Notre organisation politico-économico-sociale est-elle capable de faire face à un changement radical dans la gestion mondiale des ressources planétaires en général et des ressources énergétiques en particulier ? En trame de fond, qu’est-ce qui explique l’extraordinaire évolution du confort humain ? L’absence de George W. Bush au Sommet de la Terre de Johannesburg, en septembre 2002, a accentué le sentiment que les États-Unis établissent leur suprématie sur le dos des autres. Ce pays étant le plus grand consommateur au monde et, par voie de conséquences, le plus grand pollueur, comment expliquer l’attitude apparemment inconsciente, insolente, suffisante, voire égoïste, du président américain face aux affaires qui touchent l’avenir de l’humanité ? Bien que George W. Bush soit au rang des accusés dans le bradage des ressources planétaires, peut-on dire que les États-Unis sont sans politiques d’avenir ? Ceux qui vivent en dehors de l’Amérique du Nord sont-ils plus rationnels et écologiques dans leurs choix de vie ? Ce livre discute de toutes ces questions – absolument fondamentales pour notre avenir – en les plaçant dans une perspective historique originale : la relation entre énergie et société. Il illustre deux facteurs conflictuels qui ont marqué le développement de l’humanité : la quête immodérée du confort et l’arrimage difficile du système d’approvisionnement en ressources. Il contribue aussi à notre réflexion en présentant une analyse de la situation actuelle qui permet ensuite d’esquisser quelques pistes de réflexion pour l’avenir. Pour nous aider à passer du global au local, le communicateur scientifique Jean-Marc Carpentier expose, en épilogue, sa propre réflexion sur l’élaboration d’une nouvelle stratégie énergétique pour le Québec du XXIe siècle. Détenteur d’un doctorat en génie, GAËTAN LAFRANCE est professeur titulaire à l’INRS (Université du Québec) et professeur membre associé au GREEN (Université Laval). Fondateur du Groupe d’analyse et de modélisation énergétique (GAME), il est l’un des rares experts dans le domaine de la prévision énergétique, de la prospective technologique et de l’analyse des comportements des consommateurs d’énergie. GAËTAN LAFRANCE a œuvré en Europe, en Afrique et en Asie.
ISBN 2-89544-029-8
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Gaëtan Lafrance
Par ailleurs, au cours des 100 dernières années, la population humaine est passée de 1,6 à 6 milliards d’habitants. De tels rythmes de croissance peuvent-ils être maintenus ?
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
u cours des vingt dernières années, l’humanité a consommé autant de combustibles fossiles que depuis son apparition sur la planète. Et c’est loin d’être fini si l’on se fie aux tendances lourdes de la consommation énergétique mondiale.
A
Gaëtan Lafrance Épilogue de Jean-Marc Carpentier
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Données de catalogage avant publication (Canada) Lafrance, Gaëtan La boulimie énergétique, suicide de l’humanité? Comprend des réf. bibliogr. ISBN 2-89544-029-8 1. Énergie – Consommation. 2. Ressources énergétiques. 3. Énergie – Consommation – Histoire. 4. Énergie – Consommation – Prévision. 5. Politique énergétique. 6. Ressources naturelles – Gestion. I. Titre. HD9502.A21.33 2002
333.79
C2002-941684-1
Gaëtan Lafrance Épilogue de Jean-Marc Carpentier
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Révision linguistique: Robert Paré Impression: AGMV Imprimeur inc. © Éditions MultiMondes 2002 ISBN 2-89544-029-8 Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Québec, 2002 Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Canada, 2002 ÉDITIONS MULTIMONDES 930, rue Pouliot Sainte-Foy (Québec) G1V 3N9 CANADA Téléphone: (418) 651-3885 Téléphone sans frais depuis l’Amérique du Nord: 1 800 840-3029 Télécopie: (418) 651-6822 Télécopie sans frais depuis l’Amérique du Nord: 1 888 303-5931
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Les Éditions MultiMondes reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour leurs activités d’édition. Elles remercient la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour son aide à l’édition et à la promotion. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – gestion SODEC.
Remerciements
C
e livre est dédié à ceux qui m’ont mis au monde professionnellement, Brian, Jacques et Fernand, ainsi qu’à ceux qui ont donné vie à ce contenu, les étudiants et les collègues du cours Énergie. Un merci tout spécial à Jean-Marc Carpentier qui m’a aidé à établir un fil conducteur suffisamment original pour en faire un livre. Ce livre a été rendu possible grâce au soutien à la recherche continu de différents organismes subventionnaires. J’en profite pour remercier plus particulièrement Hydro-Québec: une partie de la réflexion sur le comportement des consommateurs découle de travaux de recherche subventionnés par la société d’État. En très grande partie, c’est grâce à des fonds cumulés par cet organisme que les frais d’édition de base ont été couverts. C’est aussi grâce à diverses discussions avec ceux et celles qui m’ont soutenu au fil du temps que ma pensée a évolué. Je pense en particulier à Serge, Luc, Lise, Roger et Yves, ainsi qu’à mes collaborateurs techniques, assistants et secrétaires. Bien sûr, une pensée pour mes proches, particulièrement la dernière venue, Amélie, et tous ceux qui suivront.
Avant-propos
A
u moment de son assermentation comme président des ÉtatsUnis, en novembre 1996, Bill Clinton fit une déclaration dont il ne soupçonnait probablement pas toute l’ampleur: «Le XXe siècle a été celui des Américains», lançait-il en jouant de l’habituel patriotisme chauvin de ses compatriotes.
Le siècle des Américains? En oubliant le maquillage politicien et triomphant de ce genre de discours, il faut admettre que le président, qui a eu le privilège de diriger son pays jusqu’au changement de millénaire, avait de quoi pavoiser. Au moment de sa déclaration, son pays était le plus puissant du monde depuis 50 ans déjà. Et ce n’est pas fini, à en juger par les performances économiques exceptionnelles enregistrées aux États-Unis en cette fin de siècle. Un rapport récent de l’OCDE (Mackinsey, 1999) montre en effet que les États-Unis ont créé plus d’emplois que l’Europe depuis 1980. Et malgré les idées reçues, les nouveaux emplois américains sont en majorité des postes qualifiés et bien payés. Ralentissement économique ou pas, avec ou sans terrorisme, le nouveau siècle devrait confirmer la suprématie américaine dans la plupart des orientations qui ont un impact sur les activités de la planète. Certes, chaque bloc compte dans la balance des choix planétaires, mais, pendant un bout de temps encore, la présence américaine demeurera incontournable lorsqu’on discutera de «vraies choses» ou lorsque le «progrès» sera en jeu. Cette situation n’est pas acceptée partout dans le monde. Pour plusieurs, la suprématie américaine se fait sur le dos des autres. Inconscience et insolence, responsabilité et liberté sont souvent confondues au point de donner lieu à des actes extrêmes. Il faut dire que l’exaspération est souvent partagée par la majorité des
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
citoyens du monde quand les États-Unis se butent, opposent leur veto, s’élèvent contre une pensée en apparence favorable au bien de l’humanité. Par exemple, le 11 septembre, l’administration Bush venait tout juste d’annoncer au monde de façon percutante que son gouvernement ne signerait pas les accords de Kyoto sur le changement climatique. Les États-Unis avaient leur propre programme; que les autres s’ajustent! À la place, George W. Bush promettait la prospérité, notamment grâce à une politique énergétique fortement axée sur l’offre, et non sur la maîtrise de la consommation. Illusion? Naïveté? Inconscience? Égoïsme? L’histoire le dira. N’empêche que les deux derniers présidents américains n’ont pas tout à fait tort quand ils affirment que leur peuple a contribué à vaincre la pauvreté et la rareté à un niveau jamais atteint dans l’histoire de l’humanité. Et on imagine mal la suite du progrès sans la participation active de l’Amérique du Nord. Par effet d’entraînement, tous les peuples de la Terre ont donc profité des activités économiques et scientifiques américaines. Malgré les inégalités toujours présentes, force est d’admettre que le siècle qui vient de se terminer a été déterminant sur au moins trois tableaux: le confort des humains a été grandement amélioré, l’humanité a réussi à maîtriser la nature comme jamais elle ne l’avait fait auparavant et la servitude à l’égard de l’énergie a été réduite de façon considérable grâce à l’invention du moteur à combustion et de l’électricité. Si l’on reproche à ce genre de discours de véhiculer des postulats qui ne s’adressent qu’aux Occidentaux, le changement de millénaire est tout de même une occasion propice pour faire de tels bilans. Ainsi, de tous les coins du monde d’autres déclarations sont venues souligner l’impact de groupes d’individus sur l’évolution du siècle. Des associations, des disciplines, des professions, dont la plupart n’existaient pas au siècle précédent, ont fait valoir que leurs membres avaient porté les connaissances et les idées à un niveau sans précédent. Les capitalistes, forts de leur victoire sur les socialistes, vantent les vertus de la mondialisation des marchés. «Le monde industrialisé jouit d’une abondance inégalée, d’une pléthore de biens et de x
Avant-propos
services, s’empressent-ils de noter. Et malgré le fonctionnement imparfait de l’économie, les prix des biens et des services n’ont cessé de baisser dans les dernières décennies. D’ailleurs, la capacité mondiale de production n’est-elle pas en surplus, y compris pour les produits primaires?» «Pourquoi alors continuer à se serrer la ceinture, demandent pour leur part les humanistes? C’est à croire que l’économie est devenue une fin en soi et que plus personne ne pense au mieuxêtre de la société. Aurait-on eu cette croissance économique exceptionnelle sans la mise en place de mesures sociales déterminantes qui ont créé une classe moyenne forte ? » L’accès à l’éducation gratuite, le respect des droits de l’homme, la liberté d’expression, le droit de vote pour la femme sont, effectivement, des acquis auxquels peu de sociétés ont eu accès dans le passé. Dans la foulée des humanistes, les démographes font valoir l’importance de la jeunesse et de l’urbanisation, mais surtout, ils rappellent les victoires de la médecine pour expliquer pourquoi la population mondiale est passée de 1,6 à 6 milliards d’humains en un siècle. Cette croissance est incroyable quand on la compare à la lente progression de l’humanité jusque-là. Mais pourquoi la science médicale a-t-elle tout à coup explosé? Cela ne laisse-t-il pas soupçonner une cause beaucoup plus profonde à l’apparition de ces conditions gagnantes? La science est omniprésente, à tel point qu’une grande partie de la population la croit infaillible. Les scientifiques rappellent qu’Einstein appartient au XXe siècle. Et l’homme a marché sur la Lune, ce qui est toujours un exploit: jamais un être terrestre n’avait ainsi défié les forces de la nature. Bien sûr, il existe des détracteurs pour rappeler que cette même science a permis la bombe atomique, l’énergie nucléaire et tout récemment la manipulation génétique. «Quand la science est capable de faire passer l’humanité de l’ère du feu à celle de l’atome et du gène, peut-on raisonnablement penser qu’un tel pouvoir soit sans risques? Qui sont ces nouveaux alchimistes qui veulent révolutionner l’ordre naturel?» entend-on souvent sur la scène médiatique.
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Mais il ne faut pas s’arrêter à ces objections. L’homme a toujours eu peur du nouveau, comme il l’a montré au début des années 1970 face à la montée de l’ordinateur. Pourtant, qui pourrait dénigrer aujourd’hui la révolution des technologies de l’information et des communications (TIC)? Internet, nouvel éden contemporain, porte en lui la promesse d’un monde nouveau, plus démocratique et mieux informé. On aime croire que la croissance sans précédent de notre bien-être, depuis une vingtaine d’années, est liée principalement à ce bazar des TIC. Toute la recherche-développement actuelle devrait être concentrée sur les TIC, à en juger par les nouvelles priorités des pourvoyeurs de fonds dans les milieux universitaires. Grâce à la création du «village global», les théoriciens du «bond en avant» laissent miroiter qu’enfin un partage plus égalitaire des ressources planétaires profitera aux peuples les plus pauvres de la Terre. Parfois, ce progrès continu donne l’illusion «d’une fin de l’histoire», d’un triomphe définitif, éternel et sans partage de la démocratie à l’occidentale. Après tant de prouesses scientifiques et sociales, comment empêcher la montée d’une confiance inébranlable en notre capacité de tout régler dans les délais requis ? D’ailleurs, pourquoi s’intéresser au long terme, quand le seul examen de ce qui se produira pendant les prochaines années peut apparaître purement spéculatif? Des analyses à long terme ne peuvent que nous rappeler à quel point le monde a changé depuis 30, 50 ou 100 ans, et à quel point les prévisions passées ont pu manquer leur cible. Et que dire des événements du 11 septembre 2001, que personne n’avait vus venir? Face aux défis actuels, la réponse logique n’est-elle pas d’éviter de s’engager et, au contraire, d’envisager toutes les possibilités? Par opposition au discours des années 1960 et 1970, n’est-ce pas la pensée qui prévaut en ce début de siècle? L’énergie, par exemple. Au fur et à mesure qu’une forme d’énergie devient moins intéressante ou est épuisée, les lois du marché devraient jouer et permettre la solution technologique la plus appropriée. Ainsi, après les hydrocarbures conventionnels, le monde passerait aux sables bitumineux et aux autres formes de combustibles, avant de développer les énergies renouvelables et enfin, faute d’énergies traditionnelles, l’énergie atomique. xii
Avant-propos
C’est là le pari de la nouvelle politique de George W. Bush. Tous s’entendent pour dire qu’on ne peut tout prévoir, mais avons-nous les outils pour vaincre une éventuelle pénurie d’eau, le brusque changement climatique et la pauvreté chronique des populations du Sud? L’organisation sociale et politique, si rodée soit-elle, comme aux États-Unis, est-elle vraiment sans faille? Comment expliquer qu’un cafouillage dans le secteur électrique ait pu se produire en Californie, qui est normalement l’État étalon des Américains en matière d’avant-garde? Certes, le long terme ne fait pas bouger les foules, mais une question fondamentale est tout de même soulevée: peut-on penser que le siècle qui commence sera semblable à celui qui vient de se terminer? A-t-on vraiment tout dit sur les raisons qui ont permis cette croissance sans précédent de tous les facteurs qui touchent l’humanité? Au-delà de l’intuition, pourquoi le XXe siècle est-il attribué aux Américains, alors que le précédent avait été celui des Européens? Et si personne n’avait mis le doigt sur le facteur qui permet de comprendre le reste? Quelques chiffres devraient cependant nous intriguer. Depuis l’arrivée des baby-boomers, le monde a consommé près de cinq fois plus de combustibles fossiles que tout ce que l’humanité avait consommé auparavant. Dans le dernier quart du XXe siècle, on a brûlé plus de la moitié des combustibles de l’histoire de l’humanité. Certes, la consommation d’énergie primaire par habitant tend à se stabiliser, mais cela veut dire aussi que la consommation de combustible augmentera au même rythme pendant encore plusieurs décennies, notamment à cause de la croissance démographique des pays en développement. En d’autres termes, si la tendance continue, pour chaque nouvel habitant que comptera la planète, la consommation d’énergie primaire augmentera au même rythme. Comment se surprendre, dans ces conditions, de la reprise des discours alarmistes? Où cela va-t-il s’arrêter? Sommes-nous devenus trop énergivores? Doit-on stopper la croissance? Notre boulimie va-t-elle causer notre perte?
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C’est un scandale! s’exclament les groupes d’opinions de toutes tendances. Les pays industrialisés, les États-Unis en tête, bradent les ressources de la planète, sacrifiant les générations futures. Leur croissance se fait sur le dos des autres humains. Pire, l’effet de serre, conséquence directe de la trop grande consommation de combustibles, mène l’humanité tout droit à l’abîme. Que l’on soit d’accord ou pas avec ce genre de discours alarmiste, il faut bien reconnaître que pour ce qui est de l’effet de serre, les choses ne vont pas s’arranger. Depuis une décennie environ, la part des combustibles fossiles (gaz, charbon et pétrole) augmente au détriment des énergies renouvelables et nucléaire. Pendant qu’on s’acharnait à dénoncer le barrage des Trois Gorges en Chine (17000 MW), la production annuelle de charbon en Asie augmentait de 260 millions de tonnes équivalent pétrole (tep) entre 1988 et 1998. C’est 15% de plus que la production totale de tous les barrages hydroélectriques de la planète, qui se situait à 226 millions de tep en 1998. Tous ces humanistes, ces scientifiques, ces écologistes accusateurs de la myopie de nos dirigeants sont-ils condamnés à demeurer des incompris jusqu’au jour où une crise majeure éclatera? Et cette crise réglera-t-elle enfin le problème? Ou la vigilance à l’égard des politiques à la George W. Bush nous incitera-t-elle à sonner l’alarme maintenant, pendant que nous en avons encore les moyens? À moins que tous ces alarmistes ne se trompent royalement sur la capacité de l’être humain de faire face à de nouveaux défis… Chose certaine, dans ce débat entre optimistes et incompris, l’indifférence n’est pas de mise. Le XXe siècle a néanmoins défini une équation qui doit susciter la curiosité et la réflexion: l’exploitation de la planète a permis à la population humaine, de passer de 1,6 à 6 milliards d’habitants en 100 ans. Sans vouloir être alarmistes, peut-on croire un tel rythme de croissance possible pour le futur? Par ailleurs, la solution est-elle vraiment technologique et économique? La relation étroite entre évolution des sociétés et demande de ressources connaîtra-t-elle, dans le courant du XXIe siècle, un changement de tendance majeur, voire une rupture du système énergétique actuel? xiv
Avant-propos
Et que pense de tout cela le consommateur, décideur ultime? Peut-il modifier sa fâcheuse tendance à toujours vouloir consommer plus? Est-il rationnel dans ses choix de vie? À quel niveau peut se fixer son niveau de confort acceptable? Et puis les Japonais sontils plus efficaces que les Américains, sur le plan énergétique? Si oui, quels mérites ont-ils? Et pourquoi le XXe siècle a-t-il été celui des Américains? En fait, on aurait tort de se baser sur une analyse tendancielle des décennies précédentes pour expliquer l’état du monde actuel et son évolution possible dans le siècle qui commence. Dans une équation visant à expliquer les tendances lourdes qui ont permis une telle évolution de l’humanité, l’épisode baby-boomers est en effet une donnée temporelle aberrante. En d’autres mots, l’approche méthodologique la plus élémentaire exige une analyse macro-historique des facteurs qui caractérisent la relation de l’humanité avec elle-même et avec sa planète. Afin d’amorcer une prise de conscience sur le sujet, nous vous proposons donc, dans la première partie de ce livre, un tour d’horizon de l’histoire du monde. C’est, bien sûr, un grand défi, mais nous souhaitons, par cette revue rapide de l’histoire, faire ressortir, entre autres, l’inertie qui a caractérisé l’organisation humaine. L’histoire, en effet, semble montrer que nous sommes lents à bouger quand il s’agit de prendre des décisions collectives ou de trouver des façons nouvelles d’améliorer le bien-être du plus grand nombre. Ainsi, un retour en arrière nous permet de constater que le transport terrestre des marchandises n’a été réglé à la satisfaction des humains qu’avec la victoire des poids lourds sur le rail, c’est-à-dire il y a 20 ans environ. Mais, on le sait, la gestion des stocks à la limite (just in time) entraîne des situations conflictuelles entre les impératifs économiques et sociaux, d’une part, et les impératifs écologiques, d’autre part. D’autres enseignements et problématiques conflictuelles sont également mis en évidence à travers quelques morceaux d’histoire décrivant les trois âges énergétiques de l’humanité: l’âge du bois et de l’énergie musculaire, celui du couple charbon-vapeur et, enfin, celui du pétrole. Cette approche en trois âges a deux avantages: d’abord, on peut voir l’évolution du monde sous l’angle de la préoccupation xv
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constante de l’approvisionnement en ressources; ensuite, cette analyse énergétique nous permet de constater que le monde actuel est divisé en trois groupes évoluant selon ces trois âges de développement. À tout le moins, cette histoire du monde nous montre tout le chemin qu’ont encore à parcourir ceux qui vivent toujours à l’âge de l’énergie musculaire. Dans la seconde partie du livre, une approche plus analytique de la situation actuelle permet d’esquisser quelques pistes pour l’avenir, sans verser dans l’angélisme. Il serait hors de propos ici de dresser un catalogue complet des stratégies et des technologies susceptibles de modifier le sort de l’humanité. Cet ouvrage a un objectif beaucoup plus modeste et vise simplement à faire réfléchir, à percer l’indifférence et à remettre à l’ordre du jour une équation de base que les dernières décennies semblent nous avoir fait oublier: les relations entre les sociétés humaines et la nature ne peuvent se réduire à leur seule dimension économique ou sociale, car elles concernent aussi le fonctionnement particulier de l’humanité en tant qu’espèce biologique. Ce livre pose donc une question toute simple: notre organisation politico-économico-sociale est-elle suffisamment robuste pour faire face à un changement de paradigme dans la gestion mondiale des ressources planétaires, et en particulier des ressources énergétiques?
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Table des matières Avant-propos .............................................................................ix PREMIÈRE PARTIE – LES SERVITUDES DE LA PUISSANCE ...................1 À la recherche des ressources perdues ................................3 La vie aventureuse des Pierre-à-feu ..................................3 Le prix du confort ............................................................7 L’explication ...................................................................12 La démocratie: la servitude de l’équité et de la liberté.....17 Quel gaspillage!..............................................................17 Le Roman dream: la servitude du transport et de la gestion des stocks à la limite .................................25 Le nouvel ordre mondial ................................................25 Les services et le commerce ...........................................27 Comment expliquer que seul Rome y ait pensé? ............29 Quand les dieux s’en mêlent: le chaos toujours possible ..35 La première révolution industrielle.................................38 Le système énergétique ..................................................41 De la vie monastique à la liberté ....................................44 Venise: l’avenir du futur?......................................................49 La révolution commerciale .............................................52 La tendance lourde de l’urbanisation..............................53 «Pour quelques arpents de neige».......................................55 Les mythes de l’hiver .....................................................56 DEUXIÈME PARTIE – LE PREMIER SYSTÈME ÉNERGÉTIQUE MONDIAL, LE COUPLE CHARBON-VAPEUR...........................59 Germinal: deux destins différents en Europe .....................61 Quelque part en Europe, vers 1880 ................................61 Des destins différents ....................................................63 Le triomphe de la mécanique .........................................64
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Industrie lourde et énergie, désormais à la base des économies fortes ..................................65 Récession, productivité, coupures, mondialisation… ......67 Le charbon, énergie de l’avenir? .....................................69 TROISIÈME PARTIE – LE NOUVEL ORDRE ÉNERGÉTIQUE INTERNATIONAL.73 L’âge du pétrole et la naissance de l’industrie pétrolière...75 Avant-propos..................................................................75 Le hasard fait bien les choses ..............................................79 La naissance de l’industrie pétrolière (1875-1911) ..........81 La période d’ajustement (1911-1930)..............................83 L’ordre des majors ou «sept sœurs» (1930-1973): la recherche d’un marché............................................84 Les baby-boomers: l’explosion ..............................................89 La Révolution tranquille: l’adolescence et les premières politiques énergétiques .....................93 1973. La crise? Quelle crise? ..........................................96 La crise de 1979: l’État-providence désormais en péril ......................................................99 Un revers rapidement oublié ........................................103 En résumé ....................................................................105 QUATRIÈME PARTIE – L’ÉTAT DU MONDE EN 2000 .....................109 Les contraintes que vit le monde en 2000 ........................111 Les énergies universelles ....................................................115 Le pétrole.....................................................................116 Le gaz naturel ..............................................................117 Les réserves de combustibles fossiles...............................123 La vision pessimiste .....................................................123 La vision optimiste.......................................................126 Qu’en est-il exactement?...............................................130 L’électrification: une tendance nécessaire?.......................133 L’inertie face au changement dans le secteur électrique .........................................138 À quoi s’attendre? ........................................................141 xviii
Table des matières
Kyoto ....................................................................................143 La controverse..............................................................143 Les actions proposées ..................................................146 CINQUIÈME PARTIE – LE POINT DE VUE DU CONSOMMATEUR.......153 Le niveau de confort minimal .............................................155 Toujours plus gros et plus rapide.................................157 Comment tenir compte de la richesse?.........................159 L’incontournable efficacité énergétique.............................161 Les Japonais sont-ils des champions de l’efficacité énergétique?........................................162 Les limites des indicateurs globaux ..............................164 L’énergie utile ...............................................................169 La ville: est-ce la solution de l’avenir?...............................173 Plaidoyer pour l’augmentation de la densité urbaine ....175 Le niveau de densité urbaine souhaitable .....................178 Facteurs qui expliquent la consommation d’énergie dans les villes: le cas du Québec ..............................180 Le consommateur est-il rationnel? .....................................183 Le signal du prix est-il important?................................185 Sommes-nous rationnels?.............................................187 SIXIÈME PARTIE – DES PISTES DE SOLUTION ...............................191 L’importance du politique dans le domaine de l’énergie ..193 L’énergie à la dérive des modes ....................................197 Les leçons du passé......................................................199 La crise est-elle la seule solution? .....................................203 Le syndrome maniaco-dépressif de l’économie .............204 La crise est-elle la solution? .........................................206 Les solutions extrêmes ........................................................209 L’ordre des leaders et de George W. Bush......................210 Soyons pessimistes ......................................................213 Soyons optimistes ........................................................215 Une solution logique: distribuer la rente pétrolière ......216 Entre les deux ..............................................................218 xix
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
SEPTIÈME PARTIE – COMMENT PRÉVENIR LOUIS XVI QU’IL Y A PÉRIL EN LA DEMEURE ? ..................221 À l’aube d’une autre révolution ..........................................223 Les pistes .....................................................................229 La rationalisation du marché de l’énergie .....................241 Le cœur du problème ...................................................241 Comprendre le 11 septembre 2001....................................247 Épilogue – Une nouvelle stratégie énergétique pour le Québec du XXIe siècle ...................................................249 par Jean-Marc Carpentier Références et notes..................................................................269
Liste des tableaux Tableau 1: Tableau 2: Tableau 3: Tableau Tableau Tableau Tableau Tableau Tableau Tableau
Capacités des bateaux de transport .......................32 Les forces mécaniques au fil du temps..................40 Évolution de la population des continents, en millions ............................................................67 4: Les plus importants groupes industriels (selon le chiffre d’affaires) ...................................118 5: Pourcentage d’émissions de CO2 par secteur (1996) ...............................................136 6: Capacité de production d’électricité selon la forme d’énergie (1996; millions de kW) ..........................142 7: Les Occidentaux sous la douche: fréquence hebdomadaire des douches et des bains .............156 8: Facteurs influençant la croissance d’énergie secondaire au Canada (pétajoules) .......................166 9: Variations contradictoires de l’effet d’intensité et de l’effet de structure par secteur industriel....167 10: Les grandes politiques: événements marquants dans le monde.....................................................201
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Table des matières
Liste des figures Figure 1: Figure 2: Figure 3: Figure 4: Figure 5: Figure 6: Figure 7: Figure 8: Figure 9 : Figure 10: Figure 11: Figure 12: Figure 13: Figure 14: Figure 15:
Évolution de la demande d’énergie et de la population mondiales (1700-2000) .............15 Espérance de vie et utilisation de l’électricité (MWh/habitant) .......................................................18 Espérance de vie et consommation d’énergie (tep/habitant)...........................................19 Évolution de la production de charbon par bloc de pays (tep/an) ........................................70 Part de marché des combustibles (%).......................71 Évolution des prix de l’énergie ................................77 Véhicules enregistrés au Canada pour 1 000 personnes, 1920-1990 ...........................91 Production, OPEP et non OPEP (%)..........................102 Victoire du transport routier sur le rail – le Canada ..............................................................106 Combustible consommé par décennie, 1900-2000.............................................................107 Évolution de la population mondiale et consommation d’énergie primaire .....................108 Réserves de pétrole prouvées, % OPEPnon OPEP ..............................................................132 Évolution des parts de marché pour la production d’électricité aux États-Unis .....................................137 Émissions de dioxide de carbone par région (millions de tonnes métriques par an) ...................150 Consommation d’essence par ville selon le continent (1980).......................................176
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PREMIÈRE PARTIE
Les servitudes de la puissance
À la recherche des ressources perdues La vie aventureuse des Pierre-à-feu
I
l faut bien reconnaître que l’auteur de la série télévisée américaine Les Pierre-à-feu a fait preuve de beaucoup d’imagination en prêtant à ses personnages préhistoriques un comportement social moderne. L’idée porte à réfléchir. En mélangeant les époques, la vie du banlieusard américain apparaît alors comme un aboutissement de l’évolution, comme un symbole de notre société moderne. Sur une carte du temps correspondant à l’évolution de l’humanité, on peut en effet tracer une courbe entre deux points, l’initial correspondant à une organisation primitive sans confort et le final, à une conception courante de la société idéale. Déjà, une première question nous vient à l’esprit: le point d’arrivée correspond-il à l’objectif final du rêve de l’être humain? Non, bien sûr, car si la série de dessins animés reproduit l’idéal de civilisation défendu aujourd’hui en Amérique et de plus en plus ailleurs dans le monde, nous, humains, avons aussi le fâcheux défaut de n’être jamais satisfaits de notre sort. Pourtant, en y réfléchissant bien, le grand saut en avant qu’a fait l’humanité dans sa quête de confort est impressionnant. Une façon de mesurer cette croissance est de calculer la consommation énergétique par habitant. Un Américain consomme en moyenne près de 100 fois plus d’énergie qu’un individu qui vit au rythme de la nature. Et pour un banlieusard, c’est plus encore. Cette observation soulève d’autres questions et commentaires plus fondamentaux. Par exemple, un simple bilan environnemental et énergétique du mode de vie d’un Américain moyen montre que seule une partie de l’humanité peut réaliser ses rêves. Universaliser la consommation moyenne d’un habitant de la banlieue en Amérique
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
du Nord reviendrait à généraliser des modes de gaspillage que les systèmes économiques, énergétiques et écologiques mondiaux ne peuvent vraisemblablement pas soutenir. Mais si jamais une gestion plus équitable des ressources était envisagée ou si les contraintes de l’approvisionnement énergétique mondial obligeaient à une rationalisation de notre comportement, où tracerions-nous la ligne de l’équité1 et du confort minimal? Ce qui frappe, donc, dans cette analyse de l’évolution, c’est le succès de l’homme moderne dans l’augmentation de son bien-être, particulièrement dans le dernier siècle. En comparaison, l’homme primitif se contente de peu. Bien qu’il vive sans stress2, oisivement, près d’un lac ou d’une rivière, à l’ombre d’un arbre le jour, autour du feu le soir, sa qualité de vie n’est pas si enviable. Il n’habite pas une grotte de banlieue, il n’a pas de moyens de transport. Son coin de pays n’est pas éclairé la nuit. Son arsenal d’équipements et son coffre d’outils sont réduits à leur plus simple expression. Quand on songe à tous les produits de consommation courante que nous tenons pour acquis et qu’ignore encore l’homme primitif, personne d’entre nous ne voudrait vivre à cette époque. Collectivement, si on mesure la richesse en quantité de biens par individu, l’avantage va nettement à notre époque. Mais le problème avec la variable richesse, on le pressent, c’est de définir la consommation normale. Tous s’entendent pour dire qu’il y a une certaine quantité de biens essentiels: un toit, une cuisinière, le chauffage, l’eau courante, etc., mais comment définir un niveau de confort minimal? Qu’est-ce qui est essentiel? La famille nord-américaine a-t-elle vraiment besoin d’habiter un bungalow climatisé de 120 mètres carrés, de posséder deux voitures, un bain tourbillon, trois téléviseurs, une
1. Et l’on en est loin de cette équité quand on constate, malheureusement, que beaucoup de sociétés sont encore trop pauvres en ressources et n’ont même pas franchi la moitié du chemin vers un niveau de vie acceptable. Par exemple, un tiers de l’humanité est toujours sans électricité, ce qui est lourd de conséquences quand on songe qu’un éclairage adéquat est la condition première pour que les enfants puissent étudier le soir. 2. Du moins, on aime bien l’imaginer.
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À la recherche des ressources perdues
piscine, un four à micro-ondes, un ordinateur… un chien? Pour que la famille soit heureuse, est-ce nécessaire de posséder un terrain de 800 mètres carrés situé à 30 kilomètres du lieu de travail? Quelle température intérieure peut être qualifiée de «normale» dans une résidence, en été comme en hiver? Combien de douches par semaine peut-on prendre avant d’être accusé de gaspillage? Combien de sorties en automobile peut-on se permettre? Au cours des 50 dernières années, plusieurs appareils électroménagers (réfrigérateur, cuisinière, lave-linge) sont devenus des biens essentiels, appartenant au «minimum vital». Certains autres appareils, qui étaient naguère carrément un luxe et qui restent inabordables pour une grande partie de l’humanité, font désormais partie de la vie quotidienne de beaucoup de ménages: téléviseur, sèche-linge, lave-vaisselle, magnétoscope, four à micro-ondes et ordinateur avec branchement Internet. Que dire du phénomène du « toujours plus gros » ? Depuis plusieurs décennies, la dimension des logements, la taille des équipements ménagers, la taille et la puissance des véhicules n’ont cessé d’augmenter. Jusqu’où cela ira-t-il? Si le besoin d’améliorer son bien-être est en soi une valeur souhaitable, pourquoi le besoin de ressources doit-il suivre la même pente? Pour tenter de comprendre un peu ce rapport ressourcessociété, revenons au point de départ et fabulons un peu, comme l’auteur des Pierre-à-feu. Un prodigieux cueilleur Force est d’admettre que les différences entre les époques sont tout de même énormes: un Américain consomme en moyenne 7,5 tep par an (une tonne équivalent pétrole est égale à 107 joules), c’est-à-dire près de 100 fois ce que l’homme primitif tirait de la terre pour survivre. En un sens, l’homme moderne est donc devenu un prodigieux cueilleur, puisque lui aussi trouve dans la planète les ressources nécessaires à son bien-être. Par contre, il est plus difficile de déterminer si cette tendance à la consommation accrue est une tendance au gaspillage acquise au fil du temps ou si elle est une juste évolution vers la normalité permise par la richesse.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Par obligation, nos ancêtres primitifs sont, bien sûr, plus directement dépendants à l’égard de la nature que nous, citoyens des pays industrialisés. Leur survie dépend de leur débrouillardise et de leur sens de l’observation. La cueillette, assurée par tous les membres du groupe, constitue la principale source alimentaire. La société n’a pas de mécanismes de régulation des approvisionnements pour faire face aux pénuries. Le mot «mondialisation» n’a évidemment pas encore été inventé. Ainsi, si l’auteur des Pierre-à-feu avait respecté un peu plus l’histoire, la vie de Fred Caillou, le personnage principal, se résumerait à cueillir sa nourriture, à chercher du bois pour le feu, à dormir et à discuter avec son meilleur ami Arthur, habile fabricant d’objets en pierre. Bien que Délima, la compagne de Fred, ait un peu plus de responsabilités, à cause des enfants, son labeur serait semblable à celui de son compagnon. À cette époque, on s’en doute bien, les frontières n’existent pas. Quand la nourriture se fait moins abondante en un lieu, la famille, le clan déménage. Ces nomades habitent le monde. Chaque individu a une quantité impressionnante de kilomètres carrés à sa disposition. Les frontières du territoire sont quelque part, là où les ancêtres n’ont pas chassé. Bien que l’objectif principal du déplacement soit de trouver un coin de terre plus généreux, la quête de nouvelles sources de nourriture ne fait pas vraiment partie des soucis quotidiens de la petite communauté. L’équation est simple: tant que la densité démographique ne dépasse pas un certain niveau, la nourriture est suffisante. La contrepartie est une sévère limitation du développement de la population et son organisation en groupes restreints de quelques dizaines d’individus. À ce chapitre, l’homme ancien présentait peu d’avantages organisationnels sur l’animal. Il lui manquait encore une grande invention: le transport mécanisé. Car si l’on admet que le territoire de prédation est limité par la distance aller-retour susceptible d’être parcourue dans une journée par le cueilleur, le territoire qui peut être couvert est forcément limité. Avec ce genre de calcul, on arrive
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À la recherche des ressources perdues
donc à démontrer que les groupes de l’époque de Fred Caillou sont de taille restreinte3. Heureusement pour la planète, serons-nous tentés de penser, pendant des dizaines de milliers d’années, ces peuples primitifs, dont certains ont gardé le même mode de vie jusqu’à nos jours, n’ont pas modifié de façon permanente leur milieu biophysique. Pendant tout ce temps, les espèces éteintes ont disparu en raison de l’évolution, et non à cause de la présence des humains. Trop peu nombreux, ces derniers ne pouvaient pas créer un désordre suffisant pour ça. Au contraire, ils se sont ajustés à la nature, se sont pliés à ses caprices, l’ont apprivoisée. Ils vivaient selon la productivité des écosystèmes. D’un point de vue physique, l’entropie due à leurs actions a été nulle. Si la nature leur était favorable, ils pouvaient nourrir plus d’enfants. À l’inverse, dans les mauvaises années, les moins vigoureux du clan ne survivaient pas. Cette adaptation de l’homme à la nature a duré ainsi pendant un long moment, sans apparence de changement. Pourtant, génération après génération, de petit progrès en petit progrès, méthodiquement, une révolution se préparait.
Le prix du confort Un jour, un chef de clan se met à réfléchir sur le sens de sa vie. Les endroits sauvages encore à explorer deviennent plus rares, constatet-il, la distance à parcourir chaque année ne cesse d’augmenter. Mais pourquoi son clan devrait-il toujours aller vers de nouveaux lieux, se demande-t-il, alors que l’oasis qu’il vient de trouver apparaît comme le paradis? La source d’eau est intarissable. Le gibier est abondant. En prévision des périodes creuses, il suffirait de tenir en captivité quelques-unes de ces bêtes dociles que sont les moutons et les chèvres. Le lieu est situé à l’intersection de plusieurs sentiers, ce qui permet le troc d’outils et d’armes. Une structure permanente 3. L’examen des peuples autochtones contemporains est une autre façon de se convaincre que la mobilité et la faible concentration des groupes sont les conditions d’un approvisionnement régulier et de la renouvelabilité des ressources. Par exemple, au 55e parallèle, dans le Grand Nord canadien, chaque individu d’une population de 3000 personnes dispose d’environ 32 km2 pour la chasse et la pêche, et cela, malgré le progrès récent de sa condition de vie.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
pourrait être installée sur cette colline stratégique, peut-être même des fortifications. La terre est fertile, on pourrait la cultiver. Les hommes s’occuperaient de construire, de superviser, de planifier, de protéger l’acquis. Les femmes feraient le reste. Périodiquement, une partie de chasse ou de pêche entre amis ferait oublier les soucis quotidiens liés à l’accroissement du travail. Le chef de clan en parle à ses frères, à ses beaux-frères et à ses amis, qui trouvent l’idée très bonne. Finis les couchers à la belle étoile! Ensemble, ils construisent des huttes, dont la disposition devient rapidement un village. Évidemment, toutes ces idées n’ont pas été mises en application en une seule génération. Et à certains égards, l’homme ne s’est jamais débarrassé de ses habitudes de cueilleur. Mais cette révolution économique et sociale a bel et bien eu lieu. Les hommes devaient s’associer à la nature, et non plus en être seulement les parasites, pour se sortir de l’impasse où ils se trouvaient. Comment cette transition du nomadisme à l’agriculture, au village, puis à la société industrielle s’est-elle effectuée? Les thèses sont nombreuses, et celle que je viens d’esquisser est purement fictive, vous l’aurez compris. Mais en même temps, cette fabulation fait apparaître que le changement d’organisation humaine tient, jusqu’à un certain point, du miracle. Quand on pense qu’en dépit des moyens de communication actuels, une grande partie de l’humanité en est encore à l’âge de l’énergie musculaire, il faut bien reconnaître que l’être humain, collectivement, est parfois lent à comprendre. Mais l’évolution s’est effectivement réalisée. Tant que la cueillette demeurait l’activité principale, le partage des tâches entre les hommes et les femmes, et entre les jeunes et les personnes âgées n’était pas utile. Par contre, lorsque la chasse s’est imposée comme autre activité essentielle, la division permanente des tâches est devenue nécessaire. Elle s’est d’abord faite sur la base des sexes: la grossesse, l’allaitement et les soins aux enfants s’adaptant mieux aux tâches de la cueillette, cette activité est réservée aux femmes, et la chasse, aux hommes. On sait aussi que l’agriculture s’est développée sur plusieurs millénaires. Au début, les cueilleuses se contentaient de sélectionner 8
À la recherche des ressources perdues
les espèces sauvages les plus appropriées, surtout des céréales. Puis elles se sont mises à enlever les mauvaises herbes. Enfin, elles ont appris à semer les graines. Cette étape marque les véritables débuts de l’agriculture. Le pas décisif a été franchi. L’accroissement de la production va permettre le développement de la population. Mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres. Une fois à l’abri, l’homme se met à rechercher davantage de confort. La communauté s’impose d’offrir de plus en plus de biens et de services. Les collectivités les mieux nanties conçoivent la maison, voire le temple et le palais. L’art de la construction et celui du tissage progressent rapidement, et les femmes font désormais la cuisine dans des poteries. Elles disposent d’une batterie de bols, de coupes, de jarres et même de poteries de luxe peintes et décorées. Bientôt, on apprend à fabriquer des briques et les maisons sont construites plus rapidement. Une grande partie de la population est engagée dans les domaines de la construction, de l’agriculture, des services et de l’industrie légère. Les citoyens, qui veulent améliorer leur sort et profiter de ces nouveaux biens, passent plusieurs jours par semaine à travailler pour la communauté, pour Dieu… ou simplement pour le maître. Une autorité unique s’impose. Pour que les terres rapportent et que la société conserve ses privilèges de confort, en effet, l’organisation et la direction centralisées des travaux s’avèrent nécessaires. Pendant que les rusés font de la politique, les rois se démarquent et le prolétariat se définit. Le confort a un prix. Les paysans doivent construire et entretenir les réseaux de canalisation pour le drainage et l’irrigation des terres. En plus d’exiger une main-d’œuvre nombreuse et des connaissances techniques approfondies, ces travaux doivent être exécutés à des moments précis. Déjà, à l’apogée de la grande civilisation égyptienne, l’organisation sociale est remarquable. La prospérité agricole est assurée par un million de paysans et des milliers de fonctionnaires, sous la direction du pharaon. Sans en mesurer toute l’ampleur, l’homme est donc en train de se créer des servitudes toujours plus grandes, notamment en consacrant de plus en plus de temps au travail pour assurer des services 9
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
qu’il juge désormais essentiels. Le problème est d’autant plus important que pendant longtemps encore, il ne disposera que de son propre corps pour produire l’énergie mécanique, étant seul assez polyvalent pour cela. Heureusement – mais il aura fallu du temps, beaucoup de temps, pour comprendre –, la domestication de l’animal, le développement des divers moulins et machines, l’apparition de l’énergie chimique, puis enfin l’invention du moteur vont lui permettre de réduire peu à peu sa dépendance à l’égard de la force musculaire. Par contre – et ce n’était pas prévu –, chaque saut quantique de la technologie et de l’organisation sociale s’accompagnera d’un accroissement de la population, ce qui ajoutera au problème de la conservation du niveau de vie. Déjà dans l’Antiquité, on avait compris que l’évolution vers un confort croissant entraînerait une extraordinaire complexification des sociétés. L’individu contrôlait de moins en moins sa destinée. Et l’humanité s’était engagée dans une fuite en avant lui interdisant tout retour en arrière, sous peine de causer des préjudices à une partie de ses membres. Pour des raisons existentielles propres, comme la tendance à ne jamais être contente de son sort, l’humanité accroissait ainsi sa dépendance envers l’énergie. Dans l’Antiquité, l’énergie musculaire et le bois de feu avaient été au cœur des préoccupations des grandes civilisations. On le voit, l’équation est simple: plus la civilisation se complexifie, plus ses besoins en matériaux augmentent. Malheureusement, les matériaux intéressants, comme les métaux, la brique et le ciment, imposent des transformations primaires qui nécessitent beaucoup d’énergie et de main-d’œuvre. Au fur et à mesure que les sociétés se raffinent, d’autres servitudes s’ajoutent, notamment la température, qui doit être plus élevée pour augmenter les rendements de production industrielle. Certes, jusqu’à l’apparition de la roue, vers 3000 av. J.-C., et du fer, vers 1200 av. J.-C., le transport et la métallurgie progressent lentement, mais les habitants de la vallée du Nil ont déjà appris à fabriquer des objets en cuivre. On voit dans les villages des tailleurs de pierres et des foreurs, mais aussi des métallurgistes, des fondeurs 10
À la recherche des ressources perdues
et des ciseleurs pour le cuivre. On est en plein âge du bronze. Pour produire tous ces métaux, il faut du minerai et du charbon de bois qu’on doit aller chercher souvent très loin de la métropole. Quand on eut découvert le recuit, vers 4200 av. J.-C., et qu’on eut appris, quelque 200 ans plus tard, à désoxyder le cuivre, à le fondre et à le couler, ce métal supplanta la pierre dans la fabrication des outils et des armes. Avec la découverte des alliages et du bronze, l’industrie des métaux était née, avec tout ce que cela implique en termes de besoins énergétiques pour atteindre des températures de fusion de 1000ºC. Plus tard, entre 1700 et 1000 av. J.-C., les peuples venus du nord de l’Europe ont bouleversé à nouveau les civilisations existantes: ils connaissaient le fer. Mais le traitement du fer les a obligés à inventer un four métallurgique plus efficace encore afin d’atteindre une température de fusion plus élevée, ce qui a imposé la ventilation et l’utilisation massive du charbon de bois. Une industrie énergivore Depuis très longtemps, le secteur industriel, en particulier le secteur de première transformation, représente à lui seul un tiers des besoins énergétiques totaux d’une société avancée. Si l’on ajoute l’énergie nécessaire au transport des marchandises pour entretenir cette industrie, celle-ci représente plus de 50% des besoins énergétiques totaux utiles. Dès cette époque, on entre dans un cercle infernal: d’un côté, le secteur de production doit s’ajuster de plus en plus rapidement au rythme de vie des grandes civilisations; de l’autre, la recherche des ressources et la nécessité de faire évoluer la technologie constituent de plus en plus des contraintes de développement. Sans compter que la population croissante devient une charge toujours plus lourde pour la collectivité. Et cela n’ira pas en s’amenuisant. De l’Antiquité à nos jours, l’augmentation de la productivité industrielle et le transport des marchandises ont été constamment au cœur des préoccupations des sociétés avancées. Avec l’industrialisation, le besoin d’énergie a crû sans cesse. Évidemment, l’efficacité des procédés a aussi progressé, mais, 11
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
le gain énergétique a toujours été compensé par une demande accrue de ressources. Il faut bien voir qu’au temps des Grecs et des Romains, le forgeron qui frappait à chaud sur l’enclume la barre de métal pour en faire un outil, un clou ou autre, et plus tard les premiers fers à cheval, accomplissait une tâche qui, pour l’essentiel, est restée inchangée jusqu’au XXe siècle avec l’apparition du laminoir. On avait déjà presque tous les éléments du tissu industriel lourd qui allait durer jusqu’à la diffusion du haut fourneau au XIXe siècle. La situation n’est pas différente aujourd’hui. La transformation primaire est toujours une préoccupation considérable, en termes de demande en énergie. La fabrication de l’acier, du ciment et du papier, ainsi que le transport des marchandises et l’approvisionnement en énergie représentent toujours une part importante du bilan énergétique mondial. Et l’on ne pourra pas se débarrasser de cette lourde charge sans régression du niveau de vie. À preuve, en 1980, le Japon a dû fermer l’ensemble de ses alumineries, avec les conséquences que l’on devine, le prix de l’énergie étant devenu trop cher. La récente crise de l’électricité en Californie a aussi obligé les alumineries locales à fermer leurs portes pour un temps indéterminé. Cela pose une question de fond qui revient régulièrement dans l’actualité au Québec: qui assurera la fabrication de produits lourds à long terme? Dans un contexte planétaire, le syndrome du «pas dans ma cour» a-t-il droit de cité?
L’explication Qu’est-il arrivé aux ressources? Au paléolithique, les chasseurscueilleurs composent des communautés de quelques dizaines de personnes. Au néolithique, les sociétés paysannes regroupent quelques centaines d’habitants. Dans les premières civilisations historiques, la dimension des regroupements humains change d’échelle. Ainsi, vers 3000 av. J.-C., le monde compte 14 millions d’habitants; au début de notre ère, la population mondiale est de 250 à 300 millions, selon les estimations. Cette croissance démographique accélérée, par rapport au rythme observé auparavant,
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À la recherche des ressources perdues
dénote une maîtrise nouvelle de l’environnement et annonce déjà de profonds changements. Désormais, la survie humaine et le dynamisme démographique ne dépendront plus de la nourriture que l’homme chasse ou cueille au gré des caprices d’une nature qui le domine, mais de son travail, de son imagination, de sa facilité à s’organiser et de son talent pour apprendre. Surtout, le confort de l’être humain dépendra de sa capacité à maîtriser, à transformer et à utiliser les ressources naturelles, et inévitablement à les épuiser aussi, puisque telle semble être sa façon d’agir. Le syndrome de l’île de Pâques, toujours présent dans les esprits, montre que ce comportement peut parfois se retourner contre lui. D’ailleurs, l’histoire de l’Antiquité à nos jours révèle de nombreux écueils. Tant que les désirs de l’humanité ont été limités par le recours à l’énergie musculaire et au bois, les dommages à la nature ont été réduits. La contrepartie de cette situation a été une sévère limitation du développement de la population. Jusqu’à l’âge du couple charbon-vapeur, la population a peu augmenté sur la Terre (passant de 250 millions au temps de Rome à guère plus de 750 millions en 1750). À certaines périodes, comme à la fin du Moyen Âge classique, l’humanité a même reculé. Jusqu’au XVIIIe siècle, donc, si l’humanité avait fait le sacrifice de sa croissance et de son existence au profit des autres espèces, peu de signes de son passage subsisteraient – à part, bien sûr, cette grande muraille de 4800 kilomètres, visible même de l’espace. Comme quoi, dans son fabuleux voyage, entrepris quelque part dans la nuit des temps, l’homme n’a pas été seulement sapiens, mais aussi demens4. En pratique, jusqu’à l’arrivée du couple charbon-vapeur, l’homme a continué d’être un cueilleur pour ce qui est de l’énergie thermique, produite par le bois. Et cela a mené à une impasse: on ne pouvait mettre plus d’hommes sur la planète sans une révolution de l’approvisionnement en énergie. 4. Belle expression de Yanick Villedieu dans un excellent dossier de L’Actualité intitulé «Esprit de famille » (15 décembre 1998).
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Malheureusement – ou heureusement, selon les points de vue –, l’homme n’a jamais abandonné l’idée d’emporter la bataille contre la nature. Mais le passage de 1,6 à 6 milliards d’humains en un siècle ne s’est pas fait sans heurts. Plusieurs espèces végétales et animales ont dû laisser leur place à d’autres, plus appropriées pour les besoins de la seule espèce humaine. Le paysage planétaire en est forcément changé. Et c’est loin d’être terminé, si l’on en croit les promesses de la science génétique. Au fond, rien n’a changé: on demande toujours plus à notre planète. En reprenant le concept de l’entropie, la matière est devenue l’«être humain». Nous avons détourné à notre profit exclusif une part grandissante de la productivité de la biosphère tout en puisant l’énergie stockée dans ses entrailles. Une façon simple de nous représenter les choses, c’est d’examiner le rapport entre consommation d’énergie et évolution de la population présentée dans la figure 1. Sur la base de ce rapport mathématique, la projection démographique apparaît dérisoire. Peut-être serons-nous dix milliards, et plus encore, mais pendant combien de temps? FIGURE 1
Évolution de la demande d’énergie et de la population mondiale (1700-2000) 10000
10000
9000
Âge du couple charbon-vapeur
8000
Population mondiale (milliers)
9000
Début de l’âge du pétrole
8000
7000
7000
6000
6000
Arrivée des baby-boomers
5000
5000
4000
4000 Population (L)
3000
3000 Énergie (R) 2000
2000
1000
1000
0
0 1700
1750
1800
1850
Source: INRS – Énergie et Matériaux.
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1900
1950
1998
Énergie primaire (millions de tep)
Premières machines à vapeur
À la recherche des ressources perdues
Vous pensez que les principaux complexes hydroélectriques du monde que sont La Grande au Québec (15237 MW), Itaipu au Brésil (12600 MW) et le futur barrage des Trois Gorges en Chine (17000 MW) sont des mégaprojets? Ce n’est rien à côté de cette muraille de 4800 km dont la construction a probablement nécessité le déplacement de plus d’un demi-milliard de mètres cubes de matières premières et le recours à une main-d’œuvre de 700000 hommes qui y ont travaillé pendant toute leur vie. À la Baie-James, pour le projet La Grande 2, on a accumulé, à titre de comparaison, 23 millions de mètres cubes de matière première et embauché 50000 hommes. Source: National Geographic, vol. 153, no 4, avril 1978, p. 456.
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La démocratie: la servitude de l’équité et de la liberté Quel gaspillage!
L
a démocratie est la pire forme de gouvernement, disait en plaisantant Winston Churchill1. Peut-on concevoir, en effet, un pacte plus chaotique que celui qui invite tous les citoyens à collaborer? Pourquoi conserver 37000 municipalités en France? Est-ce utile d’entretenir tous ces lobbys, ces consultants et ces avocats en Amérique? Pourquoi la Norvège continue-t-elle de soutenir un transport en commun coûteux pour satisfaire des collectivités de quelques habitants à peine? Pourquoi supporter ces discours politiciens vides de sens? À quoi servent ces maudits syndicats qui paralysent régulièrement la bonne marche de l’économie? Et que dire des médias et de l’information qui, aux yeux de plusieurs décideurs, constituent une véritable tyrannie entravant la gestion efficace des affaires publiques? Pire encore, existe-t-il un système politique plus «empêcheur de tourner en rond» que le fédéralisme, celui du Canada par exemple? Comment justifier ces éternelles discussions et ces consultations à répétition en comités, sans jamais atteindre de consensus? Pour réfléchir aux conséquences de Kyoto, par exemple, le Canada a organisé le plus vaste processus de consultation jamais mis sur pied: 450 personnes, de tous les coins du pays, se sont ainsi réunies périodiquement pendant un an et demi. À part les membres des comités qui ont fait leur éducation personnelle sur la problématique du changement climatique, quel organisme canadien en a profité le plus? Air Canada… Est-ce une coïncidence si le Canada est en même temps le pays où il fait le mieux vivre, selon les critères
1. Les candidats au poste de dictateur le pensent vraiment.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
de l’ONU, et l’endroit où les citoyens sont les plus grands consommateurs d’énergie au monde? Par définition, la démocratie est un système de gaspillage, un système pénalisant pour les ressources. En général, une société démocratique consomme davantage qu’un pays totalitaire. Il serait en effet difficile d’affirmer que les combustibles et l’électricité ne représentent pas des besoins primordiaux dans une société ouverte, dans des domaines aussi divers que l’éducation, les communications, la santé publique et la culture. D’ailleurs, n’a-t-on pas déjà établi un parallèle entre consommation d’énergie et espérance de vie, et entre consommation d’énergie et taux d’alphabétisation? (Voir les figures 2 et 3.) FIGURE 2
Espérance de vie et utilisation de l’électricité (MWh/habitant) 85
Moyenne par 10 de 200 pays 80
Âge des deux sexes
75
70
65
60
55
50
45 0
5
10
15
20
MWh
Sources : Base de données de la Banque mondiale et de l’Energy Information Administration, DOE. INRS – Énergie et Matériaux.
