ColIection Société et Pensées dirigée par Gérald Bronner
Nathalie HEINICH
Guerre culturelle et art contemporain
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ColIection Société et Pensées dirigée par Gérald Bronner
Nathalie HEINICH
Guerre culturelle et art contemporain
Une comparaison franco-américaine
ISBN: 978 2 7056 7063 4 © 2010,HERMANN ÉDITEURS6 me de la Sorbonne, 75005PARIS www.editions-hermann.fr
Toute reproduction ou représentation de cet Ouvrage, intégrale ou partielle, serait illicite sans I'autorisation de I'éditeur et constituerait une contrefa<;on. Les cas strictement limités a I'usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 rnars 1957.
HERMANN
~ Depuis 1876
ÉDITEURS
« Il suffit, pour prendre acie d'une évid de se trouver deoarü une ceuvre qui n'ap tienne pas a une civilisation passée ou é gere. C' est une application inaitendue la parabole évangélique de la paille et poutre. Chaque civilisation se trouoe relle, aucune ne s'étonne d' elle-meme; problemes, ou leur occultation, commen avec auirui. Ou plut8t, des que nous pa une [rontiere epatiale ou temporelle, changeons de criiere. Chez nous, nous quons une grille sociale, par exemple quand nous sommes a l'étranger, une nationale; ce qu' un Francais sentir Trance comme un travers petit-bourgeoi semblera, en Amérique, un travers amér imputable a toute l'Amérique comme tel
Paul
Avant-propos
Ce livre présente les résultats d'une menée en 1996 sur la cate Est des États-Uni le cadre d'un programme de recherche comp franco-américain codirigé par Michele Lamon l'Université de Pr professeur de sociologie et Laurent Thévenot, alors directeur du Gro Sociologie Politique et Morale de l'École des Études en Sciences Sociales. Seul un article co en fut publié, en anglais, dans l' ouvrage tiré de ce programme-: ce pourquoi il n' a p inutile d'en livrer aux lecteurs francais une développée. Au moment OU a été menée cette enquéte, l Unis étaient encore secoués par la «guerre relle » qui faisait rage depuis une dizaine d entrainant une réduction drastique des financ publics de la culture. De méme en France, c a appelé la « crise de l'art contemporain », au début des années 1990, n'a pas cessé de de nombreuses publications et prises de p
a
1. "From Rejection 01 Contemporary Art to Culiure Wa Lamont, L. Thévenot (eds), Rethinking Comparative Cultural Repertoires 01 Eialuation in France and the Uniied States, C University Press, 2000. Les sept autres themes de portaient sur la mobilisation des valeurs culturelles, m matérielles, les mouvements écologiques, la déontologie tique, le harcelement seXUE'1, les criteres de notation univ le champ de l'édition, le Rotary Club.
Avant-pr
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ET ART CONTEMPORAIN
Si les belligérants semblent s'étre un peu calmés de part et d' autre de l'Atlantique, il ne semble pas que soient résolues, loin de la, les causes profondes d'un conflit qui, de ce fait, est susceptible de ressurgir a la premiere occasion. L'essentiel des conclusions tirées de cette double enquéte devrait done étre encore valable aujourd'hui. Mais compte tenu de la méthode d'investigation, circonscrite a un contexte spatio-temporel et a la documentation susceptible d'étre recueillie, je n'ai pas tenté d'intégrer des cas advenus depuis'. Ce travail prolongeait dans une perspective comparative une premiere enquéte, réalisée en France de 1993 a 19952• Celle-ci s'inscrivait dans la perspective d'une sociologie de l'art et, plus précisément, de la perception esthétique. Durant la quinzaine d' années qui ont suivi, cette perspective s'est infléchie - notamment gráce a ce détour par la comparaison franco-américaine - dans la direction 1. Mentionnons simplement, pour mémoire, le scandale provoqué en 1998 par l'exposition « Sensation » qui, apres Londres, présentait au musée Brooklyn de New York des eeuvres de la collection Saatchi ayant pour caractéristique de jouer systématiquement sur le choc sensoriel, la répulsion, le dégoüt (d. Fabrice Flahutez, « L'exposition Sensation au Brooklyn Museum of Art », in Miguel Egaña, Du vandalisme. Art et destruction, Bruxelles, La Lettre volée, 2005). 2. N. Heinich, « Les rejets de l'art conternporain », Délégation aux Arts Plastiques du ministere de la Culture, association ADRESSE, 1995. Les principaux résultats en ont été publiés dans: Le Triple jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plasiiques, París, Minuit, 1998; L'Art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, París, Jacgueline Chambon, 1998 (réédition « PIuriel », 2007); Pour en jin ir aoec la querelle de l'urt contemporain, Paris, L'Echoppe. 1999; Face ii l'art contemporain. LeUre ii un commissaire, suivi de Retour sur les retours, París, L'Échoppe, 2003.
d'une sociologie des valeurs: un prograrnme cette enquéte aux États-Unis constitue le pr ess de systématisation, et qui aura connu ai ternps quelques autres expérimentations sur rents terrains1. *
[e n'ai pas cherché a intégrer dans la pr version les réflexions développées depuis ear de méme que cette enquéte de terrain es tement délimitée par son cadre spatio-tempo méme l'état de sa problématisation est fonc l'époque ou elle fut menée : i1 serait donc a de tenter d'y plaquer ce que d'autres terrains appris entre-temps, sur le plan tant méthodol (avec, notarnment, l'inadéquation des m statistiques traditionnelles a la problématiq valeurs) que théorique, avec l'orientation v sociologie résolument empirique, descrip compréhensive, a la différence des approch
Cf. N. Heinich, « L'art contemporain exposé aux r une sociologie des valeurs ». Hermes, n020, 1997 (r L'Art contemporain exposé aux rejets, op. cit.); « La quere premiers: un conflit de registres de valeurs ». in Yolain )ean-Marie Schaeffer (éds.). L'Esthétique: EL/rope, Chine Paris, You-Feng éditeur, 2003; « Des objets d'art au de valeurs: la sociologie aux limites de l'anthropo Michele Coquet, Brigitte Derlon, Monique Jeudy-Ba Les Cultures a rouvre. Rencontres el! art, Paris, Biro MSH éditions, 2005; La Fabrique du patrimoine. De la c petite cuillere, Paris, éditions de la MSH, 2009; N. Hei Verdrager, « Les valeurs scientifigues au travail",
l.
sociétés, vol. XXXVIll, n02, 2006. 2. On en trouvera une présentation succincte dans « Les affinités sélectives », in Marc Breviglieri, Claud Danny Trom, Compétences critiques et sens de la justic de Cerisy, Paris, Economica, 2009.
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tantes, soit purement théoriques, soir normatives, soit explicatives1. Le point commun de ces différentes approches sociologiques du rapport aux valeurs est qu'elles ignorent la dimension contextuelle: qu'il s'agisse de définir abstraitement ce que sont «les valeurs », ou de mesurer concretement le degré d' attachement des acteurs a telle ou telle valeur, la réflexion ou l'investigation se font sans prise en compte de la variable contextuelle (comme on le voit bien avec les théories du choix rationnel, les théories de la décision, les théories des jeux). Mon approche, au contraire, prend au sérieux le fait que l'activation des systemes de valeurs est fortement déterminée par son contexte. Cette relativité de la plupart des valeurs au contexte de leur mise en ceuvre n'implique nullement une quelconque irrationalité du rapport aux valeurs: celles-ci nont pas besoin d'étre absolues pour obéir a une logique, une cohérence interne; simplement, il faut détacher la notion de logique axiologique de la notion, plus restreinte, de rationalité, lourdement parasitée par des présupposés normatifs _ privilege accordé a l'utilité ou a l'intéret, au raisonnement conscient, a la factualité, etc, Le contexte (ou la« configuration », dans la terrninologie de Norbert Elias) en lequel s'opere l'affectation par un sujet d'une valeur a un objet peut étre défíni a différents niveaux: depuis le niveau microsociologique, avec le contexte interactionnel de la situation concrete, jusqu'au niveau macrosociologique, avec le contexte «Culturel» dun pays et d'une époque. C'est cette derniere dimension que j' ai voulu explorer gráce a la comparaison entre la 1. Cf. N. Heinich, Cahiers internationaux
La sociologie de sociologie, vol.
«
a
l'épreuve des valeurs », juillet-décembre 2006.
CXXI,
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France et les États-Unis, apres avoir travaill France, sur la dimension microsociologique série de cas précis - expositions temporaires, pr tations de collections dans des musées, comma publiques... Il en ressort que les logiques a giques a l' ceuvre dans ces deux cultures sont a semblables - car l' éventail des valeurs et reg de valeurs convoqués est le méme - et différen car l'accent n'est pas mis sur les mémes valeu registres de valeurs. Voila qui permet, a nouvea mettre en évidence une certaine rationalité - au de cohérence interne - des systemes de valeurs pour autant devoir postuler l'unicité d'une axio bref, la pluralité n'implique nullement 1'irration comme le voudrait une conception normative chant a définir une axiologie universelle, va pour tous et en tous lieux. C'est le passage par l'étude des controv beaucoup plus que des évaluations positives permet au mieux de mettre en évidence les rences d' évaluation, et leurs logiques: que ce s niveau des personnes impliquées, comme je l fait en France a propos des rejets de l'art conte rain, ou des « cultures » en lesquelles se déploie controverses, comme le montre la présente enqu faut pour cela en passer par 1'explicitation des va en jeu: en effet, a la différence des goüts, les va ne sont pas forcément conscientes aux acteurs. Distinction de Pierre Bourdieu pouvait s'appuye des enquétes portant sur les goüts personnels, méthode classique ne peut s'appliquer a une in gation sur les valeurs, parce que celles-cisous-ten les évaluations sans que les acteurs aient forcé acces a leur propre systeme axiologique, qui n' besoin d'étre conscient pour étre efficient. Exacte de méme qu'un locuteur sait parler une langue
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étre capable d' en expliciter les regles grammaticales, un acteur sait activer un systcmo de valeurs sans forcément pouvoir le déployer en tant que tel - d' OU le peu de productivité des enquétes qui demandent aux enquetés de désigner in abstracto leurs valeurs. Cette nécessaire explicitation des valeurs rend nécessaire la perspective compréhensive, préalable obligé a toute perspective explicative des lors que ce sont non seulement les causes des évaluations qui sont a découvrir, mais aussi leurs raisons; et l' on ne peut pour cela se contenter d'interroger les acteurs (contrairement a ce que voudrait l'approche rationaliste des valeurs, qui exc1ut a priori la dimension non consciente des actions): la description de l' expérience des acteurs exige une analyse produite par le chercheur. *
Par-dela l'apparente similitude des processus d'évaluation de l'art contemporain par les non-initiés, de part et d' autre de l'Atlantique, ce qui est principalement ressorti de l'enquete est le sentiment d'un profond fossé « culturel» entre les deux paysl. Cependant, ce n'est pas seulement le pays objet de l'investigation _ les États-Unis - qui s'en trouve éc1airé, mais aussi le pays a partir duquel elle s' est faite -la France. TIn' est pas en effet, on le sait bien, de meilleure technique de perception de ses propres valeurs que le dépaysement - ce dont témoigne aussi, symétriquement, le travail de 1. Cette impression s'est trouvée confirmée par la brillante analyse du systéms de financement de la culture proposée depuis par Frédéric Marte! (De la culture en Amérique, Paris, Gallimard, 2006). Il en va de méms, sur un autre plan, avec la comparaison par Alain Ehrenberg de l'articulation du psychologique et du social dans les deux pays (La Société du malaise, Paris, Odile Jacob,2010).
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Michele Lamont, a partir de l'Amérique, sur la c raison des valeurs entre Américains et Francais Les résultats de l'enquéte francaise ayant d exposés ailleurs, le présent ouvrage est centré su quéte américaine; de ce fait, la comparaison en deux pays sera dissymétrique, puisque seuls francais les plus saillants seront rappelés, et de tres synthétique'. Mais cette dissymétrie est a l des conditions mémes de l'analyse :menée par u cheur francais peu familier de la culture amér elle releve d'une interrogation sur les idiosync étrangeres beaucoup plus que d'une mise en b équilibrée entre deux situations également fam ou également singulieres. L'idéal eüt été un croisé entre un chercheur américain et un che francais enquétant chacun sur le pays de l'autre les plus beaux projets de recherche ne rencontre toujours leurs conditions de réalisation ... Contrairement a ce qu' on pourrait attendre sant d'une enquéte sur l'art, ce livre ne com pas d'illustrations. La raison en est double. P rement, l' objet de l' enquéte n' est pas les c d'art, mais les réactions auxquelles elles do lieu et, a travers elles, les ressources évalu partagées par les acteurs; si les enteres d' éval sont en partie inscrits dans les oeuvres méme exemple la symétrie, pour ceux qui en font un de qualité esthétique), en revanche les valeu
1. Cf. M. Lamont, La Morale et l'argent. Les vaLeurs des France et aux États-Unis, 1992, Paris, Métailié, 1995; La Di travail/eurs, Paris, Presses de Sciences Po, 2002. 2. Pour une premiere comparaison entre les deux p N. Heinich, "Outside Art and Insider Artists: Gauging reactions to contemporary art", In Vera Zo!berg and Joni (eds), Outsider Art: Contesting Boundaries in Contemporary Cambridge University Press, 1997.
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les sous-tendent (par exemple la beauté) n' appartiennent pas aux objets évalués, contrairement a ce que voudrait la tradition objectiviste de l' esthétique philosophique, pas plus qu'elles n'appartiennent en propre a un « sujet » individuel: elles appartiennent a une grammaire axiologique partagée par les acteurs au sein d'une méme culture. C'est cette grammaire que vise notre analyse, laquelle n'a done nul besoin d'images. Certes, la mise en ceuvre de cette grammaire s' appuie sur les «prises» offertes par les objets, lesquels ont done tout autant leur place, dans la sociologie de l' évaluation, que les ressources axiologiques des sujets et les propriétés du contexte. 11faut done bien en passer par une description de ces objets, qui permette de rendre compte des réactions qu'ils suscitent. Toutefois - et c'est la la seconde raison qui motive l' absence d'illustrations -1'art contemporain, contrairement a l' art classique et a l' art moderne, se préte tres mal a la reproduction iconographique, du fait qu'il dépend étroitement de son contexte de présentation. Ainsi Fountaín, le fameux urinoir de Duchamp, perd l'essentiel de son identité et de ses capacités d'action - son agency - s'il est simplement reproduit en photo, sans le contexte du Salon de peinture ou du musée, sans le récit de sa mise en circulation dans l' espace public. Aussi l' art contemporain est-il, expérience faite, un art qui se raconte, par la description verbale voire le récit, beaucoup plus qu'il ne se montre'. * 1. Cette proposition a été développée dans N. Heinich, «L'archive, ceuvre dart », entretien avec Christian Boltanski, Sociétés et représentations, n019, 2005.
L'enquete américaine a bénéficié d' une aide Fondation Fullbright, ainsi que des services rel de l' Ambassade de France a New York, s a Jacques Soulillou, et du Centre National Recherche Scientifique. Que soient également ciés ici touS ceux qui, aux États-Unis, ont acc fournir les informations et les documents alimenté ce travail, en particulier Denise Fa Brian Coldfarb, Arfus CreenwOod, Tobbie Fa Melby, Elizabeth Weinberg, Martha Wilson York), Milena Kalinovska, Katy Kline ( Andrea Miller-Keller (Hartford), Jennifer Ann Creen, Marisa Keller (Washington), O'Eagl , Judith Tannenbaum (Philadelphie). e du recueil de données, cette enquete n'aurait le [our sans l'initiative et l' énergie de Michele et Laurent Thévenot, les initiateurs du pro comparatiste, ainsi que de rous ses participa <;aiset américains et des nombreuses discus nouS avons pu avoir, ainsi qu'avec mes Eric Fassin, Peter Meyers, Alain Quemin, V Zolberg. Enfin, le texte final a tiré parti de et des suggestions de Danny Trom, Frédé et Cérald Bronner, que je remercie chaleu pour le temps et la confiance qu'ils m'ont
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La méthode
Le propre de l' art contemporain est de jouer les frontieres qui définissent l' ceuvre d' art pou sens commun: frontieres mentales ou cognit opérant la distinction entre art et non-art, fronti matérielles des murs des musées, des galeries et salles des vente s, des pages des revues spécialis des catalogues, des livres d' arto Et pour prendre mesure des déplacements ainsi opérés, il n'est pa meilleur moyen que d' étudier les réactions négat exprimées face a des propositions qui transgress les références partagées, les catégories com nément admises: ces rejets en effet révelent a la le travail collectif de construction ou de défense consensus quant a la nature des choses, et la plura des registres de valeurs organisant le jugement des objets problématiques. En enquétant sur les rejets de l' art contempor en France, au milieu des années 1990, je n'avais tardé a comprendre que je faisais figure d' o nale: lorsque j' expliquais le sujet de ma recherch
La méthode
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rencontrais le plus souvent scepticisme ou interrogations, voire réactions d'hostilité, pour peu que les responsables culturels fussent persuadés qu' étudier un phénomene revient forcément a le justifier. Ainsi la directrice d'un centre d'art trouva « seandaleux » que le Ministere m'ait commandé une étude sur un tel sujet car, dit-elle, « en parler, e'est le faire exister » ; et une fonctionnaire du Ministere ne voulut pas croire que la Délégation aux arts plastiques m'ait commandé une telle enquéte, jusqu'a ce que je lui en montre le contrat. Aux États-Unis par contre, le simple énoncé du sujet suscitait immédiatement une réaction familiere, sinon blasée: « Ah, vous voulez parler de la guerre culturelle! » C'est ainsi que j'appris l' existence de cette « eulture war » qui avait secoué le pays au tournant des années 1980-1990, opposant libéraux et conservateurs autour de l'opportunité de soutenir, au nom de la liberté d' expression, des ceuvres considérées comme transgressives des valeurs fondamentales. [e fus méme, au début, vaguement décue d'étonner si peu, avec un sujet décidément aussi a la mode outreatlantique qu'il était peu identifiable, voire malvenu en France'. En contrepartie, j'eus le soulagement de constater que l'acces aux sources ne présentait lá-bas guere de difficultés, des lors que mes interlocuteurs (ou, plus souvent, mes interlocutrices) dans le milieu de
1. Dans son intéressante analyse du mouvement «bobo» (bourgeois boheme) dans la génération des « baby-boomers ». le journaliste David Brooks montre eomment l'affrontement des « forees bohernes » et des « forees bourgeoises » est a l'origine d'une véritable« guerre eulturelle ». qui a « bouleversé toute une génération d' Amérieains » (D. Brooks, Les Bobos. Les « bourgeois bohémes », 2000, París, Florent Massot, 2000, p. 285).
l' art me considéraient comme une alliée dans leu co contre la réaction conservatrice. New York rnbat Boston, Washington, Philadelphie: les demandes d rendez-vous aboutissaient, les archives m' étaien ouvertes, les documents m' étaient envoyés san délais. J' avais, certes, l' atout d'un accent fran<; qui me parait d'emblée d'une aura d'exotisme; ma l'accent n'expliquait pas tout: mon sujet était, to sirnplement, dans l' air du temps, et le temps était la guerreo Or en temps de guerre, tous les alliés so bons. Alors que je m'attendais, en partant pour l États-Unis, a devoir réitérer le lent travail de terra qu'il avait fallu fournir en France, 1'enquete se révé infiniment plus facile a mener outre-atlantique, ou découvris un sujet déja bien constitué et un corp en grande partie documenté. Cette heureuse surprise allait toutefois se colo tres vite du soup<;onque la comparaison risquait d'é d' autant plus difficile que c'étaient les différences statut de l'objet - et done de nature du problern qui facilitaient le recueil des données. Ce soupcon confirma lorsqu'un politologue américain a qui j'ex sais mon sujet, assorti de quelques exemples - Se Mapplethorpe, Serrano -, rétorqua sans hésitat « Mais fa n' a rien a voir avee l'art eontemporain! C un probleme d'utilisation des fonds publies! » Ain « eulture war » américaine se présentait d' ernblée un angle politique, la ou les controverses fran< se donnaient avant tout comme des enjeux « c rels », au sens étroit - c'est-a-dire artistique - du te méme si leurs implications politiques ne cessaient fleurer dans les débats. C'est dire que les différ d' acces al' objet, et done de méthodes, étaient la c quence immédiate d'une différence de problémat la comparaison, quoique facilitée rnatérielle risquait d' en etre considérablement cornpliquée.
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En France, il n'existait guere dans la presse généraliste que quelques articles disséminés, a l'exception des rares grosses « affaires »1, dont la plus spectaculaire avait été, en 1986,celle des « colonnes de Buren », lorsque la cornmande publique de réaménagement de la cour du Palais-Royal passée a Daniel Buren par le ministre de la Culture avait Provoqué pendant plusieurs mois une énorme querelle, aux implications a la fois politiques, médiatiques, associatives, citoyennes, artistiques, juridiques. Dans la plupart des cas, les controverses demeuraient tres locales - quelques lettres dans un quotidien régional, des insultes dans un livre d'or d'exposition. Comment, dans ces conditions, accéder aux réactions spontanées des non-spécialistes, base de mon corpus? En effet, je m' étais donné une double contrainte de méthode: premierement, cibler en priorité les profanes, puisque je m'intéressais avant tout aux valeurs de sens cornmun (ce qui excluait les articles publiés dans les revues ou les colonnes spécialisées, c'est-a-dire les avis d'experts); et deuxiemement, travailler exclusivement a partir des réactions spontanément produites en situation réelle, a l'exclusion des questionnaires ou entretiens sollicités pour l' occasion. Cette seconde contrainte était doublement nécessaire: d'une part, elle offre la certitude que le matériel recueilli est réellement pertinent pour les acteurs, qui ne se sont pas exprimés que pour répondre a la demande d'un enquéteur, cornme c'est le cas dans les enquetes classiques par questionnaires
1. La notion d' « affaire» a été problématisée par Luc Boltanski dans son travail pionnier Sur « La dénonciation» (avec Yann Darré et Marie-Ange Schiltz), Actes de la recherche en sciences sociales, n° 51, 1984.
La mé
ou entretiens1; d'autre part, elle permet de resp l'action propre des contextes d' activation des val aussi importants, pour une sociologie pragmati que la nature des sujets qui expriment une opi ou des objets a propos desquels elle s'exprime. D'inspiration plus ethnologique que classique sociologique, une telle méthode ne permet pas t fois de construire un échantillon représentatif; interdit-elle toute explication des prises de positio des parametres extérieurs, tels que l'origine soci niveau d' études ou encore laposition dans le « cha selon la perspective aujourd'hui popularisée p travaux de Pierre Bourdieu; et elle se prive é ment de la prédiction quantifiée des comportem qu' autorise la méthode des sondages. Mais pré ment, le type de sociologie pratiquée ici ne relev du courant standard de la sociologie explicativ s'inscrit dans un courant moins reconnu, celui sociologie compréhensive, qui se donne pour o d' expliciter et d' analyser les logiques auxquelles sent les acteurs, plus ou moins consciemment2. C'est dire que les résultats obtenus par le cheur n' ont, dans cette perspective, aucune p tion normative quant a la valeur des ceuvres év par les acteurs (conformément a la regle wébér de la « neutralité axiologique » du chercheur, q
1. Ce point faible de la méthodologie standard a été cri son temps par Pierre Bourdieu: d. « L'opinion publique pas ». Les temps modernes, n0318,janvier 1973. 2. Cf. Dominique Schnapper, La Compréhension socio Oémarche de l'analyse typologique, Paris, PUF, 1999. L compréhensive n'exclut dailleurs pas la rigueur des tec d'échantillonnage, mais ne les réduit pas a la «représenta de l'échantillon (fondamentale dans les sondages d'o en autorisant par exemple les échantillons «contrastés adaptés a de petits corpus.
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
pas a prendre la place de l' expert, autrement dit, ici, du critique d'art); et ils n'ont que marginalement une prétention prédictive des opinions et des comportements en fonction de la position dans l' espace social. En revanche, ils visent rendre compréhensibles ces opinions et ces comportements, en restituant leur cohérence; et ils possedent une certaine capacité prédictive des réactions en fonction des contextes, des situations concretes d'interaction - une compétence que possedcnr d'ailleurs aussi, plus ou moins consciemment, les artistes contemporains, dont le talent consiste pour une bonne part savoir jouer sur les capacités de résistance ou de porosité des fronti eres qu'ils s'ingénient mettre l'épreuve. Conformément done cette méthode empirique, pragmatique et compréhensive, j'avais contacté directement des responsables de musées ou de docucentres d' art (Iancanr parfois aussi des appels mentation lors de conférences publiques), et taché de les mettre en confiance pour qu'ils me cornmuniquent des traces matérielles de réactions provenant de spectateurs profanes: en particulier les livres d' or d' expositions, mais aussi les rares lettres écrites directement par les visiteurs, ou les éventuels actes de vandalisme. Les revues culturelles, en revanche, étaient exclues de mon corpus fran<;ais, car les points de vue hostiles I'art contemporain qui s'y exprímaient émanaient de spécialistes: ces débats étaient restés confinés une petite frange du milieu intellectueP, et leur analyse aurait exigé une étude minutieuse des criteres en usage dans la critique d'art, ce qui n'était pas mon propos, La question des fronti eres mentales délimitant l'univers artistique, et des
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1. Cf. Yves Michaud, La Crise de l'art contemporain. Utopie, démocratie et comédie, Paris, PUF, 1997.
La m
valeurs que mobilisent leurs déplacements pa contemporain, est d'autant plus pertinente q concerne l'ensemble d'une « culture ». et no seulement un petit groupe d' experts. Cette décision d' exclure du corpus les spécia - ceux, done, qui publient leurs opinions dan organes spécialisés - relevait en France d'un paradoxal: l' équivalent, pour un anthropolo d'une focalisation sur les peuples sans écriture. États-Unis, ou tout le monde - citoyens, éd listes, critiques - prend la parole dans la presse telle limitation aux non-spécialistes n'aurait gu de sens, pas plus d'ailleurs que la distinction spécialistes et non-spécialistes. Le débat, élargi blée aux simples citoyens, était devenu un a tement d'intérét général, concernant tout un ch une « guerre culturelle », en effet, comme l'indi la précieuse documentation établie en 199 Richard Bolton, recensant toutes sortes d'article presse a propos d'affaires célebres'. Ce livre était loin d' étre le seul: c' est presque bibliotheque que je découvris sur la question, nant d'universitaires fort sérieux et documentés. étre y aura-t-il un jour un rayon « Culture War les librairies américaines, entre «Cultural Stu et « Selj-Help »? En tout cas, une grande part l' enquéte américaine pouvait étre réalisée d ces ouvrages". Mieux méme la France, gráce
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1. Cf. R. Bolton (ed.), Culture Wars. Documents from the Controversies in the Arts, New York, New Press 1992. 2. Cf. Erika Doss, Spirit Poles and Flying Pigs: Public Cultural Democracy in American Communities, Wash Smithsonian Institution Press, 1995; Steven C. Dubin, A images. Impolitic art and uncivil actions, 1992; Marjorie Hei Sin, and Blasphemy. a Cuide to America's
Censorship
War
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La m
statistiques existaient déja reve de sociolo qu'il gue était hors de question de réaliser en Prance, car pouqu'il y ait statistiques il faut au mínimum un recueil de données, et pour qu'il y ait recueil de données il faut qu'une question soit identifiée comms telle. L'essentiel de la documentation ayant donc été réalisé avant moi, íl restait a faire Sur place le travail de terrain, en eomplétant ces statistiques et ces récits d'affaires ou ces comptes rendus d'incidents évoqués dans la presse (au nombre d'une cinquantaine) par les aneedotes, les mícroréactions qu'on ne trouve guers que dans les récírs direets, les livres d'or d'expositions ou les lettres écrites aux musées. Le décalage des corpus était patent: le corpus fran<;ais ne comportait qu'un tout petit nombre d« affaires ». e'est-a-dire de controverses ayant donné lieu a des artic1esrécurrents et a la mobilisation d'associations (une seule de ces affaires étant a échelle nationale); íl étaít peu fourni en « incidents », c'est-a-dire en eas 1:
ayant fait l'objet de traces écrites, éventuelle dans la presse; tandis que l'essentiel consista «aneedotes», c'est-á-dire en récits oraux o traces ponctuelles, qu'il avait fallu réeolter sur Or pour pouvoir mettre ces anecdotes en rega leurs équivalents américains, il allait falloir vé qu'elles existaient bien outre-atlantique, dis lées derriere la visibilité immédiate des affai des incidents médiatisés, sur lesquels mes coll américains, mieux équipés en programmes matiques de eompilation de la presse, avaient leurs investigations. RESSOURCES MÉTHODOLOGIQUES France Pas de mouvernent constitué contre l'art
Pas de statistiques
York, Routledge, Chapman and Hall, 1993; Sherrill Iordan (ed.), the Ti/ted Arc on Triat, New York, ACA Books, 1987; W. J. T. Mitchell (ed.), Art and the Public Sphere, Chicago, University oi Chicago Press, 1990; Marcia Pally, Sex and Sensibílity.
Reflections on Forbidden Mirrors and the WiU to Censor,
Hopewell University Press, 1994; ArJene Raven, Art in the Public Interest, New York, Da Capo Press, 1989; Wendy Steiner, The Scandal 01 Pleasure. Art in an age 01 Fundamentalism, Chicago, University oi Chicago Press, 1995; Clara Weyergrai-Serra et Martha Buskirk (eds.), The Destruction 01 Tilted Arc: Documents, Cambridge, MIT Press, 1991; Controversial Public Art (catalogue), Milwaukee Art Museum, 1983.
1. Cf. Artistic Freedom under Attack, Washington, People ior the American Way, 1994, 1995, 1996 : volumes publiés dans le cadre du projet « Art Save » (milítanr contre la censure) de l'association « People for the American Way ", qui déiend la liberté d'expression.
«
el/filtre
war»
contemporain Débat interne aux experts Une seule affaire nationale
Public Art Public Controversy:
USA
Débatpublic
Plusieurs affaires natio Statistiques
Peu d'articles de presse
Beaucoup d'articles
Pas d'ouvrage sur le sujet
Plusieurs ouvrages
Corpus = anecdotes,
Corpus = affaires,
incidents locaux non médiatisés,
incidents médiatisés,
W1eaffaire
quelques anecdotes
Il devint c1airalors que les différences de pr matiques (<< rejets de l'art contemporain» vs « g culturelle ») étaient indissociables des différene méthode d'enquéte: dans l'espace public des af et des incidents médiatisés (notamment a trave porte-parole associatifs et les prises de position les journaux, les « letters to the editor»), la « g culturelle » américaine avait bien pour objet l sation des fonds publics; mais des qu' on desee
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GUERRE CULTURELLE
ET ART CONTEMPORAIN
au níveau moins public des opinions exprimées dans les livres d' or ou les adresses directes aux institutions culturelles, alors ressurgissaient les questions spécífiquement artistiques posées par l'art contemporain, qui formaient l' essentiel du corpus francais. Les deux entrées dans le sujet, les deux problématiques _ celle de la politologie, bien adaptée au contexte américain, et celle de la sociologie de I'art, mieux adaptée au contexte francais - trouvaient chacune leur pertinence selon le parti pris méthodologique adopté. Décidément, on ne pouvait dissocier les méthodes d' enquete, les contenus des rejets, et leurs formes.
