Infiltrations d’images De la réécriture de la fiction pastorale ibérique en France (XVIe-XVIIIe siècles)
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Infiltrations d’images De la réécriture de la fiction pastorale ibérique en France (XVIe-XVIIIe siècles)
FAUX TITRE 333 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Infiltrations d’images De la réécriture de la fiction pastorale ibérique en France (XVIe-XVIIIe siècles)
Marta Teixeira Anacleto
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2009
Illustration couverture: Filippo Picinelli, Mundus symbolicus. Coloniae Agrippinae : sumptibus Joh. Theodori Boetii, 1695. © Bibliothèque Joanina/ Bibliothèque Générale de l’Université de Coimbra (Cote: 4-10-15). Maquette couverture: Pier Post. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-2630-8 E-Book ISBN: 978-90-420-2631-5 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2009 Printed in The Netherlands
Cet ouvrage n’aurait jamais pu voir le jour sans les précieux conseils de Madame Ofélia Paiva Monteiro et de Monsieur Aníbal Pinto de Castro, Professeurs de la Faculté des Lettres de l’Université de Coimbra, qui ont toujours suivi mon parcours et qui m’ont fait partager leur érudition et leur amitié. Je tiens à remercier ces « vieux » Maîtres qui se sont toujours placés, avec une pudeur intelligente, à l’avant-garde du savoir et qui resteront des symboles d’une « École » et de l’École. Qu’il me soit aussi permis de manifester ma gratitude à Mme Eulalie Pereira, lectrice de langue française à la Faculté des Lettres de l’Université de Coimbra, qui a accepté de revoir ce texte et de travailler avec moi dans cette réécriture. Un dernier mot pour témoigner de ma reconnaissance à ma Famille: cet espace privilégié d’affection et de solidarité m’a permis de mener à bien l’écriture de cette œuvre.
L’œuvre de langage ne ferait rien d’autre qu’avancer plus profondément dans cette impalpable épaisseur du miroir, susciter le double de ce double qu’est déjà l’écriture, découvrir ainsi un infini possible et impossible, poursuivre sans terme la parole, la maintenir au-delà de la mort qui la condamne et libérer le ruissellement d’un murmure. (Michel Foucault, Tel Quel)
Avant-propos Cet ouvrage témoigne de la recherche et de la réflexion qui nous a conduite, pendant plusieurs années, à publier diverses études sur le roman pastoral, intégrées dans l’évolution de la critique sur la Pastorale. La synthèse à laquelle on est arrivés lors du Colloque International « Lire L’Astrée », organisé en Sorbonne (Paris IV) par l’Équipe Astrée, sous la direction de Delphine Denis, en octobre 2007, afin de célébrer le quatrième centenaire de la parution de la première partie du roman d’Honoré d’Urfé, nous a permis de prendre conscience du rôle de notre recherche – si incomplète soit-elle – dans le cadre de ce « véritable événement de publication ». Nous avons donc réévalué le corpus analysé tout au long de notre parcours scientifique et les réflexions qu’il a soulevées sur la compréhension du mode de fonctionnement de la fiction pastorale dans un cadre de production de sens ibérique et français, sans pour autant négliger le rôle de la réécriture dans l’évolution des formes du littéraire. C’est ce qui explique le choix du titre de l’œuvre – « Infiltrations d’images » – renvoyant à la métaphore du traducteur (« agent infiltré » ou « architecte » 1 ), conçue par Michael Cronin, et à l’acte de « construction de cultures », mentionné à maintes reprises par Susan Bassenet et André Lefevere dans leurs œuvres de la fin des années 90 (Bassenet et Lefevere, 1998). Ce travail est donc délimité par le choix d’un corpus pluriel qui permet de repenser la littérature ibérique et la littérature française au-delà du domaine historico-littéraire stricto sensu. En effet, il part, tout d’abord, des traductions françaises de Los siete libros de la Diana de Jorge de Montemayor et ses continuations (celles des Ocho libros de la segunda parte de la Diana d’Alonso Pérez et de la Diana enamorada de Gil Pólo), des versions françaises de La Constante Amarilis de Cristobal de Figueroa, de l’Arcadia de Lope de Vega et de La Galatea de Cervantès. Il évolue ensuite vers les romans pastoraux français parus au XVIIe siècle (Honoré d’Urfé, Du Verdier, Préfontaine, Lansire, Gomberville, Videl, Du Broquart), lus à travers 1 « Translation without change is not translation but mere citation, leading only to the barren fields of subjection. So translators both ground a culture in their role as architects of vernacular languages and cultures and they creatively undermine and challenge these very cultures and their capacity as underground agents. » (Cronin, 2003: 38).
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des filtres esthétiques imposés ou présupposés par la réécriture et par conséquent de façon épigonale. Le spectre des textes considéré correspond, dès lors, à un choix formel qui oriente la réflexion vers le domaine de la poétique des « transpositions » et vers la dimension de la différence des écritures et des lectures (forcément plurielles), dans le contexte d’une dimension péninsulaire tacitement assumée (les croisements indéfectibles des littératures et cultures portugaise et espagnole de cette époque) et d’un contexte de réception sous-jacent à la culture et à la littérature françaises. Le caractère diffus, voire fragmenté, de l’expérience esthétique visible dans l’écriture d’une histoire littéraire (française) à partir d’autres histoires littéraires (portugaise et espagnole) ne s’épuise donc pas dans l’analyse des différentes manipulations de l’écriture bucolique. Cette expérience esthétique touche aussi les variantes d’adaptation (inter)textuelles qui sont des prolongements des réécritures et, enfin, les écritures autochtones (et partiellement autonomes) redevables de l’insertion particulière des modèles ibériques dans une forme d’évolution du genre dans la littérature française. La création artistique étant ici perçue comme le centre de « multiples demeures » / « multiplas moradas » (Guillén, 1998), il nous sera permis de concevoir les enjeux de convergence littéraire, historique, culturelle et sociale qui se réfléchissent dans les différents modèles de réécriture (ou de décentrement de l’écriture) du texte fictionnel ibérique en France, en tant que symboles formels des « infiltrations d’images » – le point de départ et d’arrivée épistémologique de cette œuvre. Ainsi, en observant les convergences et les divergences esthétiques qui traduisent l’universalité du phénomène littéraire et les parcours des formes génériques et modales, la recherche nous a conduite, lors d’un premier mouvement, à la description des processus et des modèles d’écriture du texte fictionnel bucolique ibérique en France. Le travail qui suit portera par conséquent, d’abord, sur les modèles de thématisation (les premières traductions françaises de Los siete libros de la Diana de Jorge de Montemayor, des Ocho libros de la segunda parte de la Diana d’Alonso Pérez et de la Diana enamorada de Gil Polo – 1578, 1587, 1592, 1603, 1611, 1613; la traduction française de La Constante Amarilis de Cristobal de Figueroa – 1614). Il s’intéressera, ensuite, aux modèles de canonisation de l’écriture bucolique (les traductions françaises de la Diana réalisées en 1623 et en 1624; la traduction française de l’Arcadia de Lope de Vega – 1622). Il
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cherchera, enfin, à définir les modèles de transposition de l’écriture bucolique (traductions françaises du roman de Montemayor et de ses continuations réalisées en 1699-1733 et en 1735; la traduction de La Galatea de Cervantès – 1784). C’est donc à partir de l’analyse de cet ensemble de modèles de réécriture qu’un deuxième mouvement s’impose. Il s’agira d’apporter une réflexion sur les transgressions manifestées dans ces formes pendant une période donnée, suivie d’une évaluation de la légitimation formelle du genre dans la littérature française et dans le cadre du canon romanesque de l’époque. La dimension de l’altérité (une autre image infiltrée) devient alors visible dans le parcours existant entre les traditions culturelles et les paradigmes ou les valeurs théoriques qui appartiennent à une autre culture et littérature, perçus dans des appropriations idiosyncratiques d’une formulation différente de l’écriture – la pastorale dramatique et le roman baroque (Pousset de Montauban, Du Verdier, Préfontaine, Lansire). Le mouvement qui s’en est suivi repose sur le principe de l’autonomisation esthétique du modèle et s’enracine dans la lecture de certains romans pastoraux français en tant que moyens de légitimation du modèle dans une autre littérature. Les liens de contiguïté de la Diana et de L’Astrée (considérés ici comme un tout) sont donc soumis à une chronologie esthétique qui dépasse l’influence et qui considère l’écriture comme un processus d’institutionnalisation de divers codes, voire un processus de (re)construction des normes de lecture (historiques, esthétiques, littéraires, culturelles, génériques). Cette chaîne de réfractions ou d’images infiltrées (parfois subverties) présuppose une réévaluation poétique des phénomènes de métonymie dans le processus de consolidation des genres et des modes littéraires, ancrés dans des mouvements d’échange d’identités des écrivains et de l’écriture qui justifient les mutations formelles et idéologiques associées aux faits littéraires. Ce processus d’infiltrations d’images présuppose aussi une distanciation à l’égard de la fausse généralisation, en créant un lien théorique qui va bien au-delà des simples effets de ressemblance ou de dissemblance inter-linguistiques et inter-littéraires, le simple passage de catégories et de concepts d’une littérature vers une autre. Nous arrivons ainsi à centrer l’analyse sur la délimitation des frontières d’un canon esthétique qui (sur)vit au sein de la tension entre l’uniformité et la diversité. Ce travail est donc redevable de nouveaux
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paradigmes épistémologiques qui se sont imposés en Littérature Comparée, en Poétique et de ce fait dans le cadre des « Translation Studies / Études de Traduction ». Il parcourt une trace heuristique qui inscrit les réécritures dans le plan esthétique (solidarité entre signe et esthétique; réécriture comme « formule » privilégiée pour établir des règles épistémologiques de fixation d’un canon comparatif – Bassnet, 1995: 2) et qui soulève un ensemble de questions impliquant une redéfinition (structurale) des littératures péninsulaire et française de cette époque. Nos arguments seront par conséquent axés sur les différentes modulations de la réception du roman pastoral ibérique en France; sur les formes de manipulation de l’écriture littéraire; sur les mutations formelles et l’identité des genres littéraires et la formation d’un paradigme esthétique. La Littérature sera ainsi envisagée, au cœur de ce processus d’« infiltrations d’images », comme expérience du poétique, voire comme acte poétique.
Première Partie Des Réécritures
Chapitre I Schémas d’images: de la représentation du texte littéraire PREMIER SCHEMA: L’EPAISSEUR DU MIROIR
« Susciter le double de ce double qu’est déjà l’écriture » 1 consisterait, à en croire Foucault, à avancer dans une trace herméneutique qui, à partir de ce qui est fixé par les paroles, aboutirait aux limites de la signification. Ainsi, en voulant poursuivre la parole (toujours selon Foucault), on pourra évaluer sa spécularité même – « [l’] épaisseur du miroir » –, c’est-à-dire le mouvement de réfraction que l’écriture développe lorsqu’elle se manifeste dans l’épaisseur des mouvements de réécriture ou d’auto-contemplation esthétique. Par conséquent, l’approche de la représentation du texte littéraire fondée sur l’analyse de sa double référentialité – « la réécriture-écriture » – sera prise en ligne de compte dans des études de littérature comparée qui visent à cerner des recherches tournées vers le littéraire, partie fondamentale du travail critique. C’est pourquoi, l’analyse des phénomènes d’écriture et de réécriture du texte fictionnel bucolique présuppose une pratique de la comparaison alliée à une poétique de la comparaison, toutes deux s’inscrivant, comme le souligne Earl Miner (Miner, 1990: 32), dans l’évidence historique (la réception du roman pastoral ibérique en France du XVIe siècle au XVIIIe siècle). Plus que décrire les contacts entre les auteurs et les œuvres, il importe de souligner, en analysant le fonctionnement de la réécriture dans la construction du littéraire, l’étude des transformations que subissent les textes inclus dans les différents systèmes littéraires. C’est 1
Dans Spécularités Classiques, B. Beugnot justifie ce concept explicité dans le titre de son ouvrage et son application au XVIIe siècle, à l’aide d’un fragment de Tel Quel (1963) de M. Foucault: « L’œuvre de langage ne ferait rien d’autre qu’avancer plus profondément dans cette impalpable épaisseur du miroir, susciter le double de ce double qu’est déjà l’écriture, découvrir ainsi un infini possible et impossible, poursuivre sans terme la parole, la maintenir au-delà de la mort qui la condamne et libérer le ruissellement d’un murmure. » (Beugnot, 1994: 243).
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pourquoi, analyser le parcours de légitimation du roman dans la littérature française de la fin du XVIe siècle au XVIIIe siècle implique non seulement de décrire l’évolution de l’écriture narrative dans cet intervalle temporel et dans ce système littéraire, mais aussi de faire intervenir et d’évaluer les interférences des phénomènes de réécriture dans sa (trans)formation. Il s’agit, en somme, de saisir des phénomènes qui, passant par les traductions ou par les réécritures de certaines fictions espagnoles et italiennes, mettent en valeur diverses lectures du texte du roman intériorisées dans la littérature d’arrivée où la plupart de ces textes sont devenus des paradigmes d’écriture romanesque et de véritables « best-sellers ». Les effets prismatiques implicites à l’écriture littéraire s’exhibent ainsi dans des manipulations textuelles évidentes qui se concrétisent de différentes manières et selon le modèle travaillé. Le cas des « Libros de pastores » espagnols, dont la traduction vers le français s’est prolongée dans le temps, décrit une ligne de manipulation de l’écriture narrative qui témoigne de diverses modalités d’intégration des textes réécrits dans la littérature qui les réinvente. C’est pourquoi, tout en assimilant les effets de miroir associés à la réécriture, Charles Sorel a inclus dans sa Bibliothèque Françoise, sous la même formalisation poétique, les romans français et les traductions des fictions espagnoles, comme si l’univers contextuel qui entoure l’émergence de l’écriture était exactement le même: « Je nomme les livres qui sont espagnols d’origine, mais qui ayant esté fait Français par la Traduction, peuvent tenir leur rang en ce lieu. » (Sorel, 1970: 216). On saisit ainsi, de manière singulière (le rang occupé par le livre traduit dans la « Bibliothèque » de Sorel), la question fondamentale de la délimitation du statut de la traduction et de sa fonction au sein des œuvres littéraires et de la littérature d’arrivée 2 . Il semble donc légitime que, sous le signe de l’ « internationalité», toute expérience d’analyse du processus de construction de la fiction pastorale dans la littérature française se soumette à un mouvement d’« ouverture de l’horizon de signification littéraire ». En effet, la formalisation du canon a justement pris comme point de départ une lecture 2
Voir les travaux de José Lambert et d’Yves Chevrel qui mettent l’accent sur le statut du texte traduit dans la littérature d’arrivée, partant de l’analyse du degré d’équivalence que la traduction présente par rapport à l’original, à travers l’analyse des différences génériques, des conventions poétiques, rhétoriques et stylistiques et des techniques narratives, entre autres (Lambert, 1989: 156).
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(ou une métalecture) particulière ancrée dans la réécriture du textemodèle déjà testé dans d’autres littératures (notamment, dans la littérature ibérique, par Jorge de Montemayor, Cervantès, Lope de Vega et par Cristobal de Figueroa, et dans la littérature italienne par Sannazar) 3 . Le résultat de ce mouvement perçu dans le cadre d’un processus comparatiste pourra donc mener à la redécouverte d’un nombre important de textes et à la réévaluation d’un genre particulier. Par ailleurs, le corpus constitué par les traductions françaises de Los siete libros de la Diana de Montemayor, de l’Arcadia de Lope de Vega, de La Constante Amarilis de Figueroa et de La Galatea de Cervantès, pris dans sa fonction de « lecture-écriture » (l’une des formes possibles de réécriture), est perçu comme le résultat d’un travail herméneutique extrêmement valable dans le processus de rénovation d’une écriture narrative jusqu’alors attachée à une recherche formelle qui répétait sans relâche les conventions poétiques dictées par Théocrite, Virgile ou Sannazar et qui, de ce fait, était incapable de matérialiser, du point de vue de la théorisation poétique, un modèle. Le spectre des réécritures de l’original met en fait en évidence une transgression de l’écriture qui accompagne l’évolution du roman pastoral en France et sa métamorphose ou sa dilution dans d’autres genres romanesques (c’est-à-dire dans d’autres formalisations de l’écriture). Il en ressort qu’une « histoire des traductions du roman pastoral ibérique en France » pourrait interférer avec l’« histoire du roman pastoral dans la littérature française » 4 ; ce qui nous amène à considérer l’institutionnalisation explicite des pratiques de réécriture (dont la traduction est l’une des manifestations les plus exubérantes), sous-jacente à l’analyse de ses configurations poétiques et des principes qui lui sont 3 Ce qui justifie que, dans une œuvre où l’on analyse les horizons européens de la littérature française du XVIIe siècle, C. Wentzlaff-Eggebert consacre un chapitre à une présentation sommaire du cadre de réception des traductions françaises de la Diana de Jorge de Montemayor, en soulignant l’importance de ces textes dans la configuration « internationale » de l’histoire du roman français de cette époque (WentzlaffEggebert, 1988). Cela explique, en outre, que Françoise Lavocat accorde au sujet une importance toute particulière dans ses Arcadies Malheureuses (Lavocat, 1998). 4 C’est en ce sens qu’Yves Chevrel souligne le rôle qu’une histoire des textes traduits en français pourrait jouer dans la révision d’une histoire critique de la littérature française, considérant son statut dans une théorie de la réception: « Il nous manque une « histoire de la traduction en France », bien que des travaux fondamentaux aient déjà été menés sur des cas particuliers; une « histoire des textes traduits en français » rendrait bien des services. » (Chevrel, 1989: 211).
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inhérents, dans le domaine des études littéraires et de l’esthétique, en particulier. Ainsi, examiner le parcours des traductions françaises du roman pastoral ibérique pourra préfigurer une nouvelle façon d’écrire ou de réécrire l’histoire littéraire d’une période donnée (la réécriture en tant que forme de repenser l’écriture), en dotant de capacités expressives, du point de vue de la théorisation poétique, des textes cristallisés ou complètement ignorés par la critique littéraire actuelle. Il s’agit peutêtre, là aussi, d’une perspective fondamentale d’éva-luation théorique de l’écriture littéraire par le biais de la lecture d’une poétique qui est, très souvent, explicitée – dans le discours des traducteurs eux-mêmes – par les pratiques de réécriture manifestées (l’écriture qui justifie la réécriture). Par conséquent, la réécriture pourra dans ce cas précis, en jouant sur les mécanismes de la traduction, être vue comme la matérialisation systématique d’une re-lecture qui engendre une sorte de geste mimétique dans la mesure où elle devient son propre reflet et le reflet de ce qui est lu. En somme, la relation bipolaire qui se noue entre l’écriture et la lecture est, le plus souvent, dans le texte traduit, d’ordre spéculaire – « l’écriture est le négatif de la lecture, comme la lecture est le négatif de l’écriture. » (Bessière, 1984: 6). Si la traduction encourage le dédoublement de l’acte d’écriture et de lecture, se disséminant, bien souvent, dans plusieurs lectures possibles (comme dans les diverses et multiples traductions de la Diana publiées en France au début du XVIIe siècle), on pourra donc, d’ores et déjà, considérer la lecture ellemême comme un travail de réécriture. En l’occurrence, essayer de situer l’espace objectif de l’écriture dans le texte littéraire – oscillant entre autonomie (auctoritas) et instabilité – nous amène à constater qu’il s’agit d’un espace de convention (tout comme l’espace de la lecture) qui allie des facteurs de conservation et d’innovation en mettant l’accent sur la présence permanente du sujet et de l’objet. Cet espace de convention ou de contrat s’exhibe avec plus d’acuité dans la réécriture, à savoir lorsque les règles sont interprétées (ou lues) pour être re-dites de manière plus ou moins originale. Ainsi, le type particulier de lecture qui est réalisée tend à transformer le textuel en métatextuel, ce qui a des répercussions évidentes sur le plan de l’évaluation implicite à laquelle se soumettent les élé-
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ments du texte lorsqu’ils sont filtrés et projetés vers un autre espace (celui de la métatextualité 5 ). Les variations de la réécriture dans les traductions françaises du roman pastoral ibérique démontreront précisément les différents sens d’évaluation et de perception décelés par chaque traducteur dans la lecture qu’il réalise de l’espace de l’écriture construit dans l’original. C’est justement dans cette capacité singulière de saisir l’écriture manifestée par chaque traducteur que se croisera, selon Bessière, l’intimité de l’expérience de création avec l’intimité de l’expérience de lecture (Bessière, 1984: 8-9), chaque traduction correspondant à un acte de création particulier. On reprend donc dans une certaine mesure la notion de « relativité de l’espace de l’écriture » (Compagnon, 1979: 398-399) et, simultanément, celle du traducteur comme « agent infiltré » (Cronin, 2003: 38). L’image du mouvement des traits et des définitions de l’écriture d’une œuvre à l’autre ou encore dans la même œuvre, révèle les diverses perceptions de l’écriture romanesque (de la citation à l’imitation et à l’adaptation) suivies dans les différentes traductions françaises de la Diana, de l’Arcadia, de La Galatea ou de La Constante Amarilis, lesquelles pendant près de deux siècles ont été le reflet des mouvements esthétiques subis par le roman dans la littérature française. Ainsi, le travail de réécriture poétique qui sera analysé dans l’ensemble des traductions des textes fictionnels pastoraux part d’un geste d’interprétation et de (re)formulation de l’écriture présent dans le texte-source et transposé dans le métatexte, créant l’espacement dont parle Derrida (Derrida, 1967), caractéristique essentielle de la poéticité. En l’occurrence, l’écriture représente spatialement le devenir temporel matérialisé dans la réécriture et elle justifie les manipulations qui marquent la production des textes traduits pendant une période relativement vaste. Si l’on tient compte du processus de transposition ou de transition que la réécriture implique – ou selon Lefevere, de l’attitude de 5
Voir, à ce propos, le texte d’Antonio Figueroa sur « la lecture dans un autre espace » dans lequel il mentionne objectivement le passage de la textualité à la métatextualité, et admet que la lecture, dans le passage vers un espace autre, se concrétise à partir de modèles implicites et préalablement assumés (Figueroa, 1991). Lotman considérait aussi que la littérature étant un mécanisme auto-organisé, il est possible de distinguer un ensemble de textes qui présentent un niveau plus abstrait que les autres, désignés comme « métatextes » (Lotman, 1976: 344).
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« réécriture/rewriting » 6 –, on pourra évaluer l’écart entre les premières traductions françaises du roman pastoral ibérique et les dernières versions réalisées comme un signe de (re)création poétique permanente. Cette (re)création s’inscrit dans une dynamique contextuelle qui permettra de créer une nouvelle expressivité dans un discours littéraire institué dans les textes-source et légitimé dans le cadre d’un modèle qui peut être reformulé, lorsqu’il s’insère dans un autre espace d’écriture. Par conséquent, l’interaction entre écriture et réécriture conduit non seulement à la canonisation des auteurs et des œuvres spécifiques (ou à leur rejet), mais elle situe aussi la littérature dans une direction donnée (Lefevere, 1985 a: 219). En outre, la réécriture détermine doublement l’évolution du système littéraire dans lequel elle s’intègre, et en assimilant des éléments spécifiques de l’espace second de l’écriture qu’elle incorpore ou qu’elle tend à légitimer dans le texte re-dit, et en introduisant des éléments étrangers au système qui légitiment l’espace premier de l’écriture qui se reproduit. C’est pourquoi, le texte traduit, comme phénomène potentiel de réécriture et de manipulation de l’écriture littéraire, sera évidemment le reflet d’une certaine poétique, entraînant la littérature vers une fonction esthétique, culturelle et sociale (Bassnett, 1993-1994: 172-173). L’écriture, d’acte de simple « copie », devient texte, avec l’écart qui préside à l’acte de « tra-duire » (« tra-ducere »). DEUXIEME SCHEMA: LE LOCUS DE LA DIFFERENCE
Dans Pour la Poétique II (1973), Henri Meschonnic défend une approche de la traduction dans le domaine de la poétique, l’acte de traduire s’ancrant dans la pratique et la théorie de l’écriture. Il y affirme que la traduction est plus une production qu’une reproduction (et donc réécriture). Par conséquent, envisager la traduction comme la métaphore d’un texte, c’est-à-dire l’autre du même qui devient esthé6
La traduction comme réécriture est le concept fondamental de l’une des plus importantes œuvres de Lefevere, à tel point que l’auteur le considère comme une composante essentielle de la poétique: « Rewritings, mainly translations, deeply affect the interpenetration of literary systems, not just by projecting the image of one writer or work in another literature or by failing to do so (…) but also by introducing new devices into the inventory component of la poetics and paving the way to changes in its functional component. » (Lefevere, 1992: 38). Voir encore, à propos de ce concept: Bassnett et Lefevere, 1995: 10; Bassnett, 1995: 148.
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tiquement un objet indépendant, laisse deviner, selon l’auteur, l’existence parallèle d’une poétique du traduire et d’une poétique de l’écriture: « (…) il y a une poétique du traduire, comme il y a la poétique d’une écriture. Et une traduction peut être la métaphore d’un texte. » (Meschonnic, 1986: 79). Il s’agit d’une poétique du traduire et d’une poétique de l’écriture qui coexistent dans une relation mimétique, figeant l’image de l’« autre » dans une altérité expressive qui justifie la présence conjointe de traductions et de textes qui se développent dans des jeux spéculaires (ou métaphoriques), dans différentes infiltrations de couches de sens (ou d’images). La métaphore exhibe donc non seulement l’épanouissement du sens, voire l’interprétation, la compréhension, mais aussi le passage ou le transfert vers un autre espace, vers une autre sémantique de la parole enregistrée dans une langue différente et distante, inscrite dans l’image de Babel reprise par Steiner et, plus tard, par Derrida (Steiner, 1978; Derrida, 1985). C’est pourquoi, les près de vingt-deux traductions françaises de Los siete libros de la Diana, produites entre la fin du XVIe siècle et la fin de la première moitié du XVIIIe siècle (tout comme les traductions de l’Arcadia de Lope de Vega, de La Constante Amarilis de Cristobal de Figueroa et de La Galatea de Cervantès), pourront être perçues comme des reflets mimétiques ou métaphoriques des originaux. Elles parcourent divers chemins de lecture et font appel à un « je-ici-maintenant » (Meschonnic, 1973: 337) qui joue, contextuellement, tantôt avec des textes qui essayaient vainement de fixer des modèles de composition romanesque (les romans de Belleforest ou de Nicolas de Montreux), tantôt avec des textes qui donnent suite ou qui nourrissent une esthétique pratiquée dans un objet littéraire qui est déjà simultanément image de l’autre (les cas de Pousset de Montauban, de Du Verdier, de Préfontaine ou de Lansire) et de lui-même (les romans d’Urfé, de Gomberville, de Videl, de Du Broquart et de M. de La Haye). Les liens particuliers qui unissent un tel ensemble de textes (et son choix), explicités en fonction de la recherche d’une poétique unificatrice sous-jacente aux divers niveaux de ré-énonciation pratiquée, démontrent que la traduction est un reflet, l’« image en position inverse » 7 et donc un geste mimétique ayant des implications variées. 7
L’expression est de João Barrento, professeur et écrivain portugais ayant consacré plusieurs études à la poétique de la traduction: selon lui, la traduction et le texte litté-
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Tel est le sens du parcours spécifique accompli dans cette recréation de l’écriture pastorale: depuis les expériences où le texte traduit est volontairement « miroir » assumé de l’original et donc pratique de littéralité ou de réécriture-écriture (les premières traductions du roman de Montemayor et la traduction du texte de Figueroa), aux tentatives d’exploiter explicitement l’inverse, c’est-à-dire le différent du même (les traductions intermédiaires de la Diana et la traduction de l’Arcadia), ou finalement de le conduire jusqu’aux limites du métaphorique (les transgressions qui caractérisent les derniers textes ibériques traduits). Le miroir génère ainsi le double du texte premier, un alter-ego qui (sur)vit grâce à la conscience d’une textualité particulière, maîtrisée justement – comme notre corpus le démontrera – dans le cadre d’une dynamique de l’altérité. Si l’on assume l’écriture des textes traduits à analyser comme l’expression des différents modèles de la réécriture du texte fictionnel bucolique dans la littérature française, on arrivera à ce « locus de la différence » (Venuti, 1992: 13) qui fait de la traduction un espace de dédoublement. Un dédoublement réflexif qui atteint, comme on le verra, divers effets critiques perçus sur le plan linguistique – la différence première et immédiate –, mais aussi sur le plan de la création (recréation) littéraire elle-même – la différence seconde et médiate. En effet, la traduction produit un clivage dans le texte et le dédouble simultanément en un texte lu et en un texte réécrit. L’ensemble des traductions à partir duquel les différents modèles de réécriture vont s’établir montrent que la lecture se répand dans différentes lectures possibles d’un même texte original, et qu’elle entraîne une interrogation formelle et épistémologique sur la dualité d’une pratique qui régit la production textuelle. La dialectique présente dans ce jeu d’attitudes de perception du texte littéraire en traduction sera justement évaluée à travers la dynamique conférée à l’analyse des modèles qui postulent les divers niveaux de lecture et d’écriture des « Libros de Pastores » en France – des modes distincts d’infiltration de significations –, à une époque où la poétique des « Belles infidèles » dominait le cadre d’appropriation esthétique des œuvres étrangères. Si l’on décrit de ce fait le dédoublement de l’acte de lecture et d’écriture, du point de vue de la réécriture, on ouvre le chemin au
raire s’insèrent, de façon particulière, dans un processus spéculaire dans lequel les signes sont, à la fois, égaux et différents (Barrento, 1996: 193).
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traitement du texte traduit en termes de « réfraction » 8 . La notion introduite par Lefevere 9 présuppose, vu la sémantique du lexème, l’image du miroir (à nouveau) et aussi l’idée de changement de perception dans le passage ou transfert d’un geste d’écriture vers un autre geste d’écriture, intégré dans un système littéraire, sociologique et culturel différent. Le concept de « réfraction » – alliant l’essence de la littérature traduite à une littérature spéculaire – émane ainsi de la conscience que les textes qui font partie du canon d’une littérature et d’une société données n’existent pas sous une forme unique, mais qu’ils sont entourés d’un ensemble de manifestations textuelles – les « réfractions », dans lesquelles s’inclut la traduction 10 – c’est-à-dire des textes adaptés à une certaine poétique, à une certaine idéologie et à un certain public. De tels filtres ou motivations sont évidemment présents dans le processus de réécriture du texte fictionnel bucolique en France. En effet, si, d’une part, le geste de traduire en français les romans de Jorge de Montemayor (d’Alonso Pérez et de Gil Polo), de Lope de Vega, de Cristobal de Figueroa et de Miguel de Cervantès représente l’inclusion et la légitimation d’une littérature de réfraction dans le cadre de la littérature française, le choix des modèles étrangers à fixer permet, d’autre part, de comprendre les critères de nature esthétique, littéraire, idéologique, culturelle et sociologique sous-jacents à un mode de perception du discours et développés dans des réécritures diverses (et divergentes) qui couvrent presque deux siècles littéraires. En ce sens, la légitimation de la réécriture des textes ibériques présuppose que l’on envisage la « réfraction » comme l’un des moyens d’institutionnalisation de la littérature et comme formule d’expression 8
Susan Bassnett considère, dans la préface de l’édition révisée et datée de 1996 de Translation Studies, le concept de « réfraction » introduit par Lefevere comme l’une des évolutions les plus importantes réalisées récemment dans le cadre des « Translation Studies/Études de Traduction » (Bassnett, 1996: XVII). 9 Dans un article de 1982, l’auteur souligne que: « (…) la littérature réfractée joue un rôle très important dans le développement des systèmes littéraires, et dans la diffusion de l’œuvre de certains auteurs, ou de certains éléments sélectionnés parmi les éléments contenus dans nombre de poétiques. » (Lefevere, 1982: 150). Deux ans plus tard, il réitère cette idée, affirmant que l’étude de la « refracted literature/littérature réfractée » représente une partie intégrale de l’étude de la littérature comme un tout, méritant d’être objet d’analyse (Lefevere, 1984: 98). 10 « Interpretation (criticism), then, and translation are probably the most important forms of refracted literature, in that they are the most influential ones. » (Lefevere, 1984: 90).
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du processus de lecture-écriture auquel les textes sont soumis lorsqu’ils traversent des contextes littéraires différents. Cette différence sera d’autant plus expressive qu’elle implique une reformulation de l’écriture du texte premier et une intromission dans la sphère d’écriture où elle crée son espace. Ainsi, associer le concept de « réfraction » à la spécificité de la littérature traduite ou du texte en traduction nous amène à analyser la façon dont l’altérité projetée dans la réécriture est pensée et écrite. Cela nous engage aussi à considérer la façon dont l’image première (ou l’image de l’autre) est construite et le type de mise en texte qu’une littérature déterminée entraîne par rapport à une œuvre étrangère. Au fond, lorsqu’on essaye de comprendre et d’interpréter la façon dont les romans pastoraux ibériques ont été traduits ou réécrits, on finit par envahir l’orientation poétique que le roman a prise en France de la fin du XVIe siècle jusqu’au XVIIIe siècle. C’est pourquoi la relation hiérarchique qui s’établit entre les deux espaces textuels représente le passage d’un texte, d’une culture vers un(e) autre, transportant des « idiosyncrasies littéraires et culturelles étrangères in medio linguae, par la langue elle-même » (Barrento, 1996: 193) et, remplissant par conséquent cette image du double sous-jacente à l’acte de traduire. La réécriture du texte fictionnel bucolique en France est ainsi située et dans l’espace et dans l’histoire. En ce sens, étudier les phénomènes de la traduction ou de la réécriture dans un contexte donné – ici, celui de la réception du roman pastoral ibérique – passe, forcément, par une question fondamentale centrée sur l’historicité des faits de l’écriture. L’historicité de la traduction (du texte en traduction) met, d’emblée, en évidence les différents clivages que la réécriture opère (clivages motivés par l’écart ou « décentrement » discursif qui s’impose, dès lors, comme trace du dédoublement) lorsque la présence d’un travail de l’écriture se projette dans le mode de représentation (littéraire) du texte et dans la façon dont il est dit et intégré dans la société. Le texte traduit constitue en effet un travail où les relations entre l’écriture et l’histoire sont évaluées sous la formalisation tacite d’un jeu d’identifications, de projections ou de modifications qui fondent une identité: « empiriquement, les traductions-textes font l’écriture et sont faites par elle » (Meschonnic, 1973: 320). Or, cette fonction de réactualisation dont le texte traduit se réclame accentue, dans le cadre d’un paradigme épistémologique, les relations
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entre écriture (ou plutôt, réécriture) et idéologie, traversées par une historicité qui justifie, selon Sorel, l’évolution naturelle que le discours intériorise en théorie et en pratique: « C’est le privilège de la Traduction de pouvoir être réitérée dans tous les Siècles, pour refaire les Livres selon la Mode qui court » (Sorel, 1970: 70). En somme, selon l’auteur de La Bibliothèque Françoise, le travail de reconstruction poétique sous-jacent à la traduction présuppose, de la part de celui qui réécrit, une sensibilité particulière aux archétypes culturels et esthétiques qui peuplent la vision du monde d’une société et d’un public donnés. Une telle sensibilité participe d’une perception de la modernité que l’on peut justement deviner dans la (re)production de textes étrangers évoluant vers le système littéraire d’arrivée et le succès éventuel de réception qu’ils pourront y remporter. Les différentes réécritures françaises de Los siete libros de la Diana et de ses continuations, ainsi que les traductions d’autres romans pastoraux représentant le même paradigme générique (Lope de Vega, Cristobal de Figueroa et Cervantès), ont de ce fait un sens particulier dans le cadre de cette perception de la modernité qui devrait être introduite dans la production romanesque française. Les imitations que le texte de Montemayor a déclenchées dans la langue française – La Diane françoise de Du Verdier ou Les charmes de Felicie tirés de la Diane de Montemayor de Pousset de Montauban, entre autres – sont ainsi des réfractions expressives de cette nouvelle écriture romanesque médiatisée par la réécriture. Les romans pastoraux qui, dans la littérature française de la première moitié du XVIIe siècle, gravitent autour de ces traductions (Urfé, Gomberville, Videl, Du Broquart) prolongent, en tant que reflets spéculaires respectant une formalisation spécifique, la réécriture pratiquée dans des modèles qui suivent « la Mode qui court » (pour reprendre les mots de Sorel). C’est pourquoi, la traduction, tout comme d’autres formes de réécriture, n’est pas innocente; autrement dit, il y a toujours un contexte et un espace historique d’où elle émerge et vers lequel elle est transposée, sa méthodologie s’inscrivant dans l’histoire comparative et culturelle 11 . Ainsi, les divers moments et mouvements de réception du roman pastoral ibérique en France, dont l’accom-plissement a en fait lieu par le biais des traductions, renvoient à différentes « prises de position » (Bourdieu, 11 « Translation has been a major shaping force in the development of world culture, and no study of comparative literature can take place without regard to translation. » (Bassnett et Lefevere, 1995: 12).
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1988: 58) ou choix de réécriture sous-jacents à un processus de légitimation littéraire. Il nous semble donc pertinent, vu le corpus analysé et l’objectif qui consiste à établir des modèles de réécriture, de prendre en compte les idées développées par Walter Benjamin dans son célèbre essai « La tâche du traducteur » (Benjamin, 1971). En effet, la traduction est, pour cet auteur, le passage d’un langage à un autre grâce à un ensemble de changements continuels qui apparaissent dans le sillage de la notion de « révélation » 12 . La signification immanente de l’original peut ainsi se faire écho dans le geste de réécrire un texte à partir de sa structure première, 13 ce qui explique que dans les différentes réécritures du roman de Montemayor en France soient sans cesse révélés, tantôt des sens parfaitement attestés dans l’original, tantôt des sens latents que le traducteur développe selon son idiosyncrasie propre et les différents facteurs traversés par l’historicité qui situe la traduction. Cette historicité explique, non seulement la dispersion de l’écriture que l’on décèle dans les différentes réécritures auxquelles la Diana est soumise en français (de la traduction littérale à l’adaptation ou à l’imitation), au cours d’un siècle et demi de littérature, mais aussi celle que les romans pastoraux de Lope de Vega, de Cervantès et de Cristobal de Figueroa, exhibent, en se situant dans un stade particulier de légitimation du genre, dans un autre contexte littéraire et dans un ensemble d’autres contextes qui se nouent avec lui. C’est pourquoi, l’accent mis par Walter Benjamin sur l’historicité du processus de traduction situe ce geste herméneutique entre la création littéraire et la théorie. S’interroger sur un texte traduit implique donc des méthodologies et des théorisations renvoyant aux pratiques esthétiques, littéraires et culturelles qui font de la traduction un genre dans son ensemble et 12
Selon Benjamin, à l’intérieur de la structure linguistique s’exhibe en permanence le conflit entre ce qui est exprimé ou qui pourra être exprimé, et l’inexprimable. Michel Ballard met l’accent sur cette perspective en s’attardant sur ce concept de « révélation » et sur l’idée subséquente que la traduction parcourt « des continuums de modification » et non des régions abstraites de ressemblance (Ballard, 1992: 253255). 13 « On peut poser en principe que, si une traduction est une forme, certaines œuvres sont par essence traduisibles. Dire qu’elles sont par essence traduisibles, ce n’est pas dire que leur traduction soit essentielle pour elles, mais seulement qu’une certaine signification, immanente à l’original, s’exprime dans le fait qu’elles puissent êtres traduites. » (Benjamin, 1971: 263).
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dans le cadre d’une culture 14 déterminée. Lorsque l’étude de la traduction s’ancre dans le domaine plus vaste de la théorie de la littérature ou de l’histoire littéraire, le texte traduit ne peut alors être analysé uniquement comme une entité autonome, isolée, mais comme faisant partie d’un système global de textes inscrits dans un contexte donné – d’où l’encadrement de l’analyse des romans pastoraux français d’Urfé, Gomberville, Videl, Du Broquart et de La Haye dans l’étude de la réception du roman pastoral ibérique en France. Or, si la construction du sens dans le processus de traduction passe, comme on l’a vu, par une intériorisation des éléments constitutifs du champ littéraire (courants poétiques et idéologiques), et par une mise en valeur de la dimension socioculturelle des études littéraires, elle présuppose également une manipulation au niveau des structures linguistiques, littéraires, idéologiques, culturelles et sociales. Saint Jerôme, dans De optimo genere interpretandi, souligne, à juste titre, que les traductions qu’il a entreprises des Grecs ne suivent pas la littéralité d’une réécriture bornée à la transposition de la parole, mais une réécriture qui transpose les idées et qui travaille de ce fait une herméneutique de la parole 15 . Ainsi, on doit réécrire les textes à partir d’un travail de (re)construction du sens et pas seulement d’un simple repérage des mots (« Non verbum et verbo, sed sensum exprimere de sensu »). Écrire à nouveau ou écrire-le-nouveau sera par conséquent une forme de démontrer le pouvoir exercé par la manipulation de l’écriture dans la manipulation de la littérature, de la culture et de la société 16 . La manipulation devient par conséquent clairement synonyme d’infiltration des sens dans le corpus considéré. En définitive, s’il nous faut élargir la recherche à la totalité des traductions ou réécritu14
Voir le chapitre que G. Toury consacre, en 1995, à la « traduction comme fait de la culture-cible » (Toury, 1995: 28 sq). 15 « Oui, quant à moi, non seulement je le confesse, mais je le professe sans gêne tout haut: quand je traduis les grecs – sauf dans les Saintes Écritures, où l’ordre des mots est aussi un mystère – ce n’est pas un mot par un mot, mais une idée par une idée que j’exprime. » (cit. Ballard, 1992: 46). 16 C’est en ce sens que Lefevere et Bassnett affirment que « translation is, of course, rewriting of an original text. All rewritings, whatever their intention, reflect a certain ideology and a poetics and as such manipulate literature to function in a given society in a given way. Rewriting is manipulation, undertaken in the service of power, and its positive aspect can help in the evolution of a literature and a society. Rewritings can introduce new concepts, new genres, new devices, and the history of translation in the history also of literary innovation, of the shaping power of one culture upon another. » (Lefevere et Bassnett, 1992: XI).
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res des romans pastoraux ibériques vers le français (dans un intervalle temporel qui s’étend de la production du premier à celle du dernier texte traduit), nous devons aussi prendre en compte des textes qui directement ou indirectement prolongent, dans le système littéraire français, le modèle de (ré)écriture imposé (les imitations ou adaptations explicites ou implicites) et encore des textes qui se formalisent à partir de la pratique d’un genre, déjà institué dans les manipulations littéraires auxquelles les textes ibériques ont été soumis lors de leur réception (les romans pastoraux français). Il s’agit, pour la plupart, de textes qui deviennent des projections de projections dans l’écriture pratiquée ou des reflets spéculaires d’une manipulation de l’écriture dans les réécritures (Hermans (ed.), 1985). Ainsi, les manipulations textuelles décelées dans les différentes traductions françaises de Los siete libros de la Diana établissent un rapport métonymique – par la diversité des réécritures d’un même original divulguées au fil d’un siècle et demi –, relativement à d’autres manipulations qui affectent tout le système littéraire et qui par conséquent expliquent le parcours défini de la littéralité à la recréation. En effet, certaines images véhiculées dans les romans pastoraux ibériques traduits vers le français aux XVIIe et XVIIIe siècles s’accentuent (pour peu qu’elles représentent la formalisation du modèle bucolique ou l’institution du texte du roman pastoral) ou se transforment, au niveau micro et macro-textuel. Elles peuvent même disparaître pour donner lieu à de nouvelles images qui révèlent une « différence créative de culture » inscrite dans un plan comparatiste de réception 17 . Par ailleurs, ces images s’incluent dans une poétique qui est celle de la théorie de la valeur et de la signification des textes. C’est dans le cadre de cette épistémologie de l’écriture que se centre l’image d’une transformation, d’un décentrement, visible dans l’essence transculturelle de l’œuvre littéraire, c’est-à-dire dans le passage d’une langue-culture à une autre langue-culture par le biais de la traduction. Ce décentrement est également flagrant dans le statut du texte traduit – perçu comme l’« aventure historique d’un sujet » (Meschonnic, 1973: 307) – qui apparaît dans la double référentialité (historique) qu’il prône par rapport à deux domaines linguistiques et culturels distincts. 17
Voir, à ce propos, le Chapitre V de mon étude sur les deux premières traductions de Los siete libros de la Diana dans laquelle ce problème est abordé, ayant comme arrière plan la praxis de traduction développée par Colin et Pavillon (Anacleto, 1994: 171-229).
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Le décentrement, en tant qu’activité de manipulation textuelle et que caractéristique essentielle de la traduction, débouche encore sur une réflexion épistémologique qui couvre les relations entre pratique empirique et pratique théorique, entre écriture et idéologie. De ce fait, l’ensemble des traductions françaises de Los siete libros de la Diana de Jorge de Montemayor ainsi que les versions françaises de l’Arcadia de Lope de Vega, de La Galatea de Cervantès et de La Constante Amarilis de Cristobal de Figueroa démontreront que la structure idéologique du texte à transposer a été fortement marquée, dans une attitude de manipulation de l’écriture, par certains paradigmes fondamentaux renvoyant, tantôt au style de l’époque et à la culture-cible, tantôt à l’évolution de la sémantique du genre dans la littérature française. Une telle re-mise en forme (ou réécriture) de la structure idéologique prouve que le décentrement s’avère être également une marque fondamentale de la spécificité de la réception du roman pastoral ibérique en France, une forme paradigmatique de situer la théorie à travers l’histoire. La question du sens étant ainsi, selon Derrida lecteur de Benjamin, une question de « restitution du sens » (Derrida, 1985: 220), la tâche (ou « Aufgabe », chez Benjamin) du traducteur consistera à donner à lire un texte, par une espèce de transfert entre deux textes qui sont, en réalité, deux créations (et non une création et une copie). Par conséquent, ce qui existe, au niveau du sens, dans le cadre du texte qui est donné, ce sont différentes chaînes de signification (ou d’infiltrations d’images) qui émergent, dans une relation de symbiose de l’original et des traductions, et qui se superposent afin d’atteindre à une uniformité abstraite qui se matérialise dans le « nouvel » original. Le concept benjaminien d’Überleben est adopté par Derrida en termes de « survie » du langage pour expliquer que la traduction peut non seulement modifier mais aussi dépasser l’original 18 . En conséquence, l’écriture ne s’accomplit jamais dans un langage mais dans de multiples langages qui en amplifient le sens. En somme, les différentes traductions françaises du roman de Montemayor, par la 18
Lawrence Venuti souligne la pertinence de cette notion d’une « afterlife » sousjacente à la traduction (Venuti (ed.), 1992: 7), suggérée par les penseurs poststructuralistes comme Derrida et Paul de Man, lesquels, à l’instar de Benjamin, remettent en question le concept d’originalité et la perspective qui envisage le texte littéraire comme l’expression cohérente d’une forme de sens forgée par l’auteur –celui-ci étant destiné à vivre une « survie » dans une forme dérivative comme la traduction.
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diversité des réécritures manifestées, élargissent l’ensemble du sens de l’original (déjà potentiellement inscrit dans le texte), tout en le disséminant dans d’autres formes d’écriture (les adaptations ou les romans pastoraux français eux-mêmes), dans un spectre de réécritures qui résultent des différentes métamorphoses du modèle original, désormais partiellement effacé et (re)créé dans un autre (ou dans l’autre). Par ailleurs, les multiples réécritures du roman pastoral ibérique en France ressemblent à des prolongements successifs de l’original et des traductions, dont la construction n’est jamais la dernière – comme on l’affirme parfois dans les péritextes. Il se dessine ainsi une spirale d’« originaux » français qui trouvent leur écho formel dans les imitations ou les adaptations de la Diana ou dans les romans d’Urfé, de Gomberville, de Videl, de Du Broquart, comme si la traduction des textes ibériques symbolisait le travail continu de la langue que le littéraire implique et qu’il exhibe explicitement dans la littérature en traduction. La traduction met de ce fait en valeur les relations intralinguistiques avec l’original, c’est-à-dire les relations où le langage se libère totalement de l’illusion du sens, dans une disjonction permanente (ou une dissémination) qui aboutit à la multiplication du sens 19 . La création littéraire s’inscrit par conséquent dans une sorte de grand intertexte continu, ce qui nous amène à une révision du statut des différentes traductions françaises des romans pastoraux ibériques par rapport, et aux prolongements de l’écriture qui sont suggérés dans les textes de Du Verdier et de Pousset de Montauban, et aux mutations de l’écriture romanesque accentuées dans les romans d’Urfé, de Gomberville et de Du Broquart, entre autres. Ainsi, la textualité qui s’impose par la médiation de l’auctoritas du traducteur, s’avèrera être une marque définitive des textes produits dans la même ligne discursive et mettra l’accent sur les relations nécessaires existant entre langue et discours. En effet, traduire un texte, c’est « traduire un texte dans sa langue qui est texte par sa langue, la langue étant elle-même par le texte. » (Meschonnic, 1973: 312). Envisager, dans cette perspective, la réflexion parallèle sur l’ensemble des traductions françaises du roman pastoral ibérique (analysées forcément dans une double perspective, par rapport à l’original et en tant qu’ « originaux »), leurs imitations et les romans français pastoraux, cela revient à considérer les premiers tex19
Voir le travail de Paul De Man lu par Brian Fitch (Fitch, 1994: 160-161).
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tes dans le cadre de leur autonomie esthétique et du « travail dans la langue » qu’ils développent. La réécriture travaille de ce fait la langue comme une épistémologie, comme un acte de connaissance, lequel part implicitement du pouvoir sur l’écriture exercée par celui qui réécrit et par sa perception de la littérarité, associée à une théorie de la spécificité du discours (transculturelle et, bien évidemment, transsubjective). La (ré)invention du texte centralise, en somme, la question essentielle de la relation du pouvoir et de la manipulation qui se noue dans le cadre de l’acte textuel et, plus particulièrement, dans le cadre des phénomènes de réécriture. C’est pourquoi, l’analyse du processus de réécriture du texte fictionnel bucolique en France présuppose aussi la confrontation des différentes lectures que les réécritures représentent à partir d’une réception particulière des textes, dans un espace temporel déterminé et dans une société de lecteurs spécifique. Réécrire, cela signifie aussi maîtriser le texte littéraire selon un canon de lecture prévu dans la tessiture de l’écriture. La traduction reste, en l’occurrence, un processus de médiation dans le cadre littéraire et, en particulier, dans celui de la réception. Il nous semble, dès lors, essentiel d’intégrer l’étude des textes traduits dans une dynamique de l’activité de lecture (Chevrel, 1989 a: 68); ou alors de situer la traduction, en tant qu’activité téléologique, dans le cadre du système récepteur et de ses impositions (Toury, 1982: 25). De fait, on se trouve déjà – et à nouveau – dans le domaine de l’« épaisseur du miroir » (Foucault), voire de l’épaisseur de l’écriture et de la lecture de l’écriture.
TROISIEME SCHEMA: REDESCRIPTIONS DU MONDE
Analyser la façon dont se développe et se perpétue en France la réécriture du roman pastoral ibérique pourra nous mener à concevoir, d’une manière plus restreinte, les lectures plurielles implicites aux différentes réécritures d’un même texte ou de textes différents dans des contextes d’écriture chronologiquement coïncidents ou divergents. Cela peut aussi nous conduire à reconsidérer leurs implications dans les constructions d’écriture et de lecture sur lesquelles repose la production des romans pastoraux français et la conception rhétorique et romanesque qu’ils exhibent dans leur propre littérature. Autrement dit, les romans d’Honoré d’Urfé, de Gomberville, de Videl, de Du Bro-
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quart et de M. de La Haye pourront être envisagés comme des reflets paradigmatiques de la réécriture des textes bucoliques ibériques dans la littérature française. Ces reflets scripturaux deviennent aussi des reflets de lecture, puisant, dans une pratique d’écriture imposée en tant qu’auctoritas, des variantes contextuelles sous-jacentes à des facteurs d’identification et de projection textuelles. Dans le sillage de la réflexion de C.Volkmar sur l’« alchimie de l’autorité » dans l’interprétation et dans l’évaluation d’un texte littéraire (Volkmar, 1995), on peut affirmer que le processus de construction de l’écriture sous-jacente aux romans pastoraux français produits par ces auteurs devra être évalué dans un espace de réception favorisé non seulement par les spécificités de chacun des textes, mais aussi par le contexte de réécriture (celui des traductions des romans ibériques) qui, plus ou moins explicitement, a caractérisé leur production et mis en évidence les marques de l’écriture qui le fixent dans un espace imaginaire de lecture 20 . La lecture devient ainsi une expérience qui se manifeste tant sur le plan de l’écriture que sur le plan de la réécriture et se plie à un ensemble de variables associées à la théorie de la littérature, en établissant un jeu qui, d’après Michel Charles, renvoie à la « précarité » (Charles, 1977: 9) qui marque le texte littéraire. Il s’agit donc de prendre en ligne de compte les possibilités de lecture qu’un texte expose et hypothétiquement impose, non dans une perspective aléatoire, mais afin de faire ressortir les jeux de sens que le texte suscite et que la lecture pourra mettre en œuvre. Or, cette précarité qui caractérise l’écriture littéraire et qui, d’une certaine façon, définit son univers ou son champ de réception s’inscrit, de surcroît, selon l’auteur, dans une rhétorique de la lecture qui pourra désigner une théorie de l’efficacité du discours où diverses forces s’exercent et jouent entre elles. Les textes qui feront partie des réflexions à mener sur la réécriture du texte fictionnel bucolique en France constituent des exemples pertinents de ce jeu d’interprétations et de lectures axé sur un ensemble rhétorique qui se fait l’écho des différentes perceptions de l’écriture et de la lecture à travers la réécriture. Ainsi, après avoir analysé des modèles de métalecture, c’est-à-dire de lecture de la lecture (le corpus composé par les 20
La dimension fictionnelle du texte littéraire mène, selon C. Volkmar, à la construction d’un espace imaginaire (de lectures) où se nouent – il cite à ce propos Barthes – « un ensemble de traces en déplacement », filtrées par l’« alchimie de l’autorité » (Volkmar, 1995: 68).
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textes traduits), on s’intéressera plus particulièrement à des modèles de lecture directe (les textes français produits explicitement à partir des romans ibériques traduits) et de lecture indirecte (les romans pastoraux français qui, en dépit de l’autonomie esthétique qui les caractérise, montrent implicitement qu’ils sont des éléments de réception importants). Dans cette perspective, la lecture devient une forme privilégiée de jeu avec les textes – et avec laquelle les textes et les métatextes jouent –, suivant des règles particulières (très souvent définies dans les péritextes) qui peuvent être dictées par l’époque elle-même (Trousson, 1985: 544), par le genre, par les contextes sociologiques, anthropologiques et mythologiques qui leur sont sous-jacents (Chevrel, 1989: 212:213) et par le modèle de réécriture adopté. La réécriture exhibe alors une dialectique de simultanéité et en même temps d’altérité, établissant ainsi un jeu entre l’auteur et le lecteur, jeu qui fera de ce dernier l’acteur de la réécriture (Cogez, 1984: d1), le complice de la construction (ou de la reconstruction) d’une textualité qui prône, dans le cas présent, l’élaboration de la fiction (pastorale) romanesque. Le paradigme épistémologique sera donc étendu à un horizon d’analyse qui se déplace de la simple interprétation de textes isolés vers un horizon plus vaste de lectures et de métalectures qui, sous l’égide de contextes de nature variée, contribuera à dessiner une perspective plus large de la représentation du littéraire. D’où la fonction que vont exercer, sur le plan de la réception, les romans pastoraux français produits dans les années vingt et trente du XVIIe siècle. Leur fonction ne se réduira donc pas à une simple spécularité par rapport aux traductions des textes ibériques, mais ils seront porteurs d’une signification littéraire qui conduira à une meilleure compréhension du mode par lequel la réception de la littérature étrangère se croise avec la perception collective d’une lecture de la littérature nationale. Ces textes vont ainsi assumer, selon Umberto Eco, une « fonction de construction » 21 développée à partir de l’acte de lecture, perçu comme condition sine qua non de l’action du texte en tant que tel. Ils vont, par ailleurs, remettre en question les différentes « redes21
Selon U. Eco, les orientations introduites dans les études littéraires par l’esthétique de la réception, par l’herméneutique, par le « reader oriented criticism » et par la déconstruction ont détourné l’objet de recherche des évènements empiriques de la lecture (objet d’une sociologie de la réception) vers l’analyse de la « fonction de construction » du texte littéraire (Eco, s/d: 21).
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criptions du monde » qui leur sont sous-jacentes, c’est-à-dire le sens que les œuvres peuvent assumer en fonction de la situation dans laquelle elles ont été conçues, rendues publiques et lues (Molinié et Viala, 1993: 142). On comprend ainsi que, soit les différentes réécritures pratiquées dans la transposition vers la littérature française des romans pastoraux de Montemayor, de Lope de Vega, de Cristobal de Figueroa et de Cervantès (premier niveau de réception ou d’infiltration), soit les romans de Du Verdier, de Préfontaine, de Lansire et la pastorale dramatique de Pousset de Montauban, en tant que (re)formulations du parcours générique des textes ibériques dans la littérature française (deuxième niveau de réception ou d’infiltration), soit les romans pastoraux français d’Urfé, de Gomberville, de Videl, de Du Broquart et de M. de La Haye, postulant une esthétique romanesque propre (troisième niveau de réception ou d’infiltration), clarifient, dans l’ensemble, la position prise par la lecture dans l’épistémologie du texte littéraire, dans la construction de sa signification esthétique. Ces trois niveaux de réception ou d’infiltration, construits au coeur même de la totalité du corpus qui représente les diverses réécritures du roman pastoral ibérique en France, sont des indicateurs plus ou moins évidents d’une structure textuelle qui contient en elle-même « sa destinée interprétative » (Eco, 1983: 57). En ce sens, la représentation du texte littéraire s’associe à des mécanismes de lecture qui accentuent la nature de la communication établie – à travers des intermédiaires formels tels que la traduction ou des mécanismes intertextuels très complexes – et son insertion dans des modèles esthétiques, historiques et sociologiques fonctionnant comme des espaces théoriques du comparatisme. Dans ce contexte, le problème de l’identité conservée, modifiée ou perdue d’un texte ainsi que l’histoire de son interprétation (Jauss, 1988: 23-24; 1990: 53) deviennent inévitables pour l’étude de la réécriture du roman pastoral ibérique en France, notamment, en ce qui concerne l’exhibition des différentes lectures-écritures du texte bucolique marquées par une perspective historique et par l’Histoire. Par conséquent, la traduction de Los siete libros de la Diana faite par Nicolas Colin (1578) obéit forcément à des critères herméneutiques différents de ceux qui, en 1699 ou en 1733, ont amené Mme Gillot de Saintonge à introduire le conte merveilleux dans un roman qui semble vouloir dépasser le code pastoral pour lui donner une autre interpréta-
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tion. Ou alors, la version de 1578 s’éloigne du choix de réécriture assumé par Le Vayer de Marsilly, dans Le Roman Espagnol (1735), qui lit, avec une certaine fidélité, mais avec l’écart critique de celui qui souhaite reproduire un roman, le texte de Montemayor, à une époque où le genre romanesque voulait s’affirmer, en France, dans une position esthétique et formelle autonome. Le sens de la temporalité se trouve ainsi inscrit dans l’écriture littéraire et, avec plus d’acuité, dans les nuances du processus de transposition – comme le prouveront les différents modèles de réécriture du texte fictionnel bucolique lorsqu’ils exhibent, d’une certaine façon, un jeu temporel justifiant, en partie, les clivages de l’écriture et des divergences de lecture existantes. En parcourant les différents modèles de réécriture et leur mode d’existence dans le temps littéraire, il est peut-être licite de recourir à la pensée de Bessière sur la notion de continuité du littéraire dans les théories de la réception et de la littérature, et d’affirmer que l’œuvre est, dans le jeu d’identités (ou de lectures) qu’elle déploie, un passé présent 22 qui prône son autonomie esthétique. Autrement dit, toujours en prenant en compte l’ensemble des modèles de réécriture qui ont été établis à partir d’un travail de reconstruction de l’écriture et de la lecture réalisé pour les différentes versions françaises des romans de Montemayor, de Lope de Vega, de Cristobal de Figueroa et de Cervantès, il est légitime de penser que l’auto-transformation de la littérature est associée à l’autotransformation de l’Histoire. C’est pourquoi, en donnant lieu à des modèles de réécriture, dont la différence passe inévitablement par l’inscription de(s) texte(s) dans l’histoire, les différentes traductions françaises du roman pastoral ibérique analysées démontreront que l’histoire se pense par rapport à la fiction du littéraire et que « (…) la fiction de la continuité du littéraire permet de lire la continuité des temps dans le temps. » (Bessière, 1993: 30). La dialectique écriture-réécriture, implicite au processus qui sera décrit, conduit donc à la théorisation d’un ensemble d’étapes (dé)marquées historiquement et esthétiquement, à l’attitude (réceptive) de mise en valeur des modèles de théorisation littéraire et de 22 Voir, à ce propos, la synthèse faite par l’auteur en ce qui concerne la perception temporelle du littéraire: « Le jeu du même et de l’autre n’est pas un jeu sur l’identité de l’œuvre mais un jeu sur le temps. L’œuvre est un passé présent. (…) Le glissement temporel fonde l’autonomie même du signe, de l’œuvre littéraire. » (Bessière, 1993: 22-23).
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réception, notamment dans les dernières traductions de Los siete libros de la Diana ou dans la version/imitation de La Galatea de Cervantès élaborée par Florian (où l’éloignement ou le rapprochement de la réécriture par rapport à l’original laisse entrevoir une transposition du romanesque pastoral dictée explicitement par des pratiques de réception ou de lecture déterminées par des critères de nature esthétique, historique et, à la limite, sociologique). Par conséquent, l’analyse des phénomènes d’écriture et de réécriture du texte fictionnel bucolique et l’étude de la réception du roman pastoral ibérique en France, devraient (re)mettre en question, et une re-formulation de l’histoire littéraire française ou de l’histoire du roman en France au cours de la période mentionnée, et la façon dont le texte littéraire fonctionne dans ses multiples implications structurales et idéologiques, supposant l’approche de facteurs de représentation du littéraire tels que les structures thématiques, culturelles et stylistiques, le genre, le style de l’époque, la sociologie de l’écriture, bref, la légitimation de l’écriture romanesque. Par le biais de l’analyse de textes anciens qui reflètent la forme dont l’écriture de l’écriture peut aider à comprendre l’essence de l’écriture même, on parviendra, peut-être, à une ré-évaluation post-moderne de la nature du langage 23 , et à une perception du littéraire en tant que forme de problématisation du monde en quête de la parole qui se laisse peu à peu dé-couvrir.
23 « (…) the epistemological assumptions of Translation Studies depend on viewing texts as dynamic and productive rather than static and fixed, and thus contribute to the ongoing post-modern re-valuation of the nature of language. » (Gentzler, 1993: 78).
Chapitre II Images avant le texte: dire et montrer la réécriture en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles e
IMITATION D’IMAGES ET CITATION DU TEXTE (XVI SIECLE)
Dans le cadre d’une réflexion sur la citation et la mémoire du texte littéraire pendant le siècle classique, Bernard Beugnot cite les Essais (III) de Michel de Montaigne pour faire ressortir l’effet du sens de la répétition. L’allusion à la pensée de Montaigne, partant de la constatation que « les paroles redites ont autre son, autre sens » (Beugnot, 1994: 281), accentue une réflexion a latere sur des gestes de réécriture et sur la modernité de l’écriture du moi (et d’un moi qui est aussi l’autre), dans le contexte particulier de la production littéraire de la deuxième moitié du XVIe siècle. En assimilant l’idée que l’art de traduire est un art d’écrire complet dont l’auteur et le traducteur sont, tous deux, écrivains, Montaigne exprime, selon Antoine Compagnon, l’idée que l’écriture est toujours un jeu entre le même et l’autre 1 . À croire qu’en France le littéraire a été marqué, au cours du XVIe siècle, par un régime intertextuel (le même et l’autre) qui, partant de l’idée d’innovation ou de changement, s’est caractérisé par des croisements textuels à caractère divers, on justifie facilement le rôle joué, dans cette vaste mosaïque de citations, par les textes traduits – citations doublement significatives et signifiantes. Le XVIe siècle est ainsi une époque privilégiée qui voit émerger de nouvelles valeurs esthétiques et qui s’approprie les signes culturels venus d’une Antiquité classique instituée comme paradigme et assimilée dans la rénovation. Selon Foucault, dans l’Histoire de la folie à l’âge classique, la Renaissance est une période historique exceptionnelle où « une culture cesse de penser comme elle l’avait fait jusque-là 1 « Ce que l’écriture des Essais doit à la traduction, n’est-ce pas une métaphore de ce jeu ambigu, jamais suspendu, entre le même et l’autre, entre rivalité et réincarnation, émulation et incorporation? » (Compagnon, 1984: 43).
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et se met à penser autre chose et autrement » (Foucault, 1961: 64). Penser autre chose et autrement, cela signifie admettre que des phénomènes de dispersion épistémologique entourent la construction des bases d’une pensée solide et novatrice, mise au service d’un humanisme qui, pour s’écrire, réécrit, avant tout, les modèles qui l’inspirent. Dans ce contexte, les phénomènes de réécriture se projettent dans une culture de la spécularité qui assume, explicitement, sa filiation à un architexte antérieur, situé au seuil des grands mouvements qui dictent la rénovation (et qui expliquent la fonction exercée par la traduction, c’est-à-dire le passage d’un moment d’écriture à un autre 2 ). C’est donc à la Renaissance que se pose, pour la première fois, la question du statut de la traduction et de la place qu’elle occupe dans le système littéraire (Chevrel, 1989 a: 59). Comme les traductions de Los siete libros de la Diana, publiées à la fin du XVIe siècle (1578, 1579, 1582, 1587, 1592) et au début du siècle suivant (1603, 1611, 1613), forment un tout homogène en termes de poétique explicite et implicite de la réécriture pratiquée, elles montrent que les traducteurs sont, déjà, pleinement conscients de l’acte de réécriture, des répercussions et des justifications de son status dans le cadre de la littérature française de cette époque. En effet, des phénomènes tels que la disparition progressive de l’anonymat du traducteur et par conséquent l’importance que la figure emblématique du scripteur assume (Cornilliat et MathieuCastellani, 1984: 6-7) – un mélange de traducteur, critique, philologue et auteur – nous permettent de comprendre que l’usage intertextuel ne témoigne pas seulement, comme au début, d’un besoin de restituer le modèle, mais qu’il est aussi une voie exploitation de nouvelles formes littéraires (par la mise en œuvre de la réécriture et du travail que cela représente), pouvant déboucher, en ce qui concerne les premières traductions de la Diana, sur une remise en question de la littérature ellemême et des formules romanesques. Le cadre de modernité qui entoure les gestes de réécriture et qui détermine le statut du sujet de l’écriture au XVIe siècle en France 3 présuppose aussi la prise de conscience de l’importance de l’altérité que l’on retrouve dans l’intérêt pour les littératures étrangères – mirages d’autres cultures et d’autres
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Voir: Chavy, 1981; Chevrel, 1989 a; Kushner et Chavy, 1981; Van Hoof, 1991. Voir: Chavy, 1981; Guillerm, 1988; Larwill, 1934; Nemer, 1977.
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modèles (jouissant du statut de « pré-texte ») qui comblent le désir de rénovation, si caractéristique de cette époque. A l’instar des textes italiens 4 qui mettent l’accent sur des croisements intertextuels profonds qui ont, de toute évidence, marqué le parcours de l’écriture narrative française aux XVIe et XVIIe siècles, apparaissent, dès le début de cette période, des versions réalisées en langue française de textes espagnols qui permettent, non seulement de mettre à jour de nouveaux et différents modèles de perception de la fiction dans l’histoire du romanesque en France, mais aussi d’expliquer, de manière logique, les nombreuses traductions de Los siete libros de la Diana et de ses continuations, publiées à partir de 1578, dans un contexte de réception qui admettait, depuis le début, l’espace de la fiction pastorale comme mode de renouvellement formel. Ainsi, si la traduction des différents livres des Amadis élaborée par Herberay des Essarts, entre 1540 et 1548, a révélé un geste conscient d’introduction d’un « best-seller » espagnol dans un nouveau système littéraire qui l’a assimilé par la réécriture, dans un processus évident de spécularité esthétique (l’autre de soi-même), d’autres traductions avaient, déjà, été publiées 5 , dans le sillage de ce parcours dont l’Amadis et la Diana sont les deux grands piliers. En effet, le régime intertextuel très dense qui marque le littéraire au XVIe siècle en France trouve dans la traduction un espace où il peut, selon Guillerm, « se regarder jouer » (Guillerm, 1988: 5). Ce caractère spéculaire que les théoriciens, comme on l’a vu, attribuent au texte traduit (ou plutôt, au texte en traduction) et la capacité d’en faire ressortir des altérités textuelles se trouvent, sans doute, à l’origine de la relation particulière que, dans la poétique de la Renaissance, la traduc4 Traductions de Pétrarque (Marot et Peletier, Sonnets, 1547), Castiglione et Le Tasse (Jacques Colin, Courtisan, 1537; La Jérusalem régnante, 1600); Boccace (Antoine le Maçon, Décaméron, 1540); Sannazar (Jean Martin, Arcadie, 1540); Guarini (Brisset, Le Berger Fidèle, 1593); Bandello (Belleforest, Histoires Tragiques, 1559); Arioste (Chappuys, Roland Furieux, 1576); Bembo et Francesco Colonna (Songe de Poliphile, 1541). 5 Traduction de la Célestine de Rojas en 1527 (retraduite ensuite par Jacques de Lavardin en 1578); traduction de L’horloge des Princes (Guevara) par René Bertaut, en 1513 et de Du mespris de la cour par Antoine Alaigre, en 1542; traduction de L’Hexaméron de Torquemada en 1579, par Gabriel Chappuys, traducteur aussi, entre 1577 et 1583, de Primaléon de Grèce et d’une version conjointe de la Diane de Jorge de Montemayor (1587) avec Nicolas Colin – l’auteur de la première traduction du texte qui date de 1578.
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tion et l’imitation entretiennent l’une par rapport à l’autre. En fait, toutes deux sont mises en question à l’unisson ou même, examinées en tant qu’activités formellement fermées et complémentaires, et elles sont parfois envisagées comme des opérations différentes et divergentes, la traduction pouvant ainsi être perçue comme une forme particulière et restreinte d’imitation 6 . En effet, la théorie de la traduction au XVIe siècle a été sensible à un passage presque indélébile du processus d’imitation vers les processus de traduction, d’interprétation, de commentaire et de paraphrase. Pendant la Renaissance, la marque de la différence établit ainsi l’intervalle esthétique entre la traduction et l’imitation pure. L’individualité de l’écriture du traducteur (visible dans la réécriture) était, en l’occurrence, une façon particulière de légitimer le texte en tant que produit de choix multiples et de diverses perceptions de l’objet esthétique. Dans le cadre de cette poétique fondée sur la reproduction, la traduction s’insère dans un jeu épistémologique où la référence du texte est un autre texte et elle peut, ce faisant, être envisagée comme un moyen d’apprentissage et de perception des structures littéraires spécifiques. Ces structures, travaillées d’une façon ou d’une autre, selon la stratégie du traducteur, se développeront dans d’autres textes relevant du même registre spéculaire. Ainsi, les romans pastoraux français produits au cours des années vingt et trente du XVIIe siècle pourront être, en partie, conçus comme des modes particuliers de réactualisation de certains traits esthétiques, littéraires et génériques, travaillés, avec une certaine acuité, dans les traductions de la Diana publiées à la fin du siècle précédent et au début du XVIIe siècle. La traduction est donc perçue, dans la plupart des arts poétiques du XVIe siècle qui lui ont consacré quelques réflexions importantes, comme un objet d’intervention herméneutique extrêmement pertinent. Les traducteurs eux-mêmes ont implicitement conscience de leur rôle de philologues et d’interprètes dans le travail à développer, lorsqu’ils recherchent la parole efficace dans la langue française, c’est-à-dire la parole qui 6
Voir, à ce propos, la relation version/imitation établie par Thomas Sébillet dans son Art poétique françoys: « Mais puis que la version n’est rien qu’une imitation, t’y puy ie [Lecteur] mieux introduire qu’avec imitation? Imite donc Marot en sa Metamorphose, en son Musée, en ses Psalmes: Salel, en son Iliade: Heroet, en son Androgyne: Des Masures, en son Eneide: Peletier en son Odysée et Georgique. Imite tant de divins espritz, qui suyvans la trace d’autruy, font le chemin plus doux à suyvre, et sont eux mesmes suyvis. » (Sébillet, 1972: 74).
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obéit, simultanément, à une exigence transhistorique dans la reconstruction du texte initial et à une exigence historique qui élève celui qui traduit au même rang que l’auteur et que son auctoritas en tant que producteur-interprète du sens 7 . Ainsi, Jacques Amyot, le traducteur français qui a, peut-être, le plus profondément influencé la praxis de la traduction au XVIe siècle, a remarquablement assimilé cette topique. À ce titre, on peut sans doute le considérer comme le paradigme d’une poétique de réécriture qui se centralise sur la littérarité du métatexte et sur son expressivité potentielle, lorsqu’il est transposé vers une autre langue 8 . Grâce à la traduction de La Vie des hommes illustres de Plutarque (1559), Amyot a confirmé que celui qui réécrit a le pouvoir de légitimer, avec l’autorité d’une écriture qu’il réclame pour lui-même, le discours d’autrui, de façon originale et sans pour autant le pervertir, dans un nouveau système qui l’accueille (Ballard, 1992: 125). Il a également défini, dans l’épître qui précède le texte 9 , certains des objectifs qu’il prétend atteindre avec sa traduction, notamment celui d’« enrichir nostre lãgue Françoise, selõ la foible portee de mõ peu de sens et de litterature. » (Amyot, 1567). Par ailleurs, dans ses versions françaises des romans grecs Théagène et Chariclée d’Héliodore (1547) et Daphnis et Chloé de Longus, l’Abbé d’Auxerre envisage, clairement, la traduction comme un texte équivalent (et non comme une copie). En effet, il s’approprie à tel point le discours, comme s’il en était l’auteur premier, que l’on pourrait croire que ces traductions sont ses œuvres. Cette fidélité à une pratique de réécriture caractéristique du XVIe siècle est également assumée par Herberay des Essarts qui, en 1540, fait lire au public français l’Amadis. D’ailleurs, Luce Guillerm laisse 7
Conclusion à laquelle parvient Dominique de Courcelles lorsqu’il évoque la traduction réalisée par le philologue Claude Gruget, en 1552, d’un texte espagnol de Pedro Mexía – Diverses leçons de Pierre Messie: « (…) la traduction se rapproche de l’herméneutique dans la mesure où elle oblige à interpréter et à clarifier l’origine à l’aide d’une langue autre. Ce faisant elle ouvre la voie à la codification d’un « bon goût » dont les règles sont étroites. » (Courcelles, 1998: 123-124). 8 Sur l’importance assumée par Jacques Amyot dans le domaine de la traduction française du XVIe siècle, on doit prendre en compte, entre autres, les travaux suivants: Ballard, 1992; Bellanger, 1903; Blignières, 1851; Cary, 1963; Mounin, 1994; Van Hoof, 1991. 9 « Au tres puissant et / tres chrestien Roy de / France Henri deuxième de ce nom, / Iacques Amyot Abbé de Bellozane / son treshumble et tresobeïssant serviteur » (Amyot, 1567).
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clairement entendre que la version de Des Essarts est déjà une « Belle infidèle » (Guillerm, 1988: 32) qui annonce l’ouverture esthétique et discursive qui caractérisera cette pratique au XVIIe siècle. Il s’agit en effet d’un travail particulier de l’écriture qui, en considérant le modèle comme un pré-texte, le transforme au cours du processus conscient de réécriture par le biais d’additions, de digressions, d’amplifications rhétoriques ou de développements descriptifs, afin de parvenir à une affinité esthétique qui sera si proche du public que le texte devient rapidement un « best-seller » (tout comme, plus tard, la Diana de Montemayor). Or, c’est justement une recherche de la convenance qui justifie les clivages dont la traduction de Des Essarts fait preuve par rapport au texte de Montalvo, considérés par Guillerm comme des signes de rupture sur lesquels repose la perception de la figure du traducteur en tant que sujet de l’écriture ou sujet dédoublé 10 . Mais, si les traductions françaises de Plutarque, d’Héliodore, de Longus et de Montalvo, dans leur spécificité et dans leur éloignement implicitement assumé par rapport au discours antérieur, reflètent, d’une part, la liberté créative dont se réclame la figure du traducteur, à une époque où l’on débat les questions théoriques sur la traduction, elles sont aussi, d’autre part, des signes d’un sentiment de servilisme et des limites de l’auteur – un autre topos de la traduction au XVIe siècle. En somme, face à l’écriture première, le traducteur se trouve dans une position de « servitude » – lexème fondamental constamment réitéré dans les péritextes –, l’invention se heurtant, nettement, à la traduction, l’intention au « mot à mot », la parole à la sentence, dans un jeu complexe d’identités où s’affrontent deux sujets d’écriture (le nom/auteur de l’écriture et le nom/auteur de la réécriture). La fonction (ou tendance) de révéler la tradition, sous-jacente à la traduction des textes anciens et justifiant, au départ, le choix de la littéralité dans la réécriture, montrera, dans la mesure où elle dévoile une relation nécessaire d’un texte par rapport à d’autre(s) texte(s), que la traduction peut aussi s’assumer comme un acte de recréation par excellence, dans une culture où l’imitation (ou la tradition) est une
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« Repérer donc ce que, dans les tendances qui marquent sa version, le traducteur doit déjà à certains traits d’écriture de son modèle, qu’il amplifie, prolonge, rétablit quand il les trouve absents, qu’il gauchit aussi à sa façon, c’est tenter de contribuer à l’histoire de cette continuité dynamique, seule condition pour qu’apparaissent, sans illusion d’optique, certaines ruptures. » (Guillerm, 1988: 131).
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valeur pertinente 11 . Or, cette quête d’une identité située dans le présent de l’écriture et la mise en valeur de l’acte de recréation (ou d’invention) que l’on retrouve dans les manipulations textuelles très souvent mises en œuvre et, explicitement, assumées auprès des lecteurs – comme on le verra dans l’analyse de la réécriture de la fiction pastorale ibérique dans la littérature française – sous-tend la « défense et illustration de la langue française », recherchée, elle aussi, dans une altérité linguistique exhibée intégralement dans la transposition des écritures. La dignité et le plaisir de la langue deviendront ainsi au XVIe siècle des éléments fondamentaux du discours sur la traduction. La remarque d’Etienne Pasquier, dans Recherches de la France (Tome VII), sur la traduction des livres des Amadis réalisée par Herberay des Essarts, souligne, justement, cette tendance à vouloir créer un langage plus expressif et plus riche du point de vue lexical, par le biais de divers exercices linguistiques, permis dans et par la réécriture et expressément cultivés par le traducteur. Cette idéalisation, associée à un enrichissement linguistique véhiculé par la traduction, explique les multiples versions françaises qu’un même texte peut susciter –notamment, les nombreuses traductions françaises de Los siete libros de la Diana publiées à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. En effet, ces versions illustrent un désir d’accéder à une reproduction idéale du sens de l’écriture originale en jouant avec les multiples potentialités expressives de la langue-cible. De même que l’on cherche, à travers la traduction, à atteindre à une connaissance plus profonde et plus individualisée de la langue française, on vise aussi, implicitement, à saisir une fonction littéraire de la traduction, très souvent liée à l’envie de divulguer des genres inconnus du nouveau public. On comprend donc aisément que le fait de publier une traduction (ou le choix de réécrire un texte) suppose l’élargissement de son champ hypothétique de lectures et par conséquent la divulgation d’une forme littéraire auprès d’un plus grand nombre de lecteurs qui peut y reconnaître, soit une formulation poétique canonisée, soit une nouvelle forme scripturale. Le texte traduit peut ainsi jouer un rôle fondamental dans la création d’un réservoir 11
Voir l’avis formulé par Gisèle Mathieu-Castellani sur cette notion de « tradition ». Selon l’auteur, la poétique moderne fait ressortir la nature d’une relation de transformation, voire de transgression, visible dans les textes traduits (Mathieu-Castellani, 1977: 11).
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d’images littéraires, dans l’élaboration d’un nouveau langage poétique et par conséquent dans la transformation de l’écriture narrative ellemême. Par ailleurs, on peut aussi facilement comprendre que la fonction littéraire exercée par la traduction au XVIe siècle se croise, dans un jeu d’identités et de fixation de modèles, avec une fonction esthétique associée à la formation du goût littéraire. Les manipulations textuelles auxquelles est soumise l’écriture du texte premier sont en fait, comme on le verra par la suite, très souvent déterminées par des facteurs extratextuels de nature esthétique, liés à la formation d’archétypes du goût – le « bon goût ». De ce fait, la réécriture du texte fictionnel bucolique en France a conduit, dès la fin du XVIe siècle, à une remise en question esthétique de la littérature d’arrivée et, surtout, des structures romanesques qui, depuis le début, s’inscrivaient dans la recherche formelle qui caractérisait le roman de cette époque. La question de la relation du scripteur avec le texte qu’il (re)produit – essence, en somme, du débat théorique sur la traduction développé en France au cours du XVIe siècle – survalorise le besoin absolu de la création d’une poétique de la réécriture à l’époque. Ainsi, si les traducteurs sont les premiers à réfléchir (et à en ressentir le besoin) sur les problèmes imposés par la pratique de la réécriture institutionnalisée, les théoriciens font, eux aussi, figurer dans leurs arts poétiques, voire dans des traités sur la traduction, des textes importants consacrés à l’art de la version. Parfois, et dans de rares cas, ils parviennent même à en codifier des règles de composition. Etienne Dolet est le premier à établir, en 1540, des règles précises de traduction dans un traité dédié, dans l’ensemble, à ce mode de réécriture – La manière de bien traduire d’une langue en aultre – suivant ainsi comme le montre, d’emblée, le titre de l’œuvre, une tendance à l’idéalisation de l’écriture (et du sens de l’écriture) par le mouvement de transposition d’un texte d’une langue vers une autre. Le traité de Dolet trouve un écho dans trois œuvres différentes publiées vers la moitié du siècle et consacrées, en partie, à une théorisation explicite de la traduction 12 : l’Art poétique françoys de Sébillet, publié en 1548, dans lequel l’auteur disserte sur les relations com12
Miguel Angel Vega a consacré, en 1994, une étude extrêmement intéressante aux textes théoriques de Dolet, Sébillet, Du Bellay et Peletier, les considérant, globalement, comme l’expression la plus profonde de la théorie de la traduction à la Renaissance française (Angel Vega, 1994).
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plexes entre imitation et traduction et sur la spécificité de l’auteur de chacune, plaçant la réécriture sur le plan de l’inventio et l’envisageant de ce fait sous une autonomie esthétique qui admet la théorisation; la Deffense et Illustration de la langue françoyse de Du Bellay, de 1549, à partir de laquelle on ébauche une réflexion sur le discours de la réécriture et sur sa relation avec le discours du(des) modèle(s); l’Art Poétique de Peletier, paru en 1555, où il introduit un chapitre spécifiquement intitulé « Des traductions », dans lequel il fait, d’une part, l’éloge de certaines traductions de l’époque et de leur capacité créative et où, d’autre part, il critique les insuffisances que d’autres présentent, tout en suggérant des méthodes de réécriture. La réflexion menée à bien par ces théoriciens émane, en somme, d’un besoin conscient de verbaliser, de différentes manières, une théorie (et de formuler une théorisation) sur un phénomène d’écriture qui marquait indélébilement la poétique et le processus de perception du littéraire au XVIe siècle en France. « SOUS NOMS ET STIL DE PASTEURS » – LE PERITEXTE BUCOLIQUE AU XVIe SIECLE
La citation peut aussi être pensée au sein même de la réécriture, dans un discours qui la décrit (ou qui la montre) et qui justifie la diversité des représentations à laquelle elle est soumise, à l’image du pouvoir de l’auteur ou du co-auteur. En somme, outre les arts poétiques dans lesquels la théorisation devient explicite, des textes tels que les prologues, les épîtres dédicatoires, les préfaces d’éditeurs, les poèmes laudatifs signés par des écrivains ou des traducteurs, les Privilèges du Roi, les Tables des matières – faisant partie du corpus à analyser – s’assument comme une zone péritextuelle ouverte à la problématisation de différentes situations de (ré)écriture où le sujet prend conscience de la distance (et des différents degrés de distance) qui caractérise la relation entre l’original et le métatexte. Ces réflexions, qui précèdent, dans la plupart des cas, l’exercice de la translatio, constituent bien souvent une présentation préalable du texte, où les jeux de pouvoir et de manipulation de l’écriture deviennent visibles. Elles laissent supposer une conscience idéologique de la part du traducteur qui inscrit irréfutablement le texte, non seulement dans une certaine
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poétique de la traduction, mais aussi dans le domaine esthétique et littéraire qui l’accueille 13 . La conscience de l’altérité et de la nécessité de la théoriser est flagrante dans les titres des premiers modèles français des traductions des romans pastoraux ibériques, créés ou ajoutés par les traducteurs aux textes originaux. Ces titres remplissent, parfois, une fonction d’information thématique, soit lorsqu’on y précise la nature du contenu du roman (les « estranges effects de l’honneste Amour »), soit lorsqu’on insiste sur une formalisation idéologique reposant sur la tendance néoplatonicienne exprimée dans l’« honneste Amour » et dans ses effets sur l’amant, soit lorsqu’on recourt à des précisions à caractère générique (« plaisantes histoires desguisées sous noms et stil de Pasteurs / Bergers et Bergeres »). Ces énoncés renforcent aussi le statut fictionnel particulier du texte, fondé sur le topos du déguisement, qui en fait, selon certains traducteurs français, des romans à clés (« sous le nom de bergers et bergeres sont cõpris les amours des plus signalez d’Espagne »). Il nous semble donc important de souligner que la fonction générique, instituée par les titres des versions françaises, n’est pas seulement reproduite dans les traductions de Nicolas Colin (1578) et de S-G. Pavillon (1603; 1613), mais aussi dans toutes les autres traductions publiées à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Par ailleurs, Gabriel Chappuys (1582; 1587; 1592) et Bertranet (1611), en recourant à des titres longs qu’ils ajoutent au roman de Montemayor, montrent qu’ils sont, eux aussi, soucieux d’informer le lecteur sur les vecteurs programmatiques qui pourront l’inciter à lire les histoires d’aventures pastorales. En effet, le titre y est présenté comme une synthèse pré-textuelle qui inclut, potentiellement, déjà, les contenus romanesques les plus évidents. Ainsi, les titres explicatifs créés dans les différentes réécritures françaises de Los siete libros de la Diana, publiées entre 1578 et 1613, exercent une fonction de médiation entre l’interprétation que le traducteur envisage faire de son texte et le public auquel il s’adresse im13
C’est en ce sens que Glyn Norton considère les préfaces des traductions, à la Renaissance française, comme des « interpretant postscript[s] » qui remplissent, d’une part, l’axe horizontal de l’espace textuel, en instituant un pacte explicite entre le sujet de l’écriture (le traducteur) et une audience (le dédicataire et/ou le public lecteur) et, d’autre part, l’axe vertical, quand il s’oriente vers d’autres textes synchroniques ou antérieurs, érigeant son repère contextuel (Norton, 1984: 234).
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plicitement, par le biais de signes de lecture. Ces signes fonctionnent comme de possibles indicateurs de la problématique de vraisemblance qui crée des enjeux particuliers dans le roman pastoral 14 et dans le romanesque de l’époque. De ce fait, l’amplification à laquelle sont soumis les titres du texte de Montemayor dans ce premier ensemble de versions françaises – presque inexistante dans les versions ultérieures –, nous amène à les percevoir comme des « artefacts de réception » (Genette, 1987: 54), cette fonction étant également sous-jacente à d’autres textes de la préface qui donnent à lire le roman avant que la réécriture ne s’impose comme objet de réflexion discursive. En effet, tant les épîtres que les Tables des matières ou d’autres formes péritextuelles qui apparaissent dans les textes de Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet, ou encore dans la traduction de Figueroa élaborée par Lancelot en 1614, développent, sous le signe d’une poétique de la traduction préalablement définie, un jeu de représentations des différentes formes de lecture et de théorisation implicites aux métatextes présentés, dans la distance qui les caractérise par rapport au cadre littéraire dans lequel ils vont s’insérer et au public qui les accueille. De ce fait, les topoi associés à une théorisation de la réécriture ou à une poétique de l’écriture du roman s’enchaînent dans un effort de définition des fonctions que le texte choisi doit remplir dans le cadre d’un projet esthétique et littéraire perçu dans les orientations d’écriture et de lecture envisagées par les traducteurs. Ainsi, en recourant à la topique de l’éloge d’un destinataire, appartenant bien souvent à la royauté ou à une lignée noble, les épîtres des traductions mettent en relief, non seulement le statut du texte littéraire et du roman, en particulier, dans une société d’élite qui choisissait l’écriture en fonction de ses virtualités esthétiques – le « souci de bien dire » (Larwill, 1934: 23) –, mais aussi un certain servilisme que le traducteur exhibe lorsqu’il fait lire sa réécriture. On comprend ainsi que S.-G. Pavillon essaie de justifier son choix de la traduction du roman de Montemayor par le biais de la comparaison métaleptique de la figure du protagoniste avec celle du dédicataire – « Monsieur Henry de Savoie, duc de Nemours et de Genevois, marquis de Saint Sorlin » –, dans un jeu de pouvoirs symboliques, où se croisent stratégiquement la fiction et la réalité. 14
Voir, dans ce contexte, le livre que nous avons publié en 1994 déjà cité, ce qui nous permet, dans ce chapitre et dans le chapitre suivant, de condenser les informations et les exemples afin d’éviter la répétition (Anacleto, 1994: 106-107).
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Par ailleurs, on peut discerner une attitude de servilité (élogieuse) à l’égard du dédicataire dans le premier péritexte de la version française du roman de Figueroa. En effet, le traducteur, Lancelot, dans l’épître adressée à la « vertueuse Madame de Maugiron » 15 , suggère, dans un jeu métaleptique, l’obéissance que la protagoniste doit à la dédicataire, en se désignant, lui-même, comme un traducteur humble et fidèle – « (auec Amarilis) son fidel interprete, Votre tres-humble, et tresobeyssant seruiteur, N. Lancelot. » –, et en refusant les ostentations trompeuses de la cour, sous le choix du discours des rustiques bergers16 . La représentation des pouvoirs de la culture et de la société sur l’émergence du littéraire et sur les questions spécifiques soulevées par la traduction à cette époque s’expose dans la plupart des épîtres qui se conjuguent dans ce premier ensemble de traductions, marquées par ce besoin de louer celui qui permet la publication du texte et qui le légitime et légitime sa fictionnalisation auprès du lecteur. On retrouve le même principe dans la version française réalisée par les deux traducteurs de la continuation du roman de Montemayor, écrite par Alonso Pérez en 1563 (Pérez, 1563), et introduite, pour la première fois, dans la littérature française. Le choix de traduire la deuxième partie du roman s’explique par l’accueil favorable qu’une personnalité illustre telle que le « Prince Charles de Lorraine » ferait aux « discours pastoraux (…) hõnestes, gracieux et plaisans », conformes à ses « hautes et grandes conceptions » (Colin et Chappuys, 1587 b), reflet de la réception que les traductions auraient auprès du public de l’époque. Par ailleurs, l’épître adressée à « Messire Claude de Cremeaulx, Seigneur de Charney » 17 obéit à ce même jeu de duplicité – éloge du dédicataire / éloge du contenu du discours à traduire. Cette épître qui précède la traduction de la troisième partie de la Dia15
« A Tres-haute, / et tres-vertueuse / Dame, Madame de / Maugiron » (Lancelot, 1614). 16 Le texte de Lancelot est extrêmement expressif et plus élaboré que ceux qui le précèdent, présentant une Amarilis « vestue à la Françoise » qui s’expose humblement à la dédicataire et, en dernier lieu, au lecteur en général: « Ainsi, trauersant l’oposé de ces scadrons enuenimez, voicy (Madame) Amarilis, que ie vous présente vestùe à la Françoise, non pas d’un habit si bien façonné qu’il pourroit estre, ni selon la mode des Cours, qui mettent en dispute les choses de moindre importance: mais de la sorte qui sied le mieus à l’humilité de sa condition, où elle veut plustost vous paroistre obeissante, que suffisante. » (Lancelot, 1614). 17 « A Messire / Claude de Cre- / meaulx, Seigneur de / Charney, Lieutenant pour le / Roy en sa Citadelle à Lyon, et / Capitaine de Seruiere » (Colin et Chappuys, 1587 c).
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na publiée, en Espagne, par Gil Polo, en 1664, est traduite, à la suite du volume antérieur, par Colin et Chappuys afin de faire connaître au public français la continuation des aventures pastorales développées, avec un succès incontestable, par l’écrivain portugais: Monsievr, comme ainsi soit que ie sois affectioné seruiteur des hõmes vertueux, desquels vous estes l’un, cognoissant le grand plaisir que la France a reçeu des sept premiers liures de la Diane de George de Monte-maior, qui ont esté plusieurs fois imprimez, ie me suis mis à la sollicitation de quelques gentils-hommes à traduire la seconde partie d’icelle, que i’ay dediee à Monseigneur le Duc de Mayenne, Pair, grand Chambellan et Admiral de France (Colin et Chappuys, 1587 c: 3).
Or, ce processus de légitimation, exprimé clairement dans le discours des péritextes, est, tout d’abord, mis en œuvre auprès du protecteur du texte à qui l’on explique, comme dans les traductions de Nicolas Colin (1578) et de S.-G. Pavillon (1603), la façon dont l’élévation morale et l’utilité des enseignements qu’il contient sur l’amour honnête des différents cas amoureux peuvent contribuer à éduquer et à instruire le lecteur de cette époque (Anacleto, 1994: 109-111). La réécriture française du roman de Jorge de Montemayor – comme la plupart des réécritures pratiquées à cette époque 18 – suscite, lors d’une première lecture péritextuelle, une mise en valeur du statut moralisant du texte auquel s’allie, presque toujours, une indication à caractère thématique et idéologique. Cette indication laisse déjà entrevoir une lecture possible (ou antérieure) du texte et la forme de traitement spécifique sous-jacente aux contenus romanesques écrits à nouveau. Ainsi, dans une traduction de Los siete libros de la Diana et ses continuations, publiée en 1592 par Colin et Chappuys, la dédicace habituelle est remplacée par un péritexte plus incisif – « L’Imprimeur au Lecteur » –, dont l’ouverture syntagmatique insiste, cette fois auprès du lecteur, sur l’image du texte comme exemplum, recréant une stratégie rhétorique indispensable pour que le texte traduit s’impose dans le contexte de la réception de la littérature française de cette époque: Ceux qui n’ont iamais ressenty l’effort d’aucune passiõ, et desquels l’ame ne s’est encor affligee pour un obiet desiré, voyans ces discours, apprendront par 18
Paul Chavy estime que l’objectif premier des traducteurs de la Renaissance, exprimé dans les péritextes (Avertissements, Épîtres) est celui de traduire un texte riche d’enseignements, sur le plan pratique, moral, spirituel ou sous ces trois aspects (Chavy, 1981: 290).
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Infiltrations d’images le dommage d’autruy à se gouuerner, lors que leurs courages s’obligerõt aux auantures qui attirent les amans, et ceux qui ont erré apres les desseins de leurs cœurs passionnez, recognoistront comme en un tableau, les pourtraits de leurs fortunes: que le contentement ait suiuy leurs souhaits, soit que l’incertitude les ait agitez, ou que la cruauté des dames les ait amenez à quelque fin tragique, ils verront la gloire, reliront les trauerses, et sentiront l’affliction, qui auront esté employez sur eux mesmes, apprenans par ces histoires les diuersitez d’amour, ou se ressouuenans de ce qu’ils y ont practiqué. Et ces belles dedaigneuses, qui forçant leur volonté, feignent auoir en horreur toutes delices, considerant l’estat de ces Bergeres, seront instruites des moyens qu’il faut suiure pour se vaincre. Et elles qui ont donné lieu au plaisir de leurs souhaits, en rencontreront d’autres auec lesquelles elles se consoleront, conferant des puissances d’amour. (Colin et Chappuys, 1592 a).
On retrouve cet objectif lorsque, dans la même édition, l’imprimeur (ou les traducteurs) adresse(nt) une autre préface « Aux Dames » – dont le titre est construit en fonction du public préférentiel à séduire – et qu’il(s) glisse(nt) dans le texte de multiples références au contenu du roman ou à son adaptation à la sensibilité féminine. En fait, l’éloge des dames et de leur gentillesse sert, dans le cadre d’une rhétorique de la préface, l’éloge final du texte du roman, lui aussi adapté aux prérogatives de lecture d’un public féminin 19 . D’ailleurs, Lancelot reprend, lui aussi, cet argument pour justifier la traduction du roman de Figueroa, puisque le « vêtement Françoys » ainsi que l’« habit Pastoral » d’Amarilis servent d’exemple de conduite aux « esprits plus releuez », et même à ceux qui s’opposaient à la métamorphose linguistique du texte espagnol (raison pour laquelle il est présenté dans une version bilingue). Mais le geste de réécriture est également légitimé – comme le montrent les péritextes d’autres versions françaises du roman de Montemayor – parce qu’il permet, dans le sillage des traités poétiques de Du Bellay, de Peletier du Mans et de Sébillet, la maîtrise linguistique et l’élégance esthétique octroyée à la langue d’arrivée. En somme, la réécriture, comme ne cessent de le souligner les traducteurs de Montemayor et de Figueroa, permet non 19 « Il y en la plusieurs, qui voyans és mains des Dames, les liures qui par la douceur des tiltres qu’ils portent, semblent esmouuoir les cœurs aux desirs d’amour, les accuseront de curiosité inutile, leur remonstrãt que le temps employé à tels exercices est vain (…). Aussi qu’il ne seroit conuenable, que fussiez priuees d’entendre le bien dont vous estes la cause: Venez dõc icy, et voyez vos puissances, et dites à ces perturbateurs de delices, que n’auez crainte d’estre trompees par ces discours, veu que le soleil n’est point eschauffé de ses propres rayons, ainsi ne pouuez estre atteintes de voz propres forces. » (Colin et Chappuys, 1592 a).
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seulement d’instruire le public, grâce aux « beaux exemples » (Colin et Chappuys, 1592 a) représentés devant les dames, mais aussi de parier sur un jeu linguistique qui, par la distance, accentue les effets stylistiques associés à l’élégance et à la beauté d’un système linguistique. « Plaire et instruire » est donc un présupposé théorique implicite à la poétique de la traduction au XVIe siècle, laquelle devient indiscutablement un objet de réflexion parfaitement assumé dans la troisième préface qui précède la version bilingue de La Constante Amarilis. L’auteur – dans ce cas, l’imprimeur (C. Morillon) et non le traducteur –, en créant un péritexte sous le titre « L’Imprimeur au lecteur sur le sujet de ce livre », veut justifier l’édition de la traduction en décrivant le sujet des « Bergeries », en faisant allusion à ses « doctes digressions » et à « ses riches conceptions », bref, en désignant un public virtuel et idéal – « des beaux Esprits (…) comme Theologiens, Iurisconsultes, Medecins, et la gentille Noblesse, de l’un et de l’autre sexe » – qui pourra jouir de l’utilité et du plaisir de la lecture du texte: « (…) ils n’y trouueront chose qui offense leurs chastes oreilles, ains tout plaisir et delectation, qui leur apportera qu’vtilité » (Lancelot, 1614). On retrouve cette même topique, associée à la formule « plaire et instruire », dans les différentes préfaces qui introduisent, en France, le premier ensemble de traductions du roman de Jorge de Montemayor. On le constate notamment dans l’épître adressée à « Messire Claude de Cremeaulx », signée par G. Chappuys, dans laquelle le traducteur veut justifier la présentation, dans la littérature française, de la continuation de la Diana réalisée par Gil Polo: L’histoire de ceste Diane est belle et fort plaisante, sur toutes choses que ie aye oncques veu de mesme suiect cõme i’ay desia touché: car outre le discours continu de plusieurs aggreables incidens deça dela épars, vous y pourrez bien remarquer selon vostre sçauoir, les meilleurs traits qui se trouuent aux Poëtes de l’une et l’autre langue, et principalement au Prince des Poëtes Latins, accomodez neãtmoins en prose par l’autheur mesme, aussi bien et plus volontiers qu’en son vers. (Colin et Chappuys, 1587 c: 5; 7).
À l’instar de l’« honneste recreation » et de la « grande naisveté et singuliere grace » sous-jacente aux discours pastoraux, susceptibles de plaire aux « louables et honnestes compagnies » qui entourent le dédicataire et qui définissent son espace éthique et social, la traduction de la troisième partie de la Diana, vient, selon Gabriel Chappuys, neveu du poète de cour Claude Chappuys, mettre l’accent sur les qualités
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stylistiques des deux langues impliquées dans le processus de transposition. En effet, le traducteur souligne, dans une préface directement adressée « Au Lecteur », la « pureté et elegance de son langage Espagnol » et par conséquent « l’artifice Poëtique dont il est rempli » (Pavillon et Bertranet, 1611 20 ). Il essaie, par la correction (la réécriture de la réécriture), d’atteindre à une dépuration linguistique – il conserve la version bilingue et l’incitation à la confrontation des deux langues. Du reste, ce processus est également souligné par Lancelot dans une préface adressée « Au Lecteur », où il met l’accent sur la logique de construction des différents Discours qui composent le texte du roman et dont la « variété des digressions » est, en soi, une raison d’appréciation esthétique de la « grace d’une œuvre digne de loüange » (Lancelot, 1614), donnée ainsi à lire au lecteur français. Un tel artifice scriptural, associé à l’exercice d’une fonction esthétique que l’on veut mettre en valeur par le biais du texte traduit, conduit, dans le sillage de l’« illustration » de la langue française préconisée par Du Bellay, à une défense ou à un éloge de la langue d’arrivée. Chappuys, par exemple, dans la dédicace adressée au « Prince Charles de Lorraine », met en avant la suprématie (en élégance) de la langue française par rapport à l’espagnol en faisant allusion au « peu d’elegance que l’on remarque aux Poetes Espagnols, au regard des nostres » (Colin et Chappuys, 1587 b). Dans une autre épître, il mentionne la « trop meilleure grace et douceur » de la prose française (Colin et Chappuys, 1587 c) pour justifier certains changements qu’il a forgés lors de la transposition linguistique du texte. Dans la traduction de 1592, l’éditeur, dans la préface intitulée « L’Imprimeur au lecteur », voulant expliquer la raison qui l’a amené à choisir la réédition d’un roman déjà traduit mais qui, compte tenu du succès remporté auprès du public, exigeait une nouvelle version corrigée (la correction de la réécriture), loue la capacité expressive de la langue et de la littérature françaises 21 . 20
Cette édition trouve son parallèle dans la traduction de Pavillon, publiée en 1613, qui reproduit littéralement les péritextes et le texte corrigé par Bertranet en 1611, et ce bien que le nom du deuxième traducteur ne figure pas dans le frontispice. C’est pourquoi, les références aux péritextes de Bertranet renvoient toujours à la version de 1611, même si on sait qu’elle a été reproduite en 1613 (Pavillon, 1613). 21 Dans un exemplaire trouvé à la BnF, correspondant à la traduction de S.-G. Pavillon, déjà étudié (Anacleto, 1994), publiée en 1603, mais qui comprenait d’autres péritextes importants, on mentionne, dans un texte intitulé « Annotations sur ce qui pevt estre obscvr en cette traduction », le désir de sauvegarder la spécificité de la
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En plus, dans les épîtres et les avertissements, le discours sur l’essence des effets de langue qui supportent la version est développé dans différents topoi qui présupposent une approche de la réécriture en tant que genre. Comme le souligne Michel Ballard, on retrouve, très souvent, dans les préfaces de la fin du siècle, le dilemme du traducteur, le refus de la traduction littérale, et parfois même – c’est le cas d’Etienne Pasquier cité par Ballard (Ballard, 1992: 124) – le sentiment pessimiste de l’intraduisibilité, que l’on perçoit peut-être aussi lorsque les traducteurs de la Diana tiennent visiblement à présenter les versions corrigées de la réécriture déjà réalisée. Du souci formel à relever les fautes d’impression qui pourraient retirer un certain trait d’élégance à la langue française, exprimée directement par Chappuys au dédicataire dans la traduction de la deuxième partie du texte de Montemayor continué par Alonso Pérez (Colin et Chappuys, 1587 b), à la mise en prose graduelle des textes lyriques (le prosimètre fixé par Sannazar), timidement suggérée dans les traductions de Colin et Pavillon, les différents péritextes témoignent de l’importance accordée au travail de tradu-cere. Ils veulent aussi justifier l’écart scriptural par rapport à une littéralité difficilement assumée dans une pratique de réécriture qui, comme on l’a vu, s’éloigne du « mot à mot »: Au reste, Monseigneur, si i’ay failly, en ce que i’ay traduit quelques vers Espagnols en prose, i’ay faict expressement la faute, pource qu’en un subject si gentil, il me sembloit que la prose cõtinuee seroit trouuee plus agreable, qu’entrecouppee de vers qui n’eussent eu si bonne grace, que l’on penseroit bien. A quoy si l’on adiouste le peu d’elegance que l’on remarque aux Poetes Espagnols, au regard des nostres, on trouuera parauãture que ie n’ay pas eu mauuaise raison, et seray excusable, en excusãt la rude veine de l’autheur, et m’exemptãt par mesme moyen de faire des vers, qui ne seroient trop agreables, tant à cause de l’inuention, pourcequ’il me faudroit assubiettir à la version, que pource que ie ne les pourrois pas rendre si parfaicts, qu’ils sonnassent si bien à voz doctes aureilles, que font ceux d’une infinité de bons esprits qui sõt auiourd’huy en la Frãce, desquels vous auez peu voir les œuures. (Colin et Chappuys, 1587 b).
langue française dans l’acte de traduction en présentant, tout d’abord, l’expression espagnole, ensuite l’option de traduction et, finalement, la justification de ce choix: « Rodrigo de Naruaez tu seruidor: Rodrigue de Naruaz vostre seruiteur. Il a falu traduire ainsi pour rendre à la langue françoise ce qui luy appartient: encores que Montemayor ait suiuy la proprieté de la langue des Mores. Car il est sans doubte, que quand il a escrit cecy, il a eu quelque copie de cette lettre, estant cette histoire vraie sans aucun desguisement. » (Pavillon, 1603 a: 349).
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C’est aussi cette recherche de la perfection stylistique et esthétique qui mènera I. D. Bertranet, en 1611, à corriger la version de Pavillon publiée en 1603 afin d’en faciliter la lecture, c’est-à-dire de la rendre plus claire et de s’assurer, comme il l’affirme dans la préface « Au Lecteur », la « vray intelligence de l’autheur » – ce qui est rendu possible par la mise en page de l’édition bilingue. Ce recours à la disposition bilingue, assumé aussi par Lancelot dans la traduction de La Constante Amarilis, correspond, d’ailleurs, à une quête constante de la perfection stylistique, exprimée dans la « recherche des bonnes cadences de la fraze Françoise ». Cette préoccupation formelle avait curieusement déjà fait l’objet de la réflexion de S.-G. Pavillon, dans « Annotations svr ce qui pevt estre obscvr en cette traduction rapportees aux feuillets, pages, lignes et endroicts marquez de cest asterisque,* », de la deuxième édition de 1603. La plupart des traducteurs contemporains voient en effet dans la transposition linguistique des obstacles que l’on peut difficilement franchir, et ils justifient des choix de réécriture presque toujours dominés par des objectifs de nature sémantique et pragmatique ou encore par un besoin, caractéristique de l’époque, de préserver, voire de mettre en valeur, l’expressivité ou l’éloquence de la langue française – la perfection de l’écriture – au détriment du « rude » espagnol. En l’occurrence, le traducteur de Los siete libros de la Diana explique, au public et aux théoriciens de la traduction, la raison qui l’a conduit à conserver dans le texte français certains lexèmes ou certaines expressions en espagnol qui sont connotés comme des régionalismes et dont la traduction (incorrecte) pourrait ne pas correspondre à une interprétation élargie du concept à transmettre 22 . Par ailleurs, les explications données au lecteur abordent des questions rhétoriques et stylistiques qui se posent lorsqu’on peine à conserver le jeu de mots et des concepts sous-jacents à certains tropes
22 En voici un exemple: « A fe de hijodalgo: Dans les anciens liures Espagnols entre autres ez Partides, et en la cronique du Cid, ce mot se lict ‘Fijodalgo’, depuis tourné en h, et recentement le mot accourcy on dit hidalgo. En françois nous n’auons terme qui le puisse representer. Car ceux se trompent, qui pensent que ce soient ceux que nous appellons en france gentilshommes. Ce sont proprement ceux que les latins appellent ingenuos. Et en Espagne sont tenus pour Hidalgues ceux qui peuuent monstrer n’estre descendus de Mores, estant tels ils peuuent tenir offices royaux tant en iudicature, et aux finances, qu’en la maison du Roy. » (Pavillon, 1603 a: 347).
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ou, lorsqu’on maintient certains archaïsmes qui seraient déplacés dans le cadre d’une tentative de modernisation de la langue française à travers la réécriture 24 . Il s’agit, en tout cas, d’une démarche qui s’accentue constamment dans les « Annotations », dès lors qu’on mentionne des options de traduction associées à une rigueur descriptive et sémantique que l’« illustration » et la « deffense » de la langue française supposent. En somme, c’est parce qu’il est vraiment convaincu que l’« illustration et deffense » de la langue française ne peut omettre les valeurs culturelles et sémantiques de distance qui caractérise la relation de la réécriture avec l’écriture première, que Pavillon s’oblige, d’une part, à expliquer le contenu des lexèmes d’origine arabe que les Espagnols conservent dans leur lexique – la « diction arabique » – ou à expliquer certains mots portugais de Montemayor 25 , tous deux source d’exotisme dans le texte: Te beso las manos: Les Espagnols usent ordinairement de cette phrase quand ils veulent remercier quelqu’un d’un bien ou plaisir offert ou receu. Quelquesfois aussi en usent en demonstration d’une courtoisie et humilité d’un petit à plus grand. Si bien qu’il les faut traduire auec discretion en l’une ou en l’autre intelligence selon le fil du discours. (Pavillon, 1603 a: 346).
Or, cette différence ou distance, qui étaye de nombreuses formes caractéristiques du travail de réécriture, constitue le point de départ d’une problématique, suggérée en permanence dans les péritextes, et associée au statut générique du texte de Montemayor et à l’introduction presque fondatrice du genre dans la littérature française – et ce bien qu’il ait déjà été travaillé par Belleforest et Nicolas de Montreux. Le texte traduit doit de ce fait être présenté ou donné à lire au lecteur comme un « contrat de fiction » qui implique le lecteur lui23
« Sin abrir mano: cecy se pouuoit traduire, ‘sans me departir de cette imagination’. Mais le traducteur est demeuré en la metaphore de George de Montemajor, ‘ouurir la main à l’imaginatiõ’, c’est la laisser aller, comme si on la tenoit enfermee dans la main. » (Pavillon, 1603 a: 346). 24 « La di à vuestra merced: Nos vieux françois parloient de la mesme façon. Au Romant de la Rose ‘Plaise à la vostre mercy’, C’est à dire à vous, à vostre merite. En Espagne y a ordonnance, par laquelle est defendu dire á aucun s’il n’est du conseil du Roy, ce mot si commun en toute l’Italie signoria, à peine contre les surprins en cette faute, de cinquante escuz d’amende. Mais au lieu de vous ils disent ‘vuestra merced’. » (Pavillon, 1603 a: 347). 25 « Campos de Mondego: (...) ces champs et cette riuiere sont en Portugal » (Pavillon, 1603 a: 350).
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même dans un jeu subtil de codifications et de complicités et qui s’insère dans une stratégie d’approche de la formule pastorale que les premiers traducteurs de la Diana et le traducteur de La Constante Amarilis veulent développer afin de clarifier l’introduction d’une nouvelle forme poétique dans un autre contexte littéraire. Ainsi, Gabriel Chappuys, dans la version de 1587 qui donne suite à celle de Colin, rééditée à la même date, souligne, sur un ton justificatif, le caractère singulier des personnages qui peuplent l’univers pastoral et leur relation particulière avec les aventures dont ils sont les protagonistes: « (…) cõsiderant que souz les nõs et stil de Bergers et Bergeres, sont icy desguisees plusieurs belles histoires veritables et certaines, nõ d’hommes simples et rustiques, mais de quelques grands personnages (…). » (Colin et Chappuys, 1587 b). Cette dialectique qui s’installe dans le texte du roman entre fiction et réalité, réécrite, comme on le verra, par les traducteurs, et redite dans les préfaces des premières versions françaises, transforme partiellement la Diana et La Constante Amarilis en romans à clés. Comme dans un jeu de cour, le lecteur du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle a envie d’identifier les personnages de fiction avec les personnalités réelles grâce aux informations qui figurent dans les métadiscours des traducteurs, comme si la découverte de l’autre côté du masque était l’une des principales stratégies d’identification du degré de fictionnalité du texte. Dans les « Annotations » créées par Pavillon pour le deuxième exemplaire de sa traduction de 1603, le traducteur explique justement le sens de l’expression concernant les métadiégèses introduites dans le roman – « Casos que verdaderamente han sucedido » –, en faisant allusion à la possible identification de Sireno avec le Duc d’Alba, ce qui sera confirmé plus tard par certains critiques de l’œuvre (Chevalier, 1974; Subirats, 1967): Casos que verdaderamente han sucedido: Toute l’Espagne tient que l’intention de Georges de Monte-major a esté d’escrire les amours du Duc d’Albe, au seruice duquel il a esté fort long temps. Et que Sirene, qui porte les principales actions de cette bergerie, est celuy qui le represente. (Pavillon, 1603 a: 346).
