Frédéric BASTIAT
(1801
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1850)
Le croisé du libre-échange
Collection « L'esprit économique» fondée par Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis en 1996 dirigée par Sophie Boutillier, Blandine Laperche, Dimitri Uzunidis Si l'apparence des choses se confondait avec leur réalité, toute réflexion, toute Science, toute recherche serait superflue. La collection « L'esprit économique» soulève Je débat, textes et images à J'appui, sur la face cachée économique des faits sociaux: rapports de pouvoir, de production et d'échange, innovations organisationnelles, technol09iques et financières, espaces globaux et microéconomiques de valonsation et de profit, pensées critiques et novatrices sur le monde en mouvement... Ces ouvrages s'adressent aux étudiants, aux enseignants, aux chercheurs en sciences économiques, politiques, sociales, juridiques et de gestion, ainsi qu'aux experts d'entreprise et d'administration des institutions.
La collection est divisée en cinq séries: Economie et Innovation, Monde en Questions, Krisis, Clichés et Cours Principaux.
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Dans la série Economie et Innovation sont publiés des ouvrages d'économie industrielle, financière et du travail et de sociologie économique qui mettent l'accent sur les transformations économiques et sociales suite à l'introduction de nouvelles techniques et méthodes de production. L'innovation se confond avec la nouveauté marchande et touche le cœur même des rapports sociaux et de leurs représentations institutionnelles. Dans la série Le Monde en Questions sont publiés des ouvrages d'économie politique traitant des problèmes internationaux. Les économies nationales, le développement, les espaces élargis, ainsi que l'étude des ressorts fondamentaux de l'économie mondiale sont les sujets de prédilection dans le choix des publications. La série Krisis a été créée pour faciliter la lecture historique problèmes économiques et sociaux d'aujourd'hui liés métamorphoses de l'organisation industrielle et du travail. comprend la réédition d'ouvrages anciens, de compilations textes autour des mêmes questions et des ouvrages d'histoire la pensée et des faits économiques.
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La série Clichés a été créée pour fixer les impressions du monde économique. Les ouvrages contiennent photos et texte pour faire ressortir les caractéristiques d'une situation donnée. Le premier thème directeur est: mémoire et actualité du travail et de l'industrie; le second: histoire et impacts économiques et sociaux des innovations. La série Cours Principaux comprend des ouvrages simples et fondamentaux qui s'adressent aux étudiants des premiers et deuxièmes cycles universitaires en économie, sociologie, droit, et gestion. Son principe de base est l'application du vieil adage chinois: « le plus long voyage commence par le premier pas».
Gérard MIN ART
Frédéric BASTIAT (1801 - 1850) Le croisé du libre-échange
INNOV AL 21, Quai de la Citadelle 59140 Dunkerque, France Éditions L'Harmattan L'Harmattan Hongrie 5-7, rue de l'École Polytechnique Hargitau. 3 75005 Paris
1026 Budapest
FRANCE
HONGRIE
L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino
ITALIE
@L'Harmattan, 2004 ISBN: 2-7475-6030-9 BAN 9782747560306
AVANT-PROPOS
Dans l'histoire de l'économie libérale, Frédéric Bastiat occupe une place singulière. Rares sont ses admirateurs, nombreux ses détracteurs. Le discrédit immérité dans lequel il est tombé depuis longtemps vient moins de sa position d'ultralibéral, étiquette qui fait mauvais genre dans la science économique, que de la réputation que lui a faite le grand érudit Joseph Schumpeter, l'un des maîtres de cette discipline, d'être plutôt un journaliste qu'un théoricien. Et il est vrai que Bastiat, l'homme du libre-échange, a passé les meilleures années de sa vie à batailler avec ardeur, dans la presse, contre les multiples espèces d'étatisme, de dirigisme, de protectionnisme, qui marquaient l'économie de son époque. C'est un Gascon. Il est du pays de d'Artagnan. De cette terre, comme dit Alexandre Dumas, où s'échauffent promptement les têtes. Il adore ferrailler. Son terrain, c'est le pamphlet ou l'apologue. Son épée, une plume alerte et effilée. Son genre, le mot d'esprit, parfois un peu forcé, voire poussé à l'extrême. Il pourrait s'exclamer, comme son compatriote d'Artagnan: « Maudit Gascon que je suis, je ferais de l'esprit dans la poêle à fiire ! » Rien donc d'un économiste ennuyeux, d'un universitaire retiré, d'un penseur austère. 11est tout de nerf et de sang. Et fortement engagé dans les querelles de son temps. Ce temps est l'un des plus ardents de notre histoire. Bastiat naît en 1801 sous le Consulat, grandit avec l'Empire, atteint ses vingt ans sous Louis xvrn, trouve sa pleine maturité
sous Charles X, s'illustre avec les libéraux lors des Trois Glorieuses, déploie ses forces sous Louis-Philippe, se retrouve parlementaire de gauche sous la Seconde république et meurt en 1850 sous la présidence du prince Louis-Napoléon, juste avant le coup d'état de 1851. Dans sa courte vie 49 ans - il aura donc connu cinq régimes politiques de toutes les variétés: le consulaire, l'impérial, le monarchique, le républicain. TIaura vu passer cinq souverains et se lever deux révolutions. Cela donne une première idée de cette époque où la France, après la grande tempête de 1789, cherche dans les convulsions son équilibre institutionnel. Dans la chronologie de notre histoire économique, Bastiat est un cadet.n a 35 ans de moins que Malthus, 34 ans de moins que Jean-Baptiste Say, 29 ans de moins que Ricardo, 28 ans de moins que Sismondi. TIaura le tempérament, le style, la fougue, du cadet. Ses glorieux aînés ayant posé les bases de l'économie libérale, Bastiat en sera le bretteur. D'illustres prédécesseurs ayant réalisé l'essentiel du travail théorique, lui, ce sera le «battant» : il croisera le fer, quasi quotidiennement, avec toutes les écoles dirigistes : saintsimoniens, phalanstériens, fouriéristes, owénistes, socialistes, communistes, unionistes, égalitaires... Ces «astrologues» et ces « alchimistes» de l'économie politique, comme il les appelle, qui s'attirent ses foudres parce qu'ils dédaignent l'observation des faits pour fonder leurs propositions sur la seule et dangereuse imagination. Aujourd'hui encore les adversaires de Bastiat l'accusent d'être un ultralibéral. Mais tout n'était-il pas « ultra» dans cette époque agitée, démesurée, foisonnante, explosive, incendiaire, inventive, excentrique? Proudhon n'était-il pas un ultra du socialisme et le jeune Hugo un ultra du romantisme? Et Blanqui l'Enfermé - 33 ans de prison et 6 ans d'exil - un ultra de l'égalitarisme? De 1794 à 1814, donc pendant vingt ans, la liberté avait été comprimée par la Terreur, le Consulat, l'Empire. Elle réapparaît avec Louis XVill. Dès lors, les idées fusent dans toutes les directions, explosent en feu d'artifice. Après le silence de la dictature, vacarme de la liberté... Pour se faire entendre, il faut parler haut. Pour se faire comprendre, il faut forcer le trait. S'il existe de la démesure chez Frédéric Bastiat, elle est à l'image de la démesure de son temps. Raymond Barre l'a excellemment dit: «C'est l'époque de
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l'écononrie romantique, sentimentale et même passionnelle. »1 Voilà l'homme, l'époque, les idées, que nous voudrions raconter dans ce livre. Disons-le tout net, il s'agit d'une tentative de réhabilitation, ou de redécouverte, comme on voudra, de cet ultra qui fut aussi un républicain convaincu, un pédagogue actif de l'économie libérale, un défenseur acharné du libre-échange. Et aussi, ce qu'on ne dira jamais assez, un écrivain racé, au style fait de fougue, d'ampleur et de verve.
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BARRE R., Economie politique, coll. Thémis, PUF, Paris, 1957, pAD.
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PROLOGUE UN GILET ROUGE PARMI LES HABITS NOIRS
Frédéric Bastiat est tellement méconnu du grand public, voire de l'élite cultivée, qu'il est nécessaire, en prologue à sa biographie, de le situer dans son époque et dans l'histoire des idées. Pour ce faire, rien de plus éclairant que de souligner ceci: Frédéric Bastiat est le contemporain d'Honoré de Balzac, né deux ans avant lui, et de Victor Hugo et Alexandre Dumas, nés un an après lui. Appartiennent aussi à cette époque: Lamartine, Vigny, George Sand, Musset, pour ne citer que les principaux. C'est le grand romantisme. Tel un soleil, il illumine et féconde ce demi-siècle sans pareil. Mais il nous éblouit tellement qu'il nous masque une autre réalité: l'éclosion, l'épanouissement, la montée en sève et en force d'un autre courant intellectuel puissant qui devait, quant à lui, féconder la politique et l'économie: le libéralisme. S'il y eut, par la suite, des études plus nombreuses sur le romantisme que sur le libéralisme, si Hugo et ses Misérables sont autrement familiers à la mémoire populaire que Bastiat et ses Harmonies économiques, si les Français, enfm, éprouvent plus de sympathie pour les Lettres que pour l'économie, toutes ces considérations, qui peuvent expliquer pourquoi Bastiat reste le méconnu de notre culture, n'empêchent pas qu'au moment même où une grande école romantique française éclatait dans la littérature, une grande école libérale française grandissait dans l'économie politique. Et à ceux qui jugeraient présomptueux aujourd'hui, à deux siècles de distance, de mettre sur le. même plan, au même niveau, dans la même renommée, et le Romantisme, et le
Libéralisme, nous répondrons ceci: ce n'est pas nous qui opérons cette liaison, qui assignons à ces deux courants d'idées la même source, la même origine, mais Victor Hugo lui-même, qui proclame dans la célèbre et retentissante préface d'Hernani, écrite en 1830 : « Le romantisme tant de fois mal défmi, n'est à tout prendre que le libéralisme en littérature. Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand; et bientôt, car l'œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique. La liberté dans l'art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d'un même pas tous les esprits conséquents et logiques: voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d'intelligences près (lesquelles s'éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente aujourd'hui ». Et Hugo de conclure: « La liberté littéraire est fille de la liberté politique ».1 Si Victor Hugo est l'homme par excellence de cette liberté littéraire, Frédéric Bastiat, qui appartient, comme lui, à la génération de ceux qui ont vingt ans en 1820 - la génération la plus puissante, la plus chargée de vie et d' œuvres, écrira Albert Thibaudet - Frédéric Bastiat, donc, sera l'homme de la liberté économique. S'il fallait résumer d'un trait, et d'un seul, Frédéric Bastiat, on pourrait écrire ceci: La liberté économique, pour lui, est une vérité d'évidence. C'est un axiome. C'est un absolu. Toute sa théorie économique découlera de sa foi inébranlable dans les capacités de l'homme libre. TIy a, chez lui, une mystique de la liberté qui transparaît dans cette proclamation: « Qu'on repousse les systèmes et qu'on mette enfin à l'épreuve la liberté! La Liberté, qui est un acte de foi en Dieu et en son œuvre».2 Cette position a plusieurs conséquences logiques. La première, c'est une extrême méfiance à l'endroit de l'Etat. La deuxième, c'est une égale condamnation de toutes les écoles qui placent l'Etat, peu ou prou, au centre de leur doctrine. La troisième, c'est un rejet sans appel de l'éducation classique, celle du Grand Siècle qui, à travers Bossuet et Fénelon, considère l'homme, non comme un être libre, responsable de lui-même, mais comme une argile inerte que doit pétrir le Législateur. Ainsi romantisme littéraire et libéralisme économique sortent-ils tous deux de la Révolution française. Albert ThibauI HUGO v., Hernani, Le Livre de Poche, p.l O. 2 BASTIAT F., Œuvres économiques, Coll. Libre Echange, PUF, 1983, p.I88.
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det écrit encore que la génération de 1820 prend la révolution politique de 1789 comme une sorte d'Ancien Testament qui symbolise la révolution de l'esprit, des lettres, du goût.! Et de l'économie, pourrait-on ajouter. Romantisme littéraire et libéralisme économique sont donc deux ruptures profondes, irrémédiables, défmitives, d'avec le monde d'Ancien Régime. Ils ensevelissent sans regret la vieille France. Ils annoncent la France moderne. Dans ce concert de la jeune liberté, que permet la Charte de 1814, Bastiat va jouer une partition aiguë. TIsera de toutes les batailles pour les droits: ceux de penser, d'écrire, de parler, de se rélmir, de produire, de commercer, d'enseigner. Et, évidemment, d'échanger. La liberté des échanges, autrement dit le libre-échange, sera le drapeau derrière lequel il va mener, tambour battant, tous ses combats.
xxx Si le libéralisme surgit avec éclat, en France, sous la Restauration et dans la génération dite de 1820, ses racines, toutefois, plongent bien au-delà dans le temps et àans l'espace. Avant un libéralisme français, il y a un libéralisme anglais. Ce dernier s'incarne dans un homme et se repère dans une date. L'homme, c'est le philosophe rationaliste John Locke, qui substitue au droit divin le droit naturel. La date, c'est 1688, époque de cette « heureuse et glorieuse révolution», selon l'expression de Burke, qui s'effectue sans effusion de sang. Elle impose le principe parlementaire, limite la place de l'Etat, proclame les droits de l'individu. Avant le libéralisme français, il y a aussi un libéralisme américain. Lui aussi s'incarne dans un homme et se repère dans une date. L'homme, c'est la belle et noble figure de Thomas Jefferson. La date, c'est 1776 et la fameuse Déclaration d'indépendance des Etats-Unis qui pose les fondements de la démocratie américaine. Les événements de 1789 en France seront donc la convergence et la synthèse de ces puissants mouvements en faveur de la liberté. Lesquels, réprimés ensuite sous la Terreur, le Consulat, l'Empire, resurgiront d'autant plus fortement sous la Restauration qu'ils seront portés par une génération exceptionnelle. Un économiste ami de Bastiat, Gustave de Molinari, I
THffiAUDET
A., Histoire de la littérature française de Chateaubriand à
Valéry. Stock. Paris, 1936, repris en coll. Marabout, p.IIS.
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résume au mieux ce phénomène quand il écrit: «Ce vieil esprit de liberté, qui avait produit les grandes réformes de 89, mais dont les excès de la Terreur et les réactions qui s'en étaient suivies avaient plus tard amoindri et mutilé l'œuvre, cet esprit renaissait jeune, vivace, ardent ».1 La plume de Bastiat au service de la liberté économique sera l'héritière de cette longue tradition prélibérale.
xxx Le 25 février 1830, lors de la mémorable bataille d'Hernani qui, elle aussi, constitue une date capitale de l'histoire du libéralisme, un jeune homme ami de Victor Hugo et défenseur ardent de sa pièce se fit remarquer au premier rang des spectateurs, non seulement par ses propos bruyamment approbateurs, mais surtout par son gilet rouge qui fit scandale en ces temps fort bourgeois où seul l'habit sombre était honorable. 11 s'agissait du fameux gilet rouge de Théophile Gautier, provoquant symbole de liberté. Quarante-deux ans plus tard, à la veille de mourir, Théophile Gautier écrivit: « Nos poésies, nos articles, nos livres seront oubliés; mais on se souviendra de notre gilet rouge. Cette étincelle se verra encore lorsque tout ce qui nous concerne sera depuis longtemps
éteint dans la nuit ».
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Dans l'histoire de la pensée économique, l'œuvre de Frédéric Bastiat, et surtout son style, son feu, sa flamme, son bon sens, son ironie, son indépendance, son mordant, c'est un peu le gilet rouge de la liberté parmi les habits noirs des étatistes, dirigistes, protectionnistes et prohibitionnistes de toute nature. En racontant cette vie dans les pages qui suivent, c'est cette étincelle que nous voudrions montrer....
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MOLINARI G., Article sur Frédéric Bastiat dans Le Journal des Economistes du 15 février 1851.
