JEAN DEMANGEOT
Géographe
de terrain
PATRIMOINE des Géographes sous la direction de Christian Daudel PATRIMOINE des Géographes est une collection consacrée à la vie et à l'oeuvre de grands géographes contemporains. Les ouvrages s'organisent en deux parties, l'une prenant en compte les étapes et les aspects du fonctionnement de la carrière professionnelle considérée (souvent sous la forme d'entretiens), l'autre regroupant des extraits des différents livres et articles que les géographes ont publiés tout au long de leurs activités pédagogiques et scientifiques à l'université (sous la forme d'une anthologie de textes) et toujours suivi d'une bibliographie exhaustive et de différents index. Les auteurs des volumes sont des universitaires et des chercheurs avant connu personnellement les géographes présentés et qui font l'objet d'une démarche historiographique approfondie à forte connotation patrimoniale. Car il s'agit bien de porter à la connaissance d'un large public de spécialistes mais aussi d'amateurs éclairés, la personnalité humaine et scientifique de grands noms de la géographie, en France, en Europe et dans le monde. Les ouvrages de cette collection témoignent de la diversité et de la richesse de la communauté des géographes. Ils mettent en valeur la qualité intellectuelle de la pensée géographique en général et de la littérature disciplinaire à laquelle elle donne lieu en particulier depuis ces dernières décennies. Ainsi exposée, la culture des géographes se révèle être un patrimoine scientifique précieux.
Christian DAUDEL
JEAN DEMANGEOT Géographe de terrain
Préface de Jean-Ra bert PITIE Membre de l'Institut
L'Harmattan
à Isabelle et Anne
Cliché de couverture (Jean Demangeot) : Le Gran Sasso d'Italia
@ L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005
http://www.librairieharmattan.com diffusion.
[email protected] harmattan
[email protected]
ISBN: 978-2-296-06454-6 EAN : 9782296064546
Paris
Jean Demangeot- géographe de terrain
TABLE DES MATIERES Exergue de Jean Demangeot
9
Préface de Jean-Robert Pitte
Il
Introduction
13 Partie I Entretiens avec Jean Demangeol
Chapitre 1 - Devenir géographe
19
Chapitre 2 - Mon maître Emmanuel de Martonne et tous les autres
43
Chapitre 3 - Apologie du voyage et du terrain
69
Chapitre 4 - Instants d'université
91
Chapitre 5 - A propos de la géographie physique
101
Chapitre 6 - Penser la tropicalité
115
Chapitre 7 - La géographie comme culture générale
125
Partie II Anthologie de textes de Jean Demangeot Texte 1- Le relief de la Haute Ubaye
155
Texte 2- Les Etats-Unis, petite géographie et histoire
159
Texte 3- Les urnes-cabanes
165
Texte 4- Perspectives d'avenir de la houille bleue
169
Texte 5- La crise du charbon en Allemagne occidentale
173
Texte 6- Evolution comparée de deux villages abruzzais
175
Texte 7- Les aplanissements
179
villafranchiens
de l'Apennin
Christian Daudel
Texte 8- Le volcanisme des Champs Phlégréens
183
Texte 9- «Si parla italiano »
187
Texte 10- Essai sur le relief du Nord-Est brésilien
189
Texte 11- Pseudo-cuesta de la zone intertropicale
193
Texte 12- La construction du faisceau de transport aérien France-archipel malgache
197
Texte 13- Tendances de la géomorphologie française
201
Texte 14- Observations sur l'évolution du karst du Cambodge
205
Texte 15- Le système morphogénétique « dynamique»
209
Texte 16- Le continent brésilien
213
Texte 17- Introduction à une géographie de la Méditerranée antique
219
Texte 18- Une montagne tropicale en Inde du Sud: les Nilghiri
225
Texte 19- A propos d'Emmanuel de Martonne
229
Texte 20- Les glissements de terrain de Poste-de-la-Baleine
233
Texte 21- Dissolution et karstification à l'île Devon, Nord Canada
237
Texte 22- Eloge académique du professeur Marcel Lamaude
241
Texte 23- Précarité de la vie dans la toundra
245
Texte 24- Hommage nécrologique à Pierre Birot
249
Texte 25- Ecologiste
251
ou écolo?
Texte 26- Puisque nous aimons la France, défendons la langue française
6
253
Jean Demangeot-
géographe
de terrain
Texte 27- Les milieux géographiques de la Méditerranée
traditionnels
257
Texte 28- Les fonctions de la moyenne montagne en pays tropical
261
Texte 29 - Race, racisme et immigration
265
Texte 30- Recherche sur la superficie des milieux naturels intertropicaux
269
Texte 31- Introduction historique aux paysages de la France
275
Texte 32- Retour dans les Abruzzes
279
Texte 33- Sultanat d'Oman
283
Texte 34- Les aléas biologiques dans l'alimentation
289
Texte 35- Le lycée Chateaubriand, à Rome, jadis et naguère
293
Texte 36- Les milieux désertiques
297
Texte 37- Etagement montagnard
301
Texte 38- Pourquoi l'Afrique tropicale n'a pas conquis l'Europe?
305
Texte 39- Croissant fertile: géohistoire d'une exception mondiale
311
Annexes Bibliographie des travaux du Professeur Jean Demangeot
319
Références biographiques des universitaires et autres personnalités mentionnés
328
Index des personnes
335
Index termes géographiques
339
Index des lieux géographiques
343
7
Christian Daudel
Index des documents, tableaux, croquis et cartes
347
Index photographique
348
Jean Demangeot
à 90 ans
8
- 2007
Jean
Demangeot- géographe de terrain
EXERGUE
Lorsque, au cours d'un repas en Périgord, Christian Daudel, géographe lui-même, m'a proposé de publier un livre sur moi et mes écrits, je n'ai pas compris ses motivations. Si j'avais été un grand chef d'Ecole, de réputation internationale, cela eût été légitime. Mais il n'en était rien. Et puis tout s'éclaira. Ce n'était pas le modeste géographe que je suis qui l'intéressait, mais mon âge, donc mon expérience. Combien de géographes ayant très bien connu Emmanuel de Martonne sont encore en vie? Une demi-douzaine peut-être. Mieux encore, j'ai fréquenté amicalement le géographe Maurice Zimmermann qui écrivait le compte rendu des découvertes polaires... au XIXOsiècle. En plus, j'ai beaucoup voyagé. Certes pas autant qu'André Journaux, géomorphologue et infatigable voyageur, mais hélas, il n'est plus. Alors Christian Daudel avait peut-être raison. Je suis pour peu de temps encore un témoin de l'évolution de la géographie, mais un témoin qui n'en a toujours fait qu'à sa tête. Je suis géographe. Oui, je sais, ne dîtes rien: « Comment peut-on être Persan? ». Et géographe physicien, ce qui aggrave mon cas. Comparer Londres et Paris, passe encore, mais étudier la forme des montagnes... A ce titre, j'ai été amené dans ma vie à, effectivement, beaucoup circuler sur notre planète. Donc à connaître non seulement des reliefs mais bien des gens de toutes les couleurs et de toutes les conditions. Ce sont les réflexions que m'ont inspirées ces zig-zag, -mes zigzag d'homme et de géographe- qu'il m'a paru finalement intéressant de coucher par écrit. Jean Demangeot Neuilly, le 25 octobre 2007
Jean Demangeot- géographe de terrain
PRÉFACE
Jean Demangeot est un géographe heureux, heureux d'avoir consacré toute sa vie à une discipline aimée qu'il a cherchée à illustrer, à renouveler, à transmettre. JI est exempt des états d'âme si fréquents chez ses condisciples, souvent torturés par la peur de ne pas être assez savants, de ne pas être pris au sérieux et, du coup, ennuyeux à mourir, se perdant dans les méandres d'un langage compris d'eux seuls et, au final, tristes de ne pas rayonner et se repliant sur des pratiques apparentées à cel1es des sectes religieuses. Tout d'abord, en docte et fidèle élève d'Emmanuel de Martonne, il a choisi la géographie physique, mais à sa façon. On peut le dire maintenant -il y a prescription- son maître avait un peu éteint l'héritage du fondateur de la géographie universitaire en France, lequel était par ailleurs son beau-père, le grand Paul Vidal de La Blache. Jean Demangeot en est très conscient, parle même de trahison et d'erreur stratégique majeure. De Martonne avait progressivement supprimé un certain nombre de cordes de son arc, en particulier son intérêt pour la géographie humaine et singulièrement la géopolitique au moment de sa participation, en tant qu'expert, à la rédaction des traités de Versailles et de Trianon, à la fin de la Première Guerre mondiale. Dans l'entre-deux-guerres, comme en témoignent ses carnets de croquis et ses écrits, il se focalise sur la géomorphologie structurale, le rapport entre la géologie (lithologie, tectonique, processus d'érosion) et les formes du relief. Compte tenu du cumul de ses responsabilités (à l'Institut de Géographie de la Sorbonne, à la Société de Géographie, à l'Association de géographes français, à l'Union géographique internationale), il impose ce pan de la géographie comme le plus spécifique et noble. JI en fait même un passage obligé et très sélectif pour tous ceux qui veulent enseigner la discipline, fussent-ils historiens. C'est un peu l'équivalent du thème grec, naguère, pour les littéraires et, jusqu'à une date récente, de l'allemand pour tous les bons lycéens. C'est donc sous l'angle géomorphologique que Jean Demangeot découvre la recherche en géographie. Il en apprécie la rigueur, la logique, l'aspect concret aussi, puisque le but est d'expliquer des fonnes visibles et qu'il faut aller à leur rencontre. Il chausse donc des semelles de vent pour s'imprégner du «terrain », un mot et une réalité qui ne laissent aucun géographe indifférent: on les aime ou on les déteste, point de milieu. Lui, aime. Plus qu'une méthode, c'est d'abord pour lui un art de vivre, un moyen de transformer l'aridité de la recherche en véritable plaisir. Onze années passées à Rome et dans les Abruzzes puis trois à Rio lui donnent une ouverture
Christian Daudel
internationale et une largeur de vues sans lesquelles l'université manque hélas beaucoup d'universalité. Ainsi s'explique son indépendance d'esprit et son refus d'entrer dans une quelconque chapelle. Malgré le respect qu'il voue à son maître, puis après sa mort à son successeur Pierre Birot, Jean Demangeot n'est jamais tombé dans l'obnubilation géomorphologique. Certes, il est géographe physicien et fier de l'être, mais les œuvres humaines et leur histoire l'intéressent toujours, comme il l'a appris, en particulier, de Raoul Blanchard dont il fut l'étudiant pendant la guerre. II l'appelle « le magnifique» et loue son grand bon sens. Séparer la géographie physique de la géographie humaine est une démarche scientifique suicidaire. C'est admis de nouveau -enfin !- par les géographes français d'aujourd'hui. Même si la culture de beaucoup de jeunes est trop partielle, il existe aujourd'hui une vision globale de l'environnement des hommes dont Jean Demangeot est l'un des pionniers. Ses analyses de la tropicalité en témoignent. Les guillemets du titre de son ouvrage classique sur Les milieux « naturels» du globe aussi. On ne l'en remerciera jamais assez. Il reste maintenant à faire entendre dans l'opinion publique la voix modérée des géographes quant à l'évolution du climat et des écosystèmes terrestres. Elle est à contre courant du catastrophisme des naturalistes, mais hélas inaudible. En lisant ces entretiens et ce florilège d'écrits, Jean Demangeot, apparaît sous un jour éminemment attachant. Il dit tout ce qu'il pense, mais ne règle pas ses comptes, pratique universitaire dont on devine qu'il la juge vulgaire au plus haut point. Amoureux des arts depuis son enfance, indépendant d'esprit, créatif, il est tout cela, ce qui fait de lui un professeur que l'on n'oublie pas. Qu'importe si les nœuds-papillon et les tweeds chics qu'il porte volontiers lui valent dans les années qui suivent 68 une réputation sulfureuse à Nanterre. Quand on a entendu la Grosse Bertha tonner sur Paris pendant son enfance, quand on a respiré pendant une décennie l'air de la Ville éternelle à l'époque de la dolce vita, on attache peu d'importance aux quolibets des freluquets qui veulent vous faire la leçon et vous faire prendre conscience des vertus de la pensée de Mao. L'homme et sa géographie sont lumineux et élégants. Puissentils être contagieux.