Ce même principe donne lieu à la création d’une Table qui clôture cette deuxième édition du texte ainsi que la version corrigée par Bertranet en 1611, dans laquelle Pavillon souligne que « les surnoms qui
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representent les familles son mis en leur ordre auec l’obelisque deuant, et sont suiuis des noms propres » (Pavillon, 1603 a). Il laisse entrevoir qu’il est possible de répertorier les noms de personnalités appartenant à une lignée noble espagnole, cités réellement par Montemayor et accentués dans les péritextes de la traduction car ils permettent de prendre en compte le degré de fictionnalisation du texte. Suivant le même processus interprétatif, Lancelot justifie, auprès du lecteur et surtout des « personnes celebrées en son Discours sous le nom de Bergers » (Lancelot, 1614), certains lapsus qui pourraient exister dans sa traduction du roman de Cristobal de Figueroa, lorsqu’il se rend compte, dans un jeu métaphorique et, simultanément, métaleptique (comme c’est, très souvent, le cas dans les préfaces de l’époque), qu’il (con)fond des personnages réels et fictifs, ces derniers étant des reflets crédibles des premiers. On valorise par conséquent les commentaires sur l’écriture du roman, lesquels tendent à fixer un paradigme générique, avant même que le texte ne soit lu, par le biais d’un métadiscours présent dans les Tables des matières. Ce métadiscours dévoile des situations thématiques, des topoï du genre, des formes récurrentes, des contextes narratifs, des faits de l’intrigue liés aux histoires pastorales, des caractérisations de personnages, dans un souci évident de guider le lecteur dans un parcours herméneutique qui devra, selon les traducteurs, obéir à des critères formels du roman pastoral. Les Tables des matières ou les Remarques sont ainsi un moyen de montrer comment les traducteurs eux-mêmes ont lu le texte à réécrire, comment ils l’ont interprété et lui ont attribué une configuration particulière, en accentuant certaines matières qui figurent dans ces textes, renvoyant très souvent à des pages précises et reconstituant des situations textuelles dès lors faciles à identifier. Dans les versions de la Diana de 1587 et 1592 (trois volumes), dans la deuxième version de 1603, dans la traduction corrigée par Bertranet en 1611 ou 1613 ou encore dans la version du roman de Figueroa élaborée en 1614, le texte réécrit est ainsi suivi de Tables des matières et de Remarques, qui laissent supposer, dans les textes corrigés – les premiers par Chappuys, le deuxième par Pavillon lui-même, le troisième par Bertranet – ou traduits pour la première fois – La Constante Amarilis – qu’il faut compléter la réécriture avec des faits de lecture qui sont aussi des faits d’écriture, dans la mesure où ils ont
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été choisis exprès et mis en relief par les traducteurs qui veulent de ce fait orienter le sens que leur texte devra assumer. Ces Tables et Remarques fonctionnent donc comme une sorte de microcritique (ou microanalyse) réalisée par celui qui réécrit et qui perçoit le texte produit comme un genre pouvant accueillir une théorisation implicite. En effet, elles centralisent, à une époque où la traduction a besoin de justifier son statut, des schémas d’interprétation qui révèlent, dans un cadre générique précis, des projets d’ordre thématique sous-jacents à la construction de l’original que les nouveaux lecteurs seront amenés à décoder. Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet et Lancelot analysent constamment, dans les péritextes, les effets de l’amour sur l’amant, suggérés dans les longs titres des premières traductions et dans les épîtres initiales 26 . Ils essayent, même, de les classer par matières, lorsqu’ils en décrivent, sous forme de topiques, les différents et nombreux sens thématiques et idéologiques (la liste est longue chez Bertranet) ou les différentes situations textuelles induites: « Tant plus la femme est addonnee à aimer tant plus est elle coustumiere d’oublier », « L’homme amoureux né pour descouurir nouuelles manieres de tourmens », « Le temps muable, tousiours s’enfuit » (Colin et Chappuys, 1587 a) 27 ; « Mutabilité de la Fortune » (Colin et Chappuys, 1587 b) 28 ; « Le recit des miseres des vrays amans leur doit estre agreable », « Delio tourmenté d’amour et d’ialousie » (Colin et Chappuys, 1587 c) 29 ; « Absence fait changer Diane », « Amans se sentent tousiours debteurs », « Amitié vraye », « Amour et sa playe » (Pavillon et Bertranet, 1611) 30 ; « Narration des diferens éfets d’Amour », « Extremitez d’Amour, exemple de ce » (Lancelot, 1614) 31 . 26 « (...) le Lecteur y pouuait descouvrir toutes les conditions et qualitez de cest amour, auec les peines, souciz, ialousies, vanitez, peu d’assurance, et beaucoup d’inconstances qui l’accompagnent. » (Colin, 1578). 27 « Table des Matie- / res plus principalles contenües / en ceste premiere partie de la / Diane de Montemajor. ». 28 « Table des / principales ma- / tieres contenvues en / la seconde partie de la Diane de / George de Monte-major. » 29 « Table des prin- / cipales matieres / contenuës en la troisiesme partie / de la Diane de George de Mon- / te-major. ». 30 « Table de ce liure, ou les surnoms qui representent les familles son mis en leur ordre auec l’obelisque deuant, et sont suiuis des noms propres.». 31 « Remarques des plus belles et principales disgressions contenus en ce Liure. » et « Adresse des plus belles remarques de ce Livre » (Lancelot, 1614).
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Dans ce mouvement interprétatif et métadiscursif (l’écriture de la réécriture), on retrouve également des références constantes aux situations diégétiques que l’on veut mettre en valeur ou à certains personnages qui jouent un rôle décisif dans l’évolution de l’intrigue ou encore dans la création d’une symbolique du genre. Ces indications permettent, en outre, d’établir d’importants paradigmes de lecture reposant sur une conscience du romanesque ou de l’écriture du roman que les premiers traducteurs laissent transparaître, lorsqu’ils se sentent obligés de justifier le choix de la réécriture d’un genre encore en maturation. On trouve de ce fait dans le premier cas, des titres comme: « La sage Felicia cause de tous les bons euenemens qui aduindrent aux Bergers et Bergeres, touchant l’accomplissement de leurs honnestes amours. » (Colin et Chappuys, 1587 a); « Tragedie de la vie de Marcelio » (Colin et Chappuys, 1587 c); « Celie maistresse de don Felix / escrit à don Felix / esprise de l’amour de Felismene / entretient don Felix à cause de Felismene / meurt subitement » (Pavillon et Bertranet, 1611) 32 ; « Berger solicité d’Amour par deus Bergeres » (Lancelot, 1614). Outre la référence et l’accent mis sur les situations diégétiques, la conscience d’un romanesque qui s’impose dans la lecture et l’interprétation que les premiers traducteurs font, lorsqu’ils réécrivent le texte de Montemayor ou de Figueroa, est aussi soulignée dans l’allusion permanente aux personnages de la diégèse, dévoilant parfois le degré d’intromission qu’ils jouent dans l’intrigue, la façon dont ils sont décrits et les implications idéologiques qui en découlent ou, alors, leur fonction symbolique dans le roman (personnages caractéristiques du genre): « Fort grande discretion de Diane » (Colin et Chappuys, 1587 a);« Dryades, Hamadryades » (Colin et Chappuys, 1587 b); « Seluagie parle à Siluain et Sirene / se lamente pour les rigueurs d’Alanie » (Pavillon et Bertranet, 1611); « Dinarde, encore que rebelle à l’Amour par un long temps, consentit finalement aux affections de Damon » (Lancelot, 1614) 33 . 32 Dans la vaste Table élaborée par Bertranet – la plus complète de cet ensemble de premières traductions – sont identifiées différentes situations diégétiques qui fondent un romanesque pastoral dont le traducteur a pleinement conscience lorsqu’il va lire le texte de Montemayor. Outre cette référence à l’histoire de Celia, il met l’accent sur les histoires de Belisa, Arsileo et Arsenio et, surtout, sur celle de Felismena et Don Felis, décrite en détail dans le péritexte, comme on le verra plus tard. 33 On retrouve ces deux références transcrites dans un péritexte intitulé « Noms des bergeres et bergers, dont les affections sont deduites en ce liure » (Lancelot, 1614),
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La conscience de l’élaboration d’un romanesque pastoral devient aussi visible dans les Tables de matières et dans les Remarques, lorsque les traducteurs tiennent compte des moments descriptifs faisant partie du roman pastoral ibérique, notamment ceux qui contribuent à l’enrichissement narratif du texte et à l’élaboration d’une forme de roman recherchée par le public et illustrée par les détails de la représentation d’un espace qui correspond à des « mondes de l’évasion » (Krulls-Hepermann, 1988: 592) dans lesquels le lecteur pouvait se projeter et projeter son imagination: « Description d’un somptueux Palais » (Colin et Chappuys, 1587 a); « Description d’un plaisant lieu », (Colin et Chappuys, 1587 b); « Description d’une tempeste » (Colin et Chappuys, 1587 c); « Portugal, et description d’iceluy » (Pavillon et Bertranet, 1611); « Belle description de la beauté de la terre, du Deluge uniuersel, et du dernier iugement de Dieu. », « Description fort belle du trône d’Amour » (Lancelot, 1614). Mettre en relief ces formes variées de représentation de l’espace constitue, d’une part, un mode de lecture de la narrativité du texte; et d’autre, la configuration, dans la réécriture, d’un espace du roman qui est – et deviendra, dans la littérature française – l’espace du roman pastoral. On comprend donc pourquoi les premières réécritures du roman pastoral ibérique accentuent ces formules récurrentes afin de constituer un ensemble d’images appartenant à des codes du genre identifiables par le lecteur. Dans les Tables des matières et dans les Remarques, des formules illustrant des situations topiques comme le « Troupeau qui se plaist et nourrit de sauoureuses pensees » (Colin et Chappuys, 1587 b), « Marcelio changeant d’habits », « Proposition d’enigme » (Colin et Chappuys, 1587 c), « Bergers et leurs exercices », (Pavillon et Bertranet, 1611), « Alizier lieu de l’assemblée de ces Bergers », « Merueilleus effets de l’eau », « Venue de Bergers et Bergeres, au mariage de Menan. et Amar. » (Lancelot, 1614), renvoient à un univers pastoral qui se concentre sur ces situations et qui est décrit au lecteur par le scripteur. Obéissant aussi à cet objectif, on retrouve, dans les différentes Tables, des allusions permanentes aux lettres 34 , vers 35 et chansons 36 (presque toujours présentes lequel illustre la pertinence assumée par les personnages dont on fait un inventaire explicatif dans la traduction; il associe aussi leur nom aux fonctions diégétiques ou symboliques qu’ils jouent dans le texte du roman. 34 « Escrit de Marcelio à Alcide, touchant la ialousie » (Colin et Chappuys, 1587 c); « Lettre de Diane à Sirene / d’Ismenie à Seluagie / de Seluagie à Ismenie / de Don
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dans des compositions lyriques), lesquels s’insèrent dans le texte du roman et de ce fait font partie d’une structure narrative particulière où ils sont mis en relief, et par la symbolique qu’ils introduisent dans l’univers du texte et par la dynamique romanesque qu’ils impriment et que les premiers traducteurs souhaitent garder dans leurs versions. On établit implicitement une sorte d’ars poetica qui favorise une réflexion sur le statut du sujet de l’écriture dans les traductions de la Diana réalisées à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. La métadiscursivité théorétique est tellement évidente dans cet ensemble des premières traductions du roman pastoral ibérique que le problème de l’auctoritas et de la fusion traducteur-auteur de la (ré)écriture est effleuré dans la version de Bertranet par quelqu’un d’autre. On y trouve deux péritextes, rédigés sous forme de quatrain et sur un ton laudatif, où un autre auteur exalte, non le roman de Montemayor, mais la réécriture mise en œuvre par Bertranet, correcteur de l’édition de Pavillon et donc d’un certain point de vue auteur du texte donné à lire au public français en 1611: Amy Lecteur si tu prens peine De voir ce liure mis au net En loüant Diane et Sirene Remercie aussi Bertranet. B. Boschet. Au Sieur Bertranet, sur sa reuision de la Diane de George de Montemajor. Qvatrain Qve Diane à iamais Bertranet remercie D’auoir en son Printemps honoré ses amours Sirene tu n’en dois entrer en jalousie Car comme vray ami il vient à ton secours Bati Lieu d’Honneur. (Pavillon et Bertranet, 1611). Felix à Felismene / de Celie à Don Felix / de Don Felix à Celie / de Felismene à don Felix / d’Arsenie à Celie en vers / de Rodrigue de Naruaz au Roy de Grenade » (Pavillon et Bertranet, 1611); « Lettre d’Amarilis à Menandre », (Lancelot, 1614). 35 « Substance d’un sonnet chanté par Parthenio » (Colin et Chappuys, 1587 b); « Diuers Sonnets sur la vengeance de l’honneur offencé », « Cintio adresse un Sonnet aus beautez de sa Bergere », « Clarisio méprise la Cour, et louë la vie rustique par un sonnet », « Clarisio recite un Sonnet sur la fin commune des vanitez amoueuses », « Sonnets diuers de tous les Bergers publians leurs affections » (Lancelot, 1614). 36 « Chant d’icelle Bergere [Selvage] sur ses infortunes amours » (Colin et Chappuys, 1587 a); « Chant de Firmio semblable à la voix languissante du Cygne, quand il est pres de sa fin » (Colin et Chappuys, 1587 b).
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Or, c’est justement à partir de cette prise de conscience de l’autorité ressentie par le traducteur sur la (ré)écriture que le mouvement qui unit la poétique de la réécriture du XVIe siècle à celle qui a été développée au XVIIe siècle se redéfinit. La tendance de la critique indique, depuis le XIXe siècle, surtout à partir du texte d’Auguste de Blignières, la ligne de continuité dans laquelle s’inscrivent les pratiques de réécriture d’Amyot à Perrot d’Ablancourt. On doit ainsi tenir compte de cette transition logique qui caractérise le processus de théorisation de la traduction du XVIe au XVIIe siècles – les traductions de Los siete libros de la Diana et de l’Arcadia de Lope de Vega publiées à partir des années vingt du XVIIe siècle sont, d’ailleurs, le signe évident de ce parcours. Ces deux siècles ont ressenti, de ce point de vue, le besoin de rendre esthétiquement autonome le texte traduit et de définir son statut dans le cadre de la littérature française 37 , c’est-à-dire de le faire entrer dans la grande métaphore qu’était La Bibliothèque Françoise fixée par Sorel. De la conscience tacite du travail de réécriture on passe ainsi à une « infidélité plus réfléchie » (Blignières, 1851: 258), grâce à laquelle on assume pleinement la distance qui sépare la copie du modèle, en recherchant, et le perfectionnisme formel, très souvent soutenu par des jeux de style qui donnent du sens à une écriture personnelle, et l’adaptation à un registre culturel – « la politesse et le bel usage » – qui marque, définitivement, la façon dont la réécriture s’impose dans le parcours de la littérature française. e
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On peut inévitablement expliquer, au XVIIe siècle, l’essence historique inhérente au concept de réécriture, dans la mesure où, dans cette période, le champ littéraire fait très souvent l’objet d’une autoréflexivité esthétique projetée dans des pratiques de reconstitution textuelle aussi profondes que la traduction. En effet, les théoriciens de l’époque étaient pleinement conscients que toute réécriture, parce qu’elle est réénonciation, ne pouvait pas être une simple reproduction (Guellouz, 1990: 6). Ainsi, il nous semble fondamental de comprendre la pratique 37
Blignières affirme, en ce sens, à propos des auteurs traduits: « Ces écrivains, qui deviennent comme de nouveaux Français sous la main qui les traduit, ne faudra-t-il pas que le XVIe siècle puisse les reconnaître, et le XVIIe les goûter, que rien dans leurs ouvrages ne dépayse des lecteurs français ou ne rebute des esprits tout modernes? » (Blignières, 1851: 252).
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de la traduction au XVIIe siècle pour saisir plus globalement le fonctionnement du littéraire dans des contextes de production et de réception spécifiques, c’est-à-dire marqués par une certaine historicité et par le culte de cette historicité. Par conséquent, concevoir le processus de réécriture, au XVIIe siècle en France, cela implique le soumettre à des règles d’appréciation qui le perçoivent en tant qu’acte d’adaptation et de création – ce qui permet une réflexion esthétique au sein de l’écriture littéraire elle-même, au cours de laquelle le traducteur assume consciemment ou inconsciemment le rôle de critique littéraire 38 . Le texte traduit, en tant que « révélateur d’une expression moderne » et jeu complexe de paroles qui se donnent à voir, conduit à un geste d’adaptation et de création fait à partir d’un travail d’analyse et de synthèse – ce qu’Amyot avait déjà compris et que Perrot d’Ablancourt suivra (Ballard, 1992: 150). Dans les traductions de Los siete libros de la Diana réalisées en 1623 et 1624 par Antoine Vitray et Abraham Rémy respectivement et dans la traduction de l’Arcadia de Lope de Vega élaborée, en 1622, par L. S. Lancelot, ce geste sera pris en compte, d’une manière implicite et/ou explicite, par les traducteurs eux-mêmes, à travers des indications poétiques qu’ils expriment volontairement. De telles indications permettent, sans aucun doute, de comprendre une herméneutique de l’écriture qui prend corps au fur et à mesure que la réécriture s’impose doublement à l’écrivain et au lecteur (la réécriture-écriture ou la lecture-écriture), déterminant son statut de genre, parfaitement assumé, comme on le verra, au XVIIe siècle et déjà timidement signalé, au XVIe siècle, par Jacques Amyot, traducteur dont le prestige est, d’ailleurs, reconnu par Chapelain vers 1620 (Zuber, 1968: 28). Ainsi, en dépassant une fonction purement philologique et pédagogique, la traduction littéraire peut être identifiée à une catégorie esthétiquement indépendante qui, tout en gardant une certaine distance par rapport à l’imitation du XVIe siècle, se projette dans le spectre conceptuel sous-jacent à la notion de « Belles infidèles » 39 . Cette mé38
Voir, à ce propos, les travaux fondamentaux de Roger Zuber (Zuber, 1963; 1968). Theo Hermans démontre que c’est vers la moitié du XVIIe siècle (1620-1650) qu’un changement important s’est produit dans le discours sur la traduction mené à bien par les traducteurs anglais et français. Ainsi, après avoir dépassé l’image répandue à la Renaissance de la traduction comme simple instrument pédagogique centré sur l’exercice de la paraphrase et sur un discours de l’auctorictas, la pratique de la réécriture connaîtra son indépendance esthétique avec les « Belles infidèles » (Hermans, 1986: 28-29; 31). 39
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tamorphose esthétique qui, lors de la transition du siècle de Montaigne vers celui de Sorel, confronte la réécriture à une maturité et à une indépendance formelles qui la classent dans les genres littéraires, accentue le principe selon lequel on doit abandonner le servilisme caractéristique de la « meschante copie » pour atteindre, par le travail individuel sous-jacent à chaque transposition, l’« admirable original » – ces expressions font justement partie des réflexions de Perrot d’Ablancourt. La transformation qui marque le passage de la copie servile au modèle institué, selon une idéalisation du modèle antérieur codifié par la lecture particulière du traducteur, pourra même, au XVIIe siècle, se caractériser par la transgression, c’est-à-dire par la perception évidente – comme le montrent Vitray, Rémy et Lancelot – que la manipulation de l’écriture devient l’une des marques explicites de la pratique de la réécriture, une manifestation exemplaire de leur activité d’herméneutes exposée dans les marges du (méta)texte. Or, la conscience d’une individualité dans la reproduction de l’original, dans sa recréation, préside au mouvement de passage de la récupération d’une « sentence » écrite avant la reproduction idéalisée d’un modèle réécrit et assumé dans son expressivité moderne. Cette recréation est marquée, comme il ressort des traductions réalisées dans les années vingt de la Diana et de l’Arcadia, par la situation et l’espace où s’inscrit la littérarité formalisée, à nouveau, dans le texte. En effet, en tant qu’attitude explicite de communication et d’interprétation 40 , la réécriture implique, au cours du siècle d’Ablancourt, la référentialité continuelle à une culture particulière marquée par le « goût classique » et par les écoles littéraires ou « écoles de culture » qui dictent des règles d’écriture, d’herméneutique et de sociologie littéraire 41 . Ainsi, au XVIIe siècle, la traduction littéraire se réclame du statut de genre et s’infiltre, sans ambages, dans le processus de création litté40 En abordant l’aspect culturel de la citation en France au XVIIe siècle, Bernard Beugnot évoque Valery Larbaud et souligne la relation implicite entre l’attitude de réception et l’ouverture à une culture sous-jacente aux manifestations de réécriture (« citation » et « traduction » seront, dans ce cas précis, des mots synonymes dans le texte de Beugnot): « (…) si la citation est un « appel et un rappel, une communication établie » (Valery Larbaud), elle amorce un processus de réception par référence à une culture. Comme le genre littéraire, elle devient « horizon d’attente »; comme le poème, elle est une partition à interpréter. » (Beugnot, 1994 a: 294). 41 Notons la pertinence assumée dans l’Histoire de la traduction en France par les différents Salons et Académies du XVIIe siècle (Van Hoof, 1991).
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raire grâce à l’« accoustrement à la françoise » revendiqué par les traducteurs et soumis à des normes chronologiques et poétiques plus ou moins établies. Il semble de ce fait pertinent de la considérer comme une forme privilégiée de légitimation des modèles esthétiques divulgués dans d’autres contextes littéraires et adaptés, par voie d’une naturalisation pratiquée volontairement, au système de la littérature française. Compte tenu de ses implications dans la genèse de certaines formes littéraires de l’époque, l’exercice de la réécriture a considérablement contribué au progrès de la prose française (Zuber, 1968: 415) et à son autonomie par rapport à la poésie. En effet, la réécriture a assuré la suprématie de l’éloquence écrite sur l’éloquence orale, la suprématie de la langue française sur d’autres langues et elle a montré que cette langue était suffisamment mûre pour développer de nouvelles formules de conceptualisation du romanesque – le cas du roman pastoral. Ainsi, la pratique de la réécriture est, à cette époque, prête à « suivre l’usage » 42 linguistique, stylistique, voire générique; ce qui explique la production massive, au XVIIe siècle, de traductions de textes de roman vers la langue française, le choix se portant sur les littératures espagnole et italienne dont la capacité d’innovation formelle est reconnue par les traducteurs français 43 . C’est justement au cours de la première moitié de ce siècle qu’Antoine Vitray et Abraham Rémy réécrivent un texte déjà traduit, pour le fixer institutionnellement dans 42 Voir l’étude d’Andrée Mansau sur les traductions françaises réalisées entre 1614 et 1707 des Novelas ejemplares de Cervantès (Mansau, 1990). 43 Van Hoof dresse une liste exhaustive des textes espagnols traduits vers le français, où il inclut des traductions comme celle de Don Quichotte (traductions de César Oudin et François de Rosset, en collaboration avec Audiguier, 1614; 1618), celle des Nouvelles Exemplaires (1615) de Cervantès, celle du Guzman d’Alfarache (sous le titre Le Gueux ou la Vie de Guzman d’Alfarache – traduction de Jean Chapelain, 1620), celle de La Constante Amarilis de Figueroa et celle de l’Arcadie de Lope de Vega (traductions de Lancelot, 1614; 1624), celle du Lazarillo de Tormes (traduction de Jean Baudoin, 1615), celle de Le Réveille matin des courtisans à partir du texte de Guevara (traduction de Sebastien Hardy, 1622), celle de la Diane (traductions de Vitray et Rémy, 1623; 1624), celle de la Célestine de Fernando Rojas (traduction de Charles Osmond, 1633), celle de L’Aventurier Buscon: histoire facetieuse et Visions de Quevedo (traduction de S. de la Geneste, 1633), celle de L’Homme de la Cour de Gracián (traduction d’Amelot de la Houssaye, 1684). De même, l’auteur mentionne les versions en langue française faites aussi à cette époque à partir de textes italiens de Machiavel, Pétrarque et Le Tasse, et il cite encore la traduction réalisée par Baudoin, en 1620, de l’Arcadie de Sidney (Van Hoof, 1991: 52-53).
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le canon de la littérature française et de l’évolution du roman à cette époque, suivant un horizon de réception favorable à l’innovation dans la production et dans la lecture du texte. De même, Lancelot, lorsqu’il traduit pour la première fois l’Arcadia de Lope de Vega, se rend compte de l’importance, pour le public français, de la divulgation d’un texte étranger et de son adaptation au système culturel et au goût dominant, la réécriture jouant un rôle important dans la formation d’un genre que l’on devra inclure dans l’histoire du roman tracée pour la littérature française du XVIIe siècle. C’est grâce à cette conscience esthétique et générique qui accompagne l’histoire de la traduction en France au XVIIe siècle que la réécriture est toujours intégrée dans le domaine de la littérature en général (et par conséquent du champ littéraire), à tel point que les théoriciens de l’époque comme Sorel, Guéret ou Baillet, émettent, à son propos, des jugements de valeur identiques et appartenant au même niveau conceptuel que ceux qu’ils formulent sur les textes perçus comme littéraires et produits au même moment et dans le même système de significations. Charles Sorel dans La Bibliothèque françoise (1664) 44 , Guéret dans Le Parnasse reformé (1668) et Baillet dans le Jugement des Sçavants (1685-1686), admettent, sans restriction, qu’ils considèrent la traduction comme un genre littéraire dont le statut fera l’objet d’une spéculation théorique commune aux autres genres décrits; ils prévoient, en outre, la possibilité de classer les traductions dans la même Bibliothèque, c’est-à-dire dans le même espace textuel que les œuvres françaises qui véhiculent, sur un plan synchronique, une fonction littéraire analogue. La conscience de l’existence d’un travail commun à l’écriture et à la réécriture mène Sorel à considérer la modernité assumée par la traduction de l’époque, reconnaissable à la façon dont le geste d’écrire à nouveau autrui et une autre réalité peut se confondre avec une actualité de l’écriture. On crée ainsi un nouveau texte qui se veut autonome, sur le plan esthétique, par rapport à l’original, comme le réclament les
44 Voir: Sorel 1970 – chapitres « Des traductions des livres grecs, latins, italiens et espagnols en françois. Et de la manière de bien traduire » et « De la manière de bien traduire », où il saisit, clairement, le sens de la pratique de la traduction de son temps, et la flexibilité caractéristique d’un genre ou d’une forme littéraire et de leur capacité d’adaptation à la « Mode qui court ».
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traducteurs contemporains de l’auteur 45 . La traduction qui, selon Charles Sorel (et les théoriciens de l’époque) est incontestablement associée à la dynamique de la littérature, est dans Le Parnasse reformé de Guéret intégrée dans une même perspective qui, en recourant à l’allusion allégorique, rattache le phénomène de l’écriture à celui de la réécriture. En fait, tous deux sont représentés comme étant porteurs d’une même expressivité et d’une même signification esthétique dans le « païs des Muses » et à la « montagne (…) [du] Parnasse » (Guéret, 1668: 3). Sur un ton satirique qui couvre presque l’ensemble de la production littéraire de l’époque (Apollon veut réformer en profondeur le Parnasse), le narrateur inclut, dans sa fiction sur la fiction, de nombreuses références au phénomène de la traduction, insérées dans un projet plus vaste de jugement des structures du littéraire pour fixer une littérature nationale, mettant sur le même plan les romans de Gombauld et les versions romanesques réalisées, au XVIe siècle, par Gabriel Chappuys. La perspective critique à partir de laquelle on envisage la réécriture pose, une fois de plus, et selon une perspective moderne perçue par Guéret (et aussi par Sorel, Baillet et par Vitray ou Rémy), la question du nom et de l’autorité de l’écriture, voire la question de la créativité individuelle qui caractérise chaque réécriture et qui la transforme, du point de vue des traducteurs, en un « moyen de devenir Auteurs », par la perception d’une réécriture-écriture. C’est pourquoi, les allusions à Scudéry, à Honoré d’Urfé ou le rejet du dénouement créé par Baro pour L’Astrée (Guéret, 1668: 95-100), présupposent, sous l’ironie de la fiction allégorique, la recherche d’une herméneutique du texte littéraire qui justifie, dans une certaine mesure, le jugement esthétique que l’on veut atteindre. Elles présupposent aussi que la reformulation du littéraire passe par une perspective élargie qui touche les inventions françaises et les « Belles infidèles », toutes deux symboliquement soumises à la réforme du Parnasse réactualisée dans des articles rédigés par Apollon dont le premier concerne les effets de réécriture 46 . 45 « Tous les nouueaux Traducteurs se sont accommodez au langage d’aujourd’huy, et à la maniere commune de faire des Vers, tãchant auec cela de representer le sens de leurs Autheurs. (...) Au lieu que l’original d’vn Liure et sa Traduction, sont deux Pieces separées et distinctes, de sorte que la derniere peut quelquefois égaler, et mesme surpasser la premiere. » (Sorel, 1970: 68/232). 46 « Article I, Voulons que les Traducteurs ayent recours aux Originaux des Livres qu’ils traduiront; qu’à cet effet toutes les Bibliotheques leur soient ouvertes pour en feüilleter les manuscrits; qu’ils fassent, s’il est necessaire, des voyages au Vatican, et
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Si les textes de Sorel et de Guéret démontrent qu’au XVIIe siècle les traductions étaient intégrées, en tant que genre, dans le domaine de la littérature, le Jugement des sçavants de Baillet pose, plus que les autres, la question de la légitimation en littérature à travers l’acte de désignation de l’auteur ou du traducteur – il s’agit d’un jugement des auteurs-traducteurs-critiques. En effet, le « Jugement des principaux traducteurs », situé dans le troisième tome (Baillet, 1685 b), cède, clairement, au principe explicité, d’ailleurs, dans l’avertissement, de réunir, dans une même formule esthétique, les traducteurs et les poètes, comme si dans la « Republique des Lettres » l’inventio élisait ceux qui projettent dans le texte littéraire le travail de l’écriture. Ainsi, lorsque Baillet établit le corpus qui fera l’objet du jugement esthétique réalisé par les « Sçavants », c’est-à-dire par tous ceux à qui l’on reconnaît le pouvoir de légitimer la littérature et de fixer les limites de son canon, il y fait figurer les traducteurs du XVIe siècle – Herberay des Essarts et Chappuys – qui, comme Perrot d’Ablancourt, ont assuré un travail de créativité des structures linguistiques 47 et des structures littéraires, enrichissant de ce fait le texte original (Baillet, 1685 b: 513-514). Ainsi au XVIIe siècle, la réécriture a été comprise à la faveur de la mémoire des « Traducteurs de Romans » qui, depuis le siècle précédent, soutiennent une pratique du texte traduit inséré dans une perspective générique. Sorel, Guéret et Baillet ont en fait pressenti, de façon irrépréhensible, dans les différentes réflexions élaborées sur la spécificité du canon littéraire français de l’époque, le statut de la traduction, la théorisation implicite ou explicite qui lui était associée et la praxis à laquelle elle se plie. Dans la suite de cette théorisation, Roger Zuber rattache le processus de légitimation du genre à cinq étapes successives (Zuber, 1968) qui accompagnent et justifient la réécriture du roman pastoral ibérique en France, fixée, au cours de cette période, dans des modèles de canonisation du genre (Vitray, Rémy et Lancelot) ou qui, d’une certaine que dans les difficultez qui les arrêteront ils importunent tous les Savans de leur siecle pour s’en éclaircir. » (Guéret, 1668: 129). 47 « Comme nôtre Langue n’a receu sa perfection que fort tard, et même assez avant dans nôtre siècle, il paroît assez inutile de parler icy de cette multitude presque infinie de Traducteurs qui ont tâché de rendre seruice à leur patrie dans les siecles precedens. C’est pourquoy nous ne rapporterons qu’un tres-petit nombre de ceux qui se sont distinguez des autres, soit par leur capacité, soit par leur pureté et la beauté du discours, selon la portée et l’usage de leur temps. » (Baillet, 1685 b: 508).
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façon, annoncent les modèles de transposition de l’écriture bucolique situés à la fin du siècle et pendant le siècle suivant (Mme de Saintonge, Le Vayer de Marsilly et Florian). Dans ce contexte, les traductions de Perrot d’Ablancourt prennent une importance toute particulière, leur succès étant visible pendant plus de trente ans auprès du public français grâce au caractère inventif cultivé et à une sensibilité particulière au plaisir du texte et aux effets à renforcer lors de la lecture. Au surplus, en adhérant à une lecture-écriture et à une réécriture qui est déjà volontairement lecture, le traducteur de l’Histoire véritable de Lucien, a choisi la transposition vers la langue française de textes purement éloquents et de textes historiques, avant de s’orienter vers les œuvres à caractère moralisant 48 , exprimant toujours, dans un souci de « clarté », une liberté créatrice sur laquelle repose la philosophie sous-jacente au culte des « Belles infidèles ». Ainsi, la perspective d’écriture mise en œuvre par le traducteur pénètre dans l’essence même de la création littéraire, à tel point qu’on envisage un processus de spécularités classiques au cours duquel celui qui (ré)écrit vise à atteindre l’image du « peintre de fantaisie » (Zuber, 1963: 289) ou, comme le suggère Bernard Beugnot, souhaite suivre des voies par lesquelles l’œuvre oscille entre les rapports de dépendance qui la lient à la tradition textuelle et à la liberté de création qu’elle revendique. De ce fait, « les belles infidèles se définissent en termes de portraits ou de métempsychose (d’Ablancourt) », c’est-àdire que « l’œuvre récupère et démembre pour féconder, multiplier, recréer » (Beugnot, 1994: 248) – des mouvements qui se révèlent clairement dans la version de la Diana réalisée à la fin du siècle et rééditée au début du XVIIIe siècle par Mme Gillot de Saintonge. Les différents moments qui ont marqué la pratique de la traduction au XVIIe siècle français correspondent, globalement, à une façon de concevoir et les formulations théoriques de la réécriture et les modes d’actualisation d’un genre. Cette conception présuppose, dans son 48
Des auteurs tels que Roger Zuber ou Michel Ballard font allusion au corpus des textes traduits choisis expressément par d’Ablancourt pour exercer la recréation sousjacente, selon lui, à l’art de traduire: de 1636 à 1638 il a traduit des œuvres d’éloquence (Octavius de Minucius Felix et quatre des Huit oraisons de Ciceron); de 1639 à 1651 il s’est consacré à la version des textes historiques de Tacite et de Xénophon; de 1652 à 1664 il a orienté la traduction vers des livres de morale – la morale sans prétention de l’Histoire véritable de Lucien; la morale plus grave de l’Histoire de Thucydide continuée par Xénophon; la morale austère des Apophtegemes des Anciens (Ballard, 1992: 172; Zuber, 1968: 277).
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essence même, une certaine codification, expliquée dans différentes formules et associée à une dynamique résultant de la perception spécifique du phénomène littéraire dans un contexte donné – celui de la « mémoire spéculaire » (Beugnot, 1994) de la littérature française du XVIIe siècle. Ce faisant, si l’on considère la structure du texte classique et sa capacité à se penser à travers son organisation spéculaire, on peut interpréter l’évolution à laquelle la théorie et la pratique de la traduction ont été soumises comme des reflets d’une poétique qui se revoyait continuellement dans des introspections de l’écriture, visibles, dans ce cas, dans les phénomènes de réécriture et dans les jeux de textualité ou de métatextualité qui y sont exhibés. Jeux qui s’inscrivent dans une réflexion fixée dans les péritextes des traductions qui, selon les propres termes de Beugnot, doublent le texte, accomplissent le geste spéculaire qui caractérise le XVIIe siècle français et sont assimilés à cette spécularité interne où la théorie se fond dans le texte qui la valorise ou qui la rend objet de signification (Beugnot, 1994: 249). « LA RECREATIVE LECTURE DES ROMANS ET DES BERGERIES e PERITEXTE ROMANESQUE AU XVII SIECLE
» –
LE
Les péritextes qui accompagnent la traduction française de l’Arcadia de Lope de Vega (1622) et les nouvelles versions de la Diana et ses continuations réalisées par Antoine Vitray (1623) et Abraham Rémy (1624), bien que n’étant pas des exemples de théorisation du siècle d’or de la réécriture française – comme les prologues de Perrot d’Ablancourt, traducteur-auteur-théoricien –, représentent, peut-être, une certaine conception de la réécriture-écriture et de l’écriture-lecture, laquelle en fait des objets herméneutiques indispensables pour comprendre le statut du roman pastoral, en tant que genre déjà défini dans l’histoire du roman tracée à cette époque, et pour délimiter le statut que la traduction, en tant que genre assumé, pourrait développer dans le cadre de ce parcours romanesque. Par conséquent, de tels péritextes incitent, comme la plupart des textes analogues publiés dans les traductions réalisées au cours du XVIIe siècle, à la création d’une « relation génétique » (Van Gorp, 1981: 209) entre le texte premier et le métatexte, en légitimant une position plus ou moins explicite du traducteur par rapport à l’écriture qu’il reproduit et dont il se sent, évidemment, le seul responsable, sous les auspices des « Belles
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infidèles ». Ainsi, les premiers éléments de lecture-écriture avancés par les traducteurs français du roman pastoral ibérique du XVIIe siècle sont liés à une expérience de caractère thématique et structural qui les amène, en tant que médiateurs du texte – peut-être en tant qu’auteurs potentiels de la fixation du texte pendant le siècle d’Ablancourt – à exprimer une sorte de théorie du roman qui indique, non seulement la lecture que le modèle impose, mais aussi la lecture que le traducteurauteur a synthétisée dans la réécriture réalisée, fatalement identifiable, comme on le verra plus tard, à l’écriture romanesque développée dans L’Astrée et dans d’autres romans pastoraux publiés pendant les années vingt et trente du XVIIe siècle. Ainsi, L. S. Lancelot, sachant qu’il s’agit d’une première présentation de l’Arcadia de Lope de Vega dans la littérature française, profite de la fonction informative que le titre peut développer pour y expliquer la nature des conventions thématiques avec lesquelles le texte de Lope joue et grâce auxquelles le traducteur veut attirer le public. Les Delices de la Vie Pastoralle de l’Arcadie, Traduction de Lope de Vega, fameus autheur Espagnol introduisent d’emblée le lecteur dans l’univers bucolique de la pastorale et dans l’espace symbolique de l’Arcadie, où les différentes intrigues amoureuses que le traducteur souligne dans la réécriture pratiquée et dans les péritextes qui le précèdent seront développées. La légitimation de l’écriture du roman fait ainsi partie de l’épître adressée par Lancelot à « Madame de Maugiron, dame du Molart » 49 et elle se dévoile sous des formes d’explicitation de l’intrigue et des personnages, en parfaite symbiose avec la dédicataire et le modus interpretandi que, a priori, celle-ci symbolise en tant que lectrice exemplaire du texte désormais réécrit. En effet, le traducteur réclame pour lui-même la fonction d’expliciter le parcours de lecture du roman de Lope de Vega, en en présentant le contenu et l’objectif moralisant qui caractérise les « chastes affections » des bergers, comparables à l’« Intégrité » de la destinataire. Il intègre également, dans une autre préface consacrée aux « Nymfes de l’Isle de France » 50 , la réécriture tracée dans le cadre d’un pastoralisme formel où se croisent des symboles ou des emblèmes tels que la « musette champestre » et les différentes figures mythologiques – Oreades, Dryades, Naïades, Napées – qui remplissent le monde pas49 « La / Tres-haute, et / tres-vertueuse / Dame, / Madame de Maugiron, / Dame du Molart, / Varicieux, etc. » (Lancelot, 1622). 50 « Aus / Nymfes de la / bien-heureuse / Isle de France » (Lancelot, 1622).
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toral et qui se révèlent dans un même plan de signification que les Nymphes auxquelles il adresse son texte (figures métaleptiques coïncidant probablement avec le public (féminin) désigné). Antoine Vitray et Abraham Rémy, reconnaissant eux-aussi qu’en faisant lire au public français une nouvelle traduction de Los siete libros de la Diana, ils seront amenés à transmettre une expérience herméneutique plus actuelle et mieux adaptée à de potentiels lecteurs de romans, profitent de l’espace péritextuel pour décoder les thèmes, les situations romanesques, les histoires racontées qui font partie des conventions de l’écriture pastorale et qu’ils reformulent parfois, réduisent ou amplifient, en tant que nouveaux traducteurs (auteurs). Par exemple, dans la dédicace de la traduction de 1624, « à la Reyne », le traducteur fait allusion à la souffrance amoureuse qui afflige Diane – la « violence de ses passions » – et à ses conséquences funestes (la fortune irréversible) dans le parcours existentiel de la protagoniste: Il y a long temps qu’elle [Diane] souspire sous la violence de ses passions, et parmy les rudes trauerses que l’amour luy a fait souffrir depuis le iour que vous sortistes de l’Espagne pour faire renaistre en ce Royaume sous l’influence de vos regards, les douceurs d’un eternel prin-temps, on peut dire qu’elle se fut librement consacrée à la mort (...). (Rémy, 1624).
On voit, dès lors, énoncée une forme de présentation de la matière diégétique formulée dans les histoires racontées et annoncée également dans les Sommaires créés par Rémy et par Vitray, au début de chaque chapitre: « Sirene arriue dans les prairies de Leon. Plaintes de Diane contre la fortune et contre soy-mesme. Les regrets de Firmio contre ceste Bergere, et ses diuerses raisons touchant les forces de l’amour » (Rémy, 1624: 512); « Sylvain fait escovter à Syrene le chant de Sylvagie. Elle les aborde prés de la fontaine. Ils y disputent de l’inconstance des femmes. Et puis elle leur raconte l’histoire de ses Amours. » (Vitray, 1623: 33). De même, dans le cadre d’une explicitation générique que les trois traducteurs assument clairement en tant que médiateurs des textes ibériques ou, surtout, que co-auteurs d’une écriture qu’ils recréent, apparaissent, parfois volontairement, de nombreuses allusions à des faits de structure sur lesquels s’appuie la construction hypercodifiée du genre, reconnue du public français qui lit L’Astrée. En fait, dans la version de la Diane de 1623, le traducteur crée une Table des lettres (Vitray, 1623) comprenant dix-neuf lettres échangées entre les per-
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sonnages – élément important de l’architecture textuelle des « Libros de pastores » et du roman français de l’époque. Rémy et Vitray font aussi allusion aux histoires racontées sous forme de métadiégèses, suivant la structure à tiroirs qui caractérisait les longs énoncés romanesques 51 ou encore ils suggèrent des annotations sur le type de dénouement adéquat au genre – le « happy end » 52 – et les diverses continuations du roman promises au lecteur, dans le but de promouvoir les attentes romanesques et d’arriver à des conclusions alléchantes. En ce sens, la dialectique, suggérée quelques années plus tard par René Rapin, interprète d’Aristote, selon laquelle le texte littéraire doit « plaire et instruire », est déjà, formellement, pressentie par les écrivains du début du siècle, notamment par les traducteurs, puisqu’ils ont pour tâche, lorsqu’ils choisissent le texte premier et le transforment en une version française, d’indiquer (et de justifier) la fonction que la traduction elle-même doit remplir dans la littérature française de l’époque. Ainsi, si l’éditeur de la traduction de Lancelot (médiateur de la lecture de la réécriture) ne manque pas de souligner, auprès du lecteur 53 , les « honnestes divertissemens » que la « recreative lecture des Romãs et des Bergeries » permet de développer – faisant, à la fois, l’éloge de la capacité rhétorique et de l’invention de Lope –, le traducteur indique lui-même, à la destinataire de son épître, « les pudiques dezirs de ces Amants » comme moyen de sublimer, par voie de l’éthique de l’écriture romanesque, ses devoirs d’obéissance envers elle. De la même façon, Lancelot ne manque pas d’évoquer, dans la préface adressée aux « Nymphes de la bien-heureuse isle de France », l’opposition topique, présente dans la plupart des romans pastoraux,
51 « Le Berger incogneu monstre une belle houlette. Sa description. Delicio raconte ses aduantures, et ce qui luy estoit arriué sur sa ressemblance auec Parthenio. La suite des aduantures de Parthenio et de Delicio. Le Geant Gorforoste poursuit Stelle: Et menace les Dieux. » (Vitray, 1623); « Les amours et aduantures de Seluage, les tromperies d’Ismenie, et les diuerses passions d’Alanie et de Montain. » (Rémy, 1624: 44). 52 Voir l’épître adressée « À la Reyne » par Rémy: « Dans le premier volume vostre Maiesté peut auoir remarqué les diuerses faces que l’Amour emprunte, pour se rendre maistre de nos volontez. Dans ce second, elle verra toutes ces infortunes terminées par une heureuse alliance. » (Rémy, 1624 a). 53 « Le Libraire, aus / Lecteurs » (Lancelot, 1622).
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entre l’espace bucolique et l’espace de la cour, vertu et vice s’opposant ainsi pour pouvoir mettre en valeur le premier 54 . Ce parcours idéologique est aussi suivi par l’auteur de la préface « Sur la nouvelle traduction de la Diane de Montemayor », intégrée dans la traduction de Vitray, lorsqu’il compare la chasteté de la protagoniste à celle de Vénus et de Pallas, conjuguant, sur le même plan, les vertus des trois déesses et se servant de l’interférence du plan mythologique avec le plan fictionnel pour obtenir un résultat plus adapté au lecteur des romans du XVIIe siècle. A. Rémy met encore en relief, auprès de la « Reyne », le statut éthique du genre, lorsque celui-ci est réécrit et la vertu de Diane transposée vers la littérature française 55 . Dans l’épître, qui ouvre le Tome II, il fige également l’image de l’amour « volage » qui tyrannise les amants, à partir duquel les personnages et le public lui-même peuvent tirer des leçons pour une conduite chaste: Il ne faut point douter que ce Dieu volage ne produise d’estranges effects en l’ame de ceux qui se rendent ses esclaues: mais il y a bien plus d’estonnement de voir les diuers moyens qu’il inuente pour leur contentement, lors que par un chaste seruice ils luy ont fait hommage de leur liberté, veu que les plaisirs qu’ils reçoiient, sont d’autant plus grãds, que leurs peines ont esté excessiues. (Rémy, 1624 a).
Mais les péritextes des traductions de Lancelot, Vitray et Rémy, déjà encadrées, bien que timidement, dans le siècle des « Belles infidèles », dénoncent, sans ambages, une nécessité de justifier la transposition et, en même temps, de démontrer le pouvoir de l’auteur sur l’écriture. Les marges du texte intègrent ainsi une théorie de la traduction selon laquelle la réécriture implique une maîtrise particulière et, surtout individuelle, de l’écriture qui doit être soumise à une théorisa54
« Soutenés aussi adorables Protectrices des troupeaus, que celuy qui l’a reduitte, et vous l’a offerte en cet estat, sçait bien qu’elle n’a pas assés d’affeterie pour flater l’esprit des Courtisans, et par cet artifice, se faciliter l’entrée des sumptueus Cabinets des Princes; Mais qu’il s’estime recompencé de son labeur, au de là de toute vsure, si pour la garentir de l’orage du Temps et de la rage de l’Enuie, elle peut meriter cette grace, que vos Grottes sacrees, ou bien l’ombre de vos Forest solitaires, luy seruent d’Azile salutaite. » (Lancelot, 1622). 55 « Ceste Diane dont la glorieuse renommée a laissé à toute l’Espagne un desir de voir ses beautez, et un regret universel de ne pouuoir imiter ses vertus (...) a resolu de quitter son propre païs, et de s’habiller à la Françoise, pour vous immoler ses vœux. » (Rémy, 1624).
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tion pour pouvoir être légitimée. C’est pourquoi, le geste indicatif du renouveau de l’écriture – la nouvelle traduction du roman de Montemayor recréée explicitement par Vitray et Rémy – est déjà un signe évident du transfert du discours d’autrui vers soi-même, compte tenu qu’il s’agit d’un texte créé à nouveau et donné, désormais, à lire au public du XVIIe siècle. Antoine Vitray souligne, dans le titre de la deuxième épître dédiée à la protagoniste (topos de la préface fréquemment utilisé dans les textes traduits), la nouveauté introduite par la version réalisée – « A Diane sur la nouvelle traduction de ses amours » (Vitray, 1623) –, par rapport à laquelle il tisse, tout de suite après, des commentaires importants sur le mode de réécriture pratiqué. Par ailleurs, dans le « Privilege du Roy » qui figure dans la traduction d’Abraham Rémy, on peut déceler l’importance accordée à la nouvelle version française de la Diane, étant donné que, lorsque le titre est soumis à la censure royale, on justifie le Privilège octroyé par l’enrichissement présumé que le texte réécrit permet – « La Diane de Monte-Major, nouuellement traduite par Abraham Remy, enrichy de quantité de Figures » (Rémy, 1624). Les traducteurs rendent aussi visible, dans ce « vestibule » textuel, l’appropriation culturelle présente dans leurs réécritures, lorsqu’ils décrivent, explicitement, leur travail en tant que déguisement (un autre topos de la préface). Lancelot accentue, à ce titre, la convergence des deux rhétoriques (l’espagnole et la française) afin d’atteindre à une réception plus efficace 56 . Rémy admet la fusion entre la destinataire et la prêtresse de Montemayor (Felicia), dans un jeu métaleptique qui, en tenant compte de l’éloge de la dédicataire, annonce la symbiose tacite (et la transformation) d’un personnage espagnol et d’une personnalité française 57 . Finalement, chez Vitray, on prend conscience que le déguisement peut entraîner un affaiblissement linguistique qui semble, 56 « Ie laisse à ceus d’entre vous, à qui la langue Espagnole est familiere, d’admirer l’excelence de cette Traduction, et de satisfaire pour mon impuissance, aus loüanges eternelles que merite l’Auteur d’icelle, dont l’ingenieuse industrie, a meslé fort artistement, les fleurs et les couleurs de la Rhetorique françoise auec celles de l’Espagnol, qui veritablement ornent cette peinture parlante, d’un lustre bien éclatant. » (Lancelot, 1622). 57 Dans l’épître « à la Reyne »: « (...) vous estes la seule Felicia qui la pouuez rendre heureuse, en luy permettant l’entrée de vostre Cour; ce luy sera une faueur inestimable si elle demeure en France sous les auspices de vostre Nom auguste (...). » (Rémy, 1624).
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néanmoins, nécessaire pour bien comprendre le texte et l’adapter convenablement à un autre champ littéraire (celui-ci impliquant l’espace culturel et sociologique) 58 . Éviter l’obscurité et l’ambiguïté du texte, parvenir à une clarté discursive, sont, en outre, les raisons évoquées par le traducteur dans les péritextes, pour que le lecteur soit amené tout au long du texte, comme dans les Remarques de Perrot d’Ablancourt, à réaliser une lecture appropriée grâce aux explications axées davantage sur l’écriture de la traduction que sur l’écriture de l’original. C’est pourquoi, de la conscience tacite de ces métamorphoses, et presque par un préjugé esthétique, on voit surgir, dans la version de Vitray, l’allusion à une tendance à la fidélité sous-jacente à la nouvelle version réalisée (« A Diane sur la nouvelle traduction de ses amours ») 59 qu’on ne retrouve pas dans d’autres affirmations du traducteur et de l’auteur anonyme du péritexte, légitimant une réécriture qui transforme le texte, c’est-à-dire les « changements » (Vitray, 1623) auxquels il est soumis. Cette forme de légitimation de l’écriture qui se développe de manière autonome conduit les traducteurs à assumer, en s’appropriant le rôle d’auteur revendiqué au cours du XVIIe siècle, les manipulations textuelles de l’écriture narrative qu’ils (re)produisent, tantôt à travers les transformations, tantôt à travers les adaptations. Le souci de l’exhaustivité formelle est donc revendiqué par l’éditeur de la traduction de Lancelot, lorsqu’il justifie, auprès des lecteurs (« Le libraire, aus lecteurs ») la suppression de certaines « superfluités » récurrentes dans les œuvres de Lope 60 afin de ne pas couper le fil narratif, cédant ainsi depuis le début à un rythme romanesque exigé par le public français des romans. De même, l’imprimeur de la version française de Los siete libros de la Diana réalisée par A. Rémy se permet de souligner le fait que le traducteur a ajouté certains chapitres à l’original – le traducteur devient, en définitive, auteur –, 58
« Peut-estre que cet habit à la Françoise les desguise en quelque façon [à Diane et sa compagnie], et que leurs discours seront moins polis en ceste langue qui leur est estrangere. » (Vitray, 1623). 59 L’anonyme qui signe le péritexte (P.P.B.), affirme, à la fin, en vers: « Mais plustost la Posterité//Iugera que ie suis fidelle//Puisque pour parler auec elle,//Ie cherche la Fidelité. » (Vitray, 1623). 60 « En laquelle [traduction] aussi, il [le traducteur] a tres prudemment moderé les superfluités, que l’on peut auoir remarquees en l’Arcadie, aussi bien qu’en la pluspart des autres Liures de Lope, qui interrompent souuent la suyte necessaire, et le droit fil de son suget. » (Lancelot, 1622).
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pour combler ces vides textuels qui pourraient remettre en cause la cohérence d’une histoire racontée qui doit être parfaite 61 . Or, ce rôle joué par la figure du traducteur et la manipulation de (et sur) l’écriture qui en découle – parfaitement adaptée à la pragmatique de l’écriture des « Belles infidèles » – sont explicités par Rémy, lorsque, dans la préface « Au Lecteur », il soumet à la considération de celui à qui il fait lire la nouvelle traduction de la Diana le choix d’un certain type de réécriture, éloigné de la pratique du « mot à mot » et des limitations sémantiques et stylistiques que celle-ci pourrait introduire: Amy Lecteur, bien que la Traduction soit vn labeur ingrat, et qu’il y ait de grandes difficultez en quelque langue que ce soit, de se former au stile de l’Autheur que l’on veut traduire; toutefois les riches inuentions que i’ay trouuées dans Monte-Major, et les conceptions releuées que cét Autheur nous fait paroistre en la suitte de son liure, m’on fait mettre ces considerations à part, pour faire voir à la France vne si rare Piece. Ie ne l’ay point voulu rendre en nostre langue mot pour mot, comme ont voulu faire quelques vns; (...) i’ay estimé, principalement pour les Vers, qu’il estoit impossible de les traduire mot pour mot sans oster toute la grace et la douceur de nostre Poësie, qui est beaucoup plus naïfue que l’Espagnole; car c’eust esté tout à fait gehenner le sens, et luy donner vn autre visage: c’est pourquoy i’ay tasché à vous faire voir au mieux qu’il m’a esté possible la conception de l’Autheur. (Rémy, 1624).
Selon Rémy, auteur-traducteur du siècle d’Ablancourt, « donner un autre visage » au texte premier ne signifie pas forcément trahir les objectifs de l’auteur mais, au contraire, les rendre plus clairs auprès du public par le biais de l’adaptation. C’est pourquoi, réécrire équivaut, dans une certaine mesure, à déguiser les mots. Mais ce geste peut aussi suggérer le déguisement qu’il contient en lui-même, exprimé par un geste double: l’éloignement et la proximité de la réécriture par rapport à l’écriture ou alors, la canonisation de l’écriture par l’ouverture de la réécriture à des cadres de perception du littéraire formellement circonscrits à une mémoire du texte à laquelle les écrivains (traducteurs) de Louis XIII et de Louis XIV ne renoncent pas.
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« Le Traducteur y a adiousté quelques Chapitres, par lesquels vous vous pouuez asseurer qu’en ces trois parties vous auez l’histoire parfaitte. » (Rémy, 1624).
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JUGEMENT DES IMAGES ET DISCOURS RECREE (XVIII SIECLE)
La poétique de la traduction ne se limite donc pas seulement, au tournant des XVIIe siècle et XVIIIe siècle, à mettre l’accent sur la mémoire du texte qui conditionne des pratiques d’écriture et de réécriture, mais elle accompagne aussi les formes de mobilité du littéraire qui, sous le paradigme indéniable des Lumières, sont amenées à élargir les principes esthétiques dont elles se réclament 62 . Étant donné que dans ce contexte la traduction s’affaiblit comme genre – Zuber situe le début de cette disparition conceptuelle à partir de 1653 –, la réécriture sera amenée à remplir d’autres fonctions, à acquérir de nouvelles significations et à devenir écriture, c’est-à-dire écriture théorisée, suivant divers paradigmes de lecture. Les versions du grec et du latin se faisant rares, la traduction sert surtout à créer de nouveaux horizons que l’on retrouve très souvent dans l’ouverture à de nouvelles langues et à de nouvelles cultures vivantes. Ainsi, cette modalité de réécriture devient, à partir des Lumières, une source d’élargissement culturel possible – ce qui explique l’éloge que Diderot fait à Richardson – qui a marqué, de façon indélébile, la littérature française par le passage d’une perspective antérieure, qui considérait le texte traduit comme un moyen d’enrichissement de la langue, à une nouvelle perspective qui le considère comme un moyen privilégié de renvoyer le lecteur à la découverte et à la reconnaissance de l’altérité (Chevrel, 1989 a: 63-64). En réalité, les maîtres du XVIIIe siècle envisageaient la traduction comme un exercice exemplaire d’herméneutique du texte étranger (la recherche poussée à l’extrême de l’autre et l’appropriation de son étrangeté), dans le prolongement d’une didactique des langues introduite, à la fin du XVIIe siècle, par l’école érudite des Dacier (Hulst, 1993: 234). La réécriture s’intègre donc sous le signe cosmopolite des Lumières, non dans des cadres théoriques très rigides ou dans un débat thérique ayant la portée de ceux des siècles précédents, mais dans une réflexion interdisciplinaire qui comprend des formes plus élargies de recréation de l’écriture littéraire. Ces formes se situent entre
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Parmi la bibliographie réduite consacrée à la théorie de la traduction au XVIIIe siècle nous soulignons les textes de Lieven d’Hulst (D’Hulst, 1993; 1996) et la synthèse historique élaborée par Henri Van Hoof, notamment le chapitre intitulé « Au siècle des Lumières » (Van Hoof, 1991: 57-65).
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l’originalité cultivée dans la version 63 – comme dans la traduction libre de Mme de Saintonge (1699; 1733) – et la pratique prolixe de l’adaptation, sans pour autant négliger une lecture plus ou moins linéaire de l’original – comme dans la dernière traduction de la Diane, réalisée par Le Vayer de Marsilly en 1735 ou dans l’imitation de la Galatée, composée par Florian en 1784. Par ailleurs, l’idée de cosmopolitisme et d’ouverture à d’autres schémas de vision ou d’interprétation du monde renvoie à une conception particulière de la traduction qui la fixe, au-delà de la stricte spéculation linguistique, dans le cadre de la structuration du champ littéraire. Nicolas Beauzée, conscient de ce processus, lorsqu’il écrit l’article « Traduction, Version, gramm.[aire] » du Tome XVI de L’Encyclopédie, présente une définition de la réécriture davantage ancrée dans le domaine de la pensée, de la gnosis, que dans celui de la littéralité particulière à la version 64 . En somme, la traduction s’ouvre à un parcours plus universel, formulé sous une théorisation poétique qui considère son articulation avec un horizon d’attentes marqué par de nouvelles valeurs – « la langue nouvelle », « les tours et idiotismes de cette langue ». En ce sens, ce qui en ressort, c’est la tâche ou le travail développé par le traducteur en vue d’adapter la réécriture à un milieu de réception spécifique: la lecture doit ainsi passer par le regard interprétatif des hommes de lettres et des publics différents et beaucoup plus vastes. L’article rédigé par Marmontel pour les Suppléments de l’Encyclopédie (1777), intitulé suggestivement « Traduction-Belles-Lettres », insiste de ce fait sur le caractère prolixe qui caractérise le milieu de réception ouvert, désormais, à un public mondain qui participe à un débat théorique et idéologique sur les « Belles-Lettres » (les phéno63
Maria Moog-Grünewald attire, justement, l’attention sur le fait que, dans la transition du XVIIe siècle vers le XVIIIe siècle, le concept-clé de l’imitatio a été remplacé par celui de l’originalité (Moog-Grünewald, 1984: 87-88); Hendrik Van Gorp, tenant compte de l’évolution des traductions françaises du roman picaresque, aux XVIIe et XVIIIe siècles, affirme qu’à la fin du XVIIe siècle la tendance à la traduction libre est parfaitement évidente. On doit ainsi très souvent parler d’adaptation et non de traduction, au vrai sens du terme (Van Gorp, 1981: 212). 64 « Il me semble que la version est plus littérale, plus attachée aux procédés propres de la langue originale, et plus asservie dans ses moyens aux vues de la construction analytique; et que la traduction est plus occupée du fond des pensées, plus attentive à les présenter sous la forme qui peut leur convenir dans la langue nouvelle, et plus assujettie dans ses expressions aux tours et aux idiotismes de cette langue. » (cit. D’Hulst, 1996: 89).
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mènes de réécriture y étant, à présent, inclus), jusqu’alors réservé aux érudits et qui a pour seule exigence que le texte traduit soit utile ou agréable. On comprend donc que la théorisation plus explicite réalisée dans le domaine de la traduction au XVIIIe siècle souhaite allier, en ayant comme point de départ les orientations prises à l’époque par la réécriture, les « belles-lettres » aux effets de réception qui reposent sur le goût pour le mondain et l’actuel. Ainsi, au cours de ce siècle, on voit paraître des textes tels que l’Apologie des traductions de Nicolas Gédoyen, les Réflexions préliminaires sur le goût des traductions (1738) qui précèdent les traductions de Pope élaborées par Étienne de Silhouette, les Réflexions sur nos traducteurs de Saint-Évremond. Il s’agit en fait de traités qui rendent, clairement, compte d’un besoin de dépasser la théorie par la théorie afin de dynamiser la réflexion sur l’adaptation non rigide de la réécriture, conditions de réception qui s’imposent de plus en plus. En définitive, on est passé d’une poétique qui dicte les règles de réécriture que chaque traducteur doit suivre à l’élaboration d’un code plus abstrait qui adhère aux normes émanant d’une sensibilité particulière au type de lecture et aux choix de lecture qui caractérisent le public sous les Lumières. C’est pourquoi, Charles Batteux met en œuvre un parcours de réflexion graduelle qui commence, d’une part, dans Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746), par se consacrer à la formation du goût et à la pertinence de la réception esthétique des œuvres. D’autre part, dans le Traité de la construction oratoire, œuvre en cinq volumes publiée entre 1763 et 1764, l’auteur intègre ouvertement la traduction, en réfléchissant, dans une perspective rhétorique, sur l’ordre des mots dans l’écriture et dans la réécriture. Batteux s’inscrit en effet au cœur du débat qui traverse le XVIIIe siècle entre grammairiens et philosophes, et il souhaite élargir la position restreinte des premiers, lorsqu’il considère le vaste éventail de genres auquel le critique est confronté (la dispersion, plus que la concentration limitative) ainsi que la liaison des règles à établir avec le concept plus vaste de belleslettres (où s’inclut, sans doute, la notion de réécriture comme symbole d’une ouverture au dialogisme et aux contaminations de l’écriture). La traduction figure ainsi explicitement dans les priorités théoriques à développer dans le Cours des Belles-Lettres (1753), puisque l’auteur introduit dans la structure de l’œuvre un long chapitre intitulé Principes de la traduction, dans lequel il définit, sous le signe d’une nou-
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velle perception de la réécriture – qui suit les trois versions du roman pastoral ibérique à considérer –, douze règles concernant tout ce qui ne doit pas être transposé de l’original. En ce sens, la mise en valeur d’une écriture qui se plie au goût cosmopolite du lecteur de l’Encyclopédie réintègre, surtout, une dimension esthétique projetée dans le texte qui est reconstruit et qu’on veut inscrire dans une littérature dont les voies de signification se pensent à l’intérieur même de celle-ci et se formulent selon un horizon d’attentes marqué d’un point de vue historique et culturel 65 . Adaptée axiologiquement à un cadre esthétique qui repose sur des règles de (ré)écriture et de lecture, la traduction privilégie ainsi au XVIIIe siècle la confrontation du texte réécrit avec les genres déjà établis et canonisés – les versions françaises du Vayer de Marsilly et de Florian en sont un exemple flagrant –, les plaçant face à un programme littéraire qui comprend de nouvelles matières plus que des formes originales. Ainsi, contrairement aux XVIe et XVIIe siècles (et dans le cas des traductions successives du roman pastoral ibérique réalisées à cette époque), où les nouveaux modèles d’expression étaient intégrés dans le système littéraire français pour promouvoir différentes modalités génériques d’écriture, au XVIIIe siècle, le texte traduit ne veut pas compromettre la cohésion des genres français, mais plutôt en augmenter les capacités expressives par la connaissance consciente de l’altérité des contenus et des significations esthétiques. L’exemple du roman est, dans ce cadre théorique, tout à fait illustratif: au lieu de recourir à la traduction pour renouveler le genre par l’imposition de nouvelles formules d’écriture (et de lecture), la version, vers la langue française, de récits de fiction constitue, au XVIIIe siècle, une tentative de créer, par le contact avec une autre littérature nationale, un statut littéraire que le roman souhaitait atteindre par rapport à d’autres genres déjà canonisés. Le cas de Prévost-traducteur 66 , inséré dans le domaine de la traduction ou de la pseudo-traduction à l’époque des Lumières, montre que, en situant le roman dans le cadre périphérique du système littéraire français de l’époque, le recours aux 65
Ainsi s’explique que, à la fin du siècle, Rivarol devienne, dans l’élaboration du Discours préliminaire à la traduction de l’Enfer (1783) de Dante, un précurseur de la tendance de la traduction-reconstitution historique que d’une certaine façon Florian a déjà pressentie et qui sera développée avec plus d’acuité au cours du siècle suivant par Leconte de Lisle (Van Hoof, 1991: 65). 66 Voir, à ce propos, l’étude synthétique et très solide de Jan Herman (Herman, 1990).
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textes anglais (Prévost traduit Clarisse Harlowe de Richardson en 1751) renforce, sans aucun doute, une quête d’identité canonique, par l’appropriation des processus et des contenus d’une écriture autre, à travers la réécriture. En somme, le recours à la pseudo-traduction – un processus perçu dans le cadre d’une relation d’autorité partagée – pourrait servir de stratégie au processus d’actualisation du roman en France (Herman, 1990: 2); ou alors, par le biais de stratégies de fiction, les nombreux textes narratifs français qui se présentent comme des traductions de lettres anglaises (Prévost, Lettres de Mentor à un jeune seigneur, 1763) témoignent, dans le cadre du genre lui-même, d’une tentative de le légitimer à travers l’évocation d’un ensemble littéraire étranger, dont la valeur esthétique est facilement reconnue par la critique et par le public en général. Par ailleurs, le cosmopolitisme idéologique comprend aussi le choix d’une rhétorique de l’écriture et d’une rhétorique de la lecture, ce qui explique, logiquement, la pertinence que les littératures vivantes, notamment l’anglaise et l’allemande, vont acquérir dans le parcours suivi par la traduction. Par exemple, l’Abbé Desfontaines traduit, en 1727, les Voyages de Gulliver, alors qu’en 1750 apparaît la réécriture de Tom Jones par Pierre Antoine de la Place; le Paradis perdu de Milton fait l’objet de huit versions entre 1729 et 1778; l’Essai sur l’homme de Pope est maintes fois traduit entre 1730 et 1785; Diderot fera connaître au public français le Journal de Moore, en 1760; une année après sa publication en Angleterre, on traduit vers le français l’œuvre capitale de Sterne, La vie et les opinions de Tristram Shandy (1760); Pierre le Tourneur se charge, entre 1776 et 1782, de réaliser la traduction des œuvres intégrales de Shakespeare (vingt volumes); on traduit, en même temps, les romans de Richardson et ceux de Gœthe et de Schiller, surtout au cours de la deuxième moitié du siècle. Ainsi, contrairement à ce qui s’était produit au XVIIe siècle, les littératures italienne et espagnole ne sont plus le centre d’intérêt des traducteurs – le choix portait sur l’expérience extrême de l’altérité –, encore que l’on retrouve des versions françaises de Montemayor, Cervantès, Lope de Vega (théâtre), Gracián et des imitations telles que Le diable boiteux de Le Sage (1707), ou, dans le cadre de la littérature italienne, des réécritures de Pétrarque, Bocacce, Machiavel, Le Tasse, Arioste et Dante. La tendance la plus « moderne » est donc celle de l’exploitation de nouvelles littératures – la première traduction fran-
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çaise des Lusiades date de 1735 et est réalisée par Duperron de Castédra. La littérature russe fait, elle aussi, l’objet d’une attention toute particulière de la part des traducteurs des Lumières, ce qui montre une conception de la réécriture qui la projette vers le divers et l’altérité, perçus dans une dimension idiosyncratique. « ACCOMMODER UN AUTEUR AU GOUT DE LA NATION POUR LAQUELLE ON e TRADUIT » – LE PERITEXTE CRITIQUE AU XVIII SIECLE
La traduction de Los siete libros de la Diana réalisée par Mme Gillot de Saintonge en 1699 et en 1733, ainsi que les versions de ce même roman ou de la Galatée de Cervantès écrites, respectivement, en 1735 par Le Vayer de Marsilly et en 1784 par Florian, correspondent à des tentatives de réécrire les textes ibériques pendant un siècle où l’on ne pouvait plus lire le roman pastoral comme à l’époque de L’Astrée, mais où l’on devait donner à lire ces œuvres de fiction, vu la position qu’elles occupaient dans le cadre d’une encyclopédie littéraire (ou d’une bibliothèque virtuelle) que les écrivains se devaient de divulguer. Ce qui explique que les espaces où, dans les dernières traductions des romans pastoraux ibériques, on construit l’écriture de l’écriture, accentuent maintenant, selon une stratégie de repenser un texte « ancien » à partir de critères universels, des modalités de traduction dont les axes de théorisation explicite (reformulations et modifications textuelles ou génériques) s’allient à la forte présence, dans le texte, d’attitudes de production et de réception. Mme Gillot de Saintonge vise, par exemple, à présenter le roman de Montemayor, à la dédicataire de sa première épître 67 , comme une fiction créée autour de « galans Espagnols, à qui l’Amour a causé plus d’une espece d’égarements » (Saintonge, 1733), situant le texte dans un espace où le romanesque recréé renvoie à un processus d’étrangeté signalé par l’origine étrangère du texte premier – la réalité espagnole des « Grands d’Espagne », mentionnée dans le titre de 1733. Le même effet d’étrangeté sera, d’ailleurs, aussi perçu par Florian lorsqu’en établissant un rapport métaleptique, entre la dédicataire et les person-
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« A / Son Altesse Royale / Madame » (Saintonge, 1733). La version utilisée sera toujours celle de 1733, coïncidant totalement avec celle de 1699 (ne différant que dans le titre), étant donné que l’édition du XVIIIe siècle a été plus facile d’accès à la BnF-Bibliothèque de l’Arsenal.
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nages de la fiction, dans l’épître adressée à la duchesse de Chartres 68 , il fait allusion à l’intromission d’une « villageoise etrangere » – Galatée – dans l’univers courtois qui entoure la destinataire du texte, elleaussi déguisée en bergère (« Princesse ou Bergere »). Il veut ainsi survaloriser la diversité culturelle et littéraire que la réécriture/imitation n’escamote pas. De même, dans la préface à caractère critique intitulée « Des Ouvrages de Cervantes », Florian essaie de justifier la violence suggérée par les combats décrits dans La Galatea, en évoquant l’esprit guerrier des Espagnols, symbole d’une vision du monde différente que le traducteur a voulu conserver pour ouvrir son imitation à une encyclopédie d’images d’une culture plus vaste, composée de « récits de guerre et d’amour » (Florian, 1784: 44) étrangers 69 . De tels projets s’inscrivent donc dans un ordre de configuration de l’univers traduit qui s’établit dans un parcours thématique parallèle à la littérature française de l’époque. Saintonge, par exemple, y a été sensible, lorsqu’elle fait allusion aux affaires amoureuses développées et aux « égarements du cœur », représentés sous forme d’« Avantures secretes » (Saintonge, 1733) auprès du lecteur du XVIIIe siècle, voire du lecteur de Les égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon. Ce même souci de projeter le roman dans un cadre thématique soumis à une écriture et à une lecture spécifiques, amène, à son tour, Le Vayer de Marsilly à construire, dans l’avertissement critique qui précède la version de Los siete libros de la Diana, une argumentation de légitimation de la réécriture qui repose, tout d’abord, sur la suggestion d’une éthique du romanesque associée à la « noblesse » du sentiment amoureux présente dans de nombreux cas. Ce sentiment exquis permet d’« instruire les lecteurs », à une époque où la traduction suivait, de facto, des fins éthiques et esthétiques assumées dans leur dimension la plus universelle: L’amour n’y paroît jamais qu’un sentiment plein de noblesse dont le principe est dans la vertu. La délicatesse qui l’accompagne par tout n’y présente point 68
« A. S. A. S. / Madame la duchesse de Chartres » (Florian, 1784). « Quant aux batailles, aux duels, qu’on sera pet-être étonné de trouver dans un ouvrage pastoral, c’est un tribut que Cervantes payoit à sa nation. Je ne connois point de roman, point de comédie espagnole sans combats. Ce peuple, un des plus vaillants de l’Europe, et sans contredit le plus passionné, a besoin, pour qu’un livre l’amuse, d’y trouver des récits de guerre et d’amour. D’ailleurs, on doit pardonner à Cervantes, qui avoit eu lui-même des aventures extraordinaires, d’avoir imaginé qu’elles seroient vraisemblables dans un roman. » (Florian, 1784: 44).
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d’objet qui ne serve à former les mœurs: le cœur et l’esprit y trouvent également de quoi s’instruire. Enfin la varieté des situations, la vivacité des peintures, forment de la Diane un tout, qui interesse et qui plaît. (Marsilly, 1735: VI).
Des lectures identiques du processus de réécriture mènent au développement d’un discours théorique de la préface projeté dans le concept d’écriture romanesque (et de réécriture du romanesque). Ainsi, dans la préface « Au Lecteur » de Gillot de Saintonge, la traductrice ne manque pas, en présence de l’instance réceptrice, d’évoquer les étapes de reconstruction du texte pour fixer la réécriture pratiquée dans un domaine générique spécifique – celui des nouuelles galantes (Saintonge, 1733) – émanant de son interprétation du roman et des contextes qui justifient une nouvelle écriture du texte, testée lors de la transposition consciente du langage de l’époque de Montemayor vers « le langage de notre tems » (Saintonge, 1733). Le jeu des codes linguistiques à partir duquel est formulée la transformation de la Diana, désormais « mise en nouveau langage » (Saintonge, 1699), suppose, de la part de la traductrice, une attention particulière au mouvement de transformation des sensibilités esthétiques – « (…) j’ay crû qu’en faisant parler la Diane de Montemayor le langage de notre tems, je pourrois lui ôter ce que les gens de bon goût en avoient condamné »; « Je n’ai point eu en vüe d’en faire une traduction fidelle, mais seulement de la rendre agreable par un tour nouveau et réjoüissant » (Saintonge, 1733). Ce mouvement organise, inévitablement, la notion de discours poétique autour d’une autre rhétorique de l’écriture et de la lecture définie par rapport à l’époque et à une anthropologie de l’écriture infiltrée dans la réécriture: « Puisque ce sont les avantures de plusieurs Grands d’Espagne que l’Auteur a déguisés, on ne peut les exprimer qu’avec trop d’esprit et de delicatesse. » (Saintonge, 1733). On comprend, dans ce contexte de (ré)apprentissage du littéraire au XVIIIe siècle et dans le cadre de la description d’une théorisation explicite de la traduction, que les traducteurs manifestent, au niveau péritextuel, une conscience de genre, mise en évidence à travers la structure même du roman pastoral. En effet, la spécificité d’un ensemble d’intrigues faisant partie d’un jeu métadiégétique que le lecteur du XVIIe accueillait, sans soupçons, au sein d’un romanesque labyrinthique, n’est plus acceptée par le lecteur « moderne » du XVIIIe siècle. C’est pourquoi, Mme Gillot de Saintonge, plus que les autres deux traducteurs de l’espagnol, met en œuvre une manipulation extrême du
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texte du roman – suivant, peut-être, jusqu’à la limite, les propositions de réécriture de Perrot d’Ablancourt –, en concluant la préface « Au Lecteur » par l’annonce de l’introduction abusive et manifestement idiosyncratique, dans le récit ibérique, de divers contes (mentionnés aussi dans le titre de l’édition de 1733). Ces contes lui permettent de changer le rythme répétitif de la prose et par conséquent de « divertir » un lecteur qui se confondait, en métalepse, avec les personnages du palais de Félicie et qui pouvait, désormais, accepter l’écriture créative présente dans la substitution des métadiégèses pastorales par les contes allégoriques 70 . Dans l’épître, on avait, d’ailleurs, déjà essayé de légitimer l’écriture romanesque en tant que « fable » 71 , c’est-à-dire une fiction peut-être excessive et construite à partir de structures de l’imaginaire que Saintonge amplifie. L’écriture pouvait, néanmoins, être lue dans la relation que, d’une certaine façon, elle établissait avec la réalité par le biais d’un processus de vraisemblance que la présence de la dédicataire impliquait et dont le texte a besoin pour s’inscrire dans la logique du système littéraire qui l’accueille et où il conservera toujours une figuration générique d’étrangeté. Cette transgression du modèle, qui s’inscrit dans la logique d’adaptation qui caractérise la version de Mme de Saintonge, est également visible, quoique plus subtilement, dans la traduction réalisée par Le Vayer de Marsilly. En effet, il considère, lui-même, dans l’appréciation initiale qu’il fait des intrigues forgées par Montemayor, qu’ « [il] parle moins en traducteur qu’en critique » (Marsilly, 1735: II). Lorsqu’il évalue, dans l’« Avertissement », les qualités esthétiques 70 Rappelons, à ce propos, la fin de cette préface, où la traductrice énumère les titres des contes insérés dans la traduction, en mettant un accent tout particulier sur cet élément de créativité qui fait de son texte une adaptation: « J’ai retardé l’hymen de Diane, et au lieu de lui donner des fêtes éclatantes, comme l’Auteur Espagnol, je fais divertir la petite Cour qui est avec elle au Palais de Felicie, à entendre des Contes. En voici les titres. L’heureux Larcin. La Princesse des Isles Inconues. L’Amant ingénieux. L’origine des Contes, ou le Triomphe de la Folie sur le Bon goût. J’ai ajouté aussi à la fin du livre Une Idile sur le mariage de Madame la Duchesse de Lorraine, et quelques Lettres en Vers burlesques. » (Saintonge, 1733). 71 Le traducteur de 1784, en recourant à des jeux de mots mis en valeur par la versification, garde visible la relation conceptuelle entre fable/vérité, dans le but de justifier le choix d’une réécriture inscrite dans la logique de l’imitation: « Tendés à Galatée une main secourable,//Elle est belle, sensible et sage autant qu’aimable.//L’auteur la flatte, dira-t-on,//Et son livre n’est qu’une fable://Mais si l’on y voit votre nom,//Le roman sera véritable. » (Florian, 1784).
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du roman de Jorge de Montemayor, l’auteur-traducteur met l’accent sur certains défauts concernant la vraisemblance (ou l’invraisemblance) de la composition de l’intrigue du texte original qu’il tend à dépasser dans la réécriture qu’il élabore de cet « ouvrage célebre » (Marsilly, 1735: I), auprès du lecteur contemporain, en le rendant plus proche d’un romanesque pratiqué à cette époque grâce à la manipulation constamment entreprise. C’est dans ce contexte que Marsilly réfléchit, toujours dans la même préface où il assume le statut de critique et d’historien de la littérature, sur certains traits de spécularité de l’écriture pratiquée, en soulignant explicitement des changements réalisés – descriptions moins exhaustives; réduction du texte de la continuation élaborée par Gil Polo, ne choisissant que les épisodes qui plairaient au lecteur. Lorsque situées dans le cadre de la pratique du genre, ces métamorphoses illustreront une lecture-écriture régie par un souci formel qui s’allie, comme on le verra, à une praxis spécifique de la traduction: J’ai cru de même devoir adoucir quelques endroits qui n’étoient point assez selon nos mœurs. J’espere aussi qu’on ne me fera point un crime de n’avoir pas insisté sur la description du Palais de Felicie, ni sur les habillemens que mon Auteur donne à ses Héros; c’est un détail qui m’a paru ennuyeux, et par conséquent à éviter. § Le Roman n’étant point fini dans les sept livres qu’a composés Montemayor et qui étoient seuls l’objet de mon travail, j’y ai ajouté un supplément tiré du Polo, n’ayant pas cru que les Episodes qui grossissent son Livre méritassent qu’il fût traduit en entier. (Marsilly, 1735: XIII-XIV).
De même, Florian, imitateur de Cervantès, considère qu’il faut expliquer au lecteur de la deuxième moitié du XVIIIe siècle les nombreux épisodes – qu’il a, malgré tout, sélectionnés – et la faible présence de Galatée dans l’intrigue, et ce même si le traducteur la met souvent en relief. La pratique générique du roman pastoral s’éloigne en effet de l’écriture narrative d’une période qui est justement marquée, dans la littérature française, par une conscience du roman réactualisée dans des formes éclectiques (le roman sentimental, le conte, le récit de voyages) mais en parfaite harmonie avec le goût du public. La distance formelle mentionnée dans la préface « Des Ouvrages de Cervantes » par le traducteur-critique de la Galatée, lui-même auteur de fiction, résulte également d’une distance temporelle qui se reflète dans la réécriture par le processus d’ajustement scriptural, se rapprochant ainsi d’un profil narratif de contemporanéité que Florian ne néglige pas pour servir « le goût du siècle » et rapprocher de son lecteur les
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« grands romans françois, si long-temps à la mode, et dont les auteurs avoient pris les Espagnols pour modeles » (Florian, 1784: 43) 72 . À une époque où le code de la traduction s’ouvrait à un horizon d’attente formé dans le cadre épistémologique de l’universel, les versions de Marsilly et de Florian – plus que la traduction de Saintonge – assument, dans les marges du texte, leur statut formel d’adaptations ou d’imitations, c’est-à-dire de réécritures d’où émerge, explicitement, la manipulation exercée sur le texte. Cette manipulation est enchaînée dans une perception de la temporalité qui explique la transposition vers le canon français des romans pastoraux perçus comme des « classiques » de la littérature espagnole et donnés à lire, un siècle et demi plus tard, dans une discursivité attentive aux critères de modernité. Ainsi, le titre de la version de la Diane écrite par Le Vayer de Marsilly – Le roman espagnol, ou nouvelle traduction de la Diane – ou celui de la traduction de la Galatée réalisée par Florian – Galatée, roman pastoral imité de Cervantes – renvoient, d’emblée, à deux réalités textuelles faisant ressortir des lectures dissociées des originaux: la première cédant à la tentation de classer le roman de Montemayor dans un paradigme du divers qui le projette vers son origine étrangère (« Le roman espagnol ») qui fonde la nouveauté de sa réécriture (« nouvelle traduction de la Diane »), filtrée par l’adaptation réalisée; la deuxième mettant l’accent sur un hiatus temporel, lorsque l’auteur fait directement allusion au genre (« roman pastoral ») – lui aussi distant des critères de production de cette époque – et dénonçant un type préférentiel de version, l’imitation (« imité de Cervantes »), indice d’une objectivité structurale qui dévoile le rôle fondamental joué par le traducteur dans la réorganisation de l’écriture originelle. C’est, en ce sens, que l’éditeur de la traduction de 1733 récupère, dans un texte intitulé « Avertissement du libraire », la responsabilité du changement du titre du roman ibérique, créant, au niveau péritextuel, un jeu d’autorité, qui part de la justification d’un changement de signification pour une (ré)écriture qui se veut différente des précéden-
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« On me reprochera sans doute le trop grand nombre d’épisodes, et le peu d’événements qui arrivent à Galatée: dans Cervantes, il y a deux fois plus d’épisodes, et Galatée paroît beaucoup moins. Montemayor a fait la même faute dans sa Diane, qui n’est proprement qu’un recueil d’histoires différentes. Tel étoit le goût du siècle; tels ont été nos grands romans françois, si long-temps à la mode, et dont les auteurs avoient pris les Espagnols pour modeles. » (Florian, 1784: 43).
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tes, compte tenu des attentes du public 73 . Par conséquent, l’écriture pratiquée (distante de l’original et proche du lecteur du siècle) et la temporalité qui la marque sous le signe des Lumières ne pourra s’inscrire que dans un projet qui tient compte, d’une part, de la fragilité d’une déformation du discours – « La vérité n’est point altérée dans l’idée que je donne de cet ouvrage fameux; mais je ne me flatte pas que ma traduction puisse en rendre toutes les beautés » (Marsilly, 1735: IX) – et, d’autre part, de l’acceptation d’un discours modérément libre par rapport au discours premier, reprenant le parcours du roman à l’époque de Marsilly ou de Florian: Accommoder un Auteur au goût de la Nation pour laquelle on traduit, c’est avoir soin de sa gloire. Le beau est de tous les peuples, mais ils le déguisent sous plus ou moins de figures, selon que leur génie y est porté; il faut se prêter à cette varieté; le pourroit-on faire sans beaucoup de liberté? (…) Le préjugé de l’exactitude est à présent sur sa fin: j’ose avoüer que ma traduction est libre; j’en ai même retranché la plûpart des vers, dont je n’ai cru devoir imiter qu’un petit nombre. Miguel de Cervantes excuse ma hardiesse, dans le Jugement que prononce le Curé. En donnant à la Diane le premier rang dans son genre, il veut qu’on en ôte presque toute la poësie. (Marsilly, 1735: X-XII).
En refusant tacitement la fidélité de l’écriture dans la praxis de la version et en revendiquant le statut de « traduction libre » pour le roman de Jorge de Montemayor, Marsilly est conscient que, à cette époque, les vraies traductions répondent systématiquement aux exigences de suppression (surtout des textes lyriques) et d’adaptation au goût français, voire d’« accommoder un Auteur au goût de la Nation pour laquelle on traduit ». Cet objectif de « plaire » à un lecteur qui comprenait et lisait différemment le romanesque sentimental avait déjà amené Mme de Saintonge à utiliser la même méthodologie dans l’élimination de la plupart des textes lyriques enchâssés dans la prose et caractéristiques d’un texte du roman conceptualisé après Sannazar 74 73
« Les diverses Traductions que nous avons déja de la Diane de Montemayor, m’ont engagé à donner à celle-ci le Titre de Roman Espagnol, afin de la distinguer en quelque façon des précédentes. J’espere que ce changement ne déplaira pas au Public. » (Marsilly, 1735). 74 « Je n’ai point en eu en vüe d’en faire une traduction fidelle, mais seulement de la rendre agreable par un tour nouveau et réjoüissant; c’est ce qui m’a fait suprimer toutes les Poësies qui m’ont paru froides et ennuyeuses. J’en ai mis d’autres à la place, qui me paroissent plus tendres et plus lyriques. Je me flatte qu’elles plairont davantage. » (Saintonge, 1733).
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mais difficilement accommodé à un moment littéraire où la fiction s’ouvrait à la totalité du monde dans lequel elle entérinait ses principes esthétiques. Par ailleurs, Florian, lorsqu’il considère, dans « Des Ouvrages de Cervantes », la seule traduction française de Don Quichotte, exhibe ouvertement sa théorie de la réécriture, condamnant la transposition philologique du « mot à mot » qui place le texte traduit « trop loin de l’élégance, de la finesse de l’original » (Florian, 1784) et qui supprime, complètement, tout trait d’ambiguïté sous-jacent à la littérarité que le métatexte doit assumer afin de perpétuer la valeur esthétique de l’original dans la réécriture qui l’adapte au goût français – la critique de la traduction assume ainsi ce trait. Or, la conscience selon laquelle la pratique de la traduction stricto sensu diverge de la pratique de la traduction littéraire explique les modifications que, selon l’expression utilisée par le traducteur luimême, Florian « a faites au texte de Cervantes » (réduction du roman à trois Livres, suppression des textes lyriques, changement de la structure des intrigues, création de nouveaux épisodes) 75 . En effet, il sait qu’à travers cette manipulation assumée ouvertement dans la préface, il construit, non une traduction (au sens strict du terme), mais une imitation de la Galatée, c’est-à-dire une invention perçue comme appropriation de l’auteur, mise en contexte dans un processus de divulgation (et non d’insertion exclusive) d’un « classique » de la littérature espagnole dans la littérature française qui, jusque-là, l’avait ignoré. Pour ce faire, il affirme qu’« on trouve [dans la Galatée] des idées charmantes, du sentiment vrai, bien exprimé, des situations attachantes, les mouvements et les combats du cœur. Voilà ce qui m’a fait choisir la Galatee de Cervantes pour en donner une imitation. Jusqu’à présent, personne ne l’a traduite; et ce roman est absolument inconnu aux François. » (Florian, 1784: 41). Ainsi, en suggérant explicitement un travail de transposition reposant sur le concept d’« imitation », c’est-à-dire sur une définition de la réécriture en tant que projection 75
« Comme il est très possible que mon travail ne réussisse point, je dois, pour la gloire de Cervantes, convenir ici de tous les changements que j’ai faits à son ouvrage. Galatee, dans l’original, a six livres et n’est point achevée: j’ai réduit ces six livres à trois, et je l’ai finie dans un quatrieme. Presque nulle part je n’ai traduit; les vers surtout ne ressemblent à l’espagnol que dans les endroits cités. Je n’ai pris que le fonds des aventures, j’y ai même changé des circonstances quand je l’ai cru nécessaire; j’ai ajouté des scenes entieres, comme le troc des houlettes dans le premier livre; la fête champêtre et l’histoire des tourterelles dans le second; les adieux au chien d’Élicio dans le troisieme: le quatrieme en entier est de mon invention. » (Florian, 1784).
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essentielle de l’écriture-lecture de l’auteur-traducteur dans l’écriture de Cervantès, Florian cède, très clairement, à un code de la traduction qui prévoit l’adaptation de l’objet littéraire traduit au processus de fabrication du texte du roman français de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et donc à une herméneutique textuelle qui, lorsque dite dans les marges du texte, se développe au fur et à mesure de la mise en œuvre de l’imitation, refusant des masques scripturaux qui dissimulent les objectifs de manipulation du traducteur. Dans ce contexte de signification, on comprend l’émergence de la figure du traducteur-critique littéraire ou du traducteur-historien de la littérature dans les versions du Vayer de Marsilly et de Florian, parfaitement assimilées par un champ littéraire pensé à partir de son intérieur même, dans une perspective de relativisation de la connaissance définie sous la conjoncture des Lumières. L’image de l’auteurtraducteur, créée depuis Amyot et reconstruite par d’Ablancourt, est ainsi remplacée, voire étendue, d’une part à une image liée à la maturation temporelle d’une théorie de la traduction, et d’autre part, à une image associée à l’histoire du roman de cette époque, projetée dans les choix de réécriture explicités ou impliqués dans le texte restitué. C’est pourquoi, la nouvelle figure du traducteur émane de cette prise de conscience, exprimée en permanence dans les péritextes, que la réécriture n’est pas seulement une transposition de « paroles redites », mais aussi un travail déjà écarté sur les « paroles redites », qui les rend différentes et qui les oblige à introduire la critique (l’interprétation de l’interprétation, la lecture de la lecture) dans la réflexion à laquelle elles sont préalablement soumises. Le texte traduit s’insère ainsi au XVIIIe siècle dans un système littéraire qui en fait un objet de métaréflexion et de métacritique, dans la mesure où le traducteur assume ce statut – celui de critique et d’historien littéraire – face à une écriture déjà cristallisée dans l’histoire littéraire, inscrite dans un canon reconnu et qui par conséquent ne pourrait être reproduite que dans un horizon de valeurs esthétiques qui tiendrait compte de la distance des signes. Cette distance s’établit, de façon liminaire, dans les préfaces que Marsilly et Florian écrivent parce qu’ils assument, ouvertement, ce nouveau statut qui les projette au-delà de la figure du scripteur et qui leur permet d’émettre des jugements de valeur sur les textes qu’ils traduisent ou de faire des remarques à caractère historique et informatif sur certains contextes rhétoriques de l’écriture et de la lecture.
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Dans l’« Avertissement » du Roman espagnol, le traducteur, après avoir affirmé qu’il agit « moins en traducteur qu’en critique », se permet de répertorier le nombre d’éditions espagnoles de Los siete libros de la Diana, mentionnant aussi les huit Livres qui correspondent à la deuxième partie du roman rédigée par Alonso Pérez et à la troisième partie – la Diana enamorada – de Gil Polo, afin de justifier le choix du texte à réécrire, mais surtout de le présenter au lecteur du XVIIIe siècle comme une œuvre déjà consacrée dans le circuit littéraire (Marsilly, 1735: II). Ce statut lui permet encore de porter un jugement critique sur la qualité littéraire de chacune des continuations du roman, suivant, en cela, le raisonnement de Cervantès dans le Quijote (il l’indique lui-même), dénonçant, en même temps, la fragilité esthétique du texte d’Alonso Pérez que de ce fait il n’intègre pas dans la traduction élaborée 76 . Ainsi, le choix de la réécriture part aussi d’une évaluation subjective que le traducteur-critique formule sur l’objet littéraire qu’il souhaite transposer d’un cadre littéraire vers un autre. Des considérations sur l’organisation de l’inventio dans les romans de Montemayor et de Gil Polo, c’est-à-dire sur un travail du langage poétique qui met en valeur l’« élégance » et la « précision », sont le corollaire de cet effort de mise en contexte du texte du roman qui, sous un écart critique caractéristique du traducteur du XVIIIe siècle, présentent un texte ancien au nouveau public, l’encourageant à lire une réécriture qui apparaît également comme une lecture distancée: Le Montemayor a plus d’invention que le Gaspard Gil-Polo, mais celui-ci écrit aussi bien, c’est à peu près le même stile, la précision y suit par tout l’élégance, le figuré y prend rarement la place du raisonnable, et si cela se trouve dans quelques endroits c’est moins le goût de l’Auteur qu’une condescendance pour celui de sa nation. (…) Enfin la varieté des situations, la vivacité des peintures, forment de la Diane un tout, qui interesse et qui plaît. (Marsilly, 1735: IV; VI).
Or, c’est justement cette lecture distancée, associée à une intuition perspicace du statut de modernité que le texte traduit doit respecter à 76
L’appréciation du traducteur est péremptoire – tout comme celle de Cervantès – et explique l’exclusion, dans la version réalisée, de la continuation d’Alonso Pérez: « Des trois Ecrivains que je viens de nommer, le premier et le dernier sont les seuls qu’on estime. C’est le jugement qu’en a porté Miguel Cervantes, qui dans l’examen de la Bibliothéque de Dom Quichote, donne à la Diane de Montemayor le premier rang dans son genre, condamne au feu la seconde, et pour la troisiéme, il veut qu’on la garde comme si Apollon même en eût été l’Auteur. » (Marsilly, 1735: III).
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l’époque de L’Encyclopédie, qui conduit Marsilly à inclure, dans l’avertissement, des allusions aux éléments de la biographie de Jorge de Montemayor – références aux villes de Coïmbre et Montemor, au passage de l’auteur par la cour de Philippe II d’Espagne où il a composé la Diana – ou à l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, afin de faire ressortir, auprès d’un lecteur cultivé et ouvert à l’altérité culturelle, un corpus qui se prête à la traduction et aux jeux intertextuels assumés consciemment par le traducteur. D’ailleurs, cette prédisposition du texte à la réécriture sera dévoilée dans la continuation du texte de la préface (comme si la réécriture était déjà impliquée dans l’écriture première du texte du roman), lorsque Marsilly élabore une histoire sommaire des traductions françaises de Los siete libros de la Diana et ses continuations, publiées aux XVIe et XVIIe siècles. Il souligne, à ce propos, la distance qui sépare sa réécriture du roman des réécritures antérieures, sans lesquelles, pourtant, on n’aurait pas pu tracer l’évolution de l’écriture française du texte fictionnel bucolique à partir de laquelle le traducteur de 1735 fait émerger une adaptation du texte, c’est-à-dire une version médiatisée explicitement par le geste herméneutique qui inscrit la traduction dans une autre temporalité: Le fameux Chapuis traduisit le premier les trois Parties de la Diane; elles parurent à Lyon en 1582. chez Louis Cloquemin. Peu de temps après un Anonime fit imprimer à Paris une traduction de la premiere Partie avec l’Espagnol à côté. Jean Bertranet en 1621. corrigea cette Edition. En 1631. on en fit une nouvelle enrichie de figures assez belles, et elle comprenoit les trois Auteurs, quoique cependant Montemayor soit le seul dont la Préface fasse mention. L’ennuyeuse exactitude qu’on y voit regner aux dépens de l’élégance, ne l’empêche pas de réüssir; c’est la plus recente que je connoisse; car je ne crois pas qu’on puisse appeller traduction le Livre que Madame de Saintonge publia en 1655. sous le nom de la Diane de Montemayor. (Marsilly, 1735: XVIII-XIX).
L’imitation de la Galatée, réalisée par Florian, cinquante ans plus tard, exhibe aussi ce geste herméneutique qui témoigne d’un éloignement de la réécriture par rapport à l’écriture originale et qui entraîne une attitude critique développée dans deux prologues à caractère descriptif – « Vie de Cervantes » et « Des Ouvrages de Cervantes » – qui précèdent et introduisent le texte de la traduction. Cette attitude repose, comme chez Marsilly, sur une perspective théorique qui envisage la traduction d’un roman pastoral espagnol du XVIe siècle dans le cadre de l’histoire et du canon littéraires, obéissant à des critères nor-
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matifs qui prévoient, plus que l’instruction du lecteur, son appartenance à une dynamique encyclopédique. Florian commence en fait par divulguer divers détails de la biographie de l’auteur à transposer dans la littérature française, lorsqu’il considère que « [ses] écrits ont illustré l’Espagne, amusé l’Europe, et corrigé son siècle » (Florian, 1784: 7). Il s’agit donc d’une écriture éthique dont le succès justifie la traduction française du roman pastoral au XVIIIe siècle et sa divulgation tardive. Ou alors, l’auteur mentionne des détails existentiels qui ont marqué la production et le succès de La Galatea, des Novelas Ejemplares et du Quijote 77 , œuvres déjà intégrées, grâce à la traduction, dans la littérature française. Cet objectif théorique justifie également la conception du deuxième texte de la préface consacré à l’analyse des œuvres de Miguel de Cervantès, où l’on trouve certaines réflexions très intéressantes qui rapprochent La Galatea du paradigme du genre (la Diana), l’objectif étant de promouvoir la lecture de la traduction du roman de Cervantès dans le sillage d’une lecture déjà réalisée du roman de Montemayor, à travers les innombrables traductions publiées aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. La lecture-écriture d’un texte sert ainsi de modèle à la réécriture d’un autre qui lui est proche du point de vue générique. Le premier point de rapprochement est, selon Florian, celui de la galanterie espagnole, paradigme culturel et littéraire important au cours du siècle de Cervantès, reconnu par le lecteur français de l’époque et filtré (d’après le péritexte) à partir d’un réseau thématique associé aux « livres d’amour » et à la casuistique amoureuse exprimée dans les discours des bergers: Dans le temps qu’il l’écrivit [Galatée], l’Espagne étoit la nation du monde la plus galante: l’amour faisoit l’unique occupation des Espagnols et le sujet de tous leurs livres. Montemayor, célebre poète, venoit de donner un roman de Diane, que l’on a traduit en françois. Cet ouvrage eut un grand succès, et le 77
Le texte de la préface s’attarde un peu plus à l’explication de la publication du Quijote, manuel de théorisation littéraire par excellence au XVIe siècle, dont on trouve constamment des échos de réception dans les différentes littératures européennes et dans la littérature française, en particulier: « Il ne donna d’abord que la premiere partie de Don Quichotte, qui ne réussit point. Cervantes conoissoit les hommes: il publia une petite brochure appellée Le Serpenteau. Cet ouvrage, qu’il seroit impossible de retrouver aujourd’hui, même en Espagne, sembloit être une critique de Don Quichotte, et couvroit de ridicules ses détracteurs. Tout le monde lut cette satire, et Don Quichotte obtint par cette bagatelle la réputation que depuis il n’a due qu’à luimême. » (Florian, 1784: 20-21).
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méritoit à quelques égards: un style pur, beaucoup d’esprit, de la douceur, du sentiment, une poésie souvent enchanteresse, et la naïveté touchante qui regna sur-tout dans la Nouvelle Du Maure Abindarraez, rachetent aux yeux des connoisseurs le fonds d’invraisemblance, les histoires de magie et le manque d’action que l’on repproche à la Diana de Montemayor. (Florian, 1784: 3738).
Ainsi, l’évaluation comparative des deux romans prévoit également la perception d’une transposition dans la littérature française qui servira des desseins reposant, auparavant, sur la configuration formelle d’un genre donné et se fixant, désormais, dans le domaine des « Belles-Lettres », comme le suggère Marmontel, selon un objectif d’enrichissement par la connaissance de l’altérité, exprimé symboliquement dans l’évocation de l’ancienne galanterie espagnole. En ce sens, la légitimation, dans le champ littéraire, d’une imitation française de La Galatea, correspond à la pratique assumée d’un écart scriptural qui vise à une clarification rhétorique et stylistique suivant le goût du siècle et offrant de nouvelles matières à la pratique de l’écriture romanesque développée par les contemporains de Florian. La réécriture du texte fictionnel bucolique en France s’affirme ainsi au XVIIIe siècle comme un instrument privilégié de la réception esthétique des œuvres et de l’objet littéraire, en particulier, ou encore, comme une attitude de validation (et d’évaluation) de l’écriture par le biais de critères d’appréciation du goût, forgés à partir d’un projet d’ouverture des paradigmes culturels à la diversité, au divers. La traduction s’occupant du « fond des pensées » – Nicolas de Beauzée lu par Lieven d’Hulst (Hulst, 1996: 89) –, l’acte de réécrire pourrait signifier plus qu’un simple déguisement formel, un masque de l’écriture qui permettrait aux traducteurs des Lumières d’évoquer, par l’adaptation ou l’imitation, un autre sens du discours. Réécrire, pourrait, au surplus, devenir un geste heuristique perçu dans la recherche d’une dimension de la temporalité de l’écriture qui suggère, outre une réflexion théorique sur l’écriture comprise dans l’écriture elle-même, un écart critique fixé au-delà-de-l’écriture – dit dans les marges des textes de Saintonge, de Marsilly ou de Florian. Bref, réécrire le roman pastoral au siècle des Lumières pourrait constituer une annonce préméditée de l’extinction du genre et de la cristallisation de sa signification esthétique, le travail du sens dépassant celui des mots: Non verbum et verbo, sed sensum exprimere de sensu, Saint Augustin redit par
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Valery Larbaud (Larbaud, 1997: 46) et forcément lu par les traducteurs du XVIIIe siècle.
Deuxième Partie Des Modèles de Réécriture
Chapitre I Images superposées: modèles de thématisation et expériences esthétiques IMAGES AU SINGULIER
« Trouver l’autre en soi-même » est pour Dominique Grandmont la facette la plus cruelle de l’acte de traduction (Grandmont, 1997: 77), peut-être le trait le plus pervers de cette duplicité heuristique qui s’installe dans la parole soumise à une transformation in medio linguae. Ainsi, pendant le siècle où Montaigne a composé les Essais, les effets de dédoublement et de transition des mots se situaient dans une zone incontournable de tension entre des facteurs d’invention ou de fidélité – exemples d’une ambivalence de pouvoirs sur l’écriture d’autrui et sur la réécriture de soi-même que la pratique de la traduction reflétait de manière presque obsessive. Si, d’une part, le texte traduit pouvait être lu comme une transcription d’un texte antérieur – l’image paradigmatique du palimpseste qui découle de l’ars literaria du XVIe siècle ou la métaphore du texte en « corne d’abondance » recréée par Cave, à propos de l’écriture de la Renaissance française (Cave, 1979) –, il pouvait, d’autre part, être conçu, dans une perception plus large de l’acte de création, comme une interprétation qui faisait ressortir les virtualités expressives de la langue-cible, les positions singulières du traducteur face au texte de départ, intégrées dans un mouvement esthétique unitaire de réflexion sur la traduction, impliqué dans la philosophie du siècle. Ainsi, l’objectif de remplacer l’original par la traduction et les divergences pragmatiques que cette pratique entraîne dévoile l’ambivalence d’une poétique de reproduction, fondée forcément sur le concept de littéralité auquel étaient soumises, d’une façon plus ou moins polémique, la réécriture du XVIe siècle et celle du début du XVIIe siècle. Ces divergences étaient, de surcroît, déjà présentes dans l’idéal linguistique défendu symboliquement par Du Bellay, lorsqu’il laisse entendre que la langue française pouvait transmettre des savoirs et des concepts énoncés dans d’autres langues, avec les mêmes propriétés et sans modifier les valeurs d’une sémantique de l’écriture à
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laquelle l’imitatio ne pouvait se dérober. Or, le discours sur le sujet qui s’efface ou s’affirme dans l’écriture (littérale) qu’il pratique, met l’accent sur la littérarité du texte reproduit, à l’époque, très souvent littéralement – la réécriture littérale pouvant être mise au service de la littérarité du texte en version. Cette littérarité se manifeste très clairement dans les traductions du roman pastoral ibérique qui, de la fin du XVIe siècle jusqu’au début du XVIIe siècle, constituent un premier module descriptif où s’affirment des modèles de thématisation, révélateurs d’expériences esthétiques et idéologiques résultant de la praxis d’une écriture seconde qui suit de près l’écriture première. Autrement dit, les traductions françaises de Los siete libros de la Diana réalisées de 1578 à 1613, par N. Colin, G. Chappuys, S.-G. Pavillon et I. D. Bertranet ainsi que la version de La Constante Amarilis élaborée par N. Lancelot, en 1614, impliquent, selon la théorisation explicite sur la traduction de l’époque, une tendance à la littéralité, exhibant, encore que de façon implicite, les ambivalences de ce concept et de la fixation d’une réécriture qui ne s’épuise pas dans le simple transfert pacifique des mots d’une langue vers une autre (Anacleto, 1991; 1994). Ainsi, ce premier moment, correspondant aux versions françaises du roman pastoral ibérique publiées en France entre 1578 et 1614, s’avère un moyen qui permet de comprendre l’(im)possibilité de la fidélité et les virtualités que, dans la création d’un modèle thématique de réécriture, cette situation perverse peut introduire dans le domaine de l’esthétique et de l’idéologie. La question de la réécriture littérale adoptée, plus ou moins intensément, par Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet ou Lancelot, lancera donc le débat épistémologique, systématisé par presque tous les phénomènes de réécriture et par la traduction en particulier, centré autour de la réflexion suscitée par la transposition au niveau des univers de la poétique et de l’idéologie 1 . En effet, si la réécriture reflète, dans le spectre de ses intentions les plus diverses, une certaine poétique et une certaine idéologie manipulatri1
André Lefevere attire, justement, l’attention sur le niveau de l’univers de la poétique et de l’idéologie caractéristiques du phénomène de la traduction et sur lesquels, selon le critique, reposent les décisions prises par le traducteur: « Translators have to make decisions over and over again on the levels of ideology, poetics, and universe of discourse, and those decisions are always open to criticism from readers who subscribe to a different ideology; who are convinced of the superiority of the poetics dominant in their time and culture. » (Lefevere, 1994: 88).
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ces de l’univers du discours, on comprend facilement que les textes des premiers traducteurs de la Diane et de La Constante Amarilis de Figueroa, même s’ils voulaient que leurs versions ne présentent qu’une facette purement linguistique, ne puissent, dans la neutralité envisagée (voir les éditions bilingues), s’empêcher de pratiquer une traduction culturelle qui entraîne un décentrement sur le plan du discours 2 . D’où l’impossibilité d’une littéralité qui est, néanmoins, pratiquée – la production des traducteurs est toujours une production idéologique –, mais qui laisse peu à peu, dans la textualité construite, des traces d’une lecture et d’une écriture inscrites dans la complexité du littéraire et dans ce geste de décentrement ou d’étrangeté qui mène à une spécularité de l’écriture (le même et l’autre) non admise mais toujours supposée. Partant, en l’occurrence, du principe établit ab initio par les traducteurs selon lequel les versions françaises du roman de Jorge de Montemayor créées en 1578, 1587, 1592, 1603, 1611, 1613 ou celle de Cristobal de Figueroa, en 1614, doivent être lues comme des traductions « motivées du point de vue linguistique » 3 , étant donné qu’elles essayent d’effacer la distance, sans pour autant parvenir à la cacher, par la nature même de la réécriture, il nous faut situer la réalité du texte traduit, c’est-à-dire délimiter les normes préliminaires qui président à son choix 4 , la place qu’il occupe dans le nouveau contexte littéraire, le moment de sa production et les probables modifications qu’il met en œuvre. Ces facteurs révèlent, en soi, la négation d’une réduction du texte traduit à une simple image ou à une copie de l’original. Ils laissent entendre, suivant Derrida, que la relation ou le jeu entre les deux textualités est « représentative » ou « reproductive » (Derrida, 1985: 224), à tel point qu’elle fait ressortir des relations de valeur qui 2
On revient ainsi au concept de « décentrement » défini par Meschonnic et à la perspective selon laquelle la traduction et le geste de transfert linguistique qui lui est inhérent ne sont jamais « neutres » (Meschonnic, 1973: 310-11). 3 L’expression est de Gideon Toury, le théoricien voulant souligner que ce type de traduction s’oriente vers la syntaxe, la grammaire, le lexique, du système-cible (Toury, 1995: 171). 4 Concept défini par Edwin Gentzler, impliquant des facteurs comme ceux qui déterminent le choix de l’œuvre, la stratégie choisie pour la traduction dans le cadre du polysystème, la politique de traduction de la culture-cible, l’attitude du traducteur face au texte-source et son implication dans la culture du système-cible, la position (centrale ou périphérique) soutenue par la littérature traduite dans le système de réception (Gentzler, 1993: 130-131).
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mettent l’accent, au niveau de l’expressivité du genre ou de la différenciation qualitative culturelle (comme on le verra), sur la dynamique d’une œuvre littéraire en traduction (et non traduite tout simplement). Ainsi, la théorie de la traduction développée pendant la Renaissance française est traversée par une réflexion sur le processus de communication qui repose sur l’essence de la réécriture (la traduction des « classiques ») et sur une praxis de l’écriture où les scripteurs essayent de situer, dans un système de valeurs esthétiques et éthiques, la parole redite. Dans ce contexte, les premières réécritures françaises du roman pastoral ibérique pourront illustrer la façon dont la traduction s’avère particulièrement signifiante lors de changements culturels, et ce même lorsqu’elle repose sur une linéarité scripturale signifiante, dans la mesure où elle démontre la forme d’adaptation ou d’assimilation d’une écriture dans une autre écriture – la situation de la traduction dans le cadre plus ou moins stable de la littérature d’arrivée. Elle démontre aussi l’insertion de la réécriture dans un univers de valeurs distinct et distant qui, néanmoins, est repensé dans un ensemble de processus de production de sens (ou de modèles thématiques) qui définissent historiquement le littéraire. On pourra ainsi forger une « poétique historique de la traduction » qui passe par l’évaluation des stratégies utilisées par les traducteurs et qui vise, en l’occurrence, à établir des modèles de réécriture fixés dans l’histoire des versions du roman pastoral ibérique en France et dans les traits de littérarité exhibés, depuis le premier et le plus important ensemble de traductions jusqu’aux versions épigonales. C’est pourquoi, Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet multiplient les lectures possibles du roman de Montemayor et des continuations d’Alonso Pérez et de Gil Polo et insistent sur des versions constantes et pratiquement identiques, dans lesquelles la fidélité au modèle est dite dans la zone péritextuelle et réitérée dans le discours transposé. En effet, ils suggèrent une remise en question des mécanismes de production – le(s) sens de la multiplication de l’édition dans une courte période de temps – et des objectifs de la recréation, c’est-à-dire sa fonction dans la formation d’un canon 5 donné, par l’interpénétration 5 C’est en ce sens que Lefevere fait allusion à la traduction, dans le domaine des « réfractions », en tant qu’élément important dans l’évolution des littératures, soulignant sa capacité à introduire de nouveaux textes et le sens de ce processus: « Translations and other refractions, then, play a vital part in the evolution of literatures, not only by introducing new texts, authors and devices, but also by introducing them in a
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de contextes littéraires divers et par l’introduction de nouveaux dispositifs textuels dans une poétique en formation (la poétique du roman en France à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle). D’ailleurs, la circonstance de faire représenter, au cours du XVIe siècle, de nouvelles traductions d’une même œuvre découle de la prérogative formelle de corriger les erreurs des traductions précédentes, en essayant la reproduction idéale du sens du texte et le meilleur moyen de mettre en valeur la langue française. Ainsi, en retenant la fonction historique de la réécriture associée à la littéralité des traductions de la Diana (1578-1613) et de La Constante Amarilis (1614), les stratégies de transposition s’appuieront toujours sur un décentrement tacite qui devient évident à partir du moment où l’écrivain-traducteur décrit « sous ce nom quasi anonyme de traduction » (Grandmont, 1977: 77) un univers romanesque qui est redit dans un cadre de réception qui lui donne une forme (presque) littérale et d’où émanent les objectifs de construction d’une rhétorique de l’écriture et de la lecture socialement déterminée 6 . Les problèmes d’idéologie qui en découlent, associés à une idéalisation linguistique marquée, à cette époque, par la relation complexe de fidélité à l’autre (ne pas trahir l’original, mais garder, selon Sebillet et Dolet, les propriétés du style de la langue française), révèlent un certain état historique de la théorie du texte visible dans l’intense production de traductions à la Renaissance et dans les cadres de réception constitués dans le même seuil de signification. RECONSTITUER LES CONTEXTES
L’attitude du traducteur, à l’époque de l’édition des premières réécritures françaises de Los siete libros de la Diana et, par la suite, de La Constante Amarilis, se situe au cœur d’une stratégie de perception du littéraire qui implique le champ de la production écrite et les structures contextuelles de pouvoir qui autorisent l’énonciation ou la récertain way, as part of a wider design to try to influence that evolution. » (Lefevere, 1984: 97). 6 Selon Venuti, repenser le processus de traduction passe par l’analyse de la place qu’elle occupe et de la pratique à laquelle elle est soumise dans des cultures spécifiques, fait qui relance toute une série de questions sur la motivation du choix des textes étrangers à traduire, sur les stratégies discursives utilisées et sur la position (canonisée ou marginalisée) des traductions, dans le cadre de certains groupes sociaux (Venuti (ed.), 1992: 11).