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PREMIÈRE PARTIE
LA GÉNÉRATION DE 1820
CHAPITRE I : DU PAYS DU LIBRE-ECHANGE
Frédéric Bastiat est né à Bayonne le 30 juin 1801. n est le fils unique d'une famille de vieille souche landaise, spécialisée dans le négoce avec l'Espagne et le Portugal. Si l'Aquitaine, comme la majeure partie de la France, est encore à cette époque fortement rurale plus de 80% de la population
- les
départements
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qui possèdent
une façade et des
ports sur l'océan Atlantique, comme la Charente-maritime, la Gironde, les Landes, les Pyrénées-Atlantiques, regardent vers le grand large et, avant 1789, vivent d'un florissant commerce maritime vers les Antilles, la Honande, la Grande-Bretagne, l'Espagne. Si cette situation permet l'existence d'une solide affaire de négoce comme celle du père de Bastiat, celle-ci va se retrouver à moitié ruinée à cause de la crise économique issue de la Révolution française et des différents blocus qui l'accompagnent. L'enfant vient donc au monde dans une région et dans une famine où, historiquement, la prospérité était liée au commerce international et à la liberté des échanges. Toutefois, Bayonne n'est pas le lieu d'origine de la famille, c'est plutôt le siège de l'activité commerciale. C'est à 80 kilomètres de là, à Mugron, dans la grande boucle de l'Adour et dans ce pays qu'on appelle la Chalosse, que les parents de Bastiat possèdent une propriété rurale où l'enfant passe sa prime jeunesse au milieu des grands parents et des oncles et tantes. Mais très vite le malheur va s'abattre sur cet enfant unique et choyé: dès l'âge de 9 ans Frédéric Bastiat est orphelin. Sa mère meurt le 26 mai 1808 et son père deux ans plus tard, le 1er juillet 1810. Le grand-père paternel devient le tuteur et le petit Frédéric est élevé par sa tante Justine Bastiat, la sœur de son père.
A 9 ans, âge capital dans la construction psychologique d'un enfant, Frédéric Bastiat se trouve donc privé de l'affection maternelle et paternelle. La tendresse et le dévouement des grands parents et des oncles et tantes le soutiendront dans cette épreuve et le premier soin du grand-père sera de l'armer au mieux pour faire face aux aléas de la vie en lui faisant dispenser une solide instruction. Après être passé au collège de la ville voisine de Saint-Sever, il est envoyé fin 1814 - il va sur ses 14 ans - à plus de deux cents kilomètres de Mugron, à Sorèze, où existe un remarquable établissement d'enseignement de réputation internationale. Sorèze, situé dans le haut Languedoc, entre Castres au nord, Carcassonne au sud, et non loin de Revel, possède à cette époque un célèbre collège fondé au XVIIème siècle par les bénédictins. Transformé en Ecole royale militaire par Louis XVI tout en restant un établissement religieux, le directeur en poste sous la Révolution réussira à lui conserver le statut de propriété privée, l'empêchant ainsi d'être vendu comme bien du clergé. A l'époque de Bastiat, Sorèze jouit d'une forte réputation non seulement en France mais aussi à l'étranger. L'établissement accueille des élèves en provenance de l'Espagne voisine mais aussi de l'Italie, de l'Angleterre, de la Hollande, de la Pologne et même de la partie fTancophone des Etats-Unis d'Amérique. Notons ce trait: Bastiat, qui arrive à Sorèze à 14 ans et y restera jusqu'à 18 ans, étudiera, ce qui n'est sans doute pas pour lui déplaire, dans un milieu très cosmopolite. Cela, joint à sa passion pour les langues étrangères, à son vaste appétit de lectures, à sa curiosité des hommes et des idées, éclaire cette confidence qu'il fera trente ans plus tard à son ami anglais, le célèbre Richard Cobden: Je suis un Français cosmopolite.) Entre 14 et 18 ans, les années les plus importantes dans la formation d'un adolescent, Frédéric Bastiat étudie donc dans le collège d'un village retiré du haut Languedoc mais au milieu de plusieurs centaines d'élèves en provenance de tous les horizons et de toutes les cultures. TIy fait de solides études, surtout de Lettres et de Langues. TIy apprend l'italien, l'espagnol et, surtout, l'anglais pour qui il éprouve beaucoup d'attirance. TIy apprend aussi les mathématiques et les techniques commerciales de même que... le violoncelle, qu'il pratiquera toute sa vie. Ainsi le bretteur de l'économie libérale, le mousquetaire du libre-échange, celui qui, plus tard, sonnera la charge au clairon, 1
BAUDIN L., Frédéric Bastiat, coll. des grands économistes, Dalloz, Paris,
1962, p.158.
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presque chaque matin dans la presse, contre les politiques dirigistes et étatistes, se ressourcera-t-il, entre deux assauts, en pratiquant paisiblement le violoncelle! TIse lie aussi d'une forte amitié avec un personnage qui fera parler de lui: Victor Calmètes, qui sera plus tard conseiller à la Cour de cassation puis député des Pyrénées-orientales. Du passage de Bastiat à Sorèze il faut donc retenir trois aspects: une solide amitié, qui durera, avec Victor Calmètes et qui compense, sur le plan affectif, la disparition de la mère et du père; de très bonnes études chez des maîtres incontestés du savoir (bien qu'il sortira sans le baccalauréat); enfm l'immersion dans un bain cosmopolite, véritable microcosme de l'Europe de l'époque. Avec de telles origines familiales et une telle fonnation, le héraut du libre-échange n'est pas loin.
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CHAPITRE II: UNE VOCATION RELIGIEUSE AVORTÉE MAIS QUI LAISSERA DES TRACES...
Quand il revient dans sa famille après ses études à Sorèze, Frédéric Bastiat a presque 18 ans. Ses tuteurs, qui lui ont fait dispenser la meilleure des éducations, lui ont ménagé une place dans l'entreprise familiale. TI s'installe donc à Bayonne pour s'initier à la comptabilité chez l'un de ses oncles, M. de Monclar, qui était aussi l'associé de son père. Très vite, il considère son travail comme prodigieusement ennuyeux. Soulignons cet autre trait, que l'on retrouvera: l'un des meilleurs défenseurs de l'économie politique est déjà, à 18 ans, et sera toujours, un piètre praticien de l'économie domestique! En vérité, une seule chose l'attire: l'étude. C'est le moment où il s'intéresse avec avidité aux langues étrangères, à la musique, aux littératures ftançaise, anglaise et italienne, à la philosophie, à la politique, aux problèmes religieux et, évidemment, à l'économie politique. Surtout, il cultive son amitié avec Victor Calmètes. Des lectures, des pensées, des sentiments communs; une même façon d'entrevoir la vie ; un même goût pour les livres et la méditation: voilà les caractères de cette amitié. C'est l'époque où Bastiat pense que le métier de négociant s'apprend en six mois. TI envisage de diviser sa vie en deux parties distinctes: d'un côté, la part la moins agréable, le comptoir et ses sujétions; de l'autre, les charmes de l'étude et de la méditation. « Dans ces dispositions, écrit-il à Victor Calmètes en 1819, je ne crus pas nécessaire de travailler beaucoup, et je me livrai particulièrement à l'étude de la philosophie et de la politique. » De 1818 à 1821, c'est-à-dire de 17 à 20 ans, Frédéric Bastiat
traverse deux crises. L'une, mineure, a pour origine ses doutes sur ses qualités de négociant. « Je ne suis nuUement propre à partager les affaires» écrit-il, lucide, après quelques mois d'exercice de la fonction commerciale. Dans une lettre à son ami Calmètes datée du 5 mars 1820 il s'interroge: «Continuerai-je l'étude de la philosophie qui me plaît, ou m'enfoncerai-je dans les fmances que je redoute? Sacrifierai-je mon devoir à mon goût ou mon goût à mon devoir? » TIrépond en disant qu'il cherchera dans le commerce de quoi vivre, pour se consacrer ensuite à l'étude. «Dès que je pourrai avoir une certaine aisance, ce qui, j'espère, sera bientôt, j'abandonne les affaires ». L'autre crise, majeure ceUe-Ià, est une plongée dans un profond mysticisme. EUe dure un an exactement, de septembre 1820 à septembre 1821. On peut la suivre, presque jour après jour, à travers la correspondance avec Victor Calmètes. Premier signe: une lettre du 10 septembre 1820 où Bastiat avoue: «Une chose qui m'occupe plus sérieusement, c'est la philosophie et la religion... Mon esprit se refuse à la foi et mon cœur soupire après eUe... Quoi de plus propre à intéresser un cœur sensible que cette vie de Jésus, que cette morale évangélique, que cette médiation de Marie! Que tout cela est touchant ». Puis la crise s'amplifie, comme le montre une lettre d'octobre 1820 : « Le chapitre de la religion me tient dans une hésitation, une incertitude qui commencent à me devenir à charge. Je crois à la Divinité, à l'immortalité de l'âme, aux récompenses de la vertu et au châtiment du vice... Mon cœur brûle d'amour et de reconnaissance pour mon Dieu, et j'ignore le moyen de lui payer le tribut d'hommages que je lui dois ». L'apogée est atteint en avri11821. A ce moment, l'économie politique risque de perdre un disciple et la religion a chance de gagner un apôtre. Le 29 avril182l il écrit, toujours au confident Calmètes : « Pour moi, je crois que je vais me fixer irrévocablement à la religion. Je suis las de recherches qui n'aboutissent et ne peuvent aboutir à rien. Là, je suis sûr de la paix, et je ne serai pas tourmenté de craintes, même quand je me tromperais. D'ailleurs, c'est une religion si beUe, que je conçois qu'on la puisse aimer au point d'en recevoir le bonheur dès cette vie». Dans ce combat de la foi contre le monde, Aramis le 22
mystique est en passe de l'emporter sur d'Artagnan le bretteur. Le dénouement intervient enfm le 10 septembre 1821: tant pis pour la religion et tant mieux pour l'économie politique, un autre Frédéric Bastiat surgit tout d'un coup, qui a balayé doutes et hésitations et qui, tout en verve, proclame: «Je change de genre de vie, j'ai abandonné mes livres, ma philosophie, ma dévotion, ma mélancolie, mon spleen enfin, et je m'en trouve bien. Je vais dans le monde! »1 Bastiat vient d'avoir vingt ans... Cette crise de mysticisme est-elle surprenante? Souvenonsnous des dates: nous sommes en 1821. Après la Révolution et l'Empire, la France connaît une véritable renaissance spirituelle. Chateaubriand a publié, et avec quel succès! le Génie du christianisme en 1802. Maine de Biran, qui va mourir trois ans plus tard, a achevé son oeuvre qui réintroduit le spiritualisme dans la philosophie française. Félicité de Lamennais, ordonné prêtre en 1816, publie son essai fameux sur l'indifférence en matière de religion l'année suivante. Le philosophe Laromiguière, précurseur en France du mouvement spiritualiste, et que Bastiat a lu, a publié entre 1815 et 1818 ses leçons de philosophie. Victor Cousin, disciple de Maine de Biran, et fortement influencé par Laromiguière, a enseigné à l'Ecole normale en 1814 et à la Sorbonne en 1815. TI tente, dans sa démarche éclectique, d'unir philosophie et religion. Enfin, n'oublions pas que cette époque voit le retour en force, dans chaque village de France, des missions. Moyen par lequel l'Eglise veut rechristianiser des masses populaires égarées, selon elle, par les idées de la Révolution. Le succès des missions est extraordinaire. «A Marseille, en 1820, raconte Berrier de Sauvigny, les fidèles se battaient littéralement pour trouver place dans les églises. »2 On constate donc, à la lumière de ces quelques noms et de ces quelques dates, qu'à l'instant où Frédéric Bastiat s'enfonce dans une intense et fulgurante crise de mysticisme, la société française est travaillée par un puissant renouveau du spiritualisme. Faut-il donc s'étonner de voir un jeune homme de vingt ans élevé dans une famille pieuse, éduqué dans un établissement religieux, ouvert à la culture de son temps, passionné de philosophie et d'idées métaphysiques, touché à ce point par le feu des interrogations fondamentales? TI convient d'insister sur cette crise mystique et sur le 1 Tous les extraits des lettres citées ici se trouvent dans BASTIAT F., Œuvres complètes, Guillaumin, Paris, 1855, tome I, P I à 5 2 BERTIER DE SAUVIGNY, La Restauration, coll. Champs, Flammarion, Paris, p321 23
renouveau spiritualiste de la France de la Restauration, car cela laissera de larges traces dans l'économie politique de Bastiat. Toute sa vie, il restera un esprit religieux, à la différence de son prédécesseur et maître en économie libérale, Jean-Baptiste Say qui, lui, se méfiait extrêmement, au nom de la science, de l'esprit religieux et de ses préjugés. S'il y a une grande continuité de Say à Bastiat dans le domaine de l'économie, il y a une forte différence, voire une rupture, dans l'approche des questions religieuses. Say appartient à la génération de ceux qui ont eu vingt ans en 1789, il est du siècle des Lumières, donc du règne sans partage de la Raison. Bastiat appartient à la génération de ceux qui ont vingt ans en 1820, il est du temps du Romantisme et de la renaissance spirituelle, donc du retour en force du sentiment. Cela ne les empêche pas, l'un et l'autre, d'être très sincèrement démocrates, républicains et libéraux. Ce croyant, ce chrétien (pas toujours très catholique!) qu'est Frédéric Bastiat entend donc révéler « le plan de la Providence dans l'ordre social ». Et Dieu sera constamment présent sous sa plume. Ainsi trouvera-t-on dans ses articles, ses discours, sa correspondance, ses livres, des expressions du genre: les lois providentielles, la sagesse de Dieu, l'harmonie divine que la Providence a répandue dans le mécanisme de la société, le divin inventeur de l'ordre social... Ceux qui lisent Bastiat après avoir lu Say demeurent surpris de cette irruption du divin dans le social, de la Providence dans l'économie. Cette attitude est chose singulière chez ce libéral qui adhère aux idées de la Révolution et qui soutiendra les mouvements de 1830 et 1848. Au demeurant, et nous le verrons plus loin, ce que Bastiat appelle la Providence ou les divines harmonies de l'ordre social ne sont souvent rien d'autres que ces fameuses lois naturelles si chères aux libéraux. Voilà pourquoi l'économie politique libérale de Frédéric Bastiat, si elle en appelle souvent à la Providence, n'est ni désincarnée, ni irréaliste, ni utopique. Au contraire, elle est foncièrement pragmatique, réaliste et logique, autant que celle de Say et peut-être même avec des tonalités plus humaines quand elle traite de cette grande affaire qu'est le problème social pour l'économie libérale.
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CHAPITRE III: AN~ÉES D'HÉSITATION, ANNEES DE MATURATION
Frédéric Bastiat s'est intéressé très jeune à l'économie politique. Dans une lettre du 18 mars 1820 - donc quelques mois avant le début de sa crise de mysticisme
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il annonce qu'il a lu le
Traité d'économie politique de Jean-Baptiste Say. « J'avais lu, écrit-il à Calmètes, le Traité d'économie politique de Say, excellent ouvrage très méthodique. Tout découle de ce principe que les richesses sont les valeurs et que les valeurs se mesurent sur l'utilité. De ce principe fécond, il vous mène naturellement aux conséquences les plus éloignées, en sorte qu'en lisant cet ouvrage on est surpris de la facilité avec laquelle on va d'une idée à une idée nouvelle. Tout le système passe sous vos yeux avec des formes variées et vous procure tout le plaisir qui naît du sentiment de l'évidence ». I Dès cet instant Bastiat est un élève de Say. TIle restera. Le Traité d'économie politique de Jean-Baptiste Say, qui constitue l'un des textes fondateurs de l'école économique libérale optimiste française, avait paru en 1803. TIétait l'œuvre d'un homme de 36 ans, lecteur et admirateur d'Adam Smith. Proche du mouvement philosophique de l'Idéologie, qui regroupait de nombreux intellectuels amis de Bonaparte, Say avait soutenu de sa plume le coup d'Etat du 18 brumaire et avait été nommé, à la fin de 1799, membre du Tribunat, l'une des Assemblées du Consulat. Précisément, le succès de cet ouvrage avait été tel que Bonaparte voulut s'attacher la jeune notoriété de Say et lui demanda de réécrire certains chapitres de son Traité pour soutenir sa politique économique très dirigiste. 1
BASTIA T, Œuvres complètes, op. cil., tome l, p.l à 3.