II
Les formes des rejets
Simples « anecdotes» recueillies sur incidents» plus ou moins médiatisés, « aff hautement conflictuelles, voire scandales: la g des formes prises par les rejets se déploie du au public, de l'individuel au collectif, et du « m au « macro ». Les anecdotes relevent esse ment d'informations transmises de bouche a ou de notations ponctuelles, souvent sur le ironique; les incidents ont laissé quelques dans des documents écrits (lettres, tracts, entieres dans des livres d' or, entrefilets d presse); les affaire s prennent la forme d'un a ment public et relativement durable entre deu ments opposés, appuyés par des collectifs, a d'un méme objet, attaqué par les uns mais d par les autres (le type idéal étant la forme jud clairement délimitée: que ce soit dans le te dans l'espace, dans l'identification des deux en présence, ou dans les formes ritualisées affrontement); les scandales enfin implique «
Les formes des re 28
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
certaine unanimité dans l'indignation, l'adossement a des valeurs considérées comme absolues, partagées par tous'. La méthode adoptée oblige a ne travailler que sur des traces matérialisées, durables: les écrits dans les livres d'or, les journaux, les lettres aux musées, voire les pétitions ou les tracts, plutót que les opinions exprimées oralement en réponse a une question; les actes de vandalisme emegistrés par les administrations; et méme, exceptionnellement, les preces dont les comptes rendus ont été archivés. En contrepartie de cette limitation du corpus, on a la certitude que ces expressions possedent véritablement un sens et un poids pour les acteurs, qui ont fait l'effort de produire, en situation, ces gestes, ces paroles, ces écrits; et elles sont le plus souvent argumentées (a l'exception des dégradations portées aux ceuvres), ce qui enrichit considérablement les possibilités danalyse. C'est d' ailleurs la raison pour laquelle l'enquéte a d' emblée ciblé les réactions négatives: non pas, bien sur, parce qu' elles seraient plus pertinentes, mais parce que, sur le plan de la méthode, elles sont beaucoup plus riches, du fait que le rejet - au moins en matiere d' art - s'exprime spontanément et souvent de facon développée, alors que l'admiration reste fréquemment muette ou peu argumentée. Cette question desformes de l' action est fondamentale dans une perspective pragmatique, qui accorde autant d'importance aux parametres concrets de la situation réelle qu'aux argumentaires des acteurs ou
1. Sur la distinction entre « scandale » et « affaire », d. L. Boltanski, La Souffrance a distance. Morale humanitaire, médias et politique. Paris, Métailié, 1993.
a
leur position dans l' espace sodaP. C'est elle permet de remonter inductivement de l' observat empirique des mobilisations a la grammaire axi gique de sens commun que ces mobilisations réve _ ou qu' elles permettent d' activer, selon la pro matique choisie2. Ni macro-enquéte par opini sollicitées dans un questionnement standardis traitement statistique, comme dans la méthode sondages; ni micro-enquéte sur les interactions l tées a une situation donnée, comme dans la méth ethnométhodologique: la perspective adoptée combine la concrétude des actions produites a tiative des acteurs dans un certain contexte et
1. L'importance pragmatique des formes de mobilisation soulignée notamment par Charles Tilly, « Les origines du toire de l'action collective contemporaine en France et en G Bretagne », Vingtieme siecle, n" 4, octobre 1984; il suivait e la voie ouverte par C. Wright Mills qui, dans "Situated A and Vocabularies of Motive", American Sociological Review, 1940, s'interrogeait sur la facon dont les acteurs justifien actions. Pour un examen des approches théoriques de la lisation collective, d. Danny Trom, « Grammaire de la m tion et vocabulaires de motifs », in Daniel Cefaí. Danny Tr Formes de l' action collective. Mobilisations dans les arenes pu París, Editions de l'EHESS, collection « Raisons pratiques 2. « La focalisation qui a été proposée sur la confection parole revendicative, sur les contraintes qui pesent sur en forme afin qu'elle soit recevable et acceptable, dépla sensiblement l'interrogation classique sur les « valeur individus, des groupes ou des catégories sociales en tant constituent des causes de la mobilisation, vers une exp des ressources cognitives qui sont a la disposition des pe en vue de fabriquer une cause légitime, de lui assurer une générale et de conférer une crédibilité a l'activité dans elles se trouvent engagées" (D. Trorn. « De la réfutation NIMBY considérée comme une pratique militante. No une approche pragmatique de l'activité revendicative [rancaise de science politique, vol. 49, n01, février 1999, p.
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GUERRE CULTURELLE
ET ART CONTEMPORAIN
une certaine forme, avec la grande échelle d'un corpus aussi exhaustif que possible, permettant ainsi de repérer les récurrences dans les arguments et de reconstruire, par induction, les valeurs qui les soustendent, et leur typologie. Contrairement a ce qu' on pourrait croire, les scandales au sens propre du terme sont rares en art contemporain, bien qu'il se définisse essentiellement par sa capacité a transgresser des frontieras donc, potentiellement, a choquer. C'est que le contexte de réception artistique a perdu de son homogénéité, partagé désormais entre partisans (de moins en moins nombreux) de l'art classique, amateurs (de plus en plus nombreux) d'art moderne, et défenseurs (en nombre croissant mais encore limités a un milieu spécialisé) de l'art contemporain. En moins de deux générations, l'extension du nouveau «paradigme» de l'art contemporain a des couches de plus en plus larges en a fait un objet de valorisation collective, opposant a l'indignation des uns le soutien des autres. De sorte qu'il ne peut plus guere y avoir d'unanimité dans l'indignation scandalisée, mais seulement des affrontements entre partis opposés, dans le cadre d'« affaires », En ce sens, le scandale peut étre considéré cornme un révélateur des valeurs partagées, a travers leur transgression ponctuelle, tandis que l'affaire est un révélateur du clivage entre valeurs, qui ont perdu leur unanimité avec l'extension et la normalisa tion des transgressions: elle témoigne d'une perte de généralité dans le rapport aux valeurs, qui cornmence avec l'art moderne et s'intensifiera avec l'art contemporaín'.
1. Cf. N. Heinich, « L'Art du scandale. Indignation esthétique et sociologie des valeurs ». Poliiix, n07l, 2005.
Les formes des
Ainsi, les deux plus grandes mobilisations a caines, autour des expositions Mapplethorp Serrano, furent bien des « affaires », au sens O défenseurs de la liberté artistique se montr aussi indignés par les réactions des opposants les opposants par ces ceuvres; mais le tres g nombre de personnes mobilisées dans chaque c la publicité nationale donnée aux protestations, fermeture de chacun de ces camps sur des pos déja formées et n'admettant aucune relativis rendit bien présent, de part et d'autre, le sent de scandale. Ce furent, si l' on peut dire, des « dales » en rniroir prenant la proportion d'« aff nationales. On voit ainsi que si la distinction « scandale » et « affaire» est nécessaire pour r compte des formes différentes prises par l'índ tion publique, elle ne doit pas étre pensée de discontinue, comme une opposition entre entités, mais de facon continue ou, si l' on p typologique, comme deux póles organisant le cement des causes d'indignation. Aux États-Unis, les póles « incidents » et, su « affaires» sont a l'évidence beaucoup plus loppés qu' en France, et ce non par un simpl de méthode, puisque des «anecdotes» o également étre recueillies. Manifestations d création de contre-mouvements, débats publi télévision: rien de tel en France ou, a de rares tions pres, les conflits demeurent soit pur locaux, voire anecdotiques, soit limité s a des cords entre experts quant a la pertinence des esthétiques.
Les formes d 32
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN ENTRE AFFAIRE ET SCANDALE
Il n' existe guere dans notre corpus américain que deux exemples réellement ambigus entre « affaire» et « scandale ». En 1989, une résolution de la Chambre des Représentants condamna l'Art Institute de Chicago et son école pour avoir « permis de présenter une exposition encourageant le manque de respect envers le drapeau des États-Unis et abusant du droit a la liberté d'expression garanti par la Constitution ». Cette résolution faisait référence a une ceuvre intitulée What Is the Proper Way to Display a U. S. Flag? (<< Quelle est la bonne facon de déployer le drapeau américain? ») de Dread Scott Tyler, un étudiant de l'école. L'ceuvre consistait en un collage de photographies montrant des cercueils entourés de drapeaux et des manifestants brülant un drapeau américain, tandis qu'un vrai drapeau était placé sur le sol de la galerie, sur lequel les spectateurs devaient marcher s'ils voulaient noter leurs commentaires ou leurs questions. En réplique a cette exposition, des centaines de personnes, menées par des vétérans du Vietnam, avaient organisé une marche de protestation devant l'Art 1nstitute, tandis que le Président Bush et d'autres responsables républicains proposaient un amendement a la Constitution (qui finalement ne fut pas adopté) pour contourner la décision «Texas v. Johnson ». pro tégeant les actes de profanation du drapeau au titre de la liberté d' expression. Le second cas a la limite du scandale illustre encore mieux l'intensité que peuvent prendre, aux États-Unis, les mobilisations civiques contre l'art contemporain. Il était advenu l'année précédente, toujours a Chicago, en mai 1988. Inimaginables auraient été, en France, une telle rapidité et une telle efficadté dans la mobilisation, id mise au service de valeurs aussi investies que la défense des droits des
rrúnorités (noire et homosexuelle) et la lutte l'obscénité. L'objet en fut, la encore, l'ceuvr étudiant, David Nelson, qui avait été accroché la galerie de l'école de l'Art Institute pour l'exp ann des étudiants: « un portrait a la factu uelle crue du maire obese Harold Washington, oétu uniq de sous-vetements féminins en dentelle blanche gorg , slip, porte-jaretelles et bas -, et tenant dans e droite un crayon, le regard fixe, l'air abattu. Le était "Mirth and Girth" » (nom d'un club de pour homosexuels obeses). La chronologie établie par Carol Becker met en évidence la de construction de l'affairel.
UNE MOBlLlSATION ÉCLAIR L'accrochage eut lieu le 11 mai 1988 a 9h30, un conseiller municipal fut alerté, ain les journaux locaux; dans la matinée se form spontanément des groupes opposés a l'ceuvre miquant sur place; dans l'apres-midi, le Municipal vota une résolution exigeant le re tableau et mena<;ant de suspendre les subve municipales tant qu'il ne serait pas retiré; p conseillers municipaux pénétrerent dans la et décrocherent le tableau, déja endommagé, cant d'aller le bruler dans le bureau du pr ou la police « emporta le tableau au motif qu'i potentiellement au trouble de l' ordre pub/ic » ; soir, les étudiants publierent une déclaration
1. Carol Becker, "Private Fantasies Shape Public Public Events Invade and Shape Our Dreams", in in the Public Interest, op. cit., p. 233. Harold Washin 23 novembre 1987, avait été le premier maire noi dont I'élection avait représenté une victoire his précaire.
Les formes des r 34
GUERRE CULTURELLE
ET ART CONTEMPORAIN
qu'un groupe de pression (<< caucus ») formé de législateurs noirs s'apprétait a introduire « un projet de loi stipulant le retrait de toute subvention publique a l'ensemble de la corporation des musées et écoles d'art ». Le lendemain matin, un charter fut affrété par l'Art Institute pour permettre ases représentants (président, administrateurs ainsi que onze conseillers municipaux) de se rendre a Springfield pour rencontrer ce groupe de pression. Apres plusieurs heures de débats, l'école promit de présenter ses excuses a la ville et ases habitants « pour le désarroi causé par le tableau », et de ne plus l'exposer a I'avenir : elle s'engagea en outre a s'efforcer daméliorer la présence des minorités a tous les niveaux. Ce méme 12 mai en fin dapres-midi eut lieu a la télévision nationale une intervention du « Révérend Willie Barrow (. . .), Jlanqué de dix pasteurs noirs, dénoncani des « pratiques racistes » non spécifiées a l' école, et demandant t' amélioration de I' embauche et de la représentation des noirs ». Le 13 mai, la presse et la population se mobilisent: appels incessants pour condamner la publication de la déclaration de l'école agrée par le Conseil Municipal, alertes a la bombe dans l'école, appel a manifestation devant l'Art Institute de la part du PUSH, et a contre-manifestation des étudiants, a la suite de quoi les responsables de l'école demanderent une protection policiere renforcée: « Le lendemain, l'école et le musée étaient proiégés comme une jorteresse: il y avait partout des cars de police, des agents en civil et des unités de renjort »1.
Provoqué par une proposition que son auteur lui-méme revendiquait comme iconoelaste et anti-
1. ¡bid.
hornosexuellel, ce scandale touchait a l'évidence va1eurs a la fois tres investies (droit des minor racia1eet sexuelle) et défendues par des collectifs constitués. Cette vulnérabilité a différents regis d'indignation, et l'existence de mouvements sus tibles de s'emparer du cas, expliquent la rapidité construction de la mobilisation et, corré1ativem l'efficacité des réactions de rejet. Le seu1 cas írancaise auque1 on pourrait, d point de vue, le comparer, est l' affaire Huang Ping au Centre Pompidou, lorsqu'en 1994 des ciations de défense des animaux réussirent en mois a faire annu1er un projet d'installation, une exposition, d'une cage vitrée oü différ especee d'insectes et de reptiles devaient coh _ et donc se dévorer. Mais l' argument qui ern la décision fut d' ordre purement administratif, publicité donnée a l' affaire ne dépassa pas le monde des défenseurs des animaux, le personn Centre Pompidou et les visiteurs alertés par que manifestants réunis devant le bfttirnent le ma vernissage. En outre, les réactions scandalisé défenseurs des animaux susciterent, dans le m de l' art qui en eut connaissance, des phénomen rire et de dérision qui témoignent bien que l'in tion était loin d'étre partagée, et les valeurs to consensuelles: on était bien dans une « affaire
1. « fe crois que dans cette ville il y a un certain nombre de Washington en est une: vous ne pouvez pas y toucher. Ce n'ét que je voulais dégonfler comme un ballon: c'était son caté suis un iconoclaste, en tout cas ouetqu'un qui ne croit pas au
déclara l'artiste (ibid., p. 241). 2. Cí. N. Heinich, «Esthétique, symbolique et sens la cruauté considérée comme un des Beaux-Arts », Ag 1995 (repris dans L'Art contemporain exposé aux rejets, o
Les formes des re 36
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
En France toujours, il y eut bien une affaire a dimension nationale: celle des colonnes de Buren au Palais-Royal, en 1986, dans un contexte électoral qui vit s' opposer a un ministre de la Culture socialiste un maire de droite, puis un nouveau ministre de la Culture de droite, dans une situation inédite de cohabitation entre un Président de la République socialiste et un premier ministre de droite-. Or il suffit de rapprocher cette affaire Buren d'une affaire américaine similaire par son objet pour voir saillir les différences dans les formes de mobilisation: l'affaire Serra a New York, également au milieu des années 1980, eut pour objet - comme dans le cas de Buren - une commande publique pour une ceuvre conceptuelle in situ: Tilted Are était une immense plaque dacier installée verticalement sur la Federal Plaza, qu' elle coupait en deux. La protestation, lancée par des riverains sous la forme d'une pétition, et relayée par des responsables administratifs, donna lieu a un débat public opposant adversaires et défenseurs de I'ceuvrs. La question patrimoniale et celle de l'authenticité artistique - centrales a propos de Buren - n'y furent que marginalement déployées, au profit de problemes civiques (propriété de l' espace public) et fonctionnels (entraves a l'usage et a la circulation des usagers sur la place). L'issue en fut le démontage de l'installation et, corrélativement, la défaite de l'artiste, non protégé par le droit moral: droit moral qui avait permis a Buren de l' emporter 1. Cf. N. Heinich, « Les colonnes de Buren au Palais-Royal: ethnographie d'une affaire », Ethnologie francaise, n'' 4, 1995 (repris dans L'Art contemporain exposé aux rejets, op. cit.), « Persuasion civique et expression de I'indignation: les lettres de protestation contre les colonnes de Buren », Utinam. Reoue de sociologie et d'anthropologie, n016, 1995.
USA CAUSE OBJET UEU CONTEXTE DURÉE INITlATIVE RELAIS MOYENS
Pa triJ110ine Commande publique (installation in situ) Paris ynique affaire nationale Plusieurs mois P~esse, un député Associations de défense du patrimoine, riverains, citoyens, presse Procédures adlninistratives, caJ11pagne de presse, lettres-pétitions, graffiti
fUGES
Ministere de la Culture, artistes, intellectuels Parlement, experts. artistes, commission supérieure des monuments historiques, Tribw1al administratif, Conseil d'État
ISSUE
Victoire de l'artiste (achevement de la conunande)
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Urbanisme Comma/1de pu-
?li~ _~ _
NewYork Une panni d'aut Sept ans Rivexains Responsables administratifs Pétition, débat public
Artistes, exper
Responsables politiques, áto
Défaite de l'a (démontage d l'ceuvre)
Cette comparaison met en évidence, tout d' les différences dans les procédures: plutót ad trative et technocratique en France, plutót jur et démocratique aux Etats-Unis, ou le preces e forme courante de traitement du conflit. On v méme coup se préciser le líen entre les formes par les rejets et les ressources juridiques et pol disponibles aux deux parties. Leur comparais apparaitre une structure en chiasme: la loi fr est plutót permissive pour les artistes, protég le droit moral, tandis que l' expression publiq
38
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
citoyens est fortement encadrée par le droit de la vie privée, la protection de l'enfance, les lois antiracistes; alors que la loi américaine, tres permissive pour les citoyens en vertu du Premier Amendement de la Constitution garantissant la liberté d'expression, ne reconnaít aux artistes qu'un droit pécuniaire sur les bénéfices d'exploitation de leurs ceuvres (copyright), mais aucun droit moral sur les conditions de leur présentation au public, sauf dans deux États'. Aussi une ceuvre n'est-elle protégée aux États-Unis qu' a condition d' étre clairement politique, alors qu' elle ne l'est en France qu'á condition détre reconnue cornme artistique. La juriste Barbara Hoffman conclut sa remarquable analyse de l'affaire Serra en montrant que l'artiste aurait eu gain de cause pour peu que son oeuvre eút comporté la moindre expression d'une position politique ou morale; mais son caractero purement conceptuel et abstrait, en ne permettant pas de la traiter cornme un support d' expression, rendit impossible sa protection au titre du Premier Amendemenf. En France, c'est en menacanr l'État d'un preces pour atteinte au droit moral de l'artiste a l'achevement de 1. Il existe depuis 1990 une loi fédérale, le Visual Artists Rights Act (VARA), calée sur la Convention de Berne, qui reconnait un droit moral de l'artiste pour une durée de cinquante ans: « droit d'attribution (droit de revendiquer la condition d'auteur) et droit ti l'intégrité de l'tzuure (droit d'empécher toute modification jugée préjudiciable ou toute destruction d'une ceuore) ». Elle remplace au niveau fédéralle California ARA (Art Preservation Act) de 1979, et le New York ARA (Artists Authorship Rights Act) de 1983 (cf. Sheldon H. Nahmod, "Artistíc Expression and Aesthetic Theory: The Beautiful, the Sublime, and the First Amendment", Wisconsin Law Review, n0221, 251,1987). 2. Cf. B. Hoffman, "Tilted Arc: the Legal Angle", in Sh. Jordan, Public Art Public Controversy: the Tilted Arc on Trial, op. cit.; "Law for Art's Sake in the Public Realm", in W. J. T. Mitchell, Art and the Pub!ic Sphere, op. cit.
Les formes des reje
son ceuvre que Daniel Buren finit par obtenir gain d cause. Enfin, la forte protection légale des artistes fra <;aisn' est guere entamée, sur le plan administratif politique, par le controle des subventions (les enter de financement étant exclusivement subordonnés l'expertise de la qualité artistique), ni par la pressio des associations, relativement peu actives en matie de défense des valeurs. Les artistes américains revanche sont davantage exposés a une sélection d subventions orientée en fonction de enteres morau notarnment depuis le « Helms Amendment » de 19 encadrant les choix du National Endowment for Arts' (méme si les agences sont plus libres au nive local); et ils subissent un fort controle éthique d puissantes associations qui militent pour la défen des valeurs familiales et nationales"
1. En 1989, la Chambre des Représentants imposa des rest tions budgétaires au National Endowment for the Arts (NEA), réaction aux affaires Serrano et Mapplethorpe, et vota I'am dement du sénateur Jesse Helms interdisant I'usage des fo du NEA pour la « dissémination, prornotion ou production 1) objets obscenes ou indécents, incluant notamment des rep sentations sadomasochistes, homosexuelles, pédophiles montrant des individus en train de commettre des actes sexu ou 2) objets qui dénigrent les ceuvres ou croyances d'une q conque religion ou non religion; ou 3) les objets qui dénigr avilissent ou dégradent une personne, un groupe ou une cl de citoyens en raison de la race, des croyances, du sexe, d handicap, de l'áge ou de I'origine nationale », 2. « La capacité de mobilisation et de structuration associa est infinie aux États-Unis », note Frédéric Martel (De la cu en Amérique, op. cii., p. 68); par exemple, a propos de 1'af Mapplethorpe: « Avant méme l' ouverture de l' exposition cette ville en terre conservatrice, I'association locale Citizens Community Values mobilise ses 16000 membres contre le p
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN ENTRE
PUBLIC
Les formes de
ET PRIVÉ
SITUATION
Ainsi les différences de statut juridico-politique (les ressources légales étant étroitement liées aux capacités de mobilisation dans des causes politiques) contribuent largement a rendre compte des différences dans les formes des rejets. Ces formes sont beaucoup plus collectives et publiques aux ÉtatsUnis - grandes affaires, preces, pétitions, manifestations -, car les questions artistiques tendent a y étre rabattues sur le problema général de la liberté d'expression, intéressant tout citoyen et étroitement encadré par des ressources légales, politiques voire constitutionnelles. Elles sont plus individualisées et privées en France - protestations sporadiques des non-initiés, débats internes aux spécialistes -, car les interrogations soulevées par les innovations artistiques y sont moins immédiatement connectées avec des causes civiques susceptibles d'une mobilisation politisée. C'est pourquoi il a été possible de dresser la liste des principales manifestations en faveur de l'art contemporain1, alors qu'aucun mouvement similaire n' est a signaler en France, ni pour ni contre la liberté artistique.
prévu en avril1990 au Contemporary Art Center de Cincinnati (p. 266).
»
1.200 artistes a Chicago, et des rassemblements a Los Angeles, New York, Philadelphia et Minneapolis en aoüt 1989 pour Arts Emergency Day; 2000 manifestants a New York en mai 1990pour exiger que le congrss autorise le NEA a continuer ses activités sans restrictions; 400 manifestants a Kansas City en aoüt 1990; 5000 manifestants a Chicago, le lendemain du Labor Day en 1990, Sur le théme « La créativité est notre plus grande ressource naturelle » (cf. S. Dubin, Arresting images, op. cit., p. 255).
JURIDICO-POLITIQUE
France Loi restrictive pour les citoyens, pennissive pour les artistes Loi sur la propriété littéraire et artistique (droits pécuniaires et moraux)
USA Loi permissive pour les c restrictive pour les
PROTECTION DES ARTISTES
Droit de la vie privée, droit 11 I'image, protection de l'eníance, lois antiracistes ...
CONTROLE LÉGAL DE 1'EXPRESSION PUBLIQUE
Expression protégée artistique Pas de enteres explicites
CONTROLE PAR l'ADMINISTRATION
Faible degré d' organisation des citoyens pour la défense des valeurs
pi
First Arnen Co (droits pécu
J uríspr limitant d'exp Expression
si p
Helms Ams
CONTROLE PAR 1'OPINION PUBLIQUE
Fort controle par les asso
de
Mais parallelement au contexte, le caractere coup plus « civique » des rejets américains est a en relation avec la nature des ceuvres en qu et le degré auquel elles touchent a des valeurs rales et pas seulement artistiques. Il est done t présent d'observer comment se répartit, dans l'autre pays, la gamme des valeurs défendues opposants a des ceuvres d' art contemporain.
III
Les valeurs défendues
« fe suppose qu'une croix de David placée dans u de chambre plein d' excréments serait une merveil express ion artistique, pour peu que la lumiére soit b Il est terrifiant de penser qu'une partie de nos imp8ts a financer cette soi-disant express ion de l'art au nom liberté d' opinion, a l'encontre de toute sensibilité aux ments d'un grand nombre de personnes », pouva
lire sur le livre d' or de l' exposition du photogra Andres Serrano a Philadelphie. Art, beauté, des finances publiques, sensibilité, sens corn ce sont des ordres de valeurs tres différents q trouvent convoqués pour argumenter l'indigna face a Piss Christ - la fameuse photo d'un cr immergé dans un liquide jaune. Cette pluralité arguments n' est pourtant en rien synonym confusion, d'incohérence ou d'irrationalité. Ess de clarifier la garnme des registres de valeurs m jeu dans les réactions a l' art contemporain, pa analyse typologique portant non plus sur la mais sur les contenus des jugements émis p
Les valeurs défendu
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
acteurs - ce qu' on pourrait appeler les « catégories implicites » organisant la « grarnmaire axiologique » cornmune aux participants d'une méme culture'.
plastiques. Les totaux sont supérieurs au nombre cas, du fait de la multiplicité des motifs (tableau 1 des protestataires (tableau 2). ARTISTIC FREEDOM UNDER ATTACK, 1994-96: MOTIFS
MOTIFS D'INDIGNATION
Un premier acces a ce répertoire nous est fourni par le recensement réalisé par la branche « Art Save » (sauvegarde de l'art) de l'association « People for the American Way» (partisans du mode de vie américain), sous le titre « Artistic Freedom Under Attack » (attaques contre la liberté artistique): recensement dont l'équivalent francais n' existe pas, faute d' enjeux similaires en matiere de liberté d' expression". Les statistiques suivantes ont été réalisées a partir de ces données, en ne retenant que les cas propres aux arts 1. Méme si le vocabulaire varie d'un chercheur a l'autre et, avec lui, certains présupposés théoriques ou méthodologiques, la notion de « catégories implicites » releve du méme type de problématisation que celle de « spheres de justice » utilisée par Michael Walzer (d. Spheres of [ustice. A Defence of Pluralism and Equa/ity, Oxford, Blackwell, 1983), celle de « symbolic boundaries » utilisée par Michele Lamont (d. La Morale et l'argent, op. cii.), ou celle de « mondes de justification» utilisée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (d. De la justification. Les Économies de la grandeur, Paris, Gallimard,1991). 2. Les données, concemant tout le territoire américain (sans prétention a l'exhaustivité), émanent d' « activistes de l'art » (environ 3000 noms) disposant d'une hot /ine, ainsi que du dépouillement des annonces, magazines et joumaux. Chaque incident a été vérifié par les responsables de la publication; n' ont été retenus que ceux oü un accord pour une exposition a été donné puis retiré, a I'exclusion done des cas ou une ceuvre n'a pas été sélectionnéetout organisme ayant par principe un droit de sélection. N'ont été considérés comme de la « censure» que les cas ou le gouvemement est impliqué. En 1996 le corpus a été étendu a la pop culture: émissions télévisées, films, publicités a valeur artistique.
1996
1995
1994
,.(\1,=~)
(q=~)
in;;12~) 92 (47%)
45 (54%)
47 (66%)
25 (13 %)
12 (14 %)
13 (18 %) ""'.t;;'-
VALEUR5CMQUE5***
35 (18%)
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DROlTS DE5 N1lNORITÉ5*"**
26 (13%) .,~ .":~(.I,,, -"
MORALE 5EXUELLE*
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DlVER5***** • «
5exuellement
19 (9%)
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___
2 (3%)
2 7 (8%) .. (3%) ~~~,T""""""-"'~
.,.««~~~
7 (8%)
explicite, nudité inappropriée,
7 (10%) pornographie,
nité, harcelement, homosexualité » ** « Blasphématoire, antireligieux, satanique, démoniaque » *** « Profanation du drapeau. violence » ****« Raciste, offensant envers les femmes » ***** « Dévoiement des fonds publics, insensibilité aux an absence de mérite artistique, vandalisme »
Globalement, les motifs a caractere sexuell' e tent largement, avec plus de la moitié des cas; vie ensuite la religion, les valeurs civiques et les dro minorités. On observe une baisse du nombre d de 1994 a 1996 (mais qui peut étre partielleme effet de la méthode de recueil), avec une augmen des motifs liés a la morale sexuelle, au détrime valeurs civiques et des droits des minorités. Quant aux protestataires ayant pris l'ini de la réaction, les plus nombreux sont les ind
46
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
Les oaleurs déf
isolés, suivis des autorités locales, puis des parents ou éducateurs, des responsables culturels, des étudiants ou universitaires, des associations et, enñn, des commen;:ants. ARTISTIC FREEDOM UNDER AITACK, 1994-96: PROTESTATAIRES 1995
,0,&,* 1996 (11::54'
64 (32 %)
24 (29 %)
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7 (8%)
2 (3%)
Les irútiatives émanant de parents ou d'éducateurs augmentent au détriment des étudiants et universítaires: indices probables d'une baisse de l' opposition libérale au nom de la «politioü correctness » et d'une augmentation des motifs a caractere sexuel. En effet, l'analyse des corrélations entre types de motifs et catégories de protestataires montre que les initiatives émanant de citoyens et d' éducateurs sont tres concentrées sur les motifs a caractere sexuel, alors que les
interventions des autorités locales se répartissent uniformément selon les catégories de motifs. N enfin l'accentuation, en 1996, de la politisation l'euphémisation des motifs invoqués, notammen les officiels locaux, avec davantage de « usage proprié des fonds publics» ou, plus elliptiquem « inapproprié », « potentiellement offensant ». Mais qu' en est-il des motifs a caractere tique ou artistique, récurrents dans les cas fran Il n'en est rien, justement: non qu'ils n'existen aux États-Unis, mais paree qu'ils ont été d'em éliminés du recensement. Celui-ci en effet com une restriction fondamentale: les incidents at toires a la liberté artistique doivent étre « basés contenu »1. Ainsi, n' ont pas été retenus le cas sculpture dont la couleur a été changée par l' prise, ou celui d'une ceuvre dans l'espace dont le maire a déclaré qu'il ne l'aimait pas ma a motivé son refus par les reglements administr Une telle présélection oriente done considérablem les résultats par rapport a l' enquéte francaise: c forcément les problemes de valeurs morales qu ainsi privilégiés, de sorte que la statístíque ne pe nous dire des problémes proprement esthétiques. cette dissymétrie est elle-méme hautement ficative de l' orientation éthique du probleme Etats-Unis, ou méme les défenseurs de la l artistique ne la défendent que dans la mesu
1. « Tous les incidents catalogués ont en commun d'im une tentative pour limiter I'acces a une forme d'expressio tique en raison de son point de vue, de son message ou contenu, ou pour interdire I'acces d'un artiste a un forum pression jusqu'alors considéré comme accessible. Sans tion, les incidents documentés dans le rapport sont basé contenu du "message" de l'ceuvre dart » (Artistic Freedom Attack, op. cit., 1996, n04, p. 12).