Jean-Robert PITTE, Professeur à J'université Paris-Sorbonne Membre de J'Institut
12
Jean Demangeot- géographe de terrain
Introduction
Le hasard, phénomène géographique comme un autre, est un bien troublant donné, dans la destinée de l'humanité et dans la conduite du monde. Modestement, c'est lui qui m'a valu de rencontrer Jean Demangeot, alors que je suis géographe moi-même et que j'ai lu sa thèse «Géomorphologie des Abruzzes adriatiques », certains de ses ouvrages «Le continent brésilien », « Les milieux naturels du globe », depuis tant d'années, et « Tropicalité » plus récemment, son livre préféré, avoue-t-il, «parce que le plus personnel ». Hasard, au vrai sens du terme, puisque ce n'est en aucune manière, ni la logique universitaire en général, ni celle géographique en particulier qui ont permis de nous retrouver l'un en face de l'autre, dans sa maison, à Plazac, au cœur du Périgord noir où se mêlent, depuis les temps les plus reculés, tant de culture, de géographie, d'histoire et de préhistoire. Circonstance privée donc, ne regardant que lui et moi. Mais hasard malgré tout, qui rejoint une des convictions du géographe des Abruzzes en premier lieu d'être, pour lui-même, le fruit de l'imprévu et de l'aléatoire quant à sa vie, ses missions, ses œuvres géographiques. Initialement, par fascination, Jean Demangeot se destinait à l'égyptologie. Sa rencontre avec Emmanuel de Martonne devait en décider autrement: il serait géographe. Le projet d'un premier sujet de thèse sur l'Ubaye dans les Alpes fut rapidement délaissé lorsque le hasard le dirigea sur l'Italie, à Rome, au lycée Chateaubriand où il enseigna avec passion onze années durant. Le sujet sur les Abruzzes adriatiques, dans la chaîne de l'Apennin, s'imposa alors car il fallait de la montagne à ce géographe passionné d'alpinisme. De retour à Paris le hasard, encore, suggéra la destination du Brésil, à l'université de Rio pour deux ans. Ces deux hasards, 1'« italien» et le « brésilien» furent au centre de la vie de l'universitaire, du géomorphologue, du tropicaliste. Comme dans toute vie d'homme d'autres hasards de moindre importance, jouèrent, bien sûr, leur rôle, par la suite. Au gré des hasards successifs, la cartographie des itinéraires de l'enseignant et du chercheur s'est esquissée, densifiée, structurée, inégalement selon les parties du monde considérées, avec des angles-morts, des territoires intensément fréquentés, d'autres espaces brièvement traversés. Y a-t-il signification pour un géographe dans la façon dont il parcourt les coins et les recoins de la planète? Quels rapports, quels liens, quelles complicités, « Homo geographicus» entretient-il, d'une manière générale, avec sa propre mobilité, ses transferts, ses séjours, ici ou là, dans ses destinations et buts de voyages
Christian Daudel
proches ou lointains? Questions fondamentales auxquelles Jean Demangeot apporte un élément de réponse quand il réitère, à l'envie, qu'il ne saurait enseigner la géographie de pays qu'il n'aurait sillonnés. Problématique banale à première vue et qui contient pourtant les conditions premières de la genèse de toute connaissance géographique. Voyage, itinéraire, circuit: les géographes ont abondé dans l'usage de ces termes bien vernaculaires. Le philosophe François Dagognet, dans sa réflexion épistémologique sur «l'espace concret: néogéographie », y rajoutait chemins et traces. De même son collègue, Michel Serres, dans «Atlas », s'interrogeait-il, sur l'espace blanc, entre lointain et proche, à propos de ses deux repères de prédilection, l'Aquitaine et le Japon. Continuité et discontinuité, vu et perçu, réel et imaginaire, concret et abstrait: la pensée géographique du monde est en soi une pensée philosophique. La géographie comme culture générale et comme géosophie. Au croisement des «natures» de la Terre et des «cultures» de l'Humanité, de « l'homme-animal territorial» de l'anthropologue à « l'homme qui marche» ou à « l'homme qui chavire» du sculpteur Alberto Giacometti, une dimension de l'intime demeure, indicible, entre l'humain et le terrain, que le géographe, plus que quiconque, est habilité à restituer dans ses travaux. Ancienne géographie ou géographie nouvelle, peu importe. Le géographe « parcoureur» de contrées, demeure un initiateur à l'espace, quelle que soit son obédience philosophique, idéologique, culturelle, quels que soient l'Ecole de pensée géographique ou le courant de pensée géographique auxquels il se rattache ou ne se rattache pas. Car les logiques spatiales, les dynamiques territoriales, même en ce début du XXlo siècle, sous des formes certes en pleine évolution, à différentes échelles, sont toujours constitutives du fonctionnement global des sociétés humaines et de l'aménagement du monde. Le géographe comme voyageur/messager, tel Hermès. La géographie, -en soi une esthétique- est une science complexe, avec son histoire, ses méthodes, ses concepts, ses problématiques, ses thématiques, ses argumentaires, ses usages. Son socle de savoir ~~tde savoir-faire, -on pourrait aussi parler d'héritage scientifique-, s'inscrit dans un temps historique et participe donc d'une dimension historiographique et patrimoniale, à gérer pour le temps présent. A la fin des années 1960, le géographe André Meynier marquait la période avec son « Histoire de la pensée géographique en France ». Mais c'est durant la décennie 1970 que les géographes français, notamment à J'initiative de Philippe Pinchemel, se sont appliqués à rassembler les travaux géographiques, à compiler des références de géographes, à dresser des biographies pertinentes. Mais faut-il attendre la disparition des géographes, pour s'intéresser à eux? Alors que certains ne sont plus en activité, mais désormais professeurs honoraires, en retrait des turbulences universitaires, n'est-il pas temps de les écouter pour mieux les relire, au crépuscule de leur existence. Aujourd'hui, cette investigation dans la mémoire de la géographie et des 14
Jean
Demangeot- géographe de terrain
géographes français est loin d'être épuisée. Le présent ouvrage sur Jean Demangeot participe modestement de cette quête d'identité pour la géographie française, et ses enseignants-chercheurs à l'université. Au travers de ces entretiens, j'ai eu le grand honneur et le réel bonheur d'œuvrer à cette tâche: porter à la connaissance des étudiants en géographie notamment, aux collègues universitaires peut-être, et à tous les passionnés de géographie sans doute, un profil particulier de géographe,« Jean Demangeot, un géographe de terrain» qui, après l'avoir écouté, il nous faut relire. Ainsi l'ouvrage s'organise-t-il en deux parties, l'une consacrée à des entretiens avec Jean Demangeot, l'autre regroupant des extraits de ses nombreux écrits. Tel est le double aspect de cet aperçu du patrimoine géographique français, complété par une bibliographie abondante du géographe.
(nota: à la fin de l'ouvrage, en annexe, page 329, consulter les brèves références biographiques d'une trentaine d'universitaires et autres personnalités, mentionnés dans les différents chapitres des entretiens).
15
Christian Daudel
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.
Carte des voyages de Jean Demangeot
16
Partie I Entretiens avec Jean Demangeat
Christian Daudel
Jean Demangeot25 octobre 1916 1934-1939
Les dates d'une vie
Naissance à Paris
Etudiant à la faculté des Lettres de Paris
1940
La Drôle de guerre
1941
Etudiant à l'université de Grenoble
1942-1945
Assistant de géographie-faculté des Lettres-Lyon
1946-1957
Professeur d'histoire et géographie, lycée Chateaubriand, Rome
1958-1959
Professeur de géograp.hie à l'université de RIOde Janeiro, Brésil.
1960-1963
Chargé de recherches au CNRS, Paris.
1964
Chargé d'enseignement au collège littéraire universitaire de Reims
1965
Thèse de doctorat d'Etat à la Sorbonne
1966-1969
Maître de conférence, puis professeur à l'université de Toulouse
1969-1985
Professeur à l'université Paris X- Nanterre.