Fidèle à ses principes libéraux, Say refusa. TI fut exclu du Tribunat par le futur empereur et se retira dans le Pas-de-Calais où il fonda une filature de coton. Il devint un adversaire résolu de l'aventure napoléonienne et dut attendre la chute de l'Empire pour publier, en 1814, une deuxième édition de son Traité. Une troisième et une quatrième suivirent en 1817 et 1819. On peut supposer que Bastiat a lu cette dernière. De ce moment - l'année 1820 - et de cet âge - 19 ans - date le très vif intérêt que Bastiat va porter à l'économie politique. Mais cet intérêt ne sera pas exclusif. Dans une lettre de décembre 1824, il énumère les disciplines auxquelles il s'intéresse: la politique, l'histoire, la géographie, les mathématiques, la mécanique, l'histoire naturelle, la botanique (quelques années plus tard, il prendra des cours de botanique trois fois par semaine). C'est aussi à cette époque qu'il adhère à une loge maçonnique de rite écossais. Parlant lui-même de cet insatiable appétit pour l'étude, il écrit qu'il aimait laisser son esprit « errer librement sur tous les objets des connaissances humaines ». En littérature, il lit les grands Anglais: Shakespeare, Walter Scott, Byron, Pope. TIs'intéresse au poète tragique italien Victor Alfieri. TIcite Casimir Delavigne, auteur des Vêpres siciliennes. TIs'enthousiasme pour cet extraordinaire personnage américain qui a nom Benjamin Franklin. Et tout cela s'accompagne, évidemment, du perfectionnement des langues étrangères: l'Anglais, l'Italien, l'Espagnol surtout. En 1825, alors qu'il a 24 ans, survient un événement douloureux. TIperd son grand-père, auquel il était très attaché, au point d'avoir renoncé à une carrière à Paris pour rester auprès de lui. TIhérite de celui-ci un vaste domaine agricole de plus de deux cents hectares, découpé en douze métairies, et situé sur la commune de Mugron. Voici donc Frédéric Bastiat propriétaire foncier. Il abandonne Bayonne et le négoce. Il vient s'installer à Mugron. Au début, il est plein de projets: il se lance dans des expériences agricoles, projette de fabriquer du sucre de betterave mais renonce: il ne connaît pas la chimie. Surtout, la marge entre le sucre de canne et le sucre de betterave ne serait pas suffisante. TIse plonge dans des ouvrages spécialisés. « Je lis des livres d'agriculture, dit-il. Rien n'égale la beauté de cette carrière, elle réunit tout; mais elle exige des connaissances auxquelles je suis étranger ». Mais, très vite, il se heurte au nombre et à l'inertie de ses métayers. Le métayage, ce mode de faire-valoir où le propriétaire et 26
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l'exploitant se partagent autrement dit se disputent - les fruits de l'exploitation agricole, est un système qui pose de nombreux problèmes. Ni le propriétaire, ni le métayer ne sont incités à faire de lourds investissements dans l'amélioration des terres dès lors que le produit de ces investissements doit être partagé. Bastiat se désespère et délaisse son domaine. Au vrai, il n'est pas plus attiré par l'agriculture que par le négoce. Une seule et unique chose l'accapare: l'étude, toujours l'étude, toujours les livres et la méditation. D'autant qu'il s'est trouvé à Mugron un nouvel ami, un voisin: Félix Coudroy, qui sort de l'Ecole de droit de Toulouse et qui se passionne pour la philosophie religieuse. TIsse voient plusieurs fois dans la journée, effectuent d'interminables promenades, dissertent à n'en plus fmir sur Joseph de Maistre, Bonald, Mably, Rousseau. On conçoit que tout cela n'est guère propice à une saine gestion d'un important domaine agricole. Après Victor Calmètes, l'ami des années d'adolescence avec qui Bastiat est toujours en correspondance, Coudroy sera le confident des années de maturation. Car c'est durant ces années qui vont de 1825 à 1829 que Bastiat approfondit ses connaissances économiques: il lit Adam Smith, Destutt de Tracy, Charles Comte, Charles Dupin, Charles Dunoyer. 11commence de s'intéresser à la situation de l'Angleterre. «L'Angleterre, écrit-il à Calmètes, qui marche toujours à la tête de la civilisation européenne, donne aujourd'hui un grand exemple en renonçant graduellement au système qui l'entrave. En France, le commerce est éclairé, mais les propriétaires le sont peu, et les manufacturiers travaillent aussi vigoureusement pour retenir le monopole ». I Que se passe-t-il donc en Angleterre qui puisse ainsi attirer l'attention d'un Bastiat déjà libéral? Depuis le XNème siècle existent dans ce pays des lois protectionnistes sur les blés. Cette législation a été renforcée en 1773, puis en 1815. Son objet: exclure d'Angleterre les blés étrangers, ou les frapper de droits d'entrée énormes. Le but est de maintenir à un haut niveau les cours du blé à l'intérieur du pays afin de protéger les producteurs nationaux. TIva sans dire qu'une telle législation a aussi pour conséquence de grossir les revenus des propriétaires fonciers. Attitude protectionniste s'il en est, et qui commence de susciter contre eUe une agitation qui va aller croissante et qui aboutira, en 1838, à la création, par Richard Cobden, de la fameuse ligue contre les lois sur les blés. 1
BASTIAI, Œuvres complètes, op.cit., tome 1, p.16. 27
Nul doute que Bastiat suit avec passion cette amorce de bataille pour le libre-échange. D'autant qu'il vit dans une région qui fut, historiquement, ouverte sur l'Angleterre par son commerce maritime et qui a beaucoup souffert de la politique économique dirigiste de Napoléon, entre autres le Blocus continental. Rappelons à ce propos que le 12 mars 1814, en réaction contre Napoléon, la ville de Bordeaux s'était donnée avec effusion aux Bourbons de retour d'exil, en acclamant le duc d'Angoulême, fils du futur Charles X. Bordeaux se souvenait ainsi qu'avant la Révolution et l'Empire elle avait été le premier port du royaume. La ville n'aura de cesse d'accélérer la chute de Napoléon pour retrouver, à travers les Bourbons, la liberté commerciale qui avait fait sa prospérité. C'est donc tout naturellement que Frédéric Bastiat regarde, lui aussi, vers le grand large et s'intéresse aux conditions économiques qui pourraient rendre à l'Aquitaine sa richesse, au premier rang desquelles figure la liberté commerciale. Soulignons dès maintenant ce point: toute l'économie politique de Frédéric Bastiat sera une économie politique de négociant. En d'autres termes, il donnera la priorité à la circulation et à la consommation des richesses (d'où la place, prémonitoire, qu'il accorde aux consommateurs) alors que Jean-Baptiste Say donne plutôt l'avantage au producteur. Ajoutons enfm que c'est au cours de cette période que Bastiat, selon sa propre expression, «va dans le monde ». En d'autres termes, il fréquente les cercles et les sociétés d'érudition ou de défense des intérêts locaux. D'ailleurs, l'observation de ce qui se déroule en Angleterre aboutit, en mars 1829, à la rédaction d'un essai sur le régime prohibitif. « J'ai accumulé, écrit-il, les plus lourds raisonnements sur la plus lourde des questions...Je suis dans l'intention de me faire imprimer tout vif ». Mais la révolution de 1830 va surgir et cet essai ne paraîtra pas. La plus lourde des questions, cela veut dire la prohibition, autrement dit les entraves posées à la liberté commerciale par l'existence des tarifs douaniers. Voilà donc la porte par laquelle Frédéric Bastiat va faire son entrée dans l'arène économique. Thème d'actualité à l'époque, car particulièrement cher à une région comme l'Aquitaine. C'est à ce moment aussi qu'apparaît sous la plume de Bastiat l'un des principaux fondements - il y en aura beaucoup d'autres de sa doctrine économique, à savoir: le rôle de l'intérêt
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personnel comme ressort de l'économie et de la vie sociale. Nous sommes là dans la doctrine et non plus directement dans l'action. Nous sommes là dans le résultat des abondantes méditations philosophiques, voire religieuses. Nous sommes là aux frontières de l'économie et de la philosophie, presque de la théologie. n en sera toujours de même durant toute la vie de Bastiat. Sa prodigieuse activité va se développer sur deux plans: celui du militantisme actif en faveur du libre-échange par articles, discours, pamphlets, prise de responsabilités politiques et sociales; celui de la réflexion, qui aboutira au seul livre qui ne sera pas un écrit de circonstance mais se voudra une oeuvre doctrinale: Les Harmonies économiques. Mais ces deux plans vont en permanence se chevaucher. Les articles, opuscules et discours seront émaillés de réflexions doctrinales et l' œuvre proprement théorique sera nourrie de l'expérience des combats quotidiens. Voilà pourquoi il nous faudra entrelacer en permanence ces deux thèmes qui ont autant d'jmportance l'un que l'autre, à savoir, le détail des événements de la vie militante d'un côté, et les caractères fondamentaux de la doctrine de l'autre. Ces deux aspects, qui interfèrent constamment l'un sur l'autre, se nourrissent aussi l'un de l'autre. Si l'on veut dresser un portrait complet de Bastiat, il ne faut jamais oublier que ses écrits sortent de ses batailles et que celles-ci, en retour, enrichissent sa réflexion. D'où la nécessité, pour le mieux saisir, d'alterner, dans les pages qui suivent, les éléments de sa biographie avec de très larges extraits de ses écrits les plus divers.
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CHAPITRE IV: L'INTÉRÊT PERSONNEL: « C'EST LE GRAND RESSORT DE L'HUMANITÉ»
En juillet 1829, Frédéric Bastiat, qui vient d'avoir 28 ans, adresse une lettre à son ami Félix Coudroy. Elle constitue, pour nous, un précieux point de repère. Elle prouve qu'à cette date l'lm des thèmes fondamentaux de sa doctrine, et qui ne variera plus, est fixé, à savoir: le rôle moteur, central, déterminant, de l'intérêt personnel dans l'activité économique. « On demande aux députés, écrit-il, du dévouement, du renoncement à soi-même, vertus antiques que l'on voudrait voir renaître parmi nous. Puérile illusion! Qu'est-ce qu'une politique fondée sur un principe qui répugne à l'organisation humaine? Dans aucun temps les hommes n'ont eu du renoncement à euxmêmes; et selon moi ce serait un grand malheur que cette vertu prît la place de l'intérêt personnel. Généralise par la pensée le renoncement à soi-même, et tu velTaSque c'est la destruction de la société. L'intérêt personnel, au contraire, tend à la perfectibilité des individus et par conséquent des masses, qui ne se composent que d'individus. Vainement dira-t-on que l'intérêt d'un homme est en opposition avec celui d'un autre; selon moi, c'est une erreur grave et anti-sociale. »1 Dans la suite de ses écrits, il ne cessera de marteler ce discours, surtout dans son livre de doctrine, Harmonies économiques, publié en 1849, c'est-à-dire 20 ans plus tard. C'est dire la permanence de cette idée. Pour Bastiat, l'intérêt personnel est une création de la Providence. C'est un fait universel, incontestable, résultant de l'organisation même de l'homme. 1
BASTIAT F., Œuvres complètes, op.cit., p.ll.
« TIa plu à la providence, écrit-il dans un opuscule intitulé Propriété et Loi, de placer dans l'individu les besoins et leurs conséquences, les facultés et leurs conséquences, créant ainsi l'intérêt personnel, autrement dit, l'instinct de conservation et l'amour du développement comme le grand ressort de l'humanité ».1 Et dans Harmonies économiques, il confmne sa pensée et place même un I majuscule au mot Intérêt: « Nous ne pouvons pas douter que l'Intérêt personnel ne soit le grand ressort de l'humanité. TIdoit être bien entendu que ce mot est ici l'expression d'un fait universel, incontestable, résultant de l'organisation de l'homme ».2 Soulignons ce passage: pour Bastiat, l'intérêt personnel est un fait, c'est-à-dire un constat et nullement une opinion. C'est un fait au sens quasi scientifique du terme. Comme tous les faits scientifiques, il possède un caractère universel, c'est-à-dire qu'il est vrai sous toutes les latitudes, sous tous les climats, dans tous les pays et dans tous les âges. Bref, il est universel dans l'espace et dans le temps. « Je constate ce sentiment inné, universel, qui ne peut pas ne pas être: l'intérêt personnel, le penchant au bien-être, la répugnance à la douleur ».3 Pour Bastiat, ce constat a une conséquence importante: « TIrésulte de la nature intéressée de notre cœur que nous cherchons constamment à augmenter le rapport de nos satisfactions à nos efforts ».4 Or, augmenter constamment le rapport des satisfactions aux efforts, autrement dit obtenir le maximum de richesses avec le minimum de coûts, n'est-ce pas la finalité même de l'économie? Mieux: n'est-ce pas cela qui définit cet « homooeconomicus » dont le comportement rationnel, lorsqu'il s'agit de la satisfaction de ses besoins, est le fondement de toutes les théories économiques classiques? L'intérêt personnel est donc pour Bastiat le mécanisme social par excellence. « Dieu, écrit-il, a confié la réalisation de ses desseins à la plus active, à la plus intime, à la plus permanente de nos énergies, l'Intérêt personnel, sûr que celle-là ne se repose jamais. » Et d'ajouter: « Ainsi l'Intérêt personnel est cette indomptable force individualiste qui nous fait chercher le progrès, qui nous IBASTIAT F., Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, Romillat, Paris, 1993, ~.117. BASTIAT F., Harmonies économiques, Slatkine, Genève-Paris. 1982, pAD. 3
4
Ibid,
p.539.
Ibid, p.41.
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le fait découvrir, qui nous y pousse l'aiguillon dans le flanc ».1 Bastiat opposera en permanence la puissance et l'universalité de l'Intérêt personnel aux utopies des écoles socialistes. Pour lui, l'intérêt personnel est le cœur de l'organisation naturelle, laquelle vaut mille fois mieux que l'organisation artificielle prônée par les écoles dirigistes, socialistes et communistes. Pour lui, l'humanité a son mobile, son ressort, en elle-même, et non hors d'elle-même, ce que ne comprennent pas ces inventeurs d'organisations sociales que sont les socialistes. De cette position vont découler les autres thèmes de son économie politique, entre autres la liberté sacrée de la personne face aux empiétements de l'Etat. Par l'extrême valorisation du rôle moteur de l'intérêt personnel, Bastiat se place donc résolument dans le camp des économistes libéraux. Ce thème est, en effet, l'une des principales lignes de démarcation entre libéraux et étatistes. Un rappel suffIra à le prouver. N'est-ce pas Morelly, inspirateur des doctrines communistes, qui, à l'opposé, qualifiait l'intérêt personnel de « peste universelie » ?