Les valeurs défen 48
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
les problemes posés sont d' ordre non pas artistique, mais idéologique ou moral. C'est dire que contrairement a la France, la situation américaine ne releve pas d'un conflit entre une esthétique (cene de l'art traditionnel) et une autre (cene de l'avant-garde), ni méme d'un différend entre esthétique et éthique, mais d'un conflit entre une éthique (cene des valeurs morales traditionnelles) et une autre (cene de la liberté d' expression). Pour accéder a des valeurs autres que morales dans les rejets de l'art contemporain, force est done d' abandonner la problématique de la « culture war » et, corrélativement, les statistiques ainsi que les grandes affaires médiatisées, pour nous intéresser a de simples incidents, voire a des anecdotes que seule l' enquéte de terrain a perrnis de collecter, Mais il faut du mérne coup renoncer a établir une comparaison chiffrée entre les deux pays, faute d'un corpus suffisamment homogene pour accéder a un possible recensement: encore une fois, le passage obligé par des méthodes qualitatives est fonction de la nature de l'objet, dont le degré de généralisation n'a pas encore atteint le stade, si l' on peut dire, du « statistiquement correct », recensable et quantifiable'. ARGUMENTS,
VALEURS, REGISTRES DE VALEURS
La comparaison des valeurs défendues par les opposants a l'art contemporain en France et aux États-Unis va donc s'établir sur la base de leur fréquence, non pas précisément mesurée - pour les raisons que l'on vient de voir - mais approximativement évaluée a partir du triple corpus d'affaires, 1. Pour une réflexion historique sur les conditions de pertinence du recours a la statistique, d. Alain Desrosieres, La Politique des grands nombres, París, La Découverte, 1993.
d'incidents et d' anecdotes, construit soit a partir données publiées (pour les États-Unis), soit a p des données collectées directement par l' enq (pour les États-Unis et la France). Le choix de travailler sur des matériaux s tanés, a l'exclusion de questionnaires ad hoc, a contrepartie d' empecher la comparaison s tique a grande échelle, telle qu' on la connait les enquetes standards. Il faut done recourir a comparaison plus intuitive, équipée par la farnil avec 1'une des deux cultures, qui permet de se plus que de mesurer - les effets d'étrangeté d culture al' autre. L'avantage de cette méthode es les réactions spontanées des acteurs sur lesqu elle s'appuie fournissent des expressions so beaucoup plus fartes, voire extremes, que dans des questionnaires ou des entretiens sollicité amenent davantage de positions moyennes o impliquées: d' ou la prégnance de cas tres « ty qui feraient obstacle a une visée représentativ prédictive, mais qui favorisent la rnise en reu la méthode typologique - celle-la meme que allons utiliser pour reconstituer les logiques logiques pertinentes en matiere de jugeme l'art contemporain. En d'autres termes, la m adoptée n' est pas seulement « empirico-induct partant des énoncés des acteurs en situation p dégager les constantes -, mais aussi, si l' on pe «empirico-intuitive ». Cette infraction aux de scientificité, telles du moins que la métho sondages d' opinion nous les a rendues fam est la rancon d'une perspective construite en termes de fréquence, comme dans les m quantitatives, qu' en termes de typicité: si l' on en capacité de démonstration quantifiée, on en capacité a reconstituer, dans toute sa per
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
les problemes posés sont d' ordre non pas artistique, mais idéologique ou moral. C'est dire que contrairement a la France, la situation américaine ne releve pas d'un conflit entre une esthétique (celle de l'art traditionnel) et une autre (celle de l'avant-garde), ni méme d'un différend entre esthétique et éthique, mais d'un conflit entre une éthique (celle des valeurs morales traditionnelles) et une autre (celle de la liberté d' expression). Pour accéder a des valeurs autres que morales dans les rejets de I'art contemporain, force est done d'abandonner la problématique de la « culture war » et, corrélativement, les statistiques ainsi que les grandes affaires médiatisées, pour nous intéresser a de simples incidents, voire a des anecdotes que seule l'enquéte de terrain a permis de collecter.Mais il faut du méme coup renoncer a établir une comparaison chiffrée entre les deux pays, faute d'un corpus suffisamment homogeno pour accéder a un possible recensement: encore une fois, le passage obligé par des méthodes qualitatives est fonction de la nature de l'objet, dont le degré de généralisation na pas encore atteint le stade, si l'on peut dire, du « statistiquement correct », recensable et quantifiabla'. ARGUMENTS,
VALEURS, REGISTRES DE VALEURS
La comparaison des valeurs défendues par les opposants a I'art contemporain en France et aux États-Unis va done s'établir sur la base de leur fréquence, non pas précisément mesurée - pour les raisons que l'on vient de voir - mais approximativement évaluée a partir du triple corpus d'affaires, 1. Pour une réflexion historique sur les conditions de pertinence du recours El la statistique, cf. Alain Desrosieres, La Politique des grands nombres, Paris, La Découverte, 1993.
Les valeurs défe
d'incidents et d' anecdotes, construit soit a partir données publiées (pour les Etats-Unis). soit a p des données collectées directement par l'enq (pour les États-Unis et la France). Le choix de travailler sur des matériaux s tanés, a l'exclusion de questionnaires ad hoc, a contrepartie dempécher la comparaison s tique a grande échelle, telle qu' on la connait les enquétes standards. Il faut donc recourir a comparaison plus intuitive, équipée par la famil avec l'une des deux cultures, qui permet de se plus que de mesurer - les effets d'étrangeté d culture a l'autre. L'avantage de cette méthode es les réactions spontanées des acteurs sur lesqu elle s'appuie fournissent des expressions sou beaucoup plus fortes, voire extremes. que dans des questionnaires ou des entretiens sollicités amenent davantage de positions moyennes ou impliquées: d' ou la prégnance de cas tres « typ qui feraient obstacle a une visée représentativ prédictive, mais qui favorisent la mise en ceuv la méthode typologique - celle-la méme que allons utiliser pour reconstituer les logiques logiques pertinentes en matiere de jugemen l'art contemporain. En d'autres termes, la mét adoptée n' est pas seulement « empirico-inductiv partant des énoncés des acteurs en situation po dégager les constantes -, mais aussi, si l'on peut « empirico-intuitive ». Cette infraction aux no de scientificité, telles du moins que la méthod sondages d' opinion nous les a rendues fami est la rancon d'une perspective construite m en termes de fréquence, comme dan s les méth quantitatives, qu' en termes de typicité: si l'on y en capacité de démonstration quantifiée, on y en capacité a reconstituer, dans toute sa pertin
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
la cartographie des deux espaces axiologiques pratíqués par les acteurs - américains et francais. C'est la l'objectif du tableau général intitulé « Fréquence comparée des valeurs en jeu », Il est organisé en deux colonnes, mettant en regard les cas francais et les cas américains, avec un a trois astérisques selon leur fréquence dans l'un et l'autre corpus, et la mention d'un nom propre pour les affaires les plus typiques. Les rejets sont classés d' abord selon le registre de valeurs (en majuscules), puis selon la valeur invoquée (en gras), pour laquelle est spécifiée la dénonciation-type (entre parentheses). Par exemple: la valeur de beauté, relevant du registre ESTHÉTIQUE et ayant comme expression typique «ce n'est pas beau », apparaít rarement dans l'un et l'autre pays (un astérisque); on la trouve dan s l'affaire PAGES en France et l'affaire RIEVESCHL aux États-Unis. Nous allons voir ainsi s'élaborer pas a pas la typologie des « registres de valeurs », a partir des «valeurs » inductivement repérées dans les rejets recueillis par l'enquéte, et avec l' aide des observations déja réalisées sur d' autres terrains de recherche. Cette typologie des registres de valeurs est en partie compatible avec le modele des « économies de la grandeur» proposé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Elle n'a pas l'ambition d'étre portée, comme ce modele, par une théorie des «cités» commandant les différents ordres de justification, mais par une catégorisation intuitive des ressources évaluatives offertes aux acteurs, antérieurement a toute justification. Son spectre est done plus large, puisqu' elle porte non seulement sur les justifications des actions, mais aussi sur l'évaluation des objets et des personnes. Cette perspective autorise du méme coup une description des valeurs sollicitées par
Les ualeurs défen
les acteurs a la fois plus fine et plus proche du commun, déployant des catégories d'argumentat que le modele de Boltanski et Thévenot n'intégre qu'a titre secondaire, étant donné sa compacité et haut degré de formalisation. Notre modele axiologique recoupe celui Boltanski-Thévenot pour quatre registres: le reg «domestique », renvoyant a la proximité; le reg «fonctionnel» (monde« industriel » dans leur mod renvoyant a l'exigencede commodité, d'utilité ou en de sécurité; le registre «réputationnel» (<< mond l'opinion »),renvoyant a l'opinion d'autrui, a la rép tion; le registre « économique » (monde « marchan renvoyant a la mesure pécuniaire, a la dimension f ciere. Deux registres s'inspirent de leur modele avec des inflexions: le monde « civique » a été lim ce qui releve de l'intérét général (registre «civiqu tandis que les arguments touchant a la légalité on rapportés a un registre distinct (le «juridique »); a substitué au «monde inspiré», trop centré su actions,le registre « esthétique », couvrant les référ a la beauté et a l'art. Enfin, quatre autres registre été introduits, sans lesquels nombre d' énoncés raient pas trouvé leur place dans la typologie: le re «esthésique », renvoyant au plaisir, a la sensor le registre «herméneutique », concemant l'exi de sens, de signification; le registre «purificato touchant a l'authenticité, a l'intégrité, a la pure le registre «éthique », appelant des qualificatio termes de bien ou de mal, et renvoyant a des va (sensibilité,décence, religion) qui sont portées da sens commun par une commune exigence «mor TI va sans dire que cette typologie autorise des c ries mixtes, telle la rationalité économique des dép publiques (registreséconomique/civique), ou l'au ticitéartistique (registresesthétique/purificatoire)
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GUERRE CULTURELLE FRÉQUENCE
Les valeurs déf
ET ART CONTEMPORAIN
COMPARÉE
DOMESTIQUE _ proximité (<< artiste étranger ») [« eopinage »}
DES VALEURS EN JEU
••• = fréquent; •• = possible; • = rare; ? = absenee d'exemple saillant dan s le corpus
Lt'<;'''.~~ .••..•• }•••. :.~)J; •.~~+¡l>l;r:~fc:i::~!a
FRANCE
ESTHÉTIQUE - beauté [« pas beau ») HERMÉNEUTIQUE -sens « "a ne veut ríen dire ») ~,W:'
".,,~.~
- authenticité [« ee n'est pas de l'art ») - sérieux [« e'est un canular ») - rationalité [« e'est un fou ») - talent (« un enfant pourrait en faire autant ») - originalité [« "a s'est déjá fait ») - inventivité [« se répete »)
-
-
ÉTHIQUE - travail {« il n'y a aucun travail ») - équité (<< d'autres mériteraient autant »)
PURIFICATOIRE - désintéressement [« pour l'argent ») - intériorité [« pour se faire remarquer») RÉPUTATIONNEL -renom (<< artiste inconnu ») (« artiste a la mode »)
PURIFlCATOlRE _ patrimoine, nature [« inadapté, dégradant »)
•
~;*f~ tt;¡
li&;.'
USA
• (PACES)
• (RIEVESCHL)
***
CMQUE - popularité (« la majorité n'aime pas ») [« le peuple ne comprend pas »)
f
¡
... ... .. ... .. ..
- démocratie [« les citoyens n' ont pas été eonsultés ») - représentativité [« il existe d'autres courants »]
••• (SERRA) ?
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- rationalité économique (<< e'est trop cher »)
JURlDlQUE -légalité e'est illégal »)
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au contexte
••• (BUREN)
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7
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- régulation par l~ marché [« ee n' est pas a l'Etat de subventiOImer »)
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ClVIQUE/ÉCONOMIQUE - utilité (<< "a ne sert a rien »)
...
***
.. .. ...
FONCTIONNEL -commodité (<< "a gene le passage ») - sécurité {« e'est dangereux »)
. •••
CIVIQUE -idéaux [« nazi, anti-amérieain ») CIVIQUE/ÉTHIQUE - droits des minorités [« raeiste, sexiste »] ÉTHlQUE - décence, dignité [« obscene ») - religion [« blasphématoire ») - sensibilité (<< cruel »]
.. • (FINLAY)
(TYLER, DE
• (BAZILE)
••• (NEL
• (BAZILE)
(MAPPLET
. • (HUANC)
••• (SER
• (YAN
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
Notre typologie prend également en compte les différences d' objet du jugement, dont nous allons voir qu' elles sont déterminantes en matiere d' appréciation artistique: celle-ci en effet peut porter sur l'ceuvre proposée par l'artiste (exemple: «c'est pas beau »), ou sur la personne de l' artiste (<< il fait ea pour se faire remarquer »), ou sur la relation entre l'ceuvre et la personne (<< ea a déja été fait »), ou sur la relation au contexte (<< ea géne le passage »), ou encore sur le référent de l'ceuvre (<< c'est obscene »). On remarquera que cette gradation recoupe l'axe du degré d'autonomie dans la théorie des champs de Bourdieu': les prédicats portant sur le référent de l'ceuvre (par exemple, l'obscénité du sujet) et, dans une moindre mesure, sur son contexte (par exemple, son mode de financement), témoignent d'un rapport tres «hétéronome» a l'art, y important des enteres propres au monde ordinaire; a l'opposé, les prédicats portant sur l'ceuvre elle-méme (par exemple, son originalité) et, dans une moindre mesure, sur la personne de l' artiste (par exemple, sa sincérité), relevent d'un point de vue beaucoup plus « autonomisé », utilisant des ressources spécifiques au monde de l'art. Nous examinerons donc la fac;ondont s'opere concretement la défense de ces valeurs face a l'art contemporain en fonction du degré d'« autonomie» des jugements, en allant des valeurs les plus autonomes (prenant pour cible 1'ceuvre et son auteur) aux valeurs les plus hétéronomes (visant le référent de l' ceuvre), en passant par cet objet intermédiaire qu' est la relation au contexte.
1. Cf. P. Bourdieu, Les Regles de /'art. Genése et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.
IV
L'ceuvre et son auteur
L'analyse comparée des deux corpus com cera done par les disqualifications faisant app valeurs les plus « autonomes », c'est-a-dire le spécifiques du monde de l' art: celles qui s' appli soit a l'ceuvre, soit au couple ceuvre/personne, encore a la seule personne de l'artiste. L'indissociabilité entre l'ceuvre et la person une caractéristique fondamentale de l' art mode contemporain: compte tenu de la forte personn tion associée au « régime de singularité », il e qu'un jugement sur l'ceuvre ne fasse pas inte une appréciation concernant la personne de l' Mais chacune de ces deux polarités bénéficie traitement bien différent dans le monde sava la premiere est toujours privilégiée par pr méme si la seconde est souvent présente en f l'ceuvre a la personne de l'artiste, on passe a plus ou moins « autonome » et, par conséque
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GUERRE CULTURELLE
ET ART CONTEMPORAIN
plus ou moins « légitime » dans la hiérarehie prOpre au monde cultivé'. Au sornmet de eette hiérarehie done, les attaques foealisées non pas sur le eontenu des ceuvrr-, (ce qu'elles représentent, ou leur «signifié ») mais sur leur forme (la rnaníerc de représenter, ou leur« signifiant ») ne sont pas reeensées, nous l' avons vu, par les statistiques américaines. Elles apparaissent toutefois au niveau moins « durci » des aneedotes; mais elles sont manifestement plus rares qu'en Franee, et utilisées, nous allons le voir, de facon quelque peu différen te. ESTHÉTIQUE « C'est pas beau! »; « Ii's ugly! »: paradoxalement, l'appel a la valeur de beauté n'est pas fréquent, dans l'un eornme dans l'autre corpus. Soit, en effet, elle parait trop subjeetive pour argumenter une protestation; soit elle perd de sa pertinenee au profit d' enjeux relatifs non plus a la valeur esthétique de l' ceuvre, mais a sa nature artistique. En effet, si les transgressions « modernes » portent, a l'intérieur des eadres artistiques eonvenus, sur les eodes de représentation, e' est-a-dire les normes du beau (la question étant alors de savoir si l'artiste sait ou ne sait pas bien peindre, ou seulpter), les transgressions « eontemporaines ». elles, portent plus radicalement sur les eadres mémes permettant de qualifier un objet eornme ceuvre, e'est-
1. Sur l'opposition entre « régime de singularité » et « régime de communauté» comme modalités générales de qualification (au double sens de définition et d'évaluation), cf. N. Heinich, La G/oire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration, Paris, Minuit, 1991. Sur I'oppositíon CEuvre/personne, cf. « Entre CEuvreet personne: i'arnour de l'art en régime de singularité», Communication, n064, 1997.
L'ceuore et son
f¡-dire sur la définition ontologique de l' art (la tion étant alors de savoir si ron a bien affaire artiste, et a une ceuvre d' art)'. Aussi les protesta se eoneentrent-elles avant tout sur des questio catégorisation (est-ce ou n'est-ce pas de l'art?) que d'évaluation (quelle valeur cela a-t-il ?). C en Franee, on ne trouve done que quelques protestations au nom de la beauté dans les livre amérieains: « Il est malheureusement plus facile unique que de transmettre le sentiment de la beauté un visiteur sur le livre d' or du List Visual Arts de Boston, stigmatisant ainsi la prééminenee valeur d' originalité (<< étre unique ») par rappo valeur plus classique de beauté. En outre, dans l' éehelle des valeurs prop monde occidental, la beauté est traditionnelle l'une des plus associées a la subjeetivité, l'agrément sensorieF: c'est dire que, en Fran plus qu'aux États-Unis, la question de la bea suffit a «faire une affaire»: tout au plus p elle de eompléter une argumentation. On bien dans l'affaire Serra a New York, ou la p « Pour le déplacement » - signée en 1980 par p
1. Cf. N. Heinich, Le Triple jeu de iart coniemporoin, La distinction entre art classique, moderne et contem entendus non pas comme des périodisations mais com catégories génériques (voire des « paradigrnes », au Kuhn), a été proposée dans N. Heinich. Pour en finir querelle de l'ar! contemporain, op. cit. Quoique non canoni permet de comprendre la « querelle de l'art contempora comme une divergence d'évaluations sur une échelle rnais comme un « différend » entre systemes d'évaluatio rogenes, adaptés chacun a des « genres » spécifiques. 2. Sur les ímplications de cette propriété dans l'es philosophique, cf. ]ean-Marie Schaeffer, Les Célibataires Pour une esthétique sans mythes, París, Gallimard, 1996.
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
1300 personnes exigeant la « relocation » de Tilted Are - était rédigée ainsi: « Nous soussignés estimons que l' ceuore d' art intitulée Tilted Are constitue une obstrur: tion a la place et devrait étre déplacée en un lieu plus upproprié. (Ceux dont les noms figurent avec un astérisque* ne trouvent aucun mérite artistique a l' ceuvre de Serra »). Ici, c'est l'argument fonctionnel qui étaye la protestation publique, tandis que l' argument esthétique _ rédigé de facon ambigue, entre disqualification de la valeur esthétique et contestation de la nature artistique de l' CEuvre- est réduit a un codicille entre parentheses, un astérisque apposé aux noms des signataires1• Et parrni les opposanrs convoqués a s' exprimer Iors du débat public, seul un juge arnene explicitement l' argument de la beauté, regrettant que l' ceuvrs porte atteinte a l'esthétique de la place: « Tilted Are masque totalement la beauté architecturale de l'esplanade, le [acob K. Javits Federal Office Building, et soustrait a la vue d' un grand nombre de personnes la beauté, la simplicité et l' ouverture de la place et de lafontaine », L'une des seules affaires (locale) engagée principalement au nom de l' esthétique concerne la commande publique passée a Gary Rieveschl en 1989 pour la ville de Concord en Californie du Nord-. Intitulée Concord Heritage Gateway (<< porte patrimoniale de Concord»), cette installation, composée d'une rangée de márs en aluminium formant une 1. II aurait été intéressant de connaí'tre le pourcentage d'astérisgues dans la liste, mais cette pétition ne semble guere avoir retenu l'attention des analystes dans les nombreuses publications consacrées a cette affaire: une seule en reproduit le texte, aJors que la pluparr des commentateurs (orientés, a une exception prés, vers la défense de I'artiste contre ses Opposants) y font allusion de maniere inexacte, sans prendre en compte la nature précise des arguments invogués. 2. E. Doss, Spirit Po/es and Flying Pigs, op. cit., p. 57.
L' ceuore et so
entrée de ville, fut surnommée Spirit Poles (<< m l'esprit») ou encore Porcupine Plaza (place d épic), et désignée comme « la plus laide des scu ftnancées sur fonds publics en Amérique » a l'issu concours organisé par le National Enquirer. M de beauté, de charme, dharmonie (registre tique) et dissonance par rapport au contexte ( purificatoire) étaient les principaux reproches cette commande publique.
DlSQUALlFICATIONS
ESTHETIQUES
« Laid ! Dur, froid, déprimani !Pas du tout dans de Concord. Concord, c'est l'harmonie et l'agrémeni moi, il n'y a aucune harmonie dans ce qui nous est p la. S'il vous plaü, recommencez tout! » « Trop dur, pas plaisant esthéiiquement. On ne voi rapport avec l'histoire ou l'esprit de Concord » « Ces longs máis saitlants sembient étrangers a ronnemeni plutót qu'en harmonie avec lui. Cela ne m donné l'impression d'une entrée de ville accueillante « La sculpture ressemble a des büums, et elle est a p aussi attirante que les palmiers utilisés sur d' autres Les palmiers appartiennent a la Californie du Sud. Qu qui est arrivé aux paysages naturels de la Californie du aux séquoias, a son charme rural sophistiqué? Conc devrait pas ressembler a une méiropole. Beaucoup de c sont nés ici y vivent pour son aimosphere rurale et son par la croissance urbaine »
Apres une campagne dans les médias, le no conseil municipal vota le retrait de l' ceuvre toutefois en place car protégée par le droit en usage en Californie. En revanche, dans l
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
affaire similaire rencontrée en France, les opposants a la commande publique ne purent obtenir gain de cause: la fontaine de Bernard Pages, en forme d'accumulation de bidons de pétrole, demeura installée Sur la place principale de La Roche-sur-Yon, malgré une intense campagne dans la presse locale, d' abord quasi exc1usivement négative puis, peu a peu, ouverte aux partisans de l'ceuvre1. Outre l'absence de relation avec le contexte local, appelant des critiques de type purificatoires au nom de l'intégrité du lieu, c'est la trivialité industrielle du matériau qui, exactement comme a Concord, suscita des indignations exprímées principalement dans le registre esthétique _ cas exceptionnel done en matiere d'art contemporain, en France comme aux États-Unis. HERMÉNEUTIQUE
L'argument de la beauté a donc cessé d'étre central en matiere d' art contemporain, en tout cas du cóté des experts, qui l'abandonnent volontiers aux profanes. En France, il tend a étre supplanté par l'argument de la signification, du sens contenu dans l'ceuvre :c'est le registre «herméneutique ». impliquant non plus une perception immédiate mais une interprétation, dont les ressorts sont imputés non a l'activité cognitive de celui qui juge mais aux propriétés de l'ceuvre méme. C'est de ce registre que relevenr typiquement, sous forme négative, les fréquents « ea ne veut rien dire! ». Sous forme positive, un exemple frappant est fourni par l'affaire Huang a Beaubourg: face aux opposants qui mettaient en jeu la sensibilité a la souffrance animale, les commissaires de l'exposition avaient 1. Cf. N. Heinich, « Esthétigue, déception et mise en énigme: la beauté contre l'art contemporain ", Art Présence, n016, octobre 1995 (repris dans L'Art contemporain exposé aux rejets, op. cit.).
l.ceuore et so
argué non de la beauté de l'ceuvre, ni de son i tion dans une tradition avant-gardiste (registre tique: beauté et art), mais de sa symbolique mo politique (1'ceuvre comme symbole de la paix saire entre les especes). Dans le corpus américain, ce recours a l'herm tique existe, mais n'est que peu présent: «Je n compris. Mais ra ne concerne san s doute que moi d'or du List Visual Arts, Boston). En outre, lors « sens » est invoqué, il semble d' emblée concu forme d'une intentionnalité personnelle cons c'est-a-dire rabattu sur le «message» que l en personne aurait voulu faire passer, plutó par exemple, sur la capacité de l'ceuvre a sym des phénomenes propres a son époque. On bien dans cette réaction du président Gerald a une sculpture de Calder: «Je dois dire que pas vraiment compris, et ne comprends toujours que M. Calder a essayé de nous dire ». Il s'agit l rabattement de l'art sur la dimension idéolo faisant de la création un moyen parmi d pour exprimer volontairement et consciemme opinion: phénornene qui peut paraítre naif au francais, habitué a des interprétations faisant j symbolique inconsciente des ceuvres par rap une société tout entiere. On voit ainsi se profiler une différence cessera de s'affirmer au cours de l'analys interrogations, récurrentes dans les deux pay les limites de l'art, semblent davantage ax France sur des valeurs « autonomes ». propres moderne et contemporain (sa capacité spécifi symbolisation, son « sens »), alors qu' aux État elles débouchent immédiatement sur des prob tiques plus «hétéronomes », relevant de po éthiques et politiques (1'intention idéologiq
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
I'artiste, son « message ». qui serait éventuellement exprimable par d'autres voies). ESTHÉTIQUE/
PURIFICATOIRE
« On diraii une de ces sculptures de camelote que des artistes carnés appellent de l'art », protestait un habitant de Concord a propos de l'installation de Rieveschl; un autre: « On dirait que les fous se sont échappés de l'asile ! »: et un autre encore: « Des máts en alurniniurn! Le centre-oille n'est pas un pare industriel des hautes iechnologies! », De tels arguments n' operent plus par une évaluation continue de la valeur de l'ceuvre (plus ou moins belle, plus ou moins chargée de sens), mais par un classement discontinu, de part et d'autre de la frontiera entre ce qui releve de l'art et ce qui n'en releve pas - 1'ordure, la folie, l'industrie. «Ce n'est pas de l'art! »: c'est la question de 1'authenticité artistique qui se joue la, avec la question de savoir si l'ceuvre proposée est conforme a la définition fondamentale de l'art, et si l' artiste en est vraiment un. On est a la jonction du registre esthétique (I'art) et du registre purificatoire (l'authenticité, la pureté de la proposition eu égard a sa catégorie d' appartenance), avec des criteres visant a la fois, et de facon souvent indissociable, l'ceuvre et l'artiste, l'objet et la personne de son auteur. Cet argument est tres important dans le corpus francais, ou nombre d' ceuvres operent aux limites de l'authenticité, et ou la question de la nature _ artistique ou non - des propositions amenées en art contemporain est posée de facon récurrente dans les argumentaires des protestataires. On le trouve également invoqué dans plusieurs incidents américains: en 1983 a Boulder (Colorado), un projet de création par Andrea Blum dune sculpturedans un parc, comportant trois pavillons en béton, suscite des
L'reuvre et son au
débats publics aboutissant a son abandon; en a Tacoma (Washington), des citoyens, furieux co deux sculptures abstraites au néon de Stephen A nakos installées gráce a un financement munic votent leur retrait; en 1986 a Cleveland (Ohio), sculpture de Claes Oldenburg, commandée pou siege d'une entreprise et consistant en un éno tampon encreur portant le mot FREE en lettre 5, 5 metres de haut, fait l'objet d'une campagne protestations lorsque l'entreprise propose de l'o a la ville; et des incidents analogues ont été rece a propos d'installations multi-media, a Georget (Delaware), Las Vegas (Nevada), ou Silver Sp (Maryland). La mise en cause de la nature authentiquem artistique de la proposition peut se limiter a négation non argumentée: « Ce n'esi pas de l'ar Elle joue volontiers sur le theme de la nudité du dans le conte d' Andersen Les Habits neufs de l'Em reur, référence paradigmatique de ce type de pro tations: ce sont les innocents qui posséderaien vérité (le roi est nu, il n'y a pas d'art), alors qu savants qui s'extasient sur les ceuvres seraient gogos ou des snobs bernés par des imposteurs'. Mais il existe aussi tout un répertoire dar ments susceptibles d'étayer l'accusation en réa mant la délicate frontiere entre art et non art, ren si problématique - depuis les fameux readyrnad
1. Sur les attendus et les implications de cette figure ty de la protestation contre l'art contemporain, d. Dario Gam Un iconoclasme moderne. Théorie et pratique du vandalisme tique, Lausanne, Éditions den-bas, 1983, et The Destruciio Art. iconodosm and uandalism since the Frenen Reuolution, Lo Reaktion books, 1997, ainsi que N. Heinich, Le Triple jeu d contemporain, op. cit.
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L' reuvre et son au
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN Marcel Duchamp - par la nature méme des Propositions relevant de l'art contemporain. Le «ce n'est pas de l'art » abonde dans l'une et l'autre cultures, mais semble y étre argumenté de facon un peu différente. En France, fréquentes sont les accusations portant sur le sérieux (<< e' est un eanular »), la raison (<< il est fou »), le talent (<< un enfant pourrait en faire autant »), l'originalité (<< fa s'est déjii fait »), l'inventivité (<< il se répéte »), le désintéressement (<< il fait fa pour de l'argent »), l'intériorité (<< il fait fa pour se faire remarquer ») - ces deux derniers arguments manifestant typiquement l'adhésion au « régime de singularité », faisant de l'unicité, du hors normes, de I'exceptionnalité, une valeur fondamentale. Aux États-Unis, ces différentes mises en cause de l'authenticité semblent moins répandues, a I'exception de l' argument de la raison, interrogeant la santé mentale de l' artiste. La nécessité de marquer la frontiere entre art et non-art prend plutót la forme de demandes de définition des limites: limites de la liberté d' expression, du domaine privé, de la transgression, ou encore de l'industrie. MISES EN CAUSE DE L'AUTHENTICITÉ « L'ART N'EST PAS TOUT ET TOUT N'EST PAS DE L'ARTf»
«fe ne peux pas eroire que ee true soit eonsidéré eomme de l'art. .. » « Ou'esi-ce que c'est ? Un musée d'art ? C'est de la merde] » « Il est diffieile d'apprécier le gen re de soi-disant "ari" présenté ici. l'ai un peu Z'impression qu'un bon nombre de ees artistes souffrent eux-memes de troubles et d'instabilité. L'art expressif est bien si c'est de Z'ART,
mais /'ordure expressive, e' est autre ehose - a moins qu ee soii une autre forme d' ART? » «Cette exposition mérite un autre nom: PAS D L'ART»
« ... Et e' est pour ~aque je suis venu de Boston !Donnez moi une exposition Renoir N'IMPORTE QUAND f U amateur d'Art de Qualité de longue date. » (Livre d'or du LIST Visual Ayt Cenier, Bastan
Cependant, c'est dans l'articulation entr registre esthétique de la beauté (a propos de I'osu et le registre purificatoire de 1'authenticité tique (a propos de l'ceuvre et/ou de la personne l'artiste) qu'apparait une différence essentielle les deux pays. La question esthétique en effet s' aborder de deux íacons: soit discontinue, av mise en cause de l' appartenance a la catégorie ceuvres d' art, en termes de «art ou non art » continue, avec l' évaluation de la place sur W1eéc de valeurs, en termes de « plus ou moins » bo quels que soient les enteres avancés pour en jug France, l'accord sur l'appartenance a la catégori ceuvres d' art (jugement discontinu) laisse ouve discussion, et done l' éventuel désaccord, quan qualité de l' osuvre (jugement continu), de sort la question de l' authenticité cede alors aux que de qualité plastique ou de valeur symbolique: ceuvre peut étre catégorisée comme de l' art étre pour autant évaluée comme intéressante, d'étre appréciée et soutenue. Ainsi, il est signi que ce soit un visiteur francais qui écrive sur l d'or d'une exposition au Wadsworth Atheneu Hartford en 1994: « C' est bon du point de vue
mais c'esi du MAUVAIS
ART
».
Aux États-Unis en revanche, il semble que artistique et qualité esthétique de l' oauvre soien
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
facilement eonfondues, l'une entramant foreément l'autre. Il suffirait ainsi d'établir qu'un objet est beau pour admettre qu'il est de l'art, et inversement. C'est ainsi par exemple que se présentent les argumentaires des experts lors du proees Robert Mapplethorpe a Cineinatti en 1989,lorsque le eonservateur du musée futjugé pour avoir exposé des images du célebrephotographe montrant des aetes homosexuels extrémes. L'assimilation entre valeur esthétique et nature artistique permit aux experts de botter en touehe les protestations eontre la nature supposée pornographique des images en question, en insistant sur les qualités plastiques de la eomposition: si e'est beau, alors e'est foreément de l'art, done cela éehappe a la législation eoneernant l' obseénité, et il faut le soutenir. « Le procureur, Frank Prouty, argua que ces photographies représentant ce que le New York Times qualifiait de « pénétration anale et pénienne al' aide d' objets inhabituels » n' avaient pas de valeur artistique - argument essentiel dans les accusations d' obscénité. Mais Ms. Kardon exprima son désaccord. Elle releva la sensibilité de Mapplethorpe en matiere d' éclairage, de texture, et de composition, qualifiant un « autoportraii de Mapplethorpe avec la poignée d'un jouet insérée dans l'anus » de « presque classique dans sa composition ... « Et l'image d'un homme urinant dans la bouche d'un autre était, selon elle, « remarquable en raison de la jorte oppositien des diagonales caractérisant sa conception ». Une autre image, dii-elle, démontrait le goüt de Mapplethorpe pour « une image extremement centrée ». « C'est bien celle qui monire l'avant-bras d'un individu inséré dans l'anus d'un autre individu? », demanda Prouty. « Oui, répondiielle, l'avant-bras de l'indioidu est exactement au centre de l'image, exactement comme beaucoup des fleurs qu'il photographie »1. 1. W.Steiner, The Scandal o/ Pleasure, op. cit., p. 9.
