas en place » et le pôle géographique fixé par convention des géographes, l’aiguille de la boussole cherche le Nord !
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Postface L’espace est une représentation nécessaire, a priori, qui sert de fondement à toutes les interprétations. Emmanuel Kant
De Dieppe à Dieppe Le 1er septembre Dieppe commémore sa libération par les alliés. J’ai rendez-vous avec Jean Malaurie, à son domicile. Face à la mer nous sommes tous deux en proue d’appartement. Je suis heureux de lui rendre visite en ces lieux où l’on voit à perte de vue. Il m’appelle Jean-Marc, je n’ose l’appeler Jean. La mer est couleur opale, l’horizon se fond dans l’histoire des hommes sans limite. J’apprends que Dieppe à pour origine deep. Je souris. Jean de Dieppe, Jean le profond ! Faut-il le rappeler, je suis à côté d’un grand homme. Pourquoi je le nomme ainsi ? C’est tout simplement, parce que je le reconnais ainsi ! Lorsqu’il me serre fermement les épaules en signe de bienvenue, je sais ce que je savais déjà, que l’homme est gentil. Non pas d’une gentillesse naïve, non ! L’homme est avant tout profondément et définitivement humain. Il aime aller à la rencontre et il ressent intuitivement la valeur de celui qu’il côtoie. J’éprouve une grande tendresse. Une délicatesse d’apéritif ouvre à la discussion. Nous savons l’un et l’autre qu’il n’est pas utile de parler pour se dire. Son bureau tapissé de la collection Terre Humaine invite à la réflexion et à la méditation. La lumière du nord qui traverse la fenêtre inonde de douceur le pupitre de travail. Un ouvrage est en 145
préparation, il en extrait un passage. Assis à contre-jour, j’écoute la lecture. La musique de sa voix joue la dramaturgie de sa pensée. Je m’installe dans le plaisir d’être là. Une heure passe et d’un acquiescement de tête j’invite à poursuivre. Le maître et l’ami me font honneur d’un moment de grâce supplémentaire. Jean est vêtu d’un pull-over coloré, je suis convié à nous diriger vers la plage de galets qui n’a pas la vulgarité du sable qui agace la vue. Jean a ses habitudes dans une restauration de plage. Rien ne me fait plus plaisir qu’une « moule-fritebière » au bord de la mer. Il fait beau, le service est discret et les estivants ne sont plus. Par petites touches nous reprenons le fil d’une conversation qui a commencé depuis quelques décennies et ne s’est jamais interrompue. Nous évoquons Thulé et par un détour des pensées de l’extrême, il me rappelle mes travaux sur les camps de concentration. Il m’invite à en faire quelques lignes. Il faut regarder au loin, aux confins du monde, pour d’abord se laisser aller à la contemplation et s’ouvrir ensuite à la méditation. « Des forces invisibles se manifestent au plus profond de l’être ! » Poursuit-il. L’infiniment grand rappelle à l’ordre le mystère de la vie. L’homme est fragile et c’est sa force. J’écoute ce que je sais qu’il m’a appris. J’ai rencontré sa pensée féconde au fil du temps de nos retrouvailles. J’avais bien quelques certitudes qui ne demandaient qu’à vaciller de leur piédestal mais encore fallait-il le souffle d’une pensée singulière pour aller au basculement. C’est après avoir parcouru le chemin du doute que nous pouvons donner un sens à notre destin. Il faut du courage pour affronter des espaces inconnus et seuls les « grands hommes » y parviennent. L’intuition de ce qu’ils entrevoient ouvre les esprits de la conscience humaine. Ce sont des visionnaires. Cet homme est de ceux-ci. Les plus audacieux réfléchissent et construisent leur pensée toujours inachevée, toujours 146
recommencée. Gaston Bachelard en avant-propos de La Psychanalyse du feu nous avait engagés à faire un effort permanent sur nos vérités établies : « Il faut que chacun s’attache à détruire en soi-même ses convictions non discutées. Il faut que chacun s’apprenne à échapper à la raideur de ses habitudes d’esprit formées au contact des expériences familières. Il faut que chacun détruise plus soigneusement encore que ses problèmes, ses philies, ses complaisances pour les intuitions premières ». Les plus convaincus prennent le risque de la connaissance scientifique. Il leur faut alors vaincre les résistances instituées en dogme du savoir établi. C’est dans la rencontre de l’autre, des autres, que l’intelligence se forme et s’ouvre à la découverte. Que ce soit rue Amélie au Centre d’études arctiques, à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, au Muséum nationale d’Histoire naturelle, à l’Unesco, à la Bibliothèque nationale de France ou tout simplement en promenade sur le Boulevard Raspail, Jean Malaurie n’est pas avare de son savoir qu’il fait