Bien sûr, il faut nuancer ce rapport simpliste entre sociétés démocratiques et besoin de ressources apparemment illimité. D’abord, on peut se demander si certaines démocraties ne sont pas trop énergivores? Un chapitre est consacré à ce sujet plus loin. Ensuite, il faut 18
La démocratie : la servitude de l’équité et de la liberté
FIGURE 3
Espérance de vie et consommation d’énergie (tep/habitant) 76
Moyenne par 10 de 160 pay 72
Âge des deux sexes
68
64
60
56
52
48 -1
0
1
2
3
4
5
6
7
tep
Sources: À partir des données de la Banque mondiale et de l’Energy Information Administration, DOE. INRS – Énergie et Matériaux.
bien admettre qu’il y a des contre-exemples. Ainsi, l’ex-URSS était un système particulièrement inefficace, fort consommateur de ressources, qui ne plaçait pas les droits de l’homme en tête de ses priorités. La démocratie et la consommation de ressources sont-elles des conditions de l’évolution technologique? Probablement et même sûrement, car plus on éduque, plus on permet la circulation des idées et plus croissent les chances de voir apparaître de nouveaux Mozart ou Einstein. C’est une simple question de calcul des probabilités. Mais cette plus grande circulation des idées a un prix: l’accroissement de la consommation de ressources. En corollaire, on peut aussi se demander s’il y a une relation de cause à effet entre manque de ressources et stabilité de la démocratie. Il y a là, en tout cas, un germe de crise sur lequel nous reviendrons aussi.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Chose certaine, dans l’histoire de l’humanité, la loi du plus fort et la non-coopération l’ont emporté plus souvent qu’autrement. Par exemple, bien que la démocratie athénienne ait marqué un net progrès et demeure un exemple étonnant de gouvernement autonome, elle n’aura duré que quelques siècles. À part quelques épisodes, comme celui de l’empire vénitien, il faudra attendre plus de deux millénaires pour que l’exemple se répète en mieux. De ce point de vue, la démocratie est donc une aberration. On peut, bien sûr, nourrir l’illusion que nous sommes arrivés à la «fin de l’histoire», que nous assistons au triomphe définitif, éternel et sans partage de la démocratie à l’occidentale. Mais encore aujourd’hui, il faut bien admettre que plusieurs pays doivent se battre contre les grands propriétaires fonciers, l’héritage paralysant de la colonisation et les multinationales qui défient continuellement leur souveraineté. Quelles seront les conséquences de la mondialisation sur la souveraineté des démocraties de taille moyenne? Dans les nouvelles conditions de marché, conserver la démocratie, c’est parfois se battre contre une «raison qui semble dépourvue d’orientation»? Entre visions nationalistes et visions internationalistes, entre tentations optimistes et tentations pessimistes, au fil des slogans interventionnistes et libéraux, ou simplement entre sociétés d’inspiration hellénique et sociétés d’inspiration religieuse, les citoyens qui tiennent pour acquis la démocratie devraient se méfier d’un éventuel dérèglement du système. L’histoire a appris que la démocratie est un état en équilibre instable, une habileté exceptionnelle, beaucoup plus facile à perdre qu’à acquérir. On ne sait trop pourquoi, vers 430 av. J.-C., Athènes, une ville de 20000 habitants, s’était donné une forme de gestion complexe où la parole était préférée à la force, les délibérations aux sautes d’humeur, la paix à la guerre. En même temps, dans les agoras, on confrontait la coopération avec la concurrence. L’économie était née. Et comme la démocratie a soif de ressources, le besoin de communications s’est imposé. L’importante flotte commerciale grecque était au cœur de cette activité fébrile de la cité. Malheureusement, Athènes devait tout importer : bois, blé, fer et esclaves. Cette caractéristique de la 20
La démocratie : la servitude de l’équité et de la liberté
puissance reviendra souvent par la suite, dans l’histoire mondiale. L’empire vénitien, celui de l’Angleterre, le Japon montreront aussi qu’il est possible de compenser le manque de ressources par le commerce et l’intelligence. Mais parallèlement, pour résister au temps, le pacte social doit être tricoté serré. Être démocrate, c’est également permettre la culture. C’est accepter de payer pour des choses coûteuses et apparemment inutiles, mais qui servent à la connaissance. Athènes subventionnait les arts et acceptait la critique. Philosophes et artistes de théâtre s’empressaient de parodier les politiciens. Pendant ce temps, Platon, Socrate, Aristote et d’autres définissaient la science et établissaient les fondements de la future société occidentale. Cette tolérance est étonnante à une époque où s’afficher comme intellectuel est en général dangereux pour sa vie, ce qui sera d’ailleurs toujours vrai par la suite sans distinction d’époques. Les thèses qui ont tenté d’expliquer ce miracle de la démocratie sont nombreuses. Mais la plus intéressante est celle qui relie la venue de la démocratie à l’apparition de l’alphabet grec, une écriture compréhensible pour tous. Pourquoi la Mésopotamie et l’Égypte ontelles créé l’écriture? Dans les sociétés préhistoriques, qui étaient de petite dimension, la communication orale était suffisante. Mais la situation avait évolué dans les premières sociétés historiques: les villages étaient plus populeux et la spécialisation du travail rendait plus complexes les rapports entre individus. La transmission orale et la mémoire ne suffisaient plus à enregistrer les informations et les connaissances nécessaires au fonctionnement de la société. Il fallait dès lors inventer un moyen pour fixer sous une forme durable les mots du langage, et ce serait l’écriture. Au début, en Égypte, l’écriture était directement associée au pouvoir du pharaon et de ses fonctionnaires, mais elle n’était pas mise à la disposition de l’ensemble de la population. Grâce à l’écriture, les dirigeants connaissaient précisément l’état de la richesse de leur société, surtout les ressources agricoles. Les scribes notaient la dimension des champs, le volume des récoltes, etc. L’écriture servait donc à déterminer l’impôt. Par la suite, les hommes de pouvoir voudront toujours aussi se réserver l’information. Heureusement, 21
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
les technologies de l’information vont déjouer cette propension au secret d’État: de l’alphabet grec au réseau Internet, en passant par l’imprimerie, chaque évolution des techniques de l’information constituera une véritable révolution. Contrairement aux hiéroglyphes, écriture réservée aux seuls dirigeants, l’alphabet grec permettait soudainement à un plus grand nombre de personnes de prendre part au processus de la diffusion de la connaissance. On introduisit le raisonnement, les mythes s’en trouvèrent figés. L’information populaire était née, avec toutes les conséquences que cela peut entraîner. Malheureusement ou heureusement, c’est selon, une information accrue entraîne de nouvelles attentes. Déjà dans l’Antiquité, il fallait de plus en plus de stades, d’agoras, d’écoles, de parcs pour satisfaire des goûts toujours plus variés. Les vestiges d’Épidaure et les ruines d’Olympie témoignent de cette magnificence hellénique. À Épidaure, où l’on trouve un stade resté intact depuis 2400 ans, 14000 personnes pouvaient assister à un spectacle sans perdre un mot. À Olympie, les athlètes étaient logés pendant de longues périodes, piscine fournie, pour s’entraîner. On estime à 150000 ou 200000 le nombre de personnes qu’attiraient les jeux olympiques d’alors. Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que le stade est un symbole de participation du peuple à la vie de la société. Une autre mesure du niveau de gaspillage de ressources d’une société démocrate est la place laissée aux plus démunis et à la femme dans la société. Bien sûr, la démocratie athénienne était imparfaite puisqu’elle avait recours aux esclaves. On était encore loin d’un régime politique fondé sur l’égalité des citoyens dans la participation des affaires de l’État. Athènes reposait en effet sur une définition restreinte de la citoyenneté qui excluait 85% de la population, soit les esclaves, les femmes et les jeunes de moins de 20 ans. Les esclaves étaient plus nombreux que les citoyens et les métèques. Ces derniers, commerçants et artisans venant de régions éloignées, n’avaient pas droit de cité non plus. À l’âge de l’énergie musculaire, l’asservissement d’une quantité considérable de personnes était obligatoire pour assurer le niveau
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La démocratie : la servitude de l’équité et de la liberté
La démocratie et la thermodynamique Certains auteurs ont déjà comparé la société humaine à un système dynamique de collectivités et d’individus entre lesquels s’effectuent des échanges. Chaque individu est associé à un noyau qui a des comportements aléatoires. L’ensemble présente une probabilité d’instabilité, de dérèglement et de chaos, un peu comme un système thermodynamique qui évolue d’un état d’équilibre à un état de déséquilibre. En période de démocratie, c’est un peu comme si le système surchauffait, chaque noyau s’activant plus que d’habitude. Mais pour qu’un tel état existe, il faut au moins deux conditions: une quantité minimale de noyaux qui échangent entre eux et une quantité d’énergie fournie en continu pour maintenir le système en marche. Et plus on veut activer l’ensemble du système, plus il faut d’énergie. À l’évidence, plus on chauffe une partie du système, plus l’ensemble devient instable. Le xxe siècle est celui où le système a le plus chauffé, si l’on peut dire, puisque l’idée s’est communiquée à un plus grand nombre de collectivités. On ne peut s’empêcher de faire le lien entre l’exploitation de la rente pétrolière gratuite et l’activité effervescente que l’on a connue. En revanche, il est facile de déduire que plus nous serons nombreux sur Terre, plus il sera difficile de contrôler le système à partir d’un seul point.
de vie de la cité. Ce triste phénomène social ne disparaîtra qu’au début du XXe siècle, au moment où la technologie permettra enfin à l’homme d’être moins dépendant à l’égard de ses muscles. Pour ce qui est de la place de la femme dans la société, Athènes nuançait un peu sa position. Platon pensait que la femme pouvait réfléchir aussi bien que l’homme! Or, du point de vue de l’entropie (voir encadré), il n’y a pas pire idiotie. Car, les statistiques le prouvent, une société qui donne le droit de vote aux femmes et affranchit ses esclaves se met dans le pétrin. Malheureusement pour vous mesdames, l’entropie est misogyne. D’ailleurs, Aristote et les autres penseurs des deux millénaires qui allaient suivre ont vite fait de
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ? remettre de l’ordre dans ces conceptions un peu trop sublimes de la femme. Et si en plus les dieux s’en mêlent, alors là plus moyen de remettre en question le retour de plain-pied à la hiérarchie des sexes.
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Le Roman dream : la servitude du transport et de la gestion des stocks à la limite Le nouvel ordre mondial
I
l s’en était passé des choses depuis que Romulus et Remus avaient été élevés par la louve. Dans ce nouveau monde, moins de quatre siècles avaient suffi pour établir un nouvel ordre mondial. Est-il utile de rappeler que les descendants des fondateurs légendaires de Rome avaient imposé le libre marché et libéralisé les frontières? Selon les idées reçues, ce peuple du «nouveau monde» était moins raffiné que les civilisations déjà anciennes qui avaient vécu autour de la même mer Méditerranée. En revanche, les Romains avaient un sens de l’organisation et une façon de convaincre que peu de peuples avaient possédés jusque-là. C’étaient des gens pratiques et curieux qui avaient le don de réunir les connaissances acquises lors de leurs nombreux voyages et de les mettre au service de la collectivité. Le peuple romain suscitait l’admiration de tous en construisant tout ce qu’il y avait de plus grand au monde; les routes droites, les grands ponts, les stades, les navires ne seront dépassés en taille que beaucoup plus tard. La façon de voir des Romains ne tarda d’ailleurs pas à se répandre. Impressionnés par l’avancement de cette civilisation, les barbares se «romanisèrent» rapidement et s’empressèrent d’apprendre le latin. Voilà pour les légendes et les clichés. De manière plus rigoureuse, on sait par contre que, de l’aube des temps historiques à la conquête romaine, les civilisations se sont succédé dans l’Orient méditerranéen sans jamais se détruire complètement. La puissance des pharaons et des rois de Babylone et de
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Ninive a été récupérée par les grands rois perses, premiers fondateurs d’un empire presque universel. Elle a ensuite été reprise à une échelle plus réduite par les petites cités grecques, puis par Athènes seule, grâce à la volonté des Athéniens d’affronter la mer. Les Grecs s’affirmèrent comme un relais essentiel de civilisation. Par la suite, les conquêtes d’Alexandre ont permis à l’hellénisme d’exercer une influence à long terme. Au fur et à mesure de son extension géographique, la culture grecque a récupéré les valeurs, les croyances et le savoir des peuples qu’elle a investis. De la même manière, les invasions romaines se sont traduites, avec plus d’évidence encore, par une assimilation presque totale des valeurs grecques. Ainsi se transmettra, grâce à Rome et à la montée de l’Occident, l’héritage culturel de l’Orient. Mais au fil de toutes ces interrelations entre civilisations, quelle a été la contribution du monde romain? Après tout, d’un point de vue géostratégique, la situation de Rome n’était pas très différente de celle d’Athènes: la métropole contrôlait la région immédiate grâce notamment à une flotte efficace. Certes Rome avait établi avec plus de force encore une équation. Du temps de Rome, une nation qui représentait environ 3% de la population du globe contrôlait l’Europe, l’Afrique du Nord et une partie du Moyen-Orient, bref tout le monde occidental. Les Romains avaient suivi un modèle semblable à celui des empires précédents et ceux qui allaient suivre feraient de même. Rome traçait la voie pour les empires1 qui allaient suivre. Désormais, les conditions à réunir pour qu’un boom économique et technologique se produise semblent être de trois ordres. D’abord, on observe généralement une concentration des richesses dans l’empire; les écarts de revenus font partie de l’équation. Deuxièmement, les ressources sont disponibles en grande quantité, le gaspillage aussi. Enfin, l’entretien de la civilisation demande de l’énergie, beaucoup d’énergie.
1. Aujourd’hui, l’«empire» de Washington, qui représente 5% de la population mondiale, ne contrôle pas la Chine, mais consomme 40% de l’essence de la planète.
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Sur ce dernier point, les Romains avaient beaucoup appris des peuples anciens, notamment qu’en temps de guerre, il vaut mieux asservir l’ennemi, que de l’éliminer. Les 400000 esclaves de Rome constituaient une composante essentielle des besoins énergétiques du temps. Mais il y avait plus. L’obsession constante de la conquête n’était pas seulement liée à l’ambition démesurée des empereurs romains. Comme jamais auparavant, cet empire avait besoin de ressources pour assouvir ses rêves, des ressources qui se trouvaient malheureusement souvent très loin de Rome.
Les services et le commerce Le régime communautaire, l’organisation des villes, la construction des routes et de ports pour le commerce, les jeux et les loisirs pour les riches, l’armée, le système monétaire, les gouvernements et même les nouveaux services, comme l’écriture et l’étude scientifique, ont été autant de facteurs qui ont fait augmenter la quantité de services et le besoin de main-d’œuvre dans l’empire. Les Romains les mieux nantis vivaient déjà sous un régime communautaire fastueux qu’une grande partie de la population de notre ère ignore encore. La maison de ville était différente de celle de la campagne. Pompéi n’avait rien à envier à Beverly Hills. Par leur ampleur et leur variété, par la beauté du paysage environnant, les ruines de Pompéi procurent en effet une vision grandiose de ce que pouvait être une cité romaine de taille moyenne de l’époque impériale (25000 habitants). Pompéi était un séjour apprécié des riches familles romaines, qui y imposèrent leur langue, leurs mœurs, leur organisation et leur façon de construire et de décorer. Située au cœur d’une région fertile et grâce à son port de mer, Pompéi pratiquait le commerce et la petite industrie. Les nombreuses boutiques et les ateliers, la largeur des rues et les ornières creusées par les chars suffisent à suggérer l’activité intense qui devait y régner. C’est sans compter que les Pompéiens appréciaient les spectacles, les jeux et les affrontements politiques.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
L’avancement de la civilisation romaine se voyait également dans la grande diversité des matériaux utilisés et des modes de construction. Richement décorée, la domus comportait de nombreuses pièces sur un seul étage, était pourvue d’eau courante, d’installations sanitaires et d’un foyer en maçonnerie. Un jardin à la grecque en augmentait le confort. Même dans les provinces éloignées, les idées de confort se multipliaient. Par exemple, le commerce de la glace était inventé là où le froid de l’hiver en permettait la fabrication. À Rome, les grands aqueducs et le chauffage central représentaient la réalisation parfaite de rêves millénaires. En fait, il ne manquait à peu près que les McDonald’s, car les magasins à grande surface existaient déjà. Le marché de Trojan, en plein centre-ville, était considéré à l’époque comme l’une des merveilles du monde classique. De la soie aux poissons conservés dans des viviers, on vendait de tout dans cet ensemble visionnaire de 150 boutiques, entrepôts, bureaux et salles de négoce. Rome était une mégaville de près d’un million d’habitants. Les familles habitaient l’insula, immeuble d’habitation de quatre ou cinq étages, entassées dans une seule pièce mal aérée, mal éclairée, sans foyer, sans eau courante et sans toilettes. Construite en bois, l’insula était fragile et s’enflammait facilement. Par contre, les Romains maîtrisaient déjà la construction des édifices à plusieurs étages, notamment grâce à l’utilisation de matériaux légers, comme la brique. Il faudra attendre la révolution industrielle et les poutres de métal pour que l’art de la construction en hauteur des architectes romains soit dépassé. Le génie romain s’est manifesté dans ses monuments. Les empereurs successifs ont couvert leur capitale de constructions grandioses, temples et palais, dignes de leur gloire. Le stade romain en était le signe le plus visible. Le Colisée de Rome était non seulement une œuvre d’art, mais aussi une remarquable réussite technique pouvant accueillir 55000 personnes sous un vélum les protégeant du soleil2. 2. Les constructeurs du Stade olympique de Montréal doivent certainement se poser des questions, eux qui n’ont pas encore réglé leur problème de toit!
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Le Roman dream: la servitude du transport et de la gestion des stocks à la limite
Comment expliquer que seul Rome y ait pensé? Voilà seulement quelques signes de la magnificence de l’empire romain. Mais comment expliquer que la société romaine ait été la seule capable d’unifier les peuples du bassin méditerranéen au sein d’un empire durable sur cinq siècles? Les thèses sur ce sujet sont évidemment très nombreuses, mais ces théories laissent apparaître plusieurs facteurs interreliés qui reviennent plus souvent que d’autres pour expliquer l’expansion et le maintien de l’empire de Rome. D’abord Rome vivait sous un régime impérial: un empereur dont le pouvoir n’était pas héréditaire dirigeait l’empire en s’appuyant sur l’armée. Bien que la société romaine n’ait pas été démocratique selon la définition des historiens, elle en avait toutefois plusieurs caractéristiques. Les Étrusques, les Grecs, les Romains, et plus tard les Vénitiens, les Anglais, les Français et les Américains, bref les grandes civilisations ont fait faire des pas de géant à l’évolution technologique, d’abord parce qu’un grand nombre de personnes en ont profité. À Rome, une proportion importante de la population pouvait espérer une amélioration de sa condition, y compris les esclaves qui souhaitaient être affranchis. Ensuite, Rome pouvait compter sur des impôts considérables prélevés auprès des peuples conquis et versés en une monnaie métallique unique. En d’autres mots, les Romains contrôlaient le capital. En revanche, le système coûtait très cher. L’entretien de l’armée venait en tête de liste des postes de dépenses. Une part importante des dépenses était aussi reliée à l’entretien des populations soumises. Ce sera d’ailleurs un motif pour forcer le développement technologique et l’automatisation de certains procédés. Bien sûr, comme toutes les autres grandes civilisations de l’Antiquité, Rome connaissait les métaux et avait une agriculture prospère; l’éducation était une préoccupation pour un grand nombre de personnes, le latin était une langue populaire que tous pouvaient lire, etc. Le pouvoir romain avait réussi à créer un certain marché économique. En plus du pain et des jeux, Rome préfigurait déjà le modèle économique qui allait produire la Ford T.
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Mais, parmi les facteurs qui expliquent le maintien de cet empire, il ne faut certainement pas oublier le contrôle des communications. Ce n’est pas un mythe: une des clés du maintien de l’empire romain a été l’existence d’un réseau de transport efficace. Jusqu’à tout récemment, le grand problème des sociétés avancées a toujours été le transport de marchandises. Aux temps des pharaons, le cèdre du Liban a permis de fabriquer des navires solides pour remplacer les embarcations en roseaux. Sur le Nil, de lourdes barques transportaient le granit de haute Égypte et les produits précieux de Nubie. Les bateaux se lançaient aussi sur la mer Rouge pour rechercher l’encens et la myrrhe du pays du Pont. Du Sinaï venaient le cuivre, les turquoises et les pierres précieuses. Au temps des grands empires égyptiens, on savait tailler d’immenses blocs de pierre; on savait se servir d’embarcations pour les transporter sur l’eau, mais sur terre, on le faisait à force de bras. On imagine facilement que les distances parcourues ne pouvaient pas être très grandes. Les animaux, ânes ou vaches, n’offraient qu’une énergie d’appoint, utilisée par exemple pour le battage du blé, mais servaient peu au transport. En Égypte, la route, c’était le Nil, et le commerce international se faisait par la mer. Lorsque la roue est apparue vers l’an 3000 av. J.-C., l’espoir d’améliorer le transport terrestre a surgi. Car la roue appelait la route et la découverte de la terre. Puis, la domestication du cheval (2000 ans av. J.-C.) semblait ouvrir définitivement la porte sur le monde terrestre. Avec l’apparition de la roue et du cheval, on pouvait enfin s’éloigner des grands cours d’eau. Mais ces innovations mirent du temps à composer une part importante du transport de marchandises. D’ailleurs, l’attention des historiens a longtemps été centrée sur le seul problème de la déficience du système d’attelage des animaux. En fait, tout chariot n’était utile que si la surface de déplacement était de bonne qualité. C’est sur ce dernier point que les voies romaines ont présenté un avantage évident sur les simples pistes qui avaient prévalu jusqu’alors. À part celle des Perses, les grandes civilisations précédentes ne s’étaient pas préoccupées sérieusement du contrôle des voies
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terrestres. Chacune à son tour a été une grande métropole côtière sur la Méditerranée et la mer Égée. Rome ne faisait pas exception. Comme les grandes métropoles qui l’ont précédée, Rome a su tirer le maximum du cadre maritime que lui offrait la Méditerranée. En termes de coûts énergétiques, il était plus avantageux de transporter les marchandises par bateau des côtes de l’Europe, de l’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient. Mais surtout, les équipements terrestres ne pouvaient acheminer en masse et à temps la quantité de vivres impressionnante nécessaire pour faire vivre Rome. Au total, c’est plus de 800000 tonnes de marchandises – correspondant à plus de 12000 cargaisons de navires de l’époque – qui étaient déchargées sur les quais romains (Debeir, Deleage, Hémery, 1986). Cela dit, le réseau de transport routier des Romains a été d’une importance cruciale. Conçu initialement pour des raisons politiques, administratives et militaires, le réseau routier romain permettait le contact entre contrées aux ressources extrêmement diverses, rendant possibles les échanges commerciaux par voie terrestre. Les routes étaient bien sûr stratégiques, puisque l’armée pouvait s’y déplacer rapidement, mais la qualité des voies romaines permettait aussi de faire circuler d’importants convois de marchandises. Les terres qui n’étaient pas trop éloignées des voies d’eau prenaient ainsi de la valeur. Les Romains ont donc permis un essor sans précédent des techniques de transport. S’il leur manquait encore les flottes de poids lourds nécessaires à la gestion des stocks à la limite – le just in time des temps modernes –, ils avaient néanmoins compris que les investissements dans un vaste réseau de communication terrestre et maritime étaient essentiels au développement de l’empire. Leur réseau de routes dallées et durables rendait possible le déplacement rapide des légions et des marchandises. En parallèle, les circuits maritimes permettaient un commerce et une marine de guerre efficaces. La problématique du transport de marchandise sur terre sera d’ailleurs une préoccupation constante jusqu’à nos jours. Le problème de la livraison «juste à temps», par exemple, ne sera réglé 31
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qu’au début des années 1980, avec la déréglementation de l’industrie du camionnage. Il faut bien voir qu’en Amérique du Nord, même le rail apparaît désormais comme une technologie dépassée, et il sera très difficile de convaincre les entreprises américaines de revenir en arrière. De ce point de vue, le parallèle entre l’empire romain et l’American dream ne semble pas si farfelu. Évidemment, on risque toujours de verser dans le cliché lorsqu’on simplifie trop l’analyse, mais un parallèle entre les deux époques rend la constatation évidente : les Américains, comme les Romains, passeront à l’histoire, d’abord en tant que fabuleux ingénieurs de ponts et de chaussées.
Les plus grands chantiers de tous les temps Quel a été le plus grand chantier du temps de l’empire de Rome à son apogée? Le Colisée? Le palais d’Adrien? Non, ce fut la construction d’une multitude de voies de communication terrestres. On a ainsi quadrillé de routes l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Quel a été le plus grand chantier du xxe siècle? Le World Trade Center? Les grands complexes hydroélectriques? Pour permettre aux descendantes de la Ford T d’aller partout, on a couvert l’Amérique d’asphalte.
TABLEAU 1
Capacités des bateaux de transport Capacité (tonnes) Bateau romain
1200
Premier vapeur
3200
Pétrolier (1950)
30000
Super pétrolier (1972)
550000
Source: E. Abranson (1978).
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Les leçons de l’Antiquité La période de l’Antiquité a permis à l’homme de mettre sur l’échiquier de l’évolution la presque totalité des pions correspondant à ses rapports avec la nature et avec lui-même. Il a acquis un certain nombre d’idées fixes, notamment celle de l’accroissement constant de son confort. Mais cet accroissement impose des contraintes physiques qui sont en gros de quatre ordres: • La servitude à l’égard de l’énergie mécanique. Pendant longtemps encore l’homme demeurera le seul polyvalent; l’animal ne lui sera pas d’un grand secours. • La servitude à l’égard des températures élevées pour fabriquer les matériaux nécessaires. La métallurgie était inventée, ainsi que la brique, mais les métaux étaient encore de mauvaise qualité en comparaison de ce qu’allaient permettre les deux révolutions industrielles. • La servitude à l’égard du transport des marchandises. Le transport maritime était déjà acquis, mais le transport par voies terrestres n’atteignit son plein développement que sous l’empire romain. Il faudra attendre le chemin de fer pour changer à nouveau la donne. • La servitude à l’égard d’un système organisé de fourniture des ressources. Pour qu’une civilisation fonctionne, il faut une approche globale de l’approvisionnement en ressources. L’Antiquité avait pris conscience de l’importance des ressources. Par exemple, la Chine avait nationalisé les forêts et l’eau au début de notre ère. Mais les peuples de l’Antiquité n’avaient pas tout inventé; il manquait encore une industrie énergétique mondiale. Sous cet angle, les grandes civilisations de l’Antiquité avaient peu évolué depuis l’invention du feu. Du strict point de vue de leurs rapports avec la nature, les peuples de l’Antiquité ont donc posé l’équation de base: pour mettre plus d’humains sur Terre, il fallait maîtriser la nature. L’Antiquité a montré que l’humanité pouvait marquer des points sur la nature, mais au prix d’immenses labeurs. À l’heure de la génétique, le combat est-il gagné?
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Quand les dieux s’en mêlent: le chaos toujours possible De toutes les haines, il n’en est pas de plus grande que celle de l’ignorance contre le savoir. Galilée (1524-1642)
P
lus de mille ans ont été perdus entre la victoire de Constantin sur Maxence et le début de la Renaissance. Voilà la perception que l’on a encore du Moyen Âge. Finies les routes droites, à plus tard l’eau courante. Le chauffage central est remplacé par des foyers inefficaces. Les pièces austères des châteaux forts n’ont plus rien à voir avec la magnifique décoration des demeures romaines. Les donjons moyenâgeux sont exigus et inconfortables. Ils ne comportent que quelques pièces habitables où le châtelain doit se résoudre à vivre en commun avec toute la famille et les invités. Et la châtelaine devra attendre encore longtemps avant de vivre «la vie de château» digne de son rang. Pour un mathématicien, c’est le chaos, la preuve de la désorganisation toujours possible de notre système social. Le monde a décroché, est déprimé, a perdu sa motivation. Pourquoi s’intéresser à cette période de noirceur qui aurait fait perdre un temps précieux à l’évolution de l’humanité? Pouvons-nous nous estimer chanceux de pouvoir gagner dix siècles en passant en revue cette longue histoire du rapport de l’homme avec les ressources? Il faut dire que le Moyen Âge n’est pas particulièrement gai lorsqu’on se limite à en examiner les événements catastrophiques, sans distinction de période (haut Moyen Âge, de 500 à 1000; Moyen Âge classique, de 1000 à 1300; fin du Moyen Âge, de 1300 à 1450). La famine, la peste, la guerre de Cent Ans, les rois maudits, l’Inquisition
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
ne nous donnent certainement pas l’image d’une époque où il faisait bon vivre. De la chute de l’empire romain jusque vers l’an mil, l’Europe a connu une grande détresse économique. La production agricole a été trop souvent dérisoire et soumise à d’innombrables aléas. On était incapable de suivre le rythme naturel de la croissance démographique, d’où une sous-alimentation endémique, débouchant fréquemment sur la famine, et une ambiance générale de pénurie qui faisait obstacle aux autres activités humaines. Résultat, la population humaine n’avait presque pas augmenté sur la planète depuis environ mille ans. C’est incroyable quand on pense que, dans le millénaire qui allait suivre, la population mondiale serait multipliée par 20. Pourtant, les ressources ne manquaient pas et les concepts avaient déjà été énoncés. Mais il faudra encore attendre quelques siècles pour mettre en œuvre partout les idées des mécaniciens d’Alexandrie, de Grèce et de Rome. Comment se fait-il qu’on ait tant tardé à diffuser le moulin à vent à ailes verticales et le moulin à eau à arbre à cames? À la conquête de l’énergie cinétique, pourquoi ne pas avoir pensé aux manivelles et aux bielles qui permettent le mouvement rotatif? Le collier rembourré, l’attelage en ligne, la selle et l’étrier étaient aussi des innovations technologiques simples, mais combien utiles pour augmenter le rendement du cheval. Pour la période classique du Moyen Âge, notre vision réductrice de la vie médiévale n’est guère plus flatteuse. Nous sommes souvent amenés à penser que la vie sociale était réduite à sa plus simple expression. A priori, du moins c’est notre perception, il n’y avait que deux employeurs de niveau international pour ceux qui aimaient les défis: l’Église et l’armée. Si les croisades semblaient toutes désignées pour les amateurs d’aventures, entrer dans les ordres offrait une sécurité supplémentaire pour ceux qui tenaient à la vie. Pour avoir un emploi stable, on pouvait évidemment aussi s’engager dans la construction de forteresses, de cathédrales et de monastères. À la défense de ces institutions, l’Église a été pendant longtemps la seule façon d’instruire ou de satisfaire le désir artistique des plus pauvres de la société. La structure très hiérarchisée de l’Église
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Quand les dieux s’en mêlent : le chaos toujours possible
assurait en effet une paix relative, qui a permis à l’art religieux d’obtenir ses lettres de noblesse. En revanche, la redoutable machine à recrutement cléricale réussissait, à force de harcèlement moral et de chantage au sacrifice, à tuer la plupart des initiatives personnelles qui s’éloignaient du dogme. Il faudra attendre la Renaissance pour qu’un mouvement de pensée, l’humanisme, vienne suggérer de faire confiance à l’homme, plutôt que de l’humilier devant Dieu. Les adeptes de l’humanisme diront également qu’ils ont foi dans le progrès, qu’ils croient à la bonté de la nature et à la grandeur de l’homme devant cette nature qu’ils veulent maîtriser. C’est dans cette perspective que se développeront les fondements du libéralisme classique. Malheureusement, l’histoire nous montre que l’autorité morale érigée en absolu fait souvent office d’éteignoir pour l’évolution, et donc pour la consommation et une maîtrise plus serrée de la nature. Les femmes, en particulier, sont de véritables victimes, détenues du système caritatif, bâillonnées de la vie publique. Le dogme n’est guère plus utile pour le savoir. Avant Galilée, on dissertait sur la science et on la voulait soumise à la théologie officielle de l’Église. Avec la lutte de Galilée contre l’argument d’autorité naissent l’expérience et ses lois. Galilée aura payé cher son audace. Mais en même temps, on peut se demander si le dogme ecclésiastique et les régimes totalitaires de toutes sortes ne sont pas des réflexes des sociétés pour se protéger du manque de ressources, pour réagir à l’incapacité de s’organiser ou d’assurer un système de partage plus égalitaire. Comme nous l’avons déjà souligné dans le chapitre sur la démocratie et la consommation, un système démocratique est pénalisant pour les ressources. À leur façon, la religion trop stricte et la dictature, privant l’individu de sa liberté, correspondent à des mesures d’économie de ressources. Est-ce à dire que dans le futur, si la rareté devient réalité, il faudra se résigner à vivre de façon austère, collectivement, sans aspirations individuelles? Espérons que non. Mais le Moyen Âge nous renseigne au moins sur un point: nous ne sommes pas à l’abri, même aujourd’hui, de la montée de l’idéologie qui empêche les communautés de s’épanouir. Trop souvent, hélas, les peuples s’engagent 37
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
de plain-pied dans la pire mentalité du Moyen Âge, et plus loin encore, au nom de Dieu. Et une fois installés dans cette perte de souveraineté de l’individu, il est extrêmement difficile d’en sortir. C’est le danger qui guette et souvent fait succomber les pays en développement, qui ne savent pas par quel bout commencer, quand tout doit être rentable tout de suite. Cela nous amène aussi à réfléchir sur l’idée selon laquelle la crise n’a que des vertus. Si les choses tournent mal, tout à coup, le tout-économique nous sauvera-t-il? Permettra-il le renouveau technologique? Mais revenons à notre propos: en quoi le Moyen Âge a-t-il contribué à l’évolution des systèmes énergétiques et de l’organisation humaine?
La première révolution industrielle Nul doute que le Moyen Âge a comporté son lot de misères. Mais, contrairement aux idées reçues, plusieurs événements de cette période, surtout le Moyen Âge dit classique, ont pavé la voie à une ère très productive pour l’humanité. D’abord, les Chinois, qui sont à l’origine de plusieurs des découvertes de cette époque, ont fait un pas révolutionnaire en découvrant la poudre à canon, laquelle entraînera l’apparition du fusil. Chimie et sidérurgie sont mobilisées pour la fabrication d’explosifs et d’armes plus meurtrières. Mais rapidement, on s’aperçoit que l’explosif peut aussi servir la paix et ouvrir de nouvelles portes: celles d’un développement considérable de la force motrice. Les Chinois avaient également pensé à l’exploitation du gaz naturel, mais l’idée n’a pas eu de suite. En regard du système énergétique relativement stable que constitue le modèle chinois, celui de l’Occident est traversé par une série de mutations rapides qu’entraînent à la fois les pénuries et les avantages du continent européen et qu’annoncent les grandes ruptures des siècles antérieurs. Heureusement, animaux et machines viennent, à une échelle jusqu’alors inconnue dans l’histoire, démultiplier la force humaine. C’est l’extension des surfaces cultivées qui permit, sans conteste, le déblocage du système. L’éclatement des cadres sociaux anciens,
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Quand les dieux s’en mêlent : le chaos toujours possible
fondés sur l’économie domaniale, a profité à l’expansion démographique, elle-même favorable au progrès technique. Cette poussée démographique devait cependant être soutenue par une augmentation proportionnelle de la nourriture disponible, donc de la production agricole. Dans un premier temps, trois facteurs combinés ont permis l’augmentation de la productivité agricole: l’augmentation de la productivité de l’animal, l’apparition d’une charrue efficace et le changement de technique agricole. C’est à cette époque que l’on apprit à ferrer les sabots du cheval et que l’on comprit que, pour les chevaux, l’attelage en ligne était préférable à l’attelage côte à côte utilisé pour les bœufs. En réalité, le cheval attelé était utilisé depuis l’Antiquité. Mais son efficacité était limitée par un système de harnais fixés autour du cou de l’animal qui l’étranglaient lorsque l’effort demandé devenait trop considérable. En d’autres termes, la force motrice de l’animal existait à peine dans l’Antiquité. Mais maintenant, au Moyen Âge, on disposait, pour les travaux de défrichage et les travaux agricoles, d’un convertisseur supérieur au bœuf et à l’homme lui-même. Du coup, la force mécanique se trouvait multipliée par 7,5. Il faudra attendre le tracteur de ferme pour que le cheval disparaisse de la vie de tous les jours en milieu agricole. En même temps qu’elle a conquis des espaces sur la forêt, l’agriculture a connu des perfectionnements qui ont permis d’intensifier le rendement des végétaux. Les résultats de ces améliorations furent spectaculaires. Les progrès de l’outillage furent également nombreux. Le fer a remplacé le bois, quelques outils ont été inventés, dont la faux, la charrue et la herse. Les pièces tranchantes en métal réduisaient désormais l’effort de travail. On peut dire sans exagérer que la diffusion de la charrue a permis de livrer à la culture les grandes plaines de l’Europe du Nord, les forêts et les marécages. La charrue avait deux avantages: elle pouvait retourner le sol en profondeur et permettait un drainage plus efficace. Mais l’apparition de la charrue ne réglait pas tout. Il fallait aussi augmenter le rendement du sol. Depuis les Romains, on pratiquait encore la jachère, c’est-à-dire une rotation sur deux ans de la culture. 39
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
TABLEAU 2
Les forces mécaniques au fil du temps Technologie
Puissance (kW)
Énergie musculaire Homme Bœuf Cheval
100 500 750
Machine Moulin hydraulique (XVIIIe s.) Moulin à vent (XVe s.) Éolienne (1980) Éolienne terrestre (2000) Éolienne offshore (2002)
7500 7500 300000 1500000 6000000
Newcomen (1705; à vapeur) Voiture intermédiaire
9000 100000
Moteur
Sources: Estimations personnelles et L. Amyot (1980).
Les engrais provenant du fumier animal étaient en quantité insuffisante car l’élevage était limité à l’exploitation de quelques riches propriétaires. Malgré ces problèmes, le rendement des cultures a doublé du Xe au XIIIe siècle. La production agricole dépassait enfin celle des domaines ruraux de la Rome impériale. La solution apportée a été la rotation plus fréquente des cultures grâce, bien sûr, aux labours, mais aussi à une maîtrise accrue de l’agriculture. Le nouveau système cultural permettait non seulement d’augmenter le niveau calorique de l’alimentation humaine, mais surtout de mieux l’équilibrer. Ce n’est pas seulement la quantité accrue de nourriture, produite par des mécanismes d’exploitation plus perfectionnés, mais aussi la qualité améliorée des aliments qui permettent d’expliquer, au moins pour l’Europe du Nord, l’étonnante poussée démographique, la naissance et la multiplication des villes, le développement de la production industrielle, l’extension du commerce et le dynamisme de cette époque. En tout cas, c’est un facteur de base qui a permis d’autres révolutions. 40
Quand les dieux s’en mêlent : le chaos toujours possible
Le système énergétique En l’an mil, les villages sont dispersés à travers de vastes forêts; trois siècles plus tard, les choses ont bien changé. Les champs ont remplacé les forêts, les villages sont prospères; les châteaux de pierre dominent les campagnes, les cathédrales témoignent du progrès remarquable de l’architecture. Mais cette transformation a nécessité une utilisation considérable de ressources, le recul de la forêt constituant le signe le plus visible de cette fonction. Quelles qu’en aient été les modalités régionales et locales, cette grande poussée allait modifier l’ensemble des rapports de l’homme avec la nature. Par exemple, l’exploitation des espaces forestiers n’était plus restreinte à celle du bois de chauffage. Il fallait désormais concilier culture des essences nobles1, besoins énergétiques pour le chauffage et l’industrie, et espace pour la culture. Le recul de la forêt fut géré à peu près sans heurts pendant trois siècles. Par la suite, le problème resurgit avec plus d’ampleur, notamment à cause des besoins énergétiques de cette société en pleine expansion. L’emploi du couple cheval-charrue, en remplacement du vieil attelage bœuf-araire, supposait en effet un autre préalable: une large utilisation du fer pour la protection de l’animal, mais aussi pour les socles de charrue ou les autres outils agricoles. Il n’est donc pas surprenant de constater que les progrès de la métallurgie rurale furent particulièrement importants à cette époque. Les premiers fours exhaussés (à deux mètres du sol environ) et dotés de dispositifs aptes à assurer convenablement l’aération et l’évacuation du laitier se répandirent dans les campagnes. Auparavant, le four était resté le plus souvent une simple cavité creusée dans le sol et orientée de manière à exposer le brasier aux vents dominants. Non seulement la consommation de charbon de bois était phénoménale, mais la température de fonctionnement ne permettait pas d’obtenir du fer de qualité. Et le soufflet actionné par l’homme n’était pas efficace. 1. Le débat est encore d’actualité. Cependant la cause de la disparition des essences nobles n’est plus le bois de chauffage, mais le développement des sociétés et les besoins de l’industrie, notamment en pâtes et papier.
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L’énergie hydraulique régla en partie le problème du niveau de température dans les fours. Les soufflets hydrauliques permettaient en effet d’assurer l’arrivée d’oxygène en quantité accrue et de manière continue. Dès la fin du Moyen Âge, une métallurgie à haut rendement était donc possible. Mais son développement était freiné – et allait le demeurer longtemps – par divers goulots d’étranglement, dont les trois suivants: •
L’énergie de base était le charbon de bois, et une forêt de moins en moins abondante supportait tout le poids de l’essor métallurgique;
•
Les moulins à eau étaient situés dans des endroits spécifiques, mais pas nécessairement stratégiques;
•
Le transport de marchandises terrestres comportait de graves lacunes.
Le moulin à eau fut justement une autre manifestation de l’évolution technologique de cette époque. Invention antique, le moulin à eau a connu sa véritable expansion au Moyen Âge, qui constitue une étape capitale dans l’histoire de la conquête de l’énergie. On apprit à soumettre la force hydraulique pour en faire l’auxiliaire de l’homme, dans son travail harassant et pénible. En ce sens, la diffusion du moulin à eau représente, avec ses nombreuses applications, une révolution technique de grande portée. Dans l’Antiquité, les grains de céréales étaient soit broyés au pilon, soit écrasés par des rouleaux ou des meules de pierre auxquels des animaux ou le plus souvent des esclaves, attelés à une perche, imprimaient un mouvement rotatif. C’était le moulin à manège. On connaissait pourtant déjà le moulin hydraulique, mais pourquoi construire des installations coûteuses, alors que les nombreux esclaves faisaient bien le travail? Un moulin du Moyen Âge pouvait produire une puissance de 2 à 3 ch. Bien sûr, la ressource hydraulique était sujette au régime capricieux des rivières, et le capital musculaire était plus flexible. Mais un homme au travail ne peut développer que 0,1 ch pendant une période non continue. Le moulin, même imparfait, était donc plus puissant que 100 hommes. Les auteurs Debeir, Deléage et 42
Quand les dieux s’en mêlent : le chaos toujours possible
Hémery (1986) estiment que dans le royaume de France, au XIe siècle, les moulins représentaient une puissance installée de 40000 à 60000 ch. Cette énergie hydraulique équivalait à celle déployée par le quart de la population adulte du royaume, ce qui est considérable. Voilà pourquoi, au Moyen âge, tout à coup, la conquête de la force hydraulique a entraîné la diffusion de techniques connues depuis longtemps. On a perfectionné les roues à aubes et les axes horizontaux. Les techniques se sont diversifiées: les moulins au fil de l’eau, les moulins à bateau et moulins de marée se sont modernisés. Évidemment, les moulins à eau allaient de pair avec le développement de l’irrigation et des barrages, ce qui ne fut pas sans conséquences pour le transport maritime. Mais, surtout, la diffusion des moulins hydrauliques a eu un impact considérable sur l’évolution sociale. Si les premiers moulins pouvaient parfois être construits par de simples paysans ou groupes de paysans, par la suite les investissements nécessaires à l’aménagement d’installations de plus en plus complexes devinrent l’affaire exclusive des classes riches. Malheureusement, à cause de ce facteur richesse, mais aussi de la disponibilité inégale de la ressource, apparaîtront rapidement des zones de pauvreté d’équipement, malgré l’expansion prodigieuse de l’instrument. Car le moulin à eau était au cœur de la production industrielle; c’était la force hydraulique qui actionnait les marteaux-pilons, les soufflets et bien d’autres mécanismes. Les besoins énergétiques croissants, en particulier pour le secteur thermique, se butaient à un autre écueil de taille: le transport terrestre des marchandises. La dispersion de la forêt, la complexité accrue des centres de production industrielle et l’emplacement déterminant des moulins montrent toute la problématique du transport de marchandises. Les grands foyers de la civilisation antique s’étaient surtout développés en bordure de la mer ou des cours d’eau. Par la suite, les collectivités continentales s’organisaient pour que les ressources nécessaires soient accessibles en une journée, c’est-à-dire qu’elles se trouvent à 20 kilomètres environ. Audelà de cette distance, le transport risquait d’adsorber le surplus énergétique produit par l’agriculture ou la forêt. On mesure donc 43
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toute la difficulté de cette époque dont la population se dispersait à un rythme accéléré. Le problème était d’autant plus grave, que l’héritage gallo-romain s’était dégradé avec la chute de l’empire romain. Il ne faut pas se leurrer, les croisades et les grands déplacements de population impliquaient peu de transport de marchandises. Le pillage faisait bien l’affaire, si la collaboration locale faisait défaut. Cela montre bien l’avantage des routes maritimes ou fluviales. D’ailleurs, les premiers grands hommes d’affaires du Moyen Âge bâtirent leur fortune dans les ports. En pratique, sur terre, le transport de matériaux et de marchandises est demeuré faible jusqu’à l’arrivée du chemin de fer, sauf évidemment pour les échanges à courte distance. Bref, au terme de l’époque médiévale, c’est bien un nouveau système énergétique qui a été mis en place en Europe, mais c’est un système prisonnier de pénuries structurelles de bois et de sites pour les ressources renouvelables, qui préparera la deuxième révolution industrielle et conditionnera l’apparition des hauts fourneaux au charbon.
De la vie monastique à la liberté Dans la tranquillité des monastères, où l’on entonne des chants grégoriens, une autre invention importante se prépare: l’imprimerie. Au début, les intellectuels de la vie monastique étaient les seuls à savoir. Le fait est que les textes écrits en latin, la censure et le risque d’excommunication permettaient de tenir secrète l’information, comme au temps des scribes égyptiens. Mais, en même temps, l’Église rendait possible le miracle d’une nouvelle méthode d’information accessible à tous. Bien sûr, l’éducation resta encore longtemps sous l’autorité des évêques, mais rapidement d’autres écoles s’ouvrirent dans les villes, pour les fils de marchands. En plus des écoles urbaines, cette époque vit aussi naître un phénomène qui allait changer profondément la vie intellectuelle en Occident. Afin d’échapper à l’autorité de leur évêque, des maîtres d’écoles et leurs étudiants se regroupèrent en associations appelées «universités» et firent appel au pape pour 44
Quand les dieux s’en mêlent : le chaos toujours possible
obtenir une chaire. L’Église laissa finalement aller les choses, les marchands étant devenus trop puissants. L’Antiquité et le haut Moyen Âge n’avaient pas encore connu d’institutions semblables. L’imprimerie et la création de l’école laïque eurent des conséquences considérables. Au XIIe siècle, un gigantesque effort de traduction des penseurs grecs et arabes ouvrit à la culture occidentale de nouveaux horizons qui furent le prélude de la renaissance intellectuelle. Encore une chose qu’on avait perdue depuis les Romains. Avec l’université, il y eut aussi l’essor urbain, lui-même produit de la croissance démographique. La commune, le bourg puis la ville, par leur seule existence bouleversaient les habitudes de travail, les conditions de vie et même les façons de sentir et de penser. La société offrait enfin de nouveaux modèles d’organisation que les déprimes du passé avaient jusque-là empêchés. Ce qui avait été possible pendant quelques décennies à l’intérieur d’une communauté de travail et de prière, aussi vaste fût-elle, n’était plus transposable à l’échelle de la société entière. L’organisation sociale devait désormais suivre un cheminement plus complexe et plus conflictuel. Curieusement, les régimes féodal et monastique, qu’on a tendance à dénigrer, ont justement contribué au développement ultérieur des formes capitalistes. Dispersés, les miniroyaumes établissaient leurs propres règles de gestion et affaiblissaient le pouvoir central. Et, bien sûr, l’éducation et l’imprimerie étaient en tête de liste des facteurs de changement. Par contre, l’imprimerie n’était pas là pour expliquer aux habitants du XIIe siècle combien le nouveau concurrent de l’énergie hydraulique, le moulin à vent, avait de vertus écologiques pour les pays qui s’en servaient. Mais la Hollande non plus n’était pas encore née, pas plus que Greenpeace, dont elle est devenue la terre d’accueil et qui, on le sait, a beaucoup de mal à concilier son préjugé favorable pour ces «croix volantes» et son aversion pour toute modification du sol. Dès le XIIe siècle, les habitants des Pays-Bas commencèrent à avoir le dessus sur la mer grâce à ces machines, qui devinrent l’emblème du pays plus tard. Pendant les siècles qui suivirent, on installa
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
plusieurs dizaines de milliers de moulins à vent sur le continent européen. En Hollande, on déplaça des tonnes de matière pour construire des digues; le pays fut plus que doublé en surface.
Source: INRS – Énergie et Matériaux.
Au XVe siècle, le moulin à vent s’adapta donc à tous les travaux réservés au moulin à eau auparavant. On explique ce développement par la saturation des sites hydrauliques, mais aussi par le fait que les moulins à eau étaient sous contrôle des maîtres féodaux ou des industriels. Bien que les dirigeants aient systématiquement réagi de façon hostile à ces installations nouvelles, ils furent incapables d’interrompre un mouvement devenu irrésistible. Le terrain d’élection pour le moulin à vent était la ville, ce qui a fait dire à plusieurs auteurs qu’il était même le symbole d’une certaine liberté. Les moulins à vent ne furent pas seulement une bonne affaire, ils tendirent plus généralement à modifier la structure sociale, oppressive ou libérale.
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Quand les dieux s’en mêlent : le chaos toujours possible
Le Moyen Âge ne fut donc pas si négatif qu’on le croit pour l’évolution. Par rapport au haut Moyen Âge, la période classique fut même révolutionnaire et permit de jeter les bases du monde occidental que l’on connaît. Les chapitres suivants ajouteront à la démonstration. La révolution agraire, l’utilisation de la force mécanique, le perfectionnement des fours métallurgiques et bien d’autres innovations ont permis de dessiner ce qui allait devenir, après quelques perfectionnements supplémentaires, l’Europe actuelle. Quand les Vénitiens ont perdu Constantinople, on s’est d’ailleurs tourné vers l’Atlantique, seul grand territoire encore inexploré. Mais en même temps, le haut Moyen Âge et la période de la grande déprime, de 1300 à 1450, sont riches d’enseignements sur le chaos toujours possible, sur la perte de raison, impossible à prévoir et qui, du jour au lendemain, fait que l’humanité ou un pays n’est plus capable d’empêcher le pire.
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Venise : l’avenir du futur ?
L
a première fois qu’on entre à Venise, par le Grand Canal, sur un vaporetto bondé de monde, on comprend. Les images répétées des revues spécialisées ne nous ont rien appris. «Fascinante, entre ciel et mer, telle surgie de l’onde, Venise accueille les touristes du monde entier, attirés par les sortilèges de l’eau et d’une lumière divine tamisée par l’air marin… » Comment comprendre tout le sens de ces mots du Guide Michelin, sans vivre l’expérience? Le voyageur expérimenté s’attend à voir une ville ancienne, probablement différente des autres qu’il a visitées, du fait que Venise est bâtie sur plus de 100 îles et que ses 200 canaux et 400 ponts n’ont pas d’équivalent mondial. Sachant l’importance passée de l’empire vénitien, le voyageur s’attend aussi à voir plus de chefs-d’œuvre par unité de surface que dans la plupart des autres villes anciennes. Habitué à côtoyer le moderne dans celles-ci, il ne prévoit pas de changement de vie particulier à Venise, si ce n’est que la voiture est stationnée loin de l’hôtel, à l’entrée de la ville. Déception assurée pour certains Américains! Le bon voyageur a lu ses guides touristiques d’avance. Visites de la place et de la Basilique Saint-Marc, du palais des Doges et des principaux musées; promenade en gondole pour les plus riches, circuits à pied dans les rues étroites pour les autres, planifiés selon un horaire très précis, convenant au voyageur toujours trop pressé. Ô surprise! dès la première journée, après avoir tant voyagé, les qualificatifs manquent pour décrire cette ville. On comprend mieux les propos du guide Michelin. Témoignage unique du passé ou fiction à la Walt Disney? Chose certaine, rien n’est comparable, ailleurs dans le monde, à ce lieu entre ciel, mer et terre. En laissant aller son imagination, on en arrive même à penser que Venise pourrait presque passer pour une ville de l’univers de La Guerre des étoiles.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Comme dans une ville «spatiale» recouverte d’un dôme, on ne produit rien de primaire à Venise. Cette ville est un être qui a une âme, qui a sa personnalité, qui vit. D’un côté entrent les ressources, pour entretenir la vie, et de l’autre sortent des déchets, mais aussi de la culture, de l’information. Venise vit dans un espace virtuel, n’ayant pas connaissance du système de production. Le steak arrive dans l’assiette sans que l’on ait vu l’animal mourir. Les déchets partent dans des sacs verts sans que l’on sache leur destination. Le cheminement de l’eau et des égouts est encore plus mystérieux… Si nous comparons avec le fonctionnement et le mode de vie de nos grandes villes actuelles, nous découvrons que Venise était, sept siècles avant le temps, un modèle réduit du futur. On comprend encore mieux la différence de Venise lorsqu’on revient dans le «monde ordinaire» après un long séjour. Du coup, les attentes planifiées selon la même minutie pour Florence ou Rome apparaissent ternes. Où se situe la différence? Les places et les monuments magnifiques ne sont pourtant pas exclusifs à Venise. En fait, pour la première fois, le voyageur doit changer de système de référence. Une différence majeure entre Venise et l’époque dans laquelle il vit: le véhicule moteur. En Italie même, où la pollution du bruit causée par le trafic des voitures et des détestables motos y est particulièrement harassante, le contraste est encore plus frappant. La première impression que nous laisse Venise est qu’il est possible de vivre agréablement dans une ville de 350000 habitants sans voiture, sans moto, sans pollution. Évidemment, le banlieusard américain en vacances pour quelques jours ne mesure certainement pas toutes les conséquences de son enthousiasme quand il affirme que Venise lui plaît au point de penser y vivre. Car malgré sa richesse et sa spécificité, Venise est aussi tributaire de son époque. Ses rues étroites nous rappellent que les villes denses n’ont pas que des vertus. Au Moyen Âge, la disposition désordonnée des maisons offrait une meilleure résistance au vent et aidait à économiser le chauffage. Le transport était aussi facilité compte tenu des distances de marche réduites. Mais les bourgs et les villes
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Venise : l’avenir du futur ?
forteresses étaient des milieux malsains, susceptibles d’engendrer les pires épidémies. Là ne s’arrêtent pas les enseignements que l’on retire de la visite de Venise. La Sérénissime était aussi un modèle de l’exercice de la démocratie. Par son organisation, la république de Venise s’efforça, dès les origines, d’éviter la prise du pouvoir par un seul homme, de telle sorte que la fonction suprême assumée par le doge fut rapidement soumise à la surveillance de plusieurs conseils. Le Grand Conseil élaborait les lois; le Sénat était chargé de la politique étrangère, et des affaires militaires et économiques; le conseil des Dix assurait la sécurité de l’État et disposait d’un réseau de policiers et de délateurs. Venise était donc une ville-État où bien sûr l’Église avait toujours une très grande importance, autre résultat du Moyen Âge. L’État étant presque absent, le mouvement communal puis la création de la ville apparaissent marqués d’une forte tonalité révolutionnaire, d’une négation de l’autorité omniprésente et oppressive de l’Église et du seigneur féodal. Mais pour qu’un tel changement s’opère, un troisième pouvoir devait côtoyer les conseils de ville et l’Église, celui des marchands. Le parcours du Grand Canal, en particulier, nous en apprend beaucoup sur la richesse de la ville et sur ce troisième pouvoir. Cette voie d’eau est ornée de somptueux palais, dont le plus élégant, la Ca’ d’Oro, fut construit en 1440, à l’apogée de Venise. Même dans les canaux transversaux, la beauté des maisons et des ponts témoigne de la puissance de l’empire vénitien. Toute cette concentration de richesses peut cependant apparaître mystérieuse et soulève plusieurs questions, dont la suivante: pourquoi construire des palais sur pilotis, dans des marécages, loin de la terre ferme? La réponse a été donnée en partie dans les chapitres précédents: Venise a tout simplement poursuivi l’évolution d’Athènes ou de Rome. Comme ces deux métropoles, Venise exploite sa position privilégiée sur la mer entre l’Orient et l’Occident. Sa puissance maritime et commerciale lui permet de conquérir des marchés importants
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jusqu’à la chute de Constantinople en 1453. Tout comme Athènes et Rome, Venise est aussi une ville parasite des richesses de l’empire. Et le seul moyen de bâtir un tel empire, à cette époque, c’est de contrôler les mers, le transport terrestre des marchandises étant trop déficient. En un mot, Venise reprend beaucoup des recettes des empires précédents, en remettant notamment à l’ordre du jour l’importance du capital et du commerce.
La révolution commerciale En l’an 1000, on comptait une dizaine de villes de plus de 10000 habitants. Mais en trois siècles, ces villes anciennes se sont rapidement développées et plus de 2500 autres villes ont été fondées. Ces villes sont devenues des centres d’artisanat et de commerce. Plusieurs, dont Venise (100000 hab.), sont des ports prospères, ce qui entraîne la création d’une économie fondée sur l’utilisation de la monnaie. Ce phénomène provoque de telles transformations dans les sociétés occidentales que plusieurs historiens nomment le phénomène «révolution commerciale». La plus importante de ces transformations est la formation d’un nouveau groupe social, la bourgeoisie marchande, qui joue un rôle essentiel dans l’évolution des sociétés occidentales. En d’autres mots, les marchands vont contrôler le capital. Presque disparu avec le déclin de l’empire romain d’Occident, le grand commerce est à nouveau en plein essor depuis le XIe siècle. Les marchands deviennent les principaux acteurs de cet essor en recréant des techniques et des circuits commerciaux qui avaient pratiquement disparu à la chute de l’empire Romain: on construit des ponts et des routes; la capacité des bateaux s’accroît. Bien sûr, ce développement est aussi lié à la croissance de la vie artisanale, à la croissance démographique et à l’enrichissement des grands seigneurs. Mais, la création de circuits commerciaux par les marchands est à la base du rétablissement du grand commerce en Europe.
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Depuis le déclin de l’empire romain, la circulation des pièces de monnaie a beaucoup diminué. Elle reprend au Moyen Âge. Comme ces pièces sont encombrantes pour le troc, des marchands italiens résolvent donc en partie le problème en créant la lettre de change. Au milieu du XVe siècle, une autre innovation, l’endossement de la lettre de change, fait de celle-ci une véritable monnaie de papier, limitée au circuit des marchands. Des marchands spécialisés, on passe donc aux banquiers, les premiers financiers modernes. Ceuxci s’intéressent aussi à l’échange des métaux précieux. Le commerce extérieur est né. Jusque-là, la richesse provenait de ce que les humains et la terre produisaient. Avec les marchands, une troisième source de richesse apparaît: celle des capitaux. Curieux phénomène, la notion de profit voit le jour à une époque dénoncée par les religieux.
La tendance lourde de l’urbanisation Le progrès technologique et la hausse démographique soudaine ont montré l’incapacité du monde agricole de donner de l’emploi à tout le monde. La ville était inévitable. Le Moyen Âge est donc, dans l’histoire de l’Europe, la grande période des créations urbaines. Les villes nées à cette époque l’emportent en effet très nettement en nombre, d’une part sur celles qui existaient dans le monde romain, d’autre part sur celles, très rares, qui sont apparues après 1500. La création de ces villes du Moyen Âge a eu des conséquences jusqu’à nos jours au moins à trois niveaux: •
L’urbanisation est une tendance lourde inévitable dans l’organisation sociale humaine. C’est la spécialisation nécessaire des tâches pour permettre à plus de personnes de vivre sur la planète. D’ailleurs, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les communautés urbaines dépasseront en nombre les populations rurales au début du XXIe siècle. Mais en même temps, c’est un arrangement fragile où la population urbaine est fortement dépendante à l’égard de la disponibilité des ressources et de l’organisation sociale. Un des problèmes majeurs du XXIe siècle sera de gérer la ville. À une échelle réduite, Athènes, Rome et
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Venise ont montré le risque constant de dérèglement entre société avancée et acheminement des ressources. •
La forte croissance démographique du Moyen Âge a mis en relief l’importance de conserver les terres agricoles. La première révolution agraire avait en effet démontré à quel point la population était dépendante à l’égard du produit de la terre. D’autres raisons expliquent évidemment la conception de ces villes denses, mais au total, en Europe, la construction des villages et des villes n’est pas venue empiéter outre mesure sur le territoire agricole jusqu’en 1980 environ, avec l’arrivée des centres commerciaux et des banlieues. En d’autres mots, on a pratiqué un zonage agricole sévère jusqu’à nos jours. Le même phénomène s’observe en Asie.
•
La survie de ces villes jusqu’à maintenant met en perspective une autre variable importante: la pérennité des actions en milieu urbain. Le pont d’Avignon est toujours à la même place. Athènes s’est développée autour de l’Acropole. Rebâtir Los Angeles semble autrement inconcevable.
Bref, ces quelques leçons du passé nous amènent à réfléchir sur notre comportement actuel. Nos décisions, nos choix, nos gestes auront des conséquences pour les siècles à venir où, vraisemblablement, l’économie du pétrole n’existera plus. Doit-on permettre l’étalement urbain? Venise modernisée est-elle le modèle du futur? Nous reviendrons sur ce sujet plus tard.
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« Pour quelques arpents de neige »
V
oltaire n’avait certainement pas mesuré tout le poids de ses mots en félicitant Louis XV d’abandonner à la Couronne britannique ces territoires de la vallée du Saint-Laurent qui ne constituaient que «quelques arpents de neige». Dans la foulée des propos de Louis Bernard Robitaille, auteur de Dieu créa les Français II, les Québécois pensent peut-être que leurs cousins d’outre-Atlantique ne comprendront jamais l’Amérique et qu’ils ont fait une grave erreur en nous laissant tomber. À part le fait qu’au pays de Décarte il est impensable qu’on prétende ne pas comprendre un phénomène de quelque importance, une raison plus fondamentale explique l’attitude française vis-à-vis des étrangers, en particulier ceux des autres continents: la France est depuis toujours un pays riche, plein de ressources, capable de satisfaire les besoins essentiels de sa population. Contrairement à ses voisins européens, la France n’a pas connu avec autant de douleur les crises économiques profondes qui forçaient une partie de leur population à émigrer vers l’Amérique.
Par rapport à l’Angleterre, par exemple, l’impact de la raréfaction du bois de feu, généralisée vers la fin du XVe siècle, n’a pas été aussi problématique en France. Cette crise n’a pas empêché l’industrie française de conserver sa physionomie médiévale jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle. Pendant que Louis XIV contribuait à l’étalement urbain en construisant Versailles, il faut bien voir que le reste de l’Europe ne vivait pas aussi richement. La France avait réussi à exploiter ses terres agricoles et son secteur industriel par une meilleure gestion des stocks de bois et par des politiques de reboisement. C’est une constante: il vaut mieux vivre dans une région riche en ressources que dans un coin de pays où la terre a peu à donner.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
La mesure de cette richesse en France est visible par la magnificence des monuments. Les grandes cathédrales sont construites à Paris, à Chartres ou à Reims, mais pas dans les Alpes. Ce n’est pas pour rien que Prague est la ville aux cent clochers. Dans la riche vallée du Saint-Laurent, les clochers des belles églises en pierre se voient de loin. Mais dans les Laurentides et en Gaspésie, ou en Norvège, les chapelles sont modestes et en bois. Le fait que plusieurs pays d’Europe, en particulier le Portugal, aient convoité depuis un moment les stocks de poissons du banc de Terre-Neuve montre aussi que les ressources commençaient à manquer en Europe. L’Angleterre, en particulier, connaissait des problèmes d’approvisionnement en bois depuis très longtemps. Au début du XVIIe siècle, les Anglais importaient du fer de l’Europe et utilisaient le charbon pour des usages courants de chauffage. Lors de la Conquête, en 1760, l’Angleterre avait appris à se tourner vers l’extérieur ou vers de nouvelles formes d’organisation pour réduire les problèmes locaux de pénurie de ressources. Bref, avec le recul, la décision du roi de France de ne pas dépenser un sou de plus pour conserver ces «quelques arpents de neige» relevait d’une politique de gestion normale, tout comme le ferait une multinationale qui déciderait de fermer une usine moins productive dans un endroit isolé du monde. D’ailleurs, le geste français traduit un travers humain: pourquoi planifier pour les générations futures? Comment savoir que ce pays, le Canada, allait se classer premier au monde pour sa qualité de vie et pour le potentiel de ses ressources à long terme? Plusieurs autres nations feront cette même erreur de jugement, en tout premier lieu les Vikings, qui n’ont pas trouvé en Amérique, quelques siècles avant l’arrivée de Colomb, de raisons valables de s’y établir. Pourquoi les Russes ont-ils vendu l’Alaska aux États-Unis?
