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réconcilier génétique et biologie
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john stewart
laVie existe-t-elle ?
john stewart
2/04/08
réconcilier génétique et biologie
« On n’interroge plus la vie dans les laboratoires » déclarait François Jacob. Partant de ce constat, l’auteur explique comment on a pu en arriver là : l’objet central de la biologie contemporaine n’est plus la vie, mais le gène. Or, depuis sa fondation par Mendel au XIXe siècle, la génétique est ce qu’on appelle une science différentielle – au sens où une différence dans un facteur génétique est la cause d’une différence dans un phénotype observable. Il s’ensuit que, là où il n’y a pas de différences, la génétique n’est plus opérationnelle. Autrement dit, la génétique ne permet pas d’observer l’invariant ni même de le concevoir. C’est notamment le cas pour le plus important parmi tout ce qui est invariant : le fait que les organismes vivants ne sont pas des « choses », mais des flux d’énergie et de matière organisés de telle sorte que ces organismes se produisent en permanence, d’instant en instant. Appelé autopoïèse, cet invariant-là est ignoré de la génétique. D’où le divorce historique qui sépare la génétique de la biologie des organismes. On peut penser que les grandes découvertes de la biologie moléculaire rendent caduques ces considérations d’histoire et de philosophie des sciences, mais il n’en est rien. On a, certes, découvert la structure moléculaire de l’ADN – support matériel des gènes – ainsi que le « code génétique ». Mais un organisme vivant ne se réduit pas à un assemblage de protéines. Et les notions-clés d’« information », de « message » et de « code » – importées de la cybernétique – ont une face cachée : aucun message codé ne porte en lui-même le dispositif permettant de l’interpréter. L’auteur examine aussi les possibilités d’une réconciliation entre une véritable biologie des organismes et une génétique ramenée à sa juste place par une reconnaissance de ses limites : ce n’est pas parce que les gènes ne peuvent pas tout faire qu’ils ne peuvent rien faire. Ils constituent indéniablement le support d’informations codées puisque depuis trois milliards d’années ces mêmes informations ont permis l’évolution par variation aléatoire et sélection naturelle ; une évolution à laquelle nous ne devons pas moins que l’ensemble des organismes vivants actuels. Généticien de formation, John Stewart est depuis 1979 chargé de recherche au CNRS. Après dix ans de recherches combinant génétique et physiologie chez la souris, il a travaillé successivement dans les domaines de la sociologie des sciences, de l’immunologie théorique, des sciences cognitives, et de la philosophie de la technique. Il est l’auteur d’une centaine d’articles scientifiques et de plusieurs livres portant notamment sur l’hérédité du QI, sur les manipulations génétiques et sur l’évolution du système immunitaire. Il est actuellement rattaché à l’Université de technologie de Compiègne.
ISBN 2 7117 5368 9
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la vie existe-t-elle ? réconcilier génétique et biologie
Stewart
John Stewart
laVie
existe-t-elle ? réconcilier génétique et biologie
En couverture : Jacques-Émile Ruhlmann, Lampas au ruban (1922-23), soie, Cornille. Archives Prelle, UCAD, Paris. Cliché © Laurent Sully-Jaulmes www. vuibert .fr
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Également aux éditions Vuibert : Patrick LAURE, Histoire du dopage et des conduites dopantes, 224 pages Bernard MARTY et Henri MONIN Le premier âge de l’ADN. Histoire d’une molécule de l’hérédité, 176 pages, coédition Vuibert/ADAPT Jean-Pierre GASC Histoire naturelle de la tête. Leçon d’anatomie comparée, 176 pages Michel PETIT Qu’est-ce que l’effet de serre ? 128 pages, postface de Robert DAUTRAY Jacques FONTAN Les pollutions de l’air, 208 pages Gabriel GOHAU Naissance de la géologie historique, 128 pages, coédition Vuibert/ADAPT Valerio SCARANI Initiation à la physique quantique, 128 pages, préface de Jean-Marc LÉVY-LEBLOND Claude LÉCAILLE L’aventure de la chimie jusqu’à Lavoisier, 320 pages, préface de Jean ROSMORDUC, coédition Vuibert/ADAPT Paul MAZLIAK Avicenne et Averroès. Médecine et biologie dans la civilisation de l’Islam, 256 pages, coédition Vuibert/ADAPT et des dizaines d’autres ouvrages de sciences et d’histoire des sciences : www.vuibert.fr
En couverture : Jacques-Émile Ruhlmann, Lampas au ruban (1922-23), soie, Cornille. Archives Prelle, UCAD, Paris. Cliché © Laurent Sully-Jaulmes Couverture : Vuibert / Arnaud Martin Maquette, composition & mise en page : Isabelle Paisant Schémas : Lionel Auvergne Relecture et correction : Alain Rossignol www.vuibert.fr
ISBN 2 7117 5368 9
La loi du 11 mars 1957 n’autorisant aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. Des photocopies payantes peuvent être réalisées avec l’accord de l’éditeur. S’adresser au Centre français d’exploitation du droit de copie : 20 rue des Grands Augustins, F-75006 Paris. Tél. : 01 44 07 47 70
© Vuibert – septembre 2004 – 20 rue Berbier-du-Mets, F-75647 Paris cedex 13
Table des matières
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Génétique et biologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Qu’est-ce qu’un gène ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 C HAPITRE 1.
La génétique formelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
L’expérience mendélienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Le linkage et les expériences de Morgan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 La cartographie, 12 – Le sex-linkage, 16
L’apothéose de la génétique formelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Résumé, 19 – La théorie chromosomique, 21
La suite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 C HAPITRE 2.
Spendeurs et misères de la génétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
La force et la faiblesse de la génétique formelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 La phylogenèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 La théorie de l’évolution, entre Darwin et Mendel, 35 – Weismann et le cheminement vers le néodarwinisme, 38 – Programme génétique et héritabilité, 40 – L’information, 44 – Les invariances invisibles dont dépend le « programme génétique », 48 – Conclusions : la génétique n’est pas une science de l’hérédité, 55
L’ontogenèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 La Forme et la Matière, 61 – Les premières étapes de l’embryogenèse, 65 – Au-delà de l’intérieur vs l’extérieur, 67 – Conclusions : au-delà du programme génétique, 68
L’autopoïèse et la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 La vie existe-t-elle ? 69 – Les structures dissipatives : l’individuation physique et biologique, 69 – L’autopoïèse, 71 – L’automate de tessélation, 73 – Conclusions, 76
Synthèses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78 Les relations entre phylogenèse, ontogenèse et autopoïèse, 78 – Lamarck et l’histoire naturelle, 85
Interlude : objections . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
IV
LA VIE EXISTE - T - ELLE ?
C HAPITRE 3.
Regain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Introduction : vers une biologie avec une génétique ramenée à sa juste place 93 Trois exemples de gènes remis à leur place . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 Le métabolisme, 94 – Les plans du corps, 96 – La phénylcétonurie et l’intelligence, 96
L’analyse des phénotypes mendéliens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98 Les chaînes de causalité différentielle, 98 – Les vertus d’un phénotype mendélien, 103 – La synergie entre physiologie et génétique, 107 – Les maladies multifactorielles, 113
L’ontogenèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 Introduction, 119 – Les phénocopies, 120 – Une synergie possible entre embryologie et génétique, 122
L’évolution revisitée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126 Introduction, 126 – Les rythmes de la macro-évolution, 126 – L’assimilation génétique, 129 – Un problème non résolu : la variation génétique au sein des populations naturelles, 131 – Conclusions, 134
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les maladies multifactorielles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Transgenèse et « knock-out » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une dynamique sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le Tao de la génétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
137 138 139 142 143
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 Index terminologique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 Index des noms d’auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152
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Avant-propos
Ce livre n’aurait jamais pu voir le jour sans trois grands scientifiques que j’ai eu le privilège de connaître. John M. Thoday était professeur de génétique à l’université de Cambridge. Chef de département, il était responsable de la délicate question de la répartition des enseignements ; à la différence de tous les autres directeurs de département universitaire que j’ai connus, Thoday pensait que le cours le plus important – qu’il ne laissait à personne d’autre le soin d’assurer – était le tout premier cours d’initiation. Une fois initiés à la matière, de bons étudiants sauraient toujours tirer parti d’un enseignement parfois médiocre ; mais ce qu’il ne fallait à aucun prix compromettre, c’était le niveau élémentaire des fondements. Ce cours d’introduction à la génétique, auquel j’ai assisté en 1961, fut pour moi une révélation – et il le reste 40 ans plus tard. Le chapitre 1 de ce livre, qui insiste notamment sur le caractère différentiel de la génétique, est bâti sur l’empreinte profonde de ce cours de Thoday. Stuart Goronwy Spickett, élève de Thoday, fut mon directeur de thèse. Son inspiration et son amitié furent déterminantes dans ma décision d’entamer une carrière de recherche scientifique. Les perspectives que j’essaie de présenter dans le chapitre 3 sont issues très directement de sa vision. J’ai rencontré Francisco Varela à Paris en 1986, à un autre tournant de mon parcours scientifique. À ce moment-là, j’avais délaissé la biologie par découragement devant le déferlement du « tout génétique » réductionniste. Par la théorie de l’autopoïèse, qu’il avait élaborée avec Humberto Maturana, Francisco m’a redonné l’espoir que les organismes vivants, en tant que tels, peuvent être de véritables objets scientifiques pour la biologie. La liste des autres influences enrichissantes que j’ai reçues est bien trop longue pour que je puisse essayer de la détailler sans commettre d’injustices par omission. Je voudrais néanmoins mentionner Evelyn Fox-Keller et Susan Oyama. Au-delà de leurs contributions intellectuelles, qui sont considérables, leurs écrits expriment ce que l’on tait trop souvent : les choix scientifiques sont aussi, et peut-être surtout, des choix de vie. Finalement, je tiens à remercier tout particulièrement Janine Guespin, qui a lu très attentivement une première version de mon manuscrit. Ses commentaires amicaux m’ont été d’autant plus précieux qu’elle s’est livrée à des critiques sans complaisance. John Stewart Paris, avril 2004
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Introduction
Génétique et biologie En l’espace de quarante ans – le temps d’une vie de chercheur –, les relations entre la génétique et la biologie se sont modifiées de façon spectaculaire. En 1963, alors que je faisais mes études au département de génétique de l’université de Cambridge en Angleterre, la génétique était une discipline tout à fait marginale. Dans ma promotion, nous étions en tout et pour tout six étudiants à avoir opté pour la génétique ; l’année précédente, ils n’avaient été que deux. Comme c’est si souvent le cas, les disciplines dominantes de l’époque expliquaient que leur suprématie était rationnellement justifiée. Ainsi, les embryologistes voulaient bien admettre, à la rigueur, que les gènes puissent influencer des caractères superficiels tels que la couleur des fleurs ou des yeux. Mais dès qu’il s’agissait des processus fondamentaux de l’embryogenèse – par exemple, les mouvements de la gastrulation, par lesquels l’axe du corps animal prend forme –, ils considéraient que les gènes étaient superfétatoires. Il est révélateur qu’ils appuyaient ce mépris pour les gènes sur le fait que même si le noyau d’un œuf fertilisé était inactivé, la gastrulation se produisait malgré tout1. Les physiologistes, de leur côté, visaient l’identification de principes et de systèmes « universels ». Ils pouvaient admettre que la physiologie animale n’était pas identique à la physiologie végétale, que celle des vertébrés n’était pas la même que celle des invertébrés, et même, au sein des vertébrés, qu’il y avait entre les poissons et les mammifères une progression dans la complexité, mais sans solution de continuité et sur des bases essentiellement similaires. Ainsi, ils ne se résolvaient pas à envisager que l’idéal-type de LA physiologie cardio-vasculaire (par exemple) puisse différer selon les espèces : si les résultats provenant de deux laboratoires n’étaient pas les mêmes, les physiologistes cherchaient tout d’abord à attribuer l’écart à des artefacts expérimentaux plutôt qu’au fait qu’un de ces laboratoires travaillait sur des chiens et l’autre sur des rats. On peut alors aisément imaginer que, quand notre équipe, à Cambridge, chercha à mettre en évidence des différences physiologiques entre diverses souches de souris – différences génétiques au sein d’une même espèce, donc –, nos efforts furent très 1.
Même si on admet l’observation empirique, l’interprétation en est extrêmement discutable.
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LA VIE EXISTE - T - ELLE ?
fraîchement accueillis par la communauté des physiologistes qui y virent une hérésie impardonnable. Finalement, la grande tradition de l’histoire naturelle était encore bien vivace. En botanique et en zoologie comparées, on se délectait encore à décrire et à répertorier la diversité des structures anatomiques et des formes de vie, et à réaliser une organisation taxinomique des espèces, comme l’avait fait Charles Darwin lors de son grand périple sur le Beagle. Outre ces descriptions comparées, l’étude de l’évolution était basée essentiellement sur l’examen minutieux des fossiles. La génétique des populations était une spécialité hautement abstraite et mathématisée, et n’avait pratiquement aucun impact sur les études de terrain. En 2004, les choses ont bien changé ; nous vivons à présent dans l’ère du « tout génétique ». L’embryologie – rebaptisée « génétique du développement » – est devenue l’étude de l’activation des gènes dans les différents tissus aux différents stades du développement. Pour tout matérialiste conséquent, la morphogenèse est nécessairement, en dernier ressort, le résultat de forces physiques seules capables de déterminer des mouvements de la matière. Néanmoins, aujourd’hui, on se contente de ramener la morphogenèse à l’activité des gènes – ce qui est révélateur, soit dit en passant, d’un certain « néo-vitalisme » qui attribue aux gènes des pouvoirs extraordinaires. Quant à la physiologie, elle est devenue très largement « moléculaire ». On y étudie les cascades d’événements moléculaires qui suivent l’occupation d’un récepteur moléculaire à la surface de la cellule par un ligand (une hormone, par exemple). Comme pour la morphogenèse embryologique, on ne pousse pas l’analyse jusqu’à identifier les effets d’une hormone sur les propriétés physiques de la cellule ; on se contente de suivre la cascade jusqu’à ses effets sur « l’expression » d’un ou plusieurs gènes. Ainsi, encore une fois, on considère les gènes comme des « homoncules » tout-puissants. Corrélativement, les anciens instruments qui permettaient d’observer le fonctionnement des organes sont rangés dans les greniers, et les physiologistes qui savaient les fabriquer et les utiliser sont à la retraite. Finalement, l’étude de l’évolution est devenue celle des modifications qui sont intervenues dans les séquences d’ADN depuis les premiers organismes dotés de gènes chromosomiques. Ainsi, les études comparées entre espèces mettent au premier plan la comparaison de leurs séquences d’ADN ; moyennant des calculs basés sur l’hypothèse d’une « horloge moléculaire », cela permet de fixer une date pour leur dernier ancêtre commun. Quant aux fossiles, puisque l’on ne peut pas en extraire de l’ADN, leur étude n’occupe plus une place importante ; de fait, leur rôle se borne à « calibrer » les horloges moléculaires. Les naturalistes qui s’intéressaient à l’anatomie, à la physiologie, aux modes de vie et aux relations écologiques entre espèces sont devenus eux-mêmes… une espèce en voie d’extinction. Le résultat de ce basculement dans le « tout génétique » est que les organismes vivants, en tant que tels, ne constituent plus un objet d’étude dans la biologie contemporaine. Un biologiste aussi fin que François Jacob le dit clairement : « On n’interroge plus la vie dans les laboratoires. » Henri Atlan confirme le diagnostic avec toute la lucidité qui le caractérise : « Aujourd’hui, un biologiste moléculaire n’a pas à
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INTRODUCTION
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utiliser, pour son travail, le mot ‘vie’… Cela veut dire que la biologie étudie un objet, l’objet de sa science, qui n’est pas la vie ! » [Atlan & Bousquet, 1994]. En effet, le principal objet théoriquement constitué de la biologie contemporaine n’est pas « la vie », mais « le gène ». Or, au-delà du changement intervenu depuis quarante ans – dans le radicalisme même de ce basculement entre une biologie des organismes qui reléguait la génétique à une position marginale, et une génétique triomphante qui anéantit toute possibilité d’une biologie des organismes –, on peut se demander s’il n’y a pas l’expression d’une constante sous-jacente : tout s’est passé comme s’il y avait une relation profonde d’exclusion mutuelle entre la génétique et la biologie des organismes. Le but de ce livre est de revenir sur les fondements épistémologiques de la génétique mendélienne, pour voir si on peut y déceler les racines d’une telle exclusion mutuelle ; non pas pour la justifier ou la consacrer, mais au contraire pour la surmonter en cherchant les voies d’une réconciliation, d’une relation plus harmonieuse et mutuellement enrichissante entre la génétique et la biologie.
Qu’est-ce qu’un gène ? Qu'est-ce qu'un gène, en effet ? Dans un dossier révélateur publié par la revue La Recherche en 2001, la question avait été posée à dix-huit spécialistes de génétique. La rédaction de la revue avait souligné la grande diversité des réponses obtenues : il y avait autant de réponses différentes que de spécialistes interrogés. Cette absence de consensus clair n’était d’ailleurs pas nécessairement une mauvaise chose : on pouvait y voir le signe d’une science vivante « en train de se faire ». Mais au-delà de la diversité, il y avait une constante que les rédacteurs du dossier n’avaient pas relevée : toutes les réponses faisaient la part belle à l’ADN. Or, il y a quelque chose de profondément insuffisant dans une telle réponse. C’est un peu comme si on répondait à la question « qu’est-ce qu’une chaise ? » en disant : « c’est un objet en bois ayant une certaine forme ». Même s’il était vrai que dans la société en question toutes les chaises sont, en l’occurrence, fabriquées en bois, on passerait à côté d’un aspect essentiel : une chaise est un objet sur lequel on s’assoit. Une réponse portant uniquement sur la matérialité du substrat est réductrice et réifiante, car elle néglige la dimension de la fonction ; et en biologie, la notion de fonction, aussi problématique soit-elle, est fondamentale. Pour prendre un autre exemple un peu moins trivial que celui de la chaise : répondre à la question « qu’est-ce qu’un gène » en disant que c’est un morceau d’ADN, c’est comme si, à la question « qu’est-ce qu’un mot ? », on répondait que, c’est une certaine forme phonologique ou graphique. On passerait alors à côté de quelque chose d’essentiel : un mot, en tant qu’entité linguistique, possède deux aspects absolument inséparables, le signifiant (la forme sonore ou graphique) et le signifié. Pour filer la métaphore linguistique, la question est celle-ci : quel est le « signifié » d’un gène ?
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LA VIE EXISTE - T - ELLE ?
Pour être tout à fait juste, la dimension fonctionnelle n’était pas totalement absente des réponses obtenues dans l’enquête de La Recherche. La fonction des gènes le plus souvent mise en avant était celle de leur rôle dans la fabrication des protéines : la séquence de nucléotides dans l’ADN « code » (moyennant l’intermédiaire de l’ARNmessager) pour la séquence d’acides aminés dans les protéines. C’est, d’ailleurs, par rapport à cette fonction que s’opérait le foisonnement de définitions différentes de ce qu’est un gène. L’ADN chromosomique contient des séquences de nucléotides (les « introns ») qui ne sont pas transcrites en séquences d’acides aminés : est-ce que les introns font ou non partie d’un gène ? Et d’autre part, en amont de la séquence codante, il y a des séquences de nucléotides (les « promoteurs ») qui servent à réguler la transcription : est-ce que les promoteurs font ou non partie d’un gène ? Mais ce sont là des détails relativement peu importants pour notre sujet. Si la seule fonction des gènes était de contribuer à la synthèse des protéines, la génétique serait simplement une sous-discipline de la biochimie, elle-même une sous-discipline de la physiologie. Dans ce cas, la génétique ne serait pas en mesure d’exercer une hégémonie2 sur la biologie tout entière ; et la relation d’exclusion réciproque entre la génétique et une biologie des organismes n’aurait pu s’établir de la même manière. Ce qu’il faut élucider, donc, c’est comment on en vient à considérer que les gènes déterminent non seulement la séquence d’acides aminés dans les protéines, mais l’ensemble des « caractères » de l’organisme tout entier ; et, par ailleurs, pourquoi on considère que les gènes forment la base de l’hérédité des organismes. Si les gènes n’étaient que de simples molécules d’ADN, ils ne seraient pas capables de tels exploits. On entend souvent dire que l’ADN est capable à la fois de « se répliquer » et de « s’exprimer » (et, partant, de diriger tous les processus de l’organisme). Or, il doit être clair qu’une simple molécule d’ADN, laissée à elle-même dans un tube à essai, ne « fait » rien du tout. Parmi toutes les molécules biologiques, celle de l’ADN est chimiquement l’une des plus inertes (c’est bien pour cette raison qu’on peut l’extraire, relativement peu endommagée, des momies égyptiennes ou des mammouths pris dans la glace). Ce qui est vrai, c’est que, dans le contexte d’une cellule vivante, une molécule d’ADN peut être copiée et, par ailleurs, transcrite. Mais cela ne justifie en rien les pouvoirs exorbitants que l’on accorde si souvent aux gènes. Pour faire la part des choses, pour voir ce qui est juste et ce qui est excessif dans les propriétés attribuées aux gènes, il faut bien comprendre en quoi un « gène » n’est pas réductible à une molécule d’ADN. Et pour ce faire, il convient de revenir sur les fondements épistémologiques de la génétique mendélienne. Nous verrons, en effet, qu’il existe une définition de ce qu’est un gène qui ne fait aucune référence à l’ADN. C’est cette définition, historiquement la première mais aujourd’hui largement oubliée et ignorée, qui nous permettra de mieux comprendre les relations entre la génétique et la biologie. 2.
Si l’on veut comprendre cette hégémonie, il faut prendre en compte la confusion opérée par la biologie moléculaire actuelle entre gène, protéine et fonction. Voir pages 88-91 pour une discussion de ce point.
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CHAPITRE 1
La génétique formelle
L’expérience mendélienne La base épistémologique de la génétique repose sur le schéma de l’expérience mendélienne. Un certain nombre de commentaires préalables sont ici requis. Il existe une première précondition essentielle pour entrer en matière : il faut disposer de deux lignées « parentales » exhibant une différence systématique quand les individus sont élevés dans des conditions comparables. Cela signifie notamment que, s’il n’y a pas de différence, la génétique est impuissante. Autrement dit, la génétique possède une « tache aveugle » concernant toutes les propriétés qui sont invariantes, c’est-à-dire qui ne varient pas d’un individu à un autre. La « différence » en question peut être quelconque (de taille, de poids, de couleur, de forme, d’odeur, etc.) ; cela peut très bien être une différence de comportement, ou même une caractéristique psychique. La seule condition est que cette différence observable doit permettre de catégoriser sans ambiguïté un individu comme appartenant à l’une ou l’autre lignée parentale. Nous avons supposé, dans le schéma de la figure 1, qu’il s’agit d’une différence de taille, de sorte que les individus peuvent être catégorisés comme étant « grands » ou « petits ». Le fait que la génétique formelle soit une science différentielle est un point absolument capital : il s’agit d’un leitmotiv qui courra tout au long de ce livre. La deuxième précondition est qu’il doit être possible de croiser les individus de chaque lignée entre eux. On présuppose donc qu’il s’agit d’organismes qui se reproduisent sexuellement. Cela signifie que la génétique, au sens strict, ne s’applique qu’à des différences entre individus d’une même espèce. Un corollaire de ces deux préconditions prises ensemble est que tous les individus produits par des croisements à l’intérieur de l’une ou de l’autre des lignées parentales, pendant un nombre indéfini de générations (dans la pratique, une vingtaine de générations suffisent), doivent reproduire la différence entre les lignées qui permet de catégoriser les individus.
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Nous sommes maintenant en mesure de procéder à l’expérience mendélienne proprement dite. Celle-ci consiste, en premier lieu, à croiser un individu de la lignée P1 avec un individu de la lignée P2, pour produire des individus de la première génération hybride (dite « F1 »). Le résultat (parfois appelé « première loi de Mendel ») est que les individus de la génération F1 sont uniformes, et ressemblent aux individus de l’une ou l’autre lignée parentale. Dans le schéma, nous avons supposé que les individus F1 ressemblaient à ceux de la lignée P1, autrement dit qu’ils étaient « grands ». Ensuite, on croise des individus F1 entre eux. Le résultat (« deuxième loi de Mendel ») est qu’on voit apparaître dans la génération F2 (la deuxième génération hybride) des individus variés, dans les proportions (statistiques) d’un quart « petits » (ressemblant à la lignée P2), et de trois quarts « grands » (ressemblant à la lignée P1).
Génération
P
Lignée parentale 1 (P1)
Lignée parentale 2 (P2)
Grand × Grand
Petit × Petit
Grand × Grand
Petit × Petit
Grand × Grand
Petit × Petit
Grand
×
Petit
Tous Grands
F1
F1 × F1
F2 (statistiquement)
3/4 Grands : 1/4 Petits
Figure 1. Le schéma de l’expérience mendélienne Des individus issus de deux lignées parentales, P1 et P2, sont croisés pour produire la génération F1. Des individus F1 sont croisés entre eux pour produire la génération F2.
Sur ces bases, on peut procéder au raisonnement suivant. 1) Les individus de la génération F1 ont dû recevoir « quelque chose » de leur parent P2. La preuve en est que, quand ces individus F1 sont croisés entre eux, ils produisent des descendants « petits », c’est-à-dire exhibant le type de la lignée P2 ; alors que des individus dans la lignée P1 ne produisent jamais de descendants
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« petits ». Il est clair que les individus F1 ont aussi reçu « quelque chose » de leur parent P1 – non seulement parce qu’ils ont des descendants « grands » exhibant le type P1, mais aussi parce qu’ils ressemblent eux-mêmes au type P1. 2) Il s’ensuit qu’il convient de faire une distinction entre le « phénotype » et le « génotype » d’un individu. Le « phénotype » correspond ici1 à l’apparence extérieure de l’individu – le fait d’être « grand » ou « petit », ce qui permet de le catégoriser comme appartenant au type P1 ou P2. Le « génotype » correspond à la constitution génétique de l’individu, révélée par son comportement à l’occasion des croisements. Le génotype est composé de ces « quelque chose » reçus de chacun des deux parents, et transmis à ses descendants. La distinction entre phénotype et génotype est nécessaire, car les individus F1 ont le même phénotype que leur parent P1 (ils sont « grands »), mais leur génotype est manifestement différent (ils ont des descendants « petits », alors que les individus P1 croisés entre eux n’ont jamais de descendants « petits »). On apprécie à présent toute l’importance des préconditions, qui nous assurent que des individus P1 croisés entre eux n’ont jamais que des descendants « grands ». On peut donc dresser le tableau suivant, qui résume les relations entre génotype et phénotype : Tableau 1 Génotype
Phénotype
Illustration
Des « quelque chose » uniquement de type P1
Grand
(P1)
Des « quelque chose » uniquement de type P2
Petit
(P2)
Des « quelque chose de type P1 » plus des « quelque chose de type P2 »
Grand
(F1)
3) Considérons à présent les individus F2 qui ont le phénotype « petit ». On voit, d’après le tableau ci-dessus, que leur génotype est nécessairement composé de « quelque chose » uniquement de type P2. En effet, si leur génotype comportait des « quelque chose de type P1 » en plus des « quelque chose de type P2 », ils auraient immanquablement exhibé le phénotype « grand ». Il s’ensuit que chacun de leurs deux parents F1 a dû leur transmettre uniquement des « quelque chose de type P2 ». On arrive à une conclusion de la plus haute importance. Ces « quelque 1.
Plus généralement, le « phénotype » n’est pas forcément l’apparence extérieure de l’organisme, mais correspond à n’importe quelle caractéristique mesurable – au besoin moyennant des techniques d’observation de caractéristiques physiologiques, biochimiques, histologiques ou autres qui sont « internes » à l’organisme. Nous en verrons des exemples par la suite, notamment pages 98-119.
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chose », qui peuvent être soit de type P1 soit de type P2, ont un caractère discret : ce sont des « particules » qui peuvent sortir non contaminées par une cohabitation avec des « quelque chose » de l’autre type (comme c’était le cas au sein du génotype des individus F1). Ce ne serait pas le cas, par exemple, si ces « quelque chose » pouvaient se mélanger, comme le feraient de l’eau et de l’encre ; car après un tel mélange, on ne peut retrouver de l’eau pure. Ce phénomène, qui établit la nature discrète de ces « quelque chose » qui constituent le génotype, s’appelle la ségrégation : il s’agit du phénomène le plus important de toute la génétique mendélienne. En effet, ces « quelque chose » discrets, qui peuvent être soit de type P1 soit de type P2, sont les « facteurs mendéliens » que l’on appellera par la suite des « gènes ». 4) Pour aller plus loin, nous aurons besoin d’introduire une notation. En effet, les périphrases « quelque chose de type P1 » et « quelque chose de type P2 », naturelles dans un premier temps, vont vite devenir excessivement lourdes dès qu’il s’agira de les manipuler souvent – et, comme nous allons le voir, ce sera le cas. C’est pourquoi les généticiens, à commencer par Mendel lui-même, ont remplacé l’expression « quelque chose de type P1 » par un simple symbole, par exemple « G », et l’expression « quelque chose de type P2 » par un symbole apparenté : « g ». On devine les raisons d’un tel choix. Le symbole « G » est un aide-mémoire pour le phénotype « Grand » ; le « g » rappelle que dans la combinaison G + g, le phénotype est toujours « Grand » (on dit que le « g » est « récessif », alors que le G est « dominant »). Néanmoins, le choix de ce système de notation aura des conséquences extrêmement graves par la suite, car il laisse entendre que le « G » en question possède en lui-même quelque chose de « Grand », qu’un « quelque chose de type P1 » porte en lui-même, inscrit comme un homoncule, le caractère « Grand ». Or, le caractère foncièrement différentiel de la génétique mendélienne signifie que cela n’est absolument pas justifié. Du fait que, toutes choses égales par ailleurs, une différence entre un « quelque chose de type P1 » et un « quelque chose de type P2 » puisse être la cause d’une différence entre un phénotype « grand » et un phénotype « petit », il ne suit en rien que les « quelque chose » en question soient eux-mêmes « grands » ou « petits ». Cette confusion est catastrophique, car elle alimente à la base l’hégémonie indue de la génétique. C’est elle qui donnera lieu à des locutions malencontreuses, comme « un gène de la schizophrénie » ou « un gène de l’intelligence » (voir pages 96-97). Cependant, le besoin d’une notation maniable est bien réel. Je propose, pour la suite, un compromis : au lieu de « G » ou « g », je vais employer des symboles du genre « G/ » ou « /G », « g/ » ou « /g ». La notation « / » intervient pour rappeler que les « quelque chose » en question – autrement dit, les facteurs mendéliens ou les gènes – ne sont pas eux-mêmes porteurs du caractère phénotypique lui-même.
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5) Après cet interlude consacré à la notation, revenons au raisonnement à partir de l’expérience mendélienne. Jusqu’ici, l’argument était quasiment déductif ; pour faire un pas de plus, il faut introduire des hypothèses. La première question est de savoir combien de facteurs « G/ » ou « g/ » sont nécessaires pour constituer un génotype, et combien de facteurs un individu reçoit de chacun de ses parents. L’hypothèse la plus simple est qu’un individu reçoit un seul facteur de chaque parent, et que le génotype comporte alors deux facteurs. Et c’est cette hypothèse que nous allons retenir pour examiner ses conséquences. Quand un individu deviendra à son tour un parent, il (ou elle) transmettra l’un ou l’autre de ses deux facteurs à chacun de ses descendants. La deuxième question est donc de savoir comment le choix du facteur à transmettre est déterminé. L’hypothèse est ici que ce choix est déterminé aléatoirement. Autrement dit, le facteur paternel est transmis avec une probabilité de 50 %, l’autre facteur (maternel) l’étant également avec une probabilité de 50 %. Il est à noter que puisque chaque individu n’a que deux parents, mais qu’il peut avoir un nombre illimité de descendants, ces hypothèses impliquent qu’un gène peut être copié pour donner lieu à un nombre illimité d’exemplaires2. Nous pouvons à présent reprendre le tableau 1 sous une forme plus élégante : Tableau 2 Génotype
Phénotype
G//G
Grand
g//g
Petit
G//g (=g//G)
Grand
Ces deux hypothèses sont suffisantes pour générer des prédictions quantitatives, en premier lieu concernant la génération F2. Dressons le tableau suivant : Tableau 3 Facteur transmis par le deuxième parent F1 :
2.
Facteur transmis par le premier parent F1 : 50 % g/
50 % G/
50 % /G
25 % G//G
25 % g//G
50 % /g
25 % G//g
25 % g//g
En fait, ce serait déjà le cas si chaque parent n’avait que deux descendants (le strict minimum pour assurer la survie de l’espèce). En effet, si les gènes reçus des parents étaient simplement transmis tels quels, sans être copiés, après avoir transmis un gène (par exemple, le gène paternel) à un premier descendant, il ne resterait que l’autre gène (maternel, dans notre exemple) à transmettre au deuxième descendant. Dans ce cas, les proportions dans les générations F2, backcross, etc., ne seraient pas statistiques, mais exactes – ce qui n’est pas le cas. Nous n’entrerons pas ici plus avant dans ces considérations statistiques, qui peuvent devenir subtiles et complexes.
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En se rapportant au tableau 2, on voit que le génotype g//g correspond au phénotype « Petit », que les génotypes G//g et g//G (qui sont identiques) correspondent au phénotype « Grand », et que le génotype G//G correspond aussi au phénotype « Grand ». La prédiction est donc que dans la génération F2, il y aura 25 % + 25 % + 25 % = 75 % d’individus « Grands », et 25 % d’individus « Petits ». Cette prédiction est conforme aux résultats de la figure 1. 6) Évidemment, jusqu’ici notre schéma n’a fait que rendre compte des observations initiales qui ont servi à son élaboration. C’est bien la moindre des choses. Mais comme l’a souligné Popper, une hypothèse scientifique se doit de fournir, au-delà des observations initiales, des prédictions nouvelles qui permettront de mettre l’hypothèse à l’épreuve. Mendel a réalisé un grand nombre d’expériences ultérieures de ce type. Par exemple, il a croisé les individus F2 entre eux, pour produire des générations F3, F4, etc. Il faut préciser ici que Mendel travaillait sur des petits pois, des organismes hermaphrodites qui permettent de croiser un individu avec luimême. Dans ces conditions, les prédictions ne sont pas trop difficiles à établir. En se rapportant au tableau 3, on voit que les 25 % d’individus qui ont le génotype g//g (et qui ont donc le phénotype « petit »), croisés avec eux-mêmes, auront des descendants 100 % g//g avec le phénotype donc « petit ». Cela se prolongera, bien sûr, dans les générations F4, F5… On est revenu, en quelque sorte, à la lignée parentale P2 – ce qui fournit une illustration de plus de la nature discrète des facteurs g/, qui n’ont été en rien contaminés par leur passage dans la génération F1 où ils ont côtoyé, au sein d’un même génotype, des facteurs de type G/. Qu’en est-il si on croise avec eux-mêmes des individus de la génération F2 ayant le phénotype « grand » ? Toujours d’après le tableau 3, on voit que 25 % / 75 %, c’est-à-dire un tiers de ces individus, ont le génotype G//G ; la prédiction est donc que 100 % de leurs descendants auront le génotype G//G et un phénotype « grand » (on est revenu en quelque sorte à la lignée parentale P1, et on voit que les facteurs G/ n’ont pas non plus été contaminés par le fait d’avoir côtoyé des facteurs g/). 50 % / 75 %, c’est-à-dire les deux tiers restants des individus « grands » de la génération F2, auront un génotype G//g (comme les individus F1) : croisés avec eux-mêmes, ils auront donc des descendants variés, 75 % « grands » et 25 % « petits ». Ces prédictions – qui sont assez précises et détaillées, et qui n’ont rien de trivial – ont été amplement vérifiées par Mendel. On laissera au lecteur le soin d’imaginer d’autres types de croisements, et d’en établir les prédictions ; c’est un exercice hautement recommandable afin de s’imprégner du schéma mendélien. On terminera cette section avec un croisement particulier qui sera d’une grande utilité pour la suite. Il s’agit du croisement d’un individu F1 avec un individu de la lignée parentale P2 (ce que l’on appelle un « backcross »). Le tableau permettant d’établir la prédiction est celui-ci :
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Tableau 4 Facteur transmis par le parent P2 g//g : 100 % /G
Facteur transmis par le parent F1 G//g : 50 % G/
50 % g/
50 % G//g
50 % g//G
Les individus G//g ayant un phénotype « grand », et les individus g//g un phénotype « petit », la prédiction est donc que les individus issus d’un backcross seront 50 % « grands » et 50 % « petits ». Cette prédiction a été également vérifiée par Mendel. 7) Aujourd’hui, on emploie couramment le terme « phénotype » pour désigner n’importe quel trait mesurable d’un organisme. On n’insistera jamais assez sur le fait que cet usage n’est pas conforme au cadre conceptuel de la génétique formelle initiée par Mendel. Dans ce cadre, un trait mesurable n’est véritablement un « phénotype » que : a) s’il exhibe une différence catégorielle, et b) si cette différence se comporte dans des croisements en conformité avec le schéma mendélien (celui de la figure 1, et aussi les autres croisements illustrés dans la section 6 ci-dessus). En effet, c’est seulement dans ces conditions que l’on peut établir le tableau 2 spécifiant les relations entre phénotype et génotype. Autrement dit, les deux concepts clés de « phénotype » et de « génotype » forment un couple inséparable ; un « phénotype » se définit par le fait qu’il permet de suivre à la trace la ségrégation de facteurs mendéliens. Pour souligner ce point tout à fait essentiel, je propose d’employer le néologisme « phénotype mendélien » pour désigner un phénotype ainsi défini. Cela permet de dire que la plupart des « phénotypes », au sens lâche de n’importe quel trait mesurable, ne sont pas des « phénotypes mendéliens ». Mendel a découvert un certain nombre de « phénotypes mendéliens » chez ses petits pois3 ; il n’a pas fait grand état de ses échecs avec des phénotypes « non mendéliens », bien qu’il y en ait très certainement eu, notamment quand il a cherché à généraliser ses résultats à d’autres espèces. Mais la science n’aurait rien gagné, au contraire elle aurait été singulièrement appauvrie, si Mendel avait noyé sa grande découverte concernant les phénotypes mendéliens dans une masse d’observations non interprétables.
3.
Mendel a travaillé avec sept « caractères » différentiels : trois caractères concernent les graines (forme arrondie ou « ridée », téguments bruns ou verts, cotylédons jaunes ou verts à la germination), deux caractères concernent les gousses (avec ou sans étranglement, couleur verte ou jaune de la gousse non mûre), et deux caractères concernent la position des fleurs (axiale ou terminale) et la longueur des tiges (longues ou courtes) [Mazliak, 2002].
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Le linkage et les expériences de Morgan La cartographie Que se passe-t-il si l’on observe simultanément, chez les mêmes individus, le comportement de deux phénotypes mendéliens ? Imaginons, dans le schéma de la figure 1, que les individus de la lignée P1 sont Rouges et les individus de la lignée P2 Blancs, que les individus F1 sont tous Rouges, et que dans la génération F2 on retrouve la relation statistique de 1/2 Rouges et 1/2 Blancs. On pourra en inférer, exactement de la même manière que précédemment, qu’il existe une paire de facteurs mendéliens que l’on peut désigner par R/ et r/. Quelle prédiction peut-on faire concernant la distribution conjointe des phénotypes Grand versus Petit, et Rouge versus Blanc, dans la génération F2 ? Dans toutes les expériences de ce type qu’il a effectuées, Mendel a observé que les proportions étaient de 9 Grand-Rouge, 3 Grand-Blanc, 3 Petit-Rouge, 1 Petit-Blanc. Il en a déduit que la ségrégation des facteurs G/ et g/ et celle des facteurs R/ et r/ étaient indépendantes. On appelle parfois « troisième loi de Mendel » cette règle de la ségrégation indépendante. Toutefois, dans les années 1920, le généticien américain Morgan et ses collaborateurs, qui avaient étudié le comportement d’un très grand nombre de phénotypes mendéliens chez le moucheron de l’espèce Drosophila melanogaster, ont découvert que cette « troisième loi » n’était pas toujours respectée. Pour étudier l’indépendance (ou non) de la ségrégation simultanée de plusieurs facteurs mendéliens, il est plus commode de considérer non pas le croisement F2, mais plutôt le backcross des individus F1 avec la lignée parentale P2. Dans le cas d’une ségrégation indépendante, dans les mêmes conditions que précédemment, on prévoit les proportions : 25 % Grand-Rouge, 25 % Grand-Blanc, 25 % Petit-Rouge, 25 % Petit-Blanc. Mais envisageons un cas plus général, où les proportions seraient les suivantes : Tableau 5 Phénotype conjoint
Proportion
Grand-Rouge
a
Grand-Blanc
b
Petit-Rouge
c
Petit-Blanc Somme
d 100 %
Si le phénotype Grand versus Petit est bien un phénotype mendélien (ce qui est bien l’hypothèse de départ), le backcross aura la composition : 50 % « grands », 50 % « petits ». Par conséquent, nous avons :
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a+b=c+d
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Équation [1]
De même, concernant le phénotype Rouge versus Blanc, nous avons : a+c=b+d
Équation [2]
En additionnant les équations [1] et [2], nous avons : 2a + b + c = c + b + 2d d’où 2a = 2d et donc a=d Par soustraction des équations [1] et [2], nous avons :
Équation [3]
b–c=c–b d’où 2b = 2c et donc b=c
Équation [4]
Les deux catégories « Grand-Rouge » et « Petit-Blanc » correspondent à des combinaisons déjà présentes dans les lignées parentales P1 et P2. Puisque les proportions de ces deux catégories sont nécessairement égales (d’après l’équation [3]), nous ne perdons aucune information à les réunir dans une seule catégorie « parentale » ayant une fréquence (a+d). De façon similaire, les deux catégories « Grand-Blanc » et « PetitRouge » correspondent à des combinaisons inexistantes dans les lignées parentales P1 et P2. Puisque les proportions de ces deux catégories sont nécessairement égales (d’après l’équation [4]), nous ne perdons pas non plus d’informations utiles en les réunissant dans une seule catégorie « recombinante » ayant une fréquence (b+c). Par conséquent, on peut résumer de façon économe les résultats de ce genre d’expérience en retenant seulement un seul chiffre : la proportion de phénotypes « recombinants » = (b+c)/(b+c+a+d). Nous pouvons désigner cette proportion, le « taux de recombinaison », par le symbole « r ». Dans le cas où les ségrégations de deux facteurs mendéliens sont indépendantes, r prendra la valeur de 50 %. Ce que Morgan et ses collaborateurs ont démontré, c’est que dans bien des cas la valeur de r était moins que 50 % ; autrement dit, que la ségrégation de l’un des facteurs était « liée » à celle de l’autre. Ce phénomène est désigné, en anglais, par le terme « linkage ». La prochaine étape, d’un niveau d’abstraction supérieur, consiste à étudier les relations qui peuvent exister concernant les taux de recombinaison r entre trois facteurs mendéliens. Désignons ces trois facteurs par les étiquettes « 1 », « 2 » et « 3 ». Nous avons alors trois taux de recombinaison entre les facteurs pris deux à deux : r12 , r23 et r13. Sans perte de généralité, nous pouvons renommer les trois facteurs de telle sorte que r13 soit toujours le taux de recombinaison le plus élevé des trois. Schématiquement, les résultats obtenus par l’équipe de Morgan étaient les suivants :
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Tableau 6 r12
r23
r13
1 1 2 3 5 8 13 19 27 36 44 50
1 2 3 5 8 13 19 27 36 44 48 50
2 3 5 8 13 19 27 36 44 48 50 50
Comment peut-on interpréter ces résultats ? Tout d’abord, on peut remarquer que si r12 et r23 sont tous les deux petits – moins de 10 % chacun –, il existe une relation simple : r13 est la somme de r12 et r13. Algébriquement, r13 = r12 + r23. Cela suggère l’interprétation suivante : tout se passe comme si les taux de recombinaison correspondaient à des distances sur une carte, et que les facteurs mendéliens étaient organisés de façon linéaire sur cette carte. Ainsi par exemple, si la distance entre Londres et Salzbourg est de 1100 km, la distance entre Salzbourg et Istanbul est de 1470 km, et la distance entre Londres et Istanbul est de 2580 km (autrement dit, la somme de 1100 + 1470), cela signifie que les trois villes sont alignées en une ligne droite sur la carte (ce qui est à peu près le cas). Ensuite, on remarquera que cette relation simple ne tient plus au fur et à mesure que les taux de recombinaison augmentent. Pour des valeurs de r12 et de r23 au-dessus de 10 %, r13 est toujours moins que la somme de r12 et r13 , et ne dépasse en aucun cas la limite de 50 %. Mais si on persiste dans l’idée d’une organisation linéaire des facteurs génétiques sur une carte, cela peut s’expliquer aussi. En effet, si les facteurs génétiques sont ordonnés linéairement les uns par rapport aux autres, pour qu’il y ait recombinaison entre le Facteur 1 et le Facteur 3, il faut qu’il y ait : – soit une recombinaison entre 1 et 2, mais alors pas de recombinaison entre 2 et 3 (car alors la double recombinaison nous ramènerait à la configuration « parentale » du départ) ; – soit une recombinaison entre 2 et 3, mais alors pas de recombinaison entre 1 et 2 (pour les mêmes raisons que précédemment). Afin d’exprimer cette idée mathématiquement, il convient de diviser les taux de recombinaison par 100, pour les transformer en probabilités : p12 , p23 et p13. Ainsi,
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la probabilité d’une recombinaison entre 1 et 3 est la probabilité d’une recombinaison entre 1 et 2, mais non pas entre 2 et 3 ; plus la probabilité d’une recombinaison entre 2 et 3, mais non pas entre 1 et 2. Cela donne : p13 = =
p12 (1 – p23) + p23 (1 - p12) p12 + p23 – 2 · p12 · p23
Équation [5]
Or, les résultats du Tableau 6 sont en parfait accord avec cette relation (à une fraction de % près). Ainsi se consolide le concept selon lequel les facteurs génétiques sont situés les uns à côté des autres sur une « carte » linéaire. C’est ainsi que Morgan et ses collaborateurs ont synthétisé leurs résultats ; et c’est plus que jamais le cas aujourd’hui avec la « cartographie » des génomes. Il faut souligner que ce résultat n’est en aucun cas trivial. Il n’y aurait aucune impossibilité algébrique à ce qu’on ait des résultats du genre : r12 = r23 = r13 = x %, que x ait la valeur de 1 %, 5 % ou 25 %. Or, ce n’est absolument pas ce que l’on trouve (sauf dans le cas limite où x = 50 %, qui est précisément prévu par l’équation [5]). Par conséquent, il est tout à fait légitime d’interpréter les résultats du Tableau 6 comme une confirmation de l’hypothèse selon laquelle les facteurs génétiques sont alignés sur une carte linéaire. Après avoir étudié des centaines de phénotypes mendéliens chez les drosophiles, Morgan et ses collaborateurs sont parvenus à regrouper tous les facteurs correspondants dans quatre « groupes de linkage ». Pour des facteurs appartenant à des groupes différents, le taux de recombinaison était de 50 %, et la ségrégation était donc indépendante. Pour des facteurs appartenant à un même groupe, tous les résultats étaient conformes à l’équation [5], signifiant un alignement linéaire. En additionnant de proche en proche les taux de recombinaison entre des facteurs adjacents sur la carte, il était possible d’estimer la « longueur » totale de chaque groupe de linkage. On nomme cette unité de mesure le « centi-Morgan », ou cM, en l’honneur de son inventeur. Les résultats pour les quatre groupes de linkage chez les drosophiles étaient les suivants : Tableau 7 Groupe
cM
I
103
II
106
III
87
IV
4
Afin de consolider cette vision « cartographique » des facteurs mendéliens, le moment est venu d’introduire quelques termes techniques employés par les spécialistes de la génétique formelle. Le fait que chaque facteur occupe un « site » bien déterminé sur une « carte » est exprimé par l’emploi du terme consacré de locus pour désigner ce site. Les différentes formes d’un même facteur, que nous avons jusqu’ici désignées
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par des symboles du type G/ et g/, sont appelées des allèles. On dit donc que les différents allèles d’un même facteur (ou « gène ») peuvent occuper le même locus. Deux autres termes techniques : on dit qu’un individu est homozygote (pour un locus donné) si les deux allèles sont identiques ; l’individu est hétérozygote si les deux allèles sont différents. Ainsi, les individus P1 et 25 % des individus F2 sont homozygotes pour les allèles G//G ; les individus P2 et 25 % des individus F2 sont des homozygotes g//g ; tous les individus F1 et 50 % des individus F2 sont des hétérozygotes G//g.