partager à celui qui sait écouter et marcher. C’est de l’altérité que les territoires se comprennent. La relation à l’autre, étranger, rejette et exclu lorsqu’elle met hors-jeu l’identité sociale construite d’une culture, sentiments communs, hors du commun, incompréhensible parce que trop différente dans ses formes concrètes (mythologiques, politiques) voire symboliques (religieuses). Les frontières des territoires sont situées aux frontières des cultures. La rencontre à l’autre, l’étranger, est structurée par la mise en jeu des représentations acceptées ou non et en fonction de la force métaphorique fondée par les objets de culture dans les échanges relationnels. Le territoire structure l’imaginaire culturel et social dans une forme suffisamment complète pour penser qu’elle organise d’une manière totale et permanente les relations 147
entre les groupes et les individus. Les frontières réelles ou symboliques explorées par les groupes et les individus sont l’histoire des peuples dans leurs tentatives inachevées de l’appréhension historique, idéologique, mythique, religieuse, géographique de l’homme en tant qu’« autre » lui-même. Le risque tragique qui guette chacun est d’être la victime d’un malentendu. C’est-à-dire que l’appréhension subjective à laquelle chacun est parvenu ne présente avec l’autre aucun point commun, en dehors de sa subjectivité même. Terre et territoire C’est dans les extrêmes que l’homme trouve sa raison d’être ! J’ai parcouru les banquises du haut arctique, j’ai rencontré des hommes qui ont pour histoire l’extrême difficulté « d’être ». Vivre en ces lieux demande courage et ténacité. Peut-on en ces époques de surconsommation, imaginer dans quels dénuements ils ont vécu et traversé des siècles de souffrance ? Peut-on comprendre leur adaptation à un monde hostile à toute vie humaine ? Le peuple inuit nous fascine parce qu’il nous pousse à réfléchir sur nous-même et à pénétrer profondément le sens de ce qui nous relie au monde. L’Inuk nous rappelle à l’ordre des « forces invisibles qui nous sont étrangères. » Le territoire parcouru « empreinte » des traces déchiffrées d’une manière immédiate. Elles sont sensibles, interprétées dans leurs formes symboliques par le local. Les croyances païennes, les mythes comme dramaturgie de la vie intérieure et sociale, relèvent du sens commun. Elles donnent une dimension de la réalité humaine. Le « bon sens » paysan n’est autre que l’expression du sensible local. L’espace a une présence physique : Il est habité ! La tradition transmet le savoir, au fil des générations, du sensible vécu, sous forme de recommandations pratiques et morales. Les proverbes, les rites et les histoires transmises 148
forment les « sciences » exactes et humaines locales. Elles n'ont pas la prétention de l’universel. Les « dieux » locaux suffisent à expliquer le monde pratique du pagus (territoire rural). Il suffit avant tout de respecter les « traces » laissées par les anciens. C’est-à-dire de ritualiser les usages de la terre ainsi que les modes de relations sociales et humaines. Les contes, les histoires, les superstitions sont les formes symbolisées du concret relationnel entre les hommes, la terre et les dieux. Georges Dumézil nous enseigne la force du symbolique, il nous apprend aussi la forme : « Les problèmes posés par l’étude des idéologies comme des religions, des rites comme de la culture dans son ensemble, sont des problèmes de traces : La sémiologie est une ichnologie, pour emprunter à la géologie le nom de cette discipline qui scrute les traces laissées dans les sables par les organismes vivants pour en reconstituer le type et l’action. » Le paganisme a une étymologie commune avec paysan (paganus) qui dérive de pagus : Le territoire rural. L’homme errant, migrant, nomade, inscrit de nombreuses « traces ». Ses itinéraires obligent à la raison d’une vision plurielle qui globalise les variétés sensibles. Le particulier accède au général. Le territoire (réel et symbolique) devient chapelet de points et de réseaux de traits, universel lorsqu’il fait loi. La terre est « empreinte » de l’histoire des traces humaines. Les territoires en sont la mémoire. La mémoire des hommes faite de l’histoire des traces, fait les traces de l’histoire. L’errance fait partie du territoire humain. La « mnésie » du territoire local (pagus) trace l’écriture paysanne (païenne) sur des pages particulières. La transmission orale ou écrite des pages singulières se fait par la tradition dans la communauté locale et par la traduction lorsque les pages (pagi) sont transposées à d’autres territoires paysans. Or, si l’expérience subjective et vécue, est fondée sur les sens, le pragmatisme et l’utilitarisme fondent les mythologies locales, elle ne dit rien de la raison comme production de connaissances sur le réel dégagé des 149