1
Ibid, p.215 et 298. 33
DEUXIÈME PARTIE
UN LIBÉRAL QUI S'AFFIRME
CHAPITRE V : JUILLET 1830 : « NOTRE CAUSE TRIOMPHE »
De 1820 à 1830
- de
19 à 29 ans
- Frédéric
Bastiat
avait été
un libéral qui se forme. A partir de 1830, et surtout durant les Trois Glorieuses, ce sera un libéral qui s'affirme. Frédéric Bastiat a pris, très jeune, le parti du libéralisme. A 19 ans, sa pensée est constituée. L'extension du champ de ses connaissances, au cours des dix années de maturation qui vont suivre, ne changera rien à cette orientation première. Autant il a pu se montrer hésitant, indécis, sur le choix d'une activité professionnelle, balançant toujours entre action et méditation, autant il n'a jamais varié dans son attachement passionné au parti de la liberté. On pourrait presque dire que Bastiat est né libéral. Toutes ses lectures, vastes et variées, ne sont venues qu'étayer, consolider, valider ce choix premier. TIest vrai que le climat de l'époque est à la liberté, surtout chez les jeunes gens de son âge. Le 4 juin 1814, de retour au pouvoir, Louis xvrn a octroyé au peuple fi-ançais une Charte dont certains articles confIrment les conquêtes de la Révolution: égalité devant la loi, admissibilité de tous aux emplois civils et militaires, inviolabilité des propriétés, même celles émanant de biens nationaux. D'autres dispositions proclament la garantie de certaines libertés individuelles, d'opinion et de religion notamment. Surtout, l'article 8 institue la liberté de la presse. n précise: « Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions en se conformant aux lois qui doivent réprimer
les abus de cette liberté ».1 Longtemps combattue par les régimes précédents, la pensée libre fuse dans toutes les directions, envahit tous les domaines, explose - signe de vitalité et de popularité -jusque dans la chanson avec Béranger et la caricature avec Daumier. On est en présence d'une véritable «fermentation intellectuelle» selon l'expression de Bertier de Sauvigny, l'historien de ce temps.2 De grands noms ne dédaignent pas de fonder leur journal ou de s'exprimer dans la presse, comme Chateaubriand, Benjamin Constant, Paul-Louis Courier. Et un trio que l'on retrouvera : Armand Carrel, Adolphe Thiers, François Mignet. En province, on assiste à l'éclosion de nombreux titres. TIs défendent le plus souvent des intérêts locaux. Par la suite, ils donneront naissance à la presse quotidienne régionale. Bref, la liberté de la presse, avec des hauts et des bas, car le pouvoir est toujours prompt au contrôle, à la censure ou à la répression, est le fer de lance de toutes les autres libertés. Précisément, c'est pour avoir voulu porter atteinte à cette liberté que Charles X va s'effondrer. A partir de 1824, date du décès de Louis xvm et de l'accession au trône de son frère Charles X, la monarchie se durcit. Le nouveau roi ne possède pas le sens politique de son prédécesseur. « La religion a fait de Charles X un solitaire: ses idées sont cloîtrées », constate Chateaubriand.3 C'est un homme de l'ancienne France. Partisan du retour à la monarchie absolue, il supporte mal le libéralisme de la Charte. Ses gouvernements successifs entrent en conflit avec l'opposition libérale et le 8 août 1829 il engage le fer contre elle en appelant à la tête du pouvoir exécutif le chef des ultraroyalistes, le prince Jules de Polignac. De surcroît, lors de la rentrée des Chambres, le 2 mars 1830, il tient des propos menaçants dans son discours du trône: « Si de coupables manœuvres suscitent à mon gouvernement des obstacles que je ne peux pas, que je ne veux pas prévoir, je trouverai la force de les surmonter ». Les libéraux n'entendent pas laisser passer de tels propos sans réagir. Guizot prend l'initiative d'une Adresse qui rappelle l'existence de la Charte et proclame: «Sire, la Charte consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention fait du concours permanent des vues de votre gouvernement 1
Les Constitutions de la France depuis 1789, Garnier-Flammarion, p.219.
2 BERTIER DE SAUVIGNY, op. cit., p.329. 3 CRA TEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe, 1973, tome 3, p.454.
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Le Livre de Poche, Paris,
avec les vœux du peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas ». 221 députés signent cette Adresse qui restera dans l'histoire sous le nom de « manifeste des 221 ». Et ils demandent le renvoi des ministres. Se jugeant bafoué dans son autorité, le roi décide de dissoudre la Chambre. La campagne électorale offre une tribune de choix aux libéraux. Le scrutin qui suit est sans appel: 202 des 221 signataires de l'Adresse sont réélus. L'opposition compte 274 sièges sur 428. Ce tenible désaveu appelle la démission du gouvernement. Mais le roi s'entête. Le 24 juillet, il réplique par quatre ordonnances: la première suspend la liberté de la presse, la deuxième prononce la dissolution de la nouvelle Chambre, la troisième modifie le système électoral, la quatrième fixe de nouvelles élections au mois de septembre. Le lundi 26 juillet, les ordonnances paraissent au Moniteur, le Journal officiel de l'époque. A la Cour, personne ne s'attend à une explosion. L'initiative de la révolte vient des journalistes parisiens. Thiers, Mignet, Armand Can-el, qui avaient fondé quelques mois plus tôt une feuille libérale, Le National, rédigent une proclamation où ils déclarent: « On a souvent annoncé, depuis dix mois, que les lois seraient violées, qu'un coup d'Etat serait frappé. Le bon sens public se refusait à le croire. Le ministère repoussait cette supposition comme une calomnie. Cependant, Le Moniteur a publié enfin ces mémorables ordonnances qui sont la plus éclatante violation des lois. Le régime légal est donc interrompu, celui de la force est commencé. Dans la situation où nous sommes placés, l'obéissance cesse d'être un devoir. Les citoyens appelés les premiers à obéir sont les écrivains des journaux ; ils doivent donner les premiers l'exemple de la résistance à l'autorité qui s'est dépouillée du caractère de la loi ». Ce texte est signé de 44 journalistes parisiens. TI se trouve dès le lendemain dans plusieurs journaux qui, bravant l'interdiction de paraître, sont distribués dans Paris. Le roi décide aussitôt de faire saisir les presses du National. C'est l'étincelle qui met le feu aux poudres. La révolution de 1830 commence. Elle dure trois jours. Ce sont « Les Trois Glorieuses ». Elles mettent fm au règne de Charles X. La révolution de 1830 est donc un mouvement lancé par des 39
journalistes, amplifié par des jeunes gens, achevée en trois jours par le peuple de Paris. Victor Hugo constate: «Charles X croit que la révolution qui l'a renversé est une conspiration creusée, minée, chauffée de lonpe main. Erreur' C'est tout simplement une ruade du peuple». C'est une révolution conduite par des jeunes pour défendre la plus jeune des libertés: la liberté de la presse. La faute de Charles X, incapable de comprendre son temps, aura été de s'attaquer à cette liberté. « La presse, écrira plus tard Chateaubriand, c'est la parole à l'état de foudre. C'est l'électricité sociale». Et le même, à propos des ordonnances, souligne: «C'est le retour du bon plaisir». Avant de conclure, fataliste: «Encore un gouvernement qui de propos délibéré se jetait du haut des tours de NotreDame» ,2 A Bayonne aussi les jeunes gens, avec à leur tête un Frédéric Bastiat très présent et très actif, jouent un rôle déterminant dans la révolution. TIs'agit de faire basculer dans le camp des libéraux la garnison cantonnée à la Citadelle et restée fidèle à Charles X. L'enjeu et d'autant plus important que Bayonne est une place forte proche de l'Espagne. Dès le 28 juillet, Bastiat quitte Mugron pour Bayonne. TI explique à son ami Félix Coudroy qu'il faut à tout prix empêcher les royalistes de s'installer dans le Midi car, s'appuyant sur l'Espagne et les Pyrénées, ils pourraient partir à la reconquête du pays en soulevant le sud et l'ouest. 11craint que les royalistes n'allument une guerre civile dans un triangle dont la base serait les Pyrénées et le sommet Toulouse, avec les deux places fortes de Bayonne et de Perpignan dans les angles. « Le pays que ce triangle comprend, écrit-il, est la patrie de l'ignorance et du fanatisme; il touche par un des côtés à l'Espagne, par le second à la Vendée, par le troisième à la Provence.» Le projet est donc de rallier la garnison qui occupe la Citadelle. Une première tentative échoue. Bastiat envisage d'aller chercher, dans la ville voisine de Saint-Sever, le célèbre général républicain Lamarque, héros de l'Empire, porte-parole de l'opposition libérale dans les Landes, élu député en 1828 et signataire du manifeste des 221. Son nom, son rayonnement, son passé de soldat, pourraient impressionner IHUGO V., Choses vues, coll. Folio, Gallimard, Paris, 1972, p.109. 2CHATEAUBRIAND, op.cit., p159
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les officiers. Mais Lamarque vient de partir pour Paris. Bastiat va donc trouver les militaires déjà ralliés et leur propose un coup de main sur la Citadelle avec six cents jeunes gens. Cette fois, l'opération réussit. Bastiat exulte : « Le drapeau tricolore flotte sur la Citadelle ». Nous sommes le 5 août. Depuis huit jours Bastiat n'a pas dormi. « Ce soir, écrit-il à Coudroy, nous avons fraternisé avec les officiers de la garnison. Punch, vins, liqueurs et surtout Béranger, ont fait les frais de la tète. La cordialité la plus parfaite régnait dans cette réunion vraiment patriotique. Les officiers étaient plus chauds que nous, comme des chevaux échappés sont plus gais que des chevaux libres ». Comment se comporte Bayonne après ces chaudes journées: « La population de Bayonne est admirable par son calme, son énergie, son patriotisme, son unanimité. Tous se mêlent: jeunes gens, bourgeois, magistrats, avocats, militaires. C'est un spectacle admirable. On organise partout la garde nationale, on en attend trois grands avantages: le premier, de prévenir les désordres; le second, de maintenir ce que nous venons d'acquérir; le troisième, de faire voir aux nations que nous ne voulons pas conquérir, mais que nous sommes inexpugnables». La conclusion sonne comme un coup de clairon. Elle ne permet aUClffidoute sur ses sentiments: « Notre cause triomphe, la nation est admirable, le peuple va être heureux ».1
I
BASTIAT F., Œuvres complètes, op. cit., tome 1, p.25-27. 41
CHAPITRE VI: PREMIER ÉCRIT SUR L'ÉTAT
Conséquence, sans doute, de la notoriété qu'il s'est acquise à Bayonne même et dans les cantons voisins durant les journées révolutionnaires de Juillet, Frédéric Bastiat, aussitôt les événements passés, envisage de se lancer dans une carrière de député. Le nouveau paysage politique de la France se prête à une telle ambition. La Révolution de 1830 s'achève par la victoire des libéraux. Parmi eux, ceux qui plaidaient pour l'instauration d'une monarchie vraiment constitutionnelle l'emportent sur leurs alliés républicains. TIsinstallent sur le trône Louis-Philippe d'Orléans avec le titre de «Roi des Français». Le drapeau tricolore remplace le drapeau blanc. La Charte de 1814, amendée dans un sens plus libéral, est maintenue. Cette victoire des Orléanistes fait naître dans le pays une nouvelle opposition composée de trois pôles. Les légitimistes, encore appelés carlistes, qui sont restés favorables à Charles X et refusent Louis-Philippe. Les bonapartistes, qui rejettent toutes les formes de royauté. Les républicains, qui clament qu'on leur a volé leur révolution en repoussant l'installation d'une nouvelle République. Dès le 30 juillet les chefs de ces derniers Cavaignac, Blanqui, Raspail, Armand Carrel - se regroupent et fondent la Société des amis du peuple pour bien marquer leur hostilité à la nouvelle dynastie et engager la lutte contre elle. Face à cette opposition hétérogène, les Orléanistes constituent la nouvelle majorité. TIs se divisent en deux courants principaux. Le premier est le courant dit du « Mouvement ». TI regroupe les Orléanistes progressistes, ou de gauche. TIs veulent plus de justice sociale. TIs souhaitent un assouplissement du suffrage censitaire pour élargir le corps électoral. En
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politique extérieure, ils entendent soutenir les révolutions nationales qui éclatent en Europe. TIs prennent la Charte, même amendée, comme un simple point de départ pour marcher vers des institutions plus parlementaires. Certains d'entre eux considèrent que le roi, en définitive, n'est qu'une sorte de Président de la République héréditaire. Ceux qui adhèrent à ce courant ne sont pas loin de souscrire à cette boutade de Victor Hugo: « TI faut quelquefois violer les Chartes pour leur faire des enfants ! »1 Appartiennent à ce camp: Dupont de l'Eure, Jacques Laffitte, né à Bayonne, futur président du Conseil, ami de Bastiat, et le vieux général La Fayette. TIsont un journal, Le National. L'autre courant est celui dit de «La Résistance ». TIrassemble les Orléanistes conservateurs. ils veulent que la Charte soit appliquée dans sa totalité mais sans aller au-delà. Pour eux, les Trois Glorieuses ne constituent pas une révolution mais un simple changement de roi. Leurs têtes se nomment Guizot, Casimir Perier, Sébastiani. TIs possèdent eux aussi un journal: Le Journal des Débats. Après les Trois Glorieuses, il n'y a pas de nouvelles élections générales. Louis-Philippe maintient la Chambre libérale issue du scrutin du 3 juillet 1830 qui avait si fort déplu à Charles X. Toutefois, 113 élections partielles doivent avoir lieu pour remplacer les députés qui ont refusé de prêter serment au nouveau régime. La date pour ces scrutins complémentaires est fixée à la fm de l'année 1830. C'est dans la perspective de ces élections partielles que Frédéric Bastiat fait son entrée en politique. Une entrée indirecte, puisqu'il n'est pas lui-même candidat mais soutient activement la candidature de M. Faune. Surtout - et c'est ce qui nous intéresse ici - il publie à cette occasion une longue adresse aux électeurs des Landes où apparaît pour la première fois, noir sur blanc, le Bastiat ennemi de l'Etat tentaculaire. Après le rôle de l'intérêt personnel comme ressort essentiel de la vie économique, que nous avons vu développé dès juillet 1829 dans une lettre à Coudroy, voici, seize mois plus tard, en novembre 1830, que surgit une autre granqe thèse de sa doctrine: la résistance aux empiétements de l'Etat. 11s'agit, là encore, d'une idée-force, d'une idée-mère, qui sera sous-jacente à tous ses écrits ultérieurs, qui soutiendra toute sa démarche, sur laquelle il reviendra avec insistance jusqu'à cet article retentissant, intitulé précisément «l'Etat» et qu'il publiera deux ans 1
HUGO V., Choses vues, op. ci!., p.lll. 44
avant sa mort, en 1848, dans Le Journal des Débats. Pour l'heure, il est indispensable de donner de larges extraits de cette adresse de novembre 1830 aux électeurs des Landes. Elle prouve que le Bastiat de 29 ans qui s'exprime dans ce dqcument a déjà une attitude très arrêtée face au problème de l'Etat. De plus, nous voyons apparaître pour la première fois l'écrivain à la phrase ample et rythmée. C'est dire qu'il soigne ce genre de prose. TI est vrai qu'à l'époque les adresses électorales avaient plus de portée que celles diffusées de nos jours. Les opinions s'affichent. Le régime parlementaire s'installe. La liberté est neuve. L'écrit est donc le grand, l'unique moyen de joindre les électeurs. Comme ils appartiennent à l'élite, à cause de l'existence du suffiage censitaire, il faut donc, par une argumentation soignée et serrée, non seulement les joindre, mais surtout les convaincre. Pour toutes ces raisons, ne négligeons pas les professions de foi électorales. TIen existe plusieurs exemplaires dans les écrits de Bastiat. Elles renferment, autant que les articles de journaux, les opuscules ou les pamphlets, certains aspects fondamentaux de sa pensée. C'est le cas pour l'adresse de 1830 concernant l'Etat. Après un préambule dans lequel il souhaite que les électeurs fassent choix d'un député en fonction de l'intérêt général et des travaux qui attendent la prochaine législature et non point en raison de son passé, ou de ses attaches départementales, ou de ses amitiés, ou du simple fait qu'il a appartenu au groupe des 221 - il écrit: «L'objet général des représentations nationales est aisé à comprendre. Les contribuables, pour se livrer avec sécurité à tous les modes d'activité qui sont du domaine de la vie privée, ont besoin d'être administrés, jugés, protégés, défendus. C'est l'objet du gouvernement. Il se compose du Roi, qui en est le chef suprême, des ministres et des nombreux agents, subordonnés les uns aux autres, qui enveloppent la nation comme d'un immense réseau. « Si cette vaste machine se renfermait toujours dans le cercle de ses attributions, une représentation élective serait superflue; mais le gouvernement est, au milieu de la nation, un corps vivant, qui, comme tous les êtres organisés tend avec force à conserver son existence, à accroître son bien-être et sa puissance, à étendre indéfiniment sa sphère d'action. Livré à luimême il franchit bientôt les limites qui circonscrivent sa mission; il augmente outre mesure le nombre et la richesse de ses agents; il n'administre plus, il exploite; il ne juge plus, il persécute ou se venge; il ne protège plus, il opprime.