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énonciation de la parole. D’autant plus que faire circuler un texte traduit, l’éditer et le divulguer, cela signifie, au XVIe siècle, élargir son spectre de lectures et en augmenter le nombre de lecteurs, étant donnée son adéquation historique à un plaisir de lecture qui est dicté par les normes du goût. Or, cette divulgation des traductions est liée, dans le cadre de la réception et de la dynamique du « best-seller », à l’histoire de la production du livre qui, pendant le siècle de Montaigne, se transforme radicalement. En effet, le nombre d’éditions augmente considérablement jusqu’à la fin de la première moitié du XVIIe siècle et de nouvelles pratiques de classification (Martin, 1982: 429) explicitées, par exemple, dans les longs titres des premières traductions de la Diane, voient le jour. Le pouvoir culturel et social que la Cour connaît à cette époque n’y est pas étranger: la « Bibliothèque des Rois de France », construite par Charles V, Charles VIII, Louis XII (qui y a inclus les manuscrits de Pétrarque) et, surtout, par François I, était perçue comme le centre de la divulgation du livre dans le cercle humaniste parisien et prétendait, suivant une philosophie particulière (Amyot et ensuite Chappuys en ont été les directeurs), à enrichir le patrimoine culturel français grâce à une langue littéraire et à une poésie nationale qui servait l’intérêt des milieux aristocratiques. Ainsi, la « Bibliothèque », réalité et symbole de la culture intense promue par les Valois, allait à la rencontre de l’intérêt des classes qui détenaient la connaissance de l’écriture – la noblesse de robe et la bourgeoisie d’office 7 –, en favorisant un accès de plus en plus ouvert au livre, associé à la pratique de la conversation, signe social par excellence. Par ailleurs, dans le processus d’imposition de l’édition française (Martin, 1969: 50), on voit se dessiner l’établissement de bibliographies nationales, telles que la Bibliothèque Françoise de François de la Croix du Maine (Paris, 1584) et d’Antoine Du Verdier (Lyon, 1585), où est recensée l’œuvre des auteurs qui ont écrit en langue française (ou qui ont réécrit vers la langue française) et qui trouveront un écho plus large (parce que partant
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Lorsqu’il analyse la relation entre le livre et la société, au XVIe siècle, Henri-Jean Martin admet que la philosophie de vie de l’aristocratie a été déterminante pour fixer un idéal culturel, visible dans l’édition du livre et dans la « Bibliothèque du Roi reposant sur cinq colonnes référentielles: la théologie; le droit romain, canonique et royal; les lettres anciennes; l’Histoire; la science humaniste, aristotélicienne, platonique et hippocratique » (Martin, 1982 a: 560).
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d’une perspective critique et évaluative) dans la Bibliothèque de Sorel, un siècle plus tard 8 . Ainsi, l’appropriation d’un texte et la perception de son altérité, menée à bien par celui qui le reproduit – auteur-traducteur-scripteur – met en valeur plus ou moins explicitement, dans le texte transcrit, des conditions individuelles et collectives sur lesquelles repose le choix scriptural sous-jacent à l’acte de réécriture. La traduction s’inscrit donc en tant que phénomène littéraire et que phénomène de culture dans une historicité à partir de laquelle s’institue sa capacité de signification 9 . C’est pourquoi, le choix d’un type d’écriture (l’écriture littérale, dans le cas de notre corpus) se produit dans le cadre d’une option donnée de signification à laquelle n’est pas étrangère l’influence des modes sociaux de production littéraire qui conditionnent, à la fois, une rhétorique de l’écriture et une rhétorique de la lecture qui supporte l’efficacité du texte traduit, dans un certain contexte de réception. Cette efficacité – l’efficacité des traductions françaises du roman pastoral ibérique publiées entre 1578 et 1614 – dépend de sa « capacité à produire des lecteurs » (Charles, 1977: 288) et par conséquent du succès remporté, associé à un certain public et à son attitude face à l’explicitation de l’autre. Elle dépend également du statut assumé par le texte dans le système littéraire d’origine qui conditionne, lui-même, les choix formels d’écriture qui marquent cet ensemble de traductions. La soi-disant fidélité à l’original provient ainsi à première vue d’un point de départ éthique suivi par les traducteurs, et selon lequel le texte à transposer d’une langue vers une autre se situe dans une hiérarchie romanesque déterminée par des « best-sellers » dominants, comme l’Amadis et, dans ce cas précis, la Diana. Cette apparente fidélité émane aussi d’une autre fidélité esthétique et culturelle qui unit, depuis la deuxième moitié du XVIe siècle et le XVIIe siècle, la France et l’Espagne, dans une complicité emblématique d’assimilation de valeurs romanesques, visibles dans la mode littéraire associée à la chevalerie 10 , à la courtoisie et à la pastorale, qu’on souhaite reproduire 8 Voir, à ce propos, un article de Jean-Pierre Leroy dans lequel l’auteur fait une analyse critique minutieuse de La Bibliothèque françoise de Charles Sorel, la comparant même aux Bibliothèques antérieures citées (Leroy, 1979). 9 « Signification », veut dire, dans ce contexte particulier (et suivant Molinié et Viala), le sens que les œuvres peuvent assumer en fonction de la situation où elles ont été conçues, rendues publiques et lues (Molinié et Viala, 1993: 142). 10 Voir, à ce propos, une étude importante consacrée à l’influence décisive de la « littérature de chevalerie » sur les origines de la nouvelle (Beltrán (ed.), 1998).
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et transposer de l’univers de Cervantès vers celui des écrivains français. C’est pourquoi, la modernité du répertoire romanesque mise en œuvre en France, depuis le XVIe siècle jusqu’au début du XVIIe siècle, reflète, d’une certaine façon, l’intégration de l’« ailleurs hispanique » dans le système littéraire et culturel français 11 , symboliquement envisagé dans la nouvelle signification du monde fictionnel véhiculé par des textes tels que l’Amadis, la Celestina, le Quijote, la Diana. Et ce d’autant plus que, beaucoup de ces romans espagnols, lorsque réécrits, ont été totalement intégrés dans le canon français, l’écriture et la réécriture se fondant, presque, dans un même mouvement esthétique et formel 12 . De plus, la critique a accordé une importance particulière aux traductions qui, bien que n’ayant pas développé une fonction canonique, ont démontré la vitalité de la littérature hispanique et le vaste univers de réception qu’elles couvraient, en permettant une lecture plus étendue des textes de Diego de San Pedro, Torquemada, Huarte, Antonio Guevara, Juan de Flores 13 . De ce fait, présenter le roman de Jorge de Montemayor comme un universel des « Libros de pastores » espagnols, nous amène à l’encadrer dans un contexte de lecture où le succès qu’il a recueilli fut incontestable (Anacleto, 1994: 57-62) et où le texte est parvenu, grâce aux virtualités esthétiques et expressives qui lui sont intrinsèques, à développer une « lecture collective » (López Estrada, 1974: 484). La lecture collective suggérée par l’expérience esthétique à laquelle mène le succès du roman de Montemayor – un « best-seller » isolé qui a donné suite, en y introduisant de nouvelles formules romanesques, à l’Arcadie de Sannazar – a justifié la production massive de 11 Daniel-Henri Pageaux élargit le spectre d’influences de cet « ailleurs hispanique », en l’entrecroisant avec une perspective de compréhension de l’Histoire, développée, entre autres, par Fernand Braudel (Pageaux, 1996: 55). 12 Il existe une grande disparité entre la réception exubérante que le roman de Montemayor a connue en France (d’innombrables traductions, complétées avec la version de Lope de Vega et de Figueroa) et la réception pratiquement inexistante qu’il a eue en Italie, où, selon Françoise Lavocat, il n’existe aucune version des romans pastoraux espagnols (fait probablement associé à l’absence d’un développement assumé du roman pastoral en Italie, après Sannazar), ne figurant sur les catalogues que cinq éditions espagnoles du texte (Lavocat, 1998: 327). 13 On peut trouver de nombreuses allusions aux versions françaises des textes de ces auteurs, publiées au XVIe siècle, dans les travaux suivants (entre autres): Brunetière, 1898: 57; Lanson, 1896: 54; Reynier, 1912: 280.
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nombreuses éditions, de continuations (celle d’Alonso Pérez et la Diana enamorada de Gil Polo ont été traduites vers le français comme de véritables continuations du roman premier inachevé), d’adaptations, d’imitations (comme celles de Montalvo, El pastor de Fílida; Cervantès, La Galatea; Jerónimo de Tejeda, Diana; Fr. Bartolomé Ponce, Clara Diana a lo Divino, entre autres) et de traductions. Celles-ci ne sont que des spectres divers de réécritures assumées en tant que dédoublements d’un texte qui a marqué la modernité du roman dans le cadre de la nationalité et de l’internationalité tacitement assumées 14 . Or, cette modernité de l’écriture mise en œuvre dans la Diane – facteur de succès par excellence – émane d’une combinaison systématisée d’éléments de la tradition bucolique issus de l’Antiquité classique (Théocrite et Virgile, surtout), de la Renaissance (par la présence de traits d’une casuistique amoureuse fondée sur les doctrines néoplatoniciennes préconisées par Léon Hebreu et Castiglione, entre autres), alliés à une « naïveté romanesque » (Damiani, 1984: 63), sur laquelle repose un ensemble de faits de l’écriture perçus lors du transfert d’un univers de réception national vers un univers étranger. Ainsi, le choix du texte à traduire mené à bien par Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet s’explique par le succès de lecture du roman, ce qui justifie les différentes versions, plus ou moins littérales, qu’ils ont fait éditer et dont l’idée répétitive du palimpseste révèle le désir de préserver les qualités esthétiques de la Diana, « best-seller » du roman pastoral ibérique. C’est pourquoi, la version réalisée par Colin et Chappuys en 1587 (Colin et Chappuys, 1587 a, b, c) se rapproche de la première traduction de Colin (Colin, 1578), la première partie étant en fait une copie du texte du premier traducteur, c’est-àdire une espèce de réédition fidèle, compte tenu des circonstances favorables de réception 15 . En outre, la traduction de 1587 de G. Chap14 Voir, à ce propos, un chapitre de notre étude précédente consacré aux éléments de réception et aux « facteurs de succès » du roman de Jorge de Montemayor (Anacleto, 1994: 60-84). 15 C. Wentzlaff-Eggebert justifie la réception et la circulation d’œuvres telles que la Diana, à la fin du XVIe siècle, par la présence constante des Espagnols en Europe et par les échanges culturels qui les lient aux auteurs français: Nicolas Colin, par exemple, a appris l’espagnol au service du Cardinal de Lorraine, Charles de Guise. C’est dans ce contexte qu’un ami espagnol lui conseille la lecture du roman espagnol qu’il traduira, peu après la deuxième impression du texte réalisée à Anvers en 1575, dans un climat de réception très favorable (Wentzlaff-Eggebert, 1988: 170).
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puys révèle le souci de la compléter par la réécriture des continuations d’Alonso Pérez et de Gil Polo: en effet, il se contente de signaler quelques petits changements (remplacement de certains vers par des textes en prose, surtout), pour atteindre des effets stylistiques et esthétiques qui plaisent au lecteur, sans en modifier le contenu à transmettre et sans trahir les propriétés de la langue d’arrivée. La réécriture d’un romanesque pastoral et courtisan qui attire le public est également visible dans la version conjointe de 1592 (Colin et Chappuys, 1592 a, b, c) et ce bien que l’éditeur mette l’accent, dans une préface adressée au lecteur 16 , sur la difficulté du « mot à mot », justifiée par un idéalisme formel lié à l’écriture de l’époque, qui, néanmoins, ne laisse pas le traducteur s’éloigner de la sémantique d’un texte dont les propriétés esthétiques sont constamment évaluées. En fait, Gabriel Chappuys, traducteur reconnu et fidèle d’une série de textes 17 – peut-être celui qui a été le plus loué à l’époque –, reprend certaines compositions versifiées qu’il avait supprimées en 1587 et qu’il avait remplacées par des discours directs en prose, afin de ne pas trop s’éloigner de l’écriture originale et du succès de lecture qu’elle suscitait. En somme, il ne s’agit que d’une stratégie formelle qui, bien que n’ayant pas de répercussions sur les codes romanesques développés par Vitray et Rémy, sert des objectifs stylistiques (la dépuration linguistique) qui ne nuisent pas à la sémantique du roman.
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« L’Imprimeur au Lecteur » (Colin et Chappuys, 1592 a). Dans une œuvre consacrée aux traducteurs du Moyen Âge à la Renaissance, Paul Chavy cite Gabriel Chappuys (Amboise, 1546-Paris, 1611), neveu du poète de cour Claude Chappuys, historiographe et secrétaire-interprète du Roi, comme étant responsable d’un grand nombre de traductions qui justifient, d’une certaine façon, le choix de Los siete libros de la Diana: Arioste, Roland Furieux, 1576; Pic de la Mirandole, Commentaire sur une chanson d’amour, 1578; Torquemada, Hexameron, 1579; Castiglione, Le parfait courtisan, 1580; Boccace, La Fiamette amoureuse, 1585; Sénèque, Livres dorez, 1585; F. Luis de Granada, Œuvres spirituelles, 1592; Alemán, Guzman d’Alfarache, 1600 (Chavy, 1988: Chappuys). Dans la célèbre Bibliothèque françoise de la Croix du Maine, l’auteur consacre une partie importante au traducteur et aux versions qu’il a réalisées, les considérant de valeur esthétique et stylistique méritoire (Du Maine et Du Verdier, 1752). L’allusion aux nombreuses traductions réalisées par Chappuys est aussi énoncée, plus récemment, par Van Hoof dans son Dictionnaire universel des traducteurs (Van Hoof, 1993: 41). Cioranescu fait aussi allusion à Gabriel Chappuys lorsqu’il le considère, dans l’ensemble des premiers traducteurs de la Diana, comme le seul « professionnel » (Cioranescu, 1983: 176).
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En suggérant des réécritures littérales en série 18 , dans le but d’augmenter le succès de lecture de la Diana, par la réitération des schémas romanesques et d’une sémantique textuelle implicites au roman, le système de répétitions et de rééditions littérales du texte se perpétue dans les versions bilingues de Pavillon (Pavillon, 1603; idem, 1603 a). Dans ces versions, le traducteur estime qu’il se doit, non seulement d’exposer les deux textes (espagnol et français) pour rendre possible la confrontation érudite (la littéralité est ainsi directement montrée), mais aussi, dans la deuxième version publiée la même année, de clarifier les situations ambiguës découlant de la transposition 19 . Ce schéma de réécritures littérales récurrentes est aussi développé dans la correction entreprise par Bertranet de la traduction de Pavillon (Pavillon et Bertranet, 1611), dans laquelle on énonce la proximité avec l’original, grâce à la transposition linéaire de toutes les compositions lyriques, y compris la version étendue du « Chant d’Orphée » (très réduit, voire supprimé dans les traductions ultérieures), en soulignant, dans la préface au lecteur, la recherche du vrai sens du texte par la littéralité du discours. Ainsi, comme on l’annonce dans ce péritexte, les chants des bergers, les sonnets, les compositions en dialogue, le titre de certains textes lyriques sont transposés littéralement. Afin de mettre un terme à cette continuité de réécritures littérales de Los siete libros de la Diana, paraît, en 1613, la dernière version de Pavillon, reproduisant directement la traduction collective de Bertranet – la réédition palimpsestique est aussi, ici, un signe du succès de la réception du texte du roman, de la réception du « best-seller », lu en tant que tel en France, et de son ouverture à la création de nouvelles et de potentielles lectures. 18
Wentzlaff-Eggebert mentionne près de vingt éditions de traductions de la Diana, publiées entre 1578 et 1613, correspondant aux versions de Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet, régulièrement rééditées en raison de leur succès (Wentzlaff-Eggebert, 1988: 163). 19 Voir: « Annotations sur ce qui pevt estre obscvr en cette traduction rapportees aux feuillets, pages, lignes et endroicts marquz de cest asterisque,* » (Pavillon, 1603 a). Cioranescu fait allusion à Simon-Georges Pavillon comme un « amateur », et à sa traduction de la Diana comme un travail très conservateur et à caractère trop didactique qui s’adresse aux élèves de langue et de littérature espagnoles (Cioranescu, 1983: 416). Paul Chavy, contrairement au long article qu’il consacre à Chappuys, ne mentionne Pavillon que comme avocat au Parlement de Paris et que traducteur de la Diane et de Les sentences de Theognide (1578), soulignant un curriculum très réduit (Chavy, 1988). Van Hoof, dans son Dictionnaire universel des traducteurs (Van Hoof, 1993), ne fait aucune allusion à S.G. Pavillon.
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Or, dans ce parcours, de Colin à Bertranet, les « figures imposées » transférées par le même type de réécriture deviennent en fait des moyens de consécration herméneutique du roman que les traducteurs veulent exhiber sans pour autant effacer la disposition sémantique du texte et de l’univers du discours. Il s’agit là de facteurs de succès inscrits dans le roman, lesquels rendent compte de la modernité d’une écriture – une « nouvelle formule pastorale moderne » (Gerhardt, 1950: 225) –, travaillée à nouveau après le succès, quelque peu éphémère, de l’Arcadie de Sannazar 20 , traduite une seule fois vers le français par Jean Martin, en 1544 21 . Par ailleurs, ces facteurs justifient également la linéarité descriptive que l’on retrouve dans ces traductions et dans le nombre de leurs rééditions, nombre tout à fait singulier dans l’histoire de la réécriture du roman pastoral bucolique en France. De fait, la traduction assure une stratégie scripturale associée à la perception d’un ensemble d’éléments romanesques littéralement transposés et responsables du succès du roman auprès du public espagnol du XVIe siècle – les « hidalgos » de lignée –, et, par la suite, du lecteur français cultivé de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle – le « gentilhomme ». Ainsi, l’analyse profonde du sentiment amoureux, développée dans une casuistique amoureuse de racine néoplatonicienne, en vogue à la Renaissance et filtrée par les codes idéologiques de la ContreRéforme, s’énonce surtout dans le Livre IV de la Diana, décalqué de Léon Hebreu, et décrivant un monde d’archétypes correspondant à des catégories abstraites d’un microcosme idéalisé ouvert à l’expression poétique de l’amour qui envahit les états d’âme des personnages. Cette ambiance trouve également un écho particulier dans les contextes divers et contigus introduits au cœur du monde sentimental bucoli20
Voir, à ce sujet, les travaux suivants: Adam, 1962; Castro, 1982-1983-1984: 188; Cooper, 1978; Genouy, 1928; Heninger, 1961; Lavocat, 1998; Solé-Leris, 1980: 2223. 21 La traduction de Jean Martin – L’Arcadie de Messire Jacques Sannazar, gentilhomme napolitain, par Jehan Martin. Paris, Michel de Vascosan et Gilles Corroset, 1544 – fut éditée trois ans avant l’édition espagnole. Selon Françoise Lavocat, elle a eu un succès éphémère en France, et ce même si elle a retenu certains codes du genre grâce à une lecture philologique (Lavocat, 1995: 325). Quant à Maurice Lever, il signale l’absence de réédition de la traduction de Martin et il oppose cet échec au succès d’Aminta du Tasse et du Pastor fido de Guarini, traduits respectivement en 1591 et en 1595. L’auteur constate que l’influence italienne s’est surtout exercée par le biais de la pastorale dramatique (Lever, 1981: 54).
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que, comme l’univers exotique de la nouvelle mauresque d’Abindarráez et Xarifa, intégrée dans le roman à partir de l’édition de Valence de 1561 22 . Signe évident de cette contiguïté des mondes représentés, l’univers merveilleux de la sage Félicie devient aussi une issue narrative habile, reflet d’une philosophie néoplatonicienne qui envahit le roman, comme, d’ailleurs, l’ambiance de cour – peut être plus explorée dans le jeu de cour implicite aux « Libros de pastores » (López Estrada, 1974: 490) –, énoncée par l’épique « Chant d’Orphée » et mise en œuvre, en détail, dans l’histoire de Felismena et Don Felis 23 . La possibilité de lire le texte comme un roman à clés 24 , découlant de cette ouverture au monde courtois et de l’inclusion d’une diversité de métadiégèses (le défilé des différents cas amoureux), dont la plus élaborée, l’histoire de Felismena, est justement une intrigue de cour, devient aussi le reflet de ce croisement de mondes possibles, où le lecteur peut, soit se revoir, soit donner libre cours à son imagination grâce à l’exotisme (dans l’histoire d’Abindarráez et Xarifa enchâssée dans l’histoire de Felismena, par exemple). Par ailleurs, la pertinence de la perspective féminine, reposant sur les voix narratives qui donnent corps aux histoires enchâssées, ouvre le texte à un romanesque
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Selon Jean Cazenave, les romans hispano-mauresques, où les héros sont des Maures et des Espagnols, dérivent de l’œuvre de Ginés Pérez de Hita Historia de los Vandos de los Zegries y Abencerrages (Saragoça, 1495), communément désignée par Guerras civiles de Granada, dans laquelle on raconte l’histoire des derniers rois maures d’Espagne et des luttes qui ont précédé leur déposition. Le texte est présenté comme la traduction d’une chronique écrite en arabe par un certain Aben-Hamin, originaire de Grenade (Cazenave, 1925: 595). 23 Maxime Chevalier, en analysant les facteurs de succès de la Diana auprès d’un public très vaste, affirme que Montemayor a ouvert la voie à un nouveau sous-genre – la nouvelle courtisane – recréé dans le milieu pastoral, mais élargi aux ambiances de palais des dames et des hommes galants, suivant le goût des lecteurs de l’époque (Chevalier, 1974: 48-49). C’est donc le public des « gens de robe », de la « noblesse d’épée », le public féminin, constitué par des nobles, des bourgeoises et des religieuses (Chavy, 1981: 287-288), qui s’intéresse, au XVIe siècle, en France, aux traductions des auteurs anciens et qui accueille aussi avec enthousiasme, cet aspect romanesque du texte de Montemayor, fidèlement préservé par ses premiers traducteurs. 24 Wolfgang Iser, en analysant les stratégies de fiction du texte, affirme que Montemayor inscrit le monde social et historique dans le monde pastoral de ses bergers déguisés; il ajoute également que, si la Diana renferme deux textes – le pastoral et le réel –, son objectif est de les entrecroiser et de dépasser leurs frontières pour que les protagonistes puissent traverser le monde réel en tant que bergers (Iser, 1993: 52).
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psychologique 25 , allié à l’analyse approfondie des états intérieurs, aux tensions amoureuses et aux « effets de l’amour » (soulignés dans les titres des versions françaises) parfois entrevus à travers la perversité de leur caractère irrationnel agissant sur les « incurables d’amour » 26 et se réfléchissant dans la variété des cas racontés. Ces facteurs de réussite sur lesquels reposait la réception exubérante de Los siete libros de la Diana en Espagne et en France n’ont ainsi pas été étrangers à la reconstruction d’une écriture littérale réalisée successivement par Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet. En effet, ils légitimaient clairement une écriture moderne transposée sans contraintes sémantiques ou idéologiques et soutenue par un pastoralisme doctrinaire 27 présent dans l’Arcadie – et dans le mode bucolique – d’où découlent des valeurs humaines que les traducteurs veulent conserver, voire amplifier, dans un cadre de réception qui a, très vite, évolué vers des gestes nécessaires de confrontation, dans le domaine du romanesque, entre histoire et fiction. Ainsi, la traduction et, plus particulièrement la réécriture du texte fictionnel bucolique ibérique en France devient, dans la littéralité des premières versions, un moyen de fixer, avec une fidélité consciente, une conceptualisation formellement nouvelle de l’univers, présente dans un modèle littéraire qui est aussi un modèle social. Lancelot, traducteur de Figueroa, « fidel interprete [de Amarilis] », comme il se désigne lui-même dans l’épître de cette version bilingue, donne consciemment suite aux réécritures qui le précèdent – la dernière, seulement un an auparavant (Pavillon, 1613) –, comme si la réécriture pratiquée s’associait sans contraintes à la topique pastorale et au pastoralisme. Ainsi, dans le sillage de Guevara et du courant du « menosprecio de la corte y alabanza d’aldea », qui opposait la vie à la campagne à celle de la ville, l’espace bucolique à l’espace de la Cour, le traducteur signale, dans les « Remarques des plus belles et principales digressions contenues en ce Livre », le topos du « Mépris de la vie de la Cour, contenant tres-belles raisons sur ce sujet » ou « Du siècle 25
Notons que la quasi moitié des livres traduits et imprimés dans la première moitié du XVIIe siècle (40%), en France, correspond à des romans (Cioranescu, 1983: 176). 26 L’expression est de Mia Gerhardt (Gerhardt, 1950: 177), corroborée, d’une certaine façon, par Avalle-Arce qui analyse les effets dévastateurs de l’Amour (Temps et Fortune) sur les personnages (Avalle-Arce, 1974: 74). 27 À propos du concept de « pastoralisme » et de ses implications esthétiques et philosophiques, voir, entre autres, les études suivantes: Cody, 1969; Ettin, 1984; Iser, 1984.
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d’or »; ensuite, dans le texte « Adresse des plus belles remarques de ce livre », il souligne des formules telles que « Age d’or », « Admirable Discours du mépris des vanitez de la Cour », « Clariso fait à Menandre le Discours de sa vie, et de son volontaire bannissement de la Cour », « Description belle du mépris de la Cour par Clariso », « Loüanges de la vie rustique », « Mepris de la Cour, beau et notable discours sur ce sujet », « Solitaire, vie loüée » (Lancelot, 1614). De même, Figueroa a pris soin de dévoiler, dans un roman à portée allégorique, la philosophie inhérente à la symbolique de la vie en Arcadie, en tant que moyen de sublimation du « desengaño / désenchantement », ce qui expliquera, au premier chef, le choix de son texte par Lancelot. D’autant plus que La Constante Amarilis, dont la publication date de 1609 (Valence), n’a guère connu les traits de la réception exubérante de la Diane, ni en Espagne, ni en France. Ainsi, en inscrivant son texte dans le cadre des réécritures littérales des premières Dianas françaises, Lancelot étend les possibilités de lecture du texte de Figueroa, lorsqu’il se concentre, à l’instar de Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet, à travailler une éthique romanesque (« [le] vice combatu de la vertu » 28 ) légitimée par l’esthétique bucolique. La littéralité est donc un moyen de transposer cette lecture particulière du roman pastoral, en tant que « fidel interprete [d’Amarilis] », auprès de sa protectrice, Madame de Maugiron, et du public français du début du XVIIe siècle, la réécriture s’appuyant sur l’éloge de la vie pastorale et sur sa description ou sur l’antithèse cour-village, développée dans certains romans pastoraux français ultérieurs, et conservée, avec précision, dans cette traduction, afin de prolonger, dans un autre contexte de lecture, la problématique suscitée, de manière métaphorique et allégorique, par Figueroa: Escapó Clarisio milagrosamente de las borrascas cortesanas, por esso encarecia su estado seguro por su umildad, y proponia el peligro del encumbrado de quien son alimentos, embidias y rancores, por dessear todos entronizarse, y huyendo el cuello al yugo de servidumbre, poner en las nubles sus cabeças. (Lancelot, 1914: 222). Clarisio s’estoit miraculeusement sauué des orages courtisanes, et pour cette raison il estimoit et encherissoit sa condition presente, asseurée par son humilitié, aleguant le peril de celuy qui est fort éleué en dignité, qui sert d’aliment aus enuies et aux haines, de tous ceus qui s’eforcent de monter, et de se faire 28
« Adresse des plus belles remarques de ce livre » (Lancelot, 1614).
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voir sur des throsnes, et éloignant leur col du ioug de la seruitude, veulent mettre leurs testes iusques dedans les nuës. (Lancelot, 1914: 223).
Le rapport entre l’histoire et la fiction, sur lequel se fonde, dans La Constante Amarilis, une philosophie existentielle très souvent associée à la pastorale religieuse italienne et ibérique, est ainsi transposé vers la littérature française par l’usage linéaire de l’éloge implicite de la vie pastorale compris par Lancelot, ainsi que par les premiers traducteurs de Los siete libros de la Diana, dans une ambiance de réception idéologiquement marquée (La Cour et la Ville) – cet élément générique s’étant transformé en un point fondamental de signification de la lecture et en une forme efficace d’écriture (ou de réécriture). LEGITIMATION DES LANGAGES POETIQUES
Dans le langage de W. Benjamin, la traduction est une forme qui procède de la transposition d’une autre forme – celle de l’original – dont la signification immanente suppose, en soi, l’exigence d’une version qui poursuit et élargit son espace de « gloire » (Benjamin, 1971: 263-264). Ainsi, la tâche du traducteur peut coïncider avec un geste d’ouverture d’une forme première qui, dans un autre contexte d’écriture et de lecture, peut contribuer à la création de nouveaux langages poétiques, de nouvelles formes de signification, lorsque sa signification originale est interprétée. La tâche du traducteur peut aussi être perçue comme une prise de position consciente, légitimant une nouvelle forme (ou une forme étrange) qui exercera, éventuellement, une fonction donnée dans le champ littéraire où elle s’intègre, à un moment historique et littéraire donné. La légitimation d’un nouveau langage poétique, à travers ce jeu spéculaire de formes, est mise en œuvre par le choix d’un mode de réécriture qui se révèle dans différentes formes de transposition, placées dans un spectre scriptural situé entre les limites de la littéralité et celles de la transgression. L’ensemble des premières traductions françaises de Los siete libros de la Diana et la version unique de La Constante Amarilis s’encadrent, on l’a vu, dans un contexte de littéralité qui se justifie dans un cadre de réception où la théorie et la praxis de la réécriture, historiquement déterminées, s’allient à des faits d’écriture qui, sur le plan littéraire et sociologique, doivent être dits et lus d’une façon linéaire. Mais le contexte de littéralité qui marque les traductions de Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet et Lancelot s’inscrit également
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dans le cadre intertextuel qui caractérise la fin du siècle de Montaigne, dans lequel le scripteur, en se donnant comme objet d’écriture une autre écriture, introduit, très souvent, par des collages rhétoriques, stylistiques et esthétiques et par l’interrogation sur l’essence du discours même, de nouvelles formes et de nouveaux genres 29 . Ainsi, ces traductions représentent, à cette époque, un instrument de connaissance de l’altérité et une manifestation du plaisir esthétique que le texte se procure, dans une recherche poétique originale. Elles sont aussi des formes de projeter les schémas de vision d’une littérature qui déploie de nouvelles significations dans un genre dont l’impasse formelle était évidente. Les différentes versions françaises des textes espagnols réalisées à cette époque – où Montemayor s’alliait à Cristobal de Figueroa et, mis à part le genre pastoral, à Cervantès – témoignent ainsi de cette recherche permanente de la modernité dans les formes d’écriture étrangères. En effet, le degré d’équivalence tendant à la littéralité qui caractérise la réécriture pratiquée montre que les traducteurs sont conscients que le choix du texte a obéi à une logique non innocente d’introduction d’un genre (le roman pastoral) qui allait combler d’importantes lacunes dans l’écriture narrative pratiquée à cette époque, en France, grâce à la lecture particulière d’une normativité scripturale qui repose sur des objectifs d’universalisation (Guillén, 1985) renforcés par la dimension comparative des genres qui y est sous-jacente. Ainsi, si l’on considère la réécriture comme un « point de départ » (et non comme un simple « point d’arrivée » (Meschonnic, 1973: 337)), on voit que les premiers scripteurs de la Diane – et plus tard Lancelot – ont été sensibles à une épistémologie de l’écriture que le roman encadre et qui explique le travail d’éléments codés, sur lesquels repose le succès de lecture remporté et la lecture-palimpseste que l’on retrouve dans les versions françaises réalisées. Ces traducteurs du roman pastoral ibérique ont parfaitement perçu l’épuisement de l’écriture proposée par le roman de chevalerie, elle aussi inscrite dans les transformations du romanesque français de la deuxième moitié du XVIe siècle, mais forcément soumise à la vision redondante d’une 29 François Cornilliat et Gisèle Mathieu-Castellani, dans un article intitulé « Intertexte Phénix? », affirment qu’à l’utilisation intertextuelle au XVIe siècle est sous-jacente l’exploitation de nouveaux genres et de nouvelles formes littéraires, conduisant à un mise en question de la littérature elle-même (Cornilliat et Mathieu-Castellani, 1984: 6).
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(ir)réalité symbolique qui avait besoin de se confronter à un processus de rénovation esthétique. Ils ont en fait construit, grâce à la réécriture, une herméneutique des textes originaux impliquée formellement en eux-mêmes et prête à être reçue par un contexte littéraire différent. En supposant qu’à partir de la fin du XVIe siècle, c’est-à-dire à l’époque où les versions de Colin, Chappuys et Pavillon ont été publiées, les lecteurs des Amadis deviennent beaucoup moins nombreux dans le cadre de l’aristocratie ou de la noblesse de cour (Chevalier, 1968: 14-15), la réécriture de Los siete libros de la Diana a introduit une variatio dans les formules romanesques susceptibles de démontrer le déclin du roman de chevalerie et le succès du roman pastoral et du pastoralisme 30 . Cette variation s’est distinguée par le biais d’une conscience critique (et herméneutique) de la part des traducteurs, à l’égard de la hiérarchie des valeurs esthétiques qui séparait le fabuleux des Amadis d’une certaine vraisemblance que les « Libros de pastores » ont réussi à préserver, grâce à une métalecture qui, de ce fait, devrait être littérale. C’est pourquoi, quelques années plus tard, Charles Sorel, dans sa Bibliothèque françoise, reconnaît le parcours suivi par un certain langage poétique (du roman de chevalerie au roman pastoral), en faisant appel au changement d’un schéma formel – celui du roman de chevalerie – qui commençait à s’épuiser dans une recherche redondante pour exprimer le réel: Les Narrations Allegoriques et Spirituelles qui d’ordinaire contiennent des choses miraculeuses et non faisables, auront à leur suite, les Histoires fabuleuses des Anciens Cheualiers, qu’on a toûjours faites du genre merueilleux; (…) On ne s’arreste plus gueres à cette sorte de lecture, parce qu’on y trouue des choses hors de raison, et que d’vn autre costé on ne s’imagine point qu’il y ait aucun sens mystique là dessous. (…) Ne cherchant plus de Romans d’Empereurs, de Rois, de Princes et de Cheualiers, à qui on attribuoit des auãtures fort incroyables, on est venu aux Amours des Bergers, dont les actions ont esté jugées plus faisables et plus douces. Il y en a des exemples dans les anciennes Poësies, et sur tout la Fable de Daphnis et de Chloé, en est un modelle, mais la pudeur des Dames peut estre offencée de quelques petits incidens qui s’y trouuent. Les Espagnols ont voulu faire de ces Romans d’vne plus juste longueur; Nous auons la Diane de Monte-Major, qui a été traduite
30 Voir, à ce sujet, le chapitre de W. Floeck consacré à la crise de l’esthétique et des idées de la Renaissance, dans lequel cette évolution du romanesque est analysée (Floeck, 1989: 60).
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en nostre langue: On y rencontre de beaux endroits; L’Amour y est traité fort spirituellement et fort agreablement (Sorel, 1970: 53-54/174-175).
Ainsi en classant dans sa « Bibliothèque », les romans de chevalerie (domaine du fabuleux) en déclin et en les distinguant des textes pastoraux, la hiérarchie établie par Sorel se fonde sur un principe de base de vraisemblance. Quoique restant éloigné de celui du « roman de l’époque classique », ce principe est néanmoins renforcé, comme on peut le voir dans l’allusion à la Diana, par des principes de composition qui décrivent les « amours des bergers » de manière plus spirituelle et plus agréable, et qui, de ce fait, se plient davantage aux exigences de lecture du public des romans de l’époque. Cette hiérarchie se manifeste également dans la présence d’un discours romanesque étranger (espagnol) véhiculé par la réécriture – on fait ici allusion aux traductions françaises du roman de Montemayor –, capable d’interférer dans la mutation réalisée, à la fin du XVIe siècle, en France, avec des schémas poétiques de l’écriture narrative. Cette réécriture suit un subtil processus de manipulation de l’écriture qui explique que, bien souvent, les traductions coïncident avec des succès d’éditions nationales, la réécriture étant ainsi parfaitement assimilée par le système dans lequel elle se construit. C’est le cas, par exemple, de Gabriel Chappuys, traducteur de la Diana, qui, en faisant lire au public français les auteurs consacrés par l’écriture romanesque espagnole et italienne, contribue, grâce à sa traduction, à élargir, dans le panorama national, les virtualités esthétiques et idéologiques du roman. En somme, l’exemple de Chappuys finit par sous-tendre la fonction littéraire – secondée par les fonctions linguistique et stylistique – que l’ensemble des premières versions françaises de la Diana et la traduction du roman de Figueroa exercent sur le devenir de la littérature française et plus particulièrement sur l’histoire du roman, à une époque de recherche formelle qui marquait le genre. Et ce d’autant plus que l’interprétation plus ou moins littérale que Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet et Lancelot donnent à la forme présupposée dans l’écriture de l’original, nous amène à conclure que les traducteurs sont pleinement conscients des objectifs esthétiques et génériques sousjacents à l’attitude de transposition assumée. En d’autres termes, en voulant instituer un paradigme littéraire moderne découlant de leur choix de traduire des textes qui respectent les normes du roman pastoral, les traducteurs ont lu dans les originaux la codification qui caractérise le genre et l’ont développée dans la
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réécriture qui l’introduisait dans l’autre littérature. Pour ce faire, soit ils ont repris de manière dénotative l’écriture première – ce qui reste néanmoins une interprétation –, soit ils ont insisté formellement sur certains vecteurs idéologiques, par exemple en doublant les lexèmes synonymiques ou en expliquant leur signification latente. Ainsi, quels que soient leurs choix de réécriture, la littéralité reste un filtre herméneutique commun qui participe d’une vision particulière du roman de Montemayor ou de celui de Figueroa. En effet, les traducteurs sont persuadés que le choix réalisé (surtout dans le premier cas) contribue à renouveler l’écriture narrative en France, ce qui passe nécessairement par un dédoublement de l’écriture qui ne prétend pas transgresser la signification esthétique des textes. C’est pourquoi, la topique associée au roman pastoral obéit, comme on l’a démontré dans une précédente étude 31 , à une sédimentation thématique – celle des modèles de thématisation en littérature traduite – qui met l’accent sur les potentialités esthétiques et idéologiques d’une nouvelle forme issue de la lecture linéaire ou expressive que Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet et Lancelot réalisent des topoi, tels que celui du locus amœnus. C’est en effet cet espace bucolique privilégié, « différent-du-présent », intégré dans l’utopie arcadique et dans un temps indéfini qui, en encadrant les intrigues amoureuses, sert symboliquement de refuge à l’auto-analyse et à l’autocontemplation des personnages-bergers. Par exemple, Colin et Pavillon thématisent dans la réécriture le topos en recourant à de vagues renforts stylistiques (la double adjectivation) ou à des précisions conceptuelles (l’allusion, non explicitée dans l’original, à l’éternel printemps, impliquée dans l’écriture première et interprétée dans la réécriture 32 ). Quant à N. Lancelot, dans une pratique de transposition
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Voir: Anacleto, 1994: dans le Chapitre IV, « Lecture(s) de la poétique pastorale: fondements génériques », nous présentons une analyse systématisée de la façon dont Colin et Pavillon réécrivent les topiques de l’espace pastoral et les images de l’homme abordées à partir d’une idéologie sous-jacente au genre. 32 L’un des exemples les plus frappants est peut-être celui qui a été cité à propos de la version de Colin de 1578 (Anacleto, 1994: 121-122), où Selvagie, dans une composition en sixains, projette dans l’espace bucolique la dualité qui l’étreint entre le temps passé (développé dans celui-ci) et le temps présent. En effet, le traducteur y remplace, grâce à un jeu de mots tout à fait significatif, le lexème « temps » par l’imagesymbole de l’« éternel Printemps bucolique »: 1. « ¿Quién nunca imaginó que fuera el tiempo//verdugo tan cruel para mi alma (...). » (Montemayor, 1970: 65); 2.« Qui eust
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semblable, il conserve, avec une subtile stratégie herméneutique et avec une exactitude philologique, l’incipit du roman de Figueroa, correspondant à la description typique de l’espace pastoral et reposant sur la catégorie rhétorique et poétique du locus amœnus 33 . On pourrait ainsi croire que la traduction de La Constante Amarilis n’était qu’un renfort générique implicite au choix d’un texte qui, n’ayant pas remporté le même succès de lecture que la Diana, prolonge une figuration de l’écriture esthétique et idéologique caractéristique des « Libros de pastores » péninsulaires. Dans le sillage de la formalisation de cette catégorie rhétorique et poétique, on voit surgir, dans la même traduction, d’autres éléments, littéralement réécrits, appartenant au microcosme bucolique. Ces éléments poursuivent la légitimation d’un discours qui part des engagements thématiques et idéologiques sur lesquels se greffe un ensemble d’images stylisées qui donnent corps à un cadre romanesque reposant sur les signes du pastoralisme. La superposition de l’univers bucolique à un passé marqué par l’âge d’or prend ainsi toute son importance dans la version française du roman allégorique de Figueroa. On peut aussi comprendre pourquoi Lancelot transfère littéralement vers la langue française la longue description de ce temps mythique qui ouvre le « Discours IV » du roman. Au demeurant, il semblerait que Lancelot n’a, à aucun moment, voulu en changer le contenu mais que, au contraire, il a voulu rester dans la ligne (idéologique) de lecture de l’auteur:
iamais pensé, que ce doux verd-Printemps//Eust esté si cruel et nuisant à mon ame? » (Colin, 1578: 48). 33 « Tres leguas de la famosa Villa, que siendo Reina y centro de la Provincia Española, es emula del Imperio, y antigua grandeza Romana, yaze un llano bien espacioso, a quien graciosamiente coronan algunos cerros de mediana altura. Dellos brotan no pocas fuentes, que juntas en arroyuellos con retorcidas bueltas hermosean y fertilizan la llanura, confundiendo despues sus corrientes con las veloces de Iarama, sobervio y ufano por la compañia del cortesano Mançanares. » (Lancelot, 1614: 2-4); « A trois lieuës de la fameuse Ville, qui glorieuse d’estre la Reyne et le centre de la Prouince Espagnole, est aussi l’emulation de l’empire, et de l’ancienne grandeur Romaine, se treuue une spacieuse plaine, agreablement enuironnée de quelques colines de moyenne hauteur. De ces lieus, se voyent quantité de claires fontaines, qui s’vnissans ensembles, se reduisent en petits ruisseaus, et de leurs tortueus détours, embellissent et fertilisent ceste campagne. Et apres l’auoir baignée en plusieurs endroits, ils vont perdre leurs cours auec les rapides eaux de Charame, superbe et content de la compagnie du Courtisan Mançanares. » (Lancelot, 1614: 3-5).
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Tened Felicio (respondio Clorida) no passeys adelante, que os vais poco a poco despeñando. En el siglo de oro de quien a quedado solamente la memoria a las gentes desta escrementosa edad; sobre el suelo no arado, ni sembrado, dizem, se vian crecer, y por Estio ondear espigas doradas. Vencian los arroyuelos en dulçura y sabor, al licor que oy mas estimam los hombres. (Lancelot, 1614: 454). Arrestez-vous là Felicio (répondit Cloride) ne passez-pas outre: car vous vous allez peu à peu precipitant. Au tems du siecle d’or, dont la memoire est seulement demeurée aus personnes de cet âge d’excrement, il se dit, que sur la terre non labourée ni semée, l’on voyoit croistre, et au tems d’Esté ondoyer les espics dorez, et les ruisseaus surpassoyent en douceur et en faueur la liqueur, qui est aujourd’huy la plus estimée des hommes. (Lancelot, 1614: 455).
D’autres éléments symboliques appartenant à l’idéal bucolique qui sert de cadre à l’intrigue amoureuse des romans (les descriptions de l’espace du merveilleux assuré par Félicie et les lettres échangées par les amants), ainsi que l’introduction de milieux idéologiquement contigus à ce monde, visant à une rentabilité romanesque qui élargit ses virtualités de signification (l’espace exotique de la nouvelle mauresque qui est intégrée, sous la forme de métadiégèse, dans le roman 34 ), sont lus et réécrits avec la même valeur dénotative. Ils visent en fait à montrer, tant dans les versions françaises de Los siete libros de la Diana que dans celle de La Constante Amarilis, que la « traduction est une fonction spécialisée de la littérature » (Paz, 1990: 19). La réécriture des traducteurs constitue ainsi une façon de légitimer un nouveau langage poétique à partir de l’interprétation dénotative des topoi du genre. Cette réécriture traduit, en outre, un choix qui montre la nécessité, à la fois, d’imposer la signification immanente et l’autorité d’une écriture qui n’avait pas trouvé un écho significatif dans la version française de l’Arcadia de Sannazar. Les premières versions de Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet ont, elles, su combler un vide littéraire et elles ont fini par constituer un « virage décisif » (Bassnett, 1995: 142) dans l’écriture romanesque pratiquée en France à cette époque. C’est pourquoi, suivant une dynamique de 34
Il est intéressant de voir que l’histoire d’Abindarráez et Xarifa, inclue, comme on l’a dit, dans Los siete libros de la Diana, après l’édition de Valence de 1561, a également suscité un grand intérêt auprès des lecteurs français, à tel point que Colin et Chappuys l’intègrent dans leur version de 1592 (Colin et Chappuys, 1592 a: 108-125) – ce qu’ils n’avaient pas fait dans la traduction de 1587. Ceci témoigne d’une sensibilité des traducteurs à l’égard du goût particulier du public des romans.
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transposition qui obéit à la fixation d’un modèle de thématisation spécifique et à l’ouverture à des expériences esthétiques et idéologiques, les premiers traducteurs de la Diana et le traducteur de La Constante Amarilis ont bien compris qu’il fallait suivre certains processus d’explicitation ou d’intensification sémantiques, sans pour autant trahir l’original qu’ils reconnaissaient comme objet artistique porteur de modernité. Ils voulaient en fait exploiter l’expressivité romanesque implicite aux textes ibériques, laquelle était forcément adaptée à un domaine du littéraire qui, en France, n’avait pas su, jusqu’à Honoré d’Urfé, mettre à profit ses capacités de signification. En conséquence, si, d’une part, on cherche à conserver une dynamique entre le lyrisme et le romanesque, présente dans l’alternance de textes en prose et de textes en vers 35 – que seul Chappuys, dans l’édition de 1587, modifie – on tend, d’autre part, à revoir les universaux thématiques et idéologiques propres au roman. En effet, on peut aisément supposer que ce geste herméneutique réalisé autour du traitement spécifique de l’amour et de la forme romanesque qu’il revêt, favorise la création d’un ensemble d’images narratologiques qui contribueront à la maturation de l’écriture narrative en France, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. En travaillant dans son texte des structures et des procédés narratifs modernes, Jorge de Montemayor fonde une dimension générique qui est parfaitement perçue par les traducteurs et schématisée dans la manière littérale, mais très expressive, dont ils transposent la nouveauté du monde fictionnel inscrite dans les métadiégèses. Auteur (et scripteurs) surpasse(nt) ainsi comme le fait remarquer Wentzlaff-Eggebert, Sannazar et la plupart des écrivains de son temps (Wentzlaff-Eggebert, 1987: 69), en créant à partir de l’intrigue un ensemble structural d’histoires racontées, où seuls varient les cadres et les protagonistes. En effet, ce mode spécifique de narration, qui allait à la rencontre du goût d’un public mondain par la minutie exhibée dans les diverses intrigues amoureuses décrites et par la possibilité de les confronter à la réalité, dans un jeu de clés romanesques où le voile pastoral est mis au service de la « société précieuse et galante » 36 , est ressenti par les 35
Voir, à ce propos, les pages consacrées par Nathalie Dauvois à la pertinence et aux fonctions assumées par le prosimètre dans Los siete libros de la Diana et par son intégration dans l’univers pastoral (Dauvois, 1998: 169-175). 36 Bernard Beugnot applique le concept de « clé littéraire » au roman pastoral car cette forme dissimule, sous un discours de surface, un sens secret, associé à un mouvement
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traducteurs, dans la linéarité de leur réécriture, comme une manière de renouveler l’intérêt des lecteurs. Cet intérêt est attisé par une dynamique romanesque qui repose sur la multiplicité des cas décrits sous forme d’histoires enchâssées. C’est pourquoi, Bertranet, dans la « Table » qu’il ajoute à l’édition qu’il publie avec Pavillon, en 1611, fait figurer, avec une certaine exhaustivité, les références aux histoires racontées et aux détails de l’intrigue qui les supportent et qui illustrent un travail du romanesque – déjà présent dans l’original mais intégralement réécrit – car il en entrevoit le succès en termes de réception. Ainsi, l’histoire de Félismène (pour ne donner qu’un exemple pertinent) devient, grâce au développement auquel sont soumis les faits de l’intrigue, dans la « Table » de Bertranet, l’une des plus importantes métadiégèses du roman, ce qui est aisément vérifiable grâce aux expériences d’intertextualité mises en œuvre. Dans le cadre d’une lecture linéaire de l’intrigue de cour qui lui est sous-jacente (amours contrariées, déguisements, combats) et que Montemayor lui-même a exploitée dans son roman, le traducteur soigne avec beaucoup de minutie le détail romanesque: Felismene, du pays Vandalie; (…) nourrie auec son frere en vn monastere; aimee de don Felix; refuse la lettre de don Felix; se repent de n’auoir pris la lettre; lit la lettre de don Felix; escrit à don Felix; ses amours descouuerts au pere de dom Felix; don Felix luy est enleué; (…) habillee en garçon va chercher don Felix; se faict appeller Vallerie; apprend le discours des amours de don Felix et Celie; (…) Celie irritee contre elle; Celie se faict mourir pour elle; prend l’habit de bergere ayant perdu la veuë de don Felix; se trouue à la rencontre pour defendre les Nymphes des sauuages; combat contre les Sauuages et demeure victorieuse; (…) apprend de Felicie qu’elle doit iouyr de don Felix; garentit don Felix de la mort; recognoist don Felix; faict recit de ses voyages à don Felix; affligee estrangement voyant don Felix esuanouy (Pavillon et Bertranet, 1611)
En somme, la linéarité des premières réécritures du roman de Montemayor a, d’une certaine façon, été déterminée par une solide complicité entre la lecture des traducteurs et l’aspect romanesque que le texte original développe amplement et que l’écriture narrative française s’est appropriée et a intégré. Car, comme le souligne Lever, si celle-ci n’était pas prête à subir son influence, elle était tout du moins disposée « à l’accueillir » (Lever, 1991: 9). Or, c’est justement dans le vers l’origine historique dans laquelle se trouve déposé le véritable sens – dans ce cas précis, la société mondaine et sa vision du monde (Beugnot, 1994 b: 231).
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cadre de cette dynamique des modèles de thématisation où s’insèrent les premières traductions de la Diana et la traduction de La Constante Amarilis que l’on peut examiner l’intensification d’une idéologie propre aux « Libros de pastores ». Cette intensification est, de surcroît, associée à l’encadrement thématique de l’Amour en tant qu’élément central d’une structure romanesque formulée dans sa modernité et perçue comme telle par les traducteurs. Attentifs à un public de « Français et Françaises dévoreurs de romans » (Martin, 1969: 292) qui commence à s’affirmer à l’époque des versions de Colin, de Chappuys et surtout de celles de Pavillon, de Bertranet et de Lancelot, les traducteurs ont pris conscience que le langage narratif adhérait de plus en plus aux codes d’un romanesque sentimental ouvert au récit des aventures amoureuses. Aventures qui s’ancraient, au demeurant, dans la logique néoplatonicienne et galante d’un amour chaste et honnête 37 . Ainsi, à partir de la lecture péritextuelle exhibée dans les titres explicatifs des versions de Colin et de Pavillon et des epîtres de ce premier ensemble de traductions, l’amour demeure un élément tout à fait signifiant dans le processus de création de l’écriture littéraire développée dans l’original/les originaux. La structure du roman de Montemayor se centre sur un fil conducteur, reposant subtilement sur les amours contrariées de Diana et de Sireno et elle dessine un modèle structural quelque peu discontinu qui permet d’enchâsser les métadiégèses où sont définis divers cas amoureux et leurs effets sur les amants, dans une dialectique qui suppose le mouvement du « crudo amor » au « buen amor ». De même, la deuxième partie de la Diana d’Alonso Pérez, divisée en huit « Libres », part d’une rencontre des bergers de Montemayor dans le palais de Félicie, au cours de laquelle on discute, sous forme de casuistique, de l’amour et de ses effets. Ainsi, on ouvre des perspectives narratives à un schéma formel fondé sur des métadiégèses qui racontent les cas amoureux de différents personnages du monde pasto37
Henri-Jean Martin montre que parmi les romans français publiés entre 1600 et 1629, seuls huit mentionnent des noms de chevaliers anciens – la mode des Amadis était passée –, quatorze évoquent un prince ou un roi imaginaire, treize font allusion à des guerriers et à des combats, vingt-huit annoncent des voyages et des aventures et parmi les cent trente-trois (notons la disproportion statistique) qui racontent des histoires d’amours et d’amants, trente-trois indiquent qu’il s’agit d’un « amour chaste, honnête, spirituel » qui concerne les « amants vertueux, fidèles et constants » (Martin, 1969: 293).
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ral, entre autres, lorsque ces derniers sont introduits, en tant que bergers inconnus, dans le parcours de Silvano, de Sireno et de Selvagia, et qu’ils sont encouragés à raconter leur histoire. Par ailleurs, la Diana enamorada de Gil Polo s’ouvre sur un chant de Diana sur le « mal d’amour », suivi d’un dialogue avec Alcida qui s’inscrit dans le même univers thématique. Ce dialogue sert de leitmotiv narratif, non seulement aux différentes situations dialoguées qui envahissent le roman, portant sur l’essence du sentiment amoureux (et de la jalousie), mais aussi aux métadiégèses qui les supportent – l’histoire de Marcelio, d’Ismenia, de Polidoro et de Clenarda – et qui accompagnent le parcours des personnages associés à la Diana de Montemayor (Diana, Sireno, Silvano, Selvagia). Ce parcours est centré sur la figure de Félicie, qui, à la fin, suivant les codes du genre, célèbre les mariages des bergers, mettant ainsi fin à une dynamique de dénouement qui reste, néanmoins, ouverte à une nouvelle continuation. La modernité des textes de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo, potentiels continuateurs du succès d’édition du premier (et Figueroa), a ainsi été transposée de manière dénotative par les premiers traducteurs qui étaient pleinement conscients que l’écriture narrative première ouvrait de nouvelles perspectives à un romanesque fondé sur la description des expériences amoureuses. Ce romanesque résulte de scénarios multiples qui permettaient d’introduire, dans un cadre idéologique néoplatonicien, les plaintes d’amour. Ces plaintes étaient, au surplus, bien accueillies par un public qui, après le climat pessimiste instauré par les Guerres de Religion, était prêt à comprendre les nuances d’une analyse minutieuse et délicate des sentiments 38 . C’est, d’ailleurs, en ce sens que Charles Sorel, lorsqu’il intègre le roman de Montemayor dans l’ensemble des romans pastoraux présents dans sa Bibliothèque françoise, loue, comme cela a déjà été dit, les analyses de l’amour qui y sont développées et sur lesquelles s’appuie la structure du texte et de ses métadiégèses (Sorel, 1970: 175). La présence d’une réécriture qui fixe une vision du monde forgée à partir de dissertations explicites de casuistique amoureuse, exposée, 38 Rappelons les nombreuses dissertations sur la nature de l’amour – décrites par Gustave Reynier – apparues dans la deuxième moitié du XVIe siècle. L’auteur met l’accent sur le Traité de l’amour humain (1588) de l’Italien Nobili, traduit vers le français par Jacques de Levardin, Les Esguillons d’Amour, divisez en six Discours, par L.D.G.Sr de Grivesne, Paris, A. du Breuil, 1599 (Reynier, 1971: 246).
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très souvent, sous la forme de chant ou de dialogue, est donc parfaitement cohérente. En effet, cette réécriture, en intensifiant une dialectique propre à l’opposition d’un amour idéal et d’un amour cruel ou faux, crée des schémas interprétatifs associés à des chaînes isotopiques qui se forment et qui s’accentuent dans les versions françaises. D’une part, la réitération ou le choix d’expressions comme « le bon amour » – traduction délibérément littérale de « buen amor » –, « le bien », « le plaisir », « le repos », « la vertu » signifie le passage à un état idéal des affections. Sous le signe d’une imagerie néoplatonicienne, hypostasiée dans le dialogue des bergers avec Félicie (« Libro IV ») et servant une éthique du roman soulignée dans les espaces péritextuels, on exalte les signes de l’amour-vertu, du « parfait amour », de l’« amour-repos » voire de l’« amour-divin », travaillés, eux aussi, dans le texte de Figueroa. D’autre part, des lexèmes tels que « le faux amour» – traduit littéralement –, « la tyrannie », « les tourments », « la souffrance » sont véhiculés, avec une certaine intensité (et une certaine intentionnalité), dans les textes des premières traductions. Ils rendent compte d’un pessimisme existentiel qui découle de la tyrannie amoureuse qui, outre qu’elle est cruciale pour la dynamique romanesque des métadiégèses ou pour la dialectique de l’amour, deviendra un topos fondamental du roman pastoral, lequel (dé)limite aussi bien les bergers de l’Ezla que ceux du Lignon. C’est aussi sur ce topos que les bergers de La Constante Amarilis polarisent l’expression de leurs émotions, dans une tentative de sublimation métaphysique qui, même si elle enracine subtilement le texte dans le cadre formel de la pastorale religieuse, constitue un important leitmotiv romanesque. Celui-ci est utilisé par la réécriture française dans une performance herméneutique qui commence, d’entrée de jeu, dans les péritextes et qui dénonce une complicité évidente avec les modalités de signification de l’original. Ainsi, dans les deux tables des « Remarques » déjà mentionnées, Lancelot renforce certaines expressions ou alors il renvoie à des situations textuelles qui viabilisent, avant même que le lecteur ne lise le roman, une vision pessimiste de l’amour et de ses effets sur l’homme, lesquels ne sont surmontés qu’à la fin de chaque cas/histoire raconté(e). Il y annonce la « Narration des diferens éfets d’Amour. »; « Autre beau Discours sur ce sujet, fait par deus Bergers, l’un méprisant et abatant les puissances d’Amour, par de tres-belles raisons; et l’autre soutenant
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son party »; « Desespoir amoureus »; « Deception amoureuse »; « Raisons belles au mépris d’Amour » (Lancelot, 1614). Ainsi, certaines images symboliques de l’amour-passion et de leur fonction dysphorique chez l’homme sont récupérées dans cet ensemble des versions françaises lorsqu’on traduit des expressions comme « afficion jamas oyda » ou le lexème « passiones » – qui reflètent la violence de la passion (que Amarilida éprouve pour Filemon) –, par « passion inaudite » ou « tourmens » et « souffrance » (Pavillon, 1603: 313; 329; 159). Par ailleurs, on peut inclure, dans le cadre de la même intentionnalité de l’écriture et de la fixation d’un modèle de thématisation codifié, tout un travail métaphorique déjà présent dans l’original (les métaphores maritimes de la mer houleuse, du naufrage, de la tempête, renvoyant à une condition humaine labyrinthique) et interprété, avec beaucoup d’expressivité, dans les traductions. Ces images de violence qui paradoxalement ravagent l’univers bucolique et qui appartiennent, elles aussi, à une topique du genre (les sauvages qui pourchassent les nymphes chez Montemayor, le géant Gorphorosto qui effraye Stella, chez Alonso Pérez 39 ) sont littéralement réécrites par Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet qui essayent de perpétuer une vision nihiliste du monde grâce à l’analyse des divers effets de la passion sur l’homme. Ces auteurs reprennent les « variables et estranges effects » présents dans les images ou les configurations thématiques de la folie de l’amant (ou du berger fou), de l’irrationalité de la vie, de la violence et les « extrémités » des émotions, de la prison amoureuse (le fait d’être prisonnier de l’autre) ou du précipice, de la jalousie qui consume l’amant (Figueroa et Lancelot l’accentueront, eux aussi, à la fin du récit du troisième « Discours » 40 ), de la faiblesse humaine. De telles images sont de toute évidence mises au service d’une fonction éthique du roman pré-annoncée (ou pré-énoncée) et explicitée dans 39
En ce qui concerne la question de la présence de la violence dans l’univers pastoral bucolique et sa signification (apparemment paradoxale) voir, entre autres: Anacleto, 1998; Avalle-Arce, 1974; Bertaud, 1986; Cull, 1984; Deyermond, 1967; Heninger, 1961; Ilie, 1971; Johnson, 1971; Mujica, 1976; Wardropper, 1951; Zotos, 1980. 40 « Ie ne sçay pas la raison pourqouy on dépeint la Force en figure de femme armée, il seroit plus à propos de la representer par un homme tout nud, puisque cette figure en seroit plus significative. Certes il y en a beaucoup, qui sont infiniment ennemies de toute affection humaine, et plusieurs aussi qui sont amoureuses d’elles mesmes, à l’imitation du simple Narcisse. D’autres qui font respirer l’Amour de leurs visages, et dans leurs ames font professsion de toute rigueur. Et d’autres qui de leurs froides aparances élancent mille flâmes. » (Lancelot, 1614: 452-453).
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une réécriture marquée, du point de vue idéologique, par des lexèmes tels que « misère », « angoisse », « martire », « mélancolie », « ruine », qui surgissent dans toutes les versions. Ces lexèmes sont parfois soumis à un discours hyperbolique et étayent des formules romanesques exprimant la diversité des cas ou des histoires racontés (Anacleto, 1994: 139-160). On retrouve également cette même linéarité scripturale dans la lecture que Lancelot fait de Figueroa lorsqu’il vise à légitimer une écriture narrative qui passe par la transposition d’un modèle thématique configuré, dans une structure divisée en « Discours », à partir de l’analyse exhaustive des effets de l’amour sur l’amant, présents dans l’« extremo d’amor » / « extrémité d’Amour » (Lancelot, 1614: 450; 451). Il aborde là un aspect fondamental pour le public des romans en France. Cette linéarité scripturale se construit d’une façon plus pragmatique lorsque l’une des histoires principales de la diégèse – celle de Felicio – est caractérisée dans les deux écritures (dans celle de l’auteur et dans celle du traducteur) comme la narration de « sus infortunios amorosos » / « infortunes amoureuses » (Lancelot, 1614: 142; 143), ou lorsqu’on présente, dans les deux textes, des situations de violence amoureuse. Elle se révèle aussi dans la modalité formelle d’un discours théorique – reflet spéculaire de celui de Félicie – quand on disserte, de manière abstraite mais très marquée du point de vue esthétique et générique, sur l’essence de ce sentiment et sur le pouvoir que ce dernier exerce sur l’homme: Amor solo (dixo Damon) es el digno maestro de su ciencia, el solo se interpreta y explica, assi sobre tal supuesto hablará qualquiera corto, frio, y con lengua perezosa; mas quanto al punto que tocàste, enseñados de una larga experiencia, podremos dezir; ser las fuerças de amor tan podrosas y tan flacas contra ellas las mayores que tiene la industria y resistencia umana, que ningun reparo nos promete cumplida seguridad. (Lancelot, 1614: 12). Amour seul (dit Damon) est le maistre capable et experimenté en sa science, luy seul s’interprete et s’explique, par ainsi sur une telle proposition, qui que ce soit parlera sans pouuoir rien definir, sans grace, et d’une langue du tour inhabile. Mais quant au sujet que vous auez traitté, enseignez d’une longue experience, nous pourrons dire, que les forces d’Amour sont si puissantes, et au contraire, si debiles les plus fortes, que l’industrie humaine luy pourroit oposer, que nulle defence ne nous en promet de victoire accomplie. (Lancelot, 1614: 13).
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Dans le cadre de cette réécriture qui, bien que linéaire, tend logiquement à la sur-codification d’un genre que l’on veut imposer et qui, en ce sens, est assimilé dans un mouvement de lecture-écriture, Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet et Lancelot désirent conserver le filon thématique qui unit la triade Amour-Temps-Fortune en tant qu’éléments déterminants d’un profil idiosyncratique qui marque la figure du berger et sa relation avec un cosmos en perpétuel changement 41 . Ce profil devient, de surcroît, le fil conducteur de nombreuses histoires racontées, comme celle de Sireno qui, dès l’incipit, apparaît, dans l’original et dans toutes les versions analysées, comme un être dont l’existence paradigmatique subit l’influence négative de la conjugaison de ces trois éléments 42 . Ces expressions réécrites dans le cadre de la même isotopie (« l’inconstante fortune », « le temps adversaire », « le temps trop tost coulant », « les temps changez par inconstance ») accentuent, dans les versions françaises, l’image d’un monde adverse et précaire et d’un passé de « repos » que l’on essaye désespérément de conquérir. Ainsi, le berger doit faire face, dans son intériorité et dans les diverses aventures qui remplissent la diégèse, à cette adversité par le biais de l’évocation obsessive ou mélancolique de la mémoire (« mémoire, ruine et destruction ») ou du caractère illusoire de l’existence. Le modèle de thématisation imposé est ainsi mis au service, non seulement d’une filiation idéologique de matrice baroque qui accompagne la production narrative française du XVIIe siècle, mais aussi d’une construction explicite du texte du roman, axée sur la sublimation diégétique des obstacles matériels ou psychologiques. 41
À propos de cette « formule » structurale du genre, voir, entre autres auteurs: Avalle-Arce, 1974: 74; Greenwood, s/d: 109-124; Jones, 1968; Keightley, 1975; Wardropper, 1951: 135. 42 Outre les exemples plus détaillés décrits dans l’étude déjà citée (Anacleto, 1994: 161-170), observons rapidement la version de Colin (conservée par Chappuys) dans laquelle le traducteur, même s’il réalise une réécriture littérale, parvient, grâce à la construction d’un nouvel ordre dans la syntaxe narrative, à mettre en valeur la triade thématique qui ouvre le roman de Montemayor: « Baxava de las montañas de León el olvidado Sireno a quien Amor, la fortuna, el tiempo, tratavan de manera que del menor mal que en tan triste vida padecía, no se esperava menos que perdella. Ya no llorava el desventurado pastor el mal que la ausencia le prometía... » (Montemayor, 1970: 9); « Qui lui [à Sireine] causa vn si grand regret, approchant plus pres de son païs, et ia descendant des montaignes de Leon, que du moindre mal qu’il enduroit en sa triste vie, ne se pouuoit moins esperer, que la perdre. Et commencerent dés lors l’amour, le temps, et la fortune à le traiter de manière, que plus il ne pleuroit le mal que l’absence luy promettait... » (Colin, 1578: 2).
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Cette sublimation se plie, au surplus, au goût d’un public qui commence à lire, à l’époque, les premiers volumes de L’Astrée. D’ailleurs, la version corrigée de la Diana – peut-être, celle qui s’intègre le mieux dans une dynamique du romanesque qui commençait alors à se développer dans le cadre littéraire français – écrite à deux mains par Pavillon et Bertranet et publiée, tout comme le roman d’Urfé, dans la célèbre maison d’édition de Toussainct du Bray 43 , présente, dans sa Table, des allusions insistantes aux configurations thématiques de l’Amour, de la Fortune et du Temps, tout en maintenant dans le texte l’ensemble des modélisations que cette convention implique ab initio: « Fortune amour et le temps rendent sage; trompeuse; commande és affaires d’amour; en amour faict tout à rebours; tempere le contentement des fascheries; Il ne faut compter sans la fortune. » (Pavillon et Bertranet, 1611). PRATIQUES DE GENRE
Le choix de traduire, à ce moment-là, Los siete libros de la Diana (et La Constante Amarilis) a servi un processus de légitimation de l’écriture narrative en France et il a constitué de ce fait un événement littéraire qui a donné suite et un sens particulier aux essais génériques menés à bien, tant par Jacques Yver et Bénigne Poissenot, que par F. de Belleforest et Nicolas de Montreux. En fait, dans le cadre d’une production romanesque nationale qui se fait rare et qui n’est pas encore codifiée, le Printemps de Jacques Yver (plus que L’Esté) traduit une tendance timide au culte du récit pastoral du XVIe siècle et ce d’autant plus que certains éléments textuels l’annoncent. Ainsi, outre les éléments formels qui anticipent déjà certains aspects structurants des « Bergeries » – par exemple, le début et la fin narratifs de chaque « Journée » –, d’autres motifs à teneur symbolique et thématique sont suggérés dans les histoires racontées. On les retrouve chez Yver (Yver, 1979: 620) et chez Poissenot (Poissenot, 1987: 255-256), notamment, dans l’allusion à l’Écho, ce qui permet des jeux de mots et 43
Henri-Jean Martin affirme, dans son Histoire de l’édition française, que, dans la première moitié du XVIIe siècle, la maison d’édition de Toussainct Du Bray s’est imposée parmi les « libraires du Palais ». Elle était réputée car elle publiait des textes de Malherbe, Régnier, Nervèze, Racan, Guez de Balzac et des romans célèbres, parmi lesquels L’Astrée qui, ajoute l’historien, « mérite d’être tenu en bien des sens pour le premier best-seller qu’ait connu la littérature romanesque française » (Martin, 1982 b: 389).
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l’introduction de compositions en vers (répliques lyriques d’un récit qui essaye de s’imposer). Ils se dévoilent aussi dans l’allusion à l’âge d’or, dans le Printemps, un élément structural important situé au début d’une histoire qui, en s’opposant au temps présent, révèle la conscience du changement (Yver, 1979: 628). Ils sont finalement présents dans le discours théorique qui annonce la casuistique amoureuse conservée dans les réécritures de la Diana et qui, au cours de la cinquième « Journée », fait une synthèse idéologique du texte. Cette synthèse suit des desseins moralisants qui sont supportés par l’explicitation – de la part de la maîtresse du château et après le récit d’une histoire – de la doctrine néoplatonicienne de l’amour qui, une fois intégrée dans une mode littéraire, avait pour but, à l’époque, d’attirer l’attention du public (Yver, 1979: 652-653). Mais, si les textes de Jacques Yver et de Bénigne Poissenot présentent déjà une tendance au travail de l’écriture narrative qui intègre, inconsciemment peut-être, des indices formels de la thématique pastorale, ce sont les œuvres de François de Belleforest et de Nicolas de Montreux qui mettent le mieux en contexte la réécriture littérale française de Los siete libros de la Diana réalisée à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle (Montemayor lu et écrit à nouveau par Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet). Par ailleurs, elles font ressortir la fonction poétique de ces traductions en recréant une nouvelle littérarité par le transfert du divers et de son intégration dynamique dans le cadre esthétique qui l’entoure et qui devient objet de renouveau lorsqu’il est transposé ou transformé (là encore on retrouve Benjamin et Derrida). Ainsi, La Pastorale amoureuse (1569) et La Pyrénée (1571) de François de Belleforest apparaissent, tout d’abord, comme des exemples d’une tentative manquée de codifier l’écriture pastorale à laquelle le public avait pourtant adhéré, sitôt qu’il a eu accès, en traduction, au roman de Sannazar (Lavocat, 1998: 41 sq). La précarité du romanesque est, d’une certaine façon, sublimée dans La Pyrénée car ce texte, considéré par la plupart des critiques comme le premier roman pastoral français 44 , rappelle davantage, du point de vue de la pratique intertextuelle, le roman de Jorge de Montemayor que celui de Sannazar. Toutefois, le texte n’a remporté qu’un succès médiocre auprès du public car il ne révélait pas un travail exhaustif des conventions poétiques du genre. Ce travail ne sera d’ailleurs atteint, dans la 44
Voir les études de Gaume, 1980: 16; Lever, 1981: 55.
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littérature française de l’époque et dans son cadre historique et esthétique, que par les traductions de la Diana ou qu’au moment de la production de L’Astrée – on retrouve là le statut de la réécriture, voire de l’écriture de l’autre dans le même. Ainsi, La Pyrénée ne parvient pas à susciter l’intérêt de lecture du public, en dépit d’un effort de réalisme, lorsque l’auteur situe les bergers dans la Brie ou en Cominges (comme s’il s’agissait d’une transposition métonymique de l’Ezla ou d’une anticipation du Lignon et du Pays de Forez). Même si le texte énonce déjà la beauté idéalisée et l’honnêteté des bergers, eux aussi soumis à la tyrannie amoureuse dans leur recherche d’un amour « honnête » ou même si Belleforest exploite la profusion de plaintes en vers et la construction d’intrigues à partir d’amours contrariées (Sylvian et Pyrène, Philarète et Galatée, Florian et Sydérée), suivant les conventions structurales du genre, le succès de l’ouvrage n’est que médiocre. Peut-être parce que le public était-il déjà préparé à la diversité de l’analyse psychologique – que les premiers traducteurs de la Diana ont su, stratégiquement, transposer – ou à un rythme de l’écriture narrative qui lui fait défaut, dans une œuvre qui suit rigoureusement les conventions et qui par conséquent réfléchit sans originalité l’univers de Montemayor. En fait, le lecteur de l’époque ne voit dans le texte qu’« un roman prisonnier du discours, qu’il soit débat général, dialogue amoureux ou déploration lyrique, et qui enferme les personnages à la fois dans leur passé et dans le présent de leur énonciation, sans que les deux temps se rejoignent jamais durablement, sans que le récit rétrospectif puisse jamais vraiment s’épanouir en aventure. » (Dauvois, 1998: 196). Cet académisme qui caractérise le roman de Belleforest n’est pas non plus dépassé par les trois longs textes pastoraux de Nicolas de Montreux 45 dont l’échec a découragé les auteurs à se consacrer à ce genre. En ce sens, le travail de Colin, de Chappuys, de Pavillon, de Bertranet et de Lancelot peut donc être considéré comme un point de départ ou comme un « facteur de progrès » (Munteanu, 1983) dans le cadre de l’écriture romanesque française pratiquée à l’époque et dans l’élaboration d’un langage poétique particulier. En effet, ce langage, 45 Henri Coulet, suivant en cela Reynier (Reynier, 1971), considère La Pyrénée et les Bergeries de Juliette comme les seuls romans originaux produits pendant les guerres civiles mais il n’oublie pas pour autant leur succès médiocre et la banalité de la pratique d’un romanesque reposant sur des intrigues simples qui poussent la convention à son extrême (Coulet, 1967: 138-143).
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bien qu’il se développe à travers un nouveau genre, était dans une impasse formelle en raison de son manque d’originalité (l’imitation des modèles devenait une obsession, quasi insurmontable, de l’écriture) et de son incapacité à maîtriser les techniques narratives qui assuraient le succès du romanesque pastoral auprès du public. Certes, les trois livres des Bergeries de Juliette (1585; 1592; 1594) deviennent, par leur portée, les textes qui, après La Pyrénée, développent la pratique du genre, en inaugurant, selon Maurice Lever, la mode des « romans-fleuves » (Lever, 1981: 55), consacrée avec L’Astrée. Cette mode avait pourtant déjà été suivie par Chappuys lorsqu’il avait traduit les continuations de la Diana qu’il avait réunies dans un roman unique divisé en trois parties. Toutefois, l’« extravagance » du style ou le schéma répétitif reposant sur la monotonie des intrigues et le caractère composite d’une œuvre qui cherche, en permanence, dans un schématisme réducteur, un parcours formel, sans jamais y parvenir, font des Bergeries une expérience manquée de l’écriture du roman pastoral. C’est ce qu’atteste, d’ailleurs, le bref et très négatif commentaire que Charles Sorel en fait dans sa Bibliothèque françoise: « On a vu en France les Bergeries Iuliette, pleines de Discours ennuyeux et hors de propos, et où il se trouve beaucoup de choses sans jugement. » (Sorel, 1970: 176). En éloignant ces « discours ennuyeux » des Bergeries de Juliette des expériences de réécriture de Colin, Bertranet et Lancelot, grâce auxquelles les traducteurs transcrivent les diverses interprétations du genre pastoral définies par Montemayor – lorsqu’il intègre dans le roman et dans l’univers des bergers d’autres sphères de la vie, notamment, la vie de cour 46 –, la mémoire du texte de Nicolas de Montreux restera, cependant, et ce de façon fragmentaire, associée à des vecteurs thématiques et idéologiques qui accompagnent ou mettent en contexte les réécritures du texte fictionnel bucolique ibérique en France, à travers la fixation d’éléments divers. Ainsi, on voit se figer dans les réécritures certaines contraintes génériques développées chez Montreux: le « divertissement » et l’« instruction » sous-jacents aux histoires racontées 47 , également renforcées dans les espaces péritextuels des 46 Voir, sur cette signification extensive de l’écriture pastorale, les travaux d’Avalle Arce, 1959 et de García Abad, 1965. 47 Dans le texte du roman, le caractère éthique des histoires racontées est très souvent accentué par le biais des portraits « vertueux » des personnages. C’est le cas notamment de l’histoire racontée par Magdelis, à la demande de Juliette, dans laquelle la
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traductions; l’insistance rhétorique sur la présentation de l’espace arcadique, associé aux personnages pastoraux, au topos du déguisement – Filistel, chevalier et fils du roi de la Capadoce, tombe amoureux de Juliette et « délibère de se faire berger » (Montreux, 1585: 16a) – et aux éléments merveilleux reliés à Diadelle (reflet intertextuel de Félicie), la magicienne qui verse une goutte d’eau sur Arcas pour le sortir de l’état de semi-conscience dans lequel il était plongé en raison de sa passion pour Magdelis; les allusions récurrentes à la tyrannie amoureuse qui, depuis le début de la syntaxe narrative (tout comme dans la Diana ou dans L’Astrée), marquent le parcours existentiel des personnages (les effets de la passion) et justifient le cours des métadiégèses. Les réflexions plus ou moins théoriques sur l’essence du sentiment amoureux, sur son caractère arbitraire, irrationnel (exprimé dans les chaînes amoureuses) et sur son caractère éphémère ou son lien thématique au Temps et à la Fortune (formulés, surtout, dans le Second livre des Bergeries – Montreux, 1592), conditionnent, d’une certaine façon, les plaintes amoureuses inscrites dans le récit (reprises fréquemment dans les traductions et dans les romans pastoraux français des années vingt du XVIIe siècle), et laissent apparaître une vision du monde qui permet aux états de mélancolie ou aux commentaires sur la misère de la condition humaine de s’imposer. Montreux semble assimiler tous ces vecteurs thématiques, idéologiques et structuraux mais il les encadre dans des schémas de composition rigides et répétitifs. Dans ce contexte générique de réception, la réécriture française du roman pastoral ibérique, menée à bien par Nicolas Colin, Gabriel Chappuys, S.-G. Pavillon, I.D. Bertranet et Nicolas Lancelot, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, a ainsi démontré que la traduction est « le lieu où se regarde le jeu » (Guillerm, 1988: 325). Jeu sur lequel repose la relation du scripteur avec les textes convoqués par l’écriture du modèle, dans le cadre du fonctionnement d’une dynamique intertextuelle. La réécriture a aussi montré comment, dans un contexte de production précaire, la traduction d’un genre donné et sa narratrice métadiégétique souligne la vertu et la noblesse exemplaires du personnage principal. Le cas devient ainsi une espèce d’exemplum: « Voyez gratieuse compagnie l’acte genereux et gentil de l’Italien, considerez ie vous prie, sa magnanimité, et vous verrez combien l’esprit d’un homme est digne de grandes choses, et peut se cognoistre soymesmes, quãd il a la vertu pour guide. » (Montreux, 1585: 33b).
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délimitation littérale peut légitimer l’imposition de certains paradigmes rhétoriques de l’écriture et de la lecture en concevant la version comme la « signification d’une forme » (Benjamin, 1971: 262), et en s’adaptant au goût dominant. En somme, la traduction se légitime par la pratique d’une herméneutique consciente d’un texte premier (le travail de transposition), devenu autre, par la pratique de la littéralité ou, comme on le verra par la suite, par la pratique des littéralités de l’écriture. IMAGES AU PLURIEL
Dans cet « espace poétique nouveau qu’une langue ouvre à une autre et dans lequel les mots se trouvaient déjà » (Grandmont, 1997: 77), la réécriture palimpsestique affirmée, comme on l’a vu, par les premiers traducteurs français de Los siete libros de la Diana et ses continuations ou par le traducteur de La Constante Amarilis, acquiert des significations et des fonctions esthétiques diverses qui consolident irréfutablement un nouveau langage narratif. C’est pourquoi, la fidélité à un texte unique qui est, à la fois, « le texte de départ et le texte d’arrivée » peut en être sa « référence imaginaire commune » (Grandmont, 1997: 77) et ce bien que – et c’est cet aspect qu’il nous faut, désormais, décrire – cette fidélité soit impossible au-delà des versions multiples. Autrement dit, le principe du « bon art du traducteur » (Larwill, 1934: 28), imposé par une épistémologie de l’écriture qui caractérise la Renaissance, assimilé par Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet et Lancelot, a été interprété au sein des objectifs de clarté et des préjugés de rigueur stylistique énoncés, comme on l’a vu, dans l’espace péritextuel ou dans la matérialité de la réécriture, ce qui justifie le bilinguisme des versions (le texte miroir direct de l’autre texte) ou la présence obsessive de la paraphrase (la même chose dans l’autre texte). On n’en a pas pour autant effacer un « parler texte » (Meschonnic, 1973: 315) inhérent à la lecture des traducteurs et à leur perception de l’histoire où s’inscrit leur transposition. Ainsi, les premières réécritures françaises du texte fictionnel bucolique sont évidemment passées par un filtre littéraire et culturel sous-jacent à leur statut de médiation inter-littéraire et interculturelle. Ce filtre a ouvert les possibilités expressives d’une écriture qui se voulait la même (la reproduction fidèle de l’original) à une écriture qui, sans pour autant cesser d’être la même, devient autre (semblable
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et différente) lorsqu’elle est située dans une historicité inhérente au littéraire. C’est pourquoi, Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet et Lancelot, en tant que traducteurs-écrivains-scripteurs-interprètes, ont monté une stratégie de l’écriture qui, bien que n’empêchant pas la fixation d’une fidélité de principe à l’original, tend forcément à inclure des facteurs de poétique et d’idéologie dans la résolution de problèmes relatifs à l’univers du discours. En résumé, l’impossibilité de la « fidélité » s’explique, dans les réécritures des premiers traducteurs de la Diana et de La Constante Amarilis, par l’impossibilité d’ignorer un ensemble d’attitudes, de valeurs, de contenus culturels qui cherchent à rapprocher les paroles redites d’une sorte de superposition épistémologique, facteur évident d’insertion du texte traduit dans l’univers culturel dans lequel il s’infiltre. Le caractère diffus que le concept de littéralité acquiert dans le corpus analysé renvoie aux structures théoriques, idéologiques et sociales qui œuvrent à l’intérieur du phénomène littéraire et qui, en traduction, ressortent lorsqu’elles sont confrontées à l’espace de la différence. Cet espace détermine et est déterminé par la « lisibilité sociale et culturelle du texte » (Cros, 1989: 148) consignée dans l’écriture elle-même et obéissant au caractère transculturel et transhistorique qui présuppose la conscience que la production littéraire est, en définitive, historique. En somme, parce que la littérature fournit (aussi) des modèles culturels et sociaux et parce que chaque littérature et chaque culture reformulent, à leur façon, le texte traduit (Lambert, 1989: 154), les premières versions de la Diana et de La Constante Amarilis, en tant que modèles d’internationalité soi-disant transposés de manière dénotative, sont soumises à des processus de dédoublement conditionnés par leur « adéquation » 48 à un autre contexte littéraire. Ainsi, le concept de fidélité, devenu un topos de la préface, grâce à l’insistance rhétorique avec laquelle il est formulé par les traducteurs dans les péritextes, finit par se transformer en une stratégie de subordination à un texte premier que l’on souhaite maintenir dans la réécriture des conventions génériques qui lui sont sous-jacentes. Cependant, ce texte premier – intégré dans une dimension historique et culturelle – est rarement respecté dès lors qu’il ne peut s’abstraire des problèmes 48 G. Toury met l’accent sur la pertinence de ce concept en partant de la traduction et de sa fonction actuelle dans le système-cible pour la concevoir comme un moyen et non comme une fin en soi (Toury, 1984: 80).
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d’équivalence ou de signification sur lesquels repose la dynamique de la traduction elle-même. Par ailleurs, en prouvant le caractère diffus du concept de « fidélité » – crucial pour l’écriture du XVIe siècle –, certains péritextes suggèrent les difficultés pragmatiques que cette notion implique étant donné que la réécriture est toujours immanente à un ensemble de réponses et d’effets critiques, conditionnés par son historicité même. C’est par conséquent en ce sens que la préface rédigée par Amyot pour la célèbre version française de Plutarque indique, précisément, le jeu implicite que le concept développe par rapport aux objectifs de plaisir du texte et d’instruction des lecteurs. En fait, le lecteur, en définissant une stratégie de fidélité privilégiant davantage la pensée de l’auteur que le travail stylistique du langage, finit par faire entrer le texte dans le domaine de la subjectivité interprétative: Mais bien ayant certaine cõfiance, que l’œuvre de soi est si recommandable et si excellente, qu’elle pourra faire excuser le defaut qui s’y trouvera de ma part, pource que ie confesse avoir plus estudié à rendre fidelement ce que l’autheur a voulu dire, que non pas à orner ou polir le lãgage, ainsi que luy mesme à mieulx aimé escrire doctement et gravement ny facilement. Mais en recõpense il y a tant de plaisir, d’instructiõn et de profit en la substãce du livre, qu’en quelque style qu’il soit mis, pourveu qu’il s’entende, il ne peut faillir a estre bien receu de toute personne de bon iugemet. (Amyot, 1567)
On peut trouver des indications semblables – renvoyant au caractère diffus de la « fidélité » pratiquée par rapport à l’original et mettant l’accent sur la conscience d’une dynamique propre à la traduction qui passe par des filtres intersubjectifs agissant sur l’écriture et sur la lecture – en confrontant les versions de la Diana réalisées, conjointement, par Colin et par Chappuys en 1587 et en 1592. En effet, les traducteurs ont choisi, dans le premier cas, de remplacer la totalité des compositions lyriques par des discours directs en prose qui véhiculent littéralement le contenu des poésies et, dans le deuxième cas, de conserver la plupart de ces textes en vers au profit d’un réinvestissement dans une reproduction fidèle. Cette reproduction est travaillée graduellement (l’« épuration » et la correction de la première version dans la deuxième), et témoigne de l’interférence de questions formelles dans une textualité qui se veut claire en ce qui concerne la réception. Cette perspective montre comment il est particulièrement difficile de délimiter les frontières du concept de « fidélité » dans le cadre
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de la littéralité mise en œuvre dans les premiers modèles de thématisation du roman pastoral ibérique en France. DEMYSTIFICATIONS AXIOLOGIQUES
Le parcours du traducteur passe, maintenant, par l’interprétation de thèmes, d’attitudes, de valeurs et de contenus culturels sous-jacents aux structures poétiques et axiologiques du texte traduit, c’est-à-dire à l’actualisation de sa communication latente. Le texte est donc réactualisé lorsqu’il est transposé dans un univers du discours différent où le changement radical de système linguistique/ culturel et de lecteurs exige une médiation intersubjective explicitée dans la « différence créative de cultures » ou dans l’établissement d’une « sémiotique des cultures » que Yves Chevrel (Chevrel, 1989 a: 58) et Gérard Genot (Genot, 1980: 743) ont définie, il y a quelques années, dans la complexité de ce geste herméneutique. Autrement dit, les réécritures françaises de Los siete libros de la Diana et de La Constante Amarilis réalisées par Nicolas Colin, Gabriel Chappuys, S.-G. Pavillon, I.-D. Bertranet et Nicolas Lancelot – même si ces derniers ont choisi une littéralité de l’écriture qui traduisait un « collage » aux virtualités expressives (et génériques) des originaux – n’ont pas manqué d’apporter des réponses, intégrées dans une initiative poétique et culturelle qui transforme cette uniformité linguistique (même celle des versions bilingues) en une pluralité de significations ou de manipulations. Pluralité qui, d’ailleurs, confirme le caractère « ethnocentrique » que toute traduction représente (Venuti, 1998: 11) lorsqu’elle assimile, dans la textualité qu’elle reconstitue, l’étrangeté d’un système divers et que, de ce fait, elle démystifie l’uniformité transparente de son univers du discours, même si, dans les modèles de thématisation analysés, celle-ci semble être incontournable. Ainsi, le degré d’intégration dans l’univers culturel français des traductions publiées entre 1578 et 1614 et la perspective herméneutique subtilement envisagée par rapport aux modèles du monde institués dans le domaine littéraire d’arrivée déterminent une « sociologie de la (ré)écriture » sous-tendue par la modélisation d’un imaginaire culturel particulier. Cet imaginaire repose sur des structures idéologiques renvoyant aux notions d’« honnêteté », de « courtoisie », de « goût mondain » qui répondent aux attentes d’un nouvel ensemble de lecteurs – le public pour lequel les traducteurs mettent en œuvre des stratégies
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d’écriture-lecture dans les versions produites. Si l’on admet que toute traduction est culturellement déterminée et que son statut spécifique peut définir le degré identitaire du traducteur (le traducteur qui surpasse l’auteur), on comprend facilement que les premières réécritures de la Diana et la réécriture de La Constante Amarilis cèdent à certaines conventions idéologiques et poétiques décrites dans le système d’arrivée. Ces conventions orientent subjectivement l’intervention du traducteur dans la perception de visions du monde convergentes et de ce fait adaptables. En ce sens, la « différence créative de cultures » constitue, sans doute, la manière la plus exacte d’amener le texte en traduction à exprimer certains spectres idéologiques sous-jacents aux images littéraires et culturelles infiltrées dans une textualité que l’on crée lorsque l’on écrit à nouveau dans un contexte de réception qui marque l’altérité épistémologique. Les valeurs de cette transculturalité, fondées sur l’exploitation d’une équivalence de significations qui élargit et diversifie la littéralité de l’écriture pratiquée par Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet et Lancelot justifient le choix de certaines transpositions culturelles qui, dans le cadre de l’espace social et culturel des réécritures, privilégient d’abord les modèles associés au paradigme français de l’« honnêteté » de l’« honnête amour » et de l’« honnête homme ». Cette appropriation des concepts traduit une sensibilité particulière à un travail néoplatonicien des configurations thématiques de l’amour et à une vision de l’homme inscrite dans ce découpage idéologique, lesquelles, en étant développées dans les textes français de l’époque (de Marguerite de Navarre à Nicolas de Montreux), exprimaient un certain goût du public, reposant sur des idéaux éthiquement nobles auxquels – soulignons-le – l’original restait ouvert. En fait, cet original contenait déjà en lui-même des significations immanentes qui seraient relues et réécrites dans cette perception de l’altérité qui démystifie, dans une certaine mesure, le collage de l’écriture entrepris au départ. Or, cette démystification d’une écriture palimpsestique surgit justement à la suite d’un choix qui, dans les versions analysées, incite à la lecture d’un type de roman où, comme on l’annonce et le répète dans la zone péritextuelle, l’« honnête amour » décrit à travers d’« honnêtes personnages » sera digne de l’« honnête public » qui l’accueillera. Cette lecture se reflète dans la (ré)écriture parfois redondante et hyperbolique qui, sans trahir le texte premier, le manipule du point de vue idéologique afin de l’adapter à un certain programme
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axiologique qui se trouve déjà inscrit, à l’état embryonnaire, dans le sous-texte. Dans ce contexte, l’amour chaste et fidèle des bergers de Jorge de Montemayor, développé dans différents profils et dans de nombreuses situations romanesques créés dans le roman et dans ses continuations, s’encadre dans un univers néoplatonicien qui sert de référence à la « galanterie » présente dans la société. Imprégnée de valeurs précieuses et marquée par un public de lecteurs (et de lectrices) de romans, cette société voyait en effet ces textes – comme elle le verra dans L’Astrée – en tant que manuels d’enseignement permettant de cultiver des sentiments nobles et honnêtes. Présentes dans des gestes et des attitudes tels que le « service à la dame », réclamé dans les transpositions par l’insistance sur des lexèmes et des expressions, avec des réminiscences de l’amour courtois, comme le « serviteur » ou la « dame souveraine », « servir une bergère » 49 , « courtiser sa maitresse », ces attitudes « honnêtes » s’ancrent dans une idéalisation de l’être aimé. Cette idéalisation répondait aux desseins éthiques des traductions, énoncés dans les épîtres ou les avertissements et était associée, dans une logique conceptuelle et thématique, à la modernité du néoplatonisme amoureux à laquelle les traducteurs (et le public galant) étaient sensibles. Le mouvement vers l’intellectualisation (voire la spiritualisation) du sentiment, centré sur une ascèse existentielle que l’on veut rendre possible entre bergers et bergères (déguisés), fonde une définition de l’« amour honnête » qui sera développée, grâce à la transposition linguistique, par la manipulation subtile dont certains fragments textuels, soumis à une amplification lorsque réécrits 50 , font l’objet. On voit 49 On trouve l’un des exemples les plus typiques de cette « manipulation » dans la version de Pavillon de 1603 lorsqu’il utilise, dans la réécriture, les verbes « servir » et « obéir ». Il veut de toute évidence investir, dans le chant alterné de Silvain et de Sirène, dans une imagerie de l’« amour courtois » qui caractérisait, en toute rigueur, sa position face à Diane, personnage constamment mis en relief dans le discours des deux bergers (Pavillon, 1603: 25). 50 C’est dans la traduction de Nicolas Colin – suivie par Gabriel Chappuys – que, comme nous l’avons mentionné dans une étude précédente (Anacleto, 1994: 181), le concept est, dès le titre, recréé, grâce à l’explicitation et à l’amplification de certains passages renvoyant à un amour idéalisé qui unit les bergers. La formation même de Colin – trésorier de l’église de Reims, lié à la Maison de Guise – et les textes mentionnés par Paul Chavy (Chavy, 1988) qu’il a traduits de l’écrivain espagnol Frei Luis de Granada et dont la teneur spirituelle et la thématique religieuse sont évidentes – Guides des pêcheurs (1577); Lieux communs et discours spirituels (1580); Memoriel de la vie chrestienne (1582); Predication pour le temps de Pasques (1582); Predica-
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ainsi se dessiner une casuistique amoureuse qui est renforcée, dans son volet néoplatonicien, auprès du lecteur français. C’est pourquoi, quand le traducteur s’approprie un univers du discours qu’il souhaite décrire linéairement – mais par le biais d’une adaptation tacite à certains modèles culturels –, l’« honnête amour » peut se transformer en « affection » ou en « honnête amitié » (concepts parfaitement enracinés dans la culture française de l’époque et dans un vocabulaire littéraire qui servait le roman). Symbole des jeux galants qui régissaient les relations sentimentales d’une société polie, dont le reflet fictionnel pourrait être l’Arcadie pastorale, « el amor » est très souvent remplacé, dans certains cadres romanesques, par « l’amitié », surtout quand le point de vue féminin des bergères domine dans son appréciation (celui auquel s’adaptent le mieux la « galanterie » et le « raffinement »). C’est notamment le cas lorsque le couple élu (par exemple, Don Felis et Felismena 51 ) représente la synthèse d’une métaphysique de l’amour que l’on souhaite atteindre dans le cadre du paradigme néoplatonicien et qui, de ce fait, sert des jeux intellectuels qu’un public déjà précieux et cultivé observe dans les subtils changements sémantiques sous-jacents à l’expression de l’« amour », de l’« affection » ou de l’« amitié » honnêtes. Et ce d’autant plus que les concepts sous-jacents à ces changements sémantiques auxquels ont été sensibles tous les traducteurs se plient à une vision idéaliste du monde et de la vie qui lie le platonisme à la Préciosité 52 . Ceci explique un goût prononcé pour les débats de casuistique tion sur les Evangiles du temps depuis le 13e dimanche apres Pentecoste jusques au premier des Advents (1586); Catechismes et introduction du symbole de la foy (1587) – justifient le choix d’un travail plus minutieux de ce volet néoplatonicien de l’« honnête amour ». 51 L’amour « honnête » et vrai qui avait uni, par le passé, Don Felis et Felismena est interprété par Pavillon comme « une bonne amitié » (Pavillon, 1603: 98); dans le cas de Danteo et de Duarda, les deux bergers portugais dont l’histoire amoureuse reste ouverte à la fin du roman – on en suggère la continuation –, « el amor » est lu comme « une vraie amitié » ou comme « une grande affection » (idem, 1603: 327; 346). 52 Le lien étroit entre le courant précieux et le platonisme est mis en relief par René Bray lorsqu’il souligne, dans le cadre de l’influence que la philosophie italienne a exercée sur la Renaissance française, la conception idéaliste de l’amour et un certain mysticisme qui la supporte, cultivés dans les cercles de Marguerite de Navarre, d’Etienne Dolet, de Bonaventura Despériers et d’Antoine Héroët. Les cercles véritablement mondains surgissent dans le sillage de ces derniers, aux alentours de 1600. On y cultive le goût de la conversation, de la « galanterie », du « beau style » et on y discute de poésie et des lettres insérées dans les romans (Bray, 1960: 47-48; 105).
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amoureuse où ces notions étaient presque toujours discutées (et étaient mises en valeur, dans la traduction). La subtilité inhérente à ces jeux conceptuels intériorisés par Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet et Lancelot, le « beau style » qui supporte les dialogues des personnages où l’on retrouve les modèles de la vie courtoise suggérés, font ressortir la fonction de « guide culturel » exercée par la traduction au XVIe siècle (Pazziani, 1990: 248). Ce « beau style » est à tel point reconnu par les traducteurs que Bertranet, suivant la même ligne que Colin et Chappuys, inclut ce concept dans la Table de sa version corrigée de Pavillon (une lecture de la lectureécriture première) – « Effects du bon et honneste amour merveilleux » (Pavillon et Bertranet, 1611). En ce qui concerne Lancelot, il n’escamote pas non plus sa valeur éthique dans la réécriture qu’il entreprend de la description de la vie pastorale et de la célébration de l’amour entre bergers. Cette description était, d’ailleurs, déjà intégrée dans le roman de Figueroa avec la fonction d’encadrement générique que le traducteur conserve littéralement: Sieguen casi lo mas el Poetico entrenimiento, para explicar pensamientos ocultos con la travazon y armonia de enternecidas palabras. Mas sobre todo admira, nazcan todos tan diestros en amar, que parece lo supieron desde la cuna. Cria este suelo bellas zagallas, que correspondiendo con honestos fines a las voluntades de sus amantes, no desdeñan sus conversaciones, antes assistiendo en ellas, oyen sus alabanças al son de varios instrumientos. (Lancelot, 1614: 6). Une partie, et presque la plus grande, pratique l’entretien de la Poësie, pour expliquer les secrettes pensees, auec l’enlacement et l’armonie des paroles bien sonnantes: mais sur toute admiration, ils paroissent tous si habiles en amour, qu’ils semblent en sçavoir l’vsage dés le berceau. Ceste contrée nourrit de belles Bergeres, qui correspondant d’honnestes intentions aus volontez de leurs Amans, ne desdaignent leur conuersation; au contraire y assistant, elles entendent reciter leurs loüanges aus sons de differens instruments. (Lancelot, 1614: 7).
Ce même dédoublement réflexif qui sous-entend la duplicité d’une dynamique qui prévoit le dialogue d’une réécriture littérale avec la perception de significations contextuelles autres est à l’origine de la présence, dans l’ensemble des traductions considérées, d’un autre modèle de l’imaginaire culturel français, associé au premier – celui de l’« honnête homme » ou de l’« honnête femme ». Par ailleurs, ce modèle reste lié à la conscience de lecture inhérente à un public mondain
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qui se formait suivant un « idéal de civilisation » 53 et un « programme d’éducation mondaine ». Cette amplification de significations ou de réponses, intégrée dans l’ordre culturel où se projette la réécriture, émerge, sans aucun doute, d’une tendance pédagogique à l’éducation de la société polie des « honnêtes gens », développée, surtout, à partir de l’époque des Valois et expérimentée dans le genre romanesque, compte tenu de l’ouverture formelle qui le caractérise. Le roman pastoral, en particulier, permettait, par la diversité des histoires enchâssées et des personnages qui y intervenaient, la création de types humains susceptibles d’être confrontés à un imaginaire culturel propre à certains cercles de courtisans érudits 54 , lequel primait sur les normes de l’écriture littéraire et, incontestablement, sur les normes de réécriture littéraire. Ainsi, une fois intériorisées certaines attentes fondées sur des visions du monde qui, dans le domaine conceptuel de l’« honnêteté », oscillent entre l’« honnête amour » / « honnête amitié » et le profil de l’« honnête homme » / « honnête femme », les premières réécritures du texte fictionnel ibérique en France présentent de subtiles manipulations linguistiques. En fait, la moralisation des « honnêtes gens » que le roman voulait mettre en œuvre, en France, à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle et que notamment le roman pastoral véhiculait par le biais des textes français mais surtout des réécritures de Montemayor, Alonso Pérez, Gil Polo et Cristobal de Figueroa est un prétexte pour justifier le travail de reformulation et, surtout, d’intensification expressives des portraits de l’« honnête homme » que l’on retrouve dans les personnages de l’univers du discours bucolique. En somme les textes ibériques privilégiaient, au départ, cette fonction éthique, à travers l’indication de possibles relations métonymiques avec le réel, développées dans le topos du déguisement ou dans l’indication de clés qui définissaient le statut potentiellement vrai des personnages décrits 53
Selon Roger Lathuillère, les notions de « galanterie », d’éducation et d’« honnêteté » sont à la mode et définissent un « idéal de civilisation » qui s’exprime, d’abord, dans la figure du « galant homme » du XVIe siècle – « homme civil, honnête, poli, de bonne compagnie et de conversation agréable » (Lathuillère, 1966: 566) – et, ensuite, dans celle de l’« honnête homme », renforcée dans les réécritures mentionnées. 54 Marcos Morínigo défend que le roman pastoral s’adresse, plus précisément, à un public distingué de courtisans érudits qui l’accueillait et encourageait son succès puisque, dans la deuxième moitié du XVIe siècle, ce vaste ensemble de lecteurs aspirait à une vie plus raffinée (« honnête ») présente dans le profil du berger, aristocrate déguisé (Morínigo, 1957).
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auxquels le public pouvait se confronter sans filtres fictionnels insurmontables. Les traductions françaises, elles, visent à typifier et à adapter des modèles idéaux de conduite en société. Pour ce faire, elles recourent à des processus redondants, hyperboliques ou emphatiques qui, dans le cadre du système culturel étranger dans lequel s’intègrent les textes, ouvrent des perspectives d’interprétation spécifiques. Les « chastes et honnestes esprits » (Colin, 1578) de Montemayor, ainsi désignés par Colin dans l’épître, justifient la transposition, avec des connotations idéologiques évidentes, de « la hermosa compañia [des bergers] » (Montemayor, 1970: 133) à « une si belle et honneste compagnie » (Colin, 1578: 103). Ils ouvrent la voie à des caractérisations semblables de l’« honnête homme » et de l’« honnête femme », lesquelles se reflètent dans la composition travaillée de profils qui s’adaptent à des modèles du monde émergeant du noyau habituel des lecteurs (et lectrices) français des romans et pouvant, parfaitement, se formaliser dans le cadre d’une structure en réfraction comme la traduction. Ainsi, la question de l’« honnêteté » se situe dans le parcours d’un « savoir féminin » qui repose, selon Bury (Bury, 1996: 55), sur une habitude thématique (la femme comme destinataire traditionnel de la poésie amoureuse, par exemple) et sur une habitude culturelle que les traducteurs s’approprient de toute évidence. En effet, les scripteurs de la Diana mettent en valeur, grâce à l’hyperbole ou à l’amplification (dans une transposition qui reste toujours littérale), les portraits féminins les plus romanesques. Par exemple, celui de Felismena, « la belle bergère Felismena » ou « hermosa señora » de Montemayor (Montemayor, 1970: 125) projeté dans la « discrete et belle Felismene » par Pavillon (Pavillon, 1603: 204) ou dans l’« honneste et belle Damoiselle » par Colin (Colin, 1578: 97) et celui de Diana, elle-même, considérée par Pavillon comme « toute honneste » (Pavillon, 1603: 332) alors que Montemayor ne fait que la nommer sans aucune épithète 55 . Quant à Lancelot, dans son édition bilingue, il conserve tel quel le profil déjà « honnête » d’Amarilis aperçu par Menandro, image archétypique et porteuse d’une mythologie de la constance et de la 55 Comme on l’a vu dans une étude précédente, d’autres portraits féminins font l’objet de ce travail d’adéquation contextuelle perçue par les traducteurs: par exemple, les portraits de Belisa, Amarilida et Selvagia sont réécrits au regard des diverses nuances sémantiques inhérentes à l’« honnête femme » française, dans laquelle le public pouvait se revoir (Anacleto, 1994: 211-215).
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vertu développée à des fins idéologiques, associées à une perception efficace de l’espace social et culturel qu’intégrera la version de Figueroa (Lancelot, 1614: 60-62; 61-63). On voit ainsi se dessiner une tendance évidente à la confrontationsuperposition des textes et leur conséquente adaptabilité, laquelle marque la traduction au XVIe siècle et au début du siècle suivant. En exerçant une fonction littéraire et esthétique, cette tendance va à la rencontre d’une élaboration et d’une consolidation du goût qui se fixe à partir du moment où la réécriture accomplit une finalité de transposition littérale qui ne cesse d’exhiber les littéralités inhérentes au mouvement d’équivalence reposant sur son encadrement culturel et social. Étant donné que le roman pastoral, en général, et les textes de Montemayor et de Figueroa, en particulier, présupposent une allusion embryonnaire à des modèles mondains de société, suivant une ligne de conduite « honnête » qui est aussi « courtoise », on comprend que les traductions de Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet et Lancelot exploitent les jeux fictionnels sous-jacents aux masques exhibés par le berger (courtisan déguisé) et au mouvement de transposition d’espaces devenus métonymiques par le littéraire – celui de la Cour (« mondain») et celui de la mythique Arcadie. Ces espaces définissent la condition aristocratique du genre et de son utilisation pour expliquer des gestes sociaux sous-jacents à la « politesse mondaine » 56 , sans que l’appropriation de la littérarité de l’écriture par la réécriture ne soit niée. Ces réminiscences de la pratique d’un amour courtois, présent dans des codes de conduite et dans des pratiques discursives appropriées, servent, grâce à la subtile adaptation travaillée dans les traductions, les desseins pédagogiques que le roman français veut accomplir à l’époque, tout en obéissant à une recherche formelle que, comme on l’a vu, les réécritures des textes pastoraux ibériques aident à définir. Ainsi, l’assimilation des attitudes du monde poli, évoqué avec nostalgie par une société qui, d’Henri IV à Louis XIII, cherchait à recons56 Dans Los siete libros de la Diana, ces jeux fictionnels sont tellement importants que le roman part de son « fond courtisan » pour exploiter les divers cas et les discours créés autour d’une casuistique amoureuse à teneur néoplatonicienne. C’est pourquoi, de nombreux auteurs ont consacré leurs travaux à l’analyse de ces transpositions métonymiques, si importantes pour la définition du statut du genre à l’époque. On peut citer, à ce propos, entre autres: Alonso Cortés, 1930; Chevalier, 1974; El Saffar, 1971; Garcia Abad, 1965; Jones, 1968; Krulls-Hepermann, 1988; López Estrada, 1974; Pianca, 1969.
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truire un imaginaire chevaleresque cultivé par les Valois, a permis que la réécriture fixe, à partir des potentialités expressives du texte premier, des modèles du courtisan (analogues à ceux de l’« honnête homme ») et de l’homme mondain. Les traducteurs recourent de ce fait à des structures romanesques qui s’éloignent, comme l’affirme Reynier, d’une observation plus personnelle de la réalité pour encourager des formes courtoises et de « belles façons de dire » (Reynier, 1971: 252). Ces modèles s’appuient sur des spectres intertextuels comme Castiglione (Chappuys, traducteur de la Diana, convertit, avec succès, en français, le Cortegiano, en 1580), Stefano Guazzo, Giovanni della Casa, dont les textes – manuels emblématiques de « savoir-vivre » – fournissent de nouvelles normes de comportement aux « gentilshommes » 57 . Or, cette recherche d’une identité culturelle (qui est aussi la recherche d’une identité littéraire) se trouve justement formalisée dans la relation qui s’établit entre le genre pastoral et une littérature de cour ou une « littérature de la civilité » (Bury, 1996: 67) qui connaîtra son apogée avec L’Astrée. La recherche littéraire de la civilité est, de prime abord, mise en relief par le remplacement intentionnel, qui reste inscrit dans le cadre d’une lecture-écriture littérale, de la figure de la « pastora » ou du « cavallero » (Montemayor, 1970: 80: 100) par celle de la « Dame » et du « gentil-homme » (Colin, 1578: 58; 73). Elle inaugure ainsi un jeu de cour dont la fiction se saisit à partir du moment où elle se montre ouverte à une hypothétique décodification à clé ou dès lors qu’elle permet la coexistence d’une interprétation strictement morale du concept d’« honnêteté » avec l’interprétation mondaine du modèle de l’« homme courtois » et du « goût mondain ». En somme, les premiers traducteurs français de Los siete libros de la Diana et de La Constante Amarilis ont réécrit le monde fictionnel bucolique avec l’expressivité qui s’adaptait le mieux au modèle mondain et courtois, sans pour autant être pleinement conscients que la théorie de la traduction des textes pratiquée s’encadrait, de fait, dans une poétique. Ce modèle permettait en effet de passer logiquement des exercices pastoraux, inhérents à la topique du genre, aux « passetemps [courtois] » (Colin, 1578: 20) ou des gestes bucoliques codifiés à 57
Roger Chartier affirme ainsi qu’à partir de ces modèles italiens, on souhaite régler les conduites d’un lieu social donné – la cour – et d’un ordre – la noblesse. Cet objectif est présent, à partir de ces sources, dans toute une littérature qui, dès la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle, veut organiser la vie de la cour (Chartier, 1987: 55).
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l’« étiquette » qui marque la société raffinée de la cour. Il permettait, en outre, de conserver intégralement, d’une part, la description d’un « bastiment de si haute et superbe architecture » (Colin, 1578: 124) tel que le palais de Felicia, véritable miroir des architectures mythiques qui s’inscrivaient dans la tendance au spectaculaire de la « politesse mondaine », et, d’autre part, les longues compositions du « Chant d’Orphée » et du « Chant de Turia » (chez Gil Polo et chez Chappuys). Ces éléments mettent en évidence le travail du modèle courtisan dans la mesure où les personnages-symbole de la grandeur nationale espagnole défilent devant les bergers, dans un même univers fictif. Fiction et Histoire se croisent donc conformément au pacte énoncé depuis le début 58 et constituent, dans la réécriture, un moyen de fixer un univers (réel) de la cour et de ses personnalités « honnêtes » et « mondaines ». C’est, d’ailleurs, en ce sens que Bertranet, lorsqu’il réévalue le travail de Pavillon, qui inclut dans sa traduction de 1603 les strophes additionnelles du « Chant d’Orphée » où il décrit, à nouveau, un ensemble de « Dame(s) courtoise(s), affable(s) et belle(s) » (Pavillon, 1603: 209), renvoie constamment dans la « Table de ce livre », en 1611, aux diverses personnalités citées, comme s’il s’agissait d’un volet particulier des nombreuses modélisations thématiques qu’il souligne et sélectionne dans ce péritexte. On voit ainsi poindre d’autres significations introduites par une réécriture qui, dans une attitude d’évaluation esthétique et sans pour autant s’éloigner de l’écriture première, fond l’univers pastoral avec l’univers courtisan. Ces nouvelles significations se manifestent, soit dans l’insistance avec laquelle l’on conserve le lexème « courtoisie » et ses dérivations sémantiques, soit dans l’introduction de ce concept, latent dans le texte original et précisé dans le texte de la traduction, soit dans l’interprétation du geste, typique d’une société polie, selon ses connotations sociales et culturelles et les situations recréées. C’est par conséquent à partir de ces dernières que, dans un même univers du discours, on peut établir une relation synonymique entre « courtoisie », « honnêteté », « honneur », « révérence » (Anacleto, 1994: 22758 Beaucoup d’auteurs considèrent que l’évocation de ces personnages est l’élément le plus représentatif de l’esprit courtisan de Jorge de Montemayor dont les traducteurs ont su habilement tirer profit dans la transposition idéologique réalisée par sa réécriture littérale. Voir, entre autres: Alonso Cortés, 1930; Gerhardt, 1950; Keightley, 1975; López Estrada, 1970.
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228). En formant un spectre de significations qui envahit l’imaginaire culturel français, le modèle de la « courtoisie mondaine », réécrit dans les traductions de la Diana, permet, en somme, de reformuler un ensemble de gestes symboliques et de règles de l’« amour courtois » – comme celle que Bertranet souligne, dans la « Table de ce livre », en indexant la situation « Don Felix s’excuse à Felismene de ne l’avoir aimée selon ses merites » (Pavillon et Bertranet, 1611) – lesquels seront également intériorisés par Lancelot. En transposant le portrait de Menandro, amant de la constante Amarilis, énoncé par le sage Clariso, dans l’ouverture narrative du « Troisième discours », le traducteur se limite, exprès, à l’image du parfait courtisan que Figueroa avait forgée et il montre qu’il s’agit là de la qualité suprême pour la formalisation du statut du protagoniste: Je ne sçait qui peut arrester Menandre de venir combler nos conuersations d’alegresse, il ne se faut pas émerueiller si j’evze de ce terme, ni s’étonner qu’il puisse causer tels éfets, puis qu’il est si vertueus, si prudent, si discret, d’un si dous entretien, de tant de viuacité d’esprit, d’vn si clair iugement, et de grandeur de courage si particuliere: merites qui ont tant de puissance, pour s’acquerir les volontez de tout le monde; sans y comprendre les beautez du corps, dont il fut si liberalement doüé par la nature, comme sont la douceur de son visage, la belle proportion des parties de son corps, et sa forte et courageuse disposition. (Lancelot, 1614: 301).