préjugés et des expériences trompeuses. Si, pour Descartes, c’est la pensée qui donne raison à l’existence « Je pense donc je suis ! ». Le doute est installé entre la pensée et le vécu sensible : « Outre cela, j’avais des idées de plusieurs choses sensibles et corporelles, car quoique je supposasse que je rêvais et que tout ce que je voyais ou imaginais était faux, je ne pouvais nier toutefois que les idées n’en fussent véritablement en ma pensée ! » Pour le voyageur, l’itinérant ne peut se satisfaire de la compilation ethnographique des expériences coutumières vécues. C’est le sens de la raison qui construit la pensée : « J’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et par la coutume; et ainsi, je me délivrais peu à peu de beaucoup d’erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle et nous rendre moins capables d’entendre raison. Mais après que j’eus employé quelques années à étudier dans le livre du monde et à tâcher d’acquérir quelques expériences, je pris un jour la résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins de mon esprit. » Le livre du monde est, page après page (les pagi), l’écriture des traditions du monde. Donner raison au livre, c’est le traduire, l’interpréter dans le sens du réel dégagé des sensations communes de l’expérience subjective (le sensationnel). N’est-ce pas le sens de la collection Terre Humaine fondée et dirigée par Jean Malaurie ? Les derniers rois de Thulé ouvrent la collection en 1955, suivi la même année par Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss. Plus d’un demi-siècle d’ouvrages qui ont pour seule morale éditoriale : L’authenticité. Terre Humaine va se singulariser en mettant sur le même plan des écritures d’intellectuels et des témoignages autochtones pour « Donner conscience aux hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux » (André Malraux).
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La mnésie de la raison et du sensible du territoire modélise les rapports humains d’individu à individu, de communauté à communauté, d’état à état. Arpenter la pensée humaine, parcourir les territoires de long en large à la recherche des traces sensibles, tel le randonneur qui court à randon pour poursuivre le cerf ou qui court l’aventure au hasard (random en anglais), « le péripatéticien enseigne en marchant » (Aristote) la trace du parcours empreinte des lois de la nature, celles de la raison. Le discours (de discurrere : Courir ça et là) du maître oppose la pensée intuitive à la pensée discursive, faite de raison dont le pédagogue appréciera la valeur scientifique pour l’esprit humain (épistémologie). La terre comme valeur symbolique et économique se transmet par les lois de la filiation propre aux cultures pratiquées sur un territoire. C’est la fonction symbolique du territoire, la nation, la patrie, la terre de nos ancêtres etc., qui en assurent la cohérence. Si chaque morceau de terre d’un territoire est chargé de sa fonction symbolique, le territoire représente autre chose que la valeur économique de l’ensemble des terres. Le territoire lorsqu’il est menacé, est défendu par le peuple qui lui appartient, qui se reconnaît et est reconnu comme tel. De nombreux peuples ne recherchent pas l’appropriation d’une terre, parce qu’abondante au regard de la démographie et présentant pour les individus peu de valeur. Savoir chasser le phoque près de tel settlement confère au lieu un pouvoir traditionnel qui se respecte. À contrario lorsque le territoire est menacé c’est le peuple esquimau qui s’exprime. L’implantation, en 1951, de la base américaine à Thulé, dans le nord-ouest du Groenland, se fait au mépris des autochtones. Jean Malaurie racontera l’épopée en tant que témoin visuel de cette opération dans son ouvrage « Les derniers rois de Thulé ». Les Inuit impuissants, devant un tel déploiement de force, parlent alors en tant que propriétaires des lieux : « Nous Esquimaux, ne sommes pas