1970-1975
Membre du comité consultatif des universités (CCU- 14° section)
1972-1979
Membre de la commission française pour l'UNESCO
1972-1982
Secrétaire général de l'Association de géographes français
1981
Membre de l'Académie des sciences d'Outre-mer
1982
Président de l'Association de géographes français
1985
Départ à la retraite- Honorariat
2007
Chevalier de la Légion d'honneur
18
CHAPITRE
1
DEVENIR GEOGRAPHE CHRISTIAN DAUDEL.- Cher Jean Demangeot, pour amorcer nos entretiens, penchons nous, tout d'abord, sur le titre que vous avez choisi, pour désigner cet ouvrage: Jean Demangeot, géographe de terrain. Cet intitulé est simple, modeste et puissant à la fois. Vous connaissant, je vous avais fait proposition d'autres titres possibles qui, à mes yeux, semblaient aussi vous correspondre et peut-être vous convenir: géographe par hasard, itinéraire d'un géographe, horizons d'un géographe, la géographie une curieuse destinée, la géographie conscience du monde. Alors que cela n'apparaît pas forcément au premier abord, vous avez retenu un libellé qui se révèle, à l'étude, davantage prégnant, pour vous identifiez et vous décrire. JEAN DEMANGEOT - Je suis effectivement un géographe de terrain, en toute indépendance. J'ai voyagé toute ma vie. De surcroît, ma qualité de géographe n'est à mes yeux qu'une partie de moi-même. Je suis fondamentalement un homme indépendant, un esprit libre et rationnel. Ce qui ne m'a pas valu que des avantages, et plutôt bien des déboires que j'ai toujours allègrement surmontés tant mes convictions étaient inébranlables, ce qui n'empêche pas de douter souvent et de savoir humblement reconnaître mes erreurs. Le milieu universitaire a aussi ses champs de batailles. C.D.- Peut-être parce que vous vous inscriviez dans une quête permanente de découverte du monde dans une parfaite indépendance d'esprit, votre parcours universitaire pourtant remarquable ne vous a valu la distinction de la Légion d'honneur que tardivement. Votre personnalité explique-t-eIle cela? J.D.- Oui, au printemps 2007, à 91 ans. Mieux vaut tard que jamais. Cela a failli être à titre posthume. Mais enfin, c'est bien comme ça. J'éprouve malgré tout un sentiment de fierté, mais sans plus. A mon âge, la moindre expression de gloriole serait bien dérisoire, ridicule et vaine. D'ailleurs, je n'ai jamais été carriériste, justement pour ne pas perdre ma précieuse et vitale indépendance. Jamais de spéculations sur mon avenir, jamais de tactiques pour me placer, dans une période d'assez faible concurrence, il faut l'avouer. Ma liberté absolue de conscience et de penser m'est chère. Je n'ai pas l'esprit de caste, même si je me reconnais, en toute liberté d'esprit, dans la communauté des géographes. Tout compte fait, je ne suis pas doué. Je n'ai jamais eu beaucoup de mémoire et pas
19
Christian Daudel
l'esprit vif. J'ai compensé cela par du sérieux, du travail, et le désir, la volonté d'aller au fond des choses. Somme toute, ma carrière a été assez intéressante et variée. Elle fut tardive du fait de la guerre et de mon obstination, -erreur initiale, d'avoir choisi le grec comme langue vivante obligatoire, pour le certificat d'études classiques, et par conséquent d'avoir échoué deux fois l'agrégation, pour ne pas avoir pu suffisamment la préparer: premier échec dès les épreuves écrites, alors que j'étais à l'université de Grenoble, deuxième échec à l'oral, après l'admissibilité à l'écrit alors que j'étais à l'université de Lyon. «II faut remonter à Paris, pour préparer l'agrégation de façon classique» m'avait conseillé Emmanuel de Martonne, en mots de consolation, et auquel j'avais répondu: « Je remplacerai l'Agrégation par la recherche }). C.D.- Vous avez reçu bien d'autres distinctions. Professeur honoraire de l'université Paris X- Nanterre, président d'honneur de l'Association de géographes français, vous êtes membre de l'Académie des sciences d'Outremer, commandeur des palmes académiques (1985), et officier de l'Ordre national du mérite (1990). En 2004, vous avez été honoré du Grand Prix de la Société de géographie, pour l'ensemble de votre œuvre. Vous avez été membre, pendant de nombreuses années, du Conseil national français de géographie. Vous avez toujours montré une grande intransigeance, ne vous laissant jamais récupérer par les idéologies ambiantes particulièrement exacerbées, à l'université, dans les années 1960 et 1970. Cela a-t-il été un avantage ou un inconvénient, un défaut ou une qualité, selon vous? J.D.- Bien évidemment, une qualité, dans mon for intérieur. Un avantage parfois, un inconvénient souvent. Mais pas sans peine, jamais, dans le monde universitaire. J'ai toujours été de droite, mais d'une droite honnête. Souvent, j'ai été dégoûté, par des arguments biaisés. On m'a parfois joué des tours pendables, utilisant à l'occasion et à mon insu, ma signature, sur des tracts notamment. Avec les événements de Mai 68, mon collègue géographe Jean Bastié, engagé à droite, mais il avait été auparavant d'extrême gauche, me poussait à choisir mon camp et à le rejoindre dans son syndicat de droite, sinon me disait-il « tu seras mangé». Je n'ai pas été mangé. Je n'ai pas le tempérament à subir un tel traitement. Cela ne m'a pas empêché cependant d'avoir une réputation de « réac », à tel point qu'en 1969, on pouvait lire «Demangeot fascho » sur les murs de l'Université de Nanterre. Ce slogan tellement injurieux pour moi qui avait connu la « Drôle de guerre », « l'Etrange défaite» et l'occupation de la France, est resté inscrit, visible, lisible, pendant plus de trois décennies. Peutêtre y est-il encore? 11était le fait de gens que j'ai to~jours considéré comme étant des« barbares ».
20
Jean Demangeot- géographe de terrain
C.D.- De fait, vous avez toujours été perçu comme géographe et interpellé comme tel par les géographes dit « de gauche ».
dit « de droite»
J.D.- Oui. C'est comme ça. Mais le clivage gauche/droite n'a jamais été ma préoccupation, ni mon horizon. Au nom d'un idéal de l'Université française j'ai combattu toutes les formes de totalitarisme, toutes les séductions démagogiques, tous les sectarismes, tous les obscurantismes. Lorsque j'étais au comité consultatif des universités, j'ai fait abstraction des syndicats et des opinions politiques. J'ai soutenu les bons géographes quelle que soit leur appartenance. Et je n'ai jamais favorisé les géographes qui auraient pu être plus près de mes idées, s'ils n'avaient pas les qualités requises. Un travail est bon ou il est mauvais, c'est tout. Certes en 1968, le système mandarinal de l'université devait être« débarqué ». J'étais le premier à le dire. Mais pour ma part, des fins louables n'ont jamais justifié n'importe quels moyens. Et surtout pas les «diktat» de ceux qui remettent en cause la liberté de pensée, l'esprit critique, le jugement impartial. Je n'ai jamais accepté cela. J'ai donc été «catalogué» comme on dit. Et une réputation ça colle à la peau. Mais c'est justement ce qui m'amène encore aujourd'hui à pouvoir prétendre à ce profil de géographe indépendant qui me tient tant à cœur. Depuis cette période tumultueuse beaucoup d'eau est passé sous les ponts de la Seine. Géographe de droite ou géographe de gauche, cela n'a plus beaucoup de sens désormais. Sauf pour les nostalgiques de tous bords. Alors que géographe indépendant ou géographe libre demeure plus que jamais une référence pour ceux qui se reconnaissent comme tel. C.D.- Ce caractère indépendant, à quoi ou à qui le devez-vous, si tant est qu'il relève d'une explication rationnelle? J.D.- Effectivement il y a, à mon avis, une explication rationnelle qui est double, liée à mon éducation familiale d'une part et aux conditions de ma formation universitaire d'autre part. Je suis issu de la petite bourgeoisie parisienne, depuis plusieurs générations, à Montmartre notamment. J'en ai reçu une éducation d'honnêteté, de travail, de patriotisme, dans un esprit ouvert, sans une once d'antisémitisme, à une époque, au lendemain de la Première Guerre mondiale, où c'était monnaie courante en France. LE grand ami de mon père était un israélite mélomane, très intégré dans notre famille. Il s'appelait Léon Juda. Comme il était chef de chœur à l'opéra de Paris, il nous donnait des billets pour les représentations. C.D.- Vous êtes né en 1916, à Montmartre.
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Christian Daude/
J.D.- Oui. C'est la vieille France de 14 qui m'a bercé, dans ce Paris incroyable des petits métiers. Dans le contexte scolaire et l'idéal laïc:de la Ina République, la gouaille des chanteurs de rues et la culture populaire ambiante imprégnaient les esprits de beaucoup de gens y compris les plus modestes. C.D.- Vous êtes un enfant de la période de la guerre 14-18, dans vos toutes premières années, et de l'après guerre ensuite. J.D.- Au vu des circonstances exceptionnelles qui m'ont marqué très jeune, alors que j'étais seulement âgé de deux ans, j'ai un premier souvenir des bibelots qui tombaient, dans notre appartement, lorsque tonnait la grosse Bertha allemande, sur le quartier de Montmartre, et mon père qui m'enveloppait dans une couverture pour descendre nous réfugier à la cave. C.D.- Que faisait votre père? J.D.- Mon père était héliograveur, avec un tempérament d'artiste, rêveur et bonhomme, passionné d'opéra et de chansons. C'était un nomade. Il allait installer dans toute la France les nouvelles machines d"héliogravure et former les personnels en conséquence. Il a divorcé très vite de son «activiste» de femme. Je dois à mon père le goût pour l'édition, l'imprimerie, les arts graphiques, la musique et l'art en général. Ainsi qu'une courtoisie qui,je dois le dire, a toujours été remarquée dans le milieu un peu «rugueux» des géographes. C'est d'ailleurs cette courtoisie et cette bonne éducation qui m'ont permis d'être bien reçu partout, dans les milieux diplomatiques français et francophones, à Rome, après guerre, à partir de 1947. Communautés raffinées et festives. Bien plus tard, à Paris, lorsque je fus secrétaire général de l'Association de géographes français, j'explique la réfonne que j'avais proposée alors du bulletin de l'association, par le virus paternel du goût pour l'édition. C.D.- Et votre mère? J.D.- Ma mère était une touche à tout, intelligente, belle et travailleuse, mais instable. Elle a fait plein de métiers et a déménagé cent fois avec ou sans mon père. Elle était un peu un tyran domestique. C'est elle qui m'a élevé, seule, avec sévérité et opiniâtreté. Outre la méritocratie (l'ascenseur social) en vigueur à l'époque, dans l'Ecole républicaine, ce sont l'éducation et le soutien de ma mère qui ont été déterminants dans mes apprentissages initiaux. Je lui dois le sens de l'effort, le goût pour le travail et une grande indépendance d'esprit. On y revient toujours.