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«Telle serait la marche de tous les gouvernements, résultat inévitable de cette loi de progression dont la nature a doué tous les êtres organisés, si les nations n'opposaient un obstacle aux envahissements du pouvoir.... «Que peut-il exister de liberté là où, pour soutenir d'énormes dépenses, le gouvernement, forcé de prélever d'énormes tributs, se voit réduit à recourir aux contributions les plus vexatoires, aux monopoles les plus injustes, aux exactions les plus odieuses, à envahir le domaine des industries privées, à rétrécir sans cesse le cercle de l'activité individuelle, à se faire marchand, fabricant, ouvrier, professeur, et non seulement à mettre à très haut prix ses services, mais encore à éloigner, par l'aspect des châtiments destinés au crime, toute concurrence qui menacerait de diminuer ses profits? Sommes-nous libres si le gouvernement épie tous nos mouvements pour les taxer, soumet toutes les actions aux recherches des employés, entrave toutes les entreprises, enchaîne toutes les facultés, s'interpose entre les échanges pour gêner les uns, empêcher les autres et les rançonner presque tous ? «Nos destinées sont dans nos mains, c'est nous qui sommes les maîtres de raffermir ou de dissoudre cette monstrueuse centralisation, cet échafaudage construit par Bonaparte et restauré par les Bourbons, pour exploiter la nation après l'avoir garrottée! 1 Après avoir proclamé que la loi d'élection doit être le frein aux empiètements de la force publique, il termine par toute une série de recommandations: Choisir des candidats qui ne soient pas, déjà, dans les rangs du pouvoir. «Quand tous nos maux viennent de l'exubérance du pouvoir, confierions-nous à un agent du pouvoir le soin de les diminuer? On ne peut être à la fois payé et représentant des payants. Si nous voulons restreindre l'action du gouvernement, ne nommons pas des agents du gouvernement... TIimporte de ne donner nos suffrages qu'à des hommes indépendants de tous les ministères présents et futurs ». - Choisir des candidats dont la première qualité est la capacité en économie politique et en législation. « C'est surtout pour la partie économique des travaux de la Chambre que nous devons être scrupuleux dans le choix de nos députéS». - Choisir des candidats aUdacieux.« 11ne faut pas que la crainte d'aller trop vite, non seulement nous frappe d'immobilité, mais encore nous ôte l'espoir d'avancer ». Car, pour Bastiat, «la prochaine législature doit étouffer à
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IBASTIAT
F., Œuvres complètes,
op. cit., tome 1, p.217 et suivantes.
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jamais la lutte entre l'ancienne France et la France moderne ». On verra plus loin que, pour lui, l'ancienne France est celle de la centralisation et du protectionnisme alors que la France moderne est celle de l'initiative privée et de la liberté des échanges. On constate donc qu~ sa thèse sur l'État repose sur une conception organique: l'Etat, représenté par le gouvernement, est un corps vivant; il tend non seulement à persévérer dans son être, mais surtout à accroître indéfiniment sa puissance. Cela lui est d'autant plus aisé que, par ses agents, «il enveloppe la nation comme d'un immense réseau ». Relevons au passage cette image, puissante et très moderne, du réseau, sous la plume de Bastiat. Et c'est là, précisément, que réside le danger. . Pour accroître sa puissance, pour entretenir ses agents, l'Etat en arrive à prélever d'énormes tributs sur le contribuable, à envahir le domaine des industries privées au détriment de l'initiative individuelle, à annihiler toute forme de concurrence. Nous sommes donc, selon Bastiat, en présence d'une force dangereuse, et la seule contre-force qui puisse lui être opposée est celle du peuple issue de l'élection; Bastiat n'est nullement contre l'Etat, comme on a voulu le faire croire trop souvent, il est contre ses excroissances inconsidérées, véritables tumeurs, qui finissent par étouffer, de proche en proche, d'abord l'initiative individuelle, ensuite la responsabilité, enfm la liberté. La solutjon réside donc en ceci, que cette vaste machine qui s'appelle l'Etat soit fermement contenue à l'intérieur du cercle de ses attributions.
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CHAPITRE VII: 1832 - 1844, DOUZE ANNÉES AU SERVICE D'INTERETS LOCAUX Après avoir soutenu la candidature de l'un de ses amis politiques aux législatives partielles de novembre 1830, Bastiat, en 1831, forme le projet d'être candidat lui-même aux élections générales. En effet, le ministère constitué en mars 1831 par Casimir Perier, en remplacement du gouvernement Laffitte, démissionnaire, fait voter le 19 avril une nouvelle loi pour l'élection des députés. Elle abaisse à la fois le cens d'éligibilité et le cens électoral. Ce dernier passe de 300 à 200 francs, ce qui a pour conséquence de faire croître le corps électoral. De 90 000, il monte à 160 000 électeurs. Le mois suivant, la Chambre dite des 221 est dissoute et les élections générales sont fixées au mois de juillet. Dès le 22 avril - trois jours seulement après le vote de cette nouvelle loi - Bastiat brosse pour son ami Victor Calmètes un tableau de la situation politique dans les Landes. Par la même occasion, il lui annonce son intention d'être candidat: « Dans l'arrondissement que j'habite, lui écrit-il, le général Lamarque sera élu d'emblée toute sa vie. TIa du talent, de la probité et une immense fortune. C'est plus qu'il n'en faut... « Dans le troisième arrondissement des Landes, quelques jeunes gens qui partagent les opinions de la gauche, m'ont otTert la candidature. Privé de talents remarquables, de fortune, d'influence et de rapports, il est très certain que je n'aurais aucune chance, d'autant que le mouvement n'est pas ici très populaire... Dans quelques jours ils doivent avoir une réunion dans laquelle ils se fixeront dans le choix de leur candidat. Si le choix tombe sur moi, j'avoue que j'en éprouverai une vive joie, non pour moi mais parce que je ne soupire aujourd'hui qu'après le triomphe des principes qui font
partie de mon être ».1 Cette lettre offre l'intérêt de nous renseigner sur l'appartenance politique de Frédéric Bastiat. A cet instant précis, il adhère au courant dit du Mouvement, c'est-à-dire à la gauche orléaniste. De surcroît, nous connaissons déjà ses liens avec le général Lamarque, républicain convaincu et chef des libéraux des Landes. n se situe donc à l'aile gauche de la majorité parlementaire, celle qui n'aura gouverné le pays que cinq mois, du 2 novembre 1830 au 12 mars 1831, sous la direction de Laffitte, et qui aura été rapidement évincée du ministère par l'aile droite la Résistance - qui prend le pouvoir le 13 mars 1831 avec l'arrivée de Casimir Perier, et le conservera sans discontinuer jusqu'à la Révolution de 1848. Aux élections de juillet 1831, qui voient le net succès des partisans de la Résistance, Bastiat est donc minoritaire. Bien que jouissant du soutien de Lamarque, il est battu. Ce n'est qu'en 1848 qu'il sera élu député. Entre temps, il aura achevé son évolution vers la gauche: il sera devenu républicain. Battu aux élections, Bastiat, qui est une notabilité dans sa région, se trouve disponible pour assumer des responsabilités locales. n est nommé juge de paix à Mugron en mai 1831 et Conseiller général du département des Landes en 1832. Rappelons qu'institué en l'an vrn ( 1799 ) de la République, le Conseil général, qui ne dispose que de pouvoirs très limités, ne sera électif que par les dispositions d'une loi du 22 juin 1833. En 1832, Bastiat est donc nommé, et non élu, au Conseil général des Landes. Ces deux titres de juge de paix et de conseiller général prouvent qu'il est devenu, non seulement une personnalité locale reconnue, mais surtout un économiste intéressé par les questions spécifiques à son département. Et de fait, entre 1832 et 1844, période pendant laquelle il se fera connaître à Paris, on le voit suivre avec attention nombre de problèmes économiques régionaux. Durant cette période de douze années, son activité s'organise dans trois directions: la rédaction de plusieurs brochures de défense d'intérêts locaux; un projet, qui n'aboutira pas, de création d'un enseignement public d'économie politique à Bordeaux et, surtout, des voyages en Espagne, au Portugal et en Angleterre. Passons rapidement sur les brochures de défense d'intérêts locaux. Citons-les pour mémoire. En 1834, il publie un premier texte intitulé Réflexions sur les pétitions de Bordeaux, du Havre et de Lyon concernant les douanes. En 1841 et 1843, il diffuse
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BASTIAT F., Œuvres complètes, op. cit., tome l, p.12. 50
deux publications sur le fisc et la question vinicole où il défend les viticulteurs du Midi. Enfin, en 1844, il fait éditer un opuscule De la répartition de la contribution foncière dans le département des Landes. Sur cette période où Bastiat s'affiche - Conseil général oblige - comme défenseur des intérêts des agriculteurs, des viticulteurs et des négociants du Sud-Ouest, deux économistes d'aujourd'hui, Maurice Baslé et Alain Gélédan,écrivent, dans un ouvrage portant sur l'économie politique en France au XIXème siècle: « En demandant la suppression des droits protecteurs dans le commerce des produits agricoles et des biens manufacturés, Bastiat cherche à montrer que les intérêts de chacun convergent: les négociants en vin vendront davantage à l'Angleterre; les viticulteurs et les agriculteurs en général pourront importer des biens manufacturés meilleur marché. Le public profitera de la baisse générale de tous les prix qui résultera du développement du commerce et d'une plus grande abondance. « Le défenseur actif des agriculteurs des Landes n'hésite pas à s'exprimer sur le registre du pathos quand, en janvier 1841, il critique le traitement fiscal de la vigne et de ses produits. 11 n'hésite pas à proposer «une résistance légale mais forte et organisée» aux nouveHes mesures fiscales sur les boissons contenues dans le projet de budget de 1842. Précurseur du poujadisme anti-fiscal, Bastiat n'hésite pas à suivre une voie populiste. 11s'enflamme en 1843 à propos de la détresse de la population viticole du Bordelais et la met en parallèle avec celle des ouvriers anglais. »1 Pour résumer ces quatre écrits de circonstance, soulignons ceci: à travers des questions géographiquement localisées, une seule et même idée guide toujours l'action de Bastiat: la liberté des échanges. Sachant très bien, comme il le reconnaît luimême, que « la liberté commerciale aura probablement le sort de toutes les libertés, elle ne s'introduira dans nos lois qu'après avoir pris possession de nos esprits »,2 D'où le projet, pour faire entrer la liberté commerciale dans les têtes, de créer un enseignement public d'économie politique. Mais cette époque est aussi celle des voyages. En juin 1840, Bastiat part pour l'Espagne. Son intention est de fonder à Madrid une Compagnie d'assurances. Connaissant la langue du pays, il se dit aussi, dans une lettre à Félix Coudroy, «curieux 1 BRETON Y. ET LUTFALLA M. (sous la direction de), L'économie politique en France au XIXème siècle, Economica, 1991. Les pages 83 à 110 sont consacrées à Bastiat. 2 BASTIAT F., Œuvres complètes, op. cit., p.23!.
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d'un peuple qui a des qualités et des défauts qui le distinguent de tous les autres ».1 S'il proclame, au début de son séjour, qu'il pourra réaliser de bonnes affaires, le ton change très vite. TI supporte mal le climat étouffant de la capitale espagnole. TI supporte plus mal encore l'attitude hautaine et réservée des banquiers de Madrid «très méfiants face aux étrangers». En défmitive l'affaire échoue. Bastiat part pour Lisbonne et ensuite pour Londres, où il arrive en octobre 1840. On a souligné, dans les chapitres précédents, les liens historiques qui ont uni le Sud-Ouest et la Grande-Bretagne et l'attention que porte Bastiat à la réforme douanière qui prend corps dans ce pays. Ce premier voyage en Angleterre il y retournera six ans plus tard s'inscrit donc tout naturellement au cœur de ses préoccupations. Pratiquant, là encore, la langue du pays, sa démarche consiste à étudier comment les Anglais installent dans leurs lois et dans leurs mœurs la liberté des échanges. A la suite de ce voyage, il participera activement à l'ouverture du club anglais de Pau. De plus, il s'abonnera, pour mieux suivre les affaires économiques d'outre-Manche au journal anglais The Globe and Traveller. Avant de rentrer à Mugron, Bastiat, de retour d'Angleterre, séjourne quelque temps à Paris. 11s'y trouve en janvier 1841 et s'y occupe de la mise en place d'une Association pour la défense des intérêts vinicoles, le gouvernement ayant décidé de frapper les boissons de quatre nouvelles contributions. Après avoir obtenu une série de rendez-vous avec des députés intéressés par la question, il rentre à Bayonne. En juillet 1844, il envisage à nouveau de descendre dans l'arène électorale - toujours l'ambition politique! - pour défendre la liberté du commerce. Constatant qu'il a contre lui «l'aristocratie de l'argent et le barreau», il renonce. Le 26 juillet 1844, il annonce dans une lettre à Félix Coudroy qu'il vient d'expédier au Journal des économistes un long article, fruit de ses méditations, de ses observations, de ses voyages, qui porte comme titre: De l'influence des tarifs français et anglais sur l'avenir des deux peuples. Dans la vie de Bastiat, c'est un tournant capital. Avec ce texte, qui va avoir un très grand retentissement, une page se tourne. Le notable local attaché à sa région va laisser la place à un polémiste d'envergure nationale. L'irruption sur la scène parisienne de Frédéric Bastiat marque aussi son entrée dans l'histoire de la pensée économique.
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BASTIAT F., Œuvres complètes,
op. cit., p.29.
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CHAPITRE VIII: UNE ENTRÉE EN SCÈNE FRACASSANTE
En 1844, on peut devenir célèbre en un jour, avec un seul article, publié dans un seul journal. C'est dire le poids de l'écrit dans cette époque qui ne connaît encore ni radio, ni télévision. C'est dire le rôle de la presse dans ce moment où elle explose au service de la liberté. C'est dire la place de l'économie politique à l'instant où cette jeune science entre dans le combat des idées. Mais il n'est pas donné à n'importe qui de devenir célèbre en France, et même en Europe, à partir d'un seul article. TIy faut, en plus, un talent au service d'une conviction. Un talent exceptionnel au service d'une conviction inébranlable: voilà comment apparaît Frédéric Bastiat, aux yeux de ceux qui ne le connaissent pas, quand Le Journal des Economistes publie, en octobre 1844, son article retentissant intitulé De l'influence des tarifs français et anglais sur l'avenir des deux peuples. C'est une révélation. La France colbertiste, dirigiste, protectionniste, découvre un iconoclaste, un briseur de tabous, un pourfendeur de contrevérités. TIallie le bon sens de La Fontaine, le style de Voltaire, la fougue de d'Artagnan.