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même propriétaires de la terre sur laquelle nous vivons depuis des siècles ! » La fonction symbolique de la notion de territoire surdétermine les modes de relation du droit de propriété. Lorsque cette fonction symbolique se mue en acte elle fait sens du politique. Transformer « le » territoire en Nation, en Patrie, en État ou le conquérir par la force impose au monde une représentation une idéologie de ce qu’est et doit être la terre pour les hommes. Chaque peuple a des hauts lieux auxquels son imaginaire est lié. Le règlement par le droit de l’utilisation, comme propriétaire ou locataire n’est qu'une forme symbolisée du local de la représentation idéologisée du rapport des peuples à la terre. Le monde occidental a évacué sous différentes formes le caractère religieux de ce rapport. Georges Davy dans son introduction aux leçons de sociologie d’Emile Durkheim évoque le lien entre propriété et le sentiment religieux : « Comment d’abord la propriété naît ? La religiosité, diffuse dans les choses et qui les soustrayait originairement à toute appropriation profane a été reportée, au moyen de rites déterminés, soit au seuil de la maison, soit à la périphérie du champ et y constitue comme une ceinture de sainteté qui a protégé l’espace ainsi limité contre tout empiétement étranger. Seuls pouvaient y pénétrer ceux que des liens rituels habilitaient à un contact avec les puissances invisibles du sol. » Expérimenter la pensée humaine comme on expérimente la vie, peut être un arpentage sans espoir pour comprendre les chemins empruntés. Chacun peut être mis à l’épreuve à tout instant et confronté à la complicité humaine. Une expérience du sensible-vécu au quotidien définit celui-ci comme une forme achevée (l’écoulement des émotions dans la mnésie du temps). La langue qui donne la part du « réel » symbolise pour tout un chacun une définition conceptuelle. Une idée mise à l’épreuve, confrontée à différents systèmes de pensées, construit peu à peu une connaissance de celle-ci et 152
transforme par itération l’idée en concept. Pour Kant, dans La critique de la raison pure : « Construire un concept [une représentation générale] c'est présenter a priori l’intuition qui lui correspond ». La mise à l’épreuve peut être difficile puisqu’elle trouve comme résistances principales, les transformations de nos propres représentations construites par l’expérience pratique. Faire l’effort d’une reconstruction d’un « réel-vécu » oblige certaines ruptures avec soi-même. Si la cure psychanalytique autorise chaque individu à rendre « raisonnable » l’histoire du sujet, la rupture ne s’opère que de soi à soi-même. La médiation transférentielle ne justifie pas l’établissement de la complexité sociale. Éprouver dans le transfert l’histoire de ses émotions par la mise à jour des amnésies ne dit pas grand-chose de l’être politique en situation dans la société des hommes. Tracer le parcours de la mise à l’épreuve d’une idée en vue d'une hypothétique construction conceptuelle donne le sens des besoins intellectuels. C’est l’analyse de la « trace » (la méthode et l’histoire) qui justifie par l’itinéraire la preuve de l’intuition. La coupure symbolique entre le droit d’une ethnie (ou communautaire) et le droit d’une nation peut être importante et vécue comme une blessure sociale. Une société occupe toujours un espace déterminé (y compris pour une société nomade) qui n’est pas celui de la société voisine. Le lien qui rattache chacun à un point de territoire est infiniment fragile et peut se briser avec une grande facilité. La rupture de l’attachement au lieu, crée une rupture de l’homogénéité solidaire, constante de la reconnaissance de l’identique, constitutive de l’identité. Le passage d’un espace à « l’autre » peut développer un profond désarroi, et provoquer un tumulte intérieur dans une communauté peu préparée au changement de société. L’étoile jaune imposée par les nazis pour stigmatiser les Juifs est un exemple douloureusement cruel pour marquer à quoi Hitler répugnait le plus : La raison, le sens universel de 153
la science, par-delà le sensible local de l’esprit nationaliste. Le port de l’étoile jaune n’étant là que pour rendre visible l’humiliation nazie tendant à faire croire à la réalité des soushommes. Le stigmate est local, il trace une différence et assigne une place : Celle de la différence. Le stigmate ici confère au sacré alors qu’ailleurs il est marque d’exclusion. En créant des ghettos sur le territoire de Pologne, « un pays de nulle part », et notamment à Varsovie, le régime hitlérien crée par la violence un territoire fermé et enfermant. Là se trouve rassemblée, par la force brutale nazie, une communauté juive. La lutte des classes est remplacée par la lutte des races. C’est le point de vue holiste qui privilégie le tout social hiérarchisé par rapport aux individus promoteurs d’égalité sociale, masquant de fait le primat idéologique individualiste de la lutte de tous contre tous. Dans un territoire ouvert par la force de l’histoire : La Pologne ; le régime hitlérien impose par la violence un territoire fermé : Le Ghetto. Le