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Jean
fJemangeot- géographe de terrain
C.D.- Pour sacrifier au mythe de l'origine des choses, quand peut-on fixer le moment, plus ou moins daté, de votre engagement en géographie? S'il n'est sans doute plus pertinent de prétendre que l'on nait géographe, comme l'avait suggéré Louis-René Nougier, dans « L'enfant-géographe », pouvez-vous établir les circonstances et les modalités de votre entrée en géographie? J.D.- Le très moyen élève que j'ai été au lycée Buffon à Paris, était bon en géographie. Un professeur remarquable dans les classes supérieures, Monsieur Zivy et un certain goût, chez moi, pour l'aventure, le camping, l'escalade, ont été déterminants dans le choix de mon orientation. Cependant à l'âge de quinze ans, à la suite d'un pari de potache, j'avais pris la décision d'étudier l'origine des religions. En fin d'études secondaires, et pendant deux ans, je me suis cru égyptologue. Ma mère, intelligente, me présente à deux égyptologues, Raymond Weil et Alexandre Moret. Conseil unanime: « Faites de la culture générale, par exemple histoire et géographie ». Des vacances, par hasard dans les Alpes, avec ma mère me révélèrent la vraie montagne. Emerveillement! Je grimpais. Au mont Aiguille,-on en redescend par trois rappels-, question:« comment cela s'est-il formé? ». C.D.- Comment avez-vous engagé vos études universitaires? J.D.- Ayant terminé mes études secondaires, j'ai commencé mes études supérieures à Paris, à la Sorbonne, en 1934. J'étais inscrit en histoiregéographie-lettres classiques. Je n'ai pas été formé dans le cadre d'une seule discipline mais de plusieurs. Cela a développé chez moi un esprit critique selon un mode parfois exacerbé. Cela a aussi favorisé un tempérament indépendant, à l'encontre de tout parti pris. Toujours passionné d'Egypte je voulais encore devenir égyptologue. Ce qui signifiait des études pluridisciplinaires, d'histoire ancienne, d'apprentissage d'une langue ancienne. Or je n'avais pas fait de latin ni de grec dans le secondaire. D'où les cours accélérés de grec dont des cours d'épigraphie «homériques» pour moi pendant trois ans. La fougue et l'inconscience de ma jeunesse me faisaient aborder le grec en fac, alors que je n'ai jamais eu beaucoup de mémoire. Ma relative médiocrité en cette matière fut un des facteurs de ma réorientation vers la géographie, discipline où j'étais le meilleur, suivant en cela le conseil que me donnaient mes professeurs à la faculté de Paris. Au début à l'Institut de géographie de: la rue Saint-Jacques je ne me rendis pas compte de la qualité exceptionnelle du professeur de Martonne, car il ne faisait pas d'efforts particuliers pour les débutants et il n'avait pas un abord des plus aimables. Il nous rebutait plutôt à dire la vérité. D'ailleurs je me croyais toujours un philologue en transit. Par la suite, mon admiration indéfectible pour Emmanuel de Martonne m'engageait définitivement en géographie. 23
Christian Daudel
C.D.- Comment se passaient ses cours à l'université,
à Paris?
J.D.- A l'issue d'une année d'études assez banale, de Martonne m'invita, à ma grande surprise, à suivre son séminaire. C'est là que je découvris le grand patron. Le commentaire des cartes se prêtait en effet à des échanges de vues qui brisaient sa timidité autant que la nôtre. Il nous émerveillait par la profondeur de sa pensée, par sa vaste culture générale, par sa parfaite simplicité aussi. La méthode était simple: observation et description, raisonnement rigoureux par élimination successive des hypothèses possibles, langage dénué de tout pédantisme, conclusions prudentes. Sur le terrain on procédait de la même façon, on marchait beaucoup, et Emmanuel de Martonne nous surprenait par ses accès de gaîté. Les techniques les plus rudimentaires lui suffisaient: « Une fois, nous disait-il en riant, dans les Carpathes j'ai sondé un lac juché sur un radeau avec mon marteau au bout d'une ficelle ». Progressivement la bonté et la sensibilité de l'homme apparaissaient et l'on se prenait à l'aimer. Le cœur venait après la tête. Comme d'autres, je m'enthousiasmais: non vraiment, je n'étais plus historien ni égyptologue, j'étais géographe. C.D.- Mais vous avez eu d'autres professeurs.
J.D.- J'ai souvenir d'excellents cours à la Sorbonne avec André Cholley, Albert Demangeon, Pierre Birot puis à Grenoble avec Raoul Blanchard, Jules Blache, Maurice Pardé. A Paris, en licence « classique », nous étions 150 à 200 étudiants en géographie. En travaux pratiques, nous faisions beaucoup de coupes géologiques commentées (avec ou sans carte géologique) et des exercices de météorologie avec André Cholley et Pierre Birot. En classes « supérieures» alors que nous étions une vingtaine d'étudiants nous faisions des commentaires de cartes surtout sur le relief et l'hydrographie de la France (échelle ]/200000°) avec l'obligation de parler, et également des restitutions d'extension des glaciers à partir de l'existence des moraines (pour les Tatras notamment). En dessin les blocs diagrammes en perspective s'imposaient. Au troisième étage du bâtiment, Emmanuel de Martonne qui nous faisait formuler des interprétations sur la carte topographique et plus rarement sur celle géologique, avait créé une école de cartographie. On pouvait y faire des stages courts, ce qui fut mon cas. J'ai découvert la géographie humaine avec Albert Demangeon. C'est grâce à l'excellence de mes professeurs, -André Cholley était un excellent pédagogue, résumant toujours son cours en quelques phrases limpides-, et aux excursions géographiques que je suis devenu un géographe de terrain. A cette époque, les travaux pratiques étaient sérieux. Le dimanche on se colletait le terrain. De Martonne exigeait que l'on dessinât des cartes, des blocs diagrammes, pour préparer les excursions. Si peu bavard et si ennuyeux dans 24
Jean Demangeot- géographe de terrain
ses cours, il devenait intarissable devant un panorama géographique. Les excursions étaient la meilleure préparation au travail de recherche sur le terrain par la suite.
C.D.- Comment vous êtes vous engagé dans la recherche géographique? J.D.- Au printemps 1937, je me souciais d'un terrain de recherche. Je ne me voyais pas travailler avec Demangeon, sur le bassin parisien. Trop plat. Je n'étais pas attiré par Cholley. Celui-ci me prodiguait fort peu d'encouragements lorsque je sollicitais ses conseils dans mon intention de mettre en œuvre une recherche géographique. « Le métier est encombré, me dit-il, vous êtes certes bon étudiant. Mais il vaudrait mieux chercher ailleurs ». Je demandais alors à Emmanuel de Martonne de me donner un sujet de mémoire sur un espace montagnard de plus de 3000m. Il me proposa le Queyras ou la Haute Ubaye, avec un conseil laconique : « Achetez de bonnes chaussures, un marteau et, sur place suivez les affleurements (des roches). Au revoir Demangeot, à dans six mois ». Rétrospectivement, je pense à la tête (et aux résultats) de nos étudiants d'aujourd'hui, avec un tel viatique. Je choisis la Haute Ubaye. Immédiatement j'étais sur les lieux et j'y rédigeais mon mémoire. Ce fut un contact puissant avec la montagne mais je m'étais déjà initié à « l'alpinisme» dès l'âge de quinze ans, sur les rochers de Fontainebleau (le cuvier Chatillon, l'Eléphant, la Presta, l'Aérolithe). Pendant deux mois et demi, je me coltinais 1000 mètres de dénivellations par jour, couchant sur le crottin dans les bergeries jusqu'à ce que je sois chassé par les premières neiges. A mon retour ma mère se précipita chez le médecin avec moi au vu de mon amaigrissement. Mais tout allait bien. Quand je revis de Martonne, à Paris, neuf mois s'était écoulés depuis notre première entrevue. Il publia mon travail, in extenso, dans les Annales de géographie sans rien changer d'un iota. Saufle titre. Encore me demanda--t-il très humblement et presque gêné, si j'acceptais l'intitulé «Le relief de la Haute Ubaye» à la place de celui que j'avais moi-même avancé:« La géomorphologie de la Haute Ubaye ». Cette délicatesse intellectuelle de sa part m'avait impressionné à l'époque. Dans la foulée je rédigeais un mémoire annexe de proto-histoire romaine avec André Piganiol, archéologue et historien, spécialiste de l'histoire romame. C.D.- Une petite parenthèse. Puis-je vous demander quel est votre rapport à la montagne? A l'altitude? Aux paysages alpins? Rejoindriez-vous Roland Barthes quand il analysait le discours du Guide bleu, dans son ouvrage « Mythologies », et en déduisait que « Est pittoresque tout ce qui est accidenté. On retrouve ici cette promotion bourgeoise de la montagne, ce vieux mythe alpestre (il date du XIXO siècle) que Gide associait justement à la morale helvético-protestante et qui a toujours fonctionné comme un mixte bâtard de 25
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naturisme et de puritanisme (régénération par l'air pur, idées morales devant les sommets, l'ascension comme civisme) ». Comment ressentez-vous géographiquement, culturellement (ou peut-être sportivement) les Alpes?
J.D.- Ma perception des montagnes est plus prosaïque. En fait, en premier lieu, la montagne est un gros volume qui bouche l'horizon. C'est toujours un territoire de l'effort mais couronné de succès pour les hommes qui l'habitent, à force de labeur. Le travail des montagnards, c'est impressionnant. J'ai souvenir d'une excursion facile mais d'un itinéraire compliqué, dès trois heures du matin, dans l'Ubaye, pour atteindre l'aiguille du Chambeyron, avec un guide. Au retour au village nous étions tous exténués. Le guide, en pleine forme lui, posa son sac, prit sa faux et se mit à faucher son champ. Ici la force des pentes n'a d'égal que la force des hommes. La montagne, certes est superbe, mais c'est aussi horriblement dangereux. Il faut en éviter les risques naturels très graves. Un jour, plus tard, avec Fernand Joly, nous avons failli être tués à plus de 2500 m d'altitude sur un glacier. Le haut des cimes était caché par des nuages d'où jaillirent, soudain, dans un terrible grondement, des blocs énormes de six à dix tonnes au bas mot. Nous avons juste eu le temps de nous écarter pour ne pas être « écrabouillés ». La montagne, c'est la nécessité absolue de la maîtrise de soi. La prudence y exige une parfaite connaissance de ses possibilités, afin de ne pas dépasser ses propres limites. La modestie est requist:. La montagne a sa vie particulière. On y respire de l'éther, -extraordinaire pureté de l'air- qui vous brûle les poumons. Ce sont là des réalités objectives. C.D.- Mais revenons à votre période étudiante. Vous n'êtes devenu géographe qu'au terme d'un certain parcours qui s'est prolongé au cours de votre vie. Et c'est ce parcours qui a forgé votre personnalité intellectuelle et scientifique, dans toute son originalité. Tout d'abord, vous avez coutume de dire que la géomorphologie, ce n'est pas de la géographie. Ce qui peut surprendre. Et de surcroît à vos yeux il ne peut y avoir de géographie sans histoire. J.D.- Il est clair que mon fonctionnement à la faculté, à Paris et à Grenoble, a sous-tendu ma vision pluridisciplinaire et humaniste, dans mon cursus. Histoire, histoire de l'art, intérêt pour les civilisations anciennes ont nourri mes cours de professeur d'histoire et de géographie lorsque j'ai enseigné plus tard en lycée, à Rome et enrichi mon parcours de spécialiste ultérieurement. J'ai été instruit par des spécialistes géologues (Marcel Thoral), océanographe (André Guilcher), biogéographe (Paul Ozenda), historien. Le grand savant André Leroy-Gourhan m'a initié à la spéléologie préhistorique. Je suis le produit d'une formation scientifique pluridisciplinaire. Cela compte dans la forrnation de l'étudiant que j'étais juste avant la guerre de 1939.