Le sex-linkage Avant de terminer cette section sur les travaux de l’école de Morgan, il y a une dernière série d’expériences qui se sont présentées dans un premier temps comme une bizarrerie, mais dont l’interprétation s’est révélée finalement fort instructive et qui apportent une pierre considérable à l’édifice de la génétique formelle. Soit l’expérience suivante, portant sur le phénotype chez les drosophiles de la couleur des yeux, qui pouvaient être soit rouges soit blancs. On dispose donc, conformément au schéma de la figure 1, de deux lignées parentales : chez P1 les individus ont invariablement les yeux rouges, chez P2 les yeux blancs. On produit une génération F1 en croisant une femelle P1 avec un mâle P2 ; ces individus F1 sont uniformément rouges. On croise ces individus F1 entre eux pour produire une génération F2 ; on trouve 75 % d’individus rouges, 25 % d’individus blancs. On en conclut, comme précédemment, que la différence entre individus rouges et blancs est imputable à la ségrégation d’un facteur mendélien, dont on peut désigner les allèles par R/ et r/ . Jusqu’ici, il n’y a rien de nouveau, et tout va bien. Cependant, à y regarder de plus près, on a une première surprise : on constate que les individus blancs de la génération F2 sont tous des mâles ! Cette association très manifeste entre le sexe et le fait d’avoir un phénotype rouge ou blanc indique que la différence de sexe – le fait d’être mâle ou femelle – est déterminée par la ségrégation d’un facteur mendélien étroitement lié au locus occupé par les allèles R/ et r/ . Désignons les allèles en question par M/ et F/ . Il existe alors deux possibilités simples : soit les individus hétérozygotes M//F sont des mâles, auquel cas les femelles seront des homozygotes F//F ; soit les individus hétérozygotes M//F sont des femelles, auquel cas les mâles seront des homozygotes M//M. Dans les deux cas, le croisement entre un mâle et une femelle est en quelque sorte un backcross, ce qui explique pourquoi la proportion des mâles et des femelles parmi les descendants est généralement de 50 % / 50 %. Nous admettrons, sans en faire la démonstration, que dans le cas qui nous intéresse ici ce sont les mâles qui sont hétérozygotes M//F, et que les femelles sont des homozygotes F//F. (C’est effectivement le cas chez les drosophiles, et plus généralement chez les insectes et aussi chez les mammifères ; par contre, chez les oiseaux et chez certains reptiles, ce sont les femelles qui sont hétérozygotes et les mâles homozygotes). Voyons si ces hypothèses permettent d’expliquer les résultats de l’expérience.
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Chez la lignée P1, les femelles auront le génotype R-F//R-F, et les mâles le génotype R-F//R-M. Chez la lignée P2, les femelles auront le génotype r-F//r-F, et les mâles le génotype r-F//r-M. Si donc on croise une femelle P1 avec un mâle P2, les femelles F1 auront le génotype R-F//r-F, et les mâles F1 auront le génotype R-F//r-M. Ces génotypes ont tous le phénotype « rouge », ce qui est conforme à l’observation. Afin d’établir une prédiction pour le F2, on présuppose qu’il n’y a pas de recombinaison entre les allèles R/ ou r/, et les allèles M/ ou F/. Cela permet de dresser le tableau suivant (comparable au Tableau 3) : Tableau 8 Facteurs transmis par le parent F1 femelle :
Facteurs transmis par le parent F1 mâle : 50 % R-F/
50 % r-M/
50 % /R-F
25 % R-F//R-F
25 % r-M//R-F
50 % /r-F
25 % R-F//r-F
25 % r-M//r-F
On voit que les 25 % d’individus ayant le génotype r//r (et donc un phénotype « blanc ») ont aussi un génotype M//F (et donc le phénotype « mâle ») ; les 75 % d’individus restants ont tous un génotype R//R ou R//r (et donc, mâles ou femelles, auront un phénotype « rouge »). Ces prédictions sont conformes à l’observation. Toutefois, on peut signaler (sans en faire la démonstration, qu’on laissera au soin des lecteurs devenus des adeptes de la génétique formelle d’effectuer) que si l’on avait adopté l’hypothèse alternative, selon laquelle les femelles sont des hétérozygotes F//M et les mâles des homozygotes M//M, on aurait abouti à la même prédiction concernant les proportions des phénotypes chez les mâles et les femelles de la génération F2. Cela illustre bien le point souligné par Popper, selon lequel la vérification d’une prédiction, aussi gratifiant que cela puisse être, ne constitue jamais une preuve définitive de la validité d’une hypothèse, car il est toujours possible qu’une hypothèse alternative fournisse la même prédiction. Ainsi, seules les réfutations sont décisives. Puisque, de toute façon, nous n’avons jusqu’ici réussi qu’à reproduire les observations initiales qui ont suscité l’élaboration de nos hypothèses, il convient de procéder à des prédictions inédites. On va donc établir des prédictions concernant l’expérience suivante, qui est une variante de la précédente. Cette fois-ci, on produit la génération F1 en croisant un mâle P1 avec une femelle P2. En se basant sur les mêmes hypothèses que précédemment, les femelles F1 auront le génotype r-F//R-F, et les mâles F1 auront le génotype r-F//R-M. On prévoit donc que les individus F1, mâles ou femelles, seront uniformément rouges. Afin d’établir les prédictions pour la génération F2, on dresse le tableau suivant :
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Tableau 9 Facteurs transmis par le parent F1 femelle :
Facteurs transmis par le parent F1 mâle : 50 % r-F/
50 % R-M/
50 % /R-F
25 % r-F//R-F
25 % R-M//R-F
50 % /r-F
25 % r-F//r-F
25 % R-M//r-F
On prévoit donc qu’en F2, il y aura 25 % d’individus r-F//r-F avec un phénotype « femelle » aux yeux « blancs », et que les 75 % restants, mâles ou femelles, auront les yeux « rouges ». Quand on réalise l’expérience, ces prédictions ne sont que très partiellement remplies. Certes, dans la génération F2, il y a 25 % d’individus qui sont des femelles aux yeux blancs, comme le voulait la prédiction. Mais, première surprise, la moitié des mâles (25 % de la F2, donc) ont aussi les yeux blancs ! Plus choquant encore, déjà à la génération F1, autre grande surprise : les femelles avaient bien les yeux rouges comme prévu, mais tous les mâles avaient les yeux blancs ! Comment peut-on comprendre ces résultats ? À examiner calmement la situation, il en ressort que les anomalies proviennent toutes d’un seul génotype, r-F//R-M, que l’on retrouve chez tous les mâles F1 et la moitié des mâles F2. Ces individus sont tous bien des mâles, comme le veulent nos hypothèses ; mais ils ont les yeux blancs, alors qu’ils devraient avoir les yeux rouges en vertu de leur génotype R//r. Tout se passe, donc, comme si l’allèle R/, quand il est associé avec l’allèle M/, était inactivé ou peut-être même absent. Dans ces conditions, le phénotype est déterminé exclusivement par l’allèle associé à l’allèle F/. On peut exprimer cette nouvelle hypothèse en mettant l’allèle R/, ou r/, entre parenthèses chaque fois qu’il est associé à l’allèle M/. On écrit donc : {R}-M/ et {r}-M/. On laissera au lecteur le soin de vérifier que cet ajustement permet bien de rendre compte des observations (c’est la moindre des choses, car la nouvelle hypothèse était élaborée précisément pour cela), et que, par ailleurs, les prédictions concernant l’expérience précédente, illustrée schématiquement dans le Tableau 9, restent inchangées. D’autre part, on signalera que cet ajustement, finalement assez élégant et économe, ne fonctionnerait pas dans le cas de l’hypothèse alternative selon laquelle les femelles seraient F//M et les mâles M//M. On tient donc ici une indication positive concernant notre hypothèse, admise jusqu’ici sans démonstration, selon laquelle le génotype M//F correspond à un phénotype mâle et que le génotype des femelles est F//F. Bien sûr, puisqu’on vient de réajuster nos hypothèses, il faudrait pour être complet établir de nouvelles prédictions. On peut le faire, notamment concernant les quatre types de backcross possibles (on peut produire le F1 soit en croisant une femelle P1 avec un mâle P2, soit en croisant un mâle P1 avec une femelle P2 ; et dans les deux cas, on peut réaliser le backcross soit en croisant une femelle F1 avec un mâle P2, soit en croisant un mâle F1 avec une femelle P2). Mais le but n’est pas de lasser nos
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lecteurs de la génétique formelle (ceux et celles qui y auront pris goût peuvent examiner ces cas comme un exercice) ; on se contentera donc de dire que ces prédictions, et bien d’autres encore, ont bien été vérifiées par Morgan et ses collaborateurs. Ainsi, les hypothèses que nous avons formulées sont, sinon définitivement prouvées (mais rappelons, en suivant Popper, qu’aucune hypothèse scientifique ne l’est jamais), à tout le moins très bien étayées. Avant de quitter les travaux de l’école de Morgan, nous ferons une dernière remarque sur ce phénomène que l’on nomme en anglais le « sex-linkage ». Nous avons supposé, afin d’établir le Tableau 8, qu’il n’y avait pas de recombinaison entre les allèles R/ ou r/, et les allèles M/ ou F/ . Maintenant que nous avons établi que l’allèle M/ « annule » en quelque sorte les allèles R/ ou r/ qui lui sont associés – ce que nous avons exprimé par les formules {R}-M/ et {r}-M/ – l’absence de recombinaison entre M/, d’une part, et R/ ou r/, d’autre part, s’explique naturellement. Il reste la question d’une possible recombinaison entre l’allèle F/ et les allèles R/ ou r/. De telles recombinaisons pourraient se produire chez des individus femelles avec le génotype R-F//r-F ; seulement elles seraient indécelables, car la mère ne peut que transmettre à ses descendants les combinaisons R-F/ et r-F, dans les proportions 50 % / 50 %, qu’il y ait ou non recombinaison. Pour cette raison, on ne peut pas cartographier les allèles F/ (et M/). Par contre, il existe un grand nombre de loci (chez les drosophiles, notamment) qui exhibent le phénomène de sex-linkage – c’est-à-dire que les phénotypes exhibent le même type de comportement que celui que l’on vient de décrire pour la différence phénotypique « yeux rouges » versus « yeux blancs ». Or, pour tous ces loci pris deux à deux, on peut parfaitement produire (chez des femelles) des individus qui sont des doubles hétérozygotes (ce qui est la condition pour qu’une recombinaison soit décelable). Il est donc tout à fait possible de cartographier ces loci entre eux. Il n’est pas surprenant (mais il est quand même réconfortant) que ces loci se regroupent tous dans un seul groupe de linkage, dans le sens que nous avons défini page 15 (en l’occurrence, il s’agit du groupe III du Tableau 7).
L’apothéose de la génétique formelle Résumé Essayons de résumer succinctement les conclusions essentielles auxquelles nous sommes parvenus. Dans ce chapitre, l’objet principal est une entité que nous avons appelée successivement : un « quelque chose » qui peut être « de type 1 » ou « de type 2 », un « facteur mendélien », et un « gène ». Dorénavant, nous pouvons considérer que ces trois expressions sont synonymes. Il sera utile pour la suite de donner une définition de ce qu’est un gène : Définition 1 : Un gène est un facteur tel qu’une différence entre des formes de ce facteur est la cause d’une différence entre des formes d’un phénotype mendélien.
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Dans le contexte de la génétique formelle, un « gène » est une entité que l’on ne peut pas observer directement en tant que telle. C’est un objet scientifique qui est constitué, de prime abord, en théorie ; on ne peut l’observer, et le caractériser, qu’indirectement, en vertu de ses effets sur d’autres entités qui, elles, sont observables. D’un point de vue épistémologique, ce n’est pas une nouveauté, au contraire : à cet égard, les « gènes » sont comparables à d’autres objets scientifiques majeurs comme les atomes en chimie, les particules élémentaires en physique ou les trous noirs en astronomie, qui eux aussi sont constitués en théorie et ne sont observables qu’indirectement en vertu de leurs effets. Dans le cas des gènes, les effets en question sont des différences phénotypiques dans des croisements contrôlés. Or, malgré la grande simplicité de ces observations et malgré le fait qu’il s’agit d’observations qui ne portent qu’indirectement sur les gènes eux-mêmes, nous avons pu caractériser les gènes avec une précision et un détail tout à fait remarquables. Faisons l’inventaire de leurs caractéristiques, assorti de quelques commentaires : – Les gènes sont des entités discrètes, qui ne se mélangent pas quand elles se côtoient. (Commentaire : Les généticiens de l’époque classique les concevaient volontiers comme de petites particules ou, d’une façon plus imagée, comme de petites billes solides. Autrement dit, les gènes ne sont pas des entités ayant la continuité d’un fluide, car dans ce cas ils se mélangeraient irrévocablement comme de l’encre et de l’eau. Mais ce ne sont là que des métaphores). – Chaque gène possède deux formes distinctes, que l’on appelle des allèles. (Commentaire : Un gène peut, éventuellement, posséder plusieurs allèles : trois, quatre ou même plus ; dans ce cas, on parle d’une « série allélique ». La seule condition est qu’une différence d’allèle doit correspondre à une différence dans un phénotype observable. Par contre, un gène n’ayant qu’un seul allèle serait de ce fait inobservable, même indirectement4). – Pour un gène donné, le génotype – entité théorique que l’on ne peut définir que dans sa relation avec un phénotype différentiel – est composé d’exactement deux gènes. (Commentaire : rappelons que le « phénotype » n’est pas n’importe quel trait mesurable de l’organisme. Ce que nous avons appelé un « phénotype mendélien » doit permettre de catégoriser les individus dans deux classes distinctes ; de plus, ces différences phénotypiques doivent se comporter en accord avec le schéma de la figure 1, ce qui permet d’en inférer la ségrégation des gènes). – Des deux gènes qui composent le génotype d’un individu, l’un provient de son parent mâle, l’autre de son autre parent femelle. (Commentaire : la génétique formelle met les deux sexes sur un pied d’égalité parfaite). 4.
Si on définit un gène comme étant un certain type de séquence d’ADN qui code pour une protéine, comme on le fait aujourd’hui, cette affirmation n’est plus exacte. Mais même dans ce cas, si on veut dire qu’un gène « détermine » un caractère phénotypique d’un organisme (notamment quand le phénotype existe à un niveau d’organisation au-delà de celui des protéines), on est bien obligé de revenir à la définition différentielle. Cette question sera discutée en pages 88-91.
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– Quand un individu devient à son tour parent, les gènes reçus de ses propres parents sont copiés à un grand nombre d’exemplaires. – Un parent transmet à chacun de ses descendants une copie de l’un ou l’autre de ses deux gènes ancestraux. Le choix du gène à transmettre se fait aléatoirement, avec une probabilité de 50 % pour chacun. – Les gènes sont organisés linéairement les uns par rapport aux autres, dans un certain nombre de « groupes de linkage ». (Commentaire : les généticiens classiques, en filant la métaphore des « billes », s’imaginaient que les gènes s’enfilaient sur une ficelle, à la façon des perles d’un collier. Un peu plus abstraitement, on peut représenter les gènes comme occupant des sites en ligne droite sur une « carte »). – Des gènes appartenant à des groupes de linkage différents sont transmis indépendamment les uns des autres. (Commentaire : cela veut dire que chaque groupe de linkage possède sa propre « carte »). - Des gènes appartenant à un même groupe de linkage ne sont pas transmis indépendamment les uns des autres. L’association entre deux gènes est d’autant plus forte (c’est-à-dire que la probabilité d’une recombinaison par rapport aux configurations ancestrales est d’autant plus faible) que les gènes sont proches sur la carte du groupe de linkage. – Chez les drosophiles, il existe quatre groupes de linkage, avec les longueurs suivantes : Groupe I 106 cM, Groupe II 103 cM, Groupe III 87 cM, Groupe IV 4 cM. – L’un des groupes de linkage présente la particularité de comporter un gène dont les deux allèles M/ et F/ déterminent la différence de sexe entre les mâles et les femelles. Chez les drosophiles, ce gène se situe dans le Groupe III. Les femelles sont des homozygotes F//F, les mâles des hétérozygotes M//F. – L’allèle M/ « annule » les allèles qui normalement lui seraient associés dans ce groupe de linkage. – De ce fait, il n’y a pas de recombinaison entre les allèles associés à l’allèle M/. Par contre, la recombinaison se fait normalement entre des allèles associés à l’allèle F chez les femelles F//F.
La théorie chromosomique C’est en 1887 que Boveri et Van Beneden ont observé pour la première fois des structures microscopiques, que l’on appelle des « chromosomes » en raison de leur capacité à absorber des colorants. Les chromosomes sont visibles sous le microscope dans les noyaux de toutes les cellules au moment de la division cellulaire. Dans les années 1920, les propriétés des chromosomes avaient été décrites avec une grande précision. Faisons l’inventaire : – Les chromosomes sont généralement présents en nombre pair, ce que l’on indique par la formule « 2n ». Des observations portant sur la morphologie fine des
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Cellule parentale
Prophase
Métaphase
Anaphase
Télophase
Deux cellules filles
Figure 2. Une illustration schématique de la mitose Pour la clarté, seules deux paires de chromosomes sont dessinées. La mitose comporte plusieurs phases successives : – la prophase : la chromatine se condense pour former les chromosomes visibles. L’enveloppe nucléaire disparaît ; – la métaphase : les chromosomes s’alignent sur la plaque équatoriale ; – l’anaphase : les chromatides filles se séparent, tirées par les centromères ; – la télophase : la chromatine se disperse, et le cytoplasme se divise pour former deux nouvelles cellules.
chromosomes montrent que non seulement le nombre est pair, mais qu’il s’agit véritablement de n chromosomes différents dont chacun est présent en deux exemplaires apparemment identiques. – Lors de la division cellulaire normale, appelée mitose, les chromosomes sont dupliqués. Des observations fines révèlent l’existence d’un mécanisme très précis (la mitose) qui assure que chacune des deux cellules filles obtient un et un seul exemplaire de chacun des 2n chromosomes.
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– Lors de la formation des gamètes (les cellules sexuelles, ovules et spermatozoïdes), il se produit une division cellulaire d’un type particulier appelé méiose. Au cours de la méiose, il y a deux divisions cellulaires mais une seule duplication des chromosomes, de sorte que chaque gamète contient seulement n chromosomes. Des observations fines montrent qu’au début de la méiose, les deux chromosomes homologues de chacune des n paires s’associent (ce qui constitue une preuve supplémentaire du fait que les 2n chromosomes sont bien composés de n paires). Un mécanisme cellulaire très précis assure que chaque gamète reçoit un et un seul exemplaire de chacun des n chromosomes. Ce type de division cellulaire est appelé une « division réductrice » (car à l’issue de la méiose, le nombre de chromosomes par cellule est réduit de moitié).
1
2
3
4
5
6 Spindle
Prophase 1
7
Métaphase 1
8
Métaphase 2
Anaphase 1
9
Anaphase 2
Télophase 2
Figure 3. Une illustration schématique de la méiose Pour la clarté, une seule paire de chromosomes est représentée. De plus, les deux chromosomes de cette paire – un chromosome paternel, l’autre maternel – sont différenciés par le niveau de gris (en réalité, cette différence n’est pas visible au microscope). On distingue plusieurs phases successives : – la prophase 1 : la chromatine se condense pour former les chromosomes visibles (1). Les deux chromosomes homologues s’alignent (2). Il y a formation d’un « chiasme », configuration en « X » qui correspond à une recombinaison des chromatides (3). Avec la résorption du chiasme, les chromatides ont achevé leur recombinaison (4) ; – la métaphase 1 : les chromosomes s’alignent sur la plaque équatoriale (5) ; – l’anaphase 1 : les chromosomes homologues (mais non les chromatides) se séparent, tirés par les centromères (6) ; – une première division cellulaire (non montrée) ; – la métaphase 2 : les chromosomes s’alignent de nouveau sur des plaques équatoriales (7) ; – l’anaphase 2 : les chromatides filles se séparent, tirées par les centromères (8) ; – la télophase 2 : le cytoplasme se divise de nouveau pour former quatre nouvelles cellules en tout, dont chacune possède un seul chromosome.
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– Quand les gamètes (ovule et spermatozoïde) fusionnent lors de la fécondation, les noyaux fusionnent aussi. Ainsi, l’œuf fécondé recouvre d’emblée le complément normal de 2n chromosomes. – Les chromosomes sont des structures linéaires. De plus, au moment de la duplication des chromosomes lors de la division cellulaire, on voit très clairement que les deux nouveaux chromosomes en formation (que l’on appelle des « chromatides » avant leur séparation et leur répartition entre les cellules issues de la division) sont alignés latéralement l’un par rapport à l’autre. Cette organisation assure que chacun des chromosomes issus d’une duplication conserve la structure linéaire de l’original. – À l’issue de la méiose, la répartition entre les gamètes des copies des n chromosomes parentaux est indépendante d’un chromosome à un autre. – Lors de la méiose, on observe un phénomène dit « crossing-over ». Les deux chromatides extérieures conservent la configuration ancestrale. Par contre, les deux chromatides intérieures sont « recombinantes », étant composées d’un premier segment qui est une copie de l’un des chromosomes parentaux, attaché par un « chiasme » à un deuxième segment qui est une copie de l’autre chromosome parental. – Chez les drosophiles, il existe quatre paires de chromosomes (n=4, 2n=8). Physiquement, les longueurs des 4 chromosomes sont les suivantes : Tableau 10 Chromosome
Longueur (microns)*
I
1,0
II
1,0
III
0,9
IV
0,05
* Ces valeurs sont typiques, mais varient considérablement selon le stade exact de la division cellulaire et le mode de préparation cytologique.
– Toujours chez les drosophiles, les deux chromosomes (III) des femelles sont parfaitement homologues ; on les désigne habituellement d’ailleurs par la notation « chromosomes X ». Par contre, chez les mâles, il existe un seul chromosome X « normal » (c’est-à-dire homologue aux chromosomes X des femelles). L’autre chromosome III (que l’on peut juger tel en raison de son association avec le chromosome III normal lors de la méiose) est tout petit : on l’appelle un « chromosome Y ».
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Il n’aura sans doute pas échappé au lecteur attentif qu’il existe des correspondances remarquables entre les propriétés des gènes, telles que nous les avons détaillées pages 20-21, et celles des chromosomes que nous venons d’énumérer. Afin de souligner ces correspondances, dressons un tableau récapitulatif dans lequel les caractérisations respectives des gènes et des chromosomes soient débarrassées des commentaires et des remarques méthodologiques et explicatives. Tableau 11 Propriétés des gènes
Propriétés des chromosomes
Entités discrètes
Entités discrètes
Génotype composé de 2 gènes
2n chromosomes composés de n paires
Un seul gène transmis à chaque descendant
Un seul membre de chaque paire dans les gamètes
Un gène reçu de chaque parent
Le complément plein de 2n chromosomes reconstitués par fusion des gamètes
Les gènes ancestraux sont copiés
Les chromosomes de l’œuf sont dupliqués
Les gènes sont organisés linéairement
Les chromosomes sont des structures linéaires
Des gènes appartenant à des groupes de linkage différents sont transmis indépendamment les uns des autres
Lors de la méiose, les chromosomes sont répartis indépendamment les uns des autres
Des gènes appartenant à un même groupe de linkage peuvent se recombiner, mais de façon limitée
Lors de la méiose, deux sites sur un même chromosome sont séparés si et seulement si un chiasme se forme entre eux
Chez les drosophiles : 4 groupes de linkage
4 paires de chromosomes
Groupes de linkage sont de longueur variable
Chromosomes de longueur variable
Mâles M//F, femelles F//F
Mâles XY, femelles XX
L’allèle M/ annule les allèles associés dans le groupe de linkage III.
Le chromosome Y est très court
Chez les humains : 23 groupes de linkage
23 paires de chromosomes
Groupes de linkage sont de longueur variable
Chromosomes de longueur variable
Mâles M//F, femelles F//F
Mâles XY, femelles XX
L’allèle M/ annule les allèles associés dans le groupe de linkage 23
Le chromosome Y est très court
On nomme « caryotype » l’image obtenue à partir d’une photographie des chromosomes en métaphase de la mitose, où l’on « découpe » les chromosomes pour les aligner par paires. Dans la figure 4, on voit le caryotype humain, avec ses 23 paires de chromosomes, et la différence visible entre le chromosome X et le chromosome Y (plus court).
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4
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11
12
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X
Y
Figure 4. Caryotype humain Le caryotype est une image obtenue à partir d’une photographie des chromosomes en métaphase de la mitose, au cours de laquelle les chromosomes sont découpés et alignés par paires. Ici sont représentés le caryotype humain, avec ses 23 paires de chromosomes, et la différence visible entre le chromosome X et le chromosome Y (plus court).
350 Distance génétique (cM)
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300 250 200 150 100 50 0 0
0,5 1 1,5 2 2,5 Longueur des chromosomes (microns)
3
Figure 5. L – cM versus L – µm La relation étroite entre les longueurs des différents groupes de linkage mesurées en cM, et les longueurs des chromosomes correspondants mesurées physiquement en microns sur un caryotype. Il s’agit ici des valeurs chez l’être humain.
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Dans la figure 5, on voit la très bonne correspondance entre les longueurs des différents groupes de linkage mesurées en cM, et les longueurs des chromosomes mesurées physiquement en microns. Ces correspondances sont d’autant plus remarquables que les propriétés des gènes d’une part, des chromosomes d’autre part, ont été établies dans l’indépendance la plus totale. Les propriétés des gènes sont établies par des observations portant uniquement sur des différences phénotypiques dans des croisements contrôlés. Les propriétés des chromosomes sont établies par des observations cytologiques, faites à l’aide d’un microscope et ne nécessitant pas de croisements particuliers. Mais ce n’était pas seulement la nature des observations qui était différente ; les deux communautés des généticiens d’une part, des cytologistes d’autre part, s’ignoraient mutuellement. Cet isolement (on ne peut pas parler de « divorce » car il n’y a jamais eu de mariage) préfigurait déjà l’exclusion réciproque entre génétique et biologie que nous avons notée dans l’Introduction. Néanmoins, les correspondances listées dans le Tableau 11 sont si remarquables qu’elles ont fini par être remarquées (on ne sait pas exactement par qui : il n’y a pas de « grand nom » associé à ce qui deviendra la « théorie chromosomique »). Et une fois remarquées, ces correspondances conduisent inéluctablement à une conclusion évidente : les gènes se situent dans les chromosomes. Autrement dit, les gènes – ces entités inobservables, constituées de prime abord en théorie – possèdent bel et bien une existence matérielle. Comme le disait très joliment un généticien anonyme de l’époque, « si les chromosomes n’avaient pas existé, il aurait fallu les inventer » – ce qui en dit long sur le primat de la théorie dans l’esprit des généticiens classiques. Les correspondances du Tableau 11 sont éloquentes au plus haut point. Toutefois, à ce stade la théorie chromosomique reste une interprétation après-coup de résultats antérieurs. Afin de consolider son statut en tant que théorie pleinement scientifique, il serait souhaitable d’en tirer des prédictions inédites que l’on pourrait mettre à l’épreuve. Et il existe, en effet, un point sur lequel il subsiste un flou artistique. Il y a bien une « correspondance » entre le fait qu’à l’intérieur d’un groupe de linkage, il y ait recombinaison entre les gènes et le fait que lors de la méiose, la formation d’un chiasme produise une recombinaison des chromatides. Mais il reste à démontrer que l’événement singulier d’une recombinaison génétique est rigoureusement le même événement singulier qu’une recombinaison entre chromatides. La démonstration positive en fut apportée par McClintock. Ce n’est peut-être pas un hasard si Barbara McClintock était cet oiseau rare, une scientifique à la fois généticienne, cytologiste et, de surcroît, une biologiste pourvue d’une sensibilité extrême pour « l’organisme » [Fox-Keller, 1983]. Afin d’étudier cette question, il faut une situation où la différence entre deux allèles génétiques soit observable au niveau cytologique des chromosomes, ce qui n’est généralement pas le cas. McClintock a découvert un certain nombre de variants morphologiques au niveau des chromosomes qui produisaient des différences
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phénotypiques au niveau de l’organisme, et qui étaient donc des allèles observables au niveau cytologique. En employant deux de ces variants se situant sur le même chromosome, McClintock a pu démontrer, d’abord, que les allèles génétiques correspondants appartiennent au même groupe de linkage ; ensuite, et surtout, que sur des centaines de cas, il y avait recombinaison génétique si – mais seulement si – il y avait recombinaison chromosomique. Cette démonstration mettait les « points sur les i » ; et soixante-dix ans après, la théorie chromosomique n’a jamais été démentie. Son histoire, culminant avec les correspondances du Tableau 11 et la démonstration de McClintock, figure parmi les plus belles pages de la science tout entière.
La suite La suite de l’histoire est aujourd’hui beaucoup mieux connue, et on se contentera ici de la résumer assez succinctement et partiellement. D’un point de vue biochimique, les chromosomes sont composés de deux sortes de molécules : des protéines et des acides nucléiques. Dans les années 1930, les protéines étaient bien connues pour avoir des propriétés biologiques intéressantes. En particulier, les enzymes qui catalysent les réactions métaboliques de la cellule sont des protéines. De plus, on savait qu’il existait une relation intime entre les gènes et les protéines. Notamment grâce aux travaux de Beadle et Tatum chez le champignon Neurospora, on savait qu’une mutation génétique (c’est-à-dire une altération d’un gène générant un nouvel allèle) pouvait avoir comme phénotype un enzyme dysfonctionnel – ce qui a conduit à la formule célèbre : « 1 gène – 1 enzyme ». D’un autre côté, les acides nucléiques étaient beaucoup moins étudiés ; on considérait généralement qu’ils étaient chimiquement assez inertes (ce qui est toujours vrai), et structurellement assez monotones (ce qui s’est avéré un peu moins vrai qu’on ne le pensait). Il était donc tout à fait naturel de considérer que les gènes étaient des protéines et que les acides nucléiques des chromosomes – en particulier, l’ADN – jouaient un rôle subalterne d’ossature structurelle. Encore fallaitil le prouver. En 1944, Avery, travaillant sur le phénomène de la « transformation » chez des bactéries, a démontré qu’un caractère phénotypique (la « virulence » par rapport à des formes « bénignes ») pouvait être transmis d’une souche virulente à une souche bénigne par des extraits cellulaires. En fractionnant la matière transmise en des composants plus spécifiques, on pouvait examiner si la composante « active » était constituée de protéines ou d’ADN. Cela a donné lieu à un épisode assez amusant du point de vue de la sociologie de la science. Au point de départ, les chromosomes étaient connus pour être composés en proportions à peu près égales de protéines et d’acides nucléiques ; à ce stade, pour les raisons que nous avons expliquées, la quasitotalité de la communauté des généticiens considéraient que les gènes figuraient dans la partie protéique. Les premières purifications étaient très imparfaites : on
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montrait que la fraction active était composée de 70 % d’acides nucléiques et de 30 % de protéines. Un bon nombre de généticiens n’abandonnèrent pas leur jugement a priori, et estimèrent que les gènes faisaient partie des 30 % protéiques. Même quand la composition protéique de la fraction active fut réduite à 1 %, il resta encore quelques irréductibles – notamment le généticien Goldschmidt, un penseur profond par ailleurs. Aujourd’hui, on se gausse de l’erreur de Goldschmidt ; mais d’un point de vue intellectuel, il avait peut-être moins tort qu’on ne le pense à présent. Après tout, il n’était pas sûr que le phénomène de la transformation chez des bactéries fût réellement comparable à celui de la ségrégation génétique chez des organismes multicellulaires. Une indication autrement plus solide provenait des recherches des biochimistes sur les processus de biosynthèse des protéines. Dans les années 1950, les biochimistes ont découvert que les protéines sont synthétisées dans les ribosomes, où des acides nucléiques jouent un rôle essentiel. Comme le remarque fort justement Morange (1994), le rôle actif des biochimistes dans le décryptage du code génétique fut pourtant méconnu. Tout le monde, aujourd’hui, connaît la découverte en 1953, par Watson et Crick, de la structure en double hélice de l’ADN. Leur bref article paru dans la revue Nature est très justement reconnu comme l’un des grands classiques de la littérature scientifique (bien que leurs spéculations audacieuses fussent basées sur des données piratées, comme le reconnut sans vergogne Watson (1968) dans son livre désopilant La Double Hélice). Dans la structure proposée par Watson et Crick, les échelons transversaux reliant les deux chaînes de la spirale étaient composés chacun de deux nucléotides complémentaires, soit A-T soit C-G. Leur article se termine par une litote délicieuse : « Il n’a pas échappé à notre attention que la structure proposée permet la duplication. » En effet, un seul brin d’ADN contient toute l’information – sous forme d’une séquence de nucléotides, par exemple A-T-C-C-G-T – nécessaire pour reconstituer le brin complémentaire (en l’occurrence, T-A-G-G-C-A). Quelques années plus tard, le « code génétique » par lequel des triplets de nucléotides spécifient chacun un acide aminé déterminé était déchiffré. Puisqu’il y a 4 × 4 × 4 = 64 triplets possibles, et seulement 22 acides aminés plus trois codons « syntaxiques » spécifiant le début ou l’arrêt de la transcription, le code génétique est nécessairement redondant : plusieurs triplets codent pour un même acide aminé. Ce que l’on souligne souvent moins, c’est le rôle non seulement des « ARN de transfert » mais aussi des enzymes spécifiques, les « aminoacyl-tRNA-synthétases », qui sont essentiels pour établir le « code génétique ». Sans cela, il n’y a rien d’intrinsèque à l’ADN qui fasse qu’une séquence de nucléotides code nécessairement pour une séquence d’acides aminés dans une protéine en voie de synthèse. La biologie moléculaire, initiée dans les années 1940 par Delbrück et dont le premier grand résultat fut celui de Watson et Crick, a pris aujourd’hui l’ampleur que l’on sait. L’accumulation quasiment exponentielle de connaissances détaillées et précises est telle qu’il est aujourd’hui hors de question de passer en une seule année
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d’étude du stade de l’initiation complète aux frontières de la recherche, comme j’ai pu le faire en 1963. Corrélativement, ce qui fut autrefois une science artisanale est devenue ce que les Anglo-Saxons appellent de la « Big Science », nécessitant des appareils et des produits coûteux ainsi que des équipes nombreuses et hiérarchiquement organisées. Grâce notamment au génie génétique, la biologie moléculaire a acquis une puissance opérationnelle (et financière !) considérable. Pourtant, dans un certain sens, il n’y a pas eu de véritable invention conceptuelle depuis les années 1930 [Luzzati 2003]. Plus précisément, les grandes découvertes de la biologie moléculaire, à partir de 1953, n’ont pour l’essentiel rien changé à la nature différentielle du gène. Examinons ce point capital de plus près. Avec les travaux de Morgan, on connaissait déjà toutes les propriétés essentielles des gènes, telles que nous les avons listées pages 20-21. Avec la théorie chromosomique, on savait déjà que les gènes possèdent un substrat matériel identifiable. Et avec la théorie « 1 gène – 1 enzyme », on savait déjà qu’il existe une relation intime entre gènes et protéines. Ainsi, d’une certaine manière, tout ce qui a suivi – y compris les découvertes majeures de Watson et Crick – correspond à la résolution de ce que Kuhn a appelé les « énigmes » caractéristiques de la « science normale ». Une « énigme », au sens kuhnien, est un problème dont on sait d’avance qu’il possède une solution accessible avec les concepts et les méthodes standard du paradigme existant. En cela, les énigmes kuhniennes sont comparables aux mots croisés publiés dans le journal, ou aux problèmes qu’un professeur pose à ses élèves lors d’un examen. La résolution des énigmes peut faire appel à beaucoup d’ingéniosité, de rigueur et de travail ; mais elle ne remet jamais en question les termes mêmes dans lesquels l’énigme était formulée. Or, c’est un fait que rien, dans toute la masse des connaissances accumulées par la biologie moléculaire, n’a sérieusement mis en cause le cadre conceptuel de la génétique formelle5. On dirait même plus : il est difficile d’imaginer que des découvertes empiriques en biologie moléculaire, qui présupposent le cadre conceptuel de la génétique formelle, puissent mettre ce cadre en cause. Par exemple, s’il s’était avéré que le substrat matériel des gènes n’était pas l’ADN, cela aurait été une autre molécule biochimique avec des propriétés fonctionnelles équivalentes. Il n’y a aucune « magie » intrinsèque à l’ADN en tant que tel. Fox-Keller (2000) a opportunément remarqué que, pour dupliquer une molécule d’ADN, il fallait non seulement des enzymes spécifiques, avec bien sûr une source d’énergie et des précurseurs appropriés, mais aussi tout un dispositif de détection et de correction des erreurs que seule une cellule vivante pouvait fournir ; faute de quoi, le taux d’erreurs (de l’ordre de 1 %) serait tel que l’ADN deviendrait rapidement inutilisable. 5.
Si ce n’est que les développements de la biologie moléculaire ont permis de ne plus jamais mentionner la génétique formelle, ni s’en servir, ni surtout l’enseigner. Voir encore pages 88-91.
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Il n’y a rien d’anormal à ce que le paradigme de la génétique formelle, qui est à la base de la biologie moléculaire, n’ait jamais été mis en défaut. Au contraire, c’est très précisément la situation que recherchent les scientifiques, car cela leur permet de formuler des « problèmes bien posés », avec la garantie qu’il existe des solutions accessibles, et, par conséquent, d’amasser des connaissances positives avec une belle productivité (considération tout sauf négligeable à une époque où la carrière des chercheurs dépend du nombre de leurs publications). Les données concernant les séquences d’ADN, qui ont pris des proportions telles que des moyens informatiques sont devenus indispensables rien que pour les stocker, en sont une illustration parfaite. Toutefois, à la longue, cette situation acquiert un inconvénient qui finit par devenir grave. À force de ne jamais rencontrer de limites, on en vient à considérer qu’il n’y en a pas et que le paradigme employé permet de connaître tout ce qu’il peut y avoir à connaître6. Cette tendance est d’autant plus redoutable que des considérations épistémologiques sont en quelque sorte « noyées » sous la masse impressionnante des connaissances accumulées. Et pourtant… Le cadre conceptuel de la génétique formelle, avec ses immenses qualités, possède bien des limites caractérisées : des taches aveugles que non seulement on ne voit pas, mais qu’on ne voit pas que l’on ne voit pas. Quand on passe de la génétique formelle classique à la biologie moléculaire, et que l’objet scientifique qu’est « un gène » est réifié pour devenir ni plus ni moins qu’une séquence d’ADN, ces limites épistémologiques ne sont en rien dissipées ou surmontées ; au contraire, elles ne sont qu’aggravées tout en devenant plus difficiles que jamais à déceler7. Après avoir présenté dans ce chapitre les fondements épistémologiques du cadre conceptuel de la génétique formelle – ce que l’on fait rarement aujourd’hui, de sorte qu’ils sont largement oubliés –, on passera dans le chapitre suivant à un exercice auquel on ne se livre jamais, à savoir une analyse des limites intrinsèques de cette théorie si belle par ailleurs.
6. 7.
Cela est d’autant plus facile qu’on a complètement oublié les origines de la génétique mendélienne, et donc les questions posées à l’origine. Notamment en incluant la fonction de la synthèse des protéines dans la définition du gène. Voir pages 88-91.
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CHAPITRE 2
Spendeurs et misères de la génétique
La force et la faiblesse de la génétique formelle La faiblesse insigne de la génétique formelle est inséparable de ce qui fait sa force inouïe. Nous avons vu, en pages 5-19, comment des observations remarquablement simples sur le comportement de différences phénotypiques dans des croisements – observations parfaitement accessibles à une science très artisanale – permettaient d’établir de façon précise et détaillée les propriétés essentielles des gènes telles que nous les avons listées pages 20-21. L’économie des moyens pour obtenir un résultat aussi fondamental est proprement époustouflante. Mais il y a une condition à cela : la clause caeteris paribus, « toutes choses égales par ailleurs ». Cette clause est traîtresse, car dès qu’elle est satisfaite, on la prend comme allant de soi et on sous-estime son importance cruciale. Dans le cas qui nous intéresse, la condition pour que l’on puisse caractériser les gènes à partir d’observations sur des phénotypes est celle-ci : un grand nombre « d’autres choses » doivent être suffisamment « égales par ailleurs » pour qu’une différence dans un gène soit la cause d’une différence (discontinue) dans un phénotype observable. Or, la chaîne causale qui conduit d’une différence dans un gène à une différence phénotypique est longue ; et surtout, elle présuppose l’existence d’un organisme ayant un certain nombre de niveaux d’organisation. Soulignons ce point en rappelant qu’un organisme vivant est un phénomène émergent ; ou, plutôt, qu’un organisme vivant est le résultat de toute une série de processus émergents. Les principaux niveaux d’organisation sont représentés, ultra-schématiquement, dans la figure 6.
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Génétique formelle
Niveau d'organisation
Chaîne causale
Organisme, phénotype
Différence
Systèmes physiologiques
Différence
Tissues, organes
Différence
Cellules
Différence
Macro-molécules (dont les gènes)
Différence
Figure 6. Les niveaux d’organisation et leur relation avec la génétique formelle, d’une part, et la biologie, d’autre part. À gauche, on voit que la génétique permet de passer directement des observations sur le phénotype de l’organisme (visible extérieurement) à des inférences sur les propriétés des facteurs génétiques. À droite, on voit que la biologie appelle un déchiffrement de la chaîne causale qui mène d’une différence dans un facteur génétique à une différence dans le phénotype final, en passant nécessairement par chacun des niveaux d’organisation.
Dans ce schéma, l’existence même de chaque niveau d’organisation est une émergence qui dépend du maintien d’un certain nombre de relations spécifiques entre les entités appartenant au niveau d’organisation sous-jacent. Autrement dit, il y a tout un ensemble de relations, à des niveaux d’organisation successifs, qui doivent absolument rester invariantes : faute de quoi, il n’y aurait tout simplement ni organisme, ni phénotype, ni gènes. Ainsi, la possibilité même pour qu’une différence dans un gène puisse parcourir toute la chaîne causale pour aboutir à une différence phénotypique observable, est conditionnée par le maintien d’un ensemble d’invariances sousjacentes. Nous arrivons à un moment important : d’une certaine manière, tout ce livre se résume en ce point. Nous avons déjà souligné que la génétique formelle est constitutivement aveugle à tout ce qui est invariant. La conclusion s’impose : la génétique formelle possède la particularité épistémologique d’être radicalement aveugle quant à ses propres conditions de possibilité 1. 1.
Il est plus que probable qu’un biologiste moléculaire contemporain rétorquerait : « Oui, c’était vrai de la vieille génétique formelle ; mais ce n’est plus vrai de la génétique moléculaire, qui elle, au contraire, en s’occupant de la « fonction » du gène (c’est-à-dire de la protéine pour laquelle il code) répond à toutes ces critiques. » Mais cela est complètement faux (et le fait que le biologiste moléculaire ne comprend pas illustre seulement le fait qu’il s’agit bel et bien d’une tache aveugle, où l’on ne voit pas que l’on ne voit pas). En deux mots : la focalisation sur le niveau des protéines n’annule en rien la nature différentielle intrinsèque à toute « information » ; elle occulte seulement l’importance de toutes les étapes de la chaîne de causalité différentielle conduisant au phénotype « final », c’est-à-dire celui qui est biologiquement significatif pour l’organisme en tant que tel. Pour une discussion plus élaborée, voir pages 88-91.
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Cette particularité apparaît d’une façon éclatante dans la comparaison entre la partie gauche et la partie droite de la figure 6. À gauche, c’est toute la force de la génétique formelle qui s’exprime dans la possibilité de passer directement de l’observation de différences phénotypiques à une caractérisation fine des propriétés des gènes, en court-circuitant tous les détails de la longue chaîne causale qui mène, à droite, d’une différence génétique à une différence phénotypique. Mais en même temps, c’est toute la faiblesse de la génétique formelle qui réside ici ; car en effectuant ce court-circuit, la génétique se coupe radicalement de tout ce qui aurait pu la relier à une biologie des organismes. Nous touchons ici à la racine de l’exclusion réciproque entre génétique et biologie que nous avons évoquée dans l’Introduction. Nous examinerons dans le chapitre 3 les voies qui pourraient permettre de remédier à cette faiblesse insigne de la génétique. En quelques mots, par anticipation : il s’agira d’étudier dans le détail la totalité de la chaîne causale qui conduit d’une différence au niveau d’un facteur génétique à une différence du caractère phénotypique correspondant, sans perdre de vue les relations invariantes qui sont essentielles à l’existence même des niveaux d’organisation que traverse la chaîne causale. Une génétique raffinée, qui connaît modestement sa juste place, pourra contribuer à cette tâche (nous verrons comment) ; mais elle ne pourra en aucun cas y parvenir toute seule. Il faudra donc réhabiliter bien des domaines de la biologie des organismes qui ont été écrasés et marginalisés par la montée en puissance du « tout génétique ». Mais avant cela, il convient de faire une analyse critique des dégâts occasionnés par une génétique qui ignore ses propres limites. Nous examinerons successivement les trois échelles temporelles de la biologie : la phylogenèse, qui se déroule sur des millions d’années (MA) ; l’ontogenèse, qui se déroule sur des années ; et l’autopoïèse, le processus par lequel chaque organisme vivant se reconduit d’instant en instant.
La phylogenèse La théorie de l’évolution, entre Darwin et Mendel Le nom de Darwin est intimement associé à la théorie de l’évolution, l’idée selon laquelle les organismes vivants n’ont pas toujours été comme ils sont aujourd’hui, mais qu’ils se sont lentement transformés au cours des temps géologiques. Les deux propositions majeures de la théorie de l’évolution sont les suivantes : 1. Tous les êtres vivants descendent d’un seul (ou, à la rigueur, de quelques rares) ancêtre(s) commun(s), d’organisation très simple. 2. Toutes les espèces actuellement vivantes dérivent les unes des autres, formant une espèce généalogique, buissonnante à partir de la souche originelle [Mazliak, 2002].
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Les observations empiriques en faveur de la théorie de l’évolution sont, d’une part, les fossiles et, d’autre part, la structure hiérarchiquement emboîtée de la taxinomie – royaumes, phyla, classes, ordres, familles, genres et espèces – qui s’interprète très naturellement comme la conséquence d’une diversification généalogique, les ressemblances à l’intérieur de chaque catégorie taxinomique provenant du fait de partager un ancêtre commun plus ou moins éloigné. L’antithèse de la théorie de l’évolution est le « fixisme », l’idée selon laquelle il y a eu une (ou plusieurs) créations d’espèces immuables. Or, contrairement à ce que l’on pense souvent, quand on considère que toute critique de Darwin équivaut à prôner le créationnisme, la contribution majeure de Darwin n’était pas de proposer la théorie de l’évolution dans le sens que l’on vient de définir. La théorie de l’évolution avait été proposée bien avant Darwin, notamment par Geoffroy Saint-Hilaire et Lamarck. La contribution véritablement originale de Darwin était de proposer un mécanisme pour les transformations de l’évolution : à savoir, la théorie de l’évolution par la sélection naturelle. Or, dans l’énorme controverse publique qui a suivi la publication de L’Origine des espèces en 1859, la grande masse des objections portait sur la théorie de l’évolution, telle que nous l’avons définie ci-dessus ; ce qui a certainement contribué à identifier le nom de Darwin avec le principe même de l’évolution. Dans leur grande masse également, ces objections étaient manifestement obscurantistes et largement irrationnelles ; et Darwin pouvait laisser à son fidèle lieutenant T. H. Huxley, qui avait le goût de la polémique, le soin d’y répondre. Toutefois, il y eut une objection, formulée par l’ingénieur écossais Fleeming Jenkin, qui portait réellement sur le mécanisme de la sélection naturelle et que Darwin se devait de prendre lui-même au sérieux. L’objection de Jenkin portait sur la transmission de variations d’une génération à la suivante. Si, comme on le pensait communément à l’époque, et comme le pensait Darwin lui-même avec sa théorie des « pangènes », le passage d’une génération à une autre se fait par simple mélange des contributions parentales, il s’ensuit que les descendants seront systématiquement intermédiaires entre les valeurs de leurs deux parents ; et dans ce cas, on peut démontrer mathématiquement que les variations diminuent nécessairement de moitié à chaque génération. Le problème, c’est que dans ce cas les variations devraient se diluer dans la population, et seraient donc perdues avant que la sélection ne puisse avoir prise sur elles. Aujourd’hui, on sait que la solution à ce problème est apportée par la génétique mendélienne. En pages 5-11, nous avons souligné le fait que les « facteurs mendéliens » sont des entités discrètes qui ne se mélangent pas. On comprend que cela résout d’un trait le problème de Jenkin ; et Fisher a pu démontrer mathématiquement que, dans le cas d’une génétique mendélienne, un avantage sélectif minime d’un allèle sur un autre, de l’ordre de 0,1 %, est largement suffisant pour que l’allèle avantagé devienne
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prédominant dans la population, en quelques dizaines de générations seulement. Ainsi s’est constituée ce que l’on appelle la « théorie synthétique de l’évolution », née précisément d’une synthèse entre la théorie de la sélection naturelle due à Darwin, et la génétique mendélienne. Cette « théorie synthétique », dite encore « théorie néodarwinienne », est devenue la théorie orthodoxe de l’évolution biologique, et elle le reste aujourd’hui malgré certaines critiques assez récentes sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir. Toutefois, la théorie synthétique ne fut formulée que vers les années 1940, alors que, Darwin et Mendel ayant été contemporains, il aurait suffi qu’ils se communiquent leurs résultats pour que la « synthèse » apparaisse d’emblée comme une évidence. Comment expliquer ce « retard » de plus de 70 ans ? La question a fait couler beaucoup d’encre. On a parlé de « l’oubli » pendant 30 ans des travaux de Mendel, avant leur « redécouverte » simultanée par de Vries, Correns et Tschermak en 1900 ; et sur cette base, on a érigé le mythe de Mendel comme d’un « précurseur génial incompris ». Cette façon de voir a été contestée par certains historiens [Brannigan, 1979 ; Moore, 2001, Olby 1979], qui ont fait valoir que Mendel ne s’intéressait pas à la théorie darwinienne, et aussi et surtout qu’il n’accordait pas à ses travaux la même signification que nous aujourd’hui2. Dans un certain sens, Mendel lui-même n’était pas vraiment « mendélien ». Quoi qu’il en soit, vint ensuite la querelle entre l’école « biométrique », qui mettait l’accent sur l’accumulation d’un grand nombre de petites variations quantitatives, et l’école des « saltationnistes », qui mettait l’accent sur le rôle des innovations discontinues dans l’apparition de nouvelles espèces. Les héritiers de la pensée de Darwin (notamment son cousin Galton) appartenaient à l’école biométrique, alors que l’une des motivations principales ayant conduit à la « redécouverte » de Mendel fut l’intérêt des saltationnistes pour les différences discontinues comme celles étudiées par Mendel. Cette querelle contribua certainement à retarder le rapprochement entre Darwin et Mendel, qui dut attendre la démonstration par Fisher que des variations quantitatives et continues pouvaient parfaitement provenir de facteurs mendéliens, à condition que ceux-ci soient suffisamment nombreux et combinés avec des variations environnementales pour « lisser » les distributions. Ici, nous allons examiner un autre aspect du difficile rapprochement entre Darwin et Mendel, complémentaire et non contradictoire avec les précédents, mais qui sera particulièrement pertinent pour la suite de notre propos.