territoire de Pologne est constitué de Polonais qui se reconnaissent une langue et une culture commune. Le territoire du Ghetto est imposé à une communauté d’individus dont Hitler en fait un tout racial : Le Juif. Une préfiguration de ce que devait être le national-socialisme sur la manière d’utiliser l’espace octroyé en fonction de la race, violemment clos pour les « races inférieures », ouvert pour les « races supérieures », une libre circulation pour favoriser le principe « naturel » de la lutte de tous contre tous. Pour mener à bien cette entreprise Hitler envisageait de détruire toute « race », à commencer par « la juive » qui aurait comme essence de contrarier son projet. C’est dans les extrêmes que nous pouvons accéder à l’homme. Les rescapés des camps de concentration et d’extermination ne disent pas autre chose. Ils ne peuvent dire, parce que personne ne les écoute. Les sonderkommandos : Équipes spéciales, contraintes par les SS. d’alimenter les 154
fours crématoires des corps tordus par la peur et la douleur, puis exterminés eux-mêmes parce qu’ils avaient vu ce que personne ne devait voir, assuraient leur « fonction » sans émotion autre que celle de la mécanique du geste. Les rares témoins racontent que pendant les moments de pause, ils s’asseyaient sur les corps nus, entassés à proximité, pour « casser la croûte ». L’horreur côtoie l’horreur. La mort devenait une habitude. Ils étaient passés de l’autre côté de l’humain. Les mots de l’indicible ne sont pas l’oubli, le « trou de mémoire », ils sont l’impossibilité de dire. Ils ne peuvent être entendus par un monde qui est devenu sourd. La parole est sacrée et il faut l’entendre quand elle a à dire ! Écoutons Rudolf Vrba, un des rares Sonderkommandos qui s’est évadé du camp de concentration d’AuschwitzBirkenau et qui en a fait un témoignage saisissant : « Achtung ! L’aboiement arriva de la porte, prélude habituel à l’arrivée d’un officier SS. ; il y eut un mouvement dans les rangs, chacun essayant de se mettre au garde à vous. Le chef de block se précipita vers le médecin SS. et son entourage : Herr obersturmbannführer (lieutenant-colonel), au rapport, nous avons quarante-six prisonniers membres du personnel et sept cent trente-quatre détenus malades. Le médecin, grand, plutôt mince entre deux âges, fît un brusque signe d’assentiment. Il se comportait comme quelqu’un qui va accomplir avec efficacité une tâche répugnante. Nous savions tous et il savait aussi qu’il n’y avait là aucun but noble. Il s’agissait d’une macabre routine et de rien d’autre. Derrière lui venait un SS., registre à la main, le chef de block, le secrétaire, et fermant la marche comme des étudiants en médecine de première année, les médecins-détenus, et parmi eux les plus célèbres sommités médicales d’Europe. Herr doctor obersturmbannführer travailla très vite ce matin-là. Il s’arrêta à peine devant le deuxième homme du premier rang et pointa sa canne vers sa poitrine. Aussitôt le chef de block saisit le bras et hurla son numéro : « 23 476 ! » Le SS. 155
l’inscrivit. Le secrétaire du block fit de même et le numéro 23 476, petit homme tout gris qui, bien droit, regardait devant lui sans rien voir, sut qu’il venait d’être rayé littéralement d’un coup de plume du livre de la vie. Parfois le médecin s’attardait devant un malade nu, s’arrêtait, sans doute pour montrer à quel point il était consciencieux et scrupuleux. Il se mettait à fixer attentivement, se frottait le menton comme s’il réfléchissait. Puis, il posait une question sans se retourner et un des médecins-détenus se précipitait à ses côtés. Il approchait du dernier rang où je me trouvais. Je m’efforçais de ne pas me faire remarquer, en ne me tenant ni trop droit ni trop effondré, essayant de ne pas avoir l’air trop fier ni trop servile, je savais qu’être différent à Auschwitz signifiait la mort, tandis que les anonymes, les sans visage survivraient. » Lorsque Lazare, le ressuscité, est interdit de mémoire, il ne peut dire ce qu’il a vu et entendu. La tentation est grande de lui faire dire ce qu’il ne peut dire : Un autre monde seul connu des dieux ! Et quand la foule vit, au seuil de l’ossuaire, Lazare, en son linceul, apparaître debout, Livide, frissonnant et clignant des paupières, Comme un dormeur qu’on vient d’éveiller tout à coup, Elle eut peur du prodige, et s’enfuit dans la crainte De voir le très-Haut face à face et de mourir. Cet homme a entendu des choses Qu’il n’est pas permis à l’homme de révéler. Saint-Paul Le mystère n’est pas dans l’au-delà, il est dans l’impossibilité de dire. Est-ce la mémoire qui serait devenue absente où les mots qui manquent à dire ?