L'ceuore et son
L'argument de la qualité esthétique (e'est étaye eelui de la nature artistique (c'est de lequel balaye alors, au moins sur le plan jurid l'imputation dobscénité (c'est pornographi done eondamnable). Ayant concentré l'essentie débat sur la frontiere entre art et non art (plutó sur l'intérét artistique de l'ceuvre), et báti l'argu tation sur la beauté (plutót que, par exemple, signification), les experts ont pu en eonclure a bien affaire a de l'art puisqu'il y a de la be rendant caduque l'interrogation sur la légitimi I'ceuvre et de son exposition au publie: si c'est e'est de l' art, et si e'est de l' art, l'ceuvre ne peu eonsidérée eomme de la pornographie; aussi m t-elle d'étre ineonditionnellement soutenue o moins, protégée. C'est ainsi que le eonservateu musée fut aequitté. En Franee, on aurait plutót attend u, pour fier une exposition eomme eelle de Mappleth l'argument« esthete » de l'autonomie de l'artiste artiste a le droit de ehoisir ses sujets, seule eom qualité de leur traitement) et de la place de l'c dans l'histoire de la photographie eontemporain bien l' argument « herméneutique » de la symbo des images (la signifieation sociale de l'homose lité dans les sociétés occidentales eontemporaine de leur róle transgressif (la dimension néeessaire « critique» de l'art). En d' autres termes, si 1'« ar tant que eatégorie ontologique est souvent e avee une eatégorie évaluative, ee eouplage p moins systématique en Franee qu'aux États-Uni
1. Pour une mise en perspective critique de ce couplag l'histoire de l'esthétique savante, d. [ean-Marie Schaeffe de ['age moderne. L'esihéiique et la philosophie de l'art du XVIlf nos jours, Paris, Gallimard, 1992.
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Notons toutefois que l'argumentation des experts au procss Mapplethorpe suscita des réticences aux États-Unis mémes, que ce soit chez les observateurs spécialisés' ou chez les simples citoyens. Ainsi, en réponse a l'article du célebre critique conservateur Hilton Kramer qui s'interrogeait sur la qualité esthétique des photographies de Mapplethorpe ou du Tilted Are de Serra (( L'art raté, et méme l'.art pernicieux, demeurent quand méme, d'une eertaine facon, de l'ari »2), un lecteur du New York Times écrit (30/07/1989): « Les valeurs, pour une grande part de ee qui se présente dans le monde de l'ari, sont gonflées par un vocabulaire prétentieux, et l'étiquette « art » suffit a sanetifier bien des auures en les soustrayant a un examen précis », On voit la comment le débat peut servir de point de ralliement des libéraux contre les conservateurs, ou des défenseurs de 1. Voici par exemple cornmenr la sociologue Wendy Steiner analyse le preces: « Janet Kardon [commissaire de l'exposition] affirma que les photos de Mapplethorpe étaient de l'art parce qu'elles avaient certaines qualités formelles que les experts pouvaient reconnaí'tre comme artistiques, indépendamment de Jeur sujet. Bien sur, il s'agit la de justifier I'autorité des experts, censés avoir I'expérience, I'habitude et la sensibilité en matiere de formes, qui leur permettent de distinguer l'art du non art. Pourtant, il est intéressant de noter que la question ici n' est pas de savoir si une photographie est de l'art, mais si c'est de l'art de qualité. (... ) La décision concernant la valeur n'est pas ontologique. L'art sans valeur est encore de I'art, Done l'argument formel concerne la qualité, et non I'ontologie. (... ) Le preces Mapplethorpe, parce qu'il fut cadré par la loi sur I'obscénité, substitua la question "qu'est-ce que l'art?" a la question "pourquoí aimons-nous (ou aiment-ils) cet art-lá ?". Ainsi, la partialité des experts, leur vulnérabilité au contexte, leur humanité, disparurent au profit d'une question de type vrai ou faux - art ou non art? - qui obscurcit les véritables enjeux du cas » (w. Steiner, The Scandal o/ Pleasure, op. cit., p. 54-55). 2. H. Kramer, « L'art est-il au-dessus des lois sur la décence? ». New York Times, 02/07/1989, cité in R. Bolton, Culture Wars, op.
cit., p. 54.
L'ceuvre et so
l'éthique de la liberté d' expression contre les seurs de l'éthique des valeurs morales. La ques la qualité esthétique de 1'ceuvre et celle de sa artistique, intriquées 1'une a 1'autre, se nouen memes indissociablement avec des enjeux pol idéologiques, éthiques. ÉTHIQUE
Registre esthétique (beauté, art), registre neutique (sens), registre purificatoire (au cité): a ces trois registres centraux dans le de l' art s' ajoute enfin, pour disqualifier une ou un artiste, un registre plus « hétéronome éloigné de ce monde. Il s'agit du registre é dont relevent les arguments exprimés en term « bien» ou de « mal», de moralité, ainsi que d des lors qu'il est question d'une juste distributio ressources, dans la mesure 011 il serait immora pas octroyer a chacun ce qui lui revient, d'infl souffrance d'un défaut ou d'un déni de reco sanee'. Dans le contexte qui nous occupe, se joue sur deux plans: d'une part, entre ce donné par la personne et ce qu' elle recoit, lor manque apparent de travail provoque l'indig face a une reconnaissance jugée indue (( il n 'ya travail! »); et d' autre part, entre les bénéfi potentiels de cette reconnaissance, lorsque d artistes ou d'autres ceuvres sont supposés
1. La question de la reconnaissance, envisagée com nécessité éthique, a été développée par Axel Honneth, pour la reconnaissance, 1992, París, Cerf, 2000. Pour une tion au domaine spécifique des créateurs, cf. N. Heinic que l'art fait a la problématique de la reconnaissance: d a l'estime ». in Alain Caillé, Christian Lazzeri (éds.), L naissance aujourd'hui, Paris, CNRS éditions, 2009.
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tout autant que ce qui est donné a l'objet controversé (<< d' autres en mériteraient autant! »). Le premier de ces deux arguments, adossé a la valeur générale du travail', se trouve plutót chez les profanes, qui tendent a projeter sur les objets artistiques les modes d' évaluation en usage dans le monde ordinaire. Le second, adossé a la valeur plus spécifique de la qualité artistique, relative a la place occupée dans le« champ artistique »- pour reprendre ici le concept forgé par Pierre Bourdieu -, provient plutót des artistes eux-mémes, notamment des artistes de sensibilité « moderne », qui comprennent mal le privilege octroyé par les spécialistes d' art aux ceuvres relevant du genre « contemporain ». Quoi qu'il en soit, l'indignation exprimée dans ces deux types d'argumentation indique bien qu'on a affaire la a un sentiment profond d'injustice, de blessure, d'atteinte a des valeurs fondamentales: on n'est plus dans l'ordre, inégalement pertinent selon les contextes, de l'esthétique, mais dans celui, beaucoup plus universel, de l'éthique, éventuellement articulée a une dimension politique lorsqu'il s'agit de mettre en cause les choix des institutions publiques. Ils proviennent plus fréquemment de spectateurs peu familiers du monde de l'art, en tout cas de l'art contemporain. PURIFICATOIRE,
RÉPUTATIONNEL, DOMESTIQUE
Il existe enfin des jugements entierernent basés sur la personne de l'artiste: un peu plus bas done sur l'échelle de la hiérarchie cultivée, qui tend a privilégier l'évaluation de l'ceuvre. lei, les registres esthétiques (beauté, importance artistique) et herrnéneutiques (signification, symbolique) n'ont plus 1. Sur le travail comme valeur, d. Yann Darré, e La valorisation des activités professionnelles », these de l'EHESS, 1997.
L'ceuvre et so
cours: l'artiste en tant que personne n' a pas beau, ni porteur de sens. En revanche, il doit véritable artiste: on retrouve la le registre pu toire de l'authenticité, appliqué non plus aux téristiques proprement artistiques de l'obje comme avec les arguments relatifs a l'authenti I'ceuvre, mais aux propriétés que doit posséd personne pour prétendre au statut d'artiste. Ces propriétés sont, dans notre corpus, au n de deux. La premiere est le désintéressement: l ne doit pas exercer son talent« pour l'argent » si celui-ci peut étre une conséquence attendue activité. La seconde, plus subtile, est l'intério ne doit pas agir « pour se faire remarquer », o répondre aux attentes d' autrui, mais pour sa une « nécessité intérieure », selon le mot céle Kandinsky. On est bien, dans 1'un et 1'autre ca le registre purificatoire de l'authenticité, qu une continuité entre le produit évalué et son - en l'occurrence, les ressources créatives d tiste, son « don », son «inspiration ». Cette d' expression d'une intériorité est une caractér majeure de l'art moderne, et qui lui est pro paradigme classique ne connaissait pas cette r le paradigme contemporain la transgresse volo C'est done au nom de la « pureté » de la déd de l'artiste a son art que s'expriment ceux qui s tisent 1'attrait du gain, l'histrionisme ou le c supposés chez les auteurs des ceuvres contest Le deuxieme registre mobilisé par les jug sur la personne est le registre «réputatio (néologisme regrettable mais rendu néc par l'absence d' adjectif dérivé de «réputati analogue au «monde du renom » dans la n clature de Boltanski et Thévenot, il utilise l'o d'autrui comme argument principal de la
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Mais cet argument peut jouer de deux facons opposées: positivement, le renom est un gage de qualité (1'artiste « inconnu» devenant alors quelque peu suspect de mériter son obscurité); négativement, il alimente un soup<;onde superficialité, de soumission aux réseaux ou aux effets de distinction (1'artiste « a la mode », « médiatique », devenant alors suspect de ne pas mériter plus qu'un engouement temporaire). Enfin, le troisieme registre de ces jugements sur la personne est le registre « domestique », a travers la valeur de proximité. Or celle-ciest, elle aussi, ambivalente: « étranger ». l'artiste qui n'est pas d'ici n'a rien a y faire, car il manque de la sensibilité locale et des liens qui justifieraient sa présence; mais s'il est trop bien intégré, alors il peut étre soupconné de ne devoir sa position qu'au clientélisme, aux relations mondaines, au « copinage ». On voit que, autant les valeurs relevant du registre purificatoire sont, ici, relativement stables (désintéressement et intériorité sont toujours positifs), autant les valeurs relevant du registre réputationnel et du registre domestique sont ambivalentes, variant du positif au négatif selon les contextes. C'est la l'indice que la qualification des personnes, des qu'elle s'éloigne des valeurs propres au monde de l'art, perd de sa pertinence et de sa force consensuelle. Ces jugements sur la personne font état de fortes attentes axiologiques concemant la personnalité de l'artiste. Or ils ne semblent pas également répandus dans l'un et l'autre pays: assez fréquents en France, on ne les trouve pas ou guere dans notre corpus américain. Certes, il peut ne s'agir que d'une insuffisance de documentation. Mais on est en droit de conjecturer une relative indifférence des protestataires américains envers les valeurs attachées a la personne de 1'artiste, qu'il s'agisse de ses qualités propres ou de celles qui lui sont attribuées par ses contemporains ou par ses proches.
L'cruvre et son
En résumé, l'ceuvre et la personne de l'artiste sournis, dans l'un et 1'autre pays, a des évalua présentant quelques points communs. mais au sensibles différences. Le registre esthétique est p dans la « guerre culturelle» américaine comme les rejets de l'art contemporain en France, mais m nalement: la question de la beauté semble peu s tible d'étayer un accord, sauf lorsque, aux États elle est amenée par des experts pour argumen validité de principe d'une proposition en tant releve de l'art. En France, les experts sont dav portés vers le registre herméneutique de la sig tion, soutenu yar une analyse symptomale de l' alors qu' aux Etats-Unis il releve plutót d'une atte sens commun portant sur un « message » idéol consciemment transmis par l'artiste. Et si la q de l'authenticité artistique, relevant du registre catoire, est récurrente dans les deux pays, le rép des arguments semble moins développé aux Unis, ou i1 se limite essentiellement a l'exige rationalité et de talent de l'artiste, tandis qu'en s'ajoutent volontiers les exigences d'originalité ventivité, en matiere de qualité conjointe de et de l'artiste, et de désintéressement et d'inté en matiere de qualité attestant qu' on a bien a un véritable ártiste. En tant que personne, cel également évalué, dans l'un et l'autre pays, registre éthique du travail et du mérite. Enfin. le réputationnel du renom, et le registre domest l~proximité, apparaissent davantage en Franc Etats-Unis, suggérant que, dans ce dernier p valeurs associées spécifiquement a la personne tiste pourraient étre moins pertinentes.
v La relation au contexte
Une sociologie d'inspiration pragmatiste contente pas de prendre en compte le contex interactions ou des énonciations qu' elle étud s'intéresse aussi a la facon dont les acteur mémes font intervenir le contexte dans leque raissent les objets de leurs actes, de leurs éch de leurs disputes. Car la valeur attribuée a u ou a un étre n'est pas seulement fonction de pement axiologique des sujets de l'évaluation propriétés de ses objets: elle dépend aussi du c dans lequel les uns et les autres évoluent. D répertoire des nombreuses valeurs disponib acteurs pour former un accord sur les gra relatives, exceptionnelles sont les valeurs lues », celles qui demeurent constamment p quelles que soient les circonstances: la plupa des valeurs «contextuelles», qui peuvent de leur pertinence, voire s'inverser du tout a par exemple, si « un texte bien écrit » fait fi
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La reIation au
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN compliment dans un contexte littéraire, c'est plutót une disqualification dans un contexte scientifiqua'. Par rapport aux valeurs centrées sur la personne de l' artiste et/ou sur son eeuvre, dont nous venons de voir qu' elles sont les plus spécifiques du monde de l'art, les valeurs centrées sur la relation au contexte - contexte de présentation de I'reuvre, contexte de travail de l'artiste - bénéficient d'un moindre degré d' autonomie: elles impliquent en effet, par définítion, qu' on prenne en compte des considérations relevant de la vie ordinaire et plus seulement de la création artistique. Il est du méme coup probable qu' elles proviennent plutót de spectateurs moins spécialisés, moins acculturés a l' art contemporain. C'est ce que ferait sans doute apparaitre une enquéte statistique sur échantillon représentatif croisant les opinions avec les origines sociales et le niveau d'études: méthode explicative classique, mais qui se trouve exclue par notre approche qualitative, pragmatique et compréhensive. Aux États-Unis comme en France, les nombre uses protestations axées sur la relation entre l' ceuvre et son contexte empruntent plusieurs registres de valeurs: le purificatoire, avec la préservation de l' environnement; le fonctionnel, avec la commodité et la sécurité; le civique, avec les diverses critiques adressées aux institutions; l'économique, avec l'invocation de la valeur marchande; et le juridique, avec le respect des formes légales.
1. Cette différence entre « valeurs relatives » (ou contextuelles) et « valeurs absolues » a été mise en place dans N. Heinich, Pierre Verdrager, « Les valeurs scientifiques au travail ». op. cit., et développée dans N. Heinich. La Fabrique du patrimoine, op. cit.
PURlFICATOlRE
En matiere de relation au contexte, le registre ficatoire est invoqué a propos de l'intégrité la pureté d'un lieu, que le projet ou l'ceuvre « inadapté », « dégradant » - viendrait souiller, perturber. Le lieu en question peut étre natu sont, par exemple, les critiques dénoncant ponsabilité manifestée par Michael Heizer a de l'environnement avec une ceuvre de « lan Double Negative - une excavation au bulldozer en pleine nature a Overton, Nevada, en 1970. peut également étre urbain, comme - nous l' av _ avec l' affaire Rieveschl a Concord, ou encore projet de Christo pour Central Park a New York en 1991: il fit l' objet d'une campagne de mobil _ soutenue par un éditorial du Times - de la riverains aisés, de défenseurs de l' environnem d'urbanistes, inquiets des foules que cela attir du « dangereux précédent» que cela créerait; ment de la profanation du parc - proche de c avait alimenté l' affaire Buren a Paris en 1986 le rejet par le Parks Department, en raison du d'une « complete et systématique altération d'u lieu » (le projet fut toutefois réalisé quelques plus tard, et connut un tres grand succes). En France, la défense «purificatoire» du moine apparait dans plusieurs cas de mobil contre une installation ou une commande p d'art contemporain. L'argument avait parf invoqué contre l' empaquetage du Pont-Ne Christo a Paris, mais c' est évidemment Buren qui en est le cas le plus emblématique, plusieurs associations patrimoniales furent gine du mouvement de protestation. Les regi valeurs les plus utilisés dans les graffitis hos projet sur les palissades du Palais-Royal ne fu
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secondairement d' ordre esthétique: le plus fréquent fut le purificatoire, a travers l'argument du respect de l'intégrité d'un lieu patrimonial, puis le civique, a travers l'argument du respect de l'intérsr général, des procédures de consultation et de la vox populi. Aux États-Unis en revanche, la défense du patrímoine est une valeur peu présente dans la «guerre culturelle », al' exception des deux cas susdits et, marginalement, de l'affaire Serra a New York, 011 certains opposants arguerent de la nécessité de protéger le site. Parmi eux, un administrateur régional de l'Administration sanitaire proposa quatre arguments pour motiver le retrait de « cette barriere qu' on voudrait [aire passer pour de I'art », dont trois s'appuyaient sur le respect de l'intégrité du site: «deuxiémemeni, elle est comme une cicatrice sur la place et crée un effet deforteresse; troisiémemeni, e'est une cible pour les graffitis; quatriémemeni, e/le est trop volumineuse pour son environnement actuel et elle porte atteinte a l' esprit et au concept de la place ». Mais de tels arguments n'apparaissent que de facon marginale dans les rejets américains: faute non tant de lieux patrimoniaux suffisamment nombreux et investis (1'Amérique étant loin de manquer de monuments historiques, comme l'a opportunément souligné Frédéric MarteP) que, probablement, dune sensibilité
a
1. « Aux critiques européens qui, l'instar de [ean-Luc Godard, répetent que les États-Unis n'ont pas d'histoire, une observation rigoureuse de la classification et de la restauration des monuments historiques, partout aux États-Unis, apporte un démenti cinglant. On peut mérne affirmer le contraire: I'Amérique est obsédée par l'histoire - du moins par son histoirs - et elle peut d'ailleurs se vanter d'avoir l'une des constitutions les plus anciennes du monde et W1e multitude de lieux et de bátiments d'une importance historique considérable » (F. Martel, De la culture en Amérique, op. cit., p. 204). Sur l'anti-américanisme francais, d. Philippe Roger, L'Ennemi américain. Généalogie de l'anti-américanisme francais, Paris, Seuil, 2002.
La relation au c
bien développée a la notion de « patrimoine col voire universel - comme le suggere la polysém terme «heriiage », ne permettant pas de dist entre l'« héritage » familial et le « patrimoine »na voire mondial. FONCTIONNEL
Le premier argument contre Tilted Arc é suivant: « Il détruit un espace origtnellement ou empechant le passage de part et d'auire de la plac obstruant la vue de la fontaine », On aborde la un registre: le registre fonctionnel, qui peut con non seulement, comme id, la commodité d (<< ~a gene »), mais aussi la sécurité (<< c'est reux »). Ce registre fut largement mis a contri dans l' affaire Serra, tant par les profanes q les spécialistes: tel le critique d' art Hilton K qui évoqua le «souhaii du sculpteur de décon et rendre inhabitable le site public que la sculptur concue pour occuper »1_ référence aux propos d lui-méme, qui avait déclaré avoir voulu ainsi et déconstruire (alter and dislocate) la fonction tive de la place ». Un juge, rappelant que « la la fontaine ont été concues pour les gens qui v travaillent ici, et l' apprécient », déplore que « en la place en deux, l'installation en forme de mur de de haut et 120 pieds de long a interdit ou, du moins déroblemeni entravé l' utilisation de cet espace ou des milliers de personnes »2.
1. « L'art est-il au-dessus des lois sur la décence? », Bolton, Culiure Wars, op. cii., p. 56. 2. Anna C. Chave précise que «I'arc de Serra, dangereusement courbé, formait une barriére de séparat
haute (3,66 m) pour que l'on puisse voir de l'autre caté, e détour (36 m) qui prolongeait le trajet des passants. Par
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En matiere non plus de cornmodité mais de sécurité, l' accent peut étre mis sur le risque de dornmages corporels ou, moins lourdement, l'incitation aux graffitis et au trafic de drogue - ou encore, cornme dans l'affaire Buren a Paris, sur les entraves a la circulation des voitures de pompiers en cas de sinistre. Ainsi, en 1977, une installation de Carl Andre, Stone Field Sculpture - une accumulation de rochers dans l'espace public a Hartford, Connecticut - attira plusieurs protestations dans les journaux, parmi lesquelles cette remarque: «Ces rachers sont dangereux: des enfants pourraient se blesser en grimpant dessus. (. .. ) Autre objection: des agresseurs pourraient se cacher derriere ces rachers et sauter sur des passants qui ne se douteraient de ríen », CIVIQUE
Le registre
du matériau, l'austérité de la forme et sa taille gigantesque, l'ceuvre fait figure de caricature démesurée de la rhétorique du pouvoir du minimalisme. On peut imaginer W1epartie des réactions du public en constatant que l'oeuvre fut couverte, des les premiers jours, de graffitis et durine » «< Minimalisme et rhétorique du pouvoir », Arts Magazine, n064, 5, 1990). 1. Sur cette notion, cf. Francois Rangeon, L'ldéologie de l'intéréi général, París, Economica, 1986.
La relaiion au
chances d'accéder a ce bien universel qu'est l'a par la primauté a accorder au grand nombre, supreme de la qualité. L'acces a l'art de qualit réservé aux catégories socialement privilégiées incompréhensible aux citoyens ordinaires? L'é releve la d'un probleme d'inégalité, particulier sensible dans les argumentaires francais cont contemporain (<< le peuple ne comprend pas »). O la définition de cet art de qualité est-elle con par un petit nombre, au détriment du goút taire? L'élitisme releve alors d'un probleme pect de la majorité, et e' est un argument q ne rencontre qu'aux États-Unis (<< la majorité pas »). Dans un cas, c'est 1'exigence d'égali motive la protestation; dans 1'autre, c'est le de la force du plus grand nombre. Ainsi, les choix du NEA (National Endowme the Arts) sont violernment critiqués dans la ou ils heurtent les opinions de larges porti l'électorat: «Sans are nécessairement obscén grande partie de l'« art » subventionné par le NEA certainement qualifiée de camelote par la plupa contribuables, et ne résisterait pas a la sanction d' public ». La « sensibilité des classes moyenne également mise a contribution: « Beaucoup d éprauvent le besoin de créer en ridiculisant la lité des classes moyennes, et attendent des contri ou'ils financent cette entreprise », Ce peut étre plus généralement, le consensus sur les fondatrices de la cornmunauté: « Quoique pas vraiment pour l'arréi des subventions a l'art, violemment opposé a ce qu'on dépense des dolla des pragrammes culturels controversés. Ce qui est aux yeux de certains n' est que de l' ordure aux y autres. Si je suis obligé de coniribuer, que ce ne aux dépends de mon systeme de vaLeurs »,
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Outre l'argument de la loi du grand nombre, la sollicitation du registre civique se fait aussi a travers la dénonciation du caractere non démocratique des procédures (<< les citoyens n'ont pas été consultés »), qu'il s'agisse de mise a disposition ou de sélection des ceuvres. Aux États-Unis surtout, plusieurs protestations se sont manifestées contre des installations financées sur fonds publics sans qu' elles profitent suffisamment a l'ensemble de la communauté: en 1985 a Ottawa, Illinois, une sculpture environnementale de 120 hectares, réalisée par Michael Heizer sur le site d'une mine de charbon abandonnée, provoqua de violentes dissensions entre des usagers locaux et le Federal Department ofConservation lorsque le parc fut fermé apres quelques années; en 1986 a Alexandria, Virginia, Promenade classique d' Anne et Patrick Poirier, commandée par une entreprise privée, attira des critiques parce qu'elle empiétait sur l'espace public; en 1991 a Langley, Virginia, Kryptos, une sculpture de granit et de cuivre, commandée sur fonds publics pour le siege de la CIA, provoqua des réactions négatives en raison de son coüt, mais aussi du fait qu' elle était physiquement inaccessible aux visiteurs, et qu'elle présentait une inscription codée, donc inintelligible au public; en 1992 a Canon City, Colorado, une sculpture concue en 1986 par Andrew Leicester pour une prison, financée par le State Arts Council's Pereent for Art, et qui était inaccessible tant aux prisonniers qu'aux visiteurs, fut privée d'entretien durant plusieurs années, puis détruite, sans que cela suscite de protestations. L'exigence civique s'applique aussi aux procédures de sélection des ceuvres ou des artistes, lorsque c'est le défaut de consultation des citoyens qui est stigmatisé au nom de la démocratie. Ainsi, les associations de défense du patrimoine impliquées dans
La relation au contexte
l'affaire Buren avaient critiqué la liberté prise par l ministre de la Culture d'outrepasser l'avis négati émis contre le projet par la commission supérieure des Monuments historiques. Mais en France, la délégation aux experts semble relativement admise méme si elle pose parfois des problemes de mise e ceuvre1; alors qu'aux États-Unis, elle est fortemen contrebalancée et par l'exigence civique de soumission des choix a l'accord du plus grand nombre, e par l'attachement a 1'idée d'universalité du jugemen esthétique2• Ce double argumentaire a largemen nourri les protestations lors du preces Serra a New York: « Ce qui est réellement en jeu ici, e'est la question de la démoeratie. (. .. ) Le publie dit: nous n'aimons pas fa et nous ne sommes pas stupides, nous ne sommes pas de philistins, et nous n' avons pas besoin que des historien d' art et des eommissaires d' expositions nous disent qu nous finirons par l'aimer. Nous ne l'aimons paso (. . .) L démoeratie dit que nous ne sommes pas des idiots, nou ne sommes pas stupides, nous n'aimons pas eet art-la. E je dis, dan s une démoeratie, pourquoi ne pas appliquer regle démoeratique? »
1. Comme le montre notamment l'ana\yse des procés-verbau des commissions réunissant élus et experts pour l'achat d ceuvres dans les FRAC: d. Philippe Urfalino, Catherine Vikl Les Fonds régionaux d'art contemporain. La délégation du jugemen esthétique, Paris, L'Harmattan, 1996. 2. Cette idée avait été particulíerement présente dans les arg mentaires des opposants a \'ceuvre de Brancusi, Oiseau, da le célebre preces qui avait opposé le sculpteur roumain a I'É américaín, lorsque les douaniers avaient voulu applíquer a ce sculpture abstraite les tarifs dun objet industriel, au motif qu ne pouvait s'agir d'une véritable ceuvre d'art (cf. N. Heini « C'est un oiseau! Brancusi vs États-Unis, ou quand la loi défi l'art », Droit et société, n034, 1996 - repris dans Faite ooir. L'ar ['épreuve de ses médíations, París, Les Impressions nouvelles, 200
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Popularité, démocratie: a ces deux arguments d' ordre civique s'ajoute enfin celui de la représentativité dans l'allocation des ressources par les pouvoirs publics. «Il existe d' autres courants, qui mériteraient aussi d'étre promus»: ces types de plaintes proviennent souvent d' artistes mécontents des politiques publiques menées en faveur de la création. Relativement bien informés quant aux différents courants représentés chez les bénéficiaires des subventions, ils contestent la pertinence artistique de ces choix, soit au nom de l'intérét général de l'art, soit au nom d'une juste représentation des différentes sensibilités artistiques. Ainsi, on trouve dans les archives du Whitney Museum un dessin humoristique dénoncant l'académisme des institutions d'art moderne et contemporain: sur le theme « When the Saints come Marching in », il représente « La bénédiction des clones par sa Sainteté de l'église sacrée du MOMA », On a la une illustration exemplaire de la prévalence du «régime de singularité », privilégiant l'originalité, sur le «régime de corrununauté ». privilégiant les conventions admises - le paradoxe étant ici que le conventionnalisme est imputé aux institutions censées encourager les expressions les plus innovantes, les plus avant-gardistes. Ce paradoxe a occupé une grande place en France dans la « querelle de l'art contemporain», ou les adversaires « progressistes» critiquaient non pas, corrune ses adversaires « conservateurs », le caractere transgressif de cet art, mais au contraire son caractere «académique », officiel et standardisé, du fait qu'il est privilégié principalement par les institutions d'État. De méme, lorsqu'un adversaire du NEA déclare que « Les artistes américains pratiquant un style plus traditionnel ont été compléiemeni ignorés par le NEA, qui dépense la grande majorité de ses jonds en javeur d'un « art » pour le moins problématique, parjois appelé « contemporain » mais
La relation au co
souvent rejeté méme par des critiques et des collectionn du véritable art contemporain », on retrouve cette m déploration du privilege institutionnel systémat ment accordé a un certain genre d' expression tique, pour des raisons relevant d'un choix géné plus que d'une évaluation proprement esthétiqu La critique peut aller jusqu'a imputer au NEA forme de « censure », non pas politique mais tique, qui dénierait aux expressions traditionne statut méme d' art, et porterait ainsi tort a 1'« de la nation. La encore, il y a renversement des tions politiques habituelles: la censure et le « c pas de l'art » se trouvent mis du caté des a supposés « progressistes », et non plus des « c vateurs » - renversement d' autant plus piqua qu'il provient d'un artiste, lui-méme subven par le NEA, lequel étoufferait selon lui la cré en favorisant un art « esthétiquement correct » au ment des formes traditionnelles: « Les artistes dérés comme esthétiquement ou politiquement inc sant moins a méme de jaire partie de l'Establishment tique, qui exerce une si projonde influence sur le intellectuel de la nation. Au lieu d'éire la premiere contre la censure, le NEA pratique la censure sur grande échelle que cela n' est méme pas percu. L et, a travers lui, l'État, soustrait a toute prise en sérieuse des catégories entieres d' ceuvres d' art, pri ment les plus traditionnelles et conservatrices. Qu sans aucune exception, les ceuvres a l'aquarelle ( accueillies avec dérision et considérées comme peu d' efforts. l' ai entendu des co/legues subven proclamer solennellement: «Ce n' est pas de Du coup, on trouvera rarement un membre de l Nationale des Aquarellistes ou de la Société de listes Américains parmi les bénéficiaires d'une tian. (... ) Si I'histoire peut nous aider a guider
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en fin ir avec le NEA devrait conduire a une explosion de créativité et permettre une renaissance de l'art contemporain américain et de son impact sur l'üme de la nation » (USA Today, 16/05/1995). Toutefois la France n'a guere encore connu de manifestation publique contre l'exclusion de certains courants artistiques, comme cela s'est produit aux États-Unis, oü le soud esthétique d'une créativité véritablement innovante se double volontiers d'une exigence dvique en matiere de représentativité dans les choix culturels, épaulée par une forte culture politique des formes de protestation. C'est ce qui a rendu possible ce tract appelant a manifester contre l'exclusion des artistes non réalistes par le Whitney Museum. TRACT D' APPEL A MANIFESTATION
(s. d., archives du Whitney Museum) LE WHITNEY EXCLUT LE REALISME: PROTESTONS! » « Le Whitney Museum fait preuve d'une évidente partialité dans sa vision de l'art américain. Il a systématiquement négligé une force importante de la peinture réaliste américaine, comme on le voit dans ses expositions biannuelles. Il n' est pas le seul a pratiquer cette pariialité, mais il est la premiére institution qui expérimentera un mouvement de protestation né d'un courant de jeunes artistes et étudiants américains. Nous estimons que toutes les formes d' art américa in devraient étre exposées au publico II fut un temps OU le Whitney Museum promouvait le réalisme américain, oJJrant a l'attention du public des artistes tels que Edward Hopper et Charles Sheeler ou, plus récemment, contribuant a la reconnaissanee de l'art du rebut. «
La relation au co
L'intéret actuel pour un réalisme postmoderne manifeste massivement chez des jeunes désirant utili comme source d'inspiration la vie contemporain l'histoire et la tradition des grands maftres du passé existe aujourd'hui un appétit pour la peinture et la scu ture qui s' origine dan s la force et le sens des maüres passé, pour aller vers un nouveau dualisme coniem rain. Ceries, le Whitney a bien exposé quelques exemp de peinture figurative, incluant le photo-réalisme, m aucun exemple de réalisme conférant sa dignité a lafo humaine, de notre point de vue. Pour oJJrir une vi juste de la peinture américaine actuelle, le Whitney surmonter le mépris significatif dont il fait preuv l'égard d'un mouvement qui constitue un développem majeur de l'art. »
Aux États-Unis, de telles protestations, bien pées politiquement, contre les exclusives des m ou organisateurs d' expositions, semblent to exprimées moins volontiers au nom de l'art o courant artistique qu' au nom des droits des rités. On glisse alors vers l'argument de la « p correctness », qui ne concerne plus l'art con rain mais, plus généralement, le lien entre le tiques culturelles et la représentation des d communautés. On en trouve un exemple a tract appelant a manifester « CONTRE LERAC ET LE SEXISME », assorti d'une pétition e l'annulation d'une exposition intitulée Trois d' art américain, au motif qu' elle ne comporte artiste noir et une seule femme artisie » (arch Whitney Museum). Ce glissement, a l'intéri registre dvique, vers l'argument non de général mais de l'intérét des différentes c nautés a travers l'égal respect qui leur est dú eu peu de chances de se manifester dans la
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des années 1980et 1990- méme s'il commence, en ce début du XX¡e siecle, a devenir possible. L'appel a la justice peut se faire aussi, dans l'un et l'autre pays, de facon plus informelle, au nom de l'équité envers les artistes. Cet argument se situe au croisement de plusieurs registres: le registre civique, avec le souci du respect de la diversité des tendances artistiques, conforme a l'intérét général de l'art ou de la nation, dans la version francaise, ou a I'intérét des communautés, dans la version américaine; le registre esthétique, avec le souci d' assurer les meilleures chances a l'art le plus valable; et le registre éthique, avec le souci de la dignité et de la sensibilité des artistes au besoin de reconnaissance, qui fait de la juste allocation d'estime un élément important dans la moralisation de la vie collective. Ainsi, toujours dans l'affaire Serra, une artiste sollicite une pluralité de registres - civique, esthétique, éthique, juridique - en s'élevant a la fois contre la monopolisation des biens culturels par une dique; contre la domination d'un certain type d' art, minimaliste et conceptuel (argument tres développé en France depuis le début des années 1990); contre l'absence de valeur artistique des ceuvres ainsi favorisées; contre l'intimidation d'une partie du public; et contre l'atteinte au droit moral de l'architecte ayant concu la place. En France, la dénonciation de l'injustice, moins équipée par le recours aux ressources juridiques et moins tourné e vers l'exigence civique de représentativité, emprunte plutót le mode informel de l'indignation éthique face a une faute morale: la faute consistant a accorder aux uns ce qui devrait revenir a d' autres et, en l' occurrence, a privilégier des artistes de qualité douteuse alors que d' autres, au moins aussi méritants, sont ignorés. La, l' exigence démocratique d'égalité ne porte plus sur l'acces de l'art au plus
La relation au con
grand nombre d'admirateurs, mais sur l'acces ressources publiques aux artistes les plus com tents pour en bénéficier. On n' est donc plus dans défense de l'intérét général, défini en fonction du grand nombre (dans une logique soit égalitaire, fran<;aise,soit majoritaire, a l'américaine), mais une défense des droits de tel ou tel particulier nom d'un sentiment de la justice tenu par l'exig d' équité et l'indignation face a des infractions vé comme immorales. Du civique, on glisse ainsi l'éthique, avec l'argument de la nécessaire équit politiques publiques de la culture, tres fréquen France dans la dénonciation des octrois de privi injustifiés et des risques de la méconnaissanc regard de la postérité - argument dans lequell' « Van Gogh» est évidemment tout présent. Cet argument de la justice envers les ar apparaít sporadiquement dans le corpus amér le plus souvent couplé avec d'autres argum soit celui, proprement civique, de la justesse d représentativité; soit celui, plus économique, justesse des prix. Ainsi: « Je suis décu par votre d' tzuures. Pour un si grand musée, vous pourriez plus d' art moderne. Il y a probablement des milli jeunes artistes d'art moderne rien qua New York. P prix-la, donnez-nous plus d' arto (.. .) Le prix est tro pour une présentation si limitée » (livre d' or du Gu heim Museum). En France par contre, l'argu de la justice prend volontiers la forme, égal hétéronome, de la récompense due a quiconq proportion du travail accompli. C'est la un arg sous-jacent dans la topique du « n'importe qui rait en faire autant ». renvoyant a la fois a l et a l'authenticité artistique. Cette conjo d'indignation éthique et de scepticisme esth constitue l'expression la plus courante, en F
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du rejet de l'art contemporain, alors qu'elle apparait moins, semble-t-il, dans les expressions publiques de la « guerre culturelle » américaine. CIVIQUE/
ÉCONOMIQUE
«Je ne veux pas qu'on dépense de l'argent pour un amas de jonchets déchargés sur la voie publique et baptisés « art », Il vaudrait mieux dépenser nos impóts pour quelque chose d'uiile ». objecte un opposant au projet Rieveschl. L'argument de l'utilité - « fa ne sert a rien » - releve a la fois du calcul économique et de l'exigenee civique en matiere d'utilisation rationnelle des fonds appartenant a la collectivité: e'est la classique «voix du contribuable » (<< voice of the taxpayer »), aussi fréquemment invoquée dans 1'un que dans l'autre pays'. Avec cette «voix du contribuable ». la valeur de l'ceuvre se mesure a 1'utilitépour la eollectivité, ce qui permet de la mettre en équivalence avec d' autres usages possibles des ressources cornmunautaires (registre civique), rapportées a la mesure standard de l'argent (registre économique). En Franee, de tels arguments sont récurrents mais sporadiques, et limités au grand public, peu enclin a amener dans le débat des criteres de jugement proprement esthétiques. C'est dire qu'ils apparaissent exclusivement dans les supports non spécialisés, extérieurs au monde de l'art proprement dit: ils signalent typiquement une position «hétéronome », qui disqualifierait irnmédiatement quiconque l'exprimerait dans les milieux initiés a l'arto
1. « Voice oi the Tax Payer »: ainsi s'intitulait une toile parodique réalisée au Canada par un peintre en bátiments lorsqu'un musée provoqua un scandale en achetant a grands frais un tableau minimaliste; pour une analyse subtile de cette affaire, d. Thierry De Duve, « Vox ignis, vox populi », Parachute 60, 1990.