Ainsi, la démystification de la littéralité de l’écriture, préconisée par l’ouverture implicite de la réécriture à des systèmes culturels, idéologiques et esthétiques divers et visible dans les traductions de Nicolas Colin, Gabriel Chappuys, S.-G. Pavillon, I.D. Bertranet et Nicolas Lancelot, est mise au service de cette tâche que les « changeurs de mots » ont eue, selon Eva Kushner et Paul Chavy, depuis la Renaissance. Cette tâche consiste à assurer l’homogénéité de la culture occidentale (Kushner et Chavy, 1981: 170), grâce à l’adaptation de modèles culturels spécifiques (autres) qui conduisent, potentiellement, à l’universalité. En effet, une identité socioculturelle se construit grâce à des pratiques discursives telles que, dans ce cas précis, la traduction. Par ailleurs, les modèles de thématisation construits dans (et par) les premières réécritures françaises du texte fictionnel bucolique ibérique, bien que régies par un processus dénotatif d’écriture, exhibent déjà une dialectique propre à la traduction. Cette dialectique repose sur la fidélité à un texte premier (la réécriture littérale), laquelle devient impossible à partir du moment où le sujet de
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l’écriture s’approprie l’écriture d’autrui, c’est-à-dire, à partir du moment où l’on entre dans le domaine de la poétique qui est, comme l’a affirmé Meschonnic, le domaine de la « théorie de la valeur et de la signification des textes » (Meschonnic, 1973: 305). Le jeu entre la pratique d’une réécriture littérale et l’exhibition implicite des littéralités de l’écriture a permis d’envisager ces premiers modèles de réécriture, pas seulement comme un collage à une écriture première mais plutôt comme une réponse à effets critiques, comme une modalité de signification, qui, dans ce mouvement de transfert, a mis en lumière la pertinence d’une théorie esthétique. Ainsi, la condition mimétique de la traduction, particulièrement visible dans ces modèles singuliers de réécriture, explique la fonction que les textes des premiers traducteurs français de Los siete libros de la Diana et de La Constante Amarilis ont assumée dans un geste pudique de manipulation des textualités que l’on voulait préserver, dans le cadre d’une équivalence expressive, du point de vue des sens littéraire et esthétique des romans pastoraux écrits à nouveau. Cette condition mimétique de la traduction explique par conséquent aussi l’amplification de la signification et de la capacité d’expression de la langue elle-même, développées dans diverses expériences idéologiques et esthétiques qui ont transformé les textes ibériques, au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, en France, en expériences du littéraire. La mimésis de la réécriture explique finalement par la conscience, parfois aiguë, du dédoublement réflexif qui lui est inhérent (Chappuys traducteur, continuateur de Colin, traducteur; Bertranet, traducteur, correcteur de Pavillon, traducteur; Pavillon, traducteur, correcteur de lui-même, en 1613), le geste de description des paroles d’autrui, de la « sentence » d’autrui. Ce geste s’inscrit dans l’ouverture d’un nouvel espace poétique, dans la découverte des signes latents d’une écriture première dans une écriture seconde qui permettent de communiquer, c’est-à-dire de signifier. Au fond, ils dévoilent la signification d’une épistémologie de l’écriture que Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet et Lancelot ont voulu pratiquer dans leur travail poétique d’appropriation littérale ou d’appropriation de(s) littéralité(s) de l’écriture du roman formalisée(s) par Jorge de Montemayor et Cristobal de Figueroa.
Chapitre II Images de l’inversion: modèles de canonisation L’ESPACE DE LA DERIVATION
Si l’espace de l’écriture est, comme l’affirme A. Compagnon, relatif, variable ou en expansion, c’est-à-dire un « espace en mouvement » 1 , celui de la réécriture est probablement celui de la « métaphore » ou de la dérivation. En effet, il projette inévitablement une poétique de l’écriture dans une poétique de la traduction, toutes deux s’inscrivant dans le cadre plus vaste de l’esthétique. C’est pourquoi, les modèles de canonisation de l’écriture bucolique fixés à partir des réécritures de Los siete libros de la Diana d’Antoine Vitray (1623) et d’Abraham Rémy (1624) ou de la version française de l’Arcadia de Lope de Vega, rédigée par Nicolas Lancelot (1622) restent, comme on le verra, des manifestations irréversibles de la fixation d’une poétique de l’acte de traduire dans la pratique d’une théorie de l’écriture qui fait que le métatexte devient plus une production (ou une re-production) qu’une simple reproduction. En somme, la praxis de reformulation à laquelle les textes furent soumis – et qui éloigne, d’une certaine manière, la réécriture de cette époque de celle qui avait été mise en œuvre par Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet – contient en elle-même la conscience de l’acte de traduire et de la poétique de la métamorphose. Cette conscience exhibée par la nouvelle écriture lui confère, dans l’espace péritextuel, une signification théorique très précise comme l’affirment les traducteurs des années vingt. Le corpus examiné se situe en effet selon Zuber (Zuber, 1968: 415), et comme on l’a vu précédemment, au moment charnière de l’ascension de la traduction en tant que genre (1625-1640). Par ailleurs, cette émergence d’une théorisation implicite – formulée avant la réécriture des textes se manifeste par l’intégration des textes pastoraux dans une esthétique du 1
« Que l’espace de l’écriture soit relatif, variable ou en expansion, cela signifie que ses repères ou ses définitions sont en mouvement – et non seulement les variations qui, comme une trajectoire, se modulent autour de ces définitions – d’une œuvre à l’autre, mais encore dans l’œuvre même. » (Compagnon, 1979: 398-399).
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roman, à l’état de formalisation, que Vitray, Rémy et Lancelot ont parfaitement perçue. On comprend alors que les modèles de canonisation suggérés dans ce second mouvement de réécriture des textes fictionnels bucoliques ibériques en France puissent s’insérer dans une dynamique d’actualisation qui illustre la mise en question non seulement d’un espace formel de l’écriture – assurément un espace générique -, mais aussi d’un espace de décentrement de l’écriture – espace de jeux de cultures et d’esthétiques impliqués dans la réinvention des mots (re)dits. Il apparaît donc que les versions de 1622, de 1623 et de 1624 ainsi que les manipulations textuelles dont elles témoignent rendent compte, plus ou moins directement, du problème du statut du texte en traduction. Ainsi, concevoir la traduction, dans son acception benjaminienne, comme une forme en soi, contenant potentiellement sa propre réécriture (Benjamin, 1971: 263), ou au sens où l’entend Derrida, comme un moyen de « persuasion rhétorique », cela revient à considérer son fonctionnement – notamment le fonctionnement des textes de Lancelot, de Vitray et de Rémy – dans la littérature où elle est reconstruite et où elle devient objet singulier de réception. Le choix d’écriture de Nicolas Lancelot est à cet égard tout à fait illustratif de cette démarche: d’une part, il nuance sa version française de l’Arcadia de Lope en omettant des références explicites à un univers espagnol, parfois très éloigné de l’univers de réception dans lequel le texte s’inscrivait; d’autre part, le traducteur, définissant une théorisation de la traduction, finit par expliquer certaines allusions à la culture espagnole, par garder certains textes pour des raisons techniques, dans la langue d’origine ou par intégrer, sans aucun état d’âme, des personnalités françaises dans la galerie de portraits illustres qu’Anfriso regarde en écoutant la description de Dardanio, le vieux magicien solitaire, réplique intertextuelle des statues contemplées dans le palais de Félicie. Cette attitude témoigne d’un souci évident de combattre des phénomènes d’étrangeté à l’égard du public français 2 .
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« En esta cuadra, por mi gusto, amigo Anfriso, he puesto algunos mármoles, retratos de personas ilustres, de ellas que ya han pasado, y de ellas que aun no han nacido, de Grecia, Italia y España. » (Lope de Vega, 1975: 225); « I’ay mis dans cette salle, Genereus Anfrize, toutes ces figures de marbre que tu vois non à autre fin, que pour ma seulle recreation; Ce sont des portraits de grands personnages, et de femmes principales, tãt de Grece, Italie, que de la France et de l’Espagne. » (Lancelot, 1622: 228).
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Il nous semble donc tout à fait justifié de considérer non seulement la relation particulière que les textes établissent avec le modèle (ou les modèles), compte tenu de la spécificité de la relation intertextuelle instituée, mais aussi l’inscription de cette relation dans le fonctionnement d’une intertextualité de l’écriture de l’époque. En effet, les manipulations textuelles exhibées dans les traductions de l’Arcadia de Lope et dans les Dianas de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo, lesquelles en font des modèles de canonisation de l’écriture bucolique, ne pourront nous faire oublier l’évolution de l’écriture pastorale en France, après la parution des premières versions des textes ibériques, grâce à la publication à partir de 1607 des parties successives de L’Astrée d’Honoré d’Urfé. Paradigme d’un genre qui a su imposer une textualité propre, suivie par des auteurs français tels que Gomberville, Videl ou Du Broquart, le roman d’Urfé influence très nettement la réécriture développée par les traducteurs des années vingt. Il est même à l’origine de l’adaptation volontaire de l’espace de l’écriture que ces derniers ont mis au goût du public, suivant les coordonnées de lecture d’une époque qui voyait dans les textes pastoraux une manière de renouveler l’espace même du roman. C’est dans ce sens que l’on peut comprendre l’interférence d’intertextualités multiples dans les traductions de Lancelot, de Rémy et de Vitray ainsi que le fonctionnement particulier de leur réécriture dans la littérature et la culture d’arrivée. Elles constituent en fait le reflet théorique de la pertinence que l’étude de la littérature traduite a dans l’étude de la littérature en général. Les versions de 1622, de 1623 et de 1624 témoignent, au demeurant, d’un intérêt renouvelé pour la littérature pastorale. Elles sont, en outre, révélatrices de la consolidation (en écrivant à nouveau) de certains codes de l’écriture bucolique plus adaptés à un vaste ensemble de lecteurs qui pouvaient comprendre le prestige d’un genre qui avait surtout été lu dans des réécritures antérieures introduites par Colin, Chappuys, Pavillon et par Bertranet 3 . 3
C’est ainsi que Christian Wentzlaff-Eggebert comprend l’apparition des traductions de la Diane réalisées par Rémy et par Vitray, dans le panorama romanesque de la littérature française de l’époque, dominé par l’exemplarité rhétorique de L’Astrée: « Ce n’est que dix ans plus tard que les traductions de Vitray (1623) et de Rémy (1624) voient le jour parce que le succès de l’Astrée qui avait éclipsé la Diane est à l’origine d’un renouveau d’intérêt pour la littérature pastorale. C’est ainsi qu’on publie cette même année une traduction de l’Arcadie de l’anglais Sidney par Jean Baudoin qui connaîtra un certain succès. Mais dans ce deuxième temps il s’agit moins de
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Or, une fois élargi cet espace d’intertextualités de l’écriture du roman pastoral grâce à des réécritures qui s’avèrent être des modèles de canonisation, on peut plus facilement comprendre l’influence qu’a exercée cette atmosphère propice à la lecture, visible dans le travail de clivage de l’écriture mis en œuvre par les traducteurs. Ainsi, d’une part, l’intertextualité de l’écriture (parfaitement comprise par les trois traducteurs) est marquée par la présence insistante de la littérature espagnole dans l’espace esthétique, culturel ou sociologique de réception émergeant en France (Dédéyan, 1985; Martin, 1982), à tel point que la classification des romans proposée à l’époque par les « libraires parisiens » comprend des références parallèles à la forme, au contenu et à la langue d’origine (« romans historiques » ou « romans d’amour, moraux, allégoriques, comiques »; « roman français » ou « romans italiens, espagnols, anglais » (Kirsop, 1984: 224)). D’autre part, l’essence romanesque française (dans laquelle on peut inclure, en raison du statut particulier de la littérature en traduction, l’Arcadie de Lancelot et la Diane de Rémy et de Vitray) intègre des vestiges embryonnaires de lectures plurielles qui se sont imprégnées de schémas de formalisation poétique mis en œuvre par les auteurs dans les textes qui ont défini les canons de la littérature espagnole de l’époque. Chapelain, par exemple, reconnaît que des textes comme Lazarillo de Tormes ou que des auteurs comme Cervantès, Mateo Aleman, Lucas Hidalgo, Jorge de Montemayor, Luis Galvez de Montalvo, Perez de Léon occupent une place prépondérante dans le cadre du roman. Bouhours, quant à lui, cite largement, dans Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671) l’auteur de Los siete libros de la Diana ou encore, Gongora et Pedro de Padilla, tout en accusant de nombreux auteurs français de s’approprier une écriture étrangère pour produire des créations peu originales. Cette constatation prouve l’interférence des textes espagnols dans le domaine littéraire et fait ressortir la spécificité de l’espace intertextuel dans l’écriture du littéraire réalisée à l’époque 4 . faire connaître une œuvre exemplaire que de relancer un livre déjà connu en l’adaptant au goût du moment (…) » (Wentzlaff-Eggebert, 1988: 170). 4 « Cependant, dit Eugene, c’est ce que font la pluspart de nos beaux esprits. Ils pillent continuellement les Grecs et les Latins, les Italiens et les Espagnols: et si l’on vouloit se donner la peine de bien examiner leurs ouvrages, on trouueroit que le païs des belles Lettres est plein de larrons. (…) Je veux bien aussi qu’il se serve dans les rencontres des pensées des bons Auteurs, pourve˜u qu’il y ajoûte de beautez nouvelles. (…) C’est un des grands talens de Voiture. En imitant les autres, il s’est rendu inimitable. » (Bouhours, 1671: 273-274).
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Ainsi, la traduction d’œuvres et d’auteurs espagnols, soulignée par la plupart des historiens, des critiques littéraires et des sociologues dont les études portent sur cette période 5 , montre justement que le jeu dialectique entre l’espace de l’écriture et l’espace de la lecture introduit par cette pratique – que les défenseurs des « Belles infidèles » n’ont pas escamoté dans leurs réflexions – se déploie dans tout ce travail de réécriture et de « convocation des modèles » ainsi que dans la relation instaurée avec l’auctoritas que ce processus sous-tend (Guillerm, 1988: 5). Un tel jeu d’autorités scripturales peut, d’ailleurs, prendre des contours d’une grande subtilité herméneutique lorsqu’il est traversé par des paradigmes d’identités qui se manifestent tant dans l’appropriation des textes étrangers par les traducteurs, que, dans certains cas extrêmes, dans la création de textes français dissimulés sous l’étiquette de traductions faites à partir de l’espagnol. On reconnaît de ce fait en termes de réception le prestige de la littérature et surtout du roman espagnol. Par exemple, Jean Baudoin, traducteur reconnu du Lazarillo de Tormes (et de Sidney), écrit une fausse traduction d’un soi-disant roman espagnol – Lindamire, histoire indienne – présenté comme s’il s’agissait d’une véritable version de l’espagnol, à partir de l’indication « tirée de l’espagnol », forgée, dans le titre, par l’auteur (Molinié, 1982: 18). Les jeux des auteurs reflètent ainsi les questions d’identité qui agitent la littérature romanesque de l’époque et qu’ils ont bien évidemment su mettre à profit (surtout Rémy et Vitray). La mise en question d’une identité – soit-elle culturelle, littéraire ou scripturale – que de telles opérations impliquent est en effet soulignée plus ou moins explicitement par les traducteurs qui laissent entendre, dans les préfaces déjà analysées, que la réécriture sera cruciale pour fonder le paradigme pastoral fixé par les premiers traducteurs et désormais, surtout, par Urfé. On réaffirme par conséquent cette fonction très particulière de consolidation des canons littéraires prévue pour les « réfractions » (Venuti, 1998). C’est dans ce contexte que les versions françaises de Lancelot, de Rémy et de Vitray représentent des incursions de l’espace de la (ré)écriture dans l’espace du roman et dans le cadre théorique de son évolution. En effet, elles suivent un parcours qui met en évidence la forme dérivative de la traduction et la postulation d’une afterlife (benjaminienne) à laquelle les textes peu5
Voir, à ce sujet, les travaux suivants: Lanson, 1896; Mansau, 1991: 210; Molinié, 1982; idem, 1991.
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vent atteindre lorsqu’ils créent des effets significatifs de littérarité dans le système d’arrivée. Le fait que le roman traduit soit effectivement lu par un certain public nous permet, comme dans le cas de l’Arcadia de Lope de Vega ou de Los siete libros de la Diana et ses continuations, d’envisager la survie de l’original dans un autre système en tant que lecture-écriture qui engendrera des adaptations d’écriture à partir desquelles se consolident et se légitiment les significations qui font ou feront partie de la construction des romans pastoraux français. Or, c’est justement l’acceptabilité et le développement de cette « autonomie du spectrum » translatif (Gaddis Rose, 1981: 33) par les traducteurs français du XVIIe siècle – et notamment par les scripteurs des romans pastoraux de Montemayor, d’Alonso Pérez, de Gil Polo et de Lope de Vega –, qui nous permettent d’évaluer la problématisation littéraire et esthétique que ce geste de réécriture implique, une fois remis dans le contexte d’un espace de production et de réception où le texte (et la forme) du roman acquiert une dimension toute particulière. Malgré le discrédit qui marque les premières créations romanesques de l’époque et qui explique l’anonymat dont beaucoup des textes publiés font l’objet, l’époque de Louis XIII et de Louis XIV a permis l’essor et la modernité du texte du roman. Cela se traduit, d’un côté, dans le nombre de plus en plus important d’éditions produites – entre 1620 et 1635, deux cent dix-huit nouveaux romans sortent en librairie et dans les salons parisiens (Dotoli, 1987: 56) –, de l’autre, dans le spectre de plus en plus grand de lecteurs qui accueillaient, avec un grand enthousiasme consigné dans les traités de l’époque, les volumes édités. Cette modernité se manifeste également par l’incitation à la traduction de romans étrangers 6 dont la réécriture reflétait, par les manipulations de l’écriture exhibées (comme on pourra le voir dans les exemples pris dans l’écriture de Lancelot, de Rémy et de Vitray), la recherche formelle et l’évolution esthétique auxquelles le genre était peu à peu soumis. 6
Maurice Lever soutient que, si le XVIIe siècle a été le siècle du théâtre, il peut également être considéré comme le siècle du roman, compte tenu de l’importance numérique de sa production, de la place majeure qu’occupent les libraires, des traductions de romans étrangers (surtout italiens et espagnols) qui représentent, à en croire l’auteur, plus de 10% du marché romanesque et étant donné que le premier volume du grand roman produit dans la première moitié du siècle – L’Astrée – a été lu par près de cinq à six mille personnes (Lever, 1981: 11-13).
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Dans le cadre de la production romanesque française de la première moitié du siècle, la légitimation du processus de réécriture s’ancre ainsi dans une dynamique historique qui privilégie le genre et dans un processus sociologique qui prévoit le décentrement culturel. Tous deux sont liés à un mode herméneutique de perception de l’espace de l’écriture auquel ne sont pas étrangères les réalisations variables des traductions de l’Arcadia et de la Diana et ses continuations réalisées dans les années vingt. Par conséquent, en admettant que les versions du texte de Montemayor (et de Lope de Vega) aient été des éléments de (re)création et de réception essentiels 7 , l’étude des trois textes mentionnés servira à montrer la capacité de remodelage de la traduction – ou « dérive générique » (Schaeffer, 1989: 139) –, à travers le « hors-texte » formalisé par les traducteurs et reposant sur leur lecture individuelle. À une époque où la traduction – belleinfidèle – n’est pas entendue comme une simple reproduction mais comme une ré-énonciation, Lancelot, Rémy et Vitray illustrent dans leurs textes le relativisme de l’espace de l’écriture et le mouvement qui se transmet d’une œuvre vers l’autre et, en même temps, dans l’œuvre elle-même. Il s’agit d’une espèce de méta-herméneutique consciemment assumée dans la canonisation d’un modèle de l’écriture par le travail de réécriture, par la traduction littéraire. Dans les traductions de Nicolas Lancelot, d’Antoine Vitray et d’Abraham Rémy, l’espace de réinvention de l’écriture s’explique donc par le relativisme dont parle Compagnon (Compagnon, 1979; 398) et par la mobilité des conventions qui entrent en jeu dans l’écriture et (surtout) dans la réécriture du texte. Ces conventions appartiennent au domaine du littéraire et mettent en relief des questions de pouvoir et de manipulation de l’écriture, définies logiquement dans la formulation spécifique qui informe la théorie de la traduction du XVIIe siècle français et qui place le texte traduit au centre d’un contexte qui en détermine les règles d’existence (ou de survie). Les manipulations d’une textualité donnée, découlant des gestes spécifiques d’interprétation développés par Lancelot, Vitray et par Rémy, situés dans un contexte de réception particulier et dans une évolution 7
Il faudra tenir compte, dans ce cas, des données fournies par Solé-Leris sur la contribution de Los siete libros de la Diana à l’innovation des « attitudes littéraires, techniques et matérielles » matérialisées dans la production romanesque française, anglaise et, plus tard, allemande, ainsi que de leur contribution décisive à l’évolution du roman dans ces systèmes littéraires étrangers (Solé-Leris, 1980: 146-147).
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de l’écriture romanesque française où le roman pastoral joue un rôle fondamental de signification esthétique, se trouvent à la croisée des chemins entre l’histoire de la traduction et l’histoire de l’innovation des formes littéraires. En somme, derrière des questions de théorie ou de pratique se cache le problème fondamental de la fonction du texte traduit par rapport au canon littéraire institué, c’est-à-dire le rôle d’une vision formelle que chaque texte en traduction développe en affirmant, dans l’écriture, le pouvoir de la réécriture et en y inscrivant des signes porteurs de significations génériques précises visibles dans l’énoncé (ou dans l’énonciation). Les réécritures du roman pastoral ibérique produites au cours des années vingt du XVIIe siècle – parce que situées dans l’histoire et agissant en qualité de « notions historiques » (Guellouz, 1990: 6) – ont coïncidé, dans le cadre de la littérature française, avec la vogue du genre 8 et avec son développement créatif visant à donner une certaine vraisemblance, comme l’affirmera Sorel, aux « actions plus faisables et plus douces » des « Amours des Bergers » (Sorel, 1970: 53/175). Ces actions se trouvent, dans la hiérarchie générique établie dans la Bibliothèque, à la charnière du passage du fabuleux au vraisemblable romanesque. Le succès de ces œuvres d’« agrément » est également souligné par l’auteur lorsque, dans De la Connaissance des bons livres (1671), il veut évaluer, devant le lecteur, les textes produits au cours du siècle, en forgeant des orientations de lecture qui intègrent aussi bien les œuvres des moralistes (traités de coutumes, essais, discours) que les « livres de plaisir », dans lesquels s’inclut L’Astrée 9 dont la qualité esthétique permet d’entrevoir les virtualités de l’esprit sur la matière. 8
Le pouvoir politique lui-même, surtout celui de Marie de Médicis, dans un geste de mécénat hérité du XVIe siècle et émanant de l’image du roi comme censeur de la littérature, soutenait la poétique romanesque sous-jacente aux « Libros de pastores ». Cela se traduisait par la concession de subventions royales (pour la version du Pastor fido réalisée par Boisrobert, par exemple), et par le fait que le destinataire de beaucoup des épîtres forgées – notamment celle de Sylvanire d’Honoré d’Urfé – n’était autre que la figure du roi (Lough, 1978: 99). 9 « (…) Ouvrage agreable où il y a tant d’Histoires détachées de différentes especes qui viennent à propos au sujet, qu’on peut dire que l’Autheur y a introduit de toutes les manières d’avantures qu’on se pouvoit imaginer, et que c’est un roman qui contient plusieurs autres romans, lequel d’ailleurs est recommandable en ce que l’on n’y voit rien autre chose que les effets d’une affection legitime. » (Sorel, 1671/1681: 153).
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Ainsi, en cherchant à coordonner le principe de la réalité avec le principe du plaisir, dans un équilibre esthétique susceptible de se concrétiser dans l’évolution que l’écriture narrative connaissait en France, Charles Sorel parvient à faire, dans son traité théorique, une synthèse de réception. Cette synthèse coïncidait, d’une certaine manière, avec les objectifs d’écriture sous-jacents aux transformations formelles auxquelles Lancelot, Vitray et Rémy ont soumis les romans ibériques, suivant une poétique du genre qui, depuis les premiers modèles de thématisation jusqu’à l’âge d’or du roman d’Honoré d’Urfé, révélait une plus grande maturation. En jouant un rôle important dans l’évolution et l’organisation du système littéraire (ou dans la liste des bons livres de Sorel), cette poétique du roman se définit dans la légitimité de son institutionnalisation et d’un programme tracé dans l’écriture – des Bergeries de Juliette à L’Arcadie françoise de la nymphe Amarille (1625) de Montreux ou à L’Astrée – et, de façon plus incisive, dans la réécriture – de la Diana de Colin à la Diana de Vitray et de Rémy –, en tant que processus perméable à la reformulation, à la réexpression (et à la réfraction). En fait, puisque le genre implique l’« historicité » (Prawer, 1973; Spang, 1996), la distance qui sépare le premier modèle de thématisation des réécritures bucoliques de leur modèle autre de canonisation montre l’évolution du genre dans l’histoire, l’évolution d’une écriture narrative hypercodifiée ainsi que les croisements textuels qui la soustendent lorsqu’elle est confrontée avec des textes recréés dans ce contexte, à savoir, écrits à nouveau, dans un second geste de réécriture et de métatextualité. L’ESPACE DE LA MANIPULATION
Dans le domaine du genre, le geste second de réécriture prend forme à partir du moment où, dans la transposition de l’Arcadia de Vega et des Dianas de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo, on procède à des transformations formelles, voire structurales, qui révèlent très clairement une conscience du roman. Cette conscience, manifestée dans l’écriture des traducteurs, est filtrée par des influences contextuelles et par conséquent par des interférences intertextuelles et par des phénomènes de littérarité inscrits dans l’horizon de lecture des textes, à savoir dans le « possible d’une époque » (Meschonnic,1973: 321), défini dans l’interprétation même menée par les traducteurs.
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Ainsi, les différentes tendances constatées dans cette seconde réécriture, lesquelles aboutissent à la narrativisation du texte bucolique sont-elles des réponses de lecture réalisées à partir de modèles implicites et assumés au préalable en tant que paradigmes esthétiques, à l’image du roman d’Urfé – l’« original » n’est en aucun cas le seul modèle d’une traduction (Lambert, 1989: 155). Suivant le modèle de Sannazar, le texte bucolique est, dès lors, écartelé entre le recours à la prose et à l’infiltration constante de compositions lyriques qui illustrent des oscillations formelles non résolues. En ce sens, aussi bien Lancelot que Vitray et Rémy se sont efforcés de surmonter cette fragilité formelle en adhérant à une écriture narrative française qui s’était peu à peu imposée avec L’Astrée (dans lequel les compositions lyriques ne sont, bien souvent, que de simples et sporadiques ornements esthétiques). La suppression drastique des compositions lyriques ou le choix de différentes techniques de narrativisation du chant pastoral est promue tout au long des trois traductions, afin de rendre viable un espace diégétique qui vise à une efficacité de lecture. Cet espace sera intégré dans l’espace même de réception du roman pastoral français et il fait lui aussi l’objet d’une métaréflexion critique qui explique non seulement la structure du roman d’Urfé mais qui justifie aussi, et ce de manière encore plus éloquente, le parcours allant des Bergeries de Juliette à l’Arcadie françoise où la plupart des vers du texte premier sont délaissés au profit de la prose. On recrée ainsi un texte bien plus court, tout en suivant un fil narratif cohérent, qui n’existait pratiquement pas dans la structure labyrinthique des trois longs livres de l’œuvre initiale de Nicolas de Montreux. Par ailleurs, dans la réécriture française de L’Arcadia de Lope, les changements formels partent d’un principe de réduction des compositions en vers, le plus souvent truffées de baroquismes, sans le moindre intérêt et sans aucune logique narrative, principe qui est manifeste dans la transformation du titre de chaque « Livre », dans lequel on signalait l’alternance des deux formes d’écriture – « Libro Quinto de las Prosas y versos del Arcádia »; « Le Cinquieme Livre des Delices de la vie pastorale de l’Arcadie de Lope de Vega ». Ce principe est également contourné lorsqu’on conserve certains chants qui sont, soit implicitement soumis à une justification d’origine thématique, soit sujets explicitement à une thématisation qui leur confère une certaine autonomie esthétique dans le cadre du discours:
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« Belizarde. Sur vn songe »; « Isabelle a ses pensees durant l’absence »; « Menalque. Sur un Trionfe d’Amour »; « Sonnet sur les beautés d’une Bergere »; « Sur un desespoir amoureux »; « Sur la liberté de la vie rustique »; « Sonnet de Belizarde absente d’Anfrize » (Lancelot, 1622: 13; 37; 39; 49; 68; 99; 246). Ces principes sont encore recréés dans le texte second, dans des cas très particuliers, pour renforcer certains filons thématiques que le traducteur met en valeur dans son travail de réécriture – c’est ce qui se passe, notamment, dans le chant de Brasildo, où, dès le titre (« Protestations de fidélité d’un berger à sa Maistresse »), on entrevoit une espèce de décentrement métonymique par rapport au sonnet original visant à mettre en relief, dans le cadre d’une éthique du roman que l’on veut respecter, le thème de la fidélité de l’amant (Lope de Vega, 1975: 258; Lancelot, 1622: 258). La réécriture de Lancelot témoigne également d’une tendance à la consolidation du même principe de réduction de la forme lyrique car elle émane d’une volonté de manipulation visant à surmonter la structure fragmentaire du roman de Lope de Vega: l’histoire d’Anfriso et de Belisarda est constamment entrecoupée de simples ornements stylistiques, bien souvent rendus viables par le recours au vers. En outre, il fait appel à d’autres techniques parallèles telles que le résumé en prose du contenu d’un texte en vers qui est éliminé, à la prosification absolue qui transforme le texte lyrique en un discours en prose de théorisation idéologique évidente, (discours sur la beauté féminine et sur l’amour, sous forme casuistique, que l’on peut rapprocher de la pensée précieuse qui prédominait chez un grand nombre de lecteurs 10 ) ou encore à la transformation pertinente de compositions dialoguées, typiques de la structure primitive des « Libros de pastores ». Ces compositions se métamorphosent dans un texte en dialogue, soumis à une certaine dramatisation qui apporte une dynamique particulière au roman. On peut le voir, par exemple, dans la transformation des strophes en octosyllabes du chant dialogué de « Galafrón y Leriano » en 10
La composition d’Olimpo, rival d’Anfriso dans l’amour qu’il éprouve pour Belisarda (strophes de treize vers) est narrativisée lorsque, dans la traduction, on lui donne un titre thématique qui en fait une sorte de discours théorique sur la beauté féminine à partir de laquelle se déroule un dialogue entre les bergers sur ce thème, suivant la structure typique du roman pastoral, adoptée dans une large mesure par H. d’Urfé, Gomberville, Videl, entre autres: « (…) tocando su instrumento cantó así://Olimpio » (Lope de Vega, 1975: 215); « (…) dit ainsi. Olimpio sur la description de la beauté. » (Lancelot, 1622: 210).
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« Dialogue des deus Pasteurs » qui est présenté en prose mais qui obéit à une lecture linéaire inscrite dans la formule originale: Galafrón De estas montañas la soberbia frente igualará la hierba de este llano, y de este humilde río la corriente los campos de cristal del Oceáno; al scita abrasará calor ardiente, y el indio en el rigor de su verano cubierto se verá de nieve fría, si se ablandare la enemiga mía. (Lope de Vega, 1975: 79). Lycaste. Le superbe sommet de ces montagnes, égalera l’herbe de cette plaine: le courant de ce petit ruisseau, sera comme les branlantes campagnes de l’Ocean: le Scite brulera d’extreme chaleur; l’Indien, durant l’ardeur de son été, se verra tout couuert de neige et de glace, quand celle qui ie sers, adoucira sa rigueur. (Lancelot, 1622: 26).
Les « réfractions » étant des moments d’introduction de nouveaux procédés poétiques qui accompagnent, comme le souligne Lefevere, la « migration des genres, des styles et des symboles » d’un système littéraire vers un autre (Lefevere, 1982: 155), on conçoit, à juste raison, ces premières manipulations formelles systématisées par Nicolas Lancelot pour le roman de Vega réécrit, comme une façon de comprendre et d’interpréter une organisation textuelle donnée. Malherbe avait déjà, au début du siècle, fait l’éloge d’une langue simple et claire, qui justifie, en quelque sorte, la recherche d’une cohérence narrative reposant d’abord sur la suppression ou sur la réduction de l’alternance de la prose et du vers, imposée par le paradigme de Sannazar. C’est pourquoi, Antoine Vitray et Abraham Rémy accordent leur technique de réécriture sur celle de Lancelot, dans un souci d’uniformisation discursive qui justifie, dans leurs versions de la Diane et ses continuations, la coupure radicale de nombreuses compositions lyriques qui présentent une information thématique redondante ou qui dénotent des formules d’étrangeté culturelle que l’on veut éviter dans le cadre des stratégies de transposition choisies. Cette uniformisation explique aussi la réduction substantielle de la longueur des textes lyriques par l’introduction de modifications formelles (on remplace des strophes en octosyllabes par des quatrains ou des tercets, des
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cinquains par des quatrains ou des duos), par la limitation du nombre de strophes (dans le long « Chant d’Orphée », par exemple) ou par le résumé de leur contenu en prose sans que cela ne nuise, contrairement à ce qui se passait dans l’original, à la logique de la cohésion narrative de l’extrait 11 . Le statut du texte traduit se trouve intrinsèquement associé à des processus d’interprétation s’adressant à un ensemble de lecteurs spécifiques qui se situent eux aussi dans une épistémologie de l’écriture et de la lecture dictée, en grande partie, par le genre. Ainsi, dans certaines situations textuelles très particulières, Antoine Vitray préfère remplacer les compositions lyriques par des dialogues en prose dans lesquels il hypostasie le discours direct de manière à mettre en relief les personnages 12 et les situations diégétiques. Par son geste, il privilégie le texte du roman au détriment de l’instabilité formelle de la nouvelle pastorale originelle, et il crée alors d’innombrables moments narratifs au cours desquels on transfère la matière du vers à la prose comme si la littéralité de la réécriture n’était trahie que par le changement formel, indice évident de la manipulation que l’on voulait assumer: Sireno alegre conel contento de su compañia, de verse ygualmente el vno del otro amado, y entendiendo que aun que lo reusasse, le auian de hazer cantar, sin mas aguardar tomado su rabel assi canto. [suit le sonnet] (Alonso Pérez, 1564: 16b) Syrene receut tant de plaisir du chant de ces deux Amoureux, qu’il ne se peut empescher de prendre sa poche, pour remercier la Fortune de cet heureux mariage. Ayant acheué de chanter il commença de leur dire, Bergers: Ie prie Dieu qu’il vous laisse long-temps iouyr du contentement que vous auez: et qu’il esloigne de vous tout sinistre accident: Que vostre Amour ne soit iamais meslé d’aucune fascherie. Que le Feu, la Terre, l’Eau, l’Air, et le Ciel, vous soient tousiours fauorables. Que le Loup n’offence point vostre trouppeau, et
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Voir, à ce sujet, le « Chant de Selvagie »: « (...) y tomando su çampoña, començó a cantar la seguinte canción: » (Montemayor, 1970: 64); « Prenant donc sa Cornemuse, elle toucha dessus quelques Vers qui exprimoient les plaisirs qu’elle receuoit au temps qu’elle possedoit Alanie, et le mescontentement qu’elle auoit de son changement, et du mespris qu’il faisoit d’elle. » (Vitray, 1623: 85). 12 « Despidiedo se los pastores para su partida, porque auiendo de madrugar, a fin de no caminar con calor, la visita dela mañana no les interrumpiesse el sossegado sueño. » (Alonso Pérez, 1563: 6b); « Syrene Syluain et Seluagie, qui vouloient partir du matin à cause de la chaleur, disposerent leurs hardes dez le soir et prirent congé de la sage Felicie, de Felismene et des Nymphes, afin que la visite du matin ne les incommodast point. » (Vitray, 1623: 452-453).
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qu’il ne soit iamais atteint de la gale. Que le Regnard craigne le belier qui cõduit vos moutons. Que la Cheure vous fasse deux Cheureaux: et que la Brebis semblablement vous rapporte tousiours double fruit. Ce discours acheué, ils ... (Vitray, 1623: 467-468).
Parfois, cette « trahison » canalise le discours vers le sujet même de l’énonciation – le berger-poète qui compose et verbalise, dans le texte premier, le chant lyrique – et la mise en prose imposée prend alors la forme d’une « plainte » narrative à partir de laquelle Vitray essaie de traduire, à l’instar de Lancelot et de Rémy, dans son appropriation de l’écriture d’autrui, la structure de composition des romans d’Urfé, de Gomberville, de Videl, de Gombauld et de Montreux (de 1625). Dans ces romans, les « plaintes » constituent d’importants moments de dialectique amoureuse et de mélancolie propres aux textes bucoliques 13 – l’espace de lecture croise ainsi constamment celui de la réécriture. On s’oppose ainsi à nouveau à la redondance thématique propre aux textes lyriques et on accorde une plus grande représentativité formelle à la cohésion narrative qui, selon Vitray, doit présider à la construction de la diégèse. Par exemple, le « roman » chanté au départ par Diana à Sireno (Montemayor, 1970: 241-242) est récupéré dans une « plainte », en prose, qui synthétise son contenu et accentue la fidélité et la constance de la bergère – « Cher Berger, prends, ie te prie, ces bois, ceste fontaine, et ces myrthes, pour tesmoins des soupirs et des larmes que i’ay versees à ton occasion. » (Vitray, 1623: 353), De même, le sonnet chanté par une bergère et écouté par Marcelio et Diana, dans la Diana enamorada de Gil Polo, devient, comme on le signale dans la réécriture française, une « plainte » qui, lors de son introduction ou après sa conclusion, est comprise comme faisant partie d’un discours de « pleurs » et de « paroles entrecoupées » qui résument le contenu du texte lyrique: Allí sentieron una suave voz que de una dulce lira acompañada resonaba con extraña melodía y parándose a escuchar, conocieron que era voz de una pastora que cantaba así [suit le sonnet] (…) Después de haber la pastora suavemente cantado, soltando la rienda al amargo y doloroso laanto derramó tanta abundancia de lágrimas y dio tan tristes gemidos, que por ellos y por las pala13 En associant les « plaintes » typiques de l’Arcadie au thème de la mort, bien souvent comprise comme le summum de la tristesse, Bruno Damiani et Barbara Mujica concluent que les successives « plaintes » des amants entraînent une mélancolie que les bergers ne peuvent surmonter bien souvent que dans la mort (Damiani et Mujica, 1990: 52).
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bras que dijo, conocieron ser la causa de su dolor un engaño cruel de su sospechoso marido. (Gil Polo, 1987: 158-159). Ils ouyrent vne voix si bien d’accord aux accens d’vne Lyre, qu’ils n’auoient iamais rien entendu de plus rauissant. S’estans vn peu dauantage aduancez, ils conneurent que c’estoit vne Bergere qui chantoit quelques plaintes, qu’elle finissoit en disant, que les Astres (...) En fin les pleurs que cette Bergere versa, et les paroles entre couppees qu’elle dist en soupirant, firent cognoistre à Diane, que la tromperie que luy auoit faite vn mary soupçonneux, la faisoit ainsi plaindre. (Vitray, 1623: 1072-1073).
En d’autres occasions, le texte lyrique est tout simplement ignoré comme si l’original contenait une structure en dialogue susceptible d’être transposée sans obstacles scripturaux, et que le chant alterné entre les personnages – formule récurrente dans les « Libros de pastores » – correspondait à une forme dialogale mise en prose et enchâssée dans le roman qui se (re)constitue. Ainsi, le chant alterné de Berardo et Tauriso (tercets, stances et strophes en octosyllabes), écrit dans la suite de Gil Polo, est réécrit par Vitray sous la forme d’un dialogue qui n’a pas de correspondance formelle dans le texte premier. On y élimine des redondances lyriques qui n’apportent rien à la théorisation de l’amour que l’on veut mettre en lumière, tel un reflet intertextuel d’Adamas dans L’Astrée (la prose se superpose inopinément et continuellement au vers dans son introduction, son développement et sa conclusion) 14 . 14 « Cuando Marcelio y ellas estuvieron tras los jarales asentadas, oyeron que Tauriso y Berardo cantaban de esta manera. [suit la composition en vers] (…) Al que en amores anda consumiéndose,//nada lo alegrará, porque fatígale//tal mal que en el dolor vive muriéndose.///Amor le da más penas y castígale,//cuando en deleites anda recreándose,//porque él a suspirar contino oblígale.///Las veces que está un ánima alegrándose//le ofrece allí un dolor, cuya memoria//hace que luego vuelva a estar quejándose.///Amor quiere gozar de su victoria,//y al hombre que venció, mátalo o préndelo,//pensando en ello haber famosa gloria.//El preso, a la Fortuna entrega, y véndolo//al gran dolor, que siempre está matándolo,//y al que arde, en más ardiente llama enciéndelo. » (Gil Polo, 1987: 180; 181); « Marcelio et les deux Bergeres, estans assis au plus obscur de la Forest, entendirent Berard qui parloit à Taurise. [suit le dialogue] (…) Celuy (respondit Taurise) qui s’est laissé vaincre à l’Amour, est incapable de gouster des plaisirs, parce qu’il est trauaillé d’vn mal qui prolonge sa vie, en le faisant mourir. Et plus celuy qui est sous la puissance de l’Amour, cherche à se diuertir, tant plus ce Dieu fascheux redouble le tourment qui cause ses soupirs. Si bien que sa vie est vne continuelle mort. En fin l’Amour qui veut tousiours triompher, ayant pris quelqu’vn dans ses filets, le liure à la Fortune: et puis cette ingrate Deesse l’expose à des douleurs qui le tuent tousiours. » (Vitray, 1623: 1102; 1103).
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Donnant suite à cette stratégie de réfraction, Vitray élimine l’une des plus importantes compositions créées par Gil Polo – le long « Chant de Turia » (quarante-quatre strophes en octosyllabes) –, composé après le succès de réception du « Chant d’Orphée » de Montemayor et de la politique de mécénat scriptural qui dictait l’inclusion, dans le texte du roman, d’une énumération exhaustive de grandes personnalités de la société espagnole contemporaine. On retrouve là le jeu entre fiction et réalité, éloigné, par son contenu, du public français et incapable de satisfaire la conscience romanesque et les objectifs d’une poétique implicite qui prédominait dans le roman, en France, au cours de la première moitié du XVIIe siècle. C’est pourquoi, la réécriture transforme le chant en un monologue chanté, au discours direct, par la figure allégorique de la rivière. On n’y fait que transposer le contenu de quelques strophes considéré comme génériquement pertinent (la référence à l’espace de l’Arcadie, la prophétie du chant, la brève évocation de certaines personnalités connues du public), et que renforcer, à la fin, à travers un commentaire à la première personne qui traduit l’ambivalence tout à fait significative du statut du narrateur /traducteur, le caractère trop étendu du texte qu’on n’ose reproduire pour ne pas fatiguer le lecteur– « Ce grand fleuue nomma beaucoup d’autres Poetes encor: mais ie vous ennuyerois d’en faire le récit. » (Vitray, 1623: 1139). Au-delà de ces effets d’innovation qui, une fois intégrés, à dessein, dans le domaine de la réception et de l’historicité de l’écriture, font partie d’un geste d’infiltration de la réécriture dans les schémas conventionnels de la pratique romanesque et de la théorisation implicite du genre déjà formalisé à l’époque (et quasi inexistant au moment de la parution des traductions de Colin, de Chappuys, de Pavillon et de Bertranet), Antoine Vitray insiste sur la transformation des textes en vers par le biais de la paraphrase. Une fois de plus, il est pleinement conscient que le succès de son roman dépend d’un rapprochement générique au roman pastoral français, lequel repose sur des stratégies de mutation formelle qui visent à synthétiser les thèmes (le « sens ») et à supprimer des redondances lyriques (le « rythme »). C’est d’ailleurs ce qu’il explique, en s’adressant directement au lecteur, dans la paraphrase des vingt-six strophes qui composent le chant où Gorforosto, le géant difforme, déclare sa passion pour Stela, la nymphe qui aime le berger Delicio: « pues estad muy atentos porque yo os prometo que os agradara. » (Alonso Pérez, 1564: 139b); « Mais afin de ne
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vous point ennuyer, ie laisseray la rithme, pour vous dire le sens. Prestez-vous donc à moy: car ie m’asseure que vous en trouuerez le sujet agreable. » (Vitray, 1623: 742). Et quoique, bien souvent, le sens des textes lyriques ne soit pas surpassé et qu’il se maintienne dans une lecture plus ou moins « littérale », le traducteur revendique les choix d’élimination des redondances lyriques lorsque, en recourant à la paraphrase, il réécrit, dans une autre énonciation, le contenu du texte ibérique comme si son écriture représentait déjà un niveau avancé de (re)présentation de l’écriture première. Par exemple, dans le chant alterné de Fausto et Firmio, A. Vitray, en réduisant drastiquement les répétitions propres à la structure lyrique et le discours métaphorique qui lui est associé, et en recourant à la paraphrase, annonce (ou énonce) non seulement la prosification et l’exposition-résumé auxquels le chant est soumis mais aussi les changements auxquels l’alternance des voix conduit dans la mise en prose, comme s’il voulait justifier devant le lecteur la transformation textuelle opérée dans et par sa (ré)écriture 15 . D’ailleurs, Vitray n’hésite pas, à certains moments, à utiliser sa propre voix (de « narrateur-traducteur »), pour commenter les changements qu’il fait consciemment – le résumé du « villancico » de Tauriso qui devient possible parce que le narrateur réussit, de mémoire, à reconstituer le contenu de la copie perdue (« I’en auois gardé vne copie que i’ay perduë: mais il me souuient bien qu’il (…) [contenu de la composition] »; « I’ay oublié les vers, mais en voicy le sens. » – Vitray, 1623: 1130-31). Il en arrive même à envisager des procédés de fictionnalisation et de vraisemblance qui seront problématisés dans le roman des XVIIe et XVIIIe siècles, pour justifier la manipulation d’écriture réalisée et pour légitimer une nouvelle écriture (une écriture
15 « Diana dixo. Haz nos plazer de dezirnos lo que cantando venias. Fausto sin dilacion, tomado su rabel assi començo. (…) Firmio por no yr contra la contienda acostumbrada, tomado el rabel assi canto. » (Alonso Pérez, 1564: 174a; 174b;); « Diane le pria de recommencer les vers qu’il chantoit quand il arriua là. Fauste pour l’obliger ayant tiré vne petite viole de sa pannetiere, accorda sa voix au son de cet instrument: Voicy le sujet de son chant. (…): « Bref pour conclurre, il luy dit (…) Firmio n’attendit presque pas qu’il eust acheué ces paroles, qu’il prit sa cornemuse pour chãter d’autres vers (afin de le contrepointer selõ sa coustume,) desquels le sens estoit: (…) Et puis il le finit par vn conseil qu’il luy donna de n’aymer iamais personne, puisqu’elle estoit seule » (Vitray, 1623: 825; 826).
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plus moderne 16 ) qui est le fruit d’un jeu d’identités déployé dans le texte en traduction, vu la pertinence assumée par le personnage du narrateur, à savoir du « traducteur-narrateur». Ainsi, en choisissant de suggérer plus au moins explicitement une cohérence narrative associée à une certaine vision du texte du roman, les traducteurs français du roman pastoral ibérique des années vingt systématisent une théorie des mondes possibles décrits dans les textes d’une époque et d’un genre particuliers ainsi qu’une théorie des formes d’innovation probables, mises en relief par le processus de réécriture et fondées sur une « conscience du roman ». Cette théorie se présente sous la forme de différentes manipulations textuelles dont la signification traduit une tendance catégorique à mettre en valeur les faits de la diégèse, susceptibles de devenir des éléments constitutifs d’un romanesque pastoral que Lancelot, Vitray et Rémy veulent atteindre dans l’intertextualité qu’ils développent par rapport aux autres textes fictionnels français issus du même cadre générique. On peut donc voir que les traductions de 1622, de 1623 et de 1624 qui détiennent un statut de modèles de canonisation de l’écriture bucolique témoignent d’un compromis consenti par le « traducteur-écrivain » à la société de lecteurs (de romans) et à l’institution littéraire (Dubois et Durand, 1988-1989: 143). Ainsi, dans la suite du mouvement de prosification, déjà décrit, auquel les trois métatextes sont fidèles, surgissent des changements formels qui, parce qu’ils font partie d’une appropriation consciente de l’écriture par les traducteurs, mettent en lumière des éléments qui composent et qui construisent structuralement la diégèse, contribuant en ce sens à en conserver la cohérence romanesque: la pertinence des métadiégèses – mises en relief, dès le début, dans les Sommaires créés par Abraham Rémy 17 ; la timide correspondance épistolaire reflétée dans les lettres intégrées et exhibées dans le texte; l’importance accordée aux personnages; la conscience du roman conservée dans certains 16
Alexandre Cioranescu fait brièvement référence à la modernité de la traduction de Vitray (par rapport à celle de Rémy), modernité qui se manifeste tant dans le choix du vocabulaire que dans les adaptations réalisées par rapport aux besoins et aux exigences de la langue française – augmentations ou inventions (Cioranescu, 1983: 417). 17 Quelques exemples: « Histoire des aduantures de Felismene: Ses amours auec Dom Felix: Les amours de Dom Felix auec Celia: Et les diuers changemens de ceste passion. »; « Histoire des amours et infortunes de Belise. La Bergere Belise raconte les malheurs qui luy estoient arriuez en ses amours, et comme elle auoit esté courtisée d’Arsenie et d’Arsilée. » (Rémy, 1624: 153; 218).
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faits de narrativité. Ainsi, les versions françaises de l’Arcadia, de Los siete libros de la Diana, des Ocho libros de la segunda parte de la Diana et de la Diana enamorada deviennent des exemples vivants du statut différencié de la traduction en tant qu’élément révélateur de la double production d’une époque et d’une littérature – celle de la première moitié du XVIIe siècle français (dans laquelle l’autre se reflète et se (re)constitue). Si « le contexte dans lequel on lit le langage d’une œuvre littéraire est générique » (Mathieu-Castellani, 1984: 28), on doit comprendre le changement de titre du texte de Lancelot qui, en s’éloignant, dès le début, de la formule initiale fondée sur l’alternance du vers et de la prose – Arcadia. Prosas y versos de Lope de Vega Carpio –, suit désormais une indication d’écriture du roman qui peut facilement être décodée par les lecteurs de L’Astrée – Les delices de la vie pastorale de l’Arcadie de Lope de Vega. Diuisee en cinq Liures. En somme, l’« évaluation de la signification » s’exprime, dans la réécriture des romans de Lope, de Montemayor, de Pérez et de Polo, par une lecture particulière des textes pastoraux suivant des coordonnées narratologiques (intrigue, personnages, espace) qui sont aussi des coordonnées idéologiques assumées par les scripteurs. Ces « parenthèses narratives » que sont les métadiégèses et qui assurent tant l’exégèse du romanesque, reposant sur l’analyse psychologique, que la fixation d’une intrigue amoureuse dans le cadre de l’écriture du roman et d’une vraisemblance perçue, conformément à la poétique de l’époque, dans sa dimension la plus subjective, constituent en fait d’abord un pari présenté par le biais de la narrativisation de certaines histoires. D’ailleurs, dans le passage paradigmatique des Bergeries de Juliette à l’Arcadie françoise de la Nymphe Amarille, Montreux accentue, lui aussi, à l’instar de H. d’Urfé, la création continuelle de métadiégèses dans lesquelles il introduit différentes intrigues de cour pour le « divertissement des mondains » ou, comme l’affirmera Huet, « pour le plaisir et l’instruction des lecteurs » (Huet, 1970: 3). Les « aventures amoureuses » qui fondent la construction du roman et qui doivent en être sa véritable matière 18 , sont ainsi cons18 Nicolas Lancelot, dès l’incipit, valorise les « aventures » qui seront racontées ayant conscience d’une dynamique romanesque qui imposera sa traduction dans la suite d’une poétique du roman parfaitement pressentie: « Este es, pastores del dorado Tajo, el teatro de mi historia; que ya sabéis que es obligación del que comienza alguna la descripción de lugar donde sucede. » (Lope de Vega, 1975: 67); « Ce mesme lieu,
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tamment mises en relief dans la réécriture par cette manipulation du texte qui prévoit sa mutation formelle – du vers à la prose – et qui leur attribue un statut précis, dans l’espace de l’écriture et de la réception du genre en France. Dans la version de Lancelot, la longue histoire de Celio, le berger devenu fou sous les effets de l’amour et de la jalousie – histoire racontée au début par Celso dans une série de quatrains – est mise en prose et introduite par un titre qui l’énonce en tant qu’histoire dans l’histoire (comme pour les métadiégèses du roman d’Urfé et des traductions de Rémy et de Vitray): « (…) [Celso] cantó así://Celso [suit la composition] » (Lope de Vega, 1975: 119); « (…) [Celse] dit ainsi. [trait] Histoire de Celio » (Lancelot, 1622: 87). De même, Abraham Rémy émet, dès les « Sommaires » élaborés pour sa traduction, des jugements qui, du point de vue du genre, doivent être perçus comme évaluatifs dans la mesure où des formules stérilisées qui renvoient au domaine sémantique des aventures racontées interviennent dans le discours de la réécriture. Ces aventures sont relatées en recourant consciemment à des lexèmes qui n’ont pas d’équivalent dénotatif dans l’original tels que « histoire », « adventures », « récit », « raconter » 19 et qui servent une « conscience du roman», fondée sur une mise en valeur des métadiégèses en tant que supports de la cohérence et de la cohésion narratives même si ces dernières s’inscrivent dans une structure quelque peu fragmentaire qui est propre au romanesque baroque. Quant à Vitray, conscient que la transposition est un important véhicule d’innovation dans le cadre des « relations structurales » (Marino, 1988: 22) sous-jacentes à l’espace de montage de l’écriture d’un genre (ou du langage littéraire luimême), il est, lui aussi, sensible à cette relation qui s’établit entre l’univers et le code bucolique et qui s’inscrit dans l’écriture des métadiégèses. Ces dernières font ressortir le jeu des passions et l’analyse du sentiment de manière vraisemblable ou naturelle auprès du lecteur Pasteurs du Tage doré, est le Teatre de mon histoire, vous n’ignorés pas, que celuy qui traite des auentures, ne soit obligé, de faire la description du lieu où elles sont auenues. » (Lancelot, 1622: 5). 19 Nous ne citons qu’un exemple retiré de la continuation de l’histoire de Delicio et Partenio, racontée aux bergers par Crimene et Stela: « porque ya soy auisada hasta dõde Crimene mi amada amiga os conto, proseguire en lo que ella yua » (Alonso Pérez, 1564: 125a; « Crimene m’a dit où elle auoit finy son discours, et par là ie pretends de commencer le mien, et de reünir tellement l’vn et l’autre ensemble, que vous voyez vne suitte indiuisée en nos aduentures » (Rémy, 1624 a: 4-5).
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français de romans (aristocrate et bourgeois 20 ), en obéissant à des schémas formels qui, dans le récit, font de l’auteur pastoral un « peintre de l’âme » – comme le dit Georges de Scudéry, dans la préface d’Ibrahim, en 1641, à propos d’Urfé 21 . D’une part, grâce à une réécriture où le traducteur incarne, lui aussi, consciemment le rôle accordé à l’auteur pastoral, Vitray soumet à un processus de narrativisation certaines histoires construites en vers dont le statut dans le récit est éclairé par le changement formel et par la création d’un titre suggestif. Par exemple, l’histoire d’Appolon et de Daphné et sa continuation, récitée dans le roman de Pérez par le vieil aïeul-prêtre Parsiles aux bergers dans deux longues compositions en vers, est mise en prose (au discours direct) dans la version française de 1623, et soulignée, dans le cadre de la diégèse, par deux titres inexistants dans l’original – « Les amours d’Appolon et de Daphné »; « Suite des amours d’Appolon et de Daphné » (Vitray, 1623: 531; 547) –, ainsi que par son inclusion dans la « Table des Histoires ». Dans cet espace péritextuel privilégié, les histoires racontées tout au long des trois grandes parties de la Diana sont mises en valeur par une évaluation méta-subjective propre au status du texte en traduction. D’autre part, le traducteur transforme lui-même en métadiégèses des textes lyriques qui, au départ, ne semblaient pas pouvoir accéder à ce statut et il justifie sa démarche par l’autonomie d’écriture qu’on reconnaît au scripteur du siècle d’Ablancourt. Il suggère même un collage intertextuel aux romanciers de l’époque qui profitaient de la structure du « roman à tiroirs » pour complexifier le schéma d’intrigues qui reste pour autant répétitif et sans codification structurale solide. En ce sens, il suggère d’emblée – ce qui mérite d’être souligné – une lecture particulière du roman ibérique réécrit, laquelle intègre ce geste dans une épistémologie de l’écriture fondée sur le principe que la traduction peut être perçue (et pratiquée) comme le « locus de la 20
Voir, à ce sujet, la réflexion menée à bien par Henri-Jean Martin sur l’influence du roman sur la société aristocratique et bourgeoise (Martin, 1969: 294). 21 « En effet, il [Urfé] est admirable par tout: il est fécond en inventions, et en inventions raisonnables; tout y est merveilleux, tout y est beau; et ce qui est le plus important, tout y est naturel et vraisemblable. Mais entre tant de rares choses, celle que j’estime le plus est qu’il sait toucher si délicatement les passions, qu’on peut l’appeler le Peintre de l’âme. Il va chercher dans le fond des cœurs les plus secrets sentiments; et dans la diversité des naturels qu’il représente, chacun trouve son portrait. » (Esmein (éd), 2004: 142).
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différence » (Venuti (ed.), 1992: 13) ou comme l’espace du « décentrement » critique. En agissant en qualité d’écrivain actif qui reproduit un texte qui est toujours autre, Antoine Vitray interprète, explicitement, le roman de Jorge de Montemayor lorsqu’il élimine radicalement le long « Chant de la Nymphe », dans lequel on trouvait la description, en strophes de cinq vers, du départ de Sireno, la « Chanson de Sireno » et la « Chanson de Diana » et qu’il le remplace par une métadiègese. En figurant dans la « Table des Histoires », ce récit témoigne non seulement de l’importance diégétique que le couple Diana-Sireno occupe dans l’espace du roman, mais aussi de l’abandon conscient d’une structure lyrique dont les premiers traducteurs n’avaient pas réussi à se libérer dans la littéralité de l’écriture pratiquée (Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet conservent ce long chant). Il s’agit là d’un geste herméneutique de dimension plus restreinte qui ne tient pas compte, contrairement à celui de Vitray, des éléments de narrativité (action, dimension de la temporalité, structure dialogale) déjà présents, en quelque sorte, dans le texte premier. La fin de la métadiégèse est symptomatiquement signalée par un « sommaire-résumé », présenté en italique et inexistant dans l’original, qui lance le lecteur dans la diégèse principale et qui met en lumière, dans une hiérarchie de la diégèse perçue (les « histoires dans l’histoire »), les épisodes narratifs dignes d’intérêt: Sirene, Siluain et Seluagie, escoutent Polydore, qui recite l’histoire des malheurs de Sirene. Trois Sauuages offencent les Nymphes. Ils sont secouruës d’une grande Bergere incogneüe, et des autres Bergers. La Bergere leur raconte ses infortunes, et l’histoire de ses Amours (Vitray, 1623: 113).
Le sommaire renvoie clairement à une préoccupation structurale qui prend en ligne de compte la reformulation de l’écriture suivie par l’auteur quand il interprète les textes ibériques dans le sens d’un romanesque pastoral. Cela explique l’infiltration d’autres procédés emphatiques qui traduisent très précisément la pertinence assumée par les métadiégèses dans un genre qui cherche avant tout une cohérence de composition et une légitimité formelle auprès d’un public qui, lui, semble rechercher dans le roman matière à son « instruction » mais qui le fait surtout entrer dans un domaine de lectures pour « plaire » et « faire rêver » – ce sont les principes constituants, pour le cas, des « histoires feintes » enchâssées. C’est pourquoi, outre les exemples cités, Antoine Vitray souligne cette orientation structurante accordée
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aux romans de Jorge de Montemayor, d’Alonso Perez et de Gil Polo par la création de titres thématiques, déjà forgés dans la traduction de Lancelot et constamment présents dans les volumes de L’Astrée. Ces titres annoncent déjà les histoires racontées et leur permettent de figurer dans la « Table des Histoires », important élément péritextuel de réception (« Histoire de Selvagie »; « Histoire de Belise et d’Arsilé »; « Histoire de Fauste » – Vitray, 1623: 42; 198; 504). À d’autres moments, le titre peut être suivi d’un sommaire qui en explique longuement le contenu et qui est ainsi mis en relief par l’appropriation de l’écriture typique des réfractions. Dans l’histoire hispano-mauresque d’Abindarráez et Xarifa, par exemple, le titre et le sommaire rendent compte de cet exotisme romanesque qui marque l’époque de la reconquête espagnole dans le cadre de relations sentimentales caractérisé par une atmosphère chevaleresque et courtoise qui plaît au lecteur « mondain » et qui a eu d’importantes répercussions sur la littérature française des XVIIe et XVIIIe siècles. On voit ainsi surgir des interférences continuelles entre les domaines génériques et les canons du goût: Y acabando de cenar, la sabia Felicia rogó a Felismena que contasse alguna cosa, ora fuesse hystoria, o algún acaesçimiento, que en la provincia de Vandalia uviesse succedido. Lo qual Felismena hizo, y con muy gentil gracia començó a contar lo presente (Montemayor, 1970: 203). Apres souper, la sage Felicie pria Felismene de raconter quelque chose de remarquable qui fust arriué en la Prouince de Vandalie, pour seruir d’entretien, attendant l’heure du coucher. La belle Felismene qui vouloit obliger Felicie, commença ceste histoire auec beaucoup de grace. Histoire d’Abindaras et Xarife; Abindarras ayant esté fait prisonnier en un combat, obtient permission d’aller veoir Xarife pendant que son pere estoit en Cour, à la charge de se reuenir rendre prisonier dans deux iours. Ils portent sa rançon au gouuerneur d’Alore qui fait leur paix, et refuse leur argent. (Vitray, 1623: 266; 269).
La nouvelle mauresque prend alors de plus en plus d’importance dans la traduction dans la mesure où elle prolonge une stratégie d’écriture, d’une valeur heuristique incontestable, s’agissant d’un espace qui dicte des normes du goût qui se reflètent dans la production littéraire française et plus particulièrement, dans le rôle assumé par le roman hispano-mauresque en France 22 . 22
Jean Cazenave souligne les nombreuses imitations de la nouvelle mauresque parues en France tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles: l’influence de Guerres civiles de
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Cette tendance à l’écriture du romanesque favorise, en outre, un climat épistolaire qui sera surtout développé dans le récit sentimental de la seconde moitié du siècle et sous les Lumières mais qui trouve déjà des traits scripturaux dans les textes ibériques que les traducteurs français, toujours aussi sensibles aux attentes du public, ont rendus plus expressifs. Lancelot, par exemple, met en évidence toutes les lettres, comme il l’avait fait pour les métadiégèses et avec la même signification d’ailleurs, en les introduisant par un titre de son entière responsabilité – la manipulation est concrétisée par la graphie. Ou, alors, il souligne dans la réécriture, quelquesfois dans l’intrigue, par une subtile transformation sémantique, la pertinence des lettres galantes alors qu’Antoine Vitray, dans sa traduction, suivant la modernité qui caractérise son écriture, accentue davantage sa transposition (et l’intègre dans la praxis de traduction du XVIIe siècle). Ainsi, en respectant une espèce de programme romanesque soumis à des gradations de manipulations variables, le traducteur commence par mettre en avant des moments textuels dans lesquels, obéissant en cela à la topique du genre, il forge des lettres en vers échangées par les bergers et dans lesquels il s’exerce à une mise en prose qui justifie, en l’occurrence, et du point de vue péritextuel, que ces textes soient inclus dans la « Table des Lettres » (et non dans la « Table des vers »). Ils y acquièrent en effet un statut différent: par exemple, la longue composition qui correspond, chez Montemayor, à la « Lettre d’Arsenie » est écrite en prose et annoncée par le titre « Lettre d’Arsenie à Belise » (Vitray, 1623: 206). Ce changement formel permet de renforcer certains aspects thématiques qui prédominent dans le texte premier et, plus généralement, dans le modèle pastoral français Grenade chez Mlle de Scudéry, Almahide ou l’Esclave Reine; Le Grand Cyrus; Gomberville, Polexandre; La Calprenède, Cléopâtre; Faramond; Mme de La Fayette, Zaïde; Mme de Villedieu, Galanteries grenadines; (déjà au XVIIIe siècle) Mme de Gomez, La conquête de Grenade; Florian, Gonzalve de Cordoue ou Grenade reconquise (Cazenave, 1925: 611-622). Georges Molinié a également mis l’accent sur l’influence de la nouvelle mauresque sur la production romanesque réunie sous Louis XIII, en mentionnant tout particulièrement L’Abencerrage, publié en 1565 par A. de Villegas et repris, dans son roman, par Montemayor (Molinié, 1982: 31). Alejandro Cioranescu, l’un des grands spécialistes des relations esthétiques et littéraires entre l’Espagne et la France à l’époque baroque, affirme dans un entretien que « le roman mauresque, par exemple, est totalement espagnol ou d’inspiration espagnole: il a été très à la mode, mais les cas d’espèce ne sont pas excessivement nombreux. (…) l’influence espagnole n’est absente dans aucun genre romanesque. » (Cioranescu, 1980: 203).
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dicté par L’Astrée – l’absence de correspondance amoureuse, les « rigueurs » et l’indifférence de Belise, l’état extrême dans lequel le berger est victime du « mal d’amour », les conséquences de ce changement sur l’être. La prosification des lettres, parce qu’elle suit les mêmes desseins scripturaux et qu’elle répond à un effort de cohésion narrative (implicite à la « modernité » de la (ré)écriture de Vitray ou à la perception évidente d’une structure du roman qui veut s’éloigner des redondances caractéristiques de la forme lyrique des premiers romans pastoraux), donne lieu à un résumé de leur contenu dans lequel les éléments qui servent le mieux le goût de l’époque sont mis en relief. Par exemple, en réécrivant l’importante histoire de Marcelo, truffé d’éléments romanesques (de l’aventure amoureuse à l’histoire du naufrage), inclue dans la Diana enamorada de Gil Polo, il transforme complètement la longue lettre de Marcelio à Alcide – « Lettre de Marcelio à Alcide » (Vitray, 1623: 1012) –, véritable pilier de la dynamique de l’histoire mais trop longue dans l’original (vingt et un tercets), en mettant en prose son énoncé. Il se heurte alors à une redondance thématique qui se développe autour du motif de l’exaltation de la beauté de la bienaimée et de l’insistance sur la souffrance amoureuse pour mettre en évidence, par le biais d’une rhétorique propre aux lettres d’amour, l’expression nécessairement condensée des sentiments. Prenons, à titre d’exemple, la stratégie de traduction implicite à la transposition des trois premiers tercets: La honesta majestad y el grave tiento, modestia vergonzosa y la cordura, el sosegado y gran recogimiento, y otras virtudes mil que la hermosura que en todo el mundo os da nombre famoso, encumbran a la más suprema altura, en paso tan estrecho y peligroso mi corazón han puesto, hermosa Alcida, que en nada puedo hallar cierto reposo. (Gil Polo, 1987: 116) Madame, Les perfections dont le Ciel a voulu vous enrichir, outre la beauté qui vous recommande par tout m’ont priué de repos. (Vitray, 1623: 1012)
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Dans de nombreux autrescas, le traducteur fait un effortd’adéquation d’une écriture, plutôt représentative de la forme lyrique, à une écriture qui est, de préférence, encadrée dans la forme narrative et qui fait ressortir la valeur littéraire et contextuelle d’une forme et d’un style – celles de la rhétorique des lettres d’amour. Ces dernières peuvent être perçues, dans le cadre d’une production romanesque de l’époque et d’une pratique générique qui est en train de s’imposer, comme des variantes de la « conversation » et de l’« étiquette » 23 , admirablement exploitées par Urfé dans les lettres échangées entre ses bergers-courtisans déguisés ou dans les dialogues de nature théorique. En ce sens, tant la longue lettre, composée de quarante-six tercets, écrite par Distee à Dardanee, personnages qui ont choisi le déguisement pastoral pour sauver la pureté de leur passion – « Lettre de Distee a Dardanee » (Vitray, 1623: 930) –, que sa réponse en quaranteneuf tercets – « Response de Dardanee a Distee » (Vitray, 1623: 939) –, sont considérablement résumées dans la mise en prose. Cette transposition créative traduit, alors, un souci constant des attentes du public en ce qui concerne la forme épistolaire dans laquelle la dialectique amoureuse pourrait être exploitée plus efficacement. Le paradigme épistémologique du texte en traduction se situe ainsi dans un univers de création et d’innovation qui contribue à augmenter, en termes de genre et en raison de la spécificité de l’équivalence travaillée, la productivité de l’écriture originale du temps. On peut également situer, dans cette perspective épistémologique, le choix fait par Abraham Rémy d’un style qui privilégie, dans les lettres réécrites, des traits d’épistolarité immanents à la forme, afin d’y exposer plus exhaustivement la dialectique amoureuse qui y était sous-jacente et une « courtoisie » qui se reflète dans certains traits rhétoriques et stylistiques dominants. En éliminant les deux sonnets correspondant, chez Alonso Pérez, à la lettre adressée par Cardenia à Fausto (le berger qu’elle recherche désespérément même si elle est aimée de Carizo, respectant en cela le système des chaînes amoureuses propres au 23 Cristoph Strosetzki, en analysant la rhétorique de la conversation dans la société française du XVIIe siècle, assimile la conversation à un genre littéraire (citant Montaigne), et montre que les lettres insérées dans les romans peuvent refléter cette conversation et suivre cette même rhétorique. Il fait remonter cette coïncidence formelle à L’Astrée et au débat de questions amoureuses et galantes qui y est exploité bien souvent sous la forme épistolaire (Strosetzki, 1984: 109-114). Voir également, sur la rhétorique de la conversation, le travail très exhaustif de Delphine Denis sur « Le Parnasse Galant » (Denis, 2001).
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genre), Rémy fait appel à un jeu de mots qui révèle l’état d’âme de la bergère et qui prend tout son sens dans un texte épistolaire 24 . On peut également justifier la longueur que la « Lettre de Don Felis à Felismena » a dans le texte de Rémy, par ce choix de réécriture ou de cette éthique de ré-énonciation qui est aussi une dialectique de l’interaction des codes d’origine et des codes de réception. En effet, cette lettre représente l’espace du romanesque par excellence étant donné que c’est en dehors de l’univers strictement bucolique – et grâce à la relation aporétique dont parle F. Lavocat, entre le « berger » et le « prince » (Lavocat, 1998: 237 sq) –, qu’on assiste à l’expression d’une subjectivité qui rapproche le texte de l’exposition de la psychologie humaine soulignée par Urfé. C’est pourquoi, la lettre est non seulement plus longue dans le texte en traduction, mais que l’on y introduit également des extraits très innovateurs par rapport à l’écriture première (Montemayor, 1970: 102-103) grâce auxquels on exploite certaines formules de traitement et de courtoisie à l’égard de la dame ou encore, on travaille des portraits idéalisés de la « bergèredame-de-cour », portraits susceptibles de plaire à un public dont la lecture est marquée par des signes associés au féminin d’un point de vue idéologique: A tout le moins ne me pouuez-vous empescher quelque rigueur dont vous vsiez en mon endroit, d’admirer les rares perfections qui reluisent en vostre ame, vous auez peu remarquer (diuine Beauté) auec qu’elle passion i’ay embrassé vostre seruice, et combien l’amour que ie vous porte est vehement (Rémy, 1624: 165) L’ESPACE DU ROMANESQUE
Comme on a pu le constater, les versions de Lancelot, Vitray et Rémy exhibent une « conscience du roman » que l’on retrouve dans la
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Voir la fin de la lettre: « Ve pues ya Fausto mio breuemente//que cierto el esperar me da tormento//y no puedo suffrir ya mas tardança.///Mira bien que se dize comunmente//que quasi viene luego en seguimiento//tras vn largo esperar desconfiança. » (Alonso Pérez, 1564: 182a; « Ie commence à cognoistre où s’estend le mal de l’absence, et ne puis longuement esperer ny souffrir le retardement: et partant puis que ma vie depend de la vostre: si vous vous aymez, venez au plutost en ce cartier car ce m’est vne continuelle mort que d’estre éloignée si long-temps de vous. » (Rémy, 1624 a: 137).
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tentative de mettre en œuvre une « rhétorique appliquée » 25 . Cette rhétorique a des répercussions sur l’espace de signification des métadiégèses, des lettres, des plaintes, des discours-dialogues théoriques, et fait de ces métatextes des modèles de canonisation de l’écriture bucolique. Il existe donc une coïncidence épistémologique, vérifiable dans le type de transposition faite par les traducteurs dans la réécriture, entre un genre dominé par la métaphore et par les artifices de composition. Ces derniers déploient l’essence même d’un esprit romanesque qui s’est développé dans la première moitié du siècle, non seulement dans les textes narratifs, le théâtre, la poésie, mais aussi dans les « cœurs » 26 . La relation établie entre les prérogatives idéologiques du milieu de réception et « les règles du jeu », à savoir un ensemble de normes et de conventions qui orientent la réécriture et qui soustendent la compréhension paradigmatique du genre qui s’est peu à peu consolidée depuis les premières versions françaises des textes pastoraux ibériques aux romans d’Urfé, de Gomberville, de Videl, de Du Broquart, cette relation détermine non seulement l’accentuation de certains faits de narrativité mais aussi sa justification dans le texte luimême. C’est comme si la métaréflexion sous-entendait, dans le texte en traduction, l’expression plus catégorique d’une poétique implicite. C’est pourquoi, la « conscience du roman », exprimée surtout par Antoine Vitray et Abraham Rémy, se manifeste, tout d’abord, dans l’espace péritextuel par l’intermédiaire des Sommaires qui, comme nous l’avons démontré, guident la lecture vers une reconnaissance immédiate de la pertinence que les traducteurs veulent accorder aux faits de l’intrigue 27 . En ce sens, au début de l’histoire de Félismène, 25 K. Varga affirme que le roman français d’avant 1660 s’est soumis aux règles de la rhétorique épique pour susciter l’admiration à travers des digressions qui constituent des récits à l’intérieur du récit, des lettres et des conversations qui sont des modèles d’éloquence, cités par les théoriciens de l’époque et suivis comme des « modèles de vie » par les lecteurs de l’époque, ces pratiques s’inscrivant dans une « rhétorique appliquée » (Varga, 1991: 283). 26 M. Lever affirme que la génération des années 1600-1630 témoigne d’une aspiration sans limite à l’aventure sentimentale, exotique, héroïque et pastorale, ce qui se reflète dans la production littéraire du moment (Lever, 1991: 11). Georges Molinié fait ce même constat quand il analyse la sensibilité du lecteur français de la première moitié du XVIIe siècle et la relation intrinsèque qui s’établit avec l’écriture du « roman baroque » (Molinié, 1982: 366). 27 « Suite des adventures de Marcelio. Son embarquement pour Lisbonne. Il est surpris d’une grande tempeste. Perfidie du Pilote pour enleuer Clenarde. Il laisse Marcelio en une Isle, attaché à une anchre. Les regrets de Marcelio et les plaintes
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Vitray s’approprie la voix de la protagoniste afin de souligner la cohérence qui régit la narration en ajoutant délibérément un fragment textuel inexistant chez Montemayor (Montemayor, 1970: 100): De vous dire les tristes attaques, et les funestes escarmouches que luy [à mon frère] donna l’Amour durant ce temps, ce seroit abuser de vostre douceur, et conduire ceste histoire hors des bornes que ie luy veux limiter, il vous suffira d’entendre mes aduentures et conjecturer quelque chose des siennes. (Rémy, 1624: 158).
Le besoin d’atteindre à une certaine cohésion narrative constitue, d’ailleurs, pour les deux traducteurs, l’un des éléments de préservation du romanesque. Ce souci détermine la fonction du texte en traduction dans le processus d’évaluation sous-jacente à un genre qui cherche à se légitimer et qui finit par trouver toute sa légitimation dans L’Astrée. Dans ce texte-miroir, pour Rémy et Vitray, les histoires racontées présentent, malgré la longueur des volumes, une cohérence de composition qui les distingue inévitablement de celles qui remplissaient la structure discontinue des Bergeries de Juliette et qui ont été éliminées (ou condensées) par N. Monteux dans l’Arcadie françoise de la nymphe Amarille. Chez Vitray et Rémy, la recherche d’une cohésion narrative se déploie, d’abord, dans les allusions successives à la fonctionnalité logique des moments diégétiques qui délimitent matériellement les « histoires racontées », ensuite, dans la suppression des divagations, et enfin dans la conscience du roman. Le traducteur de 1623 supprime en fait lors du passage de la continuation d’Alonso Pérez à celle de Gil Polo, l’annonce des aventures à raconter dans le volume suivant, car il conçoit son roman, à l’instar d’Urfé (dans les trois premières parties), comme un tout cohérent, guidé par un seul fil conducteur et ce malgré les nombreuses histoires enchâssées dans sa Diana française 28 . d’Alcide. » (Vitray, 1623); « Delicio raconte ce qui luy estoit arriué estant ieune: et les artifices dont vsa Carposte, sur la ressemblance qu’il auoit auec Parthenio » (Rémy, 1624); « Suitte des aduentures de Marcelio. Description d’une tempeste. Trahison perfide de Bartofano Pilote du nauire pour enleuer Clenarde. Auec les plaintes d’Alcide. »; « Mariage de Sirene et de Diane, et de Marcelio et d’Alcide » (Rémy, 1624 a). 28 « Esto concertado [le changement de tenue] y puesto por obra se fuerõ con Sireno, encomendãdoles mandassen bien a la memoria, todo lo que entre los competidores passasse: para que despueslo pudiessen contar, quando juntos todos se hallassen. Quien quisiere pues ver las obsequias de Delio. La competencia de Sireno, Fausto y
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C’est encore cette conscience du roman présente dans ses choix d’écriture, qui explique, dans le texte de 1623, l’exploitation d’une dynamique du dénouement qui n’était pas visible chez Gil Polo, son texte suivant de près la structure lyrique et narrative de Sannazar. Cette dynamique est déterminée par la transformation des différents chants entonnés par les bergers dans le palais de Félicie – chants qui sont intégrés dans la topique de la fête pastorale mais qui n’ont pas le moindre intérêt pour l’action – en un texte narratif où leur contenu est d’emblée résumé et intégré dans l’espace de clôture du roman. Cette parfaite compréhension du romanesque justifie également la suppression radicale des énigmes en vers ainsi que leur résolution car elles ne faisaient que refléter le conventionnalisme du genre et qu’annoncer la fin du roman. En fait, elles n’avaient pas le moindre intérêt diégétique et elles ne s’inséraient pas dans la structure cohérente qui dicte les normes de l’écriture narrative acceptées par le lecteur français de L’Astrée. Vitray, restant toujours aussi sensible à ce climat de réception réduit largement le « Livre V » – et dernier livre – en raison de son peu d’intérêt romanesque pour le développement d’une dynamique du dénouement, fait qui est souligné, une fois de plus, par la voix même du traducteur qui s’approprie, sans aucune pudeur, le discours d’autrui: Ils passerent encor quelque temps à l’interpretation de beaucoup d’autres enigmes, dõt ie ne parleray point, peur de vous ennuyer, aussi bien est-il temps d’acheuer nostre histoire. (Vitray, 1623: 1190-1191).
Mais si, chez Vitray, cette « conscience du roman » justifie une conscience du dénouement, bien qu’inscrite dans la structure globale des fins ouvertes, Abraham Rémy, lui, l’exprime au niveau de la diégèse même en dotant son roman d’une fin fermée – comme le Firmio, y hallarse al recebimiento de todos, y recibiere cõtento de saber quien es Stela, y desseare saber sus trabajos, conlos de Crimene, Delicio y Parthenio: y en que pararon. Colos amores de Agenestor principe de Eolia, y Luztea hija de Disteo y Dardanea, aguarde me a la tercera parte desta obra, que presto se estã para si Dios fuere seruido. No se puso aqui por no hazer gran volumen. » (Alonso Pérez, 1564: 238b); « Leur ayant permis de partir apres que Dom Felix et Felismene eurent pris des habits de Bergers, elle leur enchargea de bien remarquer tout ce qu’ils verroient entre ces corriuaux, afin de s’en entretenir quelque iour qu’ils seroient tous ensemble. » (Vitray, 1623: 975).
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fera Balthasar Baro, secrétaire d’Urfé, à la fin de la Vème Partie de L’Astrée. Le traducteur de 1624, dans un des gestes les plus importants de formation du romanesque forgé dans le mouvement de transposition, ajoute un dernier chapitre, inexistant dans l’original, dans lequel il raconte la mort de Delio. Celle-ci est annoncée mais jamais consumée (ou décrite) dans la Diana enamorada de Gil Polo, suggérée également dans un sommaire intercalaire du Livre II de la dernière partie de la version de Vitray – « La mort et les funerailles de Delio, mary de Diane. » (Vitray, 1623: 1089) –, et, finalement, assurée dans la version de Rémy, dans un texte dont il est le seul auteur et dans lequel, comme on l’énonce dans le sommaire créé (« Mort inopinée de Delio. Diane retourne pour donner ordre à son enterrement. Ses complaintes sur le trespas de son mary, auec tout ce qui se passa en ses funerailles » (Rémy, 1624 a: 446)), il écrit un dénouement possible, mais fermé, pour les aventures de Diane. C’est comme si le scripteur sentait le besoin, dans le cadre d’une cohérence narrative qui s’impose et impose au texte qu’il réécrit, de mettre un terme à la diégèse et en même temps à sa propre écriture, consumée dans l’autre original. Les codes d’origine et les codes de réception y convergent et restent associés, au siècle d’Ablancourt, à une subjectivité toujours latente (pour preuve, les deux évaluations-(re)productions divergentes – celle de 1623 et celle de 1624 – de la fin du roman de Pérez). À une époque où l’esthétique est marquée par une unité plurielle, assurée par l’utile dulci, dans une bipolarité assumée par les théoriciens et les créateurs littéraires, l’élément romanesque exploité, avec une grande exhaustivité formelle, dans les traductions du roman pastoral ibérique des années vingt, et dans le roman, en général – Sorel le définit dans l’« Avertissement au Lecteur » du Polyandre, en 1648, comme l’espace de représentation de la vie « qui est celle de faire l’Amoureux » (Sorel, 1648: XVI-XVII) – se croise avec une fonction éthique que l’on veut mener à bien et qui est mise en relief dans le même péritexte – « un livre d’amour est un livre moral » (Ibidem: LXXIX). Cette fonction est aussi annoncée clairement par PierreDaniel Huet dans son Traité de l’origine des romans: « La fin principale des Romans ou du moins celle qui doit l’être, et que se doivent de proposer ceux qui les composent, est l’instruction des lecteurs, à qui il faut toujours faire voir la vertu couronnée, et le vice châtié. » (Huet, 1970: 4).
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C’est pourquoi, le texte tardif de Nicolas de Montreux expose cette dimension du roman, exprimée dans des considérations à teneur moralisante qui vont à la rencontre du goût de l’époque et des formules exploitées dans l’écriture du genre et s’inscrit dans le cadre d’un romanesque qui s’éloigne, par sa modernité, du cadre des Bergeries de Juliette. Par ailleurs, les traductions de Lancelot, de Vitray et de Rémy, voulant apporter une plus grande narrativité, accompagnent les manipulations d’écriture implicites à la théorisation sur le texte du roman. Ainsi, le traducteur de l’Arcadia réitère avec, non seulement l’intention de moralisation exprimée, depuis le début, par Lope de Vega dans son texte 29 , mais il la revendique également en développant, à profusion, certains commentaires du narrateur – qui deviennent les commentaires du narrateur-traducteur – et en les adressant directement au lecteur ou plus exactement à son lecteur. En fait, il essaye de suivre la théorisation explicite qui orientait les poétiques et les textes théoriques de l’époque: De aquí adelante en más bien templada lira os promete mi deseo mayores cosas, porque no solamente el deleitar es oficio del que escribe.; De esta manera pienso que, no siendo nuestro canto inútil, agradeceréis los que hasta aqui leyéredes tan digno ejemplo. (Lope de Vega, 1975: 381; 383). (…) ie desire cy apres, sur une Lire mieus accordée, vous faire ouïr des choses plus morales et plus serieuses, veu que le devoir de celuy qui écrit, n’est pas seulement de donner de la delectation au Lecteur, mais il est encore tenu d’enseigner, et de joindre le profitable au delectable.; Par ainsi, ie tiens que cet’œuvre ne sera pas reputee inutile, au contraire, i’espere que le progrés et la Moralité d’icelle, sera fort agreable à ceus qui luy feront l’honneur de la lire. (Lancelot, 1622: 391-392; 395).
Vitray et Rémy, sans spécifier catégoriquement, dans le texte du roman, le croisement d’une focalisation du romanesque avec une intention moralisante qui peut se concilier avec les transformations narratives pratiquées, insistent à leur tour, avec des desseins idéologiques évidents, sur des modélisations constantes de la psychologie des personnages et sur une certaine vision du monde. Ils souhaitent en effet délimiter historiquement une forme littéraire qui englobe à la fois des attitudes de production et de réception. Les modèles de canonisation 29 Le traducteur recourt explicitement, dans ce cas, à l’emploi du lexème « moralité »: « Y no penséis que sin ejemplo escribo. » (Lope de Vega, 1975: 68); « et ne pensés pas que i’ecriue sans moralité (…) » (Lancelot, 1622: 7).
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de l’écriture bucolique imposés partent ainsi d’un élargissement et d’une explicitation de la construction de certaines normes qui restent associées à une éthique romanesque intrinsèque. Ces normes sont implicitement suggérées dans les textes premiers et explicitement codifiées par le biais de la manipulation de l’écriture décrite dans les textes seconds et dans les textes français qui restent soumis, non seulement à la grille conceptuelle de l’original, mais aussi à d’autres modèles inscrits dans un nouveau canon (comme L’Astrée) – l’original n’est jamais le seul modèle d’une traduction. De ce point de vue, Abraham Rémy est peut-être celui qui, dans son écriture, développe le plus efficacement des cadres romanesques où la psychologie des personnages est le plus profondément et le plus minutieusement travaillée pour fournir au lecteur des modes de vie (qui traduisent aussi des visions du monde), grâce auxquels le traducteur amène son texte sur les traces génériques du roman sentimental – car les textes produisent des genres plus qu’ils ne les reproduisent (Dubois et Durand, 1988-1989: 145). En fait, si la traduction de 1624 souligne la pertinence des mondes sémantiques décrits dans les textes ibériques c’est parce que, d’un côté, on prend le parti de la convergence des genres propre au roman pastoral et de la recherche formelle qui y est testée, et parce que, de l’autre, on y entrevoit la modernité du texte de Montemayor, très souvent classé dans la catégorie de « roman psychologique » (Solé-Leris, 1980: 35). Cette traduction entame désormais un processus de transformation scripturale qui, pour faire ressortir la composante qui guide les descriptions des profils des personnages, recourt, encore une fois, à la mise en prose d’extraits en vers. Ce procédé rend possible, et ce même du point de vue rhétorique, une exposition plus efficace du portrait intérieur des bergers concernés par la diégèse: l’exemple le plus frappant d’une « transgression » de cet ordre est sans doute le chant alterné de Tauriso et Belardo, deux bergers amoureux de Diana, qui apparaît, chez Gil Polo, dans l’énoncé sous la forme de strophes en octosyllabes, et qui, chez Rémy, est soumis à une narrativisation. En raison de l’essence même de la structure dialogale, Rémy finit, en définitive, par faire une démonstration plus profonde du « mal d’amour », véritable leitmotiv thématique des « Libros de pastores » et des romans pastoraux français: ¿Viste la nieve en haldas de una sierra//con los solares rayos derretida?//Así deshecha y puesta por la tierra//al rayo de mi estrella está mi vida.//¿Viste en alguna fiera y cruda guerra//algún simple pastor puesto en huida?//Con no
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menos temor vivo cuitado//de mis ovejas proprias olvidado (Gil Polo, 1987: 134) De ma part les infortunes que ie ressens me sont si sensibles, que ma vie se dissout goute à goute ainsi que fait la neige à l’aspect du Soleil: de façon que ie ressemble à ces ames craintiues, qui au moindre bruit de la guerre prennent la fuite, et s’esloignent des coups: ie m’oublie mesme le plus souuent, et quitte le soin de ma bergerie, pour m’entretenir dans de vaines pensées, qui ne font que troubler le tranquille sejour de ma liberté (Rémy, 1624 a: 339).
Toutefois, le rapprochement formel au roman sentimental de la deuxième moitié du XVIIe siècle se concrétise dans la traduction d’Abraham Rémy par le recours à un procédé d’amplification (proche de l’amplificatio). En effet, en interprétant le sens latent du texte premier, Rémy l’adapte mieux au lecteur français car il infiltre son regard scriptural dans l’exposition détaillée des mouvements de l’âme des personnages. Ceci se produit, notamment, lorsque le narrateurtraducteur se centre sur le dilemme intérieur de Dardanée devant la passion interdite qu’elle éprouve pour Disteo et qui les amène à choisir le déguisement pastoral. Ce choix est fixé, d’emblée, dans le sommaire – « Dardanée deuient amoureuse de Disteo, ses plaintes, et la responce qu’elle luy fit, contraire à ce qu’elle auoit en l’ame » –, pour mieux être mis en valeur dans une sorte de réflexion intérieure entamée par le personnage. Chez Alonso Pérez, en revanche, cette réflexion se termine sur une exclamation où s’exprime la souffrance – « Ay Dardanea y que ha de ser de ti, siendo combatida de tantos y tales contrarios. » (Alonso Pérez, 1564: 222a) – et, chez Rémy, sur une exclamation où l’on explique que la souffrance émane des contradictions que les « mouvements de l’âme » dictent inexorablement – « Ha miserable Dardanée! quels estranges mouuemens sens-tu en ton ame? quelles nouuelles alterations se sont venuës emparer de ton cœur? » (Rémy, 1624 a: 223). En somme, le traducteur cède à cette amplification de l’écriture lorsqu’il met en relief, de manière plus moderne et suivant une psychologie du romanesque qui caractérisait déjà le roman d’analyse français, privilégiée dans L’Astrée, ce « bréviaire des sentiments » (Genette, 1966: 109) de la première moitié du XVIIe siècle. Cette amplification est également très présente dans le geste incontestablement herméneutique qui exhibe les effets de la tyrannie amoureuse sur la vie intérieure de l’être humain (il s’agit d’un aspect thématique qui est très valorisé dans le genre pastoral), tyrannie qui peut même devenir, quand on écrit à nouveau ou qu’on
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élargit les significations possibles du texte (dans l’autre texte), une espèce de délire qui fait perdre toute rationalité aux personnages. C’est dans ce sens que Rémy développe le cas de Selvagia, la bergère de Montemayor qui est victime des jeux de fausse identité d’Ysmenia et d’Alanio, lorsqu’il réécrit l’extrait où par la voix de Selvagia, il rend compte des changements provoqués sur son cœur par les mots du berger dont le travestissement ne sera compris que plus tard (quand elle raconte son histoire et en raison des manipulations temporelles possibles): Mas yo bolví con mucha más [compañía] porque llevava en la imaginación los ojos del fingido Alanio, las palabras con que su vano amor me avía manifestado, los abraços que dél avía recebido y el crudo mal de que hasta entonces, no tenía experiencia. (…) E de ay a ocho días, que para mí fueron ocho mil años ... (Montemayor, 1970: 46-47). Ainsi ie m’en retournay en mon logis bien differente de ce que i’estois auparauant, car l’amour me tyrannisa de sorte, que ie ne pouuois me depestrer de ses liens: tousiours le souuenir de ce Berger dissimulé, me recouroit en l’esprit, et si, lassée des vaines impressions que le iour m’auoit representé, ie me mettois au lict pour donner quelque tresue à mes tourmens, le songe remplissoit ma fantaisie de mille figures imaginaires qui ne faisoient qu’augmenter mes douleurs; c’estoit le premier assaut que me liuroit l’Archer de Cypris; iusques là i’auois soustenu ses efforts d’vn courage masle et genereux, mais à la fin ie recogneus bien le malheur que moy-mesme ie m’estoit tra mé, et cependant ma captiuité me sembloit si douce, que ie m’estimois bien-heureuse d’auoir engagé ma liberté en vn si beau sujet. (…) Huict iours se passent qui me furent autant de siecles; car ie cherchois toutes les occasions que ie me pouuois imaginer, pour rencontrer celuy qui me causoit tant de tourmens. Quelquefois i’allois dans le creux des forests, pour voir s’il ne se promenoit point dans le bocage, quelque fois ie me promenois sur le riuage du fleuue Duero, mais ie ne rencontrois qu’vn affreux silence qui m’apportoit autant de tristesse, que le plaisir imaginaire dont i’auois joüy m’auoit esté agreable. (Rémy, 1624: 57-59)
D’autres fois, dans la suite d’une mimésis traductive qui tient compte de l’historicité des faits de (ré)écriture et de la façon dont ils sont appréhendés, surgissent des fragments textuels qui n’ont pas de correspondance littérale dans l’original (Montemayor, 1970: 265) et dont le traducteur est le seul et unique auteur. C’est comme si ce dernier prolongeait le texte du roman dans un geste d’appropriation de l’écriture en ajoutant des détails très pertinents pour la fixation des
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mouvements intérieurs des personnages qui en feraient presque dépendre le cours de l’intrigue 30 . Dans ce contexte, on comprend que cette réinvention de l’espace de la (ré)écriture s’insère dans un cadre générique qui, se trouvant à la croisée des codes de production et de réception, accentue une éthique romanesque et une éthique du romanesque dont le filtre transpositif s’appuie non seulement sur cette exploitation de l’intériorité psychologique des personnages mais aussi, et suivant la lecture créative des codes du genre faite par les traducteurs-écrivains des années vingt, sur une intensification de certaines visions du monde. Ces visions restent associées aux bergers qui participent de l’univers pastoral et aux effets de l’amour, tyranniques à l’égard de l’homme et de l’utopie où celuici tente de survivre même s’il le fait par l’intermédiaire du déguisement, du masque de lui-même. En définitive, Abraham Rémy, conscient des sens idéologiques implicites aux romans ibériques et au roman pastoral d’Honoré d’Urfé, de Gomberville, de Videl, de Du Broquart ou de M. de La Haye, ajoute au traitement particulier de la psychologie des personnages qu’il développe tout au long du texte recréé, une évaluation des images de l’homme et des visions du monde qui y sont sous-jacentes. Il intériorise, à cet effet, dans l’espace de l’écriture, des intertextualités qui ont des implications génériques évidentes – ces intertextualités sont, au fond, emblématiques d’une poétique du roman en construction à l’époque de Louis XIII. C’est pourquoi, l’irruption inopinée dans l’intimisme des personnages tels que Diane, Selvage ou Félismène, permet de mettre sur le même plan, en termes de stratégie de traduction, les différentes mises en relief auxquelles les situations sont soumises dans cette version. Situations où se révèle la condition de l’homme victime des effets de la passion amoureuse – les premiers traducteurs l’avaient déjà timidement signalé dans leurs titres explica30
Voir l’extrait inexistant chez Vitray où est décrit l’état d’esprit de Sirene, Silvain et Selvage, à la fin de Los siete libros de la Diana, par opposition à l’état psychologique perturbé qui agite Diana et qui ne permet pas de fermer l’intrigue du roman: « Sirene menoit vne vie si tranquille et si douce, qu’encore que Siluain et Seluage possedassent tout le contentement qu’ils eussent sçeu desirer, si estce qu’ils enuioient son bon-heur, et s’estonnoient comme il pouuoit viure dans vne si grande liberté, mais la belle Diane sentoit de iour á autre augmenter ses douleurs auec tant d’efforts, qu’il n’y auoit chose au monde qui luy peust donner aucun trait de consolation; sa vie n’estoit qu’vne vie morte, trauersée de mille desplaisirs, et le plus souuent la tristesse la possedoit tellement, qu’elle ne sçauoit trouuer assez de larmes ny de souspirs pour desplorer ses malheurs » (Rémy, 1624: 436).
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tifs – et où se déploient les diverses images centrées sur un univers idéologique tel que le monde pastoral (ibérique et français). Quelquefois, des fragments textuels innovateurs dont le traducteur est le seul responsable sont ajoutés por mettre en lumière, dans l’univers de mélancolie qui règne dans les « Libros de pastores », des situations qui appartiennent à un conventionnalisme thématique et idéologique que Rémy veut interpréter devant le lecteur. La traduction devient, alors, « mimésis particulière » (Sternberg, 1981) dans un autre espace culturel. On en trouve une illustration dans la dialectique qui oppose le passé heureux à la souffrance présente 31 ; dans la souffrance insurmontable qui conditionne une hypertrophie du moi – comme celle qui est exploitée dans le nouveau texte créé par Rémy dans la lettre d’Arsenie à Belise 32 –, justifiée par la conscience de l’irréversibilité d’une condition prédestinée; dans l’image du berger esclave de sa passion, bien souvent soumise à des jeux métaphoriques forgés par le traducteur-auteur qui insèrent le texte dans une imagerie baroque – « Moy cependant [dit Selvage] qui ne penetrois au fond de ceste tromperie, et qui ne preuoyois que cet artifice estoit vn labyrinthe, d’où difficilement ie me pourrois retirer » (Rémy, 1624: 56). Rémy manifeste aussi un souci évident d’interpréter la signification idéologique finale de la métadiégèse de Montemayor, en forgeant un texte 31
Rémy introduit dans l’incipit – espace privilégié du point de vue rhétorique – un paragraphe qui n’existait pas dans l’original de Montemayor dans lequel il décrit la condition actuelle de Sireine devant les rigueurs de Diane, par opposition à la mémoire du passé heureux: « L’idée agreable des beautez de Diane, et les promesses qu’elle luy auoit fait à son depart, luy versoient vne telle confusion dedans l’ame, qu’il ne s’osoit ressouuenir de l’vn, de peur que l’autre n’augmentast ses douleurs. Plus il approche de ces vertes prairies (tesmoins irreprochables de ses chastes affections) plus le desespoir le transporte: les funestes nouuelles du mariage de sa Bergere, luy impriment vn tel regret en l’esprit, que si l’air qui sort de ses poulmons pense former quelques plaintes, pour soulager ses tourmmens, ce ne sont que souspirs qui se creuent et s’entre-couppent en sa bouche. » (Rémy, 1624: 2). 32 « Depuis le temps que i’ay eu le bon-heur de vous voir, ma vie n’a esté abreuuee que d’une continuelle langueur (…) Helas! combien puis-ie me dire miserable et mal traitté de l’Amour! (…) Faut-il que i’acheue mes iours en des tourmens et des peines si poignantes? (…) L’air ne retentit que de mes souspirs, et par les nuages obscurs qui le vont continuellement enuironnant, il ne prognostique autre chose que l’obscure tristesse qui m’ombrage le cœur (…). Les ruisseaux de ces prairies ne sont augmentez que de mes larmes. La terre mesme inonde tellement des torrens qui decoulent de mes yeux, qu’elle se rendra en bref infructueuse, si par une compassion plus qu’ordinaire tu ne dissipes d’un rayon de tes yeux tous les orages et les tempestes qui s’esleuent contre moy » (Ibidem: 224-225).
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dans son roman à partir de la lecture du texte ibérique (Montemayor, 1970: 157). L’image du traducteur-critique devient ainsi très évidente: Le Ciel m’enuoya des presages du malheureux encombre qui me deuoit arriuer, mais l’amour me violentoit auec trop de vehemence pour les recognoistre; trois fois ie heurtay au seuil de ma chambre y voulant entrer, et trois fois le vent ferma la fenestre qui respondoit sur le meurier, toutefois ie ne m’imaginay que le Destin me deust enuoyer vn malheur si present: c’est en quoy, ô Diuinitez d’en haut! ie recognois vostre puissance occulte, et les influences cachées dont vous gouuernez les choses d’icy bas (Rémy, 1624: 246)
D’autres fois, l’interprétation et l’élargissement sémantique de cet univers de mélancolie qui caractérise les bergers de l’Ezla (comme ceux du Lignon) sont véhiculés par la mise en prose des textes en vers, et permettent, grâce à l’utilisation d’une pragmatique de la prose déjà exploitée dans d’autres situations de transposition, d’accentuer certains états d’âme qui corroborent les visions du monde suggérées auparavant dans la création de fragments textuels alternatifs. L’effort idéologique de représentation baroque du monde en tant que « chaos » – représentation qui est intégrée dans une éthique du roman émanant de la théorisation implicite des textes pastoraux ibériques et des textes français – est mis en valeur dans le processus de réécriture quand, par exemple, on transforme le chant de Parsiles, le vieil aïeul qui raconte aux bergers d’Alonso Pérez la fable mythologique et prophétique des amours d’Apollon et Daphnée, en un texte en prose qui est amplifié par des extraits qui n’ont pas d’équivalent linguistique dénotatif dans l’original mais qui en font ressortir les significations latentes: Maintenant puis-ie dire asseurement que la terre est le point et le centre où aboutissent toutes les infortunes imaginables, et que ceste vaste plaine qui sert de theatre aux hõmes, où chacun ioüe son personnage, est vne vraye retraitte d’afflictions et de calamitez, et vn chaos de confusion et de meslange. (…) Tu nous alleches, ô monde traistre et perfide, et endors nos sens par les trompeurs appas d’vne viande delectable, et caches le cruel hameçon qui nous doit oster la vie, et lors que nous sommes engluez dans tes rets et que nous ne pouuons plus eschaper, c’est alors que tu nous le decouures. Helas! combien tes promesses sont-elles inconstantes? Tu nous rebutes, afin que nous recherchions auec plus de passion de te complaire, nous courons à bride abbatuë apres tes vices enormes! Et quand nous ne pouuons retourner en arriere, tu te moques de nous, et nous monstres le piege que tu auois tendu pour nous surprendre! (Rémy, 1624: 670-671).
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En se situant dans un même cadre idéologique et en profitant des capacités expressives de la réécriture pour transformer les énoncés et pour en accentuer certains aspects (de composition, formels, thématiques) ou pour élargir le spectre de significations, Nicolas Lancelot et Antoine Vitray valorisent, tout comme Rémy, une éthique du romanesque, moins par la voie de l’analyse psychologique – qui a permis le rapprochement poétique de la traduction de 1624 avec le « roman d’analyse » de la seconde moitié du XVIIe siècle – que par la mise en relief de certaines conventions thématiques associées à la mélancolie qui paradoxalement caractérise ce monde d’illusions des utopies pastorales. Cette mélancolie transparaissait également, non seulement dans les romans pastoraux français de l’époque (des Bergeries de Juliette à L’Arcadie françoise, les signes de mélancolie y sont en effet objet d’une plus grande théorisation), mais aussi dans ceux de JeanPierre Camus ou dans les textes des moralistes contemporains, et donnait libre cours à un climat de multiples visions du monde et de fragilités constantes. Tout au long de sa traduction, Vitray, voulant rester fidèle à une vision du monde associée à la mélancolie, n’hésite pas à recourir à la création d’un discours dans lequel l’investissement métaphorique, caractéristique du baroque, est hypostasié et disséminé dans les images traditionnelles du naufrage, de la mer déchaînée, de l’arrivée à bon port, de la forêt dense. Ces images ne sont pas explicitées dans l’original mais elles se trouvent dans la signification implicite d’un texte qui renvoie à une sorte de subversion violente de l’aurea mediocritas prévue pour l’Arcadie, l’autorité sur l’écriture première étant toujours soumise à une logique conceptuelle qui s’impose d’emblée à l’écriture seconde. C’est pourquoi, dans les chansons dialoguées de Diane et Sirene, intégrées dans le « Chant de la Nymphe » (Montemayor, 1970: 73-87), que le traducteur met en prose et auquel il donne le titre « Départ de Sireine », il crée un espace pour cet investissement métaphorique qui, bien que n’étant pas explicité chez Montemayor, semble logique par rapport au contenu du discours des bergers et à son inclusion dans la dynamique de l’intrigue. C’est comme si le texte traduit devenait une métaphore du texte original et consentait, dans un compromis irréversible, au jeu de miroirs et à l’image du spectre qui sont toujours sous-jacents à l’essence de la traduction littéraire: Pour moy [Diane] i’iray me confiner dans le creux de quelque espoisse forest, où ie chercheray quelque autre pour y acheuer de finir ma languissante vie.
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Plorant là mes desastres, en ton absence, i’auray pour le moins ce bon-heur, si quelques fois ie t’appelle, que l’Echo prenant pitié de mon mal, respondra aux pitieux accens de ma voix. (…) Les vents te [Sirene] soient tousiours fauorables; et ton vaisseau puisse surgir à quelque port heureux, où tu puisses receuoir le contentement que tu souhaittes. (…) Mais ie demeureray pourtant comme vn roc, au milieu des vagues qui m’assaillent, et si pendant ton absence l’Oubly prend iamais place en mon cœur, que les fleurs de ce pré puissent fanir soubs mon pied: et lors que ie meneray boire mon troupeau au crystal de ceste eau, les Dieux fassent qu’elle tarisse d’horreur: voire que la terre s’entr’ouure pour m’engloutir: ou que le Ciel pour se vanger de mon ingratitude, lance sur moy son foudre pour m’escraser le chef. (…) Et toy, ô ma Bergere, tu peux croire que sortant de ce lieu, ie suis hors de mon centre, et que la separation qu’il faut que ie fasse d’auec toy m’a troublé l’imagination de telle sorte, qu’à peine te puis-je dire Adieu. Toutesfois chere Maistresse, l’affection que i’ay pour toy est immortelle, et si iamais ie fausse la moindre des promesses que ie t’ay si sainctement iurees, ie prie tous les Dieux qu’ils me condemnent pour iamais aux peines les plus cruelles des Enfers. (Vitray, 1623: 108-110) L’ESPACE DE LA TEMPORALITE DES SYMBOLES
Élargir l’espace de l’écriture, suggérer son relativisme ou sa réinvention, pose, comme on a pu le voir, des questions d’ordre générique. Ces questions restent associées à une dynamique historique qui permet l’accès à des intersections multiples qui se jouent dans le domaine littéraire au sein de chaque système et à la croisée de certains choix d’écriture qui sont, en même temps, des choix de lecture. En effet, comme l’affirme Zumthor, le genre en tant que finalité préexistant au texte est davantage lié au futur qu’au passé d’où il émane et il tend à suspendre un temps donné dans cette dialectique (Zumthor, 1984: 13). En ce sens, les traductions du roman pastoral ibérique réalisées dans les années vingt, par Lancelot, par Vitray et par Rémy, une fois intégrées dans cette période de grande production du genre en France, fonctionnent comme des projections scripturales de codes qu’elles renfermaient déjà à l’état embryonnaire (le passé de l’écriture) et qu’elles développent selon un processus de réécriture qui prévoit constamment cette actualisation postérieure des conventions littéraires (le futur de l’écriture), à travers une contextualisation donnée qui est aussi un acte de réception dépendant du statut du texte traduit. En somme, les traductions de 1622, de 1623 et de 1624, en tant que modèles de canonisation de l’écriture bucolique, ont insisté, par la reformulation, sur un spectre de récits romanesques possibles que les romans de Lope de Vega, de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez et
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de Gil Polo recelaient implicitement et que les traducteurs ont explicité, en suivant les formalités poétiques que le genre révélait dans la littérature française, surtout par le biais du paradigme institué par L’Astrée. Par ailleurs, elles ont permis de consolider – dans un geste particulier de canonisation qui reste, malgré tout, un reflet de la « mode littéraire » – certains codes dont la signification était tout particulièrement importante pour traduire l’expressivité du roman pastoral et surtout pour consigner une évolution formelle qui, de Sannazar à Urfé, s’est très nettement accentuée dans ces réécritures. De fait, les textes de Lancelot, de Vitray et de Rémy, une fois insérés dans cette dynamique du genre qui suppose désormais l’acceptation d’un conventionnalisme déterminé dans et par le système littéraire dans lequel les romans sont (re)produits (ou (re)inventés), obéissent à un double mouvement qui est lié à la façon dont le roman pastoral est conçu et reçu en France tout au long de la première moitié du siècle. Le roman dénonce en fait l’imposition de structures associées à un pastoralisme plus moderne et, comme on l’a vu, plus romanesque, même s’il repose sur des conventions de base (il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un genre très codifié) qui sont tantôt maintenues tantôt intensifiées afin de rendre plus lisible une littérarité logique planifiée. Ainsi, d’une part, on essaye consciemment de s’éloigner du modèle premier instauré par l’Arcadia de Sannazar ainsi que des symboles multiples créés pour un pastoralisme qui se fondait surtout sur une aura mythologique qui n’était pas adaptée à la vraisemblance. Antoine Vitray annule, tout d’abord, l’allusion intertextuelle à Sincero qui légitime dans la Diana enamorada, par la filiation tacite au modèle sannazarien, la construction de l’espace pastoral et de l’action qui le régit 33 , puis il retire de l’énoncé des topoi caractéristiques des « Libros de pastores » – la référence de l’incipit au printemps des champs et, par exemple, à la fontaine autour de laquelle les bergers se retrouvent (Montemayor, 1970: 2; 36; Vitray, 1623: 9; 34). En effet, le traducteur préfère remplacer tous ces éléments métaphoriques qui normalement situent temporellement l’action par des références littérales afin d’atteindre à une simplification stylistique (surtout en ce qui concerne 33
« Era el lugar el más apacible de aquel bosque, y aun de cuantos en el famoso Parthenio celebrado con la clara zampoña del neapolitano Sincero pueden hallarse. » (Gil Polo, 1987: 188); « Le lieu où ils se meirent estoit le plus delicieux qui fust dãs la Forest, voire, peut-estre, au monde. » (Vitray, 1623: 111).
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les baroquismes d’Alonso Pérez) ou, plutôt afin de faire disparaître des rémissions mythologiques qui n’ont aucun intérêt romanesque significatif et qui ne faisaient que rappeler la prose de la Renaissance et un ornement stylistique ancien que l’on voulait dépasser 34 . D’autre part, Abraham Rémy, semblant suivre en cela le traducteur de 1623, outre qu’il paraît vouloir escamoter la filiation intertextuelle à Sannazar, filiation sur laquelle Gil Polo investit 35 , esquisse dans sa réécriture un processus visant à synthétiser les symboles et les situations topiques d’un univers bucolique qui est désormais intégré dans l’espace du roman, et ce même s’il n’oublie pas d’autres topoi ou d’autres motifs récurrents dans le genre qui n’ont pas d’efficacité narratologique. Par exemple, il réduit des éléments thématiques stylisés tels que la confession des mésaventures amoureuses à la nature 36 ou la description exhaustive de l’exercice de la vie pastorale qui était développée par Alonso Pérez (Alonso Pérez, 1564: 17a) et qui est désormais clairement résumée par le traducteur (« ruer auec la fonde en distance raisonnable, de lancer la houlette au plus loin, et auec icelle approcher de plus pres de quelque blanc designé, et autres exercices de Bergeres » (Rémy, 1624: 512)). Il limite également d’autres situations récurrentes telles que l’éternel printemps des champs, symbole du monde pastoral (Rémy, 1624: 112) que Vitray omet dans son incipit (en raison peut-être du relief rhétorique que ce lieu pourrait prendre), l’éloge du chant pastoral et de son pouvoir orphique (Ibidem: 733) ainsi que l’opposition entre la simplicité de la vie rustique et la fausseté de la vie de cour. Tous ces motifs se présentent comme des conventions thématiques qui finissent par être mises en valeur dans une lecture de compromis avec le pastoralisme que Rémy consolide. 34
« Tu marido Delio, hermosa pastora, como plugo a las inexorables Parcas, acabó sus días. » (Gil Polo, 1987: 258); « En fin pour ne vous point faire dauantage languir, sage bergere, vostre mary est mort. » (Vitray, 1623: 1174-1175). 35 « Era el lugar el más apacible de aquel bosque, y aun de cuantos el famoso Parthenio celebrado con la clara zampoña del neapolitano Sincero pueden hallarse » (Gil Polo, 1987: 188); « Ce lieu estoit le plus beau, et le plus agreable qui fust dans toute la forest » (Rémy, 1624 a: 413). 36 « ¡ay mi Sireno! Plega a Dios que antes que el desabrido invierno desnude el verde prado de frescas y olorosas flores, y el valle ameno de la menuda yerva y los árboles sombríos de su verde hoja, vean estos ojos tu presencia tan desseada de mi ánima, como de la tuya devo ser aborrecida. » (Montemayor, 1970: 28); « Diane se lamentoit, et que i’entendois les tristes discours qu’elle faisoit aux rochers et aux prairies des enuirons » (Rémy, 1624: 30).
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Or, c’est justement cette situation de compromis tacite – qui fait théoriquement partie d’un choix idéologique assumé par les traducteurs des années vingt – qui justifie ce double mouvement que l’on retrouve dans la sélection (visible dans la réécriture) d’éléments d’innovation qui décentrent les textes du modèle napolitain ou d’éléments de consolidation d’une codification du genre. Ainsi, en assumant comme point de départ le pacte bucolique fondamental pour la lecture du roman pastoral qui repose, d’une part, sur la relation particulière qui s’établit entre fiction et réalité – comme l’affirme Iser, l’Arcadie a toujours été, tout du moins depuis Virgile, reliée au monde, cette association étant perçue comme la clef de son succès (Iser, 1984: 110) – et qui, d’autre part, s’exprime dans la filiation métonymique (et allégorique) de l’univers des bergers de la cour, les traducteurs réécrivent cette convention essentielle pour la réception du texte qui thématise, de fait, l’acte même de fictionnalisation. D’autre part, Lancelot prouve de toute évidence qu’il comprend cette relation métonymique tant par le choix qu’il fait de certains lexèmes qui appartiennent à des domaines sémantiques dans lesquels les deux univers se croisent 37 que par la réécriture littérale – et la littéralité est aussi, comme on l’a dit, une forme expressive de lecture – d’épisodes qui témoignent de la juxtaposition de l’univers pastoral à l’univers de la cour. On en trouve un exemple probant dans la description exhaustive des noces de Salicio et de Belisarda où l’allusion aux vêtements des bergères, aux barques et aux feux d’artifices, aux différentes occupations pastorales / de cour, aux inscriptions et aux vers pleins de baroquismes qui illustrent chaque barque ou qui y sont proférés, sont transposées de manière dénotative (Lope de Vega, 1975: 360 sq; Lancelot, 1622: 363 sq) pour que le lecteur puisse se situer au centre de cette fictionnalisation du réel. D’autre part, alors que la version de 1623 met en évidence, avec la même intentionnalité d’écriture, cette convention pastorale paradigmatique, tantôt en transposant littéralement des extraits textuels qui, notamment, dans l’original de Gil Polo la dénotent, tantôt en renforçant la relation métonymique implicite par le biais d’une réflexion théorique sur l’amour et sur la jalousie qui rapproche le vécu de ces senti-
37 Remarquons, à titre d’exemple, les cas suivants: « inventar pastoriles galas »; « amigo Dardanio » (Lope de Vega, 1975: 223; 224); « inuenter de pastoriles gentilesses »; « courtois Dardauie » (Lancelot, 1622: 224; 225).