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La mémoire déchirée Je le répète, c’est dans les extrêmes que nous pouvons accéder à l’homme. Les hommes pour vivre libres et ensemble se confrontent à la difficulté d’appréhender la signification « du ensemble ». Ce que nous apprend l’histoire est que le ensemble ne signifie pas le tous ensemble ! Certains aspirent à une identité (à moins qu’elle leur soit imposée) qui les identifie comme individus, appartenant à un groupe d’individus qui vivent ensemble. La volonté des uns et le pouvoir des autres traduisent la fureur de l’histoire. Les principes de catégorisation qui lient et délient les peuples sont exprimés avec tant de force et de permanence, que les jugements de valeur qui les fondent semblent être inhérents à l’homme dans sa quête d’identité. Entre l’universel et le local, l’homme fait de l’espace l’expression concrète et symbolique du choix des partages et des découpages pour vivre ensemble avec ou sans les autres. À l’autre bout des souffrances le peuple esquimau, pas encore devenu inuit, fait corps avec un monde hostile, où le froid est la rigueur des sentiments. Il sait depuis des millénaires que des forces invisibles, mystérieuses, réalisent le monde à venir. L’inuk pratique une langue qu’il est seul à connaître, intraduisible, celle des signes imperceptibles qui lui est transmise par tradition. Le rêve joue un rôle important dans l’apprentissage. Le chaman est un passeur de songes. Il interprète la mémoire du futur intérieur. Il ne peut dire ce qu’il entrevoit. Il dit ce qu’il y a à voir. L’homme dans son égoïsme ne voit que lui, il n’entend pas. Les glaces de l’arctique fondent laissant l’esquimau seul sur une roche à regarder la folie des hommes. Sacrifié, l’ours blanc, nanook, se meurt. Le territoire de l’Allemagne nazie est constellé de « trous de mémoire » qui par la force du temps et de la raison sont, pour toujours et à jamais, des sanctuaires pour la terre entière. 157
Ces lieux cruellement sacrificiels sont devenus sacrés pour marquer le sacrifice humain de l’holocauste dont ils témoignent. Les territoires arctiques sont constellés de « trous de banquise » qui témoignent d’une dérive thermique de l’atmosphère par une dérégulation des activités de l’homme. La terre sacrée du Groenland est le témoin sanctuarisé d’un holocauste écologique qui ne dit pas son nom. C’est à la rencontre des extrêmes que nous nous rencontrons tel que nous sommes. Le monde est cruel, alors qu’il soit juste ! Au risque d’une Terre Humaine !
L’écume d’un jour La marée est devenue basse. La lumière rase l’écume des vagues. Les bruits de la terre assourdissent les rumeurs. Jean m’invite à la promenade. Le sable des plages marque les traces d’une vie éphémère qui s’efface à chaque marée. Rien de tel en plage de galets. Il faut regarder de près pour y trouver les traces qui marquent le passage. Les visionnaires savent, eux, que des forces invisibles agencent l’ordre des choses. J’ai connu jadis une personne qui ramassait sur toutes les plages du monde un caillou. Témoin d’une histoire qui n’en finit pas de s’ébouler. Comme pour concrétiser nos conversations, en bout de plage, en contrebas des falaises, en un lieu commémoratif, nous y croisons un témoin des cruautés de la dernière guerre. La légion d’honneur lui va bien. Il est canadien. Jean Malaurie lui fait la conversation en anglais. L’homme raconte son histoire. Le présent se confond du passé. La dignité met un voile sur l’émotion partagée. Nous nous saluons respectueusement. Les rues en arrière du front de mer contrastent la population. Nos pas à l’unisson battent le pavé de nos 158
semelles chargées d’autres chemins d’aventures. Nous racontons à demi-mots. Jean fait un passage dans une boutique de vêtements hispano-américains. Quelques mots d’espagnol avec le patron bolivien et c’est la révolution en fond de boutique. L’après-midi se charge d’humidité. Il est temps de se quitter. Nous évoquons vaguement un projet d’écriture sur des carnets de voyages. Aujourd’hui j’ai rencontré la pensée d’un homme. Dieppe est à deux heures et quart de la gare Saint-Lazare. Je dis au revoir à l’homme de Mayence. À un prochain détour Monsieur le professeur… et ami.