La relation au conte
Aux États-Unis, 0\1 les possibilités d' express données a tout un chacun sont plus développé ils sont massivement présents dans l'espace pub I1s sont notarnment apparus en 1995 a propos restrictions au budget du NEA consécutives affaires nationales développées durant ces dernieres années. Par exemple: « Ils n'oni pa dépenser encore de l' argent pour ce dont ils n' ont les moyens. Il n'y a pas beaucoup de gens qui appréc vraiment ce genre de trucs. Moi pas, en tout caso Dép sons de l'argent pour l' éducation ou les autoroutes! routes de ma ville sont dans un état épouvantable. alors, mettez de /'argent dans des foyers pour sans-abr « L'art bénéficie de l'argent privé, mais pas la protec sociale ou l'assurance-maladie. fe n'accepterais pas qu budgets-la soient amputés au profit de l'art » (USA T 28/07/1995). Ce dernier point de vue contient un a argument, toujours a l'intersection de l'éeonom et du civique, qui semble spécifiquement amér car il n' apparait pas dans le corpus francaís: de la régulation par le marché (<< l'artent privé » devrait rendre inutile le soutien d'Etat. Ainsi: pourrait peut-etre se mettre d' accord, dans la co verse a propos de la censure, sur le fait que si un a produit quelque chose dont la qualité est appréciée, aura un marché pour aider cet artiste a continue production. Les gens qui naimeni pas le travail artiste ne devraient pas éire obligés de payer pour lu plus que l'art populaire et le divertissement ne dev éire éliminés ou réduits au silence, contre la volon ceux qui les subventionnent et paient pour eux » ( Monthly, avril1995). Un tel argument est ty d'une vision profane, qui ignore la dimension trice des expressions artistiques de niveau sup et, par conséquent, le délai nécessaire pour
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une demande accordée a une expression non standard - délai qui peut parfois aller jusqu'a excéder le temps de la vie de l'artiste'. En ce sens, on pourrait le trouver également en France, ou la notion d« exception culturelle » n' est relativement bien intégrée que par les élites cultivées, conscientes de la spécificité des productions du monde artistique: productions dont la qualité, contrairement a l'économie ordinaire, tend a étre inversement proportionnelle a la quantité de gens susceptibles de la reconnaitre, du moins a court terme. En revanche, on imaginerait plus difficilement en France l' argument suivant, qui nous parait typiquement américain; il noue la régulation par le marché a la liberté d'expression, en rabattant la question artistique sur la problématique de la libre expression des idées, et celle-ci sur le libre jeu marchand de l' offre et de la demande: « Il y a deux tres bonnes raisons pour lesquelles l'art fleurit dans ee pays. D'abord, nous offrons une vraie liberté d' expression grdce a nos droits eonstitutionnels, et ensuite, nous avons un marché libre qui soutiendra tout ee qui trouve un publie. Nous avons toujours honoré les efforts de notre systeme d' enseignement pour développer les arts, et je suis súr que nous eontinuerons a le faire aussi longtemps que des gens voudront s'exprimer » (The Washington Times, 13/08/1995). Vue de France, cette assimilation immédiate de la création artistique a une volonté d' exprimer des idées, volonté elle-méme sous-tendue par une conception politique portée par la Constitution, semble quelque peu contradictoire avec la conception continentale de l'art comme production du beau conforme aux 1. Cf. Gladys and Kurt Lang, "Recognition and Renown: The Survival of Artistic Reputation", American [ournal olSociology, 94, nOl, 1988; N. Heinich, La Gloire de Van Gogh, op. cit.
La relation au co
canon s idéaux (paradigme classique), ou co expression de l'intériorité affective, émotive, tuelle d'un individu dont la singularité rejoi l'universalité de la condition humaine (parad moderne), ou encore comme mise a 1'épreuv frontieres consensuelles et jeu avec les limites digme contemporain). L'argument suivant développe lui aussi l'idé l'art peut parfaitement se· suffire du marché l'aide de l'État; mais il s'appuie, paradoxale sur l'exemple - supposé - de la France: « Tou qui sont assez erédules pour s'imaginer que ees s tions servent un grand dessein devraient étudier l' de l'ari. Le méeénat royal prit fin avee la Révolution caise, et fut remplaeé par le marché libre du eapi démoeratique. Depuis lors, tout effort pour eo l'expression artistique, méme si e'est uniquement le prestige de la Nation, est eonsidéré au mieux une sottise» (The Washington Times, 13/08/19 vaut la peine toutefois de souligner que ce a l'histoire francaíse est basé sur un complet sens, révélant la force de la confiance amé dans les vertus du marché: i1 suppose en ef évolution linéaire - considérée comme un pr de la prise en charge étatique au marché priv que e'est plutót l'inverse qui est vrai, et alors soutien accru de l'État ne cesse d'étre réclam plupart des artístes'.
1. Sous l'Ancien Régime, le mécénat d'État ne toucha infime part de la production d'images, au sommet de la des genres, tandis que les transactions sur le marché organisaient l'essentiel; quant au svsterne néo-ac du XIX" siecle, il fut jusqu'aux deux dernieres décennie coupe de l'État -lequeJ tient encore aujourd'hui un ról dérant en matiere d'art contemporain. SeuJe la court de l'art moderne, des années 1880 aux années 1970,
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Aussi la controverse a propos du soutien du NEA des propositions artistiques litigieuses a-t-elle suscité de nombreuses interventions de citoyens en faveur d'une gestion strictement privée du soutien a la création artistique. L'importance de cette« topique marchan de » est telle qu'elle revient a plusieurs reprises dans l' argumentaire fourni par le NEA, repris par Art Save dans son manuel de défense de la liberté d'expression artistique, afin de dénoncer un certain nombre de « mythes », lieux cornmuns de la critique contre le financement public de la culture: « 1). Le soutien aux arts n' est pas une fonction légitime de l'État fédéral. 2). A une époque de restrictions fiscales, l'art est un Luxe qu'on ne peut tout simplement pas se permettre. 3). Le susieme d'aides aux arts est « élitiste », c'eet une subvention aux classes supérieures. 4). La perte de financement public de l'art sera aisément compensée par le secteur privé. 5). Les états sont mieux placés pour soutenir l'arto 6). Dans un marché ouvert, e'est le meilleur de l'art qui survivra. »
a
JURIDIQUE
Revenons, pour dore ce chapitre, a l' affaire Serra. Elle montre en effet de maniere exemplaire cornment la mise en cause des procédures de sélection peut se durcir jusqu'á prendre la forme juridique d'un pour l'essentiel a J'initiative privée, au grand dam des amateurs dart et des artistes eux-mérnes, qui n'ont cessé de dépJorer la carence des institutions publiques en matiere de soutien a l'art. Cf. Harrison et Cynthia White, La carriére des peintres au XIX< siécle. Du systeme académique au marché des impressionnistes, 1965, Paris, Flarnmarion, 1991; Raymonde Moulin, L'artisie, l'institution et le marché, Paris, Flamrnarion, 1992; N. Heinich, Du Peintre a l'artiste. Artisans et académiciens a l'éige classique, Paris, Minuit, 1993; L'Elite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, París, Gallimard,2005.
La relation au
controle de la légalité, par le proceso « eest i cette forme extreme de contestation n' appara tres rarement en France, mais fréquernment au Unis, ou les ressources juridiques sont, on l' a vu, tionnellement développées'. Ainsi le «débat p (public hearing) organisé a la demande des opp a l'oeuvre de Serra exemplifia la facon dont la juridique permet de donner consistance aux r cations civiques concernant la légitimité de la plus grand nombre contre la parole des experts SERRA vs DÉMOCRATIE
«Les employés fédéraux et, surtout, les rési du quartier, n' ont pas été consultés a propos de l Cenes, la plupart d'enire nous ne sommes sans pas experts en matiere de jugement sur l'art, mais savons quand quelqu'un ou quelque chose fait i sion dans notre enuironnemeni, et cela justifie nous soyons concernés. C' est un comité d' exper Washington D. C. qui a décidé d'acquérir Tilted pour le 26 Federal Plaza. Personne n'a demandé opinion a ceux d' entre nous qui «vivent » ici, c me semble-t-il, est le processus démocratique - ce manqué [usqu'a ce débat. De mon point de vue, t' de la place est a présent lourdcmeni ampuié, empé son utilisation par les occupants et les communa environnantes pour des cérémonies, des manifesta culturelles et autres activités récréatives. » (Loeata « Le public, quelle que soit la définition du t devrait participer a la prise de décision conce l'acquisition d' ceuures d' art sur fonds publics ou po lieu publico » auge)
1. Cf. Laurie Adams, Art on Trial. From Whistler to Ro York: Walker and C", 1976;John Henry Merryman, Alber Law, Ethics and the Visual Arts, New York, Matthew Bend
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« Tilted Are a été imposé ii tout le voisinage sans discussion, sans consultation préalable, sans les formes de dialogue qu' on attend d' ordinaire entre l'administration et le peuple. (. .. ) Personne d'autre - ni parmi la communauté ou ses représentants, ni les architectes, ni méme l'Administrateur Général - n'a jamais été consulté. Ces experts, quelle que soit leur compétence ou leurs bonnes intentions, ne sont pas si omnipotents ni infaillibles dans leurs jugements qu'ils ne puissent are contestés ou incités ii faire mieux. » (Député) « Le Community Board [bureau de la communauté] a mis ce point en discussion lors de notre réunion du 13 février, et a voté par oingt-deux pour, zéro contre et deux abstentions, en faveur du retrait de Tilted Are du 26 Federal Plaza, et de son déplacement dans un site mieux adapté. (. .. ) Nous pensons que les gens qui vivent et travaillent dans cette communauté et souhaitent utiliser la place méritent d'éire entendus et de voir respecter leurs besoins et leurs opinons. » (Représentant du Community Board)
Pertinenee des choixesthétiques institutionnels, intégrité du lieu, fonctionnalité, rationalité des dépenses publiques, démocratie, légalité, équité: ees différentes eatégories d'arguments eoneemant la relation d'une proposition artistique avee son contexte eonstituent aussi, probablement, des formulations aeeeptables et rationalisées du sentiment d'étrangeté et, partant, d' exclusion, que peuvent éprouver des citoyens ordinaires faee a des ceuvres éehappant aux eadres habituels, done peu familieres et peu intelligibles.Mais seuls des entretiens approfondis permettraient de tester eette hypothese, laquelle renvoie bien a la question de la spécificitéde l'art contemporain, oeeasion d'une « guerre eulturelle » dont il n'est pas indifférent qu'elle ait été suscitée,justement, par de tels objets.
VI Le référent
[usqu'a présent, les différenees entre les francais et la « guerre eulturelle » américaine n apparues qu'a la marge des registres de valeur qués, globalement similaires tant qu' on s'en aux valeurs autonomes portant sur l'CEuvre,o valeurs mixtes portant sur la relation au eon Mais avee les valeurs hétéronomes, appliquées tement au référent de l'ceuvre, nous allons voir des différences massives entre les deux eu puisque l'essentiel des problemes soulevé l'art eontemporain se situe, aux États-Unis, d registre civique ou éthique des idéaux transg par les CEuvres- dimension tres peu prése Franee. Que faut-il entendre par «valeurs appliqu référent » ? Il s'agit des eas ou l'évaluation por pas sur l'osuvre elle-méme. ni sur la person son auteur, ni méme sur le eontexte dans leq est portée a l'attention du publie, mais sur le du monde ordinaire qu'elle représente ou év
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Le réfé
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travers son sujet ou son matériau. Ce fut le cas par exemple, en France, avec la fontaine de Bernard Pages a La Roche-sur- Yon, oü les plaintes des habitants porterent essentiellement sur la trivialité de ce matériau (des bidons cabossés), jugée inadéquate a l'esthétique néo-classique de la place ou elle avait été installée. Aux États-Unis, on releve un cas similaire avec les protestations des habitants de Cincinnati face aux quatre cochons ailés en bronze couronnant une porte monumentale concue par Andrew Leicester en 1988, au motif qu'elle donnerait de la ville une image dégradante'. Plus typiquement américain apparait le cas de la peinture mural e cornmandée en 1994 a Michael Spafford pour le parlement d'Olympia (Washington), intitulée TweLve Labors of Hereules, et qui fut finalement retirée apres la plainte d'un groupe de députées arguant que « Hereule tua sa femme et ses enfants. Et ees peintures murales évoquent le violo Ce n'esi pas ee que nos visiteurs devraient regarder. En tant que femme, je me sens offensée par elles »2. Portant directement sur le référent de l' ceuvre, autrement dit sur l' objet représenté, sans prendre en compte la médiation propre a la représentation artistique, de tels jugements sont au plus loin de la sphere d'autonomie de l'art et du jugement esthétique - qu'il soit expert ou amateur. CIVIQUE
En France ne sont guere apparus que deux cas de rejets de l' art contemporain pour des motifs idéologiques, relevant de l' atteinte a I'intérét général. 1. Cf. E. Doss, Spirit Poles and Flying Pigs, op. cit. 2. Artistic Freedom under Attack, op. cit., p. 212. On y trouve aussi ce cas, El peine imaginable au regard francais, dune violoncelliste ayant refusé d'interpréter Pierre et le loup de Prokoviev paree que l'ceuvre donne une image négative du loup,
Le premier, a Carmaux, concernait une installati jugée attentatoire a la mémoire de [ean [aures, d le conseil municipal ordonna qu' elle soit exposé l'extérieur de la mairie. Le second, plus trouble, v l'artiste britannique Ian Finlay, qu' un assistant acc de sympathies pro-nazi es apres qu'il eut fait figu un embleme nazi dans une ceuvre cornmandée p Versailles dans le cadre du bicentenaire de la Ré lution francaise (1'artiste intenta et gagna un pre pour diffamation, arguant que son assistant a sait par vengeance et que représenter cet emble n'équivalait pas a adhérer a l'idéologie corresp dante mais, au contraire, a la stigmatiser). Aux États-Unis, les cas sont plus nombreux plus nets. Ils vont de la simple anecdote (plusie inscriptions sur le livre d' or de l' exposition The T tian of the New, organisée au musée Guggenheim 1994, s'indignent contre l'ceuvre de Walter De M comportant une Swastika a caté d'une croix c tienne et d'une étoile de David") a l'affaire nation comme avec l' osuvre de Dread Scott Tyler a Chic What Is the Proper Way to Display a U. S. Flag? Les a ments américains portent volontiers sur la dim sion civique des idéaux relatifs a la nation: « Ca pour nos rioiéres et nos laes, nous devons nettoyer eulture; ear e'est le puits auquel nous devons tous abreuver. De méme qu'une terre empoisonnée pro des fruits empoisonnés, de méme une culture po laissée a l'infeetion et a la puanteur, peut détruire d'une nation ». déclarait a propos de Mapplethorp leader conservateur Pat Buchanan dans le Stan Star (19/06/89). Ils peuvent méme en appeler, quement, a la civilisation en général (( Si l'étend la eivilisation d'une ville peut se juger ases produe 1. Archives du musée Guggenheim.
Le référen
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
artistiques, alors Hartford doit éire au niveau des huttes de Néanderthal. Vite, une statue de King Kong sur cet amas de rochers! ». écrit dans le journallocal un opposant a l'installation de Carl Andre), voire a 1'humanité tout entiere : « En tant ou'ariiste, je déteste avoir a dire cela, mais j' en suis arrivé a la conclusion que la plupart des financements vont droit a la destruction de toute infLuence humanisante. On va vers un art qui, je le crois, est fondamentalement déshumanisé ». déclare un artiste a propos de l'affaire Serra'. Les idéaux en question peuvent méme étre a l' opposé des traditions patriotiques: c'est ainsi qu'en 1990, a San [ose (Californie), des citoyens s'opposerent a l'érection d'une sculpture monumentale en bronze représentant un capitaine de l'armée américaine du XIXe siecle, au motif qu' elle glorifierait le militarisme. Mais la principale spécificité américaine des jugements sur le référent est, nous allons le voir, qu'ils ne relevent pas seulement du registre civique mais, beaucoup plus souvent, du registre éthique, avec un grand nombre d' affaires liées a la morale sexuelle ou au blaspheme - cas beaucoup plus rares en France. CIVIQUE / ÉTHIQUE
Intermédiaire entre la défense civique des valeurs démocratiques et l'indignation éthique contre l'injustice faite a des citoyens en raison de leur appartenance a une communauté, la protestation au nom des droits des minorités (<< raciste », «sexiste») est
une spécialité américaine. Il peut s'agir des minorité raciales, comme avec l'affaire Nelson a Chicago nationales, comme en 1991 a Pittsburgh, Pennsy vanie, lorsqu'une sculpture en fibre de verre de Lu Jimenez, Hunky Steelworker, fut attaquée en ta qu'atteinte aux Américains originaires d'Europe l'Est; ou sexuelles, comme avec la petite affaire d travaux d'Hercule évoquée ci-dessus. Dans ce dernier cas, la protestation est souve ambigue entre féminisme et moralisme, défen de la dignité des femmes et défense de la décen En France, l'un des seuls exemples de rejet d'u proposition artistique a caractere sexuel présentait caractere ambigu entre moralisme et féminisme: l position par Bernard Bazile au Centre Pompidou, 1993, de trois femmes mannequins nues. ne sus que quelques critiques dans le livre d' or, mais in des gardiennes a refuser de cautionner par présence cette atteinte a la dignité des femmes et vocation culturelle du lieu'. De méme, a New Y une sculpture commandée a George Segal, intit Gay Liberation et montrant un couple de lesbienn un couple d'homosexuelles, suscita en 1980 dive réactions: certains la trouvant laide, d' autres grande pour le site, d' autres craignant qu' elle n' des hordes de touristes ou qu' elle CO{\stitue invite a la sexualité en public »; des homosexue l'accuserent également d'étre raciste puisqu'ell montrait que des blancs. Installée sur le campu Stanford en 1984, elle y fut attaquée au marteau un passant.
1. Notons que cet argument de la « déshumanisation » de l'art avait déjá été invoqué dans l'entre-deux guerres a propos du passage de l'art classique a l'art moderne, et des distances prises par celui-ci avec le référent (d. José Ortega Y Gasset, The Dehumanizaiion of Art and other Essays on Art, Culiure, and Literature, 1925, Princeton University Press, 1972).
1. CL N. Heinich, octobre1994.
«
Bordel
a
Beaubourg",
Omnibus,
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GUERRE CULTURELLEET ART CONTEMPORAIN ÉTHIQUE:
Le ré
L' OBSCÉNITÉ
Ce refus éthique de l' obscénité est récurrent dans le corpus américain, alimenté par un nombre considérable d' ceuvres transgressant l'interdit de représentation de l'acte sexuel, voire de la simple nudité. La tonalité des réactions est particulierement violente lorsqu'il s'agit d'homosexualité: il n' est pas étonnant dans ces conditions que ce soit l'affaire Mapplethorpe, avec les photographies d' actes homosexuels extremes et d'enfants nus, qui ait atteint la dimension la plus virulente et la plus lourde de conséquences. Il suffit de lire les lettres adressées a deux centres new-yorkais d' art contemporain ayant exposé, dans les années 1990, des images évoquant ou représentant l'homosexualité, pour mesurer la violence des affects investis dans les refus. Certes, ce sont des cas extremes, nullement représentatifs, et d'autant plus qu'il ne s'agit pas de documents publiés mais de courriers envoyés directement; mais ils existent néanmoins, et ont leur place dans notre corpus au titre de réactions spontanées, non sollicitées par le chercheur. A ces précautions pres, ils peuvent étre considérés comme symptomatiques d'une sensibilité peut-étre minoritaire, mais probablement pas limitée aux seuls auteurs de ces lettres. LA TOPIQUE ANTI-HOMOSEXUELLE Helms a raison a propos du Sida et de l'homo-
« [esse
sexualité. Mais il n'a pas été assez neto l'aurais dii : « Suce et créue », Inutíle de dire que je n'ai absolument rien a [aire de l'oxymoron «urt homo-érotique ». Si 9a ienait a moi, j' utíliserais la peine de mort pour éliminer, c'est-a-dire zapper, tous les homos porteurs du Sida, et méme tous les homos et lesbiennes. fe n'ai rien a [aire non plus d'institutions avec des programmations a la Franklin Furnace. Souvenez-vous que si vous couchez a
c8té d'un chien, vous attrapez des puces. Allez vous fai foutre. » « Aux amateurs d'homos du Franklin Furnace. L'a dégénéré n' est plus politiquement correcto Gare aux tro du cul! Franklin Furnace est le champion du soutien l'ari homo-érotique (un oxymoron) de gauche. Art ham = art dégénéré. Que le Franklin Furnace aille se [ai foutre. Tuez tous les homos porteurs du Sida. » (Lettres a Franklin Furnac
Désolé, je ne visiterai pas votre exposition d'" ar car je peux voir ce gen re de saletés dan s les toilettes po hommes du métro. » (Sur une carte de visite) « Susan, toi qui es siiii chic! Voici une performanc artistique pour toi: 12 pinceaux plantés dans ton c pendant que tu me suces la queue. Qu'est-ce que en penses?» Bob M. » (sur la reproduction d'un photo de mala de du SIDA dans son lit d'hópita présentée dans l'exposition, sur laquelle a été co un entrefilet de presse reproduisant une déclaratio de Susan Wyatt, la directrice du centre, avec ce phrase soulignée: «C' est de l'art, sans le moind doute ») « Chére Mademoiselle, New York fut naguere un endroit, un joyau de I'Amérique. Les gens comme vo ont créé un cancer ii la place du joyau. le vous envoie article que j'ai écrit, qui a été publié etfavorablement re9 Pour ce qui est de la « dame » au Sida, je vous sugge de dire ii ce rebut féminin auquel vous etes associée qu y a un tres bon reméde contre le Sida: serrer bien fort cachet d' aspirine entre ses genoux. Que Dieu ait pi des ámes qui pourraient subsister chez les gens comm vous. Sincéremeni » (lettre manuscrite adressée a M Susan Wyatt, 10novembre 89, signée par un homm « Si vous pensez qu'attaquer I'Église Catholique pe bénéftcier ii votre spectacle sur le Sida, vous vous tromp «
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN lourdement. Le Cardinal O'Connor a aidé plus de victimes du Sida que n'importe quel rabbin ou prétre ou athée. Il a donné plus de places ií l'h6pital et dans les lieux d'hébergement aux victimes du Sida que n'imporie quel groupe juif ou protestant dans cette ville. Sous prétexte qu'il n'encourage pas les pratiques sexuelles déviantes, vous voulez le ridiculiser. C;ane marche paso Nous ne laisserons pas polluer F'art". Vous avez déja transformé les établissements de bain, les théátres et autres lieux publics en porcheries dégueulasses, et les h6tels en paniers de linge sale pour prostitués hommes. Vous parlez de « safe sex », vous plaisantez? Vous continuez ií ramener des étrangers trouvés n'importe oü. Votre «art » appartient ií la 42" rue avec le reste de la pornographie. Vous parlez de « príncipes»,' vous ne savez méme pas ce que le moi signifie. » (Lettre manuscrite adressée par une femme a Susan Wyatt, 9 novembre 89) (Lettres a Susan Wyatt, directrice d'« Artists' Space », a propos de l'exposition Witnesses, against our vanishing)!
Récurrente dans ces diatribes est la nécessité de maintenir de strictes frontieres, que ce soit entre art et pornographie, entre art et non art, entre liberté d'expression et licence, ou entre art digne de subventions publiques et simple provocation destinée a choquer. « II ya une grande différence entre art et cochonnerie », « On ne peut transformer la pornographie en art par un simple effet d'étiquetage », « Obscénités trop souvent déguisées en art », « Les photos obscénes ne sont pas artistiques », titrent en juin 1989 The Atlanta [ournal, The Florida Times-Union, le Donathan Eagle, ou encore le Roanoke Times, pour 1. Cette exposition collective, organisée a Soho a l'initiative de la photographe Nan Goldin, était dédiée aux malades du sida (d. F. Martel, De la culture en Amérique, op. cii., p. 246-247).