Les mythes de l’hiver Au passage, il est intéressant d’ouvrir ici une parenthèse sur les conséquences de la vie dans ces «quelques arpents de neige». Estil vrai que les peuples nordiques doivent consacrer une grande
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«Pour quelques arpents de neige»
partie de leurs revenus à combattre l’hiver? Si c’est le cas, leur système économique ne s’en trouve-t-il pas désavantagé? Est-il si juste de dire que la consommation d’énergie accrue est un attribut des seuls pays froids? D’abord, on est bien obligé de constater que la plupart des humains vivent dans des pays chauds. Ou bien la qualité de vie des habitants des pays froids est un secret bien gardé, ou bien ces amateurs de froid n’ont rien compris du sens de la vie, trop occupés à travailler. En pratique, l’hiver a un coût, c’est vrai. Le chauffage des locaux, le déneigement des routes, la perte d’efficacité des voitures, pour ne citer que quelques exemples, occasionnent des dépenses supplémentaires en termes d’organisation, de réduction de l’espérance de vie des équipements et, bien sûr, de dépense d’énergie. Mais il est faux de dire que les pays qui doivent supporter l’hiver sont fortement pénalisés par rapport à ceux qui n’ont pas à le faire. Les pays froids ont en général un immense avantage sur la plupart des autres pays: ils ont de grandes quantités de ressources énergétiques qu’ils peuvent exploiter à bon marché. Le Canada, la Norvège, la Russie sont tous des pays où les ressources naturelles sont abondantes et bon marché. En Amérique du Nord, en particulier, le Canada est un exportateur net de toutes les formes d’énergie. Il est également le principal producteur de papier et d’aluminium au monde grâce à ses ressources bon marché. Le froid constitue aussi un avantage pour l’hydroélectricité et l’énergie éolienne. L’évaporation réduite des réservoirs et la plus grande densité de l’air, en hiver, augmentent en effet l’efficacité de ces systèmes énergétiques. En d’autres termes, les coûts de la lutte contre l’hiver sont fortement compensés par les revenus liés à ses avantages. Faudrait-il alors adopter le comportement de nos ancêtres et nous reposer l’hiver, comme le propose Bernard Arcand, anthropologue, dans Abolissons l’hiver (Éditions du Boréal, 1999)? Pour ce qui est du consommateur, malgré ses récriminations répétées, à l’effet que le coût de l’énergie est trop élevé, il n’est pas
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
à plaindre. Pour un Québécois, par exemple, les dépenses énergétiques restent très basses par rapport à son revenu: environ 7,5% du revenu personnel disponible dans la décennie 1990. La situation est semblable dans le secteur commercial. Un édifice à bureaux de Montréal, par exemple, ne demande pas plus d’énergie qu’un édifice semblable à New York, et cela malgré un climat plus froid à Montréal. Deux raisons expliquent cette situation: les édifices québécois sont beaucoup mieux isolés, de sorte que même en hiver, la facture de chauffage ne dépasse pas celle du client de New York. Par contre, en été, la climatisation exige beaucoup plus d’énergie à New York, non seulement à cause des degrés-jours de climatisation, mais aussi parce que l’édifice est mal isolé. Sans compter que le prix de l’électricité, pour ne prendre que ce facteur, est deux fois moins élevé à Montréal. Par ailleurs, on ne peut nier que l’hiver occasionne une consommation d’énergie accrue par rapport aux autres saisons. Mais le chauffage n’est plus le seul facteur. Par rapport à nos ancêtres, l’hiver est devenu pour nous une période d’intense activité de travail, ce qui a des conséquences considérables sur l’utilisation de l’énergie mécanique et électrique. En d’autres mots, la théorie de Bernard Arcand a du mérite pour sauver de l’énergie, mais en contrepartie, s’endormir l’hiver aurait des conséquences sur notre niveau de vie.
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DEUXIÈME PARTIE
Le premier système énergétique mondial, le couple charbon-vapeur
Germinal: deux destins différents en Europe Quelque part en Europe, vers 1880
L
es personnages de Germinal, le célèbre roman d’Émile Zola, ne se doutaient pas qu’ils participaient à ce que les historiens appellent la «deuxième révolution industrielle». Pourtant, la vie misérable des mineurs présentée dans cette œuvre est loin de refléter un mieux-être pour l’humain. Dans les faits, le roman de Zola met en relief des destins contradictoires qui montrent les bons et les mauvais côtés de cette révolution industrielle. Par rapport à la première, qui s’était déroulée il y avait déjà longtemps, celle-ci mettait en scène un nouveau système technique basé sur trois éléments essentiels: la vapeur, le métal et le charbon. C’était également le début de la division et de la mécanisation du travail, auparavant essentiellement artisanal. D’une part, on ne peut nier que ce changement structurel a été bénéfique pour l’évolution technologique et pour la société en général. À preuve, les développements scientifiques ont été considérables. D’autre part, le système économique et social a connu des ratés, comme le soulignent bien les portraits de l’époque faits par des auteurs comme Zola. On a beaucoup écrit sur cette époque. Pourtant, les causes profondes de la seconde révolution industrielle demeurent obscures.
La préparation de cette révolution a coïncidé avec une crise du bois de feu en Angleterre. Au XVIe siècle, les forêts anglaises étaient surexploitées, au point que le bois de feu commença à faire défaut. Entre 1550 et 1680, le prix du bois se multiplia par sept1. Le coût
1. J.M. Martin, IEPE, Grenoble, 1980.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
élevé du bois poussa de nombreuses industries à recourir au charbon. En se généralisant comme moyen de chauffage domestique, cette source d’énergie permettait un freinage relatif de la hausse du coût du bois et même, dans les quarante dernières années du XVIIe siècle, sa stabilisation. On commença par exploiter le charbon de terre, celui-là qu’avaient utilisé les Romains pour le chauffage domestique. Déjà au XIIIe siècle, les Allemands avaient ouvert les premières mines de charbon à l’intention des maîtres de forges2. Mais ce combustible n’avait jamais été apprécié en raison de l’odeur désagréable qu’il dégageait en brûlant. Le passage à cette source d’énergie s’avérait cependant essentiel et réalisait, en pratique, une révolution énergétique sans précédent, pour deux raisons au moins: elle marquait le passage des sources d’énergie renouvelables aux ressources fossiles; la distribution de l’énergie devenait une industrie. Le grand atout du charbon tenait non seulement à son prix à la mine, mais aussi au faible coût de son transport, puisqu’on pouvait l’acheminer par voie maritime, ce qui le rendait à l’évidence supérieur au bois. En plus de sa raréfaction et de son prix élevé, le bois avait en plus l’inconvénient d’être produit loin de la mer et donc de devoir être transporté par voie terrestre. Enfin, le charbon offrait aussi deux avantages inégalés par les autres formes d’énergie connues à ce jour: c’était une énergie plus compacte, donc moins encombrante et plus facile à transporter; sa combustion augmentait les rendements des procédés grâce à une température d’utilisation plus élevée. C’est grâce à ce dernier avantage que le charbon sera à l’origine du couple acier-vapeur. Mais avant d’être utilisé de façon massive dans les usines et les machines, le charbon était devenu populaire auprès d’un autre secteur fortement énergivore: l’éclairage. C’est W. Murdock, en 1792, qui, le premier, parvint à illuminer son domicile à l’aide du gaz de houille. Jusque-là, la chandelle et la lampe à huile constituaient les seules sources d’éclairage.
2. Laurent Amyot, notes de cours, École Polytechnique, 1980.
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Germinal : deux destins différents en Europe
On était à l’aube d’une rupture radicale avec tous les systèmes énergétiques que l’humanité avait pu connaître jusqu’alors. C’était, bien sûr, la réponse tant attendue aux menaces de pénuries répétées d’énergie, de nourriture et de ressources. L’intensification des filières productives existantes avait conduit à un cul-de-sac. En retour, l’énergie allait devenir l’affaire des investisseurs et des ingénieurs, et ainsi se constituer en un secteur indépendant et autonome qui jouerait un rôle décisif dans la régulation de la nouvelle économie. Ce changement radical amenait de plus le capitalisme, système économique qui imposait un nouveau concept de survie pour l’homme: la productivité.
Des destins différents On est en 1840. Un coup de folie s’était déclenché en Europe de l’Ouest pour la recherche de houille. En France, en Allemagne, partout où l’on a découvert des gisements importants, on a besoin de maind’œuvre. À 10 ans, peut-être même avant, comme dans l’histoire de Germinal, les jeunes descendent pour la première fois dans les ténèbres des profondeurs, au milieu des bourrasques, au péril de leur santé et de leur vie, sous la menace constante des coups de grisou, douze heures par jour, six jours par semaine. Dans les quarante années suivantes, le travail n’allait pas manquer. Le monde avait tout à coup une soif insatiable de cette nouvelle forme d’énergie. En pratique, le charbon était largement utilisé: les chimistes le distillaient pour en extraire le gaz de houille; les métallurgistes le mettaient au service de l’industrie du fer; il alimentait les moteurs de navires ou de locomotives. La production annuelle mondiale de charbon passa de 130 millions de tonnes en 1860 à 700 millions en 1900. Vers 1880, au moment où se déroule l’histoire de Germinal, le charbon avait dépassé le bois comme principale source d’énergie. Zola avait cependant omis un fait important dans son roman: tous n’étaient pas au fond de la mine. Certains faisaient fonctionner les machines à vapeur qui servaient à pomper l’eau de la mine. Cette découverte, avec l’utilisation de l’air comprimé, avait rendu
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
possible l’exploitation à grande échelle des mines de charbon. On connaît la suite.
Le triomphe de la mécanique Elles étaient belles, ces machines à vapeur. Rutilantes, de couleur vive, ces masses de métal dégageaient une puissance qui dépassait l’imagination. Les roues d’inertie, parfois hautes de deux étages, les engrenages, les pistons, qui battaient tel le cœur d’une immense baleine, l’ensemble avait de quoi émerveiller le monde de l’époque. Pour rester compétitive, l’industrie ne pouvait plus se passer de cette technologie nouvelle qui dépassait largement la force musculaire et les moulins à eau, à la fois en puissance et en compacité. L’augmentation du rendement de ces machines3 par un facteur de 5, de 1769 à 1850, prépara la voie (c’est le cas de le dire) à la locomotive et au navire à vapeur qui, jusqu’à un certain point, rapetissèrent le monde. Le rendement gagna un autre facteur 5 avant la fin du siècle. Les premières machines de Newcomen (1705) pour le pompage de l’eau, et ensuite de Watt (1763), plus polyvalentes, se révélèrent utiles pour l’industrie, malgré leur faible rendement, et même si Watt fit passer celui-ci de 1% à 3%. Le développement de la machine à vapeur s’accéléra au fur et à mesure que se poursuivirent les recherches sur la résistance des matériaux et sur la thermodynamique des procédés. Les premiers procédés étaient encombrants, mais R. Trevithick (1802) réalisa de la vapeur à haute pression, ce qui présentait d’énormes avantages dans la construction de moteurs pour les locomotives. Même si la locomotive était connue depuis 1770 (J. Cugnot), le boum du chemin de fer dut attendre la période 1840-1873. Déjà en 1840, on comptait 2000 km de chemin de fer en Angleterre et 4000 aux États-Unis. Au même moment, la machine à vapeur tentait de conquérir le transport maritime. Mais plusieurs techniques, telles que le remplacement de la roue à aubes par l’hélice, l’imposition de la coque en
3. Pour les sources, voir la discussion dans les références à la fin du livre.
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Germinal : deux destins différents en Europe
métal, l’augmentation de l’efficacité du moteur, durent être mises au point avant que le vapeur ne détrône le voilier vers 1880. Curieusement, grâce au métal (coque et gréement), les voiliers ne cédèrent pas si facilement leur place, puisqu’on a pu ainsi appliquer de nouvelles techniques de voilure, dont certaines étaient déjà connues des Romains. C’est ainsi que le record de la traversée de l’Atlantique à la voile homologué par un superclipper ne fut battu qu’en 1984 par le Français Perron. À cette époque, les perfectionnements du navire et de la locomotive ont clairement augmenté la capacité commerciale des nations, leur permettant de s’enrichir et de stimuler la croissance industrielle. Le rail, en particulier, permettait enfin de développer dans les terres des centres industriels. En Europe, l’Angleterre, grâce à son avance dans l’organisation industrielle, en profita particulièrement. Mais le rail permettait aussi le développement de l’Amérique d’un océan à l’autre. Le rail a même constitué le symbole du nationalisme canadien.
Industrie lourde et énergie, désormais à la base des économies fortes La révolution industrielle n’a été possible que par l’amélioration de l’industrie de la sidérurgie, nécessaire à la construction de machines solides. De plus en plus limitée par la crise du bois de feu, la sidérurgie vit son problème solutionné en 1704 par A. Dardy, qui obtint le coke en distillant la houille. Quant aux métaux, le nouveau matériau, la fonte, alliage de fer et de carbone, était moins malléable, mais beaucoup plus économique à fabriquer que le fer. Juste un peu avant cette découverte, plusieurs techniques avaient fait progresser la métallurgie, comme la cémentation du fer forgé en acier, qui était connue depuis 1620, et le four à réverbère pour la fusion. Mais l’utilisation généralisée de la fonte a facilité l’évolution d’un nombre croissant de techniques. Qu’il s’agisse du développement des machines, du bouleversement des modes de transport ou de la construction des édifices, le métal était devenu le matériau universel. Le bois était détrôné.
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L’absence de contrainte énergétique a ainsi permis un développement sans précédent et une véritable mutation technologique. À la société industrielle s’est jointe une communauté bien organisée, caractérisée par des cités à forte hiérarchisation sociale. La richesse d’un pays se comptabilisait désormais en fonction de la disponibilité de l’énergie, de l’avancement technologique et d’une industrie lourde vigoureuse. Par exemple, en 1800, 30% du charbon était consommé par l’industrie de l’acier en Angleterre. Ce ratio changera peu par la suite. Les gains de productivité seront compensés par l’augmentation de la demande de produits. À titre de comparaison, 170 industries de première transformation au Québec (principalement dans les secteurs des métaux et des pâtes et papiers) consomment environ 30% de l’énergie totale de la province. Le portrait n’est pas très différent au Canada, ni pour l’ensemble des pays de l’OCDE. Cette poussée de l’organisation industrielle, combinée à l’évolution technologique, a aussi eu un impact majeur sur l’économie et l’urbanisation ailleurs dans le monde. La Chine consommait la moitié de l’énergie mondiale au début du XVIIIe siècle. Avec l’arrivée du couple charbon-vapeur, c’était au tour de l’Europe. L’urbanisation permet de mesurer et de comprendre ce déplacement économique de l’Asie vers l’Occident. En 1800, seule la Chine comptait une ville de plus de un million d’habitants. En 1900, l’Europe abritait six des dix plus grandes villes du monde, l’Amérique en comptait trois, et la Chine, toujours une seule. La révolution industrielle a aussi entraîné des divergences démographiques considérables dans le peuplement des continents : pendant ce siècle technologique, la population de l’Europe est passée de 146 millions d’habitants à 295 millions. Mais c’est en Amérique du Nord que la poussée démographique la plus folle a été observée : de 5 millions en 1800, la population du continent nordaméricain est passée à 75 millions en 1900. Et ce n’était pas fini. Avant 1880, les personnages de Germinal avaient donc eu la chance de vivre au bon endroit au bon moment. Mais le pôle des activités mondiales allait encore changer.
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Germinal : deux destins différents en Europe
TABLEAU 3
Évolution de la population des continents, en millions Région
1700
1800
1900
1950
1990
Europe URSS Amérique du Nord Amérique latine Asie Afrique Océanie
95 30 2 10 433 107 3
146 49 5 19 631 102 2
295 127 90 75 903 138 6
392 180 166 166 1377 222 13
498 289 276 448 3113 642 26
Total
680
954
1634
2516
5292
Source: J.-P. Chenais (1991).
Récession, productivité, coupures, mondialisation… Demeurons dans l’histoire de Germinal. Le sort des personnages n’avait pas vraiment changé depuis qu’ils étaient descendus dans la mine la première fois. Il leur semblait qu’ils avaient toujours vécu là, et il leur restait pourtant une bonne dizaine d’années encore à suer, à haleter, sans une plainte, avec l’indifférence de l’habitude, pour obtenir une maigre pension. Si, bien sûr, Dieu leur prêtait vie jusque-là. Ils en avaient vu beaucoup en 40 ans se faire avaler par ce gouffre noir ou se faire emporter par la poussière qui grugeait les poumons. Pourtant, ils n’avaient pas hésité à faire descendre leurs enfants à leur tour. Et ils souhaitaient que les opérations continuent. Au moins, ça les faisait tous vivre. Mais les choses avaient changé et ça les inquiétait. Il y a seulement trois ans, tout ronflait. On ne pouvait trouver les hommes, jamais on avait tant gagné… Et voilà qu’on se remet à se serrer le ventre. Une vraie pitié pour le pays. On renvoie le monde, les ateliers ferment les uns après les autres, plusieurs mines ont été désaffectées.
Celle du roman est encore exploitée, mais les sacrifices demandés aux travailleurs les font rager. Les mots manquent pour décrire l’injustice. Comment comprendre ce paradoxe en développement?
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
La technologie devait réduire la servitude du travail et permettre à plus de monde d’avoir accès aux produits industriels. Mais le système était en train d’ériger la précarité en règle d’or de la gestion d’emploi. Tout le mal viendrait des travailleurs, qui sont pourtant des acheteurs potentiels. Quarante ans de travail, toute cette technologie qui était censée apporter le bien-être à la collectivité, toutes ces promesses pour arriver à ce culde-sac, à un moment où le salaire ne permet même plus d’acheter tout le pain dont a besoin la famille…
Où Zola avait-il pris toute cette noirceur? Que se passait-il? En fait, le monde économique traversait une restructuration profonde. Depuis 1873, une dépression économique sans précédent frappait l’Europe. Les compagnies de chemin de fer étaient en faillite en Allemagne et en Autriche. Les détenteurs d’actions cherchaient à vendre rapidement leurs titres. Manquant de capitaux, les compagnies diminuaient leur production et les jeunes quittaient, faute de travail. Plusieurs s’embarquèrent sur des vapeurs, pour traverser l’Atlantique, vers ce pays qu’on accusait aussi d’être la source de tous leurs malheurs. Le charbon trop encombrant, trop polluant, n’avait plus sa place. En Amérique, une industrie nouvelle, le pétrole, était en train de changer les règles du jeu dans le secteur de l’énergie. Et l’Europe allait devoir suivre. Bien sûr, tous ne voyaient pas l’avenir avec autant de pessimisme. Certains se disaient qu’il faudrait bien prendre le virage technologique un jour. Le XIXe siècle leur avait appris que la société n’avait rien à gagner à freiner le développement technologique. Les règles avaient changé. À l’échelle de l’individu, que pouvait-on faire? Autant profiter du vent de renouveau, du développement technologique et tenter d’en prévoir l’orientation. Qui sait, peut-être pourrait-on utiliser ce pétrole dans les locomotives? Ce serait plus propre et moins encombrant. L’idée avait déjà été testée pour les locomotives à vapeur. Mais les optimistes basaient surtout leur réflexion sur une rumeur qui circulait concernant le développement d’un moteur à combustion, compact et efficace. Ils
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Germinal : deux destins différents en Europe
devaient se dire en eux-mêmes que la vie est bien courte pour connaître tout ce qu’il y a à connaître. N’empêche que cette époque présageait le futur: l’énergie et la technologie avaient permis un développement sans précédent de la société, mais tout à coup, à cause de ces deux facteurs justement, le contexte était changé. À cette époque, on était déjà sûr que le charbon était chose du passé. L’avenir appartenait au pétrole. Qui aurait pu prévoir que le charbon aurait un jour sa revanche?
Le charbon, énergie de l’avenir? Lorsqu’on pense au charbon, l’image de certaines villes industrielles de la fin du XIXe siècle, noires, poussiéreuses, nous revient. Le charbon servait à tout: le chauffage des édifices, la production industrielle, en particulier dans les hauts fourneaux pour la fonte et le fer, le transport par rail, par bateau, etc. Plus tard, lorsque l’électricité commença à être distribuée en masse, la production électrique apparut comme un marché très important pour les centrales au charbon, surtout dans les régions où le potentiel électrique était limité. Les procédés utilisant le charbon ont peu évolué depuis le début du XXe siècle, ce qui constitue à la fois une faiblesse et une force. Les inconvénients du charbon sont nombreux, comparativement aux combustibles plus modernes que sont le pétrole et le gaz naturel: il est encombrant; son utilisation occasionne beaucoup d’émissions de SO2, de CO2 et de particules de toutes sortes; en plus d’être un tueur dans les mines, ses fumées sont dangereuses pour la santé des gens qui vivent autour. Comment se surprendre, dans ces conditions, que pendant la première partie du XXe siècle, il ait été remplacé, dans le transport et les moteurs d’abord, puis pour le chauffage des locaux et dans beaucoup de procédés industriels par la suite? Mais ce n’est qu’à la fin des années 1950 que le charbon a enfin été détrôné par le pétrole. Les chocs pétroliers de 1973 et 1979 ramènent toutefois le monde à une certaine réalité: malgré ses avantages sur le charbon, le pétrole est une ressource à risque, dont le prix n’est pas stable. On assiste donc à une remontée du charbon. Même dans la décennie 1990, malgré une publicité très négative et 69
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la prise de conscience entourant l’environnement, l’industrie du charbon n’a pas réduit sa production. En fait, si l’ex-URSS et l’Europe n’avaient pas abaissé leur production de charbon de façon draconienne, la production de cette forme d’énergie aurait encore augmenté. Dans la période 1988-1998, la consommation de charbon a en effet augmenté de 11% en Amérique du Nord et de 31% en Asie. En Chine, la croissance a été de 27,4%. Trois raisons expliquent la popularité du charbon encore aujourd’hui: le charbon est l’énergie la moins coûteuse; les réserves de charbon sont énormes: environ 240 ans au rythme de la consommation actuelle; les réserves sont abondantes en Asie, en Europe de l’Est et en Amérique du Nord. Une quatrième raison n’est pas à négliger: le charbon est sous contrôle local. En outre, c’est une industrie qui crée beaucoup d’emplois. Le pétrole est une ressource internationale qui échappe presque entièrement au contrôle régional, sauf, bien sûr, à celui de la première puissance mondiale. Bref, le charbon est l’énergie idéale pour les pays pauvres… ou pour ceux qui n’ont pas de considération particulière pour l’environnement. FIGURE 4
Évolution de la production de charbon par bloc de pays (tep/an) 1300
1100
Amérique du Nord Europe de l'Ouest Europe de l'Est
900
Asie
700
500
300
100 1965
1970
1975
1980
1985
1990
Sources: BP Statistical Review. INRS – Énergie et Matériaux.
70
1995
2000
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FIGURE 5
Part de marché des combustibles (%)
1.0
Charbon 0.8
0.6
Pétrole
Pétrole
Gas Charbon
Gaz
0.4
0.2
0.0 1900
1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
1980
1990
2000
Sources: Diverses sources, dont BP Statistical Review. INRS – Énergie et Matériaux.
Dans les pays riches, le charbon a par ailleurs disparu des usages «chauffage», mais il est toujours utilisé pour la production d’électricité (environ 56% de la production électrique aux États-Unis). Il continue à servir de matière première dans les procédés de réduction pour le cuivre et l’acier dans les hauts fourneaux. Dans certains procédés industriels, comme la fabrication du ciment, il est encore utilisé selon la conjoncture. Pour les pays qui en ont en abondance, le charbon est d’abord une ressource bon marché, disponible sur place. La stabilité du prix en est assurée. À long terme, pour toutes les raisons que nous venons d’énumérer, il est impossible de le déloger. Puissent de nouveaux procédés venir réduire ses effets négatifs pour l’environnement. C’est en tout cas l’objectif de l’industrie. Par contre, à l’évidence, la seule façon de forcer l’industrie à se tourner vers des procédés de gazéifaction ou de séquestration des gaz polluants,
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c’est de lui imposer, par voie de législation nationale, la comptabilisation des externalités environnementales dans le prix. C’est un des moyens proposés par le protocole de Kyoto. Tout le problème, alors, est d’imposer une règle universelle.
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TROISIÈME PARTIE
Le nouvel ordre énergétique international
L’âge du pétrole et la naissance de l’industrie pétrolière1 Avant-propos
P
our expliquer l’absence d’un prix plancher du pétrole depuis 1973, l’économiste Antoine Ayoub notait, dans un article publié dans Le Soleil de Québec (3 novembre 1992), qu’il existe à ce sujet deux écoles de pensée. La première est celle de la logique économique. Le pétrole serait un produit comme n’importe quel autre. Or beaucoup de tenants de cette approche ne peuvent s’empêcher de noter que le prix de vente du pétrole est loin de refléter le coût de production. Pire, les raffineurs s’approvisionnent souvent dans des pays qui offrent un coût de production plus élevé. Comme le remarquait si bien M. Ayoub, le «cas» du pétrole est plutôt une occasion pour appliquer avec dextérité la batterie impressionnante de l’analyse économique formelle, quitte à aboutir à des résultats de plus en plus déconnectés de la réalité. En termes plus quotidiens, comment expliquer que le prix du pétrole à la pompe subisse régulièrement des variations aussi brusques. Qui peut croire les explications des experts selon lesquels il s’agit de corrections économiques normales, quand du jour au lendemain le prix du litre peut passer de 72 à 86¢, puis revenir à 75¢ trois jours plus tard?
1. Le contenu de cette section a été enrichi grâce à l’apport précieux de Victor Rodriguez Padilla qui a œuvré chez nous en 1990 et 1991. Le lecteur se reportera également à l’excellente série Les hommes du pétrole diffusée à Télé-Québec au début de la décennie 1990. Il faudrait aussi consulter les ouvrages du GREEN (Université Laval) et de l’Institut Français du Pétrole (IFP).
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
L’économiste signalait ainsi, et avec raison, que la logique des coûts oublie de tenir compte d’une autre logique, celle de la géopolitique, ou plus précisément de la sécurité d’approvisionnement. Même si l’on entend dire, de temps en temps, que les États-Unis n’ont pas de politique énergétique – ce qui est complètement faux –, il est clair que ce pays a depuis longtemps un objectif stratégique bien précis et à deux volets. Le premier volet consiste à ne pas trop développer sa dépendance pétrolière. Une certaine hausse des prix favoriserait cet objectif, sans trop compromettre, toutefois, le rythme de la croissance économique. Le second volet consiste à assurer la sécurité des importations pétrolières que ce pays doit effectuer pour équilibrer son bilan énergétique, surtout si ces importations proviennent de la région névralgique du Golfe. Antoine Ayoub tirait plusieurs conclusions de ces remarques. La plus importante était qu’on ne peut comprendre le secteur pétrolier sans tenir compte de cette imbrication du politique et de l’économique, en d’autres mots, sans faire un minimum d’économie politique. La crise du Golfe, en 1990, en est une manifestation flagrante; de tout temps, le contrôle des ressources a été source de conflit. Force est d’admettre, avec M. Ayoub, que le monde du pétrole a depuis longtemps donné lieu à l’élaboration de toutes sortes de théories économiques plus savantes les unes que les autres, mais qui présentent toutes le fâcheux inconvénient de mal coller à la réalité. Notamment, elles ne permettent pas de bien simuler les phénomènes brusques et les distorsions qui se produisent fréquemment dans ce secteur vraiment pas comme les autres. De plus, elles intègrent fort mal les paramètres géopolitiques de l’économie pétrolière. Dans ces conditions, résumer les milliers de pages écrites sur l’évolution de l’industrie du pétrole tient du défi. Pour simplifier, disons cependant que l’histoire du marché pétrolier peut se ramener à l’étude de rapports de force: d’abord entre quelques grands capitaines d’industrie, plus tard entre compagnies, enfin entre compagnies et pays producteurs (sans toutefois négliger l’importance des pays consommateurs). Rappelons aussi que l’évolution du prix du pétrole est une des meilleures façons de résumer cette histoire,
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L’âge du pétrole et la naissance de l’industrie pétrolière
comme le montre bien la figure 6, qui met en rapport le prix du pétrole depuis 1860 et les grands événements qui ont influencé ce prix. À partir de ces deux constatations, à savoir que l’industrie pétrolière est régie par des acteurs dominants et que le niveau des prix est hautement dépendant des rapports de force qui en résultent, on arrive à définir des «ordres pétroliers». Ainsi, Rockefeller et les sept «compagnies sœurs» ont assuré pendant un siècle une domination durable sur l’industrie. Cette stabilité a été rompue dans les années 1970 par la revanche des pays producteurs, particulièrement ceux de l’OPEP. Mais, depuis 1985, le tandem États-Unis–Arabie Saoudite a établi un nouvel ordre pétrolier mondial. Même si cette façon de voir élimine beaucoup d’autres facteurs importants, notamment les points de vue économique et technologique, elle a l’avantage de résumer en grande partie l’histoire de l’industrie pétrolière, et par conséquent celle du XXe siècle tout entier.
FIGURE 6
Évolution des prix de l’énergie
100
Rockefeller
Les majors
OPEP
$US/baril courant $US/baril 2001 80
60
40
20
0 1861
1871
1881
1891
1901
1911
1921
1931
Source: BP Statistical Review.
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1941
1951
1961
1971
1981
1991
2001
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Les ordres pétroliers La notion d’ordre pétrolier qui recouvre le jeu des facteurs politiques et économiques désigne un état stable de relations économiques et de règles politiques qui s’établissent entre les compagnies pétrolières, les pays exportateurs et les pays importateurs. Les règles du jeu qui s’imposent et se maintiennent, en matière de décision d’explorationproduction, de détermination des prix et de commercialisation du brut, résultent des rapports de pouvoir économique et géopolitique entre les acteurs. Ces passages d’un ordre à l’autre ont cependant créé des périodes instables. En prenant comme référence la stabilité du prix du pétrole, on peut ainsi définir quatre ordres pétroliers de 1875 à nos jours: • l’ordre Rockefeller (1875-1911): création d’une industrie, • l’ordre des majors ou des «sept sœurs» (1930-1973) : recherche d’un marché, • l’ordre de l’OPEP (1973-1985): revanche des producteurs, • l’ordre des leaders (depuis 1985): marché contrôlé par les États-Unis et l’Arabie Saoudite.
Tout au long de ces pages, il faudra se rappeler que le pétrole demeure un facteur d’équilibre économique, en ce sens qu’il permet à bien des pays de «boucler» leur bilan énergétique. En d’autres mots, si l’on dit du prix du pétrole qu’il est le prix directeur, c’est d’une part parce qu’il est la forme d’énergie la plus consommée, et d’autre part parce qu’il est de toute première importance pour le transport et la pétrochimie, secteurs d’activité essentiels au fonctionnement de notre société moderne. On comprendra facilement qu’à cause de l’ampleur de ces enjeux, les petits pays ont peu de contrôle dans le secteur pétrolier. Tout au plus peuvent-ils jouer la carte des taxes ou celle des politiques d’aménagement du territoire.
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Le hasard fait bien les choses
L
a première moitié du XIXe siècle vit dans l’intense euphorie de la technique. La mécanisation et la science envahissent la vie de chacun et révolutionnent à peu près toutes les activités humaines. Le paysage se modifie rapidement: les campagnes sont quadrillées par le rail, les villes, construites en hauteur. En continuité avec le siècle précédent, le charbon a déclenché une seconde révolution industrielle qui suppose la spécialisation des travailleurs, l’augmentation des connaissances, la diversification des matériaux. Grâce à cette expansion, l’industrie a accru sa vitesse et sa capacité de production et sa rentabilité. Mais deux événements vont changer le monde et déborder sur le XXe siècle: la découverte du pétrole et celle de l’électricité. Le pétrole, en particulier, ce fluide mystérieux, connu depuis toujours et dont le monde ne sait trop que faire, révèle à son tour qu’il est une des plus extraordinaires sources d’énergie jamais exploitées. Les rapides progrès de l’extraction et de la distillation de l’«or noir» transforment soudainement des déserts en villes et donnent une fièvre encore plus grande au monde en effervescence. À l’origine, le pétrole ne se présentait pas comme un rival du charbon et servait seulement à l’éclairage. On ne le connaissait que par des suintements, jusqu’à ce qu’on trouve de vastes réservoirs souterrains mis au jour par le forage. La technique n’avait rien d’original. Dès le Moyen Âge, on creusait des puits artésiens en faisant pénétrer dans le sol, soit par rotation, soit par percussion verticale, un outil appelé trépan. Mais lorsqu’en 1859, l’Américain Drake toucha le pétrole à 20 mètres de profondeur, il déclencha la première ruée vers l’or noir. L’industrie de l’alcool venait tout juste de développer un appareillage pour la distillation; l’idée fut exploitée pour le pétrole. À partir du brut, on obtint du kérosène. Le concept du raffinage était né.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
La découverte du pétrole est née de la convergence de deux facteurs indépendants: en premier lieu, la production d’asphalte et le besoin d’huile pour les lampes et les engrenages, qui subirent une rapide augmentation dans la première moitié du XIXe siècle; en deuxième lieu, la recherche de sel et d’eau par les colons américains, qui les a amenés à creuser de plus en plus de puits pour exploiter de nouvelles terres. Drake a été un des premiers à penser que ces terres sans valeur, souillées par le pétrole, pouvaient un jour avoir un intérêt. Pas si fou, ce personnage qui commença à installer des derricks! Deux ans plus tard, le premier brûleur à huile faisait l’objet d’un brevet et en moins de six ans, le mazout s’était introduit dans les locomotives. Les marines américaine et européenne mirent à l’essai le nouveau combustible. Le kérosène donna aussi des sousproduits: le naphte, comme solvant, et la paraffine. En 1870, la production mondiale de pétrole brut atteignait 800000 tonnes. Dix ans plus tard, elle s’était multipliée par 5, puis encore par 5 avant la fin du XIXe siècle. Six ans à peine après que Drake eut enfoncé un tuyau dans le sol de la Pennsylvanie, un pipeline de 300 mètres était construit, et près de 200 raffineries étaient déjà en place à Pittsburgh. Mais la période qui suivit la découverte du colonel Drake, en 1859, en fut une folle, où les acteurs de divers milieux tentèrent chacun de dominer. Les phases d’instabilité et d’ajustement se succédèrent. Les nouveaux territoires, qui furent bientôt parsemés de derricks toujours plus perfectionnés, devinrent une véritable foire du gâchis: une fois découvert, le pétrole jaillissait à la surface sans qu’on puisse l’emmagasiner. C’est alors que se présenta à Oil Creek Valley un homme d’affaires nommé John Davison Rockefeller.
À cette époque, les édifices de 100 étages devinrent possibles.
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Le hasard fait bien les choses
La naissance de l’industrie pétrolière (1875-1911) Rockefeller comprit que le problème n’était plus de découvrir le pétrole, mais de le stocker, de le conduire jusqu’aux centres de distillation et de raffinage et de le revendre en produits utiles. Il installa à Cleveland, à 300 kilomètres des puits, une raffinerie, certes éloignée de la source de pétrole, mais bien située quant aux moyens de transport vers les régions industrielles de l’est des États-Unis. En fait, l’idée de contrôler le transport dans le secteur de l’énergie n’était pas complètement nouvelle. En Europe, l’emploi du charbon avait montré le lien essentiel entre cette forme d’énergie et son transport. La demande se présentait de manière si généralisée dans les sociétés européennes que, pour la satisfaire, l’offre dut largement s’y adapter en assurant le transport régional. À l’instar du charbon, l’offre du pétrole, puis de l’électricité, désormais tendait même à précéder la demande. Parmi les raisons de cette intégration de la production et du transport, le besoin de capitaux, devenus considérables, en était une importante. Mais Rockefeller en vit une autre. Les trois compagnies ferroviaires qui contrôlaient les lignes vers Pittsburgh, Philadelphie et New York pratiquaient des prix très élevés. Désirant le contrôle de la livraison du pétrole, Rockefeller constitua la Southern Improvement Company et négocia des accords très favorables avec les trois sociétés: celles-ci obtinrent le monopole du transport des produits de Rockefeller mais, en compensation, elles s’engagèrent à lui verser des droits sur toutes les marchandises transportées, pas seulement celles des associés de la Southern Improvement, mais aussi celles de tous les autres expéditeurs. Financé pratiquement par tous les industriels et commerçants des régions desservies par les trois compagnies ferroviaires, Rockefeller put réduire les prix de ses produits, ruiner la concurrence et absorber les autres entreprises pétrolières. Et la Standard Oil, qu’il fonda durant la guerre de Sécession, prospéra au point de contrôler, en 1870, la moitié des raffineries américaines (90% en 1990). L’idée maîtresse de Rockefeller était simple: intégrer de façon verticale et horizontale toute l’industrie. Il ne manquait que le
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marché. À la fin du XIXe siècle, celui-ci piétinait pour le pétrole. Le distillat léger ne servait qu’à l’éclairage, et même dans ce secteur, le pétrole faisait face à un concurrent qui risquait de le déplacer à terme, c’est-à-dire l’électricité. Edison venait tout juste de faire la démonstration de la lampe à incandescence. Heureusement pour les nouveaux industriels, l’énergie née du pétrole trouva aussitôt une autre application dans le moteur à explosion. Le rêve de l’homme de se déplacer rapidement sans effort était enfin réalisé. L’automobile à essence détrônait les autos à vapeur et à accumulateurs électriques. Le moteur diesel (1893) employait le naphte (huile lourde), jusqu’alors considéré comme un résidu presque sans valeur. Benz, Peugeot, Austin, Ford et d’autres feront le reste pour lancer définitivement l’automobile. Le marché de l’huile pour l’éclairage n’absorbait alors qu’une fraction négligeable de la production pétrolière. On se rendit compte des nombreux autres débouchés du pétrole, qui allait s’affirmer désormais comme une des sources d’énergie fondamentales du monde moderne. La stabilité de l’empire Rockefeller mit fin à la période désordonnée des débuts. Les prix se stabilisèrent à un niveau très bas. Le dynamisme de la puissance en émergence de l’Amérique, la stabilité politique relative du monde et la domination de la Trust Standard Oil sont tous des éléments qui favorisèrent l’évolution technologique sans précédent de cette époque. Le siècle nouveau tournait aussi la page sur une certaine façon de vivre. En quelques décennies, on put entrevoir un monde où l’énergie et la technologie créeraient des sociétés différentes. Mais, dans le sillage de Rockefeller, le contrôle d’un petit nombre d’acteurs sur la production, le raffinage, la distribution et le prix du pétrole entraîna une disparité substantielle entre capital et revenu, entre les géants du pétrole, enrichis d’une façon disproportionnée, et les autres. En revanche, ce quasi-monopole stabilisa les prix à un niveau très bas et permit à un plus grand nombre de consommateurs d’avoir accès à l’énergie du pétrole. La mondialisation des marchés était née… et sans subventions.
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Le hasard fait bien les choses
La période d’ajustement (1911-1930) L’ère Rockefeller dura 35 ans et prit fin en 1911, avec le démembrement du groupe de la Standard Oil, à la suite du Sherman Act de 1890. La dissolution de l’empire coïncida avec la fin de la période de stabilité, et pendant environ 20 ans, par la suite, les prix fluctuèrent. Il y eut aussi la guerre, qui avait des relents du passé avec ses affrontements de tranchées, mais qui était en même temps imprégnée des règles du nouveau monde. Le pétrole en fit une guerre mondiale. Le conflit fut court, si on le compare aux précédents, grâce au déplacement rapide des troupes, des munitions et des vivres sur les champs de bataille. La Première Guerre mondiale a ainsi marqué une étape décisive dans l’histoire du pétrole. Afin de réduire le poids des navires, le mazout remplaça le charbon. Les soldats commencèrent à utiliser les camions. Même l’avion prit part au conflit, 11 ans seulement après que les frères Wright en eurent démontré la faisabilité. Dans les locomotives aussi, le mazout eut ensuite raison du charbon. Complètement transformée, l’industrie pétrolière avait atteint, en 1920, un niveau de production historique de 100000 millions de tonnes. Après cette guerre à l’image du siècle naissant, les survivants furent particulièrement motivés par la construction de sociétés nouvelles, pour inventer et développer de nouveaux produits. L’exposition universelle de Paris sortit des salons privés pour intéresser les consommateurs cossus. À Paris, Londres, Berlin, New York fourmillaient les jeunes loups, les gadgets se multipliaient, les spectacles foisonnaient, les cités de consommation poussaient à la vitesse des gratte-ciel. Le marché à conquérir était énorme. Un vent de changement technologique et social soufflait partout. L’Amérique prenait les devants. Pour la première fois, le courrier était livré par avion, ce qui inspira Lindbergh pour la traversée de l’Atlantique. En 1920, on donna même le droit de vote aux femmes. Pendant ce temps, Ford avait commencé à entretenir une idée: vendre une automobile à tout le monde. On connaît la suite. Le plus grand
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projet du XXe siècle se mettait en marche: on allait couvrir la planète de routes. Signe des temps, les États-Unis commencent alors à importer du pétrole. Le marché surchauffe. Tout à coup le monde se dérègle, comme le fait aujourd’hui un nouveau programme informatique, pas complètement débogué. Le krach de 1929 et la «grande dépression» des années trente révèlent l’existence d’un cycle infernal de croissance-consommation. De grandes théories sont alors élaborées pour expliquer, prévoir, changer les rapports entre l’offre et la demande. Les nouveaux gourous de l’économie viennent dire aux chefs d’États que désormais, le bien-être d’un pays passe par une consommation accrue. Dans sa théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, John Maynard Keynes explique en 1936 le sous-emploi par l’insuffisance de la consommation. Le discours sera de toutes les campagnes électorales qui suivront. Plus tard, John Kenneth Galbraith théorise la croyance en une croissance soutenue et maîtrisée : en récession, l’État dépense, en période de prospérité, il encaisse. Mais cette théorie de Galbraith sera amplement galvaudée, comme on le sait maintenant. Ces principes étaient déjà connus depuis un moment, mais le marché pour tous restait encore à développer. Une des conditions était d’assurer un approvisionnement à bon marché en énergie, en occurrence le pétrole.
L’ordre des majors ou «sept sœurs» (1930-1973): la recherche d’un marché Après la «grande dépression», les avantages du pétrole sur le charbon dans tous les usages sont devenus incontestables. Mais il faudra cependant attendre la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour que le pétrole connaisse le boum désiré et détrône enfin le charbon comme source principale d’énergie dans le monde. C’est dans le transport que le pétrole montre d’abord ses avantages incomparables. Pour la combustion, les fournaises à huile ne révéleront leur supériorité sur le bois et le charbon qu’en 1960.
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«Nous ne sommes plus les premiers en grade. Une race d’êtres, la plupart métalliques, nous a supplantés au sommet de la création. La voiture n’est plus un moyen de transport, c’est une machine qui aime se balader et se sert de l’homme à cet effet.» Jean Giono La Ford modèle T. Déjà en 1920, les grandes inventions dans le domaine de l’automobile étaient connues. Il fallait maintenant développer un marché. La Ford T lancée en 1923 allait rentabiliser le plus grand projet de tous les temps, soit couvrir la planète de routes.
Un certain nombre d’événements avaient préparé cet apogée du pétrole. D’abord, en 1928, l’accord d’Achnacarry, suivi par l’instauration du système de prorata en 1933, créa un cartel qui allait remettre le marché en ordre. Ces actions avaient été rendues nécessaires par des fluctuations incontrôlées du prix du pétrole depuis la première grande guerre. Cette période qui s’ouvrit en 1933 allait être caractérisée par une grande stabilité des prix. Pendant 40 ans, les fluctuations annuelles n’excédèrent pas 6% grâce au contrôle du cartel, suivi par les majors dans les années 1950. Il faut dire que la découverte du fabuleux gisement d’East Texas, en 1930, attira de nombreux producteurs et contribua aussi à la stabilité des prix. Pendant cette période, mis à part les pays communistes, le marché fut dominé par un gigantesque cartel mondial, constitué par sept grandes sociétés, surnommées les «sept sœurs»: • Standard Oil (New Jersey, É.-U.), • Socony Mobil (É.-U.), • Standard Oil (Californie, É.-U.), • Gulf Oil (É.-U.), • Texas Company (É.-U.), • British Petrolium (R.-U.), • Shell (R.-U.–Pays-Bas).
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Directement ou par le truchement de sociétés associées, ces majors contrôlaient les puits, les flottes pétrolières, les raffineries, les chaînes de distribution. Le prix du pétrole était fixé par elles sur la base du pétrole du Texas. L’ordre en était un de domination qui avait pour objectifs: – l’intégration verticale, du puits à la pompe, – la stabilisation des prix, – le développement d’un marché. Cet ordre des grandes compagnies était caractérisé par le fait que: – La situation était précaire pour les pays producteurs; – Il n’y avait pas de politiques définies des pays consommateurs; – La perception était qu’on disposait de réserves de pétrole infinies; – L’équilibre offre-demande n’existait pas. Parallèlement à cette domination des principales compagnies, toutefois, les grands pays se préoccupaient de plus en plus de la sécurité d’approvisionnement en pétrole. À cause de l’augmentation des importations de pétrole, le gouvernement américain, de son côté, sentait que le pétrole devenait une donnée stratégique. Il fallait agir, d’abord en favorisant des prix plus stables. Mais également, il fallait être les premiers à trouver un gisement important et à le contrôler par la suite. Par exemple, les Anglais avaient prévu le coup en s’installant en Iran. Les Américains n’avaient pas encore su développer une solution de remplacement mondiale stratégique à leur propre production. Une alliance avec Abd al-Aziz ibn Sa’ud, le nouveau maître de l’Arabie, viendra combler cette lacune. En 1939, au moment même où le Mexique nationalise la PEMEX, l’Arabie commence à produire. Juste avant le déclenchement d’une autre grande guerre, dont l’issue et la reconstruction consécutive dépendront de l’approvisionnement en pétrole en très grande quantité. Peut-on imaginer un «hasard» plus stratégique que celui-là? Les États-Unis auraient-ils pu proposer le plan Marshall sans le contrôle de l’Arabie?
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Le hasard fait bien les choses
En 1942, le physicien Enrico Fermi, avec l’aide d’Openheimer, réalise le premier réacteur nucléaire. Dans le désert, aux États-Unis, pas moins de 200 physiciens sont réunis pour réaliser la bombe qui changera tout. Grâce à ce développement, les Britanniques mettront en service la première centrale nucléaire commerciale, à Calder Hall en 1956.
La guerre marque une pause dans l’équilibre naissant du marché mais, en même temps, le conflit mondial sera un formidable accélérateur pour le développement de nouveaux produits. Probablement jamais dans l’histoire une guerre n’aura permis une aussi grande concentration d’efforts pour faire avancer la technologie, préparant ainsi le monde d’aujourd’hui dans les domaines du transport terrestre, de l’aviation, des communications, du nucléaire, etc.
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Les baby-boomers: l’explosion
L’
histoire vraie qui suit est digne de la fiction. Elle est le reflet d’un monde qui semble avoir été en gestation jusqu’à l’arrivée des baby-boomers. Quelques années après la guerre, un jour de tempête d’hiver, quelque part dans un endroit perdu du Canada, le téléphone sonne dans le bureau du médecin du village. Dehors, le temps est hostile, les routes sont fermées à la circulation automobile, comme le sont normalement les routes des campagnes canadiennes l’hiver à cette époque. Mais le devoir appelle le médecin, qui s’habille chaudement, prend sa trousse, atèle son cheval et se dirige vers la ferme d’où est venu l’appel. Il ressent un peu d’angoisse, bien sûr, car parfois le malheur frappe et il n’y peut rien. L’hôpital, il ne faut pas y penser, il est à 100 km de là. Mais ce jour-là, tout se passe bien, la naissance d’un beau garçon en santé se produit dans les règles. Malgré le temps peu clément, les rapports du médecin et du curé du village, une journée plus tard, ne signalent rien de particulier. C’est la routine. Depuis maintenant dix générations au Canada, la survie de cette famille canadienne de fermiers n’a rien eu à voir avec le froid ou l’absence de confort. D’aussi loin qu’on puisse se rappeler, la vie a toujours suivi un schéma presque immuable, presque sans surprise. Quelques-uns sont devenus curés, médecins ou avocats, quelques-unes sont devenues religieuses ou éducatrices, d’autres se sont fait happer par l’illusion de la ville ou de la guerre. Depuis toujours, on naît avec son destin social écrit d’avance. Celui du jeune garçon qui vient de naître, comme celui de ses ancêtres, est d’être cultivateur. C’était la vision du passé. Mais c’était ignorer que la société venait de prendre une nouvelle tangente et que plus rien ne serait pareil.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Cette histoire est la mienne et, à peu de choses près, celle de millions d’autres personnes ailleurs dans le monde. C’est devenu une histoire banale, caractéristique du XXe siècle. Le philosophe français Michel Serre faisait remarquer, dans une émission du Point à Radio-Canada (mai 2000), que c’est ce siècle qui a mis fin au néolithique en permettant enfin à l’homme de déplacer ses valeurs vers autre chose que la terre. Au début du XXe siècle, l’agriculture représentait plus de 70% de l’activité économique. Aujourd’hui, dans les pays riches, elle ne compte plus que pour quelques points de pourcentage du PIB. Le déclin de l’importance de l’agriculture s’est accentué après la guerre, d’abord en faveur du secteur manufacturier, puis en faveur de l’industrie des services. On comprend mieux pourquoi tout le système de valeurs qui gravitait autour de la maîtrise de la nature a changé. À première vue, c’est une espèce de miracle qui s’est produit tout de suite après la guerre. Dans cette modeste maison de planches où je suis né, comme dans bien d’autres maisons de l’époque, rien n’indiquait que je vivrais avec mes compatriotes une période de richesse sans précédent, dont aucun empereur ancestral n’aurait soupçonné l’ampleur. Elle n’était pas isolée, cette maison, pas plus que toutes les autres de son époque, une époque où les gouvernements s’immisçaient très peu dans la vie des gens. Les parents ne devaient compter que sur leur bonne santé pour offrir un logement chauffé, de la nourriture et des vêtements à toute la famille. Pour la majorité de la population, le pouvoir d’achat n’avait pas augmenté depuis la grande crise de 1929. Aucun filet social n’était encore en place. Ma famille, comme toutes les familles agricoles de l’époque, n’était pas riche au sens où on l’entend aujourd’hui. Par contre, elle était pratiquement autonome. L’énergie n’était pas un problème. Le poêle à bois servait au chauffage et à la cuisson. Dix à vingt cordes de bois pour le chauffage et quelques litres d’huile à lampe pour l’éclairage représentaient l’énergie à stocker pour l’hiver. Les chevaux et les bras faisaient le reste.
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Les baby-boomers : l’explosion
Bien sûr, la voiture avait fait son apparition depuis plusieurs décennies dans les campagnes. Mon grand-père, un cultivateur prospère – il avait donné naissance à 10 garçons qui l’avaient aidé à défricher la région –, possédait une Oldsmobile 1938. Mais sa voiture ne servait que pour les grandes occasions, comme aller à la messe le dimanche. L’hiver, elle était toujours remisée. Il faut savoir que, dans les campagnes canadiennes, les routes n’ont pas été dégagées l’hiver avant 1950 environ. Et dans les autres saisons, elles n’étaient pas particulièrement praticables. Les voitures étaient donc au chômage pendant une bonne partie de l’année. Pourtant, à peine quelques années plus tard, c’est le cheval qui perdait son emploi. On connaît la suite. FIGURE 7
Véhicules enregistrés au Canada pour 1000 personnes, 1920-1990 700
Baby-boomers au travail
Crise et guerre
Véhicules pour 1000 personnes
600
500
400
300 Voitures Véhicules totaux 200
100
0 1920
1925
1930
1935
1940
1945
1950
1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
Source: Transport interurbain des voyageurs, Commission royale sur le transport des voyageurs au Canada. Transport Canada, Robert Leore, 1992.
Après la guerre, les ménages commencent à acheter des voitures et le phénomène ne s’arrêtera pas, crise pétrolière ou pas. À partir de 1975 environ, on voit apparaître de plus en plus de camionnettes dans le parc de véhicules.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Au moment où les enfants de l’après-guerre sont en âge d’aller à l’école, les événements commencent à se bousculer. À l’image de l’époque, les fermiers achètent leur premier tracteur, mon père y compris. C’est la première étape vers la productivité agricole. Déjà on sent que la main-d’œuvre est moins essentielle. Puis, peu de temps après, on voit apparaître les premières automobiles. Chez nous aussi. Si l’abandon définitif du cheval constitue un revirement spectaculaire dans la vie des familles rurales, que dire de la suite des événements ? Beaucoup quittent la campagne pour la ville. La construction à Montréal bat son plein et on a besoin de bras pour construire des maisons de banlieue. Il n’y a rien là d’exceptionnel puisque ce siècle a déjà assisté à la victoire de la ville sur la campagne, d’abord en Europe, puis en Amérique. Ce sera aussi la marque du XXIe siècle ailleurs dans le monde. Cette victoire de la vie urbaine est attribuable à un curieux paradigme: bien qu’elle ne produise pas de biens primaires, la ville offre à ses habitants plus de pouvoir d’achat, et nos familles terriennes le réalisent rapidement. En ville, l’électricité donne plus de lumière le soir, la chaudière à huile rend le lever un peu plus confortable, l’eau semble arriver de nulle part, simplement en tournant un robinet, et – que de douceurs la vie amène tout à coup! – le siège de toilette est chaud! Ça ne faisait que commencer. Le premier frigo, même petit (7 pi3 en moyenne en 1950, 18 pi3 aujourd’hui), apparaît une technologie de science-fiction, par rapport aux glacières. Il faudra cependant attendre encore un peu de temps avant que ma mère n’ait sa cuisinière électrique. Et pendant longtemps encore, la corde à linge sera pleine les jours de beau temps. Une révolution plus importante encore se prépare: celle de l’éducation. Elle est d’abord déclenchée par la venue de la télévision. Les gens, depuis toujours concentrés sur la vie qui les entoure, découvrent tout à coup d’autres mœurs, d’autres façons de vivre, de voir les choses. Ils découvrent notamment qu’une fois comblés les besoins essentiels, l’apprentissage et la connaissance font aussi partie des besoins fondamentaux de l’homme. C’est grâce à cette soif que je peux vous raconter ces choses aujourd’hui. 92
Les baby-boomers : l’explosion
La Révolution tranquille: l’adolescence et les premières politiques énergétiques À la ferme, les jeunes baby-boomers de cette histoire incroyable souvent ne dépassent pas le niveau primaire. Autrefois, l’école n’était utile que les jours de mauvais temps, pour apprendre le catéchisme, l’alphabet et l’arithmétique. En période de beau temps, les travaux de la ferme et du défrichage ne pouvaient pas attendre. Mais, depuis dix ans, les choses ont bien changé. Décidément, mes compatriotes et moi sommes nés sous une bonne étoile. Certains sont remarqués par le curé du village, qui leur ouvre les portes de l’éducation supérieure. D’autres profitent de mécènes variés. Mais rapidement, le mot se passe: la Révolution tranquille a l’ambition de mettre l’éducation à la disposition de tous. Par la suite, tout s’accélère. Les artistes et les stars du rock donnent l’impression que la vérité passe par la révolution. En France, c’est mai 1968, aux États-Unis, on dénonce la guerre au Vietnam, au Québec, on manifeste pour le fait français. À peine vingt ans se sont écoulés depuis leur naissance, et la société créée pour ces baby-boomers n’a déjà plus rien à voir avec celle qui les avait mis au monde. Le bois de chauffage a pratiquement disparu au profit des fournaises à huile, et les nouveaux citadins sont en train d’oublier l’époque de la vieille jument qui prenait le temps qu’il fallait pour les emmener voir les cousins dans le village voisin; désormais, les déplacements se font en voiture. Le rail et le transport en commun vivent leurs premières crises existentielles en Amérique. La voiture prend du galon – elle boit aussi sa part de gallons… Il faut dire que le prix de l’essence, à 10 ¢ le litre, qui est resté le même, ou presque, depuis la fin de la guerre, n’est pas exactement une incitation à l’économie d’énergie. Il ne faut donc pas se surprendre si, depuis le début de cette histoire, la consommation mondiale de pétrole a été multipliée par six. Mais à 20 ans, quand la vie nous gâte à ce point, on ne voit pas les problèmes d’approvisionnement en pétrole poindre à l’horizon. On ne voit pas de problèmes, tout court. Pourtant, en haut lieu, on commence à réaliser l’importance du pétrole. 93
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Depuis près de quarante ans, le prix du pétrole était contrôlé par les majors ou «sept sœurs». Exerçant leur domination du puits à la pompe, ces grandes entreprises avaient réussi à stabiliser les prix et ainsi à développer un marché – les récents développements donnent une idée de l’ampleur de leur influence. Pourtant, plusieurs signes précurseurs montraient que la situation pouvait devenir explosive. Ainsi, après la guerre, le rapport de force entre les acteurs s’était modifié considérablement et le centre de gravité de la concurrence s’était déplacé de l’Europe vers l’Amérique, renforcé par le fait que le continent nord-américain avait appris à augmenter sa productivité industrielle. Les grandes compagnies pétrolières et les pays importateurs avaient en outre pris l’habitude de s’approvisionner de plus en plus largement dans des régions où le prix était au plus bas. Depuis la fin de la guerre, la demande de pétrole était devenue insatiable et le Moyen-Orient ne cessait de baisser les prix (en termes constants). Le prix du brut américain était ainsi surestimé par rapport à celui du Moyen-Orient. S’ensuivit un dédoublement du marché, devenu de plus en plus artificiel. Il ne pouvait se maintenir que par l’établissement de quotas d’importation aux États-Unis, volontaires en 1957, réglementaires en 1959. Comme pour l’OTAN, les pays industrialisés sentent qu’il faut s’unir. L’énergie peut devenir une menace à leur sécurité. Les sociétés modernes réalisent qu’elles ne pourraient survivre que quelques mois, sans le pétrole. L’IEA (International Energy Agency) est créée. Au Canada, l’ONE (Office national de l’énergie) est mis sur pied pour aider le gouvernement à adopter des politiques éclairées. C’est le début de l’interventionnisme en matière d’énergie. Jusqu’à ce jour, l’État s’était peu préoccupé du gaspillage de l’énergie et n’avait pas encore établi de normes contraignantes dans un but d’efficacité énergétique, notamment en matière d’isolation. Cette absence de politiques aura d’ailleurs des conséquences jusqu’à nos jours, quand on songe que 45% des maisons existantes au Québec ont été construites avant 1960.
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Les baby-boomers : l’explosion
Déjà, en 1958, le pétrole avait établi un record unique dans l’histoire de l’humanité: 50% du trafic international était lié au pétrole, qui entraînait dans son sillage une masse de capitaux de 20 milliards de dollars. On était en train de construire une société basée sur une seule source d’énergie: le pétrole. Mais, encore une fois, ce n’était pas une préoccupation de masse. La foule était plutôt impressionnée par l’évolution technologique sans précédent. Même si elle était contestée, la science avait bénéficié à l’homme. Elle lui avait permis de réduire sa servitude envers l’énergie de façon incroyable. Réacteurs nucléaires, mégabarrages, fusées, autant de réalisations qui, pour la génération d’avant-guerre, relevaient du miracle.
En 1969, l’homme va sur la Lune. Jamais auparavant il n’avait autant défié la nature. Jamais une machine contrôlée par des humains n’avait été poussée par une telle puissance.