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géographe
de terrain
C.D.- En 1939, justement,
où étiez-vous?
J.D.- Après une troisième année de préparation militaire je fus mobilisé en tant qu'officier au 92° de Clermont Ferrand puis envoyé comme aspirant pour commander des tirailleurs sénégalais à Toulon. De braves gens un peu folkloriques qui venaient défendre la France à des milliers de kilomètres de chez eux sans toujours bien comprendre ce qui leur arrivait, mais avec cependant un vrai dévouement pour notre pays qui, par ailleurs, colonisait le leur. J'en ai retiré des leçons réalistes sur le « génie des peuples» africains et asiatiques. Le contexte bizarre et tragique de la «Drôle de guerre» m'a exercé l'œil géographique et pas seulement pour les cailloux. En Juin 1940 sans cartes et sans jumelles je remontais la vallée du Rhône, avec mes hommes, jusqu'à l'Isère, juste avant l'armistice. La défaite m'a marqué. J'en ai été ulcéré. Je suis très critique sur l'Etat-major français et les stratégies aberrantes de cette courte période de conflit. Ma nature indépendante fut meurtrie des modes de fonctionnement inefficaces où, sur le terrain, les contre-ordres succédaient en rafales aux ordres de chefs militaires incapables. C.D.- Puis vint l'occupation. J.D.- En août 1940, avec une brève guerre frisant le ridicule, je fus démobilisé à Lyon. Comme beaucoup de Français, j'étais abasourdi et viscéralement torturé sur l'état dans lequel se trouvait mon pays. Mon père était à Lyon et ma mère à Villeneuve-les-Avignon, je suis resté à Grenoble jusqu'en 1942 pour terminer mes études alors qu'Emmanuel de Martonne et mes camarades parisiens me pressaient de revenir sur Paris. Il y avait la montagne à portée de main. D'autre part j'avais de l'intérêt pour un enseignement considéré à Paris comme « antiparisien ». Je ne voulais pas être prisonnier d'une doctrine. Il était bien d'aller voir sur place et de se faire son propre jugement. En octobre 1940 je faisais la découverte d'une géographie grenobloise différente et de nouveaux maîtres. J'ai rencontré Raoul Blanchard, -LE géographe des Alpes- à l'Institut de géographie de Grenoble. Il n'était pas du tout alpiniste mais c'était un grand marcheur. Ce n'était sans doute pas un immense savant mais il était infiniment drôle, bon vivant, et plein de réparties contrairement à Emmanuel de Martonne qui était un vrai « bonnet de nuit ». Blanchard entraînait ses étudiants, de Martonne pas du tout. Ses boutades étaient célèbres, du style, dans un de ses cours et sur le ton et le rythme d'une phrase dictée de manière scolaire avec une accélération finale : « Dans la forêt équatoriale les mouches tsé-tsé se précipitent sur le bétail au cri de «Mort aux vaches ». Les étudiants, bien sûr, exultaient avec un tel professeur. Je rencontrais également le grand et modeste Maurice Pardé. A Grenoble, l'enseignement universitaire était plus simple qu'à Paris. Il n'y avait pas de géologie. Rapidement Raoul Blanchard m'invita à candidater pour un 27
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poste d'assistant à Lyon. Il s'agissait de remplacer René Lebeau, prisonnier de guerre. Fin 1942, à la faculté des lettres, après une heure d'entretien seulement, et après que je lui ai donné ma parole que je rendrai le poste à notre collègue, dès son retour, le géographe André Allix m'accorda sa confiance. J'y introduisis les méthodes parisiennes: coupes géologiques et excursions. Dans la cité lyonnaise je n'ai pas participé à la Résistance et j'en ai été frustré. Des hasards ont fait avorter une tentative pour la rejoindre. Ma fringale de travail a pris le dessus alors que j'étais le seul assistant à l'Institut de géographie, à temps plein (dix heures par jour), dirigeant sur le terrain les travaux des étudiants à tous les niveaux, avec en plus une charge de responsable de la bibliothèque et des collections de géographie. C.D.- Durant cette période alors que vous aviez été pressé par les frères Bordas, pour rédiger une première édition de votre manuel sur «Les Etats- Unis », préfacé par Raoul Blanchard, le contexte d'occupation de la France par les Allemands vous a amené à tenir pour la rédaction de l'ouvrage une ligne intellectuelle subtile, associant habilement objectivité scientifique et patriotisme français. En filigrane vous choisissiez bien évidemment le camp des Alliés mais de manière telle qu'il était difficile, d'un premier abord, de vous censurer. Vous écriviez alors: « Actuellement le pays (les USA) le plus magnifiquement doué de la Terre et dont l'histoire brève, il est vrai, n'est faite que de coups heureux, est entraîné malgré lui dans la sarabande insensée des nations. Sa vigilance anxieuse vers le Pacifique était justifiée tout autant qu'insuffisante: l'expérience l'a démontré (attaque japonaise de la marine américaine dans le port de Pearl Harbor, à Hawaï, en décembre 1941). La question de savoir si les Etats-Unis seront vaincus n'empêche pas d'examiner objectivement certains facteurs géographiques qui sont là, éloquents dans leur simplicité. S'il arrivait aux Américains de perdre toutes leurs défenses extérieures, cela ne signifierait pas nécessairement défaite totale car l'invasion du territoire propre de l'Union, cœur de la citadelle, est difficilement concevable. Un peuple en période de crise retrouve ce qu'il a de meilleur en lui-même c'est-à-dire son passé et son sol ». Mais dites moi, d'un point de vue subliminal, ce paragraphe rappelle curieusement, à la fois, la formule du général de Gaulle: « La France a perdu une bataille, mais la France n'a pas perdu la guerre... » et l'idée du recours à l'empire colonial français pour battre l'ennemi. Pour l'époque, votre propos n'était-il pas celui d'un géopoliticien précurseur, trent<::ans avant le pamphlet « La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre », d'Yves Lacoste? Sur le fond, c'était là, votre stratégie d'universitaire pour ne rien céder sur votre indépendance de caractère d'une part et vos convictions citoyennes, patriotiques et scientifiques d'autre part.
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Jean Demangeot-
géographe
de terrain
J.D.- Sans doute. Mais le géographe non plus que l'historien n'a à juger les peuples. Comprendre et faire comprendre est une tâche suffisante.
C.D.- Dans votre introduction du livre vous citiez aussi Emile Félix Gautier, géographe saharien, historien et observateur lucide et avisé des hommes-, dont le propos que l'on qualifierait aujourd'hui d'éminemment géohistorique (mais peut être aussi de colonialiste) reprenait l'idée du destin mondial de la France au regard du continent américain. En retenant une telle référence, n'était-ce point là, de votre part, une intention supplémentaire, certes formulée indirectement, de rappeler que la France est une puissance mondiale depuis le XVIIIo siècle malgré les aléas de l'histoire. N'était-ce pas là un message codé à l'attention des lecteurs français meurtris par la guerre pour relativiser la débâcle dans la guerre mondiale, replacer l'histoire de la France en perspective et toujours compter avec les colonies françaises? Pour garder l'espoir et penser la victoire pour l'avenir. J.D.- En effet, Gautier, ce grand géographe, diplômé de malgache, né au milieu du XIXO siècle et décédé en 1940 lorsque je le mentionnais, avait coutume de dire qu'une des plus graves défaites que la France ait eue à subir prenait date en 1759. Une toute petite bataille cependant que cette prise de Québec par les Anglais. Quelques centaines de morts de part et d'autre mais «la France y perdait l'Amérique du Nord c'est-à-dire le pays qui produit le plus de tout au monde ». Bien sûr il exagérait un peu car rien ne prouve qu'une victoire de Montcalm eut suffi pour faire de tout le continent nord américain une terre française. Mais à l'époque, je voulais retenir de cette formule frappante ce qu'elle a d'exacte au point de vue géographique. En cela cette mention était d'une incontestable vérité. J'abordais la question de l'isolement américain, reprise de la thèse politique affirmée par la fameuse déclaration de Monroë de 1823, fondée sur des réalités géographiques. Loin de l'Europe, loin de l'Asie, le continent américain est une île. Dans notre pauvre France alors piétinée par l'ennemi c'était le début de la« Kollaboration ». Pour être imprimé il fallait être circonspect. Je m'astreignais à la stricte objectivité en ne présentant que des chiffres officiels et des faits universellement admis. Et les bons soins de la censure achevaient de rendre mon texte en apparence irréprochable. En apparence seulement car, de ces données presque brutes, le lecteur ne pouvait obligatoirement dégager aucune autre leçon que celle de l'écrasante supériorité des Américains. Les Allemands mirent un an environ à comprendre que ces vérités scientifiques démasquaient les ridicules mensonges de leur propagande. Et au printemps 1943, la Deutsche Propaganda Abteilung proscrivit le livre dans toute la« zone ex-occupée ». C'était dans l'ordre des choses.