Le r
chapeauter les interventions de [ames J. Kilp stigmatisant ces « ordures lascives, destinées a cho sens des convenances de ceux qui visitent un musée p (Taunton Daily Gazette), et déclarant que « parce vis sous le Premier Amendement, je suis prét a aller tr pour défendre le droit a la liberté d' expression. Mais lo s'agit de liberté d' expression financée sur fonds public des institutions publiques, il est nécessaire de tracer de tieres raisonnables. Dans cette affaire accablante, le tieres ont été piétinées » (Parkersburg News). La comparaison entre les deux pays est pa lierement délicate en matiere de réactions éth a des propositions d'artistes qui, pour les uns, tent manifestement a la morale sexuelle et, po autres, sont percues avant tout comme relevant perception esthétique, voire comme dénuées d contenu érotique. Car le partage entre la perc des uns et celle des autres ne mobilise pas to les mémes points de repere. d'un pays a l Ainsi, un regard francais peut comprendre, que des Américains attentifs au respect des dits touchant la sexualité s'indignent que la mance Post-Porn Modernist, présentée a The par Annie Sprinkle, qui parlait de sexualité montrant nue, ait été subventionnée par le N le New York State Council of the Arts (c'était York, en 1990); ou que le NEA ait accordé une une ceuvre féministe collective intitulée The Party, considérée par certains comme obscene il est plus difficile d'apprendre sans rire Virginia Museum of Fine Arts organisa en 19 demande de certaines écoles, parents et respon religieux, une visite guidée évitant tous les nus qui, admit un employé, se révéla difficile); ou patrons d'un magasin enleverent une reprod de la Vénus de Milo paree que « c'éiaii trop choq
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Nous sommes dans une zone conseroairice et famílíaliste » (c'était a Springfield, Missouri, en 1992); ou encore qu'une enseignante de college, soutenue par la « Commission for Women » (comité femmes) de son établissement, exigea le retrait d'une reproduction de la Maja desnuda de Goya affichée dans une salle de classe paree qu' elle constituerait un harcelemenr sexuel (c'était a Phildadelphie en 1992 -l'image fut raccrochée apres les protestations du Art Department). Au preces Mapplethorpe, les experts convoqués par la défense utiliserent, nous l'avons vu, l'argument esthétique et purement formel de la beauté dans la composition plastique. Il y a la toutefois une torsion argumentative que ne manquerent pas d' épingler certains commentateurs américains: « Ce
puriianisme amena au preces des arguments exiraordinaires. Le direcieur du CAC [Contemporary Art Cenier], Dennis Barrie, jura sous serment que les ceuores éiaieni "frappanies. mais pas títíllantes" ( .. .). Les jurés se vírent sans arréi rappelé qu'ils deoaient juger la qualíté des ceuures en "les considérant comme abstraítes, ce qu' elles sont d'aílleurs, essentíellement" »1. Ce terme de « puritanisme ». employé par un Américain, mérite id d'étre relevé, tant il fait sens pour un observateur francais, qui aurait sans doute du mal a se retrouver dans l'un comme dans l'autre camp faute d'une argumentation qui lui paraisse acceptable. Car a la dénégation de l'autonomie artistique par les moralistes (tel le procureur) fait écho, symétriquement, la dénégation de la transgression des regle s de la décence par les esthetes (tel le conservateur du musée). Dans les deux cas, c'est la pluralité des points de vue, en mérne temps que la réalité des affects, qui se trouvent niées, dans une logique qui, 1. W. Steiner, The Scandal o/ Pleasure, op. cit., p. 56.
Le référ
vue de France, apparait aussi puritaine d'un có (conservateur, par refus d'images a connotation sexuelle) que de l'autre (libéral, par dénégation l'aspect sexuel de l'image). La ligne de frontiere entre puritanisme et ave glement, ou entre hyper-sensibilité et sous-estima tion de la dimension érotique des images - et, pl généralement, entre perception éthique et perceptio esthétique - est particulierement difficile a tracer rnatiere de représentation de la nudité enfantin vécue par les uns comme pédophilie et par les autr comme sensibilité a la beauté des corps d'enfant En témoignent les scandales soulevés par les pho graphes [ock Sturges (arrété par le FBI en 1990) surtout, Sally Mann, qui photographie ses propr enfants dans des situations qualifiables d' ambigu par certains, ou de franchement provocantes d'autres. Les libéraux, qui défendent la liberté d pression artistique, sont-il des obsédés sexuels veulent de l' érotisme partout (version conservatrice) Ou bien les conservateurs, qui défendent les vale morales, sont-ils des obsédés sexuels qui voíent l' érotisme partout (version libérale)? Méme aux États-Unis,la ligne de partage est diff a tracer, y compris sur le plan juridique, ou l'imputati d' obscénité est étroitement encadrée par la [urisp dence, sans que soient clairement définis par la C Supréme la «force de l'iniéréi de l'État » ni le «da claír et immédiai », qui seuls peuvent motiver l' ent a la liberté d' expression garantie par le Premier Am dement de la Constitution. C' est ainsi que les acc teurs de Mapplethorpe, persuadés de l'évidence méfaits reproché s aux images litigieuses, voulu s' en tenir a « l' évidence » de leur obscénité, ce qui fit perdre la partie face a des défenseurs qui s mettre l' accent sur la subjectivité de cette qualificat
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Nous sommes dans une zone conservatrice et familialiste» (c'était a Springfield, Missouri, en 1992); ou encore qu'une enseignante de college, soutenue par la « Commission for Women » (comité femmes) de Son établissement, exigea le retrait d'une reproduction de la Maja desnuda de Goya affichée dans une salle de classe parce qu' elle constituerait un harcelemsnj sexuel (c'était a Phildadelphie en 1992 -l'image fut raccrochée apres les protestations du Art Department). Au preces Mapplethorpe, les experts convoqués par la défense utiliserent, nous l' avons vu, l' argument esthétique et purement formel de la beauté dans la composition plastique. Il y a la toutefois une torsion argumentative que ne manquerent pas d' épingler certains commentateurs américains: « Ce
puritanisme amena au preces des arguments extraordinaires. Le directeur du CAC [Contemporary Art Cenier], Dennis Barrie, jura sous serment que les ceuvres étaient "[rappanies, mais pas titillantes" (. .. ). Les jurés se virent sans arrét rappelé qu' ils deoaieni juger la qualité des ceuvres en "les considérant comme abstraites, ce qu' elles sont d'ailleurs, essentiellement" »1. Ce terme de « puritanisme », employé par un Américain, mérite id d' étre relevé, tant il fait sens pour un observateur francais, qui aurait sans doute du mal a se retrouver dans l'un comme dans l'autre camp faute d'une argumentation qui lui paraisse acceptable. Car a la dénégation de l' autonomie artistique par les moralistes (tel le procureur) fait écho, symétriquement, la dénégation de la transgression des regles de la décence par les esthetes (tel le conservateur du musée). Dans les deux cas, c'est la pluralité des points de vue, en méme temps que la réalité des affects, qui se trouvent niées, dans une logique qui, 1. W.Steiner, The Scandal 01Pleasure, op. cii., p. 56.
Le référen
vue de Prance, apparaít aussi puritaine d'un cat (conservateur, par refus d'images a connotation sexuelle) que de l'autre (libéral, par dénégation d l'aspect sexuel de l'image). La ligne de frontíere entre puritanisme et aveu glement, ou entre hyper-sensibilité et sous-estimation de la dimension érotique des images - et, plu généralement, entre perception éthique et perception esthétique - est particulierement difficile a tracer matiere de représentation de la nudité enfantine vécue par les uns comme pédophilie et par les autre comme sensibilité a la beauté des corps d' enfant En témoignent les scandales soulevés par les phot graphes [ock Sturges (arrété par le FBI en 1990) o surtout, Sally Mann, qui photographie ses propre enfants dans des situations qualifiables d' ambigué par certains, ou de franchement provocantes p d'autres. Les libéraux, qui défendent la liberté d'e pression artistique, sont-il des obsédés sexuels veulent de l'érotisme partout (version conservatrice)? Ou bien les conservateurs, qui défendent les valeu morales, sont-ils des obsédés sexuels qui voient l' érotisme partout (version libérale)? Méme aux États-Unis,la ligne de partage est diffi a tracer, y compris sur le plan juridique, oü l'imputatio d' obscénité est étroitement encadrée par la [urisp dence, sans que soient clairement définis par la C Supréme la « force de l'intérét de l'État » ni le « da clair et immédiat », qui seuls peuvent motiver l'entra a la liberté d' expression garantie par le Premier Am dement de la Constitution. C' est ainsi que les acc teurs de Mapplethorpe, persuadés de l' évidence méfaits reprochés aux images litigieuses, voulur s' en tenir a « l' évidence » de leur obscénité, ce qui fit perdre la partie face a des défenseurs qui su mettre l' accent sur la subjectivité de cette qualificati
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Le référent
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN tout en argumentant l' objectivité des qualités artistiques des images'. Observons de pres un cas franco-américain, qui montre que l' ambiguíté peut étre a plusieurs niveaux. 11 s'agit de l'image commandée en 1993 a Balthus pour illustrer les étiquettes de Cháteau Mouton Rothschild, confiées chaque année a un peintre: l'ébauche au fusain d'une fillette nue ne posa aucun probleme en France, tandis qu' aux États-Unis des associations se liguerent contre cette « pornographie enfantine » (<< kiddy-porn »), au point que le distributeur américain fit marche arriere et remplaca l'image par un bandeau blanc sur les bouteilles destinées a l'exportation. Dans un communiqué de presse, la baronne de Rothschild parla de« censure », se déclarant « consternée par ce malentendu malheureux, n'ayant
jamais imaginé que cette charmante ceuore d' art puisse éire perfue dans un contexte sexuel, et encore moins liée au tragique probléme mondial des abus contre les enfants »2. [usque-lá, les choses paraissent claires vues d'Europe: c'est le puritanisme des conservateurs américains qui a encore frappé, au grand dam des libéraux. Mais les choses sont peut-étre un peu plus complexes. D'une part en effet, le dossier de presse prévu pour l' Amérique était plus ambigu que l'image elle-méme, 1. Cf. M. Heins, Sex, Sin, and Blasphemy, op. cit.; M. Pally, Sex and Sensibility, op. cit.; Jacques Soulillou, L'Impuniié de /'art, Paris, Seuil, 1995; W. Steiner, The Scandal of Pleasure, op. cit. Pour une mise en perspective historique, d. Nicola Beisel, « Moral versus Art: Censorship, the Politics of Interpretation, and the Victoria n Nude », American Sociologica.l Review 58,1993. Pour une réflexion plus générale sur les problemes de qualification de la pornographie, d. Bernard Arcand, Le Jaguar et le tamanoir. Anthropologie de la pornographie, Québec, Boréal, 1991. 2. Cité in Edgar Roskis, « L'éthique et l'étiquette ». Le MondeRadio-Télétnsion, 12-13 mai 1996.
« l'adolescente fragile et mystérieuse qu'il a dessinée pour Mouton Rothschild 1993 semble incarner la promesse, encore secreie, d'un plaisir partagé ». En outre, on ne peut qualifier l'image en
puisqu' on y lisait que
question sans prendre en compte son contexte, c' estii-dire, en l' occurrence, son support: sur une étiquette de bouteille, a-t-on encore a faire a une ceuvre d'art, susceptible d'une appréciation purement esthétique, ou bien a une simple image, non protégée par la médiation de l'art? Et plus précisément, peut-on utiliser des images signées par des artistes a des fins commerciales, dans des contextes de dégustation sensorielle, tout en continuant a faire valoir leur caractere artistique, qui ferait de toute interdiction une « censure» ? N' est-ce pas la vouloir a la fois une chose et son contraire, en faisant référence au « plaisir » e au «secret», dans une stratégie de commercialisation, tout en déniant a l'image la moindre ambigutté, au nom de l' art, alors méme que celui-ci est forcément mis a distance par son cadre contextuel? Autrement dit, faut-il imputer la responsabilité de cette affaire au puritanisme des ligues de vertu américaines, ou au double jeu des vendeurs fran cais, prompts a dissimuler vertueusement derriere les droits de la création la dimension sensorielle e commerciale de l'image? S'il y a obsession puritaine d'un caté, n'y a-t-il pas aussi hypocrisie esthete d l'autre? Et l'accusation de puritanisme américa i n' est-elle pas, ici, la surinterprétation bien francaise d'une réaction a une proposition objectivement (voire intentionnellement) ambigué ? Reste que les rejets de l'art contemporain a nom de la morale sexuelle sont a peu pres absent en France; et lorsqu'ils affleurent, c'est au stade d l' anecdote ou du balbutiement. I1s sont en effet forte ment contraints, au niveau des institutions, par
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Le ré
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risque (moral) détre accusé de censure, beaucoup plus puissant que le risque d'étre accusé d'incitation a la débauche'. Par ailleurs, la rareté des cas fran<;ais est - nous y reviendrons - largement imputable a la nature méme des ceuvres proposées; des lors, ce n'est plus la différence de réception, mais la différence de production d'ceuvres avant-gardistes qui devient signifiante dans la comparaison entre les deux cultures, puisque la transgression caractéristique de l'art contemporain porte, dans l'un et l'autre pays, sur des valeurs tres différentes. Nous allons le vérifier a propos d'une autre valeur en jeu dans les rejets a caractere éthique: la religion. ÉTHIQUE: LE BLASPHEME
Nous avons vu avec les statistiques américaines que les cas de rejets liés au caractere blasphématoire d'une ceuvre arrivent en deuxieme position apres les problemes d' obscénité. La encore,le contraste est patent avec la France, ou l'on ne trouve que deux cas de rejets associés a la religion: Francois Morellet a l'Abbaye du Bec-Hellouin (une croix irnmatérielle composée d'acier inoxydable et d'un rayon laser, un jet d'eau, des dalles de céramique et d' ardoise au sol soulignant les vestiges archéologiques), et [ean-Pierre Raynaud a l'Abbaye de Fontevrault (quatre fosses habillées de carreaux de céramique blanche, contenant des gisants Iégerernent 1. Frédéric Martel a bien souligné la dissymétrie entre les deux pays en matiere de tolérance a la censure: « Pour un Européen, la censure aux États-Unis apparait comme un phénoméne extraordinairement anachronique. Non qu'il n'y ait de dérives ou de problemas similaires en Europe, mais globalement la tolérance y est plus grande, mérne avec des politiques publiques financées par l'État. Quant a l'hystérie des « culture toars », elle est tout a fait inimaginable en Europe. » (De la culture en Amérique, op. cii., p.548).
surélevés). Et encore, il ne s'agissait que d'un ref subvention au nom du respect de la vocation tuelle du lieu, a propos de propositions d' art co ruel élaborées apparernment dans une intention pas blasphématoire mais, au contraire, soucieuse expression modeme de la spiritualité. Aux Etats-Unis en revanche, les accusation blasphemes sont nombre uses et spectaculaires plus saillante visait le Piss Christ d' Andres Se qui - en méme temps que des photos de cad a la morgue - faisait partie d'une exposition rante subventionnée par le NEA, et qui provoqu scandale national, avec de nombreuses lettres, tions voire manifestations. Ainsi, «le 18 mai le sénateur Alfonse d' Amato bondit sur le pa du Sénat américain avec une reproduction d Christ de l'artiste afro-cubain Andrés Serrano chrétiens allerent méme [usqu'a organiser une aux chandelles devant l' lnstitute of Contemporar de Philadelphie (lCA, dépendant de l'univers Pennsylvanie) au moment ou s'inaugurait sition. I1s purent ainsi manifester leur abst de visite, laquelle constitue un acte de protes contre le principe méme de telles images - abs que les partisans de la liberté artistique tend interpréter comme une preuve d' obscurantisme part de ceux qui jugent sans méme avoir vu. On put constater que, a la différence des en cause esthetes de l'authenticité artistiq réactions d'indignation éthique face a des percues cornme blasphématoires ne s' enco pas de nuances. Le fait d' exposer cette osu interprété cornme une déclaration de guerre la chrétienté: « Exposer Piss Christ n'a pas gra 1.
lbid, p. 239.
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Le r
a voir avec la définition de l'art ou les subventions d'État accordées a des auures offensantes. Montrer cette (Euvre a a voir avec la guerre culturelle contre le christianisme, et avec la question de savoir quel camp !'lCA - et par conséquent l'Université de Pennsylvanie - a décidé de rejoindre », Et le simple fait de la qualifier en termes de beauté fut stigmatisé cornme outrageante: « En tant que catholique romaine, je suis outrée que l'Université ait permis a !'lnstitute of Contemporary Art d'exposer cette représentation sacrilege de Jésus Christ crucifié. Wendy Steinberg, la chargée de relations publiques de !'lCA, a décrit cette photographie comme « tres tres belle - et, d'une certaine facon, vraiment respectueuse ». Elle n' est pas sérieuse! La déclaration de Steinberg démontre clairement son manque de sensibilité religieuse; e'est une véritable gifle a laface de tous les Chrétiens. » Cornme dans le cas Mapplethorpe, Serrano choisit de se défendre sur un plan purement esthétique, sans revendiquer ni l'hostilité a la religion catholique, ni le droit a une liberté d' expression artistique; interrogé Sur ses motivations et sur les raisons de ce titre, il répondit: «]e pourrais me contenter d'utiliser de la
pisse pour la belle lumiere qu'elle me donne et ne pas faire savoir aux gens ce qu'ils ont sous les yeux. Mais j'aime que les gens sachent ce qu'ils regardeni, car l'ceuure est concue pour opérer sur plus d'un seul niveau », Un visiteur lui fait écho dans le livre d' or de l' lCA, illustrant a nouveau ce basculement exclusif dans le registre esthétique, au déni de la charge émotionnelle liée au contenu de l'image, que nous avons déja vu a l' ceuvre chez les experts défendant Mapplethorpe:
«Les liquides utilisés pour [aire la photo créent de merveilleux effets colorés. Mais je ne comprends pas en quoi la nature ou la source de cesfluides importe; je trouve qu'une composition franchement minimaliste en blanc et rouge serait aussi peu intéressante si elle était faite avec
de la peinture que si elle était faite avec du sang et d Pour moi, la couleur c'est la couleur; je n'aime pas a lire le cartel pour qu'on m'explique ce que je vois »,
Une autre stratégie de défense face a l'accus de blaspherne consiste a invoquer non plus l nomie esthétique de l' ceuvre d' art mais, de plus hétéronome, la nécessité de défendre la l d' expression, selon un argument dont nous avo aquel point il est central dans la culture améric C' est le sens de l'intéressant dialogue par livre interposé oü, a un visiteur stigmatisant la volon l' artiste de « juste choquer » le public, un autre rép
Vous préfereriez que tout l'art soit neuire, pas en servirait-il s'il ne provoquait pas de réaction et un autre: « Si l'art ne provoque pas, quel est son Si nous ne sommes pas libres de nous exprimer, alo a vraiment quelque chose qui ne va pas dans la soc «
a quoi
On a la un rabattement de la création artistique l'opinion, qui tend a tirer l'art vers le póle de l' mation, en court-circuitant le jugement sur la q artistique par l'acceptation inconditionnelle de forme d' expression au nom de la liberté: opér qui semble relativement bien admise aux Étatsalors que vue de France elle parait symptomati d'une conception naíve, peu informée des e spécifiquement artistiques, done au plus loin de tonomie de l' art' .
l. Sur la tendance au rabattement de l'art sur l'inform et les problemas qu'elle pose en droit francais, d. N. H « Buren et Serra ». et Bernard Edelman, « Du mauvais usa droits de ]'homme », in B. Edelman, N. Heinich, L'Art en Uceuore de l'esprit entre droit et sociologie, Paris, La Déco 2002.
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
LE SCANDALE SERRANO (Livre d'or, fCA, Philadelphia) « Vous avez réduit I' art a une présentation offensante de la plus basse espece pour obten ir l'attention du public en le choquant. Comme dans Les habits neufs de l'Empereur, les gens s'y pressent en mas se pour avoir l'uir « cool », Nos priéres vous accompagnent - vous en aurez súremeni besoin » « Dommage que Serrano n'utiiise pas sa téie. L'ceuore pourrait étre tellement plus étrange. Si seulement il n' essayait pas juste de choquer! » « Qu'est-ce que vous entendez pas "essauer juste de choquer"? Vous préfereriez que tout l'art soit neuire, pas engagé? A quoi seroiraii-il s'i! ne provoquait pas de réactions ? » « Si l'ari ne provoque pas, quel est son but? Si nous ne sommes pas libres de nous exprimer, alors il y a oraiment quelque chose qui ne va pas dans la société » « Vous avez une conception malade et pervertie de ce que devrait éire la beauté artistique. le ne pense pas que l'art devrait n'étre que jolies fleurs roses, mais je pense que la mort est une question privée! Il est irrespectueux de votre part de mouler des cadavres sur le mur d'un musée d'art pour que tout Philadelphie les voient! Vous éies un malade, et vous avez besoin d' aide si vous pensez que votre exposition a une vraie signification pour quiconque d'auire que vous» « La place de Serrano n' est pas dans un musée d'art, mais plut6t dans une institution pour malades rneniaux » « L'art a un sens tres large, mais y a-t-il une limite? Puis-je faire un tableau d'un enfant violé et appeler fa de l'ari ? le crois que de nos jours cela pourrait se va ir - et aprés, quoi ? Uun dans t' auire, l'exposition était okc'est de l'ari, n'est-ce pas?
Le r
« le suis profondément perturbé par la série su morgue, et je ne vais vraiment pas comment on p décrire fa comme de l'art! De mon point de vue, c morbide et grotesque, et n'a pas besoin d'étre vu par c qui recherchent des images plaisantes ou apportant quelconque satisfaction. le ne vous accuse pas, ni c qui peuvent apprécier fa, ou en tirer quelque ch aussi, s'i! vous plaü, pas de malentendu! le pense votre passion de photographier l'inhabituel et l' extrao naire est formidable; votre eran a exposer ces reuvres encare plus!! Oui, la mort fait partie de la oie, mais voulais la ooir, je suppose que je serais devenu coro croque-mort, médecin etc. fe vais essayer d' appré mon déjeuner, a présent ! » « Les liquides utilisés pour faire la photo créen merveilleux effets colorés. Mais je ne comprends en quoi la nature ou la source de ces fluides importe trouve qu'une composition franchement minimaliste blanc et rouge serait aussi peu intéressante si elle faite avec de la peinture que si elle était faite avec du et du lait. Pour moi, la couleur e'est la couleur; je n' pas avoir a lire le cartel pour qu'on m'explique ce q vais»
Il est intéressant de noter que, dans l'h américaine, l'accent s'est déplacé, en mati censure, du blaspheme (critique de l'église) e sédition (critique de l'État) al' obscénité, qualif qui n'est apparue juridiquement qu'au XIXe Que la censure « puritaine » de l'obscénité s invention récente montre done bien l'histori « puritanisme », qui appartient moins a la « c américaine qu'a un moment déterminé histoire.
1. M. Heins, Sex, Sin, and Blasphemy, op. cii., pp. 16 et 1
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Le réf
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN ÉTHIQUE:
LA CRUAUTÉ
Il existe enfin, toujours dans le registre éthique, des réactions de rejet face aux quelques (rares) installations mettant en scene des animaux vivants - telle nous l'avons vu, la petite affaire suscitée en 1994 au sein du Centre Pompidou par le projet de Huang. De part et d' autre de l' océan, le seul fait de mettre des insectes en spectacle peut susciter la répulsion, entre le dégoüt et l'éveil d'une sensibilité a la souffrance anímale: « [e n'aoais jamais réalisé cambien je me sentais
impliquée dans le mouvement en faveur des droits des animaux avant d'avoir vu l'installation de Campopiano. Les fourmis ont l'air heureux, mais le poisson a besoin d'espace et les souris sentent mauvais »,lit-on sur le livre d'or d'une exposition de la List Visual Arts Gallery a Boston, en 1989, mettant notamment en scene des fourmis vivantes. Mais les animaux morts suscitent aussi de fortes réactions. Ce peut étre travers l'invocation de la protection des especes, comme ce visiteur du musée Guggenheim qui, apres s' étre plaint sur le livre d' or du manque d'art moderne ordinaire, ajoute: «Et aussi, au cas OU l' oiseau de Rauschenberg serait fait de
a
vraies plumes, il faut savoir que l'utilisation de plumes d'oiseaux est illégale sauf s'il s'agü de poulet ou e'il est amérindien », De méme, lors de la biennale de Lyon en 1993, une installation d' Annette Messager composée d' oiseaux empaillés fichés sur des piques attira les menaces d'une association de défense des animaux au motif que l'un des oiseaux appartenait une espece protégée. Et ce peut étre aussi a travers l' argument de I'hygiene, comme lorsqu'une installation de l'artiste anglais Damien Hirst, Two Fucking, Two Watching, fut interdite dans une galerie new-yorkaise en 1995: elle consistait en une vache et un taureau morts copulant gráce un mécanisme hydraulique.
a
a
Compte tenu toutefois de la nature de l' ceuvre, peut supposer que l' argument invoqué, d' ordre p ficatoire (<< principalement pour des raisons d'hygiene n' était pas le seul motif, et que la réaction a l' ob nité était aussi en jeu. Cette sensibilité a la souffrance ou au spectacle la mort animale parait largement répandue, mém les artistes asiatiques semblent plus enclins qu Occidentaux a jouer sur ce type de transgrcssíon Aínsi. l'un des seuls cas advenus aux États-Unis également suscité des réactions lors de sa prése tion a la biennale de Venise en 1992: l'installatio base de fourmis vivantes de 1'artiste japonais nori Yanagi, World Flag Ant Farm, fit l'objet d eriquéte par la justice italienne pour savoir fourmis avaient « souffert au nom de l'art conceptue 1'instigation d'une association de végétariens a par une visiteuse qui avait remarqué des fou mortes. Ils accuserent l' ceuvre d' étre « total
anti-éducative, car el/e n' observe pas le nécessaire r de la nature et des créatures vivantes. Les fourmis martes paree que leur vie hautement organisée a été versée »3. La méme installation, présentée en 19
1. Cf. Carmen VelayosCastelo, « La présence des animau l'art contemporain. Ses implications éthiques ». in Recherch tiques, n"9, printemps 2000, p. 19-20. L'auteur précise q processus de la mort fascine Hirst. Ainsi, dans certaine sions oü il voulait exposer en direct et sans formol le pr de décomposition et de putréfaction de ses animaux ( requin ou vea u), il s'est affronté aux responsables de Publique ». 2. Cf. N. Heinich, Between ethics and aesthetics: animaluv", Universitas, Month/y review 011 Phi/osophy and n0386,octobre 2006. 3. « L'ceuvre se compose d' environ 200 boites transp remplies de sable coloré représentant les drapeaux du 11
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
Wadsworth Atheneum de Hartford, Connecticut, fit l' objet d'un cornmentaire sévere dans une « lettre a l'éditeur» du quotidien local, intitulée «LIBÉREZ LES FOURMIS !», "LIBÉREZ LES FOURMIS l"
«fe me demande sincéremeni combien de gens supposés intelligents peuvent éire si insensibles a une créature vivante ? Quelle joie peut-on éprouver a capturer desfourmis dans Washington Square, a les arracher a leur habitat, et a les amener a courir sur du papier entouré de parois de méial ? Puisque nous n'aoons aucun moyen de communiquer avec le « Dieu des Fourmis », ni la moindre idée du tourmeni enduré par ces créatures, peut-on uraiment justifier qu' on les utilise de cette maniére? Vraiment, artiste Yukinori Yanagi, si les fourmis sont vos meilleurs amis, je dois vous rappeler que personne ne capture, tourmente et emprisonne ses amis. Si les gens que nous considérons comme éclairés sur bien des matieres ne peuvent ou ne veulent s'élever contre l'exploitation de créatures vivantes, alors e'est que nous sommes devenus bien superficiels, insensibles et artificiels. fe n'ai rien a faire de l' arriére-pian intellectuel ou de la soi-disant pensée artistique ou politique profonde que les artistes, les commissaires, les galeries, les musées ou les critiques entendent projeter sur cette piece. fe n'ai pas non plus besoin, pour prendre cette position, de discuter sur lefait de manger de la viande, porter des chaussures en cuir, entier. Ces boites sont connectées a des tubes en plastique vides. La colonie de fourmis se déplace librement a travers ce Iabyrinthe, transportant des grains de sable de drapeau a drapeau jusqu'á ce que ces symboles ne forment plus qu'un seul et mérne drapeau, universel. En tout cas, c'était le concept de Yanagi. L'artiste s'est procuré une colonie de 5000 fourmis chez un entomologiste de Bassano del Grappa en ltalie du Nord » (Art News, septembre 1992).
Le réjé
ouvrir les jenétres pour laisser sortir les mouches, écrase les frelons pour les chats, aller au zoo, porter de la fourrure ou s'opposer a la guerreo Dans mon amour pour l'ar contemporain, j' apprécie tous les systemes qui sont libres non domestiqués et dégagés des systemes humains. C'es pourquoi je dois me joindre a ceux qui, dans le monde entier, disent: "Libérez lesjourmis 1" »
Remarquons que la ligne de partage définie pa seuil de sensibilité a la souffrance animale ne pa pas entre les partisans du « bien» ou de la « mora d'un caté, et les partisans du « mal» ou de « l'immo lité » de l' autre; mais il passe, a l'intérieur des pa sans du bien, entre deux définitions de celui-ci: c qui étendent cette loi morale au-dela des frontie de l'humain, et ceux qui ne le font pas. C' est d l'extension de cette qualité éminemment variable sensibilité - qui est visée par les opposants, lesq n'accusent pas les responsables d'étre absolum indifférents a la loi morale, mais de lui accorder champ de pertinence insuffisamment étendu, f de compassion avec ces étres souffrants que sont animaux. Face a cette exigence éthique considé comme primordiale, toute autre préoccupation ap rait secondaire, et notarnment la question esthétiq C' est dire qu' avant d' étre des phénomenes in culturels (Occident vs Orient, Europe vs États-Un de tels conflits de valeurs sont des phénomen intraculturels - cornme le démontre aussi le cas d corrida, l'un des conflits les plus violents et les récurrents qui existe en France a propos de l'util tion d' animaux vivants dans un contexte culturel'
1. Cf. N. Heinich, « L'esthétique contre I'éthique, ou l'im sible arbitrage: de la tauromachie considérée comme un co de registres ». Espaces et Sociéiés, n069,2, 1992.
VII
Retour: Les États-Unis vus de France
Au total, la différence essentielle entre le de l'art contemporain en France et la « guerre relle» aux États-Unis réside dans les conten protestations, corrélés au degré de politisat leurs formes d'expression. Les registres (morale sexuelle, religion, sensibilité a la souf droits des minorités, équité) et civique (usa finances publiques, démocratie, idéaux) son coup plus fréquents caté américain, alors France les valeurs défendues, lorsqu'elles ne f référence au civisme des dépenses publique vent plus souvent d'une attente herméneuti signification, d'un souci purificatoire de défe patrimoine ou de l'authenticité artistique, ou exigence esthétique de valeur plastique des c Les rejets américains sont done davantage par un jugement - hétéronome - sur le des ceuvres ou sur leur relation au contexte
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
que les rejets francais tendent plutót a s'appuyer sur un jugement - plus autonome - concernant la personne de l' artiste ainsi que l'ceuvre elle-méms. Aussi l'écart dans l'éventail des registres est-il partículierement large aux États-Unis, ou l'incompatibilité entre valeurs esthétiques et valeurs du monde ordinaire rend plus évidents encore qu' en France les problemes de « différends ». au sens que [eanFrancois Lyotard donnait a ce terrne": c'est-á-dire les conflits non d' évaluation sur une méme échelle de valeur, mais de choix de telle échelle, de tel registre de valeur, rendant tout accord improbable et faisant de chaque discussion l' occasion non d'un possible consensus, mais d'une aggravation des dissensions. Nous avons pu constater ainsi que les « affaires » sont a la fois plus importantes, plus nombreuses et plus homogenes aux États-Unis, oü les causes sont clairement identifiables (la religion avec Serrano, la morale sexuelle avec Mapplethorpe, la libre disposition de l'espace public avec Serra): ce qui facilite la tache de l' analyste face a une « guerre culturelle » qui contribue a durcir a la fois les enjeux et les ressources, la oü le phénomene francais est plus labile, plus diffus, plus éclaté. Nous avons pu également vérifier combien il est pertinent d' étudier conjointement formes et contenus, ce choix de méthode allant de pair avec la décision d' exclure tout interview au profit des réactions spontanées étudiées dans leur contexte d' émergence. C'est ce qui a permis de consta ter qu' en France, les mobilisations centrées sur le registre purificatoire de la préservation du patrimoine, urbain ou naturel, civil ou religieux, bénéficient d'un haut niveau de publicité et d' efficacité, surtout lorsqu' elles se 1. Cf. J. -F. Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983.