Évidemment, les sentiments sont partagés, chez les intellectuels surtout. Dès lors, les années 2000 apparaissent comme un horizon relevant de la science-fiction où se confrontent deux visions contradictoires: d’une part, la technologie et l’énergie à l’infini que constitue le nucléaire régleront tous les maux de la Terre et garantiront à l’homme une société de loisir; d’autre part, des catastrophes à répétition amèneront la fin du monde. Quelques-uns trouvent que ça va trop vite et prêchent le retour à la terre en commune. On est à l’heure du peace and love. Les mouvements écologiques commencent à se dessiner et certains s’alarment. 95
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Un groupe appelé Club de Rome, à Boston (Meadows, 1969), publie un rapport alarmant sur l’avenir de l’humanité1. Selon le Club de Rome, la tendance à consommer toujours plus mènerait tout droit à la catastrophe. Une extrapolation des tendances montre en effet qu’une grande partie des ressources de la planète, soit l’énergie, la nourriture, l’eau, les minerais, le bois, seront épuisées avant la fin du siècle. Il y a de quoi: la croissance de la demande de ressources est inflationniste. Par exemple, avec des taux de croissance de 7% par an, comment satisfaire la demande d’électricité du Québec? Le premier ministre québécois, Robert Bourassa, a alors une idée: il propose la Baie James en échange du nucléaire. Avec le recul, on ne peut que constater à quel point cette décision était audacieuse et visionnaire. On vivait à une époque où les bâtisseurs n’avaient pas peur du long terme2.
1973. La crise? Quelle crise? Au centenaire du pétrole, le monde produisait un milliard de tonnes de pétrole. Treize ans plus tard, en 1973, c’est trois fois plus (6 fois plus qu’en 1950). La production de l’OPEP atteint 60% en 1970 et cette part continue de monter. Ça ne peut plus durer. En 1970 apparaît la réaction des pays producteurs. Les premiers ajustements sont déclenchés par l’Algérie et la Libye d’abord, puis vient le grand choc de la guerre du Kippour au sujet de la Palestine. Tout se bouscule par la suite. Les majors passent le flambeau de la régulation à l’OPEP, tout en maintenant leur soutien. En quelques années, 70% des réserves changent de main. Les prix du pétrole sont multipliés par quatre.
1. Une version française du rapport du club de Rome a été publiée en 1972 chez Fayard. 2. En comparaison, les politiciens de l’horizon fictif de l’an 2000 seront à l’inverse très frileux, étant obsédés par l’immédiat. Déjà on sait que l’on ne peut plus entreprendre de grands projets hydroélectriques. Mais pourrait-on créer l’IREQ, l’INRS, l’UQ aujourd’hui ? Quels projets avons-nous pour le futur, sinon protéger l’acquis?
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Les baby-boomers : l’explosion
Pour la première fois, les Occidentaux prennent conscience de ce que le pétrole est différent des autres biens. Si on ne réalise pas encore que les réserves sont limitées, on admet que le pétrole est une énergie dont il faut chercher à dépendre moins. Le rôle et la stratégie des pays consommateurs vont donc se modifier en ce sens. Du côté des producteurs s’installe un ordre de la confrontation marquée par la montée du nationalisme, la chasse aux compagnies et la pratique de prix élevés. En réaction, des marchés pétroliers apparaissent et un équilibre s’établit. On obtient alors une industrie pétrolière bicéphale: contrôlée en amont par les compagnies, en aval par les producteurs. La crise pétrolière de 1973 est bien sûr une première douche froide, mais n’a pas vraiment de conséquences pour les jeunes babyboomers, qui ne sont pas encore de gros consommateurs. Et surtout, quand on est au début de la vingtaine, d’autres préoccupations existentielles concernant l’avenir ne laissent pas beaucoup de prise à la déprime que pourraient causer des fluctuations conjoncturelles de l’économie. Cela ne veut pas dire qu’ils ne réagissent pas à la conjoncture. Les intellectuels et les plus sensibilisés au problème énergétique s’achètent une voiture européenne ou japonaise, plus petite et moins gourmande. Les amateurs d’américaines choisissent la six cylindres au lieu du gros moteur V8 de 440 po3. Mais là s’arrête leur esprit humanitaire de participation à l’effort national d’économie d’énergie. Leur voiture est certes plus efficace que celle de leurs parents, mais la distance parcourue annuellement en automobile est beaucoup plus grande, ce qui au total représente une consommation d’énergie bien plus considérable. La préoccupation écologique a donc duré le temps de la hausse du prix de l’essence. Aussitôt prise l’habitude d’un prix plus élevé, les autres préoccupations quotidiennes ont repris leurs droits. Après l’appartement partagé avec d’autres étudiants, c’est le couple, puis le mariage. À cause de l’arrivée massive de ces nouveaux ménages, le déséquilibre entre l’offre et la demande de logements force l’industrie de la construction à s’adapter rapidement. On fait alors miroiter aux jeunes ménages la possibilité de s’acheter leur première 97
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
maison individuelle… identique à celles des voisins. Ils le feront en grand nombre. Deux autres conséquences de la crise pétrolière se font cependant sentir. Pour le chauffage, la fournaise à huile cède la place, de plus en plus, à l’électricité et au gaz naturel. Les maisons sont aussi mieux isolées que par le passé. Depuis 1960, les normes de construction sont en effet devenues plus sévères. Par contre, la tendance à l’épargne et à la consommation réduite, héritée des générations précédentes, s’estompe de plus en plus de nos jours. La société de consommation apprivoise ces nouveaux consommateurs par leurs enfants, d’abord. Les couches jetables, les jouets Fisher-Price et les jeux de construction Lego, les repas chez McDonald semblent bien pratiques après tout. Le décor aussi change autour de ces consommateurs. En dix ans, les villes ont changé de visage et les banlieues sont là pour rester. Déjà en 1975, ce nouveau paramètre n’est plus à négliger pour le choix de la seconde voiture des baby-boomers qui viennent d’obtenir la sécurité d’emploi, accompagnée de nombreux avantages sociaux. Ils choisissent une plus grosse voiture, parce qu’ils croient avoir besoin de plus d’espace pour leurs activités de fin de semaine et de vacances. Désormais, un centre-ville prospère se distinguera par une artère très large, bordée de centres commerciaux, où un seul moyen de transport sera admis: la voiture. Tout le monde en dénonce la laideur, mais personne n’en freine le développement. «L’élégance» de telles artères symbolise les temps modernes et témoigne de la vigueur des «dézoneurs». Les salaires augmentent, la semaine de travail diminue. On envisage un premier voyage, en Europe ou en Floride selon les goûts. L’industrie de l’aviation a tout à coup des ambitions. Ça n’échappe pas aux politiciens, qui voient grand au point de créer un deuxième aéroport à Montréal. Sans le savoir, en une décennie environ, on découvre la classe moyenne, celle qui fait son devoir civique pendant 35 heures par semaine et qui, le reste du temps, fait marcher l’économie. Comme 98
Les baby-boomers : l’explosion
Comment, en un seul symbole, décrire la différence profonde entre ce nouveau mode de vie, défini par la génération de l’aprèsguerre, et celui d’avant ? La voiture et le bungalow nous viennent, bien sûr, immédiatement à l’esprit. Arcand et Bouchard, dans Quinze lieux communs (1993) en proposent un autre: la société du gazon. Réalisez-vous que l’Amérique entière vient d’assister à la mise en marché d’une des machines les plus infernales que notre monde ait connues: la tondeuse à gazon. Des millions d’années d’évolution pour en arriver à une société hantée par la beauté de l’herbe!
dans les livres de science-fiction des années 1950. Il ne manquait plus que le robot obéissant pour faire les tâches ménagères à sa place.
La crise de 1979: l’État-providence désormais en péril La classe moyenne a été créée en grande partie parce que beaucoup de nouveaux citadins sont allés travailler dans la fonction publique ou parapublique, qui à son tour a créé un grand nombre de services. C’était le bon sens. Pour survivre, leurs parents ne pouvaient compter que sur une bonne santé. Le changement de société, c’était aussi de refuser cette insécurité dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services. Un État moderne se devait d’intervenir dans certains secteurs clés, comme l’éducation et la santé. Dans la pratique, on est allé beaucoup plus loin. Dès les années 1950, on avait commencé à définir l’État-providence. On croyait que le succès économique d’une nation reposait sur sa maîtrise de l’énergie et sur la force de son industrie «lourde»: sidérurgie, métallurgie, pétrochimie, etc. L’État se devait de contrôler une portion des industries vitales, même si les facteurs de production n’en justifiaient pas l’implantation dans le pays. Pour l’industrie de l’aluminium, par exemple, la plupart des États industrialisés s’engagèrent en faveur des nouvelles capacités de production, même si le prix de l’électricité ne justifiait pas une telle décision. Dans le secteur de l’énergie, l’industrie du pétrole était contrôlée par le secteur privé depuis Rockefeller. Par contre, la maîtrise 99
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
de l’électricité avait changé de main. Depuis la crise de l’énergie de 1973, il était admis que l’État devait assurer la sécurité de l’approvisionnement en énergie. Mais bien avant, la réglementation du secteur électrique était apparue essentielle, ce qui avait mené, au Québec, à la création d’Hydro-Québec. Le premier ministre canadien, P.E. Trudeau, proposa alors sa politique nationale de l’énergie. Dans tous les domaines d’activité économique et sociale, on sentait désormais la présence de l’État. Et les politiques nationales de l’énergie y étaient certainement pour quelque chose. C’est à ce moment-là que des groupes d’opinion conservateurs ont commencé à clamer que c’en était fini de la liberté individuelle caractéristique de notre grande Amérique. Ce mouvement, qui vantait les mérites de la libre entreprise d’antan, pava la voie de l’ultra-libéralisme des Reagan et Thatcher. Mais c’est le choc pétrolier de 1979 qui mettra au jour une calamité qui allait miner bien des espoirs : l’endettement. Pour la première fois en trente ans, le PIB était à la baisse: inflation, hypothèques à la hausse, le chômage à 10%, l’énergie de plus en plus chère, il fallait désormais s’habituer au mauvais fonctionnement de l’économie. La consommation d’énergie toujours à la hausse, combinée à l’appétit démesuré de l’OPEP, avait entraîné ce second choc pétrolier. Le prix spot avait atteint des niveaux extrêmes: 35$ le baril en moyenne, 50$ en pointe. La crise économique mondiale et l’inflation achèveront de convaincre les pays consommateurs d’agir encore plus. Le premier niveau d’intervention sera la diversification des approvisionnements. Inquiètes, les compagnies pétrolières avaient prévu certains problèmes au moment de la création de l’OPEP, en 1960. En intensifiant la prospection en dehors de l’OPEP, les pays importateurs et de nouveaux pays producteurs avaient favorisé, par diverses politiques, l’exploitation de leur propre sous-sol. En Amérique, des régions prospectées depuis longtemps, comme l’Alaska, l’Alberta et le Mexique, avaient commencé à produire autour de 1976. En Europe, la mer du Nord était déjà exploitée.
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Les baby-boomers : l’explosion
Les stratégies de diversification entraînent la multiplication du nombre de fournisseurs et la réduction du rôle des exportateurs traditionnels, membres de l’OPEP. Les pays non membres de l’OPEP produisent au maximum de leur capacité et l’OPEP absorbe les variations de la demande. Ce rôle de producteur d’appoint est assuré tout particulièrement par l’Arabie Saoudite. Le parallèle est remarquable entre les variations des importations américaines et de la production saoudienne, ces deux pays étant au cœur de la régulation du marché pétrolier international. Les stratégies à l’égard du marché international varient d’un bloc à l’autre. Le Japon continue à importer la totalité de sa consommation pétrolière, mais mise plutôt sur l’augmentation de la productivité industrielle. L’Europe de l’Ouest, pour sa part, réussit à réduire nettement sa dépendance en diminuant sa consommation d’environ 15% entre 1973 et 1982. Cette efficacité sera conservée par la suite. L’Amérique du Nord affichera des comportements beaucoup plus erratiques. À partir de 1973, une volonté politique s’était donc affirmée partout dans le monde, visant à limiter la demande pétrolière, en favorisant les énergies nationales, en diversifiant les approvisionnements, en proposant des politiques d’efficacité. Par ailleurs, les consommateurs réagissaient fortement aux hausses successives de prix en remplaçant le pétrole par un substitut (électricité, gaz, charbon) ou en augmentant l’efficacité des procédés. Le pétrole était désormais utilisé de manière plus rationnelle. Les résultats sont probants: la consommation mondiale de pétrole en 1986 (environ 3 milliards de tonnes) est à peu près la même qu’en 1973. Les prévisions du Club de Rome ne se réaliseront pas. Dans l’ensemble des pays industrialisés, le remplacement du pétrole par d’autres sources d’énergie a touché les secteurs où il était le plus vulnérable, c’est-à-dire les usages «chauffage». Peu à peu, le pétrole a vu diminuer ses utilisations comme combustible ordinaire et paraît progressivement se replier sur ses marchés les plus spécialisés, essentiellement les transports et la pétrochimie.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
La diversification des approvisionnements, combinée à la baisse de la consommation, fera descendre, en 1985, la part de l’OPEP à moins de 40% de la production du monde occidental; d’où un nouveau «choc pétrolier», à la baisse, celui-là. Cette situation traduit bien la difficulté pour l’OPEP d’assurer une véritable régulation sans une part de marché suffisante. L’instabilité est un phénomène dont s’accommode mal l’industrie pétrolière car ses investissements sont d’une grande inertie. L’industrie pétrolière a en effet besoin d’une certaine organisation du marché, d’une visibilité convenable et surtout de stabilité. Et c’est sans doute à cause de ces caractéristiques que les trois périodes de volatilité historiques ont duré de 15 à 20 ans. L’OPEP en prendra d’ailleurs note dans sa stratégie de réduction de l’offre au début de l’an 2000. Quelques années après le contre-choc pétrolier de 1985, les grandes politiques énergétiques nationales ont connu une période FIGURE 8
Production, OPEP et non OPEP (%) 0.66
0.62
0.58
0.54
0.50
OPEP Non OPEP
0.46
0.42
0.38
0.34 1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
Note: Un critère qui explique les crises pétrolières est la part de production de l’OPEP. En général, si cette part s’approche de 50 %, le monde occidental commence à s’inquiéter. Sources: BP Statistical Review. INRS – Énergie et Matériaux.
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Les baby-boomers : l’explosion
d’accalmie. Désormais, l’énergie n’est plus un problème. Aux ÉtatsUnis, en particulier, l’essence est ramenée à un prix très bas et de façon durable jusqu’à la fin du siècle. Peut-on blâmer le consommateur américain d’être moins préoccupé d’efficacité?
Un revers rapidement oublié Croit-on toujours à la société de loisir et à la semaine de 35 heures? En 1983, on n’a plus le temps d’y penser: il faut rester un peu plus longtemps au bureau pour augmenter la productivité, la compagne retourne au travail, la seconde voiture est maintenant une nécessité. C’est le pont des Soupirs soir et matin: dix heures de voiture par semaine pour aller travailler. La nouvelle démocratie, c’est aussi la participation et le bénévolat, sans compter les comités de parents et les comités de citoyens. Pour les enfants, il ne faut pas lésiner. Les conduire à l’aréna pour le patin artistique et le hockey la fin de semaine ou les amener aux cours de piano et de danse, ces tâches occupent une grande partie du temps de loisir des parents. Malgré tout, les superparents trouvent le temps de s’inscrire à des cours du soir ou de pratiquer le jogging ou la danse aérobic, question de garder la forme. Résultat: le secteur des services croît comme jamais. L’énergie dans tout ça? Bien sûr, les consommateurs y ont pensé, en 1980, puisqu’ils ont isolé leur sous-sol et leur toit. Selon toute vraisemblance, ils ont changé leur comportement: baisse de la température de chauffage, utilisation de l’eau froide pour le lavage du linge, achat d’une voiture moins consommatrice d’essence – la hausse des taxes sur l’essence a fait réfléchir. Mais avec la récession, le gouvernement est bien plus préoccupé par la relance que par l’économie d’énergie et il nous incite fortement, par de multiples programmes, à accéder à la propriété. En fait, depuis qu’on s’intéresse aux baby-boomers, la voiture et la maison apparaissent toujours comme les éléments structurants de l’économie. Et ce n’est pas près de changer si on se fie à la dernière campagne de George Bush père en 1992 et à celle de Jean Chrétien en 1993. La première action du gouvernement libéral de M. Chrétien,
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nouvellement élu en 1993, a été de lancer un programme d’infrastructures, en d’autres mots de construire des routes. Également révélateur est le fait qu’avec l’introduction des taxes de vente (TPS et TVQ) le coût de presque tous les produits et services a augmenté d’environ 15%. Le prix de l’essence, quant à lui, a baissé. Que dire de la surenchère mondiale de tous ces pays cherchant à convaincre les grands constructeurs automobiles de venir installer une usine de montage sur leur territoire? Même en l’an 2000, n’estce pas la première réaction du ministre québécois Bernard Landry face à la rumeur de la fermeture de l’usine de GM à Boisbriand? Les programmes de mises en chantier du début des années 1980 ont donc fonctionné et la crise énergétique a été rapidement oubliée. Au fur et à mesure que la prospérité est revenue, l’idée d’augmenter encore son confort est réapparue. Les baby-boomers avaient pour la plupart conservé leur travail. Heureusement pour la relance, leurs besoins augmentaient. Les adolescents ont un appétit terrible et n’en finissent plus de se laver: un plus gros frigo et un chauffeeau de 60 gallons ne sont plus des luxes. Et où va-t-on mettre le bain tourbillon? La première maison unifamiliale apparaît soudainement bien terne et bien petite. Il faut l’agrandir ou en construire une neuve. Résultat: entre 1982 et 1989, l’économie surchauffe à nouveau. Il y a dans l’air une fièvre de vendre et d’acheter. L’étalement urbain se poursuit. Comme le prix du pétrole reste bas, on n’hésite plus à s’acheter une camionnette. Le rail perd encore du terrain par rapport au transport routier. Pour la première fois de son histoire, l’homme pense avoir résolu son problème de livraison de marchandises sur terre. La gestion des stocks à la limite, cette nouvelle philosophie du just in time, est devenue plus qu’un slogan passager. À l’image de l’époque, les consommateurs ont une idée fixe: satisfaire leurs désirs immédiatement. Par contre, le nouveau mode de vie comporte des inconvénients bien réels: les routes sont engorgées, les heures de pointe, matin, soir et fin de semaine, sont de plus en plus longues, et la circulation, lente.
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Les baby-boomers : l’explosion
L’économie d’énergie, on n’y pense plus. Certes, les discours écologiques et les alarmes de toutes sortes, comme celle concernant l’effet de serre, reviennent périodiquement dans l’actualité, mais notre sensibilisation au développement durable ne dure habituellement que le temps d’un reportage. Comme dans les années 1960, cette paix énergétique qui dure depuis 1985 nous fait croire que nous ne connaîtrons jamais la rareté énergétique. L’énergie bon marché est même un droit, si on se fie aux réclamations des camionneurs lorsque le prix du carburant subit des hausses. Que le litre d’essence nous coûte moins cher que le litre d’eau embouteillé, cela nous semble tout à fait normal. La liberté de l’automobile Une publicité de L’Actualité (1er nov. 1992) sur le centenaire de l’automobile est assez révélatrice de notre époque: «[…] L’arrivée de l’automobile a conquis le pays tout entier, l’individu ayant acquis une liberté de déplacement inégalée. Grâce à elle, on peut vivre à 100 km de son lieu de travail, car il est facile et rapide d’en effectuer le trajet aller et retour. […] En fait il n’existe pas de pays riches qui ne reposent sur une industrie de fabrication d’automobiles en santé.» Cette situation a inspiré Roger Laroche, chroniqueur à Radio-Canada, à qui l’on doit ce mot: «La politique nord-américaine a toujours été pavée de bonnes intentions!»
En résumé Concrètement, après la croissance folle de l’après-guerre, et malgré les corrections du marché, les besoins mondiaux en énergie se sont encore accrus dans des proportions considérables. En 1965, le monde consommait 3,8 Gtep d’énergie, en 1990, 7,9 Gtep et au tournant du millénaire, tout près de 9 Gtep. En fait, pendant la vie d’un baby-boomer de l’Amérique du Nord, à part quelques alarmes en 1973 et 1979, jamais l’énergie n’aura vraiment été une préoccupation existentielle ni perçue comme un élément vital, alors que pour ses ancêtres, la quête de l’énergie représentait un dur labeur. L’énergie, en tant que dépense directe, n’a jamais dépassé 10% des dépenses totales d’un Nord-Américain. 105
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Certes, l’énergie aura influencé son comportement et sa façon de vivre en période de crise, mais aussitôt la croissance reprise, il aura vite fait de se définir de nouveaux besoins. En cette période d’abondance, comme pour l’eau et la nourriture, l’énergie est somme toute apparue comme un bien inépuisable sur lequel on peut toujours compter. Même en période de récession, la demande d’énergie a continué à croître. Et malgré les discours écologiques, les choix énergétiques sont souvent allés vers les pratiques les moins efficaces: –
La voiture a gagné encore sur le transport en commun;
–
L’étalement urbain s’est accru;
–
À cause de la déréglementation du transport et de la gestion des stocks à la limite, le transport routier a gagné sur le rail;
–
La déréglementation du secteur de l’énergie, combinée à l’inconscience des populations pour la question environnementale, a permis aux combustibles de gagner du terrain par rapport aux énergies renouvelables. FIGURE 9
Victoire du transport routier sur le rail – le Canada (en millions de tep) 3.6
Libre-échange Déréglementation du camionnage
3.2
2.8
2.4
Rail
2
Transport routier 1.6
1.2
Récession
80000
40000 1978
1983
1988
1993
1998
Sources: L’énergie au Québec et Statistique Canada, cat. 57-003. INRS – Énergie et Matériaux.
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Les baby-boomers : l’explosion
Résultat, depuis l’arrivée des baby-boomers, le monde a consommé près de 5 fois plus de combustibles fossiles que tout ce que l’humanité avait consommé auparavant. Dans ce dernier quart de siècle, c’est plus de la moitié des combustibles jamais consommés qui ont été brûlés. Et ce n’est pas fini (figure 10). FIGURE 10
Combustible consommé par décennie, 1900-2000 (énergie primaire cumulée, en millions de tep) 3.2
2.8
CUMULÉ
2.4
2
1.6
1.2
80000
40000
0 1900
1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
1980
1990
Sources: Diverses sources, dont BP Statistical Review. INRS – Énergie et Matériaux.
Certes, la consommation d’énergie primaire par habitant tend à se stabiliser. Mais cela veut dire aussi que la consommation de combustible augmentera au même rythme pendant encore plusieurs décennies, à cause de la croissance démographique des pays en développement. En d’autres termes, si la tendance se maintient, pour chaque habitant qui s’ajoutera sur la planète, la consommation d’énergie primaire augmentera au même rythme (figure 11). Comment se surprendre, dans ces conditions, de la reprise des discours alarmistes? Où cela va-t-il s’arrêter? Sommes-nous trop énergivores? Doit-on stopper la croissance? Notre boulimie va-t-elle nous perdre? 107
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
FIGURE 11
Évolution de la population mondiale et consommation d’énergie primaire 10 000
10 000
9 000
9 000
8 000
8 000
Intensité énergétique 7 000
6 000
6 000 Énergie (L) Population (R)
5 000
5 000
4 000
4 000
3 000
3 000
2 000
2 000 1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
Population (milions)
Tep/an
7 000
2000
Sources: Diverses sources, dont BP Statistical Review. INRS – Énergie et Matériaux.
Transport routier et visions futuristes La modernité anticipée
La réalité
Pour l’an 2000, que l’on considérait comme l’espace de science-fiction par excellence, on prévoyait des modes de transport futuristes. Dans les faits, la vogue est allée aux fourgonnettes et aux véhicules lourds, augmentant du coup les émissions de gaz à effet de serre.
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QUATRIÈME PARTIE
L’état du monde en 2000
Les contraintes que vit le monde en 2000
L’
analyse des trois âges, ou ordres énergétiques, nous a permis d’établir des équations fondamentales pour décrire les rapports de l’homme avec son milieu. Comme première grande conclusion, force est de constater que le monde est toujours séparé selon ces trois âges de développement. À tout le moins, l’histoire du monde nous montre l’ampleur du chemin à parcourir pour ceux qui vivent encore à l’âge de l’énergie musculaire. En examinant l’évolution de l’humanité et en faisant un calcul simple des besoins de ces populations pour atteindre le niveau de vie observé dans les pays industrialisés, on constate rapidement que la théorie du bond en avant demande un exercice académique. Comme deuxième grande conclusion, il faut reconnaître que tout le XXe siècle a été pensé et développé sur un fond de ressources neutres et constantes, reproductibles à l’infini, créant une demande croissante. L’homme a détourné à son profit exclusif une part grandissante de la productivité de la biosphère, tout en puisant dans les entrailles de la Terre une partie de l’énergie stockée là depuis des centaines de millions d’années. Dans la tête des consommateurs des pays industrialisés, c’est devenu un droit. Et comme on vit de plus en plus le moment présent, l’équité entre générations est un concept bien flou. Tout comme l’équité planétaire, d’ailleurs. Comme troisième conclusion de cette revue historique, il faut bien avouer que nous avons eu de la chance. Notre richesse tient à quelques découvertes et aux idées de quelques visionnaires, arrivés au bon moment. Notre société évoluée est le fruit de quelques hasards heureux, bien plus que de notre prévoyance collective. Aurait-on connu l’ère du couple charbon-vapeur sans l’invention du moteur à vapeur? Qu’aurait été le XXe siècle sans Drake et Rockefeller? En résumé, par rapport à nos ancêtres lointains, nous avons peu de mérites. Nous avons tout simplement été de prodigieux cueilleurs.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Intuitivement, on se dit que ce rythme croissant de la demande de ressources va finir par nous perdre. Première question, donc, estce si vrai que la planète ne peut supporter cette croissance? Puis, à la lumière de notre brève revue historique, une deuxième question, tout aussi importante, se pose: notre organisation humaine est-elle suffisamment solide pour faire face à des modifications de paradigme dans la fourniture des ressources, de l’énergie en particulier? On comprend bien que la réponse à cette deuxième question renvoie aussi à notre comportement en tant que consommateurs: sommesnous si irrationnels, si inconscients, si intransigeants? Et quel est le rôle du politique, là-dedans? Déjà notre parcours des cinquante dernières années nous indique que notre système n’est pas sans faille. Par exemple, nous faisons toujours face à une première difficulté, celle de l’impossibilité d’étendre à l’ensemble de l’humanité les normes de consommation énergétique des pays les plus industrialisés. Cela peut sembler une réalité incontournable, un problème insoluble. Le hic, c’est que les pays en développement ont aussi leur mot à dire et que cela pourrait se retourner contre la pensée «logique» des pays industrialisés. Quel contrôle aurons-nous sur les choix énergétiques de ces pays au fur et à mesure de leur développement? Il est admis que la population mondiale croîtra, pour l’essentiel, dans les pays actuellement considérés comme étant en développement1. Aucun scénario n’est optimiste quant à la possibilité de combler les écarts entre pays pauvres et pays riches. N’empêche que la demande énergétique des pays en développement devrait au minimum doubler entre 1995 et 2020. En fait, 80% de la nouvelle demande d’énergie primaire, de 1990 à 2050, viendra des pays en développement, si l’on en croit la plupart des publications internationales sur le sujet. Cette croissance divergente entre pays pauvres et pays riches n’est pas sans conséquences sur le choix des sources d’énergie qui répondront à cette demande. Par exemple, les États-Unis dépendent 1. En 1998, le monde développé comptait 1,18 milliard d’habitants, contre 4,74 milliards dans le monde en développement, là où se produit 90% de la croissance démographique.
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Les contraintes que vit le monde en 2000
à 85% des combustibles fossiles, contre 75% pour le reste du monde. Le pétrole, le charbon et le gaz naturel sont donc toujours la base de l’édifice énergétique mondial. La part restante de 25% est constituée de biomasse (13%), d’hydroélectricité (6%) et de nucléaire (6%). Les autres filières demeurent marginales. Toute l’énergie n’est pas fournie sur une base commerciale. Certains combustibles traditionnels, comme le bois de feu, principale source d’énergie pour le chauffage et la cuisson dans de nombreux pays en développement, deviennent de plus en plus difficiles à obtenir pour un nombre croissant d’individus. Pour ce qui est de l’effet de serre, les choses ne s’arrangeront pas. Depuis une décennie environ, la part des combustibles fossiles (gaz, charbon et pétrole) augmente au détriment des énergies renouvelables et du nucléaire. Si la tendance se poursuit, les émissions de dioxyde de carbone pourraient être augmentées par un facteur de 1,7 d’ici à 2020 par rapport au niveau de 1990. Dans les pays en développement, ce serait par un facteur de 3. Même en période d’abondance de ressources, notre système économique a de la difficulté à assurer l’équité à l’échelle planétaire. Qu’arriverait-il si une pénurie de pétrole bon marché survenait à l’échelle de la planète? Est-ce que les plus riches iraient au secours des plus pauvres? Et ces derniers souscriraient-ils aux règles environnementales des premiers si leur seul choix de développement se limitait aux combustibles lourds? Pour simplifier, toute analyse du futur dans le domaine de l’énergie et de l’environnement doit tenir compte de deux systèmes de décision: celui des pays industrialisés et celui des autres. Sans verser dans la paranoïa, voilà des faits qui invitent à la réflexion. Mais d’abord, a-t-on raison de s’inquiéter d’un possible manque de ressources? Pour répondre, commençons par voir ce que la planète a à nous donner.
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Les énergies universelles
P
eu d’énergies sont considérées comme universelles, c’est-à-dire disponibles pour la majorité des populations de la planète. Pour des raisons évidentes, les énergies renouvelables, comme l’hydroélectricité, l’énergie solaire et l’énergie éolienne, ne sont pas égales en qualité dans toutes les régions du monde. L’électricité est universelle, en ce sens que les technologies de production et de transport sont normalisées dans le monde. Mais, à cause des investissements en jeu, sa disponibilité reste réduite, surtout dans les zones rurales. Bref, on arrive rapidement à la conclusion que les vraies énergies universelles sont peu nombreuses. Encore une fois, ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas disponibles en quantité suffisante, mais parce que leur coût d’exploitation est trop élevé ou tout simplement parce que le contexte ne s’y prête pas. Par exemple, personne ne remet en question l’intérêt du solaire pour l’avenir de l’humanité. Le potentiel de cette énergie est immense. De plus, le solaire est souvent la seule énergie renouvelable disponible pour les pays en développement. Et c’est peut-être un défaut justement. La pointe électrique, dans les pays chauds, se situe souvent en soirée, une fois le soleil disparu. Malheureusement, l’histoire de l’énergie a fait la démonstration continuelle que la mise en valeur d’une forme d’énergie est loin de dépendre de l’unique disponibilité. Il ne suffit pas d’avoir beaucoup d’une ressource pour en faire un eldorado. Malheureusement, le soleil du Sahara et les grandes réserves d’eau potable du Canada, pour ne prendre que ces exemples, ne représentent pas encore un attrait économique pour les pays du Sahel, qui pourtant manquent d’énergie et d’eau. Ce n’est donc pas pour rien que le bois, le charbon et le pétrole ont donné leur nom à des âges énergétiques respectifs. Si, encore aujourd’hui, ces trois formes d’énergie sont amplement utilisées, il
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
faut bien admettre, cependant, qu’elles correspondent à l’état d’avancement des sociétés qui les utilisent. En ce sens, rien ne remplace les avantages du pétrole.
Le pétrole Même si on vit la paix énergétique depuis 1985, même si les grandes et dramatiques crises pétrolières semblent choses du passé, le pétrole, on l’oublie, demeure une donnée stratégique et politique vitale. Dans la plupart des bilans faits à l’occasion du changement de millénaire, il est frappant de voir que l’énergie apparaît rarement comme un paramètre significatif dans le développement de notre société occidentale. On cite des artistes, des philosophes, des politiciens, des scientifiques, mais jamais Rockefeller n’apparaît en tête de palmarès. On cite la bombe atomique comme événement marquant, mais pas le nucléaire comme source d’énergie alternative à long terme. On place en haut de la liste les technologies de communication, jamais on ne parle de la puissance nécessaire pour placer en orbite les satellites de télécommunication. On discute de bond en avant et de limitation de la démographie dans les pays en développement, mais on ne fait pas mention de l’électricité, pourtant nécessaire pour faire marcher Internet. Cependant, des événements nous rappellent tout à coup l’essentiel, tels la guerre du Golfe et ce triste jour du 11 septembre 2001, où la Bourse a réagi de façon non équivoque: pendant que les industries de l’assurance et de l’aviation chutaient, le prix du pétrole augmentait. Pourtant, la demande énergétique ne pouvait qu’être à la baisse. Pour comprendre ce que le pétrole représente dans notre monde, il suffit d’observer qu’en 1985, parmi les dix entreprises les plus importantes de la planète (dont seulement deux ne sont pas américaines), six sont liées à l’industrie pétrolière, deux à l’industrie automobile, et deux aux communications et à l’informatique, un palmarès qui avait peu changé depuis 1930. Seules les technologies de l’information et l’informatique étaient venues modifier la distribution depuis 50 ans. Mouvement de fond prévu du déplacement des activités économiques? L’avenir nous le dira. 116
Les énergies universelles
Quand on étudie les plus grands groupes industriels des ÉtatsUnis, on ne peut que constater à nouveau l’importance du pétrole et de l’automobile. Le classement de Wal-Mart en tête de liste des dix plus grandes compagnies depuis 1995 est révélateur du mode de vie institué par l’Amérique du Nord grâce à la disponibilité du pétrole. C’est l’histoire du XXe siècle. La mondialisation, qui est l’objet de tant de tapage médiatique de nos jours, est un phénomène qui changera peu ce portrait de grande vocation industrielle. Ouverture des marchés, mobilité transnationale, libre concurrence, standardisation des produits, confiance inébranlable dans les vertus du marché, les multinationales des secteurs reliés de près ou de loin à l’énergie et au transport en avaient déjà établi les règles au début du siècle. Rockefeller et Ford, les plus illustres, les créateurs des grands complexes sidérurgiques, les majors du pétrole, tous ces géants n’ont pas eu besoin d’ententes et de déclarations politiques pour s’imposer à l’échelle du monde. En fait, l’infrastructure créée grâce à la disponibilité de l’énergie est un exploit de l’humanité que nous ne sommes pas près de répéter ou de renverser. Et c’est là le problème: il en coûtera aussi cher de corriger les mauvais plis qu’il en a coûté de les prendre. Ce sont là quelques-unes des explications de notre dépendance envers le pétrole. Il y en a d’autres. Sur le plan pratique, rien n’a encore égalé la flexibilité du réservoir de carburant. Quelle autre forme d’énergie offre ces avantages de compacité, de faible coût de production, d’autonomie et de prix à la pompe? Quelle autre forme d’énergie universelle peut être contrôlée mondialement, selon les mêmes normes de services et de sécurité d’approvisionnement? Malheureusement pour nous, les divers candidats à la succession du pétrole ont de grands défauts. C’est le cas du gaz naturel.
Le gaz naturel Le gaz naturel est un joueur passablement ancien sur la scène énergétique, puisqu’on l’utilisait déjà avant l’exploitation massive du pétrole vers 1860. Plus tard, même s’il accompagnait l’extraction du pétrole, il a longtemps fait figure de parent pauvre: le charbon et le pétrole étaient trop économiques pour qu’on se donne la peine
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
TABLEAU 4
Les plus importants groupes industriels (selon le chiffre d’affaires) Rang Groupes industriels
Groupes industriels
Groupes industriels
Groupes industriels
mondiaux (1985)
mondiaux (1994)
américains (1995)
mondiaux (2002)
1
General Motors
Mitsubishi
GM
Wal-Mart
2
Exxon
Mitsui
Ford
Exxon Mobile
3
Royal Dutch, Shell
Itochu
Exxon
General Motors
4
Mobil
Sumitomo
Wal-Mart
British Petroleum
5
British Petrolium
GM
AT&T
Ford
6
Ford
Marulseni
IBM
Enron
7
IBM
Ford
GE
Daimler-Chrysler
8
Texaco
Exxon
Mobil
Royal Dutch/Shell
9
Chevron
Nisshoiwai
Chrysler
General Electric
AT&T
Royal Dutch/Shell
Philip Noris
Toyota
10
Source: La revue Fortune (classement annuel).
de résoudre les problèmes de stockage et de transport de ce produit de second plan. En fait, jusqu’au milieu du XXe siècle, le gaz naturel a été maudit par les producteurs pétroliers quand leurs forages atteignaient des poches gazeuses ou quand le pétrole remonté contenait un important pourcentage de gaz. On ne savait qu’en faire. On le brûlait à tous les stades de l’exploitation pétrolière et du raffinage. Aujourd’hui encore, on omet de le récupérer lorsqu’il est en trop faible quantité pour justifier une annexe gazière aux installations pétrolières ou lorsqu’on est trop loin des marchés (en Arabie, par exemple). C’est ce qui explique ces longues torches qui brûlent en permanence au-dessus des champs pétrolifères dans le désert, des plates-formes de forage en pleine mer ou des raffineries dans les banlieues industrielles des grands ports pétroliers. Ce n’est qu’en 1960 que les tensions naissantes dans le secteur pétrolier ouvrirent définitivement la porte au gaz naturel. Les firmes et les États investirent alors dans les réseaux gaziers, après que la liquéfaction du gaz et le développement des méthaniers eurent permis de régler le problème du transport. En 1973, puis en 1979, le gaz naturel devint l’énergie de rechange, surtout pour le chauffage 118
Les énergies universelles
et les cuisinières. Cette énergie bon marché avait aussi d’autres avantages pour la pétrochimie (la composition chimique du gaz naturel fait qu’il présente moins d’impuretés que le pétrole) et la sidérurgie (pour la réduction du minerai de fer, par exemple). Il est également irremplaçable pour réduire la contamination dans les procédés métallurgiques, par exemple. De mal-aimé qu’il était jusque-là, le gaz naturel devint donc, au cours de la décennie quatre-vingt, le combustible de l’avenir! Depuis, sa production augmente plus vite que celle du pétrole. À en croire ses promoteurs, le gaz naturel devrait être le principal combustible utilisé dans tous les secteurs, y compris pour la production d’électricité. Comme si les réserves étaient infinies… Il serait même le substitut naturel du pétrole pour les véhicules à moteur. Le gaz naturel serait aussi devenu un élément dans le choix de l’emplacement des industries, un facteur indispensable pour affronter la mondialisation. De toutes parts, on entend dire que le réseau gazier serait devenu un élément de développement régional. Bref, et toujours s’il faut en croire les promoteurs du gaz naturel, l’expansion de ce réseau serait un phénomène aussi important que l’électrification pour le bien-être économique d’une région. Sauf que, par rapport au pétrole, le gaz naturel a toujours un handicap majeur: un cordon ombilical impossible à sectionner l’empêche d’aller partout. Bien sûr, les méthaniers existent; mais le transport par navire exige la liquéfaction du gaz avant l’embarquement, une opération qui nécessite des installations industrielles complexes. Cela dit, le Japon utilise ce procédé pour importer du gaz des Philippines, et l’Europe en a fait autant pour le gaz d’Afrique du Nord. Et il est probable que sous peu, il sera rentable pour les producteurs de récupérer le gaz actuellement perdu dans les installations off-shore, de le liquéfier et de le vendre sur le continent. Ce handicap impose une réalité: le gaz naturel n’est toujours qu’une deuxième, voire une troisième solution. L’industrie pétrolière est mondiale, celle du gaz ne peut aspirer qu’à être continentale. Il faut dire, cependant, que l’Amérique du Nord se distingue du reste du monde par le fait que le gaz naturel occupe une grande place dans son bilan énergétique et que cette source d’énergie fait 119
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
concurrence aux autres dans deux secteurs principalement : la production d’électricité et les usages thermiques de l’industrie. La consommation de gaz de l’Amérique du Nord représente environ 31% de la consommation mondiale, contre 14% pour l’Europe occidentale (pays de l’OCDE) et 5% pour l’Asie (Chine incluse). Pour ce qui est de son prix, le gaz naturel, n’ayant pas d’usages captifs, doit, depuis une trentaine d’années, concurrencer la moins coûteuse des énergies auxquelles il prétend se substituer: le mazout lourd dans l’industrie; le mazout léger et l’hydroélectricité dans le résidentiel et le commercial; le charbon et le mazout dans les centrales thermiques. En pratique, ce prix a suivi, en Amérique du moins, le prix directeur du mazout, auquel il est resté inférieur de quelques points. Mais dans le contexte des années 1990 et 2000, alors que le mazout et le charbon sont ostracisés par presque tout le monde, plusieurs analystes ont tendance à considérer que le gaz doit bénéficier d’une «prime à la qualité» et que cette source d’énergie, facile à utiliser et peu polluante, peut désormais se vendre plus cher. À la limite, le prix du gaz naturel devrait être aligné sur celui du brut (à pouvoir calorifique donné), et ce, d’autant plus que les investissements en amont de la chaîne gazière sont particulièrement coûteux pour l’exportateur. Aux yeux de plusieurs, des prix de vente trop bas, donc insuffisamment rémunérateurs, risquent d’empêcher une mise en valeur des gisements connus – ce qui, à terme, serait préjudiciable aux consommateurs. Pour maintenir, et a fortiori accroître, sa part de marché, le gaz naturel doit se vendre à un prix comparable à celui de ses concurrents. À moyen terme, il risque en effet de devenir l’énergie étalon pour toute action qui favorisera la réduction des émissions de gaz à effet de serre. On ne peut nier que le gaz naturel constitue une énergie de transition importante, surtout en Amérique du Nord, où le contexte politique le favorise. Par rapport au pétrole et au charbon, le gaz naturel jouit d’une meilleure perception en général, et cela, à tous les niveaux: économique, environnemental et technologique. Dans le cas du charbon et du pétrole, par exemple, les investissements nécessaires pour rendre acceptables les technologies de consommation ou de production sont 120
Les énergies universelles
considérables. Le gaz n’a pas ce problème. C’est ce qui explique que, dans la plupart des prévisions actuelles, le gaz naturel continue d’augmenter sa part du bilan énergétique mondial. Les scénarios d’avenir du charbon et du pétrole sont beaucoup plus contrastés. Attention à la fausse représentation! Les qualités du gaz naturel sont indéniables. Mais elles sont souvent amplifiées au point de dénaturer la réalité et de défier la thermodynamique. Les promoteurs de cette énergie ont en général une confiance illimitée dans le renouvellement des réserves, à un prix qui battra toujours toute concurrence. Les rendements proposés sont des rendements de «littérature», très difficiles à atteindre en moyenne dans la vraie vie. Le dernier exemple est celui du rendement de 58% proposé par Hydro-Québec pour sa nouvelle turbine à gaz à double cycle. Dans les jours qui ont suivi cette annonce, même les représentants de Gaz Métropolitain ont mis des bémols à l’optimisme d’Hydro-Québec. Dans le même ordre d’idées, pour le chauffage des locaux, on avançait encore dernièrement des rendements de 95%, alors que dans la pratique les moyennes observées ne dépassent pas 70%. Bref, les travers des «vendeurs» peuvent nous jouer des tours, surtout si les conséquences sont analysées sur des horizons de 20 ou 30 ans. Une chose est certaine: les producteurs gaziers ne peuvent réclamer indéfiniment de nouveaux marchés sans s’exposer à une tension accrue au niveau de l’offre. Les hausses considérables du prix du pétrole en ce début du millénaire ont fait réfléchir. Bien que les réserves de gaz naturel soient plus abondantes que celles du pétrole (au rythme de la consommation actuelle), elles n’en sont pas moins limitées et difficilement accessibles. Dans la plupart des régions du monde, l’exploitation du gaz exige de plus en plus des politiques à long terme. Le problème se fait sentir en Amérique du Nord aussi. Bref, si le gaz est en voie de devenir une énergie aussi stratégique que le pétrole pour certains secteurs de l’économie, il n’est pas appelé à le remplacer. Cette discussion montre aussi que l’état des réserves mondiales de pétrole et de gaz demeure une pierre d’achoppement pour l’évolution de l’humanité.
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Les réserves de combustibles fossiles La vision pessimiste
S
i le monde réussit à stabiliser sa consommation de pétrole, les réserves dites «prouvées» seront épuisées dans 43 ans. Pour ce qui est du gaz naturel, l’avenir ne semble guère plus reluisant: au rythme où va la consommation, il n’y en aura plus dans moins de 60 ans. Quant aux réserves de charbon, nos descendants devraient en voir la fin dans 239 ans. Ces données peuvent paraître alarmistes. Depuis 40 ans, cette vision constitue d’ailleurs l’argument principal pour justifier la recherche et le développement de filières énergétiques de substitution, dont la fusion nucléaire et le solaire. La quantité limitée de ressources fossiles a également justifié les politiques nationales de remplacement du pétrole dans les années 1970. Encore aujourd’hui, on sonne régulièrement l’alarme au sujet de la catastrophe qui attend l’humanité si rien n’est fait pour réduire la dépendance envers le pétrole et le gaz.
L’article de Colin J. Campbell et Jean H. Laberrère1 est un exemple typique de démonstration de la catastrophe qui guette l’humanité. D’après les auteurs, l’oil crunch, défini comme la fin du renouvellement des réserves conventionnelles prouvées, se produira vers 2010. Au mieux, une accélération des efforts de prospection ne retardera le début de la période de déficit que de 10 ans. L’année 2020 est d’ailleurs couramment avancée comme date d’une éventuelle crise énergétique, et cela, même par des organismes officiels telle l’Agence internationale de l’énergie.
1. Scientific American, juin 1998.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
L’argumentation des alarmistes se compose, en gros, des éléments suivants: •
À l’aide d’un modèle mathématique qui décrit la production par région, ils extrapolent à partir des données historiques un point de non-retour qu’ils situent vers 2010 pour les réserves de pétrole dites «conventionnelles». Certes, ils admettent qu’il reste une quantité considérable de pétrole à récupérer dans les puits existants ou à exploiter dans de nouveaux gisements, mais ces pétroles sont très coûteux à exploiter.
•
Par ailleurs, une analyse des chiffres fournis ces dernières années par chaque région productrice sur les réserves prouvées amène les alarmistes à douter de la valeur des données. Selon eux, seuls les pays développés ont des données fiables sur leurs ressources locales. Les autres régions du monde ne fourniraient que des approximations, en raison de la réduction de l’activité d’exploration depuis le contre-choc pétrolier.
•
De plus, les alarmistes font l’hypothèse que les réserves connues de grande importance se situent surtout au Moyen-Orient. Ailleurs dans le monde, on aurait atteint un stade de déséquilibre entre demande et production. Les sommets de production par pays auraient déjà été atteints, autant en Amérique du Nord qu’en Europe. À ce sujet, on va jusqu’à accuser certains pays de malhonnêteté pour stimuler les actions en Bourse.
Autrement dit, la boucle serait bouclée pour le pétrole bon marché. Ce constat pessimiste est percutant quand on pense que le pétrole est toujours à la base du fonctionnement de notre monde. Il ne nous resterait environ que 50 ans pour transformer complètement le transport et une multitude de procédés industriels. Et, comme on vient de le souligner dans la section précédente, il est peu probable que le gaz naturel pourra un jour remplacer totalement le pétrole. C’est donc dire qu’il faudrait refaire notre monde en une ou deux générations. Le défi est gigantesque.
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Les réserves de combustibles fossiles
Le pétrole est une aubaine Pour nous faire une idée du bas prix du pétrole, il suffit de comparer le litre payé à la pompe (environ 0,75$ en mars 2000) avec le prix du litre d’eau embouteillée que l’on achète à l’épicerie et qui est nettement plus cher. Le pétrole a été pompé en Arabie, pour être transporté, raffiné et distribué ici. L’eau a été pompée à côté de chez nous, et n’a eu à subir aucun traitement majeur avant d’être embouteillée… Cette vision pessimiste concernant les réserves de pétrole n’est pas nouvelle. Le premier à avoir diffusé ce genre d’hypothèses est King Hubbert. En 1956, alors que l’industrie du pétrole venait tout juste de dépasser le charbon et le bois comme principale source d’énergie mondiale, Hubbert a produit sa fameuse courbe en forme de cloche qui démontrait le caractère fini de l’utilisation du pétrole par l’humanité. Tout au plus les réserves de pétrole mondiales avaient-elles une durée de vie de 200 ans selon ses prévisions. Et la moitié des réserves exploitables serait consommée avant l’an 2000. Pour les États-Unis, Hubbert avait vu juste: le sommet de la production a été atteint en 1969. Le Club de Rome, ce groupe d’intellectuels de Boston, était allé plus loin en avertissant le monde d’une pénurie de ressources dans tous les domaines pour l’an 2000. Eau, énergie, minerai, nourriture, tout viendrait à manquer si la croissance de la demande continuait au même rythme. Comme leurs projections étaient basées sur une extrapolation à partir des demandes observées depuis la dernière grande guerre, effectuée à l’aide de calculs mathématiques sérieux, leurs craintes semblaient fondées et leurs résultats, réalistes. Leur déclaration choc sur notre course vers l’abîme est survenue en 1970, trois ans avant le premier choc pétrolier2. On connaît la suite. On s’est rendu en l’an 2000. Le marché a réagi en faveur d’une rationalisation de la consommation, comme ne manquent pas de nous le rappeler les optimistes. 2. En fait, les membres du Club de Rome n’étaient pas les seuls visionnaires à s’alarmer de cette courbe inflationniste de la demande. L’industrie nucléaire y allait de sa solution. Plus près de nous, Robert Bourassa proposait la BaieJames, et l’on créait l’IREQ et l’INRS. Brian Gregory lançait le projet fusion, qui allait mener au projet Tokamak.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
L’équité entre générations À court terme, notre perception de la rareté des réserves de combustible bon marché est sans conséquence. Parions que les baby-boomers continueront d’avoir une vie de rêve jusqu’à leur disparition. Mais à plus long terme, la question existentielle se pose toujours. L’humanité sera-t-elle capable de passer à des énergies plus chères sans choc majeur? C’est vrai que notre génération ne court pas des risques graves de pénurie, mais que fait-on pour les générations qui nous suivent? Que l’on utilise tout le pétrole de la Terre en 200 ou 300 ans, quelle différence cela fait-il, après tout, quand on sait que la planète a mis des centaines de millions d’années pour le produire? Le débat semble académique et sans importance. Nos propres enfants, qui pourraient en souffrir, vont-ils nous accuser de crime contre l’humanité pour notre imprévoyance? En fait, de quel droit notre génération consommet-elle, à vil prix, une rente qui dépasse les générations? Et pourquoi laisser l’Amérique consommer à elle seule 25% des ressources de la Terre, sans lui demander de comptes quant au prix qu’elle fixe pour les ressources?
La vision optimiste En fait les alarmistes ont à peine modifié les prévisions de Hubbert ou du Club de Rome. C’est d’ailleurs une des critiques que leur adressent plusieurs analystes. Michael C. Lynch3, appuyé par de grands économistes de l’énergie tel Adelman4, reproche en effet à Campbell (cité plus haut) de se baser sur des arguments trop simplistes pour établir son diagnostic. À l’instar de Lynch, certains se font même sarcastiques face à la position des alarmistes en les classant dans la même catégorie que tous les «annonceurs de fin du monde».
3. Conférence de l’IAEE, Château Frontenac, Québec, mai 1998. 4. Idem.
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Les réserves de combustibles fossiles
Les arguments des optimistes quant à l’état des réserves sont les suivants: •
Le premier est de nature économique. L’offre pétrolière dépasse la demande depuis plusieurs années; cette situation est d’ailleurs expliquée par un prix du brut qui a baissé en termes réels pendant la période 1985-2000. La remontée observée au début de l’an 2000 est le résultat d’un rapport de force entre l’OPEP et le reste du monde, et non un phénomène lié à la baisse des réserves.
•
De plus, si le Protocole de Kyoto est pris au sérieux, les programmes d’efficacité et les politiques gouvernementales vont continuer à décourager l’utilisation du pétrole. L’industrie pétrolière n’a donc aucune incitation à faire de l’exploration pétrolière, à exploiter de nouveaux gisements ou à faire du développement technologique. D’où le constat que les réserves semblent stagner.
•
Les optimistes font également remarquer que les deux crises pétrolières des années 1970 ont montré que l’humanité pouvait, en une période relativement courte (environ 10 ans), s’ajuster à une nouvelle conjoncture de déséquilibre offre-demande. Dans le domaine de l’énergie comme dans tout autre secteur économique, le marché finirait donc par s’ajuster. Autrement dit, quand viendra le temps d’agir, on peut être certain que l’industrie pétrolière trouvera les solutions de rechange.
Il n’est pas inutile de rappeler, et c’est une assez bonne nouvelle malgré tout, que le rapport réserves de pétrole-consommation est passé de 27 ans en 1979 à 43 ans aujourd’hui. Et rien n’indique vraiment que le rythme des découvertes ne soutiendra pas la consommation: après tout, on explore le sol du Texas depuis 80 ans et l’on y trouve encore de nouveaux gisements. Il ne faut pas non plus oublier que l’évolution technologique permet d’améliorer continuellement les techniques de prospection et d’exploitation. Grâce à ce progrès technologique, la définition de «conventionnelles» n’est donc pas fixe. Ce qui, hier, était considéré comme non accessible d’un point de vue économique, devient aujourd’hui du domaine courant en termes d’exploitation. C’est le cas, par exemple, de plusieurs sites en mer. 127
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
À l’instar des optimistes, on se doit en effet de constater que, depuis une centaine d’années, de nombreuses prévisions annonçant des pénuries de charbon ou de pétrole imminentes se sont révélées fausses. De plus, le rapport entre les réserves de pétrole et la consommation a eu tendance à augmenter depuis 1980, et pour le gaz, le chiffre n’a pratiquement pas bougé au cours de la même période. À l’instar des pessimistes, et malheureusement pour les pays industrialisés, les découvertes de nouvelles réserves se font surtout dans des régions politiquement instables. Par contre, plusieurs autres régions du monde n’ont pas encore été prospectées avec la même intensité. Le débat est donc loin d’être terminé. Chose certaine, le monde dispose quand même d’un délai non négligeable pour passer d’une forte dépendance envers les combustibles fossiles à d’autres formes d’énergie, si l’épuisement des réserves bon marché est le seul critère considéré. Les types de pétrole Le pétrole brut (crude oil) est un mélange complexe d’hydrocarbures de différentes familles, associés à des composés oxygénés, azotés et sulfurés. Les trois quarts des bruts mondiaux sont de type paraffinique ou naphténique. Mais notre planète contient aussi d’autres types d’hydrocarbures, comme les aromatiques, les résines et les asphaltènes. En plus de sa composition variée, le pétrole est défini en fonction de sa facilité d’exploitation, d’où les catégories de sources de pétrole «conventionnelles» et «non conventionnelles». Par exemple, la famille des bitumes et des huiles lourdes ou extralourdes, mélanges d’hydrocarbure qui se caractérisent par des poids moléculaires élevés, sera plus difficile à exploiter que les pétroles dits «légers». Le pétrole, c’est généralement l’enfouissement à des profondeurs de 1000 à 3000 m de sédiments riches en matière organique qui contribuent à sa formation. Le pétrole a la particularité d’être mobile, comme l’eau, et se déplace donc au sein des sédiments qui l’abritent. Les pétroles faciles à exploiter sont piégés sous pression dans un
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Les réserves de combustibles fossiles
réservoir. Un simple forage par rotation, comme l’a fait Drake, permet donc au pétrole de remonter en surface. Mais il n’est jamais possible de récupérer la totalité du pétrole existant dans un gisement. En moyenne, le taux de récupération est de l’ordre de 35%, ce qui revient à dire que 65% de tout le pétrole découvert dans le monde reste sous terre. Ce point est important, car le renouvellement des réserves dépend fortement de la récupération des huiles résiduelles par des techniques plus avancées. Le pétrole, cela signifie aussi la transformation de ressources non exploitées par l’amélioration de la faisabilité économique. On entre alors dans le domaine des pétroles dits «non conventionnels». Dans la littérature spécialisée, on mentionne en général les suivants: Les sables bitumineux Les sables bitumineux sont un mélange composé principalement de bitume, de sable, d’eau et d’argile. Les principaux gisements se situent surtout au Canada (Alberta) et en Russie. En raison de sa viscosité élevée, le bitume ne peut s’écouler comme le ferait un pétrole léger et donc liquide. Il faut donc l’exploiter par des techniques minières classiques, principalement à ciel ouvert. L’exploitation des sables bitumineux est donc limitée, non pas à cause des ressources, mais à cause des profondeurs en jeu (allant jusqu’à 760 m au Canada). Les huiles extra-lourdes Les huiles dites lourdes ou extra-lourdes ont des compositions assez proches des sables asphaltiques ou bitumineux, mais elles sont situées beaucoup plus en profondeur. C’est le cas au Venezuela, par exemple. Leur forte densité et viscosité rendent ces pétroles, malgré qu’ils soient liquides, difficiles à exploiter. Les schistes bitumineux Les schistes bitumineux ne sont ni des schistes ni bitumineux. Ce sont des roches-mères, généralement argileuses et carbonatées, à grain fin et feuilleté. Le procédé utilisé demande des températures élevées. Certes, les réserves sont énormes (2 à 3 milliards de barils), mais vu leur coût d’extraction et leur impact sur l’environnement, leur exploitation massive reste aléatoire.
129
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Les pétroles en mer profonde L’exploitation du pétrole offshore s’est très vite développée à la suite des crises pétrolières de 1973 et 1979. Une partie de cette production correspond à la définition du pétrole conventionnel. Actuellement, seulement un très faible pourcentage du pétrole en mer est exploité, et une grande partie de ce pétrole demeure non conventionnelle à cause des profondeurs en jeu ou des types de gisements.
Qu’en est-il exactement? Entendons-nous, il ne manque pas d’énergie sur la planète, et la quantité de combustibles fossiles reste considérable. Mais nous ne pouvons pour autant nous endormir sur ces quelques lauriers: un jour viendra où la Terre nous aura donné tous ses combustibles facilement exploitables. En tout état de cause, la rente pétrolière gratuite ou presque tire à sa fin. En principe, si tout se passe bien, la montée des prix devrait être graduelle et les énergies de substitution devraient prendre leur place au fur et à mesure que les pétroles plus dispendieux arriveront sur le marché. L’espoir de cette transition en douceur repose sur deux facteurs: les ressources de pétrole non conventionnelles sont suffisantes pour plusieurs centaines d’années au rythme de la consommation actuelle; notre système politique et économique mondial est suffisamment vigoureux pour passer à travers. Mais entre la théorie et la pratique, il y a tout un tas de possibilités. Parmi les embûches, on doit reconnaître qu’une grande partie des ressources pétrolières ne sera jamais exploitée, en raison du prix. Alors que la croissance de la demande d’énergie interviendra surtout dans les pays actuellement classés comme pays en développement, les problèmes de transport du gaz naturel et les obstacles au développement des filières alternatives feront des énergies à faible intensité de capital (la biomasse, le charbon et le pétrole) les principales options d’approvisionnement pour eux. Les ressources en combustibles fossiles sont inégalement réparties dans le monde, ce qui n’est pas sans représenter un risque de tensions accrues à propos de la disponibilité et du prix de la ressource. 130
Les réserves de combustibles fossiles
Ce dernier point nous amène à tenter de mieux définir le terme «crise énergétique». En fait, on doit retenir les éléments suivants pour la suite de cette discussion: •
L’oil crunch, c’est-à-dire le non-renouvellement des réserves de pétrole conventionnelles, demeure théorique puisque la barrière du «conventionnel» est sans cesse reculée.
•
Dans la pratique, il est aussi très difficile de déterminer le montant où l’on assistera à une brisure du système économique et social que l’on connaît en raison du poids trop lourd du prix de l’énergie. Encore une fois, c’est plutôt la subjectivité qui devrait précipiter les choses, et non une analyse rigoureuse de l’impact d’un prix dépassant les standards observés dans le passé.