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ments entre les bergers et les courtisans 38 , la traduction de 1624, elle, finit par rendre plus évidente la lecture de cette convention essentielle par le recours à l’explication du principe fictionnel du « déguisement » et des sens qu’il prend (le secret de l’identité pour préserver un amour contrarié et la fugue qui s’ensuit vers l’Arcadie): « yo determiné ponerme en este hábito en que me véis » (Montemayor, 1970: 125); « ie quittay la Cour, et me deliberay de prendre cét habit de Bergere que vous voyez » (Rémy, 1624: 199-200). Par ailleurs, il recourt à la superposition métaphorique du sens des activités pastorales aux activités de la cour « honnête », superposition qui s’inscrit dans un processus d’acculturation qui peut, non seulement conduire à une lecture des « clés » parfois suggérées, mais qui sert surtout les normes de codification grâce auxquelles le genre s’impose (par l’écriture, par la réécriture et par l’indication de lecture): y assi vna vez por el llano que estaua delante del templo, otra vez al cercano bosque, y otra a la fuente dicha los lleuaua. (Alonso Pérez, 1564: 92b) tantost elle les conduisoit en la place qui est au deuant de son palais, tantost dans les forest prochaînes, et quelquefois sur la croupe de quelque coline, afin de les réjoüir, et de leur faire passer le temps en toutes sortes d’honnestes recreations. (Rémy, 1624: 698-699).
En somme, le roman pastoral et ses réécritures accompagnent, grâce à une conscience globale du genre, la matrice poétique qui lie, à l’époque, le texte du roman à la fiction imaginaire et à la réalité. Ceci explique, comme le montre Eglal Henein, que l’affirmation qu’on trouve très souvent dans les préfaces sur le caractère fabuleux de l’art romanesque n’empêche pas que « [la réalité] offre tous les prestiges d’une mise en scène idéale pour la chorégraphie des cœurs. » (Henein,
38 Considérons, à ce sujet, la réflexion de Marcelio, personnage extrêmement important de la Diana enamorada qui, en réfléchissant sur l’amour et la jalousie, rapproche dans la traduction et pour des raisons de renforcement des conventions du genre, les deux mondes qui apparemment auraient dû être séparés: « Nunca pensé que la pastoril llaneza fuese bastante a formar tan avisadas razones como las tuyas en cuestión tan dificultosa como es ésta. » (Gil Polo, 1987: 153); « Ie n’eusse pas pensé (dit alors Marcelio) qu’vne Bergere qui n’a point veu la Cour eust eu de si fortes raisons pour vne questiõ si difficile que ceste-cy. » (Vitray, 1623: 1063).
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1974: 43). Le rôle de la fiction était en effet, et à en croire Chapelain, de donner « du relief à la vérité » 39 . Or, la récupération lucide de cette convention pastorale paradigmatique qui inclut le principe de construction de la fictionnalisation intrinsèque à l’univers pastoral et sa contiguïté symbolique avec le monde réel qui reste proche du lecteur, explique qu’on travaille d’autres conventions thématiques secondaires qui font partie des souscontextes de la tradition littéraire et rhétorique du genre. Ce travail est conduit par les traducteurs et on le retrouve dans l’expressivité qu’ils attribuent à certains topoi et à certains filons thématiques inscrits dans une historicité générique développée à certains moments de théorisation dans les romans pastoraux ibériques et dans les romans pastoraux français – par exemple, dans les discours de casuistique amoureuse ou dans la présence persistante d’une réflexion sur l’architecture idéologique de la triade « Amour-Temps-Fortune ». De fait, dans les textes de Lancelot, de Vitray et de Rémy, la légitimation de l’écriture bucolique passe, tout d’abord, par l’affirmation du cadre utopique qui préside au développement de l’action et qui justifie non seulement l’éloge d’un modus vivendi impliqué dans cette idéalisation mais aussi les divers attributs rhétoriques qui y sont associés et qui font partie d’une hypercodification susceptible d’être adaptée à une « rhétorique du lecteur » donnée, c’est-à-dire à la « manière réelle de lire » (Molinié et Viala, 1993: 199) du public de romans dans la France de Louis XIII. Dans ce contexte et suivant la topique de l’éloge de la vie pastorale mise en valeur par Honoré d’Urfé et par Nicolas de Montreux dans son roman-modèle de 1625 40 , le scripteur de l’Arcadia de Lope de Vega part d’une transposition littérale (et consciente) de l’incipit et de l’imposition rhétorique associée à la description du paysage bucolique (indications géographiques typiques de toutes les ouvertures narratives du genre) pour amener le texte du roman, soit vers la narration des différentes aventures des amours contrariées et de leurs effets sur les personnages, soit vers la redescrip39
Voir l’étude de Mieczyslawa Sekrecka sur la théorie de la fiction et ses rapports avec la doctrine classique, étude où elle fait notamment référence aux théories de Chapelain (Sekrecka, 1984). 40 « Cela fut cause que les cheualiers estimerent ceste vie solitaire de bergers, la plus heureuse du mõde, principalement Filistel, qui auoit desia resolu d’y vivre, pour l’amour d’Amarille et de renuoyer sõ cõpagnon en sõ pays, cõme il fist auecques promesse de le venir retrouuer l’an expiré d’apres son depart. » (Montreux, 1625: 41).
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tion des symboles les plus expressifs de cet univers. Par exemple, la magie est associée à certains personnages appartenant au monde des bergers 41 (elle est constamment exploitée dans la pastorale dramatique contemporaine), aux divertissements pastoraux, possibles reflets des fêtes de cour 42 , à la présence d’entités mythologiques (faunes, divinités aquatiques 43 ) qui composent « l’heureuse et artificielle Arcadie de la pastorale » (Souiller, 1988: 222), à l’éloge de la vie rustique qui est tantôt développé dans des sentences adéquates tantôt, en termes formels, transposé dans certaines églogues et ce même lorsqu’on élimine beaucoup des compositions lyriques de l’original. Suivant la même ligne herméneutique, les traductions de la Diana de 1623 et 1624, récupèrent une symbolique propre à l’univers pastoral. Cette symbolique s’exprime, soit dans la description du locus amœnus, topos pastoral par excellence, que Vitray (lecteur d’Urfé) reprend très souvent en tant que convention romanesque et qui le conduit à créer des allégories de l’espace – la transformation de « la isleta del estanque » de Belisa (Montemayor, 1970: 237) en « L’Isle de l’Estang » (Vitray, 1623: 345); soit dans la suggestion du topos du déguisement comme élément de médiation entre l’univers pastoral et l’univers de la cour ou comme mouvement métaleptique qui rapproche les « bergers-êtres-de-fiction » du lecteur-courtisan; soit dans l’intensification d’une emblématique essentielle liée au monde décrit. Rémy s’empare surtout de la transposition des espaces et des personnages merveilleux qui avaient fait partie de la mythologie pastorale définie par Lancelot. Cette symbolique repose donc sur une fictionnalisation codifiée que l’on veut instituer et qui légitime la (ré)écriture du roman: 41
Lancelot conserve, par exemple, littéralement toutes les pratiques magiques qui succèdent à la prière du magicien et qui culminent dans la lévitation de Dardanio et d’Anfriso (Lope de Vega, 1975: 249 sq; Lancelot, 1622: 242 sq). 42 « (…) ils se diuertissoient ainsi, tantost proposant des Enigmes, et tantost recitant des histoires, auec une ioyeuse conuersation, accompagnee de musiques, ils s’entretenoient durant la nuit (…) » (Lancelot, 1622: 135). 43 « Cette eternelle habitation de Faunes, et Amadriades, estoit tant frequentée des amoureuses pensées, que difficilement eust-on peu treuuer, en toute l’estendue de ce bois, un tronc, sans qu’il n’eust sa deuise escrite sur le papier mal poly de sa tendre escorce: Mesme, ces ruisseaus ne couloient iamais, sans que leur cristal diafane, ne fust meslé de quelques amoureuses larmes; et la parlante Eco ne réspondoit qu’aus paroles, et aus douces complaintes d’une affection passionnee. » (Lancelot, 1622: 45).
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no tengays en poca estima vuestro officio, pues no solo Pã, pero aun muchos otros dioses nuestros le han vsado: y sin es (…) emperadores, reyes, y personas de grand qualidad: y aun mas os digo, que el primer officio que en la tierra huuo fue este (Alonso Pérez, 1564: 94ª-b). n’estimez pas peu vostre condition: car non seulement Pan: mais plusieurs autres Dieux ont exercé ce mestier. Et parmy le monde mesme, les Empereurs, les Roys et quantité de Princes, n’ont pas mesprisé de prendre la houlette, et la cornumuse, et d’endosser la pannetiere. Ie diray plus, que la premiere condition des hommes a esté de faire paistre le bestail. (Vitray, 1623: 635).
Or, cette essence du monde bucolique est mise en valeur par les traducteurs lorsqu’ils acceptent, dans la nouvelle écriture, des symboles et des éléments emblématiques qui en émergent, éléments essentiels à la création d’un climat romanesque prédominant dans les pastorales françaises contemporaines et déterminé par la modernité cultivée dans le roman de Montemayor. Cette théorisation de l’amour et de ses effets sur l’homme est impliquée dans la stratégie idéologique et scripturale suivie dans les différentes réécritures et elle est porteuse des signes d’une poétique développée dans des textes qui, en se présentant comme des « réfractions », reflètent cette même théorisation implicite au genre, à l’époque et au contexte littéraire dans lequel cette forme est, à la fois, reçue et produite. C’est pourquoi, l’espace de réinvention de l’écriture s’appuie, dans les versions de Lope de Vega, de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Pólo, sur une réaffirmation générique qui promeut un traitement spécifique du thème de l’amourpassion, déjà énoncé dans les titres thématiques des premières traductions françaises du roman pastoral ibérique, ainsi que la formation d’une théorisation fondée sur les formules de casuistique amoureuse néoplatonicienne qui est travaillée avec une très grande rigueur dans L’Astrée et dans les romans pastoraux contemporains. Par ailleurs, cet espace de réinvention peut être considéré comme le reflet d’une « lecture-écriture » qui prend en ligne de compte les conventions thématiques du genre et le principe esthétique de « l’amour à la mode » à partir duquel on élabore les « lois de la galanterie » sous Louis XIII (Godard de Donville, 1984: 42). On comprend ainsi que dans la traduction de l’Arcadia de Lope, Nicolas Lancelot évalue la pertinence de cette convention générique dans le contexte de la production de l’époque et qu’il la mette en pratique dans différents mouvements (ou manipulations) qui finissent par s’affirmer dans l’accentuation rhétorique et stylistique des différentes
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réflexions sur les effets de l’amour sur l’amant: la perte de toute rationalité 44 , la violence et le tourment qui peut conduire le berger à la mort ou à la folie. Le néoplatonisme est également travaillé par le biais des changements formels que le traducteur introduit lorsqu’il recourt à des stratégies de mise en prose pour réécrire, sous la forme de théorisations de casuistique amoureuse, les chants des bergers qui évoquent l’essence du sentiment qui les anime – c’est le cas du long chant de Cardenio-Rustique sur la définition de l’amour (Lope de Vega, 1975: 346-350): Sabed que amor es locura en que da la voluntad. El perder la libertad es pereza y negligencia del remedio del ausencia, que en los principios consiste; que si el hábito se viste, no hay arte, sino paciencia. (Lope de Vega, 1975: 347). (…) vous devés sçavoir, qu’Amour est une folie qui maistrise la volonté, une tyranie qui captive la liberté, une oysiveté qui fait negliger les serieuses occupatiõs de l’ame, une inquietude en la presence de l’objet aymé, et une mort en son absence; et ceus qui sont travaillés et agités de ces tourmens là, il n’y a point de recours, ni de salut pour eus, qu’en la patiente attente du Temps, dont la diligence est encore trop paresseuse pour leur remede. (Lancelot, 1622: 342-3).
Antoine Vitray et Abraham Rémy lisent eux aussi les textes pastoraux ibériques à l’intérieur d’un cadre générique bien précis, comme des manuels où le lecteur peut comprendre, par le biais des aventures racontées, les « divers effects de l’Amour » (Vitray, 1623: 53) – les « desvariados casos de amor » de Montemayor (Montemayor, 1970: 45-46) –, ou ses « estranges effects » (Rémy, 1624: 546), redécrits suivant une idéologie impliquée dans les originaux d’un point de vue 44
« La cual [bergère] me cegó, mató, enloqueció y perdió tan justamente que cuantas desdichas, trabajos y persecuciones me quebrantan doy por tan bien empleados que no me pesa sino de no haberla querido desde que nací, porque desde entonces padeciera yo, y ella estuviera obligada » (Lope de Vega, 1975: 223-224); « Sa beauté m’aueugla, me naura, m’aliena de moy mesme, et me fit perdre auec tant de raison et d’équité, que tous les mal’heurs, les trauaus, et les persecutiõs que ie soufre pour elle, me font des faueurs incõparables, regrettant encore, de ne l’auoir aymee dés l’heure que ie nâquis, à fin que dés lors, i’eusse senty le dous martire qui m’afflige, et qu’elle fust maintenant plus obligee à mon affection. » (Lancelot, 1622: 225).
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néoplatonicien qui sert évidemment les objectifs de l’éthique romanesque. Cette éthique se constitue dans la quête incessante d’une expérience spirituelle développée dans l’« amour-vertu » ou dans la chasteté qui renvoient à la morale des Troubadours et qui sont le reflet intertextuel de la quête ontologique du « repos » et de l’ascèse énoncée dans le roman d’Urfé 45 : la narrativisation de « l’hymne à la chasteté » qui fait partie de l’histoire de Delicio et de Partenio, chez Alonso Pérez, souligne, en ce sens, l’opposition entre la perfection amoureuse et la sensualité 46 . En associant la théorisation amoureuse hypercodifiée dans les réécritures à des conceptions négatives de la passion – la tyrannie exercée par l’Amour qu’Honroré d’Urfé et ses contemporains introduisent opiniâtrement au sein de l’Arcadie –, Vitray et Rémy synthétisent des formulations thématiques que les premiers traducteurs n’avaient déployées que dans la littéralité de l’écriture pratiquée et dans le cadre des textes ibériques, et que les romanciers français de la première moitié du XVIIe siècle cultivent à partir de cette image de profanation du « pays de Forez » instituée dans l’incipit de L’Astrée. Par exemple, l’association amour-mort (archétype symbolisé, dans le modèle français, par la tentative de suicide de Céladon) s’intègre dans la tradition néoplatonicienne selon laquelle mourir correspond à une sorte de métaphore de la souffrance suprême qui frappe l’amant 47 dès le début de l’aventure amoureuse et qui se projette, en termes de conventions thématiques du genre, dans des ramifications sémantiques identifiées sans contrainte par les lecteurs des années vingt, telles que les images de la Fortune, du Temps, de l’Inconstance. Les stratégies scripturales développées par les traducteurs (addition de fragments textuels liés aux délires de la Fortune, par exemple) visent à inscrire les textes du roman dans une vision du monde pessimiste qui est étayé le plus souvent par la littérature baroque de l’époque, d’origine augustinienne et pascalienne. La condition humaine est intrinsèquement et irréversiblement marquée par la fortune 45
Voir, à ce propos, l’étude de Paul Kosch (Kosch, 1977). Voir: Alonso Pérez, 1564: 74a-b et Vitray, 1623: 591: « Quand l’appetit sensuel tirannise nostre raison, l’ordre naturel est entierement peruery: où tout au contraire reduisant les choses au poinct du deuoir, tu rends ceste raison maistresse de nos mouuements effrenez. Celuy qui te possede donc, se peut seul appeller libre, puis que tu comportes nostre interieur auec tant de proportion. ». 47 Voir, à ce sujet, le chapitre « De L’Astrée au Polexandre, pourquoi mourir? » intégré dans l’étude que M. Bertaud consacre aux deux romans (Bertaud, 1986:101-116) et l’œuvre de Damiani et Mujica, 1990. 46
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ou par le destin qui sont prédéterminés et dont les effets sur l’être humain se conjuguent, le plus souvent, avec la violence de la passion – la « violence de ces passions », le « tourment d’amour », l’« excez d’amour » que Vitray introduit, de façon très significative, dans son texte (Vitray, 1623: 10; 20; 76). Ces effets se conjuguent également avec l’éphémérité du temps 48 et le changement irrationnel des sentiments (qui fonde l’essence de la jalousie destructrice) et du cosmos – la triade Amour-Temps-Fortune –, et transforment le texte littéraire en un objet de moralisation. Cette moralisation est renforcée dans l’acte de réécriture par la dénonciation des controverses existentielles contre lesquelles l’« homme-berger-déguisé » doit se battre. Abraham Rémy accentue cet aspect quand, dans la mise en prose du célèbre chant de Berard et Taurise, véritable théorisation explicite sur l’amour, il disserte sur la violence, la cruauté et la tyrannie du sentiment amoureux grâce à la manipulation assumée dans le discours et déjà énoncée dans le « Sommaire » correspondant – « Propos de Taurise et de Berard sur les rigueurs de l’Amour, et la cruauté de Diane » (Rémy, 1623 a: 400). Il développe une imagerie baroque qui sert un choix rhétorique de captatio qui est lui aussi mis en évidence dans de nombreux textes par Urfé dans L’Astrée: Al que en amores anda consumiéndose, nada lo alegrará, porque fatígale tal mal que en el dolor vive muriéndose. Amor le da más penas y castígale, cuando en deleites anda recreándose, porque él a suspirar contino oblígale. Las veces que está un ánima alegrándose le ofrece allí un dolor, cuya memoria hace que luego vuelva a estar quejándose. Amor quiere gozar de su victoria, y al hombre que venció, mátalo o préndelo, pensando en ello haber famosa gloria. El preso, a la Fortuna entrega, y véndolo al gran dolor, que siempre está matándolo, y al que arde, en más ardiente llama enciéndelo. (Gil Polo, 1987: 180-181) 48
« Hasta el fin de nuestros amores, los quales de mi parte, no le ternán en quanto la vida me durare » (Montemayor, 1970: 45); « vous pouuez croire de ma part que tãdis que la vie me demeurera entiere, que vous serez l’vnique obiect de mon ame, et si le tenps, Vautour importun qui deuore ce qu’il produit, pense par la longueur des années alentir mes feux, mon cœur sera vn nouueau Prometée qui fera renaistre de iour en iour mille nouuelles flammes. » (Rémy, 1624: 55).
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Berard. Il faut que ie te confesse, mon cher Taurise, que la douleur qui me consomme est si violente, que ie ne puis receuoir aucune consolation. Le doux souffle des zephirs qui par vn murmure agreable secoüe les feüillages de ces arbres, l’ombrage de ces bois verdoyants, les claires fonteines qui serpentent dans les prairies, et les fleurs, dont le printemps a voulu tapisser ce boccage pour y choisir vne eternelle demeure, ne peuuent dissiper les tristes ennuis qui naissent en mon ame, ny vaincre les durs tourmens que l’Amour tyran cruel exerce sur mes passions. Ie ne rencontre aucun remede salutaire à ma douleur, plus ie tasche à rompre ceste captiuité qui me tient engagé, et plus l’Amour me tyrannise. Taurise. Celuy qui laisse rauir sa liberté par l’Amour, peut bien dire qu’entrant dans ceste mer orageuse, il se voüe à toutes les bourasques et tempestes imaginables, pource que le mal qui le tourmente est d’vne telle nature que plus il luy enuoye de douleurs, plus il luy donne de courage pour l’endurer; et ainsi on peut dire que sa vie n’est qu’vne continuelle mort; veu que quant vn parfait Amant croit receuoir quelque contentement, c’est alors qu’il reçoit plus de trauerses, la memoire seule de ses desplaisirs, et la ressouuenance de ses malheurs passez ne fait qu’augmenter son mal. Ce Dieu ne se soucie point de ce qui peut arriuer, pourueu qu’il demeure le vainqueur; et quand il a enrethé quelqu’vn dans ses filets, apres luy auoir fait souffrir mille sortes de desastres, desesperant de luy en pouuoir d’auantage, il le liure entre les mains de la Fortune, afin qu’elle l’attaque à son tour (Rémy, 1624 a: 402404).
L’espace de la réécriture apparaît donc comme un espace en expansion où la réinvention est soumise, d’une manière créative, au siècle des « Belles infidèles », à une normativité générique qui est intrinsèquement liée, à la fois, à la légitimation du texte en traduction et au texte littéraire dans un système de canonisation de modèles. Ce système reste l’espace d’institutionnalisation d’une littérarité qui se (re)fait et se réfracte continuellement dans la mosaïque de signes qui font du roman pastoral un genre significatif dans le processus d’imposition du texte du roman, en France, dans la première moitié du XVIIe siècle – que cet espace soit rendu viable par la représentation d’une forme de concevoir l’unicité ou par la manière de recevoir la diversité et de l’exprimer à nouveau, dans le cadre de l’historicité et de la temporalité du discours poétique. L’ESPACE DU DECENTREMENT
Si les définitions de l’espace de l’écriture se situent au seuil d’une dynamique ouverte à la différence, les définitions de l’espace de la réécriture s’encadrent dans le domaine herméneutique d’un décentrement. Ce décentrement conçoit la « traduction-texte » comme un tra-
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vail de la langue, lequel s’inscrit dans une épistémologie fondée sur des valeurs interpoétiques et interculturelles 49 . Cela signifie donc que le travail théorique qui situe et prépare la traduction conduit à une conscience de l’historicité du littéraire. Cette conscience explique l’inscription de la pratique de réécriture dans un mouvement d’appréhension des facteurs multiculturels dont le statut détermine la lecture particulière qui en est faite dans l’acte d’écrire à nouveau ou lorsque la traduction devient une métaphore de l’original. L’historicité d’une relation entre différents discours, mise en relief par l’essence même de la « traduction-texte » et par la tension qui est implicitement créée entre deux « textes-cultures », justifie la structuration d’une (ré)écriture dans laquelle la variabilité culturelle, qui est, en soi, un facteur de littérarité, contribue, du point de vue épistémologique, à centrer la traduction dans une pratique donnée de l’écriture. Pratique dont le fonctionnement est constitué à partir d’une double relation entre deux domaines linguistiques et a fortiori culturels. C’est pourquoi, les versions françaises des romans pastoraux ibériques élaborées par Nicolas Lancelot, par Antoine Vitray et par Abraham Rémy synthétisent ce parcours qui se schématise entre, d’une part, l’appréhension des formes de concevoir l’écriture – selon une normativité déjà institutionnalisée et fondée sur les conventions génériques – et, d’autre part, l’appréhension des formes de recevoir une culture qui s’inscrit dans un espace de réception spécifique. Il ne faut pas oublier qu’au XVIIe siècle, la pratique accentue la tendance à soumettre la traduction aux normes de la culture réceptrice. On peut le voir, par exemple, dans les signes d’acculturation que de telles versions instaurent, en introduisant des images très marquées du point de vue esthétique et culturel – comme celles de l’« honnêteté », de la « courtoisie », de la « générosité », et de la « galanterie »; dans les transformations du discours qui s’expliquent par l’intégration de signes d’une littérature précieuse qui se manifestait, en France, dans le texte du roman; ainsi que dans les transferts conceptuels qui sont associés à ce filon littéraire et idéologique.
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« La traduction ne fait pas que mettre des littératures en contact. Elle ne met pas des langues en contact. Quand il est question de littérature, c’est le travail des œuvres sur les langues, et des langues sur les œuvres, que la traduction traduit quand elle s’invente comme rapport. Le rapport permet de situer la traduction comme annexion ou comme décentrement. » (Meschonnic, 1999: 96).
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Ainsi, le public mondain – La Cour et la Ville – auquel sont destinés les romans français de la première moitié du XVIIe siècle devient un indicateur pertinent de l’emphase accordée à une redescription du monde donnée (Valdés, 1990: 299) ou à une attitude de réception que les réécritures développent inévitablement et dont ni Lancelot, ni Vitray ni Rémy ne s’éloignent. En effet, c’est parce qu’ils sont conscients de la présence d’un nouveau public de romans, que les traducteurs français du roman pastoral ibérique s’approprient un univers de représentation du monde pour développer des signes culturels proches du lecteur français de textes romanesques. Ce lecteur voyait la fiction comme un compromis entre le spectacle et l’intériorité décrite, entre le vertige du mondain et le recueillement intime – pour reprendre les images de Beugnot (Beugnot, 1994: 251). La réécriture récupérait donc cet art de persuader par la fiction, le roman fonctionnant alors comme un instrument doctrinaire – ou plutôt comme un guide (artistique et moral) – non seulement de la cour et des salons mais aussi de tout un ensemble de lecteurs qui voulaient accéder au véritable art de vivre en société (le « savoir-vivre » de l’honnête homme et du courtisan) et à la « politesse mondaine » 50 . Si la littérature est une « expérience » (Saint-Evremond), cette expérience s’inscrit, à ce moment-là, dans un répertoire de gestes et d’indices mondains qui la situent dans un système de valeurs (Martin, 1982: 34). Conscients que la fiction romanesque, et plus particulièrement la fiction pastorale, servait, grâce à un jeu des dédoublements (le courtisan déguisé en berger) cette duplicité propre à l’« honnêteté » et à la « courtoisie » ainsi que la rhétorique du « paraître » qui lui était sousjacente et que le public cherchait en tout héros de roman – dans un cadre ambigu de vraisemblance –, les traducteurs de Lope, de Montemayor, de Pérez et de Gil Polo ont lié l’« institution du personnage » 51 à un transfert d’images-identités culturelles. Dans le cadre d’un modèle discursif qui se légitime, ce transfert rendait viable un cadre romanesque adapté au « goût » dominant – un goût marqué justement par les paradigmes de l’« honnêteté » 52 , de la « civilité », de l’« art de 50
Voir, entre autres: Denis, 2001; Hipp, 1976; Magendie, 1970. L’expression est d’Emmanuel Bury quand il affirme la primauté du personnage qui incarne des idéaux de civilité et d’« honnêteté » sur la « personne » (Bury, 1992: 130). 52 Il est, d’ailleurs, intéressant de constater que l’« honnêteté » peut être considérée comme un véritable critère d’évaluation et de réception littéraires puisque dans La Bibliothèque curieuse et instructive de Menestrier (1704), dans le cadre du classement 51
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plaire », du « savoir-vivre », de la « bienséance », de la « conversation mondaine », de la « politesse » 53 . C’est ainsi que, dans la traduction française de l’Arcadia de Lope, les gestes de « courtoisie », de « générosité » de « civilité » sont entretenus entre l’« honneste troupe » des bergers – « il les salua fort courtoisement »; « (…) actes de noblesse, et de generosité »; « Il luy demanda encore, auec tout le respec et la ciuilité qu’il sçauoit, quelque nouueau gage, pour asseurance de l’effet de sa promesse, et pour seruir d’entretien à son amour en attendant son acomplissement »; « (…) ils prirent congé l’un de l’autre, et Alaste accompagna sa maitresse iusques au bas de la montagne, auec tout l’honneur et la ciuilité qui luy fut possible. » (Lancelot, 1622: 49; 71;152-153;160) 54 . Ces gestes deviennent par conséquent des dédoublements spéculaires d’images superposées qui se dégagent d’un romanesque de cour dans lequel l’« art de plaire » reste un impératif – d’où la signification particulière de la manipulation textuelle – et une manière d’atteindre à la réputation qu’une société aristocratique « bienséante » et « honnête » réclame et ce en préservant les normes d’« étiquette » et de « civilité ». On voit donc qu’il existe une correspondance entre les effets de la recherche formelle réalisée par le traducteur et l’effet que les qualités de l’« honnête homme » doivent reproduire. Ainsi, ce mouvement de « changement de perception » (Bassnett, 1996: XVII) qui accompagne les réfractions et qui présuppose le passage historicisant du texte en traduction d’une culture vers une autre, est repris dans le portrait d’Anfriso, amant de Belisarda et protagodes œuvres, on met au premier plan la « Bibliothèque de l’honnête homme » (Hepp, 1979: 738-740). 53 Voir, dans ce domaine, les études suivantes: Bury, 1994; Chantalat, 1992; Denis, 2001; Mesnard, 1992; Moriarty, 1988. Il faut aussi tenir compte, en ce qui concerne cette approche particulière du problème, des différentes sources théoriques qui, après les traductions de Lancelot, de Vitray et de Rémy, synthétisent le concept et qui ont été signalées par Emmanuel Bury, dans son étude de 1994 (Bury, 1994: 199): Faret, L’Honnête homme ou l’Art de plaire à la Cour (1630); Du Bosc, L’honnête femme (1632-1636); Grenaille, L’Honneste fille (1639-1640); L’Honneste garçon (1642); Antoine de Courtin, Traité de la civilité françoise (1671); Pierre Coustel, Les Règles de l’éducation des enfants (1678); Méré, Conversations avec le Maréchal de Clérambaut (1668); Discours (1671-77). 54 Traductions de: « (…) los saludó amorosamente »; « (…) actos de nobleza »; « Pidióle muy enternecido alguna prenda con que pudiese estar seguro de su promesa, o a lo menos entretenido. »; « Despidiéronse los dos con esto, y acompañola Alasto hasta la falda del monte. » (Lope de Vega, 1975: 93; 109;167-168; 171).
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niste d’un cas amoureux qui se construit tout au long du roman sur des obstacles successifs qui conduisent le personnage tantôt à s’éloigner tantôt à se rapprocher de l’espace de l’Arcadie. Son énoncé est soumis à de subtiles transformations et à des dédoublements scripturaux qui mettent en lumière le croisement de la figure typique du berger modélisé à partir de Sincero, archétype sannazarien, avec la figure du courtisan « honnête » guidé par des normes sociales qui lui imposent (tout comme au lecteur qui se projette en lui) des gestes plus ou moins codifiés: (…) del pastor Anfriso, el más gallardo mayoral de aquella tierra, más mozo, más virtuoso, noble, galán, entendido, de más peregrina hermosura, y en todas sus acciones más venturoso.; Tú eras el ejemplo de este valle, la cordura, el respeto, la honra, la opinión y el dechado en que todos ponían los ojos. (Lope de Vega, 1975: 70; 342). (…) des loüables desseins du Pasteur Anfrize, le plus galant berger de ce pais là, plus jeune, plus vertueus, noble, accõply, discret, de plus grãde beauté, et en toutes ses actiõs plus heureus et mieus fortuné.; (…) vous qui estes le vertueus exemple de cette vallée, la sagesse, le respec, l’honneur, la reputation glorieuse et le patron où ceux qui desirent aquerir du merite iettent les yeus pour l’imiter! (Lancelot, 1622: 9; 334).
Ainsi, les réécritures d’Antoine Vitray et d’Abraham Rémy, obéissant au principe de transposition et d’appréhension de la variabilité culturelle (Toury, 1995: 31 sq) inhérent à tout texte en traduction, consignent des acculturations scripturales ressemblant à celles du texte de Lancelot. Ces acculturations se rapprochent, avec une certaine audace, des représentations du monde qui caractérisent un « idéal de civilisation » noble et distinct (Lathuillère, 1966: 534). Les textes de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo s’insèrent donc d’abord dans le paradigme français de l’« honnêteté » qui, bien qu’associé à toute une série de valeurs plus ou moins synonymiques, renvoie à une conception du roman qui les envisage comme un moyen de se préparer à la vie mondaine. Huet lie, à juste titre, le développement des textes romanesques « pour être conformes à l’usage de ce siècle » (Huet, 1970: 4) aux exigences d’une « politesse » qui se réfléchit bien souvent sur la noblesse et la vertu des sentiments. Si les portraits de Don Felis (figure emblématique de la cour dans la Diane), de Silvano ou de Delicio et de Partenio (protagonistes de la métadiégèse la plus importante du roman d’Alonso Pérez) sont trans-
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posés dans le « texte-culture » second reconstitué par Vitray, selon les coordonnées rhétoriques et stylistiques qui accompagnent, dans les textes et les traités contemporains, la description de l’« honnête homme » – « gentil-homme d’honneur »; « il n’estoit pas honneste à vn Gentil-homme de sa qualité [Don Felis] de demeurer sans exercice... »; « Sylvain par forme d’honnesteté feit signe à sa Bergere »; « Ce qui leur fut vn grand trait de prudence » (Vitray, 1623: 143; 445; 660) 55 –, les attitudes des personnages sont réécrites selon ces critères mélioratifs dans le texte de Rémy grâce à un effort d’intellectualisation de l’« honnêteté » qui reflète un désir de théorisation implicite que le traducteur véhicule dans sa lecture particulière de l’énoncé pastoral. L’idéalisation des gestes d’amour ou d’« amitié », quand, dans la mise en prose du « Départ de Sireine », on privilégie la candeur 56 , les « honnestes compagnies » qui entourent Arsileo dans son parcours à travers l’Académie de Salamanque (une autre interférence spéculaire du monde de la cour dans le monde arcadique) 57 ou la caractérisation emphatique de l’« honnêteté » qui marque les exercices pastoraux – les « honnestes recreations » (Rémy, 1624: 699) –, sont des signes évidents d’un processus d’acculturation qui passe par une historicisation de questions qui touchent à l’inscription sociale du texte et au statut du traducteur et du public dans une pratique ou une épistémologie données (pourquoi on traduit; pour qui on traduit).
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Traductions de « cavallero »; « no era justo que un cavallero moço y de linaje tan principal, gastasse la mocedad… » (Montemayor, 1970: 103; 104); « Syluano hizo señas a Seluagia; creo que no se atreuieron » (Alonso Pérez, 1564: 3a; 103b). 56 « Ambos a dos se abraçaron//y ésta fué la vez primera//y pienso que fué la postrera//porque los tiempos mudaron//el amor de otra manera. » (Montemayor, 1970: 87); « En fin apres auoir long-temps prolongé ceste dure departie, ils s’embrasserent tous deux, et se donnerent le baiser: car leur candeur et innocence les auoit tousiours retenus dans les limites de l’honnesteté » (Rémy, 1624: 130). 57 « - Arsileo ¿hállaste bien en esta tierra que, según en la que hasta agora as estado, avrá sido el entretenimiento y conversación diferente del nuestro?, estraño te debes hallar en ella. » (Montemayor, 1970: 156); « Ie suis infiniment ioyeuse de t’auoir rencontré en ces bocages (Arsilée) non seulement pour te voir, mais aussi pour sçauoir de toy comme tu te trouues en ce païs depuis ton retour, car il est aysé de iuger, qu’ayant demeuré dans vne ville renommée comme est Salamãque, parmy les honnestes compagnies, et veu vne bonne partie de ce qui se peut voir de rare en ce Royaume, tu ne trouues maintenant grandement estrange d’estre relegué dans ces lieux, où la biensceance et la ciuilité ne se rencontrent que fort rarement. » (Rémy, 1624: 241242).
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Or, cette historicisation des questions d’écriture dans la réécriture explique – restons dans l’univers paradigmatique de l’« honnêteté » –, la sensibilité esthétique affichée par Vitray et par Rémy, à l’instar de Lancelot, par rapport à des concepts proches du point de vue sémantique et théorique de ce modèle de culture. Ce modèle est infiltré dans le texte premier et sa matrice idéologique est à l’origine de la (re)création d’une représentation cohérente du monde qui s’organise selon le « goût » et une philosophie du roman dominants. L’association de l’« honnêteté » à la « courtoisie », à la « générosité », et à la « galanterie » est visible dans les transformations textuelles projetées dans des expressions qui contiennent différentes formulations des lexèmes – expressions qui n’existaient pas dans l’original – et qui visent à désigner des attitudes de comportement socialement acceptables (entre « bergers-courtisans-déguisés »): « Après s’estre courtoisement acceuillis »; « ces genereux Pasteurs »; « la genereuse courtoisie »; « Ouy, ie vous le promets (…) en foy de Gentil-homme »; « la générosité du sang Royal dont vous estes issu » (Vitray, 1623: 91; 121; 279; 300-301; 929) 58 . Ces associations conceptuelles s’expriment très largement, d’une part, dans des transformations stylistiques qui s’efforcent de réutiliser un langage « courtois » qui pourrait se répandre par le biais de la fictionnalisation de la réalité implicite au roman pastoral parmi les faux bergers – la présence d’une « culture des apparences » ou d’une dissimulation (Van Delft, 1995: 259) est toujours aussi fondamentale. D’autre part, elles s’expriment aussi, par la reformulation constante de gestes bucoliques ouverts, par leur essence même, à l’exposition des normes de courtoisie et « généreuses » qui traduisent le lien étroit qui unit le roman (ou la littérature) et la société – lien qui prime dans la production littéraire romanesque de l’époque et dans le texte pastoral en particulier. Alors que dans sa réécriture Vitray met en valeur les relations de courtoisie entre Delicio, Partenio (représentants du monde bucolique) et le prince Agestor (représentant du monde de la cour) en 58
Traduction de: « después de averse recebido »; « estes animosos pastores »; « un ánimo grande y magnánimo »; « Sí prometo » (Montemayor, 1970: 71; 91; 207; 215); « la real sangre de tu descendência » (Alonso Pérez, 1564: 218b); « a estes animosos pastores y hermosa pastora, no en menos se deve tener lo que han hecho » (Montemayor, 1970: 91); « llegaron al templo donde reposaron, y comieron siendo bien hospedado aquel nueuo pastor de la sabia Felicia, porque sabia ella ser digno della. » (Alonso Pérez, 1564:160a).
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réaffirmant la contiguïté paradigmatique (et sa superposition possible par la fiction) des deux mondes représentés 59 , dans sa traduction, Abraham Rémy cultive, lui, consciemment le principe esthétique selon lequel le roman bucolique se fait dans une littérature de cour destinée à la cour. Lorsque dans l’histoire de cour de Marcelio, le traducteur décrit la tempête qui secoue le bateau, il souligne, prêtant la voix à Eugério, la pertinence du service au prince dans les batailles, dans un énoncé désormais intégré dans un certain contexte historique et culturel: Oh, bienaventurados los que en juveniles años mueren lidiando en las sangrientas batallas, pues no llegando a la cansada edad, no vienen a peligro de llorar los desastres y muertes de sus amados hijos! (Gil Polo, 1987:122). O heureux mille fois tant de braues guerriers, qui le fer au poing sont morts vaillamment pour la deffense de leur patrie! Heureux tant de genereux Capitaines, qui en la fleur de leurs ans ont immolé leur vie au milieu des batailles pour le seruice de leur Prince, apres auoir graué des marques immortelles de leur courage sur le dos de leurs ennemis, à tout le moins ils ne tombent point en ce desastre sur la fin de leurs iours de voir deuant leurs yeux leurs enfans seruir de ioüet à la tempeste et à la fortune. (Rémy, 1624 a: 316)
La question de la moralité et de l’utilité étant particulièrement importante pour le roman du XVIIe siècle, les clivages éthiques dépendent de ce fait de la « politesse mondaine » qui informait la vision du monde sous-tendue par le roman pastoral. En ce sens, pour le « mondain », l’« honnêteté » et la « politesse » sont, à la fois un style de vie (intégré dans le « paraître » social) et une morale qui régit des normes de conduite, des principes régulateurs et de modération en société. Ainsi, dans ce contexte, souligner les « bienséances » conduit, comme l’affirme Jean-Pierre Dens, à remplacer une morale de l’expression par une morale du contenu ou de la persona (Dens, 1981: 118), ce qui explique le parallèle que Nicolas Faret et Du Bosc établissent constamment entre « honnêteté » et « vertu », dans le cadre d’un stoïcisme modéré qui prend en ligne de compte la « sagesse » et la « maîtrise de soi » (ou la « générosité »). 59 « Por lo mucho que sabia [el rey Rotindo] querernos [a Delicio y Parthenio] el príncipe » (Alonso Pérez, 1564: 72b); « À cause de l’affection que nous portoit le prince Agenestor; qui nous cherissoit. Les gratifications que nous auions receuës de ce ieune Prince, ne nous permeirent pas de sortir de ceste cour, sans luy baiser la robe. » (Vitray, 1623: 589).
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Vitray et Rémy ont parfaitement compris que les concepts subordonnés à une sémantique du « monde » (ou du « bel usage du monde ») se situent entre une esthétique et une éthique qui se prolongent dans la création littéraire – l’écriture comme prolongement de l’être social et d’un état des mentalités (c’est ainsi que l’entendra, plus tard, Vaugelas dans ses Remarques). C’est pourquoi, les traducteurs investissent dans cette relation tacite entre l’univers des « Libros de pastores », l’univers « courtois » des « bergers du Forez » cohabitant avec les nymphes du « palais d’Isoure » et l’univers même du roman dans lequel doit s’accomplir une éthique romanesque qui inclut la « bienséance » de l’écriture (et de la réécriture). Cet investissement se traduit notamment, d’abord, par le biais d’équivalences synonymiques qui ont des implications idéologiques évidentes – le remplacement de « no era cosa que a nuestra honestidad convenía » (Montemayor, 1970: 59) par « parce que c’estoit contre la bienseance » (Vitray, 1623: 75), ou encore de « Quanto a lo primero que pedis señores, de que os diga quien soy, yo no se que responderos » (Alonso Pérez, 1564: 64b-65a) par « Messieurs la bien-seance sembleroit demander de moy deuant que vous declarer mes aduantures, de vous dire qui ie suis, mais ie ne puis en cecy satisfaire à vostre curiosité » (Rémy, 1624: 626), pour caractériser les gestes pastoraux. Il est aussi forgé par le biais de l’insistance, dans la version d’A. Rémy, sur la superposition du sens culturel des notions de « discrétion » et de « prudence » (composantes essentielles du profil moral de l’« honnête homme ») à celui de « bienséance » 60 . Ainsi, en abordant l’œuvre dans le cadre de sa réception esthétique, la critique mondaine encourage de manière tout à fait efficace (en termes de conception et de lecture du texte), l’utilité sociale et morale des romans (Dens, 1986), véritables « bréviaires de la société » ou véritables manuels de « savoir-vivre » dont la valeur apologétique a été considérée comme pertinente par les théoriciens tout au long du 60
« Y assí pasó casi un año, al cabo del qual, yo me vi tan presa de sus amores que no fuy parte para dexar de manifestalle mi pensamiento, cosa que él desseava más que su propria vida. »; « Que grandíssima discreción es saber la persona aprovecharse de casos agenos para poderse valer en los suyos » (Montemayor, 1970: 104; 119); « Et ainsi se passa vn an entier, à la fin duquel ie me trouuay tellement esprise de ses amours, que nonobstant la discretion qui m’auoit tousiours seruy de guide, ie ne peus m’empescher de luy découurir l’ardeur qui me cõsommoit pour son sujet. »; « C’est vn trait de prudence de pouuoir faire profit des malheurs d’autruy, et d’asseurer son repos, sur la ruine de ses voisins. » (Rémy, 1624:168;188).
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siècle. Les romans pastoraux ibériques transposés dans la littérature française des années vingt s’ouvrent à l’instruction des « honnêtes gens » par la création de modèles du monde qui ne sont bien souvent que des reflets du monde « précieux » qui était en train de s’imposer. En fait, les romans français associés à la « préciosité » offraient le plus souvent des modèles de conversation, d’écriture épistolaire, de réflexions sur le sentiment amoureux (ou « d’amitié »), sur la femme. Le genre restait, en général, ouvert au débat théorique et à la modélisation des comportements et, en particulier, au transfert de pratiques sociales qui caractérisaient un ensemble de lecteurs qui pouvait s’y revoir – L’Astrée est considéré à maintes reprises, par la critique, comme un grand roman « précieux ». On peut donc constater que les traductions de 1622, de 1623 et de 1624 des romans de Lope de Vega, de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo, allient, dans le mouvement de décentrement qui les caractérise, les acculturations créées dans le type de (ré)écriture pratiquée à une philosophie existentielle proche du mouvement « précieux ». Elles adhèrent en effet à une praxis du texte du roman qui marque la production française de l’époque, laquelle enseigne, en recourant à une rhétorique propre, des modèles de comportement social (de la conversation à la rédaction de lettres ou aux gestes à avoir à l’égard des dames). On comprend ainsi que les versions de Lancelot, de Vitray et de Rémy aspirent, tout d’abord, à reproduire, suivant le modèle stylistique imposé par L’Astrée, le « bon usage » de la langue française 61 . Quelques années plus tard, Bouhours, dans Entretiens d’Ariste et d’Eugene (1671) tissera l’éloge de la « véritable beauté de l’esprit » et du « bon sens » qui doit prévaloir dans la conception de l’œuvre littéraire en tant que reflet de l’esprit même du grand siècle (Bouhours, 1671: 259; 262-263; 312-313). Cet effet de réfraction se manifeste bien évidemment dans les versions d’Antoine Vitray et d’Abraham Rémy. Le premier recourt fréquemment à un choix stylistique et lexical qui se rapproche de la littérature « précieuse » et il montre que l’univers pastoral pourrait se su61
Marc Fumaroli fait référence, dans un texte consacré aux relations entre la rhétorique et la société dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, à l’importance des « cercles de recherche parisiens » – Salons, Académies privées, érudites et scientifiques – qui avaient comme dénominateur commun le « bon usage » de la langue française et qui dictaient par conséquent les normes inhérentes à la rhétorique de l’écriture et de la conversation (Fumaroli, 1989-1990: 463-464).
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perposer à l’univers des salons ou que le dialogue des bergers pourrait, sans peine, être projeté dans des conversations entre des personnages cultivés 62 . Le second, en faisant appel à une intervention manipulatrice bien plus évidente, fait différents choix d’écriture qui mettent en valeur la réarticulation du littéraire et du social, c’est-à-dire de l’horizon interne impliqué par l’œuvre et de l’horizon contextuel conduit par le lecteur et par un état de « société-mentalités » particulier. Dans certaines situations textuelles, le traducteur cherche ainsi à adapter la structure linguistique de l’énoncé premier à un style plus ornemental qui coïncide avec le goût « précieux » pour les jeux stylistiques. Il a recours, par exemple, à des transferts formels qui permettent de remplacer des compositions lyriques rédigées sous la forme de quatrains par des sonnets, voire par une forme qui permet de développer, par sa structure même, les « jeux de l’esprit » cultivés dans les salons; ou, alors, il cède à la mise en prose du texte en vers, en y prolongeant une conceptualisation de l’amour: Goce el amador contento de verse favorecido; yo, con libre pensamiento de ver ya puesto en olvido todo el passado tormento. Que, tras mucho padecer,//los favores de mujer tan tarde solemos vellos,//que el mayor de todos ellos es no haberlos menester (Gil Polo, 1987: 239) Celuy, qui ayme ne peut esperer de plus grandes faueurs, que quand il se voit regardé de sa Dame auec vne vraye affection: mais pour mon regard ie ioüis d’vn tel bõ-heur que quelques froideurs ou quelques desdains que ie reçoiue de l’amour, ie n’en fais aucune estime, ma liberté m’est plus chere que tout ce que la Fortune me peut promettre de bon et d’auantageux: car en fin apres auoir beaucoup enduré de peines et de tourmens, nous trouuuons que toutes les faueurs que peuuent faire les femmes à leurs vrays Amans, n’ont rien de solide, ains sont imaginaires. (Rémy, 1624 a: 476)
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« La sana afficion de Delicio para contigo mesma. »; « Pero por lo que a ella deuo, y ati soy obligada, del contento de entrambos le recebire yo, puesto que sea ami costa. » (Alonso Pérez, 1564: 145a; 146b); « La bonne volonté qu’a mon frere de vous rendre seruice. »; « Neantmoins les plaisirs dont ie vous suis redeuable me forcent de laisser tout à vos discretions: quoy que ie ne craigne rien pis, sinon que ce mal heur m’arriue. » (Vitray, 1623: 752; 756-757).
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Par ailleurs, et dans le cadre de ces reformulations stylistiques dans lesquelles se réfléchit la pertinence du système social, Abraham Rémy met surtout en valeur les cadres qui ont trait à une épistolarité où se projettent des gestes (le secret qui entoure l’échange de lettres d’amour entre les personnages, par exemple 63 ) ou des effets stylistiques, Ces effets s’ancrent dans ce courant de la littérature romanesque française de l’époque et s’expriment dans la manipulation textuelle impliquée dans la mise en prose de lettres versifiées afin d’accentuer, comme dans la lettre de Fileno à Ismenia, une rhétorique « précieuse » et galante: Pastora, el amor fue parte que por su pena decirte, tenga culpa en escribirte quien no la tiene en amarte. Mas si a ti fuere molesta mi carta, ten por muy cierto que a mí me tiene ya muerto el temor de la respuesta. (…) Pero mal remedio veo, y esperarlo será en vano, pues mi vida está en tu mano, y mi muerte en tu deseo. (Gil Polo, 1987: 162) Belle Bergere, si ma temerité ma forcé de vous escrire, vous en deuez accuser l’Amour; le peu d’esperance que i’ay de voir ma lettre fauorablement receuë, fait que la crainte balance mes chastes desirs, mais vous deuez auoir quelque compassion de celuy qui vous a fait voir tant de preuues de son amour. (…) Aussi seroit-ce à moy vne grande folie d’esperer quelque consolation de vous, puis que vous ne recherchez vos plaisirs qu’en mõ infortune, et que ma mort et ma vie ne despend que de vous: qui se pourroit empescher, belle Bergere, de vous immoler son seruice, voyãt les rares perfections qui sont en vostre esprit, et les beautez que la Nature a semées en vostre face (Rémy, 1624 a: 378).
63 « Encargando le que diesse a Dardanea la otra carta que para ella escreuia: y que con lo demas dexasse a ella el cargo, prometiendo salir con el negocio a luz, con tal condicion que prestasse paciencia, si a dicha por algunos dias la respuesta se tardaua » (Aloso Pérez, 1564: 217a; « Elle trouueroit moyen defaire tenir sa lettre à Dardanée, et que premierement luy il deuoit adresser vne lettre par laquelle il luy manderoit qu’elle fit en sorte de dõner la lettre qu’il escriuoit à sa maistresse, s’asseurant tellement de sa prudente conduite, qu’il receuroit du contentement de son entreprise » (Rémy, 1624 a: 212-213).
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Par conséquent, en adhérant du point de vue rhétorique et stylistique à une esthétique « précieuse », les traductions françaises des romans de Lope de Vega, de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo supposent également le transfert épistémologique d’une « sociabilité du loisir noble et ingénieux » (Fumaroli, 1989-1990: 468) et d’une éthique de l’« honnêteté » et de la « générosité » à l’espace de l’écriture. Le positionnement effectif est donc promu par l’acte de transposition d’une rhétorique de l’effet qui reste ouvert à la poétique discutée et dictée dans le cercle privilégié des académies littéraires et des Salons et à laquelle l’organisation esthétique du roman pastoral n’est pas étrangère. En somme, si les « Libros de pastores » autorisent une certaine lecture-écriture dictée par le « gôut précieux », c’est parce que le jeu littéraire qu’ils développent participe d’une formalisation esthétique intrinsèquement associée à l’univers rhétorique et mythique/symbolique qui trouve dans la « chambre bleue » de Rambouillet son emblème paradigmatique – Mme de Rambouillet, la « donna di palazzo » de Castiglione, faisant partie de la première génération de lecteurs de L’Astrée. L’utopie arcadique, les bergers-courtisans, les « clés » sousentendues dans le secret des identités (littéraires), les dialoguesconversations mondains, les lettres, les histoires enchâssées, les jeux d’invention poétique entablés, la métaphysique de l’amour et l’idéalisation de la figure féminine, d’origine néoplatonicienne, deviennent des éléments qui servent à codifier le texte bucolique et qui, en même temps, permettent qu’une redescription du monde s’y réfléchisse. Cette redescription coïncide en grande partie avec les mythes littéraires du cercle « poli » d’une « civilisation du loisir » qui a indéniablement marqué le panorama littéraire français de la première moitié du XVIIe siècle. Dans ce contexte, il semble donc tout à fait justifié que le parcours stylistique suivi par les traductions de 1623 et de 1624 accompagne le renforcement d’une imagerie qui reste associée au milieu de la cour. Celui-ci est suggéré par la contiguïté essentielle qui lie l’univers pastoral à cet autre et qui sert le système de mentalités « mondain » dans lequel le discours s’inscrit. Le cadre qui entoure certaines situations romanesques fait ainsi l’objet d’un décentrement qui le projette dans un espace symbolique de cour où se conjuguent gestes et langage par le biais d’un discours qui s’adresse à un public motivé – public qui entrevoit dans le texte du roman le monde possible de construction de ses idéaux.
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Pour ce faire, certains textes lyriques conservés ou évoqués dans les traductions deviennent « Air de Cour », en insistant sur le contrat de fiction grâce auquel la relation métonymique entre les deux univers se développe. Les contours descriptifs qui constituent le profil des personnages tendent donc dans les deux traductions, à faire ressortir dans certains cas plus symboliques – par exemple, celui de Don Felis, courtisan qui s’est immiscé dans l’univers des bergers 64 – le rôle emblématique de cette contiguïté ontologique qui se prolonge dans des transferts d’ordre sémantique spécifiques du genre. Ces transferts expliquent, plus largement, le collage métonymique des divertissements et des inscriptions amoureuses pastorales aux exercices pastoraux et aux « jeux de l’esprit » de la cour ou, alors, le passage logique du monde du déguisement (pastoral) au monde artificieux de la cour, de l’espace des « nymphes » (Alonso Pérez, 1564: 103a) à l’espace de la « Dame » (Vitray, 1623: 658) – les deux traducteurs le démontrent explicitement, comme s’il s’agissait d’une imposition de lecture qui dépendrait de l’acte même de réécriture et des recontextualisations génériques sous-entendues: [dans l’histoire de Delicio et Partenio et leur séjour à la Cour du Roi Agenestor] la afficion que nos tenian, juzgauan nuestra hermosura et inclinaciones, ser muy differentes a las pastoriles. (…) La fama de nuestra partida y el fin, se estendio por la ciudad: de lo qual aunque a muchos, segun entendimos, pesaua. » (Alonso Pérez, 1564: 71b; 72b-73a). L’honneur qu’on nous faisoit à la Cour, la beauté dont nostre ieunesse estoit annoblie, et beaucoup d’autres bonnes parties dont là nature nous auoit ornez, nous faisoient estimer qu’il estoit impossible que de simples Bergers peussent procreer des enfans si parfaits. (…) Le bruit de nostre depart s’espandit incontinent par toute la ville, et parmy les Courtisans, duquel si les vns furent faschez pour perdre ceste douce conuersation dõt ils ioüyssoient auec nous (Rémy, 1624: 645; 649).
Le décentrement culturel survalorisé dans l’acte de réécriture se centre aussi sur une pratique exagérée des formes particulières de l’écriture telles que la lettre qui, une fois insérée dans une codification du sous-genre, est mise en relief lorsqu’elle est énoncée de nouveau. 64
Rémy ajoute, en ce qui concerne Don Felis, un fragment textuel sans correspondance dans l’original, pour souligner la noblesse de son caractère et de son lignage: « de sorte que toute la noblesse le salüoit [à Don Felis], et n’y auoit personne en la place qui n’admirast sa gentillesse. » (Rémy, 1624: 175).
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C’est surtout Antoine Vitray qui intègre, dans le discours reformulé, certains procédés emphatiques à partir desquels les lettres échangées entre bergers deviennent des gestes de l’épistolarité proches d’une culture dans laquelle la rhétorique de la conversation et la rhétorique de l’art d’écrire selon le « bel esprit » transmettent une éthique existentielle qui pourrait être cultivée entre bergers-courtisans, dans le cadre de la fictionnalité spécifique des « Libros de pastores ». Outre les titres créés dans le nouveau texte, qui figurent toujours dans la « Table des Lettres » et qui montrent la dynamique spécifique du dialogue épistolaire – la lettre et sa réponse –, on choisit, dans certains cas, d’élargir l’énoncé textuel 65 ou de mettre en prose des lettres en vers (procédé le plus fréquent) en vue d’exploiter des formules de traitement et de courtoisie auprès de la dame-bergère (dans le cas d’un destinataire féminin) ou de mettre délibérément en valeur des jeux conceptuels qui sont parfaitement intégrés dans les codes épistolaires et dans la rhétorique des « lettres d’amour ». Ainsi s’explique qu’après la fin de la « Lettre de Fauste à Cardine », on revienne à une rhétorique « précieuse » et galante qui est visible dans la traduction créative de « Mucho se contentaron los pastores, de ver quan breue y sentenciosa auia sido la carta. » (Alonso Pérez, 1564: 38b) par « Les Bergers trouuerent ceste lettre fort concise et pleine de gentilles conceptions. » (Vitray, 1623: 508). Or, c’est dans la suite de ces « gentilles conceptions » développées au cours de successives dialectiques amoureuses implicites à l’espace épistolaire et à l’espace pastoral, que l’on peut comprendre une autre forme de décentrement culturel (ou de redescription du monde) intégré lui aussi dans le domaine de la « préciosité » et fixé dans les traductions de Lancelot, de Vitray et de Rémy. Ces dernières se montrent, une fois de plus, sensibles au parcours du romanesque français qui se fonde sur des contenus strictement associés au système social et au système des mentalités – au XVIIe siècle, l’esthétique est en réalité une éthique (Tobin, 1976-1977: 9). L’esprit de la pastorale et la struc65
« Si como quien sóis, juzgáis mi atrevimiento (…) si lo tomáis según lo que el amor suele hazer, no trocaré por ella mi esperança » (Montemayor, 1970: 102); « si vous voulez iuger de ma hardiesse par la grandeur de vostre merite (…) si vous considerez ce qu’Amour a coustume d’operer dans les ames de ceux qui voyent une telle beauté que la vostre, vous iugerez que vos yeux deuoient auoir moins de pouuoir sur moy, puis qu’aussitost qu’ils m’eurent esclairez d’un seul de leurs rayons, ie ne me peus defendre de leur donner mon ame. » (Vitray, 1623: 140-141).
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ture du roman pastoral renvoyant à une éthique et à un art de vivre aristocratiques, même s’ils semblent suggérer leur dénégation – le jeu spéculaire de la fiction dans la fiction –, les personnages et les discours qu’ils énoncent construisent des modèles d’élégance et de « savoir-vivre » à partir desquels il devient possible d’exploiter une intellectualisation conceptuelle qui, comme dans le roman d’Urfé et dans ceux de ses contemporains, met au premier plan l’amour et l’objet aimé. Suivant une optique qui s’appuie sur un spectre idéologique proche du néoplatonisme, des théories de l’amour courtois, du mythe de l’âge d’or, le texte du roman devient également un espace d’ouverture à la théorisation ou évaluation du sentiment amoureux et à l’idéalisation de la figure féminine qui en découle. On comprend ainsi que, dans les traductions de Lancelot, de Vitray et de Rémy, on accentue l’intellectualisation et la théorisation de l’amour qui sont envisagées non seulement du point de vue pédagogique – l’enseignement des « honnêtes gens » par la fiction –, mais aussi du point de vue esthétique et littéraire – les « jeux de l’esprit » permis par la fictionnalisation de la réalité. Ainsi, Antoine Vitray veut donner suite aux dialogues de casuistique amoureuse présents dans le texte premier, lesquels prolongent, dans le cas de Montemayor, la philosophie implicite aux Dialogues d’Amour de Léon Hebreu. Le traducteur profite de ce fait du chant alterné de Diana et d’Alcida – personnages de Gil Polo qui, au début du roman, discutent différentes questions amoureuses à la suite de l’indifférence de Sireno devant la protagoniste – pour réécrire le texte en suivant une plus grande abstraction dans sa réflexion. Il réussit à rapprocher, en respectant le topos pastoral, l’amour-passion de la nature environnante, faisant elle aussi l’objet d’un processus d’intellectualisation-idéalisation, et d’un climat romanesque proche du point de vue générique de celui qu’Honoré d’Urfé crée dans le Pays de Forez et dont les habitués des salons connaissent si bien la géographie 66 . 66
Les « Rimas provenzales » de Gil Polo (Gil Polo, 1987: 103-108) sont ainsi soumises à une intellectualisation qui s’exprime dans le lexique utilisé, dans les isotopies créées et dans les jeux de mots conformes aux attentes des lecteurs français: « Alcide. Ce pendant que cet œil du monde//Faisant autour de nous sa ronde,//Brusle les fleurs de son ardeur://Nymphes venez dedans ces prees,//De mille couleurs diaprees//Chanter Amour et sa grandeur.///Diane. Sejour à mes yeux tant propice,//Par
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Cédant également à un désir d’abstraction ou de théorisation qui est implicite à ce travail des œuvres sur les langues et des langues sur les œuvres que la traduction développe lorsqu’elle s’invente comme rapport (Meschonnic, 1999: 96), la réécriture d’Abraham Rémy part du présupposé que les bergers s’incluent dans le « rang des vrays Amans » (Rémy, 1624: 780). Pour ce faire, il met en relief certains « jeux de l’esprit » en écrivant à nouveau et en prolongeant, dans la langue-culture française, des extraits textuels dans lesquels on voyait déjà apparaître des tendances à la sentence conceptuelle – le discours de Belisa adressé à Arsileo sur l’inconstance féminine et masculine, par exemple 67 ; ou alors il intègre, dans un texte en prose, certaines formes lyriques propres à la structure typique des « Libros de pastores », et il parvient, grâce à la transformation formelle opérée, à travailler une rhétorique de la passion qui se situe au niveau de l’abstraction la plus évidente – comme le suggère la tension entre la chanson de Sireno, intégrée dans le roman de Gil Polo, et le discours de Sireno recréé dans la version française: [1er quatrain] Morir debiera sin verte, hermosísima pastora, pues que osé tan sola un hora estar vivo y no quererte (Gil Polo, 1987: 266).
vostre esmail sans artifice//On cognoist l’ouurier qui vous peint://Belles fleurs les vents et l’orage//Transportent loin de vous leur rage,//Sans plus gaster vostre beau teint.///Alcide. Heureux qui passez vostre vie//Exempts de rancune et d’enuie//En cest agreable sejour://Où les bois, les prés, les fontaines//Monstrent par des reigles certaines//La toute puissance d’Amour. Diane. Icy le Berger sans malice//Ne sçachant que cest d’auarice//La cognoist de nom seulement://Et viure une si douce vie,//Rend l’ame iusqu’au Ciel rauie//Pour gouster son contentement. » (Vitray, 1623: 998-999). 67 « - No ay en la vida, ¡o, Arsileo!, cosa que en más se deva tener que la firmeza y más en coraçón de muger adonde las menos vezes suele hallarse; mas también hallo otra cosa, que las más de las vezes son los hombres causa de la poca constancia que con ellos se tiene. » (Montemayor, 1970: 236-237); « Il n’y a chose au monde (agreable Berger) dont on doiue faire plus d’estime que de la fermeté, et de la constance qui se retrouue dans le cœur d’vne femme: car cõme peu souuent il arriue qu’on face ceste heureuse rencontre, à cause de la varieté et du changement, qui semble estre vn des appanages de ce sexe: on doit grandement estimer quãt on ioüit d’vn tel bon-heur, à quoy le plus souuent les hommes ne respondent pas: car il arriue quelquefois que par leur fautes, celle qui s’estoit proposée de viure constante contre toutes les aduersitez, et leur garder vne affection indissoluble, mesme par la mort: ceste contrainte voyant le peu de ressentiment que les hommes en ont, de rompre ceste saincte resolution, et de se ietter dans l’inconstance » (Rémy, 1624: 379-380).
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Belle Bergere, ie deurois mourir de honte d’auoir par le passé oublié les chastes affections que nous nous estions autres-fois mutuellement consacrées, et pleust aux Dieux que me ressouuenant de mes premieres amours, qui ont tousiours esté si pures et si sinceres, i’oubliasse par mesme moyen l’oubly (Rémy, 1624 a: 513).
Conscients par conséquent que l’amour est avec la conversation la principale occupation de la société des lecteurs de L’Astrée, et qu’il existe une relation étroite entre une doctrine de l’art d’aimer qui s’y constitue et la « préciosité galante », les traducteurs ont allié à cette intellectualisation du sentiment amoureux un travail conceptuel qui permet d’associer ou même de juxtaposer les notions d’« amour », d’« amitié » et d’« affection », dans un jeu de significations prévues par les romans qui, à l’époque, intégraient de longues analyses des différentes nuances sémantiques de l’« honnête amitié », prévues par les traités qui lui étaient consacrés. On peut à ce titre rappeler l’allégorie du « Temple de l’Amitié » dans le texte d’Urfé ou les débats intimistes sur la « générosité » de ce sentiment, débats qui proliféraient dans L’Arcadie françoise de Montreux. Ainsi, en allant à la rencontre du lecteur français pour qui, comme pour Mme de Rambouillet, la « véritable amitié » constituait la force de l’âme, le courage, la vertu, trait par excellence de l’aristocratie, la traduction française de l’Arcadia de Lope de Vega ancre ce concept dans la construction du portrait de Belisarda, bergère-protagoniste qui, tout au long du roman 68 , nourrit une telle « affection » pour Anfriso que cet élément thématique devient un important élément structural. De même, en précisant le concept d’« amitié » dans une isotopie qui se croise avec celle du concept d’« honnêteté » et qui est associée au rôle primordial et symbolique de certains personnages, Antoine Vitray conserve le dialogue entre Diane et Sireine, inscrit dans l’histoire du « Départ de Sireine » que le traducteur individualise en réécrivant le texte de Montemayor. À travers des jeux conceptuels privilégiés par la mise en prose à laquelle l’extrait est soumis, Vitray veut en fait redimensionner certains emblèmes de l’univers pastoral qui sont liés à 68 « (…) estaba Belisarda al pie de un pino excelso, que por ser solo era de todo el bosque árbol conocido y dedicado a juntas y conciertos de apasionados corazones o amigos pechos. » (Lope de Vega, 1975: 71); « (…) Belizarde estoit seule, arrestée au pied d’un haut Pin, qui pour estre seul de son espece, estoit l’arbre mieus connu de tout le bois, et dedié aus assemblees et aus rendez-vous des cœurs passionnés, ou affections amyes. » (Lancelot, 1622: 12).
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l’absence-départ du berger et à la passion qui l’unit à Diane, selon le modèle de réception de la « véritable amitié » ou de l’« affection honnête »: Toma, pastor, un cordón que hize de mis cabellos porque se te acuerde en vellos que tomaste possessión//de mi coraçón y dellos. (Montemayor, 1970: 86) Prends ce bracelet de mes cheueux que i’ay tissu de ma main, et cet anneau sur lequel est graué le symbole de ma fidelité. Ie te les laisse pour gages de l’amitié que ie te conserveray, et pour preuue asseuree du serment que ie fay, de ne cesser iamais de t’aymer, que quand i’auray cessé de viure. (Vitray, 1623: 109)
Mais c’est sans doute la traduction des Dianas de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo réalisée par Abraham Rémy – il s’agit peut-être de la version qui suit de plus près une lecture « précieuse » que le texte premier permet lorsqu’il est réécrit et inséré dans le domaine de l’autre – qui concrétise à l’évidence une manipulation de l’« écriture-culture » qui tend à associer, en théorie, les notions d’« amour » et d’« amitié » par le biais de la substitution d’un concept par un autre et ce sans que le sens du texte ne soit changé mais plutôt qu’il se rapproche du métalangage de la passion utilisé dans L’Astrée. La fusion synonymique et idéologique des deux concepts visant à une plus grande abstraction est bien visible à la fin de la version de l’histoire d’Ysménia et de Montano de la Diana enamorada de Gil Pólo 69 , ainsi que dans le « happy end » de l’histoire de Sevagia et de Silvano réécrit à partir de la Diana de Montemayor: mirándose los dos [Silvano et Selvagia] con mucho amor, lo confirmaron tan grande entre sí que sola la muerte bastó para acaballo; en mirarse uno a otro, con tanta afición y blandura (Montemayor, 1970: 228) ils s’entreregarderent tous deux auec vn si grand amour, ils confirmerent ce nœud d’amitié auec tant d’aduantage, qu’il n’y a rien eu que la mort qui ait 69
« Mi querido Montano, como sabía que yo en otro tiempo había amado y sido querida de Alanio, sabiendo que muchas veces reviven y se renuevan los muertos y olvidados amores » (Gil Polo, 1987: 173); « Mon cher mary Montain sçachant que i’auois autres-fois aimé Alanie, et que bien souuent les amitiez qu’on estime mortes et estouffées, reviuent, et se renouuellent » (Rémy, 1624 a: 393-394).
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esté capable de le rompre depuis; lesquels se regardoient auec tant demonstration d’amitié (Rémy, 1624: 365-366; 367).
De toute façon, même si la version française d’Abraham Rémy est celle qui reflète le mieux les « jeux de l’esprit » qui, par le biais de l’abstraction et de la conceptualisation, servent le mieux le lecteur de L’Astrée, les trois traductions du roman pastoral ibérique, marquées par la période historique dans laquelle l’écriture se crée à nouveau et augurant une historicisation du littéraire qui est plus évidente dans des phénomènes de « réfraction », font accompagner cette intellectualisation de l’amour et de l’« amitié » (ou de l’« affection honnête ») d’une figuration idéalisée tout aussi évidente de l’image de la femme et du rôle primordial qu’elle joue par rapport au public féminin qui fréquente les salons ou les académies littéraires de l’époque. La femme a donc créé, surtout à partir des années vingt, un cercle d’influence qui a été crucial pour le développement de la culture littéraire française – l’« empire des femmes » (Fumaroli, 1994: 323-325) – et qui obéit à une attitude qui tend à joindre le littéraire et le social. La constante relation qui, d’un côté, s’établit entre le public féminin et L’Astrée, paradigme générique français du roman pastoral 70 , et le genre, en général, n’est écartée ni par Nicolas Lancelot, ni par Antoine Vitray ni par Abraham Rémy d’autant plus que les traducteurs ont été sensibles, tout comme Urfé, à la relation entre la fiction représentée et le raffinement mondain, très apprécié de la cour et du public féminin. En somme, le processus d’idéalisation de la figure féminine, formalisé par les traducteurs dans la suite logique de l’intellectualisation d’autres concepts (« amour » et « amitié ») qui, dans le cadre de ce même système culturel, partent de schémas idéologiques analogues, se manifeste, tout d’abord, dans la réécriture expressive de formules de traitement ou encore dans certaines persistances thématiques développées dans les titres de chapitres que Rémy crée spécialement dans son texte du roman en suivant la structure formelle du roman d’Urfé. Par exemple, le cas du sommaire qui ouvre le Chapitre IV du Livre V de la IIIème Partie du roman (correspondant au texte de Gil Polo): « Belise 70 Sur ce sujet, il nous semble essentiel de consulter l’article de Marie-Odile Sweetser sur la littérature et les femmes dans le XVIIe siècle français, article dans lequel l’auteur associe le roman d’Urfé aux genres mondains divulgués au début du XVIIe siècle et au rôle fondamental joué par les femmes au moment de sa réception (Sweetser, 1991: 52).
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loüe les femmes, et ses diuerses raisons sur ce sujet » (Rémy, 1624 a: 533). De même, Antoine Vitray propose, à la fin du roman (espace rhétorique privilégié), un titre suggestif pour le « Chant de Florisia » (Gil Polo, 1987: 289-300), – « Deffense des femmes » – en ajoutant, et ce malgré la réduction significative des vers, un quatrain qui illustre le renforcement d’une sociologie du texte littéraire à travers la réécriture par l’infiltration incontournable de traits caractéristiques de l’espace culturel français: « La France honneur de l’Vniuers//Ingrats, en sçauroient bien que dire.//Et pourroient fournir à mes Vers//Assez de suject pour escrire. » (Vitray, 1623: 1193). Lancelot, Vitray et Rémy reprennent aussi des signes qui, dans les textes premiers, contiennent déjà cette vision de la femme et ils démontrent que la traduction s’inscrit dans une pratique établie de l’écriture et de la culture. Ceci étant, « l’autorité dérivative » de la traduction, que Venuti définit dans le cadre de l’« éthique de la différence » de la réécriture (Venuti, 1998: 43), justifie le choix de certains traits de culture qui marquent l’idéalisation des profils de la femme aimée, lesquels sont transposés selon des valeurs spécifiques de tendance « précieuse », étant, par exemple, suggérées dans la mise en relief à laquelle le portrait de Belisarda, contemplé et décrit par Anfriso dans l’Arcadia de Vega, est soumis dans l’énoncé de Lancelot. Cette idéalisation se traduit également par le choix d’un vocabulaire adapté au public français des Salons, transposé dans une option de réécriture qui dépasse la littéralité et crée un texte dont le traducteur est le seul responsble: Regalo, bien y tesoro de mi pena y soledad, mentira de una verdad que es fe del cielo que adoro; sombra del sol que en presencia me abrasó sin fuerza alguna, y que ha dejado por luna en la noche de su ausencia. (Lope de Vega, 1975: 207). Dous charme de mes sens, lueur de mon Aurore, Souuenir du Tresor de ma felicité, Mensonge gracieus, Foy de la verité Que mon ame deuote incessamment adore. Pointure d’un Soleil, dont l’aymable presence,
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Enflame mes esprits de ses douces ardeurs, Ombre, contre nature ornee de splendeurs, Qui me seruent de Lune aus nuits de mon absence. (Lancelot, 1622: 197). Et dans ce dous extase adorant ce visage, Je fais comme l’enfant, qui se ioüe au miroir, Ie tourne le portraict, croyant d’aperceuoir, La Deïté cachée au reuers de l’image. Alors, le sentiment d’une pudique honte, Du plus pur de mon sang me colore le front, Voyant que ma raison, endure cet afront, Et qu’un simple portrait, mon iugement surmonte. (Lancelot, 1622: 200).
Les portraits de Diana, Celia et Stela s’inscrivent aussi dans le cadre de cette « éthique de la différence » et de cette « autorité dérivative ». Elles apparaissent, dans les traductions de Vitray et de Rémy, comme des personnages dont les identités pastorales et/ou de cour prônent une fusion des deux mondes dans une écriture romanesque tendant à suggérer un travail stylistique qui va à la rencontre d’une rhétorique de la « préciosité ». Alors que Vitray forge le profil de sa protagoniste par le biais d’expressions qui dépassent une lecture dénotative de l’original (Montemayor, 1970: 76) – « ceste belle Nymphe »; « sa bouche de coral exhaloit vne odeur si soüesue, que le Zephir preferoit de recueillir ses soupirs aux amoureux baisers de sa Flore »; « le vermeil des roses que la nature auoit couché sur ses joües de laict »; « parmi le blanc de ces lys on remarquoit vn rouge vermeillon qui la faisoit paroistre cent mille fois plus belle. » (Vitray, 1623: 98-99) –, Rémy, lui, accentue des vertus telles que la pudeur et la chasteté 71 qui servent la morale « bienséante » ou l’utilité du roman et qui s’encadrent dans l’univers « précieux » formalisé par le traducteur de 1623. De même, le portrait de Celia, personnage de cour par excellence, intervenant dans l’histoire de Felismena, convoque de manière tout à fait significative, dans le texte de Vitray, et du point de vue privilégié de Don Félis (l’amant qui contemple en secret, par la voie 71
« Era tanta su hermosura, su valor, su honestidad y la limpieza del amor que me tenía, que me quitavan del pensamiento qualquiera cosa que en daño de su bondad imaginasse. » (Montemayor, 1970: 20-21); « La vertu estoit tellement mariée à ses beautez, et la pudeur si estroittement conioincte à ses actions, qu’elle estoit capable de bannir de mon esprit tout ce qu’il eust peu conceuoir au desaduantage de sa chasteté. » (Rémy, 1624: 23).
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épistolaire le portrait de l’aimée) le recours à un langage métaphorique qui est renforcé par l’allusion mythologique et l’intellectualisation de gestes « honnêtes » qui synthétisent les « sentiments de l’âme » 72 . Le relativisme de l’espace de l’écriture révélé dans le passage d’un texte à un autre ou, dans un sens plus restreint, au sein de l’œuvre ellemême, semble ainsi émerger, dans l’imposition des modèles de canonisation de l’écriture bucolique définis par Nicolas Lancelot, Antoine Vitray et Abraham Rémy, d’une différence – la perception de l’autre – évaluée en fonction d’une constante réinvention générique et d’un décentrement culturel motivé qui dénoncent les manipulations scripturales décrites. Penser, à ce niveau, le littéraire signifie donc entrer dans un jeu de perversions de l’écriture qui implique un travail épistémologique continu de (re)positionnement du sujet et de l’historicité de l’écriture, c’est-à-dire de l’exposition ouverte d’une éthique et d’une politique du littéraire dans la variété de leurs reflets, dans la réarticulation de leurs modes de perception du monde avec l’« ordre du discours » dont parle Foucault (Foucault, 1971: 10-11). Cet ordre est soumis à des normes littéraires et sociales qui exposent normalement leur matérialité et qui l’exhibent, de manière très particulière, dans et par la réécriture. C’est pourquoi, les modèles de canonisation de l’écriture bucolique fixés par les réécritures de l’Arcadia de Lope de Vega, de Los siete libros de la Diana de Jorge de Montemayor, des Ocho libros de la segunda parte de la Diana d’Alonso Pérez et de la Diana enamorada de Gil Polo, produites entre 1622 et 1624, ne cessent de représenter ce trajet (pour)suivi par le relativisme de l’espace de l’écriture et auquel les traducteurs n’ont pas été insensibles lorsqu’ils sont passés, à l’époque d’Ablancourt, de l’espace de variabilité de l’écriture à l’espace de variabilité de la réécriture, tous deux se situant irréversiblement dans le domaine précaire du littéraire.
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« Visto tu gran hermosura, acompañada de tanta gracia y discreción »; « los movimientos que hazía con el rostro, que las más de las vezes dan a entender lo que el corazón siente » (Montemayor, 1970: 119; 121); « Vous que les Graces ont pris plaisir d’orner de toutes les perfections qu’elles auoient refusees à toutes les femmes du monde »; « sa contenance, et les changements de sa face: parce qu’ordinairement les mouuements interieurs font paroistre au dehors les sentiments de l’ame. » (Vitray, 1623: 169; 172).
Chapitre III Images de la transposition: modèles d’autonomie esthétique INTERVALLES DE L’ECRITURE
La capacité suggestive d’espacement qui, dans l’univers théorique de Derrida, est une caractéristique essentielle de la poéticité grâce à laquelle l’écriture consolide ou caractérise spacialement le devenir temporel, représente inévitablement un trait spécifique de la réécriture. C’est pourquoi, la traduction explore des « continuums de modification » (Benjamin, 1971: 266) qui sont développés dans une perception particulière de l’espace de l’écriture (qui est aussi celui de la poéticité) et de la différence qui peut coïncider avec l’essence même du littéraire. La représentation de la temporalité de l’écriture (et de la réécriture) reste par conséquent liée à la constitution de modèles herméneutiques dont la variabilité des réalisations est légitimement envisagée tout au long de l’histoire littéraire. L’histoire littéraire est, elle aussi, régie par des « espacements » et des « continuums de modification » (ou intervalles) à partir desquels le canon continue à s’instituer. Écriture et réécriture s’inscrivent donc dans un mouvement singulier qui suit l’historicité du discours et qui parcourt très logiquement l’ensemble des traductions françaises du roman pastoral ibérique réalisées entre 1578 et 1784 ainsi que les lectures successives ou plutôt, les modèles de lecture qui finissent par s’imposer et qui contribuent, à leur manière, à la mise en valeur des différentes temporalités de réécriture. C’est dans ce cadre qu’il devient possible d’évaluer des normes qui ont défini, d’une part, la théorisation de la traduction et, d’autre part, la théorie littéraire qui leur est implicite dans un intervalle temporel donné. Les réécritures épigonales du roman pastoral ibérique réalisées par Mme Gillot de Saintonge (1699; 1733 1 ), par Le Vayer de Marsilly 1
Pour des raisons purement matérielles, l’édition utilisée est celle de 1733 qui, néanmoins, coïncide parfaitement avec la première édition de 1699. Il s’agit en effet de la
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(1735) et par Florian (1784) doivent être examinées dans ce contexte, si l’on adment que l’acte de traduire fixe des espaces essentiels d’écriture où la différence et l’espacement deviennent des facteurs d’une herméneutique particulière. En effet, la version de Mme de Saintonge dénonce une dynamique d’« adaptation » qui la singularise par rapport à l’ensemble des réécritures considéré et qui la définit dans un cadre esthétique où la version exprime le refus d’une écriture génériquement éloignée du lecteur. Les autres deux versions testent un geste de configuration de la mémoire littéraire, par le biais de la nouvelle écriture des textes, lequel traduit une post-maturation des codes institués dans un canon donné et dont le transfert à un autre ou plutôt, à l’autre, en permet la survie dans le cadre de l’ouverture des intertextualités et des identités littéraires révélées par l’écriture littéraire des Lumières. En somme, en s’encadrant dans un parcours historique de réécriture qui commence avec Nicolas Colin à la fin du XVIe siècle, les dernières traductions de Los siete libros de la Diana et ses continuations ainsi que l’« imitation » de la Galatée de Cervantès, forgée tardivement par Florian reflètent une « dérive multiple » du sens, de la poétique et de l’Histoire (Seixo, 1991:146) qui débouche sur une signification finale bouleversante attribuée à l’écriture bucolique ibérique. En ce sens, la manière dont les événements contextuels – qu’ils soient d’origine sociologique, culturelle ou esthétique – affectent la survie pluridimensionnelle de cet ensemble de textes traduits est à mettre en rapport avec des connexions de caractère structural qui traversent le parcours suivi par les réécritures. Ce parcours culmine dans les dernières versions, à partir desquelles on infère la signification ultime de cette « inter-historicité » (Guillén, 1989: 283) qui caractérise le passage des premiers modèles de thématisation aux modèles de canonisation et de transposition de l’écriture. La variabilité des réalisations dépend ainsi, en grande partie, d’un goût dominant qui oriente la lecture des textes (écrits ou réécrits) et qui interfère dans leur processus de légitimation et dans une mémoire de l’écriture littéraire qui conditionne très nettement le choix des modèles. C’est pourquoi, les versions de Saintonge, de Marsilly ou de Florian sont promues ou transposées à un moment où l’on prend conscience que l’époque dans laquelle elles s’inscrivent correspond à un
seule dont l’état de conservation du texte permettait la réalisation d’un microfilm, à la BnF.
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déclin évident du genre pastoral aussi bien en France qu’en Europe 2 . Ce déclin s’était d’ailleurs accentué depuis les dernières productions de la fin des années trente du XVIIe siècle et se réfléchissait dans des expériences esthétiques alternatives telles que la « nouvelle galante » de 1699 ou les « romans espagnols » de 1735 et de 1784. Ces expériences constituent en fait de véritables « prises de position » (Bourdieu, 1988: 58) par rapport au domaine littéraire dans lequel la traduction se définit. La compréhension de ces limites circonstancielles de la production et de la réception par les derniers traducteurs du roman pastoral ibérique dénonce, de toute évidence, un compromis qui se situe implicitement entre la transposition et la façon dont les textes traduisent l’histoire (Schaeffer, 1989: 131), c’est-à-dire la contextualité qui caractérise leurs traits génériques et qui peut aussi s’assumer comme un signe de la différence. Autrement dit, si, après la seconde moitié du XVIIe siècle, le texte du roman et les genres qui le définissent subissent des changements radicaux – le passage métaphorique d’une nature épique à une imitation plus proche de la vie (Brunetière, 1898: 42) –, et si, dans ce laps de temps, la pastorale passe par des vicissitudes constantes, les dernières traductions françaises de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez, de Gil Polo et de Cervantès reflètent, dans cette différence qui les caractérise, la temporalité qui est implicite à leur façon de signifier dans le système littéraire du genre et ce bien qu’elles l’intériorisent de manière très variée. Le parcours se dessine alors de l’« adaptation » forgée à partir d’une adhésion délibérée à d’autres conventions génériques (la fixation du texte dans son étrangeté) au « texte-mémoire » étranger (la fixation du texte en sa qualité de « best-seller », perçu selon une distance esthétique qui justifie la modernisation envisagée). Ainsi, à partir des différentes lectures-écritures réalisées, on instaure de nombreux jeux avec le texte à partir des choix de manipulation de l’écriture testés. Ces choix témoignent des règles du jeu qui sont soumises à l’époque dans laquelle elles s’inscrivent, à leur évolution subséquente ou à la situation du genre ainsi qu’à la théorie de la traduction qui supporte le statut du texte traduit à un moment historique donné.
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Voir la réflexion de F. Lavocat à propos du passage du « roman pastoral académique » au « roman pastoral héroïque » développée tout au long des différents chapitres de son œuvre (Lavocat, 1998).
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Partant du principe que toute œuvre doit être intégrée dans une « série littéraire » qui permet d’en déterminer la situation historique, le rôle, ainsi que l’importance dans le contexte général de l’expérience littéraire, la traduction en tant que lecture-écriture et écriture de l’écriture confirme des données de signification résultant de ces « intervalles » ou de ce filtre temporel qui garantit la survie plurielle de l’original. En ce sens, les lectures signifiantes de Los siete libros de la Diana et ses continuations ou de La Galatea trahissent cette complicité heuristique qui existe entre l’écriture et la différence et qui se manifeste dans des formes de réécriture diverses. Ces réécritures s’assument, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, comme des modèles de transposition perméables à la conscience du devenir historique et temporel qui caractérise le littéraire et qui reflète, selon ce que chaque traducteur élit comme stratégie de réécriture, deux grandes manières de remanier le texte fictionnel bucolique. La première, fixée dans la traduction de 1699-1733 et adoptant les coordonnées pragmatiques de l’« adaptation », manipule les normes scripturales des « Libros de pastores » à partir d’une dérivation générique – celle de la « nouvelle galante » – qui exhibe clairement la possible diversité d’une épistémologie de l’écriture hypostasiée dans le texte en traduction, sous le prisme d’idiosyncrasies personnelles (l’histoire de la traductrice) et historiques (l’histoire du genre et sa décadence). La seconde, partagée par les versions de 1735 et de 1784, vise à reproduire deux romans espagnols, sous la forme d’une pseudotransposition littérale ou d’une imitatio. Dans ces cas, les manipulations textuelles suggérées s’intègrent toujours logiquement dans les structures d’un contexte de création et de réception distancé qui prétend néanmoins préserver, dans une gestion complexe de l’écriture littérale et de l’écriture créative, la signification essentielle des textes « classiques ». INTERVALLES DE LA NARRATION: PASTORALISME ET GALANTERIE
La version de Mme Gillot de Saintonge se présente, dès les titres de 1699 et de 1733, revus à coup sûr par l’éditeur (à l’époque un autre lecteur important de la réécriture), comme une libération scripturale évidente du langage appartenant à l’original et par conséquent comme une transposition de l’« image-copie », assumée dans et par la différence. La Diane de Montemayor mise en nouveau langage (Saintonge,
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1699) ou La Diane de Montemayor ou Aventures secretes de plusieurs Grands d’Espagne. Avec L’Heureux Larcin, La Princesse des Isles inconnües et l’Amant ingénieux, Contes, Ensemble l’origine des Contes, ou le Triomphe de la Folie sur le Bon goût (Saintonge, 1733), sont des titres qui, bien que ne niant pas le caractère étranger du roman et l’origine ontologique de l’écriture première (ou plutôt en les mettant en relief), renvoient à une ouverture scripturale qui résulte soit d’une interprétation particulière du texte (le nouveau langage forgé ou le récit des aventures secrètes, racontées sous le déguisement, d’illustres figures espagnoles), soit de l’introduction d’une écriture personnelle déployée dans des contes allégoriques qui s’intègrent parfaitement dans les objectifs de la « nouvelle galante » qu’est devenu le roman pastoral ibérique. Ainsi, en suivant cette tendance à la traduction libre qui caractérise la fin du siècle d’Ablancourt – tendance visible dans la figure des « pseudo-traducteurs » (Cioranescu, 1983; Van Gorp, 1981) qui se sont clairement appropriés l’écriture de l’autre pour en moderniser le texte par rapport à l’original et par rapport aux versions précédentes – la traduction de Mme de Saintonge est celle qui reflète le mieux ce mouvement spéculatif de la réécriture. Ceci explique, d’ailleurs, le nombre important d’éditions dont elle a fait l’objet et le succès éditorial recueilli par son choix d’écriture (et de lecture) 3 . C’est pourquoi, cette autonomie herméneutique que la traductrice revendique pour le texte de Montemayor donné à lire au public français du XVIIe siècle reste associée à une modernité latente qui accompagne l’ouverture formelle propre à l’état du roman de l’époque dans lequel dominait l’esthétique du « goût » ou plutôt du « bon goût » et de l’« art de plaire ». Cette esthétique est visible dans l’emploi exhaustif du premier concept dans les discussions des critiques mondains; elle est, en outre, paradoxalement mise en valeur, tantôt par un appel à la réalité qui caractérise, à partir de l’assimilation intertextuelle de la nouvelle espagnole, les romans historiques et galants comme ceux de Saint-Réal, de Mme de La Fayette ou de Mme de Villedieu, tantôt par le caractère imaginatif de la fable romanesque qui 3
Outre les deux éditions citées, il en existe une autre à la Bibliothèque de l’Arsenal (Paris), elle aussi de 1699, publiée par une autre maison d’édition – « A Paris, Chez Jean-Cristophe Remy, Marchand Libraire, ruë Dauphine. M. DC. XCIX. Avec privilege du Roi » –, présentant le même texte, ce qui prouve le succès de réception qu’a remporté la version française de la Diane « mise en nouveau langage ».
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permet, dans le cadre d’une éthique classique qui annonce déjà la « Querelle des Anciens et des Modernes », la fantaisie et l’invraisemblance modérée du merveilleux de Perrault ou de Mme d’Aulnoy. De fait, le titre du dernier conte allégorique introduit par Mme Gillot de Saintonge dans sa transposition scripturale du roman de Montemayor – « L’origine des contes ou le triomphe de la folie sur le bongout » 4 – dénote très clairement, par la voie satirique et par la nature théorétique implicite, la pertinence que la notion de « bon goût » acquiert dans la théorisation littéraire de la fin de ce siècle. Ainsi, la critique faite aux lecteurs hypocrites qui suivent la « Folie » de la mode, personnifiés dans la figure de la « Marquise de… », est obtenue par l’opposition dynamique qui les définit par rapport au « Bon-goût » (accompagné par l’« Esprit » et par la « Raison », et synonyme de politesse), et par le refus d’une écriture artificielle et redondante dans laquelle la métaphore est travaillée jusqu’à l’épuisement. En somme, il s’agit d’une écriture où l’espace métaphorique se (re)crée de manière tout à fait suggestive à la fin du conte: d’une part, par la destruction des livres approuvés par le « Bon-goût » – le topos expressif de la bibliothèque détruite par le feu – et par leur remplacement par des contes approuvés par la « Folie » 5 ; d’autre part, dans la description de la figure de la Marquise – le jeu de miroirs est ici évident et contribue à une plus grande efficacité de la satire (la Marquise devient le reflet métaphorique de la « Folie » dans le portrait physique présenté aux lecteurs): (…) il [le Bon-goût] aperçut les gens de la Marquise, qui couroient avec empressement au devant d’une femme, dont la coëfure étoit si haute, qu’elle 4
Le conte débute de manière allégorique par la présentation de la figure de la « Folie », ennemie du « Bon-gout », qui a pour alliés l’« Esprit » et la « Raison »; devant la force de la « Folie », le « Bon-gout » décide de demander asile, avec ses alliés, à « La Marquise de… », qui le trouve très vite inopportun et reçoit son ennemie; le « Bon-gout » cherche à survivre chez des gens de grande politesse, tandis que la Marquise fait brûler tous les livres choisis par son ancien hôte, à la grande joie de « Folie » qui les remplace par une énorme production de contes qui suivent ses canons de lecture, ce que Saintonge, par le biais de la satire et de l’allégorie, condamne bien évidemment (Saintonge, 1733: 438-445). 5 « (…) elle [la Folie] se mit à composer pour remplir sa Bibliothèque; elle fit un si grand nombre de contes, que tous les Libraires de ce tems-là n’auroient pu sufire à les imprimer, s’ils n’avoient pas cessé l’impression des autres Ouvrages. Et pour leur doner plus de cours, la Folie les fit aprouver par la Mode sa bonne amie. » (Saintonge, 1733: 445).
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n’auroit pu passer par aucunes portes sans se baisser. On lui voyoit de grandes oreilles plates et dégoutantes, ses cheveux mis en aîles de papillon étoient remplis de pierreries fausses, qui representoient le firmament. (Saintonge, 1733: 442-443).
Si la satire et l’ironie qui supportent le texte mettent en évidence une certaine transgression esthétique (ou l’abandon partiel de la bienséance classique) qui s’était infiltrée dans certains secteurs de la fiction produite à l’époque – ce qui, à première vue, explique peut-être la nouvelle traduction du texte de Jorge de Montemayor, à un moment où le genre n’était plus lu –, en vérité, à la fin du siècle, surtout à partir de 1660-1670, on constate une transformation profonde dans l’orientation de la critique à tel point que le public des « honnêtes gens » soumet la poétique romanesque à la maxime « plaire et divertir ». On affirme ainsi que le plaisir esthétique, dont on trouve sans cesse un écho dans la nouvelle galante et dans les contes allégoriques annoncés dans le titre de la Diana réécrite par Saintonge, est une règle pertinente dans la formation du goût (Hepp, 1977: 564-577) et ce d’autant plus que, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les Salons se multiplient 6 et que par conséquent ils s’ouvrent à une pratique plus ample du goût dans les conférences mondaines auxquelles assiste un public nombreux. Ce public appartient évidemment au milieu bourgeois – la nouvelle préciosité est avant tout bourgeoise – et il prépare l’entrée, dans le domaine littéraire, des théâtres, des cafés, des promenoirs, des compagnies, des cercles où la sphère privée et la sphère publique se croisent, ce qui favorise un éclectisme esthétique qui accueille, avec beaucoup d’enthousiasme, un romanesque qui, une fois intégré dans de nouvelles valeurs de réception, est perméable à de nouvelles formes d’écriture ou de perception de la fiction. Ainsi, le lecteur peut parfaitement comprendre, dans des passages où le commentaire du traducteur s’installe comme un filtre herméneutique explicite par rapport à l’original, l’intention esthétique qui rend viable la version de Mme de 6
Alors que Henri-Jean Martin constate que, après la Fronde, les Salons se sont multipliés et que les femmes dominent le public récepteur et dissertent sur des questions littéraires (Martin, 1969: 655), Éric Walter (Walter, 1984: 388) affirme que, après 1660, Paris compte près de quarante Salons parmi lesquels se détachent celui de Mlle de Scudéry, celui de la duchesse de Montpensier, celui de Mme de Motteville ou celui de Mme de la Sablière (comptant environ huit cents participants dont deux cents écrivains).
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Saintonge et qui privilégie, dans le cadre d’un romanesque moderne, le « divertissement » sous-jacent à la fictionnalisation (re)construite. Ce romanesque se révèle tantôt dans des histoires à tendance mythologique – comme celle d’Apollon et Daphné, vestige quasi unique de l’écriture d’Alonso Pérez (Alonso Pérez, 1564: 45b-46a; Saintonge, 1973: 204) –, tantôt dans l’introduction des contes allégoriques qui sont racontés par les bergers ibériques mais qui ont été créés exprès par la traductrice 7 . Une telle théorisation implicite du romanesque, définie par la traductrice de 1699 – la seule femme-écrivain à réécrire la Diana, peutêtre dans le sillage d’un criticisme féministe qui s’était installé dans le cadre de réception particulier de l’époque (Jensen, 1991) et dont on trouve un écho modéré dans sa réécriture 8 – conduit inévitablement à un conflit de vraisemblance qui, selon Molinié, est aussi devenu un problème moral de réception patent dans l’Avis d’une mère à sa fille rédigé par Mme de Lambert entre 1688 et 1692 (Molinié, 1987: 23). Ainsi, en assimilant la raison d’être du « mensonge romanesque » et le conflit qui régit le statut ontologique de la fiction à la fin du siècle – l’écrivain présente bien souvent comme vrai quelque chose qu’il sait être faux –, la fiction devient porteuse de signes d’étrangeté par rapport au réel qui sont exhibés, comme l’a parfaitement bien compris Mme de Saintonge, de manière singulière dans la reproduction d’un 7
« Un jour que cete agréable compagnie ne put sortir du Palais, parce qu’il pleuvoit beaucoup, Felicie dit à Doride de leur faire quelque histoire pour les divertir. (…) Elle lui repliqua en riant, qu’elle ne savoit que des contes qu’une vieille Gouvernante lui avoit apris. Voila ce qu’il nous faut, s’ecria Syrene, nous somes ennuyés du serieux. (…) Diane lui répliqua, que l’on en auroit plus de plaisir » (Saintonge, 1973: 360361). 8 Bien qu’elle résume radicalement le discours de Silvana (Montemayor, 1970: 3839), la traductrice conserve et accentue l’énoncé dans lequel on discourt sur la condition de la femme face à la passion: « (…) je suis persuadée que souvent les hommes sont cause du relâchement qu’on a pour eux, parce qu’ils n’ont pas une fidelité exacte, et que toutes les nouveautés les charment. Ce n’est pas la faute des femmes, elles leur aprennent assez par leur exemple à bien aimer; mais ils ont tant de malignité, qu’ils expliquent mal toutes nos actions. Si l’on répond à leur tendresse, ils l’attribuent souvent à quelques raisons d’interêt; si pour ménager sa reputation l’on ne veut pas les voir tous les jours, ils se plaignent que l’on a trop de severité. L’on ne sauroit recevoir personne d’un air gracieux, sans s’exposer à leurs transports jaloux. Lorsque l’on est enjouée, ils disent que l’on est coquete; et quand on est serieuse, on leur paroît trop concertée. Enfin de quelque maniere que l’on en puisse user, ils ne sont jamais contens; c’est pourquoi il seroit utile de rien changer à notre conduite. » (Saintonge, 1733: 11-12).
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genre. De fait, le roman pastoral poussait, non seulement à l’extrême l’expressivité de l’univers fictionnel (le monde hypothétiquement faux du masque pastoral), mais il rendait, d’une certaine façon, également possible l’existence logique du paradoxe (la contiguïté du vraisemblable et de l’invraisemblable). La dispersion même à laquelle le genre fut soumis à partir de la fin des années trente et le brusque déclin de sa pratique attestent de la difficulté d’intégrer un discours très codifié, limité dans son champ de signification, dans une praxis romanesque de plus en plus ouverte à de nouveaux essais scripturaux et à la vraisemblance requise (ou à l’invraisemblance maîtrisée). Ces traits montrent également combien il est difficile d’intégrer, dans le discours théorique en vigueur sur la tradition bucolique, une forme qui n’est plus reprise 9 . D’ailleurs, les difficultés théoriques suscitées par le genre se reflètent, dans une large mesure, dans la destruction ou la déconstruction du formalisme excessif du romanesque arcadique et dans la dissolution progressive des structures du roman pastoral. En définitive, l’exhibition constante d’un système de déconstruction s’exprime sous des modélisations variées dans la nouvelle galante que sont devenus les romans pastoraux de Montemayor, de Pérez et de Polo. Ce modèle scriptural galant génère, soit des perceptions diverses de mécanismes structuraux sous-jacents au texte original, soit des dénégations génériques qui démystifient le pastoralisme constitué dans l’écriture première. La « mort du roman » dont on parle à l’époque (Hipp, 1976: 42) repose donc, comme le comprend la traductrice des Dianas, sur une nouvelle vision esthétique qui écarte du cadre romanesque les longs romans baroques (ce qui explique la condensation des trois longs romans ibériques en une seule et courte nouvelle française), lesquels deviennent complètement obsolètes à un moment où, comme le fait remarquer Du Plaisir dans Sentiments sur les Lettres et sur l’Histoire, les « petites histoires ont détruit les grands romans » (Esmein (ed.), 2004: 761). Ainsi, en respectant la conscience du roman présente dans 9
Comme le remarque F. Lavocat, même si la vogue de L’Astrée ou de la Diane est encore dans la mémoire du lecteur, le roman pastoral a été voué au mépris, dans le cadre de la production romanesque de l’époque, étant donné qu’il n’est pas mentionné dans les traités de rhétorique et de poétique; dans l’Italie de Sannazar, le roman pastoral occupe même la place la plus basse dans la hiérarchie des genres, dominée par l’épopée. D’ailleurs, au début de son œuvre, l’auteur souligne le manque d’intérêt pour le roman pastoral, surtout dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle (Lavocat, 1998: 11).
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les versions d’Antoine Vitray et d’Abraham Rémy et en pressentant, avec une rare acuité, le parcours suivi jusqu’alors par la réécriture des romans ibériques (ou par l’écriture du roman français) – le sens du passé de l’écriture cède désormais la place au sens du passé de la réécriture –, Mme Gillot de Saintonge restreint drastiquement la durée et la redondance rhétorique et stylistique du roman pastoral en éliminant la plupart des textes lyriques 10 ou en simplifiant un style plein de conceptualismes et de répétitions: Bien sabeys (…) esquiuarse ellas menos de la pureza y trato delos rusticos pastores, que dela cautelosa conuersacion delos agudos cortesanos, y serles maz apazible la rustica çampoña de aquellos, que la sonante cythara destos otros. Por donde nos sera mas prouechoso, dexando nuestro habito tomar el pastoril, y podra ser que este mas aquel nos sea fauorable. (Alonso Pérez, 1564: 85b). Nous crûmes que nos habits de Cavaliers les éfarouchoient, cela nous fit resoudre à nous déguiser en Bergers. (Saintonge, 1733: 231).
La traductrice procède également à des changements structuraux qui altèrent certains faits de l’intrigue pour se centrer sur la description des émotions individuelles ou pour imposer des ellipses constantes. De plus, en effaçant de l’énoncé des événements qui n’ont de signification que dans le cadre de la sémantique du genre, elle finit par déformer la signification du texte original. Par exemple, elle omet consciemment de nombreux éléments tels que l’épisode de l’eau de l’oubli (le merveilleux du roman pastoral est surpassé par le merveilleux des contes allégoriques), la description exhaustive du palais de Félicie, le « Chant des Nymphes » qui s’ensuit, le discours de la magicienne sur l’amour qui, chez Montemayor, ponctue un important espace de théorisation et qui, dans la nouvelle de Saintonge, ne trouve sa place de transposition que dans la description des vêtements de Félis10
De nombreuses ellipses qui caractérisent le texte de la traduction correspondent à des moments de peu d’intérêt narratif dans lequel dominent les compositions en vers. Saintonge remplace le texte lyrique par le discours d’un personnage ou des dialogues entre personnages. Elle élimine, par exemple, le long chant de Silvano sur le « mal d’amour » et elle introduit un bref dialogue résumant celui qui, en réalité, existe (Montemayor, 1970: 16-22): « Silvain s’étant avancé, ils s’embrasserent, et ne purent retenir leur larmes. Aprês qu’ils se furent assis, ils se regarderent quelque tems sans pouvoir parler. Enfin Silvain rompant le silence, dit à Syrene: Je te trouve infiniment plus à plaindre que moi … » (Saintonge, 1733: 3-4).
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mène, personnage que les nymphes de Félicie baignent dans l’espace intimiste de la prêtresse 11 . La dissolution des structures du roman pastoral se traduit également dans la version de Mme Gillot de Saintonge par une moindre mise en relief des métadiégèses – le « roman à tiroirs » n’a ainsi plus de sens dans le nouvel univers romanesque que la nouvelle reflète. Par exemple, la traductrice recourt très souvent à de fréquents résumés des événements de l’intrigue (c’est notamment ce qui se passe dans la longue histoire de Delicio et Partenio qui occupe une grande partie de la syntaxe narrative d’Alonso Pérez) ou à d’autres techniques parallèles qui visent à assurer, dans une évidente intertextualité avec le schéma formel du roman classique, une cohésion narrative (et une économie narrative explicite). Cette cohésion s’oppose en tout point à la structure labyrinthique et inachevée du texte pastoral qui se développe dans l’annonce permanente de nouvelles continuations au sein d’une forme romanesque qui semble ne pas parvenir à se fermer définitivement (une sorte de « roman-fleuve » baroque). À cet égard, il est tout à fait significatif que se construise un sens du récit résultant de la transformation de certains dialogues qui énonçaient déjà des procédés narratifs, lesquels sont responsables d’une progression constante de l’action. C’est pourquoi, Saintonge en arrive même à introduire des passages où sont explicitement mentionnées des histoires racontées mais qui ne sont pas assumées, dans cette catégorie, dans le roman de Gil Polo (Gil Polo, 1987: 190): Ensuite il les pria de lui dire coment ils s’étoient rejoints. Diane les interompit pour les obliger à prendre quelques rafraîchissemens avant que d’entrer dans de longs recits. (Saintonge, 1733: 348).
Ainsi, la traductrice manipule consciemment l’écriture première, suivant un processus de distorsion volontaire, en se pliant à des normes génériques qui n’étaient pas originales et en forgeant des énoncés dont elle est le seul auteur, lors du passage du roman de Montemayor à celui d’Alonso Pérez ou de ce dernier à celui de Gil Polo. Elle ignore, par exemple, toute la partie finale des Ocho libros de la se11
« Aprês qu’elle se fut baignée, elles l’habillerent magnifiquement; sa jupe étoit de satin blanc broché d’or, et sa cimarre de couleur de rose, bordée de perles; elles cordonerent ses cheveux d’un tissu d’or, et lui mirent quantité de pierreries. » (Saintonge, 1733: 112-113).
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gunda parte de la Diana (Alonso Pérez, 1564: 237-238a-b) – la nouvelle de la mort de Delio, l’appel de Félicie au retour de Silvano et de Selvagia à l’Ezla où se trouve Sireno – et elle s’oppose à toute coupure narrative (l’annonce d’une suite avec de nouvelles aventures) et ce afin d’obtenir un énoncé cohérent qui, bien que ne correspondant pas à l’incipit de la Diana enamorada, prolonge les aventures suggérées par Pérez lors d’une transition au cours de laquelle la traductrice clôt l’histoire de Partenio et de Delicio et souligne l’état d’âme des personnages Sireno et Diana face à l’infortune de leurs amours. Ces amours sont décrites dans la deuxième partie du roman ibérique: Il n’y avoit que Cardenie et Syrene qui conservoient un noir chagrin au milieu de tant de plaisirs. La violence que ce Berger se faisoit pour cacher l’amour qu’il avoit toujours pour Diane, le rendoit encore plus malheureux. (…) Cete Bergere n’étoit pas moins à plaindre que lui; elle ne se pouvoit pardonner la foiblesse qu’elle avoit uë de consentir à un mariage qui la rendoit malheureuse, puisqu’elle ne pouvoit obtenir de son cœur d’oublier son premier engagement. Un jour elle étoit assise au bord de la fontaine des Aliziers; et come rien ne s’offroit à ses yeux qui ne retracât dans sa memoire les inocens plaisirs qu’elle y avoit goutés avec Syrene, elle s’abandona de telle sorte à son desespoir, qu’elle en oublia les égards qu’elle devoit avoir pour son mari et pour elle-même. (Saintonge, 1733: 321).
Ainsi, la fin du texte-adaptation de 1699-1733 s’inscrit dans un mouvement de dénouement créé exprès par la traductrice pour surmonter, sous le signe de la distorsion syntaxique, la simplicité de l’intrigue du roman de Gil Polo en introduisant, dans la diégèse, deux personnages du texte d’Alonso Pérez, Fausto et Cardenia. De ce fait, elle réussit, par le biais de cette (con)fusion de péripéties et parce qu’elle conçoit les trois Dianas comme un tout, à construire, de manière très originale, une fin fermée pour sa nouvelle en unissant les deux bergers de Pérez et les deux protagonistes de Montemayor – Diana et Sireno – dont l’apparition dans la Diana enamorada n’est pas forgée à la fin du texte (fin laissée, une fois de plus, ouverte et attendant une suite) mais présentée à un moment antérieur de la syntaxe narrative. D’ailleurs, en faisant appel à un « happy end » centré lui aussi sur la figure charismatique de Félicie – la prêtresse unit Cardenia et Fausto, Marcelio et Alcida, Ismenia et Montano, Mme de Saintonge a pleinement conscience que la clôture imposée à la fiction (re)créée est, d’une certaine façon, incompatible avec les passages allusifs au festival des nymphes qui, dans la Diana enamorada,
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s’appuie sur des chants successifs des bergers et sur la résolution d’énigmes (Gil Polo, 1987: 280 sq). Ces chants, emblématiques de la pastorale, sont désormais réduits à une simple allusion superficielle qui, toutefois, ne remet pas en cause la cohérence narrative dont le nouveau texte se réclame: « Plusieurs jours se passerent en nouveaux divertissemens, où la grande Nymphe fit paroître sa manificence. » (Saintonge, 1733: 359). De ce fait, créer une clôture structurale pour la nouvelle, à partir des romans de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo ainsi que des traductions françaises antérieures de ces textes (intégrées désormais dans un phénomène de réécriture des réécritures), cela signifie inévitablement manipuler une topique spécifique de l’univers bucolique des « Libros de pastores » et des romans pastoraux français des années vingt et trente devant un public beaucoup plus nombreux et qui exigeait du roman un éclectisme esthétique tourné vers une nouvelle « politesse » ou vers une nouvelle « honnêteté ». Les romanciers (notamment la traductrice) étaient d’ailleurs sensibles à ces nouvelles notions qui prennent, dès lors, un sens plus ample et plus philosophique. Ce qui explique, d’ailleurs, le type d’acculturations présentes dans l’adaptation de Mme Gillot de Saintonge, dénonçant ce rapport de spécularité maintenue avec l’espace de réception, lequel s’appuie sur des notions adaptées au public hétérogène des nouvelles galantes 12 , comme « honnêteté », « générosité », « bienséance ». Cette décision tactique reste par conséquent associée à une espèce de conflit ou de tension scripturaux visibles dans des reformulations qui sont perçues, dans le cadre du genre, comme des manifestations de la discontinuité que Mme de Saintonge pratique lorsqu’elle dévie consciemment la praxis courante du genre. 12
Le terme-concept de « générosité », tout comme celui d’« honnêteté » ou de « bienséance » sont utilisés selon le principe de signification développé dans les traductions des années vingt, mais sans les connotations dont ils étaient entourés à l’époque. Ils appartiennent à un lexique courant et intégré dans la simplification rhétorique et stylistique que le texte de Saintonge encourage, comme le montre très clairement l’extrait retiré de l’histoire d’Abindarraez et Xarifa, dans une réplique du Maure adressée à Rodrigo de Narváez: « Matarme – respondió el Moro – está en tu mano como dizes, pero no me hará tanto mal la fortuna que pueda ser vencido, sino de quien mucho ha que me he dexado vencer, y este solo contento me queda de la prisión a que mi desdicha me ha traydo. » (Montemayor, 1970: 207); « Le Maure lui dit: Puisque le sort des armes m’est si contraire, je veux bien être redevable de la vie à ta Générosité. » (Saintonge, 1733: 124).
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En ce sens, la dilution constante de beaucoup des symboles et des emblèmes du monde arcadique – intégré dans une sémantique schématisée du roman pastoral canonique – devient un symptôme de cette déviation générique qui affleure dans la discontinuité de la réécriture pratiquée dans la traduction. Elle se reflète, tout d’abord, dans une synthétisation significative de ces éléments textuels, laquelle s’exprime par l’élimination de structures propres au formalisme du genre tels que l’omission volontaire des chants d’Orphée et de Turia dont l’étrangeté et la teneur épique n’avaient plus aucune signification pour le public de l’époque et deviendraient anachroniques dans une nouvelle sentimentale. Le nouveau texte se développe ainsi dans l’espacement (ou intervalle esthétique) qu’il instaure par rapport à l’original, en recourant à une fragmentation de l’énoncé pastoral, obtenue par une espèce de désacralisation de l’espace bucolique. De plus, cette fragmentation est mise en évidence, dans le cadre d’un choix formel, par la transformation de la réécriture des Dianas en écriture d’une nouvelle galante et elle est annoncée très clairement dans l’ouverture narrative du texte de Saintonge. La traductrice y élucide le lecteur sur l’éloignement temporel et esthétique qui sépare les bergers ibériques (ou ceux de l’Antiquité) de l’univers de signification qui les caractérise à la fin du XVIIe siècle: Les bergers des siecles passés ressembloient si peu à ceux de ce tems-ci, qu’on doit s’en former une idée toute diférente. L’opulence et la politesse regnoient parmi eux, et l’on ne les nommoit Bergers que par raport à leur riches troupeaux. S’ils avoient pu se défendre d’aimer, ils auroient jouï d’un bonheur tranquile; mais l’impéreux Amour, qui veut regner souverainement sur tous les cœurs, n’exerce pas moins sa tyranie dans les cabanes, que dans les palais des Rois. (Saintonge, 1733: 1-2)
L’autorité de Mme de Saintonge sur l’écriture est tellement exubérante qu’elle se permet d’évoquer un certain anachronisme du texte pour justifier le refus de la topique du genre qui caractérise sa réécriture et la temporalité qui s’y inscrit. Elle élimine notamment les instruments du chant et le chant orphique des nymphes, les divertissements pastoraux, les longs discours qui tendent à développer une casuistique amoureuse et qui sont associés à la triade « Amour-TempsFortune », en tant qu’éléments structurants de l’intrigue elle-même. En somme, le texte-adaptation de Mme Gillot de Saintonge opère une nouvelle mise en contexte générique qui conduit, dans une certaine mesure, au remplacement de l’espace pastoral par l’espace galant: les
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motifs bucoliques de description des personnages sont transposés dans une perspective de substitution d’un texte par un autre, les nymphes de Montemayor apparaissant comme des figures galantes 13 . Ou alors, ce nouveau contexte rend viable la déconstruction du pacte romanesque et pastoral lorsqu’elle exhibe, devant le lecteur, l’échange d’identités que la condition bucolique sous-tend. Les personnages ne sont alors plus que des « Acteurs » (Saintonge, 1733: 22) d’un univers fictionnel auquel la traductrice n’adhère que ponctuellement puisqu’elle affirme, sans ambages, que les « personnes illustres » (ou bergers) que Félicie reçoit dans son palais (à la fin du roman de Montemayor) sont les « Grands d’Espagne » qu’elle avait elle-même déguisés dans le cadre de la fiction essentielle des « Libros de pastores » (comme l’indique le titre de 1733): « Je puis bien me servir de ce terme, puisque c’étoit autant de Grands d’Espagne, que j’ai déguisé sous des noms de Bergers. » (Saintonge, 1733: 181). La nécessité de procéder à certaines distorsions textuelles se trouve donc sous-jacente à ce démontage du pacte fictionnel qui est déjà inscrit, à l’état embryonnaire, dans la construction du romanesque pastoral. Ces distorsions accompagnent, dans ce mouvement de traductionadaptation, le passage du roman pastoral à la nouvelle galante, à savoir la création de deux textes différents à partir d’un seul original. La démystification et le démontage de la topique qui impliquaient la construction d’une sémantique de l’espace arcadique deviennent ainsi une des manifestations ou des conséquences de cette tendance à la métamorphose générique qui est visible dans la version de 1699-1733 et qui est perçue dans une manière très particulière de juger la littéralité du texte premier. La traduction devient production personnelle (plus que reproduction) et engendre un texte-adaptation dans lequel convergent les différentes façons de percevoir les modes de signification de la nouvelle qui est annoncée dans l’espace péritextuel. Ceci est flagrant notamment dans la transformation du romanesque pastoral en un romanesque galant, dans la métamorphose de la Préciosité bucolique en une Préciosité galante ainsi que dans la reformulation de l’univers
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La description traditionnelle des nymphes dans Los siete libros de la Diana (Montemayor, 1970: 71) est ainsi transposée par Saintonge: « Ils virent au travers des arbres trois Nymphes d’une beauté et d’une parure surprenante; il n’y avoit rien de mieux entendu que leurs habits, et leur coifure étoit des plus galantes. » (Saintonge, 1733: 27).