2.
C’est le lieu de reconnaître explicitement que la présentation des travaux de Mendel pages 5 à 11 de ce livre n’est sans doute pas exactement celle qu’aurait donnée Mendel lui-même. Notre présentation s’appuie notamment sur l’interprétation donnée par William Bateson, professeur de génétique à l’université de Cambridge, lors de la « redécouverte » de Mendel au début du XXe siècle.
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Weismann et le cheminement vers le néodarwinisme Sous l’impulsion de la critique de Jenkin, Darwin lui-même estima qu’il devait admettre une source importante de nouvelles variations à chaque génération, afin de compenser celles perdues par mélange. Il s’est notamment senti obligé de reconnaître la transmission de caractères acquis par l’usage. Or, il faut remarquer que cela réduit singulièrement le rôle de la sélection naturelle comme mécanisme de l’évolution. À la limite, à partir du moment où l’on admet une transmission de caractères acquis, on peut se passer totalement de la sélection naturelle, et revenir à une théorie purement lamarckienne. C’est dans ce contexte que l’apport du biologiste allemand August Weismann (1834-1914) s’est avéré déterminant pour la suite. Plus darwinien que Darwin luimême, en quelque sorte, c’est à partir de ses réflexions sur l’évolution que Weismann en est venu à proposer sa nouvelle théorie de la « continuité du plasma germinatif 3 », théorie qui comporte comme corollaire tout à fait décisif l’exclusion radicale de toute transmission à la descendance des caractères acquis au cours de la vie individuelle. Weismann est parvenu à cette conclusion à la suite de ses réflexions sur le fait que l’évolution a conduit à établir une durée de vie limitée dans chaque espèce (multicellulaire). En effet, on comprend bien que des variations dans la durée de vie ne peuvent guère être transmises, car quand le caractère s’exprime l’individu qui le porte est mort ! À vrai dire, les réflexions de Weismann étaient plutôt obsessionnelles et tortueuses, et ne résistent absolument pas à un examen critique [Medawar, 1957], mais cela n’enlève rien à leur importance historique. En établissant (pour son époque) l’impossibilité d’une transmission des caractères acquis, Weismann ranimait l’anomalie soulevée par Jenkin et obligeait les théoriciens de l’époque à réexaminer la question de la transmission de variations. Et c’est bien cela qui a incité les évolutionnistes, Bateson et les autres, à « redécouvrir » et, en fait, à réinterpréter les travaux de Mendel. Comme le dit Lenay (1999), avec beaucoup de perspicacité, « la génétique, bien plutôt qu’une solution apportée de l’extérieur à la théorie de la sélection naturelle, est à porter au crédit de l’héritage darwinien ». Il sera éclairant pour la suite d’inverser l’ordre habituel de présentation. Si l’on tient comme postulat a priori que le mécanisme essentiel de l’évolution est la sélection naturelle, alors il s’ensuit que les variations sur lesquelles porte la sélection naturelle doivent être « aléatoires ». En effet, si ces variations n’étaient pas aléatoires – si elles comportaient déjà une tendance systématique, ce qui serait notamment le cas si des variations acquises au cours de la vie individuelle pouvaient être transmises aux descendants –, alors cela pourrait être cette tendance et non plus la sélection naturelle
3.
Cette théorie, ainsi que les concepts de « plasma germinatif » et de « plasma somatique », sera expliquée dans la prochaine section en relation avec la figure 7.
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qui déterminerait le cours de l’évolution4. Mais la génétique mendélienne remplit parfaitement le cahier des charges que lui confie la théorie néodarwinienne. Les facteurs mendéliens sortent indemnes de leur cohabitation avec d’autres allèles dans le génotype d’un individu ; et ils sont effectivement transmis inchangés aux descendants, indépendamment des vicissitudes de la vie de l’individu qui les a portés. Quant à l’origine des différences entre allèles, rien ne s’oppose à ce que cela provienne de « mutations » aléatoires. Il semble donc que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes. Déjà en 1887, Weismann en vint à associer son « plasma germinatif » aux chromosomes ; et nous avons vu pages 19-28 que la théorie chromosomique, selon laquelle les facteurs mendéliens se situent dans les chromosomes, était l’apothéose de la génétique formelle. Le mariage entre la génétique mendélienne et la théorie darwinienne, si long à se dessiner, a été d’une fécondité inouïe car il a engendré la biologie moléculaire. En effet, le « dogme central » de la biologie moléculaire, selon lequel l’information peut être transmise de l’ADN vers l’ARN-messager et ensuite vers les protéines, mais jamais en sens inverse, traduit parfaitement en termes moléculaires l’interdiction weismannienne d’une transmission de caractères acquis5. Weismann, déjà, s’inquiétait de savoir comment son « plasma germinatif » pouvait à la fois diriger la formation du « plasma somatique » et en même temps rester indemne de tout changement. Et il proposait, comme solution spéculative, que le plasma germinatif pouvait générer des « copies de travail » qui migreraient vers le cytoplasme pour effectuer le « sale travail ». On croit rêver devant cette prescience, car c’est très exactement la relation que la biologie moléculaire a découverte entre l’ADN (relativement inerte et, au besoin, soigneusement réparé) et l’ARN-messager qui, copie de l’ADN, dirige la synthèse des protéines. Où est le problème ? J’ai parlé dans l’Introduction d’une malencontreuse relation d’exclusion réciproque entre la génétique et une biologie des organismes. La théorie néo-darwinienne semble être le parfait contre-exemple de ce que j’y ai affirmé, car elle consiste en une profonde synthèse de la génétique formelle et de la théorie de Darwin – grand naturaliste devant l’Éternel s’il en est. Et pourtant… malgré le fait qu’il s’agisse d’une magnifique réussite, et dans un certain sens parce que la synthèse est si profonde, le néodarwinisme hérite des limitations épistémologiques intrinsèques à la génétique formelle. C’est ce que nous allons examiner à présent. 4.
5.
Ce point est plaisamment illustré par l’anecdote du maire mafieux d’une grande ville américaine, qui aurait dit : « Je veux bien laisser le peuple voter, à condition que ce soit moi qui choisisse les candidats ». En effet, la sélection (comme le vote) devient dérisoire si les variations (comme les candidats) sont truquées d’avance. Le rôle incontournable du hasard dans la théorie darwinienne, et consolidé dans la version néodarwinienne, est profondément discuté et mis en évidence par les travaux de Lenay (1999). Il est vrai que la transcriptase réverse s’inscrit un peu en faux contre l’universalité absolue d’une transmission unidirectionnelle de l’information ; mais il s’agit justement d’une « exception qui prouve la règle » et qui ne change rien d’essentiel au « dogme ».
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Programme génétique et héritabilité Pour asseoir notre critique du néodarwinisme, nous allons prendre appui sur la théorie de Weismann concernant le plasma germinatif. Nous avons vu, dans la section précédente, que cette théorie – avec son corollaire de la non-transmission de caractères acquis – a joué un rôle décisif dans le long cheminement conduisant à la théorie synthétique de l’évolution, si bien qu’il convient de considérer que cette théorie provient d’une synthèse entre les contributions non pas de deux, mais de trois auteurs : Darwin, Mendel et Weismann [Lenay, 1999]. Il convient aussi de remarquer que le schéma weismannien ne se présente pas comme le résultat inductif basé sur une grande masse d’observations empiriques6. Il s’agit d’un schéma qui provient avant tout d’une réflexion proprement théorique, et dont la nécessité est issue des exigences de cohérence interne de l’ensemble de l’édifice néodarwinien. Or, que nous dit le schéma weismannien, tel qu’il apparaît dans la figure 7 ? On y voit que sa pièce maîtresse – le « plasma germinatif », représenté dans la figure 7 par « germen G » – joue un rôle double. Premièrement, il se transmet inchangé de génération en génération : c’est la ligne horizontale en bas de la figure 7. Mais deuxièmement, à chaque génération, il dirige aussi la formation du « soma », autrement dit le corps de l’organisme. À l’origine, Weismann identifiait le plasma germinatif avec la lignée
Germen G
Soma
Soma
Soma
G
G
G
Soma
Figure 7. Le schéma weismannien Le germen G, ou « plasma germinatif », se transmet inchangé de génération en génération sans recevoir la moindre influence de l’environnement. À chaque génération, le soma S (autrement dit, le corps de l’organisme) se forme à partir du plasma germinatif.
6.
Il est vrai que Weismann dit avoir coupé des queues de souris sur vingt générations, et observé qu’à la vingt-et-unième génération, les souris naissaient quand même avec des queues. Mais on peut mettre cette prétendue « observation » sur le même plan que « l’expérience » de Galilée, qui dit être monté en haut du mât d’un bateau en pleine mer, avoir laissé tombé un poids et observé que celui-ci tombait non pas en arrière mais au pied du mât. Questionné à ce propos vers la fin de sa vie, Galilée a reconnu qu’il n’avait jamais réalisé cette expérience ; il l’a simplement imaginée à des fins polémiques, afin de donner une illustration saisissante de sa théorie. On peut penser qu’il en est de même pour « l’expérience » de Weismann : même s’il l’a vraiment faite, c’était après avoir formulé sa théorie, afin de l’illustrer de façon dramatisée. Quoi qu’il en soit, cette « expérience » ne prouve rien du tout : pour une discussion à la fois approfondie et plaisamment humoristique, voir Oyama (1985).
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cellulaire qui donne lieu aux gamètes (spermatozoïdes ou ovules). Dans les espèces qu’il a observées, cette lignée cellulaire germinale était « séquestrée » très tôt dans l’embryogenèse, peu de temps après la fécondation de l’œuf. Il s’est avéré par la suite que ce phénomène de séquestration précoce était l’exception et non la règle : presque toutes les cellules des plantes, et un grand nombre de cellules embryonnaires chez les animaux, peuvent donner lieu à des gamètes. Mais cette erreur de Weismann, aussi révélatrice qu’elle soit de la nature a priori de son schéma conceptuel, ne porte pas à conséquence à partir du moment où le « plasma germinatif » est identifié avec les gènes chromosomiques, qui même dans les cellules somatiques sont peu affectés par des influences environnementales. Dans le cadre de la synthèse néodarwinienne, le « plasma germinatif » est donc identifié avec les « facteurs mendéliens » situés dans les chromosomes. Par la suite, le paradigme néodarwinien a donné lieu au formidable programme de recherche de la biologie moléculaire. Comme on le sait, cela a permis d’identifier le substrat biochimique des gènes – entités transmises inchangées de génération en génération – comme étant l’ADN. Mais, ce qui est bien plus pertinent pour notre propos, les gènes dans leur ensemble ont repris aussi le deuxième rôle attribué par Weismann au « plasma germinatif ». C’est ainsi qu’est né le concept d’un « programme génétique » censé diriger la formation du corps de l’organisme. Nous avons remarqué, dans l’Introduction, que si la seule fonction des gènes était d’intervenir dans la synthèse des protéines, la génétique n’aurait jamais pris la position hégémonique qui est la sienne au sein de la biologie contemporaine. Nous détenons ici la clé de l’énigme : la génétique est hégémonique parce que les gènes sont supposés constituer un « programme génétique » qui détermine la quasi-totalité de chaque organisme vivant. Afin de disposer d’une formulation autorisée, citons l’un des plus grands théoriciens de la biologie moléculaire, François Jacob (1970). « L’hérédité se décrit aujourd’hui en termes d’information, de messages, de code. La reproduction d’un organisme est devenue celle des molécules qui le constituent. Non que chaque espèce chimique possède l’aptitude à produire des copies d’ellemême. Mais parce que la structure des macromolécules est déterminée jusque dans le détail par des séquences de quatre radicaux chimiques contenus dans le patrimoine génétique. Ce qui est transmis de génération en génération, ce sont les "instructions" spécifiant les structures moléculaires. Ce sont les plans d’architecture du futur organisme. Ce sont aussi les moyens de mettre ces plans à exécution et de coordonner les activités du système. Chaque œuf contient donc, dans les chromosomes reçus de ses parents, tout son propre avenir, les étapes de son développement, la forme et les propriétés de l’être qui en émergera. L’organisme devient ainsi la réalisation d’un programme prescrit par l’hérédité. »
Tout comme il est parfois salutaire de demander si le roi n’est pas nu, il peut être utile ici de poser la question naïve, tellement à l’encontre de ce que tout le monde
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prend comme allant de soi que celui qui ose la poser risque de se couvrir de ridicule. La question est : comment sait-on que le « programme7 » est « génétique » ? Dans la littérature, on trouve trois types de réponse à cette question : a) On considère qu’un caractère est « génétique » si une différence dans un gène, les autres choses étant suffisamment égales par ailleurs, est la cause d’une différence dans le caractère. Dans ce sens, l’opposé d’un caractère « génétique » est un caractère « environnemental » où une différence dans un caractère est imputable à une différence dans l’environnement, les gènes étant suffisamment égaux par ailleurs. b) On considère qu’un caractère est « génétique » s’il est « inné », c’est-à-dire s’il est invariant au sein d’une espèce. c) Le soma d’un organisme multicellulaire est formé par le processus de l’ontogenèse. Au cours de ce processus, les cellules issues des divisions successives de l’œuf fertilisé se différencient progressivement. Chez les animaux, à l’issue de la gastrulation se forment trois types de cellules : l’endoderme, l’ectoderme et le mésoderme. Par la suite, l’endoderme donne lieu aux cellules de l’estomac et du tract intestinal ; l’ectoderme donne lieu aux cellules de la peau et du tissu nerveux ; le mésoderme donne lieu aux muscles, aux os et au sang. Or, on sait qu’à la suite des divisions mitotiques, les gènes de toutes les cellules sont identiques. Par conséquent, si de telles différences se produisaient entre des individus différents, on n’aurait aucune hésitation à les qualifier de « différences environnementales » (voir (a) ci-dessus). Mais dès que ces différences se produisent à l’intérieur d’un seul organisme au cours de son ontogenèse, on déclare qu’elles sont « génétiques » – pour la seule raison, semble-t-il, que l’ontogenèse est censée résulter du déploiement du « programme génétique ». Chacune de ces raisons, prise séparément, peut être examinée et pourrait éventuellement être recevable. Mais avant même de discuter plus en détail chacune de ces trois raisons – ce que l’on fera –, il est à remarquer qu’elles sont totalement incohérentes entre elles. On ne peut pas s’appuyer sur une définition qui ne fait sens que si des caractères sont variables comme en (a), et en même temps faire fond sur des phénomènes d’invariance comme en (b). Quant à la définition (c), elle est en contradiction directe avec (a). Le fait même que ces incohérences passent généralement inaperçues est déjà troublant, et indique que le roi du royaume néodarwinien n’est peut-être pas aussi bien habillé qu’on le croit8. Regardons donc de plus près chacune des raisons habituellement données pour considérer que le « programme » est génétique. 7. 8.
Si « programme » il y a. Nous reviendrons sur cette question dans la section suivante, où nous examinerons plus en profondeur la question de l’ontogenèse. Comme dans la blague, celui qui dit : « Ta vieille machine, je te l’ai déjà rendue en bon état, d’ailleurs elle était déjà cassée quand tu me l’a filée, d’ailleurs tu ne me l’a jamais prêtée » en rajoute trop et n’est manifestement pas net.
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La définition (a) de ce qui est « génétique » et de ce qui ne l’est pas est parfaitement cohérente avec tout ce que nous avons dit de la génétique mendélienne au chapitre 1, et nous allons la retenir ici. La définition (c) est directement contradictoire avec (a), et nous pouvons la rejeter sans autre forme de procès. On remarquera que, de toute façon, elle est viciée par une circularité : elle revient à dire que le programme génétique est génétique… parce qu’il est génétique. La définition (b) n’est pas compatible avec l’épistémologie foncièrement différentielle de la génétique mendélienne. En effet, il faut qu’il y ait des variations dans un caractère observable pour que l’on puisse faire une analyse de variance, et attribuer ces variations soit à des différences génétiques, soit à des différences environnementales. Si le caractère en question est invariant, cela ne veut pas dire qu’il est « génétique », ni d’ailleurs qu’il est « environnemental », mais tout simplement que la distinction « génétique versus environnemental » n’a plus de sens. Ce point a donné lieu à tant de confusions qu’il mérite un approfondissement. On définit « l’héritabilité » d’un caractère comme la proportion de la variation totale qui provient de différences génétiques. Ainsi, si les variations sont principalement dues à des différences génétiques, l’héritabilité sera proche de 1,0 ; par contre, si les variations sont dues à des différences environnementales, l’héritabilité sera proche de 0. Or, l’héritabilité n’est pas une « bonne » propriété d’un caractère donné, car elle dépend de la population considérée. Ainsi, un même caractère peut avoir une héritabilité soit proche de 1, soit proche de 0, suivant la population en question. Prenons l’exemple du caractère « couleur de la peau » chez les êtres humains. Si la population provient d’une hybridation entre des Africains noirs et des Européens blancs, et que tous les membres de cette population vivent dans un milieu relativement constant, les variations de la couleur de la peau au sein de cette population seront presque entièrement « génétiques » et l’héritabilité sera proche de 1. Par contre, si la population est racialement homogène (par exemple, tous les individus sont des Européens), mais qu’il se trouve que certains individus se sont exposés au soleil plus de d’autres de sorte que certains sont bronzés et d’autres pas, les variations de la couleur de la peau au sein de cette population seront presque entièrement « environnementales » ; par conséquent, l’héritabilité de ce même caractère sera proche de 0. En fait, si l’on veut décrire les différents caractères d’un organisme par une propriété qui est stable et qui ne dépend pas de la population particulière que l’on observe, il ne faut surtout pas prendre l’héritabilité. Un bien meilleur candidat est la distinction entre des caractères qui sont « plastiques » (c’est-à-dire qu’il est relativement aisé de les faire varier) et d’autres qui sont « immuables ». Nous reviendrons sur ce point à l’occasion de notre discussion de l’ontogenèse. Pour le moment, prenons simplement des exemples. Chez les êtres humains, il n’est pas rare de trouver des individus qui pèsent moins de 50 kg, alors que d’autres pèsent plus que 100 kg ; ainsi,
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le caractère « poids » est plastique car il varie facilement d’un facteur deux. Par contraste, le caractère « nombre de doigts » est assez immuable : presque tout le monde a 10 doigts ; il est très rare de trouver un individu avec 9 ou 11 doigts, et même dans ce cas il s’agit généralement d’un accident manifestement exceptionnel. Or, si un caractère est plastique, dans une population naturelle où il existe à la fois des différences génétiques et des différences environnementales, il est probable que les deux provoqueront des différences dans le caractère de sorte que l’héritabilité de celui-ci sera de l’ordre de 50 %. Par contre, si le caractère est immuable, ni des différences génétiques ni des différences environnementales n’y provoqueront des variations, de sorte que son héritabilité ne sera ni grande ni petite, mais 0/0, c’est-à-dire indéterminée. Comme nous l’avons déjà dit, tout ce qui est invariant tombe dans la « tache aveugle » de la génétique. La conclusion est claire : dès que l’on veut employer le concept de « programme génétique » pour expliquer les régularités et les invariances, il ne reste plus aucune raison valable pour considérer que le « programme » est génétique9.
L’information En faisant le bilan jusqu’ici, on constate que les difficultés s’accumulent bien autour de la question des invariances au cours de l’ontogenèse. Afin de pousser plus loin notre analyse critique, il est utile de remarquer que la notion d’un « programme génétique » tire une grande partie de son attrait et de sa légitimité apparente de sa proximité avec le concept de « programme » en informatique. En effet, un programme informatique dirige bel et bien un ensemble de calculs réalisés par un ordinateur. Les liens conceptuels et les emprunts (réciproques d’ailleurs) entre la biologie moléculaire et la cybernétique sont bien connus [Morange, 1994 ; Jacob, 1970, 1981]. En particulier, les notions de transmission et de traitement de l’information jouent un rôle clé dans les deux domaines. Il convient donc d’examiner de plus près les fondements épistémologiques de ce concept d’« information », afin de dégager ses conditions de validité. Comme mot de la langue, le terme « information » est très polysémique. Ainsi, on parle des « infos de 20 heures à la télévision » (ou à la radio), des « informations » recherchées par des espions ou des services secrets. On parle « d’ouvrir une information » dans un contexte judiciaire (instruction) ou policier (enquête). Beaucoup plus banalement, les « services d’information » à la gare renseignent sur les horaires des trains et leurs éventuels retards. En français, l’étude des ordinateurs s’appelle « informatique ». 9.
Grâce à la génétique moléculaire, et notamment au séquençage, on peut remplacer une différence qui ne se repère que par un effet au niveau du phénotype, par une différence directe au niveau du génotype. Cette nouveauté majeure de la génétique moléculaire ne fait que renforcer le divorce entre génétique et biologie qui est le thème principal de ce livre. En effet, à partir du moment où le génotype est défini directement au niveau de l’ADN, il n’y a plus rien qui puisse le connecter au phénotype de l’organisme entier. En particulier, pour ce qui nous concerne ici, le « programme » censé diriger les régularités de l’ontogenèse peut moins que jamais être considéré comme « génétique ». La portée de cette restriction n’est guère altténuée par l’extension au niveau des protéines. Voir pages 88-91.
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Et, comme nous l’avons vu, en biologie néodarwinienne, on parle des « informations génétiques ». Or, la science s’accommode mal de ce genre de polysémie ; il est donc important de donner à ce terme « information » une définition beaucoup plus précise et rigoureuse. C’est ce que permet la théorie de Shannon et Weaver. Cette théorie se base sur le schéma d’un émetteur qui émet un message à l’intention d’un receveur. D’un point de vue formel (qui est évidemment tout à fait cohérent ici, car la génétique mendélienne est aussi un cadre théorique formel), le message consiste en une chaîne de symboles, pris dans un alphabet fini (par exemple A1, A2, A3, ... An). On peut alors donner une définition précise et quantitative de la quantité d’information dans un message. L’idée de base est la suivante : on considérera que la quantité d’information est d’autant plus grande que la probabilité du message est faible. Cela correspond assez bien à l’intuition : si vous me dites « il y a eu des embouteillages sur l’autoroute A6 à l’entrée de Paris ce matin » (événement dont la probabilité a priori était très élevée), vous ne m’apportez pas beaucoup d’information ; mais si vous me dites « il n’y a pas eu d’embouteillages sur l’autoroute », ce sera une information importante. Appliqué aux symboles d’un message, cela permet d’écrire mathématiquement : I = 1/pi , où I est la quantité d’information et pi la probabilité du symbole Ai. Pour une suite de symboles A1, A2, A3, etc., si l’on considère que la probabilité de chaque symbole est indépendante de celles qui le précèdent et qui le suivent, nous avons : I = (1/p1) × (1/p2) × (1/p3)... Il est usuel de recourir à des logarithmes, ce qui transforme les multiplications en sommes (ce qui signifie que la quantité d’information apportée par un événement certain, dont la probabilité est 1.0, est nulle) : I = – ! log(pi) Puisque chaque symbole Ai apparaît avec une fréquence pi , l’efficacité d’un système de communication est donnée par la formule10 : I = – ! pi · log(pi) Cette formule est d’une très grande utilité pour les ingénieurs des télécommunications, dont le travail consiste en grande partie à optimiser le flux des informations ainsi définies. On remarquera que, dans ce contexte, un acte de communication comporte trois parties : i) l’émission d’un signal, ii) le transport (physique) du message de l’émetteur au récepteur, et iii) la réception du signal. Or, dans le cas (général) où le signal émis n’est pas directement perceptible comme tel par le récepteur, il faut encoder le signal dans une forme propice à sa transmission à distance, et ensuite décoder 10. Cette formule est mathématiquement équivalente à celle employée en mécanique statistique pour définir l’entropie d’un système physique. Cette équivalence a donné lieu à une abondante littérature sur une éventuelle « réalité physique » de « l’information », qui permettrait aux systèmes dynamiques de résister à une tendance vers le « désordre ». Je ne rentrerai pas dans ces questions ici.
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le message pour restituer le signal initial. Par exemple, le code Morse consiste à encoder les lettres de l’alphabet habituel en « bips » brefs ou longs (« S » codé « ... », « O » codé « _ _ _ », etc.), forme adaptée à sa transmission par une radiophonie relativement rudimentaire. Pour le téléphone, les ondes sonores de la voix doivent être encodées (par un microphone) sous forme de variations d’intensité d’un courant électrique, ce qui permet sa transmission par des fils conducteurs, avec décodage par un haut-parleur. Il en est de même pour les émissions de radio ou de la télévision. Ce qui est à noter, c’est que toutes ces opérations sont purement formelles, c’està-dire qu’elles ne prennent absolument pas en compte l’aspect sémantique (éventuel) du message en cause. Mais dès lors, la question est posée : comment se fait-il que la « communication » ainsi définie possède quand même un sens, qu’elle veuille dire quelque chose ? L’opération de base de la « sémantique formelle » (héritée du programme de recherche sur les fondements des mathématiques initié par Hilbert) consiste à mettre en place un système de correspondances, terme à terme, entre les symboles, d’une part, et leurs « référents », d’autre part. Appliquons ce schéma à la situation qui nous intéresse ici, à savoir la communication par voie de transmission d’informations. Il faut que l’émetteur dispose d’une manière de catégoriser les situations dans le monde qui font sens pour lui ; et ensuite, d’une manière d’encoder la situation dans laquelle il se trouve sous forme d’une chaîne de symboles. Or, pour que les interlocuteurs puissent comprendre sémantiquement quoi que ce soit par leur acte de communication, le récepteur doit partager la même manière de catégoriser les situations du monde, et il doit aussi partager la même manière de les encoder/décoder dans des chaînes symboliques. Toute la question est alors de savoir par quel genre de processus les interlocuteurs peuvent en venir à partager leurs systèmes de catégorisation et de codage. Cette question est d’autant plus redoutable qu’en temps normal, quand la communication fonctionne plus ou moins bien (c’est-à-dire quand il n’y a pas de « mécompréhension » flagrante), le fait que la communication sémantique dépende radicalement de cette mise en commun disparaît de la conscience des interlocuteurs. Leur attention – et c’est tout à fait normal – est tout entière focalisée sur l’aspect variable des messages ; c’est bien cela qui est intéressant, qui contient en effet des informations. Précisément parce que les systèmes de catégorisation et de codage sont invariants, on les prend comme allant de soi, et on ne leur accorde aucune attention. Toutefois, d’un point de vue scientifique, cette « tache aveugle » est d’une importance capitale. Une première réaction, quand on pose la question presque impensable de savoir comment la mise en commun a été réalisée, est de suggérer qu’il y a eu une communication justement à ce propos. Cependant, la réflexion montre que cela n’est pas possible. En effet, pour « communiquer » (dans le sens précis que nous définissons ici) à propos d’une manière de catégoriser, il faudrait qu’il y ait une méta-catégorisation partagée... des manières de catégoriser, et un système de codage correspondant. Mais alors, il faudrait qu’il y ait une méta-méta-catégorisation partagée... Le problème ne
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fait que s’aggraver, dans une fuite vicieuse à l’infini. Mieux vaut confronter le problème à la base ; mais cela veut dire que la question initiale est carrément posée, à savoir comment une mise en commun des systèmes de catégorisation et de codage a été réalisée sans recours à un système de transmission d’informations déjà mis en place. Que deviennent ces considérations quand le « concept nomade » de l’information migre de son domaine d’origine, celui de l’ingénierie des télécommunications et de l’informatique théorique, pour se déployer dans le domaine de la biologie néodarwinienne ? On constate qu’elles gardent toute leur pertinence. Tout d’abord, au niveau du rôle des gènes dans la synthèse des protéines, on constate que le schéma shannonien s’applique bien. Il existe, en effet, un « code génétique » qui spécifie les relations entre les séquences de nucléotides dans l’ADN, et les séquences des acides aminés dans les protéines. Plus précisément, une séquence de 3 nucléotides (ce que l’on appelle un « codon ») spécifie un acide aminé déterminé. Puisqu’il y a 4 nucléotides (A, T, G et C), il y a 4 × 4 × 4 = 64 codons différents ; c’est un peu plus qu’il n’en faut pour « coder » les 22 acides aminés employés par le métabolisme de tous les organismes terrestres, de sorte que le « code génétique » est partiellement redondant. Bien évidemment, ce code doit être invariant ; et la question se pose de savoir comment le code lui-même est établi. Dans le cas présent, on remonte d’un niveau car le « code génétique » dépend de molécules appelées « ARN de transfert », et la synthèse des ARN-t est elle-même (partiellement) « codée ». Mais cela ne fait que repousser le problème, car il faut alors se demander comment ce « méta-code » luimême est établi. On arrive, fatalement, à un niveau où les codes et méta-codes dépendent de structures dont l’organisation est et doit être invariante, mais dont l’invariance n’est pas et ne peut pas être « codée » dans les gènes. En l’occurrence, cette « organisation invariante » est celle d’une cellule vivante, avec sa membrane et des relations précises entre ses composants (dont des ribosomes et des chromosomes). La question se pose, évidemment, de savoir comment cette « organisation invariante » peut être produite et maintenue, si elle ne peut pas être « codée » dans les gènes. C’est une question tout à fait fondamentale, et nous y reviendrons dans la section pages 71-73 consacrée à l’autopoïèse. Pour le moment, nous retiendrons seulement que la notion de « programme génétique » rencontre déjà des limites quand il s’agit de savoir comment les gènes contribuent à déterminer la séquence linéaire des acides aminés dans les protéines. Or, sous l’impulsion du schéma weismannien, la notion de « programme génétique » va bien au-delà d’une spécification des acides aminés dans les protéines. Selon les termes de François Jacob, les « informations » dans les gènes sont aussi des « instructions » : « Ce sont les plans d’architecture du futur organisme. Ce sont aussi les moyens de mettre ces plans à exécution et de coordonner les activités du système. » Or, ce que Jacob ne voit pas, c’est que pour que des « informations » deviennent des « instructions », il faut une instance d’interprétation, et pour que des « instructions » soient « mises à exécution », il faut une instance capable de les réaliser matériellement (ce dont les gènes eux-mêmes
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sont manifestement incapables). La raison pour laquelle Jacob ne voit pas ces instances d’interprétation et de mise en œuvre matérielle, c’est qu’elles sont (et doivent être) invariantes. Il convient donc de les identifier explicitement.
Les invariances invisibles dont dépend le « programme génétique » Ce thème est bien trop vaste pour qu’on puisse prétendre le traiter de façon exhaustive. Nous allons donc nous contenter de l’illustrer par deux exemples : la structure tridimensionnelle de l’hémoglobine et les « algorithmes génétiques ». Les molécules d’hémoglobine, qui sont les principaux composants des globules rouges du sang, possèdent la propriété très particulière d’attacher mais aussi de relâcher des molécules d’oxygène avec une grande facilité. Cette propriété, purement physicochimique, est d’une grande signification biologique car c’est elle qui permet aux globules rouges de remplir leur fonction de transport de l’oxygène des poumons vers les tissus. Les déterminants de cette propriété résident-ils dans les gènes ? L’hémoglobine est une protéine et, comme pour toutes les protéines, il est vrai que dans des conditions normales la séquence linéaire des acides aminés qui constitue la « structure primaire » de la protéine est littéralement « codée » par la séquence de nucléotides dans le gène correspondant. Cependant, la propriété qui nous intéresse dépend non pas de cette structure primaire en tant que telle, mais de la manière dont cette chaîne linéaire d’acides aminés se replie sur elle-même pour former la structure tridimensionnelle de la molécule. Fait à noter tout particulièrement, cette structure est telle que des atomes de fer viennent s’y loger. Ceci est tout à fait essentiel, car ces atomes, avec les deux formes Fe++ et Fe+++, jouent un rôle primordial dans la capacité de la molécule à lier l’oxygène. Or la configuration repliée de la chaîne d’acides aminés dépend radicalement du milieu dans lequel se trouve la molécule. Par exemple, en milieu aqueux (ce qui représente le cas normal), des acides aminés hydrophobes s’attirent réciproquement et forment des « nœuds » qui maintiennent une certaine structure tridimensionnelle en place. Mais en milieu aromatique (par exemple, dans du benzène), il en serait autrement et la molécule prendrait une tout autre configuration. Dans ces conditions, on comprend qu’il n’y a pas de séquence de nucléotides identifiable qui « encode » le fer. La propriété significative de l’hémoglobine dépend d’un gène, certes, mais elle dépend tout autant de certaines propriétés physicochimiques de la matière : celles de l’eau, d’une part, et des matières grasses de l’autre, qui établissent ensemble la polarité hydrophile-hydrophobe, celles de l’atome de fer avec une certaine taille et une valence variable, et ainsi de suite. Or, ces propriétés physico-chimiques de la matière sont précisément invariantes. Si l’on essaie d’étendre l’emprise de l’information génétique au-delà de la seule séquence d’acides aminés pour inclure les propriétés biologiques de la molécule d’hémoglobine, il faudrait prendre en compte l’ensemble de ces aspects invariants.
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Autrement dit, si l’on tient absolument à dire que l’hémoglobine en tant que molécule biologique est déterminée par des « informations », il faudrait admettre que ces informations ne sont pas localisées exclusivement dans les gènes ; elles seraient alors distribuées entre les relations de tous les éléments matériels qui entrent en interaction pour déterminer les propriétés de la molécule. Mais cette voie n’est guère recommandable, car elle reviendrait à vider le concept d’information de son sens. Il vaut mieux reconnaître, plus simplement, que l’information génétique ne détermine pas tout. La deuxième série d’exemples qui illustrent l’importance des invariants, pour rendre possible l’encodage d’informations génétiques, est celle des « algorithmes génétiques ». Inspirés heuristiquement par le schéma néodarwinien lui-même, ce qui les rend particulièrement pertinents pour notre propos, les « algorithmes génétiques » sont une technique développée dans le domaine de la « vie artificielle », et employée avec succès dans un certain nombre d’applications en ingénierie. On peut prendre comme premier exemple le problème consistant à mettre au point un « réseau de neurones » artificiel pour piloter un robot autonome, en reliant les entrées sensorielles aux commandes envoyées aux moteurs. L’idée de base consiste à « coder » des variations d’un certain nombre de « caractères » – dans notre exemple, le nombre de neurones et les poids des connexions synaptiques des neurones entre eux et avec les entrées et sorties – dans un « génome » artificiel composé d’une série de 0 et de 1. À chaque « génotype » – une série définie de 0 et de 1 – correspond un réseau de neurones particulier. L’étape suivante consiste à placer ce réseau dans un robot – réel ou, le plus souvent, simulé – avec des capteurs sensoriels et des effecteurs (par exemple, des roues actionnées par des moteurs), et de « lâcher » le robot dans une arène. Le robot va alors se déplacer d’une certaine manière dans l’arène, ce qui génère un comportement. Ensuite, on établit un calcul permettant d’attribuer un « score » à chaque comportement, ce qui revient à définir (implicitement) un comportement idéal. Dans le cas que nous présentons ici, tiré des travaux du groupe COGS de l’université du Sussex [Husbands et alii, 1994], les expérimentateurs avaient tracé sur le mur de l’arène un triangle et un rectangle. Afin d’obtenir un bon score, le robot placé au centre de l’arène avec une orientation aléatoire devait se diriger vers le triangle, mais pas vers le rectangle. Tout est maintenant en place pour procéder à un « évolution artificielle ». On commence avec une population de robots (par exemple, une centaine) ayant des génotypes aléatoires. À chaque génération, on prend les robots ayant eu les meilleurs scores (par exemple, 20 % de la population) et on utilise leurs génotypes pour générer ceux de la génération suivante. Ces nouveaux génotypes ne sont toutefois pas tous de simples copies des anciens : on introduit une certaine proportion de nouveaux génotypes, d’une part, par recombinaison entre les anciens et, d’autre part, par « mutation » (un 0 est transformé en 1, ou vice versa). Cela correspond tout à fait à l’esprit du schéma néodarwinien, d’une évolution par variation aléatoire des gènes et sélection des phénotypes.
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v1
G+ G-
v2 Entrées visuelles
D+ DSorties motrices
Figure 8. Un exemple des résultats après une évolution artificielle par algorithmes génétiques, chez des robots autonomes En haut, on voit le « réseau de neurones » reliant les entrées sensorielles (v1 et v2, à gauche) et les sorties motrices (les commandes sur les moteurs : G+, G-, D+ et D-, à droite sur la figure). L’architecture de ce réseau est « bizarre », et très différente de ce qu’aurait inventé un ingénieur humain. En bas, on voit le comportement d’un robot ayant cette architecture de commande : le robot se dirige efficacement vers le triangle (mais non vers le rectangle), quelle que soit sa position de départ.
Les résultats de ces expériences étaient souvent très intéressants. Dans l’exemple que nous avons cité, les robots de la première génération faisaient un peu « n’importe quoi », et leurs scores étaient assez bas. Mais au bout de 200 générations, la population convergeait vers des robots ayant tous des scores élevés. Qualitativement, leur comportement correspondait bien à ce que l’on pouvait attendre : placés initialement à un endroit quelconque, ils se dirigeaient vers le triangle. Fait intéressant, les architectures des réseaux de neurones des robots évolués semblaient, à première vue, « bizarres » et très différentes de celles qu’auraient inventées des ingénieurs humains, bien que, par une analyse rétrospective, il fût possible de comprendre comment l’architecture en question générait effectivement le comportement observé. Autre fait encore plus intéressant : si on répétait l’expérience un certain nombre de fois, à
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partir de populations initiales différentes, on obtenait généralement en fin d’expérience une population de robots avec de bons scores, mais les solutions n’étaient pas les mêmes d’une expérience à l’autre. Par exemple, dans l’une des expériences, les robots évolués étaient « borgnes », n’utilisant les entrées que de l’un de leurs deux capteurs. On retrouve ici une propriété bien connue de ce que les ingénieurs appellent les « problèmes inverses » : le comportement désiré est bien spécifié ; à partir d’une structure donnée, on sait déduire rapidement le comportement fonctionnel qui en résulte, mais il n’existe aucun moyen direct permettant de « remonter » du comportement désiré vers une structure qui va le produire. Les problèmes inverses possèdent une propriété incommode : il n’y a aucune garantie qu’une solution existe ; mais s’il en existe au moins une, il y en a probablement une pluralité sensiblement équivalentes. Autrement dit, ce sont des problèmes qui ne possèdent pas une solution unique optimale. Pour les problèmes commodes, ayant une seule solution, les méthodes classiques (dites « remontée de gradient ») sont efficaces ; mais face à des problèmes inverses, ces méthodes classiques s’écroulent. La technique des algorithmes génétiques, par contre, fonctionne bien sur ces problèmes inverses par ailleurs si incommodes, ce qui explique son utilité pour les ingénieurs. Mais revenons à la biologie. Quelle est la signification de ces expériences d’évolution artificielle par algorithmes génétiques pour la question qui nous intéresse, à savoir la critique du schéma néodarwinien ? La réponse est simple : elles illustrent à merveille l’importance cruciale de tout ce qui est invariant pour que l’évolution néodarwinienne puisse avoir lieu. Faisons la liste de tout ce qui, dans ces expériences, est invariant – et qui doit l’être. i) Tout d’abord, il y a l’existence même d’un réseau de neurones. En effet, il n’y a rien, dans la séquence de 1 et de 0 constituant le « génotype », qui spécifie que ce dernier doit « coder » un réseau de neurones. ii) Ensuite, il y a le « code » lui-même : la manière de mettre en correspondance chaque génotype possible avec un réseau de neurones bien spécifié. iii) L’existence même d’un robot, et le fait que le réseau de neurones se situe dans un robot avec comme fonction de relier les entrées sensorielles aux sorties de commande des moteurs. iv) Le fait que chaque robot se situe dans un environnement, et que sa structure va générer un comportement. v) Le choix d’un critère permettant d’attribuer un « score » au comportement. vi) La mise en place de tout le dispositif permettant le déroulement effectif du processus d’évolution ; notamment, la reproduction à chaque génération d’une population de robots, et les règles qui en spécifient les modalités. Or, ce qui est patent dans les expériences d’évolution artificielle employant des algorithmes génétiques, c’est que tous ces aspects invariants sont assurés par un deus ex machina, à savoir l’ingénieur humain. En particulier, on notera que c’est l’ingénieur
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qui fabrique les robots (réels ou simulés) avec leurs réseaux de neurones. Ce qui est apporté par l’information génétique – la spécification des valeurs précises de certains paramètres variables – n’aurait plus aucun sens s’il était coupé des processus matériels de fabrication qui, dans ces expériences portant sur l’évolution artificielle, sont très clairement assurés par ailleurs. On commence alors à mesurer l’ampleur de tout ce qui tombe dans la « tache aveugle » de la génétique dans le cas de l’évolution naturelle des organismes vivants ; car dans ce cas, évidemment, il n’y a nul deus ex machina pour accomplir les processus de fabrication. La seule solution possible (qui soit compatible avec une démarche scientifique, ne faisant pas appel aux miracles s’entend) est de prendre en compte le fait que les organismes vivants sont des entités ayant la propriété très particulière de se fabriquer eux-mêmes. C’est très précisément là où Jacob se trompe quand il dit que les informations génétiques « sont aussi les moyens de mettre ces plans à exécution ». Il attribue alors aux gènes un pouvoir magique qu’ils n’ont pas et qu’ils ne peuvent avoir. Quant à savoir comment un organisme vivant entier (dont les gènes ne sont que des composants) peut se fabriquer lui-même (et, partant, interpréter les informations réellement codées dans les gènes), c’est LA question fondamentale de la biologie, question dont la génétique ne reconnaît même pas l’existence. Nous y reviendrons à la section pages 71-75 consacrée à l’autopoïèse. Ce point fondamental est mis en évidence avec une telle clarté par les expériences d’évolution artificielle par algorithmes génétiques, qu’avant de poursuivre il sera instructif de l’illustrer par deux exemples supplémentaires plus proches de la biologie. Tous ceux qui ont réalisé de telles expériences savent bien que leur réussite ou non dépend essentiellement de l’art avec lequel les points i) à vi) ci-dessus sont mis en œuvre ; en gros, le choix de ce qu’il y a à encoder, et le choix d’un code. Ces points ne peuvent être eux-mêmes encodés, car ils sont la condition de possibilité en amont de tout code. Les exemples suivants en donnent des illustrations concrètes. Le premier exemple provient du travail de Karl Sims (1994). Le but de Sims était de produire des « créatures virtuelles », ayant des corps composés d’un certain nombre de « blocs », articulés par des joints flexibles et animés par des « muscles » sous le contrôle de circuits « neuronaux ». Ces créatures étaient alors plongées dans un milieu simulé par une physique réaliste, tel que l’eau ou une surface solide. Elles étaient alors sélectionnées pour leur capacité à réaliser certaines tâches, telles que nager, nager à la poursuite d’une source lumineuse, se mouvoir sur une surface, sauter sur une surface, ou s’approprier une cible en compétition avec une autre créature. Quelques exemples sont présentés dans la Figure 9. Ces expériences ont produit des ensembles de « créatures » aussi fascinantes qu’étonnantes. Certaines formes étaient familières, comme un poisson avec des nageoires ou une raie. D’autres créatures étaient efficaces dans l’accomplissement de leur tâche, mais leurs formes et leur style de mouvements étaient « bizarres » et totalement inhabituels. Cette prolifération exubérante de formes rappelle fortement celle qui s’est produite chez les premiers animaux multicellulaires à l’époque de
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Trois exemples marcheurs Trois exemplesde de robots robots marcheurs
Un Un sauteur sauteur
Deux Deuxnageurs nageurs
D’après Sims K., 1994 - 2 - [VII-62]
Figure 9. Quelques « créatures » de Sims, sélectionnées pour leur capacité à avancer dans un milieu simulé
« l’explosion cambrienne ». En effet, comme l’a souligné Gould (1991), il y avait à cette époque un grand nombre de formes « expérimentales », dont seule une fraction a survécu pour nous devenir familière aujourd’hui. En cohérence avec cela, le style que Sims a adopté pour présenter ses résultats était celui de l’histoire naturelle. Le but de ces expériences n’était pas de produire une forme unique « optimale », mais plutôt une diversité de solutions – un but pour lequel, comme nous l’avons dit, la technique d’évolution par algorithme génétique est particulièrement appropriée. Ainsi, l’intérêt de ces expériences ne réside pas dans l’évolution des « génotypes » eux-mêmes – en tant que tels, non interprétés, ils n’ont guère de signification – mais bien plutôt dans la diversité des formes et comportements des « créatures », autrement dit des « organismes ». Mais ce que l’on retiendra surtout ici, c’est que la réussite de Sims – manifeste et impressionnante – provient de ses qualités d’imagination, de créativité et de sûreté de jugement dans ses choix concernant : a) la manière de définir et d’engendrer les formes et fonctionnalités de ses créatures, et b) la manière d’encoder les diverses formes possibles dans des « génotypes ». Or ni (a) ni (b) n’étaient euxmêmes « codés » ; ils n’avaient pas besoin de l’être car ils étaient invariants pour chaque série d’expériences ; et ils n’auraient pas pu l’être, sans entrer dans une régression à l’infini qui n’aurait fait que compliquer (inutilement) la tâche. Le deuxième exemple est celui des « Biomorphs » inventés par Dawkins, et présentés pour la première fois dans son livre L’Horloger aveugle [Dawkins, 1986]. Cet exemple est particulièrement piquant dans la mesure où Richard Dawkins se présente volontiers lui-même comme un chantre de la théorie de l’évolution, qu’il interprète selon les
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Biomorphe de base avec huit embranchements Noël
F117
Arbre
Furieux
Reine des araignées
Insecte
Figure 10. Quelques exemples des « biomorphes » que Dawkins a produits par évolution artificielle Sur des bases simples, on obtient des résultats diversifiés et évocateurs de formes biologiques.
canons du néodarwinisme le plus strict. En effet, dans son célèbre livre Le Gène égoïste, il se livre à la provocation consistant à reléguer les organismes à un rôle subalterne. Selon lui, les organismes ne sont que le moyen inventé par les gènes pour mieux « se » reproduire. L’ironie, c’est qu’avec ses biomorphes, il exhibe de façon exemplaire ce que lui-même ne voit pas. En effet, les biomorphes sont des entités qui, même si elles sont purement statiques et ne présentent pas les comportements dynamiques des créatures de Sims, possèdent néanmoins des morphologies riches qui rappellent effectivement celles des organismes vivants. L’objectif initial de Dawkins était de générer des formes d’arbres, partant d’un tronc avec des branches et sous-branches. Or, l’utilisation de « Biomorph » a rapidement montré que l’algorithme n’était aucunement limité à la réalisation de différents arbres (sapin, pommier...), mais que l’on pouvait générer toutes sortes de formes, biologiques ou non. Dawkins a ainsi été très surpris de découvrir un biomorphe insectoïde avant de voir apparaître des avions, des chauves-souris, des candélabres...
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La réussite de Dawkins, même si elle est moins riche que celle de Sims, est néanmoins impressionnante. Mais ce dont Dawkins lui-même ne s’est apparemment pas rendu compte, c’est que sa réussite provenait de deux facteurs : a) le choix d’une façon astucieuse de générer les formes, et b) la manière d’encoder par une combinatoire (dans un « génotype » à 9 dimensions) les 500 milliards de formes possibles. Contrairement à ce que semble penser Dawkins, ni (a) ni (b) n’étaient « codés » dans les génotypes de ses biomorphes ; il a été (pour une fois) trop modeste, car c’est lui avec sa créativité d’être humain qui a inventé les invariants de ses biomorphes, y compris la manière de les matérialiser en utilisant la prothèse qu’est un ordinateur avec un écran. Faut-il le dire, ces aspects qui sont tombés dans sa tache aveugle ne résident pas non plus de façon codée dans les gènes de Dawkins lui-même.