TItraite une matière austère
- l'influen-
ce des droits de douane - dans une prose limpide. TIpossède le don de l'exposition, le sens de l'argumentation, l'art de la formule. TIvient du fond de sa province et étonne Paris. Pour ceux qui le connaissent, le Bastiat de 43 ans qui entre sur la scène parisienne avec tant d'éclat et de bonheur n'est pas un homme nouveau: ce n'est que l'aboutissement d'une longue maturation. Le personnage leur apparaît dans cet article fidèle à ses convictions de toujours. Mais il est maintenant en pleine possession de ses moyens. Et sûr de lui-même. Son article est une véritable alerte face aux évolutions
économiques divergentes de la France et de l'Angleterre. Bastiat, on s'en souvient, a visité l'Angleterre en octobre 1840. A son retour, il s'est abonné au principal journal anglais et depuis quatre ans il suit au jour le jour les événements qui marquent la vie de ce pays. Quels sont-ils, et en quoi peuventils influer sur la France? L'Angleterre, comme la France, est une nation protectionniste mais elle est en train de mettre en oeuvre une vaste réforme. Cela doit l'ouvrir sur le monde, alors que la France reste obstinément repliée sur elle-même. Cette ouverture sur l'extérieur par l'abaissement de ses tarifs douaniers va permettre à l'Angleterre d'importer des blés et autres denrées à bas prix. Cela mettra fm à la cherté des subsistances pour le plus grand profit des consommateurs. A l'opposé, la France s'arc-boute sur son régime protecteur et ses droits de douane élevés. Elle mène une politique contraire aux intérêts des consommateurs. Cela conduit tout droit à la disette. Les conséquences peuvent être catastrophiques pour notre pays: « Quand l'Angleterre, écrit Bastiat, aura achevé sa réforme commerciale, quand ses douanes, au lieu d'être un instrument de protection, ne seront plus qu'un moyen de prélever l'impôt, quand elle aura renversé la barrière qui la sépare des nations, alors les moyens d'existence afflueront de tous les points du globe vers cette île privilégiée, pour s'y échanger contre du travail manufacturier. Les froments de la mer Noire, de la Baltique et des Etats-Unis s'y vendront à 12 ou 14 francs l'hectolitre; le sucre du Brésil et de Cuba à 15 ou 20 centimes la livre, et ainsi du reste. Alors l'ouvrier pourra bien vivre en Angleterre avec un salaire égal et même inférieur, dans un cas urgent, à celui que recevront les ouvriers du continent, et particulièrement les ouvriers français forcés, par notre législation, de distribuer en primes aux monopoleurs la moitié peut-être de leurs modiques profits... « En même temps que, par le bon marché des subsistances, les classes ouvrières d'Angleterre seront mises à même d'étendre le cercle de leurs consommations, on verra s'apaiser le sentiment d'irritation qui les anime, d'abord parce qu'elles jouiront de plus de bien-être, ensuite parce qu'elles n'auront plus de griefs raisonnables contre les autres classes de la société. « Les choses suivront chez nous une marche diamétralement opposée. « Le but immédiat de la protection est de favoriser le producteur. Ce que celui-ci demande, c'est le placement avantageux de son produit. Le placement avantageux d'un produit 54
dépend de sa cherté - et la cherté provient de la rareté. Donc la protection aspire à opérer la rareté. C'est sur la disette des choses qu'elle prétend fonder le bien-être des hommes. Abondance et richesse sont à ses yeux deux choses qui s'excluent, car l'abondance fait le bon marché, et le bon marché, s'il profite au consommateur, importune le producteur dont la protection se préoccupe exclusivement. «En persévérant dans ce système, nous arrivons donc à élever le prix de toutes choses... Ainsi, cherté, rareté, sont les conséquences nécessaires de la protection, toutes les fois que la protection a des conséquences quelconques. « Partant de ces données, il est facile de voir ce qui arrivera si la France persévère dans le régime restrictif, pendant que l'Angleterre s'avance vers la liberté des échanges. «Déjà une foule de produits anglais sont à plus bas prix que les nôtres, puisque nous sommes réduits à les exclure. A mesure que la liberté produira en Angleterre ses effets naturels, le bon marché de tous les objets de consommation; à mesure que la restriction produira en France ses conséquences nécessaires, la rareté, la cherté des moyens de subsistance, cette distance entre les prix des produits similaires ira tou.iours s'agrandissant, et il viendra un moment où les droits actuels seront insuffisants pour réserver à nos producteurs le marché national. 11faudra donc les élever, c'est-à-dire chercher le remède dans l'aggravation du mal. Mais en admettant que la législation puisse toujours défendre notre marché, elle est au moins impuissante sur les marchés étrangers, et nous en serons infailliblement évincés, le jour, peu éloigné, je le crois, où les I1es britanniques se seront déclarées port franc dans toute la force du mot. Alors, à beaucoup d'avantages naturels sous le rapport manufacturier, les Anglais joindront celui d'avoir la main-d'œuvre à bas prix, car le pain, la viande, le combustible, le sucre, les étoffes et tout ce que consomme la classe ouvrière, se vendra en Angleterre à peu près au même taux que dans les divers pays du globe où ces objets sont au moindre prix. Nos produits fabriqués, chassés de partout par cette concurrence invincible, seront donc refoulés dans nos ports et nos magasins; il faudra les laisser pourrir ou les vendre à perte. Mais vendre à perte ne peut être l'état permanent de l'industrie.... «Quelle est ma conclusion? Que nous marchons vers le dénuement. Or, c'est là non seulement l'effet, mais encore, nous l'avons vu, le but avoué de la protection, car elle ne prétend pas aspirer à autre chose qu'à favoriser le producteur, c'est-à-dire à produire législativement la cherté. Or, cherté, c'est rareté; rareté, c'est l'opposé d'abondance; et l'opposé d'abondance, c'est le 55
dénuement... « Les droits protecteurs ne sont pas établis pour le public, mais contre le public; ils aspirent à constituer le privilège de quelques-uns aux dépens de tous... « Ai-je besoin, après ce qui précède, de faire voir la liaison qui existe entre le régime protecteur et la démoralisation des peuples? Mais sous quelque aspect que l'on considère ce régime, il n'est tout entier qu'une immoralité. C'est l'injustice organisée; c'est le vol généralisé, légalisé, mis à la portée de tout le monde, et surtout des plus influents et des plus habiles. Je hais autant que qui que ce soit l'exagération et l'abus des termes, mais je ne puis consciencieusement rétracter celui qui s'est présenté sous ma plume. Oui, PROTECTION, C'EST SPOLIATION...
»1
IBASTIA T F., Œuvres économiques,
op. cit., p.48.
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CHAPITRE IX: CONTRE LA COLONISATION
Si l'essentiel de l'article de Bastiat du Journal des Economistes est un réquisitoire implacable contre le protectionnisme économique, une autre idée, corollaire de celle-là, s'y rencontre également: la critique, tout aussi radicale, de la colonisation. Précisons tout de suite cet aspect souvent ignoré ou passé sous silence: le rejet des conquêtes coloniales est une constante de la pensée des économistes libéraux. Et cela pour deux raisons principales. La première tient à la morale politique. Les économistes libéraux sont les héritiers de la Révolution de 1789. Pour eux, il s'agit d'émanciper les peuples, non de les asservir. Jean-Baptiste Say, l'un des fondateurs
de l'école libérale
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française
- et
le
maître intellectuel de Frédéric Bastiat n'a pas de termes assez durs, dans tous ses ouvrages, pour dénoncer l'iniquité de la colonisation. Dans son Cours complet d'économie politique pratique, publié en 1828 et 1829, il écrit, à propos du régime colonial: « Quoique ce soit déjà une assez grande sottise que de considérer comme une province de France des pays dont les intérêts sont opposés aux nôtres, et qui ne reconnaissent pas nos lois, c'en est une plus grande encore que de soutenir à si grands frais un régime caduc que rien ne peut sauver, et qui ne se prolonge qu'à force d'iniquités... TIn'est nullement dans l'intérêt des nations que leurs gouvernements régissent des colonies ni même des provinces trop éloignées. Un monarque africain qui fait la guerre à une tribu voisine, et un potentat qui lève des troupes en Europe pour conquérir une île en Amérique, sont aussi insensés l'un que l'autre. Ils font massacrer une partie de leurs sujets pour ne faire aucun bien au reste. Mais l'Africain fait moins de mal parce qu'il est moins puissant ».
L'autre raison est d'ordre économique. «11 est impossible, écrit encore Jean-Baptiste Say, que les peuples d'Europe ne comprennent pas bientôt combien leurs colonies leur sont à charge. On s'est embarrassé d'un système fàcheux... Les peuples d'Europe ne consentiront pas éternellement à un sacrifice répété chaque année pour soutenir un ordre de choses contraire à leurs intérêts ». I Frédéric Bastiat, après avoir dénoncé la protection qui isole un pays du reste du monde et l'empêche de profiter, par l'échange, des richesses à bon marché qui se trouvent à l'extérieur de ses frontières, va donc pourfendre, avec la même véhémence, la colonisation. Selon lui, il existe une connexité étroite entre protection et colonisation. La protection oblige une nation à trouver, par la force, des débouchés extérieurs, dès lors qu'elle est incapable, à cause de ses prix élevés, de les conquérir par l'échange naturel et équitable. Et conquérir des contrées étrangères par la force oblige une nation à engager, en milieu hostile, des frais considérables qui seront bien supérieurs aux revenus qu'elle pourra espérer. Protection et colonisation sont donc les deux faces d'une même médaille. Dans ce domaine encore, la France suit un chemin opposé à celui de l'Angleterre. Alors que cette dernière entreprend de dissoudre progressivement ses liens avec ses colonies, alors qu'elle commence à considérer que les échanges avec les états libres sont bien plus avantageux que le commerce avec les colonies, la France, au contraire, renforce son emprise sur ses possessions extérieures et en envisage de nouvelles. Et Bastiat d'écrire: « On peut dire qu'un peuple dont l'existence repose sur le système colonial et sur des possessions lointaines n'a qu'une prospérité précaire et toujours menacée, comme tout ce qui est fondé sur l'injustice. Une conquête excite naturellement contre le vainqueur la haine du peuple conquis, l'alarme chez ceux qui sont exposés au même sort, et la jalousie parmi les nations indépendantes. Lors donc que, pour se créer des débouchés, une nation a recours à la violence, elle ne doit point s'aveugler: TI faut qu'elle sache qu'elle soulève au dehors toutes les énergies sociales, et elle doit être préparée à être partout et toujours la plus forte, car le jour où cette supériorité serait seulement incertaine, ce jour-là serait celui de la réaction. En relâchant le 1
SAY J.-B., Cours complet d'économie politique pratique, Guillaumin, Paris,
1840, tome 1, p.20 et 640 ; tome 2, p.535.
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lien colonial, l'Angleterre ne travaille donc pas moins pour sa sécurité que pour sa prospérité, et (c'est du moins ma ferme conviction) elle donne au monde un exemple de modération et de bon sens politique qui n'a guère de précédent dans l'histoire... Les connaissances économiques ont fait assez de progrès en Angleterre pour que le système colonial y soit jugé, au point de vue de la prospérité de la métropole; et il est peu d'Anglais qui ne sachent fort bien que le commerce avec les Etats libres est plus avantageux que les échanges avec les colonies... « 11 y a donc, de la part de l'Angleterre, une sagesse profonde, une prudence consommée à dissoudre graduellement le contrat colonial, à rendre et à recouvrer l'indépendance, à se retirer à temps d'un ordre de choses violent et par cela même dangereux, précaire, gros d'orages et de tempêtes, et qui, après tout, détruit et prévient plus de richesses qu'il n'en crée. Sans doute, il en coûtera à l'orgueil britannique de se dépouiller de cette ceinture de possessions échelonnées sur toutes les grandes routes du monde. 11en coûtera surtout à l'aristocratie qui, par les places qu'elle occupe dans les colonies, dans les armées et dans la marine, recueille cette large moisson d'impôts, qu'un tel système oblige à faire peser sur les classes laborieuses... Ce qu'on nomme la puissance britannique, en tant qu'elle repose sur la violence, l'oppression et l'envahissement, outre les périls qu'elle tient suspendus sur l'empire, ne lui donne pas ces richesses qu'elle semble promettre et qu'il trouvera dans la liberté des relations internationales, si du moins on appelle richesses l'abondance de choses et leur équitable répartition. « Ainsi, en se délivrant du gigantesque fardeau de ses colonies, non point en ce qui touche des relations de libreéchange, de fraternité, de communauté de race et de langage, mais en tant que possessions courbées avec la métropole sous le joug d'un monopole réciproque, l'Angleterre, je le répète, travaille autant pour sa sécurité que pour sa prospérité. Aux sentiments de haine, d'envie, de méfiance et d'hostilité que son ancienne politique avait semés panni les nations, elle substitue l'amitié, la bienveillance et cet inextricable réseau de liens commerciaux qui rend les guerres à la fois inutiles et impossibles. Elle se replace dans une situation naturelle, stable, qui, en favorisant le développement de ses ressources industrielles, lui permettra d'alléger le faix des taxes publiques. « N'est-il pas à craindre que le régime protecteur n'engage la France dans cette voie dangereuse d'où l'Angleterre s'efforce de sortir? 11y a connexité nécessaire entre la protection et les colonies... A mesure que nos débouchés se fermeront au-dehors, par l'effet de notre législation restrictive, nous nous attacherons 59
plus fortement aux débouchés coloniaux... Ainsi, nous cimenterons, nous élargirons le système des colonies à monopoles réciproques, au moment même où il sera rejeté par le pays qui l'a le plus expérimenté. Mais on ne fait pas de conquêtes sans provoquer des haines. Après avoir prélevé sur nous-mêmes d'immenses capitaux, pour solder au loin des consommateurs, il nous faudra en prélever de plus immenses encore pour nous prémunir contre l'esprit d'hostilité que nous aurons fait naître. Jamais nous ne saurons augmenter assez nos forces de terre et de mer, et plus nous aurons anéanti, au sein de notre population, la faculté de produire, plus nous serons forcés de l'accabler de tributs et d'entraves. Se peut-il concevoir une politique plus insensée? Quoi! Lorsque l'Angleterre s'effraye de sa puissance coloniale, elle qui a tant de vaisseaux pour la maintenir... c'est alors que nous voulons entrer dans cette voie funeste, nous qui proclamons tout haut notre pénurie de vaisseaux et de marins; c'est alors que nous prétendons créer de toutes pièces et le système colonial et le développement des forces navales qu'il exige! Et pourquoi? pour substituer au marché universel, qui serait à nous par la liberté, le débouché de quelques îles lointaines, débouché forcé, illusoire, acheté deux fois par le double sacrifice que nous nous imposons comme consommateur et comme contribuable! « Ainsi le régime prohibitif et le système colonial, qui en est le complément nécessaire, menacent notre indépendance nationale. Un peuple sans possessions au-delà de ses ITontières a pour colonies le monde entier, et cette colonie, il en jouit sans frais, sans violence et sans danger. Mais lorsqu'il veut s'approprier des terres lointaines, en réduire les habitants sous son joug, il s'impose la nécessité d'être partout le plus fort. S'il réussit, il s'épuise en impôts, se charge de dettes, s'entoure d'ennemis, jusqu'à ce qu'il renonce à sa folie, pourvu qu'on lui en donne le temps... « Pour ouvrir des débouchés, ce n'est pas de la force, c'est de la liberté qu'il faut ».1
xxx Si nous avons tenu à publier d'aussi larges extraits de ce texte fameux qui a lancé Bastiat, d'un coup, au cœur de la bataille économique, c'est que cet article permet un premier contact, avant les pamphlets, sophismes et autres opuscules, à la fois avec sa méthode, son style et sa pensée. I
BASTA T F., Œuvres économiques,
op. cit., p.55 à 59.