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fictionnel des « Libros de pastores » en une fiction allégorique proposée par le regroupement des contes qui mettent un terme au roman. Depuis le sous-titre de 1733, dans lequel figure l’allusion aux « aventures secrètes » jusqu’à la préface « Au Lecteur », dans laquelle elle mentionne la tendance des Espagnols à écrire des nouvelles galantes pleines d’« esprit et de délicatesse », la traductrice a soin d’insérer, dans une typologie générique précise, un roman étranger qu’elle adapte à la production et au public français de cette fin de siècle ouvert à une dynamique de « divertissement », intégrée dans une vision du roman qui le conçoit comme un miroir de la vie mondaine et donc d’un « privé réaliste » 14 . La nouvelle galante s’intéresse en effet à la vie privée des personnages – d’où la récupération galante des cas amoureux ibériques de Jorge de Montemayor et des aventures les plus représentatives d’Alonso Pérez et de Gil Polo, présents dans l’exhibition constante de la « galanterie des Bergers de cette Province » (Saintonge, 1733: 44). Ceci implique l’évolution des conduites amoureuses et des intrigues qui leur donnent forme et qui formalisent un ensemble d’aventures qui sont en parfait accord avec ce « genre divertissant » (Gevrey, 1988: 11). Les mondains recourent en effet non seulement aux plaisirs de la conversation et de la correspondance mais aussi à une production romanesque intimement liée à leurs « divertissements ».
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Selon Dorothy Dallas, si l’on consulte les catalogues des anciens romans, on constate que certains textes galants sont anonymes – Amitiez, Amours et Amourettes (1664); Le Mariage de l’Amour et de l’Amitié (1666); Julie. Nouvelle galante et amoureuse (1671); Les moyens de se guérir de l’amour (1681); d’autres sont évidemment signés par leur auteur et suivent la vogue des cartes allégoriques et attestent ainsi de la reconnaissance du genre – Sercy, Le Grand Almanach de l’Amour; Voyage de la Province de l’Amour (1657); idem, La Carte du Royaume des Précieuses et La Carte du Royaume d’Amour in Le Recueil des pièces en prose les plus agréables de ce temps (1658); Sorel, La Carte de mariage in Œuvres diverses (1663); Abbé Tallemant, Le Voyage de l’Isles d’Amour (1663); Louis Moréri, Le Pays d’Amour (1665); M. du Peret ou Geneviève Gomez de Gasconcelles, La Cour d’Amour ou les Bergers galans (1667); Caillères, La logique des amants (1668); Mme de Villedieu, Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière (1672); idem, Les Amours de Grands Hommes (1678); Préchac, Les Nouvelles galantes du Temps et à la mode (1680). Outre qu’elle situe la production la plus exubérante des nouvelles galantes entre 1660 et 1680, D. Dallas reconnaît toute la pertinence qu’a eue pour le développement de la littérature galante La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette (Dallas, 1932: 93120).
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Ainsi, le « réalisme galant » – expression employée par Mme de Villedieu à propos des textes de Segrais – marque une étape dans l’évolution du roman dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Cette évolution résulte de la formation d’un nouveau goût qui s’est imposé après la Fronde 15 , et s’oriente vers l’absence d’une intention historique explicite (contrairement à celle de la nouvelle historique de SaintRéal). Cette nouvelle orientation est visible dans la traduction de 1699-1733 et dans les modulations sémantiques que le romanesque y acquiert. La sémantique de l’écriture menée par l’espacement d’ordre générique assumé dans une praxis codifiée de la réécriture se répète dans plusieurs histoires galantes qui, lorsqu’elles sont transposées d’un modèle littéraire donné vers un modèle différent mais qui était d’une manière ou d’une autre contenu dans le premier (ou passible d’être « trans-écrit » à travers le premier) reflètent inévitablement la métamorphose à laquelle sont soumis les cas amoureux pastoraux. Par exemple, dans l’histoire de Selvagia, la traductrice réécrit Montemayor en exploitant la situation topique des chaînes des amours contrariées et en l’inscrivant, grâce aux changements rhétoriques et stylistiques introduits, dans le cadre de la galanterie amoureuse: ¡Ved qué estraño embuste de amor! (…) Era la más nueva cosa del mundo oyr cómo dezía Alanio sospirando: ¡hay Ysmenia!; y como Ysmenia dezía: ¡hay Montano!; y cómo Montano dezía: ¡hay Selvagia!; y cómo la triste de Selvagia dezía: ¡hay mi Alanio! (Montemayor, 1970: 52) Cette nouvelle conquête [Montan-Selvagie] redoubla mes inquietudes; je craignois que cela n’obligeât ma rivalle à renoüer avec mon ingrat [Alanio]. L’amour pour redoubler notre embaras, sembloit prendre plaisir à nous faire rencontrer tous quatre ensemble. (…) C’étoit une chose des plus singulieres à voir; chacun de nous se plaignoit à la personne qu’il aimoit, sans faire attention au reste. Je demandai à mon infidele, pourquoi il avoit cessé de m’aimer, il regardoit tendrement Ismenie, et la prioit de lui pardonner, et cette Bergere faisoit des reproches à Montan, qui n’étoit occupé qu’à me parler de son amour. (Saintonge, 1733: 23-24).
En revanche, dans l’histoire de Felismena qui est peut-être celle qui cède le plus significativement – en raison des virtualités d’une 15
Viala souligne, dans ce contexte, l’importance du texte de Guéret Le Parnasse reformé (1667), dans lequel la dépuration à laquelle on veut atteindre n’est pas strictement liée à un purisme linguistique mais à la galanterie et au goût galant imposé après la Fronde (Viala, 1985: 158).
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intrigue de cour – aux jeux de métamorphose scripturale, elle fait surtout reposer ces jeux sur le passage intentionnel des figures des Bergers aux figures des Amants. Ces derniers sont capables de transformer des tournois et des sérénades en galanteries, dans une atmosphère qui se situe entre la passion et la jalousie ou alors ils sont susceptibles d’utiliser l’art épistolaire (comme la lettre que Celia adresse à Don Felis) dans un style filtré par les codes galants: Nunca cosa que yo sospechasse de vuestros amores, dió tan lexos de la verdad que me diesse ocasión de no creer más vezes a mi sospecha, que a vuestra disculpa, y si en esto os hago agravio, poneldo a cuenta de vuestro descuydo, que bien pudiérades negar los amores passados y no dar ocasión a que por vuestra confessión os condenasse. Dezís que fuy causa que olvidássedes los amores primeros; consoláos con que no faltará otra que lo sea de los segundos. (Montemayor, 1970: 115). Si vous avez cru vous faire un merite auprès de moi, en me sacrifiant votre premiere Maîtresse, vous m’avez mal connue; je suis trop delicate pour estimer la conquête d’un Cœur que je ne dois qu’à sa legereté. Vous me jurez que jamais rien ne poura éteindre les feux dont vous brulez pour moi, et en même tems vous m’aprenez que vous êtes un infidele; dois-je comter sur vos sermens, puisque vous ne faites aucun scrupule de les trahir. Si j’avois su quelque chose de votre premiere passion, je vous pardonnerois de me l’avoir avouée: mais puisque je l’ignorois, rien ne peut justifier une si grande indiscretion, et vous me donnez lieu de croire que vous avez plus de vanité que d’amour. Vous m’accusez d’etre cause de votre inconstance, vous ferez bientôt le meme reproche à un autre. (Saintonge, 1733: 66-67).
Le passage des cas amoureux aux histoires galantes est tout aussi significatif dans l’histoire d’Abindarraez et Xarifa en tant que manifestation évidente de la tradition du roman hispano-mauresque dans la littérature française. Cette histoire est conservée, avec une certaine exubérance (le plaisir du roman comme « divertissement ») par la traductrice qui est pleinement consciente des possibilités essentielles de la galanterie des Maures exploitée par Jorge de Montemayor et hypostasiée dans la réécriture de la nouvelle. Elle y réaffirme le cadre étranger qui est sous-jacent à l’histoire et à sa relation intrinsèque avec les sentiments et les attitudes qui agitent les personnages, dont le langage métaphorique et galant va à la rencontre du goût d’un nouveau public mondain 16 . Mme de Saintonge en arrive ainsi à créer une suite 16
« Se fué camino de Coyn a mucha priessa »; « [réplique d’Abindindarráez] Siempre vays, alma mía, acrescentándome las mercedes; hágase lo que vos quereys, que assí lo
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pour son histoire galante (la transposition créative du passé de l’écriture et de celui de la réécriture de Colin, de Chappuys, de Pavillon, de Bertranet, de Vitray et de Rémy à la nouvelle réécriture) en ajoutant des éléments romanesques originaux à la structure de l’intrigue tels que la passion d’un prince pour Lucie, la fille de Disteo 17 ou des fragments-commentaires qui, par leur style, sont proches de la nouvelle galante que le texte devient: Le lendemain Parthenio et Delicio ne songerent qu’à se ménager quelques momens d’entretien avec leurs aimables Nymphes. Ils se dirent tout ce que la tendresse peut inspirer à des Amans qui ont soufert les chagrins de l’absence. Ils n’auroient jamais fini, si la bienséance ne les eût obligés de rejoindre la compagnie. (Saintonge, 1733: 313)
Les « bergers des siecles passes » passent ainsi par un processus de modernisation qui, en s’inscrivant dans un mouvement de renouvellement de la (ré)écriture du roman de la fin du siècle, transforme la tyrannie amoureuse (qui avait envahi le monde des bergers de Los siete libros de la Diana ou celui des bergers français de L’Astrée) en un état d’« égarement du cœur et de l’esprit ». Cet état, qui est décisif dans le parcours existentiel des personnages, reflète une idée de « culture de la sensibilité » (admise tout au long du XVIIIe siècle) qui est aussi, comme le fait observer Peter France, « une politesse où le cœur a plus de part » (France, 1990: 104). C’est à ce titre que la traductrice de 1699-1733 présente Sireno, au début de la syntaxe narrative, comme un exemple des égarements provoqués par le changement de sa bien-aimée Diana, d’une part, en faisant appel à un registre romanesque plus proche de cette nouvelle sensibilité et, d’autre part, en estompant, par l’euphémisme, les images tourmentées de l’homme consumé par la passion, lesquelles avaient été travaillées, jusqu’à
quiero yo » (Montemayor, 1970: 215; 218); « Abinzerage reprit au galop le chemin de Coin, il fit tant de diligence qu’il sembloit que l’amour lui ût prêté ses aîles »; « Vous me redonnerez la vie, s’écria t-il, par cete derniere marque de votre tendresse, et je vous en aimerois mille fois davantage, si l’on pouvoit ajoûter quelque chose à l’ardeur que j’ai pour vous. » (Saintonge, 1733: 137; 139-140). 17 « Le sort ne me pouvoit pas être plus favorable. Lucie, fille de Dietée, étoit tresbelle; le Prince d’Eolie sentit d’abord pour elle de ces mouvemens qui conduisent à l’amour. Toute la compagnie étoit animée d’un esprit de joie, il n’y avoit que Persile de rêveur; il ccraignoit que Delicio n’eût du ressentiment de ce qu’il avoit voulu atenter à sa vie. » (Saintonge, 1733: 311-312).
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l’épuisement, par Jorge de Montemayor et par ses continuateurs 18 . C’est également dans le cadre de cette même sensibilité esthétique que, pour clôturer son roman, Saintonge reprend tantôt deux personnages d’Alonso Pérez – Cardenia et Fausto –, tantôt le couple DianaSireno, pour montrer, grâce à l’autonomie acquise par son écriture, comment sublimer les égarements par la fidélité et la constance, dans une éthique de la fiction qui s’accomplit dans le dénouement, avant et après le récit des contes allégoriques (eux aussi à teneur partiellement moralisante): Sa vuë [de Cardenie] causa une extrême surprise à ce Berger [Fauste]; elle lui fit des reproches tendres, et les acompagna de tant de larmes, qu’il en fut penetré d’un sincere repentir, il se jeta à ses piés, et lui jura qu’il répareroit ses égaremens par une fidélité exacte. (…) Quelques jours aprês, Diane et Syrene quiterent ce charmant Palais, pour retourner à leur hameau. Ils y furent reçus avec de grandes marques de joie; et on les regarda toujours come un exemple d’amour et de constance. (Saintonge, 1733: 357; 446).
Plus qu’une manipulation de l’écriture, cette transposition catégorique de la réécriture fixée auparavant, dans le cadre de la conception de certaines normes génériques, émane d’une littérature qui s’adapte à une « urbanité » qui est aussi celle du public. Elle s’inscrit dans un contexte où la condition féminine prend une importance toute particulière 19 (notons la ressemblance étonnante entre la fin de la nouvelle de Saintonge et celle de La Princesse de Montpensier et de La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette) et où l’on s’essaye à de nouveaux exercices formels – comme la nouvelle galante (et son écriture à partir du roman pastoral). La production personnelle de Mme Gillot de Saintonge (Histoire Secrète de Dom Antoine Roy de Portugal tirée des mémoires de Dom Gomes de Vasconcellos et Poesies diverses de Madame de Sainctonge – 2 volumes) prouve, dans le cas du texte historique et ce malgré un désir de vraisemblance qui le supporte et qui est 18
« Sireine, un des plus aimables Bergers de la Province d’Esla, en fit la cruelle expérience. Il aimoit éperdument une Bergere nommée Diane; il avoit le plaisir de la voir: répondre à sa passion: mais cet Amant infortuné fut obligé de faire un voiage au delà des Montagnes de Leon; il aprit en revenant, qu’elle étoit mariée. Une nouvelle si peu attendue le jetta dans un desespoir qu’il seroit dificile d’exprimer; la douleur le pénetra de telle sorte, que ne pouvant plus se soutenir, il s’arrêta dans l’agréable Prairie que le fleuve d’Esla arrose. Ce lieu lui retraça dans la memoire le tems heureux où il avoit eu si souvent le plaisir d’entretenir Diane. » (Saintonge, 1733: 2-3). 19 Voir, entre autres études: Grande, 1999, Sweetser, 1991.
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mentionné dans l’« Avertissement » 20 , que le secret qui entoure cette période de l’Histoire du Portugal (le mythe créé autour de la mort mystérieuse du Roi Sébastien) peut devenir un important élément romanesque et justifier la reformulation d’un texte sous forme de mémoires (topos particulièrement pertinent au siècle suivant). Mais l’élément romanesque est accentué plus nettement encore dans les deux tomes des Poesies diverses par le recours exhaustif à la fantaisie dans le premier texte – « Les charmes des saisons, Ballet » –, une fable mythologique présentée sous la forme d’un ballet de cour (proche de la sémantique de la pastorale dramatique) dans laquelle l’identité des personnages est révélée, dès le début, dans une galerie où défilent Apollon, des nymphes, la figure du berger amoureux, la « troupe d’amants heureux », entre autres. Par ailleurs, il est renforcé par le choix de formes littéraires qui, d’une certaine façon, assurent une lecture particulière de la fiction: « Ballade », « Bouquets », « Conte », « Enigmes », « Epistres », « Idilles », « Lettres en vers semez », « Madrigaux », « Portraits », « Sonnets en bouts-rimez » (Saintonge, 21714 a-b). C’est pourquoi, le romanesque galant qui découle de la reformulation du romanesque pastoral et qui, dans une intertextualité plus ou moins flagrante, transparaît dans les autres textes de la traductrice, montre une contiguïté signifiante avec une autre distorsion développée dans le texte-adaptation de Mme de Saintonge. Cette distorsion est explicitée dans la métamorphose d’une Préciosité bucolique – cultivée, à foison, par Abraham Rémy et par Antoine Vitray – en une Préciosité galante qui est désormais ouverte aux codes de la galanterie et qui reflète un élargissement de la politesse mondaine à un public plus vaste qui a des exigences de lecture tournées vers le « divertissement ». Ce divertissement est privilégié par la nouvelle à la suite des lettres et des vers de Voiture, de Balzac et de Mme de Sévigné, de pièces comme Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, lesquels alimentaient le plaisir de l’esprit et animaient le « commerce mondain » (Bray, 1960: 144-149). Au cours de la transposition dynamique des romans de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo à la nouvelle de Mme Gillot de Saintonge, certains signes mettent en évidence cette nouvelle 20 « On doit être persuadé que je ne raporte rien dans la vie de Dom Antoine Roy de Portugal, qui ne soit tres-véritable; j’ay pour maxime qu’il n’est permis de donner l’effort à son imagination, que lors qu’on écrit des Romans » (Saintonge, 1696).
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perception du code précieux qui est dorénavant intégré dans une nouvelle galante et non plus dans un romanesque pastoral. Mme de Saintonge adhère en effet à l’expression d’une préciosité plus moderne et plus urbaine en puisant dans les romans ibériques certaines descriptions d’ornements de cour qui, parce qu’ils sont déjà formalisés dans le milieu de cour créé dans la Diana et compris dans leur contiguïté avec le milieu pastoral, sont formellement mis en relief dans la nouvelle galante. Par exemple, la description des vêtements de Don Felis est accentuée et très détaillée dans un énoncé qui subit des coupures radicales découlant de la cohésion narrative caractéristique de la nouvelle: J’étois ocupée du plaisir que me causoit l’esperance de le voir, lorsqu’il parut monté sur un tres beau cheval; sa housse étoit de velours bleu, brodée de perles, et garnie autour de frange d’or. Son habit étoit des plus magnifiques, la dorure et les pierreries n’y étoient point épargnées, ses plumes étoient bleues et blanches, son épée et son poignard étoient enrichis de diamans; il avoit une suite nombreuse, et sa livrée étoit des mieux entendues, elle étoit bleue avec des bandes de velours oranger, et des agrémens d’argent. (Saintonge, 1733: 59-60); (Montemayor, 1970: 111).
C’est aussi ce qui se produit avec Abindarraez, un personnage qui, comme on l’a vu, dépeint, à lui seul, la galanterie des Maures et leur exotisme suivant le goût du public de l’époque, comme le souligne, d’ailleurs, la traductrice qui justifie ainsi ses choix d’écriture: Ils [les Abencerrajes] avoient de la liberalité et beaucoup de politesse, et malgré leurs grandes ocupations ils ne laissoient pas d’imaginer tous les jours des modes et des fêtes galantes pour se rendre agréables aux Dames, et toutes se faisoient une gloire d’avoir un Abinzerage pour Amant (Saintonge, 1733: 127-8) 21 .
Par ailleurs, les portraits de la femme, reflétant une pleine conscience de la pertinence assumée par la condition féminine dans la conception et la réception de l’écriture, font l’objet d’une spéculation scripturale qui est évidemment conforme à une nouvelle perception de la préciosité mondaine. Cela permet à la traductrice de mettre sur un 21
Traduction de « Eran [los Abencerrajes] maestros de los trajes, de las invenciones, la cortesía y servicio de las damas; andava en ellos en su verdadero punto; nunca Abencerraje sirvió dama de quien no fuesse favorescido, ni dama se tuvo por digna deste nombre que tuviesse Abencerraje por servidor » (Montemayor, 1970: 208).
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même registre romanesque, la description d’une bergère appartenant à l’univers bucolique d’Alonso Pérez et la description d’une princesse, protagoniste de l’un des contes allégoriques – « L’Heureux Larcin » –, intégrée dans un monde de cour et de fantaisie. Ces deux portraits mettent en avant une relation métonymique entre les deux mondes, laquelle est tacitement fixée par les codes pastoraux et, désormais, accentuée dans une transposition galante de l’écriture étrangère. C’est dans ce cadre que la traductrice considère la France (par la médiation d’un personnage des contes) comme le « pays des femmes » 22 : (…) entro vna pastora en habito disfarçado, tan gallarda en su persona quãto por sus discretas razones eminente en entendimiento ser juzgue: delas quales dos cosas tuue sana afficion, que otra cosa no auia de que, pues todo lo demas el enojoso velo encubria. Acabo de rato por darme le malo. saco vna mano: vna mano os digo que saco, que no se como encubierto tal resplandor auia podido estar. De cuya vista de tal manera mis ojos quedaron ciegos para alumbrarme el entendimiento, q aunque despues su rostro descubrio, me falto con que mirarle. (Alonso Pérez, 1564: 37a). (…) il entra une Bergere admirablement bien faite. Elle avoit un voile qui lui cachoit le visage. En s’aprochant de mon ami elle nous laissa voir une main d’une blancheur et d’une beauté surprenante; je sentis dans ce moment un trouble agréable. La douceur de sa voix, et l’esprit qu’elle fit paroitre dans tout ce qu’elle dit, acheverent de me charmer. Elle sortit dans le moment que j’étois ocupé à demander son nom, et depuis je n’ai pu la rencontrer. (Saintonge, 1733: 196). Ils rencontrerent la Princesse qui venoit de la chasse; l’équipage galant où elle étoit, ajoûtoit un nouvel éclat à sa beauté; son cheval étoit blanc à la reserve de la queuë et des oreilles qu’il avoit plus noires que du geai; son mord et sa bride étoient enrichis de diamans aussi-bien que sa housse, son crin étoit renoué de rubans incarnats et or. Il sembloit que ce superbe animal étoit tout fier de porter une si belle personne. Son casque étoit ombragé de plumes de diférentes couleurs; ses cheveux d’un blond cendré tomboient negligemment par grosses boucles sur ses epaules; les pierreries dont son habit étoit enrichi, sembloient par leur brillant le vouloir disputer à celui de ses yeux; mais le feu qui en partoit, étoit encore plus vif et plus éblouissant: elle avoit pour armes un arc et des fleches. (Saintonge, 1733: 370).
Cette spécularité scripturale, ancrée dans une Préciosité plus ample et dans une vision du monde qui est, d’une certaine façon, condition22 Voir le conte « L’Amant ingenieux »: « elle [Drucile] savoit que la France étoit sa patrie, et qu’il n’y a point de sejour plus heureux pour les femmes » (Saintonge, 1733: 434).
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née par la perspective féminine qui se reflète dans l’écriture romanesque de l’époque, se croise également dans le texte-adaptation avec le choix d’un exotisme voilé qui marque certains portraits féminins et qui conserve, dans la nouvelle galante, des traits d’un pastoralisme cultivé par Honoré d’Urfé (dans les portraits des bergères et des nymphes ou dans le travestissement de Céladon). Ainsi, dans la description de Belise, la traductrice exploite une certaine sensualité qui s’exhale déjà dans le texte de Montemayor (Montemayor, 1970: 132) 23 en créant des situations textuelles dans lesquelles la lecture érotique infiltre les lectures pastorale et galante et s’ajuste à une sensibilité précieuse que Saintonge a su travailler dans sa réécriture. Finalement, la version de la traductrice encourage (dans ce qui est peut-être la transposition la plus subversive des normes scripturales pastorales) la transformation abrupte de l’univers fictionnel des « Libros de Pastores » en une fiction allégorique et fantaisiste que l’on retrouve dans l’introduction d’un ensemble de contes – « L’heureux larcin », « La princesse des isles inconues », « L’amant ingenieux », « L’origine des contes ou le triomphe de la Folie sur le Bon-Gout » – lesquels mettent fin au roman et sont racontés aux bergers par la nymphe Dorida dans le palais de Félicie. Annoncés comme une espèce de mise en abyme de la fiction dans la fiction et intégrés dans l’« invention galante » de Saintonge, dans un souci évident de divertissement de l’auditoire (« Felicie dit à Doride de leur faire quelque histoire pour les divertir » (Saintonge, 1733: 360)), ces contes écrits par la traductrice fragmentent et déforment le discours pastoral en pressentant un intervalle esthétique. En fait, l’interprétation du texte pastoral en tant que fiction essentielle, dans les années vingt, impose un espacement critique au temps de la traductrice de 1699-1733: bien qu’elle puisse représenter les aventures secrètes des « grands d’Espagne », elle se permet, d’un côté, d’introduire logiquement des contes allégoriques et fantaisistes et, de l’autre, d’encourager la mise à distance qui justifie le remplacement inopiné du roman par le conte ou plutôt, par la nouvelle qui inclut le 23
« Ils la regarderent avec autant de plaisir que d’admiration. sa robe et sa jupe étoient de satin bleu; son corps qui étoit un peu délassé par devant, laissoit voir au travers d’une toile tres fine une gorge admirable, et d’un blanc que rien ne pouvoit éfacer. Ses cheveux étoient d’un blond cendré, et tomboient négligeamment sur sa gorge par grosses boucles: mais ce desordre étoit mille fois plus agréable que l’arangement le plus regulier. » (Saintonge, 1733: 81-82).
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conte. Par conséquent, quoique le texte bucolique se replie sur luimême et sur ses normes d’écriture, il existe une possibilité d’ouverture implicite à sa propre sémantique. Cette ouverture explique, à la fin du XVIIe siècle, à une époque de crises et de changements où le roman ancien côtoyait les contes de fées de Perrault et de Mme d’Aulnoy, l’intégration des contes allégoriques dans un cadre strictement bucolique comme le palais de Félicie, espace vers lequel tout converge et où la magie se confond avec l’essence même de l’imagination littéraire. Ainsi, la contiguïté qui unit les histoires galantes pastorales racontées dans la nouvelle du texte-adaptation et les contes de fées reflète, d’une certaine manière, le succès que ces derniers ont recueilli, à la fin du règne de Louis XIV, dans les maisons d’édition, ce qui leur a permis de circuler dans la Bibliothèque Bleue. Il semble donc tout à fait logique d’intégrer le conte dans la nouvelle, du point de vue de sa conception et de sa réception, si l’on considère qu’un tel genre était très apprécié par un auditoire-modèle, produit par des écrivains qui fréquentaient les cercles littéraires et la cour et qui par conséquent évoquaient les valeurs du Grand Roi par le biais de l’allégorie, à la fin du XVIIe siècle – au moment où l’image du Roi Soleil est remplacée par celle de Louis le Grand (Apostolidès, 1989: 314-320) 24 . Ainsi, inclure les quatre contes allégoriques dans les romans de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo, c’est mettre en évidence, dans le cadre d’une historicité qu’il est difficile de dissimuler en traduction, la relation implicite de la réécriture avec une poétique donnée qui tend à se fixer tout au long du texte-adaptation. Et ce d’autant plus qu’on emploie continuellement un langage métaphorique, en désignant les personnages des bergers par « Acteurs » ou le cadre de l’intrigue par « scène » pour traduire la fiction essentielle du texte pastoral qui devient désormais une nouvelle, susceptible d’accueillir des contes procédant d’un travail intensif de la fiction dans la fiction – « Cependant les divertissemens continuoient au Palais de Diane; car il y demeura encore beaucoup d’acteurs sur la scene. » (Saintonge, 1733: 320) 24
L’auteur donne comme exemple de cette évocation des valeurs du Grand Roi par les contes de fées, les textes d’Henriette-Julie de Castelnau, comtesse de Murat, Histoires sublimes et allégoriques, dédiées aux fées modernes (1699), et de Jean de Préchac, Sans-parangon (1698), dans lesquels Louis XIV est le héros dans un théâtre de fées qui représente son règne sous la forme d’une allégorie et qui célèbre l’extraordinaire caractère du monarque (Apostolidès, 1989: 319).
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C’est pourquoi, si le dernier texte – « L’origine des contes ou le triomphe de la Folie sur le Bon-Gout » – définit, dans la clôture du roman, une théorisation implicite sur l’éthique de l’écriture et du goût des œuvres produites alors, en mettant en relief un fondement axiologique et épistémologique des trois contes précédents, ces derniers se plient à l’objectif de divertissement ou de distorsion du texteadaptation. Ainsi, dans « La princesse des isles inconues » apparaissent des personnages appartenant à un univers purement fantaisiste – le Ténébreux Roi des Espaces imaginaires, le Roi des Isles Incconües, un Nain – pour raconter l’histoire d’un amour qui semble impossible pour des raisons politiques. On y voit se dérouler différentes intrigues de nature surnaturelle qui rapprochent et éloignent les amants, à cause de la tyrannie du roi des « Isles inconnues », lequel finit pourtant par mourir. La diégèse, cet événement moralisant, s’achemine ainsi vers le mariage des amants et d’autres personnages secondaires. Le schéma structural, le plan de péripéties et surtout le cadre fantaisiste qui sert de décor aux contes racontés devant les personnages ibériques qui se trouvent dans le palais de Félicie, s’adaptent aisément, tantôt aux conventions des contes de fées divulguées à l’époque, tantôt au merveilleux pastoral visible, d’emblée, dans le décor-scène (l’espace de la prêtresse de Montemayor) qui entoure la narration. Mais la nature des péripéties, le registre dans lequel elles sont énoncées ainsi que l’essence de l’univers de fantaisie évoqué – proche du monde féérique de Perrault ou de Mme d’Aulnoy dans « La princesse des isles Inconnues » ou rappelant le registre burlesque de Paul Scarron dans « L’heureux larcin » et dans « L’amant ingenieux » – sont peu compatibles avec la signification inhérente au roman pastoral et transgressent facilement l’archétype bucolique. Ainsi, la relation qui s’établit entre l’original et la traduction reflète, en ce qui concerne le texte-adaptation de la nouvelle galante de Mme Gillot de Saintonge, la modification radicale du texte premier, à l’un des moments (situés historiquement) de sa survie, c’est-à-dire à l’un des moments de signification de son existence dans le métatexte et au-delà-du-texte. En somme, si la traduction est « une version qui privilégie en elle le texte à traduire, l’adaptation [est] celle qui privilégie (volontairement ou à son insu, peu importe) tout ce hors-texte fait des idées du traducteur sur le langage et sur la littérature, sur le possible et l’impossible (par quoi il se situe) et dont il fait le sous-texte qui envahit le texte à traduire. » (Meschonnic, 1999: 185). En ce qui
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concerne Mme de Saintonge, le sous-texte qui envahit le texte à traduire dévoile cette incapacité à lire le roman pastoral canonique à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle et ce même si on peut toujours le transposer ou le réécrire dans l’espace heuristique de la différence que le littéraire inclut forcément (et que la réécriture fait éclore plus nettement). INTERVALLES DU DISCOURS: TEXTE ET MEMOIRE
Au temps des Lumières, réécrire signifiait donc donner corps à une initiative culturelle assumée dans son essence la plus profonde. Il s’agissait d’une espèce de don que l’écrivain-traducteur faisait au public, d’une sorte d’enrichissement du savoir et d’ouverture à la connaissance du monde par le biais du littéraire et par le biais d’une vision encyclopédique qui repose sur le geste d’écrire l’autre dans sa propre langue pour le faire connaître par la transposition dite et pensée. Et ce d’autant plus que le traducteur du XVIIIe siècle réécrivait pour un large public, qui s’était imposé peu à peu entre la mort de Louis XIV et la Révolution, et dont il acceptait tacitement à la fois la diversité et la quête continuelle de culture. Pour preuve, des faits de lecture qui sont aussi des faits de culture: la vaste diffusion qu’a obtenue la Bibliothèque Bleue destinée à de grands auditoires; la pertinence assumée par les cabinets de lecture, à Paris et en province, fréquentés surtout par la bourgeoisie; la divulgation que les œuvres récemment éditées (périodiques et œuvres diverses) permettaient ou même la diffusion de textes clandestins; la discussion philosophique qui orientait la conversation dans les nouveaux Salons qui s’éloignent de la « chambre bleue » de Rambouillet ou du cercle précieux de Mlle de Scudéry; la symbolique associée aux cafés où régnait l’esprit public ou aux petites sociétés de la pensée liées à la franc-maçonnerie et aux académies qui sont les dépositaires du débat philosophique et politique 25 . Toutes ces importantes institutions culturelles rendent compte de l’ouverture du domaine littéraire et de son fonctionnement, dans une dialectique spécifique, à la diversification de l’espace de réception, dans le cadre d’une multiplication des savoirs (ou d’un cosmopolitisme épistémologique) qui conduit à l’émergence d’un pouvoir intellectuel dans lequel la société civile jouait un rôle important. On 25
Voir: Dejean, 1989; Martin, 1988; Parent, 1984; Walter, 1984.
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donne ainsi libre cours à un imaginaire extrêmement vivant chez les auteurs des Lumières – visible dans les contes, les lettres, les essais et les dialogues contemporains (Goulemot, 1995: 223). Cet imaginaire résulte d’une spécularité qui est cultivée par rapport au public à atteindre (vaste et diversifié) et aux modes d’écriture et de lecture, c’està-dire de perception du texte littéraire, lesquels se reflètent forcément dans le concept et dans la praxis de la réécriture à une époque où Marsilly et Florian choisissent délibérément le « roman espagnol » de Montemayor (et de Gil Polo) 26 et de Cervantès. En ce sens, le traducteur du XVIIIe siècle est un scripteur des Lumières et contribue à former une identité culturelle et littéraire. La sélection des textes étrangers – Le Vayer de Marsilly ayant choisi Jorge de Montemayor et Gil Polo pour écrire son Roman espagnol en 1735 et Florian ayant imité La Galatea en 1784 – ainsi que les stratégies de traduction adoptées (et d’une certaine manière déjà énoncées dans les titres cités), peuvent participer à la formation de « canons domestiques » particuliers (Venuti, 1998: 67) qui, en se pliant à des manipulations scripturales spécifiques, révèlent et enrichissent les valeurs esthétiques nationales. Autrement dit, et prenant Marsilly et Florian comme exemples, les traductions de textes étrangers au XVIIIe siècle et l’exhibition constante de cette étrangeté (même si elle passe toujours par un processus de lecture-écriture) – Le Roman espagnol; Galatée, roman pastoral imité de Cervantès –, nous font comprendre que tout le processus obéit à une conscience que la réécriture conduira forcément à une confrontation qui s’intègre, sans ambages, dans l’ouverture à l’altérité que l’Encyclopédie signifie dans son ensemble. La conscience de l’autorité du texte canonisé, dans son essence, n’est toutefois pas remise en cause par le travail effectué. Ainsi, la réécriture pourra, parallèlement à cette fonction d’enrichissement du patrimoine littéraire national, représenter une forme expressive de confrontation générique qui se situe au niveau du canon et d’un jeu architextuel dans lequel un tel dialogue est susceptible de générer des formes particulières d’amplification de la textualité implicite à chaque genre. Après les flottements structuraux qui ont caractérisé le roman à 26
L’omission du roman d’Alonso Pérez – on passe en effet directement du texte de Jorge de Montemayor à celui de Gil Polo (extrêmement résumé) – montre que, dans sa lecture dirigée, le traducteur a choisi de faire connaître à son public seulement les textes valables, du point de vue esthétique, et ceux qui ont recueilli, dans la littérature espagnole, un plus grand succès de lecture.
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la fin du XVIIe siècle (à l’époque de la version galante de Mme Gillot de Saintonge), cette forme se situe encore sur un terrain ambivalent, mal circonscrit et périphérique; il se situe au seuil d’une quête formelle qui traduit aussi la recherche d’une idiosyncrasie personnelle dans le panorama littéraire français. Le paradoxe empreint à tel point cette précarité institutionnelle que certains romanciers semblent même mépriser le roman et le considérer comme un genre futile, les revues littéraires évitent le terme et certains encyclopédistes deviennent de véritables détracteurs de cette forme. À titre d’exemple, Marmontel sollicite l’article « roman » à Jaucourt qui valorisera cette forme à partir de la satire que Boileau fait du romanesque du XVIIe siècle. Toujours est-il que l’acquisition d’une identité propre, c’est-à-dire d’un statut littéraire, peut être favorisée par le contact avec une autre littérature. Ceci est parfaitement assimilé tant par Marsilly et Florian, lorsqu’ils veulent faire connaître au public du XVIIIe siècle deux romans consacrés de la littérature ibérique et espagnole, que par différents traducteurs des romans anglais de Richardson, Defoe, Swift, Fielding. Le roman semble en effet s’abriter derrière l’Histoire pour, d’une part, s’ouvrir, sans heurts, à la description du monde réel (Furet, 1965: 25) et, d’autre part, pour accueillir des formes perméables à la tradition de l’expression littéraire telles que la fiction pastorale. Conscients que l’irruption de mondes étrangers et de leur modernité – l’écriture de la différence – dans la littérature romanesque française permettait de mieux connaître la façon dont l’autre univers était géré en termes fictionnels et de mener une plus grande recherche anthropologique dans sa propre langue-culture, les écrivains des Lumières en sont arrivés à choisir des espaces de l’étranger que l’on retrouve dans la réécriture de Camoens, en 1735, mais surtout dans celle de textes des littératures russe, perse et sanskrite. À ce titre, la version des Mille et une nuits, Contes arabes (1704-1717) s’affirme comme la traduction française la plus prolixe du moment 27 . Les réécritures du Vayer de Marsilly et de Florian s’ancrent par conséquent dans l’espace axiologique de formation d’identités (culturelle, littéraire, romanesque) qui reflète, selon une conception théorique qui accompagne l’édition de l’Encyclopédie, une conscience plus ou moins aiguë de l’unité de la littérature européenne. Cette unité dans 27 Considérons, à ce propos, la réflexion d’Henri Meschonnic sur la fonction de la traduction au XVIIIe siècle français et sur la pertinence du charme de l’étranger (Meschonnic, 1999: 45).
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la diversité permet non seulement, dans le cadre d’une théorisation de la réécriture pressentie à l’époque, le rapprochement avec l’altérité, mais elle rend également viable une communion avec le goût français qui implique une certaine manipulation scripturale n’ayant néanmoins pas l’exubérance esthétique des « Belles infidèles » (ou de la traduction de Mme Gillot de Saintonge considérée par Marsilly comme une imitation extravagante, « sans goût »). Ainsi, alors que le traducteur du Roman espagnol considère dans son « Avertissement » que sa version est « libre », Florian, lui, reconnaît vouloir réaliser une imitation de Cervantès puisque le public français n’avait eu accès qu’à une version espagnole du roman, publiée en 1611 par César Oudin, dont l’accueil avait été médiocre (Cioranescu, 1983: 414) et ce même si Honoré d’Urfé avait cité le texte dans les Epistres morales (1603). Bien que s’orientant selon les critères pragmatiques du succès historique des deux textes, selon la durée et la possibilité intrinsèque qu’ils ont d’être réécrits dans une temporalité éloignée et différente de celle de l’écriture première, les traducteurs n’ont pas pour autant négligé cette modernisation du texte réécrit qui se justifie, d’ailleurs, par le caractère marginal associé à la fiction narrative. Ce nouveau texte s’adapte désormais à un nouvel espace de réception qui favorise l’universalisation du littéraire et l’ouverture à de nouvelles formes d’écriture ou qui, à la fin du siècle et sous l’action idéologique du Mercure de France et avec l’édition emblématique de La Bibliothèque Universelle des Romans (1775-1789), élit le texte comme un « objet de collection » sous les Lumières. C’est dans cette perspective que, d’une certaine façon, Florian imite Cervantès et il remporte un tel succès en figurant dans la bibliothèque des classiques du public cultivé auquel il s’adresse, qu’il publie, dans la suite, un texte pastoral, Estelle, œuvre dans laquelle il révèle une métaréflexion très pertinente sur le mode pastoral. Par ailleurs, dans l’Essai sur la pastorale qui précède son texte, Florian s’interroge sur l’adéquation du théâtre, de la poésie et du roman au code bucolique et il y souligne les affinités évidentes qui unissent le genre romanesque à la pastorale (affinités qui fondent peut-être sa traduction de Cervantès). Comme pour Marsilly et Florian, la traduction devient donc bien souvent un facteur de mémoire responsable de la (re)production des « textes-mémoire » et de leur actualisation dans une historicité irréductible qui les transforme en objets de culture ou en « objets de contemplation ». C’est ainsi que doit être perçu, dans Le Roman espa-
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gnol, le développement d’une sensibilité qui fait partie de la fonction littéraire de la traduction et des critères de valeur qui accentuent la dimension de l’universalité encyclopédique de textes qui doivent figurer dans la bibliothèque de tout lecteur cosmopolite d’alors. La sensibilité qui se dégage, par exemple, de la conversation sur l’espace de séparation des amants Sireno et Diana, évoqué par les nymphes de Jorge de Montemayor, dans un espace qui est sacralisé par la divinité et qui est devenu symbolique par rapport à un topos paradigmatique de la littérature pastorale, semble pouvoir représenter, en synecdoque, la consécration du roman dans son tout, à partir de la lecture distancée qui entoure la conception du « roman espagnol » – une fiction restituée dans le cadre de la cristallisation de cette dimension: (…) junto a una fuente que está cerca deste prado me dizen que fué la despedida de los dos digna de ser para siempre celebrada, según las amorosas razones que entre ellos passaron. (Montemayor, 1970: 72). (…) c’est ici qu’étant prêt à faire un voyage, sa Bergere reçut ses adieux, que la tendresse de leur amour doit garantir de l’oubli. Ce Dieu a fait de ce lieu champêtre un théatre où tout est plein de sa gloire. (Marsilly, 1735: 72).
Dans ce cadre qui transforme, par le biais de la transposition, le roman pastoral ibérique en un « texte-mémoire » et dans le sillage de ce mouvement de consécration du roman entamé par Marsilly, le traducteur peut mettre en évidence, en dehors des préfaces, son statut de critique, inscrit dans une temporalité qui est suggérée, dans les deux versions, par le choix de notes de fin de page à caractère explicatif 28 . Dans l’imitation de La Galatea de Cervantès, cette étrangeté et ce souci de l’expliquer, inhérent à une théorie de la traduction pratiquée à l’époque et surtout à l’intervalle esthétique ressenti par le traducteurécrivain (et lecteur), se manifestent dans des notes qui essayent tantôt de justifier l’introduction d’une métadiégèse dans le roman lorsque celle-ci n’est pas jugée nécessaire à la progression de l’action (le roman-à-tiroirs ébranlerait la cohésion de l’écriture du roman du XVIIIe 28
Marsilly conserve, par exemple, les « lusismes » de Jorge de Montemayor – les références à Coïmbre et à Montemor-o-Velho (le village de l’auteur), inscrites avec émotion dans la Diana (Montemayor, 1970: 287) –, mais il apporte des éclaircissements au lecteur français sur leur sens et leur origine, en notes de fin de page, renvoyant à un écrivain consacré dans la littérature ibérique: « (*) Montemayor étoit sa patrie, et c’est le nom sous lequel il s’est fait connoître. » (Marsilly, 1735: 278).
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siècle), tantôt d’expliquer l’introduction de compositions en vers dans le récit, à un moment où ce procédé, imposé par le paradigme sannazarien, ne s’encadre plus dans une structure et dans une sémantique du texte du roman. Par exemple, dans l’histoire de Teolinda, racontée à Galatée et à Florisa, le traducteur se permet de conserver le « villancico » (Cervantes, 1968 a: 92) dans lequel la protagoniste fait résonner les secrets et les effets de sa passion pour Artidoro. Il le justifie néanmoins dans une note de bas de page dans laquelle il transcrit des extraits du texte lyrique espagnol qui, d’une certaine manière, légitiment une telle composition dans la modernité de l’imitation qu’il s’impose 29 . C’est ainsi que l’on doit comprendre le choix de la réécriture de textes fictionnels bucoliques à l’époque des Lumières, choix qui est toujours susceptible de faire l’objet d’une justification étant donné qu’a priori il semble indiquer un recul dans l’évolution du romanesque même si, en fin de compte, il finit par concrétiser des tendances esthétiques actuelles et une poétique spécifique – la reconnaissance de continuités modales dans des attitudes et des situations topiques de la pastorale qui accompagnent la modernité de la production littéraire. De plus, ces modèles de transposition, associés aux versions du Roman espagnol et de la Galatée, imitée de Cervantès, sont suivis de la deuxième traduction française de l’Arcadia de Sannazar (la première et la seule datant de 1549), réécrite en 1737 par Antoine Pecquet – L’Arcadie de Sannazar, Traduite de l’Italien –, et des versions de l’Aminta du Tasse et du Pastor fido de Guarini - Nouvelle traduction françoise du Pastor Fido avec le texte à coté (1732; 1759); Nouvelle traduction française de L’Aminte (1734). Ce choix de traduction révèle notamment un nouvel intérêt du public du XVIIIe siècle pour l’églogue et pour le mode pastoral, en général. L’image du « berger philosophe » – déformation évidente du symbole – transforme également les fondements de l’illusion romanesque pastorale pour se rapprocher d’une écriture autobiographique qui, en se revoyant dans l’idéal bucolique et dans le sentiment de la nature qu’il inspire, reflète la métamorphose des codes et la nouvelle (autre) lecture que les textes 29 « Voulez-vous être heureux amant?//Soyez guidé par le mystere;//Celui qui sait le mieux se taire//En amour est le plus savant.//Pour être aimé soyez discret;//La clef des cœurs, c’est le secret (1) »; [en note] « (1) En los estados de amor//Nadie llega a ser perfeto//Sino el honesto y secreto//Para llegar al suave//Gusto de amor, si se acerta,//Es el secreto la puerta,//Y la honestidad la llave (Florian, 1784: 67).
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pastoraux privilégient. C’est justement sous les auspices de JeanJacques Rousseau que sont publiés des textes qui reflètent un compromis esthétique entre les formules de la pastorale et la structure autobiographique – Généralif. maison patriarchale et champêtre de D’Hupay et Ariste ou les Charmes de l’Honnêteté de Seguier de SaintBrisson. Par ailleurs, la figure du « berger philosophe » peut expliquer, dans le cadre des développements modaux du pastoralisme, l’interférence avec le romanesque utopique dont le succès est indéniable au siècle de Jean-Jacques, symbolisant peut-être ce passage emblématique de l’Arcadie à l’utopie 30 . De ce point de vue, Florian, encouragé par l’idée que l’écriture de la différence (ou imitation) implique, au niveau de sa théorisation implicite, un nouveau lecteur, annonce lui aussi explicitement la matière diégétique à développer et il la noue avec un public marqué par la dimension historique dans laquelle il s’inscrit: C’est de Galatée et d’Élicio que je vais raconter les aventures; j’y joindrai celles de plusieurs amants que l’Amour voulut éprouver: je décrirai les mœurs du village. Vous, qui n’êtes heureux qu’aux champs; vous, ames sensibles, pour qui l’aspect d’une campagne riante, le bruit d’une source d’eau vive, sont des plaisirs presque aussi touchants que celui de faire une bonne action, puissiezvous trouver quelque douceur à me lire! (Florian, 1784: 48-49).
Ainsi, Le Vayer de Marsilly et Florian conjuguent savamment, dans l’autorité qu’ils exhibent sur leur (ré)écriture (« (…) puissiezvous trouver quelque douceur à me lire! »), les critères de traduction découlant de la théorisation qui se dégage d’une certaine pratique scripturale moderne et la signification du pastoralisme. Celle-ci est passible d’être adaptée, dans la métamorphose formelle à laquelle l’altérité est soumise, aux principes de composition du roman des Lumières et ce même si l’on insiste sur la véracité que la transposition doit assumer pour que la diffusion du texte canonisé soit transparente. L’« écriture de la différence » est par conséquent visible dans la transposition du texte premier vers le « texte-mémoire » ainsi que dans certains changements de la syntaxe du roman qui déterminent une conscience actualisée du genre. Dans Le Roman espagnol, cette conscience s’exhibe dès le titre – l’universalisation du canon – et se déve30
L’étude de Richard Cody sur le « pastoralisme », compris en tant que mode littéraire, et sur le néoplatonisme, éclaire certains aspects sur ce passage, au XVIIIe siècle, de l’Arcadie à l’Utopie (Cody, 1969: 171).
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loppe, parallèlement aux réécritures antérieures des textes ibériques, dans des stratégies scripturales qui visent la cohérence de l’énoncé. À ce titre, il élimine la plupart des compositions lyriques et il les remplace par des discours directs dans lesquels il met l’accent sur la voix des bergers-personnages et dans lesquels il s’oppose à l’expression d’un lyrisme essentiellement bucolique 31 . En somme, la cohérence romanesque est, d’une part, assurée par la concision du discours qui passe outre les redondances et les débordements propres au roman pastoral baroque et qui tend parfois au résumé. C’est ce qui se produit notamment dans la description très condensée du palais de Félicie, présentée sous la forme lyrique dans l’original et sous la forme narrative dans Le Roman espagnol (Montemayor, 1970: 173-177; Marsilly, 1735: 171-172), l’énoncé réduisant substantiellement l’énumération des grands d’Espagne. D’autre part, elle est garantie par l’absence de coupures structurales lors du passage au texte de Gil Polo (comme s’il s’agissait d’un seul roman, dans la lecture du traducteur), ce qui sublime la discontinuité structurale des « Libros de pastores ». Cette cohésion reste, par ailleurs, visible dans une dynamique de dénouement qui clôture le texte du roman, dans le cadre d’une cohérence narrative que le traducteur veut mettre en évidence par le biais de l’exposition d’une partie extrêmement réduite, confinée à la narration de rares épisodes, de la Diana enamorada de Gil Polo. La finalité première de cette addition textuelle est, sans aucun doute, de fermer, du point de vue structural, le texte de Montemayor en récupérant, dans la réécriture, sa continuation la plus cohérente qui est désormais transformée en une conclusion. Ainsi, l’union finale de Sireno et de Diana est consacrée (comme dans la continuation de Gil Polo) par Félicie, dans l’accomplissement d’une éthique du roman qui est dument reprise par le traducteur de Jorge de Montemayor et de Gil Polo:
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« Aguas que de lo alto desta sierra//baxáis con tal ruido al hondo valle//¿porqué no imagináis las que del alma//destilan siempre mis cansados ojos//y que es la causa, el infelice tiempo//en que fortuna me robó mi gloria?////Amor me dió esperanza de tal gloria//que no ay pastora alguna en esta sierra//que assí pensasse de alabar el tiempo//pero después me puso en este valle//de lágrimas, a do lloran mis ojos//no ver lo que están viendo los del alma. » (Montemayor, 1970: 64-65); « Ruisseau plein de charmes, joignez vos eaux à mes pleurs. L’amour m’avoit promis que j’aurois à lui rendre plus de graces que toute autre; il m’a trompée. Il me fit esperer mille plaisirs, je n’en connois plus. » (Marsilly, 1735: 65).
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Approchez Diane, lui dit alors la Prêtresse; soyez heureuse, et soyez-le par mes soins. Le destin cesse d’être injuste. Les nœuds que son caprice avoit formés sont à present rompus. Egon n’est plus. Donnez quelques larmes au nom d’Epoux; mais que Sirene ne devienne le vôtre, il est digne de votre main, et met son bonheur à la receuoir. Saint Hymenée, faites briller vos flambeaux sacrés. Regnez ici sur des cœurs que la vertu rend dignes de vos bienfaits les plus rares. Unissez-les. Vous êtes le seul que ma Déesse voye sans regret triompher de la Chasteté. (Marsilly, 1735: 317).
Quant à Florian, il réaffirme, lui aussi, à travers l’imitation – qui présuppose, au départ, un intervalle esthétique expressif –, un travail d’auteur qui prévoit justement une réactualisation de l’écriture du passé dans l’écriture (romanesque) du présent. En effet, il parvient à mettre en relief, par le biais de ce mouvement de canonisation d’un auteur du passé, l’évolution même du contexte littéraire et générique dans lequel une telle « réécriture-imitation » s’inclut 32 . Et ce d’autant plus que l’activité d’un traducteur comme Florian accompagne tout naturellement celle du critique et celle de l’historien littéraire qui voit dans le texte réécrit un important instrument heuristique pour l’étude d’une forme littéraire donnée, à un moment précis de son évolution et de son évaluation. Dans le sillage de son imitation de Galatée, il écrit Estelle et l’Essai sur la pastorale qui précède le texte. C’est pourquoi, les stratégies de composition adoptées au cours de la transposition manipulent le roman de Cervantès (comme ceux de Montemayor et de Gil Polo ont été manipulés par Marsilly) afin de le plier au spectre translatif, c’est-à-dire à ses fonctions contextuelles, culturelles, esthétiques, littéraires et rhétoriques, dans le cadre de l’évolution du roman à la fin du siècle de Jean-Jacques. À l’image du Roman espagnol, la Galatée, roman pastoral imité de Cervantès (comme le sera par la suite Estelle), incluse dans les Œuvres de M. de Florian et par conséquent insérée dans un processus de légitimation d’auteur – ancré dans la stratégie d’imitation proposée dans la temporalité qui sépare les deux modes d’écriture – présente un roman moins long que le texte premier. En effet, il y tente un rappro32
Voir, à propos de cette situation, ce qu’A. Lefevere soutient dans un article du volume The Manipulation of literature: « (…) literary theory would try to explain how both the writing of literature are subject to certain constraints, and how the interaction or writing and rewriting is ultimately responsible, not just for the canonization of specific authors or specific works and the rejection of other, but also for the evolution of a given literature, since rewritings are often designed precisely to push a given literature in a certain direction. » (Lefevere, 1985 a: 219).
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chement aux « romans nouveaux » (Hipp, 1976: 43) en subvertissant certains principes de composition sous-jacents aux fictions ibériques et aux romans pastoraux français eux-mêmes. Ainsi, il transforme de longues histoires enchâssées – Florian élimine, par exemple, la métadiégèse où est racontée l’histoire de Lisandro et Carino, une histoire d’amours interdites ou contrariées et de vengeances sanglantes (Cervantès 1968 a: 37 sq) – ou alors il réduit significativement la trame de l’histoire de Teolinda, l’une des plus importantes inventions de La Galatea (Cervantès 1968 a: 64 sq) 33 . Le traducteur-imitateur s’investit également dans un travail d’adaptation des codes bucoliques, en renversant les données de la diégèse afin de clarifier les intrigues complexes. Par exemple, il anticipe, par rapport à l’original de Cervantès, l’introduction de l’histoire de Silerio qui, contrairement à ce qui se passe dans le texte premier, n’est pas interrompue et il suit, dans son imitation, un ordre chronologique cohérent qui l’oblige à démonter le schéma initial de la métadiégèse (Cervantès 1968 a: 128 sq; Florian, 1784: 90 sq); ou alors il recourt au changement des faits de la trame narrative en ajoutant de nouveaux faits, ce qui se produit surtout dans la longue histoire de Silerio. Il vise, en définitive, à clarifier le texte ou à le remettre en contexte et à le rapprocher des principes esthétiques et idéologiques de l’époque. Florian crée notamment une déclaration d’amour enflammée (inexistante dans l’original) de Silerio à Blanche, ce qui entraîne l’effusion des sentiments du personnage féminin et de Nisida, maîtresse de Timbrio, que le protagoniste aime en secret: (…) j’étois décidé moi-même à tous les sacrifices nécessaires à son [de Timbrio] repos. Ce n’étoit pas assez d’inonçer ma véritable passion, il falloit feindre d’en sentir une autre: dès le lendemain je découvris à Blanche qui j’étois, et je lui parlai d’amour. (…) Nisida résistoit encore à un sentiment qu’elle redoutoit; elle en fut moins effrayée en trouvant une compagne [Blanche]: elle osa parler de son amour, et s’en pénétra davantage. Les deux sœurs, en se témoignant leurs craintes, se rassurerent mutuellement; et le plaisir d’épancher
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Dans l’imitation de Florian, la syntaxe diégétique qui supporte l’histoire est simplifiée. En effet, il ne tient compte que des faits les plus importants pour la progression de l’action – les amours de Teolinda et d’Artidoro, les rencontres manquées, le malentendu engendré par l’arrivée de la sœur jumelle de Teolinda – et il recourt à un style sans prétention, fait de phrases courtes, et sans ornements baroques: « Une troupe de jeunes gens, fiers de leur âge, de leur force, de leur agilité, se présentent pour disputer le prix de la lutte, du saut, de la course. » (Florian, 1784: 62-63).
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leurs ames leur fit mieux connoître le plaisir d’aimer. (Florian, 1784: 110111).
L’imitation réalisée par Florian, en testant, à l’évidence, un rapprochement intertextuel, en termes structuraux, à ses Six nouvelles (1784) ou en annonçant la composition de ses Nouvelles nouvelles (1792) dont la concision narrative, l’unité formelle, la simplification de l’intrigue et la sobriété stylistique constituent les éléments essentiels, fait ainsi un appel à la modernisation du romanesque. Son imitation s’accorde, d’ailleurs, avec la sensibilité des Lumières et par conséquent, comme le suggère Ibsch, avec une appropriation variable de l’herméneutique sous-jacente à la transposition de textes littéraires chronologiquement antérieurs, dans la mesure où l’historicité même du traducteur-interprète-critique est choisie comme point de départ (Ibsch, 1991: 21). Ce point de départ suggère justement le choix d’une textualité qui se fige dans l’Histoire et qui fixe les signes de l’écriture dans une temporalité qui impose à la version des normes qui cadrent avec la théorisation du romanesque de l’époque si bien qu’il justifie des manipulations plus ou moins simples et déjà formalisées dans les réécritures précédentes du roman pastoral ibérique. Florian met, par exemple, en œuvre la suppression de la plupart des textes lyriques ou, alors, il coupe successivement des faits de l’intrigue pour atteindre à un effet de cohérence, aux antipodes des redondances du roman baroque d’aventures et de l’ouverture obsessive de son dénouement. La modernisation explicite du texte du roman se traduit donc par l’introduction de nouveaux éléments qui banalisent une topique inhérente au romanesque bucolique – la fête pastorale, par exemple, fait l’objet d’une déviation esthétique 34 . Ainsi, à la fin du « Livre Quatrième », on met en relief, contrairement à ce qui se produit chez Cervantès, l’histoire de Galatea et d’Elicio (le couple élu à l’image de 34 Cette dé-caractérisation permet d’atteindre à un plus grand réalisme descriptif et à un rapprochement plus expressif à l’époque, comme on peut le constater dans l’extrait suivant, qui n’a pas la moindre correspondance dans l’original (Cervantès 1968 a: 199), dans lequel le traducteur va au-delà du topos de la fête pastorale: « Daranio, qui donnoit la fête, fait asseoir les meres, les vieillards et les jeunes filles; les jeunes garçons restent debout pour les servir. Plus loin, sur une espece de théâtre soutenu par des tonneaux, des musiciens vont se placer. La symphonie commence; on l’interrompt souvent par des cris de joie: le plaisir, la gaieté, brillent sur tous les visages; on parle, on écoute, on rit tout à la fois: tout le monde est content, tout le monde est heureux; on croiroit que chaque berger vient d’épouser sa maîtresse. » (Florian, 1784: 84-85).
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Diana et de Sireno dans Le Roman espagnol) et on clôt le texte du roman, en faisant appel à la formule du « happy end », sur le mariage des protagonistes et sur le caractère exemplaire de leur union: Tous leurs projets s’exécutèrent; ils furent heureux, vécurent long-temps, et s’aimerent toujours. Leur mémoire est encore honorée dans le beau pays qu’ils habitoient. (Florian, 1784: 198).
Ainsi, en se pliant à une rhétorique de l’écriture et de la lecture qui est forcément très marquée par son époque, Florian se permet de créer ce dernier « Livre Quatrième » qu’il revendique comme étant de sa propre invention, comme il l’explique dans la préface « Des ouvrages de Cervantès » 35 . Il s’appuie sur l’intromission directe du traducteur dans la réécriture et il se montre pleinement conscient de son statut d’écrivain-traducteur-critique/historien littéraire et du statut de son imitation dans le cadre d’une théorisation de la traduction et d’une évolution générique et modale qu’il pressent. C’est pourquoi, l’auteur d’Estelle ouvre son « Livre » sur un discours de nature philosophique portant sur l’amour et l’amitié (Florian, 1784: 160-161), pour ensuite préparer toute une série de scènes de reconnaissance (Teolinda reconnaît Artidoro, soi-disant mort), qui justifient la création d’une nouvelle métadiégèse – l’histoire d’Artidoro (Florian, 1784: 179 sq) – autour de laquelle se consolidera le dénouement final avec un ensemble de mariages qui s’inscrivent dans une dynamique de « happy end » (Florian, 1784, 195 sq). La réécriture de Florian tout comme celle du Vayer de Marsilly s’intègre donc dans une conception de l’œuvre littéraire fixée dans un mouvement dialectique qui oscille entre la signification du texte traduit en tant que signe d’une Histoire et la résistance à cette Histoire, les originaux étant pressentis comme des modèles insérés dans une dynamique d’institutionnalisation de la littérature qui ne néglige pas pour autant son positionnement complexe dans un patrimoine universel des « bibliothèques idéales » (Marino, 1982: 50) dans lequel sont inclus les grands classiques. Les auteurs conjuguent 35
« J’ai réduit ces six livres à trois, et je l’ai finie dans un quatrieme. Presque nulle part je n’ai traduit; les vers sur-tout ne ressemblent à l’espagnol que dans les endroits cités. Je n’ai pris que le fonds des aventures, j’y ai même changé des circonstances quand je l’ai cru nécessaire; j’ai ajouté des scenes entieres, comme le troc des houlettes dans le premier livre; la fête champêtre et l’histoire des tourterelles dans le second; les adieux au chien d’Élicio dans le troisieme: le quatrieme en entier est de mon invention. » (Florian, 1784: 41).
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l’objectif de présentation d’une mémoire de l’écriture, reconnue dans sa valeur esthétique et patrimoniale, avec une écriture différente qui tente de rendre intelligible cette mémoire ou plutôt ce texte-mémoire pour le lecteur de la deuxième moitié et de la fin du XVIIIe siècle. En choisissant les romans pastoraux de Jorge de Montemayor (Gil Polo) et de Cervantès et en les réécrivant à un moment où la symbolique du déguisement s’est atténuée et n’est plus qu’un indice de purification morale dans un univers atemporel décrit dans des formes brèves – le conte, les fragments, les opuscules, les scènes 36 –, Marsilly et Florian assument cette initiative culturelle comme un moyen d’évaluer la forme et la signification du romanesque. Les traducteurs présentent ainsi une interprétation non anodine, contextualisée et recontextualisée (par rapport aux réécritures précédentes) des codes du pastoralisme. Dans cette mesure, l’écriture du Roman espagnol commence par éliminer un ensemble pertinent de topoi qui fonctionnent normalement comme des « lieux », des symboles, des gestes ou des attitudes qui faisaient sens dans le roman pastoral mais qui sont désormais éloignés, soit de la nouvelle écriture-lecture du pastoralisme, soit de son univers de réception et du système de mentalités qui lui donne forme. On en trouve des éléments tout à fait parlants notamment dans l’image typifiée de la bergère qui embellit ses cheveux près de la fontaine, dans la réaction des bergers devant le chant pastoral, dans les chaînes amoureuses qui bien souvent supportent l’intrigue et dont la description, dans le cas le plus expressif de l’histoire de Selvagia, semble démontée dans un discours elliptique et plus abstrait qui élimine complètement la situation récurrente exploitée dans de nombreux « Libros de pastores »: ¡Ved qué estraño embuste de amor!; si por ventura Ysmenia iva al campo, Alanio tras ella; si Montano iva al ganado, Ysmenia tras él; si yo andava al monte con mis ovejas, Montano tras mí y si yo sabía que Alanio estava en un bosque donde solía repastar, allá me iva tras él. Era la más nueva cosa del mundo oyr cómo dezía Alanio sospirando: ¡hay Ysmenia!; y cómo Ysmenia
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F. Lavocat donne comme exemple de « contes » pastoraux publiés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Rosette, conte pastoral de Leonard, La Bergère, fragments d’une pastorale de Pierre Estêve, Bergeries et opuscules de Mme d’Ormoy et Scènes de la vie champêtre de Perreau, et elle insiste sur l’idée que « le conte pastoral se présente alors comme la dilatation d’un instant, et le secret du bonheur consiste à s’y absorber (…). » (Lavocat, 1998: 473).
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dezía: ¡hay Montano!; y cómo Montano dezía: ¡hay Selvagia!; y cómo la triste Selvagia dezía: ¡hay mi Alanio! (Montemayor, 1970: 52) Dieu cruel! quel bizarre caprice conduisoit tes fléches? L’ingrat qui m’avoit oubliée soupiroit pour Ismenie, Montan qu’elle aimoit possedoit seul sa tendresse, et je recevois avec indifference l’hommage qu’il m’en faisoit. (Marsilly, 1735: 51).
D’autres éléments subissent un changement de sens explicite dans l’univers bucolique et deviennent, en quelque sorte, a-symboliques. Pour preuve, le motif des larmes pastorales qui conduit à la démonstration typique de la souffrance due au « mal d’amour »; la description stylisée de la figure des sauvages de Montemayor, représentant l’anticlimax néoplatonicien du « buen amor »; la magie de Félicie qui intervient dans la guérison des amants; l’allusion à des expressions-gestes de l’affection pastorale qui est visible dans l’amitié ou dans l’amour entre bergers; les lettres, les sonnets et le son de la harpe qui caractérisent la relation d’affection entre les bergers; ou enfin, les gestes de courtoisie, présentant des réminiscences médiévales, qui sont exhibés par les bergers face aux bergères dans le roman pastoral modélisé, mais qui ne sont plus adaptés à l’univers romanesque créé dans les textes du moment 37 . L’omission d’un tel ensemble de topoi correspond, en quelque sorte, à la dissolution de la sémantique et de la symbolique du pastoralisme, ce qui explique l’élimination compulsive du « Chant d’Orphée » (qui avait déjà été réduit à une dimension non-signifiante dans les traductions précédentes) dont la forme et la rhétorique laudative ont eu une réception enthousiaste dans les romans pastoraux espagnols écrits après la Diana. Par exemple, le « Chant de Turia » dans la Diana enamorada ou le « Chant du Cyclope » dans La Galatea (Cervantès 1968 b 190-225) sont complètement ignorés par Florian dans son imitation: il suit de ce fait une stratégie singulière d’élimination d’une mythologie typique du pastoralisme espagnol, 37
« Mas no quiero que me tengas por descomedido, que no es mi obligación serlo con las pastoras a quien todos estamos obligados a complazer. »; « Los quales [pastores], viendo que avían sido vistos, se vinieron a ella [Diana] y la recibieron con mucha cortesía y ella a ellos, con muy gran comedimiento, perguntándoles adónde avían estado. » (Montemayor, 1970: 230; 245); « Eh bien! ne me croyez point impoli, je vous obéirai; auprès de vous la complaisance devient un devoir. »; « Ils allerent audevant d’elle. Cette belle personne leur demanda d’où ils venoient. » (Marsilly, 1735: 228; 238).
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laquelle semble désormais bizarre par son contenu obsolète, pour le lecteur du XVIIIe siècle. Il s’agit en effet dans les deux cas de s’opposer à une altérité radicale qui, bien qu’elle s’ajuste à un sens ténu de vraisemblance qui associait la fiction pastorale à une certaine réalité – celle des « Grands d’Espagne », évoqués dans ces chants laudatifs et dans les figures des bergers déguisés –, ne s’accommode plus à un sens plus aigu de la vraisemblance qui éloignait le roman du XVIIIe du mythos pastoral ou de certaines coordonnées du merveilleux qui lui étaient bien souvent associées. La réécriture devenant ainsi un passé-présent, la figure-symbole du berger arcadique cède la place à celle de l’amant galant et sensible, au cours d’un transfert de signification qui tient compte de nouvelles valeurs esthétiques inhérentes à la « troupe galante » (Marsilly, 1735: 163) de nymphes et de bergers ou à la transformation de « aquel pastor » (Montemayor, 1970: 288) en « ton Amant » (Marsilly, 1735: 280). Florian choisit également de manipuler cette stratégie du déguisement pastoral, indispensable à la compréhension de l’essence de la fiction des « Libros de pastores » en lui attribuant un autre sens: la théâtralisation de la fiction dans la fiction est sans cesse assumée par les protagonistes eux-mêmes et, sans elle, leur relation avec le réel ne serait plus maintenue au plan de la métonymie. Le changement de la condition ontologique du berger accompagne désormais le changement de cadre et la recherche subséquente d’un sentiment de nature quasi rousseaunien. Par exemple, dans l’épisode épigonal de Timbrio, situé dans le « Livre Quatrième », de l’invention de Florian, le personnage annonce qu’il adhère à la condition pastorale pour mener une vie plus pure et plus innocente dont les traits idéologiques sont explicités dans le texte du roman (la mise en fiction ne dépend plus du déguisement ou du changement d’identité): Oui, mes bons amis, je serai berger; je finirai mes jours avec vous, avec Fabian: nos cabanes seront voisines, nos ménages seront unis, nous deviendrons l’exemple du village; et nous vieillirons tous ensemble dans la paix, la joie et l’amour. (Florian, 1784: 193-194) 38 .
38 Le retour à la campagne et l’intégration de la condition pastorale qui avaient d’ailleurs déjà été annoncés par Timbrio (et Silerio) mettent constamment en évidence une nouvelle perception du pastoralisme, dans un passage inexistant dans l’original: « (…) quand nous serons les époux de ces deux charmantes sœurs, nous reviendrons ici vivre avec ces bons bergers qui nous aiment, et qui méritent que nous les aimions.
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La réécriture s’insère donc dans l’écriture de l’histoire littéraire française et elle assimile ce statut encyclopédique que les traducteurs revendiquent pour eux-mêmes dans l’espace péritextuel des critiques, des biographes et des historiens littéraires. Les versions de Los siete libros de la Diana, de la Diana enamorada et de La Galatea étant conditionnéés par un cadre littéraire spécifique et par les contextes linguistique, culturel et esthétique qui donnent forme à leur propre tradition rhétorique, le remplacement des bergers ibériques par les « bergers philosophes » induit forcément une transformation essentielle qui se centre, tantôt sur un sentiment du paysage qui se dessine à partir de l’intérieur des personnages, tantôt sur leurs mouvements les plus intimes et sur les « replis du cœur » qui les agitent à l’image des protagonistes de Prévost, Marivaux, Rousseau ou même Laclos. C’est pourquoi, la nouvelle perception du pastoralisme reposant sur un sentiment de la nature qui est intériorisé suivant l’esprit des Lumières et qui sera repris plus tard par le Romantisme s’inscrit dans la recontextualisation qui métamorphose le paysage traditionnel du locus amœnus. D’autres éléments décrits s’intègrent dorénavant dans un paysage du cœur qui est dominé par une symbolique différente et qui s’exprime également dans une autre textualité et dans une autre conception du romanesque qui émerge, en tout cas, de la première même si elle présuppose un intervalle de « discours ». Ainsi, en privilégiant des éléments d’une nature moins marquée du point de vue symbolique, le travail sous-jacent à la réécriture du paysage qui entoure Galatea et aux descriptions détaillées du cerisier sur lequel étaient perchées les tourterelles perdues par la protagoniste et récupérées par Elicio (élément innovateur dans l’imitation de Florian – Florian, 1784: 118-122) dépend d’indices formels et idéologiques créés par l’auteur dès l’ouverture narrative du roman (et inexistants chez Cervantès). C’est à partir de ces indices qu’il fait l’éloge de la vie champêtre qui caractérisera l’univers des protagonistes de son imitation, grâce à la présence insistante d’une écriture qu’il s’approprie et qu’il énonce à la première personne et qui, en conséquence, est plus marquée idéologiquement. En ce sens, il suit de près un sentiment du paysage cultivé par Rousseau et par d’autres écrivains à la fin du siècle:
J’en avois déja formé le projet, reprit Timbrio,: je suis fatigué du monde; et je veux finir ma vie dans ces bois, entre ma femme et mon ami. » (Florian, 1784: 155).
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Quand pourrai-je vivre au village! quand serai-je le possesseur d’une petite maison entourée de ceresiers! Tout auprès seroient un jardin, un verger, une prairie, et des ruches: un ruisseau bordé de noisetiers environneroit mon empire; et mes desirs ne passeroient jamais ce ruisseau. Là, je coulerois des jours heureux; le travail, la promenade, la lecture, occiperoient tous mes moments. J’aurois de quoi vivre; j’aurois encore de quoi donner: car sans cela point de richesse; c’est n’avoir rien que de n’avoir que pour soi. Si je pouvois jouir de tous ces biens avec une épouse sage et douce, et voir nos enfants, jouant sur le gazon, se disputer à qui courra le mieux pour venir embrasser leur mere, je croirois devoir exciter l’envie de tous les rois de l’univers. Tel étoit le sort des bergers dont j’écris l’histoire … (Florian, 1784: 80-81).
L’histoire des bergers espagnols du XVIe siècle que Florian s’approprie pour, deux siècles plus tard, la réécrire dans sa propre langue et dans le même cadre littéraire où il écrit Estelle ou ses Nouvelles, lui permet par conséquent de passer d’un pastoralisme canonique à un pastoralisme circonscrit du point de vue du mode et de l’époque. Ainsi, à côté d’un sentiment du paysage créé à partir d’une déformation des codes rigides du genre, ce pastoralisme remplace, en raison de l’écart de discours pressenti, la mise en relief des cas d’amour par une analyse plus fine des réactions des « cœurs sensibles » devant le sentiment amoureux, suggérant ainsi la présence d’un univers romanesque alternatif. Les déclarations d’amour pastorales d’Artidoro et de Teolinda (Cervantès 1968 a: 90-91) ou d’Elicio et de Galatée, au cours des noces de Daranio et de Silveria, deviennent donc des moments intenses et concis d’une passion qui se dit inscrite par sa sensibilité dans le silence des amants, silence qui transparaît dans la réécriture: Soit hasard, soit adresse, Artidore me donna la main. Nous marchions en silence, sans oser nous regarder; mais chacun de nous deux observoit l’instant où l’autre ne pouvoit le voir, pour lui jetter un coup d’œil; et dès que nos yeux se rencontroient, ils se baissoient vers la terre; Élicio vint prier Galatée de danser avec lui. La bergere rougit, et accepta. Auriez-vous désiré, lui dit Élicio d’une voix tremblante, que Tircis eût remporté le prix? Non, répondit Galatée; j’aurois été fâchée, pour l’honneur de notre village, de vous voir vaincu par un étranger. Après ce peu de mots, ils n’oserent plus se parler. (Florian, 1784: 66; 89).
Par ailleurs, l’énumération détaillée des mouvements intérieurs des personnages à laquelle tend la réécriture parfois intimiste du Roman espagnol, implicite aux romans de Montemayor et de Gil Polo, s’ancre dans un discours intérieur qui se construit à la première personne, qui
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est forgé dans la traduction et qui par conséquent oblige à un certain recul et à une certaine manipulation du texte premier. Celui-ci se centre désormais sur le « moi » sensible du personnage-bergerénonciateur, ce qui est parfaitement visible dans le cas des protagonistes féminines de la Diana telles que Selvagia, dont le discours à la première personne, développé dans la traduction, sert l’analyse synthétisée des intrigues successives qui entourent la chaîne amoureuse où celle-ci se tisse 39 . De même, les réactions de Felismène face à une situation amoureuse qui la conduit à changer d’identité (Valerio) afin de reconquérir son bien-aimé, sont envisagées, dans la réécriture, par l’intériorisation du discours. Cette intériorisation justifie, d’ailleurs, le passage d’une énonciation à la troisième personne à une énonciation à la première personne devant la vision de Don Felis 40 . L’un des moments les plus expressifs de l’exposition de cette sensibilité de l’époque se trouve peut-être dans le choix rhétorique de la forme de la rêverie qui, à la fin du roman de Marsilly et dans un texte dont il est le seul auteur, montre l’attitude de Sireno devant la possibilité de s’unir à Diana (Alcide révèle à Sireno que Diana l’aime encore) ce qui, sur un ton moralisant parfaitement clair, le rapproche de la plupart des protagonistes des romans de l’époque: Sirene se mit alors à rêver. Son cœur s’agite. Si le souvenir de ses malheurs combat pour l’indifference, l’amour s’empresse de l’écarter. Il resiste. Mais Diane paroît. Les graces reglent sa démarche. Sa tête est sans ornement, mais pour être belle, elle n’a besoin que d’elle-même. Ses yeux sont pleins de charmes. Qu’il est facile de les aimer! et qu’il est naturel en les voyant de rendre hommage au Dieu dont il semble qu’ils soient le séjour! Admirer cette belle personne, dit Sirene en lui-même, c’est rendre à la beauté ce qu’on lui 39
« (…) me dió [Ysmenia à Selvagia], con sus bien ordenadas razones, a entender que yo era la que le estava obligada, porque si ella me avía hecho una burla, yo me avía satisfecho también que no tan solamente le avía quitado a Alanio, su primo, a quien ella avía querido más que a sí, mas que aún aora también le traya al su Montano muy fuera de lo que solía ser. » (Montemayor, 1970: 53); « Bergere, disois-je en moimême, le sort me vange de toi. Ce fut pour moi qu’Alanio te fut infidéle, et je te dérobe encore le cœur de Montan. » (Marsilly, 1735: 52). 40 « Palabras fueron éstas que a Felismena llegaron al alma, mas cómo tenía delante sus ojos aquel a quien más que a sí quería, solamente miralle era el remedio de la pena que qualquiera destas cosas me hazía sentir. » (Montemayor, 1970: 116); « Cette conversation me coûtoit trop à soûtenir pour que je ne la visse pas finir avec joye: j’étois cependant moins à plaindre qu’on ne croit. J’avois mon Amant devant mes yeux, et sa vûë soulageoit les chagrins que me causoient ses paroles. » (Marsilly, 1735: 113-114).
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doit. Mais l’admirer est-ce assez? Non. Elle m’aime. Elle est libre. Je dois l’aimer. (Marsilly, 1735: 316-317).
En conséquence, les traducteurs-auteurs associent ces images de l’homme à une fonction éthique que les textes doivent accomplir auprès du public et qui est déjà formulée dans la sémantique même du roman pastoral canonique. Le passage du berger au personnage de « cœur sensible », capable d’atteindre à la « rêverie » édifiante, devient un signe évident de cette trans-position. Tant Marsilly que Florian, en réécrivant Los siete libros de la Diana, la Diana enamorada et La Galatea, selon des codes de l’époque et des signes du goût auxquels ils sont sensibles, ont voulu mettre en valeur cette fonction moralisante que les textes contiennent explicitement pour la faire coïncider, par le biais d’une mise en évidence particulière de l’univers des âmes sensibles ou des « bergers tendres », avec une pédagogie du comportement humain qui s’inscrit dans la philosophie des Lumières et qui est développée tout au long du siècle. Florian forge en ce sens dans l’ouverture du « Livre Troisieme » de son imitation de Cervantès, un commentaire à teneur moralisante qui n’a pas d’équivalent linguistique dans l’original et dans lequel il oppose la société civile, avide de richesse, à la grandeur et à la simplicité qui caractérise les « cœurs sensibles » (pastoraux). Pour ce faire, il déplace, dans cet intervalle du discours, la topique pastorale de l’opposition entre ville et campagne, société de cour et société bucolique: Nous nous plaignons toujours des maux sans nombre de cette courte vie; et c’est de nous-mêmes que viennent presque tous ces maux. La soif de l’or, voilà le principe des crimes et des malheurs. Le créateur du monde l’avoit prévu: il cacha ce funeste métal dans les entrailles de la terre; et, non content de combler le précipice, il le couvrit de fleurs, de fruits, de tout ce qui devoit suffire à l’homme pour ses besoins et ses plaisirs. L’insatiable avarice n’eut pas assez de tant de bienfaits; elle pénétra dans ces abîmes à force de travaux et de périls; elle arracha l’or aux enfers, et découvrit aux humains la source de tous les vices. Hélas! qui a le plus souffert de cette fatale découverte? l’amour. Un cœur sensible ne suffit plus pour avoir le droit d’aimer: s’i l’on veut obtenir celle que l’on rendroit heureuse, il faut des preuves de richesse, et non des preuves de constance. L’amant sans fortune peut être aimable, mais ne peut être heureux: plus il est fidele, plus il est à plaindre; les tourments et le désespoir sont le partage de sa vie. Que faut-il donc faire quand on est pauvre et sensible? Ne pas aimer. Ah! c’est encore pis. (Florian, 1784: 124-125).
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Dans Le Roman espagnol de Marsilly, l’éthique du roman passe aussi par une focalisation constante, obtenue dans et par la réécriture, sur les vertus morales des personnages, « tendres bergers » d’« âmes sensibles », qui se reflètent dans la « générosité » de Silvano 41 . Ce concept est idéologiquement éloigné de celui qui caractérise les bergers d’Urfé ou de Montemayor, mais il est associé à des valeurs essentielles de l’époque. L’évaluation du passé d’une écriture canonisée et transférée à un autre cadre littéraire prévoit, chez Florian, comme chez Marsilly, le rapprochement des profils humains des bergers du Tage ou de l’Ezla aux images de l’homme développées dans le romanesque du XVIIIe siècle. Ces images sont exploitées dans le texte du traducteur par le biais d’une isotopie intentionnelle et se reflètent dans des expressions telles que « les cœurs sensibles », « âmes tendres », « époques de sa tendresse », lesquelles introduisent le lecteur dans l’intériorité la plus profonde des personnages et dans la conscience que cet intimisme peut se cultiver dans le texte du roman. « Comme ils sont doux ces moments où, séparé du monde entier, seul avec son cœur et sa mémoire, on se recueille dans soi-même ou plutôt dans l’objet aimé! » (Florian, 1784: 160): l’extrait, écrit par Florian dans le « Livre Quatrième » de sa Galatée, montre comment l’univers bucolique, une fois réécrit et transposé à partir du schéma traditionnel des « cas d’amour », décrits sous l’élan d’une casuistique amoureuse privilégiée, permet de parvenir à la métamorphose de l’univers revisité et du discours pastoral qui est alors transféré à l’analyse exhaustive de la sensibilité humaine face au cosmos. En somme, la réécriture française des romans pastoraux de Jorge de Montemayor, de Gil Polo et de Cervantès, située dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, outre qu’elle témoigne de la canonisation d’un paradigme générique de la littérature ibérique, met également en valeur une évaluation du propre contexte littéraire dans lequel elle 41
« No causó poca admiración a Sireno las palabras del pastor Sylvano (…) Veo que estás tan conforme con tu suerte que no te prometiendo esperança de remedio, no sabes pedille más de lo que te da. (…) ¡O quánta más embidia te deve tener este sin ventura pastor, en verte sufrir tus males que tú podrías tenelle a él al tiempo que le vías gozar sus bienes! » (Montemayor, 1970: 19-20); « Sirene admira la generosité des sentimens de Silvain. (…) L’esperance n’adoucit point tes maux; mais tu n’importunes point les Cieux par de vaines prieres. Ton caractere est nouveau et admirable, tant de grandeur d’ame me fait plus souhaiter ton état, que tu n’ambitionnois le mien, quand heureux auprès de Diane j’étois l’objet de ton envie. » (Marsilly, 1735: 13-14).
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s’inscrit (de l’histoire littéraire qui le régit). En effet, la réécriture reprend des formules d’une herméneutique créative émanant d’une praxis particulière, historique et contemporaine de la littérarité et de l’expressivité significative de tels modèles et elle accompagne la naissance du roman moderne – pour reprendre la conviction historique d’Henri Coulet, selon laquelle « le roman moderne naît au XVIIIe siècle » (Coulet, 1967: 286). C’est pourquoi, la diachronie et la synchronie des genres sont (aussi) un problème de réécriture: l’écrivain, par ses choix, accepte une histoire, il accepte le présent qu’elle annonce et il en refuse d’autres (Varga, 1989: 133). Dans le cas du Roman espagnol et de la Galatée, roman pastoral imité de Cervantes, cette acceptation est double et donc plus expressive. En effet, les traducteurs-auteurs choisissent un genre et acceptent une histoire tout en la réécrivant, par le dédoublement scriptural et par l’intervalle du discours qui lui est inhérent, dans une dimension de compréhension plus large du littéraire et de son inscription dans une temporalité qui lui donne tout son sens.
Troisième Partie De l’Écriture et du Speculum
Chapitre I Images de la subversion: multiplication de stéréotypes THEATRALITE ET ECRITURE PASTORALE
Si, comme le dit Terry Eagleton, chaque texte est, dans une certaine mesure, une « traduction », c’est-à-dire une transformation perpétuelle d’autres textes (Eagleton, 1977: 73), l’ensemble des réécritures françaises du roman pastoral ibérique peut donc, à la limite, être évalué par le prolongement de la réécriture dans des modèles de transgression épigonaux. Bien que ne constituant pas de véritables « traductions », ces derniers apparaissent comme des lectures différentes d’un texte premier. Ces lectures se révèlent dans des artefacts d’écriture autonomes ou en voie d’autonomisation esthétique. Autrement dit, la subversion de l’écriture proposée par le geste de traduction s’accompagne de la production d’autres textes qui, quoique ne constituant pas des réécritures assumées – comme celles de Nicolas Colin, de Gabriel Chappuys, de S.-G. Pavillon, d’I.-D. Betranet, d’Antoine Vitray, d’Abraham Rémy, de Mme Gillot de Saintonge et du Vayer de Marsilly dans le cas de Los siete libros de la Diana –, se présentent comme d’autres formes d’écrire à nouveau un archétype générique. Ces textes constituent en fait d’autres manifestations de transformations textuelles ancrées dans l’espace spécifique de l’intertextualité au XVIIe siècle. Ainsi, une fois les modèles de réécriture du roman pastoral ibérique en France insérés dans un système global de textes analogues qui représentent un système de lectures alternatif, un paradigme alternatif (Lefevere, 1985 a: 237), on pourra atteindre à un domaine de réception globale des textes ibériques. Il s’agit là d’une perspective plus large, en termes de théorie et d’histoire littéraires, des lectures réalisées. C’est pourquoi, le travail de transformation et d’assimilation que les modèles de thématisation, de canonisation et de transposition de l’écriture bucolique ont déployé dans le cadre de la littérature française ne doit pas être dissocié – ne perdons pas de vue la centralité du sens qui émane du texte premier – de la fonction développée par d’autres textes. Ces derniers peuvent, dans
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une certaine mesure, être perçus comme d’autres réécritures du roman de Jorge de Montemayor, paradigme premier du genre, et comme d’autres spectres de lecture et de lecture-écriture qui complètent le parcours herméneutique défini, a priori, par les traductions du texte ibérique. Ainsi, considérer, encore que très synthétiquement, la transfiguration du texte du roman de la Diana dans la pastorale dramatique de Pousset de Montauban (qui indique dans le titre même la proximité intertextuelle) – Les Charmes de Felicie, tirés de la Diane de Montemaior. Pastorale. (1654) –, ou sa métamorphose dans les romans pastoraux de Du Verdier (qui, dans la préface ou alors suggestivement dans le titre, tend à nier tout lien intertextuel au modèle ibérique) – La Diane françoise (1624) –, de Préfontaine – La Diane des bois (1629) – et de Lansire – La Diane desguisée (1647) –, cela signifie, en dernier lieu, comprendre que les chemins tracés par la lecture et l’écriture, dans un univers de réception élargi, peuvent se compléter dans un parcours de lecture commun. Ou alors qu’ils peuvent diverger dans ce jugement du sens qui, néanmoins, constitue toujours une manière différente de comprendre la convergence des diverses épistémologies, inhérentes à la dynamique du littéraire et à sa temporalité. Ainsi, dans l’épître dédiée à « Mademoiselle de Montmorency de Loresse », Pousset de Montauban ne manque pas d’introduire, dans sa pastorale dramatique « tirée de la Diane de Montemaior », un jeu métaleptique propre à la topique des dédicaces du moment, lorsqu’il prétend intégrer Félicie – le personnage de Montemayor qui est ici transféré à un domaine de la dramaturgie – dans l’univers réel de la dédicataire: Ie vous offre un Ouurage que j’ay produit dans vos bois: Vous y verrez des Bergers, qui se soûmettent à vostre Empire: Ils vous reconnoissent tous pour leur Souueraine, et pour leur Nymphe. (…) quand il vous plaira Felicie ne sera que vostre Bergere: Elle vous rend les marques de sa Souueraineté, qui sont ses fleches, et son carquois, et je croy qu’en ce poinct elle est d’intelligence auec l’Amour, qui vous rend les mesmes armes. (Montauban, 1654).
La référence à Félicie et à ses « charmes » se réduit ainsi à une stratégie scripturale d’appropriation d’une mythologie créée par Montemayor dans la figure de la magicienne. Celle-ci est consolidée par la transfiguration de l’univers de l’écriture première qui lui donne corps dans un univers formellement différent mais qui prétend poursuivre,
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dans un système littéraire où le modèle avait déjà été réécrit, un schéma de lectures qui prouve sa survie plurielle et qui, d’une certaine façon, garantit le succès de ces métamorphoses qui restent toutefois liées à une matrice commune. Mais cette allusion traduit également l’adhésion, sans équivoque, à un référentiel intertextuel qui devient visible pour le public et qui est envisagé, comme cela s’était déjà produit pour certaines des réécritures analysées, dans la dimension de pouvoir sur le texte palimpsestique que l’auteur dramatique semble vouloir développer, et ce même s’il soumet son texte (« tirés de… ») au roman ibérique. En somme, la théâtralité de lecture qui s’exhibe à partir du moment où l’indication d’une métamorphose formelle est suggérée dans le titre – « Pastorale » – ou à partir du moment où la définition d’une autre écriture (qui est fiction) surgit sous la forme d’une indication scénique de l’espace dramatique – « La scene est dans l’Isle d’Erithrée en Portugal. » – ou des acteurs participants – Thersandre, Thimante, Clidamant, Philinte, Fabrice, Parthenie, Diane, Ismène, Félicie, La Déesse –, souligne une transgression générique qui fait partie du processus de migration des textes d’une littérature vers une autre et qui fonctionne parallèlement à la traduction. Il s’agit en effet d’une forme moins flagrante mais complémentaire de l’intertextualité. Quoi qu’il en soit, le choix fait par Pousset de Montauban de transformer partiellement la Diana en une pastorale dramatique dans laquelle apparemment seuls les « charmes de Félicie » sont privilégiés, montre qu’aucun acte d’interprétation ne peut être définitif dans chaque culture, lorsqu’il est confronté aux modèles de réécriture proposés par les différents traducteurs du roman, et qu’il existe des contingences herméneutiques qui justifient le spectre d’options structurales par lesquelles le texte peut passer. Dans ce cas, cette « contingence domestique ou locale » (Venuti, 1998: 46) par laquelle le roman de Montemayor se voit transféré, dans l’écriture de Montauban, à un système signifiant différent, est soumise à une conscience organisatrice qui perçoit parfaitement la dynamique historique dans laquelle s’inscrivent les genres ainsi que l’exploitation prismatique que l’on peut retirer de cette historicité. L’auteur en arrive à dramatiser des épisodes du roman qui, lorsque transposés, révèlent le passage du roman pastoral à la pastorale dramatique, dans l’histoire littéraire française de la première moitié du
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XVIIe siècle, sans que « l’hispanité » 1 ne se perde dans ce remodelage. Autrement dit, le processus de traduction du roman pastoral ibérique a permis que l’écriture succède progressivement à la réécriture et que ce parcours heuristique impose une transformation des systèmes de structure de l’écriture impliquée – en ce qui concerne Les charmes de Felicie – dans la dramatisation du romanesque bucolique. Car, comme l’affirme Cioranescu, au cours du périple qui va du baroque espagnol au classicisme français, on a utilisé indirectement divers épisodes de la Diana dans la comédie et dans la pastorale dramatique françaises de l’époque (Cioranescu, 1983: 421) 2 . L’inévitabilité de ce parcours qui s’étend des réécritures romanesques aux écritures dramatiques découle non seulement de la plasticité inhérente à la traduction, mais aussi (et surtout) de leur ouverture à un système de conception littéraire et de dynamique générique qui se centre sur le remplacement progressif, sur la scène française de la première moitié du siècle, du roman pastoral par la pastorale dramatique. Celle-ci se développe dans des spectres formels qui admettent un éventail très vaste de variantes telles que la fable bocagère, la tragédie pastorale, la comédie pastorale, la pastorale comique, la tragi-comédie pastorale, la pastorale tragique et morale, la pastorale burlesque 3 . Une telle transformation, parfaitement pressentie par Montauban, qui dramatise l’écriture bucolique du roman de Jorge de Montemayor, est de toute évidence perméable à l’influence italienne que les œuvres du 1
Le terme (et concept) est utilisé par Andrée Mansau qui considère « l’hispanisme » comme une « façon de sentir » qui se manifeste dans les traductions et dans les adaptations théâtrales: « Cette domestication des faits, cette académie économique de l’action dont a parlé Alexandre Cioranescu (Le Masque et le visage) se retrouvent dans les traductions et les adaptations théâtrales, emprunts, remodelages qui puisent dans Cervantès, Lope de Vega, Guillén de Castro: hispanité qui renouvelle la création en langue française, recherche d’un style nouveau mais vil honneur, sévère ambition pour reprendre l’expression de Chapelain parlant des grammairiens. » (Mansau, 1991: 211). 2 A. Cioranescu cite, dans ce contexte, trois textes dramatiques – Hardy, Félismène, Quinault, La généreuse ingratitude et Les charmes de Felicie –, il considère ce dernier comme le plus représentatif de ces interférences textuelles et il insiste sur le fait que l’exemple de la Diana a contribué très efficacement, tout comme L’Astrée, à établir une nouvelle structure dramatique propre à la pastorale (Cioranescu, 1983: 421). 3 À propos des diverses formes génériques assumées par la pastorale dramatique dans la première moitié du XVIIe siècle, on pourra consulter, entre autres, les travaux de Dalla Valle, 1968; 1973; 1987; 1994; 1995; Marsan, 1969, ainsi qu’un article récent de Chrystelle Barbillon (Barbillon, 2008: 311-322).
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Tasse (Aminta), de Guarini (Pastor fido) et de Guidubaldo Boranelli (Filli di Sciro), traduites vers le français, respectivement en 1584 par Pierre de Brach, en 1593 par Rolland Brisset et en 1624 probablement par Giraud (Dalla Valle, 1987: 50) ont exercée. Par ailleurs, la « fable bocagère » – La Sylvanire – écrite par Honoré d’Urfé et éditée en 1627 exhibe aussi cette même intuition. En effet, en s’inscrivant en droite ligne dans le succès incontestable de L’Astrée, elle permet de s’acheminer vers une mutation générique, créée dans le sillage de la lecture de Guarini 4 , et dans la suite d’une sensibilité particulière à l’évolution du goût du public. Celle-ci résulte en fait de ce croisement d’influences autres, c’est-à-dire étrangères, qui permettent de mettre en scène et sous le décor romanesque du « pays de Forez » des personnages de Bergers, Bergères, Fortune (Prologue), le Satyre, l’Écho, en développant une intrigue vivante centrée sur les amours contrariées de Sylvanire et d’Aglante. Ces amours sont soumises, comme l’affirme « Fortune. En habit de Bergere » dans le « Prologue », aux « (…) effets divers//Qui les [bergers] agiteront,//Leur feront bien cognoistre//Que la Fortune & l’Amour sont icy://Mais Amour fortuné//Et Fortune amoureuse. » (Urfé, 2001: 18). De fait, la lecture à laquelle se plie la pastorale italienne dans le cadre de réception français à la fin du XVIe siècle et surtout dans les années 1620 et 1630, le succès incontestable remporté par l’Aminta du Tasse, par le Pastor fido de Guarini et, à l’arrière-plan, par le Filli di Sciro de Guidubaldo Boranelli (grâce à leur caractère aristocratique 5 et à la sensibilité démontrée par rapport à une esthétique du « divertissement » qui est développée dans leur structure et qui se rapproche d’une sensibilité baroque) ont permis aux réécritures françaises de 4 Dans la préface « Au Lecteur », H. d’Urfé fait référence aux sources italiennes, c’est-à-dire à la poésie dramatique du Tasse, d’Arioste et de Guarini, croyant qu’en suivant les tendances les plus actuelles du goût du public, il se rapproche d’une éthique du texte littéraire (sur laquelle il réfléchit) tout en privilégiant, à l’instar de Guarini, l’attitude de « plaire », « [s’]accomodant a nostre aage » (Urfé, 2001: 12). Sur la pièce, il faut lire l’excellente introduction que lui consacre L. Giavarini dans son édition critique (Giavarini, 2001: VII-LXXIII). 5 Selon Madelaine Lazard, la pastorale italienne, née de l’imitation de l’églogue antique, s’impose comme un genre aristocratique et s’oppose aux « comedie rusticali », dans lesquelles se reflétaient les coutumes et le langage des paysans italiens et elle se prête aux « divertissements » et aux représentations de la cour étant donné qu’elle adhère à une conception idéaliste de l’amour inspirée par les théories néoplatoniciennes (Lazard, 1983: 28).
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Montemayor de s’orienter vers de nouvelles formulations scripturales. Ces dernières présupposaient une espèce de prolongement de l’existence du texte traduit dans d’autres formes d’écriture et de lecture, fixées dans la littérature française par le biais de l’italianisme. En effet, toute la stratégie scripturale de Pousset de Montauban et la transgression logique qui est opérée par rapport à la matrice ibérique reposent sur l’influence décisive que Le Tasse et Guarini (ou Boranelli) ont eue sur la détermination de la poétique sous-jacente à la formation de la pastorale française et au succès de réception remporté par de tels auteurs. Ce succès justifie, du reste, l’inclusion de scènes du roman dans la fiction théâtrale. D’ailleurs, l’auteur s’est limité à suivre cette tendance consacrée par beaucoup de ses prédécesseurs – Auvray, Mairet, A. Mareschal, Du Ryer, Rayssiguier, Scudéry 6 – qui ont repris dans leurs textes dramatiques certains des épisodes des romans pastoraux, surtout de L’Astrée. En effet, les péripéties romanesques et les multiples cadres créés permettaient de suivre de près le goût du public pour le composite tout en réécrivant, d’une certaine façon, l’histoire des bergers du Forez. Outre les tragi-comédies pastorales de Scudéry, c’est peut-être la Tragicomedie pastoralle ou les amours d’Astree et de Celadon sont meslees à celles de Diane, de Silvandre et de Paris, avec les inconstances d’Hilas (1630), écrite par Rayssiguier, qui illustre le mieux ce processus de transfert intertextuel et intergénérique qui a conduit Pousset de Montauban à vouloir réécrire la Diana et à reprendre certains de ses personnages. En fait, si, dans l’épître dédiée à Mademoiselle de Ragny, il fait dépendre catégoriquement la trame de la tragicomédie de l’intrigue de L’Astrée – en faisant allusion aux rives du Lignon et à Céladon, à Astrée et à Silvandre – ou s’il accentue la nouveauté d’une forme qui, grâce au passage du texte du roman au texte dramatique, semble donner une suite aux aventures des bergers d’Urfé, dans la Préface, en revanche, il décrit en détail la « disposition », en Actes, des aventures plus ou moins décalquées du 6
Roger Guichemerre commence par affirmer dans une étude consacrée à L’Astrée et aux tragi-comédies de Scudéry, que ce dramaturge a écrit cinq tragi-comédies dans lesquelles il récupère d’importantes histoires-métadiégèses du roman d’Urfé: Ligdamon et Lidias (1630-31); Le trompeur puni (1631-33) – histoire de Daphnide et d’Alcidon; Le Vassal généreux (1632-35) – histoire de Childéric, de Silviane et d’Adrimante; Orante (1633-35) – première partie de l’épisode de Cryséide et d’Arimant; Eudoxe (1639-40) – histoire des amours d’Eudoxe et d’Ursace (Guichemerre, 1994: 281).
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roman et, comme il l’affirme, (re)connues par le public 7 . Et ce même si elles sont condensées dans un texte dramatique qui engendre une lecture subjective de L’Astrée (une lecture-écriture à l’image de la traduction). Par exemple, il souligne l’épisode paradigmatique du suicide de Céladon dans les eaux du Lignon (Acte I), le déguisement du personnage sous les traits d’Alexis, obéissant aux ordres d’Adamas (Acte II et III), le désir de mort de Silvandre et la reconnaissance de la fausse identité de Céladon/Alexis (Acte IV), le pèlerinage conjoint à la Fontaine de la Vérité d’Amour où toutes les dissimulations et tous les malentendus sont dissipés et les mariages consommés (Acte V). Le succès recueilli par ce genre de transformations (et, parfois transgressions), parfaitement intégrées dans le régime intertextuel qui caractérise le XVIIe siècle et qui permet des concomitances flagrantes entre diverses formes de réécriture (parmi lesquelles la traduction) qui se situent entre des gestes parallèles de conception et de réception, est mentionné dans des péritextes à caractère laudatif (sonnets et épigrammes) qui précèdent la pièce et qui témoignent, sous la plume d’autres auteurs, de la légitimité esthétique du rapprochement du roman d’Honoré d’Urfé de la tragi-comédie pastorale. Mais ce succès est également visible dans le développement de ce processus, tout du moins, jusqu’en 1654, date à laquelle Pousset de Montauban lit les réécritures françaises de la Diana de Montemayor et les conçoit dans une autre dynamique textuelle proche de l’italianisme qui a, du reste, également influencé le choix de Rayssiguier. On voit ainsi surgir de nombreux éléments structuraux qui, en transgressant les motifs formels et sémantiques de l’action de Los siete libros de la Diana (et ce en dépit du lien intertextuel cité explicitement dans le titre), se rapprochent de ceux des pastorales italiennes. On en trouve une preuve irréfutable dans la structure de Les charmes de Felicie construite à partir des amours contrariées ou non partagées – Diane et Philinte; Diane et Thersandre; Félicie et Thersandre –, dans l’inconstance qui règne entre les bergers conjuguée, en termes de vision du monde baroque, à des jeux de fausses identités que les intri-
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Voir le début de la préface du texte dramatique: « Ce subject est si cognu, qu’il sembleroit inutile d’en faire vn argument, toutefois afin qu’on puisse comprendre mieux le dessein que i’ay eu de le disposer au theatre, et de le faire voir démelée des autres histoires, dans lesquelles il est intriqué, i’en ay voulu donner la disposition. » (Rayssiguier, 1630).
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gues passionnelles sous-tendent 8 . On le voit aussi dans l’utilisation de la magie et des charmes de Félicie – masque défiguré de la sage de Montemayor – pour conquérir l’amant de Diane 9 , Thersandre, encadré dans les jeux de miroirs sur lesquels l’histoire se forge peu à peu, et enfin dans le « happy end » obtenu par l’introduction de la figure exmachina de Diane Déesse et de son discours (Montauban, 1654: 8687) qui met un terme à l’enchantement et qui assure l’union des amants. De telles interférences et de telles convergences intertextuelles plurielles sont dues à l’intégration de certains facteurs d’écriture dans une « vision stéréoscopique » (Weisgerber, 1984: 110) qui, dans un dialogue de différentes écritures et cultures, associent le roman pastoral ibérique et la pastorale italienne. Et ce d’autant plus que cette dernière, lors de sa traduction vers la langue et la littérature françaises, a généré une mode esthétique et a répondu à des exigences intellectuelles (Dalla Valle, 1995: 43) qui reposent sur la particularité de ses intrigues et de ses procédés de composition. Ces procédés se dévoilent, soit dans l’exploitation thématique du mythe de l’âge d’or – qui, dans l’Aminta, prend la forme de l’objectivation de l’idéal amoureux perdu par l’évocation de cet âge mythique, topique fondamentale de la pastorale baroque –, soit dans la pertinence assumée par la figure de l’Écho, cette voix sans corps, cette illusion de réponse aux incertitudes de l’amant. Dans le Pastor fido, l’Écho se manifeste lorsque Silvio interroge la nature et reçoit, en écho, des réponses qui lui annoncent l’amour de Dorinda. 8
Devant la cruauté de Diane, Thersandre révèle le secret de son destin tragique à Ismène (dans la scène I de l’Acte II) et il se sert de la fausse identité pastorale qu’il a adoptée (Cleagenor) pour s’enfuir de Néarque en raison des rivalités amoureuses; Ismène lui révèle, dans la scène suivante, que Thersandre a pour rival, auprès de Diane, Cleagenor, exploitant en cela un jeu de masques et d’identités illusoires propres au théâtre baroque dans lequel la pastorale dramatique s’inscrit (Montauban, 1654: 18-19; 26-27; 29-31). 9 Félicie réagit violemment et avec jalousie à l’amour de Diane et de Thersandre en reconnaissant leurs véritables identités (Acte IV, scène VI), elle ordonne à Philinte qu’il les sépare dans deux chambres de son palais et elle décide de jeter ses charmes de manière à ce que les deux amants, par un « supplice estrange », se voient mourir et vivre réciproquement sans qu’ils ne soient ensemble. On entend les cris des deux personnages de toute part et dans l’Acte V, on voit Thersandre, victime de l’enchantement, exprimer son désir de mourir devant la vision du corps de Diane et celle-ci s’effondrer dans un monologue analogue, en voyant l’image (illusoire) de son amant mort (Montauban, 1654: 75-77; 82-85).
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Ces procédés se manifestent encore dans l’institution de diverses chaînes amoureuses, symptomatiques de l’irrationalité du sentiment amoureux et de la jalousie dévastatrice, ainsi que dans l’institution dramatique d’obstacles qui s’instaurent tout au long de l’intrigue et qui se révèlent dans des jeux de simulations et de dissimulations amoureuses, dans l’inconstance des amants, dans les amours contrariées, dans la dualité de l’amour ou dans l’impossibilité à confesser les sentiments. On retrouve encore ces procédés dans la présence de l’oracle – moteur de l’action et du dénouement et symbole de l’incapacité que l’homme a de comprendre sa propre destinée – ou dans la fantaisie montrée par la figure des magiciens et par d’autres entités (et divinités) surnaturelles qui peuvent aider les personnages à résoudre leurs malentendus et leurs énigmes. La conjugaison particulière de ces éléments illustre ainsi la relation de contiguïté existant, dans la première moitié du siècle, entre la tragi-comédie pastorale et le roman pastoral – contiguïté que Pousset de Montauban a très bien comprise. En effet, l’artifice de la fiction pastorale (« les charmes ») est l’un des enjeux qui rapproche la représentation romanesque de la mise-en-scène théâtrale. En ce sens, tant le pouvoir (pris dans sa limite logique) que l’auteur dramatique tend à exercer sur le texte de Montemayor que la relation métonymique qu’il vise à établir avec la Diana ibérique, dans le cadre des différences ou des migrations de la langue qui sont toujours viabilisées par la survie d’un texte à travers un autre, traduisent la construction d’un sens par le recours à l’allusion (exprimée, par exemple, dans le titre) et à l’inclusion (exprimée dans la transposition de certains épisodes ou de certains personnages). En somme, considérer Les charmes de Felicie, dans le cadre d’un processus « intergénérique » (Molinié et Viala, 1993: 212), c’est-à-dire de façon à ce que le texte puisse se caractériser par des rapprochements ou des différences qu’il institue par rapport aux propriétés du roman pastoral ou plutôt, dans ce cas plus spécifique, de ses réécritures françaises, cela revient à le redimensionner dans des modes de contextualisation divers. En effet, ces modes prévoient le rôle joué par une rhétorique de l’écriture et par une rhétorique de la lecture – par une rhétorique de la lecture-écriture elle-même – dans le système de corrélations qu’il organise en dramatisant l’écriture du texte de Montemayor et en (re)présentant une autre forme, diverse, de lecture parallèle à la traduction.
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Ainsi, la réécriture de Montauban peut être perçue, par rapport aux modèles de réécriture du texte pastoral ibérique, comme une transgression des modèles (plus que comme un modèle de transgression). Cette transgression reste soumise aux contingences intertextuelles que le dramaturge dicte pour son propre texte et ce même lorsqu’il le fait dépendre directement du roman de Jorge de Montemayor. Car, si d’un côté, la Pastorale de Montauban n’escamote pas ce lien intertextuel énoncé et annoncé très clairement, de l’autre l’auteur semble s’en servir comme d’une simple stratégie pour captiver le public et pour légitimer, dans le canon littéraire, le texte (déjà tardif par rapport à la période d’apogée de la pastorale dramatique) en évoquant sa filiation ou son inclusion dans le mode d’écriture d’un modèle paradigmatique. C’est pourquoi, le dramaturge semble, tout d’abord, vouloir conserver certains personnages de Los siete libros de la Diana – Diane, Ismène, Félicie –, le « nom de roman » devenant un signe littéraire particulier. Il en ajoute d’autres qui déterminent l’innovation de la trame pour ensuite développer une intrigue, en cinq Actes, dans laquelle il récupère des éléments qui sont codifiés, à l’identique, dans le roman pastoral de Montemayor ou d’Honoré d’Urfé et dans la pastorale dramatique de Hardy ou de Racan. Ces éléments lui permettent de faire dépendre la conception de son propre texte de modèles qui sont d’une certaine façon exemplaires. Ainsi s’expliquent les références initiales (dans la scène I de l’Acte I) aux fêtes réalisées par les bergers en l’honneur de Diane ou l’allusion charismatique aux pouvoirs magiques de Félicie et à l’île utopique qu’elle gouverne – réminiscences directes d’une possible lecture du personnage ibérique et récupération de l’image mythique de l’âge d’or (image amplement utilisée dans la pastorale dramatique et, pour le coup, associée à la figuration idéalisée de la patrie de l’auteur de la Diana) grâce auquel la fixation de l’univers de production et de réception du texte de Montauban devient logique: Bien que de Portugal, cette Isle fasse part, Nous auons et nois Loix, et nostre Empire à part, Celle qui nous regit, n’a point le nom de Reyne: Nous sommes compagnons de nostre Souueraine, Et sa vertu nous fait gouster tant de repos, Qu’elle a mis la houlette és mains de cent Heros, Qui lassez de lauriers, et du bruit de la guerre, Des quatre coins du monde arriuent dans sa terre, Le crime seulement doit craindre son couroux,
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Elle exerce un pouvoir de tout autre jaloux, Et comme elle descend du sang de Zoroastre, Elle sçait la vertu des herbes, de chaque astre, Mesme de la magie elle entend les secrets, Et les fait quelquesfois seruir ses interests. (Montauban, 1654: 2-3).
Ainsi, le rapprochement de l’espace emblématiquement occupé par le personnage de Félicie, créé par Jorge de Montemayor, avec les personnages des magiciens et les personnalités mythologiques que Hardy travaille dans Alphée ou la Justice d’Amour (1624) – Dryade, Cupidon – ou Racan dans les Bergeries (1619 10 -1625) – Polistene, magicien, Philothee, vestale, Chindonnax, druide – démontre que l’on peut conjuguer les deux genres ou, tout du moins, les faire dépendre métonymiquement l’un de l’autre. Cette possibilité se prolonge dans la représentation d’amours contrariées ou de jeux de passions et de fausses identités qui participent d’une vision du monde adoptée par le mode pastoral et que la pastorale dramatique prend au roman pastoral, dans le cadre d’un régime intertextuel et d’une esthétique des genres, caractéristiques du fonctionnement du littéraire au XVIIe siècle et auxquels Pousset de Montauban est sensible. Par exemple, le topos de la fausse identité est incarné par le couple central d’amoureux Thersandre/Cleagenor et Diane/Célie 11 et par le destin tragique qui s’acharne contre le premier et qui va permettre, par l’illusion de l’être et du paraître, tout le développement de l’intrigue et tout le travail réalisé sur les obstacles introduits par Félicie pour séparer les amants. De tels jeux sur lesquels le dramaturge investit (tout comme les romanciers), suivant un rythme propre au texte dramatique et à la théâtralité qui lui est intrinsèque, soutiennent une vision de la 10
Cette date correspond à la représentation de la pièce à l’Hôtel de Bourgogne sous le titre d’Arthénice, le texte ayant été vendu par la suite sous la forme de manuscrit dans la « vente de livres rares et précieux de M. H. de V. », réalisée à Paris le 22 avril 1625, et publié par la fameuse maison d’édition de Toussainct du Bray (éditeur de quelques-unes des traductions de la Diana), la même année (Arnould, 1991: VIIVIII). 11 Dans la scène I de l’Acte II, Thersandre révèle clairement la fausse identité sousjacente à sa condition pastorale qui l’accompagne dans son destin tragique puisqu’il s’est battu contre Nearque pour la passion de Célie/Diane: « [Thersandre] Mais la mort de Celie, et le couroux du Roy//Pour desrober ma teste aux peines de la loiy,//M’ont fait errer sept ans de Prouince en Prouince,//Enfin lassé de voir la Cour de chaque Prince,//Icy de tous périls i’ay creu me dégager//Sous le nom de Thersandre, et l’habit de Berger,//Et pour me cacher mieux par un triste aduantage,//Les ennuys de mon cœur ont changé mon visage. » (Montauban, 1654: 20).