Conclusions : la génétique n’est pas une science de l’hérédité L’analyse critique que nous avons menée dans les sections précédentes consolide un certain nombre de conclusions, à la fois positives et négatives. Positivement, elle confirme : – l’identification de la nature différentielle de la génétique et, partant, du cadre néodarwinien ; – la très grande cohérence de ce cadre, avec ses prolongements dans la biologie moléculaire et ses affinités électives avec la cybernétique et les théories de l’information. Négativement, elle confirme que ce qui manque à la génétique, qu’elle soit mendélienne ou moléculaire, est bien ce qui touche aux aspects invariants (et qui doivent être invariants pour que l’information codée dans les gènes existe et fasse sens). Il peut être utile de résumer cela par une formule : contrairement à ce que l’on présuppose habituellement, la génétique n’est pas une science de l’hérédité. Il est vrai que la génétique est parfaitement adéquate en ce qui concerne la transmission de génération en génération de certaines différences phénotypiques qui peuvent être codées par des différences génétiques. Et il est vrai aussi que pour la théorie darwinienne de l’évolution, où l’accent est mis sur la sélection naturelle et in fine sur la reproduction différentielle, la génétique est parfaitement pertinente – d’où son intégration dans le schéma néodarwinien. Mais à un niveau plus fondamental, l’hérédité est en tout premier lieu une question de la reproduction non pas de différences, mais du même au même. Aucun organisme vivant actuellement présent sur la planète Terre n’est le produit d’une génération spontanée à partir de la matière inorganique. La grande règle est que la vie provient de la vie ; chaque organisme vivant est issu de la reproduction de ses ancêtres qui étaient également des organismes vivants. Par exemple, un couple de chats produit une progéniture, sous forme de chatons, qui vont se développer pour devenir des chats adultes qui ressembleront à
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leurs parents. Comme Pasteur s’est si soigneusement appliqué à le démontrer, la même règle tient même pour les microbes : ceux-ci ne surgissent jamais par génération spontanée, mais toujours par la reproduction d’autres microbes vivants qui les ont précédés. Il est important de souligner que cette observation – le fait que la vie soit engendrée par la vie – n’est pas un point d’aboutissement, mais au contraire un point de départ. Elle renvoie à la question : qu’est-ce que la vie, pour qu’elle puisse engendrer la vie ? On verra plus tard, pages 69-78, que la clé de cette énigme réside dans le fait qu’avant même qu’il soit question d’un engendrement de génération en génération, chaque organisme vivant est un processus qui s’engendre lui-même d’instant en instant. Mais revenons pour le moment à notre critique des limites du schéma néodarwinien. Quand on met de côté la question des différences informationnelles – ce qui est le véritable domaine de prédilection de la génétique – pour poser celle de la reproduction à l’identique, la pauvreté extrême de ce schéma saute aux yeux. En effet, que nous dit le néodarwinisme pour répondre à cette question ? Sa réponse comporte deux parties : (i) les gènes « se reproduisent » à l’identique, (ii) le « programme génétique » contenu dans les gènes engendre l’organisme. Examinons de plus près chacun de ces deux points. En ce qui concerne (i), il est tout simplement faux de dire que les gènes « se reproduisent ». Laissées à elles-mêmes, des molécules d’ADN dans un tube à essai ne se reproduisent pas11. Certes, elles peuvent être copiées, ce qui est une propriété importante du point de vue de la théorie de l’information ; mais ce n’est pas la même chose. Prenons une analogie un peu brutale. Un texte écrit sur une feuille de papier peut être copié – à la main, s’il s’agit d’une écriture alphabétique, ou alors par une photocopieuse. Cependant, cela ne reviendrait à l’esprit de personne de dire que le texte « se reproduit »12 – car dans ce cas, on a trop conscience de la nécessité du dispositif qui effectue la copie. Mais au fond, il en est de même pour l’ADN. Pour qu’une molécule d’ADN soit copiée, il faut tout un ensemble de conditions très particulières : des précurseurs, une source d’énergie, des enzymes spécifiques, et caetera, le tout dans une configuration particulière. Dans la nature, ces conditions ne sont réalisées que dans le contexte d’une cellule vivante. Autrement dit, pour que l’ADN puisse être reproduit, il faut qu’il y ait déjà un organisme vivant. En ce qui concerne le point (ii), les limites du schéma néodarwinien en tant que véritable explication d’un processus d’engendrement sont encore plus flagrantes.
11. En fait, comme Lewontin (2003) l’a fait remarquer, il y a peu de molécules biologiques qui soient aussi chimiquement inertes que l’ADN. C’est bien ce qui explique le fait que l’on puisse récupérer l’ADN des mammouths gelés dans les glaces, des momies égyptiennes, ou aujourd’hui à partir de quelques traces à des fins criminologiques. 12. Même si ce texte comprenait des instructions sur la manière de construire une photocopieuse, il faudrait un ingénieur humain pour comprendre le texte, et surtout pour effectuer la construction matérielle de la photocopieuse. Donc même dans ce cas, il n’est pas exact de dire que le texte « se » reproduit.
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Comme nous l’avons dit, la notion même de « programme génétique » est l’héritière directe du schéma weismannien illustré par la figure 7. Mais quand on se tourne vers celle-ci pour demander une explication des processus par lesquels le plasma germinatif peut « engendrer » le soma, on se rend compte qu’il s’agit d’une pure pétition de principe, un « diktat » vide de tout contenu véritable. C’est à peine si on précise que ce schéma s’applique uniquement à la reproduction sexuelle chez les organismes multicellulaires : pour les organismes unicellulaires, la distinction entre une lignée germinale et une lignée somatique, et la possibilité d’une « séquestration » de la lignée germinale, n’existent même pas13. Or, dès que l’on reconnaît explicitement que le schéma weismannien concerne en premier lieu les organismes multicellulaires, l’examen même le plus superficiel révèle immédiatement que le processus qui conduit du plasma germinal au soma est celui de l’ontogenèse. En effet, la reproduction à l’identique d’un organisme multicellulaire adulte passe par la formation d’une cellule unique, l’œuf fertilisé, qui se développe pour former d’abord un embryon, puis après la naissance un jeune organisme, pour devenir enfin un adulte comme ses parents. Or il est frappant (mais ce n’est pas un accident) de constater que les néodarwinistes n’accordent pas beaucoup d’importance à la biologie du développement [Saunders, 1993]. Certains, comme Dawkins (1976) et Maynard Smith (1982), affirment sans ambages que le développement n’a rien à voir avec l’évolution14. Cette position a le mérite d’être cohérente ; mais il est clair qu’elle interdit d’emblée de comprendre comment un « génotoype » peut engendrer un « phénotype » (pour employer les termes modernes) ; et nous verrons plus en détail par la suite qu’elle empêche également de comprendre l’évolution elle-même. Beaucoup d’autres néodarwinistes se sentent plus gênés et essaient de trouver un moyen de reconnaître l’importance du développement, sans toutefois aller jusqu’à l’inclure dans leurs travaux. Par exemple, Dobzhansky et alii (1977) écrivent dans leur manuel que la biologie du développement est un domaine « d’une importance fondamentale pour l’étude de l’évolution »… et n’en disent plus un mot dans la suite de leur livre. Les néodarwinistes évoquent des arguments variés, mais en fin de compte ils agissent tous de la même manière : n’accordant aucune attention à l’ontogenèse, ils cherchent à expliquer l’évolution purement en termes d’avantages sélectifs. Mais en voulant tout expliquer concernant les formes et les comportements des organismes
13. Faut-il le dire ? La notion de « programme génétique » qui est ici critiquée ne vaut pas mieux pour les organismes unicellulaires que pour les organismes multicellulaires. La génétique bactérienne est tout aussi différentielle que la génétique des organismes multicellulaires, et présentent les mêmes limitations qui deviennent gênantes si elles ne sont pas correctement reconnues. 14. Mais on rappellera que quand il s’agit d’illustrer concrètement un processus évolutif, avec ses « Biomorphs », Dawkins lui-même a introduit un processus développemental – assez réduit peutêtre, mais absolument vital pour sa propre démonstration. Quand à Maynard Smith, il fut un temps où il écrivit (1975) « comprendre l’évolution exige que l’on comprenne le développement » ; mais il semblerait qu’il ait changé d’avis par la suite.
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vivants par la seule sélection naturelle, ils se mettent dans une posture fâcheuse, car ils s’obligent eux-mêmes à trouver non seulement un avantage sélectif à tout ce qui existe, mais aussi un désavantage sélectif à tout ce qui n’existe pas. Pour prendre des exemples caricaturaux mais clairs : comment expliquer qu’il n’existe pas de vaches sautant par-dessus la lune, ni même de cochons qui volent15 ? Pour le néodarwiniste, l’explication serait la suivante : il y a bien eu des vaches sautant par-dessus la lune et des cochons volants, produits par des mutations « aléatoires » ; seulement, expérience faite, le bilan coûts-avantages s’est avéré désastreux et ces animaux intéressants ont malheureusement été éliminés par la sélection naturelle ! L’explication autrement plus parcimonieuse (même si elle est un peu prosaïque), selon laquelle de telles créatures n’ont jamais pu exister pour être soumises à la sélection naturelle, ne leur est pas disponible. Ces exemples farfelus illustrent la difficulté générique pour le néodarwinisme à bien gérer le caractère « aléatoire » de la variation sur laquelle opère la sélection naturelle. En fait, la notion même de « l’aléatoire » ne fonctionne bien dans un contexte scientifique que si l’on peut déjà, par ailleurs, donner une bonne spécification de ce que sont les catégories entre lesquelles un processus probabiliste répartit les occurrences. Il est à noter que cette contrainte est très correctement satisfaite en ce qui concerne les mutations génétiques elles-mêmes : celles-ci ne sont pas quelconques, mais correspondent à une modification dans la séquence des nucléotides A, T, C et G. Le problème survient quand il s’agit de spécifier les variations phénotypiques qui correspondent à ces mutations. Si on n’a pas déjà précisé par ailleurs (a) la totalité des formes possibles16 et (b) la manière d’encoder ces différences par des différences génétiques, la tâche est impossible ; mais, comme nous l’avons vu, ce sont précisément des aspects invariants sur lesquels la génétique n’a aucune prise. Ces difficultés ne s’amenuisent pas quand il s’agit d’expliquer des formes qui existent réellement. Prenons un exemple, initialement dû à D’Arcy Thompson (cité par Saunders, 1993) : imaginons que nous ayons à expliquer la forme de la petite méduse de la figure 11 (à gauche) :
15. Ces exemples appartiennent à la culture anglaise. Le premier est tiré d’une chanson enfantine : « Hey diddle diddle/ The cat and the fiddle/ The cow jumped over the moon/ The little dog laughed/ To see such fun/ And the dish ran away with the spoon ». Le deuxième provient de l’expression « When pigs will fly », pour désigner de façon ironique une éventualité n’ayant aucune chance de se produire ; l’équivalent en français serait « Quand les poules auront des dents ». 16. Dans des travaux exemplaires, portant sur le nombre et l’emplacement des apertures dans des grains de pollen, Gouyon et ses collaborateurs (Ressayre et alii, 2002) se sont employés à identifier le mécanisme qui génère de façon combinatoire le jeu complet des possibles, qui sont ici au nombre de 32. Ce travail, qui en tant que tel ne doit rien à la génétique, constitue un excellent préalable pour une réintroduction appropriée de la génétique – sous la forme d’une identification des différences génétiques qui peuvent alors réellement « coder » la ou les forme(s) de pollen produite(s) par une plante donnée.
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Figure 11. La production de formes naturelles À gauche, la méduse Cordylophora ; à droite, une goutte de fioul tombée dans de la paraffine.
D’après D’Arcy Thompson
L’explication néodarwinienne consistera à identifier l’avantage sélectif apporté par cette forme actuelle, et par quelle séquence de petites améliorations la méduse a pu évoluer à partir d’une forme ancestrale moins élaborée. La solution ne paraît pas immédiatement évidente ; mais supposons qu’en mettant l’ingéniosité qu’il faut, le néodarwiniste parvienne à proposer un scénario relativement plausible. Regardons à présent la partie droite de la figure 11, qui montre un objet ressemblant remarquablement à la méduse. Seulement, il ne s’agit pas d’un organisme vivant, mais d’une goutte de fioul qu’on a laissé tomber dans de la paraffine. Comment allonsnous en expliquer la forme ? Sûrement pas par la sélection naturelle de mutations aléatoires : une goutte d’huile n’a pas d’ancêtres, pas plus qu’elle n’a de génome. L’explication est tout simplement qu’au moment où la goutte est entrée dans la paraffine, des forces physiques ont agi de telle manière qu’elle a pris cette forme compliquée, sans que le processus soit « informé » de l’extérieur. Revenons maintenant à la partie gauche de la figure. Est-ce que la forme apparemment si élaborée de la méduse semble toujours le résultat d’un avantage sélectif ? Sûrement pas. L’essentiel de l’explication de cette forme réside tout simplement dans
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le fait qu’elle a pu être produite par un processus physique relativement simple. Mais que penser alors du scénario inventé par notre néodarwiniste ? Il paraît du coup futile et superflu. Il est à noter que du point de vue scientifique, le grand inconvénient de ce genre de scénarios est qu’ils sont pratiquement irréfutables ; mais du coup, ils ne constituent qu’un faux-semblant d’explication. À ses origines, le paradigme néodarwinien avait l’ambition précisément de surmonter ce genre de faiblesse dans le darwinisme classique, comme le montre cette citation de l’un de ses fondateurs, Julian Huxley (1942) : « Et finalement le darwinisme lui-même est devenu de plus en plus théorique. Une démonstration purement spéculative que tel ou tel caractère était ou pouvait être adaptatif suffisait à convaincre qu’il devait son origine à la sélection naturelle. Les études portant sur l’évolution se sont peu à peu réduites à de simples cas d’école d’adaptations réelles ou hypothétiques. Le darwinisme de la fin du dix-neuvième siècle s’est mis à ressembler à l’école de théologie naturelle du début de ce siècle. Un retour à Paley, pourrait-on dire, mais en ayant renversé sa philosophie en mettant la sélection naturelle à la place d’un artificier divin dans le rôle du Deus ex machina. »
L’ironie, bien sûr, c’est que le néodarwinisme de la fin du vingtième siècle ressemble étrangement à ce que Huxley écrit du darwinisme du dix-neuvième siècle. Le diagnostic que l’on peut porter sur cette déconvenue est le suivant : le problème provient de l’enthousiasme exagéré qui veut que le « programme génétique » forgé par la sélection naturelle puisse tout faire. À ce propos, il est révélateur de noter l’émoi provoqué dans la communauté des biologistes néodarwiniens par la découverte récente que le génome des mammifères (dont les primates et les êtres humains) ne comporte « que » de l’ordre de 30 000 gènes. Certains esprits se sont alors brusquement réveillés, en se demandant si 30 000 gènes suffisent, étant donné l’ampleur de tout ce que le « programme génétique » doit accomplir. Et c’est vrai qu’il y a de quoi s’inquiéter. Par exemple, le cerveau humain comporte 1011 neurones avec 1015 connexions synaptiques ; devant de tels chiffres astronomiques, 30 000 gènes semblent bien peu. Par ailleurs, la complexité de l’ontogenèse est telle qu’on peut avoir des doutes sur la capacité de seulement 30 000 gènes à la spécifier. Ce problème est démultiplié par le fait que le « programme génétique » doit non seulement assurer la régularité de l’ontogenèse dans des conditions normales, mais aussi toutes les variantes qui se produisent régulièrement dans des conditions différentes. Oyama (1985) en donne un exemple délicieux. Si l’on place des rats de laboratoire dans une cage surpeuplée à une époque de grande chaleur, on observe très régulièrement que certains d’entre eux choisissent de dormir suspendus par les dents au grillage qui forme le toit de la cage. Peut-on pour autant sérieusement supposer que le comportement « dormir suspendu par les dents » fut providentiellement inscrit dès son origine dans le « programme génétique » des rats ? Cela est manifestement absurde – rappelons
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qu’au moment où s’est fixé le « programme génétique » des rats, il y a quelques dizaines de millions d’années, il n’y avait pas encore d’êtres humains, et encore moins de laboratoires fonctionnant avec des cages à rats. La conclusion s’impose : à vouloir tout faire faire par le « programme génétique », celui-ci se trouve investi d’une mission impossible. D’ailleurs, on peut s’interroger sur ce réveil un peu tardif : ce que 30 000 gènes ne peuvent faire, est-ce que 100 000 ou même un million de gènes pourraient le faire ? Il est à craindre que la véritable leçon n’ait pas été comprise : on dit, par exemple, que, puisqu’il n’y a que 30 000 gènes, le programme génétique ne peut déterminer l’ontogenèse que « dans ses grandes lignes ». Mais comme nous avons essayé de l’expliquer, le problème est bien plus profond que cela. Quelle que soit la quantité d’information codée dans les gènes, cette information ne peut être interprétée, et encore moins utilisée dans un processus de mise en œuvre matérielle, que par des instances invariantes qui échappent à la génétique. Nous avons vu, à la fin de la section page 42-44, qu’il n’y avait aucune raison valable pour considérer que le « programme » qui est censé régir les régularités et invariances de l’ontogenèse soit « génétique ». Le moment est donc venu de se pencher plus directement sur les processus effectifs de l’ontogenèse qui sont, nous l’avons constaté, largement passés sous silence par la biologie néodarwinienne. On verra que non seulement le « programme » n’est pas « génétique », mais que la notion même de « programme » ne résiste pas à l’analyse critique.
L’ontogenèse La Forme et la Matière L’ontogenèse est le processus, extrêmement compliqué, qui conduit de la fertilisation de l’œuf au jeune adulte en passant par l’embryogenèse. D’ailleurs, l’ontogenèse se poursuit au-delà de la maturité par le vieillissement et (si une mort accidentelle ne survient pas avant, ce qui est le plus souvent le cas dans des populations naturelles) par la mort au terme d’une « durée de vie » caractéristique de l’espèce. Or, la régularité de ce processus est tout à fait remarquable ; il s’agit même de l’un des faits les plus saillants de toute la biologie. Les avortons et les embryons monstrueux sont très rares, surtout au regard de la nature manifestement très délicate du processus ontogénétique17. De plus, cette régularité est manifestement dynamique : l’embryon survit à de nombreuses perturbations, l’une des plus spectaculaires étant la division de
17. Le taux de « ratés » est probablement plus élevé qu’il n’y paraît, car des recherches relativement récentes indiquent qu’il y a beaucoup de fausses couches qui servent à éliminer des embryons monstrueux. Mais outre le fait que ce mécanisme d’avortement spontané précoce est lui-même une adaptation, le taux de réussite reste remarquablement élevé.
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l’embryon en deux (et ceci jusqu’à une étape étonnamment tardive), ce qui donne lieu non pas à deux demi-embryons mais à des jumeaux monozygotes très justement dits « identiques ». Cette étonnante régularité de l’ontogenèse est précisément ce qui rend superficiellement attrayante la notion de « programme génétique » : en effet, si le processus n’est pas « programmé », comment expliquer cette régularité ? Toutefois, nous avons déjà entrevu ce qu’il pouvait y avoir de problématique dans la notion de « programme génétique ». Tout d’abord, il n’y a aucune base (autre qu’une simple pétition de principe) permettant d’affirmer que le « programme » est « génétique ». En approfondissant la question – ce qui fera l’objet de cette section –, nous allons constater que c’est la notion même d’un « programme » (qu’il soit génétique ou non) qui est problématique. Allons droit au but : si les processus de l’ontogenèse ont jusqu’ici résisté à l’explication scientifique (autrement que par le faux-semblant d’un « programme »), c’est pour une raison profonde. Comme Oyama (1985) l’a très bien vu, cette raison réside dans un préjugé véhiculé par toute la pensée occidentale depuis Platon et Aristote, concernant la relation entre la Forme et la Matière. Ce préjugé consiste à considérer que la matière est en elle-même essentiellement inerte, ou au mieux le siège de processus chaotiques ; il s’ensuit que tout processus matériel « organisé » doit être « in-formé » à partir d’une source essentiellement extérieure au processus lui-même. Dans le cas d’un organisme multicellulaire en cours de développement, il existe deux réservoirs potentiels d’informations extérieures : d’une part, l’environnement (qui est manifestement extérieur à l’organisme) ; d’autre part, les informations génétiques. En effet, même si les gènes se situent physiquement dans les chromosomes nucléaires au cœur de chaque cellule, dans le cadre de la théorie weismannienne les gènes sont bel et bien épistémologiquement extérieurs aux processus somatiques18. Dans le cadre de la théorie néodarwinienne, il est donc tout à fait cohérent de postuler a priori que les ressources informationnelles sont réparties entre les gènes et l’environnement, et de chercher à définir leurs proportions respectives. C’est pour cette raison que l’analyse de variance partitionnée entre différences génétiques et différences environnementales prend une grande importance, et que l’on thématise une opposition de « l’inné » versus « l’acquis ». Mais qu’en est-il si les processus matériels ne sont ni inertes ni même chaotiques, mais possèdent des capacités intrinsèques d’autoorganisation ? Afin de comprendre comment une régularité morphogénétique peut exister sans qu’il y ait de « programme », il sera utile de commencer par un exemple qui relève 18. Cette extériorité des gènes par rapport aux processus somatiques de l’organisme lui-même ne fait que se renforcer avec la définition « moderne » de ce qu’est un gène directement dans les termes de l’ADN. Voir pages 88-91.
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Figure 12. Des flocons de neige, dessinés d’après des photographies au microscope Il existe en général une symétrie hexagonale, mais les formes sont riches et remarquablement diversifiées : on comprend rapidement qu’il n’existe jamais deux flocons de neige semblables. Cependant, à l’intérieur de chaque flocon, les six bras sont remarquablement similaires (sans être exactement identiques).
précisément du registre inorganique. Les flocons de neige sont dotés d’une structure remarquable. Chaque flocon possède six bras, dont chacun est muni d’une structure dentelée et crénelée d’une telle richesse qu’il n’y a jamais eu deux flocons identiques. Pourtant, à l’intérieur d’un flocon donné, chacun des six bras est remarquablement similaire aux cinq autres (sans que les six bras soient absolument identiques – voir la figure 12). Comment cela est-il possible ? Comment chaque bras peut-il « savoir » quelle forme est prise par les autres afin de s’y conformer ? La tentation est presque aussi grande que dans le cas de l’ontogenèse biologique de supposer qu’il doit y avoir un « programme » quelque part, extérieur aux bras eux-mêmes, qui les « informe » sur la morphologie qu’ils doivent prendre. Mais dans le cas du flocon de neige, on sait pertinemment qu’un tel « programme » n’existe nulle part : ni au centre du flocon, ni dans l’environnement qui l’entoure. L’explication, dans ses grandes lignes, semble en fait être la suivante [Begley & Carey, 1983]. Le processus de cristallisation de la glace est extrêmement sensible aux conditions précises et combinées de température, de pression et d’humidité. Si les six
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bras sont presque identiques, c’est parce qu’ils partagent la même histoire de fluctuations du microclimat dans lequel le processus de leur croissance se déroule. Le caractère unique de cette histoire est démultiplié par le fait qu’un autre facteur déterminant pour la morphologie de chaque accroissement, à savoir la forme du bras préexistant à ce moment-là, est également (d’instant en instant) identique pour chacun des bras mais (progressivement) différent d’un flocon à un autre. En clair, l’étonnante similitude des six bras n’est rien d’autre qu’une application stricte de ce principe scientifique par excellence, selon lequel les mêmes causes produisent les mêmes effets. L’exemple des flocons de neige illustre bien la capacité des processus matériels à s’auto-organiser en donnant lieu à des formes éventuellement « complexes ». Or, à bien y réfléchir, les bases physiques de la morphogenèse matérielle sont nécessairement les mêmes chez les organismes vivants que dans des processus inorganiques. Dans les deux cas, les seules forces qui soient capables de faire bouger la matière sont des forces physiques – des forces mécaniques comme la pression hydrostatique ou la viscosité, des forces électromagnétiques comme l’attraction ou la répulsion électrostatique, les forces de Van der Waals, la polarité hydrophile-hydrophobe, etc19. Nous verrons dans la section suivante (pages 69-78) ce qui distingue les organismes vivants des processus purement physico-chimiques ; mais d’ores et déjà, on peut affirmer qu’il n’y a rien dans les processus du vivant qui fasse intervenir des forces autres que celles des lois physico-chimiques. En particulier, les gènes – quelles que soient leurs propriétés par ailleurs – ne sont en aucune façon des petits « sculpteurs » capables de façonner matériellement les formes des organismes vivants, au moyen de forces qui leur seraient propres20. Nous avons déjà vu un exemple de la proximité de la morphogenèse du vivant et de la morphogenèse physique, avec la méduse de D’Arcy Thompson illustrée dans la figure 11. Notre analyse des régularités remarquables dans la morphogenèse des flocons de neige aboutit à deux conclusions importantes. Tout d’abord, si « programme » il y a, il n’est localisé nulle part ; il est « distribué » sur l’ensemble des éléments qui entrent en interaction au cours du processus, sans en privilégier aucun. En second lieu, ce « programme » ne préexiste pas aux processus en question ; « l’information », si l’on tient à garder ce concept, est créée au fur et à mesure, en temps réel, par le processus même qui « l’exprime ». En fait, une véritable explication de la morphogenèse en
19. Quand il s’agit de la morphogenèse d’un organisme vivant, ces forces s’exercent évidemment à l’intérieur du corps de celui-ci. 20. C’est pourtant ce que Jacob laisse entendre quand il dit que les informations génétiques « sont aussi les moyens de mettre ces plans à exécution ». Cependant, il serait sans doute plus conforme à l’esprit du concept de « programme génétique » de considérer que celui-ci se contente de donner les instructions, comme l’architecte donne ses instructions au maçon. On notera l’implication : une fois que l’architecte a dit son mot, on considère que le travail du maçon va de soi et, d’une certaine manière, « ne compte pas ». Cette attitude de mépris vis-à-vis du travail manuel n’est peut-être pas non plus étrangère à la fascination exercée par la notion de « programme génétique ».
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termes physiques rend tout à fait superfétatoire la notion même d’un « programme ». Qu’en est-il dès lors du « programme » biologique qui est censé « informer » l’ontogenèse des organismes multicellulaires ? Dès que l’on se penche sur les processus réels de l’ontogenèse, il apparaît clairement que, si les causes efficientes de l’ontogenèse s’enchaînent les unes aux autres avec une grande fiabilité, c’est essentiellement parce que leur organisation s’appuie sur des régularités qui sont produites de manière fiable par le processus de développement lui-même21.
Les premières étapes de l’embryogenèse Les toutes premières étapes de l’embryogenèse, qui sont communes à un grand nombre d’animaux multicellulaires (notamment les vertébrés et les échinodermes22), sont représentées schématiquement dans la figure 13. Une analyse relativement simple de ces étapes suffit pour révéler qu’il s’agit d’un processus « historique » qui crée luimême, au fur et à mesure, les conditions de son propre déroulement ultérieur. Ainsi,
a
b
c
d Ébauche de cavité intestinale
Fluide
Endoderme Mésoderme Ectoderme
Figure 13. Quatre étapes dans l’embryogenèse précoce des animaux multicellulaires a) l’œuf fertilisé, b) la morula, c) la blastula, d) la gastrula.
21. Pour éviter les malentendus, précisons que nous considérons ici les invariances ; dès lors qu’il s’agit d’expliquer des différences, l’information génétique retrouve tous ses droits. Ainsi, s’il s’agit d’expliquer pourquoi la descendance d’un cochon ne ressemble pas à celle d’une chatte, les différences génétiques redeviennent pertinentes. 22. Ce schéma ne s’applique pas aux insectes.
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les premières divisions cellulaires donnent lieu à la morula, amas de cellules peu différenciées possédant une forme globale sphérique (voir la figure 13b). Pourquoi la morula est-elle sphérique23 ? Essentiellement pour la raison en vertu de laquelle une gouttelette d’huile suspendue dans de l’eau l’est également : l’énergie libre des contacts des cellules (ou des molécules d’huile) entre elles étant moindre que celle des contacts avec le milieu aqueux, la forme qui minimise l’énergie libre globale est celle qui minimise le rapport surface/volume; dans un espace à trois dimensions, et cette forme est une sphère. Ce mécanisme n’est nullement inscrit « dans les gènes ». Par conséquent, la forme qui en résulte ne peut l’être non plus. Par ailleurs, les interactions des cellules entre elles et avec le milieu environnant qui conduisent à la réalisation effective de la forme, si elles sont parfaitement prévisibles, sont produites par le processus embryologique lui-même et ne sauraient donc lui préexister. Cette caractéristique « historique » du processus embryologique ne fait que s’accentuer lors des étapes ultérieures. En raison même de la forme sphérique de la morula, certaines cellules vont se trouver à la surface en contact avec le milieu extérieur, alors que d’autres seront à l’intérieur entourées d’autres cellules. Cette différence se présente à la seule condition que la morula soit effectivement sphérique ; du point de vue de l’organisation de l’embryogenèse, elle peut donc être utilisée comme un signal parfaitement fiable pour déclencher une différenciation appropriée entre les deux types de cellules. En l’occurrence, les cellules intérieures réagissent en sécrétant un fluide. Ceci explique comment il se fait que l’embryon prenne ensuite la forme d’une blastula, une sphère creuse à paroi épithéliale (figure 13c). Résultant de la forme précédente, la blastula est à son tour la précondition pour la formation du stade qui lui succède. En effet, la forme de la sphère creuse offre la possibilité du mouvement particulier dit de « gastrulation » : un groupe de cellules initialement situées à la surface extérieure plongent dans le centre de la sphère pour donner la forme très caractéristique de la gastrula. Comme on le voit dans la figure 13d, ces cellules forment l’endoderme et l’ébauche de l’intestin ; les cellules restées à la surface forment l’ectoderme, qui donnera lieu à la peau et aussi au tissu nerveux ; les cellules situées entre l’ectoderme et l’endoderme forment le mésoderme, qui sera à l’origine du squelette, des muscles et du sang. Encore une fois, la tâche de l’embryologie est de déterminer de quelle manière les signaux qui déterminent cette triple différenciation cellulaire sont reliés aux particularités de leurs positions respectives dans l’embryon. En un certain sens, la topologie relationnelle entre endoderme, ectoderme et mésoderme est tout à fait contingente ; mais dans un autre sens, on comprend qu’elle devient inéluctable précisément dans la mesure où elle provient du processus embryologique lui-même. Autrement dit, c’est précisément la mise en 23. Plutôt que d’être une feuille plate à deux dimensions, un filament à une dimension, ou bien simplement une collection de cellules dispersées dans le milieu.
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évidence du fait que « l’information » nécessaire pour organiser le processus ne lui préexiste pas, mais qu’elle est constituée au fur et à mesure par le processus lui-même, qui constitue une explication scientifique de la grande régularité et de la fiabilité de l’ontogenèse24.
Au-delà de l’intérieur vs l’extérieur Les possibilités d’une organisation de ce type, loin de s’estomper, vont se démultiplier au fur et à mesure que l’embryon se développe en se complexifiant. Dans ces régularités relationnelles, il est à noter qu’il n’existe pas de distinction essentielle entre celles qui sont « internes » à l’organisme et celles qui relèvent de ses relations « externes » avec sa niche écologique. Par ailleurs, comme Jacob (1981) lui-même l’a souligné, l’organisation biologique est typiquement un bricolage qui se caractérise par sa nature essentiellement contingente et opportuniste. Puisque ces aspects sont importants, non seulement pour les questions de la localisation et de la préexistence d’un « programme », mais plus généralement au regard de la question de l’inné et de l’acquis, il sera utile de les illustrer par un exemple provenant d’une étape de développement beaucoup plus tardive. Cet exemple, tiré d’Oyama (1985), concerne l’organisation d’un moment critique dans le développement d’une certaine espèce de moucheron : l’éclosion du jeune adulte qui sort du cocon. Il se trouve qu’en raison du climat de la région où vit cette espèce, ce problème est délicat. Dans ce lieu géographique particulier, les nuits sont très froides, de sorte que si le jeune moucheron sort pendant la nuit, il mourra de froid. D’un autre côté, les journées sont extrêmement chaudes et sèches, de sorte que s’il sort en plein jour, il mourra « grillé » avant que ses ailes et son corps n’aient eu le temps de se durcir au contact de l’air. Pour survivre, il faut qu’il sorte à un moment très précis du petit matin, quand il commence à faire un peu plus chaud mais avant les grandes chaleurs sèches. On aurait pu penser qu’il existe une solution relativement simple et logique à ce problème : il suffirait que le processus d’éclosion soit déclenché par un récepteur thermosensible. Mais il s’avère qu’une telle organisation ne serait pas viable. La mise en route du processus d’éclosion requiert un certain temps avant d’aboutir; de sorte que si le processus était déclenché par une augmentation sensible de la température, le temps que le jeune moucheron sorte effectivement de son cocon, il ferait déjà tellement chaud et sec que le moucheron serait bel et bien grillé. 24. Cela ne veut pas dire qu’il suffirait de mettre en boule des cellules dont on aurait détruit les noyaux par un laser, pour obtenir le développement d’un embryon. Les propriétés de la surface d’une cellule dépendent en grande partie des protéines qui y sont insérées ; et sans gènes, la cellule ne pourrait pas fabriquer des protéines. De plus, dans des cellules différenciées, les gènes qui sont « exprimés » – et, par conséquent, les protéines qui y sont fabriquées – sont différents ; et l’expression des gènes est régulée par des « facteurs de transcription » qui sont eux-mêmes des protéines fabriquées à l’aide d’autres gènes. Cependant, la régulation de l’expression des gènes doit in fine être déterminée par des signaux physico-chimiques générés par le processus de développement luimême.
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Comment se résout ce problème ? Il se trouve que dans cet endroit, il commence à faire jour une heure avant que la chaleur n’augmente. Donc, si l’éclosion est déclenchée par des photo-récepteurs, le moucheron sortira au moment idéal. Et c’est bien de la sorte que fonctionne cette espèce. Mais on mesurera toute la contingence de cette organisation. La lumière en tant que telle n’a aucune relation intrinsèque avec ce qui est pertinent pour la survie du moucheron. Et la preuve en est que, si cette espèce est déplacée dans un lieu où ces relations contingentes entre luminosité, chaleur et humidité ne sont pas établies, ce mode d’organisation n’est plus viable. Cet exemple illustre bien de quelle manière le déroulement même de l’ontogenèse peut créer des situations riches en occasions à saisir. C’est le moucheron lui-même, dans la logique de l’organisation de son ontogenèse, qui construit la possibilité que la lumière de l’aube puisse être le signe annonciateur de la chaleur. Sans le moucheron, « le milieu » n’est rien ; en tout cas, rien de tout cela. Réciproquement, l’organisation qui assure la régularité du développement ne peut pas être cantonnée à l’intérieur de l’organisme : le moucheron s’appuie sur certaines relations (décalage temporel entre lumière et chaleur) qui sont suffisamment fiables pour qu’il puisse bâtir l’organisation de son développement sur elles.
Conclusions : au-delà du programme génétique Ces quelques considérations sont évidemment extrêmement sommaires, et ne constituent en aucun cas une véritable théorie de l’ontogenèse qui, à vrai dire, reste à élaborer dans la quasi-totalité de ses détails. Comme nous l’avons vu page 62, les préjugés concernant la relation entre Forme et Matière, avec leur corollaire que des processus réguliers doivent être « programmés » par des « informations », ont dévoyé les recherches de leur véritable objet. Ce que la génétique – et partant, le cadre néodarwinien dans son ensemble – ne voit pas, c’est la construction d’invariances autoorganisées ; car, précisément, il s’agit de processus invariants basés, d’une part, sur les lois de la physique et de la chimie et, d’autre part, sur des relations essentiellement contingentes mais, en contexte, régulières et fiables. Or, ces lois invariantes ne sont codées nulle part. Nous avons fait valoir que « l’information » qui « guide » les processus ontogénétiques n’était localisée nulle part, mais distribuée sur la totalité des éléments matériels qui entrent en interaction au cours du processus ; et que, de surcroît, cette « information » ne préexistait pas au processus en question. Un « programme » qui n’est ni localisé ni préexistant par rapport aux événements qu’il est censé « diriger » n’explique évidemment rien du tout. Mais j’espère aussi en avoir dit assez pour montrer que l’abandon du concept de « programme » (génétique ou autre) ne rend pas impossible, loin de là, l’explication scientifique des régularités de l’ontogenèse. Comme nous l’avons déjà remarqué page 64, il y a un sens dans lequel la morphogenèse des organismes vivants n’est pas différente de la morphogenèse dans le monde inorganique ;
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elle se prête aux mêmes types d’explications en termes de structures dissipatives et de forces physico-chimiques. La différence – qui est certes de taille – est que les conditions aux limites qui, comme dans tout système physique, sont une cause des événements morphogénétiques sont aussi, dans le cas d’un embryon, le résultat des actions des organismes de la génération parentale. Il s’agit, en fait, d’un déploiement à l’échelle du temps de l’ontogenèse de la circularité causale de l’autopoïèse qui, comme nous allons le voir, est la caractéristique essentielle du vivant.
L’autopoïèse et la vie La vie existe-t-elle ? En 55-56, nous avons posé la question « qu’est-ce que la vie, pour qu’elle puisse engendrer la vie ? ». Pour commencer cette section, on notera que cette question est purement et simplement éliminée par la biologie néodarwinienne contemporaine, qui déclare que la vie n’existe pas (tout au moins en tant qu’objet d’étude). Dans La Logique du vivant, François Jacob (1987) le dit très clairement : « On n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires. » Citant le biologiste hongrois Szent-Györgi, Henri Atlan (1994) affirme : « La vie en tant que telle n’existe pas, personne ne l’a jamais vue... Le nom "vie" n’a pas de sens, car une telle chose n’existe pas. » Et Atlan de poursuivre : « Cela veut dire que la biologie étudie un objet, l’objet de sa science, qui n’est pas la vie ! L’objet de la biologie est physico-chimique. À partir du moment où on fait de la biochimie et de la biophysique, et où l’on comprend les mécanismes physico-chimiques qui rendent compte des propriétés des êtres vivants, alors la vie s’évanouit ! Aujourd’hui, un biologiste moléculaire n’a pas à utiliser, pour son travail, le mot "vie". » Surprenante et même choquante à première vue, cette affirmation selon laquelle « la vie n’existe pas » est néanmoins compréhensible ; car s’il y a une caractéristique qui est invariante chez tous les organismes vivants, c’est bien le fait que ce sont des entités qui se produisent elles-mêmes. Nous avons déjà vu dans notre discussion de l’ontogenèse, et notamment dans la section pages 61-65, que ce qui tombe dans la « tache aveugle » de la génétique et par conséquent du néodarwinisme, ce sont les capacités auto-organisatrices des processus matériels. Nous allons reprendre ce fil pour aborder la question, encore plus fondamentale, de la vie elle-même.
Les structures dissipatives : l’individuation physique et biologique Dans leur livre La Nouvelle Alliance, Prigogine et Stengers (1979) introduisent le concept des structures dissipatives qui se produisent spontanément, par brisure de symétrie, dans tous les systèmes loin de l’équilibre thermodynamique. En effet, de telles structures existent déjà dans le monde inorganique. Les tourbillons en
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(c)
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Chaleur
Figure 14. Les cellules de Bénard Un liquide est retenu entre deux plaques de verre horizontales, lesquelles sont chauffées par en dessous. Quand le taux de chauffage est faible, la chaleur se dissipe par diffusion ; mais au-delà d’un certain taux de chauffage, il se forme spontanément des courants de convection qui peuvent être visualisés. Vus du dessus, les courants montants s’organisent dans une configuration hexagonale.
fournissent un exemple prototypique. Parmi les exemples artificiels, on peut citer les « tourbillons de Bénard », ou encore une flamme de bougie. Parmi les phénomènes naturels, un bon exemple est donné par les cyclones. Simondon (1989) a proposé le terme « individuation physique » pour caractériser ce genre de structures dynamiques. En effet, ce sont des entités qui possèdent une capacité certaine à résister à des perturbations. Par exemple, une flamme de bougie peut vaciller sous l’effet des courants d’air ; mais si elle ne s’éteint pas, elle reprend par la suite le cours de son existence dynamique comme si de rien n’était. Néanmoins, comme Simondon l’a souligné, les entités exhibant ce genre d’individuation physique sont intrinsèquement éphémères : elles ne durent qu’aussi longtemps que certaines conditions externes, sur lesquelles elles n’ont aucune prise, se trouvent être maintenues. Ainsi, les tourbillons de Bénard s’évanouissent aussitôt que l’on cesse de chauffer par en dessous le liquide entre les plaques de verre. De la même façon, des cyclones peuvent se maintenir pendant des semaines (ce qui illustre bien leur capacité d’individuation, au point qu’on leur donne des noms). Mais à la longue, leur dérive incontrôlée les amène dans des zones où les conditions climatiques nécessaires à leur « fonctionnement » ne sont plus réunies, et ils disparaissent.
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Cette caractérisation de l’individuation physique fournit l’arrière-plan pour définir une « individuation biologique » – autrement dit, un organisme vivant. En effet, de ce point de vue, la propriété essentielle des organismes vivants est celle-ci : leur propre fonctionnement exerce un contrôle sur leurs conditions aux bords, de telle sorte que ces conditions restent dans les limites nécessaires à la reconduction de leur individuation. Les organismes vivants sont mortels, car ils ne peuvent jamais être à l’abri d’une perturbation grave et exceptionnelle de l’extérieur qui interrompt irrémédiablement leur individuation (tout comme la flamme de la bougie, déjà, peut être éteinte par un courant d’air). Cela est même nécessaire à la définition du « vivant », car s’il existait une entité (ou, mieux, un processus) qui ne pourrait en aucun cas mourir, il n’y aurait aucun sens à dire qu’elle est (à un moment donné) « vivante » [Maturana & Varela, 1980]. Mais en même temps, il découle de notre définition que tout organisme vivant est potentiellement immortel : son activité, consistant à maintenir ses propres conditions aux bords dans les limites nécessaires à son individuation, peut, en droit, continuer indéfiniment.
L’autopoïèse Ces considérations, conduisant à une définition scientifique de « la vie », ont trouvé une forme canonique avec la théorie de l’autopoïèse, due à Maturana et Varela (1980). Depuis son plus jeune âge, Maturana s’est posé inlassablement la même question : quelle est la caractéristique essentielle des organismes vivants ? Que doit être un organisme vivant pour qu’il puisse mourir ? L’approche habituelle à ce genre de question consiste à partir d’une définition de sens commun – de considérer qu’au fond on sait déjà suffisamment ce qu’est un organisme vivant, assez en tout cas pour dire sans hésitation qu’un chien est vivant alors qu’une pierre ne l’est pas – et d’examiner « empiriquement » les propriétés communes à toutes les entités ainsi catégorisées comme « vivantes ». Mais cette approche ne suffit pas. Maturana (1980) raconte comment, pendant de longues années au début de sa quête (et notamment en essayant de répondre aux questions de ses étudiants), il était obligé d’accepter que l’on pouvait reconnaître des systèmes vivants quand on en rencontrait, mais que l’on ne pouvait pas encore dire ce qu’ils étaient. Je le cite : « Je pouvais énumérer des traits des systèmes vivants, tels que la reproduction, l’hérédité, l’irritabilité, la croissance, et ainsi de suite. Mais jusqu’où devait-on continuer la liste ? Comment pouvait-on savoir si elle était complète ou non ? Afin de savoir quand la liste serait complète, il me fallait savoir ce qu’était un organisme vivant, ce qui me ramenait à la même question qui avait motivé l’élaboration de la liste. Je pouvais parler de l’adaptation et de l’évolution, du développement et de la différenciation, et montrer comment tous ces phénomènes étaient interconnectés par le phénomène de la sélection naturelle. Mais la question "Quel est le trait invariant des systèmes vivants autour duquel la sélection naturelle opère ?" restait sans réponse. Chacune de ces tentatives me ramenait au point de départ. »
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On dirait Alice au Pays des Merveilles, cherchant à atteindre le sommet de la colline mais se retrouvant à chaque fois en train de rentrer dans la maison ! On peut ajouter que si la voie de « la liste » ne peut aboutir, l’approfondissement d’un seul élément de la liste rencontre le même problème. Prenons, par exemple, le premier trait sur la liste de Maturana (et pas seulement de lui) : la reproduction. Première objection : les mules (par exemple) ne se reproduisent pas, mais est-ce que cela veut dire qu’elles ne sont pas vivantes ? Mais cette objection n’est pas très grave ; après tout, « c’est l’exception qui confirme la règle » et les organismes vivants qui ne se reproduisent pas sont bien des exceptions. Bien plus profonde est la même objection que celle qui invalide l’approche par une liste : si on ne sait pas déjà ce qu’est un organisme vivant, le fait que ce soit une entité qui « se reproduise » ne nous renseigne pas davantage. Par exemple, dans certaines conditions, des cristaux – et aujourd’hui, après l’épidémie de la maladie de la vache folle, les prions – « se reproduisent » ; s’ensuit-il pour autant qu’ils soient « vivants » ? À la suite de ces longues interrogations, Maturana s’est rendu compte qu’il fallait changer radicalement d’approche. Cependant, à la différence d’Alice, la réponse n’a pas été immédiate. C’est petit à petit qu’il a été amené à penser qu’il fallait caractériser les systèmes vivants non pas par référence à leur environnement ou leur contexte, mais par rapport à eux-mêmes en tant qu’entités autonomes. En 1969, il parla pour la première fois des systèmes vivants en disant qu’ils étaient constitués en tant qu’entités par la circularité des processus de production de leurs propres composants. En effet, une fois qu’on y pense, cette idée possède une évidence intuitive. Si on se demande ce qui fabrique un organisme vivant, il est clair que c’est... l’organisme lui-même. Que ce soit un animal, une plante ou un micro-organisme, les tissus et les organes sont le résultat d’un processus dynamique permanent de production ; les molécules qui les composent se renouvellent continuellement. Et cela n’est vrai que des êtres vivants. Toute machine fabriquée par des êtres humains, par exemple – que ce soit une usine entière, une machine-outil ou autre –, produit autre chose qu’elle-même, et en même temps elle est elle-même produite par autre chose qu’elle-même. Cette circularité « auto-référentielle » semble donc bien être une caractéristique essentielle des organismes vivants. En collaboration avec Francisco Varela, cherchant une formulation plus adéquate de la notion de « organisation circulaire », Maturana a inventé le mot « autopoïèse », du grec autos (soi) et poiein (produire). La définition canonique est la suivante [Varela, 1989] : « Un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau.
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Il s’ensuit qu’une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Ainsi, une machine autopoïétique est un système... à relations stables dont l’invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit). »
Nous sommes bien au cœur de notre sujet : un organisme vivant est un système dont l’invariant fondamental est sa propre organisation. Précisément parce qu’il s’agit d’un invariant, la génétique ne peut pas le voir.
L’automate de tessélation Le concept de l’autopoïèse est tellement fondamental qu’il est utile de l’illustrer par un exemple, afin de le rendre moins abstrait. Varela a proposé ce qu’il considère comme un « modèle minimal » de l’autopoïèse, que l’on peut simuler sur un ordinateur. Nous le présentons ici dans une forme légèrement modifiée [Bourgine & Stewart, 2004], qui évite certaines complications attachées à la version originale [McMullin & Varela, 1997]. Ce petit automate est représenté dans la figure 15. On le définit de la façon suivante :
C A +A
B D C C
A
B A A
A A
B
A
A
B B
A B
C
C C
A B
A
Figure 15. Une illustration schématique de l’automate de tessélation décrit dans le texte La partie élargie montre les processus ayant lieu dans une couche fine juste en dessous de la membrane : la production catalytique des composants B, et un composant B entrant dans la membrane en devenant un composant C. La réaction C " D correspond à la désintégration d’un composant C, ce qui laisse un trou dans la membrane. Les composants B sont normalement confinés par la membrane, mais peuvent s’échapper par des trous.
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a) L’automate comporte une membrane M. Cette membrane est fermée sur ellemême, de sorte qu’elle délimite un espace intracellulaire. Cette membrane est formée de composants C, assemblés pour former une surface bidimensionnelle (l’automate que l’on considère ici est tridimensionnel). b) Les composants C qui sont dans la membrane se désintègrent spontanément, pour former un produit D : C " D. En termes mathématiques, la vitesse de cette réaction dépend d’un paramètre kp qui correspond au taux de désintégration spontanée par unité de surface de la membrane. Le produit D ne s’intègre pas dans la membrane : il s’échappe vers l’environnement extracellulaire, laissant derrière lui un trou dans la membrane (ou bien, si le composant C qui vient de se désintégrer était déjà au bord d’un trou, celui-ci s’agrandit). c) Les composants B sont formés par une réaction entre deux molécules du substrat A : A+A " B. Cette réaction est catalysée par la surface intérieure de la membrane. En termes mathématiques, la vitesse de cette réaction dépend d’un paramètre ks qui correspond à l’efficacité de la catalyse. d) Le substrat A est librement disponible dans le milieu extérieur, avec une concentration fixe a0. A diffuse librement à travers la membrane. Puisque la concentration de A à l’intérieur de la membrane est diminuée par la réaction chimique A+A " B, il y a un flux net de A vers l’intérieur. e) La membrane est imperméable aux composants B, qui s’accumulent par conséquent dans l’espace intracellulaire. Deux composants B ne se combinent pas ; mais si un composant B rencontre le bord d’un trou dans la membrane, il s’attache à la surface et devient un composant C qui répare le trou : complètement, si le trou était dû à la désintégration d’un seul composant C ; partiellement, si le trou est plus grand. Toutefois, si le trou est plus grand qu’un composant C, il y a une probabilité finie que le composant B passera par le trou sans s’attacher aux bords. Cette probabilité augmente avec la taille du trou. Si un composant B passe effectivement par un trou, il se perd dans le milieu extérieur. Le comportement de cet automate peut être simulé directement, comme cela a été fait notamment par Varela (1989) et McMullin (1997). Mais on peut aussi décrire ce comportement mathématiquement25, ce qui permet d’obtenir une expression pour les relations entre les trois paramètres kp, ks et a0 qui permettent d’obtenir l’équilibre. 25. Techniquement, il faut d’abord établir des équations différentielles partielles et spatialisées portant sur a(x,t) et b(x,t), c’est-à-dire les concentrations de A et de B à chaque point du volume à l’intérieur de la membrane [Bourgine & Stewart, 2004]. Cela permet de décrire mathématiquement l’état d’équilibre dynamique, où #a/#t = #b/#t = 0, et ensuite, par intégration sur la totalité du volume intérieur, d’obtenir des équations ordinaires qui se rapportent à la condition d’équilibre. Il faut d’abord modéliser le processus de formation des trous, pour définir la fréquence des trous de chaque dimension. Cela permet de calculer les pertes de B par les trous et, par conséquent, de définir les relations entre les trois paramètres kp, ks et a0 qui permettent d’obtenir l’équilibre.