Pour le pétrole, comme pour tout autre minerai, la définition d’un gisement est autant économique et technique que géologique. Ainsi, la notion de «réserves» correspond aux quantités identifiées et récupérables d’un point de vue technique et économique. Les réserves évoluent donc dans le temps selon la conjoncture et l’évolution des connaissances. À l’inverse, la notion de «ressources» tend à être fixe, puisqu’elle correspond au concept purement géologique désignant les quantités totales en place. Or cette donnée est relativement connue. En d’autres mots, la science actuelle nous dit qu’il n’y aura plus beaucoup de surprises pour ce qui est de la découverte de nouveaux grands gisements. Bref, la crise ne viendra pas d’un manque de ressources, mais d’une perception du marché selon laquelle il sera impossible de remplacer à temps une source tarie. Connaissant la subjectivité des analystes boursiers, on peut imaginer le pire. Cela dit, il est très difficile d’annoncer la date d’une crise énergétique majeure, mais très peu d’analystes soutiennent le 2010 des alarmistes. Par contre, une crise boursière du type observé dans les années 1970 n’est jamais à écarter. La hausse du prix du pétrole, en février 2000, en est une manifestation récente. Le principal facteur de déclenchement d’une telle crise n’est pas l’épuisement des réserves à terme, ni le sentiment de rareté, mais plutôt le sentiment d’une trop grande dépendance envers les pays producteurs en général et
131
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
l’OPEP en particulier. Comme à la fin des années 1960, le monde dépend de plus en plus du pétrole du Moyen-Orient, et comme à cette époque on s’approche sérieusement du seuil psychologique de 50% de dépendance. FIGURE 12
Réserves de pétrole prouvées,% OPEP-non OPEP 900
800 OPEP
700
Non OPEP 600
500
400
300
300
100
0 1975
1981
1991
1995
2001
Sources: BP Statistical Review. INRS – Énergie et Matériaux.
En résumé, si l’on se base sur le seul critère de la «réserve de pétrole conventionnelle», aucun sentiment d’urgence n’incite vraiment à remplacer complètement le pétrole. Pendant de nombreuses décennies, peut-être plus longtemps encore, le monde dépendra nécessairement des combustibles fossiles pour le plus gros de ses besoins énergétiques, qu’il y ait crise ou pas. Les contraintes de financement ajoutées à l’inertie face au changement font que l’humanité doit assumer les choix du passé. Par la suite, nous disposerons encore pendant longtemps de combustibles, mais leur exploitation sera de plus en plus coûteuse. Le plus grand danger ne viendra pas du manque d’énergie, ni des limites de notre capacité scientifique à nous y adapter, mais plutôt de nos propres réactions humaines face à une augmentation trop considérable du prix.
132
L’électrification: une tendance nécessaire?
P
eut-on concevoir une société moderne sans électricité? Bien sûr que non. Par rapport aux technologies de production d’énergie lourdes, encombrantes et nuisibles pour l’environnement, l’électricité ne présente-t-elle pas des avantages primordiaux pour une société moderne, dans des domaines aussi divers que l’éducation, les communications, la santé publique ou l’industrie? Comment fonctionneraient les écoles, les laboratoires de recherche, les réseaux de téléphone ou l’autoroute électronique, les hôpitaux, les alumineries, si l’électricité n’était pas omniprésente? Comment vivraient les villes? D’ailleurs, n’a-t-on pas déjà établi un parallèle entre consommation d’électricité et espérance de vie? Analysées sous l’angle de la densification continue, l’automatisation, la simplification de l’utilisation, la compacité, la propreté et l’augmentation des rendements sont autant de facteurs qui expliquent l’électrification de fond observée dans ce siècle. Le passage d’une ère énergétique à l’autre nous a habitués à plus de confort et à moins de travail. Aller vers la modernité, c’est donc accorder encore plus de place à l’électricité. D’ailleurs, la part de l’électricité gagne sans cesse sur celle des autres formes d’énergie dans toutes les économies. Est-ce de la fiction que de penser qu’un jour notre monde sera tout électrique? Après tout, c’est la seule énergie tertiaire possible. C’est peut-être même la seule porte de salut pour l’humanité, lorsque le pétrole conventionnel et le gaz bon marché seront épuisés, ne nous laissant que les combustibles lourds. On y pense déjà. Les grands fabricants mondiaux de véhicules routiers soutiennent tous d’importants programmes de recherche visant à mettre au point des véhicules entièrement électriques ou hybrides. Si les accumulateurs et les piles à combustible sont encore au stade de perfectionnement et de développement, plusieurs manufacturiers font
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
miroiter la possibilité de faire rouler sur les routes urbaines des véhicules moins polluants d’ici une dizaine d’années. Toyota et Honda nous offrent déjà la Prius et l’Insight, qui combinent intelligemment les avantages indéniables du réservoir d’essence pour l’autonomie et de l’électricité en milieu urbain. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, et il faut admettre que les combustibles comportent des avantages certains, dont le prix de revient, qui est incomparable. Rien n’a encore remplacé la compacité et l’autonomie du réservoir d’essence pour les longues distances. Et refaire le réseau de distribution du pétrole, c’est écrire une nouvelle page de l’histoire de l’humanité. Si le passage à l’ère électrique n’est pas gagné, c’est aussi pour des raisons fondamentales liées au développement et à l’exploitation de cette forme d’énergie. Et si l’électrification continue correspond à la modernité, notre monde fait face à un problème majeur: l’électrification reste le privilège des pays riches. Plus de 50% de la production mondiale d’électricité, en effet, se retrouve en Amérique du Nord et dans les pays d’Europe de l’Ouest (respectivement 33 et 19,5%). Ce fait est lourd de conséquences quand on connaît l’importance de l’électricité dans le développement primaire des sociétés. L’accès au réseau Internet ou une simple lampe pour étudier le soir mettent en lumière l’importance de l’électricité comme premier vecteur de croissance et de démocratisation de toute société moderne. Heureusement, même si le développement de l’industrie électrique exige de lourds investissements et même si la communauté internationale tarde à manifester clairement sa volonté de remédier au problème, l’électricité est appelée à croître partout dans le monde. En soi, c’est une bonne nouvelle. Pas à pas, on se dirige malgré tout vers cet âge électrique. À tout le moins, même si l’électricité ne déloge pas les autres formes d’énergie pour tous les usages primaires et secondaires, la part grandissante de l’électricité dans le bilan planétaire nous laisse entrevoir une dépendance réduite envers le pétrole. Par contre, si l’électrification représente un emblème de la modernité, elle ne règle en rien les problèmes de fond liés à l’approvisionnement énergétique et à l’impact environnemental de l’utilisation de technologies peu efficaces. Le problème est d’abord local. 134
L’électrification : une tendance nécessaire ?
Comme l’électricité a la particularité d’être difficile à stocker, on doit l’utiliser au moment où elle est produite. La distribution de l’électricité a aussi le désavantage d’être visible. Il est donc souhaitable de la produire le plus près possible des zones de consommation. Ces exigences ne sont malheureusement pas toujours conciliables avec la protection de l’environnement, ce qui suscite parfois de vives oppositions de la part des groupes de pression. Par rapport à l’industrie du pétrole, qui est mondiale, et à celle du gaz naturel, qui tente de devenir continentale, l’industrie électrique demeure régionale. C’est à la fois une force et une faiblesse. D’un côté, l’électrification permet la démocratisation de l’utilisation de l’énergie, en ce sens que chaque pays peut encourager le développement de ses ressources locales. Cela favorise les énergies renouvelables et le charbon, en particulier, qui est disponible en grande quantité sur la plupart des continents. Le développement de l’industrie électrique engendre donc, au niveau local, une problématique politique de taille, mais gérable. Sur le plan international, le problème est plus complexe. En effet, un accroissement de la part de l’électricité peut mener à des distorsions qui ne seront pas toujours en accord avec les objectifs mondiaux en matière d’environnement. Par exemple, l’électrification va occasionner une charge supplémentaire de pollution, puisque 80% de la production électrique des pays en développement est assurée par les combustibles fossiles. Comment changer cette situation? Dans l’industrie pétrolière on arrive à imposer des règles d’exploitation universelles, mais comment peut-on le faire dans le secteur électrique? Par rapport à l’économie pétrolière, force est d’admettre que l’industrie électrique est gérée par un plus grand nombre d’acteurs, œuvrant de surcroît dans des domaines diversifiés. Peut-on se surprendre que le parc d’équipements de production suive de près les disponibilités des ressources régionales: hydroélectricité au Canada et en Scandinavie, nucléaire en France et au Japon, charbon aux États-Unis et dans la plupart des pays où il est disponible en grande quantité, carburant diesel dans les pays pauvres?
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Malheureusement, partout dans le monde, l’électrification est conflictuelle: d’un côté, elle est nécessaire, de l’autre, elle est la principale responsable de l’augmentation des gaz à effet de serre, devant les secteurs des transports et de l’industrie manufacturière (tableau 5). Même dans les pays riches, les centrales thermiques classiques sont toujours à la base de la production d’électricité, soit environ 60% de celle-ci. Et ce n’est pas fini, si l’on se fie aux prévisions tendancielles des organismes spécialisés. Le scénario proposé par le dernier Outlook 2000 du gouvernement américain (figure 13) ne présente aucune surprise: les émissions de CO2 causées par le secteur électrique en 2010 seraient de 40% plus élevées qu’en 1990. TABLEAU 5
Pourcentage d’émissions de CO2 par secteur (1996) Secteur Industriel Transport Production d’énergie, y compris l’électricité Résidentiel et agricole Commercial
Québec
Canada
États-Unis
30,5 45,0
20,0 27,0
21,3 32,0
— 11,3 13,1
34,0 15,0 5,0
36,0 7,0 4,3
Sources: L’énergie au Québec et site www.eia.doe.gov.
Cette tendance lourde donne une indication de l’ampleur du changement requis pour que l’industrie électrique américaine respecte le Protocole de Kyoto. Quatre éléments expliquent, en gros, cette évolution: •
Si l’on se fie à l’histoire des cinquante dernières années, le prix de l’énergie a été le principal facteur de décision dans le choix des moyens de production d’électricité. C’est ce qui explique que les centrales classiques au charbon représentent toujours 56% de la production d’électricité aux États-Unis.
•
Le nucléaire et l’hydroélectricité sont en chute libre depuis plusieurs années: la contestation publique et la perception du risque par suite de la déréglementation sont parmi les raisons
136
L’électrification : une tendance nécessaire ?
FIGURE 13
Évolution des parts de marché pour la production d’électricité aux États-Unis 0.65
Charbon
0.55
0.45
Charbon Gaz Pétrole
0.35
Gaz
Nucléaire
Renouvelable
Renouvelable 0.25
Nucléaire 0.15
Pétrole
0.05
-0.05 1949
1959
1969
1979
1989
1999
2009
2019
Note: La tendance à la baisse de la part des énergies renouvelables et du nucléaire est observable partout dans le monde. Dans les pays en développement, le thermique représente 80% de la production d’électricité. Sources: Energy Outlook 2002, Energy Information Administration, DOE, États-Unis. INRS – Énergie et Matériaux.
qui font que ces technologies risquent peu de gagner des points dans les décennies à venir. •
La progression envisagée pour le gaz naturel apparaît très optimiste, surtout quand on sait que sa part a stagné sous les 10% dans la décennie 1990. Par contre, personne ne doute de ce que le gaz naturel finira par gagner des points en raison de ses qualités intrinsèques, mais aussi de l’avance technologique de l’industrie, qui offre sur le marché des centrales efficaces de différentes capacités.
•
Dans les prévisions, on croit aux énergies de substitution, en particulier à la filière éolienne. Par contre, les résultats sont décevants pour les énergies renouvelables dans leur ensemble.
Cette brève analyse du secteur de la production électrique aux États-Unis, étendue au reste du monde, montre que si rien n’est fait 137
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
pour corriger la trajectoire, l’industrie électrique contribuera de plus en plus au problème de la pollution planétaire. Mais peut-on changer cette trajectoire aussi facilement? Rien n’est moins sûr si l’on considère l’inertie face au changement, dans ce secteur, et les problèmes technologiques sous-jacents.
L’inertie face au changement dans le secteur électrique À moins de changements majeurs, la production d’électricité dans le monde dépendra encore longtemps des combustibles, en particulier le charbon. Ce phénomène est amplifié par le fait que la demande mondiale d’électricité croîtra plus rapidement dans les pays en développement, où 80% de la production électrique est assurée par des combustibles lourds. Les 20% restants correspondent en gros à la production hydroélectrique. Rien n’indique que la répartition des filières de production va changer à l’avenir. Il est même probable que les énergies renouvelables perdront de l’importance à cause de la difficulté actuelle de financer des projets hydroélectriques d’envergure et aussi parce que l’éolien et le solaire sont encore au stade du développement. Par ailleurs, il faut bien se rendre à l’évidence que le nucléaire dans les pays en développement demeure une solution de remplacement marginale. Dans les pays industrialisés, le portrait n’est guère plus prometteur pour les filières à faible impact sur l’environnement. Nous avons déjà illustré cette inertie face au changement, pour l’industrie électrique américaine, en passant en revue rapidement l’évolution des parts de marché de chaque technologie depuis 50 ans. En nous basant sur ces tendances lourdes, nous pouvons penser que l’avenir sera semblable, d’autant plus que de nouveaux facteurs jouent contre le changement en faveur de technologies plus efficaces: •
La croissance de la demande est plus faible, ce qui défavorise les projets à grande capitalisation;
•
La déréglementation crée une incertitude supplémentaire, entraînant du coup un avantage pour les technologies de faible capacité et bon marché;
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L’électrification : une tendance nécessaire ?
•
On vit une époque où l’État se préoccupe peu du long terme, laissant au secteur privé le soin de décider de ce qui est bon pour le citoyen. Cela correspond à un contexte extrêmement conservateur pour le développement des nouvelles technologies;
•
Enfin, certaines industries sont tellement discréditées qu’on a peine à croire qu’elles réussiront un jour à remonter la pente. C’est le cas du nucléaire.
L’évolution de l’industrie nucléaire livre plusieurs enseignements sur la difficulté de l’industrie électrique de s’ajuster rapidement. Le contexte favorable des années 1960 pour l’industrie, combiné à la forte croissance de la demande électrique, a permis des augmentations considérables de la part du nucléaire: en moyenne 0,9% par an entre 1967 et 1991. Mais malgré le contexte favorable pour cette industrie, on est bien obligé d’admettre que le nucléaire reste marginal par rapport aux énergies traditionnelles, même après 40 ans d’existence. Une première leçon peut dont être tirée: il faudra du temps, beaucoup de temps pour déloger les énergies traditionnelles. Pour les technologies à forte capitalisation, comme le nucléaire et l’hydroélectricité, le temps de réaction est évidemment plus long, du fait que le délai entre la décision de construction, les évaluations environnementales et la mise en service est d’au moins dix ans. Ces technologies sont en effet soumises à des évaluations environnementales fortement médiatisées. C’est pourquoi il faut toujours prévoir des délais additionnels et donc des risques supplémentaires. Inutile de dire que cela fatigue au plus haut point les décideurs. Pas besoin de remonter bien loin pour voir les conséquences d’un tel phénomène. En octobre 2001, contre toute attente et au risque de se ridiculiser par rapport à son discours «vert» du passé, le Québec proposait une centrale au gaz naturel de 800 MW. Partout dans le monde, on relève ce sentiment d’urgence qui pousse à construire pour ne pas mettre en péril l’équilibre énergétique. Quand on pense que même le Québec se range du côté du thermique, cela ne présage rien de bon pour les énergies renouvelables et les filières à long terme comme le nucléaire.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Il faut bien se rendre à l’évidence que les défauts inhérents des énergies renouvelables sont difficiles à surmonter. Jamais une humanité de 10 milliards d’individus ne pourra en dépendre complètement sans perdre par ailleurs les acquis fondamentaux de ce siècle, obtenus grâce à la disponibilité et à la flexibilité des combustibles fossiles. Le monde de demain devra exploiter au maximum les énergies renouvelables, ainsi le veut la logique écologique, mais si l’on tient compte des contraintes économiques, politiques et technologiques, on arrive à la conclusion que finalement le potentiel des énergies renouvelables est encore limité. Même avec le soutien d’une politique mondiale claire des pouvoirs publics, il faudra des décennies pour développer et amener les énergies renouvelables au stade où elles remplaceront une proportion importante des combustibles fossiles. Pour illustrer l’évolution possible du solaire et de l’éolien, il faut d’abord retourner en arrière et voir à quel rythme les nouvelles technologies se sont imposées. Le nucléaire est encore l’exemple qui nous vient à l’esprit. Le premier réacteur commercial est apparu en 1956. Il est vrai que l’industrie a connu des difficultés depuis 1980, mais près de 50 ans plus tard, la part du nucléaire dans la production d’électricité à l’échelle du monde reste inférieure à 10%. La promesse de fournir aux pays en développement une électricité bon marché n’a pas été tenue non plus. Au passage, il convient de noter que le coup d’arrêt donné aux programmes nucléaires nationaux n’a pas été aussi fort dans tous les pays. La France, par exemple, n’a pas diminué l’intensité de son engagement, malgré une vive opposition. L’appui du pouvoir politique a permis de respecter les délais et, jusqu’à un certain point, les coûts. Ailleurs, l’appui tiède de la classe politique et un processus d’autorisation plus décentralisé ont fait que les réalisations dans ce domaine ont été plutôt sporadiques, ce qui a notamment empêché la standardisation des installations ou des méthodes de construction et, partant, l’abaissement des coûts. Mais, en France, au Japon ou dans les autres pays qui ont soutenu l’industrie nucléaire, peut-on penser que le renouvellement du parc de centrales se fera encore dans le sens du nucléaire? On doit d’ores et déjà prévoir un large débat sur le sujet d’ici une dizaine d’années. 140
L’électrification : une tendance nécessaire ?
À quoi s’attendre? En fait, la part des filières de substitution, pour la production d’électricité à long terme, est soumise à deux contraintes liées à l’inertie: la disponibilité du financement et la durée de vie des équipements. •
Les besoins en capitaux sont considérables, mais ils peuvent être bien gérés dans le temps. Ils risquent par contre d’avoir un poids plus grand que par le passé sur l’ensemble de l’économie. Si l’environnement est pris au sérieux et si la tension liée à la rareté du pétrole conventionnel s’accentue, on ne pourra reproduire indéfiniment la situation actuelle, où les prix des combustibles sont dérisoires par rapport à leur valeur réelle. Un jour ou l’autre, il en coûtera plus cher pour modifier le système de production énergétique. Or le stock de capitaux est géré sur une base annuelle en fonction de la santé économique mondiale, et on ne peut pas tout modifier du jour au lendemain. Et plus on attendra pour amorcer les changements, plus on s’exposera à une impasse catastrophique.
•
La durée de vie utile des centrales thermiques est de 20 ans. Mais en pratique, la décision de changer de combustible ou de procédé correspond à un délai beaucoup plus long, et le conservatisme du milieu industriel et la force des lobbies ne sont pas à négliger. Par exemple, si toutes les centrales nucléaires de l’Amérique du Nord étaient mises hors de service en faveur des centrales thermiques, on reporterait probablement à 2040 les nouveaux choix. À quelle date peut-on imaginer alors un retour massif au nucléaire, si l’industrie devient moribonde dans les prochaines années?
Par ailleurs, il faut se rappeler que la plupart des investissements nécessaires sont à effectuer au Sud. Verra-t-on un accroissement de la disponibilité des fonds de développement internationaux? Quel risque assumera-t-on dans le futur? Quelles énergies seront favorisées? On pense, bien sûr, aux énergies renouvelables, mais depuis une décennie, leur part diminue, comme nous l’avons déjà souligné.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Tout le monde s’entend pour dire qu’il faut agir maintenant en raison de l’inertie face au changement, dans le secteur électrique. Malheureusement, le contexte ne s’y prête pas encore. Si rien n’est fait pour changer la tendance et si le marché est laissé à lui-même, à l’évidence la dépendance de l’industrie à l’égard des combustibles fossiles augmentera; les énergies renouvelables et le nucléaire perdront du terrain. Certes, les conséquences ne sont pas catastrophiques, d’un point de vue économique, puisque le charbon et le gaz naturel demeureront des solutions de remplacement bon marché, et ce, pendant plusieurs décennies encore. Mais une telle situation remet en question l’électrification du transport, tout simplement parce l’analyse globale des rendements n’est pas avantageuse. TABLEAU 6
Capacité de production d’électricité selon la forme d’énergie (1996; millions de kW) TherHydroNucléaire Autre Total mique électricité Amérique du Nord 612 Europe de l’Ouest 328 Europe de l’Est 309 Japon 142 Pays en développement 577 Monde 1968
174 144 80 21 237 656
Source: EIA, site www.eia.doe.gov.
142
117 123 47 41 23 351
18 4 0 1 4 27
921 600 436 205 839 3001
Kyoto La controverse
L
es sceptiques seront-ils enfin confondus? Le réchauffement de la planète par intensification de l’effet de serre, une hypothèse formulée dans les années 1970, semble se confirmer de plus en plus si on se base sur la tendance des dernières décennies. L’année 1998, par exemple, a battu des records de réchauffement au Canada et partout dans le monde. Globalement, les huit premiers mois s’annonçaient les plus chauds des 51 dernières années, avec un écart de 2,5ºC par rapport à la normale. D’autres indices portent à croire que l’effet de serre est à l’œuvre. Plus près de nous, le verglas de janvier 1998, le « déluge » du Saguenay en 1996 ou le débordement de la rivière Rouge au Manitoba en 1997 seraient des manifestations de ce réchauffement. Ailleurs, pendant que certains pays sont aux prises avec des inondations sans précédent, d’autres manquent d’eau. Alors que le niveau des lacs et rivières de l’est du continent baisse de La Terre a-t-elle perdu la boule? On observe de plus en plus des phénomènes climatiques de façon alarmante, la calotte grande envergure: tempêtes, sécheresses, inon- polaire fond. Allez donc dations, verglas, etc. comprendre. Où va-t-elle, cette eau? Et c’est sans compter les ouragans et autres événements extrêmes qui semblent de plus en plus fréquents. L’ouragan Mitch d’octobre 1998 ou les inondations du Venezuela auront établi de bien tristes records.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
La fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes compilée pour le siècle dernier semble donner raison aux alarmistes. On observe en effet une augmentation frappante de l’activité après 1970. Et les changements de moyenne semblent réels. Chose certaine, ça commence à énerver sérieusement certaines industries, dont Hydro-Québec, qui voit ses apports d’eau fluctuer dangereusement. Il n’y a pas de preuves concluantes, répondent les sceptiques. La qualité des enregistrements météorologiques utilisés pour ce genre d’études est, selon eux, trop inégale. Il est vrai que le seul point commun des événements violents est leur caractère catastrophique. Car les statistiques ne permettent pas de faire le lien entre le verglas de janvier 1998 à Montréal, le déluge du Saguenay en 1996 et l’été particulièrement chaud de 1998. Mais les sceptiques sont de moins en moins nombreux. Le réchauffement de la planète semble bien une réalité. Par contre, le débat scientifique reste ouvert quant aux causes de ce réchauffement. S’agit-il d’une variation climatique d’origine naturelle, comme la Terre en a connu des milliers depuis la nuit des temps, ou d’une amplification causée par les activités humaines? Ceux qui croient à l’influence de l’homme sur le réchauffement de la planète s’appuient en gros sur les deux observations suivantes: •
En se basant sur les données statistiques connues depuis plus de 150 ans, on observe effectivement une hausse de température moyenne. On observerait une accélération de ce réchauffement depuis une vingtaine d’années.
•
À partir des données recueillies dans les glaciers ou les fonds marins, on peut estimer les émissions de CO2 dans le temps; on note une nette augmentation de ces émissions depuis la révolution industrielle du siècle dernier. De là à déduire que l’activité humaine est la grande responsable de cette augmentation de température, il n’y a qu’un pas.
Ceux qui se posent encore des questions sur les causes et effets font valoir que la série chronologique des données de température est trop courte pour rendre compte des cycles à long terme. On sait, 144
Kyoto
par exemple, qu’il y a eu réchauffement au Moyen Âge (entre 800 et 1200 de notre ère) et refroidissement par la suite. Le cas le plus connu est l’épisode du «Petit âge glaciaire» qui a duré de 1400 à 1850 environ1. Le raisonnement derrière le réchauffement ne fait intervenir que les relations physiques les plus élémentaires. En réalité, il faut aussi considérer d’autres facteurs qui composent le bilan thermique de notre système solaire. Selon une publication d’Environnement Canada (1998), la production d’énergie solaire augmente depuis environ 1850, et cet accroissement expliquerait environ la moitié du réchauffement de la surface de la Terre au cours du siècle dernier et un tiers du réchauffement enregistré depuis 1970. L’accroissement des activités humaines peut donc constituer une cause de variation observable, mais le climat peut aussi changer de façon spectaculaire à long terme pour des raisons purement naturelles. Mais là ne s’arrête pas le débat. En remontant plus loin dans le temps, les données sont suffisamment précises pour montrer des cycles géologiques. C’est la théorie du cycle de Croll-Milankovitch. Selon les géologues, les montées rapides de température observées dans les dernières décennies sont trop importantes pour être attribuables aux seules activités humaines. C’est un cycle géologique qui expliquerait les hausses de température attendues pour la seconde moitié du siècle et les scénarios catastrophiques quant à la fonte de la calotte glaciaire. Les chiffres sont impressionnants: la température augmenterait de 2 à 6 degrés, selon les régions. Or le calcul théorique de l’augmentation de température liée aux activités de l’homme est beaucoup plus faible. Personne ne nie l’influence de l’homme dans ce processus de réchauffement, mais c’est d’abord l’importance de ce réchauffement qui est contestée. Puis on soutient que les modèles mathématiques
1. Une bonne explication de ces phénomènes est présentée dans Claude Villeneuve et François Richard, Vivre les changements climatiques. L’effet de serre expliqué, Éditions MultiMondes, 2001. Voir chapitre «À la recherche du climat passé».
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
actuels sont incapables de prédire les conséquences de ce réchauffement par région. Et même s’il y a bel et bien réchauffement, les conséquences seront-elles toutes négatives? Comment expliquer ce grand dilemme de l’histoire: les glaciers ont fondu alors que les émissions de CO2 étaient à un niveau plus bas avant qu’après? La controverse risque donc de se poursuivre pendant un moment encore. Mais alors, si le consensus scientifique reste à venir, pourquoi 160 pays, à Kyoto, ont-ils proposé un protocole qui, s’il est entériné, va changer le monde? «La Terre a-t-elle perdu la boule? Est-ce un effet de serre ou un effet média?» demandait judicieusement Yannick Villedieu, le 1er juin 1998, dans le journal L’Actualité. «Véritable progrès ou exercice de relations publiques onusiennes, rencontre historique ou réunion spectacle fortement médiatisée?» interrogeait-il encore. Chose certaine, entériner le Protocole de Kyoto constitue un geste politique, pas scientifique. Les raisons qui ont poussé les pays à se commettre sont aussi nombreuses qu’il y a de visions et d’intérêts politiques dans le monde. À terme, l’explication des causes du réchauffement planétaire n’a pas d’importance puisque les disputes se situent sur un tout autre terrain.
Les actions proposées Au moment de mettre ce livre sous presse, il semblait acquis que le protocole de Kyoto serait finalement ratifié puisque le Japon et l’Europe s’étaient déjà prononcés en faveur. Et, bonnes nouvelles, le Canada, la Russie et la Chine se proposaient de soumettre le protocole à leur parlement respectif. Est-ce à dire que l’humanité a enfin pris le virage vers une rationalisation de sa consommation d’énergie de type fossile? La volonté est là, bien sûr, mais tous s’accordent pour dire que les promesses de réduction des émissions de gaz à effet de serre en deçà des niveaux de 1990 d’ici 2010 seront difficiles à tenir, surtout que l’échéance approche à grands pas. On redoute une répétition du Sommet de la Terre, à Rio, en 1992: les promesses n’ont pas été tenues. Il faut dire que rien ne permet d’être optimiste. Les
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Kyoto
États-Unis ont déjà annoncé leurs couleurs en refusant de ratifier l’accord. Le Canada et le Québec font semblant d’y croire encore, mais se font toujours timides dans leurs propositions. En politique, rien n’est jamais acquis, surtout lorsqu’on touche à des intérêts économiques régionaux. L’Alberta, par exemple, se braque contre Kyoto et menace de faire valoir sa juridiction sur les ressources devant les tribunaux. Contrairement à Rio, cependant, Kyoto a mis en branle une réflexion réelle, qui pourrait mener à un plan concret et crédible par bloc ou par pays. Au Canada, par exemple, le gouvernement semble mettre tout en œuvre pour proposer un plan réaliste et effectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre. À certains égards, l’ampleur de la réflexion se compare à celle de la Politique nationale de l’énergie dans les années 1970. Une telle réflexion a l’avantage de remettre à l’ordre du jour deux éléments que la mode de la «déréglementation» avait sacrifiés: •
L’analyse à long terme. Notamment à cause de la durée de vie des technologies et en raison de l’inertie face au changement, toute action doit prendre en compte l’impact sur un horizon qui déborde 2010. Par exemple, les membres du comité thématique canadien sur l’électricité ont suggéré d’envisager l’horizon 2040 (Ressources naturelles Canada, 1999).
•
Le rôle de l’État. Compte tenu des mesures extraordinaires à prendre, il est clair qu’on ne peut confier au seul secteur privé la tâche de régler le problème.
L’analyse à long terme et une discussion sur le rôle de l’État ne signifient pas, pour autant, qu’on retourne au modèle très interventionniste des années 1970, ni d’ailleurs aux pratiques de gestion de la demande qui avaient cours au début de cette décennie. On peut penser que le modèle proposé se situera entre ces deux extrêmes, du moins en Amérique du Nord, car, encore une fois, les mesures proposées seront en accord avec les systèmes de valeurs des pays. Par exemple, l’Europe risque de favoriser, une fois de plus, la politique de taxation.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
En Amérique du Nord, le contexte engendré par Kyoto ne changera pas les mentalités du jour au lendemain. Ainsi, la mesure la plus efficace, aux États-Unis, serait d’adopter une politique de taxation sévère sur l’essence. On en est très loin. On sait déjà aussi que le contexte de Kyoto ne favorisera pas plus que dans les années 1990 l’hydroélectricité produite au Canada. Même le Québec s’en est soustrait en proposant une centrale thermique au gaz naturel, c’est dire… La mise au rancart des centrales nucléaires fait par ailleurs partie du problème, autant aux États-Unis qu’au Canada. En Ontario, par exemple, selon les prévisions actuelles, toutes les centrales nucléaires seront remplacées par des centrales thermiques. À terme, ce mouvement fait augmenter anormalement les émissions de gaz à effet de serre. Enfin, à l’échelle du continent, le dilemme se situe au plan de l’utilisation du charbon. Comment réduire les émissions de gaz à effet de serre dans la production d’électricité quand on sait que le charbon est nettement favorisé financièrement? Bref, la description du contexte électrique en Amérique du Nord suffit à montrer que les accords de Kyoto suggèrent une borne théorique qui ne sera pas atteinte en 2010. Bien sûr, les gouvernements reviendront avec une batterie de mesures classiques. Par exemple, les mesures volontaires ou incitatives vont continuer de faire partie de l’éventail de possibilités pour les gouvernements. Elles sont attirantes du fait qu’elles sont peu coûteuses. Par contre, l’histoire nous a montré que ces mesures ont peu d’impact en général. On discute beaucoup des systèmes de permis échangeables. Sans entrer dans les détails, un tel système laisse au marché le soin de déterminer quand et comment se fera la sélection des technologies moins polluantes. En théorie, si le système fonctionne bien, le prix des permis devrait approcher le coût marginal des mesures de dépollution les moins coûteuses. Par exemple, le producteur d’électricité se trouverait face à trois options:
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Kyoto
•
Acheter des permis de polluer, ce qui évite des investissements coûteux pour les équipements qui approchent de la fin de leur vie;
•
Construire des centrales moins polluantes, par exemple au gaz naturel;
•
Investir pour augmenter l’efficacité des centrales plus polluantes.
Les grands promoteurs des permis échangeables, on le devine, sont ceux qui ont une confiance inébranlable dans les vertus du marché. Dans la pratique, ce système est extrêmement lourd à appliquer dans les secteurs où le nombre de décideurs est très grand. Comment établir un système de permis pour le transport, par exemple? Quelle sera l’année de référence? Comment éviter l’anarchie? En fait, il existe une mesure beaucoup plus simple qui fait exactement le même travail: le «juste prix» imposé par législation. Dans certains pays, comme les États-Unis, une telle mesure est encore impensable. Ça ne veut pas dire que la réglementation ne sera pas utilisée. L’approche réglementaire sera toujours intéressante pour les gouvernements, et ce, pour deux raisons: elle est facile à mettre en place; elle ne met pas en difficulté les finances publiques. Comme nous venons de le souligner, Kyoto et la problématique du changement climatique en général ont au moins pour effet de nous faire réfléchir sur notre consommation d’énergie exagérée. Mais il est clair que le processus n’en est qu’à ses débuts et qu’on est encore loin de l’action. En se basant sur le passé récent, on peut même se montrer sceptique quant à la volonté réelle des pays, particulièrement les États-Unis, de modifier en profondeur leurs politiques et leurs comportements pour réduire en 2010 leurs émissions de gaz à effet de serre en deçà des niveaux de 1990. C’est loin d’être acquis. Mais pourquoi ce manque d’enthousiasme? Tout simplement parce que l’environnement n’est pas encore devenu une question viscérale. Malgré tout le tapage médiatique autour de l’effet de serre, il est clair que ce phénomène n’apparaît pas encore comme une priorité nationale de nature à amener la population à changer de comportement ou à accepter de payer d’importantes taxes supplémentaires pour régler le problème. La controverse sur l’effet de 149
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
serre, combinée au fait que son impact semble encore lointain et peu tangible, fait que la population demeure peu sensibilisée à l’importance d’une action immédiate. Par voie de conséquence, nos gouvernements se montrent peu enclins à agir rapidement. Bien sûr, certains sondages indiquent que les citoyens américains ou canadiens, surtout quand ils sont gênés par les variations climatiques, sont plutôt favorables à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Mais ne touchez surtout pas au prix du pétrole! Pour ce qui est du reste du monde, le problème est plus préoccupant encore. L’augmentation des émissions de dioxyde de carbone par rapport au niveau de 1990 pourrait être de l’ordre de 300% en 2020. C’est le scénario de référence de l’International Energy Outlook présenté à la figure 14. FIGURE 14
Émissions de dioxyde de carbone par région (millions de tonnes métriques par an) 12000
10000
Amérique du Nord Europe de l'Ouest Europe de l'Est
8000
Pays en développment Monde
6000
4000
2000
0 1990
1999
2010
2020
Sources: International Energy Outlook 2002, Energy Information Administration, DOE, États-Unis. INRS – Énergie et Matériaux.
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Kyoto
En résumé, Kyoto s’inscrit dans la série des événements qui régulièrement font réfléchir les pays sur leur comportement en matière de consommation énergétique. À force de petits progrès, les actions finissent par avoir un impact. Mais tant que les prix des combustibles resteront à un niveau aussi bas, on ne pourra espérer que le monde, les États-Unis en particulier, prendront des mesures radicales pour changer le comportement des consommateurs. Dans le fond, la vraie question à long terme, celle qui forcera le monde à modifier son comportement, c’est celle de la fin de la disponibilité des combustibles bon marché. Impossible de l’éviter, donc: le point d’achoppement, c’est le passage à un cycle d’énergie chère. Ça ne veut pas dire que le changement climatique n’est pas une préoccupation sérieuse. Mais on prend le problème à l’envers. Jusqu’à un certain point on ne se préoccupe pas tellement de Kyoto. En d’autres termes, il ne s’agit pas de s’interroger sur les façons de contrer le réchauffement de la planète, mais plutôt de se préparer à y faire face. La création d’Ouranos, au Québec, s’inscrit dans ce courant de pensée. L’objectif de ce consortium, financé par HydroQuébec et plusieurs grands ministères, est d’abord de caractériser le changement climatique, avant d’en déduire les impacts physiques et sociaux, et d’étudier des solutions permettant de gérer le risque sur une petite échelle. Espérons que cette réflexion sur la gestion du risque lié au changement climatique pourra entraîner de nouvelles façons de faire qui iront dans le sens de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et non pas l’inverse. En d’autres mots, toute action majeure doit aller dans le sens du respect du Protocole de Kyoto. On y gagnera sur tous les plans.
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CINQUIÈME PARTIE
Le point de vue du consommateur
Le niveau de confort minimal
C
omme nous l’avons souligné dans notre rappel des Pierre-à-Feu, tout le problème, dans notre société riche, c’est de définir la «consommation normale». Au cours des 50 dernières années, plusieurs appareils électroménagers, que ce soit le réfrigérateur, la cuisinière ou le lave-linge, sont devenus des biens essentiels appartenant au minimum vital. Certains autres appareils, qui étaient naguère carrément un luxe et qui restent inabordables pour certaines familles, font désormais partie de la vie quotidienne de beaucoup de personnes: le téléviseur, le sèche-linge, le lave-vaisselle, le magnétoscope, le four à micro-ondes et maintenant l’ordinateur branché à Internet, etc. En Amérique du Nord, la climatisation est de plus en plus abordable pour la résidence privée et devient une dépense de confort «normale», comme le chauffage. En Europe, où l’on n’avait pas suivi l’Amérique au chapitre de la climatisation des édifices commerciaux, les gestionnaires réalisent que, là non plus, la climatisation n’est pas un luxe; elle permet même d’augmenter la productivité et les ventes. Dans la voiture, la transmission automatique et la climatisation sont désormais des équipements de base dont plusieurs ne sauraient se passer, même si l’efficacité énergétique du véhicule s’en trouve réduite. Cette propension à toujours accroître notre confort se vérifie également dans notre façon d’utiliser l’énergie. Les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale furent un véritable âge d’or du sanitaire. Le miracle de la baignoire à domicile et de l’eau chaude à discrétion faisait partie de l’évolution vers la modernité. Depuis, il en a coulé de l’eau chaude !
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
De 1983 à 1988, selon des sondages d’Hydro-Québec, la consommation aurait augmenté de 8,1 % par ménage et de 15,5 % par personne – et il faut rappeler que l’eau chaude est le deuxième usage énergétique en importance dans la maison et que les quatre cinquièmes de l’eau chaude servent aux besoins sanitaires des personnes, bain et douche notamment. Il est vrai que cette augmentation de la consommation d’eau chaude est aussi en partie liée à une plus grande diffusion de certains équipements, comme le lavevaisselle, le lave-linge et le sèche-linge. Mais même en ne tenant pas compte de la consommation de ces nouveaux appareils ou encore d’installations plus luxueuses, comme le bain à remous, la consommation par personne s’est accrue de 14% environ dans la décennie 1980, ce qui représente une hausse de l’ordre de 150 kWh par an. Et la marche vers le sans-tache et l’aseptisation n’est pas terminée. Nous prendrions 6,5 bains et douches par semaine. Les Britanniques seraient les champions, avec près d’un bain ou une douche par jour. Et ce serait un phénomène généralisé en Occident. Une enquête de l’Express en février 1995 relevait le même phénomène en Europe. Comme le dit l’auteur de l’article, «la crasse n’est plus le propre des Français». Et selon nos travaux, la demande d’eau chaude est inversement proportionnelle à l’âge des personnes. En d’autres mots, les baby-boomers se lavent plus que leurs parents, et leurs enfants plus qu’eux. Le pire, c’est à l’adolescence! TABLEAU 7
Les Occidentaux sous la douche: fréquence hebdomadaire des douches et des bains Pays Angleterre France Allemagne Italie Québec
Bains
Douches
3 1 1 1 2,6
3,7 4,4 4,4 3,8 3,9
Sources: L’Express, février 1995; Hydro-Québec, Enquête 1990 sur les comportements des ménages.
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Le niveau de confort minimal
L’âge des personnes semble donc jouer dans les habitudes de consommation d’eau chaude. Mais l’automatisation et la simplification de l’utilisation des appareils ont certainement aussi influencé le comportement des consommateurs.
Toujours plus gros et plus rapide Fait important, les équipements arrivés sur le marché dans les années 1980 ont connu une pénétration beaucoup plus rapide que dans le passé. Succès de marketing ou preuve d’un nouveau consensus social sur ce qui est essentiel, le four à micro-ondes, le magnétoscope, l’ordinateur et la piscine se sont imposés en moins de dix ans. Nous ne faisons pas qu’exiger toujours plus d’appareils et d’équipements; nous exigeons aussi – ou c’est le marché qui l’impose – qu’ils soient plus gros et plus puissants. De 1980 à 1990, la capacité moyenne du réfrigérateur offert sur le marché au Canada est passée de 0,46 à 0,49 m3 (de 16,5 à 17,5 pi3); en 1950, elle n’était que d’environ 0,2 m3 (7 pi3). Même chose pour le chauffe-eau: lorsqu’il a fallu le remplacer, surtout si des adolescents avaient l’habitude de le vider en prenant leur douche avant les parents, nombreuses sont les familles qui ont opté pour le format de 60 gallons (227 litres), au lieu du classique 40 gallons (151 litres). Les consommateurs n’ont souvent même plus le choix: les fabricants et les marchands d’électroménagers imposent l’appareil en magasin, qui grossit d’année en année. En 1993, un réfrigérateur de 20 pi3 coûtait 1000$; le modèle 12 pi3 coûtait, lui, 1500$! De la même manière, le four à micro-ondes de 900W a remplacé le modèle 700W, le téléviseur 20 po est moins cher que le 12 po, etc. Ce phénomène du «toujours plus gros» a été observé dans tous les domaines. Depuis un demi-siècle, la taille des logements n’a cessé d’augmenter: au Canada, 23% des logements avaient plus de 1 500 pi2 (139 m2) avant 1941, contre 36% après 1983 (la tendance est encore plus nette quand on ne tient compte que des maisons unifamiliales, les chiffres passant de 31% à 53% durant la même période).
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Depuis la fin des années 1970, beaucoup de parents croient faire face à un manque d’espace vital, non pas tant parce que la famille grandit, mais parce que les enfants, devenus adolescents puis jeunes adultes, prennent de plus en plus de place. Certains ont donc aménagé le sous-sol. D’autres ont agrandi la salle de bains et installé une deuxième douche pour réduire l’attente, le matin. Les plus exigeants ont carrément opté pour une maison plus grande, en déménageant ou en ajoutant une rallonge ou une serre à celle qu’ils ont déjà. Et même si ces nouveaux espaces ont été construits selon des normes d’isolation plus sévères, la consommation nette d’énergie augmente toujours – mais qu’importent quelques centaines de dollars de plus par année sur la facture énergétique, si les oreilles des parents souffrent moins? L’augmentation de la consommation d’énergie est donc indissociable d’une perception à la hausse des besoins d’équipements, d’espaces et de services. À cette augmentation des besoins sont également associées individualisation, miniaturisation et flexibilité de l’utilisation de l’énergie. Le passage d’une ère énergétique à l’autre nous a habitués à plus de confort et à moins de travail. Le charbon permettait déjà de réduire les inconvénients liés au transport et au stockage du bois. Le pétrole a permis la venue de la voiture, alors que le stockage individuel que constitue le réservoir de carburant amenait la compacité et l’autonomie. Le transport en commun ne s’en est jamais remis. C’est la cause de l’étalement urbain, et peutêtre aussi de plusieurs calamités qui nous guettent. Qu’on le veuille ou non, on aime, on recherche la facilité, l’automatisme, le minimum de travail. Prendre une douche tous les jours, démarrer le lave-vaisselle, monter le chauffage, prendre la voiture pour aller au dépanneur, c’est tellement facile. Qui utilise encore la corde à linge? La venue du micro-ondes ne permet-elle pas d’étendre les heures de repas? Sans nous en apercevoir, nous avons pris des biais difficiles à corriger parce qu’ils font désormais partie des «standards» de qualité de vie. Certes, le progrès technologique est réel, mais à la tendance lourde à l’innovation et à l’amélioration des rendements s’oppose le besoin de plus en plus grand de services. De surcroît, ces services 158
Le niveau de confort minimal
doivent être assurés de plus en plus rapidement, selon des critères de qualité de plus en plus exigeants, et au moindre coût évidemment. La victoire du transport routier sur le rail est définitive, si la gestion des stocks à la limite n’est pas remise en question. Il n’est pas dit, cependant, que la tendance au grossissement ne va pas maintenant s’inverser, compte tenu du vieillissement de la population et de la diminution du nombre de personnes par ménage. Dans les dernières années, par exemple, la capacité moyenne du congélateur aurait baissé et plusieurs familles se seraient débarrassées de la piscine. Dans le secteur des services, restriction oblige, les espaces par employé se sont stabilisés. Dans le transport, on peut déjà entrevoir une saturation du phénomène de la fourgonnette, etc.
Comment tenir compte de la richesse? On s’en doutait, plus on est riche, plus on consomme d’énergie, un rapport qui se vérifie pour tous les usages. Pour le chauffage, cela semble évident, du fait que les personnes plus fortunées habitent des maisons plus grandes, offrant plus de services. La demande d’énergie pour les équipements ménagers et l’eau chaude est également liée au niveau de revenu des consommateurs. Et ce qui est vrai pour les individus et les familles l’est aussi pour les sociétés. Il n’est pas surprenant de constater que la consommation moyenne par Américain est plus élevée que celle du reste du monde, quand on sait que le PIB des États-Unis représente 29,3% du PIB mondial. Or les Américains représentent moins de 5% de la population mondiale. Et c’est là le hic, avec la richesse. Puisque son prix reste faible en comparaison des autres dépenses des ménages, l’énergie n’est pas le facteur dominant dans le choix des consommateurs pour un service donné. Voilà le grand dilemme auquel font face les programmes d’économie d’énergie. Que fait-on du dollar gagné? On le dépense ailleurs, tout simplement, dans d’autres services qui entraînent aussi des consommations d’énergie. Dans ce cas, les pays qui consomment moins ont-ils plus de mérite? Si les plus pauvres de ce monde avaient la même richesse dans le même contexte social et géographique que les Américains, 159
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
seraient-ils plus efficaces ou auraient-ils tendance à consommer autant? Dans le même ordre d’idées, quels mérites ont le Japon et l’Europe d’avoir un meilleur bilan énergétique que l’Amérique du Nord? L’histoire et la géographie ne leur ont-elles pas imposé naturellement un mode de vie plus efficace? La construction de centres commerciaux et de résidences unifamiliales en périphérie des villes, observée dans les années 1980 en France et ailleurs en Europe, et maintenant en Chine, ne montre-t-elle pas que les mœurs peuvent changer rapidement et que le zonage agricole, respecté pendant des siècles, peut rapidement devenir une passoire à gros trous? Bref, à richesse égale, y a-t-il des comportements de société plus efficaces? Voyons la chose de plus près.
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L’incontournable efficacité énergétique
L
es écologistes les plus intransigeants et les partisans de la croissance à outrance ont beau être aux antipodes les uns des autres, ils sont d’accord sur un point: l’efficacité énergétique est le meilleur moyen de réduire notre dépendance énergétique et de minimiser l’impact environnemental de notre consommation d’énergie.
Les manifestes de tous les groupes d’opinion et les énoncés de politique gouvernementaux ont dit et redit la même chose. Et les grandes déclarations de conférences internationales, dans lesquelles on a traité la question de l’énergie et de l’environnement, le Rapport Brundtland1 (1987) et le Sommet de Rio (1992), ou celles qui ont entouré le Protocole de Kyoto (1997), pour ne citer qu’elles, ont toutes abondé dans le même sens. Mais cette belle unanimité s’arrête dès qu’on a fini de prêcher la vertu. Les points de vue s’opposent radicalement quand il s’agit de définir l’efficacité énergétique et de proposer des actions à entreprendre. D’un côté, on voit dans l’efficacité énergétique le seul moyen vraiment écologique d’assurer l’équilibre du bilan énergétique d’une société axée sur le développement durable. Toute action visant à développer l’offre est alors dénoncée vertement. De l’autre, l’efficacité est perçue d’abord et avant tout comme un outil capable de procurer des gains de productivité et de rentabilité, dans la mesure où les actions proposées sont rentables en soi et ne comportent pas trop de risques économiques.
1. La Commission mondiale sur l’environnement et le développement présidée par Mme Gro Harlem Brundtland, première ministre de Norvège, fut mandatée en 1983 par l’Assemblée générale des Nations Unies pour proposer des stratégies environnementales permettant d’assurer un développement durable des ressources à l’horizon 2000 et au-delà. Le résultat des audiences de la Commission fut publié dans un rapport intitulé Our Common Future, en mars 1987.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Dans la pratique, on le voit bien, le concept d’efficacité énergétique et les moyens proposés pour y parvenir varient selon les connaissances et la philosophie de chacun. Ces différences de perception sont attribuables à la confusion qui persiste autour de la définition de ce qu’est l’efficacité énergétique. Pour un procédé particulier, la notion d’efficacité est bien connue en ce sens qu’elle renvoie à un rendement physique de fonctionnement. Le problème se complique rapidement quand, à partir d’indicateurs globaux, on veut qualifier des ensembles d’actions. C’est le cas, par exemple, lorsqu’on tente de comparer les performances des sociétés en matière de consommation d’énergie.
Les Japonais sont-ils des champions de l’efficacité énergétique? On dit souvent que les habitants de l’Amérique du Nord sont de grands consommateurs d’énergie. Effectivement, la consommation d’énergie primaire2 par habitant aux États-Unis est environ deux fois plus élevée qu’au Japon ou en Europe, et le comportement des Canadiens suit de près celui des Américains. La consommation d’énergie des Américains semble d’autant plus élevée qu’elle correspond à environ quatre fois la quantité d’énergie nécessaire pour maintenir un niveau de vie acceptable, du moins au regard du rapport espérance de vie-consommation d’énergie observé dans les autres pays du monde. On serait donc tenté d’affirmer que les Nord-Américains sont moins efficaces que les Japonais. Il faut cependant éviter de tomber dans le piège qui consiste à confondre efficacité énergétique et niveau de consommation d’énergie. Que les Américains soient plus énergivores que les Japonais est une hypothèse facile à confirmer, quel que soit l’indicateur choisi. On l’a vu pour la consommation par habitant. Cela se vérifie également pour les indicateurs économiques: l’économie américaine demande environ 40% plus d’énergie par unité de produit intérieur brut (données de 1988).
2. En 1997, 8 tep par habitant aux États-Unis, contre 4 tep au Japon et environ 7,87 tep au Canada.
162
L’incontournable efficacité énergétique
Pourtant, si l’on en croit un article publié dans Physics Today en 1992 par Milton Searl et Chauncey Starr, deux analystes de l’Electrical Power Research Institute des États-Unis (EPRI), la chose ne serait pas aussi évidente. Il faudrait même arriver à la conclusion inverse! Bien sûr, les États-Unis utilisent 3,62 fois plus d’énergie que le Japon pour le transport, notaient par exemple les chercheurs selon des données compilées en 1988. Mais une bonne partie de la différence pourrait s’expliquer tout simplement par les densités de population respectives des deux pays: 2240 habitants par km2 au Japon, contre seulement 168 aux États-Unis. Si l’on tient compte de ce facteur, oh combien important quand on parle de transport! on peut dire qu’en ce domaine, les Américains sont 3,67 fois plus efficaces que les Japonais: ils consomment peut-être 3,62 fois plus d’énergie, mais ils sont 13,3 fois moins densément regroupés sur leur territoire. Même chose pour le secteur résidentiel: les deux auteurs admettaient que les Américains consomment 3,64 fois plus d’énergie par habitant que les Japonais. Mais les habitations des Américains sont quatre fois plus grandes en moyenne que celles des Japonais. La consommation par unité de surface aux États-Unis représente donc seulement 91% de celle du Japon – et ce, malgré le fait que la climatisation est bien plus répandue aux États-Unis qu’au Japon. Il est également vrai que les Américains, toujours selon les données de 1988, utilisent 1,62 fois plus d’énergie par habitant que les Japonais dans le secteur industriel. Mais comme la production industrielle par habitant est à peu près la même dans les deux pays, et comme le prix de l’énergie est environ deux fois plus élevé au Japon qu’aux États-Unis, le Japon est contraint d’investir fortement dans le secteur de l’énergie pour conserver sa compétitivité. On ne peut donc pas accuser les Américains d’être inefficaces, puisqu’ils ont plutôt investi dans d’autres facteurs de production pour rester globalement compétitifs. En tenant compte de chaque secteur de consommation, y compris celui de la production d’énergie et d’électricité, qui a la même efficacité dans les deux pays, les chercheurs de l’EPRI trouvaient donc que les États-Unis constituent un modèle énergétique qui n’est pas 163
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
moins efficace que le Japon, pour des raisons liées à la géographie, au niveau de vie des habitants, à la structure industrielle et aux différences de prix de l’énergie. En corollaire, ils concluaient également qu’il est impossible pour les Américains d’abaisser leur consommation à un niveau aussi faible que celui des Japonais.
Les limites des indicateurs globaux Intuitivement, la démonstration faite par les analystes d’EPRI ne nous a certainement pas tous convaincus que les Japonais sont moins efficaces que les Américains. Mais l’exemple qui vient d’être présenté invite à la prudence quand on parle d’efficacité énergétique. Il est en effet bien difficile de déterminer objectivement l’efficacité énergétique de pays dont les réalités sociologiques, géographiques, climatiques, technologiques, économiques et environnementales sont très différentes. Il n’est donc pas facile de mesurer objectivement l’efficacité énergétique d’une société donnée. Le système des indicateurs globaux a son utilité pour observer les tendances et il est d’ailleurs fréquemment utilisé dans des analyses économiques. Mais ces indicateurs de consommation d’énergie, que ce soit par habitant, par ménage ou par unité de production, doivent être employés avec prudence et ne peuvent être entièrement assimilés à de véritables indicateurs d’efficacité énergétique. On peut raffiner ce système en introduisant des notions de prix, de richesse et de structure économique. Comme on vient de le voir dans la comparaison États-Unis–Japon, la densité démographique est un facteur déterminant pour l’efficacité du réseau de transport d’un pays donné: il serait impossible d’abaisser la consommation d’énergie liée au transport des consommateurs canadiens ou américains au niveau japonais. On pourrait faire la même remarque pour le secteur industriel, où il faut considérer le type de production pour faire une comparaison adéquate. Les changements structurels d’une économie ont en effet un impact direct sur la consommation d’énergie. Il s’agit cependant d’un processus normal et continu qui exprime d’abord la part relative de chacun des secteurs de production dans le bilan énergétique total. 164
L’incontournable efficacité énergétique
Par exemple, au début du XXe siècle, plus de 70% de la main-d’œuvre se trouvait dans le secteur agricole; aujourd’hui, ce secteur ne représente qu’environ 3% de la main-d’œuvre. Le secteur industriel a par la suite pris de plus en plus de place. En ce début de millénaire, il semble que ce soit maintenant au tour de l’industrie manufacturière de perdre de l’importance à l’échelle mondiale, au profit de l’industrie des services. La part de la consommation d’énergie liée au secteur industriel tend à diminuer, du moins dans les pays industrialisés. De 1970 à 1990, il y a eu un déplacement de l’industrie lourde des pays dits «riches» vers les pays en développement, comme la Corée du Sud, le Brésil et le Mexique. Les seules exceptions sont l’Australie et le Canada. Et à l’intérieur du Canada, on note des différences majeures d’évolution industrielle entre l’Ontario, d’une part, qui a suivi l’évolution des pays industrialisés, et le Québec et l’Alberta, d’autre part, qui ont «alourdi» davantage leur production industrielle. Au Québec, par exemple, le secteur manufacturier est devenu le plus important en termes de consommation d’énergie: environ 40% du bilan total. Le Québec est aussi un grand consommateur d’énergie électrique, alors que près de la moitié de l’électricité produite est consommée dans le secteur industriel. C’est que l’économie du Québec, tout comme celle du Canada, est axée en grande partie sur l’exportation de produits primaires de première transformation. Les particularités de chaque économie pèsent donc dans la balance. Certaines économies sont fondées sur un secteur industriel lourd, c’est le cas du Canada, alors que d’autres n’ont pratiquement pas de secteurs de transformation primaire, comme l’aluminium et le papier. À première vue, le Québec et le Canada n’auraient donc pas suivi le reste du monde dans l’amélioration de l’efficacité énergétique, puisque la consommation énergétique par unité de production n’a pas varié beaucoup depuis 15 ans. Dans les faits, une grande partie du gain d’efficacité énergétique lié à des progrès technologiques (ce que les économistes appellent l’effet d’intensité) a été compensée par une croissance importante de l’activité économique dans le 165
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
secteur industriel (effet d’activité) et par la modification de la structure industrielle en faveur d’industries plus grandes consommatrices d’énergie (effet de structure). Comme on peut le voir dans le tableau 8, l’activité économique croissante du secteur industriel (effet d’activité) a contribué fortement à l’augmentation de la consommation d’énergie au Canada de 1984 à 1994. En contrepartie, il a moins contribué à l’augmentation de l’efficacité (effet d’intensité) que les autres secteurs. En d’autres mots, le secteur industriel a été le grand responsable de l’augmentation de la demande d’énergie au Canada et au Québec. TABLEAU 8
0,3 7,5 – 53,6 54,1 – 8
– 54 – 166 – 29 – 218 – – 467
Effet de température
247 337 489 503 – 1576
Effet d’intensité
(1994) 1392 936 2841 1949 195 7314
Effet de structure
Effet d’activité
(1984) Résidentiel 1202 Commercial 823 Industriel 2450 Transport 1677 Autre 167 Total 6 319
Énergie consommée
Énergie consommée
Secteur
Facteurs influençant la croissance d’énergie secondaire au Canada (pétajoules)
7,8 0,4 – – 8
Source: Ressources naturelles Canada, 1996.
La factorisation des indicateurs explique cependant de façon imparfaite ce qui s’est vraiment passé. Si l’on reprend, par exemple, l’analyse des effets d’intensité (voir tableau 9) par secteur industriel, on note que l’intensité énergétique a augmenté depuis 15 ans pour l’industrie des pâtes et papiers et pour celle des mines, alors qu’elle a diminué pour l’industrie sidérurgique et le secteur de la fonte et de l’affinage (aluminium, zinc, cuivre, titane, etc.). Pourquoi l’intensité a-t-elle ainsi augmenté dans le secteur des pâtes et papiers? Dans un monde de plus en plus compétitif, l’industrie ne devaitelle pas continuer à investir pour augmenter sa productivité? 166
L’incontournable efficacité énergétique
L’explication est simple. L’intensité énergétique exprime la consommation énergétique par unité de production en dollars. Or, par rapport aux anciens procédés, les nouveaux consomment plus d’électricité. En contrepartie, ces nouveaux procédés ont trois avantages: ils augmentent le rendement en bois, donnent un produit de meilleure qualité et sont plus écologiques. Il faut savoir également que l’industrie produit de plus en plus de papiers fins, ce qui demande plus d’énergie que pour la production de papier journal. TABLEAU 9
Variations contradictoires de l’effet d’intensité et de l’effet de structure par secteur industriel Secteurs
Effet d’intensité Canada (1984-1994)
Industriel total Mines Pâtes et papiers Sidérurgie Fonte et affinage Ciment Chimie
Effet d’intensité Québec (1978-1992)
Effet de structure Québec (1978-1992)
– 12,0 – 4,5 4,0 – 5,0 – 6,0 – 0,5
11,0 2,0 – 6,0 14,0 – 1,0 1,0 0,5
– 3,2 13,5 11,1 13,5 15,4 2,6 2,4
Sources: Ressources naturelles Canada et ministère des Ressources naturelles du Québec.