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A partir d'octobre 1844, la méthode et le style de Bastiat seront ceux d'un combattant, présent sans discontinuer sur le front où se livre les duels pour le libre-échange. Lui, le provincial, le solitaire, le méditatif, l'homme porté à l'étude, il se transforme, quasi instantanément, en son opposé. Cela s'explique: la méditation n'empêche nullement l'enthousiasme. Au contraire: le domaine des idées est aussi celui du rêve. On peut se laisser emporter par la générosité des idées aussi sûrement que par la morsure de l'ambition. Pendant les six années qui lui restent à vivre, il va mener une vie haletante, au milieu de ses amis économistes, se saisissant de toutes les questions d'actualité pour s'en faire des armes; fondant des associations, créant des journaux, courant à Londres pour rencontrer Richard Cobden, l'accompagnant à Manchester, tenant meeting, au retour, à Lyon, Marseille, Bordeaux. C'était un méditatif: c'est maintenant un réactif. Le moine est devenu moine-soldat. Au détriment de sa santé. Au détriment, aussi, d'une oeuvre plus approfondie, mieux accomplie. A peine prendra-t-il le temps, avant de mourir, de rédiger le seul livre qui ne sera pas un texte de circonstance, ses Harmonies Economiques. Ainsi apparaît l'un des traits du caractère de Bastiat: la générosité. Ces précisions signifient que nous aurons à nous souvenir, dans cette biographie, que Bastiat écrit en relation étroite avec l'actualité de son temps. TInous faudra donc rappeler, constamment, quelles ont été les grandes lignes de cette actualité. Voilà pour la méthode et le style. Quant à la pensée, on y trouve déjà, au centre, la liberté. Dans cet article du Journal des Economistes, Bastiat montre bien qu'un pays protectionniste est un pays qui comprime la liberté. TIs'isole du reste du monde. TImaintient artificiellement de hauts prix à l'intérieur de ses frontières pour le seul profit des producteurs. Ce faisant, il spolie les consommateurs en les obligeant à payer un surcoût indu sur les produits importés. Dans un pays protecteur, dès lors que la concurrence est faussée, les producteurs prélèvent à leur profit une véritable « rente» que paient les consommateurs, contraints d'acheter chèrement à l'intérieur ce qu'ils pourraient se procurer à bon marché à l'extérieur. Quand le droit de douane s'élève au-delà d'un niveau naturel représenté par une fiscalité normale, le surplus est une véritable spoliation. D'où l'équation célèbre de Bastiat:
Protection
= Spoliation.
A côté de la liberté, on trouve aussi, en germe, les autres grandes thèses qui seront développées dans les écrits ultérieurs et qui tiendront une place prééminente dans sa doctrine. 61
D'abord, le libre-échange comme vecteur de prospérité intérieure - car la prospérité repose sur le bon marché - et comme facteur de paix entre les nations. Ensuite, le rôle central attribué aux consommateurs. Enfin, le bon marché des subsistances conçu comme un élément déterminant de la solution du problème social, dès lors que cela permet à la main-d'œuvre ouvrière de disposer d'un revenu décent tout en maintenant la compétitivité des produits manufacturés sur les marchés extérieurs. Et pour terminer apparaît déjà, en filigrane, l'esquisse de cette autre idée centrale de la pensée de Bastiat, à savoir qu'en régime de liberté complète et harmonieuse, les intérêts économiques des différents acteurs, des différentes classes, des différentes nations, ne sont point antagoniques, mais harmoniques.
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CHAPITRE X: FÊTÉ PAR GUILLAUMIN ET LES ÉCONOMISTES LIBÉRAUX
L'article sur les tarifs douaniers anglais et français a rencontré un tel succès auprès de l'opinion dans les mois qui suivent sa parution que les éconopristes libéraux parisiens, rassemblés autour du Journal des Economistes et de l'éditeur Guillaumin, veulent faire la connaissance de Frédéric Bastiat. Et le fêter. En mai 1845, Guillaumin donne en son honneur, à Paris, un grand banquet où se trouve regroupée, pour l'occasion, toute l'école libérale. TIy a là Horace Say, le fils aîné de Jean-Baptiste, de sept ans plus âgé que Bastiat. Avec Michel Chevalier, il a été l'un des premiers à le féliciter pour son article. 11 a passé plusieurs années en Amérique du nord et au Brésil. TIpossède une importante affaire de négoce international. Par la suite, une profonde estime unira les deux hommes. Dans une lettre à son ami Félix Coudroy, Bastiat écrit, à propos d'Horace Say: «C'est un homme vraiment séduisant par sa douceur, par sa grâce, jointe à une grande fermeté de principes. C'est l'ancre du parti économiste ». 11 y a là aussi Charles Dunoyer, le grand ami de Charles Comte (gendre, lui, de Jean-Baptiste Say, dont il avait épousé la fille en 1818, qui est mort en 1837, et qui est l'auteur d'un traité de législation qui a fortement marqué Bastiat). Comte et Dunoyer, hautes figures de l'opposition libérale, avaient fondé en 1814 le fameux journal Le Censeur, dont Bastiat était, à Mugron, un lecteur assidu. TIs eurent mille difficultés avec le pouvoir en place. Tous deux, évidemment, avaient participé avec une grande détermination aux Trois Glorieuses. TI y a encore Eugène Daire, de trois ans plus âgés que
Bastiat. TIécrit dans de nombreux journaux. C'est un spécialiste de Turgot et des Physiocrates. TIy a également Joseph Garnier, plus jeune, lui, que Bastiat. Lors des Trois Glorieuses, il a 17 ans. TIest républicain. TIest sur les barricades. En 1842, il est devenu le secrétaire de la Société d'économie politique, fondée par Guillaumin. C'est la cheville ouvrière du groupe. TI y a encore Hippolyte Dussard, l'un des traducteurs des Principes d'économie politique d~ John Stuart Mill. TI est le rédacteur en chef du Journal des Economistes, où il a succédé à Adolphe Blanqui, lui aussi économiste libéral de grand renom (c'est le frère aîné du révolutionnaire Auguste Blanqui). TIy a aussi Frédéric Passy, Reybaud, Renouard... Enfm, il y a surtout un personnage extraordinaire, né la même année que Bastiat, orphelin de père et de mère très jeune comme lui, ayant durement travaillé de ses mains avant d'arriver à 18 ans à Paris. C'est un autodidacte. Républicain dans l'âme, amoureux des livres, employé de librairie, il a trouvé sa voie après avoir suivi des cours d'économie au Conservatoire des Arts et Métiers. TI a fondé, en 1835, une maison d'édition spécialisée dans la publication des oeuvres des économistes libéraux. Cet homme, c'est Gilbert-Urbain Guillaumin. Pour employer le langage d'aujourd'hui, on pourrait dire qu'il est l'homme des médias des économistes libéraux. TIleur a créé non seulement une maison d'édition, mais encore un dictionnaire, le Dictionnaire du commerce et des marchandises, ep 1837, et surtout un support écrit périodique, Le Journal des Economistes, en 1841. Ce journal a pour mission de rendre à la doctrine libérale sa pureté originelle. Dans l'éditorial du premier numéro, le 15 décembre 1841, Louis Reybaud avait expliqué que l'économie politique avait fait partie du triomphe des Trois Glorieuses mais que, comme tous les vainqueurs de Juillet 1830, elle s'était vue, après l'événement, en proie au désordre. Vers la fm de la Restauration, en effet, les doctrines économiques avaient acquis un grand ascendant, mais après la révolution de Juillet, les écoles socialistes se multiplient à l'infini et c'est la plus grande confusion: «La révolte une fois introduite dans la science il y a eu autant de systèmes que de têtes: tout le monde voulait fonder son école; on comptait vingt généraux pour un soldat ». Il faut donc un retour sincère aux principes que les maîtres de la science ont proclamé, sinon l'église d'Adam Smith sera menacée par les hérésies. TIimporte, par le moyen d'une revue, 64
de faire entendre les voix de ceux qui veulent rendre à l'économie politique sa force d'ensemble, son autorité, son unité. Et de poursuivre: «Fatigué de systèmes téméraires, le public ne demande qu'à se reposer sur des idées qui ne causent pas de vertiges à sa raison, d'inquiétudes à ses intérêts. Les amis de la science se grouperont autour des maîtres et les seconderont dans leur oeuvre...L 'heure est donc propice, la circonstance opportune. Pour replacer l'économie politique dans ses véritables conditions de succès, il faut d'abord repousser les présents funestes que des amis trop ambitieux ont voulu lui faire. L'économie politique n'est pas la science universelle; c'est une science circonscrite et spéciale, marchant sur son terrain, agissant dans ses limites. Elle est appelée à jouer, dans la vie des peuples, un rôle essentiel, mais elle n'aspire pas à décider seule de leurs destinées; elle a ses problèmes particuliers, mais elle ne se flatte pas de résoudre tous les problèmes; elle prétend améliorer l'état des sociétés, mais elle ne se propose pas de renouveler la face du globe... Science pratique avant tout, elle tient compte des obstacles, se préoccupe des noissements que toute innovation occasionne, fait la part des préjugés et respecte les résistances, même en les combattant... Le genre humain ne doit pas attendre d'elle une panacée pour tous les maux... C'est le caractère d'une science véritable que de savoir limiter son effort
et défmir ses attributions ».I
Les entreprises lancées par Guillaumin constituent donc autant de tribunes pour ses amis. TIspeuvent s'exprimer en techniciens de l'économie dans le Dictionnaire, ce qui leur permet de toucher les chefs d'entreprise et les cadres du commerc~ et de l'industrie, ou bien en publicistes dans Le Journal des Economistes, ce qui leur ofne une cible plus vaste. N'oublions jamais qu'à cette époque le libéralisme économique se situe politiquement et économiquement dans l'opposition. Dans le domaine politique, de nombreux économistes libéraux sont des républicains, où proches d'eux. Or nous sommes sous le règne d'une Monarchie de Juillet qui s'est durcie après les attentats contre Louis-Philippe et dont le gouvernement est dirigé par le parti de la Résistance. En 1845, c'est Guizot qui gouverne en fait la France, bien que le Président du Conseil soit le Maréchal Soult. Les libéraux sont donc étroitement surveillés, et des policiers en civil assistent à leurs cours. I Introduction au premier numéro du Journal des Économistes, 15 décembre 1841
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De plus, les économistes libéraux sont les héritiers, en droite ligne, de la grande Révolution de 1789 et, à travers elle, du siècle des Lumières. Leurs ancêtres dans le domaine de la pensée sont les Idéologues, ces grands anciens qui avaient noms Helvétius, Cabanis, Volney, Garat, Daunou, Roederer, Destutt de Tracy et ... Jean-Baptiste Say, leur maître, le pédagogue de l'école française d'économie politique libérale, qui fut, de 1794 à 1800, le rédacteur en chef de la revue de l'Idéologie: La Décade. C'est Eugène Daire qui rappelle cette filiation politique avec les idées de 1789 quand il écrit: « La gloire de la révolution française, c'est d'avoir su fonder en droit, sur des bases normales, la constitution de la liberté, de la propriété et de la famille...Aujourd'hui, donc, la tâche des hommes qui acceptent ces principes ne consiste plus qu'à les faire passer complètement dans les faits, et à combattre avec énergie toutes les doctrines rétrogrades ou soi-disant progressives qui tendent à annuler l'œuvre de nos pères, et à frustrer les générations futures du prix du sang versé pour elles ».1 Les doctrines rétrogrades sont celles, évidemment, du gouvernement ; les doctrines soit-disant progressives sont celles des écoles socialistes, qui sont en train d'éclore comme champignons en automne. Les amis de Guillaumin ont donc beaucoup d'ennemis politiques, et cela sur tout l'échiquier des opinions. En économie aussi l'école libérale apparaît comme révolutionnaire. Alors que toute la France de la politique, de l'industrie, de la banque, de l'administration, est protectionniste, eux sont libre-échangistes. Et ils le sont souvent - on le voit avec Bastiat - de manière véhémente. Bref, sous la monarchie, même constitutionnelle, et sous Guizot, même apparemment libéral, les économistes sentent le soufre. Le pouvoir les surveille et entend les tenir en marge. C'est pourquoi ils ont besoin de moyens d'influence et, disons le mot, d'instruments variés de « propagande» pour répandre leurs idées et répliquer, au jour le jour, à celles du lobby protectionniste. Rien d'étonnant, donc, si Guillaumin - encore lui - avait fondé, en 1842, une société de pensée, La Société des Economistes, qui deviendra en 1847 la Société d'Economie Politique (qui existe encore aujourd'hui). Elle est constituée, à l'origine, d'un groupe d'amis qui se réunissent une fois par mois lors d'un crmer. TIs sont 5 en 1842. lis seront 80 en 1849,117 en 1859. Devant ce succès, il faudra alors limiter le nombre à 200. 1Journal des Économistes, année 1845, tome Il, p.422. 66
Enfin, non content de toutes ces réalisations, Guillaumin lance aussi une collection, devenue fameuse par la suite: la Collection des principaux économistes. n y publie les oeuvres complètes des fondateurs du libéralisme: Adam Smith, Ricardo, Malthus, Jean-Baptiste Say. Mais aussi les ouvrages principaux des prédécesseurs: Vauban, Boisguilbert, Condillac, Turgot, les Physiocrates.l Guillaumin, sa maison d'édition, sa Société d'économie politique, son Dictionnaire, son journal, constituent en quelque sorte la forteresse de l'économie libérale, plantée dans un terrain hostile, et d'où partent en direction de toutes les couches de la population étudiants, chefs d'entreprise, élite cultivée, élus, grand public - de multiples initiatives destinées à défendre et promouvoir le libre-échange. De surcroît, les économistes libéraux disposent, dans le monde de l'éducation, de trois fortins avancés. ns enseignent à l'Athénée, société privée de conférences, au Conservatoire des Arts et Métiers et au Collège de France. Trois endroits, précisément, où leur maître, Jean-Baptiste Say, a donné lui-même des cours avant sa mort en 1832. Les économistes libéraux forment donc, en ce milieu du XIXème siècle, un groupe très bien organisé. Faut-il appeler cela un clan, une secte, une école, un lobby, une chapeUe, un réseau? Bastiat, qui tombe parmi eux en 1845 comme un météore et va y briller de tous les feux de son talent, possède sa définition à lui: il parle de ses nouveaux amis comme du « parti économiste ». Et ce parti l'emballe. Après le dîner offert en son honneur, il écrit à Félix Coudroy : « Ici on est lu, étudié, et compris! » Sous l'empire de l'enthousiasme qui saisit le provincial fèté par Paris, il s'exclame: « On ne vit qu'à Paris, et l'on végète ailleurs! » Quatre siècles avant lui, un poète l'avait déjà proclamé: il n'est de bon bec que de Paris! Combattant de l'économie libérale, monté dans la capitale, Frédéric Bastiat est désormais un autre homme. n a reçu l'onction des mousquetaires groupés autour de Guillaumin. n a
-
I
LE VAN-LEMESLE L., Guillaumin, éditeur d'économie politique, 1801-
1864, Revue d'Economie Politique, N° 2 - 1985 - p.134 à 149. LUTFALLA M., Le Journal des Economistes, Revue d'Histoire Economique et Sociale, 1972, N° 4, p.494 à 517. PALMADE G., Le Journal des Economistes et la pensée libérale sous le Second Empire, Bulletin de la Société d'histoire moderne, mai 1962, p.9 à 16. 67
été, en un seul article et un seul dîner, intégré à la confrérie. TIa maintenant un nom. 11 va, à partir de 1845, utiliser tous les moyens de communication que lui offre l'époque pour ferrailler en faveur de la liberté des échanges. TI se servira surtout de l'écriture. TItiendra bien quelques meetings en province, mais ce n'est pas un orateur. De plus, il mourra d'une maladie du larynx, mal qui le saisit plusieurs années avant son décès. Voilà pourquoi c'est avant tout un homme de plume. Et quelle plume! A l'aise dans tous les genres, pouvant s'adapter à tous les registres. Alerte ou ample, incisive ou sereine, ironique ou ordonnée. Et puis, l'écrit n'est-il pas le média du jour? Balzac l'a dit: «L'opinion se fait à Paris, elle se fabrique avec de l'encre et du papIer ». 11est vrai que dans les années 1830-1848 la presse profite des espaces de liberté ouverts par la Monarchie de Juillet. Les titres se multiplient. Les lecteurs augmentent. C'est l'époque des Cabinets de lecture où l'on s'assemble pour lire quotidiens et périodiques. En 1845 paraissent, rien qu'à Paris: Le Siècle, Le Constitutionnel, La Presse, Le Journal des Débats, l'Univers, Le National, Le Journal du Commerce, La Gazette de France, La Quotidienne, Le Charivari, Le Temps, Le Courrier Français, Le Moniteur Universel... pour ne citer que les principaux. Cette presse, sensible aux grands débats qui traversent la France, va se partager en deux camps face aux quespons économiques. Certains titres, à l'image du Journal des Economistes, vont soutenir la liberté des échanges. Ainsi du Courrier français, du Journal des Débats, du Siècle, du Temps, entre autres. Bastiat ne va pas manquer de tribunes. TIsaura les utiliser toutes, avec un sens aigu de la communication. D'où la réputation - malveillante - de « publiciste» qui lui a été faite...