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Qualitativement, on comprend que ks et a0 (qui contrôlent le processus de réparation des trous) doivent être suffisamment grands par rapport à kp (qui contrôle la formation des trous). Si c’est le cas, l’automate peut continuer de « vivre » indéfiniment (et même de survivre à des perturbations extérieures qui provoqueraient la formation de trous supplémentaires). Par contre, si ks et a0 ne sont pas suffisamment grands par rapport à kp, la dynamique ne parvient plus à compenser la formation des trous. Il n’est pas difficile d’imaginer la suite. Certains des trous ne sont plus réparés à temps. Cela accélère les pertes de B, ce qui rend encore plus difficile la réparation des trous, qui s’agrandissent encore. Le système court à sa perte et à son effondrement en tant que système autopoïétique. Autrement dit, il « meurt ». Il convient de souligner le rôle fondamental de la membrane qui confine les interactions ayant lieu dans l’espace intracellulaire. Ces interactions reconstituent les composants et le réseau des processus qui les produit, en accord avec la définition de l’autopoïèse donnée pages 72-73. Mais avant tout, ces interactions rendent possibles la réparation de la membrane elle-même et le maintien de la propriété vitale de semiperméabilité à A mais non à B. Autrement dit, l’organisation du système est définie par la relation circulaire qui existe entre la membrane et le « métabolisme ». C’est cette circularité qui donne lieu à deux régimes bien distincts dans l’espace de phases de l’opération du système autopoïétique. Au-dessus de la condition d’équilibre, le système se maintient et peut même croître. En dessous de cette condition, le système entre dans une boucle de rétroaction positive et accélère sa course vers sa destruction totale26. Ainsi, la circularité de l’organisation accentue la séparation pour
Membrane Nécessaire pour catalyser le métabolisme et retenir les métabolites
Nécessaire pour reconstituer la membrane
Métabolisme
Figure 16. La relation circulaire entre la membrane et le métabolisme
26. Il s’agit d’un résultat assez général de la cybernétique, selon lequel une rétroaction positive donne lieu à une bistabilité. Ce résultat est thématisé par les travaux de René Thomas (1998).
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donner lieu à deux régimes de fonctionnement qui sont qualitativement différents. Comme la flamme d’une bougie, le système est soit « vivant » soit « mort ». S’il est vivant, il peut vaciller par moments (plusieurs trous peuvent se former), mais le système peut récupérer et perpétuer son existence comme si de rien n’était. Si le système est mort, par contre, rien ne peut le ressusciter ; il s’effondre et se désintègre totalement27. Il est à noter que la formulation de l’automate de tessélation présenté ici se focalise sur les transformations des composants matériels A, des molécules libres de B, des molécules de C intégrées dans la membrane, et le produit final D. Nous avons donc mis en avant des flux de matière. Toutefois, puisque l’on considère que les processus séquentiels – A+A " B, des molécules libres qui s’intègrent dans la membrane B " C, et la désintégration des molécules C " D – se produisent tous spontanément, le résultat global A+A " D correspond aussi à une dissipation d’énergie. Par conséquent, un système autopoïétique – dont l’automate de tessélation est un exemple prototypique et minimal – n’est pas à proprement parler une « chose ». C’est bien plutôt un pur processus, un pur flux à la fois d’énergie et de matière. C’est bien en tant que processus, qu’un système autopoïétique possède des propriétés d’auto-organisation et qu’il n’a pas besoin d’être « in-formé » par des informations extérieures (cf. page 62). Un système autopoïétique ne redevient une « chose », composée de matière relativement inerte, que quand il est mort.
Conclusions Ce qui est invariant chez tout organisme vivant, c’est son organisation autopoïétique. Il s’agit de la propriété absolument essentielle et fondamentale qui définit ce que c’est que la vie. Car le propre d’un système autopoïétique consiste très précisément, ni plus ni moins, à maintenir invariante sa propre organisation en tant que processus dynamique. Autrement dit, il s’agit en quelque sorte d’un méta-invariant qui englobe tous les autres. Puisqu’il s’agit d’un invariant – l’invariant le plus fondamental de tous –, il s’ensuit que la génétique ne le voit pas et qu’elle ne peut pas voir cet aspect des organismes vivants. Il est donc, après tout, parfaitement logique que la biologie moléculaire – issue de la synthèse néodarwinienne, elle-même issue de la génétique mendélienne – déclare que « la vie n’existe pas28 ». Mais il est clair qu’on ne peut pas accepter cette déclaration, sous peine d’admettre un divorce définitif et total entre génétique et biologie. 27. D’un point de vue technique, c’est encore la membrane qui rend possible l’opération d’intégration des équations différentielles spatialisées et, par conséquent, permet d’obtenir une formulation mathématique de la relation entre les paramètres qui est nécessaire à l’équilibre. C’est parce que la membrane permet au système de contrôler ses propres conditions aux bords, que la re-modélisation du système en tant que système dynamique déterminé par son état est rendue possible. 28. On pourrait nuancer ce propos. À l’expression imagée « la vie n’existe pas », on pourrait substituer « la vie n’est pas (actuellement) un objet d’étude ». La deuxième assertion aboutit au même hic et nunc, mais laisse la place au temps. Les perspectives qui s’ouvrent alors seront examinées au chapitre 3.
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Nous avons commencé cette section sur l’autopoïèse en reposant la question « qu’est-ce que la vie, pour qu’elle puisse engendrer la vie ? ». La théorie de l’autopoïèse met en avant le fait qu’avant même de se re-produire, les organismes vivants sont tout d’abord de purs processus qui s’engendrent eux-mêmes d’instant en instant. Cette propriété fondamentale possède deux corollaires importants. Le premier, c’est que les organismes vivants possèdent la propriété de pouvoir se réparer. Comme cela est illustré par l’exemple de l’automate de tessélation, l’autoréparation (en l’occurrence, des trous dans la membrane) découle du processus même de l’autopoïèse. Le deuxième corollaire, c’est que les systèmes autopoïétiques possèdent la capacité de véritablement se reproduire (et pas seulement, comme les gènes, d’être copiés). En effet, il suffit pour une cellule autopoïétique de croître (ce qui est un processus exactement du même type que son autofabrication permanente) jusqu’à doubler de volume, et puis de se diviser en deux. Certes, cette division doit elle-même être organisée, de sorte que chacune des deux nouvelles entités conserve l’organisation autopoïétique. Mais à cette condition (qui ne devrait pas être trop difficile à satisfaire, que ce soit dans l’automate ou dans la réalité), on finit avec deux cellules autopoïétiques là où il n’y en avait qu’une ; autrement dit, il y a reproduction. L’identification de la vie avec une organisation autopoïétique explique bien comment « la vie peut engendrer la vie ». On remarquera que l’exemple que nous avons donné d’un système autopoïétique minimal – l’automate de tessélation – ne contient pas de gènes. Cela est tout à fait délibéré, et illustre le fait que la vie en tant que telle ne peut, en aucun cas, être réduite à des informations génétiques. Cela ne veut pas dire, toutefois, que des organismes autopoïétiques ne peuvent pas posséder des gènes. Au contraire, tous les organismes autopoïétiques naturels que l’on connaît actuellement sur la planète Terre, même les bactéries les plus « primitives29 », sont des organismes vivants qui possèdent des gènes. Cela veut seulement dire que l’autopoïèse est une condition préalable nécessaire pour qu’un « matériel génétique » – qu’il s’agisse de l’ADN, de l’ARN, ou éventuellement des argiles dont Cairns-Smith (1985) a fait l’hypothèse qu’ils étaient les tout premiers matériaux génétiques – soit véritablement un gène. Ainsi, de l’ADN tout seul dans un tube à essai n’est pas vraiment un gène. Rappelons les deux propriétés fondamentales des gènes, d’après la définition 1 en p. 19-21 : (i) ce sont des entités corpusculaires, qui peuvent être copiées à l’identique de génération en génération ; (ii) ce sont des entités telles qu’une différence dans un gène, toutes choses suffisamment égales par ailleurs, est la cause d’une différence dans un phénotype observable30. Or, ces propriétés présupposent que les gènes soient déjà intégrés dans le fonctionnement métabolique d’une cellule vivante, avec une organisation circulaire (voir la figure 17). 29. D’après leur nom, les bactéries les plus primitives seraient les « archéobactéries ». Mais des recherches récentes indiquent que les archéobactéries sont apparues plus récemment que les bactéries. Cela n’affecte pas l’argument, car archéobactéries et bactéries possèdent toutes des gènes. 30. La définition « moderne » du gène, directement dans les termes de l’ADN, ne fait qu’accentuer le divorce entre génétique et biologie (voir la note 8 ci-dessus et les pages 88-91 ci-dessous).
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Gènes Nécessaire pour réparer, répliquer et transcrire les gènes
Nécessaire pour fabriquer les enzymes
Métabolisme
Figure 17. La relation circulaire entre le métabolisme et les gènes
Ainsi, les gènes doivent, d’une part, être produits, réparés et re-produits par le métabolisme ; et, d’autre part, ils doivent avoir une influence en retour sur le métabolisme, de sorte qu’une différence génétique soit la cause d’une différence dans le fonctionnement métabolique. Dans le cas des algorithmes génétiques de la section pages 53-55, par exemple les biomorphes de Dawkins, ces fonctions étaient assurées par Dawkins lui-même (avec l’aide de son ordinateur). Mais dans le cas de systèmes naturels, ces fonctions ne peuvent être assurées que par un système autopoïétique déjà en place.
Synthèses Les relations entre phylogenèse, ontogenèse et autopoïèse Dans les trois sections précédentes, pages 35-78, nous avons abordé les trois phénomènes majeurs de la biologie que sont la phylogenèse, l’ontogenèse et l’autopoïèse, et nous avons thématisé à chaque fois ce qui est invariant et, par conséquent, invisible à la génétique. Or, bien que ces phénomènes se déroulent sur des échelles temporelles très différentes – respectivement de l’ordre des millions d’années, des années et des secondes –, il existe des liens profonds entre eux, qu’il convient à présent d’expliciter. Commençons par les relations intimes qui existent entre la phylogenèse et l’ontogenèse. Premièrement, l’évolution des organismes multicellulaires n’est pas pleinement intelligible si on la considère comme la modification des formes adultes : ce qui est modifié, en réalité, ce n’est pas la forme adulte en tant que telle, mais le processus ontogénétique qui la produit. Ainsi – et contrairement à la théorie néodarwinienne – la variation proposée à la sélection naturelle est tout sauf aléatoire ; ne peuvent être proposées que des variations qui sont le résultat d’une modification ponctuelle de
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l’ontogenèse. Et puisque l’ontogenèse est soumise à des contraintes organisationnelles propres – comme nous l’avons vu pages 65-68 –, la phylogenèse est elle-même contrainte par ces considérations. Deuxièmement, et réciproquement, l’ontogenèse à un moment donné est ellemême le résultat de la phylogenèse. Elle est donc « bricolée », ayant toujours à tenir compte de l’organisation précédente. C’est ainsi que l’ontogenèse prend parfois les allures d’une « récapitulation » en raccourci de la phylogenèse. Ce serait même systématiquement le cas si la phylogenèse procédait toujours par l’ajout d’étapes supplémentaires en prolongement des ontogenèses précédentes. C’est ce que pensait Haeckel, qui promut la récapitulation au rang de « loi ». Un exemple connu est le fait que les embryons des mammifères passent par une étape où ils possèdent des branchies qui n’ont plus la fonctionnalité qu’elles avaient pour leurs ancêtres les poissons. Mais en fait, la récapitulation est loin d’être une règle générale. La raison en est que l’évolution procède souvent par néoténie, la forme plus « évoluée » ressemblant plus aux jeunes qu’aux adultes de la forme ancienne. Parfois, toute la partie ultérieure de l’ontogenèse de la forme ancestrale est mise à l’écart, celle de l’espèce nouvelle prenant une direction inédite à partir d’un stade relativement précoce. Un bon exemple en est celui des tuniciers, ancêtres probables des vertébrés. Les formes adultes des tuniciers étaient des animaux sédentaires, qui vivaient accrochés au fond marin. Cette forme était produite par métamorphose, après une première tranche de vie passée comme larve nageant librement. Les premiers vertébrés étaient peut-être des espèces chez qui cette métamorphose n’avait simplement pas lieu. Mais que ce soit par récapitulation ou par néoténie, il existe toujours une relation réciproque entre ontogenèse et phylogenèse. Troisièmement, la relation la plus profonde est simplement celle-ci : l’ontogenèse possède elle-même une origine phylogénétique. Il y a quelque 600 MA, à l’époque géologique appelée « période cambrienne », il s’est produit l’un des événements les plus remarquables de toute l’histoire de la vie sur Terre. Cet événement est appelé « l’explosion » cambrienne, pour la raison suivante. On sait que tous les animaux macroscopiques actuels appartiennent à l’un ou l’autre de sept phyla, ayant chacun un « Bauplan », ou architecture corporelle spécifique. Ce sont : les éponges, les coraux (y compris les méduses), les annélides (vers de terre, sangsues), les arthropodes (insectes, araignées, crustacés), les mollusques (coquillages, escargots, calamars), les échinodermes (étoiles de mer, oursins) et les chordés (y compris les vertébrés). Or, ces phyla sont tous apparus au cours de l’explosion cambrienne, dans un laps de temps étonnamment court – sans doute quelques millions d’années, mais, rapporté à l’échelle géologique, ce temps était si court qu’il apparaît comme un bref instant dans les traces fossiles. Plus encore, l’explosion cambrienne a été d’une créativité si riche et si débordante que non seulement tous les sept phyla actuels y trouvent leur origine, mais aussi qu’il y a eu également l’apparition d’un nombre au moins égal d’autres
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1 cm 1 cm
b
a
c
1 cm
1 cm
d
f e 1 cm
g
1 cm
1 cm
Figure 18. Quelques représentants de la faune de Burgess qui ne peuvent être rattachés à des taxons connus actuellement a – Nectocaris ; b – Hallucigenia ; c – Wiwaxia ; d – Opabinia ; e – Odontogriphus ; f – Dinomischus ; g – Anomalocaris. [D’après Gould, 1991]
Bauplan, dont certains sont touchants de « bizarrerie » à nos yeux, et qui se sont éteints sans laisser de descendants dans la suite de l’évolution. [Gould, 1991]. Sept de ces animaux étranges sont représentés dans la figure 18. Au niveau taxonomique des phyla, qui définissent les architectures fondamentales des corps animaux, il n’y a jamais rien eu de comparable ni avant ni après. En termes techniques, on appelle ce genre de foisonnement de formes nouvelles une « radiation » évolutive. Après l’explosion cambrienne, pendant 600 MA, il n’y a pas eu un seul nouveau Bauplan inventé [Buss, 1987]. Une configuration aussi remarquable – toute cette créativité architecturale comprimée dans une seule et très courte période – appelle une explication.
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Le point d’appui déterminant pour expliquer ce phénomène est le suivant. Juste avant l’explosion cambrienne, les organismes vivants étaient tous des unicellulaires, ayant une organisation autopoïétique et dotés d’une capacité à se reproduire. La reproduction est importante, car cela signifie que, dans certaines lignées cellulaires, il a pu y avoir une exploration de nouvelles formes d’organisation, dont celle d’une organisation multicellulaire. Cette exploration bénéficiait d’une grande liberté, et pouvait donc être audacieuse, pour trois raisons. Premièrement, l’échec d’une tentative de vie multicellulaire ne compromettait pas la viabilité des lignées cousines restées avec une organisation unicellulaire. Deuxièmement, la forme de vie multicellulaire fait advenir des niches écologiques inédites, avec des stratégies de vie tout aussi inédites. Par conséquent, la sélection naturelle différentielle mettant en compétition les anciennes formes unicellulaires et les nouvelles formes multicellulaires était pratiquement inexistante. Troisièmement, la diversité des niches écologiques ouvertes par la nouvelle vie multicellulaire était telle que la sélection naturelle différentielle des formes multicellulaires entre elles était aussi très réduite. Il y avait tellement « d’espace » (dans le sens abstrait et métaphorique d’un espace de formes possibles) qu’il n’était pas difficile d’esquiver la compétition – d’où la radiation évolutive. C’est cette situation qui changera plus tard, du fait même de l’installation d’une multitude d’organismes multicellulaires. À ce stade, une nouvelle forme de vie multicellulaire issue directement d’organismes unicellulaires entrerait immédiatement en compétition avec des formes bien établies et affinées par une sélection naturelle différentielle. On comprend que la nouvelle forme ne fasse pas long feu. C’est ainsi que s’explique, en partie, le tarissement de la créativité en termes de formes radicalement nouvelles. Aussi grande fût-elle, cette liberté d’exploration était néanmoins relative, car elle était soumise à des contraintes de deux types : « externes » et « internes ». La contrainte externe provenait du fait que les ancêtres immédiats des premiers animaux multicellulaires étaient des organismes unicellulaires ayant un métabolisme aérobie. Autrement dit, c’étaient des cellules qui avaient besoin d’une pression partielle d’oxygène dans leur milieu immédiat au-dessus d’un seuil minimal de l’ordre de 100 millibars. Quand il s’agit d’organismes unicellulaires dispersés dans leur milieu, chaque cellule est en contact direct avec ce milieu ; par conséquent, ce seuil s’applique directement au milieu extérieur. Par contre, quand il s’agit d’organismes composés d’un amas de cellules, seule une petite fraction de ces cellules est en contact direct avec le milieu extérieur ; de façon générique, la majorité des cellules sont entourées d’autres cellules. Puisque l’oxygène ne pénètre au centre de l’amas que par diffusion31,
31. Chez des animaux plus évolués, il existe bien sûr un système de circulation sanguine et de respiration pulmonaire. C’est ainsi que des animaux de la taille d’un éléphant ou d’une baleine peuvent exister. Mais même là, l’oxygène ne traverse les tissus que par diffusion ; et, surtout, des organismes ayant une telle complexité physiologique ne peuvent surgir immédiatement à partir d’ancêtres unicellulaires.
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le seuil minimal dans le milieu extérieur est démultiplié. C’est un fait que, pendant la majeure partie du temps après l’origine de la vie, le taux d’oxygène dans l’atmosphère était très faible (moins de 1 %). C’est seulement vers 800 MA, peu de temps avant l’apparition des premiers animaux multicellulaires, que ce taux est brusquement monté vers sa valeur actuelle de 20 % 32 [Reichholf, 1993]. Autrement dit, en raison de contraintes externes, la vie multicellulaire n’aurait pas pu apparaître plus tôt. La contrainte interne qui limite la liberté d’exploration est la nécessité absolue pour que l’ontogenèse soit auto-organisée. En effet, il ne suffit pas que les cellules issues de la reproduction33 restent collées les unes aux autres au lieu de se séparer, pour donner lieu à un organisme multicellulaire. Cela pourrait produire un amas de cellules plus ou moins identiques les unes aux autres, une « colonie » si l’on veut, mais en aucun cas un véritable organisme avec sa propre individualité. Pour cela, il faut qu’il y ait une différenciation cellulaire, et il faut que cette différenciation donne lieu à une morphogenèse ordonnée. Par ailleurs, il faut que la reproduction des différentes lignées cellulaires soit contrôlée, faute de quoi il y aurait des cancers dont on sait qu’ils sont mortels pour les organismes multicellulaires. Malheureusement, encore aujourd’hui nous ignorons presque tout de l’enchaînement précis de causes efficientes spécifiques qui donne lieu à la régularité de l’ontogenèse34. Nos seules connaissances positives à ce sujet – au-delà du fait qu’il doit y avoir de tels mécanismes, sinon les organismes multicellulaires n’existeraient pas – sont très générales. Ainsi, nous savons que des processus dissipatifs peuvent donner lieu à des régularités morphologiques, parce que la morphogenèse se produit spontanément dans des systèmes inorganiques. Par ailleurs, nous savons que des systèmes dynamiques non linéaires composés d’un grand nombre d’éléments exhibent spontanément des propriétés « auto-organisatrices35 ». Plus précisément : si un système de ce type est perturbé, il reviendra généralement vers sa trajectoire d’origine ; en même temps, il possède des solutions multiples, de sorte que s’il est perturbé au point de ne plus pouvoir revenir à la trajectoire initiale, il en empruntera une autre qualitativement différente. Cependant, bien que multiples, les solutions ne sont pas en nombre illimité ; pour un système donné, le nombre « d’attracteurs » de sa dynamique est bien défini.
32. Cette brusque augmentation peut elle-même s’expliquer. En raison des propriétés physiques du processus de création des planètes, l’atmosphère initiale de la Terre ne contenait pas d’oxygène libre [Reichholf, 1993]. 33. Par croissance et puis division, de sorte qu’il y a deux cellules là où il n’y en avait qu’une auparavant. 34. Cela provient en partie du fait que le problème est réellement difficile. Mais cela vient aussi du fait que le faux-semblant d’un « programme génétique » – une « explication » apparente qui en réalité n’en est pas une – masque jusqu’à l’existence du problème, et nous empêche par là même de l’aborder sérieusement. 35. En termes techniques : des systèmes dynamiques de ce type peuvent facilement « s’effondrer » (les valeurs de toutes les variables tendent vers zéro) ou « exploser » (certaines variables augmentent exponentiellement sans limite). Mais si le système est « stable » (autrement dit, s’il n’y a ni effondrement ni explosion), alors sa dynamique est caractérisée par un « paysage d’attracteurs ».
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Ces propriétés générales, bien que très peu précises, suffisent pour éclairer notre problème de l’origine des organismes multicellulaires. L’embryon d’un animal multicellulaire en cours de développement est bien un système dynamique non linéaire. Parmi tous les systèmes possibles en accord avec les lois physico-chimiques qui régissent le comportement des structures dissipatives, on peut tout d’abord éliminer ceux dont les solutions sont instables. En effet, de tels systèmes seront incapables de maintenir leur autopoïèse, et vont donc s’éliminer d’eux-mêmes par sélection naturelle « directe » bien en amont de toute sélection naturelle par reproduction différentielle. Ensuite, on peut regrouper les solutions restantes en fonction de la topologie des « plans du corps » qui en résultent. Comme nous l’avons dit, les solutions d’un système dynamique sont multiples, mais leur nombre n’est pas illimité. On ne connaît pas le nombre exact des « plans du corps » qui sont possibles, dans le sens où ils peuvent être générés par des systèmes dynamiques auto-organisateurs, car des recherches précises à ce propos restent presque entièrement à faire. Admettons, pour illustrer notre propos, que ce nombre soit d’une trentaine36. Nous sommes maintenant en mesure d’expliquer, dans ses grandes lignes, le phénomène de l’origine phylétique des animaux multicellulaires. – Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’animaux multicellulaires avant 600 MA ? C’est parce que des animaux multicellulaires ne peuvent exister que si la proportion d’oxygène dans le milieu est de l’ordre de 20 %. Des animaux multicellulaires sont apparus dès que cette condition a été satisfaite. – Pourquoi y a-t-il eu une période initiale de créativité intense, avec l’invention de 13 phyla inédits ? C’est parce que, dans cette période initiale, l’exploration de « l’espace de formes possibles » était relativement libre. Si l’on admet qu’il n’y a en tout et pour tout qu’une trentaine de formes possibles, les 13 formes dont l’existence est attestée en constituent une proportion significative. Quant aux 17 formes restantes, il se peut qu’elles aient existé, mais qu’elles aient très rapidement été éliminées par une sélection naturelle concurrentielle. Rappelons qu’aujourd’hui il ne subsiste que 7 des 13 formes initiales ; 6 de ces formes ont
36. Afin d’illustrer la façon dont des considérations topologiques peuvent conduire à une classification en termes d’un nombre restreint de formes possibles, on peut prendre le principe de la symétrie. Des objets tridimensionnels peuvent être regroupés selon le nombre d’axes de symétrie qu’ils possèdent, ce qui donne quatre formes de base : 3 axes donnent des symétries sphériques, 2 axes donnent des symétries radiales, 1 axe donne des symétries bilatérales, et aucun axe donne une forme irrégulière. L’automate de tessélation décrit pages 73-76 possède une symétrie sphérique ; il en est de même des premières étapes embryologiques, la morula et la blastula ; mais dès le stade de la gastrulation, tous les animaux multicellulaires possèdent au plus 2 axes de symétrie. De simples colonies n’ont souvent aucun axe de symétrie ; mais pratiquement tous les organismes multicellulaires ayant une véritable ontogenèse régulière possèdent soit 2 soit 1 axe de symétrie. La quasi-totalité des plantes multicellulaires et des animaux relativement « primitifs » comme les éponges, les coraux et les échinodermes possède une symétrie radiale. Les autres animaux – les annélides, les arthropodes, les mollusques et les chordés – possèdent une symétrie bilatérale.
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été éliminées par sélection naturelle. Il se peut aussi que certaines de ces 17 formes aient existé, mais que l’on n’en ait simplement pas (encore) trouvé de fossiles, voire même qu’elles aient été difficilement fossilisables. Il se peut enfin que certaines de ces formes ne se soient jamais produites – soit pour des raisons purement contingentes, soit parce que les formes en question ne pouvaient pas être produites par les processus morphogénétiques naturellement inhérents aux structures dissipatives. En effet, ce que nous avons appelé « l’exploration » des formes possibles, bien que relativement libre, n’était pas nécessairement exhaustive. – Pourquoi n’y a-t-il pas eu de création de « plans de corps » nouveaux depuis 600 MA ? C’est parce que l’exploration de « l’espace de formes possibles » n’était plus aussi « libre » dès lors que des formes de vie multicellulaires s’étaient installées et avaient pris leur essor. On comprend, en effet, qu’il y ait très peu de chances pour qu’une forme de vie unicellulaire réussisse à donner lieu aujourd’hui à des animaux multicellulaires ; car un tel « nouveau venu » subirait de plein fouet la compétition de formes déjà existantes qui ont eu tout loisir de se perfectionner par une sélection naturelle différentielle. Cet argument s’applique à toutes les époques postérieures à la première mise en place des animaux multicellulaires. Il s’applique également quelle que soit la forme du « nouveau venu » – que cette forme soit l’une des 7 existantes aujourd’hui (mais alors la compétition serait directe et féroce), qu’elle soit l’une des 6/13 ayant disparu (car les raisons ayant conduit à sa disparition restent fortes), ou qu’elle soit l’une des 17/30 dont il ne subsiste pas de trace (car les mêmes raisons restent également fortes). Une extension de ce type de raisonnement permet d’expliquer une autre caractéristique de l’évolution biologique : le fait qu’elle procède par une série « d’équilibres ponctués ». En effet, certaines formes peuvent rester virtuellement inchangées pendant de très longues périodes – des dizaines, voire même des centaines de millions d’années – et puis disparaître aussi rapidement qu’elles étaient venues. Ce phénomène s’explique en grande partie par la circularité de l’organisation du vivant. Fondamentalement, cette circularité est celle de l’autopoïèse elle-même ; à quoi se rajoute une circularité de deuxième ordre, celle de l’ontogenèse qui doit se re-produire de façon à la fois robuste et précise à chaque génération. Or, chaque composant d’une entité ayant une organisation circulaire fonctionne relationnellement par rapport aux autres ; il s’ensuit que les composants « se tiennent » les uns les autres. On peut illustrer ce principe relationnel par la métaphore des pierres qui constituent une voûte en plein cintre. Aucune pierre particulière ne peut bouger sans que les autres ne bougent ; mais sa propre immobilité oblige les autres également à ne pas bouger. Mais alors, si l’on admet la stabilité produite par une organisation circulaire, comment expliquer la « ponctuation » de l’équilibre ? Le fait est que si une organisation circulaire de ce type vient à se modifier, les modifications ont de bonnes chances d’être d’une ampleur
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considérable. En effet, dans ce cas, c’est toute l’organisation d’ensemble qui est à refaire. On comprend alors que dans ces conditions, des formes de vie radicalement nouvelles puissent apparaître. Sans que cela soit une explication nécessairement systématique des « ponctuations » de l’équilibre, on en vient actuellement à accorder une place très importante à des événements extérieurs qui modifient drastiquement les conditions de vie sur la Terre. L’augmentation brusque de la teneur atmosphérique en oxygène, qui a précédé de peu l’émergence des animaux multicellulaires, en est un bon exemple. Il est à noter que, puisqu’une partie très importante de l’environnement de chaque organisme vivant est constituée par d’autres organismes vivants, l’effet d’un événement extérieur est démultiplié par les réactions en chaîne provenant des relations des organismes vivants entre eux. C’est ainsi que l’on explique les « extinctions de masse » qui se sont produites à plusieurs reprises au cours de l’évolution terrestre [Gould, 1991]. L’une des plus connues est celle d’il y a 70 MA qui a conduit à l’extinction des dinosaures, probablement à la suite d’une collision avec une comète ayant eu un effet catastrophique sur le climat pendant quelques années de suite, avec notamment une espèce « d’hiver » due aux poussières qui arrêtaient la lumière du Soleil. Cela a tout d’abord produit un effet calamiteux sur la végétation qui dépendait directement de la lumière et, par voie de conséquence, sur les grands dinosaures qui dépendaient de cette végétation pour se nourrir. La réaction en chaîne s’est poursuivie avec les mammifères, qui existaient déjà depuis 100 MA environ, mais qui étaient cantonnés par la présence des dinosaures dans une niche écologique tout à fait mineure (ces premiers mammifères étaient tous de petits rongeurs). Un tout nouvel « espace de formes possibles » s’est alors ouvert aux mammifères, qui ont connu alors une radiation évolutive impressionnante. Très rapidement (sur l’échelle de temps de l’évolution), il y a eu l’apparition d’une gamme d’animaux allant des chauves-souris aux baleines, en passant par les taupes, les castors, les chiens et les chats, les girafes et les éléphants, et les primates. Cette « explosion », bien qu’à une moindre échelle taxonomique car confinée à l’intérieur de la classe des mammifères, exhibe le même type de propriétés systémiques que l’explosion cambrienne.
Lamarck et l’histoire naturelle Dans la section précédente, nous avons évoqué quelques événements saillants dans l’histoire naturelle de la vie terrestre : l’explosion cambrienne qui a marqué l’origine des animaux multicellulaires vers 600 MA, la radiation évolutive des mammifères à partir de la disparition des dinosaures vers 70 MA. Nous avons vu que la compréhension de tels événements exigeait que l’on tienne compte des relations profondes entre la phylogenèse, l’ontogenèse et l’autopoïèse, et notamment que l’on tienne compte du rôle fondamental joué par les invariances construites par
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l’autopoïèse d’abord, par l’ontogenèse ensuite. Nous avons vu aussi qu’il fallait tenir compte de la nature profondément historique de l’évolution biologique : les événements à chaque stade se produisent sur la base de la situation créée de toutes pièces par l’histoire antérieure. Or, cette dimension proprement historique de l’évolution biologique était au cœur de la pensée de Lamarck. Comme nous l’avons déjà remarqué pages 55-56, aucun des organismes vivants actuels n’est le résultat d’une génération spontanée à partir de processus matériels inorganiques. La vie provient de la vie. Mais si l’on remonte dans ce processus, il y a eu nécessairement à un moment ou à un autre une origine de la vie. Nous savons aujourd’hui que cette origine a eu lieu vers 3500 MA, très peu de temps après la formation de la planète Terre vers 4000 MA. Lamarck ne savait pas cela, mais il avait parfaitement bien compris le principe. Or, qui dit origine dit bien génération spontanée de la vie, précisément à partir de processus inorganiques. Et pour qu’une telle génération spontanée fût possible, les tout premiers organismes vivants ont dû être autrement plus simples que les organismes actuels, même les plus « primitifs » d’entre eux comme les bactéries. Sans avoir vraiment résolu l’énigme de l’origine de la vie, nous avons souligné pages 69-71 la grande proximité entre l’individuation physique et l’individuation biologique des structures dissipatives. Ayant cerné ainsi la nature des premiers organismes vivants, il est clair qu’ils étaient effectivement autrement plus simples que les organismes vivants actuels. À partir de là, il s’ensuit logiquement que l’histoire naturelle de la vie terrestre est nécessairement celle d’une complexification croissante dans la continuité des processus historiques par lesquels la vie engendre la vie. Tout l’effort théorique de Lamarck était arc-bouté sur la nécessité de comprendre cette complexification dans la continuité. Il est à noter, pour éviter tout malentendu, que ce constat n’implique pas que la phylogenèse soit téléologiquement guidée vers une forme ultime (ne serait-ce que l’homme !), ni qu’il existe une tendance intrinsèque à la complexification. À la différence de l’autopoïèse et de l’ontogenèse37, la phylogenèse est un processus totalement ouvert, sans finalité particulière. Localement, la phylogenèse est intrinsèquement symétrique, dans ce sens qu’une forme de vie peut être soit moins complexe, soit plus complexe que la forme ancestrale qui l’a engendrée. Seulement, le processus d’ensemble est borné par une asymétrie de base : en dessous d’un seuil minimal de complexité, l’autopoïèse elle-même ne peut plus être assurée. Ainsi, un processus qui commence juste au-dessus du seuil minimal, et qui à chaque pas de temps donne lieu à deux formes, l’une plus complexe et l’autre moins complexe, produira au cours du
37. L’autopoïèse est téléologique, car si la somme des processus locaux ne conduisent pas à la reconduction de l’organisation autopoïétique, l’organisme disparaît immédiatement. L’ontogenèse est aussi téléologique, car le processus développemental à partir d’un œuf fertilisé doit conduire à la fabrication d’un organisme adulte qui ressemble aux parents de l’œuf. Pour une discussion de la téléologie en biologie, voir Stewart (2000).
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Complexité
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Temps
Figure 19. La tendance à une augmentation de la complexité maximale au cours de l’évolution Localement, à chaque pas de temps, il n’y a aucune asymétrie : la progéniture peut tout aussi bien être moins complexe que plus complexe que ses ancêtres. Cependant, puisqu’il y a un seuil minimal de complexité nécessaire pour assurer l’autopoïèse, la complexité maximale tend à augmenter.
temps un ensemble de formes dont la majorité seront relativement peu complexes, mais dont le degré de complexité des plus complexes augmentera progressivement (voir figure 19). Ce point étant clarifié, revenons à la continuité historique de l’évolution. La pensée de Lamarck est aujourd’hui largement discréditée, notamment parce que sa doctrine de l’hérédité des caractères acquis heurte de plein fouet le dogme weismannien qui se focalise sur la continuité du plasma germinatif et qui nie toute possibilité d’un effet du corps somatique sur le germen. Mais cette objection est beaucoup moins importante qu’on ne le pense généralement. Tout d’abord, la doctrine de l’hérédité des caractères acquis n’est en rien essentielle à la pensée lamarckienne, et Lamarck lui-même ne lui accordait pas une importance particulière [Pichot, 1999]. Ensuite, et surtout, c’est le principe même d’une opposition entre « l’inné » et « l’acquis » qui s’évanouit dès lors que l’on renouvelle la question de l’ontogenèse comme nous l’avons fait pages 61-69, en révisant les préjugés classiques concernant la relation entre Forme et Matière. Il est à noter que tous les caractères qui résultent de l’ontogenèse sont nécessairement « acquis » au cours de la vie individuelle de l’organisme en devenir ! Est-ce à dire qu’aucun de ces caractères ne peut être transmis ? Dans un certain sens, c’est bien impossible : aucun organisme adulte ne transmet à ses descendants son propre nez, ou ses propres yeux, comme cela peut être fait avec un objet précieux comme un tableau de famille qui est littéralement transmis de génération en génération. Ce ne sont pas les « caractères » qui sont transmis, ni (seulement) les gènes, mais l’ensemble des conditions qui permettent au « système développemental » de se dérouler à nouveau en re-produisant l’ontogenèse typique de l’espèce [Oyama, 1985].
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Mais dès lors, le concept même de « l’inné » ne veut plus rien dire38 ; les régularités remarquables de l’ontogenèse restent toujours à expliquer, et ne doivent en aucun cas être hypostasiées par le faux-semblant d’un « programme génétique ». Lamarck avait donc plus raison, et moins tort, qu’on ne le pense généralement aujourd’hui. Ce n’est pas anodin, car le grand tort du schéma weismannien est de reléguer à l’arrière-plan les processus réels de l’ontogenèse, et les conditions à la fois matérielles et historiques dans lesquels ces processus se déroulent effectivement. En un mot, on en vient à oublier les organismes et leurs conditions de vie ; l’attention est focalisée exclusivement, dorénavant, sur le plasma germinatif (autrement dit, en termes modernes, sur les gènes). Le résultat est que la théorie néodarwinienne de l’évolution est curieusement anhistorique39. L’histoire réelle, riche en événements, en multiples formes et stratégies de vie, est ramenée à une simple question de changements dans des séquences de nucléotides. Et l’histoire ainsi édulcorée et tronquée peut elle-même être réduite à la situation synchronique de l’ensemble des séquences actuelles [Pichot, 1999]. Le divorce entre la génétique et une biologie des organismes est encore une fois patent. Le mérite de la vision de Lamarck, quelles que soient ses faiblesses et insuffisances par ailleurs, est de ramener l’histoire réelle au premier plan. Comme pour l’histoire humaine, on ne peut comprendre la situation actuelle que si l’on comprend l’ensemble des processus qui y ont conduit.
Interlude : objections Avant d’aborder, dans le chapitre 3, les perspectives d’avenir pour une biologie où la génétique serait remise à sa juste place, il convient de répondre explicitement aux objections probables d’un biologiste contemporain aux arguments critiques présentés dans ce chapitre 2. Le point central concerne la définition de ce qu’est un gène. La définition que j’ai proposée page 19, bien qu’historiquement correcte, n’est plus de mise aujourd’hui : elle n’est ni enseignée, ni employée dans les recherches de laboratoire. Pour fixer les idées, une définition contemporaine pourrait être : Définition 2. « Un gène est une séquence nucléotidique qui contient une longueur raisonnable sans triplet correspondant à des codons stop (en cadre de lecture ouvert, ou « ORF » = « Open Reading Frame »). Qui plus est, ces ORF sont traduits automatiquement en séquences d’acides aminés dans une ou plusieurs protéines, et on cherche les homologies dans les bases de données40. » 38. Pour mettre les points sur les « i », une fois de plus : il ne s’agit pas de disqualifier « l’inné » au profit de « l’acquis » : c’est le principe même du couple « inné versus acquis » qu’il convient de revoir [Stewart, 1993]. 39. Je dis « curieusement » car Darwin lui-même était, bien sûr, un grand naturaliste. 40. Comme je l’ai remarqué dans l’Introduction, il existe actuellement une pluralité de définitions. Cependant, toutes les définitions courantes font référence à des séquences de nucléotides dans l’ADN, et celle que je propose ici est représentative. On remarquera que cette définition emploie des termes techniques que je n’ai pas définis ici : « codons stop », « ORF », etc. Je renvoie le lecteur intéressé à n’importe quel manuel de génétique contemporain.
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Le glissement de la définition 1 à la définition 2 s’est fait progressivement, sans solution abrupte de continuité. Ainsi, on peut noter une définition intermédiaire, traduite du glossaire d’un manuel de génétique bactérienne in vivo [Joset et Guespin, 1993] : Définition 3. « Gène : l’unité génétique (fonctionnelle), anciennement équivalente au cistron : une partie d’une molécule d’acide nucléique qui porte l’information génétique qui code soit i) pour une chaîne polypeptidique… soit ii) pour un ARN stable. » On notera qu’en 1993 (c’est-à-dire un peu avant les premiers séquençages de chromosomes entiers), le gène était déjà défini par la protéine qu’il encode ; le rappel du mot « cistron » n’est mis là que pour montrer la continuité dans l’évolution du concept de « gène », et non pas pour souligner que « la génétique est aveugle à tout ce qui est invariant ». Ainsi, malgré la continuité, il y a une question qu’il ne faut pas éluder : l’introduction d’une référence fonctionnelle dans la définition de ce qu’est un gène (le rôle joué par l’ADN pour rendre possible la biosynthèse de protéines) ne suffit-elle pas à rendre caduque toute la critique de ce chapitre 2 ? À cela, il y a trois réponses. Premièrement, même si la fonction des gènes se limitait à leur rôle dans la synthèse des protéines, cela n’enlèverait pas leur caractère différentiel. En effet, ce rôle est foncièrement informationnel. Comme nous l’avons expliqué page 46, la notion même d’« information » présuppose que soient déjà mises en place des catégories entre lesquelles l’information va trancher ; et cette mise en place ne peut être l’œuvre du message codé lui-même. Cela se traduit, très concrètement, par le fait que de l’ADN tout seul dans un tube à essai ne fait rien du tout, et il est radicalement incapable de synthétiser des protéines. Pour que l’ADN puisse concourir à la fabrication de protéines, il faut que soient présents : les nucléotides nécessaires pour sa « traduction » en ARN-messager, des ribosomes, des ARN de transfert, des acides aminés, une source appropriée d’énergie (en l’occurrence, de l’ATP), et tout un ensemble d’enzymes. Il est vrai que les enzymes sont eux-mêmes des protéines ; par conséquent, si le système était convenablement « amorcé », il pourrait récursivement produire les enzymes. Il ne reste pas moins vrai que la seule situation naturelle où l’ensemble de ces conditions est rempli est celle d’une cellule vivante. Autrement dit, il faut qu’il y ait déjà de l’autopoïèse pour que l’ADN puisse jouer son rôle dans la fabrication de protéines. Deuxièmement, la fonction de l’ADN ne se réduit nullement à son rôle dans la fabrication de protéines. Comme nous l’avons déjà remarqué dans l’Introduction, si la seule fonction des gènes était de contribuer à la synthèse des protéines, la génétique serait tout simplement une sous-discipline de la biochimie, elle-même une sousdiscipline de la physiologie. Les gènes sont importants pour les organismes vivants parce que des différences dans l’ADN peuvent être la cause de différences dans tous les
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« caractères » de l’organisme entier. Nous verrons pages 129-131 que les gènes sont importants précisément parce qu’ils créent la possibilité d’une évolution des organismes autopoïétiques par sélection naturelle. Paradoxalement, les grandes découvertes de la biologie moléculaire à partir de 1953 ont fait plus de mal que de bien si on considère les relations entre génétique et biologie41. Au fond, elles ne changent rien à la nature intrinsèquement différentielle des informations génétiques ; mais en « réifiant » les gènes, elles ont occulté cette particularité (en effet, la génétique formelle n’est plus enseignée ni prise en considération par les chercheurs). Pire encore, ces découvertes ne rendent pas service quand elles réduisent toute considération des fonctions biologiques au niveau des protéines. Faut-il le dire, les organismes vivants ne sont pas réductibles à un sac de protéines. L’ironie, c’est que les gènes sont importants pour la biologie précisément parce que les effets d’une différence génétique s’étendent bien au-delà du niveau des protéines. Il suffit de se rapporter à la figure 6 de ce chapitre 2, qui sera reprise ci-dessous dans une forme spécifique dans la figure 20 du chapitre 3, pour se rendre compte de l’appauvrissement que cela représente. Amputées de tout ce qui se situe au-delà du niveau d’organisation des protéines, ces figures se réduisent à une peau de chagrin. Troisièmement, la vision actuelle qui accorde un rôle prépondérant aux gènes (sans reconnaître leur caractère différentiel) tire une grande partie de sa plausibilité d’une conception réifiée des organismes vivants. Plus précisément, on considère qu’un organisme n’est rien d’autre qu’un assemblage de molécules. Ainsi, on tient un raisonnement du type suivant : « Les gènes déterminent les protéines ; les protéines (qui sont des enzymes) déterminent les réactions biochimiques qui ont lieu dans les cellules, et déterminent donc la composition moléculaire des cellules ; par conséquent, les gènes déterminent la composition moléculaire, et, puisqu’il n’y a rien d’autre à déterminer, les gènes déterminent l’organisme. CQFD. » Dans cette optique, on comprend bien que le vivant en tant que tel ne soit pas un objet d’étude scientifique. La réponse est assez claire : les organismes vivants ne sont pas des « choses » (ils deviennent des « choses » seulement quand ils sont morts) ; comme nous l’avons dit, ce sont en quelque sorte de purs processus. Un aphorisme célèbre de Francis Crick a beaucoup contribué à la réification : « Si vous ne comprenez pas une fonction, étudiez une structure. » Si le but reste fermement de comprendre des fonctions, la phrase de Crick peut avoir son utilité comme consigne méthodologique. L’ennui, c’est que trop souvent l’étude de la structure devient un but en soi, et on oublie de revenir aux fonctions (et donc aux processus). Toutefois, avant de quitter cette question, il y a une situation qui mérite réflexion car, à première vue, elle semble bien donner raison à Crick. L’exemple prototypique en est celui des 41. On ne peut manquer de faire un lien avec les « dégâts du progrès » qui caractérisent la société contemporaine tout entière. Cette question mériterait un approfondissement, mais dépasse le cadre de ce livre.
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spores et des graines. En effet, l’écologie de beaucoup d’organismes vivants est telle que les conditions propices au déploiement d’une vie active sont intermittentes, étant entrecoupées de périodes souvent très longues où la vie n’est pas possible. Afin de survivre dans la durée, ces organismes doivent être capables d’entrer dans un état d’animation suspendue, où ils sont effectivement de pures structures. Ces structures ne sont pas seulement inertes, elles doivent être physiquement et chimiquement inertes afin de perdurer pendant que l’autopoïèse n’est pas possible42. Ce phénomène fascinant impose deux contraintes43 : d’une part, la phase animée doit pouvoir donner lieu à des structures inertes appropriées ; d’autre part, ces structures doivent pouvoir redonner lieu à une phase active quand les conditions de température, d’humidité, de disponibilité d’un flux d’énergie, et caetera, sont réunies de nouveau. Autrement dit, ces structures inertes ne sont ni vivantes ni intéressantes en elles-mêmes ; elles sont intéressantes seulement parce qu’elles peuvent à la fois être produites par un organisme autopoïétique et donner lieu à un organisme vivant. Cette situation correspond donc à un déploiement dans le temps des relations synchroniques entre des composants spatialement différenciés d’un organisme autopoïétique : comme Kant l’a très finement analysé, chaque composant d’un organisme vivant est là à la fois par les autres et pour les autres composants [Stewart, 2000]. En conclusion, l’exception apparente constituée par les structures inertes de « l’animation suspendue » est une exception qui prouve la règle : ces structures ne sont biologiquement significatives qu’à condition d’être remises en relation avec les processus de l’autopoïèse.
42. On remarquera que le vivant tire profit des situations où ce sont les mêmes conditions qui i) rendent l’autopoïèse impossible et ii) favorisent la conservation de structures inertes. C’est le cas notamment de la sécheresse et, d’autre part, des très basses températures où l’eau est congelée et l’agitation thermique est réduite. 43. Ces contraintes sont difficiles à réaliser. Dans la nature, cela se produit principalement chez des organismes relativement simples : les organismes unicellulaires comme les bactéries et les zygotes, qui sont la phase unicellulaire du cycle de vie des organismes multicellulaires. Chez les organismes multicellulaires proprement dits, l’animation est généralement ralentie plutôt que suspendue ; on pense à l’hibernation des ours, aux chrysalides chez les insectes et aux arbres en hiver. La congélation profonde des organismes multicellulaires, avec possibilité d’un réveil, requiert des moyens artificiels élaborés ; pour le moment, cela n’est possible que pour des organismes relativement simples comme les vers nématodes.