Il faut donc se méfier des analyses trop simples où l’on associe automatiquement consommation d’énergie et gaspillage d’énergie. C’est sans compter que la plupart de ces grandes industries, comme les alumineries ou l’industrie des pâtes et papiers, produisent des biens destinés à l’exportation – et qui seront donc utilisés par les économies d’autres pays. Si le Japon ou les pays de l’Union européenne montrent un bilan énergétique apparemment si avantageux, c’est peut-être qu’ils utilisent des produits de première transformation, comme l’aluminium, le magnésium ou le papier, venant d’ailleurs, par exemple du Québec. Le cas de l’aluminium est à cet égard exemplaire. Même si sa fabrication nécessite une importante quantité d’énergie, ce métal, 167
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
grâce à son faible poids et à ses grandes qualités physiques, permet d’économiser de l’énergie partout où il est utilisé. Il se prête également très bien au recyclage, car il faut cinq fois moins d’énergie pour le refondre que pour le produire. Le Québec est sans doute un des endroits du monde où l’on peut produire de l’aluminium le plus efficacement à partir d’une source d’énergie renouvelable. Transformée en aluminium, l’hydroélectricité québécoise devient donc un élément d’efficacité énergétique dans le monde entier. Ainsi, à l’heure de l’abolition des frontières et de la fusion progressive des grands ensembles économiques, il faudrait sans doute revoir la façon d’évaluer l’efficacité énergétique des différentes régions du monde. Dans la comptabilisation des émissions de gaz à effet de serre, des pays exportateurs de produits primaires comme le Canada ont d’ailleurs rappelé à leurs partenaires commerciaux que l’impact de la fabrication de ces produits ne pouvait leur être attribué intégralement. Dans des accords internationaux sur l’environnement, il apparaît en effet illogique de fixer des normes communes de stabilisation des gaz à effet de serre. Un point de vue planétaire serait plus logique. Dans des comparaisons internationales, il faut enfin se rappeler que les taux de change sont des paramètres variables qui ne reflètent pas nécessairement la réalité. Arbitrairement fixés par les marchés monétaires, ils sont fondés en partie sur des considérations politiques et sont parfois très subjectifs. Idéalement, les secteurs industriels devraient être comparés sur une base commune, mais cet exercice est presque impossible dans les faits. On pourrait s’étendre longuement sur ces comparaisons mondiales d’efficacité énergétique des systèmes de production industrielle. On aura compris que l’évolution de la consommation d’énergie par unité de produit intérieur brut dépend autant des politiques énergétiques que des politiques industrielles ou des avantages comparatifs d’un système de production. En conséquence, un meilleur arrangement de la production industrielle dans le monde suppose que l’on produise là où il est le plus efficace de le faire. Le libre marché a permis, jusqu’à un certain point, cet équilibre mondial: par exemple, l’aluminium est 168
L’incontournable efficacité énergétique
en général produit dans les pays où l’hydroélectricité est disponible en grande quantité. Mais pour obtenir un meilleur équilibre de l’ensemble de la production, il faut s’attaquer à un problème politique qui, lui, est loin d’être résolu. Dans le même ordre d’idées, l’évolution de la consommation d’énergie par habitant pour se loger ou se déplacer dépend de facteurs technologiques. Mais, comme nous venons de le voir à l’instant, la richesse et l’échelle de valeurs d’une société, ainsi que le niveau de vie acquis, sont également à considérer. Cela nous ramène à notre interrogation de base: quel est le niveau de confort minimal d’une société? Quels biens et services pouvons-nous nous permettre sans nous faire accuser de gaspillage?
L’énergie utile Toute cette discussion sur la consommation énergétique des sociétés montre clairement qu’il est difficile de trancher quant à leur efficacité parce que les mesures utilisées renvoient à leur organisation sociale et économique. Mais il existe une autre notion qui, sans répondre à cette interrogation générale sur l’efficacité d’une société, permet de faire des comparaisons adéquates pour des activités physiques. Il s’agit de l’«énergie utile», notion qui relève de la réflexion de l’ingénieur, dont le rôle est d’augmenter l’efficacité d’un procédé. L’énergie utile est l’énergie minimale nécessaire pour accomplir une action. C’est ainsi l’énergie minimale de fusion d’un métal. C’est l’énergie nécessaire pour obtenir la productivité maximale dans la fabrication d’un bien. Cette notion peut également s’étendre aux services. Par exemple, l’énergie utile est l’énergie minimale nécessaire pour chauffer une unité de logement; elle est la quantité minimale d’énergie nécessaire pour se déplacer sur un kilomètre; elle est la quantité minimale de lumen nécessaire pour lire un livre le soir, etc. Il est facile de comprendre que l’énergie utile est une borne théorique. Elle renvoie à un rendement parfait, ce qui, selon les lois de la physique, est impossible. Mais il y a plus. L’énergie utile renvoie aussi à un fonctionnement parfait de notre organisation sociale. 169
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
L’objectif de l’énergie utile nous oblige à rationaliser notre comportement à un point tel que notre bien-être ne serait plus acceptable, que la liberté acquise serait compromise. C’est l’uniformisation des comportements pour le plus grand nombre possible d’individus. Ainsi, pour aller d’un point à un autre, la marche est sans conteste le mode de locomotion le plus efficace; pour survivre dans une maison en hiver, il suffit de s’habiller chaudement et d’habiter plus nombreux dans des pièces moins grandes; pour lire un bon livre, une lampe de 15 watts peut probablement faire l’affaire. Mais alors, adieu l’atmosphère chaleureuse de la pièce de séjour. Et la planète, qu’en pense-t-elle? Elle s’en fout, la planète. Changement climatique, épuisement des ressources fossiles, c’est une manifestation de l’homme, c’est un désordre qui ne peut mettre en danger que l’homme. La planète continuera de tourner. En ce sens, l’entropie est une notion qui décrit l’activité humaine. En nous mettant dans cet espace relatif de notre survie, certaines énergies s’approchent de l’entropie zéro. Ce sont les énergies renouvelables, comme l’hydroélectricité, l’énergie éolienne, l’énergie solaire. Certes, leur entropie n’est pas nulle, car leur exploitation suppose un coefficient de rendement et un cycle de vie. Mais, en comparaison, les combustibles fossiles ont un cycle de remplacement de centaines de millions d’années, ce qui représente une entropie pratiquement infinie. Leur utilisation provoque un désordre définitif à l’échelle de l’humanité. En mots simples, la valeur des combustibles fossiles devrait être considérablement supérieure à celle des énergies renouvelables, tout simplement parce qu’on ne connaît pas de recettes ou de plans pour les reconstituer en quantité suffisante pour nos besoins. Or, dans la réalité c’est tout le contraire qui se passe. Le prix des combustibles se transige à des niveaux dérisoires. Elle est là, la contradiction de notre temps.
170
L’incontournable efficacité énergétique
Évidemment, personne ne veut revenir à l’âge de la pierre. Autant écourter son existence et celle des générations futures. Et c’est là le problème. À l’évidence, les sociétés libres consomment trop d’énergie pour les services qu’elles requièrent. Une plus petite voiture ferait l’affaire, et un logement plus modeste aussi. En ce sens, la société nord-américaine pourrait conserver sa qualité de vie, ses valeurs tout en diminuant sa consommation d’énergie. Mais comment s’y prendre?
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La ville: est-ce la solution de l’avenir? Une fois son emplacement déterminé, la ville a quelque chose d’éternel.
L
orsqu’on tente de relier les notions d’efficacité énergétique et de développement durable, la première mesure qui nous vient à l’esprit, c’est une politique d’aménagement du territoire. Pourquoi? Parce que l’aménagement du territoire permet de satisfaire les besoins actuels sans compromettre la satisfaction des besoins des générations futures. Cette réponse semble couler de source. Le passé nous enseigne en effet que l’aménagement du territoire peut avoir des conséquences importantes à très long terme sur la dépendance d’une région vis-à-vis de l’énergie et indirectement sur l’environnement. La construction d’un pont, l’implantation d’un complexe industriel ou le développement d’une banlieue vont entraîner des
Le quartier des affaires à New York.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
contraintes de logement, de travail et de déplacement sur une période qui dépassera largement la durée de vie des générations qui les auront décidés. Que les villes du Moyen Âge aient, pour l’essentiel, survécu jusqu’à nos jours, qu’on ait construit un autre pont tout à côté de celui d’Avignon, encore en place, ou que l’Acropole soit toujours au centre d’Athènes, cela nous indique, d’une autre façon, qu’un aménagement urbain a quelque chose d’éternel. Mais même si, a priori, les villes semblent globalement moins consommatrices (en termes d’énergie par habitant) que les zones rurales, il n’en demeure pas moins que la ville prend de plus en plus d’importance sur le territoire et que, pour la plupart des régions du monde, c’est là que la croissance de la demande énergétique est la plus forte et que les effets négatifs sur l’environnement se font souvent le plus sentir. Et le problème ira en s’aggravant, car le nombre d’individus vivant dans des agglomérations urbaines croît à un rythme effarant. Les statistiques des Nations Unies sur la démographie révélaient, en 1985, que la Terre comptait quelque deux milliards de citadins, soit 42% de la population mondiale. Ce taux devrait atteindre 50% très tôt dans le IIIe millénaire. À cause de cette extension des régions urbaines, on ne peut que conclure que la surconsommation d’énergie et la pollution seront de plus en plus des problèmes urbains. Il suffit de penser aux difficultés épouvantables que vivront les mégalopoles des pays en développement pour se convaincre que la pollution urbaine est un défi planétaire. Bref, nos descendants seront tributaires de nos gestes actuels pendant les siècles à venir. Dans la vie d’une ville, qu’est-ce que cent ans? Or, dans un siècle, il est clair que le système d’approvisionnement énergétique à l’échelle mondiale ne sera plus le même. Une question toute simple nous vient alors à l’esprit: qu’adviendra-t-il de nos grandes banlieues si le transport par voiture devient hors de prix? Pas de problème, diront certains, nous avons déjà pris le virage avec le développement de la voiture électrique. On ferait ainsi d’une
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La ville : est-ce la solution de l’avenir ?
pierre deux coups: on réduirait notre dépendance à l’égard du pétrole et on réglerait en bonne partie le problème de la pollution urbaine. C’est d’ailleurs la position des Américains. La loi californienne imposant le véhicule à émissions «zéro» pour le tournant du siècle et l’empressement actuel des grands constructeurs à mettre au point des voitures électriques hybrides donnent un autre aperçu de l’ampleur des développements technologiques et des investissements requis pour régler le problème de la pollution urbaine. Attention! disent les opposants, cette solution de la voiture électrique pour la Californie ne règle en rien notre problème de dépendance envers les combustibles fossiles; on ne fait que déplacer le problème. D’abord, il faut bien la produire, cette électricité. Avec quoi? Du charbon, principalement. Puis le prolongement de la banlieue comporterait des coûts cachés tout aussi importants: l’infrastructure des banlieues est coûteuse en énergie, en perte de territoire et en impacts environnementaux. La seule solution serait donc de mettre un frein à l’étalement urbain. L’économie future ne devrait plus être fondée sur le développement domiciliaire et la voiture. Il faudrait au contraire promouvoir le développement durable. Malheureusement, la pratique est bien loin de l’idéal théorique véhiculé par le bon sens. Même si, intuitivement, nous pensons, pour la plupart, que la densité urbaine est préférable à l’étalement, l’aménagement idéal demeure difficile à définir. Comme nous le verrons à l’instant, le bénéfice réel de l’augmentation de la densité urbaine, si on l’examine en termes de consommation d’énergie, est loin d’être évident.
Plaidoyer pour l’augmentation de la densité urbaine Les arguments en faveur de la réduction de l’étalement urbain sont régulièrement repris par les groupes d’opinion. Malheureusement, peu d’études scientifiques ont été faites sur le sujet. L’étude la plus célèbre dans ce domaine a été publiée par Newman et Kenworthy en 1989. En comparant la consommation d’essence de 32 grandes villes du monde, les auteurs arrivent à la conclusion que la densité urbaine est le facteur dominant des différences de consommation 175
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
énergétique par habitant. Comme le montre la figure 15, la consommation d’essence par habitant, dans les villes denses, est cinq à dix fois inférieure à celle des villes de faible densité. Même en corrigeant le bilan énergétique pour tenir compte du fait que les automobiles américaines sont plus énergivores qu’ailleurs, les villes américaines (de faible densité) ont besoin de trois fois plus d’énergie que les villes européennes. FIGURE 15
Consommation d’essence par ville selon le continent 80 000 Houston
70 000 Phoenix
Détroit
Denver San Francisco Boston Los Angeles
50 000 (MJ / habitant)
Consommation d’essence
60 000
Washington
Chicago
New York
40 000
Toronto Perth
30 000
Melbourne
Brisbane
Adelaïde Sydney
20 000
Hambourg Copenhague
10 000
Stockholm Francfort Zurich Paris Londres Amsterdam
Bruxelles
Berlin-Ouest Munich
Vienne
0 0
10
20
30
40
50
60
70
DENSITÉ (habitants / hectare)
Source: Échantillon réduit de données de Newman et Kenworthy, 1989.
La conclusion sur la densité concerne autant celle des emplois en milieu urbain que la densité résidentielle. Les villes à forte consommation d’énergie et à faible densité ont généralement un centre-ville où le nombre d’emplois est très élevé, pour une superficie très limitée. Si on compare la proportion d’emplois en milieu urbain (et pas seulement au centre-ville), celle des villes à faible consommation d’énergie est beaucoup plus élevée que celle des villes inefficaces, qui comptent beaucoup d’emplois en banlieue. Il existerait également une corrélation significative entre la consommation d’énergie et le prix de l’essence.
176
80
La ville : est-ce la solution de l’avenir ?
L’étude de Newman et Kenworthy émet également l’hypothèse que la construction de routes encourage généralement le gaspillage énergétique, selon la dynamique suivante: congestion, construction de routes pour réduire la congestion, étalement urbain, davantage de congestion et demande de nouvelles routes. Ceux qui prétendent qu’une circulation plus fluide augmente l’efficacité énergétique auraient une perception linéaire qui néglige les effets de rétroaction sur l’étalement urbain. À preuve, les villes américaines ont en moyenne trois à quatre fois plus de routes par habitant que les villes européennes, et la consommation énergétique de leurs transports est trois à quatre fois supérieure. En termes de qualité de vie, les villes de faible densité rendent leurs citoyens totalement dépendants à l’égard de l’automobile, en abandonnant le transport en commun, devenu non rentable. Ce constat est appuyé par des chiffres incroyables sur le nombre d’automobiles appartenant à des particuliers, dans des villes comme Houston et Denver (8 à 9 véhicules pour 10 habitants). Les auteurs concluent qu’un seuil de 30 personnes/ha semble le minimum nécessaire pour rentabiliser un réseau de transport public. Comme la densité typique des banlieues nord-américaines est de l’ordre de 10 personnes/ha, il est impossible d’y rentabiliser le transport en commun. Toujours, selon Newman et Kenworthy, une augmentation de la densité de 10 à 30 personnes/ha devrait réduire la consommation énergétique de 50 à 66%. L’étalement urbain a également des impacts importants sur l’agriculture. Si les tendances se maintiennent, 2% des terres agricoles à l’échelle de la planète auraient été perdues à cause de l’étalement urbain entre 1978 et le début du IIIe millénaire – généralement les meilleures terres. En tentant de démontrer que plusieurs grandes villes modernes ont réussi à briser la dynamique de l’étalement urbain, l’étude de Newman et Kenworthy représente donc tout un plaidoyer en faveur d’une politique d’aménagement urbain serré.
177
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Le niveau de densité urbaine souhaitable Cela nous amène cependant à nous interroger sur le niveau de densité urbaine souhaitable. Entre deux modes de vie extrêmes – vivre entassés comme à Tokyo ou Hong Kong, ou construire notre maison où bon nous semble comme à Houston –, où faut-il tracer la ligne de démarcation? Bien que l’on puisse se fier aux conclusions de l’étude citée cidessus quand on compare les grandes villes du monde, il est difficile d’extrapoler ces résultats pour les appliquer à la situation particulière d’une région donnée. Même à l’échelle mondiale, une telle analyse comporte des lacunes que l’on ne peut ignorer. Comparer Los Angeles à Paris ou Tokyo, c’est comparer différentes époques de l’humanité, trois continents et trois échelles de valeurs. D’un point de vue scientifique, force est d’admettre qu’il y a là un biais. D’ailleurs, en ne considérant pas des villes comme Hong Kong, Moscou ou Tokyo, l’analyse des villes par continent, présentée dans la figure 15, donne un portrait bien différent de la situation. Bien que l’effet de la densité soit confirmé par la comparaison des villes d’un même continent, l’amplitude de l’effet de densité est beaucoup moins élevée que celle de l’analyse mondiale. À l’évidence, cette figure reflète un comportement énergétique et indirectement une échelle de valeurs assez semblables entre villes d’un même groupe, selon qu’elles sont américaines, européennes ou australiennes. Il est bon de souligner que généralement les villes canadiennes sont moins énergivores que les villes américaines. À l’intérieur d’un même continent, on note des différences qui peuvent être liées à d’autres facteurs que la densité. Aux États-Unis, par exemple, la comparaison de Houston, la plus grande consommatrice d’essence, avec New York, la ville qui en consomme le moins, ne peut cacher que la première est une ville jeune et prospère, alors que la seconde, construite au début du XXe siècle, a connu son lot de problèmes économiques. Comme dans d’autres secteurs de l’activité humaine, le revenu est donc un facteur important dans l’explication de la consommation d’énergie des villes. Dans le même ordre d’idées, la comparaison des villes européennes semble contredire la conclusion générale de l’étude. Car Copenhague, ville deux 178
La ville : est-ce la solution de l’avenir ?
fois moins dense que Bruxelles ou Vienne, affiche à peu près la même consommation d’essence. D’ailleurs, l’étude de Newman et Kenworthy se limite à l’analyse de la consommation d’essence; pour les autres types de consommation, le portrait peut être bien différent. Quoi qu’il en soit, cette comparaison des grandes villes du monde reste académique et a peu d’utilité pour le planificateur soucieux de connaître l’impact réel de nouvelles politiques d’aménagement sur l’efficacité énergétique de sa ville. Car, en plus d’omettre le contexte régional, une telle comparaison ne tient pas compte des villes de taille moyenne. Bref, selon le point de vue étudié, les résultats peuvent être fort différents. Par exemple, si l’on suppose que la première préoccupation des citadins c’est la qualité de vie, on arrive rapidement à la conclusion que la consommation de carburant est une chose, mais que les critères pour le choix d’une habitation sont multiples. Encore une fois, c’est notre société libre qui nous permet ce choix. Et tant que l’énergie sera offerte au prix dérisoire que l’on connaît, d’autres facteurs, comme le prix de la maison, l’emporteront largement sur des considérations environnementales générales. Parmi les facteurs de qualité de vie, il y a aussi le niveau de pollution souhaitable. Or, le niveau de pollution en un point donné est fortement fonction de la configuration géographique de la ville. Athènes et Mexico sont toutes deux des villes denses, mais le fait qu’elles soient construites au creux d’une vallée y rend l’air tout aussi irrespirable qu’à Los Angeles. À l’inverse, on pourrait penser qu’une ville moins dense, construite sur un plateau et bien aérée, sera pour ses habitants plus désirable. Dans le même ordre d’idées, pour régler les problèmes de pollution, la meilleure solution n’est pas d’abaisser le niveau total des émissions à tout instant. La pollution doit être traitée comme la distribution d’électricité, c’est-à-dire faire l’objet d’une gestion des pointes. En abaissant les émissions en heure de pointe, on règle une grande partie des problèmes de santé de la population. En fait, si l’on compare les villes en termes d’émissions par unité de surface, on arrive à des conclusions fort différentes quant aux
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
solutions à apporter. Il ne s’agit pas de cautionner l’étalement urbain, évidemment, mais cette discussion montre que la densité n’est qu’un des facteurs à considérer. Encore une fois, l’analyse d’un indicateur global, comme la consommation d’énergie par habitant, est une mesure bien imparfaite pour déterminer l’efficacité énergétique d’une ville et surtout le type de développement urbain souhaitable pour une société donnée. Les exemples qui suivent viennent tempérer le mythe selon lequel la densité urbaine est le premier facteur explicatif du niveau de consommation d’énergie.
Facteurs qui expliquent la consommation d’énergie dans les villes: le cas du Québec Deux études1 de l’INRS montrent qu’il faut être prudent dans ce genre d’analyse. La première, réalisée en 1990, trace un portrait énergétique de la région de Montréal par secteur de consommation (résidentiel, commercial, industriel et des transports) et par zone (ville, île et grande banlieue). On y observe que la consommation d’énergie par habitant à Montréal est d’environ 25% moins élevée qu’en province. Une différence notable se situe sur le plan de la consommation d’électricité par habitant: 45 GJ/hab. dans la région de Montréal, contre 76 GJ/hab. en province. À première vue, l’hypothèse de l’importance de la densité de Newman se confirme. Mais, curieusement, on consomme plus d’énergie à Montréal qu’en banlieue. Et lorsqu’on compare la consommation du secteur industriel et celle du trafic international, l’écart entre Montréal et la province diminue considérablement. Même dans le transport, la différence de consommation par habitant entre l’île de Montréal et la région environnante n’est pas aussi grande qu’on pourrait le croire: 33 GJ/hab. dans la région de Montréal, contre 27 GJ/hab. sur l’île. Un autre résultat intéressant concerne le bilan énergétique par forme d’énergie. La part de l’électricité est à peu près constante, quel que soit le lieu de résidence. En fait, une deuxième étude, menée de 1992 à 1994 par l’INRS sur la consommation d’électricité 1. Labonté et Lafrance (1990), ainsi que Larivière et Lafrance (1999).
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La ville : est-ce la solution de l’avenir ?
par ville au Québec, vient atténuer l’importance de la densité. Comme prévu, les résultats indiquent que plus les villes sont denses, moins leur consommation d’électricité est élevée. Les résultats montrent cependant que l’augmentation de la densité a moins d’impact sur la consommation d’électricité que le veut la croyance populaire. À tout le moins, la réduction de la consommation d’électricité par habitant prédite par le modèle semble faible, comparativement à la réduction de la consommation d’essence que pourrait occasionner une hausse de la densité. L’étude de Newman et Kenworthy démontre en effet que si les villes de 1 000 hab./km2 pouvaient augmenter leur densité à 3000 hab./km2, leur consommation d’essence par habitant serait réduite d’au moins 50%. Une telle augmentation de la densité, dans les villes du Québec, ne diminuerait la consommation d’électricité par habitant que de 7%. Or, de toute évidence, de tels objectifs de densité de population sont irréalistes, même à long terme, puisqu’ils supposent une transformation radicale du mode de vie des citoyens et un réaménagement substantiel du territoire. En fait, d’autres variables, tout aussi importantes que la densité, expliquent les différences de consommation par ville. Dans le modèle de l’INRS, 28 variables ont été testées. Parmi elles, le nombre de degrés-jours, pour le chauffage, reflète la situation géographique de la ville. La part de logements chauffés à l’électricité dépend du coût de l’électricité dans le contexte régional. La richesse foncière uniformisée par habitant et l’âge moyen des habitants sont aussi des variables qui expliquent les différences de consommation d’électricité par ville au Québec. Indirectement, ces variables prennent en compte la richesse et le patrimoine collectifs. Avec le temps, par ailleurs, les emplois et les services ont tendance à se répartir sur le territoire. Une nouvelle ville de banlieue s’ajuste à la population qui l’a adoptée. Au bout d’une génération, bien souvent, les services y seront aussi variés que dans la grande ville voisine. C’est le cas des vieilles banlieues des régions de Québec et de Montréal, qui ont été construites dans les années 1950.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Il faut bien voir que la grande ville comporte aussi des défauts en termes de consommation d’énergie. Dans un grand édifice, par exemple, beaucoup d’espace est consacré à des services que l’on ne retrouve pas en banlieue: stationnement, ascenseurs, services de sécurité, etc. Cette discussion montre encore une fois que la consommation d’énergie par habitant est une mesure bien imparfaite pour qualifier l’efficacité énergétique d’une agglomération. Intuitivement, nous serions tous d’accord pour dire que les développements à la «boulevard Taschereau» ne sont pas rationnels, surtout si l’on considère l’impact à long terme. De toute évidence, les peuples qui ont des politiques d’aménagement réfléchies s’inscrivent dans le développement durable. Bien que les moyens pour y parvenir restent à évaluer, ils devront s’inscrire dans le cadre d’une planification à long terme. Il ne faut pas être naïf, cependant. L’aménagement du territoire n’est pas une panacée. D’une part, notre organisation sociale est extrêmement complexe, et les solutions pour parvenir à un comportement plus efficace ne peuvent se ramener à un seul énoncé, telle la réduction de l’étalement urbain. D’autre part, on ne peut réaménager les villes d’un coup de baguette magique.
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Le consommateur est-il rationnel?
E
n matière de consommation d’énergie, nous l’avons vu, la rationalité des uns n’est pas nécessairement celle des autres. Aussi le planificateur n’a-t-il pas la tâche facile quand il cherche à mettre au point des stratégies pour augmenter l’efficacité énergétique ou pour influencer les choix des consommateurs. Bien sûr, tout serait plus simple si ces derniers répondaient en bloc à des signaux comme le prix de l’énergie ou le rapport coûtsbénéfice. Assis devant leurs ordinateurs, les fonctionnaires et les conseillers du secteur privé pourraient influencer le marché rien qu’en modifiant les tarifs ou en fixant le montant des subventions pour telle ou telle forme d’énergie. Malheureusement, la réalité est tout autre. Les contraintes technologiques et l’évolution des facteurs sociologiques sont aussi importantes, sinon plus, que les facteurs économiques dans la détermination des choix individuels. Et il appert que le marché de l’énergie ne se modifie pas aussi facilement qu’on tourne un rhéostat. Les tentatives sont nombreuses, mais l’impact est toujours mitigé si on l’examine à long terme. Plus souvent qu’autrement, on devance des économies qui de toute façon seraient survenues tôt ou tard. Pire, l’impact est parfois carrément négatif. Par exemple, la coûteuse Politique nationale de l’énergie du gouvernement de Pierre Trudeau, au Canada, a été une des causes de l’endettement du pays. Certaines actions, destinées à réduire la dépendance à l’égard du pétrole, se sont avérées désastreuses par la suite. Ainsi, plusieurs consommateurs en ont profité pour faire subventionner la conversion à l’électricité de leur système de chauffage à l’huile. Or, dans plusieurs provinces canadiennes, l’électricité provient de centrales thermiques. Du coup, le bilan de ces provinces a affiché une hausse de la consommation d’énergie primaire.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Rien n’est simple, donc, et bien souvent, les mesures proposées sont de type volontaire et éducatif. Il faut dire, de plus, que les questions d’énergie sont fortement médiatisées. Les groupes d’intérêt exigent des réponses rapides, nettes et simples. Influencé par la critique, le décideur peut être porté à faire des choix qui ne tiennent pas compte de la complexité des problèmes à résoudre. C’est ainsi qu’au début des années 1990, sous l’influence d’une certaine pensée environnementaliste, on en est venu à dénigrer l’hydroélectricité: il allait de soi qu’il fallait subventionner le réseau gazier et le projet pétrolier Hybernia, mais Hydro-Québec et Ontario Hydro devaient résoudre tous les problèmes de la société et, bien sûr, en faire assumer les frais par leurs clients! En comparant à l’emporte-pièce deux situations ou deux technologies, on arrive souvent à la conclusion simpliste que l’une est bonne et l’autre, mauvaise. Bien sûr, on ne peut pas affirmer que tous ces programmes ont été inutiles. Certains programmes de nature volontaire ont même été porteurs. Par exemple, les programmes d’Hydro-Québec pour renseigner les gens sur l’intérêt de baisser la température de chauffage ou d’utiliser de l’eau froide dans le lave-linge ont porté fruit. Il est donc possible de modifier le comportement des consommateurs par des programmes d’information ciblés. Mais après coup, les leçons de ces multiples programmes sont claires: pour modifier de façon significative le bilan énergétique, il faut proposer des mesures qui ont des dents. Malheureusement, elles sont peu nombreuses. La première série porte sur la réglementation. Ainsi, si le Québec présente un bilan énergétique avantageux par rapport à ses voisins, c’est d’abord grâce à l’hydroélectricité. Mais il ne faut pas oublier que dès les années 1970, les normes de construction étaient plus sévères ici qu’ailleurs. Le champ de la réglementation s’applique aussi dans d’autres domaines, notamment celui des normes et standards pour les produits offerts sur le marché. Dans le cas des équipements ménagers, par exemple, les normes nord-américaines ont évolué, depuis la fin des années 1970, entraînant un progrès technologique remarquable. Un réfrigérateur récent consomme en moyenne deux fois 184
Le consommateur est-il rationnel ?
moins d’énergie que celui produit il y a vingt ans – à taille égale, bien sûr. Comme premier moyen d’action, la réglementation semble donc très efficace. Et en général, elle est peu contestée si le temps de transition est acceptable. Il existe un autre moyen efficace: le prix. Mais une hausse de prix imposée par le gouvernement est beaucoup moins facile à mettre en place, surtout dans un pays comme les États-Unis, où seul le marché a droit de regard sur ce type de considération. Vous trouverez même des gens qui vous diront que le signal du prix n’est pas si important. Là aussi la nuance s’impose.
Le signal du prix est-il important? Que répondre à ceux qui prétendent qu’un prix trop bas est incompatible avec une utilisation optimale des ressources énergétiques, car les différentes clientèles auront du mal à choisir, tant en termes d’économies d’énergie que de consommation, si le signal du prix est faussé? En théorie, ils ont certainement raison! Il est admis, par exemple, que les pays de l’ex-URSS ont eu un comportement inefficace dans le domaine de l’énergie parce que les prix ne reflétaient pas les coûts de production. Après l’effondrement du bloc des pays de l’Est en 1990, la hausse des prix de l’énergie s’est accompagnée d’une baisse marquée de la consommation d’énergie. On sait aussi qu’en matière de transport, les variations du prix des carburants ont généralement un impact à la fois sur les constructeurs de véhicules et sur leurs utilisateurs: l’efficacité mécanique des véhicules s’est accrue de façon significative après les chocs pétroliers. Les grands constructeurs ont rivalisé d’imagination pour rendre les moteurs plus performants, améliorer le roulement et l’aérodynamisme, et rendre leur produit plus durable. C’est ainsi, par exemple, qu’on a vu apparaître les matériaux composites dans la fabrication des voitures vers le milieu des années 1980. À la suite des chocs pétroliers, les consommateurs ont également réagi en achetant de plus petites voitures. Mais aussitôt que le prix du pétrole est revenu à un niveau stable, soit en 1985, on a vite repris ses mauvaises habitudes, ce qui semble bien prouver
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
que le prix est un facteur d’importance. L’accalmie sur le front du prix du pétrole, depuis le contre-choc pétrolier, a incité beaucoup de consommateurs à acheter des voitures plus grosses, et il n’est pas certain que le phénomène «minivan» aurait connu une telle ampleur si les prix de l’essence avaient été gardés au niveau de 1980 en termes réels. Dans le même ordre d’idées, en comparant les bilans énergétiques des provinces canadiennes et des États américains, force est de constater qu’il existe une corrélation entre la pénétration des systèmes de chauffage et le prix des formes d’énergie utilisées. Comment se surprendre qu’au Québec on se chauffe à l’électricité et en Alberta, au gaz naturel? Mais dans le domaine de l’énergie, il faut toujours se méfier des conclusions hâtives, parce que le prix n’est qu’un paramètre parmi d’autres dans le choix des consommateurs. Dans le domaine du chauffage, par exemple, l’électricité possède une valeur intrinsèque supérieure au gaz naturel et au mazout difficile à nier. Plusieurs consommateurs (pas seulement au Québec) qui ont opté pour le chauffage électrique l’ont fait en dépit de prix nettement plus avantageux pour le gaz. Pour les équipements ménagers, nous savons également que l’évolution de l’efficacité des appareils ne semble pas avoir de lien avec le prix de l’énergie. Il en va de même pour le choix de la taille de l’appareil. En fait, le signal du prix aura un impact seulement s’il est significatif. Bien souvent, seules les augmentations brusques ont un effet. Les faibles variations de prix ne peuvent avoir d’impact significatif sur la consommation, surtout si elles sont appliquées progressivement. Le consommateur s’habitue alors à la montée des prix. Et tant que cela n’affecte pas son niveau de vie, il encaisse sans y penser. L’histoire livre des enseignements contradictoires quant à l’impact du prix. Pour certaines catégories de consommation, tel le chauffage électrique au Québec, l’élasticité du prix est faible. On apprend aussi que ce n’est pas tant le niveau du prix qui compte, dans le choix des consommateurs, mais la confiance dans la stabilité du prix, ainsi que le climat général. Par exemple, dans les années 1970, le pétrole a carrément été rejeté des usages chauffage parce 186
Le consommateur est-il rationnel ?
que le marché en dent de scie n’avait plus la confiance des consommateurs. À l’inverse, les hausses subites du prix du pétrole, en ce début de millénaire, n’ont pas effrayé outre mesure les consommateurs. On n’a pas assisté à une vente massive de fourgonnettes ni à un retour systématique au rail, pour la raison très simple que le phénomène n’est pas perçu comme une pénurie durable de pétrole. Et il faut bien le dire, si on a les moyens de se payer un véhicule utilitaire de 40000$, qu’est-ce qu’une augmentation de quelques centaines de dollars sur la facture d’essence annuelle? En d’autres termes, pour que le prix soit une mesure efficace, deux conditions sont nécessaires: la hausse doit être significative; le signal du changement de contexte doit être clair. À cause de l’inertie face au changement, l’élasticité du prix est un phénomène à long terme, qui peut même s’étendre sur plusieurs générations.
Sommes-nous rationnels? De façon générale, on peut dire que le consommateur s’intéresse à la question énergétique. D’un point de vue strictement comptable, cet intérêt est surprenant puisque les dépenses des particuliers consacrées à l’énergie (logement et transport) restent relativement faibles et n’ont pas varié beaucoup de 1974 à 1994 (7,4% de leurs dépenses totales en 1994). À part quelques alarmes en 1973 et 1979, jamais l’énergie n’aura vraiment été, pour nous, une préoccupation existentielle. Jamais elle n’aura été perçue comme un élément déstabilisant du budget de la famille de classe moyenne. Dans ce contexte, le consommateur, qui est loin d’être idiot, est prêt à réduire sa facture énergétique si les mesures proposées sont raisonnables et ne touchent pas à son confort. La baisse de la température de chauffage est un exemple de ce qu’il peut consentir. Mais ce même consommateur n’est pas prêt à se farcir toute une liste de vérifications pour gagner quelques cents, ce que proposaient, au début des années 1990, les divers programmes incitatifs des compagnies d’électricité.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Il n’est pas prêt non plus à changer d’équipement ménager ou de système de chauffage pour des appareils plus performants, s’il juge que ceux qu’il a déjà sont encore en bon état de marche. Pire, lorsqu’il s’achète un nouveau frigo, l’ancien sert souvent pour y garder d’autres denrées. De même, il conservera sa vieille voiture pour ses enfants. En fait, les décideurs de tous les secteurs de consommation (industriel, commercial, résidentiel et des transports) font pratiquement les mêmes raisonnements. Dans le secteur industriel, par exemple, on ne se départira pas du moteur standard pour un moteur plus efficace tant qu’on ne sera pas obligé de le faire. À moins, bien sûr, que la compagnie d’électricité ne propose de le changer gratuitement… Dans le commerce et la petite industrie, la priorité n’est pas non plus aux questions d’efficacité énergétique: une enquête interne d’Hydro-Québec, en 1987, a bien montré que les deux critères de loin les plus importants que considèrent les gestionnaires d’édifices, dans leur choix de système de chauffage, sont la fiabilité du système et le peu de maintenance nécessaire. Même la bi-énergie apparaissait comme un système trop compliqué. En fait, sauf pour quelques grandes industries, le paramètre énergie est bien négligeable dans le calcul des facteurs de production. Pour la plupart des industries manufacturières, la part de l’énergie se situe audessous de 1%, bien loin du coût de la main-d’œuvre. Enfin, dans le secteur institutionnel public, là où l’analyse coûtsbénéfice devrait pourtant se faire sur un horizon à long terme, on se bute à un problème inusité: l’horizon d’allocation des budgets dépasse rarement une année. À l’heure des compressions budgétaires, inutile de dire que cela rend fort improbable l’adoption de technologies plus efficaces, qui demandent des retours sur investissement à plus long terme. Difficile de décréter, compte tenu de ce qui précède, que nos comportements individuels, en matière de consommation d’énergie, sont complètement irrationnels. Les gouvernements semblent plus illogiques que les consommateurs, si l’on se base sur leurs actions, qui manquent d’analyse et de continuité. 188
Le consommateur est-il rationnel ?
Acheter un utilitaire sport, c’est complètement fou? En 2001, les 5 500 répondants québécois au sondage annuel de l’Association canadienne des automobilistes (CAA) ont visiblement fermé les yeux sur le prix de l’essence pour placer la Jeep Grand Cherokee en tête du palmarès des dix «véhicules de rêve». Ce sondage indique que 71% des répondants considèrent la fiabilité comme étant un facteur déterminant dans le choix de leur prochain véhicule. Suivent la consommation d’essence (33%), le prix et le confort (29%), les offres spéciales (27%), l’habitabilité (26%) et l’esthétique (20%). Réunissez tout cela, rendez les gens plus riches, et le résultat sera une augmentation encore plus considérable des utilitaires sport. Donc, nous ne sommes pas fous, et rien ne permet d’affirmer que nos choix ne sont pas rationnels. Et rien ne justifie qu’on s’en prenne à ceux qui se paient une fourgonnette ou une maison de banlieue. Tout cela est légal et même encouragé par les gouvernements eux-mêmes, qui plus souvent qu’autrement ont subventionné ce type de développement. D’ailleurs, attaquer de front la liberté individuelle ne mènera jamais nulle part. La flagellation collective non plus, car nous sommes tous coupables, d’une manière ou d’une autre. Jusqu’à preuve du contraire, l’argent gagné est dépensé en biens et services qui impliquent une consommation d’énergie. Et plus on est riche, plus on consomme, ce n’est pas nouveau. Ce qu’on peut affirmer, en revanche, c’est que les programmes d’économies d’énergie doivent être ciblés, simples et convaincants, si l’on veut des résultats tangibles et durables. Et les programmes volontaires ont quand même leur raison d’être, malgré leur peu d’impact direct sur le bilan énergétique. Ils ont en effet l’avantage d’éduquer et de rejoindre un grand nombre de consommateurs – dont certains sont aussi, dans leur vie professionnelle, des décideurs dans des domaines d’activités où l’énergie peut avoir de l’importance, ce qui est, somme toute, un impact indirect à ne pas négliger. Nul doute, aussi, que le signal du prix fait partie des moyens royaux pour stimuler les technologies efficaces. Mais modifier notre comportement est une tout autre affaire, qui demande du courage
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politique. Dans tous les cas de figure, on ne peut laisser au consommateur, ni au marché d’ailleurs, le soin de décider. L’État est le seul capable de prendre en considération le long terme. Mais comment? C’est ce que nous verrons maintenant.
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SIXIÈME PARTIE
Des pistes de solution
L’importance du politique dans le domaine de l’énergie Le pétrole est plus précieux que la cathédrale d’Amiens. On peut refaire la cathédrale d’Amiens, parce qu’on a les plans, mais pas les réserves d’hydrocarbures. Albert Jacquard, Le Devoir, 22 avril 1999.
L
a popularité des thèmes énergie et environnement dans l’arène politique est relativement récente. Le gouvernement américain avait, bien sûr, institué l’Agence d’électrification rurale dans les années 1930. Il avait également établi les règles du jeu pour l’industrie pétrolière. Ainsi, il avait brisé le monopole de Rockefeller. La guerre, permise par le pétrole, avait aussi obligé les États-Unis à contrôler leurs approvisionnements. Mais, dans l’ensemble, les grandes politiques énergétiques sont apparues avec la création de l’OPEP en 1960. Comme l’Occident devenait de plus en plus dépendant à l’égard du pétrole importé du Moyen-Orient, il fallait diversifier les sources d’approvisionnement et stimuler l’efficacité, en d’autres mots augmenter l’autosuffisance énergétique. Chaque pays, à sa façon, a établi des politiques à la mesure de son importance mondiale. Les grandes puissances ont mis en place les stratégies mondiales. La création de l’International Energy Agency en est un exemple. Tout au long du XXe siècle, les États-Unis ont évidemment joué les chiens de garde en matière d’approvisionnements de pétrole dans le monde, s’impliquant de façon plus «musclée» lorsque le besoin se faisait sentir.
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Dans les pays de moindre envergure, l’intervention publique n’a pas été la même, selon la forme d’énergie considérée. En effet, les États n’ont pas tous le même contrôle sur les industries de l’énergie, ce qui tient aux particularités discutées plus tôt: •
Le pétrole est une industrie mondiale, sur laquelle seuls quelques États ont un véritable contrôle. À cause de son importance dans le transport, on comprend sa priorité stratégique.
•
Le gaz naturel est une industrie qui tend à être continentale. Comme il est un deuxième, voire un troisième choix, son importance stratégique est commerciale et économique. Il ne met pas en péril la sécurité des États au même titre que le pétrole ou l’électricité. C’est donc l’affaire d’ententes entre pays pour les échanges commerciaux. Par exemple, en Amérique du Nord, la déréglementation du milieu des années 1980 a permis une expansion considérable de l’industrie à l’échelle du continent.
•
Bien que le charbon soit transigé sur la scène internationale – l’Alberta exporte du charbon vers le Japon –, il demeure un combustible encombrant, qu’on utilise généralement près de la source. Il est géré localement, ce qui rend compliquée la mise en place de règles internationales.
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L’électricité est aussi stratégique que le pétrole pour la sécurité d’un État, mais elle demeure une industrie locale. En un sens, les réseaux électriques sont plus vulnérables que les autres systèmes de distribution d’énergie. C’est une industrie qui tient à un fil et dont la gestion est complexe.
•
Pour ce qui est des énergies renouvelables, les politiques en sont obligatoirement régionales, ce qui complique leur développement.
Cette situation stratégique de l’énergie a mené à des distorsions dans les politiques qui n’ont pas toujours été en accord avec les objectifs de départ, qui étaient d’améliorer les conditions sociales et environnementales ou simplement de favoriser des comportements plus efficaces. Dans le secteur électrique, en particulier, on peut douter que le premier souci de la manifestation publique ait
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L’importance du politique dans le domaine de l’énergie
toujours été l’efficience de l’industrie elle-même, les paramètres politiques locaux l’emportant plus souvent qu’autrement. Les raisons qui ont poussé les pouvoirs publics à intervenir dans le secteur énergétique sont nombreuses et diverses. Qu’on le veuille ou non, assurer la sécurité d’approvisionnement est toujours une préoccupation. L’énergie est un bien stratégique, voire essentiel. Conserver la compétitivité économique représente une autre raison d’intervention. D’une part, la croissance économique est indissociable du besoin accru d’énergie. D’autre part, pour beaucoup de pays, l’énergie est un facteur important dans la balance des paiements; ces pays doivent réduire autant que possible leur dépendance vis-à-vis de l’étranger. Pour des pays comme le Canada et la Norvège, conserver sa compétitivité économique signifie mettre en valeur les ressources naturelles. L’énergie crée de l’emploi. Maximiser les impacts sociaux entre également dans la balance; il s’agit, entre autres, de favoriser le développement régional ou d’assurer l’équité sociale. Par exemple, dans plusieurs régions du monde, dont le Québec, le prix de l’électricité est uniforme sur tout le territoire. L’énergie est un bien commun. Au-delà de ces considérations économiques et sociales, la production, la transformation et l’utilisation de l’énergie ont aussi des impacts sur le milieu. L’énergie demeure la principale cause de la pollution de l’air, et elle a des incidences directes et indirectes très importantes sur le sol et les milieux aqueux. Les politiques ont donc suivi, de plus en plus nombreuses, pour réglementer et discuter les développements énergétiques. Il s’agit cependant, en général, de politiques locales, d’où la difficulté d’imposer des règles universelles. Les moyens pour mettre en œuvre ces politiques peuvent être très variés. Ils dépendent fortement de l’échelle de valeurs de chaque nation. Le contrôle des prix par la taxation, la négociation de contrats à long terme et les politiques de tarification sont autant de moyens qui visent à modifier le comportement des consommateurs. Au Japon et en France, la politique prend l’allure d’une taxation élevée. Aux États-Unis, on fait confiance au marché, mais les incitations financières et la réglementation sont amplement utilisées. Compte tenu des penchants protectionnistes des Américains, ce type de 195
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
médecine est souvent néfaste pour les exportateurs. Le Canada l’a bien vu dans le domaine de l’exportation des produits de première transformation et de l’énergie. Parfois, les instruments économiques sont plus durs encore. La politique inflationniste de Donald Reagan, au début des années 1980, découlait du choc pétrolier de 1979; malheureusement, elle a été une cause importante de l’endettement des pays en développement. Autre exemple, l’imposition de normes plus sévères dans le transport force les constructeurs mondiaux à s’adapter continuellement aux conditions américaines. Les moyens pour modifier le niveau de consommation d’énergie sont aussi nombreux qu’il y a d’activités humaines. Certains des objectifs visés sont facilement acceptés, d’autres exigent un compromis; certains sont communs à tous les pays, d’autres sont spécifiques. À cela, il faut ajouter les stratégies par blocs qui limitent en partie les politiques régionales. Ainsi, en Europe, on a privilégié un cadre tarifaire et un contrôle public des secteurs clés pour gérer la balance des paiements ou pour favoriser l’autosuffisance énergétique. Au Japon, pendant les chocs pétroliers, la stratégie a été axée sur l’augmentation de l’efficacité du secteur industriel et sur le développement technologique, plutôt que sur l’autosuffisance énergétique. Au Canada, pendant ce temps, Pierre Trudeau préconisait au contraire une politique nationale de l’énergie très interventionniste; elle fut défaite par les conservateurs de Brian Mulroney quelques années plus tard. Dans la décennie 1990, fidèles à leurs valeurs, les Américains ont préconisé le développement technologique par le biais de la concurrence, mais sans chercher à influer sur le mode de vie des gens. La tendance récente est de forcer le développement technologique par le cadre législatif (le Clean Air Act, en 1990, ou l’Appliance Act), sans contrôle des prix. Le défi de la voiture électrique en Californie est l’exemple typique de la politique américaine. Tout en maintenant le prix des carburants très bas, et sans agir sur l’étalement urbain, on a fixé la part de marché de la voiture électrique pour l’horizon 2000. Les manufacturiers se sont vus obligés de proposer aux consommateurs un produit plus efficace. 196
L’importance du politique dans le domaine de l’énergie
L’énergie à la dérive des modes Nul ne peut nier que l’énergie est au centre des préoccupations des sociétés. Comme on vient de le voir, l’intervention publique diffère selon la forme d’énergie considérée et la position de chaque pays. Mais à ces constatations, il faut ajouter que la manifestation des pouvoirs publics est différente selon les régions et les époques. En d’autres mots, les décisions en matière d’énergie sont corrélées directement aux slogans du moment. L’étatisation et l’autosuffisance des années 1960 et 1970 correspondaient à l’idée que l’on se faisait de l’État-providence. Les chocs pétroliers de 1973 et 1979 sont venus confirmer que l’énergie n’était pas une vulgaire matière première. À cause de l’importance stratégique de l’énergie, les États se devaient d’assurer la sécurité d’approvisionnement et de promouvoir l’utilisation rationnelle de l’énergie, des politiques axées sur le long terme. Au moment où l’État prenait de plus en plus de place dans la vie quotidienne des citoyens, des groupes se sont mobilisés pour dénoncer l’omniprésence des pouvoirs publics dans la gestion de l’énergie. Concrètement, en 1978, aux États-Unis, le Public Utilities Regulatory Policies Act (PURPA) fit une première brèche dans les conceptions traditionnelles de l’industrie électrique. Cette loi obligeait les grands producteurs d’électricité à acheter l’énergie produite par les petits producteurs privés à un prix équivalent au coût évité, c’est-à-dire au prix qu’il leur en aurait coûté pour produire cette électricité avec de nouveaux équipements. Elle permettait donc une concurrence limitée pour la production d’énergie. Du côté des consommateurs, les grands clients industriels pouvaient réduire leur dépendance vis-à-vis des grands producteurs en installant des cogénérateurs ou simplement leurs propres petites centrales thermiques. L’adoption de cette loi n’était pas étrangère aux déboires de l’industrie nucléaire et aux erreurs de prévision de la demande des grandes compagnies d’électricité. On assista alors à la naissance et au développement de très nombreux nouveaux producteurs. Et l’on vit proliférer, dans les années 1980, les mini-centrales thermiques, caractérisées par leur faible investissement initial.
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La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
Presque au même moment, les politiques ultralibéralistes des Reagan et Thatcher préludèrent à la déréglementation et à la privatisation du secteur de l’énergie. La déréglementation du gaz naturel en Amérique du Nord a occasionné des changements profonds dans la politique gazière canadienne, en particulier la politique nationale de l’énergie (PNE) du gouvernement Trudeau. La PNE était axée sur l’autosuffisance et l’équité pancanadienne dans l’utilisation de la ressource. Les réserves de gaz devaient être gérées en fonction des besoins à long terme des Canadiens. La déréglementation du gaz naturel vise, au contraire, le développement d’une industrie continentale où les réserves canadiennes et américaines seront réunies pour satisfaire les besoins futurs des deux nations. Dans un tel contexte, seul un marché libre est acceptable. Le PURPA et la déréglementation du gaz naturel ont ramené la notion de risque du long terme vers le court terme. On a également assisté à la naissance d’un mouvement de méfiance extrême envers les monopoles de service public d’électricité et les mégaprojets de centrales hydroélectriques. Enfin, les erreurs de prévision de la demande de la fin des années 1970, combinées aux accidents des centrales nucléaires Three Mile Island et Tchernobyl, ont porté de durs coups à l’industrie nucléaire, surtout en Amérique du Nord. La sensibilisation aux questions environnementales, découlant notamment du Rapport Brundtland, a permis la promotion du développement durable et de la planification intégrée des ressources, qui ont mené aux grandes conférences internationales, telles que Rio en 1992 et Kyoto en 1997. Le grand défaut de ces deux concepts est d’imposer un contrôle constant de l’État. C’était inacceptable. Pour contourner le problème, on a mis en place la déréglementation du secteur électrique. Lancé en 1989 en Angleterre par Margaret Thatcher, suivi aux États-Unis et dans plusieurs pays du monde depuis, ce mouvement signe le retour à la contestation de l’État-providence, une nouvelle profession de foi aux vertus du libre marché pour assurer le meilleur prix au consommateur. Selon les promoteurs de cette pensée, le progrès technologique est assuré par la concurrence.
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On connaît la suite. Le succès de ce mouvement purement économique est mitigé, et le cafouillage californien donne des munitions aux écologistes et à ceux qui préconisent un contrôle plus serré du secteur énergétique par l’État.
Les leçons du passé Ces constats historiques sur les politiques énergétiques nous amènent à nos premières conclusions. L’élaboration de politiques énergétiques est indissociable du contexte régional. La planification énergétique est à l’image des peuples qui la font, mais aussi de la richesse et des ressources qu’ils possèdent. Pour les questions internationales, c’est la politique stratégique qui prend le dessus. Pour les questions régionales, le tout-à-l’économie finit toujours par reprendre le haut du pavé. L’environnement passe alors en deuxième lieu. Comment se surprendre des résultats de la Conférence de Kyoto? Chacun y est allé de ses suggestions… et de ses oppositions. Cette conférence a montré, encore une fois, à quel point il est difficile d’obtenir un consensus quant aux moyens à prendre pour résoudre un problème planétaire. Bien qu’on ne puisse nier l’existence de préoccupations d’ordre planétaire pour certains problèmes – et le changement climatique en est une –, force est d’admettre que les moyens proposés pour régler de tels problèmes sont fort différents selon les blocs, et cela a des conséquences pour l’avenir. Comme la croissance de la demande énergétique se fera surtout dans les pays en développement, l’évolution du système de production mondial favorisera les technologies les moins chères, dont le charbon et les combustibles lourds comme le diesel. Même dans les pays riches, les différences de vision vont subsister. Le cas du nucléaire en est un bon exemple. Celui de la taxation (sur le pétrole notamment) en est un autre. Ces différences de vision nous obligent aussi à nous montrer prudents quant à la possibilité que les nations se donnent un objectif d’avenir commun à l’échelle de la planète. On peut se demander si la prise en compte des générations futures par les politiques est encore possible. Certes, l’histoire des cinquante dernières années a montré l’efficacité des politiques pour corriger la trajectoire de 199
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consommation ou pour assurer la sécurité d’approvisionnement énergétique. Mais si une crise majeure éclate, l’humanité aura-t-elle les moyens d’y faire face de façon concertée? Comme le «parlement planétaire» n’existe pas encore, la réponse logique n’est-elle pas de conserver toutes ses options, sans chercher à les limiter ou à les orienter? Au fur et à mesure qu’une forme d’énergie deviendra moins intéressante ou s’épuisera, les lois du marché permettront le renouveau technologique le plus approprié. C’est là le pari de la nouvelle politique de George W. Bush. C’est par le développement de l’offre que le monde évolue, et non par la gestion de la demande, trop compliquée à mettre en marche et trop coûteuse politiquement. Si la crise éclate, le système est suffisamment vigoureux pour corriger la trajectoire. Voilà la théorie de nos dirigeants. D’ailleurs, qui peut prévoir la crise? Vaut mieux accepter de l’affronter que de chercher à la prévenir, semblent penser la plupart des politiciens. Depuis la nuit des temps, l’humanité aurait donc peu changé de comportement. Elle aura évolué de crise en crise, s’appuyant sur sa confiance inébranlable en son organisation économique et sociale pour s’ajuster à l’imprévu. Mais est-ce la crise qui va réellement régler nos problèmes?
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L’importance du politique dans le domaine de l’énergie
TABLEAU 10
Les grandes politiques: événements marquants dans le monde (Liste non exhaustive)
Période
Événements
Commentaires
1956-1970
Hubert (1956)
Prise de conscience de la limitation des ressources. Début des grandes politiques; contrôle étatique des secteurs névralgiques de l’économie: électricité, industrie lourde. Sécurité d’approvisionnement et autosuffisance sont les mots d’ordre. Politique de remplacement du pétrole. Contestation des grands projets. Rapport Brundtland (1987). Conflit entre deux écoles de pensée: rentabilité vs développement durable. «La seule constante de l’histoire, c’est la géographie.» De Gaulle Tentative de mise en place de mesures plus écologiques et de gestion de la demande (DSM). La problématique conflictuelle se poursuit.
Club de Rome: Meadows
1973-1985
Chocs pétroliers Three Mile Island, PURPA
1985-1987
Déréglementation du gaz naturel
1990
Guerre du Golfe
1989-1994
Mode DSM
Conférence de Rio (1992) Depuis 1990 Déréglementation de l’électricité Kyoto 1997 2001 Politique énergétique de George W. Bush 11 septembre 2001 Les attentats de New York
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Retour de la sécurité d’approvisionnement. L’histoire qui se répète. Prélude à des changements de paradigme?
La crise est-elle la seule solution?
E
n période de récession, nos parents nord-américains disaient, sans penser aux conséquences de leurs paroles, qu’une bonne guerre relancerait l’économie. Effectivement, dès la fin des années 1940 et surtout dans les années 1950 et 1960, l’Amérique a amplement profité des retombées de l’après-guerre. L’électrochoc du conflit mondial a aussi été bénéfique pour l’économie de l’Europe et du Japon. Cette théorie un peu curieuse, selon laquelle il faut que les choses aillent mal pour qu’elles aillent mieux, semble aussi montrer que l’économie a une sorte de comportement maniaco-dépressif – une récession correspondant à un down et une période de croissance, à un high. Dans le même ordre d’idées, plusieurs groupes de pression font valoir que la crise est le meilleur moyen de stimuler l’efficacité énergétique. On en veut pour exemple les chocs pétroliers, qui ont engendré des comportements plus efficaces dans nos sociétés. Il ne faudrait pas croire, cependant, que la guerre et la crise économique sont toujours bénéfiques pour l’avancement de l’humanité. Quel serait l’état de l’économie et de la démocratie si la guerre froide avait entraîné un conflit mondial majeur? Temporairement, des groupes d’individus en profitent, mais globalement, à long terme, c’est la communauté planétaire qui en souffre. Et toujours, il y a des pertes de vie, directes d’abord, indirects ensuite, pour les peuples les plus affectés. Une baisse des activités économiques, on le sait, peut mener à une régression de l’espérance de vie. Pour réconcilier les vues, on peut affirmer sans trop se tromper que la crise a deux effets. D’un côté, elle oblige à la réflexion et, quand elle est importante, elle peut modifier le comportement des sociétés d’une façon positive. De l’autre, la crise a des effets négatifs, proportionnels à son ampleur. Historiquement, le passage
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
de l’âge du couple charbon-vapeur à celui du pétrole, par exemple, a permis le développement que l’on connaît. Il a donc constitué un changement très heureux pour l’humanité. Mais, en même temps, la transition s’est faite dans la douleur pour une partie de l’humanité, en Europe d’abord, dans le reste du monde ensuite, pour ceux qui n’étaient pas prêts à s’adapter au changement. On observe encore des séquelles aujourd’hui, notamment dans l’ex-URSS. Parfois la période de transition est plus longue encore, parce que l’idée géniale qui ferait avancer les choses ne vient pas. Par exemple, pour régler la crise du bois de feu survenue en Europe au XVIe siècle, il a fallu attendre 250 ans. Encore aujourd’hui, des crises persistent, sans jamais rien régler. L’éternel conflit israélo-palestinien ou l’impossibilité de gérer la liberté dans une grande partie de notre monde montrent à quel point la crise a ses limites. Bref, à en juger par l’histoire, nous ne sommes pas à l’abri du pire, c’est-à-dire un conflit armé majeur, combiné à une pénurie d’énergie grave. Mais on préfère ne pas y croire. Ne soyons pas prophètes de malheur. Examinons plutôt les conséquences des crises qui correspondent à des soubresauts périodiques de notre arrangement social et économique.
Le syndrome maniaco-dépressif de l’économie Depuis que les baby-boomers ont atteint l’âge de travailler, nous avons connu trois grandes récessions: 1974, 1982, 1991. Et 2002 semblait aussi préluder à un ralentissement économique majeur. Les deux premières récessions ont suivi de très près les chocs pétroliers de 1973 et 1979. Les revers de ces deux récessions ont rapidement été oubliés, en partie parce que les baby-boomers, encore jeunes, avaient toujours beaucoup de projets en tête. Pour la récession du début des années 1990, les choses se sont passées tout autrement. Les baby-boomers avaient vieilli, les projets se faisaient plus rares. Plusieurs se demandaient alors si on renverrait jamais l’ascenseur à la classe moyenne et aux travailleurs. Rappelons-nous le discours des années 1990. Partout, on parlait de réductions massives d’effectifs, de coupures de postes, de réorganisation du travail et de rationalisation des entreprises. Les pays 204
La crise est-elle la seule solution ?
industrialisés devenaient de véritables zones sinistrées. Les disciples des Reagan, Thatcher et autres Newt Gingrich n’ont donc eu aucune difficulté à enrôler des volontaires dans la guerre contre ces gaspilleurs de fonds publics qu’étaient les fonctionnaires et les plus pauvres de la société. Le pendule a donc filé vers la droite. Même les pays qui se réclamaient encore de la social-démocratie n’ont plus eu le choix et ont dû suivre le mouvement pour ne pas subir une décote sur le marché international. L’avenir semblait désespérément sombre. Combien de fois n’at-on pas entendu dire qu’il fallait nous serrer la ceinture, vivre selon nos moyens, accepter une baisse de notre niveau de vie, nous résigner à l’idée que nos enfants ne jouiraient pas de la même abondance que nous? Mais en même temps, la population réclamait des baisses d’impôt, une réduction de la taille de l’État et une politique du «pas dans ma cour». Les mieux nantis voulaient tout simplement protéger l’acquis. L’économie s’est donc remise à marcher, et même très fort. Il fallait mettre tout le paquet dans les technologies de l’information (TIC). Du petit épargnant au décideur universitaire, tous devaient agir rapidement, pour ne pas rater le train. Tout nouveau programme de formation devait se conformer à cette nouvelle orientation. Plusieurs groupes de recherche universitaire québécois ont délaissé leurs activités traditionnelles, comme l’énergie, pour les TIC. Comment faire autrement, quand le nouveau ministère des Sciences et de la Technologie en fait sa priorité? Et puis voilà que tout à coup, en 2001, on réalise que l’on s’est encore trompé. Les Nortel et compagnie, c’est du vent. Et puis arrive le 11 septembre pour nous montrer que l’industrie de l’aviation aussi peut battre de l’aile, tout comme l’industrie du tourisme. Désormais, c’est la sécurité qui est prioritaire, et les gouvernements et les universités auront vite fait de s’y intéresser. Comme nous, l’économie semble avoir besoin d’une succession d’hivers et d’étés. L’atmosphère de morosité et même de déprime qui marque ce début de millénaire imprègne évidemment notre perception de l’avenir. Pourquoi investir dans la connaissance? D’ailleurs, pourquoi s’intéresser au long terme, alors que l’examen 205
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de ce qui se produira pour l’emploi, dans la décennie qui vient, apparaît purement spéculatif? Les prévisionnistes pécheraient-ils par excès d’optimisme ou seraient-ils tout simplement inconscients des maux qui affligent notre monde aujourd’hui?