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C.D.- En 1946 pour la seconde édition du même ouvrage sur « Les Etats-Unis: présentation géographique d'un grand pays », l'éditeur vous présentait comme « un géographe universitaire, formé aux meilleures disciplines ». Dans un avertissement au lecteur, vous rappeliez que le livre fut achevé au moment de l'attaque sur Pearl Harbor et que votre dessein, à ce moment là, était de « montrer, dans toute sa complexité, le vrai visage de la grande nation yankee, dont l'arrivée dans le camp des Alliés devait, de toute évidence, forcer la victoire pour l'avenir. Vous mentionniez que « Le but de ce livre fut hier de mieux faire comprendre les enjeux de la guerre. 11est aujourd'hui, de mieux faire comprendre les enjeux de la paix », rajoutant dans un addendum sur l'effort de guerre américain: « Comment s'amorce l'après-guerre? C'est vers l'océan Pacifique que la situation reste grave. On doit se demander quelles solutions les Etats-Unis apporteront aux inéluctables problèmes de la fécondité et du fanatisme japonais. Enfin à la chaîne des incidences se rattache encore le sort de la Chine ». En lisant ces lignes peut-on en conclure que vous étiez devenu un géographe impliqué comme on dit aujourd'hui, un géopoliticien politiquement engagé? J.D.- Non! Un géographe tout court. Mais aussi un citoyen et un patriote. Ce qui va toujours dans le sens de mieux comprendre le monde et ses évolutions. Comme géographe je ne me suis jamais considéré acteur politique, même lorsque en 1946, je fus chargé de mission à l'INSEE (secteur Allemagne) puis au tribunal de Nuremberg. C.D.- Après la libération, vous êtes donc de retour à Paris. Quelles sont les circonstances qui vous amènent à accepter la mission à l'INSEE, puis celle au procès des vingt quatre criminels de guerre nazis, dans l'Allemagne vaincue, à partir du 20 novembre 1945? Est-ce un hasard que vous ayez été sollicité? Quelle expérience en avez-vous retirée? En quoi le citoyen ou l'universitaire se sentait-il concerné à ce moment précis de l'histoire? Le jeune géographe que vous étiez (à trente ans) fut-il interpellé de façon particulière, à ce moment là? J.D.- Avec la victoire des Alliés je fus mobilisé à nouveau et envoyé à Vienne, en Autriche. Je savais un peu l'allemand; j'y fis des progrès. Je restais là six mois. Je faisais la connaissance d'André Piatier, directeur de l'INSEE, de passage dans la région et qui me proposa un poste à mon retour à Paris. A partir de là, à une occasion et une seule, je fus envoyé à Nuremberg comme simple saute-ruisseau, brièvement, pour porter des plis secrets aux représentants français et préparer les procès économiques du tribunal de Nuremberg mais qui n'ont finalement pas eu lieu. le vis la ville en ruine et assistai à une séance du tribunal dans une petite salle à quelques mètres de Goering, Schacht, Keitel et
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géographe
von Papen. Moment liberté d'enseignant.
de terrain
inoubliable.
Souvenir
fort. Mais je regrettais
déjà ma
C.D.- Appel du destin? Au cours de l'année 1946 un grand hasard vous dirige alors vers l'Italie et l'enseignement justement. Vous y séjournerez onze ans. J.D.- Oui. Alors que j'étais à Nuremberg, le proviseur du lycée Chateaubriand, de Rome, Pierre de Montera, -un Corse-, a téléphoné à mon domicile. Hasard et surprise pour moi mais manifestement pas pour lui. Il avait repéré et sélectionné mon dossier au ministère de l'Education nationale et me proposait un poste de professeur d'histoire et de géographie. Mon profil de géographe pluridisciplinaire avait retenu toute son attention. Or je n'avais aucunement l'intention de partir en Italie à ce moment-là. A mon retour à Paris je prenais contact avec lui. « Vous avez quitté l'enseignement puisque vous êtes désormais à l'INSEE. Mais pensez que vous aurez, sans doute, une meilleure carrière en venant à Rome. Demandez à vos professeurs à l'université ce qu'ils en pensent» me dit-il. J'en parlais à Emmanuel de Martonne qui me pousse littéralement vers la péninsule italienne: « Tout l'Apennin est à vous» me confirmait-il quand je me décidais à suivre son avis. Pour des raisons évidentes de proximité géographique de ma résidence romaine il m'attribua un sujet de géomorphologie en secteur « montagne» selon mes voeux. Les Abruzzes s'imposèrent alors. Je rejoignais Rome avec ma famille. C.D.- Votre séjour à Rome, « Onze années d'allégresse» dîtes-vous où vous avez enseigné avec passion. Quels souvenirs et commentaires pouvez-vous produire de cette période bénéfique qui de toute évidence vous a rendu heureux? J.D.- Rome était en elle-même un cadre urbain, I~ulturel, historique, à l'esthétique indépassable. Tout y était beau. La ville s'étalait prodigieusement belle. C'était l'époque de la dolce vita, du bonheur d'après guerre, du raffinement romain. J'ai eu la chance d'habiter la villa Strohlfern dans la villa Borghèse. Un mini-paradis sur le Pincio où vivaient les familles françaises au milieu des pins. Strohlfern était un Alsacien qui avait contracté avec la ville de Rome le legs de sa villa au sens romain du terme moyennant l'obligation d'y loger des Français en poste ici et notamment des artistes de toutes disciplines. J'en fus l'heureux résident. Je tissais des liens avec les artistes français de la villa Médicis, mes voisins. Et notamment avec un grand prix de Rome de gravure, Jacques Ramondot lequel, plus tard, a créé l'illustration de la couverture du bulletin de l'Association de géographes français quand je l'ai faite rénover. Mes fréquentes invitations à l'Ambassade de France au Palais
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Farnèse me firent rencontrer d'illustres théâtre.
Français de la littérature, du cinéma, du
C.D.- Dans votre métier de professeur comment conduisiez vous votre enseignement? Une de vos anciennes élèves, de 1951 à 1956, m'a avoué qu'elle n'aimait pas Jean Demangeot-l'homme (vous lui aviez donné la seule colle de toute sa scolarité) mais qu'elle avait adoré le professeur parce que vous étiez un innovateur en pédagogie. Vous faisiez mimer des séquences d'histoire par les élèves. Vous réalisiez d'excellents croquis géographiques au tableau. Vous enseigniez toujours davantage de géographie que d'histoire. Vous conduisiez des excursions avec tous vos élèves, filles et garçons, à une époque en Italie où la mixité suscitait encore bien des réprobations. J.D.- Au lycée Chateaubriand, proviseur et censeur, charmants tous les deux, étaient implacables sur le règlement. Ils m'ont beaucoup aidé aussi bien dans la conduite de mon enseignement que dans l'organisation de mes recherches. Mes élèves relevaient d'un milieu économique et culturel aisé et favorisé. Pour une raison simple. Rome reste une ville à double représentation diplomatique: la cité vaticane et la capitale de la République italienne avec un double réseau d'ambassades et des familles de diplomates nombreuses. Mes élèves, un tiers d'Italiens, un tiers de Français, un tiers d'autres nationalités, étaient attentifs, réceptifs, actifs dans leurs apprentissages. J'étais un enseignant sévère. En fait, ils étaient des amis. Peu d'années nous séparaient. Ils avaient dix huit ans, je n'en avais que vingt-huit. Maisje ne les autorisais à me tutoyer seulement avec le bac en poche. A l'occasion de « compositions-surprises », à la surprise générale donc, tous les livres étant sur les tables, ouverts à la disposition de tous, les atlas aussi, je posais des sujets difficiles qui excluaient toute utilisation d'un savoir « par cœur ». J'affectionnais les comparaisons. « Comparer le parlement de Londres et celui de Paris », « Alpes et Pyrénées: quelles différences? ». Quatre fois par an nous partions en excursion au bord de la mer ou sur les montagnes autour de Rome. « A la Jean-Jacques Rousseau» nous herborisions à l'occasion. Le proviseur était réticent au début puis ravi par la suite au vu du bénéfice qu'en retiraient les élèves. J'ai noué des liens très forts avec plusieurs promotions de classes qui m'étaient reconnaissantes de leur avoir appris à réfléchir, à prendre des notes, à organiser des idées pour rédiger, à élargir à d'autres disciplines. Je me souviens de l'arrière petite fille de Tolstoï, Marta Albertini, de Vera Poli, de Boris Dino, de Françoise Autret, de Feona Brewster, de Marihina Pogutz, de Roberto Strom et de tant d'autres. En plus de mon enseignement d'histoire et géographie, j'ai donné, avec un plaisir infini des cours d'histoire de l'Art, une autre de mes passions. Comme le disait Paul Valéry: « On doit toujours s'excuser de parler peinture. Mais il y a de grandes raisons de ne pas s'en taire. Toute œuvre exige qu'on lui réponde ». 32
Jean Demangeot- géographe de terrain
(extrait d'un cours d'Histoire de \' ArtJean Demangeot-Lycée Chateaubriand - Rome.. \950) La peinture européenne
au XVI/o siècle
Au début du xvr siècle, primauté de la Renaissance italienne. Les peintres ouvrent les yeux sur le monde extérieur d'où équilibre classique entre les choses réelles et la faculté créatrice de l'artiste: Raphaël, Léonard de Vinci. Expressionisme de Michel Ange, luminisme de Giorgione et de Titien. Le Corrège tend d~ià à l'exagération. Puis affaiblissement du génie: on peint « à la manière de... )), c'est le maniérisme. Excès de grâce et de raffinement, véritable préciosité: Bronzino, le Parmesan, le Primatice, Lorenzo Lotto, Baroccio, le Chevalier d'Arpin. Soujjle visionnaire chez Tintoret. Cas particulier de Véronèse. A la fin du XV/O siècle réaction générale contre les artifices du maniérisme: c'est le baroquisme, au sens large du terme: baroque proprement dit, académisme, réalisme. Né en Italie, le mouvement prend en Espagne, en Flandre et dans les pays germaniques, mais se heurte aux traditions nationales en France et en Hollande. La veinture italienne
Etendue de la «culture classique)) contemporaine, vaste courant de la Contre Réforme, prestige de l'Italie et de Rome auprès des intellectuels et artistes du temps. Malgré sa décadence politique, l'Italie reste la Terre des Arts. Les Réalistes: cherchant délibérément le scandale, Caravage prend ses modèles dans le bas peuple et refuse d'enjoliver. Accentue la violence et le drame par usage systématique du clair-obscur. (( La plus remarquable révolution de l'art italien)) (A. Chastel). Suivi par Assereto, Baglione, Baschenis, Carraciolo, Cavallino, Cerquozzi, Falcone, Fetti, Gentileschi, Le guerchin, Manetti, Manfredi, Matia Preti, Salini, Sarraceni, Serodine, Stanzione, Strozzi. Grosse influence à l'étranger soit par son côté agressivement réaliste soit plus simplement par son usage de la lumière oblique. Les Académiques: L'école bolonaise des Carrache réintroduit l'idéalisme et l'inspiration allégorique ou mythologiqque mais avec un juste respect des formes naturelles. Peinture plus tempérée et plus claire. Son enseignement académique, à base de recettes éclectiques influence Albani, Bonzi, Cavedoni" Crespi, Le Dominiquin, Guido Reni, Mola, Morazone, Romanelli, Sachhi, Sassofèrrato, Turchi. Les Baroques: C'est le ravissement de l'âme par l'éloquence et le mirage. D'où mouvement tourbillonnaire, véhémence théâtrale, effets de trompe l'œil; philosophie de l'instant qui passe, impétuosité des élans sensuels, la raison vascile. Cet art persuasif servit la propagande religieuse de la Contre Réforme; Les peintres sont généralement décorateurs. Cozza, P. de Cortone, de ferrari, Gaulli, Giordano, Lanfranco, Maratta, Pozzo. 33
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A part: Castiglione, Monsu Desiderio, Maffei, Magnasco, Mazzoni, Salvator Rosa annoncent le XVII/o siècle et même le Romantisme. La vein/ure française
A la fin du XV/o siècle, la France sort des guerres de religion, la peinture est presque inexistante. La résurrection viendra d'une part de l'ajjlux baroque italien d'autre part de la réaction contre cet envahissement. Cette réaction s'appuiera sur la tradition nationale gothique ou bien utilisera des éléments classiques fournis par l'Italie ellemême. Ne pas négliger: la monarchie absolue, le Jansénisme, le Classicisme littéraire, la philosophie cartésienne. Les Baroques: très irifluencés par les maîtres italiens mais dont ils tempèrent un peu la fougue: Valentin, Vignon, des décorateurs Vouet, Blanchard, Perier. Polymorphisme de sébastien Bourdon et de Le Guaspre. Grand succès à l'époque. Les Austères: au Classicisme français fondamental (.wbriété, statisme, intériorité) s'ajoute quelque influence de réalisme nordique et, souvent, la technique caravagesque de l'éclairage latéral. Linard, François Garnier, Louise Moillon peignent des natures mortes très précises. Avec son réalisme intellectuel et savant, Baugin est un maitre du cubisme. Quant au caravagisme de Tournier, Quantin, Tassel, il devient classique à force de modération. Georges de la Tour unit le réalisme dépouillé, le hiératisme d'un Primitif avec la sérénité d'un Classique.. il ne doit à Caravage que l'usage du clairobscur. Les Classiques: Synthèse d'influences nordique, académique, caravagesque. Art maître de soi, parfaitement composé et raisonné. Fut élaboré soit à paris soit à Rome. A Paris les frères Le Nain (statisme paysan de Louis, bambochades de Mathieu) .. Le Sueur, pureté du dessin et goût raphaëlite. Philippe de Champeigne, portraitiste majestueux, peintre religieux austère et serein. A Rome, Nicolas Poussin pendant 40 ans et Claude Lorrain pendant 60 ans interprètent la nature classique au rebours des italiens contemporains. Poussin, véritable héros cornélien, essaie -mais en vain- de faire taire la passion. Il regroupe consciemment les éléments de scènes mythologiques ou de paysages romains selon mes exigences de la raison. Triomphe de la composition, Lorrain peint la lumière du soleil à toute heure du jour sur des architectures ou des gréments de navires.. c'est un œil sensible, lointain ancêtres des Impressionnistes. Les Académiques: Ce sont les Classiques de la période Louis quatorzième, figés par les règles impératives des Académies. Triomphe du plan, de la majesté, de la bienséance, primauté du dessin, opposition au colorisme «rubenisant ». C'est Le Brun, Errard, Houasse, Stella. Mais il y a néanmoins des indépendants, et plus qu'on ne le croit: Mignard, flatteur et mondain, Jouvenet, portraitiste rubénisant.. Van der Meulen, paysagiste nordique.. J Le Bourguignon et Parrocel le Vieux, baroques.. Rival, réaliste solide, précurseur de Chardin. Ce refils d'obéir est à l'origine de la wande peinture fTançaise du XVlflO siècle. 34
Jean Demangeot- géographe de terrain
C.D.- Le séjour italien c'est aussi le moment où vous commencez de thèse.