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CHAPITRE 3
Regain
Introduction : vers une biologie avec une génétique ramenée à sa juste place On remarquera qu’à partir de la page 61 du chapitre précédent, il n’a pas beaucoup été question des gènes. Et encore, quand ils ont été mentionnés, c’était surtout pour souligner ce qu’ils ne pouvaient pas faire. C’était tout à fait délibéré, car le but de ce chapitre était de mettre clairement en évidence les limites de la génétique, limites qui découlent essentiellement de son épistémologie différentielle. Aveugle à tout ce qui est invariant, la génétique ignore totalement l’organisation autopoïétique, qui est l’invariant le plus fondamental commun à tous les organismes vivants. La génétique est tout aussi incapable d’expliquer les régularités de l’ontogenèse, parce qu’il s’agit encore d’un invariant. Ces deux invariances ne sont pas pour autant inaccessibles à l’intelligibilité scientifique : elles sont construites sur la base des propriétés auto-organisatrices et morphogénétiques des structures dissipatives considérées dans leur matérialité. Finalement, en raison de ces deux premières limitations, la génétique ne possède qu’une vision singulièrement appauvrie et réduite de la phylogenèse ; elle rate l’historicité de l’évolution en termes de stratégies de vie et de formes d’organismes bien individualisés au niveau de leur corps somatique. La génétique, à elle seule, ne peut donc pas tout faire. Contrairement à ce que l’on affirme souvent, l’ADN n’est pas « le secret de la vie ». Toutefois, en insistant sur ces limitations de la génétique (et celles du néodarwinisme et de la biologie moléculaire qui en découlent), le but visé n’est pas de discréditer la génétique, ni de dire que, puisqu’ils ne peuvent pas tout faire, les gènes ne peuvent rien faire. En particulier, le but n’est pas d’essayer de revenir à la situation d’avant 1950, où la génétique était presque inexistante en tant que discipline biologique. Au contraire, le but de ce livre
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est de ramener la génétique à sa juste place en tant que discipline biologique parmi d’autres. La génétique possède des limitations, certes, mais elle apporte aussi une contribution spécifique et irremplaçable. Libérée de la prétention exorbitante de tout faire, et ramenée au registre qui est authentiquement le sien, la génétique peut beaucoup apporter à la biologie. Les gènes ne peuvent pas constituer ce qu’il y a à encoder. Ils ne peuvent pas non plus mettre en place le système de codage. Mais si ces deux fonctions sont assurées par ailleurs (en gros, par les invariances construites de l’autopoïèse et de l’ontogenèse), les gènes sont parfaitement à même de constituer le support d’informations codées. Ces informations sont essentielles pour le fonctionnement des organismes vivants tels qu’on les connaît aujourd’hui ; notamment, elles structurent la possibilité d’une évolution par variation aléatoire et sélection naturelle. Nous avons déjà eu un aperçu de ce que des informations génétiques peuvent faire (en complément à ce qu’elles ne peuvent pas faire) avec les « algorithmes génétiques » de la vie artificielle que nous avons présentés pages 48-55. Il s’agit, dans ce chapitre, de retransposer ces schèmes dans leur domaine d’origine, à savoir la biologie réelle des organismes vivants.
Trois exemples de gènes remis à leur place Dans cette section, nous allons présenter trois exemples du changement de perspective opéré dès lors que l’on parvient à expliciter les conditions en amont qui rendent possible l’encodage génétique d’informations biologiquement significatives.
Le métabolisme L’existence d’un métabolisme biochimique plus ou moins élaboré est l’une des caractéristiques les plus fondamentales de tous les organismes vivants. L’automate de tessélation que nous avons présenté pages 73-76, comme illustration d’une organisation autopoïétique minimale, possède en effet un métabolisme. En l’occurrence, il s’agit d’un métabolisme basé sur une « chimie artificielle » inventée sur mesure pour rendre possible l’émergence d’une organisation autopoïétique particulièrement simple. Si l’on veut transposer ce schème conceptuel au monde réel et, en particulier, si l’on veut approfondir le problème de l’origine de la vie terrestre, la question qui se pose est de savoir comment la chimie réelle peut donner lieu au métabolisme d’un organisme autopoïétique. On sait que la particularité de la chimie qui rend possible la vie terrestre réside dans certaines propriétés singulières de l’atome de carbone, notamment sa quadrivalence. En effet, c’est celle-ci qui rend possible des molécules « organiques » ayant des chaînes de carbone, plus ou moins longues et éventuellement branchées, tout en laissant des valences disponibles pour des liens avec d’autres atomes (notamment H, O, S, N et P). Dans son enquête concernant des scénarios possibles pour l’origine
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de la vie, Cairns-Smith (1985) a étudié la structure topologique du réseau de réactions métaboliques chez un grand nombre d’espèces. Il a observé que ces réseaux possèdent tous le même « noyau » de réactions clés qui se situent au carrefour de toutes les autres réactions ; et il en a conclu que ce noyau devait exister déjà chez les premiers organismes vivants. Ce noyau comporte notamment le « cycle de Krebs » qui fournit de l’énergie à la cellule. L’hypothèse de Cairns-Smith s’accorde tout à fait avec l’idée que les organismes vivants sont des structures dissipatives, car le « cycle de Krebs » est très précisément un cycle, autrement dit une espèce de « tourbillon chimique ». Or, le point qu’il faut souligner c’est que toutes ces considérations sur la chimie organique – et tout particulièrement, le fait qu’il existe une série de molécules chimiques qui peuvent être transformées les unes dans les autres par des réactions simples, et que cette série se boucle sur elle-même pour former un cycle qui fournit de l’énergie sous une forme transportable – ne doivent rien aux gènes. Ce sont simplement des données qui résultent de la nature de la chimie organique, laquelle est régie par des lois effectivement invariantes. Nous sommes bien dans le cas de figure annoncé : les gènes ne sont pour rien dans la constitution de ce qu’il y a à encoder. Cela n’annule absolument pas l’importance des gènes, qui encodent des éléments capables de catalyser précisément les réactions biologiquement pertinentes. Ces considérations ne suffisent pas à résoudre l’énigme de l’origine de la vie. Nous avons déjà mentionné, en page 78 (figure 17), que les gènes doivent non seulement contribuer à établir un métabolisme, mais qu’ils doivent aussi être produits en retour par le métabolisme. Ces contraintes s’appliquent à l’ensemble des organismes vivants, y compris les tout premiers. Comme Cairns-Smith l’a remarqué, le métabolisme nécessaire pour produire régulièrement des nucléotides (et donc de l’ADN) est complexe et, de surcroît, très périphérique dans la topologie des réseaux métaboliques. Il en a conclu que l’avènement des gènes faits d’acides nucléiques était un événement bien ultérieur aux premiers organismes vivants, et qu’il était lui-même déjà le résultat d’une complexification du type envisagé par Lamarck. Ainsi, il est très peu probable que les premiers « éléments génétiques » aient été des acides nucléiques, et les recherches sur l’origine de la vie se fourvoient si elles se focalisent sur la possibilité de produire de minuscules quantités de nucléotides et d’acides aminés par des décharges électriques dans une « soupe primitive ». De telles décharges, intrinsèquement sporadiques car correspondant dans la nature à des éclairs, ne peuvent correspondre aux flux réguliers d’énergie nécessaire à la formation de structures dissipatives. En conclusion, les recherches visant à identifier les tout premiers « éléments génétiques » doivent commencer par identifier « ce qu’il y a à encoder », mais qui est déjà constitué avant même qu’il soit question de gènes ; fondamentalement, il ne peut s’agir que d’une forme de métabolisme. Ensuite, il s’agit de chercher quels éléments peuvent être produits par ce métabolisme, tout en contribuant à le consolider en retour. Ce cahier des charges est assez différent de celui qui domine actuellement,
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mais qui fait la double erreur : premièrement, de focaliser sur le « génétique » indépendamment du contexte d’un organisme autopoïétique, et, deuxièmement, d’identifier le « génétique » de façon réifiée à des molécules d’ADN.
Les plans du corps Certains chercheurs, effrayés par la découverte récente qu’il n’y a « que » 30 000 gènes pour réaliser l’ensemble des exploits attribués au « programme génétique », croient en toute bonne foi faire une concession. « Bien sûr », disent-ils, « les gènes ne peuvent pas entièrement déterminer l’organisme dans tous ses détails. Les gènes déterminent seulement les grandes lignes architecturales du corps ; les détails plus fins sont les résultats d’une épigenèse ». Malheureusement, cette « concession », même si elle est bien intentionnée, passe à côté de la plaque. Revenons à notre discussion sur les plans du corps et, plus précisément, sur les grands phyla des animaux multicellulaires (page 79). Ce qui constitue l’espace de formes possibles – nous avons supposé qu’il existait une trentaine de formes possibles pour l’architecture de base des animaux – relève des propriétés intrinsèques de la matière, telles qu’elles se révèlent dès lors que les conditions permettant l’émergence de structures dissipatives sont réunies. Rappelons-le, la morphogenèse est essentiellement de même nature, qu’elle se produise dans une situation inorganique comme pour le flocon de neige (où il n’y a évidemment pas de gènes), ou chez un embryon en cours de développement. Tout cela fait partie de ce qui est « égal par ailleurs » – soit parce que l’égalité est une conséquence plus ou moins directe des lois physico-chimiques de la nature, qui sont évidemment les mêmes pour tous les organismes vivants, soit parce que l’invariance a été construite par l’organisation biologique elle-même. Or, c’est très précisément dans ces conditions, où tout est suffisamment « égal par ailleurs », qu’une différence dans un facteur génétique peut être la cause d’une différence dans un phénotype – même si ce phénotype est aussi grandiose qu’un « plan du corps ». On ne sait pas combien de différences génétiques interviennent pour provoquer la différence architecturale entre phyla ; mais à la limite, en principe, une différence dans un seul facteur génétique pourrait suffire.
La phénylcétonurie et l’intelligence La question de « l’hérédité de l’intelligence » a fait, en son temps, l’objet de vives polémiques [Dumaret & Stewart, 1989]. Existe-t-il des « gènes de l’intelligence » ? Ce qui est sûr, c’est qu’il existe bien chez les êtres humains un facteur génétique que l’on détecte par le phénotype de la phénylcétonurie ; plus précisément, par la présence ou absence de certaines substances, les phénylcétones, dans l’urine. Ce gène est « récessif », c’est-à-dire que les deux allèles doivent avoir la forme altérée (que l’on peut désigner par le symbole « pku/ ») pour produire le phénotype en question. Maintenant, il se
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trouve aussi que les individus phénylcétonuriques sont le plus souvent atteints d’une débilité mentale profonde. Quelle que soit la définition donnée de l’intelligence, il est patent que cette différence dans un gène entraîne une différence dans l’intelligence. Ce gène est donc un « gène de l’intelligence », dans le seul sens rigoureux de cette expression. Nous savons que la fonction d’un gène est, en général, de déterminer la structure d’une protéine donnée. Dans le cas de la phénylcétonurie, la protéine en question est un enzyme qui catalyse le métabolisme d’un acide aminé, la phénylalanine. Cet acide aminé est un constituant de toutes les protéines dont on se nourrit – lait, viande, fromage, œufs, etc. La forme altérée du gène produit un enzyme inactif qui n’est pas capable de catalyser le métabolisme de la phénylalanine. La conséquence en est que des formes dégradées de cet acide aminé – les phénylcétones – s’accumulent dans le sang et apparaissent dans l’urine (d’où le nom de phénylcétonurie). En outre, les proportions de toute une série d’acides aminés se trouvent perturbées du fait de cette accumulation massive ; et il se trouve que ces perturbations sont le plus souvent nocives pour le développement du cerveau chez le nourrisson, d’où la conséquence de débilité. Cette explication est intellectuellement satisfaisante, en ce sens que les divers symptômes de cette maladie peuvent tous être ramenés à une cause première – la forme altérée d’un enzyme spécifique –, elle-même ramenée à une différence dans le gène concerné. Elle est satisfaisante, par ailleurs, en ce sens qu’elle permet un traitement, ou plutôt une prévention efficace de cette maladie : si l’enfant est nourri dès sa naissance avec un régime spécial ne contenant pas de phénylalanine, les perturbations dans les proportions des acides aminés n’ont pas lieu et la débilité est évitée. Dans la plupart des hôpitaux des pays développés, des tests biochimiques simples sur l’urine de tous les nouveau-nés permettent de dépister les quelques rares cas de cette maladie. Aujourd’hui, il y a des milliers d’enfants normaux qui ont été sauvés de la débilité grâce à un régime alimentaire approprié. Mais aussi satisfaisante qu’elle puisse être sur ces deux plans, cette explication est tout à fait déroutante à un autre niveau. En général, quand on parle d’un « gène de l’intelligence », on imagine que l’étude de ce gène apportera une réponse scientifique à la question « qu’est-ce que l’intelligence ? ». Cette histoire de phénylcétonurie ne nous apporte presque rien à ce niveau-là. Mais c’est ça, justement, la leçon essentielle. Un gène n’a jamais le pouvoir de constituer un caractère phénotypique. L’organisme, qui peut être décrit après coup en termes de caractères phénotypiques, est constitué pour l’essentiel par des processus invariants auxquels la génétique est aveugle. C’est seulement dans le contexte où un organisme (avec ses caractères phénotypiques) est déjà là, qu’une différence dans un gène peut provoquer une différence dans un phénotype.
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Génétique formelle
Niveau d'organisation
Chaîne causale
Organisme, phénotype
Différence
Systèmes physiologiques
Différence
Tissues, organes
Différence
Cellules
Différence
Macro-molécules (dont les gènes)
Différence
Figure 6. Les niveaux d’organisation et leur relation avec la génétique formelle, d’une part, et la biologie, d’autre part À gauche, on voit que la génétique permet de passer directement des observations sur le phénotype de l’organisme (visible extérieurement) à des inférences sur les propriétés des facteurs génétiques. À droite, on voit que la biologie appelle un déchiffrement de la chaîne causale qui mène d’une différence dans un facteur génétique à une différence dans le phénotype final, en passant nécessairement par chacun des niveaux d’organisation.
L’analyse des phénotypes mendéliens Page 11, j’ai proposé le terme « phénotype mendélien » pour désigner un phénotype dont l’observation permettait de détecter la ségrégation d’un seul facteur génétique. Nous allons voir, dans cette section, que ce concept est d’une importance capitale et stratégique pour notre projet consistant à remettre ensemble la génétique et une biologie des organismes.
Les chaînes de causalité différentielle Pages 33-35, en référence à la figure 6 que nous reproduisons ici, nous avons identifié ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de la génétique formelle. Sa force provient de sa capacité, à partir d’observations relativement simples sur un phénotype mendélien, d’inférer les propriétés fondamentales des facteurs génétiques, en faisant totalement abstraction de la chaîne causale qui mène d’une différence dans un gène à une différence dans un phénotype observable. Sa faiblesse provient du fait qu’en court-circuitant cette chaîne causale, la génétique se coupe d’une biologie des organismes. Nous avions déjà annoncé, également page 35, la voie principale qui permettrait de remédier à cette faiblesse et de réintégrer la génétique comme une discipline biologique parmi d’autres. Il s’agit essentiellement de s’employer à déchiffrer, dans le
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détail, la totalité de la chaîne causale qui mène d’une différence dans un gène à une différence dans un phénotype1. Si l’on réussit à faire cela dans le détail, on disposera d’un bon antidote à l’illusion selon laquelle les « caractères se situent dans les gènes ». Le moment est venu d’examiner de façon plus approfondie ce qu’implique un tel programme de recherche. Puisque ce sont précisément les détails qui sont importants, il n’y a guère d’autre moyen de présenter ce programme que de prendre un exemple. Celui que j’ai choisi est issu de travaux auxquels j’ai moi-même participé, il y a 35 ans ; il est à noter que les moyens expérimentaux mis en œuvre étaient tout à fait modestes et artisanaux. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le déchiffrage d’une chaîne de causalité différentielle (conduisant d’une différence dans un gène à une différence dans un phénotype) est une entreprise qui n’est pas nécessairement excessivement onéreuse. Je reviendrai, pages 103-113, sur les conditions qui rendent ce type d’exercice praticable. La situation expérimentale était la suivante. Il existe chez les souris un phénotype que l’on nomme « oligosyndactylie » : à la différence des souris normales, chez qui les doigts des pattes sont bien séparés, les souris oligosyndactyles ont les doigts plus ou moins fusionnés. Il s’agit d’un « bon » phénotype mendélien : la différence entre les souris oligosyndactyles et les souris normales est due à la ségrégation d’un seul gène, que l’on nomme « Os/ »2. Or, nous avions remarqué que les souris ayant le génotype Os//+ n’étaient pas seulement oligosyndactyles ; elles avaient aussi un déficit dans leur capacité à concentrer l’urine. L’urine des souris normales est, en moyenne, de l’ordre de 1 800 mOsm (c’est-à-dire 6 fois plus concentrée que le sang qui est à 300 mOsm) ; l’urine des souris Os//+ était à 1 200 mOsm (c’est-à-dire seulement 4 fois plus concentrée que le sang). Notre question était celle-ci : quelle est la chaîne causale qui conduit d’une différence entre l’allèle Os/ et l’allèle +/ à cette différence dans la concentration de l’urine ? 1.
2.
Dans la biologie moléculaire contemporaine, on accorde une importance croissante aux processus de « traduction » de l’ADN en protéines, notamment avec le projet de la « protéomique » visant à caractériser la composition de la cellule en protéines. Mais si un organisme ne se réduit pas à l’ADN, il ne se réduit guère plus à un sac de protéines. Le fait de focaliser sur une toute petite partie de cette chaîne causale (celle qui conduit de l’ADN à la protéine) masque encore plus l’absence du reste : une réponse incomplète à une question est encore plus dangereuse que pas de réponse du tout. J’ai déjà commenté, page 8, la très mauvaise habitude des généticiens consistant à nommer les allèles à un locus donné par un symbole se rapportant au phénotype mendélien qui permet d’en suivre la ségrégation. Le gène en question ici, dont on désigne l’allèle qui provoque l’oligosyndactylie par le symbole « Os/ », ne porte nullement en lui la capacité à constituer le caractère « oligosyndactylie ». Toutefois, dans la mesure où il n’existe aucun moyen en génétique formelle de suivre la ségrégation de cet allèle autrement qu’en observant ce phénotype, cette habitude est indéniablement commode. Il est à espérer que la suite de la présentation de ce cas, où il deviendra clair que la différence allélique est la cause d’autres différences phénotypiques, apportera un antidote au moins partiel à cette mauvaise habitude. Pour mémoire, le génotype Os//+ donne le phénotype « oligosyndactylie » ; le génotype +//+ à ce locus donne le phénotype « normal » ; le génotype Os//Os donne un phénotype qui n’est pas viable. On dit qu’il s’agit d’un allèle « semidominant létal ».
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Pour expliquer notre démarche, il faut d’emblée introduire quelques éléments de physiologie rénale (ce qui est un signe, déjà, que l’intégration entre la génétique et la biologie est en marche). L’urine est produite par les reins, et le processus de concentration de l’urine dans les reins est contrôlé par une hormone nommée « hormone anti-diurétique », ou ADH. En effet, en l’absence de cette hormone, l’urine produite est abondante et diluée. A priori, donc, un déficit dans la capacité à concentrer l’urine pourrait être dû soit à un déficit d’ADH, soit à un déficit dans la capacité du rein à répondre à l’ADH. Pour trancher cette question, notre première expérience était simple : nous avons injecté de l’ADH à des souris Os//+. Cela ne produisait pratiquement aucun effet, et ne suffisait absolument pas à ramener la concentration de 1 200 mOsm à la valeur normale de 1 800 mOsm. Nous en avons conclu que le déficit devait se situer du côté des reins. Afin de confirmer cette hypothèse, notre deuxième expérience était encore plus simple : nous avons sacrifié une souris Os//+, et nous avons ouvert son abdomen pour regarder les reins. Avant de donner le résultat, le fait mérite d’être souligné que, dans le contexte de l’époque, cette démarche était insolite et même choquante. Les anatomistes et les physiologistes ouvraient bien des animaux, mais, comme je l’ai expliqué dans l’Introduction, il paraissait saugrenu pour eux d’employer ces méthodes pour répondre à une question de génétique. Les généticiens, de leur côté, étaient encore très largement sous l’emprise de la génétique formelle ; et l’un des grands attraits de ce formalisme était de conforter une répugnance à se salir les mains digne des philosophes grecs de l’Antiquité ou des brahmanes de l’Inde. Mais quoiqu’il en soit – que notre démarche relevât de l’hubris ou de l’audace –, nous fûmes immédiatement récompensés. Quand nous avons regardé les reins de la souris Os//+, nous avons vu qu’ils étaient beaucoup plus petits que les reins normaux. Le déficit se situait manifestement du côté des reins. Il ne fallait surtout pas s’arrêter en si bon chemin. Nous avons pesé les reins des souris Os//+, et vérifié que leur poids ne représentait que 50 % de celui des reins normaux. L’étape suivante consistait à identifier la cause de cette petite taille. Encore quelques éléments de physiologie : les reins sont composés d’un grand nombre de petits tubules, appelés des néphrons ; à l’entrée de chaque néphron, il y a une structure, le glomérule, qui sert à filtrer le sang (c’est le filtrat qui entre dans le néphron et, après un traitement tout au long de son parcours dans le néphron, donnera l’urine à sa sortie). Si les reins des souris Os//+ étaient plus petits, c’était soit parce que le nombre de néphrons était réduit, soit parce que la taille de chaque néphron était plus petite. Nous avons donc compté le nombre de glomérules (égal au nombre de néphrons) dans des sections histologiques de reins. Nous avons découvert, à notre surprise, que la taille de chaque néphron était plus grande chez les souris Os//+, dans la proportion de 250 %, mais que le nombre de néphrons était extrêmement réduit, n’étant que de 20 % du nombre normal (250 × 20/100 = 50 %, donc nous retombions sur nos pieds).
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Cela nous posait un problème imprévu : comment expliquer que la taille des néphrons individuels soit plus grande chez les souris Os//+ ? On sait (encore des connaissances biologiques !) que si l’un des deux reins est enlevé, le rein restant grossit par un processus d’hypertrophie compensatoire ; et que cette hypertrophie est due non pas à une prolifération des néphrons, mais à une augmentation de la taille de chacun. Il nous semblait donc possible que la cause première de toutes les différences chez les souris Os//+ était une diminution de 80 % du nombre de néphrons, et que les autres différences, dont la grande taille des néphrons individuels, en étaient des conséquences. Afin de mettre cette hypothèse à l’épreuve, nous avons chirurgicalement enlevé environ 80 % du tissu rénal chez des jeunes souris de 2 semaines d’âge3. Puis, nous avons examiné les reins de ces souris à l’âge adulte (10 semaines), et nous avons observé qu’en effet l’hypertrophie du tissu rénal restant était très proche de celle des souris Os//+. Ce résultat, satisfaisant pour nous, était d’ailleurs tout à fait cohérent avec des études comparables rapportées dans la littérature scientifique. Il nous restait, évidemment, à expliquer les différences fonctionnelles entre les souris Os//+ et les souris normales ; et, notamment, la différence dans la concentration de l’urine qui était notre point de départ. Le paramètre clé ici était le taux de filtration glomérulaire (TFG), c’est-à-dire le débit total du sang filtré qui entre dans l’ensemble des néphrons. Nous avons mesuré ce taux chez les souris Os//+, et nous avons trouvé qu’il était réduit de 50 % par rapport à celui des souris normales. Cela pouvait s’expliquer très naturellement par la diminution dans la même proportion de la masse des reins. Or, on sait (encore l’appel à des connaissances physiologiques) que la concentration de l’urine qui peut être obtenue dépend du rapport entre le débit des solutés excrétés dans l’urine, Sx, et le TFG. Comme on le voit dans la figure 20, une augmentation dans le rapport Sx / TFG conduit à une diminution dans la concentration de l’urine. Il est à noter que cette courbe est très bien établie, d’une part, par un grand nombre d’expériences rapportés dans la littérature et, d’autre part (sans entrer dans les détails techniques), par des modélisations théoriques du processus de concentration de l’urine [Stewart et alii, 1972]. Maintenant, la valeur de Sx – le débit des solutés excrétés dans l’urine – doit a priori être la même chez les souris Os//+ et les souris +//+, car elles ont les mêmes besoins de nettoyer leur sang en éliminant ces solutés (principalement de l’urée et des sels) ; et nous avons vérifié expérimentalement que c’était bien le cas. On notera, toutefois, qu’afin d’obtenir le même débit d’excrétion de l’urée avec un TFG diminué de moitié, la concentration d’urée dans le sang doit être augmentée ; nous avons vérifié expérimentalement que c’était aussi le cas. La valeur de Sx est donc bien la même chez les souris Os//+ et les souris +//+. Par conséquent, puisque le TFG est diminué de moitié chez les souris Os//+, la valeur du rapport Sx / TFG est doublée ; et on voit d’après la courbe de la figure 20 que cela est
3.
Nous avons enlevé un rein entier et, approximativement, les deux tiers du rein restant.
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+//+
Concentration de l'urine mOsm
1800
Os//+
1200
600
0
1
2
6
25
100 Sx/GFR %
Figure 20. La concentration de l’urine dépend du rapport (Sx / GFR) où Sx est le débit des solutés excrétés dans l’urine, et GFR est le taux de filtration glomérulaire. Si le GFR diminue, avec Sx constant, cela provoque une diminution dans la concentration de l’urine – comme pour les souris Os//+ comparées à des souris +//+.
une cause suffisante pour produire une diminution de la concentration de l’urine, précisément de 1 800 à 1 200 mOsm. Nous avons d’ailleurs directement vérifié ce point nous-mêmes, en doublant expérimentalement la valeur de Sx chez des souris normales, ce qui produit effectivement une diminution de la concentration de l’urine de 1 800 à 1 200 mOsm. Ce déchiffrage de la chaîne causale reliant une différence génétique à un ensemble de différences phénotypiques n’est évidemment pas complet. En particulier, nous n’avons pas approfondi la partie de la chaîne causale qui relie la différence dans le gène Os/ à une différence (importante) dans le nombre de néphrons. D’autres chercheurs ont démontré que la quasi-totalité des effets de l’allèle Os/ sur le squelette et les muscles pouvaient être expliqués comme des conséquences secondaires d’une réduction dans le bord pré-axial des membres à l’âge de 11 jours de gestation. Puisque le squelette, les muscles et les reins sont tous des tissus issus du mésoderme, il serait fascinant de poursuivre ces recherches pour identifier une véritable cause commune à l’ensemble des effets de l’allèle Os/. Toutefois, dans la mesure où le champ de la biologie qui nous intéressait était celui de la physiologie rénale, de telles recherches n’étaient pas directement pertinentes. Cette petite étude, aussi modeste fût-elle, a très bien rempli son cahier des charges, qui était de déchiffrer la chaîne de causalité reliant tout un ensemble de différences entre les souris Os//+ et les souris +//+. La liste en est, en effet, assez longue : la concentration de l’urine, le poids des reins, la taille des néphrons, le nombre des néphrons,
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Niveau d'organisation 6
Phénotype
Invariant
concentration de l'urine
100 %
urée plasmatique
100 %
4
taux de filtration glomérulaire
100 %
Différence
3
poids des reins
100 %
Différence 50 % ......................... anatomie
2
taille des néphrons
100 %
1
nombre de néphrons
100 %
Différence 250 % ....................... hypertrophie compensatrice Différence 20 % ..................................organisation de l'embriogenèse
0
génotype
+//+
5
103
Différence
67 %
...................... [urine] vs Sx/TFG (Fig 19) Différence 200 % ....................... Sx constant 50 % relation .................................. structure/fonction
Différence
Os//+
Figure 21. L’arbre généalogique des causes conduisant d’une différence dans le facteur génétique Os/ versus +/ à une différence dans le phénotype « concentration de l’urine ». Il s’agit d’un exemple particulier de la partie droite de la figure 6.
le taux de filtration glomérulaire, et la concentration de l’urée dans le sang. À cela, il convient d’ajouter des éléments qui n’étaient pas différents, notamment le débit des solutés excrétés dans l’urine et la courbe représentée dans la figure 20. Or, à la fin de l’étude, il était possible de situer tous ces éléments dans un même schème causal (figure 21), d’où il ressort que la totalité des effets de l’allèle Os/ sur la physiologie rénale peuvent être ramenés à un seul effet primaire sur le nombre de néphrons. Ces qualités font de cette étude un modèle du genre ; elle est d’autant plus intéressante, rappelons-le, que les moyens mis en œuvre n’avaient rien d’extravagant. Dans la prochaine section, nous allons examiner les conditions qui permettraient sa généralisation.
Les vertus d’un phénotype mendélien Le type d’étude présenté pages 99-103, bien qu’il ne soit pas fréquent, n’est pas non plus un cas isolé. Outre les autres travaux réalisés dans les années 1962 à 1970 dans le cadre du groupe de « Génétique endocrinienne » créé par S.G. Spickett à l’université de Cambridge, il y a le cas classique de la phénylcétonurie présenté ici pages 96-97 :
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104
LA VIE EXISTE - T - ELLE ?
on y trouve – on l’aura sans doute remarqué – la même visée consistant à ramener de multiples effets phénotypiques dans un même schème de causalité différentielle. Il y a aussi, et surtout, les travaux d’une tout autre envergure consacrés à la compréhension de l’anémie falciforme. Ici, l’analyse causale s’étend magistralement depuis le niveau moléculaire (avec l’identification de l’unique acide aminé anormal, qui altère la structure tridimensionnelle de la molécule de l’hémoglobine) jusqu’au niveau écologique et à la relation avec le paludisme endémique, en passant par les effets physiologiques sur le comportement des globules rouges dans les capillaires et, d’autre part, sur la résistance au plasmodium parasitaire qui provoque la maladie. Quel est le principe commun qui permet à ce genre d’études d’aboutir ? Pour répondre à cette question, je serais tenté de faire écho aux Beatles, qui dans les années 1960 chantaient : « All you need is love ». Dans le cas présent, la maxime pourrait être : « La seule chose dont vous ayez besoin, c’est d’un phénotype mendélien ». La raison en est la suivante. Si l’on a réussi à identifier un premier phénotype mendélien, que l’on peut appeler le « phénotype principal », on peut tout d’abord classifier les individus en fonction de leur génotype (c’est la définition même d’un « phénotype mendélien »). Pour généraliser l’exemple de l’oligosyndactylie, appelons ces deux génotypes « G1 » et « G2 ». Ensuite, on sait a priori, avant même toute observation empirique précise, qu’il doit exister une chaîne causale reliant la différence génotypique à la différence phénotypique. L’avantage de travailler avec un phénotype principal qui est bien un phénotype mendélien, c’est que l’on sait d’avance que toutes les différences systématiques que l’on pourra observer entre des individus G1 et G2 seront également des phénotypes mendéliens, reliés à la même différence génétique à la base. Plus précisément encore, on sait que tous ces phénotypes doivent se situer sur les nœuds d’une structure arborescente relativement simple, du type de celle qui est illustrée dans la figure 22. Pour illustrer cela par le cas de l’oligosyndactylie, le « phénotype principal » était la différence dans le concentration de l’urine ; les phénotypes mendéliens supplémentaires étaient : le poids des reins, la taille des néphrons, le nombre des néphrons, le taux de filtration glomérulaire, et la concentration de l’urée dans le sang. À cela, il peut être utile d’ajouter une liste de phénotypes qui ne sont pas des phénotypes mendéliens (dans cette étude4), car ils ne sont pas systématiquement différents entre des individus Os//+ et +//+ : la quantité de l’hormone ADH stockée dans les glandes pituitaires, l’impossibilité de corriger le déficit dans la concentration de l’urine par 4.
C’est le lieu de mentionner que le fait de savoir si un phénotype est ou non un « phénotype mendélien » n’est pas une propriété intrinsèque du phénotype. Cela dépend, totalement, des différences génétiques qui existent ou non dans la population considérée. Par exemple, dans une autre étude chez les « rats de Brattleboro » qui manifestaient également un déficit dans la concentration de l’urine, les reins étaient normaux et c’était cette fois bien la production de l’ADH qui était altérée. Cette question est à rapprocher de celle de « l’héritabilité », qui n’est pas non plus une propriété intrinsèque d’un caractère (voir page 43).
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REGAIN
Niveau d'organisation 7
6
5
4
3
2
1
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Phénotype principal
Y
Y
Y
PP
YY
X
Y
Y
Y
Y
X
X
YY
Y
Y
Y
Y
Y
YY
Y
XX
X
X
Y
YY
Y
X
X
Figure 22. Le schéma a priori des relations causales entre un ensemble de phénotypes mendéliens pour lesquels les variations sont toutes dues à un même facteur génétique Le phénotype principal est désigné par « PP ». Les sous-phénotypes qui se situent sur la chaîne de causalité entre le facteur génétique et le phénotype principal, sont désignés par « X » ; les sousphénotypes collatéraux qui ne se situent pas sur cette chaîne causale sont désignés par « Y ». Quand un sous-phénotype est affecté par deux (ou plusieurs) sous-phénotypes au niveau d’organisation immédiatement inférieur, il est désigné par « XX » ou « YY ».
une injection d’ADH, et Sx, le débit des solutés excrétés dans l’urine. La tâche qui nous incombe est de situer tous ces phénotypes sur les nœuds du schème représenté dans la figure 22 ; c’est bien ce qui était réalisé dans la figure 21. La figure 22 fait apparaître qu’afin d’y arriver, il sera nécessaire de distinguer entre, d’une part, les phénotypes « X » qui se situent sur la chaîne de casualité entre le facteur génétique et le phénotype principal, et qui sont surlignés par un fond gris dans la figure 22 ; et, d’autre part, les phénotypes « Y » qui sont collatéraux et qui ne se situent pas sur cette chaîne causale. Par souci d’économie, on souhaiterait ne pas observer trop de phénotypes « collatéraux » se situant sur des nœuds ne conduisant pas à la différence dans le phénotype principal, bien que cela ne soit pas trop grave et puisse même avoir un intérêt propre. Or, cette formulation fait apparaître que, contrairement à ce que les Beatles disaient de l’amour, des phénotypes mendéliens
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106
LA VIE EXISTE - T - ELLE ?
ne sont pas la seule chose dont on ait besoin. Afin de bien identifier les phénotypes qu’il est indispensable d’observer, et pour situer ces phénotypes correctement sur la structure a priori de la figure 22, on a besoin de solides connaissances et aussi de techniques expérimentales dans le domaine de la biologie concerné (ici, la physiologie rénale). C’est d’ailleurs bien pour cette raison – la nécessité de combiner l’analyse génétique et l’analyse physiologique – que ce genre d’étude est si peu fréquent. Par ailleurs, on notera la complication qui provient du fait qu’une différence phénotypique à un niveau d’organisation peut avoir des effets sur deux (ou plusieurs) phénotypes au niveau d’organisation suivant ; et par ailleurs que deux (ou plusieurs) différences phénotypiques à un niveau d’organisation peuvent conjuguer leurs effets sur une différence phénotypique au niveau d’organisation suivant (cette situation est notée « XX » dans la figure 22). Ainsi, dans le cas de l’oligosyndactylie, la diminution de 80 % du nombre de néphrons provoque une hypertrophie des néphrons individuels ; ce qui se conjugue avec la diminution de leur nombre pour produire une diminution dans le poids des reins de 50 % seulement. Par ailleurs, la diminution de 50 % dans le TFG provoque une augmentation dans la concentration de l’urée dans le sang, ce qui a pour effet de laisser Sx inchangé. Cela est important, car si Sx avait également diminué de 50 % le rapport Sx / TFG n’aurait pas augmenté et, par conséquent, il n’y aurait eu aucun effet sur la concentration de l’urine. La nécessité de pouvoir surmonter ce genre de complication est une raison de plus pour combiner l’analyse génétique et l’analyse physiologique. Nous reviendrons précisément sur cette question dans la section suivante. Toutefois, avant cela, il faut terminer cette discussion en expliquant pourquoi des phénotypes mendéliens, s’ils ne sont pas suffisants, restent néanmoins absolument indispensables. En effet, que deviendrait le schème a priori de la figure 22 si le « phénotype principal » auquel on souhaite s’intéresser n’était pas un « phénotype mendélien » ? Cela voudrait dire que la variation dans ce phénotype proviendrait non plus d’une seule cause à la racine, mais d’une multiplicité de causes indépendantes les unes des autres5. Par conséquent, « l’arbre généalogique des causes » devient celui de la figure 23. Devant un tel enchevêtrement, il n’y a aucun espoir d’expliquer la variation dans le « phénotype principal ». La conclusion s’impose : on a bien besoin d’un « phénotype mendélien ». On reviendra à cette question avec une discussion des maladies « multifactorielles » pages 113-119.
5.
À partir du moment où les causes sont multiples, elles peuvent être indifféremment génétiques et/ou environnementales. Comme nous l’avons expliqué page 43-44, à partir du moment où un phénotype est « plastique » (et qu’il peut donc varier), les causes de la variation sont généralement à la fois génétiques et environnementales.
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REGAIN
Niveau d'organisation
107
Phénotype principal
7
Y
Y
YY
PP
Y
YY
Y
6
5
4
3
2
1
a
b
c
d
e
f
g
h
i
j
Figure 23 L’enchevêtrement qui se produit dès lors que la variation dans le « phénotype principal » est due à une multiplicité de facteurs génétiques (et environnementaux) Le contraste avec la simplicité de la figure 22 est évident.
La synergie entre physiologie et génétique Le type d’étude dont il est question dans l’ensemble de cette section, qui permet de viser une (ré)intégration entre la génétique et la biologie, requiert que l’on parte d’un « phénotype principal » qui soit un bon « phénotype mendélien », pour les raisons que nous venons d’expliquer page 106. Toutefois, cela ne suffit pas. Il faut ensuite identifier des phénotypes mendéliens « supplémentaires » ayant la même racine et se situant non pas sur des branches « collatérales » mais, de préférence, sur les chemins causaux menant de la racine au phénotype principal. Et il faut, enfin, vérifier que la chaîne causale « épurée » (la partie surlignée de la figure 22) est complète, et que les différences phénotypiques à un niveau d’organisation sont bien des causes suffisantes des différences observées au niveau suivant dans la chaîne.
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108
LA VIE EXISTE - T - ELLE ?
Pour cela, des connaissances biologiques dans le domaine concerné par le phénotype principal sont indispensables, alliées bien sûr à des capacités techniques pour réaliser les mesures expérimentales. L’exemple de la section pages 99-106 illustre bien comment des connaissances physiologiques permettent une démarche structurée et systématique pour identifier des phénotypes mendéliens supplémentaires qui soient pertinents, ce qui permet d’ailleurs de les situer immédiatement sur le schème causal. Le point de départ étant une question de concentration de l’urine, ce sont des connaissances physiologiques qui nous ont permis de poser un choix binaire : soit un déficit d’ADH, soit un déficit au niveau des reins. Sachant que le déficit se situait du côté des reins, nous avons observés ceux-ci et découvert qu’ils étaient plus petits chez les souris Os//+. Ce sont alors encore des connaissances physiologiques qui nous ont permis de poser un choix binaire : soit un déficit dans le nombre de néphrons, soit un déficit dans leur taille ; et une technique, en l’occurrence l’histologie, qui nous a permis de répondre. On remarquera, toutefois, que même si la démarche était systématique, elle n’était pas tout à fait linéaire dans le sens d’une analyse descendante. Ayant découvert que les reins étaient plus petits, il fallait encore identifier les conséquences fonctionnelles de cette différence structurelle (TFG diminué de 50 %), et démontrer que cela constituait une explication suffisante du déficit de la concentration urinaire (relation entre Sx / TFG et concentration de l’urine). Là encore, ce sont des connaissances physiologiques (la courbe de la figure 20) et les capacités expérimentales correspondantes qui ont permis à l’enquête d’aboutir. Tout cela a déjà été bien noté à l’occasion de la présentation pages 99-106, et je n’insisterai pas davantage tant la cause semble entendue6. Afin de poursuivre la discussion, on peut aborder la question de que faire si le phénotype principal que l’on souhaite étudier n’est pas un bon « phénotype mendélien ».
6.
Dans l’optique actuelle, la problématique est inversée. On commencerait, sans doute, par identifier la protéine codée par le gène Os/. Il faudrait alors remonter la chaîne causale, du bas vers le haut, jusqu’à découvrir l’effet sur les reins (et les pattes) de la souris. Cela est peut-être possible. Et si la démarche aboutit, cela revient d’une certaine manière au même, car l’essentiel du cahier des charges – déchiffrer la totalité de la chaîne causale menant d’une différence dans un facteur génétique à une différence dans le phénotype principal – est rempli. Il y a néanmoins un inconvénient majeur à cela, qui provient du fait qu’il est difficile de remonter la chaîne causale du bas vers le haut car on ne sait pas bien où on va. Plus précisément, il est difficile d’identifier les conséquences pertinentes d’une altération dans la structure d’une protéine – on va assez aveuglément « à la pêche » –, et la conséquence, de fait, est qu’on reste « bloqué » au niveau de la protéine et qu’on n’aborde jamais la physiologie proprement dite. Cette difficulté est démultipliée par le fait, notamment chez les animaux « knock-out » (cf. pages 139-142), que si la protéine en question est un facteur de transcription, il peut très bien y avoir des différences dans des dizaines d’autres protéines… et on ne sait plus quelles sont les pistes qu’il faut suivre. La démarche présentée ici, pages 99-106, consiste à déchiffrer la chaîne causale en partant du haut vers le bas. L’avantage énorme est qu’en conjonction avec des connaissances physiologiques appropriées (dont on a souligné l’importance), il est possible de procéder systématiquement pour descendre les niveaux d’organisation. Par conséquent, la démarche préconisée ici n’est pas rendue caduque et périmée par les avancées plus récentes. Au contraire, il s’agit d’une démarche d’avenir.
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Niveau d'organisation n
a) Concentration de l'urine
(n-1)
b) Poids des reins
(n-2)
c) Nombre de néphrons
Figure 24. La relation entre le niveau d’organisation et l’importance relative des variations environnementales a) Les distributions de la concentration d’urine se chevauchent. b) Les distributions du sous-phénotype « poids du rein » sont mieux distinguées. c) Les distributions du sous-phénotype « nombre de néphrons » sont totalement séparées.
Commençons par le cas où la raison pour laquelle le phénotype n’est pas « mendélien » est qu’il existe bien un seul locus génétique où la ségrégation des allèles produise des variations dans le phénotype, mais qu’il existe des variations environnementales importantes, de sorte que les différents génotypes ne donnent pas lieu à des phénotypes clairement distingués. Pour illustrer cela, on peut reprendre l’exemple pages 99-106. La différence dans la concentration de l’urine entre les souris Os//+ et les souris +//+ n’est pas très importante : 1 200 mOsm versus 1 800 mOsm, ce qui ne représente que 33 %. Il suffit que l’état de l’hydratation des souris ne soit pas très bien contrôlé pour qu’une souris +//+ ayant récemment bu ait une urine à 1 300 mOsm, alors qu’une souris Os//+ assoiffée (et affamée, ce qui diminuerait Sx) ait une urine à 1 400 mOsm. Autrement dit, les distributions statistiques du phénotype « concentration de l’urine » peuvent se chevaucher (figure 24a). Évidemment, une chose à faire serait de contrôler plus soigneusement les états d’hydratation, par exemple en privant toutes les souris d’eau pendant 8 heures. Mais il y a plus intéressant que cela. En réalisant l’analyse physiologique – et en descendant donc les niveaux d’organisation de la figure 6 – on constate que la diminution dans le TFG et le poids des reins chez les souris Os//+ (qui sont les causes de la diminution
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110
LA VIE EXISTE - T - ELLE ?
de concentration de l’urine) est de 50 %. En même temps, les variations environnementales sont moindres. Par conséquent, les distributions statistiques du phénotype « poids du rein » sont très nettement démarquées, et nous avons donc trouvé un très bon « phénotype mendélien » (figure 24b). En poursuivant l’analyse et en descendant encore un niveau d’organisation, on arrive au phénotype « nombre de néphrons » qui est la cause de la différence dans le poids des reins (l’hypertrophie compensatrice ne fait que masquer partiellement cet effet) ; et ici, la démarcation est encore plus accentuée, car la différence est maintenant de 80 % (figure 24c). Si l’on réfléchit bien, cette accentuation de la démarcation au fur et à mesure que l’on descend les niveaux d’organisation n’a rien de fortuit. Une différence très nette au niveau n peut très bien être la cause d’une différence moins nette au niveau (n+1), si le phénotype au niveau (n+1) est affecté par des variations plus ou moins aléatoires d’origine environnementale. Mais une différence phénotypique au niveau n où les distributions se chevauchent ne peut jamais être la cause d’une différence nette et bien démarquée au niveau (n+1)7. Par conséquent, il apparaît que ce que nous avons appelé « l’analyse physiologique » non seulement requiert des phénotypes mendéliens (pour les raisons que nous avons évoquées page 106), mais qu’elle peut aussi contribuer en retour à fournir des phénotypes mendéliens là où il n’y en avait pas auparavant. Est-ce qu’on peut étendre cette procédure au-delà du cas où la raison pour laquelle un phénotype n’est pas un bon « phénotype mendélien » est un excès de variations environnementales, pour aborder le cas plus important où il y a une multiplicité de facteurs génétiques qui contribuent à la variation phénotypique de départ ? La réponse est « oui ». Considérons, schématiquement, le cas où la variation génétique dans un « phénotype principal » qui nous intéresse est due à la ségrégation allélique à 16 loci distincts. La situation est a priori celle de la figure 23, c’est-à-dire qu’elle est peu attrayante à première vue. Mais ne cédons pas tout de suite à la panique : mobilisons de bonnes connaissances en physiologie avec les techniques expérimentales correspondantes, et appliquons la procédure que nous avons nommée « analyse physiologique » en descendant les niveaux d’organisation. Restons avec notre exemple de la concentration de l’urine, et posons-nous la question : « est-ce que la variation dans la concentration dans l’urine est due à une différence dans les taux d’ADH, ou bien à une différence dans la sensibilité du rein à l’ADH ? » Dans la mesure où notre phénotype de départ n’était pas un phénotype mendélien, la réponse sera presque inévitablement : « un peu des deux », ce qui ne semble guère encourageant. Mais posons-nous une autre question : « combien de loci contribuent-ils à chacun de nos ‘sous-phénotypes’, le
7.
La seule exception possible à cette règle serait le cas où les mesures au niveau n auraient été entachées d’erreurs purement expérimentales n’avant aucune influence sur le phénotype au niveau (n+1). Mais cette exception ne ferait que confirmer la règle.
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REGAIN
Niveau d'organisation
Nombre de loci par phénotype
111
Phénotype pricncipal
7
(16)
6
(8)
5
(4)
4
(2)
3
(1)
X
X X X
X
X
X
X
X
X
X
X X X X X
2
(1)
a
b
e
f
g
h
i
j
k
l
PP
XX
XX
XX
XX
XX
XX
c
d
XX
XX
XX
XX
XX
XX
XX
m n
XX
o
p
1
Figure 25. Le schéma d’une procédure systématique pour identifier des phénotypes mendéliens En descendant les niveaux d’organisation, le nombre de loci par phénotype diminue.
taux d’ADH et la sensibilité du rein à l’ADH ? » Étant donné que nos 16 loci auront a priori des effets physiologiques relativement spécifiques, il y a peu de chances qu’un même locus ait un effet à la fois sur le taux d’ADH et sur la sensibilité du rein à l’ADH. Par conséquent, il y aura une répartition des 16 loci entre ceux qui ont une influence sur le taux d’ADH et ceux qui ont une influence sur la sensibilité du rein à l’ADH. Admettons, par exemple, que cette répartition soit 8 : 8 (ce serait vraiment un manque de chance que ce soit 0 : 16 ou 16 : 0). On peut alors réitérer la procédure. Une différence dans le taux d’ADH dans le sang peut être due soit à une différence dans le taux de sécrétion de l’hormone, soit à une différence dans la vitesse de sa destruction : cela nous amènera à des sous-sous-phénotypes dont la variation est due à 4 loci seulement. On peut procéder de la même façon sur l’autre branche de la répartition : une différence dans la sensibilité du rein à l’ADH peut être due soit à une différence dans la structure anatomique du rein (comme c’était le cas avec le locus Os/), soit à une différence dans les propriétés des parois des néphrons. Et ainsi de suite : en continuant l’analyse physiologique aussi longtemps qu’il faudra, le nombre de loci impliqués dans chaque sous-phénotype ne peut que diminuer. Et on doit logiquement et systématiquement parvenir à identifier des sous-sous… sous-phénotypes qui soient maintenant de « bons phénotypes mendéliens », dont chacun est spécifique pour l’un des 16 loci. Nous sommes arrivés au but. Cette procédure systématique est illustrée, de façon schématique et générale, dans la figure 25.
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Cela requiert évidemment plus de travail que si l’on était parti déjà avec un bon phénotype mendélien, mais le point de départ était bien plus difficile. Et, d’une certaine manière, ce que l’on perd d’un côté on le regagne en grande partie de l’autre8. Dans l’optique présentée ici, dès que l'on a réussi à descendre suffisamment de niveaux d'organisation pour identifier un sous-phénotype « mendélien », il n'est plus nécessaire de descendre encore jusqu'au niveau de l'ADN (à moins de considérer que le niveau moléculaire est, en soi, le seul qui soit digne d'intérêt, ce qui n'est nullement une obligation). Le travail qu’on aura réalisé pour identifier les 16 phénotypes mendéliens est déjà une très jolie illustration d’une toute nouvelle synergie entre génétique et physiologie. D’une part, c’est l’analyse physiologique qui permet d’identifier des phénotypes mendéliens et, par conséquent, de mener à bien l’analyse génétique. Mais d’autre part, cette analyse génétique permet en retour de nourrir et de consolider les connaissances du domaine physiologique en question. En effet, le facteur génétique devient en quelque sorte une bonne « variable expérimentale » que le physiologiste peut manipuler de façon contrôlée. Par exemple, dans l’étude de la section pages 99-106, le facteur génétique Os//+ devient une manière extrêmement commode et « propre » de faire varier le nombre de néphrons à la naissance. Cela peut être fait par une manipulation expérimentale – dans ce cas, par une intervention chirurgicale chez de jeunes souris –, mais il s’agit d’une opération excessivement délicate et fastidieuse, alors que le facteur génétique produit le même résultat presque « gratuitement ». Ce genre de synergie entre génétique et physiologie produit alors une espèce de « cercle vertueux », représenté dans la figure 26.