Retour: Les États-Unis vus de Fran
couplent avec des rappels a l' ordre civique conce nant les modalités de décision; la peuvent inte venir des décisions administratives et, sinon, d pressions associatives sous leurs multiples form (preces, pétitions, tracts, lettres, coups de téléphon articles dans la presse). Aux États-Unis, la mobilis tion, beaucoup plus politique et juridique a la fo porte sur des causes d' ordre essentiellement civiq et éthique (notamment la morale sexuelle et la re gion); alors qu' en France l'éthique donne lieu a d mobilisations non seulement peu fréquentes ma aussi nettement moins « durcies », moins équipé par un support associatif et un clivage politique, sorte que la réaction passe plutót par des protest tions informelles, du type inscriptions sur un liv d' or - sauf pour la défense des animaux, forteme pré-équipée par l' existence de multiples associatio et la prégnance d'une sensibilité partagée, de so que la mobilisation, rapide, collective, efficace, pe facilement devenir publique. Mais ces différences entre les deux pays ne doive pas occulter ce qu'ils ont en commun: notamment fait qu'un méme répertoire de valeurs et de regist de valeurs permet de décrire la totalité des ju ments sur l'art spontanément exprimés par des g ordinaires en situation réelle. Il n'existe pratiqu ment pas de « case vide» dans notre liste compar ce sont essentiellement des différences de fréquen qui apparaissent et, corrélativement, d'écart dans gamme des registres disponibles. Essayons pour finir d' en esquisser quelques-un des possibles causes, en centrant notre interro tion non sur une comparaison symétrique des d pays (pour laquelle il faudrait disposer d'une ég familiarité avec l'un et 1'autre), mais sur une ob vation des États-Unis a partir d'un regard franc
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
Nous nous intéresserons pour cela, sueeessivement, aux trois dimensions explicatives : eelle de l' objet des jugements, a savoir les eeuvres: eelle des sujets, a savoir les protestataires; et eelle du eontexte, pris en un sens général, e'est-á-dire non plus eelui de tel ou tel rejet, mais eelui de la « eulture » amérieaine. LES OBJETS
Ce qui frappe le plus dans les ceuvres ayant suscité les polémiques américaines est que le travail de transgression, propre a la définition méme de 1'art eontemporain, s'y joue moins, eomme en Franee, sur le plan des earactéristiques formelles, e'est-á-dire des frontieres esthétiques et eognitives définies par l'histoire des arts plastiques (supports, matieres, modalités de représentation), que sur le plan des frontieres morales, c'est-a-dire des représentations d'aetes ou d'objets frappés d'un interdit (blaspheme, sacrilege, exhibitionnisme, sado-masoehisme, instrumentalisation détres vivants). C' est dire qu' avant méme de différencier les registres de valeurs au nom desquels s' expriment les rejets, il eonvient de mettre en évidenee les différenees entre les eoneeptions de l'art qui s'expriment dans les ceuvres eontroversées: soit, du caté des opposants a l' art eontemporain, une eoneeption de l' art eomme mise en ceuvre des eonventions classiques de la figuration (paradigme classique), ou eomme expression d'une intériorité de l'artiste autorisant la transgression de ees eonventions figuratives (art moderne); soit, du caté des partisans de l' art eontemporain, une eoneeption de l'art eomme transgression systématique des frontieres mémes de l' art et eomme jeu avee les limites, qu' elles soient proprement plastiques ou, plus généralement, morales, politiques, juridiques. En Franee, les transgressions opérées par l' art
Retour: Les États-Unis vus de F
eontemporain portent plutót sur les frontíeres e tiques (méme s'il existe des eas dceuvres vulnéra a!'aeeusation d' obseénité, de blaspheme. de eyn de eruauté); aux États-Unis, elles portent plutó les frontieres relevant du registre civique ou éth (rnérne si le « ee n' est pas de l' art » peut toueher des propositions essentiellement formelles, eo dans le eas Serra). Les deux pays partagent do méme éventail de valeurs, mais avee des infle plus ou moins marquées d'un póle a 1'autre. La eoneeption selon laquelle l'art est d'a plus valable qu'il est plus transgressif des va eommunes semble bien aeeeptée aux Étatsou elle semble méme aller de soi pour eer qu'il s'agisse de gens ordinaires (« Si l'ar: n'ava pour but de provoquer, alors a quoi servirait-il? de spécialistes, critiques d' art ou historiens: le meilleur est souvent un art de controverse, vo confrontation - radical dan s son style comme d substance. Il est supposé mettre en question le quo, secouer notre confort intellectuel, engendrer d réactions »1. Rares sont eeux qui - tel Hilton K dans son article, déja cité, sur les affaires S Mapplethorpe - mettent en question eette sation de la transgression artistique des v morales: « Il existe dans le monde de l'art profes un attachement sentimental a I'idée que l'uri est d meilleur qu'il est plus extreme et plus dérangeant.
1. M. Heins, Sex, Sin, and Blasphemy, p. 117. L'auteur d'ailleurs, a propos de l'affaire Dread Scott Tyler, l'ex «flag art », suggérant qu'il suffit de transgresser un pour constituer un genre artistique. Sur la récurrence de e interroger ». « mettre en question ». «critiquer» etc., textes des commentateurs de l'art contemporain, d. N. Le Triple jeu de /'art contemporain, op. cii., chap. XIV.
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
point de vue qui a perrnis a un étudiant en art de Chicago de penser qu'ii créait une ceuure d'ari valable en étalant par terre un drapeau arnéricain d'une maniére prohibée (. .. ). Au lieu d'une authentique « avant-garde »1 en ari, nous avons rnaintenant quelque chose d'autre -le farneux « cutting edge »2qui sernble de plus en plus trouver sa « raison d'étre »3 dans un contenu extra-artistique ». On remarquera son usage des termes francais, qui témoignent des attaches plutót continentales de cette conception -laquelle suscita d' ailleurs de la part des lecteurs des réactions suffisamment étonnées pour qu' on mesure la force, aux États-Unis, de la conception ainsi stigmatisée, c'est-á-dire de la définition « hétéronome » de l' art comme défini avant tout par des enjeux idéologiques ou moraux. Si done les rejets a caractere éthique sont tellement plus nombreux du caté américain, c'est d'abord que les occasions d'indignation morale y abondent dans la production artistique, alors qu'elles sont rares en France. Mais ce constat ne fait que renvoyer le probleme en amont, de l'espace de réception a l'espace de production: tout se passe comme si les artistes américains eux-mémes, ou du moins une grande majorité d'entre eux, partageaient cette valorisation spontanée des transgressions morales, utilisant l'art pour revendiquer une liberté d' expression sans limites. TI se produit du méme coup un déplacement de la force transgressive de l'ceuvre a son référent: ce qui choque dans la plupart des propositions controversées outreatlantique, c'est une représentation qui, si on la rencontrait dans le «cadre primaire» de la vie ordinaire
1. En francais dans le texte. 2. «Ligne de rupture », « ligne de faille 3. En francais dans le texte.
».
Retour: Les États-Unis vus
(pour reprendre l'analyse goffmanienne1), ch de la méme facon. Un cadavre a la morgue, u bras enfoncé dans un rectum, une vieille fem appuyée au bas-ventre d'un jeune homme ég nu, sont des images qui, en elles-mémes, ne qu'atteindre vivement la sensibilité, quelle q la mise en forme artistique. En d' autres ter artistes - nombreux aux États-Unis - qui cul type de transgressions se situent eux-mémes du póle le plus hétéronome de l'art, e' est-á-diré proche du monde ordinaire. LES SU)ETS
Qu'en est-il a présent des sujets des ju c'est-a-dire des protestataires? La méthode gique choisie pour cette enquéte, dans la per d'une sociologie compréhensive des valeur pas d'une sociologie explicative des opinions toute identification socio-démographique, q permis de croiser les types de réactions et d invoquées face aux ceuvres avec la catégorie l'áge, le sexe, le niveau d'études, le lieu de r En France, ce croisement ne nous aurait sa pas appris grand-chose étant donné la lab positions, qui clivent a l'intérieur de micro en fonction de variations conjoncturelles force classificatoire des propositions artist un moment donné du temps, des personn méme génération, issues du méme milieu d'un capital culturel analogue, peuvent d'un caté ou de l'autre de la ligne de fract « adversaires» et «opposants» a l'art c rain, selon le type d'expériences faites a 1. Cf. Erving Goffman, Les Cadres de I'expérience, Minuit, 1992.
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN
dune ceuvre, la rencontre avec un artiste, le contexte de mise en relation, ou l'histoire personnelle: on a affaire la a des variations beaucoup plus subtiles que celles que permettent de pronostiquer les traditionnels tableaux croisés entre opinions et variables démographiques auxquels nous ont habitués les enquétes quantitatives par sondage. Ainsi, la stupéfaction provoquée au début des années 1990, dans les milieux « éclairés », par la déclaration hostile a l'art contemporain du philosophe [ean Baudrillard, dans le quotidien de gauche Libération, est un bon exemple de cette labilité des positions a l'intérieur d'un méme milieu socio-culturel. Aux États-Unis, on peut supposer que l'acces a ces données sociographiques ne nous aurait pas non plus appris grand-chose, mais pour des raisons inverses: car l'opposition entre les «pro» (<< pros») et « anti » (<< cons ») art contemporain semble se rabattre aisément sur une opposition politique entre libéraux et conservateurs, laquelle releve d'une tres classique sociologie électorale. Ce qui frappe en effet outre-atlantique, pour un regard francais, c'est la séparation immédiate en clans bien définis, qui rend hautement prévisibles les positions esthétiques des lors qu'on connaít, ou qu'on devine, les sympathies politiques du sujet. TI semble que les opinions y expriment davantage le point de vue standard du parti adopté sur la question, alors qu' en France prime beaucoup plus le « moi je pense que», la personnalisation de l'opinion, méme si ce sont des lieux communs qui, finalement, s'énoncent sous ce label; et les mérites d'une ceuvre y sont toujours discutables, y compris entre amateurs éclairés et partisans de l'art contemporain. Aux États-Unis en revanche, il paraít difficile, entre« libéraux », d'émettre des doutes sur une ceuvre qu'il s'agit avant tout de défendre face aux attaques des «conservateurs ».
Retour: Les États-Unis vus de
Il existe en outre une différence majeure d coloration politique des opposants a l'art conte rain. Dans les deux pays, ils peuvent étre de (conservateurs) comme de gauche (<< progressi en France, ou «Iibéraux » aux États-Unis): p mene relativement récent, puisqu'il remonte au nant des années 1990, et qui ne contribue pas brouiller les cartes et a complexifier l' approc probléme. Mais aux États-Unis, les opposan gauche s' expriment au nom de valeurs « politi (pour ne pas spécifier ici entre le civique et l'éth en défendant les droits des minorités lorsqu'il paraissent bafoués par une représentation dante des femmes, ou des gens de couleur; qu' en France, les opposants de gauche s' exp quasi exclusivement au nom de l'authenticité tique, contre l'académisme des politiques cultu On retrouve la, une fois de plus, la différe positionnement sur l'axe opposant le póle nome des valeurs communes au póle autonom valeurs artistiques. Tout se passe done comme si la logique amé tendait a un découpage en clans constitués u pour toutes, de sorte qu'une fois les positions (pour ou contre, libéral ou conservateur), la q ne se pose plus: on défend sa position contre opposé. Cette logique d' appartenance a un d'opinion, plutót que d'affirmation de soi p pression d'une opinion personnelle, se retrouv les professionnels de l'art lorsqu'ils défend théorie du « cutting edge », c'est-a-dire l'idée fois qu'un artiste a opéré un « passage a la lim faut le défendre: le seul entere, c' est la capac artiste a camper sur la ligne de créte, le bascu dans l'inédit, l'innovation, l'avant-garde - le n' ayant alors qu'a entériner sa présence sur le
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Par contraste, un homologue francais pratiquerait sans doute le « narcissisme des petites différences» qu'évoquait Freud, s'efforcant de promouvoir un art plus intéressant que d'autres, plus novateur, plus susceptible de passer a la postérité: on serait dans la concurrence interne entre spécialistes désireux de se p~sitionner en lancant le meilleur candidat, la oü, aux Etats-Unis, il semble qu' on ait d' abord affaire a un positionnement a priori contre le clan des traditionalistes. Et cette défense de l'avant-garde y prend alors une coloration expressément morale: des que l'artiste est identifié comme faisant partie de la catégorie des novateurs authentiques, c'est le devoir des institutions artistiques que de le soutenir, quoi qu'il arrive. On est moins dans l'ordre de l'évaluation esthétique que de l' engagement éthique au service d'une cause - celle du progres en arto LE CONTEXTE
Cette moralisation de l' enjeu esthétigue, sousjacente en France mais toute présente aux Etats-Unis, nous amene a la troisieme dimension explicative, relative au contexte. Celui-ci peut s' envisager soit dans sa dimension microsociologique, par la prise en compte des conditions concretes des actions observées, comme nous l' avons fait durant toute cette enquéte : soit dans sa dimension macro-sociologique, par la mise en évidence des spécificités de la « culture » - au sens large - partagée par les concitoyens d'un méme pays. C' est cette derniere perspective que nous allons adopter ici, en nous concentrant sur les «singularités» américaines, c'est-á-dire ce qui, au regard francais, peut apparaitre comme une saillance, une bizarrerie, voire une incongruité. Ayant pointé systématiquement, tout au long de cette étude, ces « signaux d' étrangeté » envoyés par
Retour: Les États-Unis vus de
l' Amérique a un visiteur francais, nous allons focaliser dans cette conclusion sur trois g caractéristiques, susceptibles de rendre comp différences relevées entre les deux pays. La premiere caractéristique est la faible prég du registre esthétique, y compris pour les pa de l' art contemporain. En effet, méme si cert défendent en utilisant exclusivement l' argumen beau té, y compris lorsque l' ceuvre joue manifes sur des affects (on l' a vu avec les experts au Mapplethorpe), la plupart posent la quest termes de « perfectionnement moral» (<< moral i ment »),la réduisant a sa dímension idéologique arts et les humanités sont les moyens qui nous per de nous pencher sur notre existence humaine. L'Éta les niveaux, devrait chercher a encourager leur dé ment et ne devrait ten ter de supprimer aucune idée, point de vue », déclare par exemple l'association for the American Way. Cette moralisation des la politique culturelle paraitrait bizarre en ou l' on parlerait plutót de soutien a l' art et d ragement a la « culture » - au sens de l' ensem biens artistiques et non pas, comme aux États-U l'ensemble des traits d'une civilisation'. Ainsi, pour les défenseurs américains de l artistique, il ne semble pas étrange de réd création a la formulation d'un message, qu les ceuvres de « parole »ou de « discours », e fiant le travail artistique a 1'« expression » d' d' opinions: «Les ceuvres de création sont proté la Constitution en grande partie en raison du rol qu' elles jouent dans une société qui valorise l'autono viduelle, la dignité, et le progreso Non contente d
1. Cf. Clifford Geerz, The Interpretation of Culture, N Basic Books, 1973.
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de l'information et de communiquer des idées, l'expres_ sion artistique exprime, définit et nourrit la personnalité humaine. L'art parle a nos émotions, a notre intellect, a notre vie spirituelle, ainsi qu'ñ notre vie physique et sexuelle. Les artistes célebrent la joie et l'abandon, mais ils se confrontent aussi a la mort, a la dépression, au désespoir »1. Meme chez les plus fervents partisans de la liberté artistique, on est assez loin de l'autonOmie de l'art comme ayant sa fin en soi; c'est la une autre différence patente, non entre les États-Unis et la France en général, mais entre intellectuels américains et intellectuels francaís-. De méme, les chercheurs américains qui étudient la « guerre culturelle » tendent a centrer leur problématique sur la sociologie politique, présentant longuement le contexte socio-historique mais ne disant pratiquement rien de la proposition artistique en question et, notamment, des dissensions ouvertes par l'art contemporain dans la notion méms d'art: tout y est ramené au «public art », rien ou presque au « contemporary art », comme si les enjeux esthétiques étaient inexistants ou totalement subordonnés aux enjeux politiques relatifs a l'exercice de la démocratie. 1. M. Heins, Sex, Sin, and Blasphemy, op. cii., p. 5. Ce point de vue est d'ailleurs confirmé sur le plan juridique: « Personne ne conteste sérieusement la proposition selon laquelle une ceuvre artistique contient suffisamment d'éléments de communication pour tomber sous la juridiction du Premier Amendement. La protection du Premier Amendement ne se limite pas aux idées. Le cas historique Cohen vs California a établi que le Premier Amendement protege l'expressíon qui en appelle a I'érnotion aussi bien qu'á I'intellect » (B. Hoffman, in W. J. T. Mitchell ted.), Art and the Public Sphere, op. cit., p. 126). 2. Sur cette différence de focalisation des valeurs - morales ou culturelles - entre les États-Unis et la France, cf. M. Lamont, La Morale et l'argent, op. cit.
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Ainsi sont mis sur le méme plan des conflits aya pour objet des ceuvres totalement abstraites (Serr et d'autres tres figuratives (Mapplethorpe), alors q les enjeux n'y sont évidemment pas du méme ord La riposte des libéraux a l'annulation de l'expositi Mapplethorpe par la Corcoran Gallery de Washingt est d'ailleurs symptomatique de cette mise en parentheses de la dimension esthétique des objets l gieux, puisqu' en organisant une projection noctur de diapositives des ceuvres sur les murs du mus ils éliminerent de fait la démarche proprement pl tique du photographe: le travail sur la matiere et contrastes du papier, la définition des noirs et blan le grand format des tirages, bref tout ce qui perm d' opposer a la violence des images la propreté qu académique de la forme. Cette mise au second plan d enjeux proprement esthétiques constitue d' ailleu selon Max Weber,une caractéristique du puritanism La moindre prégnance de la problématique est tique aux États-Unis, non seulement chez les adv saires mais chez les partisans de l' avant-garde, trou
1. «S'agissant de I'opposition entre forme et contenu des ob artistiques, Max Weber souligne que "toute religión sublimée salut ne s'intéresse qu'au sens des choses et des actes qui on I'importance pour le salut, non a leur forme". Cette derniere revanche est a tout le moins indifférente du point de vue gieux, sinon méme dévalorisée, renvoyée vers l'accidentel e registre étranger au probléme du sens. Tout se passe alors com si la complicité entre l'art et la religion demeurait possible a longtemps que le créateur s'efface derriere sa création et cette derniére reste de I'ordre dun "savoir-faire", Que se tr forme la signification de I'ceuvre, qu'émerge la notion d' création artistique attachée aux formes et le conflit apparait e une sphere artistique qui se prétend créatrice de sens et sphere religieuse menacée sur un terrain ou elle revendique monopole » (Pierre Bouretz, Les Promesses du monde. Philoso de Max Weber, 1996, p. 151-153).
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sa concrétisation dans le sentiment général que retire de tels conflits un observateur francais : a savoir qu'i¡ de rares exceptions pres, ils concernent des ceuvres dun intérét artistique discutable, qui ne valaient sans doute pas tant de tapage. C'est la, bien sur, une question de parti pris esthétique: pour peu qu' on considere qu'une ceuvre reposant sur la représentation d'objets ou d'actes qui seraient choquants ou génants dans la réalité - e'est-á-dire sur le statut de son référent dans le monde ordinaire - ne possede qu'une faible valeur artistique ajoutée (point de vue que ne partagent évidemment pas tous les Francaís ni rnéme, probablement, tous les spécialistes ou amateurs francaís), alors le probleme n'est plus de savoir s'il faut soutenir Mapplethorpe ou Serrano lorsqu'ils sont attaqués, mais si les ceuvres en question méritaient d'etre exposées, done cautionnées, par des institutions publiques, au détriment dautres ceuvres - éventuellement des mémes auteurs - aux effets moins prévisibles. Mais ce n' est jamais sur ce plan-la que la question a été posée aux Etats-Unís, du moins publiquement. « La OU la fiction littéraire existe, e'est-a-díre lorsqu'une culture accepte de réserver une place a la feintise verbale ludique, sa fonction attentionnelle semble bien étre statutairement esthétique (ce qui n' est sans doute pas pour rien dans l'hostilité que les puritains lui ont témoignée de tout temps)}): cette remarque de Jean-Marie Schaeffer' incite a étendre la réflexion sur I'esthétique a la question plus générale de la fiction. C'est la en effet une deuxieme caractéristique « culturelle » qui, pour un regard francais, fait figure d'américanisme: a savoir la spécificité d'une posture du regard n'accordant 1.
J. -M. Schaeffer, Les Célibataires de l'ari, op. cit., p. 50.
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qu'une faible part a l'autonomie de la repré tation, de sorte que l'image tend a étre rabattue son référent, la fiction sur la réalité, l'art sur le mo ordinaire. D'oü l'impression que l'ironie, la c cité a jouer avec les cadres de l'expérience, a peu place dans un monde fortement attaché au « prem degré », ou la distance entre représentation et ré est si peu pertinente qu'une musicienne peut ref d'interpréter une ceuvre donnant une image n tive d'une espece animale. La encore, méme les théoriciens « libéraux », c a-diré progressistes, demeurent a l'intérieur d paradigme perceptif, y compris lorsqu'ils entend le critiquer: ainsi, pour dénoncer I'illusion d indifférenciation entre représentation et réalité partisans de la liberté d' expression promeuvent conception de la représentation comme reflet d réalité - comme si la fiction ne pouvait releve l'imaginaire et non du réel, et l'art de l'esthéti et non du politique'. Ce « littéralisme de gauc est au cceur du féminisme radical qui, a la suit Catharine McKinnon et Andrea Dworkin, récl l'interdiction des publications pornographiques tant qu' elles releveraient non de simples ima mais d'actes'. Dans cette perspective, une im
1. « •.• La conception erronée, si répandue parmi les part de la censure, que les images, les idées, les récits montré grand écran (ou sous n'irnporte quelle forme artistique) ser véritablement la cause des réalités difficiles, douloureuse la société moderne, au lieu d'en étre le reflet, le témoignag contestation ou l'exarnen » (M. Heins, Sex, Sin, and Blasphem cit., p. 43). 2. « Le plaidoyer de McKinnon, qui est juriste, revient a que la pornographie ne saurait étre protégée par la Constit américaine sous la rubrique de la liberté de parole: la porn phie doit étre en elle-méme (et par ses effets directs) qualifi
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sado-masochiste est traitée selon un double rabattement: de l'imaginaire (la représentation) sur le réel (l'acte), et du réel (l'acte) sur le symbolique (sa signification). Il faut souligner toutefois que ce littéralisme est critiqué aux États-Unis mémes, y compris par des féministes qui insistent sur le fait que l'imaginaire n' est pas le réel, et qui pointent la paralysie dans laquelle le littéralisme de gauche enferme les libéraux'. On est ici au CCEurdes problemes posés par la « political correctness », malgré la prudence qu'il convient d'observer lorsqu'on manie ce concept-. Ce mouvement conjoint en effet, en les nouant l'une crime; elle n'est ni une idée, ni une fiction ni une représentation, elle est un acte délictueux. Elle n'est mérne pas le spectacle de la discrimination a l'égard des femmes, elle est cette discrimination méme et a ce titre doit étre bannie » (Marc Angenot, « L'Esprit de censure », Discours social, vol. 7, 1-2, 1995,p. 20). Cf. aussi Éric Fassin, « Dans des genres différents: le féminisme au miroir transatlantique ». 1993, et Michel Feher, « Érotisme et féminisme aux États-Unis: les exercices de la liberté », Esprit, n0196, 1993. 1. Cf. M. Pally, Sex and Sensibility, op. cit. p. 126,et W.Steiner, The Scandal of Pleasure, op. cit. p. 60: « L'hostilité courante envers l'art pornographique comme celui de Mapplethorpe ne peut s'expliquer simplement par le fondamentalisme conservateur. Les gens de gauche exercent une pression semblable en considérant l'art comme un discours sur la réalité (<< real-uiortd speech »). [ ... ] Si les libéraux sont irrités par le fondamentalisme de droite, ils sont souvent paralysés par les extrémistes féministes et communautaristes engagés dans ce littéralisme », 2. « Prancaise pour les Américains, américaine pour les Francais, la political correctness est achaque fois d'essence étran~ere. C'est toujours la figure de l'autre intellectuel », remarquait Eric Fassin (« Policical Correctness en version originale et en version francaise: un malentendu révélateur », xx"siecle, n043, 1994, p.34). Pour une tentative de caractérisation polémique du « politiquement correct », d. André Lapied, La Loidu plus [aible, ou généalogie du politiquement correci, París, Les Belles Lettres, 2006.
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a l' autre, deux logiques distinctes: d' une par logique «communautariste» de rattachemen des collectifs restreints (tout énoncé sur un obj considéré comme renvoyant a l'ensemble don objet est un élément, tandis que eet ensembl eonsidéré eomme légitimé a eontr6ler, par la vo ses représentants, la représentation qui en est do par autrui); et, d'autre part, la logique « littéral de dé-fictionnalisation et d'hyper-symbolisation la représentation (rabattement de l'imaginaire réel, et du réel sur le symbolique). On retrouve dans eette posture du regard question qui est au cceur des problemes posé l'art eontemporain, avee les variations dans la f sation, portant soit sur le « mode » de l'art (app tion esthete), soit sur le « cadre primaire » de 1' représentée ou de l' objet (objections morale, civ fonctionnelle, éeonomique ete.). Ce phénomene en effet s'interpréter, en termes goffmaniens, e une diffieulté a assimiler la pluralité des « ea de l'expérienee: les « modes » (<< keys ») sem systématiquement rabattus par les détracteur le «eadre primaire »: et a l'inverse, des lor les défenseurs ont inserit un objet dans la eat « art » (ou dans le eadre «mode »), ils n'envis pas de l'en déloger ou, du moins, de eonsidére puisse ne pas en aller ainsi pour tout le mon dans toutes cireonstanees, ou que l' objet puiss également lu avee d'autres grilles de lecture; l' assertion « e'est de l' art » dépasse l'énoneé d ontologique pour devenir une évaluation, ten mettre l'objet a l'abri de toute eontestation. La question reste posée de savoir si e'est l'e ment moral qui rend difficile la différenciatio registres et la distanciation esthete. ou si e'est l eulté a dissocier les différents eadres qui en
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l'hyper-moralisation de l'expérience'. Quoi qu'il en soit, cette difficulté a relativiser, a admettre la pluralité des registres, cadres ou rapports au monde, joue aussi bien pour les défenseurs que pour les détracteurs. Et sans doute est-elle pour beaucoup dans le malaise du l' observateur francais confronté a ces cas ou il serai t bien en peine de choisir un « camp », parce que celui de la défense de l'art et de la lutte contre la censure lui parait reposer sur des bases aussi peu pertinentes que celui de la défense de la loi morale ou des droits des minorités. LITTÉRALISME ET SYMBOLISATION RÉEL « priman) frame » monde ordinaire réalité acte référent rapport de forces femme opprimée
IMAGINAIRE e key»
art fiction représen tation image fantasme femme représentée
SYMBOLIQUE méta-discours sens
'.-
interprétation significa tion symbole camps politiques oppression des femmes
Une troisieme caractéristique enfin de la culture » américaine, du moins au regard francais, concerne le rapport entre le public et le privé et, plus précisément, le degré d' extension de l' espace publico Les possibilités de débattre publiquement sont, nous l' avons vu, beaucoup plus développées aux ÉtatsUnís qu' en France, ce qui contribue a expliquer les différences dans la nature du corpus recueilli et dans la méthode adoptée. Par ailleurs, les problemes de financement public, qui ne constituent qu'un argu«
1. Cette question a été développée in N. Heinich, e L'Art et « cadre-analyse» de l'expérience esthétique », 1990.
la rnaniére : pour une
ment supplémentaire a l'indignation cóté fran sont centraux cóté américain'. Il vaut la pein de rappeler le résumé que propose Arthur D des quatre positions possibles en matiere de f cement public et de censure: 1) ni financement censure: position des partisans du marché et libre expression (<< libéraux» au sens francais) pas de financement, mais de la censure: position conservateurs et de certaines féministes; 3) f cement, mais pas de censure: position des libé en général; 4) financement et censure: position National Endowment for the Arts". Ainsi, aux États-Unis, la controverse est probable en l' absence de financement public, qu'en France on voit l'indignation s'exprimer m dans des galeries privées, des lors que e'est le s ment de l' authenticité artistique, et de la reconn sanee du mérite propre de l'artiste, qui se trou atteints; e' est la d' ailleurs le theme de Arts, la cé piece de théátre de Yasmina Reza (1'histoire tableau minimaliste dont l'achat produit un éb lement sévere dans les relations entre trois pro amis), qui a connu, a Paris puis a New York exceptionnel succes a la fin des années 1990 controle public de l' aide publique accordée a contemporain est particulierement fort aux É Unis, avec comme contrepartie une certaine ind rence ou, du moins, une difficulté a mobiliser c
1. Sur l'histoire des financements publics de la cultur États-Unis, et leurs conditions de légitimité, d. Edwa Banfield, The Dernocratic Muse. Visual Arts and the Public ln New York, Basic Books, 1984. 2. A. Danto, Beyond the Brillo Box. The Visual Arts in Posi-H ical Perspective, New York, The Nowaday Press, 1992. Cf Moshe Carmilly-Weinberger, Fear of Art: Censorship and F ofExpression in Art, New York, Bowker Cornpany, 1986.