La crise est-elle la solution? Ce comportement maniaco-dépressif de l’économie soulève une question plus fondamentale encore: est-ce la crise qui va régler notre problème de ressources à long terme? On peut en douter, au moins pour une raison: en période de crise, on protège l’acquis, on durcit le ton, on rationalise, on attaque la liberté, on ignore l’avenir. L’économie se portant moins bien, les ressources pour corriger la situation font défaut. Et quand ça va très mal, l’idéologie l’emporte sur toute rationalité collective. Peut-on compter sur la technologie, en période de crise, pour nous sauver? Rien n’est moins sûr. Il faut bien admettre que nous ne sommes pas toujours aussi intelligents que nous voulons bien le croire. Nous sommes plutôt lents à réagir, et nos idées «géniales» semblent souvent relever du hasard. Depuis cent ans, qu’avonsnous fait pour améliorer l’accumulateur au plomb et la pile à combustible? Comment se fait-il que notre production d’électricité soit encore basée sur des procédés mis au point il y a 80 ans? Où en sommes-nous avec le solaire et la fusion? L’émotion d’abord Le hic, avec la crise, c’est que les questions fondamentales ne sont jamais abordées correctement; on préfère jouer sur l’émotion. Le hic, avec la crise, c’est qu’elle fait baisser encore plus le prix des biens, le pétrole par exemple. Le marché a une seule loi: l’équilibre offredemande. Or, si la demande baisse, le prix baisse. C’est ce qui se passe en période de récession. Comment justifier la R-D en faveur de technologies plus efficaces dans un contexte où l’émotion et le prix se conjuguent pour décourager toute action?
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Le rapport énergie-économie Ce n’est pas un hasard si les États-Unis sont à la fois la première puissance mondiale et le pays qui consomme le plus d’énergie par habitant. Si le rapport économie-énergie ne dit rien sur l’efficacité énergétique des habitants, on peut au moins en déduire que le niveau de consommation énergétique est certainement un indicateur de richesse d’une nation. Cela n’est pas nouveau. Il est donc clair que la disponibilité des ressources bon marché constitue une incitation économique importante et une condition nécessaire de progrès. Pour un pays en développement, l’électrification est même un élément déclencheur d’activité économique. Au Sahel, par exemple, là où le déficit d’offre est chronique, il est intéressant de noter que le simple fait de doter un village de capacité électrique conduit à la saturation de la demande au bout de quelques années. L’histoire a montré que cette relation entre croissance de la demande d’énergie et croissance économique n’est pas toujours aussi directe et constante; elle dépend également du contexte énergétique lui-même. Ainsi, des changements importants dans les prix relatifs des différentes formes d’énergie sont intervenus dans les années 1970, ce qui a modifié la structure du bilan énergétique dans beaucoup de régions du monde. Ces changements ont amené une rationalisation de la demande globale d’énergie, d’une part en provoquant le remplacement de certaines formes d’énergie par d’autres, d’autre part en incitant les consommateurs et les industriels à d’importantes économies d’énergie. Dans les pays industrialisés, le rapport croissance de la demande d’électricité-croissance économique (EPIB) a tendance à se situer entre 0,6 et 1. Mais pour un pays en développement, ce ratio peut facilement atteindre 1,5. Certes, pour une société vieillissante comme la nôtre, le rapport se situe plutôt aux alentours de 0,4-0,5. On ne peut y échapper: qui dit croissance économique dit aussi croissance de la consommation d’énergie. Deux leçons doivent être tirées de ce qui précède: on ne peut tenir un double discours dans lequel on affirme, d’un côté, qu’on fera croître l’économie et, de l’autre, qu’on n’a plus besoin d’énergie; les mesures d’efficacité ne peuvent tout satisfaire, car elles ne sont que des corrections conjoncturelles.
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Dans le même ordre d’idées, doit-on souscrire à l’idée qu’il faut proposer l’arrêt de toute croissance économique et démographique pour régler notre problème de ressources? Malheureusement, cela non plus ne semble pas une solution. L’aspect démographique d’abord. Il ne faut pas oublier que la fécondité est un réflexe conditionné des peuples pauvres pour survivre. Le seul remède à une trop grande fécondité, c’est l’équité planétaire, l’aide internationale accrue de la part des sociétés vieillissantes. Bien que les discours commencent à changer – Jean Chrétien s’est fait le défenseur de l’aide accrue à l’Afrique –, force est d’admettre que la tendance de fond est le repli sur soi des pays industrialisés. Pour ce qui de l’aspect économique, l’équation est très simple: il faut que les choses aillent bien pour assurer le progrès. En fait, la croissance économique est une manifestation du travail humain. C’est la récompense incitant à continuer. Or, pour changer les choses, pour assurer la relève à l’ère du pétrole bon marché, pour améliorer les technologies, pour corriger nos erreurs environnementales et nos biais, il faudra travailler encore plus et, donc, consommer toujours davantage. C’est la loi de l’entropie. Malheureusement, et malgré le dicton, ce n’est pas une bonne guerre qui va accélérer les choses. C’est quand les choses vont bien qu’il faut agir. Il faut en profiter pendant que nous vivons encore dans un climat de paix énergétique. Un traitement de choc pourrait être catastrophique; un traitement à petites doses serait beaucoup moins amer. Mieux vaut prévenir que guérir… D’autre part, la crise force la réflexion. Elle est parfois le seul moyen de briser le statu quo, de réduire le conservatisme, de remettre la solidarité à l’ordre du jour. Mais la crise est imprévisible dans sa forme et dans sa durée. Certes, on peut prévoir qu’il y en aura une. Par exemple, on sait que l’iniquité planétaire contient les germes d’un conflit à terme. Mais on ne sait pas quand il éclatera. On ne connaît pas non plus la forme que prendra la nouvelle récession. Bref, la crise semble toujours frapper sans avertissement. La seule crise prévisible dans sa forme est celle de l’épuisement des ressources pétrolières conventionnelles. On ne connaît pas la date exacte, mais on sait qu’il reste suffisamment de temps pour s’y préparer. Le ferons-nous? 208
Les solutions extrêmes
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oute notre discussion sur les rapports énergie-société au fil du temps et sur les réserves de combustibles fossiles conventionnelles nous amène à définir trois périodes d’analyse pour l’avenir.
L’horizon 2020 ne sera pas influencé par un épuisement des ressources bon marché. Par contre, plusieurs événements pourraient inciter les États à établir de nouvelles politiques énergétiques. Qu’on pense au changement climatique ou à la sécurité d’approvisionnement; un jour ou l’autre l’énergie reviendra dans les priorités des gouvernements. La période 2020-2050 en sera une de transition, qui dépendra des actions entreprises avant 2020. Le monde reposera encore sur les combustibles fossiles, mais des signes de tension plus sérieux sur les prix devraient apparaître en raison de la prise de conscience de la rareté des réserves conventionnelles de combustibles. L’après-2050 nous amène à discuter des changements structurels. L’évolution idéale serait l’arrivée de l’âge électrique, mais rien n’est gagné de ce côté. D’abord, le passage à un âge électrique représente un défi énorme sur tous les plans: technologique, économique, politique, environnemental. Ensuite, les industries du pétrole, du gaz naturel et autres combustibles fossiles n’ont pas dit leur dernier mot. Leur exploitation deviendra plus coûteuse, mais ces formes d’énergie auront encore des avantages indéniables liés aux infrastructures existantes et à leur valeur intrinsèque, notamment pour le transport, le chauffage et la pétrochimie. La plupart des analystes s’entendent donc pour dire qu’il est peu probable que l’avenir lointain sera basé sur une seule forme d’énergie, comme ce fut le cas dans les deux derniers siècles. En d’autres mots, il n’y a pas de silver bullet, pour reprendre une expression populaire en anglais, pas de solution miracle.
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On aura compris que de tels scénarios ne sont plausibles que dans un contexte tendanciel, basé sur la «paix énergétique» relative que l’on a connue dans les cinquante dernières années. De tels scénarios ne prennent pas en compte les multiples dérapages, toujours possibles, susceptibles d’engendrer des dérèglements planétaires majeurs. Les événements du 11 septembre 2001 à New York donnent une idée de l’ampleur que pourraient avoir de tels dérèglements. Dans la pratique, les conséquences de tels événements vont du meilleur au pire. La crise peut en effet entraîner des remises en question positives de notre comportement. Depuis septembre 2001, par exemple, la sécurité des passagers a amené la population à s’interroger sur le bien-fondé de tant de déplacements en avion. En politique internationale, la sécurité des approvisionnements énergétiques a également été remise à l’ordre du jour. Comme on l’a déjà vu, la crise peut être bénéfique. Mais à l’autre bout de la courbe, elle peut aussi occasionner des gestes irréparables en raison du durcissement des positions des diverses parties. Et l’histoire nous a montré qu’on peut avoir à attendre très longtemps avant de s’en remettre. Un jour ou l’autre, c’est inévitable, le monde vivra une transition vers une énergie plus chère. Cela se passera-t-il bien ou mal? Tout dépend, bien sûr, de notre prévention, mais aussi de l’ordre établi et des forces en jeu.
L’ordre des leaders et de George W. Bush Tout au long de cet ouvrage, nous avons tenté de démontrer que, dans le domaine de l’énergie, la logique des coûts oublie de tenir compte d’une autre logique, géopolitique celle-là. On a peut-être l’impression que les États-Unis n’ont pas de politique énergétique, mais c’est faux. George W. Bush l’a démontré, en début de mandat, en relançant le développement de l’offre énergétique, ce qui correspond exactement à une politique de diversification des approvisionnements. Par ailleurs, il ne faut pas oublier la présence continue de ce pays dans le golfe Persique depuis les années 1930. Le dessein de l’administration Bush, en matière d’énergie, a été dénoncé amplement. Refus de signer Kyoto, relance du nucléaire, 210
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exploration pétrolière accrue, construction d’un pipeline à partir de l’Alaska et bien d’autres mesures du même genre ne manquent pas de susciter inquiétude et protestations. Il est vrai que cette stratégie de développement énergétique, basée surtout sur l’augmentation de l’offre, tout en oubliant pratiquement la gestion de la demande, prête le flanc à la critique de la plupart des intervenants dans le domaine énergétique. On ne peut s’empêcher de penser que c’est à nouveau la fuite en avant. Toujours trouver plus d’énergie pour satisfaire les soifs irrépressibles des Américains… On ne peut donc s’empêcher de voir, dans cette politique encouragée par un Texan, le favoritisme et les récompenses pour les amis du parti. Pourtant, Bush n’est pas le seul responsable de ce gaspillage croissant des ressources énergétiques. À sa défense, il faut dire que depuis les chocs pétroliers des années 1970, aucun président américain n’a osé proposer ouvertement la relance de l’offre énergétique. Tous ont préféré adopter les slogans du développement durable ou se replier sur la philosophie commode du marché qui peut tout régler. Pendant que l’on faisait des discours, la consommation des combustibles fossiles, y compris le charbon, a continué d’augmenter de façon considérable. Hypocrisie des prédécesseurs? Manque de diplomatie de celui qui est en poste? Quoi qu’il en soit, le résultat est le même. Mais à défaut de subtilité, peut-on dire que l’action de l’administration Bush est dénuée de tout fondement logique et politique? Est-ce à dire que les solutions de remplacement n’ont jamais été aussi basses dans l’échelle des priorités américaines? D’abord, rappelons que la situation énergétique de ce début de millénaire sert bien la cause du président Bush, au moins sur deux plans. Pour le comprendre, il suffit d’analyser le contexte en deux points: la dépendance pétrolière et le développement du secteur électrique. •
Dans le cas de la dépendance pétrolière, le point de non-retour approche. En ce sens, la politique de Bush n’a rien de nouveau par rapport à celle d’il y a trente ans: c’est la continuation d’une politique stratégique que les États-Unis ont toujours soutenue depuis qu’ils existent.
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La déréglementation incontrôlée du secteur électrique, qui a conduit au fouillis californien et à la faillite d’Enron, appelle à la raison. Par ailleurs, quand on sait que les centrales nucléaires arrivent en fin de course et que les nouvelles centrales efficaces nécessitent une grande disponibilité du gaz naturel canadien, l’impasse de l’offre semble bien réelle.
Avec raison, on peut dénoncer les mesures proposées par le président Bush. Elles sont désolantes et donnent une impression de fatigue. Tout ce travail pour sensibiliser nos dirigeants à l’importance de la gestion de la demande aurait-il été vain? Mais le concept d’autosuffisance énergétique que l’on a tant dénigré au nom de la mondialisation revient brutalement à l’ordre du jour. Bush vient de nous signaler de façon percutante que l’État aura toujours un mot à dire à ce chapitre tant que le monde existera. Or, pour les Américains, l’autosuffisance énergétique passe aussi par le charbon, l’atome… et la collaboration canadienne. «Et pourquoi pas de l’électricité du Québec?» se sont empressés de demander nos dirigeants locaux. Un camion dans la brume Deux scènes illustrent bien la politique américaine dans le secteur de l’énergie. Dans la première scène, un camion avance à toute vitesse dans la brume épaisse, en pleine nuit, sur une route de campagne aboutissant à une falaise. Au volant, le président américain, qui connaît très bien le danger potentiel. Mais il continue à appuyer à fond sur l’accélérateur, certain qu’il pourra mettre les freins au moment voulu. Dans le même ordre d’idées, la politique américaine de R-D en matière d’énergie peut se comparer à un conducteur qui un jour appuie sur l’accélérateur à fond et le lendemain freine au maximum. Les malheurs des équipes de recherche en fusion et en solaire, ainsi que les déboires de l’industrie éolienne américaine dans la décennie 1990 en sont les démonstrations les plus frappantes. Pour ce qui est de la politique canadienne, l’extrapolation est laissée à votre imagination.
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En ce sens, le retour à une certaine conscience de la dépendance continuelle de notre monde envers l’énergie n’est pas si mauvais en soi. Mis à part l’épisode de la guerre du Golfe, l’Occident avait oublié l’aspect vital de l’énergie, comme si tout pouvait se régler tout seul, comme si ce n’était plus une affaire d’État. De façon maladroite, peut-être, le débat vient d’être relancé. Espérons que ce n’est pas la fin, mais un nouveau départ. Car un jour ou l’autre, les promoteurs du retour au combustible bon marché s’apercevront de leur illusion. L’autosuffisance énergétique passe aussi par les moyens alternatifs de gérer l’énergie. Il est donc clair que les Américains entretiennent depuis longtemps un objectif stratégique précis et à deux volets. Le premier consiste à ne pas trop développer leur dépendance énergétique envers l’étranger, cela en assurant la diversification des approvisionnements. Le second consiste à assurer la sécurité des importations pétrolières à un prix raisonnable, en premier lieu en favorisant la concurrence au niveau des producteurs. Mais aucune politique internationale ne peut ignorer que 70% des réserves de pétrole conventionnelles sont situées dans la région névralgique du Golfe. Et c’est là que le bât blesse. À court terme, personne dans les pays industrialisés n’envisage de problèmes graves, d’une part parce que les ressources de substitution sont encore importantes, d’autre part parce toute crise est à l’avantage de l’Occident. Mais à plus long terme, quel est l’éventail des scénarios? Traçons le plus pessimiste et le plus optimiste.
Soyons pessimistes Jusqu’à maintenant, l’ordre Arabie Saoudite–États-Unis a tenu, d’abord parce que les deux parties en ont tiré profit, mais aussi parce que ça faisait bien l’affaire des autres grandes puissances mondiales, le prix du pétrole étant ainsi maintenu à un niveau très bas. Et quand on s’agite un peu trop dans la région, le grand frère américain ne tarde pas à donner des coups de semonce… en grande partie à ses frais, ce qui aide à faire passer la pilule. Bien sûr, on s’imagine toujours que tout est sous contrôle, que le «méchant» est dompté. Ainsi, en 1990, la guerre semblait avoir 213
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apporté une réponse radicale à l’instabilité de la région. Mais les incidents dramatiques du 11 septembre 2001 à New York montrent que les peuples ont de la mémoire. Les Occidentaux vont-ils toujours maîtriser la situation? Les autres demeureront-ils faibles, désorganisés et dociles? Peut-être, mais il y a toujours risque d’escalade. Mais qui décide de l’utilisation de ce patrimoine mondial que constitue le pétrole du golfe Persique? Il faut reconnaître que, dans ce dossier, les alliances sont contre nature et que l’Occident a multiplié les injustices et les incohérences. Au nom de la liberté, l’Occident peut-il être à la fois juge, jury et bourreau? Et pourra-t-il indéfiniment tenir à bout de bras ce territoire au détriment des aspirations de ses vrais propriétaires1 ? Oussama ben Laden l’a compris en réclamant le départ des Américains de la Terre sainte. Mal lui en prit, bien sûr, mais est-ce la fin de l’histoire? Fabulations, direz-vous? On ne vit plus à l’époque des grands conflits armés? La population occidentale ne veut rien savoir de la guerre? Peut-être. Mais quelle sera l’opinion publique, aux ÉtatsUnis par exemple, si la conjoncture occasionne une hausse permanente et considérable du prix du pétrole? S’accusera-t-on de nonprévoyance? Ou bien désignera-t-on un seul coupable pour tous nos malheurs? Tous les philosophes l’ont dit: le danger pour l’humanité vient toujours d’elle-même. Le danger pour l’Homme vient de sa certitude. Et, d’une certaine manière, quand on parle de liberté ou de Dieu, le clivage entre les civilisations n’est jamais très loin, avec tout ce que cela suppose d’intolérance et de fanatisme. Il est si facile de tout faire sauter quand on a la certitude que cela est juste et bon. Depuis toujours, les prétentions à la souveraineté ont justifié les guerres. Quand on invoque les mots «saint», «martyr» ou «liberté», comment empêcher l’émotion de prendre le dessus? Il est peu probable que les États-Unis puissent agir seuls, sans l’accord tacite des grands de ce monde. Le conflit en Afghanistan
1. Les États-Unis sont-ils condamnés à gagner toutes les guerres sans avoir la paix, comme l’écrivait le journaliste Pierre Foglia dans La Presse du 7 décembre 2001.
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l’a encore prouvé. Il y aura toujours des clans, et chacun choisit le sien. Je préfère, là-dessus, laisser la parole à un autre: À chacun son péché dans le tournoi du Mal. Nous sommes tous victimes, nous sommes tous coupables. Dans un monde qui n’est pas idéal, le choix est simple des deux côtés. Nous, nous préférons l’esprit de New York à celui de Kaboul. Certains pensent distribuer les torts. Et des fous y croient dur comme la mort. Les prêches de la guerre ont une longue tradition. Ils veulent gagner à tout prix, parce qu’ils sont convaincus d’avoir raison. Ils embauchent des érudits pour justifier leur guerre. Les prêches de la paix ont une longue tradition. Ils veulent l’amour à tout prix, mais à la première crainte, ils embauchent des guerriers pour défendre leur paix. Nous avons beau nous ergoter, nous étourdir devant notre écran de télévision, il n’y a là que le spectacle attristant d’une Histoire qui se poursuit, une Histoire qui a pour trame de fond l’iniquité et l’intolérance2…
Vous voyez où je veux en venir: compte tenu de notre fâcheux penchant à vouloir toujours avoir raison et à nous ranger systématiquement du côté des «bons», le contrôle du golfe Persique par l’Occident, à tout prix, ne peut être exclu à long terme.
Soyons optimistes Cette solution extrême, de nature guerrière, qui dégénérerait en un conflit mondial catastrophique, n’est pas conforme au happy ending à l’américaine. Elle n’est pas, non plus, dans l’ordre de l’amélioration constante des actions humaines. Elle n’est pas à l’honneur d’une société qui n’a jamais été aussi avancée, sur tous les plans, y compris dans son organisation globale. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons été si près de cette démocratie planétaire, de ce village global qui satisfasse le plus grand nombre. Il faut bien reconnaître aussi que le «système démocratique planétaire» est vigoureux. Ainsi, après avoir dû avaler quelques couleuvres, les médias ont réussi à faire sortir la vérité sur le conflit du Golfe en 1990. Les analystes du monde entier ont contribué à rendre transparents les causes réelles du conflit et l’état des forces en jeu. En d’autres mots, il est devenu difficile pour les grands dirigeants occidentaux de ne préconiser que la force. La beauté du 2. Tiré de l’excellent article de Serge Bouchard, «Il est difficile d’aimer», publié dans Le Devoir, 24 septembre 2001.
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système de communication que l’on s’est donné est qu’il est universel et incontrôlable à partir d’un seul point. L’attaque du 11 septembre 2001 contre les deux tours du World Trade Center a aussi montré l’importance des mots. La nuance s’impose autant dans le discours que dans les moyens de combattre l’ennemi. Les moyens utilisés sont multiples: technologiques et économiques, politiques et diplomatiques. Mais par-dessus tout, la circulation rapide de l’information à l’échelle planétaire est une arme contre l’abus… et l’obus. On ne peut plus faire la guerre en votre nom aussi facilement. Le clivage entre les civilisations et les systèmes de pensée ne peut plus servir de prétexte aux combats planétaires. Cela serait suicidaire pour toutes les parties. On peut lever des fonds, de cette manière, mais il est de plus en plus difficile de rallier la majorité. La certitude d’avoir raison caractérise les carriéristes, pas la population en général. Et quand la cause devient trop caricaturale, elle cesse d’être défendable. Devenir martyr n’est pas l’ambition de la majorité. Évidemment, une société libre sera toujours attaquée par des moyens de plus en plus sophistiqués. Internet est la proie des virus informatiques; le dopage dans le sport ne sera jamais éradiqué; la violence envers les plus faibles est une constante, même dans les pays les plus évolués. Va-t-on pour autant réduire l’accès à Internet ou au sport? Non, bien sûr. Le jeu, c’est de combattre avec plus d’intelligence encore, toujours et sans répit. Bref, il faudrait que les dirigeants de ce monde deviennent soudainement tous très maladroits pour déclencher une nouvelle guerre mondiale de type classique, du moins tant que les réserves conventionnelles de combustibles fossiles demeureront importantes. Après, on ne sait jamais. Quand ça va mal, le divorce est toujours possible, même dans les meilleures familles.
Une solution logique: distribuer la rente pétrolière Il faut d’abord observer que la distribution planétaire du pétrole à un si bas prix est le symbole par excellence du partage possible d’un
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patrimoine mondial. Certes, l’équité n’est pas assurée pour tous les peuples de la Terre, ni pour les générations futures d’ailleurs. Mais le pétrole est accessible aux quatre coins de la planète, à des conditions équivalentes pour à peu près tout le monde. Quand les prix sont bas, les sociétés pauvres en profitent par effet d’entraînement. À l’inverse, une brusque remontée du prix du pétrole affecterait d’abord les pays en développement, on l’a vu au début des années 1980. La politique inflationniste des pays occidentaux, et des ÉtatsUnis de Reagan en particulier, a entraîné un endettement considérable pour les pays pauvres. Encore aujourd’hui, les séquelles sont palpables. Toute solution d’avenir visant à rationaliser notre comportement énergétique doit donc concilier deux facteurs: minimiser les conséquences pour les pays les plus pauvres; proposer des mesures efficaces. Or, parmi les mesures efficaces, le juste prix est incontournable. Au prix où le pétrole se transige, les pays industrialisés bradent carrément une source d’énergie non renouvelable. Les générations futures ne pourront que le remarquer. La solution la plus évidente et la plus facile à appliquer consiste donc à hausser le prix du pétrole à un niveau qui reflète sa valeur à long terme. Cela soulève une première problématique: qui empochera? Les grandes firmes? Les producteurs? Les États? Et comment répartirons-nous la rente pour éviter de pénaliser les plus pauvres? Rêvons un peu. En fait, la solution vient de ce concept de village global, sans frontières, préconisé par les tenants du tout-à-l’économie. Pourquoi ne pas former une régie planétaire qui prélèverait une taxe de base sur chaque baril de pétrole consommé et fixerait un prix plancher pour les combustibles fossiles? Cette taxe servirait à compenser les effets néfastes de la hausse du prix de l’énergie dans les pays pauvres. Mieux, les surplus permettraient de les aider à se doter d’infrastructures décentes en termes d’électrification, d’éducation, de santé, etc. Une entité centrale doit, bien sûr, fixer les conditions de financement des projets, mais dans un contexte de développement durable, le saupoudrage n’a plus sa place. Les solutions d’électrification, par exemple, doivent être pensées régionalement, et non pays par pays. 217
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Le juste prix, donc, permettrait de faire d’une pierre deux coups: il forcerait l’efficacité, tout en augmentant l’équité planétaire. Cette proposition part d’un principe très simple: comme le pétrole est un patrimoine mondial, c’est à l’humanité tout entière d’en débattre. Le débat ne peut pas se limiter à ceux qui doivent satisfaire leurs actionnaires. De plus, ce «crédit à la production» à l’envers règle un autre problème, celui des technologies émergentes. Du coup, les crédits d’impôt et tous les programmes de soutien aux industries qui préconisent des énergies de remplacement deviendraient caducs. Bref, profitons-en pendant qu’il en est encore temps. Puisque nous disposons d’une énergie étalon, contrôlée à partir de quelques points de la Terre, essayons d’en tirer parti.
Entre les deux Les deux scénarios présentés dans ce chapitre représentent donc deux extrêmes, plausibles, mais encore difficiles à concevoir aujourd’hui. Entre les deux, tout est possible, selon que l’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein. De toute évidence, le statu quo semble insoutenable à long terme. Une saute d’humeur d’un dirigeant suffira à mettre en péril l’équilibre fragile qui sous-tend notre chère liberté, notre prétendu droit de consommer toujours plus, sans égards pour les aspirations des plus pauvres. On ne peut s’empêcher de penser que plus il y aura d’individus sur cette Terre, plus il sera difficile de contrôler le monde à partir d’un seul point. La discussion planétaire s’impose donc. Ne peut-on pas, entre ces deux scénarios extrêmes, déjà tenter quelque chose? Choisir une nouvelle avenue et essayer de faire un bout de chemin? Doiton absolument attendre la crise pour espérer enfin une discussion sérieuse sur nos comportements?
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Les solutions extrêmes La guerre du Golfe en 1990 Pour les baby-boomers qui n’avaient jamais vécu la guerre à l’âge adulte, celle du Golfe en 1990 (puis celle de l’Afghanistan dix ans plus tard) aura été riche d’enseignements sur la vraie nature de l’être humain. On a appris des choses étonnantes, notamment qu’en de telles circonstances, plusieurs personnalités publiques, qui s’affichent comme humanistes en temps normal, n’hésitent pas à appuyer, parfois avec des arguments féroces et sans appel, la mort d’autres personnes. On a vu de nouvelles manifestations de l’inflation verbale des politiciens, de l’acharnement à distinguer les bons des méchants. On a compris que la guerre, selon les circonstances, est soit un sujet tabou ou une affaire courante. Alors on va semer la pagaille un jour, puis on se retire… pour recommencer autrement ailleurs ou à un autre moment. Des alliances contre nature s’opèrent avec un clan, qui deviendra l’ennemi plus tard. On s’étonne de la présence d’un équipement guerrier dans ces régions qui sont si pauvres. Qui les a garantis à ces gouvernements non solvables? Pourtant, quand il s’agit d’implanter une infrastructure de base, comme l’eau ou l’électricité, les organismes de financement internationaux questionnent et enquêtent à n’en plus finir avant de consentir le moindre prêt. (C’est ainsi que les fonds consentis par la Banque mondiale pour le développement ont baissé de 30% en dix ans.) On a lu et entendu des choses étonnantes, pendant cette guerre, mais nulle part on ne s’est interrogé sur ses causes profondes. Dans le monde occidental, aucun éditorial, aucun politicien d’envergure n’a remis en question l’empressement à s’impliquer dans ce conflit en particulier, alors que le monde est toujours en guerre quelque part. Aucun homme public n’est venu exposer, simplement, les choix qui s’offraient pour le présent et pour l’avenir. Le nouvel ordre international, guerrier, institué en 1990 dans le Golfe, probablement inévitable, était-il l’unique politique énergétique d’avenir? Heureusement, les médias sont venus expliquer le sens des choses par la suite. Bonne nouvelle alors. Mais le message de fond, lui, est resté incompris. Dans la décennie qui allait suivre la guerre du Golfe, le pétrole s’est transigé à un prix dérisoire, la dépendance énergétique envers cette région du monde s’est accrue, l’écart entre les pauvres et les riches s’est creusé, et les Occidentaux ont consommé plus que jamais. Pendant que se discutait la survie de la planète à Johannesburg, en août-septembre 2002, le président de la plus grande puissance mondiale était absent. Il préparait sa réplique guerrière en Irak.
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SEPTIÈME PARTIE
Comment prévenir Louis XVI qu’il y a péril en la demeure ?
À l’aube d’une autre révolution
C’
est reparti. Après avoir subi cette atmosphère de morosité et même de déprime qui a marqué toute une décennie, le citoyen ordinaire a le sentiment que l’avenir n’est plus aussi sombre. Même le milieu politique semble plus positif. À preuve, les politiciens canadiens ont délaissé progressivement le discours des coupures pour débattre du partage des surplus budgétaires et de l’aide internationale à l’Afrique. Bien sûr, le bulletin de nouvelles de fin de soirée est toujours pessimiste. C’est sa marque de commerce. Les malades, les démunis et les exclus sont encore inquiets. Ça gronde dans les rues et les maquis dans une grande partie du monde. Le sida tue comme jamais. L’évolution en dents de scie des indices boursiers fait encore la démonstration du mauvais fonctionnement de ce système économique, dans lequel, pourtant, nous plaçons tous nos espoirs. Après les Enron, Nortel, Swissair et autres Canada 3000, après l’Argentine et l’Afrique, nul doute que d’autres encore subiront la décote. Mais à l’heure où les Bourses chavirent et que se multiplient les malversations comptables de très grandes entreprises, pour une partie croissante de la population, le signal économique est tout autre et le vent de jeunesse qui souffle sur l’époque fait oublier les manchettes. Il faut dire que l’actualité elle-même a contribué à cette perte de crédibilité de la vie publique. Bien que nous souhaitions tous aller vers une humanité où les comportements rationnels finiront par déterminer les choix de société fondamentaux, plus personne ne doute que l’irrationnel, sous toutes ses formes, gardera une très large place dans l’organisation humaine. Autant s’en accomomoder et s’occuper de son entourage. Or, de ce côté, les choses vont plutôt bien.
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
C’est le changement de garde des générations qui donne l’impression de ce renouveau social et économique. Résultat, de nouveaux projets d’avenir se concrétisent pour toutes les couches de la société. Les baby-boomers commencent à goûter à la «liberté 55». Comme mesure de ce nouveau climat d’activité, il suffit d’observer la montée des industries du caravaning, du golf et de l’horticulture. Les plus jeunes achètent leur première voiture ou récupèrent la deuxième voiture de la maison familiale. Ils se prennent un appartement qui, signe du temps, ne correspond pas toujours à leurs aspirations. Certains accèdent déjà à la propriété, souvent grâce à l’appui financier de leurs parents. Dans le marché du logement comme ailleurs, on sent donc l’inflation poindre à l’horizon. Les déséquilibres offre-demande sont à nos portes, comme dans le bon vieux temps. À bien des points de vue, y compris dans le domaine énergétique, le contexte social et économique du début du XXIe siècle a des ressemblances frappantes avec celui de 1972. On embauche partout ou presque. Et si on se fie aux publicités accrues d’articles de bébé, le père Noël devra aussi s’adjoindre des assistants. «Va falloir ressortir les jeux de construction Lego et les jouets Fisher Price du grenier», se disent les baby-boomers voyant leurs enfants envisager devenir pères et mères. Et peut-être qu’il faudra retourner à nouveau au jardin zoologique et chez McDonald’s? Au passage, j’en profite pour saluer la nouvelle Amélie et tous ses cousins et cousines qui suivront. Quand tout à coup la vie nous recule d’un cran dans l’ordre des générations, on n’en réalise pas toujours toute la portée. En fait, peu de grands-parents1 et peu de gens tout court entament une réflexion philosophique sur leur perception de la vie qui coule. Pourtant, une naissance en 2002 est une belle occasion pour réfléchir à l’avenir. Selon toute probabilité, Amélie sera encore de ce monde quelque part vers 2085. Elle aura contribué à passer les rênes du contrôle de la planète à deux autres générations qui, à leur tour, subiront les comportements maniaco-dépressifs périodiques 1. À part les grands-pères auteurs, bien sûr.
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du système économique. Mais selon les tendances lourdes, l’Amérique du Nord s’en sortira plutôt bien par rapport au reste du monde. Après tout, les empires grec et romain ont duré plusieurs centaines d’années. Selon les experts, le climat se sera réchauffé de plusieurs degrés. Au Québec, en particulier, la montée de la température annuelle moyenne pourrait atteindre 5 à 6 degrés. Certes, dans une grande partie du monde, le phénomène climatique aura bouleversé les habitudes, pour le meilleur et pour le pire. Mais pour notre descendance québécoise, il faut avouer qu’un peu de chaleur en Gaspésie et sur la Côte-Nord ne serait pas de refus. Décidément, Amélie semble née sous une bonne étoile. On n’ose pas imaginer le monde d’Amélie dans 50 ou 75 ans. Tant de choses peuvent changer si l’on se réfère à notre propre histoire. Il est hasardeux de s’avancer aussi loin dans le temps pour estimer les changements sociaux et technologiques. Et intuitivement, une planification trop stricte a plutôt tendance à nuire à l’innovation. Mais pour le domaine de l’énergie, c’est différent. D’une part, l’inertie face au changement dure extrêmement longtemps. D’autre part, les idées importantes ont déjà été énoncées et plusieurs concepts sont sur la planche à dessin. Il suffit «simplement» de les rendre à maturité! Par exemple, on sait que le secteur des transports devra changer en profondeur, mais pas dans un sens futuriste où chaque individu se déplacerait en véhicule aérien. Ce serait trop coûteux en énergie. D’ailleurs, on ne voit pas très bien comment l’avion pourrait garder sa part de marché dans un contexte de prix énergétique inflationniste. Un déplacement des voyageurs vers des modes de transport terrestres est donc à envisager à très long terme. Et peutêtre assistera-t-on au retour des grands paquebots pour la traversée de l’Atlantique? Du côté des modes de transport, donc, pas de grande surprise en vue. La voiture et le camion sont là pour rester. Leur flexibilité semble en effet difficile à remplacer. Par contre, la remontée du transport en commun et du transport de marchandises en vrac semble inévitable. 225
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La vraie révolution dans le secteur des transports se situera plutôt dans la mécanique et le système d’approvisionnement. Les combustibles liquides n’auront pas dit leur dernier mot, mais les technologies que l’on considère comme «alternatives» aujourd’hui auront pris une place plus importante. Carburant organique, piles à combustible, avec ou sans reformage, courant direct ou accumulateur, quelle sera la solution qui l’emportera sur les autres? Personne ne peut le prévoir avec exactitude. Chose certaine, quelle que soit la solution, le transport augmentera la dépendance électrique des populations futures. Une grande question se pose alors: en 2085, est-ce que tous les humains auront enfin accès à l’électricité pour s’informer, pour recharger leurs multiples batteries et pour faire fonctionner leur moyen de locomotion? On aime le croire. Car après le coca-cola et le pétrole, la prochaine commodité universelle devrait être l’électricité. Ce n’est pas rien, cependant. Prenons l’hypothèse d’une population mondiale de dix milliards d’habitants qui atteindraient le niveau de consommation de ceux qui ont l’électricité aujourd’hui. Grosso modo, cela représenterait une augmentation de la capacité de production par un facteur de 2,5. Quel combustible sera utilisé pour satisfaire une telle demande? Pas de grandes surprises ici, le mélange de ressources ressemblera à celui que l’on connaît déjà, c’est-à-dire combustible lourd et charbon d’abord, nucléaire ensuite, puis gaz naturel et enfin énergies renouvelables. Évidemment, des progrès technologiques auront été accomplis, mais pas au point de réduire entièrement les effets négatifs pour l’environnement. Les lois de la thermodynamique et les cycles de vie sont incontournables. À cette tension supplémentaire pour l’environnement et l’approvisionnement en énergie, il faut encore ajouter les besoins énergétiques des autres secteurs. Les industries de l’énergie et du transport ainsi que les industries de première transformation du métal et du bois seront toujours aussi stratégiques et vitales pour conserver la société avancée telle que nous l’avons bâtie. C’est sans compter que les besoins énergétiques unitaires risquent encore d’augmenter, toujours insatisfaits que nous sommes de notre niveau de confort.
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Heureusement, le Canada est riche en ressources, et aucune pénurie sérieuse ne peut être envisagée pour cet horizon, ni en gaz naturel, ni en pétrole, ni a priori en hydroélectricité. Sans parler de l’immense potentiel de l’énergie éolienne et de la biomasse. Il est donc à prévoir que le destin d’Amélie sera aussi fabuleux que celui de ses ancêtres proches, du moins pendant la première moitié de sa vie. Après, on ne peut se prononcer clairement sur les répercussions possibles des restructurations mondiales. Même chez nous, rien n’est jamais joué sur le plan de la qualité de notre organisation sociale. Pour reprendre une belle expression péruvienne, combien de pays sont ou deviendront des mendiants assis sur un siège d’or? Notre revue historique conduit en effet à des observations triviales, mais néanmoins lourdes de conséquences. Même en période d’abondance de ressources, notre système économique a de la difficulté à assurer l’équité à l’échelle planétaire. Que penser alors d’une situation où la pénurie se ferait sentir même dans nos pays dits riches? Évidemment, il est très difficile de donner une date pour l’avènement d’une crise pétrolière majeure. Très peu d’analystes appuient les positions alarmistes, répétées depuis une vingtaine d’années, qui annoncent la fin de la paix énergétique basée sur le pétrole bon marché pour 2010 ou 2020. Par contre, même les plus optimistes ne vont pas beaucoup plus loin que 2050. On ne s’en sort pas: quelque part au XXIe siècle, il faudra passer à un autre système énergétique, un système où le prix de l’énergie reflétera la rareté. En cette période de transition, on peut imaginer le meilleur et le pire. Mais il est difficile d’oublier que, dans l’histoire, les mutations, en particulier celles des systèmes énergétiques, se sont presque toujours opérées sous l’aiguillon de la pénurie des ressources, du blocage, parfois même de l’effondrement des structures antérieures. La plupart des grandes ruptures énergétiques ont été enfantées dans la souffrance et le malheur pour une grande partie de l’humanité, voire pour l’humanité tout entière quand le passage d’un système à l’autre se prolongeait indûment. En fait, l’infrastructure créée grâce à la disponibilité du pétrole et de l’électricité est un exploit de l’humanité qui n’est pas près 227
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d’être répété ou remplacé. Vouloir changer ce que le pétrole a fait de notre monde depuis plus d’un siècle, ce serait tenter d’écrire tout un nouveau chapitre de l’histoire de l’humanité. Il est certainement de notre devoir de croire que de tels changements sont possibles, mais doit-on pour autant nourrir l’illusion que notre monde est mieux préparé que ceux qui nous ont précédés pour faire face à de tels changements? Et si tel est le cas, faut-il adhérer à l’idée qu’il nous reste un temps considérable pour nous ajuster? D’emblée, on peut dire sans se tromper que le monde actuel est mieux préparé, car sur le plan de la maîtrise de la nature et de la recherche de solutions nouvelles pour le mieux-être de l’humanité, toute comparaison est à l’avantage du XXIe siècle. Il faut reconnaître que l’ordre mondial actuel, basé en grande partie sur un système démocratique, a atteint un niveau de connaissances qui, en toute probabilité, va permettre l’avancement technologique nécessaire à la transition vers un autre système énergétique, moins dépendant à l’égard des combustibles fossiles. Ne nous leurrons pas, cependant, l’impasse est réelle. La révolution est de taille. On touche alors à un premier dilemme – qui en cache d’autres: qui prendra la décision pour six milliards de ses semblables? Même à l’échelle nationale, nos politiciens sont souvent plus préoccupés par leur réélection que par les problèmes fondamentaux de l’humanité. La montée de la nouvelle idéologie, cette «rectitude politique» qui se conforme aux groupes d’intérêts les plus forts, ne représente-t-elle pas un frein majeur au changement? Aux incertitudes mentionnées tout au long de ce texte, nous devons donc ajouter l’incapacité de notre société à s’ajuster à temps au défi qui l’attend. On peut même se demander si la prise en compte des générations futures par les politiques est possible. Sur un horizon d’un siècle, un retour en arrière de 20, voire de 50 ans, est donc à envisager. C’est le scénario catastrophe, non souhaité et difficile à imaginer, mais à ne pas écarter lorsqu’on connaît l’histoire de l’humanité. En ce début de millénaire, pendant que le cycle positif se répète à nouveau, on peut avoir encore l’impression que les choses s’arrangent d’elles-mêmes. Depuis toujours, l’homme a été préoccupé 228
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par son existence propre, restant inconscient des problèmes existentiels à plus grande échelle. Le danger, toujours présent, est le repli sur soi. Pour les pays les mieux nantis, aujourd’hui, cela signifie protéger l’acquis, c’est-à-dire les réserves de pétrole bon marché. Toutes leurs politiques en ce sens auraient pour résultat de déplacer les effets négatifs de telles mesures de protection sur les populations et les groupes sociaux les plus démunis. Cette façon de faire est odieuse, bien sûr: elle mènera à terme à un effritement de notre système démocratique. Le XXe siècle est un épisode parmi d’autres de l’histoire de l’humanité. La «liberté» restera toujours fragile et la vigilance, nécessaire. Un jour va s’accentuer le rétrécissement de l’éventail des options énergétiques qu’ont instauré les politiques jusqu’à maintenant. Ce constat nous amène à une première conclusion: il faut agir maintenant. Mais comment?
Les pistes S’il est hors de propos ici de dresser un catalogue complet des mesures concrètes, il demeure approprié de définir les axes prioritaires. Les dirigeants du monde entier doivent d’abord reconnaître que l’énergie est la première priorité mondiale. Comme pour les mines antipersonnelles ou autres grandes causes humanitaires, ils doivent faire campagne et agir de concert pour réduire la pauvreté énergétique, en particulier dans les pays en développement. Pour satisfaire les besoins d’une population mondiale en croissance, il faudra accroître l’utilisation de toutes les ressources énergétiques et favoriser le commerce des technologies les plus performantes. Cette mesure peut paraître paradoxale, puisqu’elle suppose une augmentation de la consommation globale d’énergie. En pratique, un effort concerté de développement est en général bénéfique à tous les niveaux: social, économique et environnemental. C’est ce que conclut une étude récente pour le cas de l’Afrique de l’Ouest2. 2. Seini-Modi Salifou et Gaëtan Lafrance, «Comment une politique d’électrification peut-elle changer la donne en Afrique de l’Ouest?», La Revue de l’énergie, Paris, février 2002.
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Un tel engagement international suppose une série d’actions qui serviront la cause des pays qui le soutiennent. À titre d’illustration, nous reprenons ici diverses recommandations, bien documentées, que ce soit à l’échelle nationale, continentale ou internationale. La plupart de ces principes ont été entérinés par des déclarations politiques. Malheureusement, la pratique n’a pas toujours suivi. Et quand il y a eu mise en pratique, il n’y a guère eu continuité. Les pistes à suivre sont donc connues. Il suffit d’être convaincu de leur importance.
La promotion des énergies renouvelables La première piste, logiquement, devrait être de développer les énergies renouvelables. Cela coule de source, mais les politiques ont plutôt tendance à nuire à ce développement. L’objectif primordial est de valoriser les ressources renouvelables, à commencer par l’hydroélectricité, l’énergie éolienne et l’énergie solaire directe. Si ces énergies ne permettent que partiellement de combler le déficit énergétique, elles ont l’avantage de retarder l’étape ultime du passage à un système d’énergies fossiles chères ou inacceptables sur le plan écologique. La réhabilitation de l’hydroélectricité est la cause humanitaire la plus évidente. Le potentiel hydroélectrique non développé reste considérable, et c’est en général la seule solution de remplacement bon marché à la filière thermique dans les pays en développement. Or, le monde occidental, caractérisé par la toute-puissance des organismes de financement et malheureusement aussi par la montée du syndrome du «pas dans ma cour», bloque de plus en plus les projets hydroélectriques. Conséquence, la filière thermique continue de gagner du terrain. Parler de «mission planétaire» aux régions qui doivent assumer des impacts environnementaux pour des besoins à l’exportation ne fera pas bouger les foules. Mais à partir du moment où l’on nous propose de limiter le développement des ressources renouvelables sous des prétextes écologiques et idéologiques et en invoquant chaque fois la catastrophe, on est en droit de parler de philosophie.
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Les solutions extrêmes
Et d’affirmer, à l’instar de plusieurs groupes d’opinion actuels, que le développement de grands barrages dans les pays en développement doit être empêché au nom des populations locales, cela relève de l’irresponsabilité. L’augmentation du niveau de vie est inséparable de l’accroissement de la capacité énergétique. Lorsqu’on fait partie des pays les plus riches du monde, s’imaginer qu’on ne doit plus se salir les mains en exploitant ses ressources et en produisant des biens de consommation, cela a des relents de l’époque des cours royales. Heureusement, l’éolien profite actuellement d’un préjugé favorable de la classe politique et industrielle du monde entier. Comme au Moyen Âge, l’éolien apparaît comme une démocratisation locale des sources de production d’énergie. Dans le contexte de Kyoto, l’éolien est également vu comme un des premiers moyens à mettre en œuvre pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cette vision repose sur le fait que la production électrique est le premier facteur d’accroissement des gaz à effet de serre d’une économie. Résultat du contexte actuel et de la progression phénoménale des dernières années, il est désormais acquis que cette forme d’énergie est là pour rester. Comme pour l’hydroélectricité au début du siècle dernier, l’industrie éolienne atteindra une part de marché significative en quelques décennies tout au plus. Toutefois, et bien que le mouvement vers l’éolien soit irréversible, ses promotteurs regrettent l’absence de la plupart des grandes sociétés d’électricité comme investisseurs majeurs dans le dossier. La promotion de l’éolien est encore l’affaire d’une industrie fragile et des écologistes, et non des grandes sociétés. Or, sans la participation de ces grandes sociétés d’électricité, la filière a peu de chances d’être utilisée de façon optimale. Deux arguments sont mis de l’avant: a) la coût de revient est trop élevé par rapport aux filières traditionnelles; b) l’intermittence de la source d’énergie est un défaut irréparable. Le premier point est typique de l’époque: les analyses économiques actuelles sont confinées au court terme et omettent le fait qu’à moyen terme, la technologie éolienne va gagner en compétitivité, en même temps
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que les sources alternatives, comme les centrales au gaz naturel, augmenteront leur coût. Pour ce qui est du deuxième argument, il ne faut pas oublier que l’électron fourni au consommateur n’est pas lié à une source de production en particulier, mais bien à un ensemble de moyens de production gérés judicieusement selon des contraintes diverses. Par exemple, quand Hydro-Québec vend un bloc d’énergie aux États-Unis, la décision repose sur une analyse de l’ensemble des contraintes de demande, de production, de transport, de distribution et de règles du marché qui dictent la conduite du réseau sur l’ensemble de l’année. Lorsqu’on examine l’opportunité économique d’une nouvelle filière, il convient donc de l’analyser en fonction de l’ensemble du système. Or, le grand avantage de l’éolien est d’être complémentaire des autres sources de production d’électricité. Que ce soit dans un réseau hydraulique ou dans un marché ouvert, la pratique et les études systémiques3 montrent clairement que l’intégration des grands parcs d’éoliennes peut être gérée sans ajout de service en puissance. On oublie, encore une fois, que l’avenir appartient au portefeuille diversifié de toutes les formes d’énergie. Se replier sur les pratiques historiques du choix des filières de production, c’est faire le jeu des centrales thermiques bas de gamme. Bref, un peu de rigueur et d’analyse à long terme s’impose dans le dossier de l’éolien, comme d’ailleurs dans le choix de toutes les filières de production d’énergie et de gestion de demande. Aucune ne peut être éliminée du revers de la main. L’erreur que nous faisons tous, c’est d’être tout hydro, tout éolien, tout gaz, sans conditions. Nous oublions ainsi que la gestion judicieuse des courbes de charge et l’optimisation des systèmes en place font aussi partie des critères de choix.
3. Par exemple, au Danemark, la filière éolienne occupe déjà une part importante de la production d’électricité. Plusieurs études effectuées par l’INRS (2001, 2002), en collaboration avec l’IREQ et des organisations américaines, tendent à montrer que l’éolien peut occuper une part importante de la production d’électricité au Québec et au Vermont, et cela sans investissement supplémentaire significatif dans les réseaux existants.
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L’atome L’atome est un des instruments importants de l’avenir énergétique, mais certainement pas le seul, dans le sens du remplacement de la monoénergie pétrolière par la monoénergie électrique. Il ne faut pas retomber dans le discours naïf des années 1960 qui faisait de la fission nucléaire la panacée du monde démocratique futur. Le problème de l’énergie bon marché, l’un des facteurs décisifs à toutes les étapes du processus historique de l’industrialisation, apparaît à terme non résolu. Il n’y a pas de remède miracle. Toutes les formes d’énergie doivent être exploitées à leur optimum. Un jour ou l’autre, par contre, le monde industrialisé devra s’accommoder de l’exploitation de l’atome: la fission en période de transition, la fusion par la suite. Dans un contexte de rareté accrue des combustibles fossiles et de mise en place de normes sévères pour limiter les émissions de gaz à effet de serre, le nucléaire a quand même sa place dans l’édifice énergétique mondial. En Amérique du Nord, en particulier, l’abandon de l’énergie nucléaire explique en partie l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. On ne nie pas que cette forme d’énergie soit problématique, lorsqu’on en considère les externalités. Mais le fait d’épuiser des combustibles non renouvelables a des conséquences encore plus graves sur la qualité de vie des générations futures.
Une évaluation scientifique des impacts environnementaux Le problème inhérent à l’évaluation environnementale des grands projets énergétiques et des nouvelles lignes de transport d’électricité reste difficile à résoudre, compte tenu du fait que ce processus est local. Si le syndrome du «pas dans ma cour» entraîne irrémédiablement le rejet de tels nouveaux projets hydroélectriques et l’abandon de ceux qui concernent l’extension des lignes à haute tension d’une région à l’autre, il n’en reste pas moins que la logique interrégionale va dans le sens d’une optimisation des systèmes et d’un marché «vert» ouvert. Pour atténuer le problème, on suggère que les mécanismes d’évaluation soient standardisés, simplifiés et fondés sur des critères scientifiques.
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Le développement durable 4 J’hésite à utiliser l’expression «développement durable». Ces mots galvaudés et usés, qui expriment plus une philosophie qu’un moyen d’action, ont été récupérés par des visées politiciennes sans profondeur. Pourtant, cette expression, soutenue par les écologistes de toutes tendances, exprime bien la relation que l’homme doit entretenir avec la nature et avec lui-même. Sans entrer dans des définitions très complexes, rappelons que ces mots décrivent en soi une façon de faire qui va à l’essentiel et qui satisfait l’objectif d’entropie minimum, c’est-à-dire viser un impact minimal de nos actes sur l’environnement. La définition du développement durable varie selon les auteurs. Toutefois, la plus souvent retenue est issue du Rapport Brundtland (1987) et se résume ainsi: une forme de développement satisfaisant les besoins et les aspirations des générations présentes, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs besoins. Plusieurs autres définitions ont suivi, dont celle adoptée par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN): un type de développement améliorant la qualité de vie en fonction des capacités de la terre à supporter la vie. On remarque immédiatement qu’une définition élargie du développement durable suppose l’équité entre les générations ainsi que la nécessité de maintenir l’activité économique à l’intérieur d’un cadre limité par des contraintes écologiques. Les êtres humains sont ainsi au centre des préoccupations du développement durable: ils ont droit de vivre «en santé, de façon productive et en harmonie avec la nature». Plus qu’une simple affirmation, ce principe sous-entend que pour survivre et s’épanouir, l’être humain a besoin à la fois d’un environnement de qualité et d’un système socioéconomique qui satisfasse les besoins d’ordre supérieur. D’un point de vue économique et politique, cela signifie qu’il doit y avoir équité entre les pays, coopération internationale, éradication de la pauvreté, responsabilisation des 4. Une bonne synthèse de ce concept est présentée par Claude Villeneuve dans Qui a peur de l’an 2000? Éditions MultiMondes, 1998.
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pays riches envers les pays pauvres, internalisation des coûts environnementaux, etc. C’est idéaliste, bien sûr, et, compte tenu de l’histoire des rapports des hommes entre eux, il n’y a qu’un pas à faire pour dire que c’est purement académique. Certes, le développement durable est un concept théorique impossible à réaliser si l’on se fie à la plupart des définitions qui en sont proposées. Par contre, il est louable de prendre les moyens de s’en approcher. C’est l’essence même de l’évolution. Adopter des mesures économiques et politiques permettant à un groupe d’individus ou à un pays de respecter les conditions du développement durable représente donc une tâche complexe. En fait, il est difficile de déterminer a priori quels comportements sont durables. Une décision satisfaisant à la fois des besoins économiques, sociaux, environnementaux et d’équité constitue en quelque sorte un calcul d’optimisation. En ce sens, ce qui n’est pas durable est plus simple à déterminer. Par exemple, il est facile de déduire que la non-participation d’un pays riche à l’aide internationale et la consommation non contrôlée de combustibles fossiles vont à l’encontre du développement durable. Au banc des accusés, comment ne pas pointer du doigt l’Amérique du Nord, véritable «accro» du pétrole bon marché? Pour comprendre un peu mieux le concept de développement durable, il suffit de faire une liste (non exhaustive) des grandes politiques qui, dans le passé, ont eu un effet durable sur un des aspects qui concernent l’environnement, par exemple la diminution des émissions de gaz à effet de serre. Cela ne veut pas dire, évidemment, que ces actions n’ont pas eu aussi des impacts négatifs, mais au total, selon les connaissances actuelles, l’effet de la plupart d’entre elles a été positif pour le développement durable. Le premier point concerne évidemment la promotion des énergies à entropie presque nulle, c’est-à-dire les énergies renouvelables. On s’entend également pour dire que l’efficacité énergétique fait partie des moyens d’action privilégiés. Dans ce domaine, l’expérience montre qu’il ne suffit pas d’être partisan de la vertu pour que
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l’impact soit durable. La continuité des actions et la rigueur du développement des programmes sont aussi des conditions nécessaires5. Le concept de développement durable pose aussi le problème de la définition du mot «durable». Faire des produits durables, c’est augmenter la durée de vie des produits et de leurs composants, d’où l’intérêt du recyclage. Ce domaine d’évolution concerne évidemment le développement de matériaux et de concepts nouveaux qui augmentent la durée de vie des produits que nous consommons. Plusieurs de ces développements sont notamment le fait de l’industrie automobile. Mais de façon générale, le principe de pérennité devrait être appliqué à tout ce que nous produisons: équipements, bâtiments, procédés, déchets… et, bien sûr, à l’aménagement. En développement durable, l’aménagement du territoire est sans contredit le type d’intervention qui a le plus d’impact à long terme. Il est très difficile de concevoir la forme optimale de la ville. Par contre, il est clair que l’étalement urbain est un mode de gaspillage à restreindre à l’avenir. Comment le faire? En appliquant une politique de zonage qui ait des dents. Développer de façon durable, cela suppose trois conditions concrètes qui ne sont malheureusement pas le propre de nos politiciens d’aujourd’hui: appuyer la connaissance; imposer le juste prix pour les biens essentiels; avoir une vision à long terme dans toutes nos actions.
Faire de la place au rêve, au défi et à la création Dans le monde de l’énergie, comme dans bien d’autres domaines d’activité d’ailleurs, on peut avoir l’impression que notre société n’a plus de rêves ni d’ambition, jugeant l’avenir trop incertain, trop risqué. L’actualité ne nous laisse, pour toute réflexion, que les problèmes de chômage, de pauvreté et de dette publique. L’avenir est
5. L’échec de l’industrie éolienne aux États-Unis, malgré un soutien considérable au début des années 1980 de la part des organismes publics, est une bonne illustration de ce manque de continuité. Pendant ce temps-là, l’Europe poursuivait sa politique de soutien. On connaît la suite. C’est l’Europe qui en récolte les fruits aujourd’hui.
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bouché. Pourtant, tout au long du XXe siècle, en des temps beaucoup plus hasardeux, les décideurs n’ont pas hésité à s’ouvrir sur l’avenir, rejetant le repli sur soi, défensif et sécurisant à court terme. Pour illustrer mon propos, je ne peux m’empêcher de revenir à ma propre histoire. Si, dans les années 1950 et 1960, on avait connu les politiques frileuses d’aujourd’hui, serais-je sorti de ma ferme sans électricité pour devenir un scientifique rémunéré par l’État? Sincèrement, je crois que non. J’aurais manqué le coche, comme c’est souvent le cas de ceux qui sont nés plus tard, sans avoir les mêmes conditions d’épanouissement. À l’aube d’un temps où s’amorce une autre révolution technologique, celle de l’énergie, il est impossible que les projets d’avenir se soient éteints avec la disparition des visionnaires de notre jeunesse. Bien sûr, les scientifiques et les experts ne connaissent pas le menu des menaces futures ou imminentes. Ils n’en savent pas les détails; ils ne sont pas omniscients. Cette incertitude est d’ailleurs un obstacle à la prise de décision du politique. Mais ces mêmes experts, comme toute personne qui réfléchit un tant soit peu sur la question, ne sont pas dans le brouillard lorsqu’ils tentent de réaliser la quadrature du cercle sur l’approvisionnement énergétique futur. Et nul ne doute qu’ils estiment les défis considérables, tant du point de vue technologique et économique que social. Logiquement, donc, les fonds publics pour la R-D et le soutien à l’efficacité n’auraient pas dû diminuer dans le secteur énergétique depuis 1985. Pourquoi les priorités ont-elles changé à ce point? Personne n’est sans taches dans ce dossier. Tout se passe comme si les gouvernants ne croyaient pas à l’ampleur du problème. Les lobbies économiques font jouer l’urgence du moment. On vit dans une époque où le long terme ne fait pas bouger les foules. Pire, l’université elle-même ne fait plus campagne. Cette réflexion prend la forme d’un appel à la communauté scientifique pour qu’elle fasse front commun en faveur de la défense d’une recherche orientée vers le domaine de l’énergie, en particulier les technologies émergentes. Par leur indifférence et même
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parfois leur convoitise personnelle, les scientifiques ont fortement nui à la poursuite des programmes du secteur de l’énergie. Si la mauvaise foi des gouvernements est patente dans la réduction des fonds de recherche pour les technologies à long terme – la fermeture du projet Tokamak de Varennes ou les déboires du projet M4 (le moteur-roue de l’IREQ) illustrent bien cette réalité –, la communauté scientifique elle-même n’est pas à l’abri des accusations.
Le juste prix du pétrole Nous l’avons dit et répété de différentes façons dans cet ouvrage, tout le XXe siècle a été pensé et développé en fonction de ressources neutres et constantes, reproductibles à l’infini. Le mode de vie qui en a résulté est fortement imprégné de cette abondance en apparence illimitée. Les baby-boomers ont donc eu cette chance inouïe de naître au bon moment et de vivre un des âges d’or de l’humanité. En corollaire, il est facile de déduire que le prix du pétrole est loin de refléter sa valeur réelle. Cela constitue un frein au développement durable. Une solution qui coule de source – si l’on ose dire – serait donc d’imposer un prix du pétrole qui reflète un peu mieux sa valeur. On prend ici au mot les tenants de la mondialisation. Pourquoi ne pas le faire, ce parlement mondial? Comme premier article à l’ordre du jour, on inscrirait une hausse graduelle du prix du pétrole, avec un programme de répartition planétaire d’une partie des revenus ainsi générés. C’est facile à réaliser et, contrairement aux idées reçues, cela créerait une activité économique et un progrès technologique sans précédent aux quatre coins de la planète.