Physiologie Fournit un bon "variable expérimental" permettant de nourrir et consolider les connaissances biologiques
Nécessaire pour obtenir des phénotypes mendéliens
Génétique
Figure 26. La synergie entre physiologie et génétique, formant un cercle vertueux
8.
Comme le disent plus joliment les Anglais : « What you lose on the merry-go-round you make up on the swings. »
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113
Les maladies multifactorielles Les considérations de la section précédente sont pertinentes pour un champ de recherche d’une grande actualité. En génétique humaine, les maladies « classiques » (par exemple, l'anémie falciforme et la phénylcétonurie que nous avons déjà mentionnées, et d’autres comme la chorée de Huntington ou la mucoviscidose) sont « monogéniques », c'est-à-dire que la présence ou l'absence de la maladie est imputable à des différences dans un seul facteur génétique parmi les 20 ou 30 mille que comporte le génome humain. Ce sont donc des cas où la maladie elle-même est déjà, directement, un « phénotype mendélien », ce qui explique les progrès qui ont pu être faits dans l’élucidation de la totalité de la chaîne causale conduisant du facteur génétique au phénotype final. Toutefois, toutes ces maladies sont extrêmement rares ; les allèles qui les provoquent sont éliminés assez rapidement par la sélection naturelle, et en fait ils n’existent dans la population que parce qu’il y a des mutations récurrentes. Même dans leur ensemble, et malgré le battage médiatique qui est fait à leur sujet (notamment à l’occasion du Téléthon), ils ne représentent guère une menace importante pour la santé publique. Aujourd'hui, il y a un intérêt croissant pour une autre catégorie de maladies dites « multifactorielles ». Ici, des facteurs génétiques et des facteurs environnementaux sont également importants9. Depuis peu, grâce notamment aux marqueurs microsatellites, il est devenu possible d’estimer le nombre de facteurs génétiques impliqués dans chaque maladie. Ce nombre dépend évidemment de la précision et de la spécificité de la définition de la maladie en termes cliniques : plus la définition est spécifique, moindre sera le nombre de facteurs génétiques dont la variation contribue à la susceptibilité à la maladie10. Si l’on prend des définitions aussi spécifiques que possibles, étant donné l’état actuel des connaissances cliniques, le nombre de facteurs génétiques est généralement de l’ordre d’une dizaine11. Avec les mêmes définitions, la fréquence d’une maladie multifactorielle est typiquement de l’ordre de 5/1000, ce qui est autrement plus important que les maladies monogéniques. Toujours avec les mêmes définitions, il y a environ 200 maladies multifactorielles. Par conséquent, dans leur ensemble, les « maladies multifactorielles » sont extrêmement fréquentes. À la limite, on pourrait dire que pratiquement toutes les maladies humaines sont des maladies multifactorielles ; même les maladies infectieuses, par exemple, possèdent
9.
L'héritabilité est généralement de l'ordre de 50 %, ce qui n’est pas surprenant pour un caractère « plastique » (cf. la discussion pages 43-44). 10. Une maladie spécifique – par exemple, le diabète type-1 dont on parlera plus en détail par la suite – est un sous-phénotype par rapport aux maladies auto-immunes en général, qui sont elles-mêmes un sous-phénotype par rapport au phénotype « maladie » en général. 11. Le nombre de facteurs génétiques est plus que 1, c’est-à-dire que ce ne sont pas des maladies « monogéniques » classiques ; il est même certainement plus que 2 ou 3, donc les facteurs génétiques sont « multiples » ; mais il est moins que 100. L’estimation du nombre comme étant de l’ordre d’une dizaine est confirmée par des maladies « modèles » chez les souris.
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une composante génétique qui est responsable de la variation dans la susceptibilité à la maladie. Mis dans les mêmes conditions environnementales, tout le monde ne développera pas les mêmes maladies ; par contre, des jumeaux monozygotes qui sont génétiquement identiques possèdent des profils cliniques qui sont fortement corrélés. Les maladies multifactorielles représentent donc un enjeu majeur de santé publique. Toutefois, d’un point de vue scientifique, les recherches n’ont pas beaucoup avancé jusqu’ici. Il y a une raison assez évidente à cela. Avec une dizaine de facteurs génétiques, et des variations environnementales en plus, le phénotype « maladie » est tout sauf un « phénotype mendélien ». Cela reste vrai même si la définition clinique de la maladie est relativement spécifique, comme dans l’exemple du diabète type-1 que nous étudierons ci-dessous. Par conséquent, on se trouve dans la situation illustrée dans la figure 23, et on comprend qu’il soit difficile de déchiffrer la situation. En fait, la grande majorité des chercheurs dans ce domaine sont d’accord pour estimer que ce qu’il convient de faire pour avancer, c’est d’identifier les différents facteurs génétiques individuellement. Les recherches piétinent néanmoins, et il se peut que cela soit dû à deux erreurs conceptuelles. La première, à laquelle j’ai déjà fait allusion page 88, consiste à considérer que « identifier un gène » équivaut à identifier un segment d’ADN chromosomique12. Cette erreur, fondamentale, est très répandue, et elle est tellement au cœur du thème de ce livre que je reviendrai dessus dans la prochaine section, pages 113-119. Il existe néanmoins un certain nombre de chercheurs qui ont bien compris que « identifier un gène » consiste à identifier un « phénotype mendélien » correspondant, ce qui est épistémologiquement correct. Ils recherchent donc des « sous-phénotypes », plus spécifiques que la maladie multifactorielle en question qui correspond au « phénotype principal », et qui pourront donc être des « phénotypes mendéliens » permettant d’identifier individuellement les facteurs génétiques concernés. Leur démarche se rapproche donc beaucoup de celle présentée pages 110-111. Malheureusement, ils sont généralement victimes d’une deuxième erreur conceptuelle, beaucoup plus subtile, mais qui empêche néanmoins leurs recherches d’aboutir. Cette deuxième erreur consiste à supposer que chaque « sous-phénotype » recherché sera nécessairement une sous-catégorie du phénotype principal. Le sous-phénotype se manifestera donc uniquement chez des individus atteints du phénotype principal (la maladie en question), mais jamais chez des individus normaux, de sorte que le sous-phénotype sera moins fréquent que le phénotype principal. Ce point de vue traduit une présupposition sous-jacente, selon laquelle une « maladie multifactorielle » correspond à un regroupement d’une dizaine de syndromes distincts, dont chacun est en réalité une maladie monogénique. Cette présupposition n’est pas absurde, mais il se peut qu’elle soit erronée. Voyons cela de plus près. 12. À l’heure actuelle, il y a une tendance à considérer que « identifier un gène » revient à identifier, si possible, la (ou les) protéine(s) qu’il encode. C’est tellement vrai que le langage courant (le jargon de laboratoire) fait de plus en plus la confusion entre gène et protéine. Mais comme nous l’avons remarqué dans la note 1, cela ne résout pas le problème.
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Supposons (pour la clarté de l’argument) qu’il y ait exactement 10 facteurs génétiques impliqués dans la maladie multifactorielle à laquelle on s’intéresse. À chaque locus, il y a deux allèles, ce qui fait 20 allèles en tout. Ces allèles sont de deux types : les allèles « +/ » qui sont normaux, et les allèles « m/ » qui prédisposent à la maladie. La question qui se pose est celle-ci : combien d’allèles de type « m/ » faut-il pour déclencher la maladie ? Si la maladie multifactorielle correspond à un regroupement d’une dizaine de syndromes distincts, dont chacun est en réalité une maladie monogénique, 1 ou 2 allèles « m/ » sur les 20 suffiront à déclencher la maladie. Or, des calculs récents montrent que ce n’est pas le cas. Ces mêmes calculs suggèrent que pour toute une gamme de maladies multifactorielles, il faut généralement qu’une majorité des allèles soient de la forme « m/ » pour que la maladie se déclenche [Stewart, 2002]. Autrement dit, les facteurs génétiques en question interagissent fortement entre eux ; aucun n’est suffisant à lui tout seul pour provoquer la maladie, car celle-ci ne se produit que quand il y a une combinaison des facteurs qui y prédisposent. Un corollaire important de cela est que les sous-phénotypes spécifiques pour chaque facteur seront plus fréquents que la maladie elle-même, car un tel sousphénotype peut parfaitement apparaître chez des individus sains, à condition de ne pas être combiné avec un nombre suffisant d’autres facteurs génétiques. En effet, les mêmes calculs montrent aussi que si un « sous-phénotype mendélien » est présent chez 40 % des individus ayant la maladie, il sera présent chez 20 % des individus sains. Et puisque la maladie elle-même est relativement rare (de l’ordre de 5 pour 1000), l’immense majorité des individus qui exhibent le sous-phénotype recherché seront des individus non pas malades mais sains. Par conséquent, il est très possible qu’il faille réviser assez radicalement le « cahier des charges » qui guide la recherche de sous-phénotypes mendéliens : ceux-ci sont probablement bien plus fréquents que la maladie elle-même. Gardons cette possibilité à l’esprit, et revenons à la stratégie de recherche présentée pages 107-112, notamment dans la figure 25. Pour changer de notre sempiternel exemple de la concentration de l’urine, prenons le cas du diabète type-1 qui est un exemple assez typique d’une maladie multifactorielle. En effet, on pense aujourd'hui (sur la base d’études employant des marqueurs microsatellites) que le nombre de facteurs génétiques est de l'ordre de 15. Cette conclusion est confortée par un bon modèle chez la souris ; et l’analyse génétique chez la souris confirme aussi que la maladie n’est déclenchée que si une grande majorité des 15 facteurs génétiques sont présents simultanément. Quelle « analyse physiologique » peut-on proposer, afin de rechercher systématiquement des « sousphénotypes mendéliens » spécifiques pour chacun de ces 15 facteurs ? Le diabète type-1 est une forme spécifique de diabète, où une déficience en insuline est provoquée par la destruction auto-immune des cellules ! du pancréas. Il s’agit donc d’une maladie auto-immune. Or, les connaissances actuelles de la physiologie du système immunitaire permettent de proposer une « analyse » du phénotype « maladie auto-immune », qui descend systématiquement les niveaux d’organisation. Puisque cette analyse possède une structure hiérarchique, avec un branchement chaque
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fois que l’on descend un niveau d’organisation, le nombre de « sous-phénotypes » s’accroît de façon exponentielle. Cela est très positif pour la recherche systématique de sous-phénotypes mendéliens (car on peut espérer obtenir des sous-phénotypes mendéliens dès que leur nombre dépasse le nombre de facteurs génétiques), mais pose des problèmes évidents pour une présentation exhaustive. Ici, pour chaque nouveau niveau d’organisation, nous n’examinerons qu’un seul des sous-phénotypes du niveau supérieur (celui qui est choisi est indiqué par une astérisque*). 0) L’auto-immunité est due : – soit à une anomalie dans la sensibilité de l’organe cible (ici, les cellules ! du pancréas) ; – soit à une anomalie dans les lymphocytes qui circulent dans le sang*. 1) Une anomalie dans les lymphocytes qui circulent dans le sang est due : – soit à une anomalie des lymphocytes B ; – soit à une anomalie des lymphocytes T*. 2) Une anomalie des lymphocytes T dans le sang est due : – soit à une anomalie dans la dynamique des interactions périphériques ; – soit à une anomalie dans la production des lymphocytes T par le thymus*. 3) Une anomalie dans la production des lymphocytes T par le thymus est due : – soit à une anomalie dans la production positive des lymphocytes T « régulateurs »* ; – soit à une anomalie dans l’élimination des lymphocytes T qui sont violemment réactifs vis-à-vis des tissus du corps. 4) Une anomalie dans la production positive des lymphocytes T « régulateurs » est due : – soit à une anomalie des lymphocytes produits par la moelle osseuse et qui entrent dans le thymus ; – soit à une anomalie du traitement des lymphocytes T lors de leur passage dans le thymus*. 5) Une anomalie du traitement des lymphocytes T dans le thymus est due : – soit à une anomalie dans la présentation des antigènes du corps par les cellules du thymus ; – soit à une anomalie dans les réactions des lymphocytes en formation à ce stimulus. 6) … Et ainsi de suite, aussi longtemps que cela sera nécessaire pour obtenir un phénotype mendélien spécifique pour chacun des facteurs génétiques impliqués dans le diabète type-1. Cet exercice correspond donc à un cas particulier du déploiement de la stratégie générale représentée dans la figure 2513. 13. On notera que dans ce schéma, il n’y a toujours que deux cas possibles à chaque niveau. Toutefois, s’il existe 3 ou plusieurs possibilités au niveau (n-1), cela ne change rien au principe de la démarche.
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Il est à noter que cette analyse dépend de connaissances physiologiques, à la fois théoriques afin de pouvoir procéder systématiquement, et expérimentales pour mesurer avec la précision requise les différents « sous-phénotypes » et « sous-sousphénotypes ». Il faut reconnaître qu’à l’heure actuelle, ces connaissances ne sont pas solidement établies. Mais il faut souligner, à ce propos, que la génétique ne peut en aucun cas suppléer à des carences dans les connaissances physiologiques ; au contraire, ce sont ces connaissances physiologiques qui sont nécessaires pour pouvoir mener à bien l’analyse génétique. Cela dit, le programme de recherche envisagé ici fournirait un bon cadre pour développer les connaissances physiologiques ; nous sommes dans le cas de la synergie entre génétique et physiologie illustrée dans la figure 26. Pour approfondir ce point, revenons à la question des interactions entre des facteurs génétiques qui semblent être nécessaires pour provoquer le « phénotype principal », à savoir un cas de diabète type-1. Le schème de base pour analyser des interactions est le suivant. Considérons deux niveaux d’organisation, que nous désignerons par « n » et « (n+1) ». On supposera également qu’au niveau n, il existe deux sous-phénotypes indépendants, que nous appellerons « A » et « B », et qu’au niveau (n+1), il existe un seul sous-phénotype, qui est affecté à la fois par des variations en A et en B, et que nous appellerons « C » (voir figure 27). On dit, techniquement, qu’il y a « interaction » au niveau (n+1) si, mais seulement si, la variation dans C qui est produite par une variation dans A dépend de la valeur précise de B, et réciproquement. Il s’ensuit de ces définitions qu’il ne peut pas exister des interactions au niveau d’organisation qui est celui d’un phénotype mendélien14. En effet, la variation dans un phénotype mendélien est produite par un seul facteur génétique, et il ne peut donc pas être question d’interactions. Par conséquent, on sait que les interactions entre facteurs génétiques se produisent à des niveaux d’organisation nécessairement supérieurs à celui qui sert à identifier un phénotype mendélien. En plus de cet argument purement logique, il semble probable que la plupart des interactions ont lieu à un niveau d’organisation relativement élevé. Par exemple, on peut très bien imaginer que le diabète type-1 ne soit pas provoqué par la seule susceptibilité des cellules ! du pancréas, ni par la seule augmentation du taux des lymphocytes T réactifs avec les tissus du corps, ni par la seule déficience dans les lymphocytes T régulateurs, mais seulement par une conjonction de ces trois facteurs. Cela confirme ce que nous avons déjà remarqué : dès que l'on a réussi à descendre suffisamment de niveaux d'organisation pour identifier un sous-phénotype « mendélien », il n'est plus nécessaire de descendre encore vers le niveau de l'ADN. 14. Par contre, on notera que s’il existe des interactions au niveau (n+1), il en existe nécessairement à tous les niveaux supérieurs. On ne peut pas « défaire » des interactions en montant des niveaux d’organisation. Cela rappelle la remarque que nous avons faite page 110, selon laquelle une différence phénotypique au niveau n où les distributions se chevauchent, ne peut jamais être la cause d’une différence nette et bien démarquée au niveau (n+1).
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Additivité
"A(B2)
Valeur de C "A(B1)
A1-B1
A1-B2
A2-B1
A2-B2
Epistasie "A(B2)
Valeur de C
"A(B1) A1-B1
A1-B2
A2-B1
A2-B2
Hypostasie
"A(B2) "A(B1)
Valeur de C
A1-B1
A1-B2
A2-B1
A2-B2
Figure 27. Les interactions entre deux sous-phénotypes A et B, au niveau d’organisation n, dans leurs effets sur le sous-phénotype C au niveau (n+1) a) L’effet de A sur C ne dépend pas de la valeur de B (et réciproquement, non représenté). Dans ce cas, il n’y a pas d’interaction ; on dit que les effets de A et de B sont « additifs ». [Figure 27a ici] b) A ne produit un effet sur C que si la valeur de B est élevée (et réciproquement, non représenté). Dans ce cas, on dit qu’il y a interaction « épistatique » entre A et B. [Figure 27b ici] c) A produit un effet important sur C en l’absence de l’effet de B (et réciproquement, non représenté), mais la combinaison des deux effets de A et de B ne produit guère d’augmentation supplémentaire dans la valeur de C. Dans ce cas, on dit qu’il y a interaction « hypostatique » entre A et B. [Figure 27c ici]
En conclusion, on ne sait pas jusqu’à quel niveau d’organisation il faudra descendre pour identifier des sous-phénotypes mendéliens. Ce que l’on sait, par contre, c’est que si on souhaite expliquer la variation dans un « phénotype principal » – ici, les maladies multifactorielles –, il faut de toute façon commencer par le haut, dans une approche que les Anglais appellent « top-down ». On sait, de plus, que si l’on tient « les
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deux bouts » – le phénotype principal d’une part, les sous-phénotypes mendéliens de l’autre –, les niveaux « n » et « (n+1) », où les interactions physiologiquement intéressantes se produisent, se situeront forcément entre ces deux bouts. Par conséquent, l'approche proposée ici ne pourra être implémentée que si on inverse une tendance actuelle et que l'on réhabilite la physiologie au niveau des organes et des systèmes.
L’ontogenèse Introduction Dans les deux exemples étudiés en détail dans la section III.3, les « phénotypes principaux » que nous avons analysés étaient « concentration de l’urine » et « autoimmunité ». Les « connaissances biologiques » que nous avons mobilisées afin d’aboutir à des « chaînes causales » reliant une différence génétique à une différence phénotypique, comme dans la figure 24, relèvent principalement de la physiologie, c’est-à-dire du fonctionnement dynamique de l’organisme en synchronie à un moment donné. C’est notamment le cas, par exemple, des connaissances exprimées dans la figure 23. Des connaissances physiologiques de ce genre sont nécessaires, et précieuses car elles montrent qu’un « phénotype » n’est pas une « chose » mais bien plutôt un régime de fonctionnement dynamique. Par ailleurs, comme nous l’avons vu, de telles connaissances peuvent permettre d’identifier des « phénotypes mendéliens », condition sine qua non pour créer la synergie entre analyse génétique et analyse biologique dont il a été question pages 107-112. Cela étant, des connaissances purement physiologiques ne sont pas tout à fait suffisantes pour déconstruire entièrement l’illusion selon laquelle les caractères se situent « dans » les gènes. On pourrait continuer à imaginer, dans l’exemple de la section pages 99-106, que le caractère phénotypique « nombre réduit de néphrons » se situe en quelque sorte « dans » l’allèle Os/. Or, il est à noter que la différence génotypique « Os//+ » versus « +//+ » existe déjà dans l’œuf fertilisé. Pourtant, celui-ci ne possède pas de reins. Par conséquent, le caractère phénotypique « nombre réduit de néphrons » ne saurait exister dès le départ. La différence dans le phénotype « nombre de néphrons » ne peut s’actualiser qu’au fur et à mesure que les reins se forment au cours du processus de l’embryogenèse, qui se prolonge par le développement post-natal. Cette dimension – celle de l’ontogenèse – n’était pas totalement absente de l’analyse que nous avons présentée pages 99-106. Il était en effet question de l’hypertrophie compensatrice des reins, ce qui est bien un processus développemental. Nous avons même mentionné que si l’on voulait poursuivre le déchiffrage de « l’arbre généalogique des causes différentielles » jusqu’à inclure les effets de la différence « Os//+ » versus « +//+ » à la fois sur le squelette (le phénotype « oligosyndactylie » proprement dit) et sur les reins (nombre de néphrons), il aurait fallu entreprendre des études embryologiques. Toutefois, dans l’ensemble de la section pages 98-119, l’accent était mis sur la
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dimension physiologique. Il s’agit à présent de rétablir l’équilibre entre physiologie et embryologie en thématisant plus explicitement l’ontogenèse : non pas qu’il y ait antagonisme entre ces deux échelles temporelles, mais au contraire parce que chacune est nécessaire à la pleine compréhension de l’autre. En effet, un système physiologique – avec ses organes et son mode de fonctionnement dynamique à un moment donné – est toujours le résultat d’un processus ontogénétique. Ainsi, si l’on veut pleinement comprendre quels sont les effets phénotypiques d’une différence génétique, on ne peut faire l’économie d’une compréhension de l’ontogenèse, et notamment de son organisation propre. Comme nous l’avons dit, la voie principale permettant de réintégrer la génétique comme discipline biologique parmi d’autres consiste à déchiffrer, dans le détail, la totalité de la chaîne causale qui mène d’une différence dans un gène à une différence dans un phénotype. Quand les connaissances biologiques mobilisées sont d’ordre physiologique, comme dans la figure 24, « l’arbre généalogique des causes différentielles » traverse des niveaux d’organisation considérés en synchronie. Quand il s’agit de l’ontogenèse et des connaissances en embryologie, « l’arbre généalogique des causes différentielles » possède une structure analogue, mais avec une différence : la structure en question se déploie dans le temps. Comme nous l’avons dit, notamment en pages 65-67, l’ontogenèse est un processus « historique » où chaque stade crée les conditions du stade suivant. Par conséquent, les jalons naturels pour une analyse de la chaîne causale sont ces stades, qui se succèdent dans le temps. Dans la mesure où les différents niveaux d’organisation d’un organisme multicellulaire adulte se sont mis en place par émergences successives au cours de l’ontogenèse, il existe certainement des recoupements entre les deux types d’analyse (qui peuvent par ailleurs se combiner, comme c’est le cas jusqu’à un certain point dans nos analyses de l’oligosyndactylie et de la phénylcétonurie). Toutefois, la primauté de la temporalité à l’échelle des jours et des mois, qui forme la trame même de l’analyse en embryologie, reste une marque distinctive. Nous verrons dans la prochaine section que le concept de « paysage épigénétique », qui représente l’arrière-fond des connaissances en embryologie indispensables en amont pour toute analyse de causalités différentielles, se caractérise en effet par sa nature temporelle.
Les phénocopies Pages 61-69, nous avons déjà souligné le fait que l’ontogenèse est un processus hautement organisé et que cette organisation résulte non pas d’une « in-formation » extérieure, mais de la nature auto-organisée du processus lui-même. Ainsi, le processus de développement est à la fois stable et capable de changements organisés importants. Waddington, qui était à la fois embryologiste et généticien, a illustré cette idée par la métaphore d’un « paysage épigénétique » :
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Figure 28. Le « paysage épigénétique » de Waddington (1957) Le cours de l’ontogenèse est représenté métaphoriquement par la boule qui roule sur une pente. Quand la boule est dans une vallée, l’ontogenèse est « canalisée » et des perturbations ne produiront pas d’effet. Par contre, quand la boule se situe à un point de bifurcation, des perturbations même minimes peuvent produire de grandes différences dans le cours ultérieur de l’ontogenèse (une vallée plutôt qu’une autre).
Ici, l’ontogenèse d’un organisme est représentée par le parcours d’une bille descendant dans une « vallée » de ce paysage. L’effet d’une perturbation extérieure sera pratiquement nul si la bille reste dans la même vallée, ce qui illustre la stabilité du processus. Par contre, si la perturbation fait passer la bille d’une vallée dans une autre, le changement sera important – mais pas du tout « quelconque », car la bille restera alors dans le parcours défini par la nouvelle vallée. On remarquera, en outre, que la facilité avec laquelle une perturbation extérieure fait changer la bille de vallée dépend beaucoup du moment de son parcours. Ainsi, au moment où la bille est plongée dans une vallée profonde et étroite, il y a peu de chances pour qu’une perturbation produise un effet. Par contre, quand la bille est dans la région où l’entrée dans une vallée ou une autre se dessine, une modification même minime fera changer la bille de vallée. Nous savons aujourd’hui que ces caractéristiques – un « paysage » caractérisé par un nombre limité de zones de stabilité qui sont des « bassins d’attraction », séparés par des « crêtes » – sont des propriétés mathématiques d’une grande classe de systèmes dynamiques non linéaires. Waddington, quant à lui, est parvenu à cette vision des choses à partir de ses observations empiriques en tant qu’embryologiste. Parmi les phénomènes qui mettent en évidence l’existence d’un « paysage épigénétique », l’un des plus saillants est celui connu sous le nom de « phénocopie ». Une phénocopie est
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une forme mutante, en premier lieu identifiée comme le résultat d'une altération dans un gène, mais qui peut aussi être produite par une modification appropriée de l'environnement. Par exemple, un embryon de drosophile traité avec la vapeur d’éther peut produire une mouche adulte ayant une paire d’ailes supplémentaire, exactement comme le mutant génétique « bi-thorax ». Loin d'être l'exception, les phénocopies sont la règle : dans les années 1940, le généticien Goldschmidt a réussi à obtenir des phénocopies de tous les mutants génétiques connus de la drosophile. Or, pour produire une phénocopie donnée, la nature de la perturbation environnementale est souvent relativement indifférente : une modification de température, un traitement avec la vapeur d'éther, ou même un choc mécanique, peuvent tous provoquer la même phénocopie. Par contre, ce qui est spécifique est le moment précis de l'embryogenèse où la perturbation intervient – ce qui correspond tout à fait à l’image d’un « paysage épigénétique ». Du coup, on comprend mieux comment la même variante phénotypique peut être produite soit par une mutation génétique, soit par une perturbation du milieu. Variations génétiques et variations environnementales sont mises dans le même sac : toutes sont des perturbations (éventuellement, des « informations ») externes au processus lui-même. Ainsi, la spécificité des effets qui peuvent être produits ne réside pas dans la perturbation elle-même (qui peut être remarquablement peu spécifique), mais dans l’organisation intrinsèque de l’ontogenèse en tant que système autonome15.
Une synergie possible entre embryologie et génétique Évidemment, il ne s’agit pas de substituer une réification hypostasiante à une autre. Ce n’est pas la peine de déconstruire la notion de « programme génétique », si on ne fait que la remplacer par le terme « paysage épigénétique ». Il faut le souligner : la métaphore d’un « paysage épigénétique » n’est pas en elle-même une explication : tout au plus, elle correspond à l’identification d’un phénomène qui est à expliquer. Et il faut reconnaître, lucidement, que nous sommes malheureusement assez peu avancés dans cette voie. Dans l’optique de ce chapitre, consacré aux perspectives d’un « regain », y aurait-il une possibilité d’instaurer une synergie entre embryologie et génétique, analogue à celle que nous avons identifiée page 112 entre génétique et physiologie ? Dans notre discussion des phénocopies à la section précédente, nous avons dit que la spécificité des effets d’une perturbation du processus embryologique ne résidait pas dans la nature de la perturbation – elle peut être indifféremment génétique ou environnementale. Pourtant, les mêmes expériences montrent qu’il existe bien une 15. On peut penser que les mutations génétiques sont beaucoup plus spécifiques. Mais si cette analyse du phénomène des phénocopies est correcte, la spécificité apparente des mutations génétiques est due non pas aux spécificités de la protéine encodée, mais plutôt à la spécificité du lieu et du temps de l’action du gène au cours de l’ontogenèse.
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spécificité de la perturbation, qui permet de prévoir le type d’effet qu’elle peut produire : il s’agit de sa temporalité, le moment précis de l’ontogenèse où elle intervient. Cela est extrêmement intéressant, car évidemment la temporalité, en elle-même, explique très peu de choses. Le simple fait de savoir qu’une perturbation intervient dans une fenêtre temporelle étroite, par exemple entre 22 et 23 heures après la formation de la chrysalide chez les drosophiles, ne permet pas d’expliquer ses effets. Pour cela, il faut mettre cette temporalité en relation avec ce qui est en train de se produire chez l’embryon à ce moment-là. Il est à noter que la métaphore du « paysage épigénétique » est, en réalité, un concept temporel : les « vallées » ne sont pas de simples lieux statiques, ce sont des attracteurs qui évoluent eux-mêmes au cours du temps (celui de la « bille » qui avance). Waddington lui-même a proposé le terme « chréode » pour indiquer, très précisément, que les « vallées » se construisent ellesmêmes au cours du processus. L’identification de l’importance cruciale des relations temporelles est d’autant plus intéressante que des recherches actuelles en « génétique du développement » commencent à fournir des données qui, bien interprétées, pourraient être très pertinentes. L’un des grands centres d’intérêt actuellement est celui des gènes dits « homéotiques ». Ces gènes se caractérisent par le fait qu’une différence dans un facteur génétique produit une différence remarquable dans la morphologie (par exemple, une patte à la place d’une antenne, ou un œil dans une position saugrenue) et, plus généralement, dans la segmentation du corps. Certains de ces gènes sont connus depuis longtemps, comme le mutant « bi-thorax » dont il a été question plus haut ; d’autres ont été découverts plus récemment. Sous l’emprise de la notion de « programme génétique », beaucoup de chercheurs ont cru que le « secret » de ces caractères morphologiques était « codé » dans ces gènes ; et on a procédé au séquençage des segments d’ADN correspondants dans l’espoir de déchiffrer ce « secret ». Cela n’a pas donné la réponse attendue, mais a amené une découverte surprenante : des gènes « homologues » par leur séquence nucléotidique existent chez une grande variété d’espèces ayant des plans du corps qualitativement différents (les insectes, les mammifères et même des coraux) ! Cela aurait pu semer un doute chez ceux qui croyaient que le caractère était inscrit « dans » le gène, car comment expliquer alors que le « même » gène n’ait jamais produit une patte de souris chez une drosophile, ou vice versa ; et que penser de l’existence de ces « mêmes » gènes chez des coraux dont le corps n’est même pas segmenté du tout ?! En fait, les gènes homéotiques, pour spectaculaires qu’ils soient, ne fournissent pas une explication mais posent bien plutôt un problème à expliquer : comment se fait-il qu’une simple différence dans un facteur génétique puisse produire une telle différence phénotypique ? Au risque de nous répéter, il faut dire qu’il n’y a aucune réponse possible à cette question, autre que le déchiffrage de la totalité de la chaîne causale conduisant de la différence génétique à la différence phénotypique. Et pour cela, il faudra mobiliser des connaissances concernant l’organisation de l’ontogenèse en tant que système autonome.
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Quoi qu’il en soit, le séquençage des gènes homéotiques (et les mesures permises par celui-ci) a quand même apporté d’autres renseignements utiles. Il s’avère que ces gènes se situent les uns à côté des autres dans les chromosomes et, plus important encore, qu’ils sont activés à la suite les uns des autres dans une séquence temporelle organisée. Cela nous ramène à l’importance décisive de la temporalité pour la compréhension de l’ontogenèse. En gardant présent à l’esprit les études sur les phénocopies, il se peut que, quand on a identifié à quel moment temporel le gène en question est activé (et en y ajoutant, ce qui peut aussi avoir son importance, la localisation spatiale dans l’embryon des cellules qui expriment le gène), on détienne déjà la majeure partie de ce qui explique les effets spécifiques d’une différence dans ce gène. Que reste-t-il alors à faire pour déchiffrer « la totalité de la chaîne causale qui mène d’une différence dans un gène à une différence dans un phénotype » ? Nous avons conclu la section pages 98-119 en disant que si l’on veut vraiment expliquer la variation dans un « phénotype principal », il convient de commencer l’analyse causale « par le haut ». Dans le cas de l’ontogenèse, les « phénotypes principaux » (c’est-à-dire les phénotypes mendéliens qui permettent, en première instance, d’identifier les facteurs génétiques correspondants) sont le plus souvent des différences morphologiques chez l’adulte. Nous sommes donc dans le domaine de la morphogenèse. Or, comme nous l’avons dit page 64, les bases physiques de la morphogenèse matérielle sont nécessairement les mêmes chez les organismes vivants que dans des processus inorganiques : dans les deux cas, il s’agit de structures dissipatives qui mobilisent des forces mécaniques comme la pression hydrostatique ou la viscosité, des forces électromagnétiques comme l’attraction ou la répulsion électrostatique, les forces de Van der Waals, la polarité hydrophile-hydrophobe, etc. En même temps, l’exemple du flocon de neige a montré qu’un autre élément déterminant dans le processus morphogénétique à un moment donné n’est rien d’autre que la forme produite par l’histoire jusque-là. Ainsi, pour reprendre l’exemple du phénotype « bi-thorax », la cause principale de la différence morphologique entre une drosophile « bi-thorax » adulte et un individu normal est sans doute la différence morphologique entre les deux mêmes individus à un âge plus jeune. Comme nous l’avons déjà remarqué, la démarche consistant à « descendre les niveaux d’organisation » lors d’une analyse physiologique possède son analogue lors de l’analyse ontogénétique, qui est de remonter le temps. La question qui se pose alors est celle-ci : jusqu’où faut-il remonter dans le temps du développement ? Certainement pas jusqu’à l’œuf fertilisé, car à ce moment-là il n’existe aucune différence morphologique entre les individus « bi-thorax » et normaux. C’est ici que se présente la possibilité d’une très jolie synergie entre génétique et embryologie. Comme nous l’avons vu avec l’exemple des gènes homéotiques, les outils spécifiques de la génétique permettent d’identifier avec précision le moment temporel et aussi la localisation spatiale où les toutes premières différences morphologiques se dessinent. Habituellement, on prend la mutation génétique comme
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modèle, et on appelle « phénocopie » le même phénotype produit par une perturbation environnementale. Ici, on inverse la perspective : le phénotype « bi-thorax » est en quelque sorte une « copie génétique de la phénocopie », où la même différence phénotypique qui peut être produite par une intervention expérimentale est maintenant produite par une différence génétique. Le grand avantage de la variation génétique, par rapport à la variation expérimentale qui produit les mêmes effets, outre sa commodité, réside dans sa précision et sa fiabilité16. Ayant apporté sa contribution – qui est celle d’avoir identifié le lieu et le temps d’une différence cruciale dans des processus morphogénétiques proprement dits –, la génétique peut (et doit) se retirer et passer la main. L’embryologie peut alors prendre le relais, pour décrire exactement quelles sont les différences dans les processus morphogénétiques en cours en ce temps et ce lieu, et pour ramener ces différences, probablement, à des différences dans des mouvements de cellules. La prochaine étape consiste à expliquer ces différences de mouvements par des différences dans les propriétés des cellules – ce seront a priori des différences dans leurs propriétés physiques. La dernière étape consiste alors à expliquer ces différences morphogénétiquement pertinentes par des différences dans le métabolisme des cellules, que l’on pourra ramener enfin à la différence génétique entre les allèles. Pour résumer : il existe une synergie potentielle très forte entre génétique et embryologie. L’embryologie est absolument nécessaire pour déchiffrer la totalité de la chaîne causale conduisant d’une différence génétique à une différence dans le « phénotype principal » en bout de chaîne. La génétique fournit un matériel de choix pour conduire ce genre d’analyse. (Pour des raisons totalement analogues à celles exposées page 106, il faut s’assurer que le « phénotype principal » est bien un phénotype mendélien. Si jamais ce n’est pas le cas, il faut encore une synergie entre embryologie et génétique pour découvrir de bons « phénotypes mendéliens », en analogie avec notre discussion page 111.) Nous avons remarqué les multiples analogies entre analyse physiologique et analyse embryologique dans leurs relations potentielles avec la génétique, qui en font en quelque sorte des variantes (complémentaires) dans une stratégie de recherche commune. Le point le plus important est peut-être celui-ci : dans les deux cas, il convient de commencer l’analyse biologique « par le haut17 ». Nous reviendrons à cette question dans notre discussion finale. 16. En effet, la procédure consistant à administrer un choc (thermique ou autre) à des embryons ayant un âge très précis est non seulement assez fastidieuse, mais surtout grossière (il n’existe aucune précision spatiale) et peu fiable (il est rare que 100 % des embryons traités manifestent la « phénocopie »). Cet avantage de la variation génétique par rapport à une variation expérimentale est tout à fait analogue à celui du génotype « Os//+ » par comparaison avec une intervention chirurgicale sur les reins, que nous avons noté page 112. 17. Cela n’étonnera personne de savoir que la biologie contemporaine commence ses analyses, notamment des effets des gènes homéotiques, « par le bas ». Pour le moment en tout cas, ces recherches sont engluées dans la découverte de « cascades » d’effets moléculaires, qui deviennent très compliqués sans que l’on voie la fin du tunnel – à savoir, le moment où l’on identifiera enfin les causes physiques de la morphogenèse. La situation est tout à fait analogue à celle décrite dans la note 6.
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L’évolution revisitée Introduction L’une des caractéristiques majeures de la théorie néodarwinienne de l’évolution réside dans son insistance sur le fait que les variations génétiques sur lesquelles opère la sélection naturelle doivent être « aléatoires ». Cette insistance découle à son tour du postulat encore plus fondamental, hérité de la théorie de Darwin lui-même, selon lequel « la sélection est la seule force directrice de l’évolution » [Mayr, 1980]. En effet, comme nous l’avons expliqué pages 38-40, si les variations phénotypiques n’étaient pas aléatoires – si elles comportaient déjà une tendance systématique – alors cela pourrait être cette tendance et non plus la sélection naturelle qui déterminerait le cours de l’évolution. La nature « aléatoire » des variations génétiques semble être confortée par les découvertes de la biologie moléculaire. En effet, au niveau moléculaire, le mécanisme principal d’une « mutation » génétique est celui de la substitution d’un nucléotide (A, T, C ou G) par un autre à l’occasion de la réplication (ou de la réparation) de l’ADN ; et de telles substitutions, qui sont la conséquence « d’erreurs », sont effectivement aléatoires. Mais même si les nouvelles variations qui adviennent par mutation sont aléatoires au niveau de l’ADN – ce que l’on peut admettre –, il ne s’ensuit pas que les variations soient aléatoires au niveau du phénotype. Comme nous l’avons souligné tout au long de ce chapitre, une différence dans un facteur génétique ne produit une différence dans un phénotype qu’au terme d’une longue chaîne causale, qui traverse de multiples niveaux d’organisation. Notamment dans le cas des organismes multicellulaires, la constitution même des « caractères » phénotypiques ne se réalise que par le processus de l’ontogenèse ; et ce système étant hautement organisé, les variations qui peuvent s’y produire sont tout sauf aléatoires. Nous en avons eu une illustration concrète avec l’étude des « phénocopies » : une perturbation « aléatoire » produira soit aucun effet soit (s’il se produit dans une fenêtre temporelle assez étroite) une forme morphologique très caractéristique (par exemple, « bi-thorax »). Toute théorie de l’évolution se base nécessairement sur les variations existant au sein d’une population à un moment donné, car ces variations sont en quelque sorte la « matière première » de toute évolution possible. Cela est vrai, quelle que soit l’importance que l’on accorde (ou non) à la sélection naturelle : si la population était rigoureusement homogène, aucune évolution ne serait possible. Si nous prenons en compte les considérations des sections pages 99-125, il s’ensuit que les variations au sein d’une population ne sont pas « aléatoires ». Dans cette section, nous allons examiner quelques conséquences de cela pour la théorie de l’évolution.
Les rythmes de la macro-évolution Nous avons remarqué, page 57, que la théorie néodarwinienne n’accordait pratiquement aucune place à l’ontogenèse. Que se passe-t-il si, dans la perspective du
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présent chapitre, nous envisageons une nouvelle biologie des organismes qui ramène la génétique à sa juste place ? Nous verrons que la théorie de l’évolution qui en résulte détrône la sélection naturelle de sa place comme « seule force directrice de l’évolution », mais qu’en contrepartie, la puissance explicative de la nouvelle théorie est grandement accrue. Nous mettrons de côté ici l’origine même des organismes multicellulaires à l’époque de « l’explosion cambrienne » il y a 600 MA. Cet épisode, dont nous avons longuement parlé pages 79-89, ne peut certes pas s’expliquer sans référence à l’ontogenèse. Toutefois, on pourrait à la limite faire valoir que cet épisode s’explique, en grande partie, par un changement dramatique dans les conditions de la sélection naturelle (notamment, une augmentation brusque et importante dans le taux d’oxygène atmosphérique). La question que je propose d’aborder à présent est celle-ci : y a-t-il une différence dans le processus même de l’évolution, avant et après l’explosion cambrienne ? Nous avons vu que les premiers organismes vivants sont apparus relativement peu de temps après la formation de la planète Terre vers 4000 MA, et que des « archéobactéries », ayant déjà un appareil génétique formé d’acides nucléiques et capable de synthétiser des protéines, étaient déjà en place vers 3500 MA. À partir de ce momentlà, on peut dire que, d’une certaine manière, il ne s’est pas passé grand-chose jusqu’à 600 MA. Il s’agit, il faut l’avouer, d’une simplification grossière qui ferait hurler des biologistes connaissant bien les subtilités de la vie microbienne18. Il y a eu, notamment, l’invention de la photosynthèse [Reichholf, 1993] ; il y a eu, aussi, l’émergence des organismes eucaryotes, avec un noyau et des mitochondries, par symbiose entre des formes de vie procaryotes. Mais aussi lourdes de conséquences qu’elles soient pour la suite19, ces innovations n’ont pas permis de dépasser les limitations intrinsèques à la vie unicellulaire. Ce qui change, à partir de 600 MA, c’est le rythme de l’évolution. Avant, pendant 29 centaines de MA, une évolution extrêmement lente où, en termes de morphologie et de comportement, il n’y a aucune innovation marquante. Après, l’évolution devient (relativement !) extrêmement rapide : il ne se passe pas une centaine de MA sans une innovation notable. Pour illustrer cela, on peut prendre la lignée des vertébrés. Il y a eu successivement l’apparition des formes suivantes : les
18. Une microbiologiste a écrit ceci : « En fait, parce que les unicellulaires ne sont pas très différents de forme, on s’imagine qu’ils sont peu différenciés. C’est absolument faux. Les capacités d’adaptation inouïes des bactéries en font les êtres les plus évolués de la planète. Les innovations sont en termes de métabolisme et de variabilité adaptative. » Cela dit, au risque d’encourir l’accusation d’un jugement anthropomorphique, je maintiens la simplification en me basant sur les critères de morphologies et de comportements visibles (au besoin, sous le microscope). 19. La photosynthèse non seulement permet un métabolisme autrement plus dynamique, mais c’est elle qui conduira, à terme, à l’augmentation du taux de l’oxygène atmosphérique qui permettra l’éclosion des organismes multicellulaires. Les organismes multicellulaires sont tous des eucaryotes, ce qui laisse supposer que cette forme cellulaire est nécessaire sinon suffisante pour que puisse se déployer une ontogenèse.
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poissons sans mâchoire (lamproies), les poissons cartilagineux (requins, raies), les poissons osseux (saumons), les amphibiens (grenouilles), les reptiles (tortues, serpents, lézards), les dinosaures, et puis à la fois les oiseaux et les mammifères. Comment peut-on expliquer ce brusque changement dans le rythme de l’évolution ? Tout simplement par le fait que les variations phénotypiques possibles, qui seront soumises à la sélection naturelle, ne sont pas « aléatoires ». La gamme de variations possibles chez les organismes unicellulaires est très réduite, tant du point de vue morphologique qu’en termes de stratégie de vie. Un organisme unicellulaire reste forcément microscopique (même les paramécies ou les amibes les plus grandes ne dépassent pas une fraction de millimètre) ; et comme « style de vie », il n’a guère d’autre choix que de se fixer sur une surface, ou de dériver plus ou moins aléatoirement dans l’eau20. Chez des organismes multicellulaires, la gamme de morphologies et de comportements possibles est incommensurablement plus large. Certes, comme nous l’avons souligné pages 58 et 78, tout n’est pas possible : l’ontogenèse est un système autonome, avec ses propres contraintes, de sorte que les seules variations qui puissent advenir sont celles qui résultent d’une modification dans le processus de l’ontogenèse. Mais la gamme de ce qui reste possible est énorme, et sans commune mesure avec ce qui l’est à des organismes unicellulaires. Pour s’en convaincre, il suffit d’apprécier la variété des formes de vie multicellulaire – des chênes aux souris – qui ont été retenues par la sélection naturelle (ce qui n’est évidemment qu’un sous-échantillon de ce qui a pu être proposé mais rejeté car non viable). En conclusion, le rythme de l’évolution s’est accéléré parce que la gamme des variations possibles a littéralement explosé. Cet effet a été démultiplié par le fait que le comportement est lui-même une sorte de « moteur » de l’évolution, comme l’a noté Piaget (1976)21. En effet, les forces de sélection naturelle ne sont pas de simples variables exogènes. Par leur comportement, les organismes vivants contribuent à constituer dans leur diversité les forces de sélection qui vont jouer. Lewontin (2003) a bien souligné que « l’environnement » n’était pas une entité prédonnée par les lois de la physique et de la chimie. Ce qu’est l’environnement pour un organisme ne peut pas être spécifié sans se référer à l’organisme lui-même : cela dépend de ce que l’organisme peut y faire22. En ce qui concerne les
20. Les organismes unicellulaires peuvent passer de façon transitoire par l’air ou sur terre, sous forme de « poussières », mais ils ne peuvent pas y développer leur vie active. La microbiologiste proteste : « Pas du tout d’accord ! Les bactéries peuvent vivre à 100 °C ou à 0 °C, dans les eaux interstitielles des roches profondes ou dans l’eau de surface, voire dans les fentes des roches du Sahara. Certaines, comme le smyxiobactereis, font même des arborescences multicellulaires transitoires. En plus, elles s’adaptent à tout ce qui arrive de nouveau, que ce soit l’homme ou ses produits industriels les plus sophistiqués. Il y aurait de quoi devenir lyrique. » 21. On notera aussi que l’importance du comportement était bien reconnue par Lamarck, qui avait donc moins tort qu’on ne le pense généralement. 22. Au niveau de la perception, Gibson (1979) soutient qu’un organisme ne forme pas des « représentations de la réalité », mais que, plutôt, il perçoit directement des occasions pour déployer telle ou telle action.
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rythmes de l’évolution, le fait que les organismes contribuent à spécifier leurs propres forces de sélection est en principe tout aussi valable pour les organismes unicellulaires que pour les organismes multicellulaires. Toutefois, à partir du moment où la gamme des comportements possibles s’amplifie chez les organismes multicellulaires, l’importance de cette dynamique est elle aussi démultipliée. Pour ne prendre qu’un exemple majeur : les organismes multicellulaires, les végétaux comme les animaux, peuvent sortir de l’eau pour aller sur les terres et aussi pour voler dans les airs. Cela s’est produit, d’abord pour les plantes et, à leur suite, pour les animaux, aux alentours de 400 MA. Les organismes multicellulaires ont ainsi créé de toutes pièces des niches écologiques inédites.
L’assimilation génétique Nous avons critiqué à plusieurs reprises (notamment pages 61-69 et 87-88) le principe même d’une opposition entre « l’inné » et « l’acquis ». Il sera intéressant de voir ce qu’il en est, dès lors que la génétique est réintégrée à sa juste place dans une biologie des organismes qui cherche à articuler phylogenèse et ontogenèse. À cet égard, des expériences d’une grande portée conceptuelle ont été réalisées par Waddington (1953), sous le nom de « l’assimilation génétique ». Ces expériences, désormais classiques, portent sur une phénocopie nommée « cross-veinless23 ». Normalement, les ailes des drosophiles comportent un certain nombre de veines dotées d'une configuration caractéristique (voir figure 29).
a
b
Veines absentes
Veines transversales
Figure 29 a) La forme normale de l’aile du moucheron Drosophila. b) Un caractère « acquis », dénommé veinless : suite à un choc thermique 22 heures après la formation de la chrysalide, les veines transversales sont absentes.
23. Littéralement, « sans veine transversale ».
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Cependant, si le développement des chrysalides est légèrement perturbé à un moment précis24, une certaine proportion des moucherons, de l'ordre de 30 % dans une population naturelle, présente une configuration modifiée des veines (figure 29). Ce nouveau caractère, cross-veinless, est par excellence un « caractère acquis » car il est produit par un effet de l’environnement. Le postulat essentiel de Weismann est précisément qu'un tel caractère ne saurait devenir « héréditaire » ou « inné ». En effet, le choc thermique n'affecte pas directement les gènes, de sorte que la brève exposition à une température élevée, même pendant des dizaines de générations, ne devrait rien modifier. Toutefois, en prenant comme parents de la génération suivante des drosophiles cross-veinless, Waddington put observer que la proportion de la population qui réagissait au choc thermique en produisant cette forme phénotypique, augmentait. En poursuivant cette sélection pendant une vingtaine de générations, il en vint à constater que 90 % de la population réagissait ainsi. Encore plus intéressant, à partir de la douzième génération de sélection, on observait l'apparition de quelques moucherons présentant le phénotype cross-veinless sans même avoir été exposés au choc thermique. En choisissant ces drosophiles comme parents, et en poursuivant la sélection pendant vingt générations encore, la proportion de la population qui présentait spontanément le phénotype cross-veinless approchait les 90 %. Autrement dit, le « caractère acquis » était devenu un « caractère inné ». Ainsi, l'expérience de l'assimilation génétique montre non seulement qu'un même caractère peut être indifféremment « acquis » ou « inné », mais que la transition entre les deux états est relativement aisée. Il est important de souligner qu'en un sens, cette expérience ne contrevient en rien au dogme weismannien, pas plus qu'à l'orthodoxie néodarwinienne la plus stricte, car la modification génétique de la population provient non pas d’un effet direct de l’environnement sur les gènes, mais d'un processus classique de sélection de variations génétiques préexistantes. De ce point de vue, le choc thermique ne fonctionne que comme « révélateur » de variations génétiques invisibles pour l'expérimentateur. À la limite, grâce aux techniques modernes d'identification directe des séquences de nucléotides, le même résultat final (sélection d'une population presque entièrement cross-veinless) aurait pu être obtenu sans recours au choc thermique. Cependant, cette vision des choses passe à côté du point le plus important. L'expérience de Waddington prend appui sur le fait que la même différence phénotypique peut être produite soit par une modification environnementale, soit par une modification génétique. Il n'y a pas deux ontogenèses – l'une contrôlée par les gènes, l'autre par l'environnement –, mais une seule ; la gamme des caractères qui peuvent être produits par une modification ponctuelle du processus ontogénétique est déterminée 24. En l'occurrence, pour obtenir le caractère acquis cross-veinless, il suffit de soumettre les chrysalides à une température de 40 °C pendant deux heures seulement, entre 21 et 23 heures après formation de la chrysalide.