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ee qui n' empiete pas sur les finanees eolleetives. C'est dire qu'entre les deux entrées évoquées en introduetion, par l'art eontemporain ou par l'usage des fonds publics, il n'y a pas a ehoisir: elles sont non pas exclusives mais eomplémentaires l'une de l'autre -la premiere étant plutót francaiss, la seconde plutót amérieaine. MONTÉE
EN GÉNÉRALITÉ, MONTÉE EN SINGULARITÉ
Faiblesse du registre esthétique, forte politisation de la mobilisation, tendanee a la littéralisation et a la symbolisation, prégnanee du domaine publie: telles sont done les grandes spécificités amérieaines, vues d'un regard francais. On peut, pour finir, tenter de résumer ees différenees en eonsidérant les divers proeessus de généralisation observés dans ees controverses: du privé au publie, eoneernant les eontextes; de l'individuel au eolleetif, eoneernant les sujets (les protestataires); de l' autonomie a l'hétéronomie, eoneernant les objets en tant qu'il s'agit des ceuvres: et du subjeetif a l' objeetif, eoneernant les objets en tant qu'il s' agit des artistes. Nous venons de voir que l'extension vers l'espaee publie, et done vers la forme « affaires », est nettement plus affirmée aux États-Unis qu' en Franee, mais a eondition que des ressourees publiques soient impliquées - alors qu' en Franee des conduites privées peuvent donner lieu a eontroverses des lors qu'est en jeu une valeur eonsidérée eornme universelle. ParalIelernent, la prise en eharge des protestations par des eolleetifs plutót que par des individus est également plus fréquente aux États-Unis, oü la défense des droits s'appuiera plutót sur la lutte eontre la diserimination sexiste et raciste, alors qu'en Franee il s'agira de défendre l'équité envers les artistes. Corrélativement, les objets de ees eontroverses tendent a
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étre situés aux États-Unis dans une perspeetive
autonomisée, engageant des enjeux « hétéronom e'est-a-dire propres a la soeiété tout entiere (no ment a travers les regles morales) et non pas, eo e'est plutót le eas en Franee, au domaine spéei de l'art, avee ses enjeux « autonomes », renvoy une universalité des valeurs artistiques qui dé le eadre d'une société donnée. Enfin, la questio l'authenticité, liée aux propriétés de l'artiste, r également, du cóté amérieain, une forme diffé de «montée en généralité », puisque la subjee tend a étre stigmatisée eomme manifestation narcissisme, alors que du cóté francais l'exig d'authentieité est étroitement eonneetée a l'in rité et a l' originalité, indispensables a 1'« authe cation» de la démarehe artistique par la valoris d'une singularité renvoyant a une expérienee un selle, par-dela la clóture d'une « eulture » spéeif C'est dire que, sous tous les aspeets par les on peut considérer les eontroverses autour de eontemporain, les eas américains révelent tendanee plus marquée a la «montée en gé lité », propre au «régime de eornmunauté », qu' on trouve plus aisément dans les eas fra une tendanee a la « montée en singularité » régit la eonstruction de la grandeur en « régim singularité »1. Plutót qu'un obstacle au eomparatisme, la eulté du ehereheur a se eréer une familiarité son objet aura done été utilisée ici eornme un i
1. Sur la nécessité de symétriser « montée en généralit « montée en singularité » comme deux facons de construire grandeur, opposées mais également efficaces selon les con d. N. Heinich, Etre écrioain. Création et identité, Paris, La D verte, 2000.
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des différences «culturelles» qui sont au cceur de l' objeto Ces différences, en outre, auront été considérées non pas entre les extremes (conservateurs américains contre avant-gardistes francais), mais a l'intérieur méme des oppositions nationales, dans l'espace des possibles ouvert a l'argumentation entre partisans et adversaires de l' art contemporain. Enfin, les «cultures» en question n'auront pas été traitées comme une explication de ces différences, mais seulement comme un niveau général de description, demandant a étre décomposé selon les phénomenes étudiés - par exemple le découpage entre public et privé, les registres de valeurs ou les cadres de l'expérience. Ces phénomenes eux-mémes appellent d'autres analyses, auxquelles devrait ouvrir ce travail: d'une part, une mise en perspective historique de la place de l'art dans l'un et l'autre systemes axiologiques; et d'autre part, une analyse symétrique de la« culture» francaise vue par un regard américain, lequel se porterait, cette fois, non sur la « guerre culturelle» aux États-Unis, mais sur les rejets de l'art contemporain en France.
Annexe
D'un effet pervers du [ibéralisme
La réflexion du juriste québécois Jean-Fran Gaudreault-Desbiens sur l'encadrement jurid de la liberté d'expression artistique s'inscrit dan contexte culturel qui vaut autant pour la France pour l' Amérique du nord, puisqu'il s' agit, selon propres termes, des effets d'un «culte de l'av garde» qui, favorisant l'innovation et la libert art, « a élevé la rupture et la transgression au ran enteres d' évaluation de la qualité et de la pertin de toute démarche artistique » (p. 9). Elle a ent corrélativement une certaine désertion du public dans un contexte de raréfaction des subvent pose des problemes de légitimité. S'y ajoutent, nous allons le voir, des probl de légalité. Mais on aborde la des problémati
1. Compte rendu du livre de Jean-Fran~ois Gaud Desbiens, La Liberté d'expression entre l'art et le droit, Liber, de l'Université de Laval. 1996 (paru dans Droit et sociéié 1998).
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Annex
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN spécifiquement nord-américaines - et ce n' est pas le moindre mérite de ce livre que de sensibiliser le lecteur francais a des questions qui demeurent pour le moment assez étrangeres a notre culture. La premiere zone de conflits cristallisés autour de l'art contemporain s'est particulierement développée aux États-Unis: elle provient «des artistes de tradition non occidentale ou issus de groupes historiquement défavorisés, qui se sentent exclus ou méprisés dans le systeme de l' art modeme, dont ils stigmatisent le caractere ethnocentrique, impérialiste, ou sexiste » l'art devenant ainsi «un enjeu de la politique identitaire » (p. 10). La seconde zone de conflits, apparue au Canada, va plus loin encore, puisqu' elle conceme ce qu'on appelle lá-bas 1'« appropriation culturelle », avec la critique - voire la demande d'interdiction visant toute tentative d'un artiste pour s'approprier «la symbolique visuelle ou les thématiques traditionnellement associées a une autre ethnie » que la sienne (p. 12): «Picasso, Brancusi, Miro et bien d'autres sont accusés ainsi d'avoir profité du colonialisme pour emprunter la stylistique et la thématique des arts « primitifs » issus des pays colonisés » (p. 12). Vue de France, une telle critique ne prend sens qu' énoncée sur le plan muséologique de la présentation des « arts premiers ». dans la tension, si sensible actuellement, entre respect de la spécificité anthropologique des objets de cultures primitives (au risque du désintérét du public) et reconnaissance de leur qualité esthétique (au risque de leur dénaturation). Mais sur le plan de la création artistique, cette critique a toutes chances de paraitre aberrante, sinon ridicule. La problématique de l' appropriation culturelle repose en effet sur une occultation de la dimension imaginaire de la représentation, qui n'aurait d'autre fonction que d'étre une présentation fidele du réel, de sorte que
toute « infidélité » serait une trahison, une faute. Ou encore, selon les termes de l'auteur, elle procede a l fois d'une « confusion entre la réalité et sa representation ». tendant a « blámer l'expression artistique pour la souffrance du monde réel ». et d'une « croyance un peu étrange en un pouvoir normatif transcendantal de la représentation», laquelle transformerait auto matiquement un comportement en «standard». (p. 71). La critique de l'appropriation culturelle n s'en répand pas moins au Canada, manifestant l'am pleur du décalage entre ces deux « cultures » occiden 1 tales que tant de choses, par ailleurs, rapprochent . C'est ainsi que, en Amérique du nord beaucoup plus qu' en France, l' art est, plus que jamais, « matiere contentieuse » - ce qui va permettre a l' auteur d' ana lyser non seulement les problemes juridiques ain soulevés, et l'état de la jurisprudence, mais aussi l grands principes sous-jacents, qui concement l'art culation du droit, du politique et de la société civile
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Une premiere série de problemes conceme l'usag des subventions: est-il légitime, voire légal, de subordonner a une autocensure des artistes, de faco a éviter que des ceuvres litigieuses ne soient produite gráce aux fonds publics? La encore, le problem est spécifiquement nord-américain: en France, l' troi des subventions est subordonné a des criter de qualité esthétique, par définition étrangers « contenu », au « sujet » représenté (lorsqu'il en exi un) - celui-ci étant encadré par les lois limitant
1. Cf. sur tout ceci le numéro 7, hiver-printemps 1995, d revue Discours social/Social Discourse, sous la direction de M Angenot, consacré a « L'Esprit de censure», avec notamm l'article de Walter Moser, « L'appropriation culturelle ».
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN liberté d'expression (artistique ou pas, peu importe) de facon a protéger les mineurs contre l'incitation a la débauche, et la société contre l'incitation a la violence ou au racisme. Outre Atlantique, le premier amendement de la Constitution américaine, tout comme l' article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, font de la liberté d' expression un « droit fonda mental positif », de sorte que toute entrave a ce droit est, a priori, anti-constitutionnel. L'ouvrage de Gaudreault-Desbiens montre bien a quelles inextricables contradictions et contorsions amene cette situation de départ. Tout d' abord (mais cela n'est pas dit par l'auteur tant cela doit paraitre aller de soi au regard d'une culture nord-américaine), cette prééminence de la liberté d' expression, posée comme une valeur absolue au niveau a la fois juridique et éthique, entraíne une curieuse interprétation, par maints artistes, des fins mémes de l' art: il tend a étre considéré comme d'autant plus intéressant qu'il laisse plus de place a la liberté, y compris la liberté de transgresser, et en particulier de transgresser les valeurs communes, les plus susceptibles d' étre protégées par le consensus. D' OU la prolifération outre-atlantique des ceuvres blasphématoires (Serrano), obscenes (Mapplethorpe) ou profanatoires (Dread Scott Tyler), qui cristallisent aux États-Unis l' essentiel des polémiques sur l'art contemporain et l'usage des fonds publics, alors qu'en France celles-ci portent beaucoup plus sur des questions artistiques de définition des criteres de l' art et de la beauté. Il est done intéressant de souligner que les conflits qui sont a l' origine des problemes juridiques ainsi soulevés sont eux-mémes, pour partie, la conséquence des effets sur la production artistique de cette constitutionnalisation du droit a la liberté d' expression. L'art est fauteur de litiges, mais ces litiges eux-mémes sont producteurs d'une certaine
Annexe conception de l' art, centrée elle aussi sur le privilege de principe accordé a la liberté d' expression. Aux États-Unis, les controverses a propos du HelmsAmendment, qui visait a exclure des subventions publiques les CEuvres attentatoires a la décence ou a la religion, illustrent bien les problemes insolubles posés par le premier amendement de la Constitution: l'impossibilité de contraindre légalement la liberté d' expression laisse a des groupes de pression le soin de marquer la frontiere entre licite et illicite, fabriquant de la sorte une sorte de guerre civile des valeurs, toujours relancée achaque nouveau cas, sans espoir ni de résolution définitive, ni de prévention de tels conflits. Seul le rapport de forces, entre partisans inconditionnels de la liberté d' expression et défenseurs des valeurs morales, permet de l' emporter, hors de toute référence a un intérét général qui permettrait de fixer dans la loi les bornes de
l' acceptable1• Révélatrices a cet égard sont les interminables variations de la jurisprudence en matiere de définition de l'obscénité. L'auteur les analyse finement, notant par exemple comment l'un des arréts définissant l' obscénité propose « ce qui reste peut-etre a ce jour la définition la plus candide et, d'une certaine maniere. la plus honnéte de l' obscénité, tant elle met en lumiere le caractere íntrinsequement subjectif de la détermination de la frontiere la séparant de l' expression sexuelle juridiquement acceptable, lorsqu'il [le juge] dit, toutsimplement:« Onlareconnaitquandon en voit ». (p. 82)2. Ces hésitations et approximations
1. Cf. sur ce point I'analyse de Jacques Soulillou, L'Impunité d /'art, Paris, Seuil, 1995. 2. Sur l'impossibilité dune définition consensuelle de l'in décence. de l'obscénité ou de la pornographie, d. I'analyse
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permettent de mesurer les difficultés entrainées par cette jurisprudentialisation exacerbée du droit, faute d'une référence a la loi qui soit pensée autrement que comme arbitrage entre valeurs antagoniques. Au Canada, les oppositions a la liberté d' expression ne relevent plus tant, comme e' est souvent le cas aux États-Unis, d'une réaction moraliste de droite, que d'une protestation politique des minorités bien ancrée a gauche, participant du mouvement de la «political correctness » et, plus généralement, de la « tourmente identitaire qui, en cette fin de siecle, s'abat sur ces sociétés » (p. 104). 11s'agit done des demandes d'interdiction de toute «appropriation culturelle », dont l'arriere-fond est a la fois économique (<< l'appropriation par des Blancs de roles de personnages d'une origine raciale autre que la leur empécherait les acteurs de méme race que ceux-ci d' occuper une place qui, selon eux, leur reviendrait et d' en tirer les profits » - p. 105), politique (puisqu' on a pu arguer que « tout changement effectué a la vision originale d'un récit par un non-autochtone équivaut a un acte d'ingérence politique » - p. 107) et intellectuel: on y voit en effet la marque des «cultural studies » et de l'importation des théories francaises de la déconstruction qui, réduites a une mise en question des « normes culturelles traditionnelles » et des préjugés qui les sous-tendent, sont beaucoup plus dominantes sur les campus nord-américains que dans les universités francaises (ou, soit dit en passant, une « affaire Sokal » aurait toutes chances de faire long feu, si ce n'est a titre de symptóme de l'opposition entre relativisme et transcendantalisme des valeurs).
dun autre Québecois, Bernard Arcand, Le Jaguar et le tamanoir. Anthropologie de la pornographie, Boréal/Seuil, 1991.
An
Ce mouvement pose des problemes éthiq qu' évoque l' auteur: risque de perte des valeurs, un «culturalisme totalitaire» qui aboutirait a «démission normative systématique », comm montre le probleme de l' excision (p. 205); victim tion systématique des dominés, sur fond d' ex tation de la culpabilité des dominants; bascule du dialogue au litige judiciaire; atteinte a l' nomie artistique. Sur le plan juridique, le prob est que cette critique de l'appropriation cultu n'est guere étayable par le droit, sauf a risque arguties. Ainsi, pour l'articuler avec le dro propriété intellectuelle, il faudrait considérer existe «un droit présupposé a la spécificité relle, a des origines exclusives et a l' exclusivité laire du droit de relater des histoires et d'ut des symboles associés a cette culture particu En somme, en critiquant l'appropriation cultu on réclame non seulement un droit de premier mais aussi un droit de suite sur ce récit » (p. 10 alors, il faudrait stipuler une sorte de « droit collectif sur certains modes d' expression, dro serait fondé sur la reconnaissance de l'exi d'un lien d'intimité entre ces modes d'expre et la culture dont ils sont issus et sur l' accep de l'idée selon laquelle l' authenticité de l'expr est nécessairement fonction de la possession origine ethnique donnée » (p. 149). Une telle hypothese est, al' évidence, incomp avec le droit de la propriété intellectuelle, com montre clairement l'auteur: «D'abord, une priation simulationniste de la symbolique v autochtone ne pourrait étre sanctionnée, car l' priation aurait visé une idée (le style, avec cela suppose de généralité) plutót que l'expr individualisée d'une idée. En effet, le droit d'
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ne protege pas les idées in abstracto, mais seulement les expressions particulieres, originales, de ces idées. On reconnait la la marque de l' opposition entre idée et expression. Ensuite, justement paree que le régime du droit d' auteur ne protege que l' expression individualisée attribuable a un ou des auteurs identifiés, il ne peut étre d'aucun secours au regard d'une revendication collective ou communautaire a propos d'un style donné, c'est-á-dire la revendication par un groupe d'individus a qui l' on ne peut attribuer directement une création individualisée et qui invoquent comme seul argument au soutien de leur réclamation leur appartenance au groupe ethnique auquel est traditionnellement associé le style en question » (p. 151).
Dans ces conditions, la seule solution est, suggere l' auteur, d' abandonner le terrain juridique pour se tourner vers l' éthique, en demandant aux artistes blancs de se questionner sur leurs pratiques appropriationnistes (p. 155). Il Y a la l'esquisse qu'on aimerait voir développée - d'une interrogation sur la systématisation du recours au juridique: probleme qui, la encore, est particulierement criant en Amérique du nord (comme l'évoque excellemment le film du canadien Atom Egoyan, Les Beaux lendemains), mais pourrait bien devenir aussi un sujet d'interrogation en France.
* On constate ainsi que la protection constitutionnelle de la liberté d' expression est une regle pleine d' exceptions, lesquelles visent a protéger aussi bien la défense nationale que la décence publique, le respect de la religion que le respect du drapeau. D'un point de vue sociologique, l' abondance des exceptions apparaít comme un indicateur de son caractere
An
profondément inadapté, en tant que cette absolut tion d'une valeur protégeant l'individu va a contre et de la spécificité du fonctionnement socia de la spécificité du svsteme juridique. L'un et l'a en effet ne tirent-ils pas leur raison d' étre de la pl lité d'intéréts a concilier en arrétant. en suspend ou en prévenant les litiges par la référence comm a un intérét général, et a une loi? D'un point de vue juridique, 1'auteur me évidence le caractere auto-contradictoire de situation: en effet. l'inévitable interpréta des exceptions a la regle engendre de fait « hiérarchie des catégories d' expression, au somm laquelle tróne l'expression politique », de sorte « la protection d'une forme d'expression minori sera fonction des opinions ou des préférences majorité» - résultat qui «s'éloigne sensiblem on le constate, des principes fondateurs du pre amendement, pourtant eux aussi énoncés p Cour supreme » (p. 79). Ainsi l'absolutisation a de la valeur «liberté d' expression» conduit relativisme de fait; et ce relativisme avantage tivement la conception majoritaire contre laq l' amendement était censé apporter une prote puisque e'est elle qui définit la hiérarchie des e sions protégeables. Dans la situation actuelle, droits et libertés l'objet d'une appropriation par des groupes aux réts divergents, qui, par litige judiciaire inte tentent de faire consacrer leur point de vue pa lier » (p. 168). Aussi l' absolutisation de la liberté pression rend-elle inévitable le glissement rela ver s une «méthode contextuelle», qui «rev reconnaítre qu'une liberté ou un droit peuvent une valeur différente selon le contexte » (p. 1 qui entraíne «un arbitrage incessant entre
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GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN et impératifs ponctuels inhérents achaque espece. [... ] D' oü une jurisprudence a saveur casuistique, marquée par la difficulté de résoudre les conflits entre ces principes et les contraintes qui font obstacle a leur mise en ceuvre, une jurisprudence essentiellement complexe, car sortant des sentiers battus du droit positif légiféré, enfin, une jurisprudence dont le sens est parfois difficile a saisir » (p. 167). Toujours sur le plan juridique, il met en évidence des différences entre le traitement de la question aux États-Unis, ou regne une forme de « rigorisme libéral ». et au Canada, ou une jurisprudence plus souple tend a instaurer «une démocratie substantielle plutót que procédurale », acceptant une certaine indétermination des regle s de droit et renoncant a une mise en cohérence systématique, a l'encontre de cette « esthétique juridique de la cohérence» a laquelle « est normalement censée mener l'interprétation du droit posítif » (p. 249). Tout en suggérant que cette option indéterministe est la moins mauvaise solution, l'auteur montre bien que le probleme subsiste, fort en amont de la jurisprudence, puisqu'il réside dans les termes mémes de la Constitution. Il s'ensuit que dans cette «ere postmoderne du droit flou ». pour reprendre l' expression de Mireille Delmas-Marty, le droit ne peut servir au mieux qu'á canaliser les conflits, mais pas a les prévenir, et ses limites sont vite restreintes par la politisation des litiges: l'indétermination juridique, corrélative de la constitutionnalisation du droit a la liberté d'expression, induit de fait une perte d'autonomie du juridique au profit du politiqueo Et si celle-ci procede du « passage de l' opposition de ce qui est légal et de ce qui est illégal, dont les normes d' application émanent strictement du systerne juridique, a celle du raisonnable et du déraisonnable, qui exige de tenir
An
compte d' objectifs liés a la politique publique, d », alors on est en droit de concI extra-juridiques comme le fait l' auteur, que « les grandes orientatio jurisprudentielles de la Cour supréme en matiere libertés et de droitsfondamentaux relevent dé mais de la sphere des politiques juridiques posi plus que du droit positif proprement dit » (p. 250)
*
On comprend ainsi que l' auteur ne s' en tienne a une problématique strictement juridique, mém le glissement de son analyse sur le plan politique dans la continuité logique de cette mise en évide des contradictions engendrées dans le droit par donnée politiqueo Analysant les affinités entre situation politico-juridique et la prégnance du ralisme nord-américain, il rappelle l' origine lib du premier amendement de la Constitution am caine (étendu au-dela de la sphere politique a p des années quarante), sous-tendu par l'idée qu'il laisser agir le « marché des idées », en protégeant idées minoritaires ou dissidentes. De méme. ticle premier de la Charte canadienne procede «l'idéologie de l'individualisme libéral », v expressément «la protection des individus c l'action gouvernementale attentatoire a leurs d et libertés» (p. 162). Cette méfiance officialis l' égard de l'intervention gouvernementale en ma de liberté d' expression tient « a la croyance e marché libre des idées, croyance qui repose su postulat d' égalité formelle des individus au pla l'exercice de la liberté d'expression. Du fait de égalité originelle, chacun serait en mesure d'affi son autonomie au moyen de l'expression (p. 17 Le probleme est que la réalité est différente idéal: «comme la vie économique le démontre
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marché s parfaitement libres n'existent pas» (p. 170), et de fait, « l' action du marché entraine la normalisation, voire le nivellement, de l'expression » : «le marché distingue, au risque de discriminer, et choisit, au risque d'exclure» (p. 212). C'est ainsi que« d'idéal,le marché libre des idées devient idéologie. Aussi la conception négative de la liberté qu'il reflete est-elle éminemment problématique a l'ere de 1'État interventionniste. D'une part, parce qu' elle véhicule une vision manichéenne de l'État, d' autre part, parce qu' elle ignore une histoire marquée par l'inégalité et 1'exclusion de certains groupes du marché des idées. L'exercice effectif de la liberté d' expression par les uns peut faire obstacle a l'exercice de cette méme liberté par les autres» (p. 171). Ce qui est done pointé ici, c'est la cristallisation juridique d'une contradiction inhérente au systeme libéral: de sorte que réclamer, comme le font certains juristes outre-atlantique, la «révision de l'acception juridique positive» de la liberté d' expression, c'est prendre de fait une position politique, incitant a mettre l'accent sur la dimension nécessairement conflictuelle de l'exercice de cette liberté et, partant, sur la nécessité d'une «approche pragmatique », qui «permettrait de saisir adéquatement la réalité sociale » (p. 163). La préférence de [ean-Francois Caudreault-Desbiens pour une conception non libérale de 1'intervention de l'État ne se laisse guere que deviner, par exemple lorsqu' il souligne, a jus te titre, que « la réalisa tion de la liberté ne passe pas toujours par l'abstention de 1'État mais aussi parfois par son intervention » (p. 209), ou lorsqu'il soutient en note, a propos de l'excision, que 1'Étatpeut et doit défendre des valeurs générales (p. 230). Mais tout, dans son analyse des conflits nord-américains entre expression artistique et liberté d' expression, conduit a cette remise en question, indissociablement juridique et
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politique, de l'absolutisation du droit a la liberté pression par son inscription dans la Constitution. Ce n'est pas le moindre mérite de l'analyse dique que de mettre en évidence les effets per sur le droit, d'une maldonne politique, en m temps que les effets pervers d'un certain état du sur les rapports sociaux; .et ce n'est pas le mo mérite des phénomenes artistiques, ici encore de rendre hautement perceptibles et intelligible tensions et les contradictions éthiques, dont le comme la politique, sont a l' évidence des lieu cristallisation, mais dont ils devraient aussi po étre des lieux de résolution.
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C CAILLÉ Alain, 71n CALDER Alexander, 63 CARMILLY-WEINl3URGER 143n CEFAl Daniel, 29/1 CHAVE Anna, 81n CHERBO Joni, 13/1 CHRISTO,79 COQUET Míchele, 9/1 D D' AMATO Alfonse, 115 DANTO Arthur, 143 DARRÉ Yann, 201'1,72n DE DUVE Thierry, 92n DELMAS-MARTY Mireille, DE MARIA Walter, 55, 103 DERLON Brígitte, 9n DESROSIERES Alain, 4811 DOSS Erika, 23/1,60n, 102/1 DOWLEY [ennifer, 15 DUBIN Stephen, 23/1,40/1 DUCHAMP Marcel, 14,66 DWORKIN Andrea, 139 E EDELMAN Bernard, 117n EGANA Michel, 8n EGOYAN Atom, 154 EHRENBERG Alain, 12n EllAS Norbert, 10 ELSEN Albert E., 97/1 ESCANDE Yolaine, 9n
M
164
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN F
KLINE Katy, 15 KRAMER Hilton,
FALK Tobbie, 15 FASANELLO Denise, 15 FASSIN Éric, 15, 140/1 FEHER Michel, 140" FINLAY Ian, 55, 103 FLAHUTEZ Fabrice, 8/1 FORO Gerald, 63 FREUD Sigmund, 134 G GAMBONI Dario, 65n GAUDREAULT-DESBIENS Francoís, 147-159 GEERZ Clifford, 135/1 GODARD [ean-Luc, 81n GOFFMAN Erving, 1311'1 GOLDFARB, 15 GOLDIN Nan, 1081'1 GOYA Francisco, 110 GREEN Ann, 15 GREENWOOD Arfus, 15 H HEINICH
Nathalie,
Robert,
MARTEL Frédéric,
12/1,15, 3911, 80/1,
10811,114/1
8n, 9/1,IOn, 13/1,
23/'1, 112n, 119/'1,
12911,136/'1,13911
McKINNON Catherine, 139, 140n MELBY [ulie, 15 MERRYMAN [ohn H., 97n MESSAGER Annette, 120 MEYERS Peter, 15 MICHAUD Yves, 22n MILLER-KELLER Andrea, 15 MILLS C. Wright, 29n MIRO [oan, 148 MITCHELL w.J.T., 24/'1,28/'1,136/'1 MOSER Walter, 149n MORELLET Francois, 114 MOULIN Raymonde, 96n
HEIZER Michael, 54, 79, 84 HELMS [esse, 3911, 106 HIRST Damien, 120,12111 HOFFMAN Bárbara, 38, 136n HONNETH Axel, 71/'1 HOPPER Edward, 88 HUANG Yong Ping, 35,55,62,120
N NAHMOD Sheldon, 38/'1 NELSON David, 33, 55, 105
J
o
JAURES [ean, 103 JEUDY-BALLINI Monigue, JIMENEZ Luis, 105 JORDAN Sherrill, 2411,38n
9/1
Alain, 15
R RANGEON Prancois. 8211 RAUSCHENBERG Robert, 120 RAVEN Arlene, 2411,33n RAYNAUD Jean-Pierre, 114 REZA Yasmina, 143 RIEVESCHL Gary, 50, 53, 60, 64, 79,92 ROGER Philippe, 80n ROSKIS Edgar, 112n ROTSCHILD baronne de, 112
S SAATCHI,8/1 SCHAEFFER [ean-Marie, 9/1, 5911, 69/'1,138 SCHEELER Charles, 88 SCHILTZ Marie-Ange, 2011 SCHNAPPER Dominique, 21n SEGAL Georges, 105 SERRA Richard, 19,36,37,38,53,54, 59, 60, 70, 80, 81, 85, 90, 96, 97, 104, 126,129,137 SERRANO Andrés, 19, 31, 39/1, 43, 55,115,116,118,126,138,150
SOULILLOU [acques, 15, 112/1,15111 SPAFFORD Michael, 102 SPRINKLE Annie, 109 STEINBERG Wendy, 116 STElNER Wendy, 2411, 68/1, 70/1, 11011,11211,14011
STURGES Joke, 111
O'EAGLE Carrey, 15 OLDENBURG Claes, 65 ORTEGA Y GASSET José, 104n
P K KALINOVSKA Milena, 15 KANDINKSKY Vassili, 73 KARDON [anet, 70/1 KELLER Marisa, 15 KILPATRICK James J., 109
19, 31,
3911,55,68,70,103,106,110,111,116, 126,129,135,137,138,140/1,150
12111,123/1,129n,142/1,146/1
Marjorie,
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L LAFAYE Claudette, 911 LAMONT Michele, 7, 13, 15, 44/1, 136/1 LANG Gladys et Kurt, 9411 LAPIED André, 14111 LAZZERI Christian, 71/1 LEICESTER Andrew, 84, 102 LYOTARD [ean-Prancoís, 126
14/1,30/'1,3511,36/1,58/1,59/'1, 62n, 65/'1, 71/1, 78n, 85/'1,94/1, 96n, 105n, 117/'1,
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Index des
PAGES Bernard, 50, 53, 62, 102 PALLY Marcia, 2411,112n, 140n PICASSO Pablo, 148 POIRIER Arme et Patrick, 84 PROKOVIEV Serge, 102/1
TANNENBAUM Judith, 15 THÉVENOT Laurent, 7,15,4 51,73 TILLY Charles, 29n TROM Danny, 9n, 15, 2911 TYLER Dread Scott, 32, 129/1,150
U URFALINO
Philippe,
85/1
V VELAYOS CASTELO Carme VERDRAGER Pierre, 9/1, 78 VEYNE Paul, 5 VIKLAS Catherine, 85/1
W WALZER Michael, 44/1 WASHINGTON Harold, 3 WEBER Max, 137 WEINBERG Elizabeth, 15 WEYERGRAF-SERRA Clar WHITE Harrison et Cynthia WILSON Martha, 15 WY ATT Susan, 107, 108 y YANAGI Yukinori,
55, 121
Z ZOLBERG Ari, 15 ZOLBERG Vera, 1311,15
Table des encadrés
Ressources méthodologiques Une mobilisation éclair Buren vs Serra Situation juridico-politique Artistic Freedom under Attack: Motifs Artistic Freedom under Attack: Protestataires Fréquence comparée des valeurs en jeu Disqualifications esthétiques Mises en cause de l'authenticité Tract d'appel a manifestation Serra vs Démocratie La topique anti-homosexuelle Le scandale Serrano « Libérez les fourmis I » Littéralisme et symbolisation
Table des matieres
Avant-propos
1. LA Il.
MÉTHODE
LES FORMES DES REJETS
Entre affaire et scandale Entre public et privé
III.
LEs VALEURS DÉFENDUES
Motifs d'indignation Arguments, valeurs, registres de valeurs IV. L' CEUVRE ET SON AUTEUR.u Esthétique Herméneutique Esthétique/purificatoire Éthique Purificatoire, réputationnel, domestique.
V.
LA RELATION
AU CONTEXTE
.uuuu ..
.
uuu.u.uu.Uu
Purificatoire Fonctionnel Civique Civique/Économique Juridique VI. LE RÉFÉRENT Civique Civique/Éthique
...
170
GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN Éthique: l'obscénité Éthique: le blaspheme Éthique: la cruauté
.
102 110 116
VII. RETOUR: LES ÉTATS-UNIS VUS DE FRANCE Les objets Les sujets Le contexte . Montée en généralité, montée en singularité
121 124 127 130 140
ANNEXE: D'UN EFFET PERVERS DU LIBÉRALISME
143
Bibliographie Index des noms Table des encadrés
157 163 167
Dans la méme collection
N athalie BULLE,L'École et son double - Essai sur l' évol pédagogique en France, 2"édition 2010 Michel FORSEet Maxime PARODl,Une théorie empiriqu justice sociale, 2010 Dominique GUILLO,La culture, le gene et le virus La mémétique en question, 2009
Cherry ScHREIKER,La sociologie de l'action, 2009 Éric DUMAITRE,Les raisons d'un engouementLe structuralisme littéraire, 2009 Wiktor STOCZKOWSK1, Anthropologies rédemptrices Le monde selon Lévi-Strauss, 2008 Robert Lssoux, Lire Bastiat - Science sociale et libéralism 2008 Pierre MOESSINGER, Voir la société - Le micro et le macr
Alexandre MATHIEu-FRITZet Régine BERCOT,Le presti des professions et ses failles, 2008 Razmig KEUCHEYAN, Le constructivisme - Des origines jours, 2007 Dominique RAYNAUD, Sociologie et sa vocation scientifiqu
Michel MESSU,Des racines et des ailes - Essai sur la construction du mythe identitaire, 2006 Étienne GEHIN,La société : un monde incertain - Essai institutions et l'idéologie politique, 2006 Mala FANSTEN,Le divan insoumis - La formation du psychanalyste : enjeux et idéotogies, 2006 Gérald BRONNER,Vie et mort des croyances collectives, [ean BAECHLER, Les fins demiéres - Eléments d' éthique et d' éthologie humaine, 2006
Achevé d'imprimer en octobre 2010 par la Sté ACORT Europe www.cogetefi.com
Dépót légal
a parution
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