vos travaux
J.D.- Désormais je passais toutes mes vacances dans les Abruzzes. Les géographes italiens de l'Université de Rome m'avaient adopté. Chaque année nous organisions une excursion inter-universitaire avec eux. J'ai parcouru la péninsule dans tous les sens. J'ai beaucoup utilisé le service géologique italien lequel m'a apporté de nombreuses informations. 11 y avait peu de cartes convenables à l'époque. En allant de village en village, sans relâche, j'ai perfectionné mes connaissances topographiques, géologiques, tectoniques, géomorphologiques, biogéographiques. Mais aussi préhistoriques. En effet j'ai mentionné dans mes recherches les industries préhistoriques des Abruzzes. Toujours la logique pluridisciplinaire dans mon esprit mais pour une vraie raison. J'ai fait ce qu'il ne faut jamais faire dans une recherche préhistorique. Je ne savais rien de la datation des dépôts géomorphologiques. J'avais besoin d'une chronologie. J'ai donc consacré une première partie de mon travail aux silex taillés afin que, par l'intermédiaire de leur datation, je puisse dater approximativement, les couches de terrain. Alors que c'est l'inverse que l'on fait habituellement. C'était un peu grossier mais globalement fiable. C.D.- Durant cette période, votre engagement dans la montagne des Abruzzes a été total. Vous vous y précipitiez dès que vos activités d'enseignant le permettaient. J.D.- Parfois en me voyant partir sur le terrain, en moto, pour sillonner les chemins et les pistes dans la montagne, mes amis pensaient que je ne travaillais pas beaucoup et que j'allais seulement me promener. Ce n'était pas faux tellement je prenais plaisir à parcourir la montagne italienne. Je couchais dans les refuges avec les bergers parfois dans une grande solitude. J'ai ainsi investi toutes les Abruzzes et les versants adriatiques, pour raccorder à la mer niveaux d'érosion et terrasses. Pendant cette période j'étais en relation épistolaire avec Emmanuel de Martonne et le biogéographe Pierre Birot. De Martonne est décédé en 1955,-mort du maître. Je déposais alors mon sujet de thèse à Lyon, avec André Gibert lequel me fit rapidement comprendre que, partant à la retraite, il ne pouvait plus diriger mes recherches. Je devais m'enquérir d'un nouveau directeur. Ce fut Pierre Birot. C.D. Alors que vous êtes encore en Italie, - nous sommes en 1957-, le Brésil
vous est proposé. Deuxième hasard d'importance dans votre parcours de géographe. Un poste d'enseignement de géographie est disponible à l'Université
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Christian Daudel
de Rio Pierre Birot vous le suggère avec insistance. Pourquoi proposition vous est-elIe faite? Pourquoi l'avez-vous acceptée?
cette
J.D.- La chaire en question était occupée par un excelIentgéographe français Francis Ruellan-. Il partait à la retraite. Pierre Birot m'en a donné information par courrier, à Rome: «Notre collègue RuelIan OCCUpt:depuis longtemps un créneau à l'université de Rio de Janeiro. Or il va s'en aller à l'occasion de son départ à la retraite et nous risquons de perdre son poste. On vous demande d'y alIer bien que vous n'ayez pas fini votre thèse ». En effet il falIait faire vite. Les géographes universitaires brésiliens voulaient effectivement récupérer le dit poste pour eux-mêmes. II y avait un double enjeu: au titre de la francophonie en général et d'une présence universitaire française en particulier. J'ai accepté la destination que J'on me proposait immédiatement pour une raison bien compréhensible. Je n'étais pas agrégé et je n'étais pas encore docteur. Le risque était grand que l'on m'attribuât un poste dans un collège en banlieue ou loin en province. Ce qui n'était pas fait pour m'enchanter après mon idyllique s~jour romain. Une nouvelIe fois je n'avais rien demandé. J'acœptais la proposition de mes maîtres, sans plus. Je passais Noël, à New-York, dans la colonie russe et je rejoignais Rio en faisant l'école buissonnière. Je séjournais trois semaines chez des amis à Mexico et dans les Chiapas. Un jour, pour la première et l'unique fois de ma vie, je déjeunais dans de la vaisselIe d'or à la table de Monsieur Charles, banquier français immigré. Je passais une semaine au Pérou, à Lima et à Cuzco, dans la cordillère des Andes. Puis j'arrivais à Sao Paulo, -souvenir d'un café ( !) exécrable-, et enfin à Rio. J'y fis venir ma fille. Le contact avec les étudiants brésiliens fut excellent. On baragouinait du français, de l'italien, de l'anglais et ... du portugais. En cours de géographie, on dessinait beaucoup au tableau. Les rencontres avec les géographes brésiliens furent chaleureuses, avec une relation exceptionnelle avec le doyen et aussi avec le consulat de France. Il en fut tout autrement avec le patron de la géographie à l'université de Rio, un irlandais - O'Reilly Sternberg- qui craignait peut-être une nouvelle concurrence. Explication plus intellectuelle et scientifique. Le géographe irlandais avait été complexé par RuelIan, excellent géographe français et que je remplaçais: celui-ci se distinguait par d'exemplaires excursions sur le terrain avec ses étudiants. L'Irlandais n'en faisait aucune. Question d'amour-propre
donc. C.D.- Installé à Rio en quoi le Brésil vous changeait-il de l'Italie? J.D.- Cela n'avait rien à voir. C'était un autre monde. Avant de partir je m'étais renseigné auprès de l'attaché commercial de l'ambassade de France, au Brésil qui n'était autre que celui que j'avais connu à l'Ambassade de France à Rome « C'est une autre planète» m'avait-il répond, « tout est différent. Il faudra vous 36
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y faire ». Au quotidien, je me souviens de stupeurs récurrentes à constater à quel point, à cette époque, l'administration et la société brésilienne étaient laxistes. Pour faire prolonger mon permis de conduire j'ai du payer un « bakchich ». On pouvait jouer aux courses de chevaux, à Rio envoyer les résultats à Manaus et gagner là-bas grâce au décalage horaire. C.D.- Comment se passait votre enseignement à l'université de Rio? J.D.- Tout d'abord j'avais bien peu d'étudiants, une dizaine seulement. Ils étaient plutôt mal formés et n'avaient aucune vision des évolutions géomorphologiques même pour leur propre pays. Je leur enseignais la géographie de la Méditerranée et. ..la glaciologie. C.D.- De quelle manière avez-vous découvert le Brésil et l'Amérique latine? Et quelles perceptions avez-vous pu en avoir. Alors que Clémenceau avait dit que « le Brésil sera toujours une terre d'avenir» et que l'écrivain Stefan Zweig, en 1942, parlait lui-aussi du Brésil comme « une terre d'avenir », aviez-vous ressenti la même impression à votre arrivée? J.D.- J'ai eu le sentiment de pénétrer dans un continent immense, moi qui venais d'Europe et de mon Italie intime. Cette impression ne m'a jamais quitté d'où l'explication du titre d'un de mes ouvrages « Le continent brésilien» alors que l'on sait bien, quand on est géographe, que le territoire du Brésil ne correspond pas à la définition géographique du terme de continent de même que pour l'Europe d'ailleurs. Mais parIons tout d'abord des hommes tous farouchement patriotes et aussi des femmes. J'étais en admiration devant la beauté du métissage des Brésiliennes. Les plus belles femmes du monde sans doute. Mes étudiants étaient quant à eux infiniment gentils. Quant au terrain, le Brésil était encore à cette époque peu parcouru. Pour certaines de ses parties il était à la limite de la terra incognita. C'était toujours des accès restreints et exclusivement par voie aérienne à cause des difficultés de circulation terrestre et de l'immensité du pays. C.D.- Vous revenez du Brésil en 1960 à l'appel de Raoul Blanchard, lui-même « monté» à Paris. Votre thèse n'était pas finie. Une opportunité qui va se révéler être une grande facilité et vous permettre d'aboutir. J.D.- Dès mon retour en France Raoul Blanchard me fit entrer au CNRS comme attaché puis chargé de recherche. Je me replongeais dans l'atmosphère géographique parisienne. Cela fut décisif. Sans celaje n'aurais pu achever mon travail. Trois ans furent nécessaires pour achever ma thèse principale sur les Abruzzes La finalisation de celle-ci a été une souffrance pour moi et pour ma 37