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par l'organisation dynamique du processus ontogénétique lui-même. Sur ces bases, le scénario imaginé et réalisé par Waddington illustre le fait qu'un événement survenant au cours de l'ontogenèse peut, en provoquant l'apparition d'un caractère nouveau, modifier si radicalement les conditions et critères d'une sélection ultérieure (naturelle ou artificielle) que l’évolution de l'espèce s'en trouve durablement modifiée. Loin de s’opposer, variations environnementales et variations génétiques peuvent très bien se relayer. Des variations environnementales peuvent servir à exhiber des variations phénotypiques qui peuvent être produites par une modification du cours de l’ontogenèse ; ce faisant, elles peuvent rendre possible une sélection de variations génétiques qui produisent le même résultat. Les expériences de Waddington mettent en évidence le phénomène de « l’assimilation génétique ». Il faut reconnaître que jusqu’à présent, cela reste une possibilité toute théorique ; il n’y a pratiquement aucune étude qui examine sérieusement si tel ou tel événement au cours de l’histoire naturelle de l’évolution réelle a effectivement mis en œuvre un mécanisme de ce type. Cette question doit donc s’inscrire dans le programme de recherche d’une « nouvelle biologie » qui reste presque entièrement à faire. En attendant, résumons les leçons essentielles de ce phénomène dit « d’assimilation génétique ». Une différence phénotypique (dans notre exemple, entre des ailes de moucheron « normales » et « veinless »), produite en première instance par une différence dans un seul gène mendélien (celui que l’on nomme « vs/ »), peut tout aussi bien être produite par une différence environnementale (un choc peu spécifique quant à sa nature, mais très spécifique quant au moment de l’embryogenèse où elle intervient). Ce qui est encore plus révélateur : cette même différence phénotypique peut aussi être produite par l’accumulation de différences alléliques à une dizaine de loci génétiques, sans rapport particulier avec le locus de la mutation initiale (« vs/ »). Cela illustre à merveille la grande plasticité du « génotype » conférée par les variations génétiques existant au sein de toute population naturelle. Des différences génotypiques peuvent encoder pratiquement n’importe quelle différence phénotypique – à la seule condition que cette différence phénotypique puisse effectivement être produite par une modification locale du processus ontogénétique. À partir du moment où on renonce à une vision où le génotype « détermine tout » dans le sens d’une maîtrise, les gènes se révèlent être très précieux parce qu’ils peuvent encoder à peu près tout ce qui est encodable. De ce fait, ils créent la possibilité d’une évolution des organismes autopoïétiques par sélection, que celle-ci soit artificielle ou naturelle.
Un problème non résolu : la variation génétique au sein des populations naturelles Toute théorie de l’évolution présuppose nécessairement des variations au sein des populations naturelles, car ces variations sont la « matière première » de toute évolution possible. Darwin, très logiquement, s’est employé à mettre en évidence l’existence de
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telles variations ; et sa méthode privilégiée à cet effet était de faire appel aux résultats de la sélection artificielle25. En effet, si on prend une population naturelle de n’importe quelle espèce ayant une reproduction sexuée, et si on fait une sélection pour n’importe quel caractère quantitatif, on constate qu’au bout d’une vingtaine de générations de sélection, on peut soit doubler soit diminuer de moitié la valeur moyenne de ce caractère. On peut compléter cette démonstration en faisant appel aux résultats de la sélection réalisée par des éleveurs chez des espèces domestiquées, aussi bien de plantes que d’animaux. La conclusion est sans appel : il existe bel et bien une variation génétique importante dans toutes les populations naturelles. Il est à préciser que, pour l’essentiel, ces réponses à la sélection artificielle ne sont pas dues à des mutations nouvelles intervenues au cours de la sélection ; la variation génétique existe déjà au sein de la population de départ. Or, cette présence ubiquitaire de la variation génétique dans les populations naturelles pose un problème théorique. Nous avons vu, page 36, que l’une des motivations principales qui ont conduit à l’intégration de la génétique mendélienne dans la synthèse néodarwinienne, était le problème de la perte de variation génétique par mélange ; et nous avons mentionné la démonstration mathématique par Fisher que dans le cas d’une génétique mendélienne, où les facteurs génétiques ne se mélangent précisément pas, un avantage sélectif minime d’un allèle sur un autre (de l’ordre de 0,1 %) est largement suffisant pour que l’allèle avantagé devienne prédominant dans la population, en quelques dizaines de générations seulement. Cela résout magistralement le problème initial. Mais ce que l’on souligne généralement moins, c’est que la solution fishérienne fonctionne d’une certaine manière trop bien, et par là crée un autre problème. En effet, l’extrême efficacité de la sélection naturelle mise en évidence par Fisher conduit inéluctablement à la prédiction théorique qu’une population naturelle doit être génétiquement homogène pour l’allèle optimal à chaque locus. Mais cela est en contradiction directe avec l’observation selon laquelle la variation génétique est ubiquitaire dans des populations naturelles. On considère souvent que la théorie de la « dérive génétique », initialement due à Sewall Wright et développée plus récemment par Kimura, permet de résoudre cette anomalie ; mais il n’est en rien. De deux choses l’une : soit une différence allélique produit une différence phénotypique significative, soit elle n’en produit pas. Il est tout à fait possible qu’une différence allélique ne produise aucune différence biologiquement significative. Cela est sans doute le cas pour des différences de séquence nucléotidique dans ce que l’on appelle « l’ADN de pacotille », des régions d’ADN qui ne sont pas transcrites en ARN-messager et protéines, et qui ne servent apparemment à rien. Cela est probablement aussi le cas pour des mutations « silencieuses » : en effet, en raison de la redondance partielle du code génétique, il y a parfois plusieurs 25. Pour une discussion approfondie de la signification épistémique profonde de la sélection artificielle chez Darwin, voir Lenay (1999).
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triplets de nucléotides qui codent pour le même acide aminé. Cela semble encore être le cas pour certaines différences génétiques qui donnent bien lieu à des différences dans la séquence d’acides aminés dans une protéine, mais où l’acide aminé en question se situe dans un endroit peu important dans la protéine de sorte qu’il n’y a aucune différence fonctionnelle dans la protéine. Ce dernier type de différence est connu depuis assez longtemps, car il est possible de séparer les différentes formes de protéines par la technique de la chromatographie même si ces formes sont fonctionnellement équivalentes. Dans ces conditions, des mutations génétiques peuvent s’accumuler librement au cours de l’évolution, donnant lieu à une « dérive génétique ». Cela est même la base de ce que l’on appelle une « horloge moléculaire » : à partir des différences entre les séquences nucléotidiques de deux espèces contemporaines, on peut faire une estimation du temps écoulé depuis leur ancêtre commun. Mais dans tous ces cas de figure, il y a « dérive » précisément parce que la différence allélique ne produit aucune différence biologiquement significative. Mais, du coup, ces variations génétiques qui n’ont pratiquement aucun effet phénotypique, ne peuvent pas être à la base d’une réponse phénotypique à une sélection, qu’elle soit artificielle ou naturelle26. Cela nous renvoie donc à l’autre branche de l’alternative : celle où la différence allélique en question produit une différence phénotypique biologiquement significative. Dans ce cas, les différences alléliques pourraient bien être à l’origine d’une réponse à la sélection. Mais, du coup, il devient extrêmement improbable que les coefficients de sélection des différents allèles puissent être exactement égaux, avec une précision plus grande que 0,1 %. Le problème reste donc entier. Plusieurs propositions ont été faites pour résoudre ce paradoxe, mais aucune n’est vraiment concluante27. Tout ce que l’on peut dire, c’est que, d’une manière ou d’une autre, ces propositions font intervenir des considérations de l’écologie naturelle des
26. La théorie « neutraliste » de l’évolution proposée par Kimura se base sur ces mutations génétiques (au niveau de l’ADN) qui n’ont pas d’effets phénotypiques. Mais les modifications dans la séquence nucléotidique de l’ADN qui peuvent s’accumuler par ce genre de « dérive », ne comptent comme « évolution » que si l’on réduit l’évolution biologique à des modifications de l’ADN. Comme je l’ai noté dans l’Introduction, c’est effectivement le cas aujourd’hui. Mais si on revient aux organismes, comme l’ensemble de ce livre le propose, alors ces mutations « neutres » n’ont simplement aucune signification biologique. 27. Par exemple, on peut postuler l’existence d’un avantage de l’hétérozygote sur les deux formes homozygotes, comme dans le cas de l’anémie falciforme. Cependant, celui-ci produit un « fardeau génétique » car, à chaque génération, la ségrégation produira un nombre important d’individus homozygotes qui sont, par définition, moins bien adaptés que la forme hétérozygote. Ce mécanisme ne saurait donc être généralisé à un grand nombre de loci. D’autres suggestions invoquent une diversité de « niches écologiques », dans l’espace et/ou dans le temps, avec une migration restreinte entre les sous-populations. Une autre hypothèse serait que l’avantage ou non d’une forme allélique dépend de sa propre fréquence relative : rare, elle devient avantageuse alors que le fait même de devenir fréquente la rendrait désavantageuse. Cela est clairement le cas pour le bimorphisme sexuel, mais il reste à savoir si l’argument peut être généralisé. Ces diverses hypothèses ne sont pas du tout impossibles ; mais pour le moment, aucune d’entre elles n’a pu être validée. C’est précisément le travail qu’il reste à faire.
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populations en question. Or, la seule démarche qui permettrait de venir vraiment à bout de cette question est apparentée à celle présentée pages 98-113. Il faudrait identifier des « phénotypes mendéliens » pour les différences alléliques responsables des variations génétiques dans des populations naturelles, mener à son terme l’analyse de la chaîne causale qui conduit d’une différence allélique à une différence dans un « phénotype principal » ayant une signification biologique. Et on serait, alors, en mesure de procéder à des considérations écologiques afin de comprendre comment ces différences génétiques peuvent résister à leur élimination prévue par les calculs de Fisher. On peut noter que les travaux réalisés dans les années 1962 à 1970 par le groupe de « Génétique endocrinienne » créé par S.G. Spickett à l’université de Cambridge, mentionnés pages 103-112 [Spickett et alii, 1967], étaient issus des études en génétique des populations qui portaient très précisément sur le paradoxe identifié ici [Thoday, 1961]. En effet, la différence de perspective est celle-ci. Dans le cadre néodarwinien, les variations sur lesquelles porte la sélection naturelle sont attribuées directement à des mutations nouvelles – ce qui permet de conforter leur caractère « aléatoire ». Dans la nouvelle théorie esquissée ici, l’origine ultime des variations génétiques est bien celle des mutations ; mais avant d’être soumises à la sélection naturelle (ou peut-être bien à une dérive naturelle) à long terme, conduisant ainsi à un changement évolutif, ces variations génétiques sont « triées ». Les mutations génétiques qui sont désastreuses, car une différence allélique à un seul locus compromet gravement la viabilité de l’organisme (comme chez les maladies génétiques monogéniques dont il était question page 113), sont d’emblée éliminées, et ne subsistent à une fréquence très basse dans la population que parce que les mutations sont récurrentes. Par contre, il existe une autre catégorie de « mutations », celles qui restent généralement dans le domaine de la normalité (sauf, peut-être, dans des combinaisons rares avec des allèles à d’autres loci). Ces allèles peuvent subsister dans la population avec des fréquences de l’ordre de 10 % ou plus (cela semble bien être le cas pour les allèles responsables des maladies « multifactorielles »). En conclusion, l’évolution à long terme se base sur des variations qui ne sont pas « aléatoires », car « triées » d’avance par une dynamique en génétique des populations à relativement court terme.
Conclusions Les considérations développées dans les pages 93-133 ne sont pas mutuellement exclusives, mais bien plutôt complémentaires. En particulier, elles ont un point en commun : elles convergent vers la conclusion que les variations proposées à la sélection naturelle ne sont pas « aléatoires ». De ce fait, le poids explicatif de la sélection naturelle et des gènes, s’il n’est pas réduit à néant, est considérablement relativisé. Le cours de l’évolution, et notamment de la macro-évolution, s’explique en grande partie par les variations qui peuvent advenir avant d’être codées par des variations
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génétiques et soumises à la sélection. Il s’ensuit que l’évolution est mal comprise comme un processus de progrès continu, conduisant à des formes toujours mieux adaptées. Il serait peu convaincant de dire que les organismes multicellulaires sont « mieux adaptés » que les unicellulaires, ou que les êtres humains sont « mieux adaptés » que d’autres animaux. En effet, si l’on devait prendre des paris sur la composition de la biosphère terrestre d’ici 5000 MA, on pourrait affirmer que les chances de survie des insectes sont probablement bien plus grandes que celles des descendants des êtres humains, et celles des microbes plus grandes que les chances des organismes multicellulaires. Et, dans tous les cas de figure, l’évolution biologique ne se résume pas aux modifications des seules séquences de nucléotides dans l’ADN. Par ailleurs, l’importance de la sélection naturelle comme explication de l’évolution est relativisée d’une autre manière par la nouvelle biologie proposée ici. Cela provient du fait que les forces de « sélection naturelle » sont elles-mêmes autant à expliquer que sources d’explication. Cela provient du fait que ce que seront les « forces de sélection » est déterminé non pas par un « environnement » prédonné, mais par une « niche écologique » qui est en grande partie créée par les comportements des organismes eux-mêmes. Il est intéressant de noter qu’en cela, ces nouvelles perspectives rejoignent une intuition de Darwin lui-même, qui a été largement perdue de vue par la version néodarwinienne. En effet, en se basant sur le ressort métaphorique de la sélection artificielle, Darwin fut très impressionné par la situation des éleveurs. Comme l’explique Lenay (1999), les éleveurs de son époque étaient généralement dans l’incapacité de produire des variations génétiques à volonté ; ils étaient donc tributaires des variations qui se produisaient « spontanément ». On peut aisément en tirer la conclusion que les éleveurs n’avaient pas d’idée fixée à l’avance, mais bien plutôt s’inspiraient des variations qui se présentaient pour former un projet et des critères de sélection après coup. Si l’on transpose ce schème à la situation naturelle, l’importance de la nature non aléatoire des variations se trouve encore renforcée ; non seulement ces variations structurent l’évolution possible, mais elles contribuent à déterminer ce que seront les forces de sélection elles-mêmes. Des considérations de cet ordre ne peuvent être mobilisées pour rendre intelligibles les processus de l’évolution qu’à partir du moment où des organismes vivants en tant que tels sont des objets à part entière de la biologie. Elles sont donc largement inaccessibles dans le cadre néodarwinien. Par contre, dans un cadre théorique où les gènes sont ramenés à leur juste place dans une relation non hégémonique avec une biologie des organismes, comme nous le proposons ici, de tout nouveaux horizons explicatifs s’ouvrent. Cela dit, pour éviter un malentendu, il convient de préciser qu’il ne s’agit pas non plus d’éliminer les gènes. Certes, les gènes ne constituent pas l’espace des possibilités à explorer ; ils ne déterminent pas non plus les forces sélectives qui vont diriger l’exploration. Mais une fois que l’espace est constitué et codé, et les critères identifiés, l’appareil génétique permet bel et bien un processus d’exploration
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systématique de cet espace. Nous avons présenté des exemples de cela avec les algorithmes génétiques de la « vie artificielle », pages 49-55 ; les simulations de Karl Sims, notamment, où des « créatures virtuelles » développent une pluralité de styles de nage, en sont une illustration magnifique. Il s’ouvre ici tout un programme de recherche, consistant à développer des modélisations de ce type, mais avec une visée plus explicite et plus poussée de compréhension des différents épisodes réels de l’histoire naturelle de l’évolution.
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Conclusion
Introduction Une mauvaise blague, lue dans un magazine à grande diffusion, exprime une conception très courante du rôle des gènes en biologie : « Deux chercheurs discutent : ‘Nous avons enfin trouvé le gène de la timidité, mais qu’est-ce qu’on a eu du mal !’ – ‘Comment ça ?’ – ‘Eh bien, il était tellement timide qu’il se cachait à notre microscope électronique’. »
La blague est caricaturale, certes, mais elle est révélatrice précisément à cause de cela. Elle exprime, à merveille, l’erreur fondamentale qui grève les relations entre la génétique et la biologie. Cette erreur consiste à considérer que les caractères sont en quelque sorte contenus « dans » les gènes. On voit très bien, dans l’exemple du « gène de la timidité », ce que cette conception colporte de vitalisme et de réification hypostasiante. La critique de cette erreur est un leitmotiv qui court tout au long de ce livre ; et dans le chapitre précédent, nous avons présenté ce qui pourrait être un antidote, à savoir le programme de recherche consistant à déchiffrer systématiquement la totalité de la chaîne causale qui mène d’une différence génotypique à une différence dans le phénotype correspondant. La difficulté, ici, réside dans le fait qu’aussi longtemps que l’on persistera à penser que les caractères peuvent être trouvés « dans » les gènes, on ne ressentira aucunement la nécessité d’un « antidote ». C’est pour cette raison que le programme de recherche esquissé dans le chapitre 3 n’est pas, pour le moment, très souvent mis en œuvre. Examinons ce point de plus près, à partir de quelques exemples.
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Les maladies multifactorielles On peut commencer par les recherches sur les maladies multifactorielles, discutées pages 113-118. Dans ce domaine, il y a un accord apparent sur le fait qu’il faut « identifier » individuellement les gènes concernés. Mais il règne un grand malentendu sur ce qu’« identifier un gène » veut dire. Rappelons la définition que nous avons donnée page 19, qui est épistémologiquement correcte en génétique formelle : un gène est un facteur tel qu’une différence dans ce facteur est la cause d’une différence dans un phénotype mendélien. Par contre, comme nous l’avons dit dans l’Introduction et rappelé pages 88-91, dans le contexte actuel, la grande majorité des chercheurs considèrent qu’« identifier un gène » consiste à le localiser sur un chromosome, et à connaître la séquence nucléotidique de la portion d’ADN correspondante. Ainsi, dans le cas des maladies multifactorielles, leur stratégie consiste à commencer par des études basées sur l’association entre la maladie et des marqueurs génétiques ; cela permet de localiser un facteur génétique d’abord grossièrement sur l’un ou l’autre des chromosomes, ensuite plus finement sur une petite région du chromosome en question. L’étape suivante fait appel au séquençage du génome humain, effort énorme qui a été consenti précisément parce que l’on croyait que le secret des caractères résidait « dans » les gènes. Ayant circonscrit la localisation du gène à une petite région, on peut en effet se rapporter au génome séquencé pour y lire les quelques dizaines de gènes qui se situent dans cette région : ce seront des « gènes candidats ». Ce que l’on espère, apparemment, c’est qu’une connaissance des séquences nucléotidiques des gènes candidats permettra de repérer parmi ceux-ci le gène recherché, celui qui intervient dans le phénotype « maladie ». Mais cela s’avère beaucoup plus difficile que prévu car, au niveau de l’ADN, un gène ne signale pas de lui-même quels sont les phénotypes qui seraient modifiés si le gène était modifié. On voit ici à l’œuvre les effets néfastes de la croyance selon laquelle les caractères sont « dans » les gènes, croyance d’autant plus agissante qu’elle est généralement tacite, et rarement explicitée ou vraiment assumée. Dans l’esprit de certains chercheurs, des connaissances assez vagues et générales en biologie peuvent servir à repérer un ou plusieurs « bons » candidats parmi les dizaines de gènes dans la région chromosomique concernée1, et ensuite, par génie génétique, à modifier ce gène et vérifier que cette modification produit un effet sur le phénotype « maladie ». Malheureusement, cette démarche a peu de chances de réussir si le phénotype n’est pas un phénotype mendélien. Dans le cas des maladies multifactorielles que l’on considère ici, une différence dans un seul des gènes produit rarement un effet sur le phénotype « maladie », car des variations dans ce phénotype proviennent de l’interaction entre un assez grand nombre de loci (cf. page 115). L’ironie est que si, d’une manière ou d’une autre, on avait la chance de disposer d’un phénotype mendélien, il suffirait de s’en tenir à la définition de la 1.
Par exemple, si la maladie est le diabète, et si l’un des gènes code pour l’insuline, ce serait un « bon » candidat.
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génétique formelle, pour considérer qu’on aurait déjà « identifié » le gène. Toute la démarche consistant à localiser le gène, et à le modifier par génie génétique, serait simplement superflue. Rappelons que dans la perspective préconisée ici, notamment pages 98-118, l’identification d’un phénotype mendélien, qui suffit pour « identifier » le gène correspondant, n’est pas le point d’aboutissement, mais bien plutôt le (bon) point de départ pour une analyse de la totalité de la chaîne causale conduisant d’une différence génétique à une différence phénotypique.
Transgenèse et « knock-out » Un autre domaine de recherche actuel où se font sentir les effets néfastes de la croyance selon laquelle « les caractères sont dans les gènes », est celui des modifications génétiques contrôlées. Dans les expériences classiques de mutagenèse, réalisées dès les années 1920, on pouvait augmenter considérablement le taux de mutation, mais les modifications génétiques ainsi induites étaient « aléatoires2 ». Aujourd’hui, en employant les techniques du génie génétique alliées à celles de la manipulation des embryons, il est possible de produire des lignées d’organismes qui diffèrent d’une lignée de contrôle par une différence spécifique dans un seul gène ciblé. Il y a principalement deux types de modifications : celles où le gène cible est éliminé (ou inactivé), nommées « knock-out » ou KO ; et celles où un gène supplémentaire est ajouté, que l’on appelle « transgenèse ». Délicates à réaliser, et difficiles à mettre au point dans un premier temps, des expériences de ce genre sont devenues monnaie courante. Il existe aujourd’hui des centaines et des centaines de lignées KO et transgéniques, notamment chez les souris. On peut comprendre l’attente naïve qui sous-tend ce genre d’expériences. Dans la mesure où les caractères se situent « dans » les gènes, le rajout ou l’élimination d’un gène devrait se solder par le rajout ou l’élimination du caractère correspondant. Pour fixer les idées, on peut prendre pour exemple prototypique le cas des « organismes génétiquement modifiés » chez les plantes3. Dans ce cas, l’ajout d’un gène par transgenèse permet de « conférer un caractère » à la plante, notamment « la résistance » à des herbicides ou à des parasites. Mais les cas où l’attente naïve est (apparemment) réalisée sont en fait l’exception, et une exception qui appelle une explication. Nous y reviendrons. 2. 3.
Aléatoires au niveau de l’ADN, mais pas nécessairement au niveau phénotypique : voir la discussion page 126. Les OGM sont devenus l’objet d’une intense controverse politique. Il y a des raisons à cela, notamment les enjeux socio-économiques de l’emprise des grandes firmes multinationales sur la pratique des agriculteurs. Mais ces questions, aussi passionnantes qu’elles soient, sont au-delà du cadre de ce livre. On notera simplement qu’une certaine hystérie, nuisible à la qualité des débats politiques, provient du fait que les adversaires et partisans des OGM partagent une même vision erronée des pouvoirs « magiques » du génie génétique ; ce qui conduit soit à le diaboliser, soit à idolâtrer le « progrès ».
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En effet, dans la grande majorité des cas, l’attente naïve n’est pas réalisée. Par exemple, un grand nombre de souris « knock-out » ne présentent aucune différence manifeste au niveau de leur phénotype. Ces résultats, assez radicalement inexplicables (et décevants) si l’on considère que les gènes portent « en eux » des caractères, sont en fait extrêmement intéressants. L’explication générique réside dans le fait que les « caractères » sont constitués non par les gènes, mais par les organismes eux-mêmes ; les organismes possèdent une organisation propre telle qu’ils réagissent à des perturbations non pas de façon prédictible et linéaire, mais suivant leurs propres lois autonomes. Il y a plusieurs façons d’exprimer cela. On peut dire, comme pages 120-121, que les organismes sont des systèmes non linéaires, et qu’ils possèdent par conséquent une dynamique avec des « attracteurs ». Une autre manière de le dire est que les organismes possèdent une organisation « redondante »4, de sorte qu’une défaillance dans un élément du système peut être compensée par un ajustement des autres éléments qui en prennent la relève. Mais bien plus intéressante que ces explications générales serait celle, détaillée, d’un cas précis. Ainsi, chaque souris KO qui ne présente pas de dysfonctionnement majeur et immédiatement perceptible, est un défi que de vrais biologistes se devraient de relever. En fait, toutes les lignées génétiquement modifiées, que ce soit par transgenèse ou par knock-out, et qu’elles donnent lieu ou non à des différences manifestes au niveau du phénotype global, constituent d’excellents points de départ pour des études approfondies. Car toutes les différences entre une lignée modifiée et la lignée de contrôle (et il en existe forcément, à condition de déployer des techniques d’observation appropriées à plusieurs niveaux d’observation) sont a priori autant de phénotypes mendéliens, qu’il doit être possible de situer sur un « arbre généalogique des causes » avec une racine commune, comme nous en avons discuté pages 103-107. De tels « arbres généalogiques des causes » sont à chaque fois le reflet de l’organisation biologique de l’organisme, et leur élucidation constitue un bon moyen d’approfondir notre compréhension scientifique de cette organisation. La croyance selon laquelle « le caractère se situe dans le gène » est néfaste, parce qu’elle conduit à considérer ce qui, en réalité, n’est qu’un point de départ, comme étant d’emblée un point d’aboutissement. En effet, si l’on considère qu’un gène n’est pas autre chose qu’une séquence d’ADN, on pensera qu’on connaît d’emblée tout ce qu’il y a à connaître, car une connaissance de la séquence est nécessaire pour réaliser la modification génétique. Par contre, si on considère qu’un gène est un facteur tel qu’une différence dans ce facteur est la cause d’une différence dans un phénotype mendélien, on comprend qu’on ne peut « identifier » un gène sans identifier le ou les phénotypes mendéliens correspondants.
4.
En anglais, on dit de façon imagée que l’organisation est « fail-safe », c’est-à-dire qu’une défaillance locale ne provoque pas l’effondrement du système tout entier.
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C’est parce que ce point n’est pas compris que les lignées transgéniques et KO s’accumulent, sans que leur potentiel soit réalisé. Cela est manifeste dans le cas où des KO ne donnent lieu à aucun phénotype immédiatement manifeste : ces lignées sont généralement mises de côté, et vite oubliées comme autant d’« échecs », alors qu’elles pourraient être riches d’enseignements sur les mécanismes de l’auto-organisation homéostatique si caractéristique des organismes vivants. Mais cela est tout aussi vrai dans les cas où, apparemment, on obtient ce que l’on veut – à savoir un caractère qui « apparaît » ou « disparaît » avec l’ajout ou l’élimination d’un gène. Ces cas sont, en réalité, autant d’énigmes à expliquer : comment se fait-il qu’une différence dans la présence ou l’absence d’un gène peut donner lieu à une différence phénotypique si marquée ? L’insertion du gène Bt chez le maïs donne lieu à des plantes résistant à des insectes parasites, soit ; il s’agit d’un phénomène vraiment remarquable. Mais, comme dans le cas des mutations homéotiques que nous avons discutées pages 122-123, à partir du moment où l’on commence à comprendre que les « caractères » ne se situent pas, et ne peuvent pas se situer, « dans » les gènes, ce phénomène devient une excellente « énigme » au sens de Kuhn : un problème auquel on sait d’avance qu’il doit exister une solution, mais dont tout l’intérêt réside dans la possibilité de trouver effectivement cette solution. En l’occurrence, dans le cas du gène Bt, l’énigme est pour l’essentiel résolue ; et cette explication permet de comprendre en quoi ce cas, où le transfert d’un gène permet d’effectuer le transfert d’un caractère, est bien une exception et non la règle. Le gène Bt code pour une protéine de la bactérie Bacillus thuringensis. Cette protéine est toxique pour les insectes, mais non pour l’homme. En Inde, on pulvérise la bactérie elle-même sur les champs comme insecticide. On peut aussi isoler la protéine en question, et montrer qu’elle est efficace dès qu’elle est mangée par les insectes ; et les physiologistes des insectes comprennent les raisons de cette toxicité. Il est plus cher d’isoler la protéine que d’utiliser la bactérie elle-même, et donc cela n’a pas beaucoup d’intérêt pratique ; mais l’expérience permet bien de « déchiffrer » la chaîne causale conduisant du gène au phénotype. Ainsi, le gène Bt, d’origine bactérienne, est efficace quand il est introduit dans la plante (à condition d’être mis sous le contrôle d’un promoteur qui en permet l’expression) parce que la plante synthétise alors la toxine qui dérange les insectes, mais pas l’homme. Ce qui est exceptionnel dans ce cas, c’est que le « caractère » – la résistance aux insectes parasites – est une conséquence presque immédiate de la présence ou non d’une protéine. Il est vrai que certaines conditions doivent être « égales par ailleurs ». Notamment, on doit être dans une situation où la protéine est formée dans les feuilles de certaines plantes, et où les plantes sont mangées par des insectes parasites, faute de quoi la présence de la protéine n’aurait aucune valeur de « résistance5 ». Mais si ces conditions sont remplies – et dans le cas du maïs transgénique, elles le sont –, le transfert de la capacité à synthétiser 5.
Si le gène Bt était inséré dans le génome d’une souris, par exemple, ce ne serait plus un « gène de la résistance ».
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la protéine équivaut pratiquement au transfert du caractère. Toutefois, ce cas de figure est exceptionnel, surtout chez les organismes multicellulaires ; normalement, la « chaîne de causalité différentielle » entre la différence génétique et la différence dans le phénotype principal est beaucoup plus longue, et le « caractère » ne se réduit pas aux propriétés d’une protéine. Le cas du gène Bt est donc bel et bien l’exception qui prouve la règle : en général, les caractères ne sont nullement « dans » les gènes.
Une dynamique sociale Le programme de recherche que nous avons présenté ici permettrait de ramener la génétique à une plus juste place, et de mettre en marche une véritable synergie entre génétique et biologie au lieu de la relation d’exclusion mutuelle qui a prévalu jusqu’ici. Ce même programme de recherche constituerait le meilleur antidote qui soit à l’erreur consistant à croire que les caractères sont « dans » les gènes, avec son corollaire que les seules connaissances vraiment nécessaires seraient celles concernant les séquences d’ADN. Mais en ce qui concerne l’adoption de l’un ou l’autre paradigme par la communauté des biologistes, la situation possède une dynamique (socio-épistémique) propre. Aussi longtemps que la grande majorité des chercheurs seront convaincus que les caractères sont réellement dans les gènes et que, par conséquent, la seule chose qui vaille la peine d’être faite est de séquencer de l’ADN6, le programme de recherche « alternatif » ne sera pas sérieusement mis en œuvre, avec le résultat que la réfutation du paradigme dominant ne sera pas faite. Personne n’est aussi aveugle que celui qui veut ne pas voir. Rappelons les résultats déjà obtenus par le paradigme alternatif. Pour fragmentaires qu’ils soient, ces résultats illustrent l’impossibilité de comprendre un « caractère » (et encore moins l’organisme dans son ensemble) en se basant uniquement sur une connaissance des gènes et des protéines. En effet, il existe une raison profonde à la nécessité de ce que nous avons appelé « la biologie » (notamment la physiologie et l’embryologie), comme complément indispensable à une génétique différentielle. Dans le cas, épistémologiquement fondamental, où une différence dans un gène est à l’origine d’une différence phénotypique moyennant une chaîne causale qui traverse un bon nombre de « niveaux d’organisation », les niveaux d’organisation en question ne sont pas constitués par le gène en question. Reprenons deux exemples concrets qui illustrent cela. Le premier cas est celui du gène appelé « oligosyndactylie », que les généticiens dénote par le symbole « Os/ », que nous avons étudié pages 98-103. Chez des souris,
6.
Le fait d’ajouter à la « génomique » l’étude des « transcriptomes » et « protéomes », comme on le fait actuellement, ne suffit nullement à résoudre le problème. Sauf dans des cas tout à fait exceptionnels, comme celui du gène Bt discuté ci-dessus, une protéine n’est pas en elle-même un « caractère » directement significatif pour l’organisme entier.
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la différence entre les génotypes Os//+ et +//+ donne lieu, d’une part, à une différence dans la forme des pieds (d’où son nom) et, d’autre part, à une différence dans la concentration de l’urine. Imaginons donc que ce gène soit inséré dans le génome d’une plante (ce qui est parfaitement envisageable avec les techniques de la transgenèse). Il est totalement impossible que le gène Os/ (considéré comme une séquence d’ADN) donne lieu chez la plante à une fusion des doigts du pied, et tout aussi impossible qu’il donne lieu à une urine anormalement diluée. La raison en est flagrante, au point de paraître stupide et presque absurde : la plante n’ayant ni pieds ni urine, la différence Os//+ versus +//+ ne peut en aucun cas donner lieu à une différence dans la forme des pieds ou la concentration de l’urine. Le deuxième exemple est strictement analogue. Pages 96-98, nous avons vu que chez les êtres humains, la différence génotypique entre des individus « pku//pku » et des individus « pku//+ » produisait une différence phénotypique notable, entre des individus normaux et des individus mentalement retardés. Il s’agit donc, dans le seul sens opérationnellement valide, d’un « gène de l’intelligence ». Mais cette même différence génétique, transposée par transgenèse chez des bactéries, produirait peut-être des différences, mais en aucun cas une différence d’intelligence. Pourquoi cela ? Tout simplement parce qu’une différence génétique ne peut produire une différence phénotypique que si le caractère lui-même existe déjà. Ainsi, la différence génétique « pku//pku » versus « pku//+ » pourrait bien produire des différences dans le métabolisme des acides aminés chez des bactéries, parce que les bactéries possèdent bel et bien un métabolisme, y compris celui des acides aminés. Par contre, la différence génétique « pku//pku » versus « pku//+ » ne pourrait pas produire chez des bactéries la différence phénotypique qui donne son nom à l’allèle pku/ – à savoir l’apparition des phénylcétones dans l’urine – pour une bonne et simple raison : les bactéries ne produisent pas d’urine, donc il est impossible que des phénylcétones y apparaissent. Et il est encore moins possible que la différence génétique « pku//pku » versus « pku//+ » produise une différence d’intelligence : car les bactéries n’ayant pas de cerveau, la différence génétique ne peut pas provoquer une différence dans le développement cérébral, ni dans les facultés mentales qui en résultent.
Le Tao de la génétique Y a-t-il une morale à cette histoire ? Elle pourrait être celle-ci. Hegel a expliqué que la malfaisance d’une relation maître-esclave ne provient pas seulement du fait qu’elle asservit l’esclave, mais que c’est aussi, sinon surtout, le maître qui s’avilit luimême en se mettant dans l’obligation d’assurer une domination écrasante par les moyens les plus brutaux. Dans le même ordre d’idées, on pourrait dire que la génétique s’amoindrit elle-même quand elle cherche à dominer sans partage la biologie tout entière.
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Une voie tout autre nous vient de la philosophie taoïste, tradition millénaire de la Chine. Une interprétation du taoïsme particulièrement pertinente pour notre propos est celle de Joseph Needham (1969), à la fois biologiste et fin connaisseur de la culture chinoise. Il dit : « Le sage doit imiter le Tao, qui œuvre de façon invisible et ne domine pas. En cédant, sans imposer ses préconceptions sur la nature, il pourra observer et comprendre, et gouverner ainsi sans violence ». Afin de donner un aperçu de cette pensée singulière, j’ai choisi quelques extraits de textes classiques (voir encadré).
Extraits de La Voie et sa vertu XXXIV. La Grande Voie se répand comme un flot Qui peut lui dire à droite à gauche ? Chacun dépend d’Elle pour vivre Elle ne se détourne d’aucun Elle s’acquitte de sa tâche Mais nullement ne s’en prévaut Elle vêt et nourrit tout être Mais sans l’asservir, étant humble Tout fait retour en son giron Sans s’asservir car Elle est grande C’est dans l’oubli de sa grandeur Que sa grandeur se parachève. XI. Bien que trente rayons convergent au moyeu C’est le vide médian Qui fait marcher le char L’argile est employée à façonner des vases Mais c’est du vide interne Que dépend leur usage Il n’est chambre où ne soient percées porte et fenêtre Car c’est le vide encore Qui permet l’habitat L’être a des aptitudes Que le non-être* emploie. Laozi, entre 460 et 380 av. J.-C. Traduit du chinois par François Houang et Pierre Leyris (1949)
Extrait de Les Chapitres intérieurs Chapitre III : Nourrir le principe vital Ding le cuisinier découpait un bœuf pour Wen Hui. Ses paumes claquaient, ses épaules soutenaient, Ses pieds frappaient, ses genoux calaient,
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Sa lame fendait, sifflante et rythmée, Toujours en harmonie avec la « danse des mûriers » Ou l’ensemble de Jing Shou. Wen Hui s’exclama : « Oh ! Quel sommet dans la maîtrise ! » Ding posant sa lame répliqua : – Au-delà de toute habileté, Ton humble serviteur ne vise que la Voie. Débutant, je ne voyais que le bœuf ; Trois années après, jamais plus ne le vis entier. Désormais, c’est l’esprit* qui est à l’œuvre Et non plus les yeux. Sens et savoir ont cessé et l’esprit libéré se meut. Je me conforme à la structure naturelle, Glisse d’interstices en cavités selon la forme fixée, Ne touche ni artères ni tendons Et encore moins les grands os. Le fin cuisinier au coup de lame parfait N’use qu’une lame par année. Les commis émoussent un couteau par mois : Ils ne font que déchiqueter. La lame que voici est vieille de dix-neuf ans. Avec elle j’ai découpé mille bœufs Et pourtant son fil est comme fraîchement meulé. Entre ces jointures, il est un interstice Où ma lame sans épaisseur pénètre et glisse. Car pour ce faire il y faut l’espace nécessaire. C’est ainsi que mon couteau conserve un fil parfait Après dix-neuf ans d’usage. Mais, dès que ma lame touche une jointure complexe, J’en perçois la difficulté et avec mille précautions Je me mets en garde, le regard tout à ma tâche, Manipulant avec lenteur la lame qui s’anime à peine. Soudain, d’un geste, je tranche : Telle une motte, la bête se défait. Alors, couteau en main, je me dresse, comblé, Et range ma lame nettoyée. – Superbe ! s’exclama Wen Hui. En t’écoutant, J’ai compris comment nourrir le Principe Vital. Zhuangzi, env. 290 av. J.-C. Traduit du chinois par Jean-Claude Pastor (1990)
[ * Les notes des traducteurs sont commentées dans le corps du livre.]
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On remarquera que ces textes posent de redoutables problèmes de traduction. L’une des difficultés principales provient de la récurrence de termes comme « le vide », « le non-être », « l’invisible » et caetera, ce qui donne facilement au lecteur occidental non initié l’impression que le taoïsme est une voie quiétiste faite de contemplation mystique. Le mot Tao lui-même est généralement traduit par « La Voie » ou « La Grande Voie », ce qui peut occulter le fait que le Tao implique l’action. Ainsi, JeanClaude Pastor (1990) précise dans une note à propos du mot shen, qu’il traduit par « esprit » : « Shen, principe vital, énergie céleste, agissant de manière invisible… Shen désigne l’action de la Voie en tant que force invisible œuvrant à la potentialité de toutes choses. Cette potentialité n’est qu’une phase conduisant nécessairement à l’autre qu’est l’actualisation et ceci dans un mouvement dynamique et continu. » De leur côté, Houang et Leyris (1949) précisent également dans une note : « Rappelons que le non-être – dont le vide offre l’image – n’est pas ici le néant absolu, mais le Principe inconnaissable. » Needham, enfin, s’emploie à corriger un malentendu à propos du terme chinois wu wei. Le mot wei, dans une première approximation, signifie « action » ; le mot wu a le sens d’une négation, d’une absence ; ce qui donnerait pour wu wei : la « non-action ». Mais Needham explique que wei, en réalité, n’est pas simplement « action », mais plutôt « action violente, contre nature ». On peut illustrer cela par l’exemple de l’eau (on notera que l’eau, transparente et fluide, est une image métaphorique affectionnée par les taoïstes). La nature de l’eau est de s’écouler vers le bas. Donc, un excellent exemple de wei serait de chercher à faire couler de l’eau en remontant une pente. On comprend que si l’on s’obstine dans cette manière de faire, on a toutes les chances de s’épuiser pour rien. Wu wei prend alors un tout autre sens : si l’on « s’abstient volontairement d’actions contre-nature », ce n’est pas du tout afin de rester dans l’inaction ; tout au contraire, c’est pour agir efficacement, avec l’élégance en prime. L’histoire du boucher Ding (voir encadré) en est une éloquente illustration : c’est en évitant soigneusement les artères, les tendons et surtout les grands os que sa lame sans épaisseur, qui s’anime à peine, peut défaire d’un coup la carcasse du bœuf. Peut-on imaginer un « Tao de la génétique », qui serait une application à la biologie de cette « Voie » ? C’est ce que je voudrais suggérer pour clore ce livre. J’ai indiqué que la fonction biologique des gènes, plus encore que de permettre la biosynthèse des protéines, est d’encoder des variations phénotypiques et, par là, de rendre possible une phylogenèse structurée. Mais, de même que le boucher Ding n’a pas spécifié les « jointures complexes » qu’il se doit au contraire de respecter scrupuleusement, les gènes ne spécifient pas ce qu’ils ont à encoder. Afin d’agir dans l’esprit du wu wei, la génétique doit s’abstenir de la prétention de tout dominer. En transposant dans le langage de l’épistémologie, on pourrait paraphraser Needham : « Le généticien doit imiter le Tao… En cédant, sans imposer ses préconceptions sur la nature, il pourra observer et comprendre ».
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CONCLUSION
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Plus précisément, en termes techniques, cela signifie que la génétique gagnerait à assumer les limites intrinsèques à son épistémologie fondamentalement différentielle. Cela pourrait conduire non pas à éliminer la génétique (on ne cherche nullement à revenir à la situation antérieure à 1963 évoquée en introduction, quand la génétique était le parent pauvre de la biologie), mais tout au contraire à donner à la génétique une position spécifique et en même temps convenablement modeste. On peut remarquer qu’avec les avancées techniques, les différentes disciplines biologiques (hors génétique) manifestent une tendance certaine à la sur-spécialisation et à la fragmentation : elles deviennent autant de sous-disciplines qui n’entretiennent plus entre elles d’articulations fécondes. Dans cette situation, le programme de recherche présenté dans le chapitre 3 possède une vertu non négligeable. Une différence génétique produit une différence phénotypique par une chaîne causale qui traverse différents niveaux d’organisation et les champs disciplinaires correspondants. Si l’on cherche à déchiffrer cette chaîne causale, on en vient à rétablir des articulations fortes entre tous ces champs – moléculaires, biochimiques, embryologiques, structures anatomiques et fonctions physiologiques, comportements, relations écologiques et dynamique des populations. Ainsi, la génétique peut occuper une place d’une certaine manière « centrale », car c’est par elle que les autres disciplines biologiques peuvent s’articuler les unes aux autres. Mais si la génétique peut être en ce sens au « centre », il ne s’agit en aucun cas du centre d’un pouvoir hégémonique ; au contraire, ce sera un centre vide, au sens taoïste où le centre d’une roue est vide.
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Index terminologique acide aminé 29, 97 acide nucléique 28 ADN 2-4, 28-31, 39, 41, 47, 88-89, 93, 132, 142 ARN messager 39 ARN de transfert 29, 47 algorithme génétique 49-55 allèle 16, 18, 20, 36, 39 anémie falciforme 104, 133 assimilation génétique 129-131, automate de tessélation 73-76 autopoïèse 69-78, 84-86 backcross 10, 16 blastula 66 carte génétique 15 caryotype 25, 26 centi-Morgan 15 chromosome 21-28, 39, 41 codage 29, 41, 46-55, 94, 131 concentration de l’urine 100-106 crossing-over 24 dérive génétique 132, 133 diabète type-1 115-116 différence 5, 8, 16, 19, 20, 33-43, 55, 65, 78, 89, 96, 98, 123, 130, 137-143 embryogenèse 1, 2, 65-67 équilibres ponctués 84 explosion cambrienne 79-81, 127 flocons de neige 62-64 fonction 3, 34, 48, 88, 97 gastrulation 1,41,66 gène 3, 4, 9, 19-21, 25, 31, 41, 62, 78, 8890, 137, 139-141 gènes homéotiques 123, 125 génération spontanée 56, 86 génotype 7-12, 17, 20, 57, 131 hémoglobline 48, 104 héritabilité 43 hétérozygote 17 homozygote 17
information 41, 44-48, 49-56, 64, 68, 88, 89, 94 inné – acquis 42, 62, 67, 87-88, 129, 130 intelligence 96-97 invariance 5, 34, 41-47, 48-55, 68-73, 76, 93 knock-out 139-142 linkage 12-16, 19, 21, 25, 27 locus 15 maladies multifactorielles 113-119, 138-139 méiose 23, 24 métabolisme 47, 75-78, 94-96, 97, 127, 143 mitose 22 morphogenèse 2, 64, 68, 82, 96, 124, 125 morula 66 néodarwinisme 37-39, 40-47, 55-62, 69, 78, 88, 126, 130 niveau d’organisation 33, 34, 35, 109-111, 115-131, 140-147 oligosyndactylie 99-106 ontogenèse 41, 43, 44, 57, 60, 61-69, 78-88, 93, 119-125, 126 paysage épigénétique 120-123 phénocopie 120-122, 125, 129 phénotype 7-11, 16-20, 57 phénotype mendélien 11, 15-20, 98-119, 134, 140 phénylcétonurie 96-97 phylogenèse 35-61, 78-88, 93 physiologie 1-2, 107-112 , 115-119 programme génétique 40-55, 60-69, 96 protéines 28-29, 39, 133, 141 recombinaison 13-14, 27 réseau de neurones 49-50 ségrégation 8, 12-16, 20, 29, 98 sélection naturelle 36, 38, 78, 126, 134 sex-linkage 16-19 structures dissipatives 69-70 taoïsme 143-147 transgenèse 139-142 wu wei 146
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Index des noms d’auteurs
Aristote 62 Atlan 3, 69 Avery 28 Bateson 37, 38 Beadle 28 Begley 63 Bourgine 73, 74 Bousquet 3 Boveri 21 Brannigan 37 Buss 80 Cairns-Smith 77, 95 Carey 63 Correns 37 Crick 29, 30, 90 D’Arcy Thompson 58, 64 Darwin 35, 36, 37, 38, 40, 126, 131, 132, 135 Dawkins 53, 54, 55, 57 Delbrück 29 Dobzhansky 57 Dumaret 96 Fisher 36, 37, 132, 134 Fox-Keller 27, 30 Galton 37 Gibson 128 Goldschmidt 29, 122 Gould 53, 80, 85 Guespin 89
Husbands 49 Huxley 36, 60 Jacob 41, 44, 47, 48, 52, 64, 67, 69 Jenkin 36, 38 Joset 89 Kant 91 Kimura 132, 133 Kuhn 30, 141 Lamarck 36, 85, 86, 87, 88, 95, 128 Laozi 144 Lenay 38, 39, 40, 132, 135 Lewontin 128 Leyris 146 Luzzati 30 Maturana 71, 72 Maynard Smith 57 Mayr 126 Mazliak 11, 35 McClintock 27, 28 McMullin 73, 74 Medawar 38 Mendel 6, 8, 10, 11, 12, 37, 38, 40 Moore 37 Morange 29, 44 Morgan 12, 13, 15, 16, 19, 30 Needham 144, 146
Haeckel 79 Hegel 143 Hilbert 46 Houang 146
Olby 37 Oyama 40, 60, 62, 67, 87
Paley 60 Pastor 146 Piaget 128 Pichot 87, 88 Platon 62 Popper 10, 17, 19 Prigogine 69 Reichholf 82, 127 Ressayre 58 Saint-Hilaire 36 Saunders 57, 58 Sewall Wright 132 Shannon 45 Simondon 70 Sims 52, 53, 54, 136 Spickett 103, 134 Stengers 69 Stewart 73, 74, 86, 88, 91, 96, 101, 115 Szent-Györgi 69 Tatum 28 Thoday 134 Thomas 75 Tschermak 37 Van Beneden 21 Varela 71, 72, 73, 74 Vries 37 Waddington 120, 121, 123, 129, 130, 131 Watson 29, 30 Weaver 45 Weismann 38, 39, 40, 41 Zhuangzi 145