Une vision à long terme Le long terme, le long terme, le long terme! On ne le répétera jamais assez, c’est dans le domaine de l’énergie plus que dans n’importe quelle autre activité humaine, que la pérennité de nos actions prend tout son sens, parce que l’inertie face au changement est considérable dans cette sphère d’activité, parce que les biais pris à une époque se répercutent sur les suivantes. L’aménagement du territoire ou la construction d’une centrale thermique peut facilement se
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retourner contre nos propres enfants. Dans le domaine de l’énergie, 2030, voire 2050, c’est demain matin. Il faut bien réaliser que toutes les politiques tièdes qui prétendent desserrer cette contrainte du manque de ressources ou même l’abolir ont le même effet sur les générations futures. Il ne faut pas se faire d’illusions quant au temps nécessaire pour assurer le transfert technologique et surtout modifier les comportements. D’abord, en creusant un peu, on s’aperçoit que le développement technologique a connu des limites au cours du XXe siècle. L’accumulateur au plomb utilisé dans nos voitures est demeuré, à peu de choses près, le même que celui qui a permis à la Jamais Contente, une voiture tout électrique, de battre en 1889 le record de vitesse des voitures de l’époque. Si les espoirs de mettre au point de meilleurs accumulateurs ont toujours été présents, force est d’admettre que les batteries «alternatives» sont encore sur la table à dessin. Et si les piles à combustible sont susceptibles d’être disponibles d’ici 10 ou 20 ans de façon commerciale, dans combien de temps sera-t-il de pratique courante de se déplacer dans un véhicule propulsé par un moteur à hydrogène? Dans le domaine de l’énergie, chaque série d’actions entreprises doit donc tenir compte du temps nécessaire pour rendre une technologie commercialisable. Par exemple, le chemin à parcourir pour l’industrie solaire est plus long que pour l’industrie éolienne. À plus long terme, l’idéal serait de disposer d’un réacteur à fusion commercial pour 2050. Malheureusement, le mode de gestion de la R-D qui prévaut actuellement permet difficilement de prendre en compte un tel horizon. Au rythme des investissements actuels, un réacteur à fusion ne sera pas disponible avant 2075, voire 2100.
Le marché et la liberté La liberté est sans conteste la première condition du progrès. C’est mathématique. Plus il y a d’individus engagés, plus les chances sont grandes de trouver de nouvelles façons de faire. Cela peut sembler banal, mais ce qui est moins évident, c’est le degré de liberté que l’on doit donner à l’individu dans ce processus. Peut-on laisser entièrement à l’individu ou à des entreprises privées, qui recherchent 239
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forcément leur intérêt particulier, le soin de prendre en compte les considérations à long terme qui concernent le sort de l’humanité? Après tout, l’énergie est un bien essentiel, une propriété sociale. Comment peut-on supposer que le secteur privé va servir l’intérêt général? Il y a des nuances à apporter, bien sûr. Ainsi, deux raisons nous incitent à croire que la mondialisation n’est pas une mauvaise philosophie, en matière d’énergie. La première renvoie à la notion de probabilité: de tout temps, la concurrence a permis le foisonnement d’idées nouvelles. Les métèques d’Athènes, les marchands de Venise, les patrons de la révolution industrielle, les capitaines de l’industrie du pétrole, tous ont réussi à faire évoluer le commerce, malgré le dogme. On ne peut oublier que c’est le mode de production capitaliste, combiné à divers modèles de démocratie, qui a réalisé l’unification progressive des différents concepts en réseaux, en les articulant de plus en plus dans un système économique mondial, à la fois diversifié, hiérarchisé et centralisé. Le marché est le moins mauvais des systèmes connus. L’ouverture des marchés et la libre circulation des électrons engendrent donc un contexte qu’il faut encourager, même si les investissements à long terme semblent pénalisés. Laissant moins de prise aux considérations politiques locales, le marché impose le meilleur prix et les énergies renouvelables s’en trouvent favorisées. L’intégration des réseaux électriques en Amérique du Nord est d’ailleurs inévitable si l’on veut assurer la sécurité d’approvisionnement à long terme et créer un portefeuille énergétique plus «vert». Mais, dans le secteur de l’énergie, le marché seul ne suffit pas. Le cafouillage californien, dans le secteur de l’électricité, le démontre amplement. Paradoxalement, c’est George W. Bush qui vient de le rappeler au monde entier en remettant à l’ordre du jour la sécurité d’approvisionnement.
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La rationalisation du marché de l’énergie Que les choses soient prises en main par l’État, le secteur privé ou l’un et l’autre à la fois, deux moyens d’action semblent nécessaires pour rationaliser notre consommation et notre production d’énergie à l’échelle planétaire: atteindre le juste prix et permettre la libre circulation des sources d’énergie. Attention, cependant, ce ne sera pas facile à instaurer et ce sera plutôt suicidaire pour nos politiciens. Comment prendrions-nous une augmentation importante du prix de l’essence, par exemple? Ou, comme le mentionne Jean-Marc Carpentier dans son épilogue, comment réagiraient les Québécois face à une augmentation de la production d’électricité pour fins d’exportation exclusivement? Bref, face au rétrécissement des ressources énergétiques mondiales, tout le monde est mis à contribution et l’approche déborde le cadre régional. Les solutions à notre problème de ressources, bien qu’il faille encore les adapter et les nuancer, ont toutes un point en commun: elles seront mal acceptées parce qu’elles changent en profondeur notre contrat social et nos habitudes de vie.
Le cœur du problème Le bonheur des hommes passe probablement par la prospérité et le concurrence. Mais en démocratie, le marché n’est lui-même qu’un instrument, et non une fin en soi, comme le donnerait à penser une lecture trop rapide ou trop dogmatique du courant actuel. Le monde est ce qu’il est et peut affronter la concurrence parce qu’il s’est aussi donné des services publics dont un des objectifs était d’encourager l’évolution de la connaissance, la qualité de vie de ses citoyens, le respect de l’environnement, la sécurité d’approvisionnement, etc. Pour assurer cet intérêt général, l’État peut utiliser plusieurs moyens. Historiquement, de multiples modèles ont été proposés. Par exemple, il y a deux mille ans, les Chinois avaient nationalisé les industries du fer, du sel et du bois, tous des éléments qui apparaissaient alors vitaux pour le bien-être de la population. De nos jours, les outils utilisés par l’État pour assurer l’intérêt général sont encore plus nombreux. Il y a, bien sûr, la taxation, la législation qui
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dicte les règles à l’entreprise privée, mais aussi la création d’entreprises publiques ou la mise en place de régies qui fixent les tarifs. En d’autres mots, le roi peut choisir le serviteur qu’il veut pour faire les tâches communes. Mais c’est lui le patron, pas ses subalternes. Bref, l’État a un rôle à jouer: en plus d’assurer la justice sociale, il est un acteur important du développement des nouvelles technologies et des nouveaux concepts. La mondialisation doit être gérée. À l’inverse, dans un scénario où la mondialisation serait laissée à elle-même, l’État-nation serait condamné à une mort lente. Et même le marché s’autodétruirait à terme. On l’a dit de multiples façons dans cet ouvrage, le principal problème auquel fait face l’humanité n’est pas d’ordre économique. Ce n’est pas non plus un problème de ressources: si les choses sont prises en main dès maintenant, on a toutes les chances de préparer à temps des lendemains sans coupures brusques. Le problème, pour créer une nouvelle démocratie internationale qui adopte des solutions communes au problème de ressources, c’est celui de l’absence de volonté politique. Comment se libérer de cette tyrannie de l’urgence imposée par l’ultralibéralisme? «Il est impossible que l’ouverture sur le monde signifie la perméabilité passive, la renonciation au droit d’orchestrer les affaires prioritaires qui concernent la survie de l’humanité. «Le village global qui excite tant les commerçants demeurera une vaste chimère s’il ne réunit que des “villages” qui ont abdiqué leur liberté et leur droit d’initiative», disait un jour la journaliste Lise Bissonnette dans un éditorial du journal Le Devoir. Tout ce qu’il faut, au fond, c’est que les rois de ce monde se libèrent enfin de la régence qu’ils ont eux-mêmes mise en place. Derrière la «rectitude politique», à quoi rime ce nouveau pouvoir qui ne prend plus aucun risque devant l’opinion publique par peur de se faire «zapper» par les lobbies de toutes sortes? Pourtant, c’est possible, quand on analyse l’histoire des grandes politiques énergétiques des années 1950, 1960 et 1970. Bien sûr, l’État-providence avait aussi ses exagérations, mais quand on
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examine le résultat du modèle d’aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de penser que la société a régressé dans sa façon de gérer son développement. C’est plus que de la nostalgie. On n’a qu’à penser à la montée des combustibles lourds dans le bilan énergétique mondial ou à l’inefficacité croissante du transport pour voir que notre société vieillit mal. Mais comment prévient-on Louis XVI qu’il y a péril en la demeure? Comment brise-t-on cette certitude qu’ont toujours eue les riches de ce monde qu’il n’y en a pas de problèmes, que le présent sera toujours garant de l’avenir? Comment convaincre le chêne qu’un roseau n’est pas un chêne et que l’adversité est toujours possible, quelle que soit sa constitution? À en juger par l’actualité, cette sensibilisation semble mission impossible. À la lumière des derniers événements, tant nationaux qu’internationaux, on serait même tenté de dire que l’oubli de ce qui a été écrit la veille et l’absence de rigueur dans l’analyse sont des caractéristiques fondamentales de l’évolution. L’irresponsabilité aussi. Alors, bien sûr, on se trouve un bouc émissaire. Par exemple, on se dit que la responsabilité de préparer l’avenir revient aux grandes puissances, aux États-Unis en particulier. Mais le raisonnement est un peu trop facile. Toutes les sociétés sont coupables à partir du moment où sont gommées de l’approche à long terme les décisions qui touchent les besoins énergétiques des générations futures. On ne le répétera jamais assez, dans le domaine du rapport énergie-société, un critère a préséance sur tout autre: la recherche du développement durable. Au rang des accusés ne sont pas épargnées les sociétés riches, capables d’assumer les externalités de leurs actes. Sont plus condamnables encore les sociétés privilégiées en termes de ressources renouvelables, indépendamment de leur taille. La palme revient sans conteste au Québec qui, par sa non-prévoyance et son incapacité de gérer à temps son développement, a été acculé à proposer une
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centrale au gaz naturel de 800 MW pour ses besoins en électricité de base6. Mais il ne faudrait pas se méprendre quant au sens de mes propos. Dans le contexte d’affaires actuel et, je le répète, dans une gestion de risque responsable, construire une centrale au gaz naturel au Québec peut être logique. Même à long terme, le thermique peut avoir une place chez nous si on adopte un plan continental de développement des ressources. Jean-Marc Carpentier en fait d’ailleurs la démonstration en épilogue. Il faudrait éviter aussi de prendre pour bouc émissaire un seul acteur, Hydro-Québec par exemple. De ce côté, il faut bien reconnaître que tous les dirigeants de la société d’État ont eu le même discours quant aux priorités dans les options de production, en proposant d’abord le développement hydroélectrique. Dans cette histoire, nous sommes tous à la fois coupables et innocents. Nous sommes tous rationnels. Et c’est là, le problème. Pourtant, cette décision est lourde de conséquences… Elle est lourde de conséquences quand on sait que le Québec a été, ces quarante dernières années, un modèle mondial de planification intégrée des ressources. Alors que le Québec a toujours favorisé le long terme, il faut avouer que cette décision surprenante est à l’image de l’époque. Entre nous, compte tenu des avantages outrageants du Québec en matière d’hydroélectricité, de potentiel éolien et de biomasse, c’est décourageant et cela ne présage rien de bon pour la suite des choses partout dans le monde. Comment briser la mentalité de l’immédiat quand ceux qui ont les moyens de faire autrement – et qui les ont déjà appliqués – n’y arrivent plus?
6. La menace du thermique au Québec n’est pas nouvelle. Elle date en fait de la mise au rancart de la plupart des grands projets hydroélectriques proposés au début des années 1990. Pour toutes sortes de raisons, y compris par manque de volonté politique, la planification à long terme du secteur électrique a été mise en sourdine. Bien qu’il soit justifiable dans un contexte de gestion de risque, ce projet de centrale au gaz est incompréhensible dans un contexte de changement climatique et ne tient aucun compte du long terme. Pire, une telle décision remet en question toutes les politiques historiques du Québec et les orientations qui en ont résulté, comme la pénétration du chauffage électrique.
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Certes, le récent accord entre le chef des Cris et le premier ministre du Québec permet d’espérer qu’on pourra débloquer enfin le dossier du développement de l’hydroélectricité. Cette nouvelle vient compenser un peu la tache «thermique» au dossier du Québec. N’empêche que depuis une quinzaine d’années, le manque de considération à l’égard du long terme et le peu de courage politique, il faut bien le dire, ont donné lieu à de nouvelles aberrations écologiques partout dans le monde. Et de ce côté, le Québec n’a pas de leçons à donner. Plus que jamais, on semble oublier l’équation fondamentale: dans l’histoire humaine, après la brève parenthèse du «grand siècle capitaliste», qui durera un moment encore, va s’ouvrir une fois de plus un cycle long d’énergie chère. Se placer dans cette perspective signifie repenser non seulement l’organisation des rapports de production, mais aussi la nécessaire articulation entre la structure sociale et les forces de la nature. On oublie trop facilement que l’unification des systèmes énergétiques est allée de pair avec la centralisation inouïe des surplus d’énergie, de la rente énergétique vers les pôles dominants de l’économie, créant trop souvent un gaspillage odieux. Le mode de vie que cela a engendré en est fortement imprégné. L’étalement urbain et les choix en matière de transport, pour ne prendre que ceux-là, sont des biais qui résultent de cette myopie concernant la valeur réelle de l’énergie. L’industrialisation à base d’énergies fossiles a transformé les consommateurs des pays industrialisés en rentiers du charbon et du pétrole, en rentiers du «travail» de la nature. Le prélèvement de cette rente n’est rien d’autre qu’une destruction écologique. L’erreur que l’on fait, c’est de croire notre organisation humaine capable d’en gérer parfaitement les conséquences à long terme, sans planification particulière, en recourant essentiellement aux mécanismes du marché.
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Je ne suis pas le premier à le dire, ni ne serai le dernier7. Comme bien d’autres auparavant, ce livre veut sensibiliser le lecteur au fait que ce n’est pas le «comment» qui compte. Les principes sont déjà établis. On trouvera bien les moyens de s’adapter sans trop de casse si la table est mise pour réfléchir. Le problème, il est dans notre attitude. Plus grave encore, il est dans notre hérédité. Carrés de certitude, nous attendons toujours la crise pour agir. Et quand les sociétés riches vieillissent, c’est pire encore. On oublie, on se replie, on pense à la retraite, on protège l’acquis, on devient épicurien8, on devient encore plus «politically correct», on pense que le temps est immuable… comme le pensait Louis XVI. Il ne nous reste plus qu’à espérer que notre réputation d’espèce supérieure ne sera pas ternie une fois de plus par un manque de prévoyance grave.
7. Décidément, la classe des incompris est là pour rester. 8. Je ne suis pas contre, non plus.
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Comprendre le 11 septembre 2001
U
ne journée auparavant, on aurait demandé à des groupes d’ingénieurs si un avion pouvait faire tomber les tours du World Trade Center, leur réponse instantanée aurait été non. Lorsqu’on m’a appris la nouvelle, à moi Ph.D. en génie, ma réaction a été la même. «On a sûrement fragilisé la base, l’énergie cinétique et chimique n’est pas suffisante», ai-je dit d’instinct à celui qui m’annonçait la nouvelle, sans connaître les détails. « Cela demande une planification incroyable. C’est sûrement un canular», ai-je pensé, tant l’événement dépassait mon entendement, autant humain que scientifique. Et j’étais loin d’être le seul. «Pas de panique! Demeurez dans vos bureaux», a dit la sécurité du WTC, après la première frappe d’avion. Et aucun hélicoptère ne s’est rendu sur le toit de l’édifice pour sauver les héros, comme on avait vu dans les films catastrophe du genre La tour infernale. C’est dire à quel point on avait confiance en la solidité des tours. Pourtant, quelqu’un y avait pensé, un « bollé », un surdoué l’avait calculé. Du moins avait-il prévu l’effondrement des étages supérieurs. Un stratège avait indiqué comment déjouer le système et mener à destination les avions. Une journée auparavant, on aurait demandé à un groupe de courtiers à la Bourse si deux tours tombées pouvaient faire chuter la Bourse comme lors de la grande crise de 1929, on aurait demandé à la Chambre de commerce de Montréal si une attaque sur New York pouvait faire disparaître autant d’emplois en quelques semaines; non, auraient répondu d’emblée les économistes en chef des grandes banques et les analystes principaux des maisons de courtage. Pourtant, sans en connaître toutes les conséquences, quelqu’un avait estimé l’impact social et politique d’une telle attaque.
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Quelle intelligence! Un esprit satanique, certes, c’est l’autre facette de sa personnalité, mais de quelle intelligence l’humanité peut-elle faire preuve pour inventer de nouvelles situations! « Malgré mon bouleversement, remarquait Jean-Pierre Dupuy dans Le Figaro du 5 avril 2002, émerge un sentiment d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était effectué le passage de l’abstrait au concret: qui aurait cru qu’une éventualité aussi formidable pût faire son entrée avec aussi peu d’embarras… Avant de se produire, la catastrophe n’était pas possible, mais une fois qu’elle s’est produite, on découvre qu’elle était possible. » En une heure, toutes les certitudes occidentales ont été ébranlées. L’insolente suprématie économique du monde industrialisé aussi. Le marché est soudainement revenu à des considérations plus existentielles. L’industrie de l’aviation civile s’est écrasée, celle du tourisme est sortie de route, et on a appris que l’industrie des assurances ne pouvait tout couvrir. Serait-ce que le capital ne peut pas tout régler, surtout quand les dieux s’en mêlent? Certes, avec le recul, on constate que l’événement n’a pas provoqué le choc des civilisations attendu. Il s’en trouve même pour dire que c’est l’Occident qui en sort gagnant. Il serait exagéré de penser que le terrorisme peut ébranler sérieusement l’édifice occidental. Tout au plus représente-t-il une capacité de nuisance non négligeable. N’empêche qu’en un très court espace de temps, on a appris que la liberté a un prix et qu’elle est un concept fragile. L’Histoire a rattrapé au galop l’Occident, qui se croyait parvenu. Le 11 septembre 2001 a remis à l’ordre du jour des valeurs et des attitudes connues du monde scientifique, mais oubliées par les grands de ce monde: l’humilité, l’écoute et le doute. Par sa boulimie et sa myopie, l’humanité est-elle en train de se suicider? En fait, il y a peu de chances qu’elle en meure – elle en a vu d’autres –, mais sans une action immédiate et concertée, à l’évidence, elle mutilera une partie de ses membres.
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Épilogue par Jean-Marc Carpentier, journaliste
Une nouvelle stratégie énergétique pour le Québec du XXIe siècle
L
orsque j’ai commencé à couvrir le secteur énergétique, il y a 25 ans, nous étions en pleine crise de l’énergie; une crise qui allait dévaster les économies occidentales pendant plus d’une décennie. Frappés de plein fouet par cette crise, les pays industrialisés ont alors lancé de grands programmes d’efficacité énergétique et de recherche-développement en vue de mettre au point de nouvelles sources d’énergie, de préférence renouvelables, et de les substituer aux formes d’énergie fossiles dont tous prédisaient l’explosion des prix et l’inéluctable pénurie. Aux États-Unis, on a même utilisé l’expression «moral equivalent of war» pour qualifier cet effort qui semblait alors essentiel pour assurer la survie de la nation. Vingtcinq ans et plusieurs milliards de dollars plus tard, la plupart de ces programmes de recherche et de substitution ont été abandonnés et le contexte énergétique mondial est essentiellement redevenu ce qu’il était avant la crise de l’énergie. En fait, 25 ans après la crise, rien n’a véritablement changé dans la situation énergétique de la planète. Même si nous ne pouvons toujours compter que sur des réserves limitées en énergie fossile, le pétrole, le gaz naturel et le charbon comptent encore pour près de 90% de l’ensemble de notre bilan énergétique commercial. En septembre 2002, le Sommet de Johannesburg n’a même pas réussi à obtenir des nations participantes l’engagement de fixer à 15% la part que devraient prendre les sources d’énergie renouvelables (solaire, éolien et hydraulique) d’ici 2010 dans leurs bilans énergétiques. Au cours du quart de siècle qui s’est écoulé depuis la crise énergétique des années 1970, le Québec a été, à toutes fins utiles, un
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des seuls États à bouleverser radicalement son bilan énergétique en faveur de sources d’énergie renouvelables. Alors que le pétrole comptait à lui seul pour 78 % du bilan énergétique québécois au tout début des années 1970, il n’occupe plus maintenant qu’environ 40% de ce bilan. Pendant cette même période, la part de l’hydroélectricité doublait, pour rejoindre celle du pétrole et dépasser ainsi 40%, alors que celle du gaz naturel passait de 5 à 16%. Si les réalités énergétiques fondamentales de la planète n’ont pas vraiment changé depuis 25 ans, le cadre dans lequel elles se manifestent est cependant radicalement différent de celui des années 1970, tout comme les options dont nous disposons pour faire face à ces réalités. Ceci est particulièrement vrai pour le Québec, qui jouit d’une situation exceptionnelle et dispose d’une formidable quantité d’énergie renouvelable et non polluante au cœur même du plus grand marché énergétique de la planète. Ce nouveau contexte appelle nécessairement une nouvelle stratégie énergétique pour le Québec du XXIe siècle. Nous explorerons ici quelques grands objectifs qui pourraient servir d’ossature à une telle stratégie. De façon globale, cette nouvelle stratégie doit répondre aux véritables besoins énergétiques de la société québécoise tout en permettant la mise en valeur optimale de notre patrimoine énergétique. Elle doit également s’inscrire dans une logique de développement durable en favorisant une utilisation encore plus efficace de toutes les formes d’énergie, aussi bien que la mise en production de nouvelles sources renouvelables d’énergie non polluante. La stratégie que nous proposons ici s’appuie sur un certain nombre d’objectifs qui, sans être tous essentiels à la cohérence globale de l’exercice, obéissent chacun à la même logique d’optimisation du bilan et du patrimoine énergétique québécois.
Objectif stratégique no 1: découpler définitivement la production locale d’énergie de sa consommation En Alberta, avant de forer un nouveau puits de gaz naturel, on ne se demande pas si la province a véritablement besoin de ce nouvel apport en énergie. De la même façon, bien qu’on y produise au moins dix fois plus de gaz qu’on en consomme, celui-ci y est vendu 250
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au même prix de base que partout ailleurs au Canada ou aux ÉtatsUnis. Là-bas, la production et la consommation obéissent à leurs logiques propres et sont complètement détachées l’une de l’autre. Au Québec, ces deux enjeux ont été historiquement fondus l’un dans l’autre, et ce, à l’intérieur même du mandat d’Hydro-Québec, qui consiste essentiellement à répondre, au meilleur coût possible, à la demande en électricité de la société québécoise. La mise en chantier de nouveaux équipements de production hydroélectrique a ainsi toujours été soigneusement ajustée à l’évolution présumée de la demande pour les années à venir. Il faut maintenant abandonner cette logique et consacrer la rupture entre la production et la consommation d’énergie électrique. La nouvelle stratégie énergétique qui s’impose actuellement au Québec doit viser à la fois, mais de façon totalement indépendante, aussi bien la mise en valeur optimale de nos ressources que la nécessité de répondre efficacement à nos besoins énergétiques. À l’avenir, ce ne doit plus être la demande locale d’électricité qui détermine l’aménagement du potentiel hydroélectrique québécois, mais plutôt la volonté de mettre en valeur une ressource dont les qualités intrinsèques sont exceptionnelles. De la même façon, ce n’est pas parce que nous disposons d’importantes quantités d’énergie électrique que nous devrions l’utiliser à toutes les sauces et de façon parfois inefficace. S’il est toujours essentiel de mettre en valeur nos sources d’énergie renouvelables, il n’est plus du tout certain que nous devions nous-mêmes consommer toute cette énergie. Sur le plan réglementaire, ce premier objectif de découplage de la production et de la consommation est virtuellement déjà atteint depuis l’adoption de la loi 116, en juin 2000. Celle-ci a effectivement consacré la rupture entre la production et la consommation d’électricité au Québec en faisant éclater Hydro-Québec en trois divisions indépendantes aux missions bien distinctes: production, transport et distribution; trois divisions qui ont chacune leur mandat propre et leur cadre réglementaire spécifique. Sous des allures de révolution bien tranquille, ces nouvelles règles du jeu imposeront progressivement des changements fondamentaux. Le découplage est donc devenu réalité mais ses implications ne sont pas encore 251
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parfaitement intégrées. Par exemple, on entend encore régulièrement des gens affirmer que l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ou encore la construction de parcs éoliens peuvent nous dispenser de construire de nouvelles centrales hydroélectriques. Or, ce n’est certainement plus vrai aujourd’hui, comme nous le verrons plus loin. Détachées l’une de l’autre, la production et la consommation d’électricité évolueront dorénavant selon leur logique propre et leur cadre réglementaire particulier. Même si elle n’a pas encore véritablement commencé à produire tous ses effets, la loi 116 a donc déjà changé radicalement la logique énergétique québécoise, qui n’avait guère évolué depuis la nationalisation de 1963.
Objectif stratégique no 2: mettre fin à l’isolationnisme énergétique québécois Contrairement à ce qui se passait il y a 25 ans, le Québec d’aujourd’hui n’a plus à vivre dans un isolationnisme énergétique axé sur une définition étroite de ses besoins en énergie et sur l’utilisation systématique de ses seules ressources hydroélectriques. L’autarcie énergétique régionale qui faisait rêver il y a 25 ans ne présente plus aucun intérêt dans un monde où les frontières économiques se font de plus en plus poreuses et où l’intégration des marchés de l’énergie continentaux est déjà réalisée pour le pétrole et le gaz naturel et en voie de l’être pour l’électricité. L’échiquier de l’élaboration d’une stratégie énergétique optimale se déploie maintenant sur l’ensemble du continent et non plus sur le seul territoire québécois. Il devient donc essentiel de profiter au mieux de ces nouvelles options pour le plus grand bénéfice de la société québécoise. La stratégie énergétique des prochaines décennies devrait ainsi différer radicalement de celle des 25 dernières années et passer résolument de l’insularité à la continentalisation.
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Épilogue
Objectif stratégique no 3: mettre adéquatement en valeur les ressources énergétiques du territoire québécois Avec la loi 116, Hydro-Québec Production est maintenant complètement déréglementée et a pour seul mandat de construire et d’exploiter des équipements de production d’électricité, et de commercialiser cette production sur les marchés de gros, aussi bien du Québec que de l’extérieur. Complètement déréglementée, la société d’État est parfaitement libre de construire à sa guise toute installation de production d’électricité qu’elle croit pouvoir rentabiliser, sous réserve, évidemment, de l’obtention des permis habituels en matière d’environnement. Pour elle, la marche à suivre est donc maintenant claire: produire et vendre sa production au meilleur prix possible et générer ainsi une rente pour son actionnaire, le gouvernement, et donc pour la population du Québec. En conservant des droits exclusifs sur tous les sites hydrauliques de plus de 50 mégawatts (MW) du territoire québécois, HydroQuébec Production demeure surtout l’unique dépositaire d’une formidable richesse patrimoniale, disposant d’une puissance installée d’environ 35000 MW d’hydroélectricité (y compris la centrale de Churchill Falls au Labrador), dont le coût moyen est nettement inférieur à celui de l’électricité produite dans des centrales thermiques alimentées par des combustibles fossiles ou par l’énergie nucléaire. Et on estime qu’il resterait encore à aménager, en respectant les mêmes critères de rentabilité économique et d’acceptabilité environnementale, une puissance additionnelle d’environ 18000 MW à partir de nouveaux sites hydroélectriques. Il ne s’agit évidemment pas de se précipiter sur le moindre cours d’eau pour en extraire quelques kilowattheures, sans considérations de coût ou d’impact environnemental. Il faut au contraire procéder à une évaluation rigoureuse des sites hydrauliques dont la mise en production est réalisable sur les plans aussi bien technique qu’économique ou environnemental. De façon plus globale, il faut finalement, pour que l’opération puisse être défendable en termes de développement durable, que l’hydroélectricité produite dans les centrales québécoises vienne
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remplacer, directement ou indirectement, quelque part dans le monde, des sources d’énergie non renouvelables ou plus polluantes, ou encore qu’on l’utilise ici même au Québec pour la fabrication de biens utiles qui seraient autrement fabriqués ailleurs en utilisant des formes d’énergie non renouvelables. Sur le plan économique, la forte demande d’énergie électrique sur les marchés du nord-est du continent donne plus de valeur à l’hydroélectricité québécoise, alors que la mise en production de cette ressource renouvelable permettra sans nul doute de dégager une rente appréciable. Malgré l’ampleur considérable des ressources hydroélectriques québécoises, cette capacité de production est relativement modeste à l’échelle des besoins du Nord-Est continental. À titre d’exemple, la seule fermeture de sept réacteurs nucléaires, en Ontario, il y a une dizaine d’années, a libéré une demande électrique de 4300 MW. De façon globale, on peut dire que le Québec a accès à un marché de consommation d’électricité au moins dix fois plus important que sa capacité de production totale. L’offre progressive d’une part restreinte de cette énergie ne risque donc pas de faire fléchir les prix sur le marché continental de l’électricité. Le recours massif au gaz naturel pour la production d’électricité sur la plupart des marchés situés à la périphérie du Québec laisse d’ailleurs présager des prix de l’électricité relativement élevés, compte tenu de l’accroissement récent du prix du gaz et de la diminution inéluctable et déjà bien amorcée de la production des bassins gaziers conventionnels. L’avantage économique de l’hydroélectricité est encore plus évident à long terme. En effet, une fois l’installation hydroélectrique construite, le coût de production de son électricité diminue régulièrement en dollars constants. À l’inverse, le coût des combustibles fossiles ne peut qu’augmenter progressivement, en plus de fluctuer de façon parfois brutale, comme nous l’avons vu pour le gaz naturel au cours de l’hiver 2000-2001. Mais même à prix égal, il sera toujours préférable de recourir à de l’énergie renouvelable plutôt qu’à des sources fossiles. Dans un contexte où le réchauffement climatique devient une préoccupation de plus en plus pressante et où les externalités environnementales
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sont progressivement prises en compte dans les équations économiques, l’hydroélectricité s’installe durablement en tête des options énergétiques. Ceci est d’ailleurs particulièrement vrai lorsque l’usage final de l’énergie se fait sous forme d’électricité, alors que la conversion des combustibles fossiles en électricité affiche généralement une efficacité d’à peine 50%. Une gageure économique basée sur de l’énergie renouvelable ne peut donc pas être perdante à long terme. Cette possibilité de mettre en production des sources renouvelables d’énergie non polluante dont la communauté planétaire a déjà besoin constitue sans nul doute l’actif économique le plus considérable de la société québécoise. Ainsi, si certains projets hydroélectriques doivent être réalisés, ce n’est certainement plus pour répondre aux seuls besoins électriques de base de la population québécoise, mais davantage pour mettre en valeur une ressource énergétique aux caractéristiques avantageuses et dont l’utilisation profitera aussi bien à la société québécoise qu’à l’ensemble de la communauté planétaire.
Objectif stratégique no 4: optimiser l’efficacité énergétique régionale par les échanges d’énergie Comme c’est le cas pour l’Alberta avec son gaz naturel et son pétrole, le potentiel hydraulique du territoire québécois dépasse largement les seuls besoins en électricité du Québec. Avec 40% de son bilan énergétique sous forme d’électricité, le Québec dispose déjà d’au moins deux fois plus d’énergie électrique que les grands pays industrialisés, où elle varie généralement entre 15 et 18%, et de près de quatre fois plus que l’ensemble de la planète, où cette part est d’environ 12%. Ramenée à un taux par habitant, la consommation québécoise d’électricité est d’environ 25000 kWh par année, soit près du double de la consommation des États-Unis et de trois à six fois celle des autres pays industrialisés, comme le Japon, la France, l’Italie ou l’Allemagne. En fait, les ressources hydroélectriques québécoises sont tellement abondantes que nous utilisons l’électricité à des fins qui seraient inimaginables ailleurs. Même en prenant en considération certains usages industriels qui exigent de l’électricité, notre consommation dépasse largement les exigences normales d’une
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société industrielle développée. En guise d’exemple, le chauffage à l’électricité est utilisé dans plus de 70% des logements québécois, contre à peine plus de 20% ailleurs au Canada. Cette «surconsommation» d’électricité n’est pas une mauvaise chose en soi. En effet, l’augmentation de la consommation québécoise d’électricité résulte essentiellement du remplacement du pétrole, dont la part est passée en vingt ans, rappelons-le, de 78% à environ 40% du bilan énergétique québécois. On a donc remplacé de l’énergie fossile non renouvelable par une énergie renouvelable, qui est de surcroît moins coûteuse à produire et moins polluante à utiliser. Si le Québec était une île, nous pourrions être satisfaits de notre situation. Mais le Québec n’est pas une île. Autour de nous sont brûlées d’énormes quantités de pétrole, de gaz naturel et de charbon pour produire une électricité d’un rendement inférieur à 50%. Loin de s’atténuer, cette situation risque encore de s’accentuer à l’avenir, alors que nous assistons à la construction de gazoducs gigantesques, destinés à transporter vers les États-Unis encore plus de gaz naturel canadien, dont une bonne partie servira à produire de l’électricité. Pendant ce temps, nous utilisons, ici même au Québec, des quantités tout aussi massives d’électricité pour produire de la chaleur. Il s’agit d’une situation absurde en termes d’efficacité énergétique. En principe, on devrait viser à éliminer toute utilisation de combustible pour la production d’électricité, tant et aussi longtemps qu’un seul kilowattheure sera utilisé pour produire de la chaleur dans un même espace énergétique. Or, plus de 85% de l’électricité produite dans le nord-est des États-Unis provient toujours de centrales thermiques, pendant qu’au Québec, environ le quart de notre électricité est utilisé pour produire de la chaleur. Ce double déséquilibre engendre un énorme gaspillage d’énergie et constitue une formidable aberration sur le plan économique. Dans les filières thermiques de production d’électricité, l’efficacité de la conversion de la chaleur en électricité se situe généralement entre 35 et 60%. L’énergie thermique non transformée en électricité est alors tout simplement perdue dans les gaz de combustion ou les eaux de refroidissement des turbines à vapeur qui équipent 256
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ces centrales. On gaspille ainsi autant d’énergie qu’on en transforme en électricité. C’est pour cette raison que l’électricité est toujours chère à produire et qu’on la considère partout comme une forme «noble», et nécessairement plus coûteuse, d’énergie. Dans un marché normal, compte tenu surtout des pertes de conversion dans les centrales thermiques, l’électricité devrait être vendue presque deux fois plus cher qu’une quantité équivalente d’énergie sous forme de gaz naturel ou de produit pétrolier. C’est vrai à peu près partout dans le monde, sauf au Québec, où les prix de ces deux formes d’énergie sont à peu près équivalents. Le prix de vente de l’électricité est effectivement maintenu chez nous à un niveau largement inférieur à la valeur commerciale de cette ressource sur le marché nord-américain. Nous reviendrons plus loin sur cette question du prix de vente de l’électricité au Québec. Mais indépendamment du prix pratiqué chez nous, il y aurait un avantage indéniable à utiliser chaque forme d’énergie pour les fins où elle est la plus efficace et à réserver ainsi l’électricité à des usages qui exigent cette forme particulière d’énergie. Par exemple, du gaz naturel canadien qui est brûlé au sud de la frontière pour produire de l’électricité avec un rendement de 50% pourrait très bien être utilisé au Québec pour chauffer des locaux ou de l’eau avec un rendement de près de 100%. La moitié de l’électricité ainsi économisée chez nous serait suffisante pour remplacer celle qui aurait été produite avec des centrales thermiques aux États-Unis ou en Ontario. Au-delà de l’avantage économique évident qui résulterait d’une telle substitution, le gain en termes d’efficacité énergétique serait tout aussi spectaculaire. Ainsi, l’énergie économisée grâce à une telle substitution serait à peu près égale à toute celle qui aurait été initialement produite avec la même quantité de gaz naturel. Il faudrait donc logiquement s’attendre, dans des marchés véritablement ouverts l’un sur l’autre, à voir une augmentation des exportations d’hydroélectricité du Québec vers ses régions périphériques, en même temps qu’une plus grande utilisation de gaz naturel, plutôt que d’électricité, comme source directe de chaleur dans les industries et les résidences du Québec.
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Objectif stratégique no 5: maximiser la valeur de notre production hydroélectrique par la substitution et l’exportation Les échanges énergétiques transfrontaliers (les initiés parleraient de swaps d’énergie) sont donc devenus très souhaitables en termes d’efficacité globale du système énergétique du Nord-Est continental. Une fois devenue interchangeable, chaque forme d’énergie pourrait être réservée à une fin pour laquelle elle serait utilisée de façon optimale. Le marché qui s’offre naturellement à l’hydroélectricité excédentaire du Québec est donc celui de l’exportation vers les ÉtatsUnis, l’Ontario ou autres régions périphériques. Il s’agirait évidemment là d’un changement de stratégie puisque les exportations d’électricité québécoises sont toujours restées relativement modestes, à environ 10% de la production. Même la France exporte une plus grande part de son électricité (essentiellement d’origine nucléaire) que le Québec. Mais, paradoxalement, l’opinion publique québécoise a toujours entretenu une relation difficile avec l’idée d’exporter de l’électricité. On ne se scandalise pas que presque tous les avions ou les locomotives construits par Bombardier soient exportés, pas plus que notre sirop d’érable, d’ailleurs, et une énorme partie de notre production industrielle. Qui s’indigne, en Alberta, de voir le gaz naturel ou le pétrole extrait du sous-sol de la province prendre le chemin des États-Unis? En fait, près de 60% de la production canadienne de gaz naturel est exportée aux États-Unis. Il se consume donc plus de gaz naturel canadien aux États-Unis qu’au Canada. Et, contrairement à l’hydroélectricité, ces ressources sont non renouvelables et seront inévitablement épuisées d’ici quelques décennies. Les autorités gouvernementales n’ont jamais vraiment voulu faire le débat de l’exportation et discuter à fond des différents aspects de cette option stratégique. Il serait maintenant temps de le faire.
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Objectif stratégique no 6: minimiser le coût de fourniture de notre électricité en limitant la croissance de la consommation En même temps qu’elle donnait sa liberté à la branche Production d’Hydro-Québec, la loi 116 confirmait le monopole dont jouit l’État dans la vente au détail de l’électricité depuis la nationalisation de 1963. Dans le nouveau contexte issu de la loi 116, Hydro-Québec Distribution est chargée de ce mandat de vente au détail. Comme elle ne possède aucun équipement de production, la filiale Distribution d’Hydro-Québec doit acheter sur le marché de gros les blocs d’énergie dont elle a besoin pour répondre à la demande de ses clientèles. La loi 116 ne laissait cependant pas la filiale Distribution complètement démunie. Avant de consacrer leur divorce, les filiales Production et Distribution d’Hydro-Québec ont conclu un contrat d’approvisionnement à long terme qui réserve aux consommateurs québécois un bloc de production, dit patrimonial, de 165 TWh (milliards de W), dont le prix de vente à été fixé à 2,79¢ le kWh. Il s’agit essentiellement du coût de production actuel (y compris un généreux taux de rendement sur les installations de production), auquel il faut ajouter un peu plus de 1¢ de frais de transport et autant pour la distribution, pour un prix final moyen de vente au détail qui est actuellement d’un peu plus de 5¢ le kWh. Une fois ce bloc patrimonial complètement utilisé, ce qui devrait se produire vers 2004 ou 2005, compte tenu de la croissance de la demande prévue, Hydro-Québec Distribution devra trouver ellemême de nouvelles sources d’approvisionnement en lançant des appels d’offres publics ouverts, sans discrimination, à tout producteur, dont évidemment Hydro-Québec Production. Le premier de ces appels d’offres de fourniture a déjà été lancé en 2002. Il semble donc bien acquis, compte tenu de ce nouveau contexte réglementaire, que les tranches supplémentaires d’électricité offertes aux consommateurs québécois seront achetées par Hydro-Québec Distribution au prix du marché du Nord-Est continental, soit environ 6¢ le kWh, avant transport et distribution. En effet, aucun grand
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producteur privé n’offrira ici sa production à un prix moindre que celui qu’il pourrait toucher sur le marché américain. Il en est de même pour Hydro-Québec Production qui, au-delà du bloc patrimonial déjà engagé, a toute liberté de vendre au plus offrant sa nouvelle production d’électricité. Ce nouveau contexte économique devrait normalement modifier radicalement la logique de l’utilisation d’électricité sur le marché québécois. En effet, si on peut se permettre certains usages de l’électricité lorsqu’elle coûte moins de 3¢ le kWh à produire, ce n’est certainement plus le cas à 6¢ le kWh. Si les nouvelles tranches d’approvisionnement en électricité coûtent le même prix au Québec que partout ailleurs dans le nord-est du continent, nous devrons les utiliser avec autant de retenue qu’on le fait ailleurs. En principe, une même réalité économique devrait entraîner les mêmes choix énergétiques. Malheureusement, il n’est pas certain que ce nouveau signal de prix sera effectivement transmis aux utilisateurs d’électricité. Dans le plan actuel, les nouvelles tranches de production acquises au prix du marché par Hydro-Québec Distribution doivent être vendues aux consommateurs au prix moyen de l’ensemble des approvisionnements de la société d’État, même si cette nouvelle fourniture doit coûter environ deux fois plus cher que le bloc patrimonial. Le prix de vente de ces kilowattheures supplémentaires sera donc largement inférieur à leur coût, ce qui faussera le signal de prix, aussi bien par rapport aux autres formes d’énergie que pour la mise en place de mesures adéquates d’efficacité énergétique. Selon la prévision d’Hydro-Québec, les ventes de sa filiale Distribution devraient croître de 1,2% annuellement pendant les quinze prochaines années, comparativement à 2,7% pour les quinze dernières. En termes de tarifs, le coût beaucoup plus élevé des nouvelles tranches de fourniture (environ 6¢/kWh) sera dilué par le coût relativement bas du bloc patrimonial (165 TWh à 2,79¢/kWh). Ainsi, l’augmentation annuelle de 2 TWh prévue pour la demande amènera une augmentation du coût de fourniture unitaire d’environ 1,4% pour l’ensemble des ventes d’Hydro-Québec Distribution. Toute augmentation marginale de la demande produit donc une pression à la hausse relativement forte sur l’ensemble des livraisons 260
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d’Hydro-Québec Distribution. Si on accepte l’idée que la croissance des tarifs d’électricité devrait suivre l’inflation – soit environ 2% par année –, comme on l’a régulièrement proposé dans le passé, il reste peu de place pour améliorer les paramètres financiers de la filiale Distribution, dont le manque à gagner actuel serait, selon HydroQuébec, d’environ 500 millions de dollars par année. Même en améliorant son efficacité pour maintenir ses autres frais à un niveau constant en dépit de l’inflation, Hydro-Québec Distribution ne réussirait à sauvegarder annuellement qu’environ 0,6% de ses tarifs pour améliorer progressivement sa marge bénéficiaire. Il lui faudrait ainsi environ 15 ans pour atteindre un taux normal de rendement sur ses actifs. Par contre, si Hydro-Québec Distribution réussit à maintenir la demande à l’intérieur du bloc patrimonial de 165 TWh, elle pourra bénéficier de la totalité de ses augmentations de 2% (soit l’inflation) et restaurer ainsi ses paramètres financiers en moins de 5 ans.
Objectif stratégique no 7: viser une croissance nulle de notre consommation d’électricité Compte tenu de ce qui vient d’être exposé, il serait logique de ne pas accroître davantage notre niveau de consommation d’électricité en recourant à de nouvelles tranches de fourniture, beaucoup plus coûteuses, qui seraient vendues à perte aux consommateurs. En fait, Hydro-Québec Distribution devrait viser rien de moins qu’une croissance nulle de ses livraisons totales d’électricité. Comment? En favorisant, bien sûr, d’abord l’efficacité énergétique. Puis en laissant tout simplement s’éroder naturellement une très faible partie de la consommation d’électricité utilisée à des fins de production de chaleur, au profit de combustibles traditionnels comme le gaz naturel ou le mazout. Ainsi, en perdant environ 1% de ses ventes au profit de ces combustibles, Hydro-Québec Distribution serait à même de répondre à une croissance naturelle des besoins vraiment captifs de l’électricité d’environ 1%, tout en maintenant le volume de ses ventes au même niveau. En améliorant la pénétration du gaz naturel là où les réseaux de distribution existent et en favorisant un retour au chauffage au mazout ailleurs, on 261
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pourrait facilement annuler toute croissance de la demande en électricité. Il ne s’agit pas là d’un changement de cap radical, mais d’un léger coup de barre qui dirigera progressivement notre système énergétique vers une plus grande efficacité et un meilleur rendement. Pour Hydro-Québec, la solution idéale consisterait à ne pas consommer plus que le bloc patrimonial. En effet, l’électricité économisée par les clients de la filiale Distribution dispense la filiale Production de livrer à la première, à 2,79¢ le kWh, de l’électricité qu’elle peut facilement vendre à plus de 6¢ le kWh sur les marchés d’exportation. Autrement dit, chaque kilowattheure économisé par les clients québécois d’Hydro-Québec entraîne une perte de revenu de 2,9¢ ici, mais un gain de 6¢ sur les marchés extérieurs. Les économies qui permettent à Hydro-Québec Distribution de rester à l’intérieur de son bloc de fourniture patrimonial sont donc extrêmement rentables. Malheureusement, la philosophie de la croissance nulle ne semble pas faire partie de la stratégie d’Hydro-Québec Distribution, qui cherche encore de façon très agressive à accroître sa part de marché face au gaz naturel, et ce, même pour la production directe de chaleur. On profite, à cette fin, du coût de production relativement bas du parc d’équipement déjà en place pour subventionner indirectement celui des nouvelles tranches de production et donner ainsi l’illusion que l’électricité reste peu coûteuse à produire et à utiliser. Une telle forme de subvention de la consommation n’est pas sans rappeler le fameux Programme national de l’énergie par lequel le gouvernement fédéral avait subventionné la consommation de pétrole au tournant des années 1970-1980 et qui a contribué largement au déficit accumulé qui pénalise encore lourdement l’économie canadienne. En utilisant toujours plus d’électricité, payée moins cher que son coût de production, on renonce en outre à des revenus plus importants sur les marchés d’exportation et à une meilleure efficacité énergétique, en même temps qu’on perturbe le marché énergétique avec un mauvais signal de prix. À la limite, on pourrait même en arriver un jour à brûler du gaz naturel pour produire de l’électricité avec un rendement d’à peine plus de 50%. Alimentée dans 262
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notre réseau, cette électricité serait ensuite utilisée en bonne partie pour produire de la chaleur dans nos maisons et nos usines, ce que des chaudières à gaz peuvent faire directement avec une efficacité d’au moins 80%. L’aberration serait alors totale. En fait, ce n’est pas la production d’électricité d’origine thermique qu’il faut condamner au Québec, mais plutôt son utilisation pour des usages traditionnels issus d’un contexte où toute notre production était d’origine hydroélectrique. Si Hydro-Québec Production estime qu’il lui serait utile de disposer d’une centrale thermique pour optimiser sa production et mieux s’attaquer aux marchés d’exportation, eh bien, soit! Mais alors pourquoi ne pas transformer ici même du gaz naturel en électricité et donner ainsi une meilleure valeur ajoutée à cette énergie avant de la commercialiser sur les marchés d’exportation. Sur le plan environnemental, l’impact est le même puisqu’une centrale construite ici remplace tout simplement une installation équivalente qui aurait été implantée outre-frontière. Ce qu’il faudrait par contre éviter à tout prix, c’est de consommer ici au Québec de l’électricité d’origine thermique. Et pour ça, il suffit de limiter la consommation au seul bloc patrimonial déjà disponible, tout en entreprenant dès maintenant de limiter progressivement notre utilisation d’électricité pour la production de chaleur. Un moyen efficace d’y arriver consisterait à entreprendre d’exercer dès à présent une pression à la baisse sur la demande d’électricité en augmentant progressivement les tarifs. Il ne s’agit pas de changer complètement les conditions de marché de l’énergie en limitant radicalement le recours à l’électricité pour la production de chaleur ni de provoquer un choc tarifaire en augmentant brutalement les tarifs d’électricité. Il faut plutôt nous donner une direction à long terme qui nous conduise progressivement à un bilan énergétique plus équilibré et à une facture d’énergie globalement plus avantageuse.
Objectif stratégique no 8: atteindre la vérité des prix dans la vente au détail de notre électricité Reste maintenant à savoir à quel prix la société québécoise, qui est l’ultime propriétaire de notre patrimoine hydroélectrique, devrait vendre cette électricité à ses consommateurs d’énergie. 263
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Au Québec, toute discussion sur les tarifs d’électricité se résume essentiellement à un choix dans l’attribution d’une rente qui est actuellement d’environ 3 milliards de dollars, soit l’écart entre le strict coût de production (sans rendement sur les avoirs propres d’Hydro-Québec) de cette électricité et sa valeur économique sur le marché nord-américain. Des tarifs bas subventionnent la consommation, à même cette rente, alors que des tarifs élevés dirigent plutôt cette dernière vers les coffres du gouvernement qui peut ensuite l’utiliser à sa guise pour les services publics ou des réductions de taxes ou d’impôts. L’arbitrage se fait donc entre les consommateurs d’électricité et les contribuables. Même si tous les citoyens, individuels ou corporatifs, sont généralement des contribuables et des bénéficiaires des services de l’État et que tous les consommateurs d’électricité sont généralement des citoyens individuels ou corporatifs, consommateurs et citoyens sont bien loin d’être des entités entièrement équivalentes. La tarification d’électricité a donc nécessairement pour effet de modifier la répartition de la richesse entre différents segments de notre société. En plus de freiner la mise en place de mesures d’efficacité énergétique, des prix trop bas envoient un mauvais signal de prix dans le marché, ce qui empêche l’utilisation optimale de chaque type d’énergie. En principe, la solution idéale consisterait à évoluer progressivement vers une plus grande vérité des prix en visant des tarifs semblables à ceux qui se pratiquent ailleurs dans l’environnement économique nord-américain. Nous avons évidemment pris du retard en raison du gel des tarifs d’électricité au Québec depuis un certain nombre d’années. L’an dernier, le gouvernement québécois annonçait même qu’il maintenait le gel des tarifs d’Hydro-Québec pendant deux années supplémentaires, ce qui donnait cinq ans sans augmentation de prix. Pour le gouvernement, et les citoyens qui sont les ultimes actionnaires d’Hydro-Québec, ce gel signifie un manque à gagner (par rapport à des tarifs qui auraient suivi l’inflation) de 725 millions de dollars sur 5 ans, soit 145 millions par année; une perte qui profitera surtout
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aux clients institutionnels, commerciaux et industriels d’électricité, qui comptent pour 60% des revenus d’Hydro-Québec. Pour atteindre la vérité des prix en matière d’électricité, il faudrait que le prix de vente moyen d’Hydro-Québec Distribution soit actuellement d’environ 8¢/kWh (6 ¢ de fourniture, plus environ 1¢ de frais de transport et autant de distribution). Par rapport au prix moyen actuel de 5,1¢/kWh, cela signifie un écart de 60%, ce qui est énorme. Un objectif raisonnable pourrait être d’étaler une éventuelle correction sur 25 ans afin qu’au bout de ce laps de temps, le prix de fourniture de l’électricité vendue au Québec soit le même que celui qui serait alors pratiqué ailleurs dans le nord-est du continent. On pourrait vraisemblablement atteindre cet objectif en fixant le taux de croissance des tarifs au double du taux d’inflation, combiné avec des gains d’efficacité qui permettraient à TransÉnergie et à Hydro-Québec Distribution de remplir leurs tâches respectives à un coût qui augmenterait deux fois moins vite que l’inflation. La rente ainsi dégagée au cours de cette période de transition serait d’environ 140 milliards de dollars, si le taux d’inflation moyen était de 2%, et de près du double si l’inflation était de 3%. Il faudrait ajouter à cette rente près d’une trentaine de milliards provenant du taux de rendement propre d’Hydro-Québec Production et, bien sûr, les profits engendrés par la croissance de la valeur des exportations de l’électricité provenant de nouveaux aménagements. Toujours en utilisant un taux d’inflation moyen de 2%, on peut estimer que chaque tranche de 1000 MW produite aujourd’hui au coût de 6¢/kWh générerait une rente d’environ deux milliards de dollars au cours des 25 prochaines années. Il n’est donc pas déraisonnable de croire que la rente hydroélectrique totale dégagée pendant cette période de transition de 25 ans pourrait atteindre près de 200 milliards de dollars, soit une moyenne de huit milliards par année.
Objectif stratégique no 9: constituer un fonds de développement avec la rente de notre patrimoine énergétique Plutôt que subventionner directement la consommation d’énergie à l’aide de bas tarifs, comme nous le faisons actuellement, une 265
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nouvelle stratégie énergétique basée sur la vérité des prix permettrait d’utiliser cette rente patrimoniale au bénéfice de l’ensemble de la société. Elle pourrait, par exemple, être utilisée par le gouvernement pour amoindrir l’impact de l’augmentation des tarifs sur certains segments de la population (au lieu de subventionner la consommation d’énergie de tous les utilisateurs par des tarifs trop bas), pour soutenir des programmes de développement régional et de création d’emploi (au lieu de vendre l’électricité à rabais à des entreprises énergivores), pour réduire les taxes et les impôts ou pour toute autre finalité que la population aurait choisi d’assumer collectivement par le biais de ses pouvoirs publics. Malheureusement, il y a loin de la coupe aux lèvres et la plupart des acteurs sociaux pourraient se montrer très réticents à adopter la stratégie énergétique énoncée plus haut. Les différents gouvernements qui se sont succédé à la tête du Québec ont généralement été très prudents face à toute hausse des tarifs d’électricité. Les élus ont toujours préféré laisser les dirigeants d’Hydro-Québec porter l’odieux des demandes de hausse, se réservant le beau rôle de ceux qui interviennent pour protéger les consommateurs-électeurs de la voracité du monopole de l’électricité. C’est faire bien peu de cas du fait que les profits de la société d’État aboutissent tôt ou tard directement dans le fonds consolidé du gouvernement. Hydro-Québec Distribution aura de son côté bien de la difficulté à adopter une philosophie de croissance nulle au profit d’autres fournisseurs d’énergie. Gâtés par des décennies de monopole et par une structure de prix qui les avantage de façon démesurée face à leurs concurrents, les vendeurs d’électrons ne désarmeront pas facilement dans la bataille des parts de marché. Quant aux groupes de pression environnementaux, ils auront sans doute de la difficulté à voir d’un bon œil la mise en valeur de nos ressources, même s’il s’agit d’énergie renouvelable et bien qu’il soit démontré que les impacts environnementaux de tels projets sont parfaitement acceptables. Ils se sont effectivement opposés pendant si longtemps à tout projet d’Hydro-Québec qu’il leur sera bien difficile d’effectuer un changement de cap radical. Mais pendant qu’ils s’appliquent à freiner la mise en valeur de l’hydroélectricité 266
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québécoise, les réserves de gaz de l’Alberta s’épuisent à alimenter les centrales thermiques américaines, les plates-formes de forage se multiplient dans l’Arctique et les centrales au charbon redémarrent tout autour de nous. En s’opposant systématiquement à tout aménagement hydroélectrique, les groupes de pression environnementaux freinent la mise en place de sources d’énergie renouvelables et pavent la voie à l’électricité d’origine thermique ici même au Québec. Combien de temps encore pourront-ils s’accrocher au mythe faisant de l’efficacité énergétique une panacée et voulant que si elle n’est pas suffisante il suffira de recourir à l’énergie éolienne pour régler tous nos problèmes d’énergie? C’est oublier trop vite que, même dans les scénarios les plus optimistes des promoteurs du développement durable, tous reconnaissent que la consommation mondiale d’énergie devra avoir augmenté de 50 à 60% au cours de la seule prochaine décennie. Les consommateurs-contribuables sont pour leur part devenus bien sceptiques face à l’hypothétique redistribution de richesse que doivent assurer les gouvernements et ils hésitent de plus en plus à confier leurs avoirs à ceux qui les gouvernent. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, semblent-ils se dire. Ils seraient par contre peutêtre moins réticents à accepter des hausses de tarifs d’électricité si la rente ainsi dégagée s’accumulait dans un fonds patrimonial dont les usages seraient clairement identifiés plutôt que d’aller enrichir le fonds consolidé du gouvernement, qu’ils perçoivent comme un véritable trou noir dont plus rien ne sort jamais. Le consensus social qui mènerait à l’application de la stratégie énergétique énoncée précédemment suppose donc d’importants changements d’attitude chez les différents protagonistes du secteur énergétique. Mais ce n’est pas impossible. Qui aurait pu dire, il y a à peine un an, que le gouvernement du Québec et la nation crie en viendraient à conclure une Paix des braves axée sur le développement économique durable du territoire de la baie James? Et si les forces vives de la société québécoise décidaient aussi d’oublier leurs certitudes passées et de conclure une nouvelle Paix des braves pour placer l’ensemble du Québec sur la voie du développement durable en ce début de XXIe siècle? Il vaudrait peut-être au moins la peine d’en discuter. 267
Références et notes Références sur l’histoire de l’énergie L e contenu de ce livre repose sur un très grand nombre de lectures qu’il serait fastidieux d’énumérer. Seules les plus marquantes sont citées. La plupart des ouvrages sur l’histoire de l’énergie se consacrent à la description du développement technologique. En ce sens, une littérature abondante peut être consultée dans toute bonne bibliothèque. Pour certains inventeurs, il s’agit simplement de consulter les bonnes encyclopédies. Par contre, dans l’analyse des relations historiques énergie-société très peu d’ouvrages ont été produits. Un livre, en particulier, fait une très bonne analyse sur le sujet. Il a été publié par les Éditions Flammarion en 1986 et a comme titre: Les servitudes de la puissance. Les auteurs sont Debeir, Delage et Hémery. Trois autres références ont aussi été très utiles pour l’histoire des technologies. Il s’agit de: 1. AMYOT, Laurent (1980), Le cycle de l’Énergie, tomes I et II, Bibliothèque de l’École Polytechnique, Montréal. 2. BOUCHARD, Étienne, et collaborateurs (1982), L’énergie, Conseil du développement des loisirs scientifiques, Montréal, livre pédagogique (disponible à la bibliothèque de Sainte-Julie). 3. FRÉDERICK, Robert (1984), Les ressources énergétiques de notre planète: aujourd’hui et demain, France, Éditions Dangles.
Quelques références liées à des organisations Pour les lecteurs intéressés à l’énergie, plusieurs sites ou organisations sont suggérés. Il s’agit de points d’accès qui offrent tant des analyses de fond que des statistiques diverses. MINISTÈRE DES RESSOURCES NATURELLES DU QUÉBEC (MRN), L’énergie au Québec, publication annuelle du gouvernement du Québec. C’est le premier recueil statistique sur l’énergie qu’il faut posséder. Ce ministère offre aussi plusieurs autres services, dont le suivi de l’actualité énergétique: voir le site www.centrehelios.org. Le MRN a aussi publié une série intitulée: «Observatoire de l’efficacité énergétique».
La boulimie énergétique, suicide de l’humanité ?
THE BRITISH PETROLIUM GROUP, BP Statistical review of world energy, publication annuelle. www.bp.com/centres/energy/ WORLDWATCH INSTITUTE, Vital Signs, publication périodique. Pour en savoir plus sur l’industrie du pétrole, au moins deux organismes offrent des études de fond sur le sujet : l’Institut Français du Pétrole (IFP); les travaux du Groupe de recherche en économie d’énergie (GREEN) à l’Université Laval. Pour des analyses diverses sur l’énergie, consulter l’Institut Économique et Politique de l’Énergie, à Grenoble. Pour l’histoire de l’énergie, se référer aux travaux de Jean-Marie Martin. www.upmf-grenoble.fr/iepe La Revue de l’Énergie, Paris, publications mensuelles, www.editcom.com La revue Liaison Énergie-Francophonie, publiée par l’Institut de l’Énergie et de l’Environnement de la Francophonie, Québec. site www.iepf.org, Projet Ouranos, site www.ouranos.ca, sur l’impact du changement climatique pour le Québec. RESSOURCES NATURELLES CANADA, Plusieurs publications périodiques, dont la série Évolution de l’efficacité énergétique au Canada, premier numéro en 1996, Office de l’efficacité énergétique, Ottawa, site www.rncan.gc.ca.
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Références et notes
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