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passion que Montauban lit à la fois dans la Diana de Montemayor et dans les textes italiens du Tasse et de Guarini ou dans les pastorales françaises de Hardy et de Racan. Cette vision s’inscrit dans le cadre d’une dynamique de représentation inhérente au jeu de spécularités servant très clairement un système de lectures qui est aussi un système d’écriture propre à des formes hypercodifiées. L’association du texte au mode tragique, donnant corps à une tragi-comédie pastorale, dénonce, dans un métalangage propre et dans des chaînes isotopiques reconnues par le lecteur, la violence de la passion – « Parthenie, bas. Ouy, si mon cœur enfin peut souffrir violence. » (Montauban, 1654: 17). Cette violence s’exprime aussi dans des figurations sémantiques plurielles telles que l’avertissement sur ses dangers, par la voix de Diana 12 et son association topique à la folie – « [Ismène] Que l’amour aysément degenere en folie. » (Montauban, 1654: 24) —, à la jalousie, à l’inconstance et à la dénonciation de l’éphémérité du bonheur passé d’une passion partagée. Ainsi, à partir de Los siete libros de la Diana, le dramaturge réécrit une vision bucolique de bergers déguisés dont les amours sont contrariées par des obstacles qui tiennent à l’essence même de la passion et à des vecteurs thématiques qui lui sont liés. Ces derniers seront sublimés dans un « happy end » typique des tragi-comédies pastorales dans lesquelles l’intervention de la divinité – « Diane Déesse » (espèce de réplique spéculaire de la sage Félicie de Montemayor ou d’Adamas d’Urfé) – permet le mariage de Diane et de Thersandre, de Clidamant et de Parthénie, de Thimante et d’Ismène. Montauban renforce de la sorte une éthique de dénouement visant l’« instruction des lecteurs/spectateurs » et reposant sur l’éloge de l’amour vertueux et sur la récompense qui est promise à tous ceux qui suivent la vertu 13 .
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« Au contraire l’amour, dont tu sçais peu l’vsage,//Fait l’office du temps, et ternit vn visage://Les soins qu’il met au cœur, ses soucis, ses douleurs//Effacent bien des traits, moissonnent bien des fleurs;//Il est comme le temps Tyran de toutes choses,//Et seiche en peu de iours, et nos lys, et nos roses. » (Montauban, 1654: 6). 13 Le texte se termine justement sur l’annonce des mariages, autorisés par la divinité, annonce qui est faite par Clidamant qui remplace Félicie (punie pour avoir exercé cruellement ses « charmes ») dans le gouvernement de l’île utopique: « Nous serons tous heureux, le Ciel nous l’a promis,//Allons tous dans le Temple, acheuons la iournée,//Faisons les doux liens de ce triple hymenée,//Et desormais sans crainte en ce iour glorieux,//Allons de ce bon-heur rendre graces aux Dieux. » (Montauban, 1654: 88).
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Le dramaturge reprend, en outre, du roman de Montemayor l’important personnage de Felicia/Félicie, grâce auquel on aurait pu prévoir un collage intertextuel au roman ibérique qui néanmoins n’est pas tout à fait linéaire: la description initiale de ses pouvoirs magiques est déclamée par Ismène devant l’auditoire 14 , mais ceux-ci dépassent, par leur théâtralité, exploitée jusqu’à la limite (à l’image de ce qui arrive aux magiciens des pastorales dramatiques), la magie naïve de Felicia dont l’eau miraculeuse guérit le « mal d’amour » des bergers de la Diana. Par ailleurs cette magie sert de prétexte à une théorisation néoplatonicienne sur l’essence du sentiment amoureux. L’intégration tout à fait naturelle de Félicie dans l’univers des couples amoureux – Félicie aime Thersandre qui aime et est aimé de Diana – lui retire le statut éthique et idéalisé qui était accompli dans le texte de Montemayor et justifie son intervention maléfique sur les amants. Cette intervention est dénoncée par Parthénie lorsqu’elle entend les cris désespérés de Diane et de Thersandre et qu’elle veut à tout prix les séparer, contrairement à ce que fait la sage ibérique: [Parthénie] Oüy, cét enchantement sans doute est son ouvrage, Elle pourroit encore faire bien davantage: Son art luy permet tout, et le sort des humains Au gré de ses souhaits, semble estre entre ses mains, Que ne fait elle point quand elle est en colere (Montauban, 1654: 76).
La transgression du modèle ibérique – évoquée explicitement et laissant entendre qu’il constitue un motif d’intertextualité manifeste en ce qui concerne la Pastorale – semble à tel point entrer dans la logique du paradoxe que la déformation du profil narratologique de la sage Félicie suit de près le culte d’un registre tragique qui rapproche le texte de la tragi-comédie pastorale (voire de la tragédie pastorale). Pratiquée dans les années vingt et trente, celle-ci s’inspire surtout du Pastor fido de Guarini 15 et elle est reprise par Pousset, auteur de plu14
« [Ismène] Contre vos interests elle pourroit tout faire,//Et ton reffus enfin armeroit sa colere://Sçais-tu ce qu’elle peut, d’un clin d’œil, de deux mots,//Elle peut appaiser et mutiner les flots,//Evoquer des tombeaux des corps en pourriture,//Faire parler leur cendre, et marcher leur figure;//Ce sont là ces secrets que tandis qu’il regna//A sa posterité oroastre enseigna://Elle en est descenduë, et pour se satisfaire//Elle feroit seruir son art à sa colere. » (Montauban, 1645: 30-31). 15 En effet, dans le Pastor fido, comme le souligne Marsan, les nobles bergers, issus d’une race divine, ont entre les mains leur propre destin et ils sont soumis à une reli-
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sieurs tragédies inscrites dans la dynamique formelle intrinsèque à la dramaturgie classique. Le refus de l’espace bucolique suggéré par la vision prophétique et négativiste d’Ismènie – si Félicie continuait à jeter ses charmes maléfiques sur les couples amoureux (Acte III, scène III), il ne resterait, sur l’île utopique, que des rochers inertes – laisse ainsi la place à l’image de l’homme perdu dans son labyrinthe intérieur. Cette image est développée par Thersandre, amant de Diane – « Ie me cherche moy mesme, et ne me puis trouuer » (Montauban, 1654: 47) – dont le discours expose un idiolecte, proche des personnages tragiques, auquel sont associées des situations de tragicité incontournable générées par des mouvements de malentendus. Par exemple, Félicie demande à Diane qu’elle l’aide à conquérir Thersandre, pensant qu’il s’agit de son frère, (Montauban, 1654: 42-43); Thersandre voyant Diane morte, en raison du mirage provoqué par Félicie, réclame à cor et à cri la mort, reprenant ainsi l’image de l’amant qui meurt devant la vision du corps inerte de sa bien-aimée 16 . Cette lecture tragique et théâtrale de l’univers bucolique atteint son paroxysme dans le dilemme final contre lequel Félicie se débat et dans lequel s’opposent des sentiments tels que la passion et la raison, sentiments qui s’inscrivent dans l’attitude de condamnation ou de libération de Thersandre et qui se structurent selon les schémas paradigmatiques des dilemmes cornéliens: [Félicie] Escouteray-ie encor, mon amour qui murmure, Enfin dois-je souffrir, ou repousser l’injure. Non, faisons succeder à nos affections, Dans un cœur offensé ces noires passions, Ces fureurs, par qui l’ame en desordre et troublée, Rompt et brise le joug dont elle est accablée, (…) Quoy? perfide Thersandre, hà! ce nom de Thersandre Sçait combattre en mon cœur encor, et se deffendre; Mes esprits à ce nom, sont encores flottans, gion tyrannique qui prône que l’amour doit être sous le joug des bienséances sociales. D’où la dramatisation de toute une série d’aventures encadrées dans un registre tragique et représentant par conséquent, selon l’auteur, une voie qui mène à la tragicomédie pastorale (Marsan, 1969: 52). 16 « Thersandre, aupres du corps de Diane. Pourquoy, pour ne point voir des obiects si funebres,//N’ay-je les yeux couverts d’éternelles tenebres,//Hà! que i’ay de sujet de me plaindre du sort,//Que mon sommeil n’est-il, le sommeil de la mort. » (Montauban, 1645: 82).
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Mon courroux s’affoiblit, ma haine est en suspens (…) Non, non, ny pensons plus, un si sensible outrage, Arme mon desespoir, permet tout à ma rage (Montauban, 1654: 75).
L’influence d’une poétique des genres datée explique par conséquent l’organisation d’une dramatisation de l’écriture narrative à laquelle le texte de Jorge de Montemayor est explicitement soumis. Ce transfert scriptural passe par des mouvements de rapprochement et (surtout) de mise à distance justifiés par une praxis littéraire qui privilégie l’autonomie de l’écriture et sa relation avec des normes contextualisées de lecture. Ce qui explique le succès indéniable que la pastorale a remporté, autour de 1630, sur le roman pastoral (reflet incontestable de la primauté du texte dramatique et théâtral sur le texte du roman). En somme, la présence initiale (ou implicite) d’une écriture qui se prétend commune souscrit à l’idée que le genre fonctionne au sein d’une temporalité ou d’une historicité irréversibles qui justifient l’élargissement de la lecture-écriture du roman pastoral ibérique, dans la première moitié du XVIIe siècle, non seulement aux traductions réalisées mais aussi à la création d’un speculum de lectures ou de théâtralisations. On comprend alors mieux, dans la pièce de 1654, le dialogue qui s’installe entre écritures et lectures, entre inclusions et allusions et qui est reproduit dans la métaphore de Félicie. Ce personnage de la pastorale ou de la tragi-comédie pastorale de Pousset de Montauban devient le miroir déformé de la sage Félicie redécrite par Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet, Vitray et Rémy et, à la limite, le reflet archétypique intertextuel et interculturel de la « sage Felicia » conçue par Jorge de Montemayor 17 . JEUX DE FICTION ET LECTURES DU PASTORALISME
Dans le cadre des relations d’exclusion et d’association qui organisent l’écriture et la lecture ainsi que dans le domaine spécifique des phénomènes de traduction, il devient possible de reconnaître certaines 17
D’où l’appréciation décisive de Jules Marsan: « La matière du roman de Montemayor est ainsi devenue française. Par une conséquence naturelle, elle est devenue aussi plus dramatique. L’amour, tel que l’avait conçu le platonisme espagnol, supprimait dans l’individu, en envahissant l’être entier, tout conflit de passions diverses, c’est-à-dire toute psychologie: l’homme d’un seul sentiment n’est pas un personnage de théâtre. » (Marsan, 1969: 286-287).
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attitudes scripturales transgressives. Parce qu’elles sont essentielles à la détermination de la signification des relations entre littératures et cultures étrangères, ces attitudes peuvent plus ou moins se rapprocher du modèle d’où elles partent, et s’assumer comme des allégories associées à l’historicité des genres. C’est pourquoi, reprendre l’écriture de Jorge de Montemayor, sans pour autant l’assumer (comme dans les traductions), mais plutôt en assumant une confrontation tacite qui s’engage dans un jeu de référentialités établi entre l’écrivain et le lecteur et qui s’intègre dans une praxis intertextuelle typique de l’époque, prouve que l’on peut arriver à une réflexion sur les éléments qui, dans la structure d’un texte, permettent la constitution d’une pluralité de sens et sa survie (allégorique). Ainsi, en prolongeant les effets prismatiques développés surtout par les réécritures d’Antoine Vitray et d’Abraham Rémy, les romans de Du Verdier, de Préfontaine et de Lansire renvoient inévitablement à la Diana ibérique, par le choix du titre ou par l’évocation de personnages associés à un modèle donné – La Diane françoise, La Diane des bois et La Diane déguisée. Ces romans suggèrent donc que les textes narratifs de la première moitié du XVIIe siècle français peuvent, dans certains cas et toujours dans le même contexte herméneutique et culturel, ne pas traduire mais réécrire, c’est-à-dire travailler le signifiant et le signifié de fictions au succès reconnu, pour créer de nouveaux récits qui s’incluent dans une transgression plus ou moins explicite. Les romans pastoraux de Du Verdier, de Préfontaine et de Lansire constituent ainsi des allégories de lecture de cette fiction. Ces dernières se construisent dans le déguisement ou dans le jeu dont l’écriture se pare pour, dans le cadre de son positionnement dans le système littéraire français et dans un désir d’autonomisation esthétique progressive, entrer dans un jeu d’illusions et de mise à distance de plus en plus évident par rapport au modèle que les textes, suivant une stratégie intertextuelle complexe, semblent vouloir évoquer. Une telle stratégie se trouve peut-être conditionnée par des filtres de réception – le succès d’un roman entraîne l’écriture d’autres romans aux titres appellatifs et mettant en évidence une référence intertextuelle 18 . C’est donc dans le 18 Alexandre Cioranescu remarque que l’influence de la « Diana espagnole » sur le roman pastoral français devient si évidente que le nom de la protagoniste a été récupéré par des romanciers différents pour recueillir du succès avec leurs textes et il donne comme exemple La Diane françoise de Du Verdier et La Diane desguisée de Lansire (Cioranescu, 1983: 421).
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cadre, à première vue paradoxal, de cette dialectique entre adaptation et autonomisation du modèle et dans une logique qui conçoit que d’autres formes de réécriture d’un texte littéraire puissent venir enrichir le travail amorcé par la traduction et éclaircir des détails théoriques associés à l’essence même du littéraire, que les Dianes de Du Verdier, de Préfontaine et de Lansire se situent. En ce sens, la relation entre écriture et lecture se noue sur le plan de la fictionnalisation des métaphores (ou allégories) de la lecture générées par l’écriture 19 . Il s’agit, en fin de compte, des allégories d’une autre lecture de la (ré)écriture du texte fictionnel ibérique en France et de son croisement avec le modèle du roman pastoral français. Le premier indice de ce processus d’assimilation du modèle ibérique et, en même temps, d’une soi-disant autonomisation esthétique de l’écriture apparaît très clairement dans la préface qu’en 1624 Du Verdier adresse « Au Lecteur ». Il y étaye le refus d’une filiation flagrante avec le texte de Jorge de Montemayor et avec les traductions réalisées jusqu’alors – la Diane « habillée à la Françoise » – et il y affirme son intention de ne recourir qu’à des éléments « de ce que la nature luy donne », c’est-à-dire à des éléments qui lient le personnage à un pastoralisme inhérent au genre: Que le nom de cette bergere ne te destourne point la volonté que tu peus auoir d’apprendre ses amours; La France l’a veuë naistre, et ne ressemble en aucune façõ à ceste Espagnolle, qui depuis peu court habillee à la Françoise. Si tu te donnes le temps de la voir et la considerer de près, peut-estre tu la trouueras plus agreable que l’autre, car elle n’emprunte rien de personne, et se sert seulement de ce que la nature luy donne. Si la peine que i’ay prise à la bien instruire pour la faire paroistre par tout, te plaist en quelque façon que ce soit, i’en receuray beaucoup de contentement et de gloire, sinon croy asseurement que tu ressembles au malade, qui pour la foiblesse de son estomac ne peut digerer la viande, ny s’en seruir quoy qu’elle soit delicate et bonne. Adieu. (Du Verdier, 1624).
Dans les courts paragraphes qu’il consacre à La Diane françoise, Magendie conçoit ce geste de refus comme une stratégie qui vise à lancer le texte sur les traces du succès obtenu par le roman ou plutôt
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« (…) les entreprises esthétiques, écriture et lecture, ont en commun vouloir et plaisir, tant il est vrai que le rapport de l’écriture et de la lecture atteste moins la certitude d’une communication que l’évidence que l’écriture, qui est fiction, génère ses propres métaphores de la lecture qui est fiction. » (Bessière, 1984: 9).
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par les traductions françaises de Montemayor 20 . Par ce refus, on en arrive donc à la fixation d’une poétique de compromis entre le modèle ibérique qui reste, néanmoins, présent dans les univers de conception et de réception et une mise à distance testée dans certains aspects romanesques ponctuels qui sont liés à une praxis du genre développée dans la littérature française de l’époque à partir des règles d’écriture imposées par L’Astrée. L’historicité dans laquelle s’inscrit le texte en traduction s’intègre, une fois de plus, dans un mouvement de transformation continue des textes et des genres. Ce mouvement s’ancre dans des paradigmes cruciaux – la Diana ou L’Astrée – qui sont porteurs d’une signification spécifique permise par l’introduction flagrante du texte étranger dans le système littéraire national, par le croisement de ses lectures possibles avec le(s) modèle(s) autochtones et par les réactualisations successives qui émergent de l’écriture d’autres textes (comme La Diane françoise) insérés dans la logique de l’époque. Ainsi, la structure en oxymore suggérée par le titre du texte de Du Verdier présuppose une réadaptation, c’est-à-dire une imitation différentielle découlant de cette tension déjà décrite. Cette imitation est très nette dans les quatre « Livres » qui composent le roman dans lequel le fil conducteur est assuré, sans le moindre doute, par le rôle primordial accordé à Diane et à Silène (personnages-miroir de Montemayor), rôle qui est privilégié dans la dynamique de dénouement installée dans le « Livre Quatrième » 21 . Celui-ci est entrecoupé, comme dans tous les textes du genre, par l’introduction de diverses métadiégèses – les histoires de Climandre et d’Amarante, de Florize et de Clorizel, de Tyrcis et de Daphnis, de Policlair et d’Argenie, d’Oloric –, dans lesquelles 20
Dans le chapitre consacré à « Le roman pastoral », Maurice Magendie voit La Diane françoise comme une réplique de la Diana de Montemayor et ce même si Du Verdier tend à nier cette filiation textuelle. Selon ce critique, il existe des signes d’une intertextualité évidente entre les deux romans – en ce qui concerne les protagonistes et les aventures racontées – et il y a des signes d’une dépendance circonstancielle de L’Astrée qui témoignent de l’ascendance de ce texte sur tous les autres publiés dans les années vingt et trente (Magendie, 1932: 158-160). 21 Le dernier « Livre » de La Diane françoise se centre en fait sur les deux protagonistes et il repose, en particulier, sur les épisodes de jalousie de Diane à l’égard de Silène qui revendique pourtant la constance de son amour ou alors sur des entraves imposées par Ismène à l’union du couple et par une série de situations ambiguës engendrées par le personnage, lesquelles conduisent à un désir de mort de la part des protagonistes même si, à la fin, par l’action surnaturelle d’un Sacrificateur, ils s’unissent dans un « happy end » caractéristique du genre (Du Verdier, 1624: 611-805).
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alternent des cadres bucoliques et des cadres de guerre, des réminiscences des Amadis et des reflets des luttes violentes qui remplissent le roman d’Urfé et qui culminent dans le « siège de Marcilly ». Dans cette structure codée, la réadaptation du texte du roman se traduit dans une conjugaison d’éléments romanesques qui dépendent de l’écriture française du roman pastoral. Ces éléments s’infiltrent dans un cadre bucolique tracé par Montemayor et dans la récupération de certaines situations diégétiques qui reprennent les cas de la Diana ibérique dont le succès restait dans la mémoire des lecteurs de ses réécritures qui coïncident chronologiquement avec l’édition du texte de Du Verdier. Or, malgré le refus intertextuel de la préface, l’histoire de Diane et de Silène semble s’engager, dès le début, dans le paradigme ibérique, lorsque les péripéties, qui entourent les personnages, encadrées dans l’incipit, font directement référence au chagrin d’amour de Silène/Sireno: Silene voulant mourir puis que Diane ne l’aymoit plus s’estoit enfoncé dans le bois, auecque dessein d’y attendre la nuict pour n’auoir point d’empeschement à sa resolution, mais le Ciel qui vouloit disposer autrement de sa vie le feit arriuer iustement où Myrtile s’estoit retiré pour se plaindre de la cruauté de sa bergere. (…) Où sont maintenant tant de sermens, en l’asseurance desquels vous me deuiez faire viure le plus heureux berger de ces contrees, Diane vous les auez fait en l’air, et les auez mis en la puissance des vens qui les ont emportez si loing qu’ils vous en ont osté la cognoissance, et pour rendre ma disgrace plus sensible, vous les voulez rappeller pour les faire encore une fois au profit d’un autre, qui se rendra plus capable de vostre amour que moy (Du Verdier, 1624: 1-4).
En effet, la relation entre les protagonistes et la tension qui s’y crée fait l’objet d’un travail romanesque soigné qui finit notamment par mettre en relief, dans une stratégie rhétorique spécifique, l’importante fonction narrative que tous deux assument. On pourrait croire qu’il s’agit d’une réécriture particulière de la Diana ibérique dans laquelle l’histoire de Diana et de Sireno est parfois dépassée par les métadiégèses, impliquant d’autres personnages et contribuant à une discontinuité structurale qui conduit l’auteur-narrateur à promettre de continuer le récit, dans un autre volume, avec les aventures des deux personnages. La réécriture de Du Verdier pourrait être l’une de ces continuations car c’est avec un sens aigu du romanesque que ce lecteur de Montemayor et assurément d’Urfé, exploite, tout au long de son roman, le rôle prépondérant du couple d’amoureux, consacré dans la littérature
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ibérique et dans la littérature française (en raison des innombrables réécritures dont il a été l’objet). Ces deux personnages finissent par représenter des figures d’élection, au même titre que les druides et les oracles de L’Astrée, pour la résolution des différents cas amoureux – « (…) on le nomme Silene (…) digne veritablement des loüanges que les Dieux et le monde luy donnent … »; « (…) Silene et Diane les plus gentils bergers du monde. (…) Ils sont capables de iuger d’un different de plus grãde importance que celuy que nous avons ensemble … » (Du Verdier, 1624: 49; 464). Ils sont aussi les principaux acteurs, dans des jeux intertextuels et spéculaires intéressants, de situations qui se produisent dans la Diana et dans lesquelles les intervenants sont autres. Par exemple, lorsqu’il reproduit le célèbre épisode des sauvages, Du Verdier remplace les nymphes de Montemayor par Diane qui, après avoir été enlevée par un satyre, est sauvée des eaux où ils se battaient par Silène (Du Verdier, 1624: 244-261), l’auteur français se rapprochant et s’éloignant ainsi de l’épisode premier afin de poursuivre une lecture particulière (et justifiable dans ce contexte) du roman ibérique. Or, ce continuum littéraire – Montemayor réécrit par Du Verdier à partir des réécritures d’A. Vitray et d’A. Rémy – qui suit la lecture allégorique entamée par l’auteur français et qui caractérise explicitement l’historicité du littéraire, permet d’évaluer la façon dont de telles interférences intertextuelles, situées stratégiquement au niveau des protagonistes, servent de prétexte à la construction du roman pastoral. L’auteur développe, avec une certaine insistance, dans sa Diane françoise, les codes les plus importants du roman pastoral et y introduit des éléments romanesques qui fonctionnent par rapport à l’écriture de Montemayor comme des prolongements métaphoriques, faisant partie d’un travail d’autonomie esthétique qui, depuis la parution de L’Astrée, distingue la production française du genre. Ainsi, l’intrigue dans laquelle se situe, tout d’abord, l’histoire des amours de Silène et Diana et ensuite les différentes intrigues amoureuses correspondant aux « cas » racontés dans les métadiégèses, est construite à partir d’une écriture qui tient compte des codes du pastoralisme et, en particulier, du roman pastoral. Ces codes reposent sur des allusions à des lieux symboliques 22 et à des cadres emblématiques du locus amœnus 22
La grotte où entre Silène (à l’image de ce qui arrive à Céladon) devient une espèce de lieu enchanté qui fait l’objet d’une courte description: « (…) [Silène] cognoissant qu’il estoit aupres de la grotte enchantee, il y dressa ses pas, et se treuua incontinent
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, sur des inscriptions portant des déclarations d’amour, sur des plaintes adressées à la nature ou sur des descriptions stylisées du portrait de la bien-aimée. Ces situations de composition, ces topoi et ces motifs récurrents se conjuguent avec une vision du monde caractéristique de l’univers qui transparaît dans les anciens « Libros de pastores » où la passion est analysée dans ses différentes manifestations ou effets – le changement, l’irrationalité, la violence qui mène à la folie (motifs condensés suggestivement dans la figure de Silène) – et où est décrit le caractère misérable de la condition humaine influencée par l’irréversibilité de la Fortune et symboliquement développée dans le personnage ibérique de l’amant de Diane: (…) Silene n’estoit gueres en repos, car repassant en sa memoire les contentemens qu’il auoit autrefois gouttés en ses amours, il treuuoit sa disgrace si grande qu’il croyoit estre le plus miserable berger du monde. Il se plaignoit de la fortune qui l’auoit mis en un estat auquel il n’esperoit point de salut, dépitoit la puissance des Destins, et pesant iusques à l’impieté nommoit les Dieux iniustes de le punir auparavant qu’il fut coupable. (Du Verdier, 1624: 36-37).
Un tel ensemble d’éléments codifiés depuis Jorge de Montemayor (et Sannazar) est, à première vue, introduit dans La Diane françoise afin d’apporter un encadrement générique susceptible de donner à lire le texte comme un roman pastoral dont l’écriture obéit à cette norme imposée par le succès de Los siete libros de la Diane. On s’attend néamoins aussi à une réécriture qui n’est pas assumée directement mais qui est identifiée, avec une quasi certitude, par le lecteur de roapres sous l’arbre sacré qui donne de l’ombrage à l’entree de ce lieu renommé, au pied duquel il veit un perron où ces paroles estoient escrites. Alcidamas preuoyant un memorable sacrifice d’Amour a façonné ces bois et cette grotte, pour la gloire du Berger incogneu, pour le contentement de sa bergere, et pour le repos des amis desguisez. » (Du Verdier, 1624: 50-51). 23 Dans l’« Histoire de Policlair et d’Argenie », Argenie se retire dans un lieu bucolique après la tentative de suicide qu’elle n’a pas pu concrétiser à cause d’un page de Policlair – la violence surgit toujours d’une contiguïté paradoxale avec l’espace bucolique, dans le roman pastoral: « Ayant employé toute la nuit à marcher, ie me treuuay dans un village de Perse, le plus aggreable du monde pour une vie champestre, où voyant des fontaines, des bois, des rivières, et des prairies belles et longues, ie me resolus de prendre un habit de bergere pour rendre la fin de ma vie conforme à son commencement, esperant mesmement que la cognoissance de quelques belles bergeres, et le sejour ordinaire des bois (où fort peu souvent on rencontre des subjects de mescontentement) pourroient avecque le temps divertir mes douleurs et me faire perdre le souvenir de mes amours et de ma jalousie … » (Du Verdier, 1624: 546-547).
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mans en tant que création autonome, ou tout du moins, directement intégrée dans le système littéraire français et dépendant inévitablement du mode d’écriture (et de lecture) dicté par les différents volumes de L’Astrée. C’est pourquoi, par le biais d’un processus de transfert générique, on ajoute aux codes bucoliques travaillés en fonction de la Diana, d’autres éléments de configuration de l’espace qui sont facilement reconnus par le public, tels que l’importante présence des oracles (fondamentaux dans L’Astrée et dans d’autres textes pastoraux français) dont les sentences justifient les parcours existentiels les plus divers 24 ; ou alors les cadres de guerre qui cohabitent, dans une variété héroïque, avec le paysage bucolique 25 . On formalise, en outre, des éléments d’interprétation de l’espace qui suggèrent déjà l’intégration d’une vision du monde romanesque testée dans les textes français ou dans les réécritures de Vitray et de Rémy et légitimée surtout dans le roman d’Honoré d’Urfé. Par exemple, la constante opposition entre campagne et cour/ville, fondamentale, du point de vue idéologique, pour la définition d’une esthétique du texte du roman qui est de plus en plus accentuée dans la poétique française de l’époque, est élargie, dans l’énoncé de Du Verdier (comme dans celui d’Urfé), à des associations dépendant des concepts de « courtoisie », de « générosité » et de « vertu ». De tels concepts sont, par exemple, valorisés dans l’histoire de Climandre et d’Amarante, lorsque le protagoniste décide d’aller écouter les causes de l’étrange maladie de Filiman et qu’il comprend que ce dernier aime également Amarante et qu’il ne veut pas, pour une question d’honneur et de vertu, trahir son ami. Il s’ensuit, à cette réplique, un monologue
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Diane soutient qu’elle aime Silène depuis le début mais elle affirme qu’elle doit suivre les règles dictées par l’oracle, règles selon lesquelles la rencontre avec les parents de l’amant devrait se produire avant le mariage (la sentence de l’oracle apparaît en italique) — « Silene (…) la cognoissance de tes parens doit preceder ton marriage, et iamais tu ne seras heureux qu’au temps que le desespoir te fera mespriser ta vie. » (Du Verdier, 1624: 475). 25 Dans l’histoire de Climandre et d’Amarante, on introduit des figurations d’un univers guerrier en faisant référence aux luttes contre le père de la protagoniste et au siège qui lui est fait et qui est le fruit de la jalousie de ses ennemis – « Le siege dura bien six semaines, pendant lesquelles on donna plusieurs assauts qui ne furent iamais sans une grande perte des ennemis » (Du Verdier, 1624: 71-72). Magendie affirme, d’ailleurs, que l’histoire de Climandre, d’Amarante et de Filiman est calquée sur celle de Célidée, de Thamire et de Calidon, l’une des métadiégèses de L’Astrée où sont inclus divers épisodes guerriers (Magendie, 1932: 160).
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de Climandre qui expose, suivant l’espace culturel qui entoure le roman, le dilemme d’un généreux: Faut-il Climandre que le respect que ie porte à nostre amitié soit cause de ma mort? (…) Vous aymez Amarante, et l’iniustice de mes Destins me l’a fait aymer auecque vous. Que dois-je attendre de cette affection, rien moins qu’une mort miserable, car vous sçavez bien à quel prix ie mets vostre vertu, quel estat ie fais de vostre bien-veillance, et me resous à mourir courageusement plutost que d’esperer ma guerison par vostre perte. I’ay failly d’auoir eu de l’amour pour Amarante, mais peut-estre vous me pardonnerez bien cette offence quand vous vous souuienndrez de son pouuoir, de la foiblesse des hommes, (…) et que i’ay plutost choisi le tombeau que d’ouurir seulement la bouche pour declarer ma passion. Ce respect vous doit plaire, et merite ce me semble le pardon que ie vous demande desia, vous ne me le deuez pas refuser, et sur cest’asseurance ie m’en vay mourir bien content. (Du Verdier, 1624: 153-154).
Ces concepts qui sont, parfois, exploités dans le dialogue entre les personnages entraînent l’instruction du public et permettent l’introduction constante de discours à teneur moralisante sur des thèmes comme le suicide 26 ou sur la conduite d’excellence des personnages-bergers. Dans la clôture du récit, Silène, élu gouverneur de l’île, met stratégiquement en lumière cette conduite à partir d’un choix rhétorique intentionnel: Belles ames qui viuez auecque esperance de receuoir bien tost les contentemens que nous donne l’amour pour la recompense de nos seruices, et qui nagez desia parmy tant de felicités, dispensez moy de vous escrire icy des mignardises des caresses de ces amans, ce sont des choses qui ne se peuuent bien exprimer, et le recit desquelles n’est propre qu’entre deux personnes qui s’ayment vniquement: si ie me voy quelque iour parmy de semblables douceurs, ie m’efforceray de les dire, comme ie les auray goustées. Adieu (Du Verdier, 1624: 804-5).
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Dans une situation qui colle, du point de vue intertextuel, au roman d’Urfé, Myrtile empêche Silène de se suicider et permet au narrateur de construire un discours moralisant sur le suicide « Quelle gloire auriez-vous de vous faire mourir, puis que le Ciel rend criminels ceux qui font quelque effort à leur vie, et quel contentement pensezvous que receuroient vos amis quand ils entendroient publier votre foiblesse? Silène laissez disposer de vos iours à celuy qui les a contez, ne violentez point la nature, et si vous auez maintenant quelque subiect de plaindre, faites que ce soit auecque une telle modestie que vous n’en perdiez point le nom de vertueux que vous auez acquis entre tous les bergers de ces contrees. » (Du Verdier, 1624: 7-8).
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Ces faits d’écriture – qui sont aussi des faits de lecture – figurant dans un espace de croisements intertextuels entre la Diana et L’Astrée (au fond, l’espace effectif de construction de l’écriture fictionnelle bucolique française), l’auteur tend forcément à accentuer des éléments romanesques testés dans le roman ibérique et exploités sans relâche dans le roman d’Urfé. Par ce biais, il obtient, tantôt un travail plus exhaustif de l’intérieur des personnages, notamment des protagonistes de Montemayor – dans le sillage du roman d’analyse de La Fayette ou de Villedieu –, tantôt une formalisation plus travaillée, du point de vue rhétorique et stylistique, d’un dialogue épistolaire qui permet, sans aucun doute, de pénétrer plus profondément dans l’intimisme des personnages du roman 27 . De plus, en suivant toujours une vision précieuse déjà patente dans les manifestations précédentes, il essaye d’approfondir du point de vue scriptural des manifestations de galanterie telles que les « billets galants », qui, d’une certaine façon, annoncent, à l’état embryonnaire, l’écriture postérieure de Mme Gillot de Saintonge. Les phénomènes de réécriture garantissent, une fois encore, une vision ample de ce continuum de signification qui accompagne les diverses manifestations du littéraire. Ainsi, cette convergence de réfractions qui fait de La Diane françoise un texte charnière entre la Diana de Jorge de Montemayor, les respectives traductions françaises et L’Astrée d’Honoré d’Urfé, montre clairement comment les modèles de réception assimilent différents specula qui coordonnent des gestes d’écriture et de réécriture. Ces gestes s’inscrivent dans une poétique en formation qui est assumée de manière tout à fait significative dans l’histoire de Florise et de Clorizel – reproduction de l’histoire de Felismena – dans laquelle cette conscience organisatrice s’épanouit de manière suggestive. En fait, le dialogue des diverses écritures émerge tout d’abord de la représentation intertextuelle de l’histoire de Don Felis et de Felismena dont le succès de réception est préfiguré dans les représentations successives dont l’intrigue a fait l’objet, devenant ainsi un fait de mémoire 27
Voir, par exemple, le début de la « Lettre de Silene a Diane », inscrite dans une dynamique d’écriture-réponse sur laquelle la structure du roman épistolaire polyphonique s’appuiera par la suite: « C’estoit fait de ma vie, et rien ne me pouuoit empescher de mourir si vous n’eussiez escrit, ou si vous eussiez encor differé quelque temps à m’enuoyer vos consolations. Belle Diane ie les reçois, comme une grace que ie n’attendois pas ne l’ayant iamais meritee, et veux dire par tout que ie vous dois ce que i’auray desormais de contentement et de gloire. » (Du Verdier, 1624: 242-243).
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pertinent. Par exemple, les diverses aventures de cour évoquées, les déguisements qui conduisent Felismena à se transformer en écuyer pour rechercher Don Felis, auprès de Celia, sa nouvelle maîtresse qui, cependant, le remplace par le faux Valerio, font que cette histoire soit la métadiégèse la plus importante de Los siete libros de la Diana, au point de devenir, dans le texte, une espèce de fil-conducteur de l’intrigue, reléguant au second plan l’histoire de Diana et de Sirene. Ils expliquent aussi, pour autant, la nouvelle configuration assumée dans le roman de Du Verdier. La valeur littéraire du croisement de citations est si suggestif dans l’histoire du romanesque français et de son autonomisation scripturale, que le travail intertextuel qui en découle dans La Diane françoise résulte, et d’une récupération plus ou moins fidèle de la première partie de l’histoire de Felismena, devenue Florize (nymphe déguisée en bergère pour conquérir Clorizel, devant les obstacles paternels) et de son important travestissement (rappelant celui de Céladon en Alexis) en la figure de Filanges, page de Clorizel (Don Felis) qui lui confesse, ne la reconnaissant pas, sa nouvelle passion pour Ericlée, dame de la cour qui tombe amoureuse de Filanges et qui meurt d’amour, tout comme Celia, chez Montemayor. Cette récupération intertextuelle est associée à une réadaptation des faits par le recours suggestif au romanesque pastoral de L’Astrée, ce qui explique non seulement, en termes de composition, la multiplication d’aventures secondaires inexistante chez Montemayor, mais également la tentative symbolique de suicide de Filanges dans les eaux de la rivière après la disparition soudaine de Clorizel, tentative empêchée par Azilin (reflet évident du suicide manqué de Céladon dans les eaux du Lignon) 28 . Dans la même lignée dialogique, Clorizel consulte l’oracle, suit ses conseils en reprenant le déguisement pastoral (le premier déguisement et l’abandon de la seconde fausse identité), et elle se dirige ensuite vers Montfleury où Silène la sauve d’une attaque dont elle a été victime à son arrivée (Du Verdier, 1624: 287-383). Cette évidente convergence de réfractions qui est stratégiquement perçue comme le garant du succès latent du roman Du Verdier et la survie d’une forme hypercodifiée, sont conservées jusqu’à la fin. Le « happy end », caractéristique de la plupart des romans pastoraux français, résulte ainsi d’une infiltration évidente dans les destins de 28 Le même genre de situation surgit lorsque Silène, miroir archétypique de Céladon, essaye de se suicider à cause des rencontres amoureuses manquées avec Diana, et qu’il en est empêché par Myrtile (Du Verdier, 1624: 53).
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Silène et de Diane (protagonistes pris dans la matrice ibérique) d’une situation dans laquelle s’inclut l’élément merveilleux. Cette situation est exploitée dans le dernier volume de L’Astrée par Balthasar Baro qui y sublime le pouvoir maléfique et incantatoire dans lequel se trouvait la « Fontaine de la Vérité d’Amour », pour que les différents mariages soient consommés. En effet, contrairement à la fin ouverte des Dianas de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo, dans La Diane françoise de Du Verdier l’union de Silène et de Diane est scellée dans un milieu surnaturel où les malentendus et les enchantements sont défaits, dans un cadre construit à partir du dénouement. Celui-ci s’appuie sur la figure mythique d’un vieillard qui sort de la grotte du « Lion enchanté » et qui ramène les deux amants qu’on croyait morts et qui sont à présent consacrés sous les applaudissements de tous – « A cet objet tous les assistans commencerent à battre des mains en signe de resioüissance » (Du Verdier, 1624: 801). Ce « battement de mains universel » clôt, finalement, l’union d’Astrée et de Céladon (Urfé, 1628/1966: 476) et voit également se concrétiser, dans un espace chronologique coïncident, l’union des protagonistes ibériques dans le cadre de la cohésion narrative et de la conscience de roman qui caractérise les réécritures d’Antoine Vitray et d’Abraham Rémy. De cette façon, la présence d’une ligne de composition du texte du roman dont les extrêmes sont l’allusion ou l’inclusion croisées de modèles représentant le parcours esthétique qui va du roman ibérique de Jorge de Montemayor – duquel partent le titre et la préface du texte de Du Verdier, par le biais de la dénégation – à L’Astrée, paradigme singulier de la pratique de la fiction pastorale en France, se déploie dans une espèce d’écriture commune (qui, dans une certaine mesure, a déjà été considérée comme un modèle de transgression) qui est parachevée dans La Diane françoise. C’est pourquoi, si l’on considère le texte de Du Verdier comme une réécriture particulière de l’écriture de Montemayor, optimisée par la lecture du roman d’Honoré d’Urfé, celle-ci privilégie l’un des jeux possibles de fiction de l’écriture bucolique grâce à une lecture allégorique qui est ellemême incluse dans cette forme d’écriture ou de réécriture. De même, d’autres jeux de lecture et de fiction de la Diana de Montemayor peuvent aussi être envisagés dans La Diane des bois de Préfontaine et dans la La Diane déguisée de Lansire. Ces jeux sont peut-être plus éloignés, dans le cadre des processus de réécriture, de la fonctionnalité assumée par le roman de Du Verdier, mais ils sont sans
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doute plus proches d’autres inflexions de conception et de réception qui ont caractérisé le parcours éphémère du roman pastoral en France. En suivant une chronologie qui rapproche le roman de Préfontaine (1629) de celui de Du Verdier et qui éloigne celui de Lansire (1647) de la période d’apogée de la production du roman pastoral français, les deux textes ne semblent, à première vue, exhiber une relation intertextuelle avec Los siete libros de la Diana que par le biais du titre dans lequel figure le nom mythique de la bergère ibérique. Ils s’écartent ensuite du paradigme établi par Montemayor pour se fixer dans un mode de conception de l’écriture bucolique subordonnée au système romanesque français. Ils s’affirment, peut-être plus que La Diane françoise, comme des masques (c’est en tout cas ce qu’indique le titre de Lansire) d’une praxis scripturale marquée par la production de L’Astrée – ce qui ressort parfaitement des réécritures de Vitray et de Rémy. Bien que le roman de Préfontaine ne fournisse pas la moindre piste de lecture péritextuelle, on pourrait, de prime abord, considérer l’histoire des amours malheureuses de Diane, bergère, et d’Alidor, cavalier, comme une espèce de prolongement métaphorique de celles de Diana et de Sireno, encore que certaines situations textuelles qui renvoient à une transgression générique, visible dans la fable mythologique située entre l’exotisme scénique du roman d’aventures héroïques et le pastoralisme du roman pastoral, ne puissent manquer d’être reconnues dans leur étrangeté. Pour preuve, le paysage de Thessalie, en Grèce, dont la description ouvre le roman, le voyage de Diana en Égypte, en Macédoine, en Afrique, en Lybie et celui d’Alidor à Constantinople 29 , l’introduction des déesses Astrée et Diane, les cadres étranges de la terre habitée par les filles du Soleil, le discours sur l’origine de l’univers qu’elle génère et, surtout, la discontinuité qui caractérise la première histoire amoureuse et qui la décentre en mettant en relief le personnage de Thirsis, amant éconduit par la protagoniste dont la mort finale fait qu’elle reconnaît sa « constance » et sa « fidélité ». Par conséquent, le roman de Préfontaine peut être perçu dans une double dimension de signification à partir des « relations d’exclusion et d’association » (Bessière, 1984: 8) qui organisent l’épistémologie 29
Voir le chapitre de F. Lavocat consacré au « Temps et lieux dans le roman pastoral héroïque » (Lavocat, 1998: 351-379).
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de son écriture enracinée dans le texte et propre à un genre parfois perméable, comme on peut le voir dans la forme plurielle de L’Astrée, au croisement allusif avec d’autres genres analogues qui voulaient atteindre des objectifs romanesques appropriés, dans un climat propice de réception. Par ailleurs, l’auteur annonce épisodiquement – et toujours à partir du titre – la dépendance d’une textualité qui se déploie de manière superficielle et en même temps stratégique dans le modèle ibérique. Ce collage ou citation métaphorique se présente, d’une certaine façon, comme le garant de l’édition du texte et de sa filiation tacite à une forme d’écriture qui part, conventionnellement, de la situation initiale d’infortune d’Alidor (miroir lointain de Sireno) devant les rigueurs de Diane: Pour Alidor, il seroit bien maintenant le plus content de tous les Bergers, si Diane ne tyrannisoit point encor son esprit par un importun souvenir de toutes ses anciennes esperances, qui tire à tout moment du plus profond de son cœur mille souspirs, et qui depuis dix ans a tellement traversé son repos, que cet infortuné n’a peu encor avoir une bonne nuict, mais il ne faut pas laisser de pardonner à ses inquietudes, puisqu’elles partent d’une si belle cause. (Préfontaine, 1629: 3-4)
Une telle équivalence ou réactualisation d’une situation qui, dans la Diana aussi, sert de point de départ à la construction de l’intrigue, pourrait fixer des configurations de sens qui rendent compte d’une conscience historique assumée par Préfontaine et qui ont d’abord comme modèle le texte de Montemayor. Ces configurations s’appuient fondamentalement sur des conventions du genre qui sont développées dans la description de l’espace bucolique – associée dans l’ouverture narrative à l’éloge de la condition pastorale et de la protagoniste ou au topos du printemps des champs –, dans l’image de la nature comme confidente du sentiment amoureux ou encore, suivant un trait idéologique privilégié, dans l’expression des différents « effets d’Amour » qui sont subordonnés, comme dans la Diana, à une théorisation à caractère néoplatonicien (remarquons, par exemple, l’allusion métaphorique à la passion d’Alidor pour Diane): Ce feu brusle dans ses os; mais la flamme en sort par ses yeux, et paroist sur son visage; car ceste passiõ prenant racine dans le cœur, espand sensiblement ses mouuemens sur les plus apparentes parties du corps. Toutes les rencõtres de Diane luy sõt desia autant de dards qui transpercent son ame, ses yeux ne l’aperçoivent pas plustost, qu’il n’est plus à soy mesme. (…) Il n’y a iour qui ne luy cause mille morts, et chaque nuict le plonge dans un enfer
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d’inquietudes: son visage se couvre en un instant d’une paleur languissante, son cœur ne fait plus que souspirer, ses ioües plates et pendantes, ses narines efilees, et ses yeux enfoncez font recognoistre qu’il porte plustost l’image d’un mort que d’un amant. Mais, helas! puis qu’il ayme, et qu’il ayme encor sans espoir, qu’elle image pourroit-il porter sinon celle mesme de la mort? (Préfontaine, 1629: 6).
Mais la double dimension de signification à partir de laquelle s’organise, dans un premier mouvement, l’épistémologie de l’écriture du roman de Préfontaine tend à dépasser cette expérience tacite et éphémère de rapprochement à la Diana de Jorge de Montemayor pour suivre une voie scripturale qui passe allégoriquement du texte ibérique au texte français. L’allusion à l’univers esthétique représenté par le roman d’Honoré d’Urfé – et son inclusion – passent par une stratégie fondée sur l’allégorie, visible dans la référence au départ de Diane pour le palais de sa sœur Astrée, suivie de la référence au prétendu suicide de Thirsis dans les eaux de la rivière d’où il est sauvé par deux bergères (Préfontaine, 1629: 21-22; 89). La contamination figurée, représentée par un fait de l’intrigue, finit par revêtir un sens plus vaste et plus profond dans la mesure où l’entrée de Diane dans le monde d’Astrée signifie, dans une hypertextualité manifeste, la contamination de deux univers de l’écriture qui s’encadrent dans une même forme (celle du roman pastoral). Ces univers recourent néanmoins à des modes de structuration parfois différents du pastoralisme et s’intègrent dans deux systèmes littéraires alternatifs mais, d’une certaine façon, convergents. En somme, la manipulation qui a caractérisé le processus de réécriture des textes d’Antoine Vitray et d’Abraham Rémy semble se transférer au roman de Préfontaine à partir du moment où celui-ci peut être envisagé dans la dimension d’une lecture-écriture, d’une transformation et d’une réadaptation de deux textualités parallèles, à savoir comme un autre masque de la fictionnalisation (et d’invention) de l’écriture bucolique à la fin des années vingt. C’est pourquoi, le roman de Préfontaine passe rapidement d’un travail générique qui, de prime abord, le situe dans le pastoralisme de Diana (et de Sireno /Alidor), à un domaine qui lui est ouvert par ce passage allégorique de Diana à l’espace d’Astrée, et qui lui permet de se servir d’un ethos romanesque spécifique pour inscrire l’écriture pratiquée dans le cadre du jeu précieux et de la fable mythologique.
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En fait, en suivant des critères de transgression qui sont justifiés par les différentes ramifications et par les contaminations génériques auxquelles le roman (baroque) a été soumis sous Louis XIII, le texte de Préfontaine s’assume, à un certain moment, comme un jeu de Cour. Ce jeu permet non seulement d’intégrer des situations textuelles où la fictionnalisation de la réalité est poussée à l’extrême – Diane fait construire un palais dédié « à l’innocence du Plaisir » 30 –, mais aussi d’introduire dans l’univers bucolique des figurations mythologiques qui démystifient le contrat de fiction auquel le pastoralisme obéissait. La mythologie apparaît, dès le départ, associée à la naissance d’Alidor 31 – empêchant ainsi le personnage de refléter l’image de Sireno – et permet très souvent de symboliser l’espace occupé par Diane et par sa sœur Astrée, comme si les figures pastorales pouvaient faire partie de l’assemblée des dieux. Du costé du Levant, il y a une plaine tres-agreable, reservee pour les assemblees des Dieux et des Deesses: ou Diane par une iuste cholere pensa un iour oster la vie à Thirsis: et elle l’eust fait sans doute, s’il ne se fut deffendu à coups de fleurs, dont la Deesse Flora le voulut armer, sçachant bien qu’il n’estoit pas si coupable que Diane s’imaginoit. (Préfontaine, 1629: 137).
Ainsi, en essayant une voie romanesque qui transgresse l’univers de la Diana ibérique mais qui est susceptible d’intégrer des allusions au roman pastoral français, dans le cadre d’un processus hypertextuel qui inclut L’Astrée, La Diane des bois de Préfontaine, suivant ainsi une ligne de moralisation qui est visible dans toute la présentation (et représentation) du texte du roman de l’époque, légitime, en dernier lieu, sa place dans le canon du genre grâce à la récupération du jeu allégorique esquissé dans cette double dimension de signification. Qu’il s’agisse de personnages qui peuvent relier le texte de Préfontaine à celui de Jorge de Montemayor ou qu’il s’agisse d’aborder des 30 « Il est basty sur la porte sacree par laquelle on va à la plaine des Dieux. Ses veuës sont tres-belles; d’un costé il regarde sur ceste mesme plaine et sur les bois, d’où l’on entend une incroyable varieté d’oyseaux qui charment l’oüye de la douceur de leur ramage. De l’autre costé on découvre tout le sejour de Diane; et de l’autre, des eaux et des prairies, qu’on diroit n’avoir esté faites de la nature, que pour y servir de delices et de couche à l’Amour. » (Préfontaine, 1629: 248-249). 31 « Cet Alidor estoit bien un des plus braves Cavaliers qui fut iamais en toute la Macedoine; Il fut alaicté dés le berceau de deux mãmelles, l’une de Venus, et l’autre de Pallas —, de la premiere il sucça l’amour avec le laict: et de la seconde, il receut en ses veines le courage et la valeur avec le principe de vie. » (Préfontaine, 1629: 5).
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profils nouvellesques et mondains associés au roman d’Honoré d’Urfé, le projet d’éthique romanesque auquel l’auteur veut obéir et qu’il veut même mettre en valeur apporte, lui aussi, une dimension philosophique, énoncée d’emblée dans l’incipit, à « ces pauvres Bergers » ou à « ces personnages mondains »: Qu’on iuge donc, quelles tragedies on ne doit point attendre de la rencontre de ces rares et diuines beautez [de ces pauvres Bergers] auec des ames qui sont si tendres à l’amour, puisque les formes excellentes estant une fois unies à la matiere, font un tout qui souffre tant d’atteintes, avant que de parvenir à la dissolution. (Préfontaine, 1629: 3).
C’est pourquoi, Diane, pensant au suicide, se permet de réfléchir sur la mort et sur la vie au-delà de la mort qui lui a été décrite par les disciples de Mercure Trismegistre 32 . De la même façon, le narrateur projette le caractère mondain de Chrisolite dans une atmosphère qui conçoit l’amour céleste qu’elle avait ressenti pour un berger comme un service en faveur du « gran dieu Pan ». Le roman s’achemine ainsi, comme la plupart des textes du moment, vers une fin moralisante qui se traduit dans la statue allégorique que Diane, personnage de Montemayor, d’Urfé et de la fable mythologique/pastorale de Préfontaine, fait ériger à Thirsis, après sa mort, le désignant, au lecteur français, comme un exemple suprême de constance et de fidélité. Il s’agit là d’une expérience de convergence normative et esthétique que l’on retrouve dans cet autre masque de la fictionnalisation de l’écriture pastorale, testée dans une réécriture de plus de la Diana, dans une « autre » Diane (des Bois): A la Constance, et à la Fidelité. Desirant que celuy-là [Thirsis en statue] fut le modèle de ces deux excellentes vertus, apres la mort, qui les avoit si genereusement practiquees toute sa vie. (Préfontaine, 1629: 285).
32 « Diane cependant s’estant retirée en son cabinet, songe profondement aux plaisirs que reçoivent en l’autre vie, ceux qui se sont volontairement sevrés de ceux de cellecy: Car elle en avoit ouy parler par les escholiers de Mercure Trismegistre, qui auoient appris de leur maistre en son Pimandre, que l’eternelle felicité des mortels auoit esté preparee par ceste pensee de Dieu qui s’estoit venu promener sur la terre, et qui s’estoit fait une robbe de delices et de splendeurs d’une petite piece de la terre. Mais qu’il faut icy vivre autrement que le commun pour en iouyr; que c’est un bien qui ne se donne qu’à peu de gens, et un secret qui n’est revelé qu’à ceux qui ont l’ame genereuse, et qui mesprisent les choses qui sont sous leurs pieds. » (Préfontaine, 1629: 1112).
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La même éthique romanesque est perçue par l’auteur de la « dernière » Diane française – La Diane desguisée (1647) – comme une stratégie d’approche herméneutique fondamentale d’une forme qui avait déjà connu sa période d’apogée et qui, d’une certaine façon, doit désormais se réadapter au mode de conception et de réception du roman. Le fait que Lansire qualifie, dans l’épître dédiée « A la Reine regente, Mere du Roy », de « vertueuses » ses personnages et que, dans la préface « Au Lecteur », il souligne la « constance de Lyparys » et la « vertu vrayement Heroique de l’incomparable Diane » ou encore qu’il considère, dans le corps du texte du roman, que Lyparis, amant de Diane, « peche par un excez de constance et de sincérité » 33 en recourant fréquemment à l’amour divin, le seul capable de surmonter les adversités de la fortune humaine et en décrivant, dans la même ligne, des fragments de l’histoire de sa vie à l’amante sous la forme d’une « histoire pitoyable » (Lansire, 1647: 136), montre qu’on n’est pas seulement devant une lecture linéaire du roman de Montemayor – qui lui aussi suit des desseins moralisants – ou du roman d’Honoré d’Urfé – dont le mysticisme se confond bien souvent avec cette fonction de moralisation dont le texte du roman (pastoral) doit tenir compte. Une fois de plus, la Diana ibérique, énoncée dans le titre et associée, dans une dynamique intertextuelle, à L’Astrée, doit être entendue comme faisant partie d’un plan stratégique de lecture allégorique de la matrice initiale et ce d’autant plus que l’écriture pratiquée engendre en fait ses propres métaphores de lecture. Ces métaphores sont, à présent, comprises suggestivement comme un déguisement (La Diane desguisée), comme le masque scriptural du déguisement associé à tout personnage pastoral (Diane abandonne la couronne d’Impératrice pour la houlette et s’engage dans une « troupe Pastoralle » sous la fausse identité de Céleste – Lansire, 1647: 165). Dans cette conjoncture, le roman de Lansire s’éloigne, plus que ceux de Du Verdier et de Préfontaine, de la Diana ibérique – seuls le titre et le nom de la protagoniste peuvent créer des attentes d’intertextualité encore que l’allusion au déguisement puisse causer une certaine ambiguïté –, pour se rapprocher du système de concep33 « Prenez garde encore à ce Berger, qui escrit sur le bord de cette fontaine. Il compose l’Histoire de sa vie, et de ses aventures diverses: On le nomme Lyparis, assez connu par toutes ces contrées: Or comme il arrive ordinairement dans le monde, que les uns pechent pour estre trop vains, et trop volages, l’on peut dire au contraire de celuy-cy, qu’il peche par un excez de constance et de sincerité. » (Lansire, 1647: 172).
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tion de L’Astrée, sans pour autant refléter des croisements textuels, de nature allégorique ou autre, entre les deux romans. À peine la « Fontaine de la Vérité d’Amour » et la fonction symbolique qu’elle représente pour les personnages pastoraux – celle de révéler le véritable visage de l’amant par la contemplation des traits de celui qui se mire dans ses eaux, suivant en cela le mythe platonicien 34 – sont-elles reprises, de forme voilée, lorsqu’une fée conseille à Diane de regarder sa propre image dans l’eau d’une fontaine pour qu’elle puisse connaître l’image de son bien-aimé, réfléchie en effet dans les « misterieuses Devises » que Lyparis lui avait offertes. Certes, l’auteur a conscience qu’il doit, tout d’abord, partir des conventions thématiques, idéologiques et de composition qui informent le roman pastoral dont la Diana ou plutôt ses réécritures françaises et L’Astrée deviennent des paradigmes singuliers, en mettant en relief les symboles les plus expressifs du cadre romanesque du Forez, pour, ensuite, pouvoir se lancer dans une théorisation implicite du roman qui semble déjà s’infléchir vers un réalisme romanesque tel qu’il sera compris par Mme de La Fayette ou par Segrais. Ainsi, les deux « Livres » composant La Diane desguisée qui racontent, sans recourir à la forme caractéristique des métadiégèses, les nombreuses aventures amoureuses vécues par les bergers ou les courtisans 35 , dans les décors exotiques des « Isles Fortunées » – situées dans la « petite Arabie » – ou d’Égypte ne négligent pas, pour autant, certains fondements esthétiques associés au genre qui légitiment, d’une certaine façon, le titre choisi. On les découvre, par exemple, dans l’incipit où est décrit le locus amœnus, dans la fertilité de la nature et dans le rapprochement de la condition pastorale au mythique âge d’or, dans la présentation de Lyparis comme étant l’un des bergers les plus malheureux de son temps, à l’image de Sireno et de Céladon: 34
« Vous sçavez quelle est la proprieté de ceste eau, et comme elle declare par force les pensées plus secrettes des amants; car celuy qui y regarde dedans, y voit sa maistresse, et s’il est aimé, il se voit aupres, et si elle en aime quelqu’autre, c’est la figure de celuy là qui s’y voit. » (Urfé, 1612/1966: 93). 35 Dans l’épître, Lansire rend compte de cette diversité des personnages qui, unis par la vertu, font partie de son roman: « C’est une Histoire, Madame, où Diane se voit representée toute couuerte de Palmes; et Lyparis tout chargé de chaînes pour marque de sa captiuité. Plusieurs Personnages de condition differente y sont introduits, les uns à l’ombre des Myrtes, les autres assis sur le Thin, et sur la Mariolaine sauuage. Il est vray que les atours dont ie les ay parez n’estant pas bien à la mode, leur font apprehender auec raison de se produire à la Cour » (Lansire, 1647).
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C’est dans ce mesme pays qu’a pris naissance le vertueux Lyparis, Berger de fort bonne condition, mais des plus malheureux de son temps. Il a esté nourry toute sa vie à la Cour de son Prince, honoré des petits, fauorisé des grands, et chery des Dames les plus accomplies. Mais comme vne honneste curiosité s’attache ordinairement aux esprits des plus honnestes gens, il se cr˜ut obligé pour conseruer sa reputation, et pour se plaire à soy mesme, de voyager quelques temps dans les pays estrangez, et sur tout aux lieux les plus liberalement enrichis des thresors de la Nature. (Lansire, 1647: 3-4).
De même, on perçoit ces faits codés, dans l’introduction du topos du déguisement associé à la protagoniste – la « Diane desguisée » (Lansire, 1647: 162) –, dans l’allusion à l’opposition récurrente entre la vie bucolique et la vie à la cour ainsi que dans l’exposition du vecteur thématique de l’amour irrationnel et faux dont dépend la condition misérable de l’homme. La continuité d’une lecture effective du pastoralisme se révèle également dans les contaminations textuelles qui témoignent de la présence épisodique de L’Astrée comme intertexte, légitimant la signification du roman dans un cadre générique premier. Cette continuité s’étend de la référence explicite à la symbolique « Fontaine de la Vérité d’Amour » (sans que celle-ci ne représente, comme chez Urfé/Baro, un élément textuel pertinent dans une dynamique de dénouement), à la présence constante des oracles et au choix formel des « Harangues » adressées par les bergères à l’Empereur sous le prétexte de la mort de Diane Impératrice. Mais l’invention d’un nouveau récit – celui de Lansire, en 1647 – dans l’histoire des différentes réécritures du roman ibérique en France (la réécriture distancée d’une nouvelle Diana), dûment contextualisée, montre également comment la migration des processus littéraires, dans le continuum esthétique où ils s’inscrivent, peut suivre une évolution des formes qui finit par instaurer la dialectique dans le texte. La réécriture s’y pratique entre l’obéissance à des stéréotypes – les allusions et les inclusions de conventions – et la conscience que l’écriture doit accompagner, dans sa conception, la modernité des contextes. C’est parce que Lansire a pleine conscience de la signification que prend ce jeu dans l’écriture déguisée (et dans les jeux de fiction) qu’il fixe dans sa Diane et dans la lecture qu’il fait de celle de Montemayor (une lecture presque méconnaissable), que le texte du roman semble, à un moment donné, essayer de conjuguer le genre dans lequel il veut s’intégrer et la poétique du roman qui domine (ou qui en constitue une alternative) la période dans laquelle la réécriture s’insère.
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Les limitations esthétiques et idéologiques surgissent donc dans des filtres d’écriture qui sont absents des romans de Du Verdier et de Préfontaine et à partir desquels l’auteur fait dépendre son texte de la poétique romanesque testée à l’époque. Ainsi, dès la préface « Au Lecteur », au moment où les personnages sont présentés, il entre dans des considérations qui reflètent une théorisation explicite du roman, obéissant peut-être, en cela, à l’intuition selon laquelle (ré)écrire un roman pastoral à la fin de la première moitié du XVIIe siècle pourrait entraîner des remises en cause de tous ordres. Il va, quant à lui, essayer de dépasser cette ambiguïté en mentionnant les vérités historiques qui informent le texte du roman: Si vous le considerez, Lecteur, vous y trouuerez sans doute des euenemens qui pour estre peu communs vous sembleront à peine croyables, Mais apres tout, bien que ce liure porte le tiltre de Roman, il ne laisse pas de se fonder sur des veritez qu’on peut legitimement appeller Historiques. Que s’y ie les represente à la veuë sous des noms supposez, et des fictions diuerses, c’est pour ne deroger pas aux regles de l’Art, qui veut que cela s’obserue dans tous les Ouurages de la Nature de celuy-cy. (Lansire, 1647).
De telles vérités qui peuvent légitimement être considérées comme historiques se situent par conséquent à l’extrême opposé des coordonnées épistémologiques de la fable et des représentations des Comédiens. Celles-ci sont perçues comme des manifestations extrêmes de fiction dont l’auteur s’éloigne, comme on peut le voir, d’ailleurs, dans l’épisode au cours duquel les sénateurs, recourant à une « Harangue du Sénat à l’Empereur », demandent à l’Empereur d’annuler son mariage avec Diane – qui se cache encore sous le déguisement pastoral et en conséquence sous une fausse identité –, étant donné que l’inégalité sociale ne pourrait être considérée que comme matière de roman ou de fable 36 . La Diane desguisée se rattache en effet à cette distanciation critique qui est pratiquée dans une théorisation implicite du romanesque qui ne figure pas dans La Diane françoise ou dans La Diane des bois – textes proches d’un pastoralisme fixé avec succès dans le texte du roman des années vingt et trente, même si le texte détermine des lectures particulières du modèle ibérique. 36
« (…) d’où il adviendra que les faiseurs de Romans en tireront le sujet de leurs Fables; que les Comediens la ioüeront sur le Theatre, et que les Peintres mesme la redviront en Grotesque, dans les Tableaux où sont representez tous les Triomphes de vostre Maiesté Imperiale, en suitte de ceux de vos Ancestres. » (Lansire, 1647: 341).
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La double clôture du texte de Lansire traduit ce mouvement d’oscillation esthétique auquel l’auteur cède, en voulant reprendre une œuvre qui avait été un succès du genre – La Diane – sans pour autant perdre de vue que seul un masque de la fictionnalisation de l’écriture pastorale pourrait être lu à un moment où l’on s’orientait nettement vers l’« Histoire véritable ». C’est pourquoi, à côté d’un « happy end » qui se construit sur une spécularité tacite (mais qui semble lointaine) par rapport au roman pastoral et qui reprend le schéma de la révélation des véritables identités (Céleste, bergère, se lave le visage dans l’eau de la fontaine de Paris et accède ainsi à sa véritable identité, Diane Impératrice) et des mariages (l’union de Diane avec l’Empereur et les festivités qui s’ensuivent), on voit surgir un autre aspect du dénouement – le désenchantement mélancolique de Lyparis – qui clôt effectivement le texte: L’infortuné Lyparis fut le seul qui ne changea point autrement que de mal en pis. De sorte que se voyant toujours dans l’indifference, et dans le mespris de Diane, il faillit à se desesperer; et se iettant à ses pieds auec vn visage mourant, luy dit ces tristes paroles: Que doy-je croire de vous, Grande Deesse? Est-il possible que vous ayez iuré et resolu en vous mesme que ie signe de mon sang la promesse que ie vous ay faitte il y a si long temps, de vous estre tousiours constant et fidelle. (...) Toutefois, si le Destin m’est si rigoureux, qu’il ne veuille pas que vous changiez pour moy d’humeur, ny que vous ayez d’autre volonté que de me faire mourir, souffrez du moins que ie trouue pres de vous quelque sorte de consolation à mes miseres. Permettez que ie vous die pour la derniere fois, que les plus grandes Imperatrices, aussi bien que les plus simples Bergeres, se verront reduittes à souffrir vn iour vn autre Iugement que celuy de Paris; et qu’alors ce ne seront plus les belles, les cruelles, les dédaigneuses, ny les difficiles, qui emporteront la pomme; Mais plustot les Charitables, qui auront eu le cœur veritablement humain, et sensible à la pitié. (Lansire, 1647: 348-351).
La véritable synthèse de ces jeux de fiction testés dans le cadre de l’écriture bucolique et construits dans les lectures émanées de La Diane françoise, de La Diane des bois et de La Diane desguisée pourrait de ce fait correspondre au sens métaphorique que prend, dans l’énoncé final de Lansire, la fusion des « grandes Impératrices » avec les « simples Bergères ». Cette fusion est en fait conditionnée, depuis le début, par le pacte de fiction dont part l’écriture du roman pastoral et qui est ici déplacé dans la quête d’une éthique de la vérité, formulée par Lyparis, que le texte du roman fera de plus en plus prévaloir sur
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les fables trompeuses ou extravagantes dénoncées par Sorel dans La Bibliothèque françoise ou dans Le Berger extravagant. En somme, la réécriture de la Diana de Jorge de Montemayor, suggérée par les romans de Du Verdier, de Préfontaine et de Lansire, à partir du caractère signifiant des titres, ainsi que les modèles de transgression à partir desquels la lecture du texte premier est conçue grâce à des jeux de fiction qu’elle représente et qui sont générés par une « écriture qui est fiction » (Bessière, 1984: 9), permettent, par le rapprochement à d’autres formes de réécriture du texte – les traductions – de constater l’importance assumée par ces diverses trans-formations textuelles dans le cadre de l’histoire littéraire. Une histoire qui se fait aussi à partir de l’histoire des lectures successives des œuvres et des réflexions sur les éléments de signification qui, dans leur structure, contribuent à créer cette pluralité de sens qui se déploient dans les différentes formules de lecture-écriture présentées: des différents modèles construits par Nicolas Colin, Gabriel Chappuys, S.-G. Pavillon, I.-D. Bertranet, Antoine Vitray, Abraham Rémy, Mme Gillot de Saintonge et par Le Vayer de Marsilly, jusqu’à la dramatisation transgressive du modèle travaillée par Pousset de Montauban ou aux transgressions fictionnelles du modèle expérimentées par Du Verdier, Préfontaine et Lansire.
Chapitre II Images sous l’image: la dialectique du speculum dans la fiction pastorale française L’IMAGE PRINCEPS: LES DIANES SOUS L’ASTREE
La construction de l’écriture littéraire se trouve parfois, et dans certains contextes particuliers, associée à des phénomènes de réécriture, représentant des activités transgressives qui entraînent souvent la création d’un type de discours et de formes de fiction qui lui sont plus ou moins liées et qui appartiennent à une même chaîne de phénomènes. La traduction ainsi que le rôle fondamental qu’elle joue dans les « échanges culturels » (Bassnett, 1995: 161) et littéraires s’incluent évidemment dans ces activités transgressives. En effet, c’est à partir de ces échanges que se construit un vaste univers esthétique qui n’exclut pas un spectre de significations analogues, générées dans ces intersections plurielles que le domaine littéraire (et le domaine du littéraire) présuppose. C’est donc ainsi que doit être comprise l’intervention des modèles français de réécriture du roman pastoral ibérique résultant des traductions de Los siete libros de la Diana, des Ocho libros de la segunda parte de la Diana et de la Diana enamorada, formalisées par Nicolas Colin, par Gabriel Chappuys, par S.-G. Pavillon, par I.-D. Bertranet, par Antoine Vitray et par Abraham Rémy (ou, dans une moindre mesure, les versions de La Constante Amarilis et de l’Arcadia réalisées par Nicolas Lancelot), dans le processus d’autonomie esthétique que le genre a connu en France entre les années vingt et trente du XVIIe siècle. En conséquence, on ne peut tracer le cadre d’une évolution du roman pastoral français ni de la spécificité de son écriture sans faire intervenir les réécritures qui ont, d’une part, ouvert de nouvelles perspectives de codification (ou de perception) du monde pastoral et qui, d’autre part, une fois assimilées dans la variété des modèles herméneutiques testés, ont permis de légitimer la conception et la réception de cette forme dans un autre cadre littéraire. Une telle légitimation du modèle se concrétise en fait à partir de la lecture-écriture fixée par les
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traductions dans des modèles français du roman pastoral qui, sur le plan qui régit la structure du domaine littéraire 1 , montrent que l’auteur et le lecteur des réécritures et de l’écriture autochtone sont interchangeables et que, tout en restant les mêmes, ils sont déjà autres. C’est pourquoi, le roman d’Honoré d’Urfé – L’Astrée – et les romans qui en sont ses miroirs épigonaux – les textes de Gomberville, de Videl, de Du Broquart, de La Haye – s’inscrivent dans une dynamique propre au littéraire qui, bien que ne faisant pas dépendre strictement ces textes des traductions évoquées (et des modèles de thématisation et de canonisation de l’écriture bucolique qu’ils imposent), les projettent dans un espace commun de conception et de réception. En effet, c’est dans ce cadre que s’affirme l’affinité tacite d’une conscience théorique qui émerge de ces deux attitudes à l’égard du littéraire. Il s’agit du même espace où, tout en accompagnant l’historicité immanente à l’écriture et à la lecture, prennent forme les modèles de transposition de l’écriture bucolique ou les textes français, qui participent d’une attitude de transgression interprétative et créative de ces modèles. Tous deux font ainsi sens dans le processus globalisant et dans la logique des médiations qui préside à la construction du littéraire pastoral. Par ailleurs, la plupart des études critiques consacrées au roman français de l’« époque baroque » situent les volumes de l’œuvre d’Honoré d’Urfé dans un espace de configuration du romanesque où se croisent des éléments de construction textuelle, ayant des affinités évidentes avec la Diana de Jorge de Montemayor et ses réécritures françaises, avec des éléments d’innovation formelle soulignés par le mérite esthétique reconnu à L’Astrée. Ce roman a d’ailleurs été élu « roman des romans » par un public avide qui attendait impatiemment la publication des différentes suites, éditées entre 1607 et 1627, même si l’avant-dernier volume pose des problèmes identitaires (Henein, 1990; Koch, 1972) et si le dernier a été conçu, après la mort de l’auteur, par son secrétaire Balthasar Baro. « Roman des romans » 1
Cette conception surgit à la suite de la réflexion de P. Bourdieu sur le lecteur, l’auteur et les conditions sociales de l’écriture, lesquels sont toujours intégrés dans une définition de la structure du domaine littéraire: « Il n’est pas besoin de pousser très loin l’observation empirique pour découvrir que le lecteur qu’appellent les œuvres pures est le produit de conditions sociales d’exception qui reproduisent (mutatis mutandis) les conditions sociales de sa production (en ce sens, l’auteur et le lecteur légitime sont interchangeables). » (Bourdieu, 1992: 415).
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également pour les romanciers des siècles suivants, le texte d’Urfé a été intégré dans la bibliothèque universelle des romans et il a été inclus dans leur formation livresque, alors que ce roman n’était plus lu. La relation établie avec les réécritures françaises de la Diana se situe par conséquent sur le plan des schémas d’intertextualité car on peut facilement y reconnaître les liens génériques qui unissent à la fois les textes (la réécriture et l’écriture) et les filtres esthétiques et culturels qui, d’une certaine façon, distinguent l’expression de deux idiosyncrasies, renvoyant à une nouvelle conception du texte du roman. En effet, alors qu’Henri Coulet, dans son étude sur le roman jusqu’à la Révolution, soutient que la traduction de S.-G. Pavillon a accompagné le développement du roman sentimental en France et qu’elle a préparé la publication de L’Astrée (Coulet, 1967: 102) – ce qui écarte, de toute évidence, l’hypothèse d’un collage total du texte français à la réécriture –, Cioranescu affirme, lui, que le roman pastoral français a été marqué aussi bien par l’écriture d’Urfé que par les réécritures de la Diana, et il considère même que les deux textes modèles ont joué en fait un rôle identique dans une ligne de démarcation intertextuelle convergente 2 . Par ailleurs, et avant eux, au début du XXe siècle (1908), Gustave Reynier, dans une œuvre de synthèse fondamentale dans laquelle il suit une démarche plus académique, se réfère à l’« influence » – il utilise expressément ce terme – qu’a eue le roman de Montemayor sur celui d’Honoré d’Urfé 3 , s’inscrivant ainsi dans une ligne d’analyse des sources et des influences qui sera dépassée par des textes postérieurs tout aussi importants. Brunetière, quant à lui, par le biais d’une critique historiciste analogue, met en parallèle la qualité esthétique de Los siete libros de la Diane, en Espagne, et celle de L’Astrée en France, établissant ainsi un dialogue formel qui relie les deux romans; il en conclut que l’influence qu’a exercée, au XVIIe siècle, le texte d’Honoré d’Urfé sur le roman et sur le théâtre en France passe forcé2
« Par l’intermédiaire d’Urfé, et en partie aussi par les traductions, la Diana a marqué définitivement le roman pastoral français. (…) Le moins que l’on puisse dire est que, lorsqu’on parle de pastorale et de bergers romanesques, c’est à Diane que l’on pense et, bien entendu, à L’Astrée aussi. » (Cioranescu, 1983: 420-421). 3 « L’Astrée a été visiblement écrite sous l’influence de la Diana. D’Urfé, qui avait commencé dès 1596 à imiter Montemayor, lui a emprunté non seulement le cadre et le déguisement pastoral, mais encore plus d’une situation et plus d’un épisode: les deux dernières parties elles-mêmes ne se détachent pas complètement de ce modèle. » (Reynier, 1971: 344).
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ment par une lecture de la Diana (et probablement de ses réécritures) 4 . Par la suite et suivant cette même ligne, Marcel Arland montre comment Urfé a parfaitement assimilé les différentes formes du « bel amour » traitées dans le texte ibérique 5 . Plus récemment, Tomás Gonzalo Santos analyse les effets néoplatoniciens dans la Diana ibérique et dans L’Astrée et il souligne l’espace privilégié qu’occupe le roman de Montemayor dans le développement du canon européen du roman au XVIIe siècle (Gonzalo Santos, 2006: 109-118). La présence, dans L’Astrée, de la lecture des réécritures françaises de la Diana semble par conséquent incontournable, dans un curieux croisement de phénomènes de manipulation-interprétation avec des éléments de création esthétique autonome. Toutefois, on peut y déceler des marques de différenciation ontologique qui fondent la légitimation du modèle français dans le système littéraire qui avait réécrit et qui continue à réécrire, pendant la publication des cinq volumes de l’œuvre, le modèle ibérique. La contiguïté des écritures prend ainsi le dessus sur la citation linéaire qui aurait pu se dessiner dans le panorama d’une critique positiviste et ce d’autant plus que, dans l’évolution qui caractérise le parcours de composition du poème Sireine, publié en 1606, L’Astrée témoigne de cette distanciation modérée qui étaye une signification pluridimensionnelle des textes (et non une signification unique). De fait, la manifestation d’une relation d’hypotextualité particulière avec la Diana que les trois « Livres » du poème d’Urfé organisent à partir du titre, – en renvoyant, d’emblée, au protagoniste du roman ibérique –, peut, en outre, être considérée comme le premier signe d’une expérience esthétique de réécriture-adaptation et comme une transposition linéaire dans laquelle se manifeste déjà l’assimilation du modèle de Montemayor (grâce aux personnages et au décor). On voit ainsi surgir la citation d’un paradigme tout à fait pertinent pour l’imposition du genre et pour sa recréation en trois étapes 4
« (…) la Diane de Montemayor, c’est le chef-d’œuvre du genre qui avait succédé en Espagne à celui des Amadis, le romanesque pastoral (…). La Diane de Montemayor, c’est l’Astrée d’Honoré d’Urfé, dont même le sous-titre explicatif est littéralement traduit de celui de l’auteur espagnol. » (Brunetière, 1898: 58). 5 « Elle [L’Astrée] ne s’inspire pas moins des pastorales italiennes (l’Aminta, le Pastor Fido …) et du grand roman de l’Espagne italianisée: la Diane de Montemayor. C’est ainsi qu’elle renouvelle et propose en exemple toutes les formes du bel amour: subtile galanterie, héroïsme chevaleresque, platonisme, amour mystique … » (Arland, 1952: 197).
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(« Le despart de Sireine »; « L’absence de Sireine »; « Le retour de Sireine »). Ainsi, à partir d’un travail personnel de l’intrigue construite par l’auteur ibérique et désormais transposée à un espace textuel lyrique (dans lequel il décrit, dans un registre épique, le parcours existentiel de Sireine, face au changement et à la cruauté de Diane 6 ), d’Urfé conçoit son poème comme s’il s’agissait d’une espèce d’exorde du texte de Montemayor, ce qui en démontre la pertinence comme modèle: I – Je chante un despart amoureux, Un exil long & mal-heureux, Et le retour plein de martyre. Amour qui seul en fus l’autheur, Laisse pour quelque temps mon cœur, Et vien sur ma langue les dire. (Urfé, 1606: 45).
Ce lien particulier à la Diana ibérique s’exprime par conséquent dans une dynamique de lecture qui, curieusement, sélectionne le texte absent du roman de Jorge de Montemayor, reposant sur l’errance existentielle de Sireine/Sireno, c’est-à-dire sur le texte qui est dit et qui est sous-entendu dans l’« Argument » qui précède l’incipit – le départ, l’absence et le retour du personnage qui « baxaba de las montañas de León » (Montemayor, 1970: 9). Il en ressort un type de relation textuelle marqué par le rapprochement et la distanciation scripturaux qui annonce déjà le type de projection de la lecture des réécritures françaises de Los siete libros de la Diana fixé dans l’écriture de L’Astrée. C’est pourquoi, considérer, dans le cadre d’une logique des médiations, la synthèse des interférences textuelles exercées par les manipulations de l’écriture menées à bien par Colin, Chappuys, Pavillon, 6
La relation entre Diane et Sireine, reléguée, à un certain moment, au second plan, dans le roman de Jorge de Montemayor, est ainsi privilégiée dans le poème d’Urfé puisque c’est à partir de cette rencontre amoureuse manquée, exposée dans les strophes III, IV et V du « Livre premier », que le mouvement déambulatoire du protagoniste se construit: « III — Pres d’un rivage verdoyant//En courbes replis ondoyant,//Sous l’ombre d’un penchant bocage//Esmaillé d’un printemps de fleurs,// Où l’Esté noirci de chaleurs//Jamais n’outreperçoit l’ombrage:////IV – Sireine amoureux pastoureau//Conduisant son camus troupeau,//Vint pourfuyr lechaud extréme,//Tellement oppressé d’ennuy//Qu’il sembloit de vivre en autruy,//Tant il estoit mort en soy-mesme.////V – Ce ruisseau sourdoit d’un rocher,//Que devot, n’eust osé toucher//De main, ny de langue alterée,//Ny le berger, ny son troupeau,//Parce qu’on croyoit que cette eau//Fut à Diane consacrée. » (Urfé, 1606: 46).
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Bertranet, Vitray et Rémy, dans la légitimation du modèle que d’Urfé se propose de fonder, après le premier essai du Sireine, cela signifie passer outre certaines positions réductrices qui hésitent entre deux tendances. La première voit dans les deux textes un collage inévitable, la seconde insiste plutôt sur l’autonomie totale de L’Astrée en tant que modèle par excellence du roman pastoral européen. Toutes deux finissent, néanmoins, par assumer une position peut-être plus appropriée au type de transferts établis et, surtout, plus adaptée à la perspective théorique développée sur l’espace occupé par la réécriture dans la formation et l’évolution du littéraire. En fait, la lecture de la Diana, à travers ses traductions, a définitivement marqué le choix d’Honoré d’Urfé de l’écriture inhérente au roman pastoral, et ce même si la singularité assumée dans son texte par la variété des procédés scripturaux et de composition introduits et par la perception d’une modernité inséparable de l’univers fictionnel bucolique des bergers du Forez, explique sa légitimation en tant que modèle du genre dans l’espacedomaine littéraire de la France de Louis XIII 7 . Or, cette légitimation est énoncée, parfois implicitement, dans un espace qui se situe encore en dehors du texte de fiction, à savoir dans l’épître « L’autheur à la bergère Astrée ». En effet, en créant un intimisme métaleptique entre auteur et personnage, propre à la topique romanesque des préfaces de l’époque, Urfé y dévoile non seulement l’éthique de l’écriture romanesque qu’il souhaite mettre en œuvre 8 – laquelle expliquera le mysticisme et l’ascétisme du repos qui tissent la singularité du texte – mais aussi la signification du déguisement aristocratique qui fait d’Astrée une bergère différente « de ces bergeres 7
Cette position est assumée par Eglal Henein, dans son travail sur le déguisement dans L’Astrée, même si une telle réflexion se situe dans une autre perspective de travail qui ne tient pas compte de la fonction des réécritures françaises du roman pastoral ibérique. Selon l’auteur, la lecture de la Diana a marqué Urfé mais son roman se distingue sur deux points essentiels: l’origine des bergers et la cohésion de l’ensemble des aventures qui sont associées à une intention morale prédominante (Henein, 1996: 191-192). 8 « Si tu sçavois quelles sont les peines et difficultez, qui se rencontrent le long du chemin que tu entreprens, quels monstres horribles y vont attendans les passants pour les devorer, et combien il y en a eu peu, qui ayent rapporté du contentement de semblable voyage, peut-estre t’arresterois-tu sagement, où tu as esté si longuement et doucement cherie. » (Urfé, 1612/1966: 5). Dans l’épître dédiée « Au berger Celadon », intégrée dans la IIème Partie, Urfé oppose la pureté du protagoniste aux coutumes du siècle car il voit le roman comme un moyen privilégié de moralisation (Urfé, 1610/1966: 3-4).
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necessiteuses » qui parlent « le langage des villageois » (Urfé, 1612/1966: 7) et qui sert de cadre au fil thématique souligné dans l’épître que l’auteur dédie « À la riviere de Lignon », dans la IIIème Partie – « Aymer (…) la vraye et naturelle action de nostre ame » (Urfé, 1619/1966: 7). L’épître est donc saisie dans la modernité conceptuelle où elle s’inscrit, dans les différentes aventures racontées ou dans leurs différentes formes (du registre héroïque au registre de cour ou exclusivement pastoral), dans le cadre d’une cohérence régie par la diversité dans l’unité. En ce sens, L’Astrée peut être perçu comme une lecture des lectures-écritures réalisées par les traducteurs de la Diana car certains principes de base du pastoralisme y sont conservés (personnages, décors, topoi); mais il peut, de surcroît, être considéré comme un paradigme d’une chaîne de lectures (où se croisent la littérature étrangère et la littérature nationale) qui organise une conception plus globale du roman pastoral. De cette conception émane, du point de vue herméneutique, un transfert de modèles conceptuels – plus qu’une recréation du modèle ibérique – comparable aux lois transgressives qui caractérisent les réécritures, à leurs sens contextuels intériorisés par l’auteur. En effet, Urfé se sert de l’évocation des éléments de fiction de l’univers du Forez (Astrée, Céladon et le Lignon) et du monde mythique et réel de son enfance et de sa jeunesse (Anacleto, 1997: 139-151) et finit, de fait, par s’inscrire dans la même ligne créative que Jorge de Montemayor. Cet auteur transforme ainsi les champs du Mondego – servant de cadre à la plainte amoureuse de Danteo et de Duarda – en une timide représentation de l’intériorisation du paysage portugais. Cette intériorisation n’est, d’ailleurs, pas escamotée par les traducteurs français et elle n’est certainement pas ignorée d’Honoré d’Urfé. Ainsi, l’autonomie esthétique de L’Astrée est due, en grande partie, à une intégration de lectures convergentes dans la conception du roman pastoral qui, dans un univers de médiations dans lequel s’insèrent les traductions de la Diana ou le Sireine, passe forcément par un travail individuel des formes de signification du genre. Il atteint, par ce biais, à une maturité esthétique qui ne ferait pas sens dans un texte qui ne serait considéré qu’« en-soi » (Molinié et Viala, 1993: 108) et ce même s’il surpasse, en créativité, un travail antérieur (celui de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo) qui avait déjà été soumis à une manipulation contextuelle dans l’acte de transposition dont il avait fait l’objet et dans les modèles autres qui l’ont fixé dans l’histoire du
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roman français 9 . Ces modèles sont, d’ailleurs, indispensables pour traduire une conception-lecture particulière de L’Astrée qui, tout compte fait, l’installe dans une bipolarité ontologique (entre l’Ezla et le Forez) qu’il cherche à dépasser. L’introduction d’un élément d’étrangeté dans le système littéraire français – par l’intermédiaire des gestes de réécriture suggérés par les différentes perceptions herméneutiques du texte lyrique et de ses continuations – a par conséquent incité à la création scripturale d’un spectre de romans, parmi lesquels il faut retenir L’Astrée. Ces romans tendent à fixer des signes de modernité qui sont subordonnés à l’évolution générique qu’ils accompagnent et à une distanciation esthétique qui devient possible grâce à l’invention qu’H. d’Urfé travaille dans son roman. Il y oscille en fait entre une attitude d’interprétation du pastoralisme et une sensibilité individuelle au texte littéraire. C’est pourquoi, les traductions de Los siete libros de la Diana et de ses continuations, réalisées entre 1578 et 1624, parachèvent l’esquisse d’une théorie critique qui rendra possible une maturation plus élaborée de ses principes dans un texte comme celui d’Urfé. En effet, ce texte témoigne d’une sorte de rayonnement scriptural des possibilités génériques ouvertes par le travail de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo, et aussi par le travail herméneutique de leurs traducteurs. Ce rayonnement scriptural, rendu possible par la conjugaison d’une théorie critique définie par les auteurs ibériques, par les traducteurs et par l’auteur français, dans un contexte de médiation assumé, par exemple dans le Sireine, explique la construction d’une épistémologie de l’écriture intentionnelle dans L’Astrée. Reposant sur l’exploitation de certains vecteurs thématiques, idéologiques, formels, le récit met en lumière le processus d’autonomisation esthétique par lequel le roman passe, non seulement à partir de l’écriture du roman de Montemayor mais aussi des réécritures françaises de Montemayor. Un tel processus d’autonomisation esthétique – l’image princeps – se révèle surtout dans certaines manifestations individuelles d’une herméneutique du genre (un travail qui ressemble à celui des réécritures) qu’Urfé opère afin de souligner, dans le texte du roman qu’il construit, des gestes scripturaux qui privilégient, sous une éthique du 9
Nous avons récemment, lors du Colloque « Lire L’Astrée » (Paris IV-Sorbonne), réflechi sur la temporalité du roman d’Urfé, considérant les textes pastoraux qui se situent avant et après L’Astrée (Anacleto, 2008: 113-123).
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pastoralisme, une relation particulière de la fiction bucolique avec le monde (et avec le monde intérieur de l’auteur). On peut le constater, par exemple, dans la relation particulière qui se noue entre une analyse approfondie sur l’essence du déguisement (topos conventionnel) et un réalisme (subjectif) auquel il veut accéder; dans l’addition de divers éléments romanesques résultant du croisement du code amoureux avec le code héroïque et permettant la concrétisation d’une conscience plus aiguë du roman (également testée dans les réécritures d’Antoine Vitray et d’Abraham Rémy). On peut, par ailleurs, le voir dans l’objectivation d’un manuel du « savoir-vivre » ou d’un « bréviaire des sentiments et des bonnes manières » (Genette, 1966: 109), qui se projette dans l’espace de réception et dans les objectifs d’intervention sociale découlant de la modernité incontestée du texte. Enfin, on le retrouve dans l’interprétation de la casuistique amoureuse soumise au filtre idéologique du mysticisme et de l’ascétisme qui, dans le roman, met en valeur une perception très subjective de la réalité centrée sur l’exhibition singulière de « l’île triangulaire » (Yon, 1980: 199), espace replié sur lui-même. Le système épistémologique sur lequel se fixe l’écriture de L’Astrée part donc d’une manière différente d’envisager ce qui est, par définition, l’élément fondamental de la création de la fiction pastorale: le déguisement. Celui-ci est annoncé dans la lettre qu’Urfé, dans la préface, écrit à Astrée où, comme on l’a vu, il démonte l’essence de son univers fictionnel (la différence ou peut-être la contiguïté entre vérité et mensonge), et dans laquelle il affirme qu’Astrée n’est pas une bergère quelconque (« nécessiteuse ») mais une bergère qui porte un masque de fiction intégré dans un autre univers de sociabilité. Le déguisement finit ainsi par attester d’un choix philosophique grâce auquel, suivant une théorie implicite conservée par l’auteur et un univers de la métamorphose, « le paraître (…) s’explique par l’être, et l’être s’expose dans le ‘dire’ » (Henein, 1996: 171). En d’autres termes, le véritable plaisir à vivre déguisé – qui permet aux bergers du Forez d’exprimer devant le public les diverses conceptions urféennes de l’amour – émane d’une adoption stratégique du déguisement qui permet aux figures aristocratiques d’accéder, très naturellement, à un état de jouissance arcadique, développé dans le déguisement fictionnel qui caractérise l’écriture romanesque et l’univers décrit. L’expression de cette dialectique entraîne un travail conceptuel qui tend à clarifier une théorie du roman (et une théorie de
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l’affabulation), en dépassant la sémantique des déguisements symboliques des personnages de Montemayor – de Selvagia ou, même, de Felismena –, étant donné que le discours contient, en lui-même, une réflexion sur le sens du déguisement des aristocrates en bergers, assumé dans et en dehors de la fiction: (…) il faut aussi que vous sçachiez que les bergers sont hommes aussi bien que les druydes, et les chevaliers, et que leur noblesse est aussi grande que celle des autres, estans tous venus d’ancienneté de mesme tige, que l’exercice auquel on s’adonne ne peut pas nous rendre autres que nous ne sommes de nostre naissance; de sorte que si ce berger [Céladon] est bien nay, pourquoy ne le croiray-je aussy digne de moy que tout autre? - En fin, Madame, dit-elle [Leonide], c’est un berger, comme que vous le vueillez desguiser. - En fin, dit Galathée, c’est un honneste homme, comme que vous le puissiez qualifier. (…) Il faut que vous sçachiez qu’ils ne sont pas bergers, pour n’avoir de quoy vivre autrement, mais pour s’acheter par ceste douce vie, un honneste repos. (Urfé, 1612/1966: 39).
Choix philosophique clair de l’« honneste repos » fait par l’« honneste homme » et énoncé dans le texte du roman lui-même, le déguisement accède dans L’Astrée – avec peut-être le même sens précieux que Colin ou Pavillon, et que, plus explicitement, Vitray et Rémy (lecteurs d’Urfé) lui attribuent – au statut de représentant d’une nouvelle conception du romanesque et de transformation du roman pastoral 10 en une espèce de métafiction embryonnaire. L’ouverture à la réalité s’y traduit dans une manière de dire le déguisement qui l’intensifie et le justifie par une sorte de démontage conceptuel. Ainsi, dans la Vème Partie, écrite par Baro, Galathée, nymphe d’Amasis, et d’autres dames de sa cour, annoncent qu’elles se déguisent pour rendre visite à Adamas, c’est-à-dire pour pouvoir entrer dans le monde magique et ce même si leur visage ne correspond pas à leurs vêtements 11 . La conscience de roman soulignée par l’énonciation formelle 10 Cette perspective est explicitée, bien que dans un cadre plus vaste, par F. Lavocat, lorsqu’elle affirme que la rencontre aporétique entre la pastorale et le romanesque passe par la disparition emblématique des « bergers-poètes » et par le remplacement par la figure du « prince », fondement de la conscience du héros moderne (Lavocat, 1998:294-326). 11 « D’autre costé Galathée qui estoit dans une impatience nompareille de pouvoir entretenir Astrée, et luy dire ce qu’elle sçavoit de Celadon, don’t elle ne croyoit pas que la bergere fust si sçavante qu’elle estoit, esveilla Rosanire de bon matin, et se fit apporter les habits de bergere qu’elle avoit fait faire dés le jour auparavant. Dorinde, Daphnide, Madonte et Silvie s’habillerent aussi comme elles, et soudain qu’elles
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du déguisement s’allie par conséquent à un réalisme qui dénonce également une manière plus actuelle de concevoir les relations entre la fiction romanesque et le réel. Le masque qui recouvre l’aristocrate est ainsi exhibé devant un public qui, en adhérant à l’affabulation du monde, le reconnaît et le rapproche plus ou moins de la réalité. C’est ce qui se passe notamment dans l’intrigue de cour que devient l’« Histoire d’Eudoxe, Valentinien et Ursace » 12 ou dans l’« Histoire d’Euric, Daphnide et Alcidon » qui accentue la projection d’Henri IV en Euric. Dans ce jeu particulier de l’être et du paraître, le personnage est en quête de vérité sur lui-même, dans un parcours ontologique qui le conduit, à travers les méandres de la passion à l’« honneste repos », à l’« ascèse du repos » (Koch, 1977) et à la connaissance de la vérité grâce à la symbolique Fontaine de la Vérité d’Amour 13 , vers laquelle, à la fin, toute la communauté du Forez se dirige, et où les trois personnages déguisés (Céladon, Paris et Silvandre) retrouvent leur véritable identité. Mais dans ce jeu d’identités et de simulations secrètes, l’espace décrit dès l’incipit et l’allusion à certains lieux réels – le Forez et la vallée du Lignon qu’Urfé a parcourus dans son enfance, la Camargue, Arles et Lyon dans l’histoire d’Hylas (Urfé, 1612/1966: 294 sq) – contribuent eux-aussi à la véracité de l’illusion et à la crédibilité de la déposition-ostentation des masques. L’émergence embryonnaire d’une « critique réaliste » (Jehenson, 1978-1979: 60-62) dans L’Astrée passe donc dans un premier temps par la transposition poétique d’une réalité mondaine et précieuse – la recherche d’une « honnête amitié ». Cette réalité, facilement identifiable par le public grâce à l’exhibition du déguisement dit dans l’écriture – le nom et les vêtements constituent des ornements qui lient les (faux) bergers au cadre arcadique –, est également suggérée, dans un deuxième temps, par l’accentuation de la « vraisemblance psychologifurent au mesme estat qu’elles vouloient estre veues dans la maison d’Adamas, elles s’en allerent dans la chambre d’Amasis, qui apres avoir admiré la grace de leur habillement, bien qu’elle fust de beaucoup inesgalle à celle de leur visage, leur donna congé de partir. » (Urfé, 1628/1966: 344). 12 Outre l’espace réel de Constantinople et la constante création de cadres de guerre réalistes, toute l’histoire développe une intrigue de cour d’amours et de jalousies, d’amitié et de générosité, laquelle est aisément identifiée par le lecteur de l’époque (Urfé, 1610/1966: 492-559). 13 À propos du sens pluriel de cet espace créé par Urfé et recréé par Baro, on pourra consulter l’œuvre qu’E. Henein lui consacre (Henein, 1999).
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que » (Wine, 1986), mise au service de l’analyse des replis du cœur humain. En effet, dans la seconde moitié du siècle, les romanciers révèlent une appétence pour l’histoire véritable et pour l’analyse psychologique, ce qui se traduit symboliquement dans la description réaliste des marques physiques de la déformation de Céladon qui, après avoir trouvé une ancienne lettre d’Astrée, laisse la mélancolie s’installer dans son âme et dans son cœur – et encore une fois l’eau reflète la vérité du visage (Urfé, 1612/1966: 487). Or, cette conceptualisation d’un plus grand réalisme alliée à la conscience du roman qui émerge de L’Astrée – et simultanément des manipulations scripturales menées, dans les années vingt, par Vitray et Rémy – est mise en évidence par l’infiltration du modèle héroïque dans le modèle pastoral. Elle est aussi régulièrement convoquée dans le roman d’Urfé alors qu’elle n’était qu’esquissée dans l’histoire de Felismena et de Don Felis ou encore dans la nouvelle mauresque d’Abindarraez et Xarifa introduite dans le roman de Jorge de Montemayor. Autrement dit, l’élargissement tout à fait significatif de l’univers arcadique à l’univers héroïque, lequel ouvre L’Astrée et délimite l’histoire-clé d’Astrée et de Céladon, rend viable la relation oxymorique définie par Genette – « au cœur d’un monde en guerre, un royaume paisible » (Genette, 1966: 113) –, dans un effort de cohésion structurale qui favorise la logique du roman 14 , et dans une conjugaison de deux éthiques romanesques qui se complètent. Cette double éthique peut être déduite de la coexistence d’une textualité qui reproduit, dans la IVème Partie, l’invasion et le siège symboliques de Marcilly par Polémas, et d’une autre textualité qui fait affleurer la douce amitié vécue par Céladon (travesti en Alexis) et Astrée 15 . C’est pourquoi, la modernité d’une telle coexistence d’univers pluriels et l’expressivité que ces derniers ont dans le roman sont symbolisées dans la métaphore d’« une cour en fête (entre deux campagnes de guerre) » que Marc Fumaroli voit représentée dans un Forez édénique où Honoré d’Urfé a enfermé Astrée (Fumaroli, 1990: 56). Cependant, 14 Paul Pelckmans affirme que le roman, parce qu’il est presque totalement consacré aux problèmes amoureux, réfléchit moins une affectivité ressentie intensément qu’une tentative d’embellir l’amour et de donner un style à une relation amoureuse (Pelkmans, 1982: 46). 15 Il faudrait consulter, dans cette analyse, un article de Bernard Yon sur la relation que le romancier entretient avec les « vrais amants », dans lequel il soutient que le vecteur pacifique de la pastorale est secondé par un autre où la guerre est assimilée au mal et à la brutalité (Yon, 1991: 67).
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dès l’instant que le roman s’ouvre à la réalité, à savoir, au moment où l’écriture commence, le « carrefour initiatique » est envahi par la destruction qui surgit, tout d’abord, dans l’image des maladies contagieuses qui ravagent Paris, pendant la guerre entre Francs, Romains et Bourguignons introduite dans l’« Histoire de Tircis et de Laonice » (Urfé, 1612/1966: 253-254); ensuite, dans les images violentes des divers combats décrits en détail dans les métadiégèses; enfin, dans l’image de la défiguration du monde bucolique proférée par un berger lorsque Polémas, allié de Gondebaut, déclare la guerre à Marcilly, c’est-à-dire qu’il annonce l’invasion violente (et symbolique) de l’espace clos du Forez 16 . C’est justement cette profanation du Forez, permise par l’interférence de mondes divers de fiction et par sa relation particulière au réel, qui justifie la falsification des « Douze Tables des Loix d’Amour » consommée par Hylas, l’inconstant, dans un geste de violation de cette utopie singulière qu’est l’espace pastoral (Urfé, 1610/1966: 194). Ce geste engendre et de nouvelles significations dans l’univers du roman et le montage d’une diversité de mondes possibles grâce auxquels la réalité et l’espace même du lecteur sont récupérés plus ou moins clairement. Et ce d’autant plus que la diversité dans l’unité qui permet au texte d’Honoré d’Urfé, dans sa composition singulière, de conserver une ouverture épistémologique incontestable, résulte de cette profusion d’univers transposés et du sens de leur intromission dans le monde pastoral (qui justifie, au niveau formel, un croisement des genres et des mondes décrits dans le cadre romanesque). Cette ouverture épistémologique suppose, d’ailleurs, la fonction de manuel de civilisation et de savoir-vivre qui lui est associée par la critique (depuis le XVIIe jusqu’à nos jours) et qui le distingue de tous les autres romans pastoraux décalqués de son écriture, et ce bien que les premières réécritures de la Diana (surtout celle de Pavillon et de Bertranet) et que les réécritures plus audacieuses de Vitray et de Rémy 16
« O dieux! madame, que dans le Forets, que parmy nous, et qu’en nos jours ces monstres se trouvent, et que nostre terre inaccoustumée à soustenir une charge si honteuse, ne s’entr’ouvre point pour les engloutir dans le profond de ses entrailles, nous ne sçavons qu’en dire ny qu’en juger, sinon que le ciel lassé de nos fautes et de nos crimes, vueille nous punir plus griefvement qu’en tous les siecles passez! » (Urfé, s/d/1966: 715-716). Voir aussi, à ce sujet, notre article de synthèse consacré à la violence dans la « Bergerie » (Anacleto: 1998: 175-184).
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travaillent déjà cet important facteur de signification. Charles Sorel, dans le chapitre « Des Fables et des Allegories, des Romans vraysemblables et des nouvelles; des romans héroïques et des comiques. Chapitre IX » de La Bibliothèque françoise, met, à juste titre, en relief, cette valeur esthétique que le texte d’Urfé a atteinte, en grande partie, par le recours à un « genre vraisemblable » et par une « accommodation au Temps » infiltrée dans les différentes histoires racontées: Ils [les romans étrangers] ont mesme esté surpassez par l’Astrée de Messire Honoré d’Vrfé, ouurage tres exquis, dont plusieurs auentures sont dans le genre vray-semblable, et les Discours en sont agreables et naturels. Il s’y trouue quantité d’Histoires détachées qui se racontent, lesquelles nous fournissent des exemples de toutes les sortes d’accidens qui peuuent arriuer entre les Personnes qui aiment, et cela est parfaitement accomodé au Temps que cela est introduit, quoy qu’on tienne que de plus, ce sont toutes auentures modernes qui ont esté déguisées de cette façon. (Sorel, 1970: 54).
La pensée de Sorel est significativement actualisée par Eglal Henein lorsque cet auteur met en lumière les paradoxes (ou les métamorphoses) du roman et déclare « Qu’Honoré d’Urfé ait donné un cadre pastoral à l’Astrée n’est pas le moindre de ces paradoxes que le romancier manie avec tant d’habilité. S’il nous fallait désigner le mensonge le plus fondamental du roman, ce serait sans aucun doute l’adoption du genre pastoral. » (Henein, 1996: 147). Le projet d’Urfé a peut-être consisté à faire une œuvre de civilisation, de politesse, un modèle de civilité (Bury, 1996; Denis, 2001) qui est reconnu comme tel par le public du XVIIe siècle et qui, de ce fait, s’inscrit dans une structure toute particulière de relation entre fiction et réalité. Cette relation est d’ailleurs visible dans le travail du monde de cour constamment évoqué dans le roman 17 ou dans la tendance à une écriture épistolaire qui, par le biais des lettres de nature diverse ou des billets galants (qui sont eux-aussi très valorisés dans les réécritures analysées), tend à faire refléter dans le texte, telle la « chambre bleue fictive » (Magendie, 1927: 253), le monde précieux qui caractérisait l’existence d’une partie significative du public de L’Astrée. Au fond, il veut, grâce à l’écriture pastorale et à son ancrage dans une éthique du 17
Remarquons, par exemple, la contiguïté entre le monde pastoral et le monde héroïque envisagée dans le « Livre VII » de la Vème Partie (de Baro). En effet, on y décrit le départ des cavaliers, habitant le Forez ou étrangers, du domaine d’Amasis (Urfé, 1628/1966: 298).
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roman qui, tout compte fait, s’inclut dans un projet artistique ou littéraire plus vaste, se plier à l’art de persuader par la fiction afin de civiliser la noblesse française 18 – celle qui fréquente la Cour, les Salons ou tout autre espace de conversation mondaine – dans un jeu de miroirs théâtralisant à partir duquel la réalité se projette dans le texte et celui-ci dans la réalité. Mlle de Gournay voyait ainsi dans L’Astrée « un bréviaire des dames et des galants de la cour » 19 , dès lors que le roman se projette dans l’espace de lecture qui l’accueillait et qui formalise un lien de vraisemblance subjective qui est, lui aussi, déjà un signe de modernité. Sorel, quant à lui, l’intègre dans De la connoissance des bons livres ou examen de plusieurs autheurs, lorsque, prenant à cœur sa mission de critique littéraire du siècle qui le conduit à tisser divers jugements sur sa valeur esthétique, il souligne l’importance de L’Astrée dans l’éducation de l’homme cultivé du XVIIe siècle: On y voit de bonnes instructions sur diverses occurences, avec quantité de discours où la doctrine est jointe à la beauté et à l’agrément, pour en former des conversations les plus utiles du monde. Que si l’on fait dire tout cela à des personnes champestres, selon que nous nous les sommes figurées, c’est qu’on présuppose que l’innocence et la pureté de leur vie leur ont donné plus de liberté de philosopher. (Sorel, 1981: 155-156).
Véritable jeu de société, projection d’un idéal de société où la mélancolie associée à des scènes de violence rattache très nettement le roman à la réalité de l’époque, le succès de L’Astrée est dû, en grande partie, à une sensibilité esthétique qui, bien que suggérée par le goût dominant, a su mettre à profit les virtualités expressives de l’écriture bucolique (et du pastoralisme) pour conjuguer guerre et galanterie ou art de la conversation et ainsi, plus que tout autre roman pastoral, répondre aux goûts de la belle société 20 . En effet, il a su dépasser sa 18 C’est dans ce sens qu’E. Bury utilise la notion de Paideia à propos du roman d’H. d’Urfé. Selon cet auteur, l’ambition du romancier est d’éduquer l’homme en offrant à l’aristocratie une doctrine d’accès facile et agréable (Bury, 1994: 185-187; 1996: 93). 19 L’affirmation, extraite de L’Ombre (1626), est citée dans l’étude d’Erica Harth où elle souligne la pédagogie de L’Astrée (Harth, 1983: 38). Henri-Jean Martin, John Lough et Jan Maclean perçoivent, eux aussi, le roman d’Honoré d’Urfé comme une espèce de miroir de la société dans lequel celle-ci peut se revoir: Lough, 1978: 140; Maclean, 1977: 141; Martin, 1969: 293-294. 20 Voir, à ce sujet, la position défendue en 1927, par Magendie: « Si l’Astrée n’eût été qu’un pastiche de la Diane et des Bergeries de Juliette, elle n’eût pas eu chez nous
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codification restreinte et, dans une certaine mesure, accompagner les réécritures de la Diana dans lesquelles de tels aspects étaient déjà mis en valeur (surtout dans le choix de traduire les continuations du texte permettant à Vitray et à Rémy de diversifier le monde décrit). Par ailleurs, en constituant un élément essentiel de théorisation amoureuse, la religion d’Adamas (Gaume, 1977), personnage central, du point de vue symbolique, du roman tout comme l’espace qu’il habite, induit un processus d’éducation de l’« honnête homme », de l’« homme poli » ou de l’« honnête femme » 21 puisque les différents rites décrits (la cérémonie de Guy, par exemple, dans la IIIème Partie, à laquelle assistent tous les bergers) sont bien souvent pratiqués suivant une symbolique des cartes allégoriques dans le « Temple de l’Amitié » (Urfé, 1619/1966: 474-475). De plus, la façon de se comporter en société dépend elle aussi, d’après l’éthique de l’écriture romanesque exhibée, des différents comportements amoureux analysés tout au long des métadiégèses dont la synthèse idéologique et théorique est faite par Adamas. On entrevoit par là déjà le roman d’analyse psychologique de Mme de La Fayette ou de Mme de Villedieu ou les histoires galantes qui annoncent la réécriture ultérieure de la Diana et ses continuations, réalisée par Mme Gillot de Saintonge. Comme le fait remarquer Sorel, dans De la connoissance des bons livres, le roman contient en un seul et unique roman d’autres textes de roman qui bouleversent les perspectives d’analyse du comportement humain face à l’amour 22 ; ou, comme l’affirme Henri Coulet, L’Astrée suggère toute une série d’hypothèses poétiques sur l’amour, lesquelles varient selon les situations et les personnages (Coulet, 1984: 251). Il s’agit là d’un signe qui montre plus de succès que les romans pastoraux. La faveur soutenue avec laquelle elle fut accueillie, pendant les vingt ans que dura sa publication, prouve assez qu’elle était en étroits rapports avec les mœurs du temps, et qu’elle répondait aux goûts de la belle société. » (Magendie, 1927: 232). 21 J. Maclean voit dans le roman d’Urfé un travail qui développe avec acuité un féminisme qui va à la rencontre d’un secteur majoritaire du public de l’époque en faisant une synthèse des différentes critiques analogues (Maclean, 1977: 156). 22 « (…) Ouvrage agreable où il y a tant d’Histoires détachées de différentes especes qui viennent à propos au sujet, qu’on peut dire que l’Autheur y a introduit de toutes les manières d’aventures qu’on se pouvoit imaginer, et que c’est un roman qui contient plusieurs autres romans, lequel d’ailleurs est recommandable en ce que l’on n’y voit rien autre chose que les effets d’une affection legitime. » (Sorel, 1981: 153). C’est donc en ce sens que Madelaine Bertaud considère L’Astrée comme « le premier grand roman d’analyse français » (Bertaud, 1981: 485).
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que, dans la cohésion manifestée, on peut insérer une épistémologie essentiellement hétérogène qui coïncide avec les différentes visions du monde (ou voix) que le roman impose. Il devient alors évident que la modernité de L’Astrée accompagne les effets d’actualisation que le travail herméneutique de réécriture de Vitray et de Rémy ainsi que l’historicité qui l’empreint, c’est-à-dire l’ouverture à un contexte de conception et de réception marqué par la divulgation du texte d’Urfé, ont réussi à imposer lors de la recréation des Dianas ibériques. En somme, en obéissant à une épistémologie de l’écriture semblable et en essayant de consolider le genre en France, les traductions de 1623 et de 1624 constituent, dans une certaine mesure, un miroir de l’innovation esthétique introduite par le texte d’Urfé, à travers un travail de manipulation textuelle qui est, tout compte fait, aussi une manipulation de l’éthique romanesque. L’Astrée jouant ainsi un rôle fondamental dans la formation des mentalités de l’époque et établissant une relation indiscutable entre le travail littéraire et l’idéologie, son écriture assimile, dans une modernité particulière, le métacommentaire (suscité par les bergers par rapport aux métadiégèses ou proposé dans les divers jugements des cas amoureux 23 ) qui permet, une fois de plus, de se rapprocher d’une vraisemblance subjective. Cette vraisemblance se traduit dans la quête de la vérité que les personnages mènent à bien à la fin du roman et dans le « happy end » romanesque dans lequel B. Baro situe le sens de la Fontaine de la Vérité d’Amour. La quête ontologique qui guide les bergers est, au surplus, projetée dans un ensemble de vers gravés en lettres d’or et présentés, auprès de la Fontaine (Urfé, 1628/1966: 475476), par le dieu de l’Amour, dans lesquels il conjugue la formulation
23 Dans l’« Histoire de Tircis et de Laonice », par exemple, on nous livre un jugement sur les rencontres manquées des amants et on en explique les raisons en recourant, pour cela, à une structure dialectique dans laquelle figure la « Harangue de Hylas pour Leonice », la « Response de Philis pour Tircis » et le « Jugement de Silvandre », espèce de synthèse finale à partir de laquelle on élabore un commentaire théorique qui prend inévitablement le statut de métacommentaire (Urfé, 1612/1966: 267). Il en va de même à la fin de l’« Histoire de Delphire et Dorisée », dans laquelle, suivant cette même logique, on introduit la « Harangue de Tomantes », la « Response de Delphire a Tomantes », la « Harangue de Filinte » et, enfin, le « Jugement de Diane » (Urfé, s/d/1966: 329-349).
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ex-machina avec les impératifs éthiques du roman, désormais artificiellement clôturé 24 . Dans le cadre de cette éthique de l’écriture qui suit la « doxa du siècle nouveau » (Fumaroli, 1994: 406) et qui devient le paradigme indéniable d’un romanesque pastoral qui avait été consacré, en Espagne, par Los siete libros de la Diana et par l’ouverture esthétique que le roman a connue dans le contexte qui a marqué ses premières réécritures françaises et surtout, les réécritures de 1623 et de 1624, le texte d’Urfé témoigne, lui aussi, d’une morale qui imprègne le siècle. Celleci se traduit dans un ascétisme et dans une mystique particulière d’analyse du sentiment amoureux qui cohabite, sans pour autant violer les codes spécifiques du genre, avec un réalisme qui tend à rapprocher l’univers du roman du public qui effectivement le lit. C’est donc, en ce sens, que la critique contemporaine voit dans le repos final d’Astrée et de Céladon le couronnement de certaines tendances doctrinaires et philosophiques – le rapprochement à Saint-François de Sales est ici incontestable – lesquelles, une fois intériorisées par l’auteur, suivent de près la composition du roman et supportent un effet de nouveauté dans le cadre des codes qui sont, en général, développés dans le roman pastoral. En effet, si la présentation de l’espace bucolique tend, dans un premier temps, à (con)fondre la fiction et la réalité – le Forez et le Lignon sont des lieux géographiquement identifiés par le lecteur (tout comme le sont l’Ezla et les montagnes de León de Jorge de Montemayor) – et si, dans ce rapprochement tacite, on s’essaye à une conception plus actuelle du romanesque et de son univers spécifique de réception (celui des lecteurs de romans), on ajoute à cette prémisse ou convention littéraire un sens éthique et symbolique auquel n’est pas étrangère la subjectivité sous-jacente à la description des lieux qui ont marqué l’enfance d’Honoré (à l’image de ce qui se produit dans la description lyrique des champs du Mondego ou paysage du cœur dans la Diana). Ce paysage intérieur est par conséquent légitimé par une recréation constante de l’imaginaire personnel de l’auteur et par son croisement avec l’imaginaire du pastoralisme, lieu de repos et de permanence vers lequel convergent les personnages dans une quête de
24 Voir le chapitre « Théorie et pratique du dénouement » de l’ouvrage d’E. Henein consacré à La Fontaine de la Vérité d’Amour d’Urfé et de Baro (Henein, 1999: 1328).