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Repentir I remember… Joe Brainard Je me souviens… Georges Perec
Dans le miroir de l’autre, mémoire d’avenir Le samedi 17 octobre 2009, Giulia Bogliolo Bruna organisait « La XXIème Journée Mondiale de la Poésie » qui avait pour thème : Dans le miroir de l’Autre, mémoire d’avenir. Un hommage à Jean Malaurie était rendu. Devant une salle pleine et attentive, j’étais convié à dire un poème en son honneur : Uummannaq En raz de Groenland du gneiss d’Uummannaq : Il est quatre heures du matin à l’air du temps Entre deux plaques de glace la profondeur arctique est sans mesure Un essaim d’enfants trop heureux d’être libre joue à saute banquise Le danger du plaisir de vivre souffle le vent de leur liberté Le déséquilibre de l’un invente l’équilibre de l’autre Aucun autre qu’eux-mêmes 161
oblige à un autre ordre que leur propre loi Par ennui de l’interdit l’enfant ne veut rien d’autre que la cruauté de ses rêves Un mouvement d’eau trahit la fragilité des existences Une vague de retour prolonge l’indifférence Un reflet de lumière aveugle les destins Un enfant sourit à un autre qui revient d’un trop peu de vie Sans se dire, ils courent les horizons d’une île qui prend l’eau Nul ne leur a dit et pourtant ils savent déjà ! En raz de Groenland du gneiss d’Uummannaq : L’homme est solitaire Il marche le soleil d’un contre-jour sans nuit Il ne résiste pas au froid Le souffle est court Il prend un reste d’altitude à contre-pente d’un éboulis de pierres gelées Le malamuk, corbeau polaire, ponctue le ciel en noir d’espoir l’oiseau tourne senestre il vire mauvais augure l’ombre précède l’existence et assombrit le funeste Tout alentour de l’île est banquise. En raz de Groenland du gneiss d’Uummannaq : L’homme regarde au loin de lui-même Il est sur le toit du monde et rien ne l’oublie L’éternité du temps définit l’espace Il a pour religion la trace de son histoire qui se confond en horizon L’homme marque le pas du retour. En raz de Groenland du gneiss d’Uummannaq : Les grottes de Kilitsuok envoûtent le sacré 162
d’une autre vie altérée Une dame du temps jadis s’est desséchée de ses désirs d’enfants Son ombre fait l’ombre d’un mystère Un iceberg craque la fragilité du territoire Un morceau d’incertitude sombre dans les profondeurs des échauffements arctiques L’homme est à perte de vue. En raz de Groenland du gneiss d’Uummannaq : Un aigle pygargue pousse son cri d’orfraie et disparaît Dans le silence abandonné des glaciers solitaires menacent les êtres délaissés. L’homme dans sa solitude franchit les silences d’une parole sans échos Au milieu de nulle part la forteresse invisible reste imprenable Les sentiments sont éphémères et peu importe les destins l’inquiétude est sans retour Dans les corps en usure l’effort partage la satisfaction d’une habitude nécessaire Les glaces polaires sortent vaincues d’une lente éternité Une roche noire effleure le passé d’un océan perdu. En raz de Groenland du gneiss d’Uummannaq : Sans fortune l’homme pressé est sans espoir Dans sa souffrance L’homme parcourt le monde à la légèreté de ses chimères En raz de Groenland du gneiss d’Uummannaq : Dans le bruit du monde trouver un dernier mot pour ne plus avoir à dire Dans l’absence du monde la lumière d’une prière sonne la fin du voyage.
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En raz de Groenland du gneiss d’Uummannaq : Dans la galerie des glaces un prince de Thulé refuse de capituler Il veut entendre encore une fois le silence d’un soupir pour écouter la vie.
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