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famille. Brièvement en 1964 je fus chargé d'enseignement au Collège littéraire universitaire à Reims où j'ai fais la connaissance d'Annie Kriegel. Les étudiants étaient charmants mais j'ai le souvenir d'un climat affreux et de m'être perdu dans le brouillard à Valmy. Au cours de l'année 1965 je soutins ma thèse de doctorat d'Etat, à l'Institut de géographie, rue Saint-Jacques. A Paris mon jury de soutenance se composait de Pierre Birot, Aimé Perpillou, Raoul Blanchard, Jean Dresch, Pierre Monbeig et le géophysicien Jean Goguel. A l'occasion je rédigeais également une thèse complémentaire en géographie humaine. Pour cette dernière, et comme j'étais un peu provocateur j'avais choisis « la géographie du crime à Paris ». La géographe Jacqueline Beaujeu-Garnier m'avait mis en relation avec la préfecture de police de la Capitale. Trois mois suffirent pour que je prenne conscience que je faisais là de la sociologie et non de la géographie. Le sujet pouvait certes être traité selon un mode géographique mais cela s'avérait très long. Je n'avais pas trop de temps. J'abandonnais ce thème pourtant original à l'époque, en 1964. C.D.- Alors pour un cours laps de temps vous avez repris l'avion, direction l'Afrique orientale et l'océan Indien. J.D.- Nouvelle opportunité avec ma femme, alors assistante sociale à Air France. Je proposais à la compagnie d'étudier les dimensions géographiques d'une ligne aérienne commerciale. Titre exact de ce travail: « La construction du faisceau de transport aérien France-archipel malgache ». Tout axe de communication est un fait géographique. C'était déjà une problématique de flux, -à la mode chez les géographes depuis. Je choisissais donc la ligne Parislie Maurice. On me donna un billet d'avion sur cet itinéraire et je me débrouillais. Le Caire, Djibouti, Nairobi, Dar-es-salam, Madagascar, La Réunion, autant d'escales où je séjournais huit jours à chaque fois. J'y étudiais les problèmes techniques de l'aviation, la météorologie, selon les saisons, sur le parcours aérien, les caractéristiques des passagers, les charges financières, le fret. A chaque étape, j'en profitais pour visiter le pays notamment l'arrière-pays djiboutien et le désert de Somalie. A Tananarive je retrouvais mon ami géographe Gabriel Rougerie qui s'aventurait dans le domaine de la biogéographie sur le territoire malgache. J'arrêtais mon périple à La Réunion. Là avec un petit avion je survolais toute la géographie de l'île. Ce fut pour moi une confirmation de l'intérêt, pour un géographe, de voir la Terre d'en haut. C.D.- J'ai retrouvé dans vos archives, un courrier que Pierre Birot, votre directeur de thèse vous avait adressé en 1963 et qui, à propos de votre travail sur la ligne aérienne France-archipel malgache, exprimait l'avis suivant: « J'ai été un peu étonné de votre choix en ce qui concerne votre thèse complémentaire. Ce genre de sujet conduit généralement soit à des truismes, soit à des relations 38
Jean
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géographe
de terrain
purement aléatoires ». Que pensez-vous de ce propos implicitement valait critique rédhibitoire, à votre égard?
un peu sévère,
qui
J.D.- Je ne sais plus. Je ne me souvenais d'ailleurs plus de cette lettre. Peut-être Birot, grand géomorphologue, considérait-il un tel sujet de géographie humaine comme trop superficiel je suppose. C.D.- Par la voie des airs vous retrouviez ainsi les sensations qu'exprime Emmanuel de Martonne dans son ouvrage apologétique sur «la géographie aérienne ». Je me prends à penser que votre maître vous adressait peut-être, indirectement, une leçon à vous le montagnard quand il découvrait lui-même l'expérience du terrain par avion, déclamant de la sorte: « Au géographe qui n'a pas volé, on peut dire qu'il manque quelque chose même s'il est alpiniste ». Comme lui en vol au-dessus des Hauts de La Réunion, vous étiez en quelque sorte précurseur du géographe-photographe contemporain Yann ArthusBertrand connu désormais pour son succès éditorial « La Terre vue du ciel ». A ce propos quelles réflexions vous suggèrent en votre qualité de géographe la «vue d'en haut» et la diffusion de photographies aériennes et d'images satellitales? J.D.- Aujourd'hui, les photographies aériennes et les images satellitales sont exceptionnelles de qualité et de précision. A la fin des années cinquante les géographes ne disposaient pas de tous ces outils extraordinaires. Les cartes étaient souvent approximatives, défaillantes, voire erronées. Je me rappelle d'un trajet aérien, à partir de Rio en direction du Mato Grosso. Dans l'avion, je consultais une carte, au 1/1 000 0000 donc peu précise que le commandement de bord avait mise à ma disposition. J'y constatais la représentation d'un massif montagneux à 3500 m à ma grande surprise. Je savais qu'il n'y avait pas de telles altitudes sur l'itinéraire. Dans la cabine de pilotage où je me rendis le pilote m'informa que les altitudes étaient parfois en pieds ou en mètres sur la même carte et que l'on s'y habituait quand on le savait! Nous étions en ]960. Oui la vue d'en haut pour le géographe a tout changé et en premier lieu la problématique de l'échelle. C.D.- Revenons à Reims après votre soutenance de thèse. A nouveau le hasard vous suggère une séduisante alternative à votre poste d'enseignement au Collège littéraire universitaire rémois, de la ZUP Schneider: cap au Sud-Ouest. J.D.- Oui, c'est une surprise lorsque Roger Brunet de l'université de Toulouse me proposa d'échanger mon poste contre le sien. Ayant adoré Toulouse dans mon enfance, ma femme ayant des amis dans la ville rose et l'université toulousaine étant elle-même vénérable, c'étaient là trois bonnes raisons de me 39
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convaincre. Sans hésitation, j'acceptais et me retrouvais enseigner à Toulouse. J'y retrouvais d'exceIJents géographes. François Taillefer m'a bien accueilli. Georges Viers remarquable morphologue était lui-aussi amical, d'origine ouvrière, très à gauche, -ce qui m'était indifférent dès lors que nous entretenions de bons rapports humains. C'était un type bien, d'une grande rectitude morale. Georges Bertrand et sa théorie des géosystèmes était plus jeune et terminait sa thèse. Bernard Kayser était un garçon brillant, très intelligent. Sa géographie humaine bien que très orientée était remarquable. Globalement à l'université, l'ambiance était sympathique, désordonnée, en fait « médiocre» dans son ensemble. Un certain parfum de particularisme en quelque sorte... pour moi le Parisien. Mais Toulouse était une viIJe teIJement admirable! Puis survint l'explosion de 1968. Pendant 48 heures, j'y ai cru ; puis renversement complet par la suite. J'eu l'occasion à ce moment là de faire la connaissance de la géographe Alice Saulnier, à Clermont-Ferrand où j'avais été envoyé, contre mon gré, pour participer à un rassemblement de délégués des Facultés de Lettres. Lors de la réunion alors que je tenais des propos trop classiques pour la circonstance, Alice Saunier me fit passer un petit papier plié en deux que j'ai d'ailleurs gardé (c'était son mode habituel de communication en séance) : « Mais vous allez vous faire écharper! ». Elle savait manœuvrer, moi pas. Elle devint une amie et me parlait sans retenu et en confidence. Je l'ai parfois remplacé pour des cours de géographie à l'Ecole centrale plus tard à Paris. Fin 1968, mes collègues parisiens, -Rondeau, le spécialiste de la Corse et Blanc spécialiste des Balkans-, me pressèrent de remonter dans ma viIJe natale. C'est ainsi que je me suis retrouvé en poste à l'université de Nanterre en 1969. C.D.- Au terme de ce premier volet de nos entretiens, queIJe réflexion transitoire pouvez-vous faire sur la géographie et sa pratique en général? Votre ami québécois Louis Edmond Hamelin avait l'habitude de dire que « le géographe commence par être un prospecteur de compréhension ». Dans les écrits des géographes on retrouve souvent une tendance commune et récurrente, des intonations semblables, à interpeller la discipline géographique, de manière curieuse et à l'occasion affective. Jacqueline Bonnamour parlait « du bonheur d'être géographe ». Paul Claval évoquait « la géographie, comme genre de vie ». Armand Frémont a intitulé un de ses ouvrages « Aimez-vous la géographie? ». Antoine Bailly et Renato Scariati nous ont invité au « Voyage en géographie, une géographie pour le monde, une géographie pour tout le monde ». N'y a-t-il pas en filigrane, toujours de la passion, du sentiment dans tout cela? Que pensez-vous de ces expressions? Reprenant l'intitulé plus « sec» de Jacques Scheibling, « Qu'est ce que la géographie? », pour vous? J.D.- Pour moi la géographie est une façon de penser en particulier les rapports spatiaux entre les êtres et les choses. Pour moi être géographe est 40
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l'accomplissement d'une vie. C'est pour cela sans doute que j'y ai mis du temps. En toute indépendance. Je n'ai jamais eu de conception de la géographie mais j'ai fais mienne la boutade de mon ami Orlando Ribeiro: «La géographie je ne sais pas ce que s'est, mais c'est drôlement intéressant ». A chaque recherche sur le terrain je faisais comme la méduse. J'enveloppais mon objet d'étude, je l'englobais, je m'y adaptais, je m'y collais. Voila comment, géographe, j'ai abordé et traité les réalités géographiques du monde. La géomorphologie ce n'est pas de la géographie mais c'est par son intermédiaire, par les méthodes par lesquelles eIle m'a contraint, par les voyages qu'eIle a nécessités, par les contacts humains qu'eIle a permis que je suis devenu géographe à part entière et toujours indépendant. La géographie est une tournure d'esprit. De fait un coIIègue de Nanterre -André Blanc- un jour m'a dit: «Tu sais toi et moi avant tout nous sommes des profs ». Je partage cette opinion. J'ai toujours concentré mes efforts sur les préparations de mes cours. J'ai été attiré par la pédagogie sur le terrain, à cause des rapports humains qu'eIIe engendre. Le comportement humain est une grande chose. Hélas, on ne peut pas tisser des liens avec quatre cents étudiants dans un amphi. Ce n'est pas possible.
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