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leur véritable identité et ce même si le déguisement ou le paraître devient un moyen d’accéder à l’être. C’est pourquoi, l’« île Fortunée » (Yon, 1980: 204) décrite s’appuie sur une circularité quasi ésotérique qui fait d’un espace replié sur lui-même le lieu de la rencontre ontologique et de l’ascèse spirituelle. Le triangle presque parfait décrit par les « trois pointes de Marcilly, d’Isoure et de Mont-Verdun » (Urfé, 1610/1966: 312) symbolise en fait un lieu idéalisé qui s’inscrit dans le domaine de la fiction créée par d’Urfé et peuplée de temples et de druides et ce même si elle renvoie à un paysage réel, celui du Forez et de la Loire 25 . Ainsi, le mouvement qui va du réel à la mise en fiction du réel apparaît clairement lorsque l’éthique du roman fonde la symbolique de l’espace. C’est pourquoi, la description réaliste de l’incipit est, d’une certaine manière, complétée, et peut-être parfois dépassée, par d’autres moments de pause narrative postérieurs dans lesquels le paysage se révèle être, dans une vue panoramique soumise à des détails multiples, une espèce de miroir emblématique de cette quête intérieure qui guide les personnages et qui se reflète dans la recherche formelle de l’écriture « moderne » d’Urfé. Ainsi, le paysage bucolique qui, dans le roman pastoral en général – ainsi que dans les réécritures françaises des textes fictionnels bucoliques ibériques et en dépit des opérations de manipulation assumées – , se situe habituellement dans un espace charnière entre fiction et réalité, bien souvent soumis à des processus d’idéalisation qui le rapprochent d’un univers utopique, devient dans L’Astrée un fondement éthique et mystique du roman. Ce fondement s’inscrit, d’une part, dans la circularité symbolique qui remplit l’essence poétique du monde du Forez, dès l’instant que l’écriture (littéraire) s’initie et se développe dans des mouvements concentriques; d’autre part, il se prolonge dans un ascétisme amoureux qui cadre parfaitement avec l’espace décrit et les personnages qui le peuplent et dont le profil semble déjà annoncer les « êtres selon mon cœur » de Jean-Jacques Rousseau. En ce sens, la théorisation néoplatonicienne, servant de support aux dialogues entre bergers et nymphes ou au discours de Felicia dans Los siete libros de la Diana, a été tout d’abord reprise, avec un certain 25
C’est en ce sens que Maxime Gaume affirme: « Pourtant, le Forez de L’Astrée n’est pas totalement irréel » (Gaume, 1978: 69).
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relief rhétorique, par Colin, Chappuys, Pavillon et Bertranet; puis elle a été associée à une psychologie plus actuelle de l’amour, (inhérent au comportement des personnages) dans les réécritures de Vitray et Rémy, logiquement infiltrées dans une dynamique du roman enracinée dans le système littéraire français; elle est finalement devenue plus significative dans le cadre de la spiritualité ascétique qui permet de mieux comprendre, dans des formules abstraites, l’amour entre les bergers du Pays de Forez. Autrement dit, la tyrannie qui, dès l’incipit, perturbe le repos d’Astrée et de Céladon (et de tous les autres personnages qui fonctionnent comme des reflets spéculaires ou des échos métamorphosés du couple de protagonistes) ne peut être sublimée que lorsqu’elle est soumise à un processus d’intellectualisation du sentiment. Ce sentiment qui rapproche le texte d’Urfé de celui des moralistes de l’époque ne peut que le subordonner, sans ambages, à une doctrine divine qui, à travers la lecture ascétique des théories néoplatoniciennes, prône que le corps doit se soumettre à l’âme et l’âme à l’esprit. Ainsi, la théorisation développée par Silvandre montre que l’ambition ascétique de l’amour prend forme lorsqu’elle a pour but suprême de « mourir en soy pour revivre en autruy, c’est ne se point aimer que d’autant que l’on est agreable à la chose aimée, et bref c’est une volonté de se transformer, s’il se peut entierement en elle » (Urfé, 1612/1966: 290). Le principe fondamental de la Fontaine de la Vérité d’Amour, encadrée dans l’espace fermé et labyrinthique des jardins du palais d’Isoure, semble ainsi devenir une espèce d’allégorie de cet idéalisme amoureux que l’auteur veut incarner dans les bergers du Forez 26 . L’affection, en tant qu’instrument essentiel à la connaissance de soi et de sa vérité intrinsèque par la transformation spéculaire en l’autre, reste ainsi, à la suite des effets surnaturels obtenus par la Fontaine, un vecteur dominant dans cette œuvre spirituelle. En conséquence, L’Astrée interprète et travaille très singulièrement l’écriture hypercodifiée du roman pastoral en croisant les points de vue envisagés par Silvandre ou Adamas avec des contenus idéologiques sous-jacents à la conception des Epîtres morales et amoureuses (1619). L’auteur, outre qu’il énonce dans la préface « Au Lecteur » sa ferme détermination à 26
Par exemple, dans l’« Histoire de Silvie », intégrée dans le Livre III de la Ière Partie du roman, Adamas entame une théorisation sur l’amour avec des effets néoplatoniciens évidents en partant des reflets spéculaires provoqués par l’eau de la Fontaine de la Vérité d’Amour (Urfé, 1612/1966: 93-94).
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mener à bien un travail de moralisation par rapport aux coutumes de l’époque 27 , donne des titres thématiques à chaque épître, lesquels traduisent une tendance spirituelle et ascétique qui finit par devenir un lieu commun. Par exemple, il associe la vertu à Dieu et à la Création du monde (Urfé, 1619/1973: 298-299; 440), il exalte la relation de Dieu avec l’âme et avec les vertus morales qui déterminent le bonheur de l’homme (Urfé, 1619/1973: 392; 478) et il décrit les différentes parties de l’âme humaine (Urfé, 1619/1973: 464), enfin il termine la dernière lettre sur une conclusion plus générale qui sert de clôture structurale et idéologique à l’œuvre: (…) car l’homme comme souuent nous auons dit c’est le composé de l’ame et du corps, et ainsi pour ne fruster tout ce composé de ce qui luy appartient, nous dirons que non pas la plus grande seulement, mais la seule et particuliere de l’homme, c’est celle qui luy vient des vertus morales que nous appellerons felicité humaine ou ciuile. (Urfé, 1619/1973: 490-491).
Ce contexte de lecture philosophique, à travers le divin, sur la vie et sur l’essence humaine justifie que, à la fin de cette œuvre d’Honoré d’Urfé, certaines « Lettres Amoureuses tirées des Astrees par le sieur d’Urfé » soient ajoutées, comme si le croisement épistémologique des deux écritures pouvait se manifester par la relation flagrante d’intertextualité ou de pure citation qui conduit à inclure le texte fictionnel dans un autre texte de nature différente. Cet autre texte supportera théoriquement l’idéologie exprimée dans le premier par la voix des bergers déguisés ou de leurs druides ou guides spirituels. C’est donc dans le cadre de cette métaphysique et en recourant constamment à la métaphore du miroir (associée à l’eau, aux visages, aux décors) qu’Adamas explique à Céladon qu’Astrée n’est que le reflet de la « souveraine bonté que nous appelons Dieu », à savoir, le miroir de la 27
« (...) comme des fleurs plus ameres l’abeille tire son miel, i’ay pensé que de ce fascheux temps ie pourroy tirer quelque soulagement par ma plume. Or tel qu’il a esté ie te le mets deuant les yeux, non point pour en receuoir ton iugement, mais afin que tu t’en serues si tu en as affaire. C’est pour ta necessité, et non point pour ta dispute que ie t’en fay part. (...) Que si ces considerations ont quelque pouuoir en toy, que ce soit seulement pour donner assez d’authorité à mes paroles: afin qu’elles soient creuës comme les conseils de ses vieux et experimentez Capitaines. (...) Ie n’ay tracé ces lignes que pour tromper le temps ennuyeux. (...) ie mets en auant ces feuilles, sur lesquelles à l’imitation de la Sybille i’ay escrit non point les choses futures, mais celles que i’ay esprouuees. (...) Que si l’vne seulement profite à l’un de mes amis, ie tiens leur Fortune et leur perte de toutes pour bien employee. » (Urfé, 1619/1973).
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compréhension et de la bonté divines dans leur beauté singulière. Dans les volumes écrits par d’Urfé, cette beauté ne peut être contemplée qu’à distance par Alexis (l’autre de Céladon), c’est-à-dire par le filtre d’une métamorphose qui rend possible l’« honnête amitié » mais impossible l’union concrète que seul Balthasar Baro construit dans le « happy end » de la Vème Partie. Il s’agit peut-être là d’une conclusion canonique (le mariage des bergers) que le mysticisme et la métaphysique d’Urfé n’ont pas valorisée 28 et que, dans la littérature portugaise, Rodrigues Lobo ou Fernão Álvares do Oriente interprètent, avec la même sensibilité mystique associée à la pastorale religieuse, comme l’espace textuel du désenchantement ou de la consécration irréversible à l’amour divin. Ainsi, bien que le secrétaire d’Urfé soit resté fidèle à une tradition scripturale du roman pastoral qui prévoyait, dans les années vingt et trente du XVIIe siècle, un « happy end », annoncé au fur et à mesure que les volumes de l’œuvre accompagnaient l’histoire de Céladon et d’Astrée, l’auteur du Sireine et des Epistres morales a su, dans le cadre des codes de l’écriture du genre, créer une textualité subjective où le mysticisme et l’ascétisme religieux se nouent au néoplatonisme amoureux. Ainsi, en donnant un relief particulier aux personnages et aux situations et en travaillant, selon le canon, le déguisement pastoral et l’espace idéalisé de l’utopie arcadique, Urfé se situe bien au-delà d’une codification imposée, à la limite entre le pastoralisme et une écriture individuelle qui rend autonome l’esthétique bucolique et reprend à chaque pas des idiosyncrasies personnelles et macrotextuelles. Certes, le succès de lecture des différentes réécritures de Los siete libros de la Diana et ses continuations (ou de La Constante Amarilis et de l’Arcadia) peut être évalué par le nombre de traductions publiées dans la première moitié du XVIIe siècle et par les virtualités tout à fait expressives d’un texte qui contenait potentiellement, dans la formalisation première de son écriture, la possibilité d’être re-dit, de s’imposer comme modèle herméneutique et d’être assimilé et d’assimiler des éléments de signification d’un cadre littéraire qui cherchait encore à mûrir les formes scripturales et fictionnelles de décrire le monde. En revanche, le succès de L’Astrée prouve, lui, que le renouvellement de l’écriture (et de la réécriture) s’inscrit dans une évo28
Voir, en ce qui concerne les choix formels et idéologiques d’H. d’Urfé, ce que proposent M. Gaume et E. Henein (Gaume, 1977 a:384; Henein, 1999:13-28).
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lution du littéraire reposant sur un ensemble de processus d’(inter)textualité: il suffit, pour cela, de reprendre la citation formée par le sous-titre de la Ière Partie (« Ou par plusieurs Histoires, et sous personnes de Bergeres et d’autres sont deduits les divers effets de l’honnête Amitié ») et de la comparer aux titres des traductions de la Diana, où la dialectique des modèles joue avec des mouvements de remise en contexte (ou d’innovation) esthétiques. Ce succès explique notamment que le roman soit constamment cité dans les Mémoires du règne de Louis XIV (Ronzeaud, 1987) puisque la Ière Partie a fait l’objet d’une vingtaine de rééditions entre 1607 et 1647 29 . De plus, l’article « Roman » écrit par Jaucourt pour L’Encyclopédie souligne les « tendres sentiments qui sont décrits en L’Astrée » tout en les distinguant de la médiocrité qui caractérisait les productions du genre à l’époque 30 . Jaucourt y envisage l’histoire du roman français comme un ensemble cohérent dont le début est déterminé par le texte d’Honoré d’Urfé et le virage décisif par La Princesse de Clèves, il en situe l’apogée au moment de la publication du Télémaque et le point d’arrivée à La Nouvelle Héloïse. Finalement, HenriJean Martin considère le roman d’Honoré d’Urfé comme l’un des premiers « best-sellers » de l’époque moderne 31 , alors que, bien avant lui, Maurice Magendie avait affirmé que « le succès de L’Astrée fut immédiat et universel » (Magendie, 1927: 404) car le public avait parfaitement compris l’intérêt et la nouveauté de ce roman. Cette nouveauté et cette modernité résultent d’une perception et d’un travail scriptural particulier des normes de l’univers fictionnel imposées par le roman pastoral depuis Sannazar, mais elles ne peuvent être analysées sans qu’on prenne en ligne de compte l’autonomie esthétique 29
Voir le texte de D. Denis consacré aux « modernisations » de L’Astrée (Denis, 2007: 19-28). 30 Volker Kapp, dans un article en partie consacré à l’article de Jaucourt, cite ce passage et la position du critique qu’il compare avec celle de Boileau qui, au siècle précédent, avait opposé les romans de Gomberville, de La Calprenède et de Mlle de Scudéry à celui d’Honoré d’Urfé. Il y souligne la narration vivante, les « fictions spirituelles » et les caractères imaginés avec rigueur que l’on retrouve dans L’Astrée (Kapp, 1987: 187). 31 « (…) l’heure était venue du roman. Des Histoires tragiques de Bandello au Don Quichotte de Cervantès ou aux romans picaresques de Quevedo, et, en France, de l’Astrée d’Honoré d’Urfé à la Clélie ou au Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry. Ces ouvrages rapportaient déjà, au moins en notre pays, des sommes non négligeables à leurs auteurs. De sorte qu’on peut les considérer comme les premiers « best-sellers » de l’époque moderne. » (Martin, 1988: 348-349).
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dont le texte se réclame dans les épîtres dédiées à la « Bergère Astrée », à « Céladon » et à la « Rivière du Lignon ». De fait, la fusion d’une écriture individuelle avec une fiction créée à partir d’un paysage réel intériorisé ne peut être assumée ni comprise comme telle (comme si le roman était un « en-soi » absolu), sans la lecture efficace des premiers modèles de thématisation de la réécriture française de la fiction bucolique ibérique. Ces modèles constituent ainsi des éléments de médiation qui deviennent également des éléments d’imposition de règles d’écriture du pastoralisme sous forme de roman. En outre, cette fusion ne doit pas, non plus, escamoter la systématisation des manipulations littéraires introduites dans les traductions de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo réalisées par Antoine Vitray et Abraham Rémy, lesquelles sont les reflets évidents d’une synthèse formelle mise en œuvre à partir de la lectureécriture des Dianas ibériques et de l’infiltration scripturale que le succès et la canonisation de L’Astrée ont définies dans l’évolution du romanesque français. On en revient de ce fait à la pertinence de la « chaîne de phénomènes » (Molinié et Viala, 1993: 189) dans le cadre de la construction et de la transformation des formes du littéraire et par conséquent à la compréhension des opérations globales ou des intersections continuelles qui déterminent la légitimation des modèles d’écriture et les jeux épistémologiques mis en valeur par leur confrontation avec les modèles de réécriture. En définitive, on voit s’exprimer là, encore une fois, le jeu de l’un et du divers (Guillén, 1985). L’IMAGE DEDOUBLEE: LE RAYONNEMENT CREPUSCULAIRE DE DIANE ET D’ASTREE
Si l’évaluation du statut de L’Astrée dans le canon de la littérature française de l’époque passe par une légitimation de l’écriture pastorale telle qu’elle a été comprise et conçue par l’auteur – c’est-à-dire dans le cadre d’un réseau (inter)textuel où s’intègrent forcément les réécritures françaises du roman pastoral ibérique de la fin du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe siècle –, l’ensemble des autres textes appartenant au même genre et inscrits dans le canon français de l’époque doit, lui, être considéré comme participant d’un autre ordre de réécritures. Ces textes semblent en effet se réduire à une citation du grand roman ou à une constellation périphérique sans la moindre signification originale dans la chaîne de phénomènes dans laquelle les
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fictions bucoliques françaises s’insèrent. En somme, les romans de Gomberville, de Videl, de Du Broquart et de La Haye32 , bien que pouvant adopter le statut de romans pastoraux français, ne légitiment pas, à proprement parler, l’écriture pastorale dans le cadre littéraire où ils s’inscrivent, mais ils représentent, plutôt, des modèles qui reflètent ce geste de légitimation accompli par L’Astrée. Ces textes manifestent par leur adhésion au paradigme du genre en France et, indirectement, par l’allusion aux réécritures des fictions ibériques, le succès incontournable de ce dernier et la façon dont un « best seller » peut être perçu dans une espèce de réécritures qui en sont consciemment ou inconsciemment réalisées. C’est pourquoi, la chaîne de phénomènes de médiation qui marquent le littéraire et les romans pastoraux français, publiés dans le sillage du succès d’édition de L’Astrée, peut être examinée comme des inspirations décalquées du texte d’Urfé. C’est au demeurant ce qu’a observé, tout d’abord, Maurice Magendie, en étudiant l’« influence » du roman d’Urfé sur les textes qui s’ensuivent et dans lesquels il met l’accent sur des thèmes et des situations topiques, repris jusqu’à l’épuisement par les romanciers mais qui n’offrent pas la moindre expression ou attitude d’innovation littéraires 33 . Quant à Henri Coulet, il les envisage comme des romans qui se reproduisent dans des reflets spéculaires qui ne visent qu’à assurer leur propre édition et leur divulgation, qu’à dérouler les cadres, les personnages et les situations textuelles (débats, jugements, épisodes guerriers et amoureux) consacrés dans le modèle. Somme toute, ils ne traduisent pas le travail esthétique et d’autonomie de l’écriture littéraire que la fiction essentielle du Forez a impliqué 34 . En fait, il s’agit 32
Voir notre réflexion récente sur les romans pastoraux postérieurs à L’Astrée dans un article déjà cité (Anacleto, 2008: 113-123). 33 Dans un chapitre intitulé « L’influence de L’Astrée », Magendie fait l’inventaire des thèmes et des situations récurrentes dans L’Astrée et reprises, comme citations incontestables, par les romanciers contemporains: la retraite d’un personnage à la campagne afin de s’éloigner de l’agitation de la vie mondaine; les différents déguisements adoptés; l’abandon d’une amante à un amant colérique; la haine mortelle qui sépare les familles des deux amants et qui en empêche l’union; l’amant fidèle et docile soumis à une femme exigeante et capricieuse; les discussions théoriques sur un thème donné; les pouvoirs de Polémas; l’inconstance d’Hylas (Magendie, 1932: 101-109). 34 Remarquons la façon dont Henri Coulet analyse, à partir de la lecture de Magendie, le statut des romans pastoraux français plus ou moins contemporains de L’Astrée: « M. Magendie cite quelques romans pastoraux inspirés, parfois jusqu’au décalque, de L’Astrée: Le Melante de Videl (1624), La Diane françoise de Du Verdier (1624), La Bellaure triomphante de Du Broquart (1630-1633), La Nouvelle Amarante de La
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d’une autre réécriture, obtenue par la fixation redondante de stéréotypes qui reprennent un modèle unique, qui fait toutefois partie de cette toile de relations scripturales sans laquelle l’histoire d’une forme esthétique ne peut ni ne doit être comprise, dans le domaine littéraire, selon l’interhistoricité dont elle devient un signe incontournable 35 . Ainsi, il va sans dire que, si les romans de Gomberville, de Videl, de Du Broquart et de La Haye n’ajoutent rien de nouveau à l’histoire du roman pastoral en France, ils deviennent, néanmoins, dans une étude sur les réécritures et les processus de réécriture, des éléments tout à fait signifiants grâce à la relation interhistorique qu’ils développent. Dans le cadre du développement de l’histoire littéraire française, cette relation lie les traductions de Los siete libros de la Diana et ses continuations, la traduction de l’Arcadia, les prolongements de transgression de l’écriture de ces textes en France, menés par Pousset de Montauban, Du Verdier, Préfontaine ou Lansire, et le processus d’autonomisation de la formule esthétique définie dans L’Astrée et réfléchie dans cette espèce de réécritures ou d’échos scripturaux du roman d’Honoré d’Urfé (reflets timides des réécritures des textes ibériques). En somme, l’espace péritextuel qui accompagne La Carithée de Gomberville, Le Melante de Videl, La Bellaure triomphante, La Fille d’Astrée ou la suite des bergeries de Forets, Les Amours d’Archidiane et d’Almoncidas de Du Broquart, La Nouvelle Amarante de M. de La Haye, met en relief certains aspects d’herméneutique du texte du roman qui, d’une certaine façon, justifient et évoquent une dépendance intertextuelle de L’Astrée. Cette dépendance est utilisée non seulement comme stratégie rhétorique pour attirer les lecteurs et les dédicataires dont dépendait l’édition, mais aussi comme moyen de
Haye (1633), etc. Mêmes fictions que dans L’Astrée, mêmes noms de personnages, mêmes rôles d’amoureux chassés par un caprice de leur bergère et réfugiés dans la solitude, d’inconstants comme Hylas, de princesses régnant sur une province, de sages vieillards, mêmes débats et mêmes jugements, mêmes épisodes guerriers ou merveilleux. Mais la vie morale, la profondeur psychologique, la justesse et la diversité des caractères, la poésie, la structure d’ensemble, tout ce qui faisait la valeur de L’Astrée a disparu. » (Coulet, 1967: 153). Ce même point de vue est, d’ailleurs partagé par Maurice Lever, quand il considère ces romans stéréotypés qui présentent toujours les mêmes bergers et les mêmes cadres, les mêmes lettres, les mêmes harangues, les mêmes descriptions, presque servilement imités de L’Astrée (Lever, 1981: 67). 35 D’où la pertinence que prend le point de vue de Françoise Lavocat qui suggère qu’une analyse de ces romans dans le cadre comparatiste pourrait leur apporter d’autres significations plus vastes (Lavocat, 1998: 322-326).
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justifier l’essence de l’intrigue et d’insérer l’écriture pratiquée dans un genre qui, à partir des réécritures des textes fictionnels ibériques et du roman d’Urfé, faisait partie d’un canon établi. Ainsi, l’éthique du roman – cet argument scriptural projeté dans l’essence du texte pastoral, développé avec beaucoup de soin par Urfé et indispensable pour légitimer, à l’époque, la production romanesque – est abordée ouvertement par tous les auteurs dans leurs préfaces et leurs épîtres. À cet effet, ils adoptent, tout comme l’auteur français dans les lettres adressées, dans la préface, à Astrée, à Céladon et au Lignon ou comme les traducteurs dans les épîtres dédicatoires ou dans les préfaces au lecteur, la forme générique et théorique sous-jacente à l’existence de la figure des bergers (de fiction) par rapport à une exemplarité qui doit être dite dans le texte, voire envisagée avant le texte. C’est pourquoi, dans l’épître dédicatoire « Aux Belles et vertueuses Bergeres Carithee, Panacee, Melicee, Stenelite et Cleorante et aux genereux et parfaits Bergers, Pisandre, Cerinthe, Diphante, Crisolite, Agenor et Philidas », Gomberville, à l’instar d’Urfé, part de la possibilité de conserver une relation métaleptique de complicité tacite de l’auteur avec les bergers de son roman afin de souligner, dans le titre même, les effets de beauté, de vertu, de générosité et de perfection implicites aux personnages et, à coup sûr, aux situations amoureuses dans lesquelles ils sont engagés. Il introduit, du reste, dans la rhétorique caractéristique des préfaces, une topique développée dans L’Astrée et dans la plupart des traductions françaises des textes ibériques, selon laquelle l’éthique de la vie pastorale est définie, en recourant à l’antiphrase, par la confrontation avec l’excentricité de la vie de cour: Que ceux qui marchent continuellement au trauers des espines de la Cour, pour y rencontrer quelque rose à la fin de leur vie, aillent idolatrer, et persecuter par leurs impudentes importunitez, ceux qui les peuuent soulager en ce mauuais chemin. De moy, qu’vn Astre plus fauorable a mis au monde pour gouster les innocentes felicitez des Bergers de l’Isle heureuse, ie ne veux point regarder d’autres Soleils que vos esprits et que vos yeux, et ayme mieux que les Grands admirent ma retenuë, qu’ils s’entretiennent de mon effronterie. Escoulons delicieusement nostre vie (mes vrais amis) dans les contentements de nostre Bergerie, laissons auec la Cour les coustumes et les humeurs de la Cour, despoüillons-nous de l’ambition et de la vanité, en despoüillant ces habits somptueux, qui seruent d’Archers et de Herauts aux plus stupides: et renfermons tous nos desseins dedãs les estroites murailles de nos cabanes. (Gomberville, 1621).
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Par ailleurs, dans l’« Advertissement », Gomberville essaye de convaincre le lecteur qu’il doit adhérer aux principes de vérité qui régissent la vie des bergers et il en arrive, tout comme Honoré d’Urfé, à désigner une espèce de lecteur idéal 36 . Ainsi, il décrit, dans les six « Livres » de La Carithée – comme il l’avait promis dans la préface et suivant les codes de conception du roman pastoral –, de nombreuses aventures d’amours contrariées dans un cadre traditionnel typique du roman pastoral et dominées par le lien intime que la nature idéalisée tisse avec les personnages de cette « Isle heureuse » (Gomberville, 1621: 226): la beauté utopique du cadre se reflète, par exemple, dans la « belle et constante Carithee » (Gomberville, 1621: 226). Pour autant, l’exotisme de l’île (le choix de l’Égypte) traduit l’adhésion du texte à la vogue des romans héroïques ou illustre les contaminations génériques qui caractérisent une forme en phase de légitimation du canon en vigueur. Les aventures relatées dans les métadiégèses tendent, d’ailleurs, à assurer une éthique de l’écriture énoncée dans les péritextes et elles essayent une conjugaison idéologique de l’amour et de la vertu suivant une théorisation spécifique. Cette théorisation est facilitée par la forme du texte et se déploie dans des espaces propices au développement d’une casuistique amoureuse qui, outre qu’elle fait partie de la sémantique du texte pastoral – comme le démontrent les longs discours d’Adamas et de Silvandre, dans L’Astrée ou les dialogues de Felicia et des bergers, renforcés dans les réécritures par les commentaires du narrateur – sert de conclusion stratégique aux histoires racontées: Il est de ceux qui font l’Amour, comme de ceux qui plaident, l’vn et l’autre veut auoir le droit de son costé, et quand celuy qui plaide sans raison, a perdu son procès, il accuse ses iuges de corruption et de perfidie, et se plaît à dire qu’il auoit tout le droict et toute la iustice. De mesme les Amants quãd ils sont en colere, s’accusent l’un et l’autre d’auoir manqué à la fidélité, à l’Amour, au respect et à quelque autre chose, et s’il arrivue que l’on face voir à l’un qu’il a tort de se plaindre, il ne laisse pas de le faire apres qu’il est condamné, et veut que l’on croye qu’il ne le fait pas sans raison. (Gomberville, 1621: 674).
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« Ceste piece a esté faite pour plaire à diuers excellents esprits, qui menans en verité la vie que ie dépeins icy, attendent le succez de leurs Amours que i’ay commencees, pour viure entierement en Bergers et en Bergeres de la sorte que ie raconteray à la seconde partie de cet ouurage. » (Gomberville, 1621).
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Elle prend également forme dans des situations récurrentes au genre (desquelles on tire profit pour accentuer des valeurs intrinsèques à la condition pastorale), comme on peut le voir grâce à une inscription que les bergers découvrent sur un arbre (topos) et dans laquelle on peut reconnaître, à travers l’écriture gravée sur un élément de la nature bucolique, l’association typifiée de la constance, de la vertu et de l’amour pastoral (Gomberville, 1621: 248-249). Finalement, cette théorisation s’exprime, plus subtilement, dans les éléments qui relient la moralisation du texte du roman à un code précieux (implicite dans le texte d’Urfé et accentué dans toutes les réécritures françaises du roman pastoral ibérique, de Colin à Rémy), régi par les gestes de courtoisie qui caractérisent un code d’attitudes parfaitement assumé dans le roman pastoral canonique 37 . Ce même engagement, allant dans le sens d’une éthique du roman, est conservé par Videl auprès du public visé dans l’épître dédiée « A Monseigneur le Mareschal de Crequy » et dans la préface adressée « Aux Lecteurs ». Le premier péritexte sert à mettre l’accent sur l’honnête amour qui prime dans les histoires pastorales – « C’est un recueil des auentures du temps, où les diuers effects de l’honneste amour sont naïfuement representez, i’y ay apporté du mien ce que i’ay pû, et s’il m’est permis de le dire, l’ay enrichy tout autant que la raison du temps et la nature du suiet me l’ont pû permettre. » (Videl, 1624); le second sert à opposer, à la suite des traductions de Vitray et de Rémy et de L’Astrée (et comme on a pu le constater dans La Carithée), la simplicité et l’honnêteté de la vie et de l’amour arcadique à l’illusion de la pompe et de l’artifice de l’espace de la cour: Prenez la peyne de vous entretenir auec mes Bergers ils vous conteront naïfuement leurs amours, et vous diront des gentillesses que vous ne trouuerez ie m’asseure pas mauuaises, car ayant eu dessein de dépeindre au vif toutes les passions d’Amour, et comme descendre au profond et au centre des cœurs pour en descouurir les plus secrets mouuements, i’en ay tiré des naïfuetez mieux seantes à des Bergers qu’à des personnes plus releuées; et vrayment c’est sans doute que l’Amour a meilleure grace dans les simplesses des champs que dans les pompes et les artifices de la Court, Si leur entretien vous plaist ils tascheront de vous estre tousiours plus aggreables, outre que leur au37 Annoncés dans le titre sous la forme de résumés, tels que « Cerinthe et Diophãte sont forcez par la courtoisie de Clisophon, frere d’Epitherses, d’aller loger chez luy, où ils sont parfaitement bien receuz » (Gomberville, 1621: 36-37), les gestes de courtoisie font partie de l’hospitalité pastorale (topos) et d’un « savoir-vivre » ou étiquette que le texte du roman tend à véhiculer.
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theur prendra peyne de vous tesmoigner le sentiment qu’il aura de la faueur que vous leur ferez. (Videl, 1624).
Suivant cette tendance idéologique sur laquelle les romanciers français légitiment le modèle qu’ils réécrivent – dans un décalque quasi assumé de L’Astrée (prolongeant son succès par la citation) –, Videl introduit sans cesse, dans Le Melante, des dialogues centrés sur les notions d’« honnêteté » ou d’« amour honnête ». Ces notions sont analysées dans le cadre de la constitution de situations topiques de l’univers pastoral et elles sont alliées à une stratégie fictionnelle qui renvoie à la relation métonymique qui s’établit entre l’univers des « gentilshommes honnêtes » et des « bergers honnêtes » 38 . L’auteur favorise ainsi une théorisation explicite sur l’essence du sentiment amoureux exposée sous la forme de « maximes » (Videl, 1624: 427431) qui rappellent les « Tables de l’Amour » du roman d’Urfé ou, alors, il multiplie des considérations à teneur moralisante et philosophique véhiculées, par exemple, dans des discours épars sur la mort, l’honneur et le courage « généreux » (Videl, 1624: 10-12), proférés par Melante, le protagoniste qui, en refaisant les gestes des bergers du Forez, empêche Acaste de se suicider: A ce mot [Acaste] il alloit mõter pour se precipiter dans la mer; quand le Berger Melante (qui l’auoit suiuy de loin et s’estoit caché pour l’oüir) montant par vn autre endroit le préuint, l’arresta et luy dit. Miserable Acaste, où t’emporte le desespoir? où te precipite la rage? Quoy, tu veux mourir, et voila que ta Bergere se meurt pour toy, tu veux dõc te priuer ainsi du fruit de toutes tes peines? Par tout on n’entend que cette voix de sa bouche, où est mon Acaste? où est il ce fidelle amant? et voila que tu veux mourir! Quitte desormais ceste pensée, ie sçauois bien que Clorimene seroit vaincuë, et qu’elle condamneroit sa rigueur; Mais ne pense pas que ie te flatte; tu la verras tantost, les larmes de ioye aux yeux, et ces paroles d’amour à la bouche. O mon 38
« Comme ils alloient tousiours ils treuuerent dans le bois vne trouppe de Bergeres assises à la fraischeur, ce qui les obligea de s’y arrester, et Clytée de leur dire, belles Bergeres si vous n’estes point ialouses que nous participions aux douceurs de cet ombrage nous y pourrons iouyr du bon-heur de vostre entretien. Le vostre est si doux (dirent elles) que ne le rechercher pas seroit bien en estre indigne, c’est nous qui vous deuons demander cette permission, pour ce que n’estant que Bergeres le respect nous deffend le trop libre accez des Nymphes. Quand nous aurons vos beautez (repart Clytée) il nous sera permis d’en prendre le nom, mais cela n’est deü qu’à cette cy (dit elle) mõstrant la Nymphe: à quoy les autres. Elle ne s’offencera pas, que puis que la verité vous le donne nostre deuoir vous le rende. Auez vous entrepris (belles Bergeres dit Acante) de vous vaincre d’honnesteté? A ces paroles ils s’asseirent tous en rond, mais ils ny furent pas que voicy venir vn vieil Pasteur… » (Videl, 1624: 212-213).
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Berger! que ie me repens de t’auoir esté si cruelle, que ie veux desormais t’aymer, tu ne fus iamais si digne de pitié que tu le vas estre d’enuie. (Videl, 1624: 8-9).
Ainsi, en privilégiant une pragmatique du texte du roman développée de forme particulière dans L’Astrée et sous-jacente à certaines manipulations textuelles auxquelles l’écriture des traductions de la Diana, de ses continuations et de l’Arcadia furent soumises, Le Melante suggère clairement le caractère stéréotypé que le croisement d’aventures éparses, survenues en Crète et à Chypre, acquiert dans cette série de romans. Ceux-ci se limitent bien souvent à reproduire, de forme spéculaire, des situations récurrentes ou topoi du monde bucolique – traités sans la maîtrise esthétique d’Urfé – lesquels sont accentués dans les réécritures françaises contemporaines des textes fictionnels bucoliques ibériques 39 . Dans La Bellaure Triomphante, La Fille d’Astrée (considérée par Lever comme la deuxième partie du premier roman 40 ) et Les amours d’Archidiane et d’Almoncidas, Du Broquart se place sur le même registre théorique que Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet, Rémy, Vitray et Urfé (Gomberville et Videl, n’étant que des reflets spéculaires de ce dernier), considérant que la finalité intrinsèque du texte pastoral est la moralisation et la quête d’une éthique de l’écriture qui coïncide avec le décor et la mise en relief des personnages de fiction travaillés. Par exemple, dans la préface « Au Lecteur » du premier roman, il aborde d’entrée de jeu l’« utilité de ce livre » en soulignant ses « observations Morales et Politiques » (Du Broquart, 1630) et dans La Fille d’Astrée, il évoque constamment l’éthique des « Bergeries » en faisant ressortir le statut symbolique des bergers en tant qu’archétypes de moralisation (Du Broquart, 1633: 8-10) par opposition au vice qui caractérise la vie mondaine et contre lequel la « triomphante Bellaure », personnage récupéré du texte premier, se dresse en recourant à de nombreux aphorismes introduits dans le texte. Le personnage semble ainsi constituer un écho important de méta-réception textuelle. 39
Voir le cas des plaintes survalorisées par Vitray et Rémy et sans cesse exploitées par Videl (Videl, 1624: 2-3). 40 Dans le répertoire des romans du XVIIe siècle dressé par Maurice Lever, l’auteur considère La Fille d’Astrée ou la Suite des Bergeries de Forêts, contenant plusieurs histoires de nostre temps mises sous noms empruntez qui font voir les efforts de la vertu et de l’honneste affection, Paris, P. Billaine, 1633 (édition de la Bibliothèque de l’Arsenal) comme la deuxième partie de La Bellaure triomphante (Lever, 1976: 89).
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Dans Archidiane, Du Broquart entame le même parcours théorique dans la zone péritextuelle en louant, dans la dédicace « A Madame la comtesse de Harcourt », l’« honnête amitié » existant entre les bergers 41 et en accentuant la vertu de l’héroïne dans une ode qu’il lui compose. Finalement, dans la préface « Au Lecteur », il affirme que « ces Bergers toutesfois ne laissent pas d’estre illustres, et leurs Bergeres aussi » (Du Broquart, 1633 a). En somme, chaque roman obéit à une éthique qui domine les textes de l’époque – de Jean-Pierre Camus à Mlle de Scudéry – et qui tend à condamner les vices, dénoncés dans les poétiques fixées pour le texte dramatique par Rapin, La Mesnardière et Chapelain, entre autres. Ces poétiques sont définies, dans les préfaces, afin de légitimer l’écriture romanesque qui, sur un ton doctrinaire, accompagne les textes et le roman pastoral en particulier. C’est pourquoi, Du Broquart, voulant rattacher l’architecture sémantique de son roman aux normes moralisantes décrites auparavant, suit Honoré d’Urfé – ou, plutôt, la lectureécriture des traducteurs de Montemayor, d’Alonso Pérez, de Gil Polo, de Lope de Vega – en abordant, sous un angle différent, les conventions thématiques du genre. Pour cela, il reprend le thème de la passion entre bergers-courtisans déguisés (les extrêmes et la violence de la passion), les plaintes amoureuses témoignant d’une condition humaine misérable qui est elle aussi exploitée 42 . Par ailleurs, il se sert des protagonistes et de certaines situations textuelles pour évaluer la vertu qui caractérise l’univers des bergers 43 , en recourant fréquemment au topos de l’éloge de la vie champêtre et en l’opposant à 41
« C’est, Madame, ce qui a fait esperer à ces belles Bergeres, et à leurs illustres Bergers, que vous ne dédaigneriez point d’oüir le sujet de leurs differens, ny les pretentiõs de leur honneste amitié. » (Du Broquart, 1633 a). 42 Dans La Bellaure Triomphante on voit surgir, par exemple, dans le Livre III, une plainte du vieux berger Tyrsis, déformé physiquement par la passion. On peut aussi y voir tissées des considérations génériques sur le caractère paradoxal de la condition humaine. C’est notamment ce qui se produit dans l’histoire racontée par Tyrsis quand Clymene est empêchée de l’aimer (Du Broquart, 1630: 296; 329). 43 Dans l’« Histoire du Berger Royal et de la triomphante Bellaure » (Livre V), on inclut un discours de Rivole appelant à la vertu comme maxime qui doit régir la vie. D’ailleurs dans le corps du roman, elle est mise en relief par des caractères en italiques comme s’il s’agissait d’un programme: « [début du discours] La Republique, ditil, est ordinairement fleurissante, où non seulement les Cytoyens ont appris à commander; mais où ils sçavent encore bien obeyr; ce qui est sans doute une eminente vertu qui procede d’une genereuse inclination que les hommes peuvent avoir pour les choses bonnes, et vertueuses. » (Du Broquart, 1630: 581-582).
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l’ambition et à l’illusion ostentatoire de la cour dont les personnages s’écartent afin de revêtir le déguisement de simples bergers et de jouir de la « vie paisible des bergers »: Ie voyois assez qu’elle commençoit peu à peu à perdre la honte qu’elle avoiteuë des choses deshonnestes, et pareillement le desir des vertueuses, veu mesme qu’elle prestoit volõtiers l’oreille, à ce que les Courtisans luy disoient des mondanitez, et des delices de la vie: Bien dauantage ie remarquois qu’elle ne se rebutoit point de leurs discours, quoy que pour leur saleté ils fussent du tout indignes des oreilles honnestes et chastes. (Du Broquart, 1633: 289).
Ainsi, la théorie du roman sous-jacente aux textes de Gomberville, Videl, Du Broquart et La Haye reflète, d’une part, l’éthique de l’écriture romanesque qui s’est imposée dans l’évolution du genre en France, avec des échos évidents dans les traductions des textes ibériques réalisées et recréées dans L’Astrée; d’autre part, elle souligne l’incapacité à innover et à se détacher, du point de vue esthétique, du roman d’Urfé. En effet, ce dernier devient foncièrement le paradigme français de la forme pratiquée par Montemayor et ses continuateurs et il est perçu (et lu) comme le modèle dont le succès insurpassable condamne les autres écrivains à une écriture de la citation. C’est pourquoi, l’adhésion à une quête de l’éthique du roman, réfléchie notamment dans les différents « happy ends » qui témoignent du triomphe d’un parcours diégétique vers la vertu (et vers une consécration plus réaliste des « bonnes manières ») 44 , semble faire dépendre l’écriture des auteurs français des écritures d’Honoré d’Urfé ou de la réécriture des traductions de Vitray et Rémy. Par ailleurs, le support flagrant d’intertextualité que ces romans prétendent exhiber par rapport à L’Astrée devient, non seulement une stratégie de légitimation des textes auprès du public 45 , mais aussi la démonstration de dépendance
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La clôture narrative de La Bellaure triomphante correspond à l’éloge du mariage vertueux, intégré explicitement dans la « réalité » par la référence à sa continuité temporelle. Puis, on introduit un commentaire final dans lequel la fonction de l’histoire racontée est mise en relief en tant qu’exemplum: « Heureux doncques celuy qui sçait opposer la moderation à la colere, et la patience au desir de se venger; car c’est le moyen de fortifier nostre ame contre toutes les offences qui nous sont faites. Ce qui estoit fort sagement practiqué par les Anciens … » (Du Broquart, 1930: 957). 45 C’est ainsi que doit être perçue la présence d’un sonnet signé par Astrée, bergère d’Urfé, lequel figure dans l’espace péritextuel du Melante: le jeu métaleptique sert en effet une stratégie qui vise à captiver le lecteur puisque l’on introduit, dans l’espace
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vitale d’un modèle dont le succès de lecture est aussi recherché par les romanciers ultérieurs et ce même si cette stratégie finit par échouer en raison de la répétition exhaustive du stéréotype. Le titre de la deuxième partie de La Bellaure – La Fille d’Astrée ou la suite des bergeries de Forets – ainsi que la justification que le romancier se sent obligé d’élaborer dans les péritextes pour la conception d’une deuxième partie de son roman, illustrent, sans aucun doute, parmi les romans cités, le cas le plus intentionnel et le plus ouvert de l’écriture de la citation. En effet, l’auteur prétend y continuer le roman d’Honoré d’Urfé (ce qui avait déjà été fait par Baro) dans une espèce de relation de descendance explicitée dans la métaphore du titre – La Fille d’Astrée – qui suggère l’adhésion à une pratique du « romanfleuve ». Dans le cas présent, cette pratique semble prolonger le succès du modèle premier comme si le texte littéraire, et le roman en particulier, était un véritable lieu de citations qui, d’une certaine façon, assure la cohérence d’une codification et d’une sémantique textuelles données: Puisque l’incomparable Astrée de Monsieur d’Vrfé est une des plus charmantes pieces que nous ayons en nôtre langue, ie ne doute point que l’on ne doiue aussi cherir la lecture de ce liure qui en suit tous les desseins. Il ne se pouuoit rien imaginer de plus à propos dessus ce sujet, que les auantures qui sont icy racontées: car elles n’arriuent pas à Celadon, Siluandre, Hilas, Lindamant, dautant que l’on a desia veu leur histoire entiere, auec l’accomplissement de leurs amours par mariage. Cecy est plustost une suite d’histoire, et l’on y voit ce qui est arriué à plusieurs Cheualiers ou Bergers, Nymphes ou Bergeres, qui sont les enfans de ceux dont nous auons desia veu les estranges fortunes: tellement que c’est à bon droict que cette Histoire s’appelle, La Fille D’Astree. (Du Broquart, 1633).
Extrait de l’« Advertissement au Lecteur », ce passage justifie à lui seul toute une série de prémisses topiques de construction du roman, lesquelles suivent surtout le caractère précieux de L’Astrée et l’exploitation de la contiguïté métaleptique entre l’univers des bergers, l’univers de la cour et l’univers du lecteur idéal. Une telle structure repose sur la pratique du dialogue épistolaire qui suppose l’échange de correspondance et de sentiments et qui reste ouvert à un possible contact direct entre le lecteur de romans et le personnage de roman, contact qui est constamment encouragé dans L’Astrée. Elle s’accentue péritextuel, un texte d’un personnage de fiction, c’est-à-dire de la protagoniste du roman d’Honoré d’Urfé (Videl, 1624).
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aussi dans l’« Histoire d’Arnalde et de Belie », où, dans les intrigues amoureuses de cour qui compromettent les personnages, se mêlent des personnages du passé – Clarimand, Amasis, Hylas (Du Broquart, 1633: 257 sq). Elle prolonge aussi, dans cette contiguïté qui se manifeste dès le titre, les espaces de l’histoire principale et de nombreuses métadiégèses du modèle français. Enfin, cette structure particulière ressort dans l’éthique finale qui, grâce au discours de Bellaure (on voit ici, encore une fois, l’intromission des personnages d’un texte dans l’autre), clôture le roman: représentant une espèce de collage consensuel entre le dénouement de la Vème Partie de Balthasar Baro et l’ascétisme d’Urfé, le texte met en relief, une fois de plus, la vertu sous-jacente aux unions des personnages après la sublimation des différents obstacles existentiels 46 . L’interférence de L’Astrée est à tel point visible dans l’espace de l’univers fictionnel qui supporte les intrigues qu’elle est parfois dite, notamment lorsqu’on souligne la correspondance entre les bergers du Forez et ceux de Du Broquart – leurs héritiers (littéraires) – dans un effort évident de légitimer le décalque ou la réécriture du paradigme: Il luy raconta donc qu’il auoit entrepris ce voyage par l’expres commandement de Cleonisse, et qu’elle estoit entierement possedée de l’amour de Menandre: qu’au surplus luy et Ariston son frere estoient fils d’un renommé Berger de Forests nommé Licidas, frere de l’amoureux Celadon, et qu’en leur enfance ils auoient esté enleuez au sac de leur païs, et presentez à Tiederic Roy des Ostrogots (Du Broquart, 1633: 829).
Ainsi, l’introduction inopinée des « noms de roman » Licidas et Céladon dans l’« Histoire de Menandre et d’Origille » n’a d’autre prétention que de signifier le transfert (inter)textuel des descendants des bergers du Forez à Pagny, la Bourgogne étant décrite avec les mêmes traits bucoliques et sentimentaux que le village d’enfance 46 L’introduction du discours de Bellaure, à la fin de l’histoire d’Origille et de Menandre et à la fin du roman, permet, comme dans tous les autres textes pastoraux et, en particulier, dans L’Astrée, de redimensionner les questions morales telles que la constance et la vertu. Celles-ci sont accentuées, selon une stratégie rhétorique qui est elle aussi très codifiée, au moment où le texte se ferme devant le lecteur et où l’écriture fictionnelle s’achève et laisse la place à la réalité: « Ainsi elle sert d’exemple fort memorable, pour mõtrer que lors qu’en l’exercice de la patience il se trouue le plus d’ennuy, de danger, de hazard et de perte; il y doit auoir aussi plus de courage à mespriser toutes ces disgraces, et la mort mesme, pour l’heureuse recompense qui s’en ensuit necessairement, qui est une loüange immortelle. » (Du Broquart, 1633: 924).
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d’Urfé. Du Broquart semble donc vouloir prolonger le roman initial – déjà commencé dans La Bellaure triomphante – en (con)fondant sans pudeur les deux fictions et en utilisant des personnages et des paysages de L’Astrée, comme si le roman pastoral n’était qu’un continuum d’aventures labyrinthiques qui se perpétuent les unes dans les autres mais dans des textes différents. Ce processus est légitimé, en tout cas, par la nature même du déguisement qui préside à la construction de la fiction et que l’auteur ne peut s’empêcher de signaler « Au Lecteur » 47 . Par exemple, dans l’« Histoire de Placidio et de Melian », racontée dans le Livre I de la Bellaure, les protagonistes sont les enfants de Tamire et de Célidée, mariés dans le Forez. L’auteur profite, en somme, de l’énorme succès que l’énigmatique histoire de Célidée, le personnage dont le visage a été mutilé sous les effets de la jalousie violente, a recueilli lors de la publication du Tome II de L’Astrée, pour la continuer dans son texte (Du Broquart, 1630: 73 sq). De même, dans l’« Histoire du Berger Tyrsis et de la belle Clymene », il fait clairement allusion au Pays de Forez, lieu privilégié de refuge idyllique pour les deux protagonistes, dans le but de préserver la passion en danger 48 . Il les y fait rencontrer Silvandre et Hylas, comme si l’espace urféen devenait, par son caractère archétypique dans le cadre du genre, une espèce de lieu sacré et symbolique (le modèle des modèles du pastoralisme) et ce même s’il reste ouvert à l’intromission de la réalité violente. Ainsi, Clymene, tout comme Céladon – la comparaison est mentionnée dans l’énoncé – se noie dans le Lignon, après sa capture par les barbares, comme s’il s’agissait d’une espèce de métafiction (ou de fiction dans la fiction, la réécriture dans l’écriture) permise, à 47 « Pour le premier, si vous prenez la peine de lire ce liure, vous y trouuerez vn assez bon nombre d’Histoires, dont les personnages, quoy que vestus en Bergers et en Bergeres, ne laisseront pas toutesfois de vous plaire, soit par leurs raisonnements, où vous aurez dequoy vous entretenir, soit par la diuersité de leurs aduentures, entremeslées de plusieurs accidents remarquables. » (Du Broquart, 1630). 48 « Leur providence leur ayant servy de guide en ce voyage, ils arriverent heureusement dans la pays de Forests; Car ce fut cette agreable contrée, qu’ils s’aviserent de choisir pour leur retraicte, induits à cela par l’extreme desir qu’ils avoient de voir ces fameux Bergers qui habitoient, principalement Celadon et la belle Astrée. Ils passerent en ce lieu quelques années au grand contentement de tous les Bergers et les Bergeres du pays, dont ils ne se faisoient pas moins estimer pour leurs vertus qu’ils estoient admirés pour les dons et les perfections qu’ils tenoient de la nature. » (Du Broquart, 1630: 350-351).
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l’époque, par la plasticité esthétique du roman et du roman pastoral en particulier. Leurs fins ouvertes traduisaient cette incapacité à mettre un terme aux histoires racontées et la possibilité latente de les continuer dans d’autres histoires: Jugeant doncques avec raison, que la maudite inclination qu’avoient ces meschants [barbares] à la volupté, faisoit plus d’ulceres dans leurs ames, qu’eux mesme ne faisoient des playes aux corps de ceux qui gemissoient sous leur tyrannie, elle [Clymene] eust bien tant de courage, que passant sur le bord de la belle riviere de Lignon, elle s’y precipita, comme fist autrefois Celadon par le commandement de sa chere Astrée. (Du Broquart, 1630: 359-360).
Or, cette dialectique qui préside à la représentation de l’espace du Forez – le repli du symbole exemplaire sur lui-même et l’ouverture à la réalité et aux différentes manifestations – est envisagée non seulement dans les textes de Du Broquart, mais également dans les romans de Gomberville, de Videl et de La Haye, et ce bien que dans ces derniers la spécularité intertextuelle ne soit pas aussi flagrante et incisive mais qu’elle s’assume avec une plus grande subtilité qui n’annule pas le décalque. Ainsi, la clôture du texte du roman sur la symbolique de L’Astrée et sur l’espace de fiction qui permet l’ouverture du texte à l’écriture est manifeste, par exemple, dans des reflets d’un code précieux qui est bien souvent mis en relief dans le roman d’Urfé, lors de certaines descriptions de palais, de temples ou d’autres lieux semblables, qui envahissent (tout comme les descriptions du palais de Felicia ou de celui d’Amasis) l’imaginaire de cette société « polie ». Ce code se dévoile également dans les lettres d’amour et les billets galants forgés dans La Carithée, dans Le Melante ou dans La Nouvelle Amarante, comme si la rhétorique de l’épistolarité cultivée dans les traductions de Rémy et Vitray et dans L’Astrée était transposée littéralement à ses hypothétiques réécritures. Ce code précieux se déploie encore dans de continuels « Jugements d’Amour » créés dans Archidiane où la formule du modèle français se reproduit 49 , en respectant méticuleusement l’intimisme des personnages, travaillé par Honoré 49
À l’instar de nombreuses situations parallèles qui se sont déroulées dans L’Astrée, Archidiane devient juge dans la question amoureuse qui oppose Almoncidas à Polemon: « cependãt Zoralinde ayant presenté les Bergers à Archidiane, à laquelle ils firent une profonde reuerence, luy fit entendre la resolution qu’ils auoient prise de remettre à son iugement le differend qu’ils auoient ensemble, la priant tous par mesme moyen, de l’avoir pour agreable. » (Du Broquart, 1633 a: 267-268).
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d’Urfé et repris, par exemple, dans la construction des personnages de Du Broquart ou du Sieur de La Haye. La description détaillée du dilemme intérieur qui s’empare de Bellaure, après la déclaration d’amour du Berger Royal ou l’exploitation des « inquietudes d’Amarante en l’absence de Tyrsis » (La Haye, 1633: 168) véhiculent, dans le roman, de fines analyses psychologiques, reproduites dans L’Astrée, qui permettent de suivre les mouvements du cœur des personnages: Elle commença deslors de paroistre en ses actions plus froide que de coustume; Et se representant plusieurs fois ce que luy avoit dict le Berger, elle le iugeoit remply de tant de prudence et de modestie, qu’il meritoit qu’elle en fist une estime tres-particuliere. Par mesme moyen se proposant les merveilles de sa valeur, et de ses autres vertus, ensemble les admirables dons de Nature, qui paroissoient en luy plus eminens, et en plus grand nombre qu’en aucun autre, et sur tout les extraordinaires preuves qu’il avoit données de son courage, elle se sentoit comme accablée d’un si grand comble de perfections, et se voyoit presque en resolution de se donner entierement à luy. Mais considerant d’un autre costé qu’elle n’avoit aucune connoissance de son extraction, elle ne sçavoit quelle deliberation prendre, et se laissoit peu à peu consumer d’une secrette melancolie. (Du Broquart, 1630: 648-649).
Par ailleurs, elles se nouent avec des manipulations textuelles que l’on retrouve dans la réécriture, accompagnant la publication du roman d’Urfé, et dont se servent Vitray et Rémy pour exploiter sans ambages l’intérieur des personnages. D’une certaine façon, elles annoncent une forme d’écriture intimiste qui primera dans des textes tels que Les Lettres Portugaises ou La Princesse de Clèves. Reflets scripturaux d’un modèle esthétique d’excellence ou tentatives de réécriture, dans le même espace du romanesque, de textes qui ont l’impact de réception de L’Astrée sans pour autant parvenir à surpasser le stéréotype, les romans pastoraux français des années vingt et trente, peuvent également reproduire un repli singulier du symbole sur lui-même. Ce mouvement est favorisé, dans la poétique implicite du roman d’Honoré d’Urfé, par la lecture continue d’un ascétisme et d’un mysticisme que seul Du Broquart et surtout le Sieur de La Haye perpétuent, comme s’ils voulaient suggérer une herméneutique particulière du modèle à laquelle Baro n’a pas été sensible. Ainsi, alors que dans Les Amours d’Archidiane et d’Almoncidas, Du Broquart met un terme au dernier Livre par une série de discours moralisants proférés, sur un ton pompeux, par Archidiane et Anaxandre sur l’existence pas-
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torale et ses liens avec le culte du divin 50 , dans La Nouvelle Amarante, l’auteur part de la description initiale d’un espace utopique, calqué de toute évidence sur le Forez, où les symboles participent aussi de l’intégration d’une pensée mystique. Ainsi, la Fontaine de la Vérité d’Amour se réfléchit dans la Fontaine de l’Espreuve, peuplée de druides tels qu’Adamas: A quelques cent pas de ce pauillon est un petit bois consacré à la mesme Deesse, où par la liaison naturelle que les Arbres y font ensemble, se forment des palissades, et des berceaux, que le Soleil ne perce iamais. Dans l’enceinte de ce Bois, se découure une prairie faite en ouale, au milieu de laquelle est remarquable sur tout la Fontaine de l’Espreuve. Les vieux Druydes l’ont ainsi nommee, pour le merueilleux effect qu’elle produit. Car lors qu’il survient parmi les Amans quelque soupçon d’infidelité, ils s’en vont là pour s’en esclaircir; ce qu’ils font de cette sorte. (La Haye, 1633: 5-6).
Une telle relation spéculaire permet non seulement de cultiver un ascétisme intentionnel que l’on retrouve dans le topos romanesque de la retraite de la protagoniste dans un couvent, lieu de recueillement face aux revers de l’amour et de la fortune où Amarante « passa envirõ dix moys dãs une melancholie continuelle » (La Haye, 1633: 548), mais elle permet aussi que, à la fin du roman, on s’achemine vers l’écriture de la pastorale religieuse en récupérant le jeu épistolaire. À travers ce jeu spéculaire Alcidon et Amarante montrent qu’ils ont réussi à suivre un parcours existentiel qui les a conduits à la transformation exemplaire d’un amour terrestre en un amour divin (la fin qu’Honoré d’Urfé aurait pu forger pour son roman, terminé par Balthasar Baro). Cette métamorphose ouvre assurément des perspectives d’interprétation mystiques du roman: Lettre d’Alcidon à Amarante: Depuis la derniere separation qui s’est faite de vous et de moy, ma chere sœur, ma pauure ame est si hors de soy-mesme, qu’elle senble entierement detachée d’auecque son corps. Ie ne voy plus qu’illusions et que fantosmes, qui troublent à tout moment mon repos, si toutesfois i’en puis auoir dans le deplorable estat où ie me trouue reduict. (La Haye, 1633: 579).
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« Or les principaux remedes qu’on peut apporter à de si grands maux, sont asseurement l’Amour et la Vertu, la crainte des Dieux, et la moderation, qui consiste en un genre de vie, reglée selon la Nature, c’est a dire selon ce qui est necessaire pour nostre entretenement. » (Du Broquart, 1633 a: 373).
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Response d’Amarante à la lettre d’Alcidon:.Puis qu’il est vray, mon tres cher frere, que vous et moy sommes contents de quitter le monde, et que nous sçavons qu’il a plus d’espiniers que de roses, à quel propos nous affligeõs nous d’en sortir? (…) Là nos esprits desveloppez de toutes matieres terrestres, seront libres des inquietudes qui les trauaillent; (…) Vous le deuez souhaiter ausi bien que moy, qui vous cherissant en qualité de sœur, vous coniure sur toutes choses d’estre constant en la sainte resolution que vous auez prise, et de ne vous point attrister de cet adieu que nous disons tous deux aux choses du monde. (La Haye, 1633: 582-584).
En somme, le sens global de la réécriture de L’Astrée développé dans le speculum formé par les romans de Gomberville, de Videl, de Du Broquart et de La Haye repose sur un jeu de confluences scripturales, testé avec un succès inégalable par Honoré d’Urfé, qui favorise la contiguïté esthétique d’un espace qui est à la fois replié sur lui-même et ouvert à de(s) réalité(s) diverse(s). Le Forez constitue ainsi une fiction essentielle tout en restant un espace perméable à la violence des sentiments et des situations qui caractérisent la société et l’Histoire de l’époque. Ces images s’infiltrent dans l’univers des bergers pour lui conférer, dans le cadre d’un parcours générique en phase de légitimation, une plus grande vraisemblance. C’est pourquoi, alors que dans L’Astrée se croisent, dans les nombreuses métadiégèses et même dans l’histoire principale, des cadres propres aux fictions pastorales avec des espaces de guerre et de violence sentimentale (l’épisode du siège du royaume des nymphes et des druides d’Amasis et de Marcilly, par exemple), dans les romans qui le réécrivent, on souligne ce décentrement de l’idéal bucolique – les différents visages auxquels Gomberville fait directement allusion dans l’« Argument de la Carithee ». Ce décentrement s’exprime par conséquent à la croisée expressive du pastoralisme avec une épistémologie de l’écriture caractéristique des histoires tragiques 51 de Jean-Pierre Camus ou du roman héroïque de Gomberville, laquelle prévoit une ouverture du genre à des formes 51 L’énoncé sous-jacent à la narration de l’histoire de Bérénice et de Caius dans La Carithée en est peut-être le cas le plus paradigmatique. Il est visible, par exemple, dans le discours du personnage féminin qui précède sa mort et qui suit très clairement un registre tragique: « Et toy, ô nompareil Germanicus, reçois ce dernier tesmoignage de mon incomparable affection, et aye agreable l’ardante passion que i’ay de t’aller retrouuer dans les champs Elizees. Disant cela (ô violance prodigieuse!) ceste belle Dame tira vn poignard de dessous sa robbe, et s’en donna un coup si malheureux dans le sein, qu’elle tomba morte sur la place. » (Gomberville, 1621: 55-56).
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romanesques diverses. Par ailleurs, il explique l’introduction constante de scènes de violence qui, en réécrivant L’Astrée, s’étalent dans des situations de combat et de cadres de guerre 52 , dans des épisodes de suicide – par exemple, au début du Livre I du Melante, Acaste, reflet évident de Céladon, veut se noyer dans les eaux de la mer de Crète –, dans des images de sang et de défiguration physique dont la signification dépasse la simple description de milieux pluriels, propre au roman pastoral. Ces scènes de violence visent à assurer la présence d’un fond historique dans le texte du roman et ainsi à garantir un rapprochement tacite avec le public. Au fond, les auteurs dressent un parcours romanesque pour dire la vraisemblance, à partir de la figuration d’un cadre historique – comme dans l’« Histoire du Berger Royale et de la Bellaure Triomphante », où le personnage d’Aladol (chef du peuple qui habitait, en Gaule, les rives de l’Arar et descendant de la famille d’Ariouiste) se distingue par son rôle d’opposant à la conquête romaine (Du Broquart, 1630: 568 sq). De même, l’intrigue historique, renvoyant à la Rome Antique (Du Broquart, 1633 a: 234), qui, dans Les Amours d’Archidiane et d’Almoncidas, entoure le prince Astramond, traduit ce cheminement de la fiction à l’Histoire. En effet, la vraisemblance constitue un élément indispensable de légitimation d’un genre qui reste circonscrit à une quête formelle visible dans le caractère stéréotypé de sa construction mais qui est déjà présent dans l’énoncé de certains textes qui, hors ou dans le roman, font appel à un compromis tacite de l’espace de la fiction avec celui d’une (certaine) réalité qui peut être pédagogique pour le lecteur. C’est pourquoi, les réécritures de L’Astrée ne négligent pas non plus cet enjeu, dans ce geste de citation réalisé et axé sur l’écriture concentrique du genre. Videl, par exemple, dans le dénouement en « happy end » de son roman, essaye, en tant que narrateur, de rendre viable la vraisemblance des histoires de bergers racontées devant le lecteur français courtois et la France courtoise dépeinte par et dans la fiction recréée: 52
Dans Le Melante, on voit surgir divers cadres de combats et de sièges (reproduisant le siège de Marcilly), comme le siège de Megare (Videl, 1624: 368). De même, dans le roman du Sieur de La Haye, on décrit un siège (à la suite de celui de Polémas), mentionné dans le titre du Chapitre IX: « Tyrsis et Torismond assiegez dans le Chasteau de Maguely, font une sortie et sauuerent leurs deux Maistresses » (La Haye, 1633: 126).
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O belle et chere trouppe, il est desormais temps que i’aille publier aux peuples de l’vniuers que vous en estes le plus heureux, et que si les Dieux auoient à viure parmy les hommes, ce ne pourroit estre que parmy vous; la France ma chere patrie me rappelle, c’est là que ie vay conter l’histoire de vos amours, c’est là que ie vay faire enuier les douceurs de vostre vie, c’est vn païs d’où la courtoisie mesme est originaire; on y prendra plaisir de vous cognoistre, on vous y aymera, on vous y desirera, on me chargera mesme de reuenir deuers vous pour apprendre la fin, ou plustost la continuation de vos auentures (…) (Videl, 1624: 1014-1015).
Quant à Gomberville, auteur de La Carithée, mais surtout auteur de romans héroïques, comme Polexandre, il révèle dans cette médiation générique, synthétisée dans l’« Argument de la Carithee », les différentes visages qu’un roman peut afficher, du masque de pure fiction à celui de la « réalité » (qui n’est pas à proprement parler celui du réel). Il s’agit en fin de compte de la « réalité » qu’Honoré d’Urfé a (d)écrite dans les différents volumes de L’Astrée, dans le sillage de celle qui avait déjà été testée dans la « pastorale moderne » de Jorge de Montemayor et de ses traducteurs français, et que Gomberville, Videl, Du Broquart et La Haye essayent de (ré)écrire dans leurs textes: Ie dis donc qu’escriuant ceste bergerie ie m’estois tellement proposé d’imiter la verité, que ie pensois auoir assez bien desguisé ce que ie voulois faire passer pour vray pour oster toute le doute que l’on en eust pû auoir. Et non seulement i’ay rencontré ce que ie cherchois: mais encore i’ay esté au delà et voicy comment. Vn Gentilhomme que ie ne veux pas nommer ayant eu quelques morceaux de ce liure, persuadé par la similitude des choses (car tu sçays que les Romans ont autant de visages que l’on veut) et d’ailleurs par les lettres qu’en auoit escrites l’vn de mes plus parfaicts amis, creut que ie parlois de luy: comme ie sceu cela ie chãgé la resolution que i’auois prise de ne dire qu’à ceux qui me font l’honneur de m’aymer les noms de Cerynthe et de Carithee en l’histoire desquels le Gentilhomme pensoit estre compris, pour le desinteresser et moy aussi: Ie te dis maintenãt la verité estouffee parmy les fictions de ce liure. (Gomberville, 1621)
La modernité d’un tel point de vue, annonçant déjà le souci de légitimation romanesque du vraisemblable que, plus tard, Charles Sorel envisagera dans ses écrits théoriques sur le roman et qu’il dénoncera dans Le Berger extravagant, ne fait que renvoyer à une conception du texte esquissée, avec une certaine fragilité scripturale, par les auteurs de la fiction pastorale ibérique, par les auteurs-traducteurs-français et surtout par d’Urfé. Ses « continuateurs » suivent le paradigme dans cette série de reflets stéréotypés, qui ouvrent le chemin à une écriture
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pratiquée par Segrais ou Mme de La Fayette, ne parvenant pas néanmoins à dépasser la phase de citation dans laquelle ils s’inscrivent. En fait, la constante redondance de signification 53 et la circularité intrinsèque d’une écriture particulière finissent par vider le genre de toute sa substance. Cette écriture singulière, qui n’échappe pas à la métaphore du labyrinthe des jardins d’Isoure, s’enferme ainsi dans le Pays de Forez (ou dans les Champs de l’Ezla ibériques et français), dans cet espace où la mise en fiction de la réalité et la réalité de la fiction se croisent dans une sémantique du monde qui ne prend son expressivité qu’au cœur de cet enjeu fondamental.
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Magendie conclut, à juste titre, le chapitre consacré aux romans pastoraux qui réécrivent L’Astrée en affirmant qu’: « Ainsi, sous ses deux formes possibles, le roman pastoral était en désaccord avec les goûts du temps. Poli et traditionnel, il choquait la vraisemblance; réel et véritable, même expurgé des grossièretés où s’attardait Sorel, il prétendait attacher l’attention à des bassesses, à des mesquineries indignes d’un courtisan. Il n’avait qu’à disparaître, comme, pendant la même période, disparut la pastorale. » (Magendie, 1932: 168).
Conclusion Il nous faut maintenant mettre un terme à un travail qui porte sur des phénomènes de réécriture, c’est-à-dire de renaissance et de mort de l’écriture, de renaissance et de mort du sujet, dans le domaine du littéraire. Ce travail nous a permis de réfléchir sur les infiltrations des textes (ou des images) dans le cadre des littératures ibérique et française des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles et sur la représentation de modèles d’écriture et de lecture qui fonctionnent les uns par rapport aux autres à des degrés différents de rapprochement et de distanciation esthétiques. Ce cycle dépend d’un corpus qui nous a obligés à redimensionner le temps ou l’histoire culturelle où de tels phénomènes se produisent. Les étapes développées, les images successives qui se sont imposées au fur et à mesure que les réécritures étaient travaillées, enregistrent suggestivement les mouvements de ce cycle suivant une perspective théorique explicitée au début de l’œuvre. La réflexion fut de ce fait conditionnée par la poétique même de traduction mise en forme dans l’époque – très vaste, il faut le dire – qui a entouré les transpositions des fictions pastorales ibériques vers le cadre littéraire français. Dans une dynamique définie à partir d’une éthique et d’une épistémologie du discours littéraire, cette étude obéit par conséquent à un triple mouvement qui a très précisément – du moins nous l’espérons – parcouru le cycle existentiel des textes en question, allant de l’écriture du texte fictionnel bucolique ibérique à ses réécritures françaises et à l’écriture de ce discours dans le contexte qui, auparavant ou simultanément, l’écrivait à nouveau. C’est pourquoi, les questions traitées dans les différents chapitres sont forcément parties d’une confrontation entre l’acte de traduire (ou de réécrire) et la littérature, à savoir, d’une confrontation entre les idéologies de la langue et du discours littéraire avec le fonctionnement historique de la littérature. Nous avons voulu démontrer que les traductions sont en fait des œuvres (l’écriture) à part entière et qu’elles font partie des œuvres (Meschonnic, 1999: 85). En outre, les questions posées par les diverses formes de dire et d’écrire la traduction, c’est-à-dire les problèmes suggérés par les modes de signification du littéraire – conditionnés par l’historicisation
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des lectures-écritures inscrites dans les différents modèles analysés –, du siècle de Montaigne au siècle de Rousseau, nous ont amenés à une reconnaissance continuelle de l’altérité dans l’identité, laquelle est davantage exhibée dans l’acte de traduire que dans la traduction ellemême. En conséquence, le mouvement suivi, en France, entre 1578 et 1784, dans la perception des nombreux sens des réécritures du roman pastoral ibérique élaborées, met à jour un vaste spectre de questions qui touchent, en particulier, au domaine de la réécriture, et plus généralement, au domaine de la littérature (ou de la théorie littéraire). Ces interrogations constantes nous ont permis d’analyser les transferts et les réaffirmations de conventions thématiques, idéologiques et axiologiques sous-jacentes à un discours qui prétend à se légitimer dans un système littéraire autre. Nous sommes aussi parvenus à évaluer les moyens utilisés pour canoniser une forme – un genre – par l’intermédiaire de la réécriture du discours « étranger », de sa légitimation et de son appropriation dans et par le discours national. Bref, nous avons été conduits au geste de restitution de la réécriture d’un genre qui appartenait au passé de l’écriture mais qui se réactualise face à un discours qui, grâce à la distanciation temporelle et esthétique, en envisage à nouveau la lecture à travers une architecture textuelle adaptée intentionnellement – de la métamorphose du roman pastoral en nouvelle galante à l’imitation d’une forme classique (créée dans le cadre de la pensée encyclopédique). On arrive de ce fait à comprendre le parcours qui mène de l’autonomisation esthétique d’un discours réécrit à un discours écrit en tant que genre légitimé dans la littérature où il est travaillé et où il est réécrit comme speculum formel imposé par la dynamique de l’époque. Dans ce cadre, l’histoire de la traduction du roman pastoral ibérique en France peut donc se confondre avec l’histoire de l’histoire littéraire française de l’époque. Elle peut également, et plus spécifiquement, coïncider avec l’histoire du genre, étant donné qu’elle dépend d’un discours qui est, à la fois, écriture et réécriture, c’est-à-dire d’un discours qui fonctionne, dans les différents modèles introduits, comme une espèce de laboratoire de l’écriture engendrant de multiples expériences du littéraire. En définitive, l’étude menée à bien grâce à l’analyse des diverses réécritures réalisées de Nicolas Colin à Florian, des romans de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez, de Gil Polo, de Cristobal de Figueroa, de Lope de Vega et de Cervantès nous a également permis de faire une recherche sur les mécanismes de fonction-
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nement de genres ou de formes qui, parce qu’ils sont intégrés dans l’espace de la dissémination transculturelle et trans-subjective, témoignent d’une dynamique particulière dans le domaine littéraire. Ainsi, si la traduction canonise l’original, elle révèle, néanmoins, dans la complexité de son passage à un autre système de discours, son instabilité, c’est-à-dire son ouverture à l’autre. On en trouve un exemple flagrant dans l’instabilité perçue entre la traduction bilingue de S.-G. Pavillon et le roman galant de Mme de Saintonge ou, dans une moindre mesure, dans Le Roman espagnol du Vayer de Marsilly. C’est en ce sens – et en ne perdant pas de vue la métaphore des « infiltrations d’images » –, que l’ensemble des modèles de réécritures analysé nous a permis de comprendre que, dans le possible espace d’une époque ou d’une transversalité soumise à des profils adaptables de conception et de réception du texte, cette forme de représentation du littéraire est liée à l’ontologie d’une forme esthétique ou d’un genre. Les transformations enregistrées dans la réécriture des textes et dans les modèles imposés ont en fait accompagné l’évolution même du genre pastoral, ou plutôt, du roman pastoral en France et elles en ont, bien souvent, expliqué les raisons de leur métamorphose ou, en dernier lieu, de leur disparition ou dissémination dans certains signes modaux (plus que génériques). Par ailleurs, les différents modèles de réécriture fixés pour les versions françaises des textes ibériques à partir des successives perceptions des manipulations littéraires assumées, avec une plus ou moins grande acuité, dans les textes de Nicolas Colin, de Gabriel Chappuys, de S-G. Pavillon, d’I.-D. Bertranet, de Nicolas Lancelot, d’Antoine Vitray, d’Abraham Rémy, de Mme Gillot de Saintonge, du Vayer de Marsilly et de Florian, nous ont permis d’évaluer le parcours du genre dans la littérature française. Dépassant le point de vue normatif, cette évaluation s’est donc centrée sur un positionnement théorique qui postule son insertion dans une continuité historique. De ce fait, le processus grâce auquel les genres se transforment repose sur des transformations de la littérature en général et de l’histoire littéraire en particulier, et sur tout un ensemble d’attitudes d’écriture et de lecture qui accompagnent et qui expliquent le mouvement qui dicte, soit la vitalité expressive du genre pastoral, soit la perte irréversible de cette expressivité – de la précarité structurale du Printemps d’Yver et des Bergeries de Juliette au dessein paradigmatique de L’Astrée, réfléchis dans L’Arcadie françoise de la nymphe Amarille ou projetés intentionnel-
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lement dans La Carithée, Le Melante, La Bellaure triomphante, La Fille d’Astrée, Les Amours d’Archidiane et d’Almoncidas, La nouvelle Amarante. L’analyse de l’évolution de la réécriture du roman pastoral ibérique en France met donc en relief les réseaux d’intertextualité qui unissent des textes qui, a priori, ne semblaient pas avoir la moindre signification dans l’histoire littéraire française. Ainsi, Les charmes de Félicie tirés de la Diane de Montemayor, La Diane françoise, La Diane des bois et La Diane desguisee auraient été parfaitement marginalisés dans l’histoire littéraire de l’époque s’ils n’avaient été perçus, dans la perspective théorique adoptée, comme des prolongements scripturaux des réécritures du roman pastoral de Jorge de Montemayor et de ses continuateurs, c’est-à-dire comme une espèce de réécritures qui transgressent le modèle – tout en partant de lui – et qui par conséquent permettent de réfléchir sur les modalités d’existence d’un texte littéraire dans le canon et sur le rôle joué par le régime intertextuel dans ce cadre de références, ce cadre étant lui-même inscrit dans une certaine historicité de l’écriture. La perception d’une éthique de la traduction exposée à partir du corpus analysé permet de remettre en cause des notions qui, bien qu’étant d’abord associées aux phénomènes de réécriture, dépassent cette référentialité pour s’inscrire dans le domaine de la théorie littéraire. On les retrouve dans de nombreux phénomènes tels que la problématique de la fidélité et de la littéralité du texte; le décentrement culturel et esthétique et son interférence dans l’espace de (re)création du genre; la transformation des codes du genre par l’adaptation scripturale ou sa réévaluation dans un processus de canonisation qui fait appel à la mémoire du littéraire; les métaphores de lecture créées à partir de la réécriture et consolidées dans de nouvelles écritures du genre mises en forme dans un cadre de réception forcément plus vaste. On les perçoit, enfin, dans la forme de légitimation et d’autonomisation esthétique d’un genre à partir d’une distanciation progressive des réécritures originales sans que pour autant les facteurs d’intertextualité cessent d’être présents et que l’espace de redondance de l’écriture qui accompagne l’imposition d’une forme échappe totalement à un modèle de conception commun qui finit par se diversifier, en se légitimant dans le canon d’un système littéraire donné et d’une époque littéraire donnée.
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Ainsi, les transformations du geste de traduire explicitées dans les différents modèles de réécriture, encadrées dans une « histoire des traductions françaises du roman pastoral ibérique » légitiment, dans cette logique, la conception d’un nouvel espace discursif et textuel où les textes analysés – les originaux ibériques, les traductions, les textes français – entrent dans différents jeux de spécularité qui les « resituent » dans l’espace du romanesque de la littérature de l’époque (à savoir, par exemple, dans une perspective autre que celle de Maurice Magendie). Par ailleurs, nous avons voulu élargir une vision unique du mouvement de réception dans lequel les textes analysés s’inscrivaient. Certes, on aurait pu, par exemple, se contenter de confronter les versions aux originaux ou d’analyser l’« influence » de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez et de Gil Polo sur le roman d’Honoré d’Urfé. Mais, en envisageant les traductions françaises de Los siete libros de la Diana, des Ocho libros de la segunda parte de la Diana, de la Diana enamorada, de La Constante Amarilis, de l’Arcadia et de La Galatea, dans différents modèles de réécriture (et pas seulement dans de simples reproductions plus ou moins éloignées d’une littéralité dite dans les poétiques des XVIe et XVIIe siècles), il est devenu possible, voire fondamental, de proposer une analyse du discours dans son ouverture à des questions universelles de la représentation du littéraire dans un système de significations qui comprend le « décentrement ». Dans l’analyse des versions françaises des romans de Jorge de Montemayor, d’Alonso Pérez, de Gil Polo, de Cristobal de Figueroa, de Lope de Vega et de Cervantès, cette vision particulière du décentrement a impliqué l’engagement des esthétiques implicites à la formation d’une histoire littéraire (nationale), la considération du sens générique que les formes pastorales romanesques testées dans les textes de Belleforest, d’Yver et de Nicolas de Montreux ont développé, lorsque perçues dans un anonymat scriptural qui finit par prendre ici un sens (textes anonymes d’un genre encore anonyme). Cette conscience du « décentrement » a également contribué à l’analyse de la relation singulière que les réécritures de Colin, Chappuys, Pavillon, Bertranet, Lancelot, Saintonge, Marsilly et Florian ont nouée avec L’Astrée et à mieux comprendre le statut que le roman d’Urfé a assumé dans le champ romanesque de l’époque. En effet, L’Astrée a non seulement été perçu comme un archétype du genre dans la littérature française mais aussi comme un potentiel révélateur de significations autres ac-
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quises dans un processus de légitimation scripturale qui ne peut ignorer la transversalité imposée par les modèles étrangers. Ce parcours nous a finalement permis de considérer les modèles de réécriture formalisés par les traducteurs français à partir d’un travail d’interprétation de l’écriture des auteurs ibériques. Il a établi des jeux d’auctoritas du sujet de l’écriture et du sujet de la réécriture auxquels n’est pas étrangère la réévaluation de la fonction littéraire sous-jacente à des œuvres qui, elles aussi, sont restées anonymes dans l’histoire du genre en France – les textes de Montauban, de Du Verdier, de Préfontaine, de Lansire, de Gomberville, de Videl, de Du Broquart, de La Haye –, après le succès incommensurable de L’Astrée et la profusion de réécritures redondantes qui ont mené à la mort du genre. C’est en ce sens que George Steiner, dans la leçon inaugurale proférée le 11 octobre 1994 à l’Université d’Oxford, a affirmé que la traduction est l’un des foyers du littéraire, lequel est directement lié à la dissémination et à la réception des textes littéraires au fil du temps et de l’espace (Steiner, 1995: 11). Ainsi, la clôture de ce travail constituera toujours, dans le domaine de la « représentation artistique de la littérature universelle » (Marino, 1988: 64), un défi à l’ouverture d’autres possibilités de rénovation de l’histoire de l’histoire littéraire. C’est pourquoi, on pourrait ajouter à l’étude des réécritures françaises du roman pastoral ibérique, éditées entre 1578 et 1784, une analyse des réécritures françaises de l’Arcadia de Sannazar, de l’Aminta du Tasse, du Pastor fido de Guarini, du Filli di Sciro de Guidubaldo Boranelli, et encore, de l’Arcadia de Sidney, sans lesquelles on ne peut concevoir une histoire complète du genre pastoral en France et de ses différentes ramifications formelles et intertextuelles (du roman pastoral à la pastorale dramatique). Ce travail se justifierait d’autant plus que Jorge de Montemayor a lu Sannazar, en traduction espagnole, et que Sidney a lu, comme on a déjà pu le constater (Kennedy, 1968), les Dianas de Montemayor et de Gil Polo, grâce aux réécritures anglaises du texte, et que, plus tard, il s’est intéressé aux traductions des Bergeries de Juliette, de L’Astrée et du Berger extravagant. Il s’agit en fait de réécritures d’écritures qui se croisent constamment dans l’espace fondamental des infiltrations d’images des littératures européennes des XVIe et XVIIe siècles. Par conséquent, inclure la littérature italienne et la littérature anglaise dans l’étude du développement du genre pastoral en France et de ses versants de réception,
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cela ne signifie pas seulement écrire une histoire parallèle des réécritures françaises des textes italiens ou du texte anglais mais cela implique, sans aucun doute, considérer le texte littéraire dans sa mobilité intrinsèque, intégrée dans sa structure même et dans les réécritures autres qu’il rend viables à travers la réécriture de soi. Plus concrètement, cela implique croiser des problèmes généraux du littéraire avec des foyers culturels (ou multiculturels) qui investissent dans la contiguïté d’identités. Cela implique, finalement, envisager un système de valeurs esthétiques et éthiques de la littérature dans son ensemble. Cette lecture autre mènera inévitablement à une perspective, à la fois plus générale et plus profonde, sur l’essence du genre pastoral, sur sa spécificité assumée dans la différence et dans des cadres littéraires différents et sur les perceptions et les transgressions de la (ré)écriture pastorale. Dans la littérature française et dans sa confrontation avec les littératures ibérique, italienne et anglaise, ces transgressions se déploient dans des formes génériques analogues ou dans des dérivations modales tout à fait expressives (Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre ou Valéry, lecteurs d’Urfé; et lecteurs de Montemayor, de Sannazar, du Tasse, de Guarini, de Guidubaldo Boranelli ou de Sidney). Ainsi, « la littérature est l’épreuve de la traduction » (Meschonnic, 1999: 82) et l’étude proposée une hypothèse d’écrire l’histoire de l’histoire de la légitimation du genre pastoral dans la littérature française et, peut-être, dans la littérature européenne.
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COLIN et CHAPPUYS. 1592 a. La / Diane De / Georges De / Montemaior. / Diuisee en trois parties, & / traduites d’Espagnol / en françois. / Reueuë & corrigee outre les pre- / cedentes impressions, comme il / est mentionné en l’Epistre / liminaire./ A Tovrs, / Chez Sebastien Moulin, & / Matthieu Guillemot. / M. D. XCII. COLIN et CHAPPUYS. 1592 b. La / Seconde / Partie De La / Diane De George / de Montemaior: diuisee en sept / liures. / En laquelle par plusieurs plaisantes / histoires desguisees souz noms, & / stil de Bergers & Bergeres sont / descrittes les variables & estranges / effects de l’honneste Amour. / Traduite d’Espagnol en François, / par G. Chappuys Tourangeau, / Annaliste, Translateur & Garde / de la Librairie du Roy. / Reuue & corrigé, en ceste / derniere edition / A Tovrs, / M. D. XCII. COLIN et CHAPPUYS. 1592 c. La / Troisiesme / Partie De La / Diane De George / de Montemaior. / En laquelle par plusieurs plaisantes / histoires desguisees soubs noms, & / stil de Bergers & Bergeres sont / descrittes les variables & estranges / effects de l’honneste Amour. / Traduite d’Espagnol en François, / par G. Chappuys Tourangeau, Annaliste, translateur & Garde / de la Librairie du Roy. / Reueüe & corrigee en ceste / derniere edition / A Tovrs, / M. D. XCII. DU BROQUART. 1630. Bellaure / Triomphante / ou par plusieurs / veritables Histoires, se découurent les / diuers effects de l’honneste Amour, & des / autres Passions de l’ame, en la personne / de quelques Princes & Princesses de nostre temps. / Œuvre pleine d’instructions Morales & Politiques. / Dédiée à tres-haute, tres-puissante, & tres- / illustre Princesse Marguerite / Chabot, Duchesse d’Elbeve. / Par G. du Broquart, Seigneur de la / Motte / A Paris, / Chez Pierre Billaine, ruë Sainct / Jacques, à la bonne Foy, deuant / Sainct Yves. / M. DC. XXX. / Auec Priuilege du Roy. DU BROQUART. 1633. La Fille / d’Astree, / Ou, / La Svite Des Bergeries / De Forets: / Contenant plusieurs Histoires de nostre temps, / mises sous noms empruntez, qui font voir les / effects de la vertu & de l’honneste affection. / A Paris, / Chez Pierre Billaine, ruë S. Iacques, à la / Bonne-Foy, deuant S. Yues. / M. DC. XXXIII / Auec Priuilege du Roy. DU BROQUART. 1633 a. Les / Amours / D’Archidiane, / et / D’Almoncidas. / Dédié à Madame la Comtesse de / Harcourt. / G. Du Broquart Escuyer / Par le sieur de la MOTTE / A Paris, / Chez Michel Bobin, au Palais, en la ga-/ lerie des prisonniers, à l’Esperance. / M. DC. XXXIII / Auec Priuilege du Roy. DU VERDIER. 1624. La / Diane / Françoise, / de Du Verdier. / A Paris / Chez Anthoine de Sommaville, / au Palais, en la petite salle, à l’entrée / de la gallerie des Prisonniers / M. DC. XXIV / Auec Priuilege du Roy. FIGUEROA. 1781. La Constante Amarilis, Prosas y Versos de Christoval Suarez de Figueroa, Divididos Em Quatro Discursos.//Tercera Impression, Marid, por D. Antonio de Sancha, Año de M. DCC. LXXXI. FLORIAN. 1784. Galatée, / Roman Pastoral / imité / de Cervantes / Par M. de Florian, / Capitaine des dragons, et Gentilhomme de / S. A. S. M Le Duc de Penthievre; des / académies de Madrid et de Lyon. / Seconde Edition. / On peut donner du lustre à leurs inventions: / On le peut, je l’essaie; un plus savant le fasse. / A Paris, / De L’Imprimerie de Didot L’Aîné / M. DCC. LXXXIV.
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ble, les œuvres Poëtiques de la / docte Bergere Iulliette. / De l’inuention d’Ollenix du Mont/ Sacré Gentilhomme du Maine / Troisieme Edition reueuë & corrigee / par l’Autheur. / A tres-illustre & vertueux Seigneur, Monsei- / gneur le Duc d’Espernon / A Tours / Chez Iamet Mettayeur, Imprimeur / ordinaire du R / M. D. XCII. — 1594. Le / troisiesme Livre / Des Bergeries / de Juliette. / Auquel comme aux deux premieres, sont / traictez les diuers effects d’Amour. / Auec pareils enrichissements / de Poësies & Discours. / Ensemble la Diane, Pastourelle ou / Fable Boscagere. / De l’inuention d’Ollenix du Mont- / sacré Gentil-homme du Maine / A Tours, / Chez Iamet Mettayer, Imprimeur / ordinaire du Roy / M. D. XCIIII / Auec Priuilege du Roy. — 1625. L’Arcadie / Françoise / De La Nymphe / Amarille, / Tirée des Bergeries de Juliette, de l’in- / uention d’Ollenix du mont Sacré / où / Par plusieurs Histoires / & sous noms de Bergers, sont déduits les Amours de plusieurs seigneurs, & Dames de la Cour / A Paris, / Chez Gilles & Anthoine Robinot / au Palais, à l’entrée de la petite Gallerie. / M. D.C. XXV. PAVILLON. 1603. Los / Siete Libros / de La / Diana de / George De Mon- / te-mayor. / Où sous le nom de bergers & bergeres sont cõ- / pris les amours des plus signalez d’Espagne. / Traduits d’Espagnol en François & conferez és / deux langues, par S. G. Pavillon. / A Paris, / Chez Anthoine du Brveil, sur les / degrez de la grand’salle du Palais. / M. DC. III. / Auec priuilege du Roy. PAVILLON. 1603 a. Los / siete libros / de la / Diana de / George de Mon / temayor / Où sous le nom de Bergers & Bergeres sont cõ / pris les amours des plus signalez d’Espagne / Traduicts d’Espagnol en François, & conferez és / deux langues par S. G. Pavillon / A Paris / Chez Anthoine du Brveil, sur les / degrez de la grand’salle du Palais. / M. DC. III. / Auec priuilege du Roy. PAVILLON. 1613. Los / siete Libros / de la / Diana de / George de Mon- / temajor / Où sous le nom de Bergers & Bergeres sont com- / pris les amours des plus signalez d’Espagne. / Traduicts d’Espagnol en François, & conferez / és deux langues P. S. G. P. [Pavillon]/ A Paris / De l’Imprimerie d’Anthoine du Brveil, rüe / S. Iacques au dessus de S. Benoist, / à la Couronne. / M. DC. XIII / Auec priuilege du Roy. PAVILLON et BERTRANET. 1611. Los / siete libros / de la / Diana de / George de Mon / temayor / Où sous le nom de Bergers & Bergeres sont com / pris les amours des plus signalez d’Espagne / Traduicts d’Espagnol en François, & conferez és / deux langues P. S. G. P. [Pavillon] / Et de nouueau, reueus & corrigez par le sieur / I. D. Bertranet / A Paris / Pour Toussaincts du Bray, tenan sa boutique / au Palais, en la galerie des prisonniers / M. DC. XI. / Auec priuilege du Roy. PÉREZ, Alonso. 1563. Ocho Li- / bros de la Segvn / da Parte del a Diana de / Iorge de Montemayor, Com- / puestos por Alonso Perez medico Saman- / tino. Dirigidos al muy illustre señor / don Berenguer de Castro, y Cer- / uellon, Baron de la Laguna, / señor dels casa de Castro, / Bizconde de Illa. / Van al cabo dos glosas del autor. La vna del soneto / que dize. Hero de vn’alta torre lo miraua. &c. La / otra del que dize. Pues tuue coraçõ para partirme. / Impresso en Valencia, en casa de Ioan / Mey. M.D.L.XIIII. POISSENOT, Bénigne. 1987. L’Esté. Genève: Librairie Droz S.A..
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Index des Noms ABLANCOURT, P. de: 62-64, 68-71, 76, 77, 86, 91, 169, 179, 221, 227
BASSNETT, S.: 18, 21n, 24n, 25n, 26n, 120, 202, 311
ADAM, A.: 110n
BATTEUX, Ch.: 80
ALAIGRE, A.: 39n
BAUDOIN, J.: 65n, 151n, 153
ALEMÁN, M.: 108n
BEAUZÉE, N.: 79, 95
ALONSO CORTÉS, N.: 144n, 146n
BELLANGER. J.: 41n
ALONSO PÉREZ: 7, 8, 21,48,53, 92, 102, 107, 108, 123, 124, 126, 142, 151, 154, 157, 161, 164, 174, 176, 182, 186, 188, 190, 195, 197, 203, 208, 211, 219, 221, 225, 230, 233-235, 238, 242, 243, 245, 247, 250n, 298, 317, 318, 334, 342, 356, 359
BELLEFOREST, F.: 19, 39n, 55, 129, 130, 131, 359
AMYOT: 41n, 62-63, 91, 104, 136 ANACLETO, M. T.: 26n, 47n,49, 52n, 100, 106, 107n, 118n, 126n, 127, 128n, 139n, 143n, 146, 317, 318n, 323n, 335n ANGEL VEGA, M.: 44n APOLLON: 67, 186, 230, 243 APOSTOLIDÈS, J.-M.: 247 ARIOSTE: 39n, 82, 108n, 277n ARISTOTE: 73 ARLAND, M.: 314 ARNOULD, L.: 283n AULNOY d’: 228, 247, 248 AVALLE-ARCE, J. B.: 112n, 126n, 128n
BELTRÁN, R.: 105n BEMBO, P.: 39n BENJAMIN, W.: 24, 27, 28n, 114, 130, 134, 150, 223 BERTAUD, M.: 126n, 197n, 326n BERTAUT, R.: 39n BERTRANET: 46, 47, 52, 54, 56-61, 93, 100, 102, 107, 109, 110, 112-114, 117, 118, 120, 122, 123, 126, 128-135, 137, 138, 141, 144, 146, 147-149, 151, 164, 170, 241, 287, 309, 311, 316, 323, 330, 341, 357, 359 BESSIÈRE, J.: 16, 17, 33, 34, 289n, 299, 309 BEUGNOT, B.: 13n, 37, 64n, 69, 70, 121n, 122, 201 BLIGNIÈRES, A.: 41n, 62 BOCCACE: 39n, 108n BOILEAU: 251, 333n
BAILLET: 66-68 BALLARD, M.: 24n, 25n, 41, 53, 63, 69n BALZAC, G. de: 129n, 243 BANDELLO: 39n, 333n BARBILLON, C.: 276n BARO, B.: 67, 179, 298, 306, 312, 320, 322n, 324n, 327, 328n, 332, 344, 345, 348, 349
BOISROBERT: 156n BORANELLI, G.: 277, 278, 360, 361 BOUHOURS: 152, 208 BOURDIEU, P.: 24, 225, 312n BRACH, P. de: 277 BRAUDEL, F.: 106n BRAY, R.: 140n, 243
BARRENTO, J.: 22
BRISSET, R.: 39n, 277
BARTHES, R.: 30n
BRUNETIÈRE, F.: 106n, 225, 313, 314n
388
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BURY, E.: 143, 145, 201n, 202n, 324, 324n
COOPER, H.: 110n CORNILLIAT, F.: 38, 115n CORROSET, G.: 110n
CAILLÈRES: 238n CAMOENS: 251
COULET, H.: 131n, 269, 313, 326, 335, 336n
CAMUS, J.-P.: 187, 342, 350
COURCELLES, D. de: 41n
CARY, E.: 41n
COURTIN, A. de: 202n
CASA, G. della: 145
COUSTEL, P.: 202n
CASTELNAU, H.-J. de: 247n
CRÉBILLON: 84
CASTIGLIONE: 39n, 107, 108n, 145, 211
CRONIN, M.: 7, 17
CASTRO, A. P. de: 111n
CROS, E.: 135
CAVE, T.: 99
CULL, J. T.: 126n
CAZENAVE, J.: 111n, 171n, 172n CERVANTÈS: 7, 9, 15, 19, 21, 23, 24, 27, 32, 34, 65n, 82, 83, 87, 91, 92, 94, 106, 107, 115, 152, 224, 225, 250, 252-254, 257-262, 264-268, 276n, 333n, 356, 359
DACIER: 78
CHANTALAT, C.: 202n
DAMIANI, B.: 107, 162n, 197n
CHAPELAIN: 63, 65n, 152, 193, 276n, 342
DANTE: 81n, 82
CHAPPUYS: 39n, 46, 48, 49, 51-53, 5667, 100, 102, 104, 107-109, 112-114, 116118, 120-123, 126, 128, 130-138,139n, 141, 144-149, 151, 164, 170, 241, 273, 287, 309, 311, 315, 330, 341, 357, 359
DE CASTÉDRA, D.: 83
CHARLES, M.: 30, 105 CHARTIER, R.: 145n
DALLA VALLE, D.: 276n, 277, 280 DALLAS, D. F.: 238n
DAUVOIS, N.: 121n, 131 DE LA GENESTE, S.: 65n DE LA HOUSSAYE, A.: 66 DE LA PLACE, P. A.: 82 DÉDÉYAN, Ch.: 152 DEFOE: 251
CHAVY, P.: 38n, 49n, 108n, 109n, 111n, 139n, 147
DEJEAN, J.: 249n
CHEVALIER, M.: 56, 111n, 116, 144n
DENIS, D.: 7, 174n, 201n, 202n, 324, 333n
CIORANESCU, A.: 108n, 109n, 112n, 166n, 172n, 227, 252, 276, 288n, 313
DENS, J.-P.: 206, 207
CLOQUEMIN, L.: 93
DERRIDA, J.: 17, 19, 27, 28n, 101, 130, 150, 223
CODY, R.: 112n, 255n COGEZ, G.: 31 COLIN: 26n, 33, 39n, 46-53, 56, 58-60, 100, 102, 107, 108, 109n, 110, 112-114, 116-118, 120, 123, 126, 128, 130-138, 139n, 141, 143-149, 151, 157, 164, 170, 224, 241, 273, 287, 309, 311, 315, 320, 330, 339, 341, 356, 357, 359 COLONNA, F.: 39 COMPAGNON, A.: 17, 37, 149, 155
DESPÉRIERS, B.: 140n DEYERMOND, A. D.: 126n DIDEROT: 78, 82 DOLET, E.: 44, 103, 140n DOTOLI, G.: 154 DU BELLAY, J.: 44n, 45, 50, 52, 99 DU BRAY T.: 129, 283n
Index des Noms DU BROQUART: 7, 19, 23, 25, 28, 29, 30, 32, 151, 176, 184, 312, 335, 336, 341343, 345-348, 350, 352, 360 DU MANS, P.: 50 DU PLAISIR: 231 DU RYER: 278 DU VERDIER: 9, 19, 23, 27, 32, 104, 109n, 274, 288-299, 304, 307, 309, 335n, 336, 360
389
GAUME, M.: 130n, 326, 329n, 332n GÉDOYEN, N.: 80 GENETTE, G.: 47, 182, 319, 322 GENOT, G.: 137 GENOUY, H.: 110n GENTZLER, E.: 34n, 101n GERHARDT, M.: 110, 112n, 146n GEVREY, F.: 238
DUBOIS, J.: 166, 181
GIAVARINI, L.: 277n
DURAND, P: 166, 181
ESSARTS, H. des: 39, 41-43, 68
GIL POLO, G.: 8, 21, 49, 51, 87, 92, 102, 107, 108, 124, 142, 146, 151, 154, 162164, 171, 173, 177-179, 181, 182, 189, 190, 191, 198, 201, 203, 206, 208-211, 214, 215, 217-219, 221, 225, 233-235, 238, 243, 247, 250, 256, 257, 261, 265, 268, 298, 317, 318, 334, 342, 356, 359, 361
ESTÊVE, P.: 261n
GIRAUD: 277
ETTIN, A: 112n
GODARD de DONVILLE, L.: 195
EAGLETON, T.: 273 ECO, U.: 32, 194n EL SAFFAR, R.: 144
GOMBAULD: 67, 162 FARET, N.: 202n, 206 FIELDING: 251 FIGUEROA, C.: 7, 8, 15, 17n, 19-21, 23, 24, 27, 32, 34, 47, 48, 50, 57, 59, 101, 106n, 112, 113, 115, 117-119, 124-127, 141, 142, 144, 147, 148, 356, 359
GOMBERVILLE: 7, 19, 23, 25, 28, 29, 30, 32, 151, 159n, 162, 172n, 176, 184, 312, 333n, 335-339, 341, 343, 347, 350, 352, 360 GONZALO SANTOS, T.: 314 GOULEMOT, J.M.: 250
FITCH, B.: 28n
GOURNAY, M. de: 325
FLOECK, W.: 116n
GRACIÁN: 65n, 82
FLORES, J. de: 106
GRANADA, Fr. L. de: 108n
FLORIAN: 34, 69, 79, 81, 83, 84, 86n,87, 91, 93-95, 131, 172n, 224, 250, 251, 252, 254n, 255, 257-265, 267, 268, 356, 357, 359
GRANDMONT: 99, 103, 134
FOUCAULT, M.: 13, 29, 37, 38, 221
GRUGET, C.: 42n
FRANCE, P.: 241
GUARINI: 39n, 110n, 254, 277, 278, 284, 285, 260, 361
FUMAROLI, M.: 208n, 211, 218, 222, 328 FURET, F.: 251
GREENWOOD, P. F.-C.: 128n GRENAILLE: 202n
GUAZZO, S.: 145 GUELLOUZ, S.: 62, 156 GUÉRET: 66-68, 239n
GADDIS ROSE, M.: 154
GUEVARA: 39n, 65n, 106, 112
GARCÍA ABAD, A.: 132n
GUICHEMERRE, R.: 278n
GASCONCELLES, G. G.: 238n
GUILLÉN, C.: 8, 115, 224, 276n, 334
390
Infiltrations d’images
GUILLERM, L.: 38n, 39, 41, 42, 133, 153
LA CALPRENÈDE: 172n, 333n
HARDY, A.: 276n, 282-284
LA FAYETTE: 172n, 227, 238n, 242, 296, 305, 326, 353
HARDY, S.: 65n HARTH, E.: 325n HEBREU, L.: 107, 110, 214 HÉLIODORE: 41, 42 HENEIN, E.: 192, 312, 316n, 319, 321n, 324, 328n, 332n HENINGER Jr., S. K.: 110n, 126n HEPP, N.: 202n, 229 HERMAN, J.: 81n, 82 HERMANS, T.: 26, 63n HÉROËT, A.: 140n
LA HAYE: 19, 25, 30, 32, 184, 312, 335, 336, 343, 347, 348, 350, 351n, 352, 360 LA MESNARDIÈRE: 342 LACLOS: 264 LAMBERT, J.: 14n, 135, 158 LANCELOT, N.: 47, 48, 50-52, 54, 5760, 63, 64, 66, 68, 71, 73-76, 100, 112115, 117-120, 123, 125-128, 131-135, 137, 138, 141, 143, 144, 147-155, 157160, 162, 166-168, 171, 172, 175, 180, 187-189, 191, 193-196, 200-203, 205, 208, 213, 214, 218, 219, 220, 221, 311, 357, 359
HITA, G. P.: 111n
LANSIRE: 7, 9, 19, 32, 274, 287n, 288, 289, 298, 299, 304, 305n, 306-309, 336, 360
HUARTE: 106
LANSON, G.: 106n, 153n
HUET: 167, 179, 203
LARBAUD, V.: 64n, 96
HULST, L. d’: 78, 79n, 95
LARWILL, P. H.: 38n, 47, 134
HUPAY d’: 256
LATHUILLÈRE, R.: 142n, 203
HIPP, M.-T.: 201n, 231, 258
LAVARDIN, J. de: 39n IBSCH, E.: 259 ILIE, P. M.: 126n ISER, W.: 111n, 112n, 191
LAVOCAT, F.: 15n, 106n, 110n, 130, 175, 225n, 231n, 261n, 299n, 320n, 336n LAZARD, M.: 277n LE MAÇON, A.: 39n
JAUCOURT: 251, 333 JAUSS, H. R.: 33 JEHENSON, Y.: 321 JENSEN, K. A.: 230 JOHNSON, C. B.: 126n JONES, J. R.: 128n, 144n
LE TOURNEUR, P.: 82 LEFEVERE, A.: 7, 17, 18, 21, 24n, 25n, 26n, 100n, 102n, 103n, 160, 257n, 273 LÉON, P. de: 152 LEROY, J.-P.: 105n LEVARDIN, J. de: 124n
KAPP, V.: 333n
LEVER, M.: 110n, 122, 130n, 132, 154, 176n, 336n, 341
KEIGHTLEY, R. J.: 128n, 146n
LISLE, L. de: 81n
KIRSOP, W.: 152
LOBO, F. R.: 332
KOCH, P.: 312, 321
LONGUS: 41, 42
KRULLS-HEPERMANN, C.: 60, 144n
LOPE DE VEGA: 7, 8, 15, 19, 21, 23, 24, 27, 32, 34, 62, 63, 65n, 66, 70, 71, 82, 106n, 149, 150n, 154, 155, 159, 160, 167, 168, 180, 188, 191, 193, 195, 196, 203,
KUSHNER, E.: 38n, 147
Index des Noms
391
208, 211, 216, 219, 221, 276, 342, 356, 359
MONTAUBAN, P. de: 9, 19, 23, 28, 32, 274-276, 278-287, 309, 336, 360
LÓPEZ ESTRADA, F.: 106, 111, 144n, 146n LOTMAN, I.: 17
MONTREUX, N. de: 19, 55, 129-133, 138, 157, 158, 162, 167, 180, 193, 216, 359
LOUGH, J.: 156n, 325n
MOOG-GRÜNEWALD, M.: 79n
LUCIEN: 69
MOORE, Th.: 82 MORÉRI, L.: 238n
MACHIAVEL: 65n, 82
MORIARTY, M.: 202n
MACLEAN, J.: 325n, 326n
MORILLON, C.: 51
MAGENDIE, M.: 201n, 289, 290n, 294n, 324, 325n, 326n, 333, 335, 353n, 359
MORÍNIGO, M. A.: 142n
MAIRET: 278
MUJICA, B.: 126n, 162n, 197n
MALHERBE: 129n, 160
MUNTEANU, R.: 131
MOUNIN, G.: 41n
MAN, P. de: 28n MANSAU, A.: 65n, 153n, 276n
NAVARRE, M. de: 138, 140n
MARINO, A.: 168, 260
NEMER, M.: 38n
MARIVAUX: 264
NERVÈZE: 129n
MARMONTEL: 79, 95, 251
NORTON, G.: 46n
MAROT: 39n, 40n MARSAN, J.: 276n, 285n
ORIENTE, F. A. do: 332
MARSILLY, Le V. de: 33, 69, 79, 81, 8389, 91-93, 95, 223, 224, 250-253, 255257, 260-263, 266-268, 273, 309, 357, 359
ORMOY, Mme d’: 261n
MARTIN, H.-J.: 39n, 104, 110, 123, 129n, 152, 169n, 201, 229n, 249n, 325n, 333
OSMOND, Ch.: 65n OUDIN, C.: 65n, 252
MATHIEU-CASTELLANI, G.: 38, 43n, 115n, 167
PADILLA, P. de: 152
MÉRÉ: 202n
PARENT, F.: 249
MESCHONNIC, H.: 18, 19, 23, 27, 29, 101n, 115, 134, 148, 157, 200n, 215, 248, 251n, 355, 361
PASQUIER, E.: 43, 53
MESNARD, J.: 202n MILTON: 82 MINER, E.: 13 MOLINIÉ, G.: 32, 105n, 153, 172n, 176n, 193, 230, 281, 317, 334 MONTAIGNE, M. de: 37, 64, 99, 104, 115, 174n, 356 MONTALVO, L. G. de: 42, 107, 152
PAGEAUX, D.-H.: 106n
PAVILLON, S. G.: 26n, 46, 47, 49, 52-61, 100, 102, 107, 109, 112-114, 116-118, 120, 122, 123, 126, 128-131, 133-135, 137, 138, 141, 143, 144, 146-149, 151, 164, 170, 241, 273, 287, 309, 311, 313, 315, 320, 323, 330, 341, 357, 359 PAZ, O.: 120 PAZZIANI, J.-P.: 141 PECQUET, A.: 254 PELCKMANS, P.: 322n PELETIER, J.: 117, 118, 188
392
Infiltrations d’images
PERRAULT: 228, 247, 248
SAINT-RÉAL: 227, 239
PÉTRARQUE: 39n, 65n, 82, 104
SALES, St. F. de: 328
PIANCA, A. M.: 144n
SAN PEDRO, D. de: 106
PLUTARQUE: 41, 42, 136
SANNAZAR: 15, 39n, 53, 89, 106, 110, 120, 121, 130, 158, 160, 178, 189, 190, 231n, 293, 333, 360, 361
POISSENOT, B.: 129, 130 PONCE, Fr. B.: 107 POPE: 80, 82 PRAWER, S.: 157 PRÉCHAC, J. de: 238n, 247n
SAINT JERÔME: 25 SCARRON, P.: 248 SCHAEFFER, J.-M.: 155, 225 SCHILLER: 82
PRÉFONTAINE: 19, 276, 288, 289, 298302, 307, 309, 336
SCUDÉRY, G. de: 169, 278
PRÉVOST: 81, 82, 264
SCUDÉRY, M. de: 67, 172n, 229n, 249, 333n, 342 SÉBILLET, Th.: 40n, 44, 50
QUEVEDO: 65n, 333n
SEGRAIS: 239, 305, 353 SEIXO, M. A.: 224
RACAN: 129n, 282-284 RAMBOUILLET: 211, 216, 249 RAPIN: 73, 342 RAYSSIGUIER: 278, 279 RÉGNIER: 129n RÉMY, A.: 63-65, 67, 68, 70, 72-77, 108, 149-155, 157, 158, 160, 162, 166, 168, 174-190, 192-194, 196-201, 203-210, 212221, 232, 241, 343, 273, 287, 288, 292, 294,298, 299, 301, 309, 311, 316, 319, 320, 322, 323, 326, 327, 330, 334, 339, 341, 343, 347, 348, 357 REYNIER, G.: 106n., 124n, 131n, 313n, 145, 313
SEKRECKA, M.: 193 SÉNÈQUE: 108n SÉVIGNÉ, Mme de: 243 SHAKESPEARE: 82 SIDNEY, Ph.: 65n, 151n, 153, 360, 361 SILHOUETTE, É.: 80 SOLÉ-LERIS, A.: 110n, 155n, 181 SOREL, Ch.: 14, 23, 62, 64, 66-68, 105, 116, 117, 124, 132, 156, 157, 179, 238n, 309, 324-326, 352, 353n SOUILLER, D.: 194 SPANG, K.: 157
RICHARDSON: 78, 82, 251
STEINER, G.: 19, 360
RIVAROL: 81n
STERNBERG, M.: 185
ROJAS, F.: 39n, 65n
STERNE: 82
ROSSET. F. de: 161
STROSETZKI, Ch.: 174
ROUSSEAU, J.- J.: 255, 264, 329, 356, 361
SUBIRATS, J.: 56 SWEETSER. M. O.: 218n, 342n SWIFT: 251
SAINT-ÉVREMOND: 80 SAINTONGE, G. de: 33, 69, 79, 83-86, 88, 89, 93, 95, 223, 224, 226-230, 232249, 251, 252, 273, 296, 309, 326, 357, 359
TACITE: 69n TALLEMANT, Abbé: 238 TASSE: 39n, 65n, 82, 110n, 254, 277, 278, 284, 360, 361
Index des Noms
393
TEJEDA, J. de: 107
WALTER, É.: 229n, 249n
THÉOCRITE: 15, 107
WARDROPPER, B. W.: 126n, 128n
TOBIN, R.. W.: 213
WEISGERBER, J.: 280
TORQUEMADA: 39n, 106, 108n
WENTZLAFF-EGGEBERT, 107n, 109n, 121, 151n, 152n
TOURY, G.: 25n, 29, 101n, 135n, 203 TROUSSON, R.: 31 URFÉ: 7, 19, 23, 25, 28-30, 32, 67, 121, 129, 151, 153, 157, 158, 162, 167, 168, 170, 174-177, 179, 184, 189, 193, 194, 197, 198, 214, 216, 218, 246, 252, 268, 277-279, 282, 284, 291, 294, 296, 298, 301, 303, 304, 306, 312-324, 326-333, 335-350, 352, 359, 361 VALDÉS, M. J.: 201 VAN DELFT, L.: 205 VAN GORP, H.: 70, 79n, 227 VAN HOOF, H.: 38n, 41n, 64n, 65n, 78n, 81n, 108n, 109n VARGA, A. K.: 176n, 269 VASCOSAN, M. de: 110 VAUGELAS: 181 - 183, 437, 441 VENUTI, L.: 20, 28n, 103n, 137, 153, 170, 219, 250, 275 VIALA, A.: 32, 105n, 193, 281, 239n, 317, 334 VIDEL: 7, 19, 23, 25, 28, 30, 32, 151, 159n, 162, 176, 184, 312, 335, 336, 339341, 343, 347, 350-352, 360 VILLEDIEU, Mme de: 172n, 227, 238n, 239, 296, 326 VIRGILE: 15, 107, 191 VITRAY, A.: 63-65, 67, 68, 70, 72-76, 108, 149, 150-155, 157, 158, 160-166, 168-180, 187-190, 193-198, 200, 201, 203-205, 207, 208, 212-214, 216-221, 232, 241, 243, 273, 287, 288, 292, 294, 298, 299, 301, 309, 311, 316, 319, 320, 322, 323, 326, 327, 330, 334, 339, 341, 343, 347,348, 357 VOITURE: 152n, 243 VOLKMAR, C.: 30
Ch.:
WINE, K.: 322 YON, B.: 319 YVER, J.: 129, 130, 357, 359 ZOTOS, A.: 126 ZUBER, R.: 63, 65, 68, 69, 78, 149 ZUMTHOR, P.: 188
15n,
TABLE DES MATIÈRES Avant-Propos ......................................................................................... 9
Première Partie: Des Réécritures Chapitre I: Schémas d’images: de la représentation du texte littéraire .............................................................................................. 15 Premier schéma: l’épaisseur du miroir ................................................ 15 Deuxième schéma: le locus de la différence........................................ 20 Troisième schéma: redescriptions du monde....................................... 31 Chapitre II: Images avant le texte: dire et montrer la réécriture en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ........................................ 37 Imitation d’images et citation du texte (XVIe siècle) .......................... 37 « Sous noms et stil de pasteurs » – le péritexte bucolique au XVIe siècle........................................................................................... 45 Reconstitution d’images et paroles revues (XVIIe siècle) ................... 62 « La recreative lecture des romans et des bergeries » – le péritexte romanesque au XVIIe siècle ........................................................ 70 Jugement des images et discours recréé (XVIIIe siècle)...................... 78 « Accommoder un auteur au goût de la nation pour laquelle on traduit » – le péritexte critique au XVIIIe siècle ................................. 83
Deuxième Partie: Des Modèles de Réécritures Chapitre I: Images superposées: modèles de thématisation et expériences esthétiques........................................................................ 99 Images au singulier ............................................................................. 99 Reconstituer les contextes ................................................................. 103 Légitimations des langages poétiques ............................................... 114 Pratiques de genre.............................................................................. 129 Images au pluriel .............................................................................. 134 Démystifications axiologiques .......................................................... 137 Chapitre II: Images de l’inversion: modèles de canonisation........... 149 L’espace de la dérivation .................................................................. 149 L’espace de la manipulation ............................................................. 157 L’espace du romanesque ................................................................... 175 L’espace de la temporalité des symboles .......................................... 188 L’espace du décentrement ................................................................ 199 Chapitre III: Images de la transposition: modèles d’autonomie esthétique ..................................................................... 223 Intervalles de l’écriture ..................................................................... 223 Intervalles de la narration: pastoralisme et galanterie ...................... 226 Intervalles du discours: texte et mémoire ......................................... 249
Troisième Partie: De l’Écriture et du Speculum Chapitre I: Images de la subversion: multiplication de stéréotypes...................................................................................................... 273 Théâtralité et écriture pastorale ........................................................ 273 Jeux de fiction et lectures du pastoralisme ....................................... 287 Chapitre II: Images sous l’image: la dialectique du speculum dans la fiction pastorale française ................................................... 311 L’image princeps: les Dianes sous L’Astrée .................................... 311 L’image dédoublée: le rayonnement crépusculaire de Diane et d’Astrée ............................................................................................ 334 Conclusion ........................................................................................ 355 Bibliographie .................................................................................... 363 Index des Noms ................................................................................ 387