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CHAPITRE XI: LES PREMIERS SOPHISMES ÉCONOMIQUES
C'est tout naturellement au Journal des Économistes que Frédéric Bastiat va donner, en 1845, ses premières chroniques. Mais avant cela, Guillaumin lui propose de prendre la rédaction en chef de ce périodique, le poste étant devenu vacant avec le départ d'Hippolyte Dussard. Bastiat se montre flatté de la proposition. 11s'en ouvre à Félix Coudroy, réfléchit, hésite, puis refuse. 11 importe de préciser qu'à ce moment il n'est pas encore installé à Paris. 11y fait de longs séjours, puis retourne à Mugron. Ce n'est qu'en 1846 qu'il s'y établira de manière définitive. Toutefois, il existe sans doute une autre raison, plus profonde et plus personnelle à son refus. Résumons-là d'un mot: Bastiat est né pour écrire, non pour diriger. Nous avons vu précédemment qu'il avait éprouvé peu de goût et beaucoup de difficultés à gouverner ses propres affaires, aussi bien commerciales qu'agricoles. TIn'est pas fait pour la gestion. Sa vocation est ailleurs. Sa vocation, c'est de combattre pour des idées «avec de l'encre et du papier ». Sa destinée, c'est d'être le publiciste, le moraliste, le pédagogue, le croisé, du libre-échange. Dès l'année 1845, il invente un genre économico-littéraire qui va lui servir de tèr de lance dans sa bataille contre le protectionnisme. Ce genre, il l'appelle les Sophismes économiques. Ce sont des textes de longueur variable mais le plus souvent assez courts, et visant à une morale. On pourrait les qualifier de fables ou d'apologues. Sophismes: c'est bien le terme qui convient. Bastiat pourchasse, pour les épingler, puis les tourner en ridicule, les sophismes - c'est-à-dire les faux raisonnements qui pré-
sentent l'apparence du vrai - de ses adversaires protectionnistes. L'un de ses amis, Gustave de Molinari, écrit à ce propos: «Voyait-il le matin poindre un sophisme protectionniste dans un journal un peu accrédité, aussitôt il prenait la plume, démolissait le sophisme avant même d'avoir songé à dtfieuner,
et notre langue comptait un petit chef-d'œuvre de plus».
,
Les Sophismes, qui paraissent dans Le Journal des Economistes avant d'être réunis en volumes, tellement leur succès est prodigieux, sont donc des petits textes satiriques en diable, enlevés d'une plume alerte et pleine de malice, où se montre l'influence de Voltaire. Comme Voltaire, Bastiat se saisit des idées de ses ennemis et en pousse la logique jusqu'à l'extrême pour mieux en faire surgir le ridicule. Du coup, il met les rieurs de son côté. Au passage, sans avoir l'air d'y toucher, il fait oeuvre de pédagogue, voire de moraliste. Ainsi vole en éclat un sopmsme protectionniste. Cette façon de se saisir des questions les plus graves sous l'angle le plus plaisant, de traiter la matière la plus austère avec la légèreté la plus aérienne, cela, c'est tout Frédéric Bastiat. C'est par ce côté qu'il a survécu dans la mémoire du public cultivé. En dehors du cercle des économistes professionnels on se souvient de Bastiat surtout par les Sophismes. Evidemment, tous ces textes ne sont pas d'égale valeur. Notre auteur en a écrit tant et tant, souvent entre deux portes, deux rendez-vous ou deux voyages, que parfois la qualité en souffte. Mais Gustave de Molinari a raison d'écrire que beaucoup constituent de véritables petits chefs-d'œuvre. Au reste, rien de tel que d'en juger par soi-même. Rien de tel, pour faire connaître ce Bastiat impertinent, alerte, bretteur, vire-voltant, que de publier deux Sophismes de longueur et de tonalité différentes. Le premier, assez long, est très connu. 11reflète à merveille la tournure d'esprit, la méthode, le style de Bastiat. TIs'agit de la fameuse Pétition des fabricants. de chandelles contre la concurrence déloyale du soleil. Le deuxième, très bref, à peine trente lignes, s'attaque aux droits de douane préférentiels. TI illustre un autre aspect du talent de Bastiat: la concision.
xxx I
MOLINARI G., Journal des Economistes, 15 février 1851. 70
PÉTITION DES FABRICANTS DE ClL'\NDEL~ES, BOUGIES, LAMfES, CHANDELIERS, REVERBERES, MOUCHETTES, ETEIGNOIRS, ET DES PRODUCTEURS DE SUIF, HUILE, RÉSINE, ALCOOL, ET GÉNÉRALEMENT 1;'>ETOUT DE QUI CONCERNE L'ECLAIRAGE. « A MM. les membres de la Chambre des députés.
« MESSIEURS, « Vous êtes dans la bonne voie. Vous repoussez les théories abstraites; l'abondance, le bon marché vous touchent peu. Vous vous préoccupez surtout du sort du producteur. Vous le voulez af:tranchir de la concurrence extérieure, en un mot, vous voulez réserver le marché national au travail national. Nous venons vous offrir une admirable occasion d'appliquer votre... comment dirons-nous? Votre théorie? Non, rien n'est plus trompeur que la théorie; votre doctrine? Votre Système? Votre principe? Mais vous n'aimez pas les doctrines, vous avez horreur des systèmes, et, quant aux principes, vous déclarez qu'il n'yen a pas en économie sociale; nous dirons donc votre pratique, votre pratique sans théorie et sans principe. Nous subissons l'intolérable concurrence d'un rival étranger placé, à ce qu'il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu'il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit; car, aussitôt qu'il se montre, notre vente cesse, tous les consommateurs s'adressent à lui, et une branche d'industrie française, dont les ramifications sont innombrables, est tout à coup frappée de la stagnation la plus complète. Ce rival, qui n'est autre que le soleil, nous fait une guerre si acharnée, que nous soupçonnons qu'il nous est suscité par la perfide Albion... Nous demandons qu'il vous plaise de faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contre-vents, volets, rideaux, vasistas, œil-de-boeuf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquels la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice des belles industries dont nous nous flattons d'avoir doté le pays, qui ne saurait sans ingratitude nous abandonner aujourd'hui à une lutte si inégale. Veuillez, messieurs les députés, ne pas prendre notre demande pour une satire, et ne la repoussez pas du moins sans écouter les raisons que nous avons à faire valoir à l'appui. Et d'abord, si vous fel111ez,autant que possible, tout accès à 71
la lumière naturelle, si vous créez ainsi le besoin de lumière artificielle, quelle est en France l'industrie qui, de proche en proche, ne sera pas encouragée? S'il se consomme plus de suif, il faudra plus de bœufs et de moutons, et, par suite, on verra se multiplier les prairies artificielles, la viande, la laine, le cuir, et surtout les engrais, cette base de toute richesse agricole. S'il se consomme plus d'huile, on verra s'étendre la culture du pavot, de l'olivier, du colza. Ces plantes riches et épuisantes viendront à propos mettre à profit cette fertilité que l'élevage des bestiaux aura communiquée à notre territoire. Nos landes se couvriront d'arbres résineux. De nombreux essaims d'abeilles recueilleront sur nos montagnes des trésors parfumés qui s'évaporent aujourd'hui sans utilité, comme les fleurs d'où ils émanent. TI n'est donc pas une branche d'agriculture qui ne prenne un grand développement. TIen est de même de la navigation: des milliers de vaisseaux iront à la pêche à la baleine, et dans peu de temps nous aurons une marine capable de soutenir l'honneur de la France et de répondre à la patriotique susceptibilité des pétitionnaires soussignés, marchands de chandelles, etc. Veuillez y réfléchir, messieurs; et vous resterez convaincus qu'il n'est peut-être pas un Français depuis l'opulent actionnaire d'Anzin jusqu'au plus humble débitant d'allumettes, dont le succès de notre demande n'améliore la condition. Nous prévoyons vos objections, messieurs; mais vous ne nous en opposerez pas une seule que vous n'alliez la ramasser dans les livres usés des partisans de la liberté commerciale. Nous osons vous mettre au défi de prononcer un mot contre nous qui ne se retourne à l'instant contre vous-mêmes et contre le principe qui dirige toute votre politique. Nous direz-vous que, si nous gagnons à cette protection, la France n'y gagnera point, parce que le consommateur en fera les frais? Nous vous répondrons: Vous n'avez plus le droit d'invoquer les intérêts du consommateur. Quand il s'est trouvé aux prises avec le producteur, en toutes circonstances vous l'avez sacrifié.- Vous l'avez fait pour encourager le travail, pour accroître le domaine du travail. Par le même motif, vous devez le faire encore. Vous avez été vous-mêmes au devant de l'objection. Lorsqu'on vous disait: Le consommateur est intéressé à la libre introduction du fer, de la houille, du sésame, du froment, des tissus. - Oui, disiez-vous, mais le producteur est intéressé à leur exclusion, - Eh bien, si les consommateurs sont intéressés à 72
l'admission de la lumière naturelle, les producteurs le sont à son interdiction.. . Si vous nous conférez le monopole de l'éclairage pendant le jour, d'abord nous achèterons beaucoup de suifs, de charbons, d'huiles, de résines, de cire, d'alcool, d'argent, de ter, de bronzes, de cristaux, pour alimenter notre industrie, et, de plus, nous et nos nombreux fournisseurs, devenus riches, nous consommerons beaucoup et répandrons l'aisance dans toutes les branches du travail national... »
xxx DROITS DIFFÉRENTIELS «Un pauvre cultivateur de la Gironde avait élevé avec amour un plant de vigne. Après bien des fatigues et des travaux, il eut enfin le bonheur de recueillir une pièce de vin, et il oublia que chaque goutte de ce précieux nectar avait coûté à son front une goutte de sueur. - Je le vendrai, dit-il à sa femme, et avec le prix j'achèterai le fil dont tu feras le trousseau de notre fille. L'honnête campagnard se rend à la ville, il rencontre un Belge et un Anglais. Le Belge lui dit : Donnez-moi votre pièce de vin, et je vous donnerai en échange quinze paquets de fil. L'Anglais dit: Donnez-moi votre vin, et je vous donnerai vingt paquets de fil; car, nous autres Anglais, DOUSfilons à meilleur marché que les Belges. Mais un douanier qui se trouvait là dit: Brave homme, échangez avec le Belge, si vous le trouvez bon, mais je suis chargé de vous empêcher d'échanger avec l'Anglais.Quoi! dit le campagnard, vous voulez que je me contente de quinze paquets de fil venus de Bruxelles, quand je puis en avoir vingt venus de Manchester? - Certainement; ne voyez vous pas que la France perdrait si vous receviez vingt paquets, au lieu de quinze? - J'ai peine à le comprendre, dit le vigneron. - Et moi à l'expliquer, repartit le douanier; mais la chose est sûre: car tous les députés, ministres et gazetiers sont d'accord sur ce point, que plus un peuple reçoit en échange d'une quantité donnée de ses produits, plus il s'appauvrit. TIfallut conclure avec le Belge. La fille du campagnard n'eut que les trois quarts de son trousseau, et ces braves gens en sont encore à se demander comment il se fait qu'on se ruine en recevant quatre au lieu de trois, et pourquoi on est plus riche avec trois douzaines de serviettes
qu'avec quatre douzaines. »1 I
BASTIAT F., Ce qu'on voit et ce qu'on ne vail pas, op. cil., p.80 à 86. 73
TROISIÈME PARTIE
AVEC COBDEN, POUR LE LIBRE-ECHANGE
CHAPITRE XII: EN ANGLETERRE, UNE LUTTE SANS MERCI
Pendant toute la première moitié du XIXème siècle, qui correspond très exactement à la durée de la vie de Frédéric Bastiat, l'Angleterre connaît une très vive agitation en faveur du libre-échange. La période culminante de cette fièvre se situe entre 1838 et 1846. La première de ces dates voit la création, par Richard Cobden, de la Ligue pour la liberté du commerce. La seconde. marque le vote, par le Parlement britannique, de l'abolition totale des droits de douane. Ainsi, en moins de dix ans, l'Angleterre, qui était hyper-protectionniste, devient-elle un pays totalement libre-échangiste. Un tel retournement, une telle révolution, une telle inversion de la politique de la nation la plus industrialisée de l'époque doivent être expliqués car cet événement a des répercussions considérables, non seulement sur la pensée et l'action de Frédéric Bastiat, mais aussi sur toute l'économie des pays voisins. TI s'agit là de l'aboutissement d'une longue histoire dont il importe de rappeler les principales étapes. L'héritage de l'Angleterre et sa force économique, au début du XIXème siècle, est l'industrie de la laine, activité immémoriale de cette île riche de plantureux pâturages. La pratique des clôtures des terres - les enclosures a eu pour conséquence la constitution de très grands domaines. Ceux-ci permettent d'élever d'immenses troupeaux de moutons qui fournissent la laine. Cette précieuse matière première est traitée dans àe multiples ateliers familiaux et ruraux. Les produits finis issus du tissage sont vendus sur le marché intérieur essentiellement, le surplus étant exporté. Cette chaîne de la laine, dont le premier maillon se trouve
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dans les grandes propriétés foncières avec l'élevage du mouton et le dernier dans la commercialisation des produits finis, appelle les constatations suivantes: 1°/ Dans ce type d'organisation, les grands propriétaires fonciers sont devenus, au fil du temps, la classe dirigeante. lis contrôlent le Parlement et l'administration. TIs forment une véritable aristocratie. 2°/ La matière première - la laine - est une production intérieure, et non importée. A ce titre, le gouvernement la protége de la concurrence extérieure. D'où une culture et une pratique économiques protectionnistes qui, partant de la laine, va s'étendre à tous les autres domaines. C'est pourquoi dans la phase la plus intense du protectionnisme, le «catalogue» anglais comportera quelque 1500 produits, de toute nature, protégés par d'importants droits de douane. 3°/ L'existence de petits ateliers familiaux et ruraux pour filer et tisser la laine entretient une vive activité sur l'ensemble du territoire, sans grandes concentrations industrielles. Cette économie est donc de nature agro-rurale. Les historiens ont qualifié ce système de « système domestique» car le travail de la laine est accompli par une multitude d'artisans qui, souvent, possèdent quelques arpents de terre. Certains tisserands sont donc, aussi, de petits exploitants agricoles et exercent leur double activité dans des « cottages ». Souvent, ils portent euxmêmes leurs produits finis sur les marchés (d'où l'existence de halles aux draps dans les principales villes). Grands propriétaires fonciers, tisserands, petits agriculteurs, sont donc très liés par la défense des mêmes intérêts. 4°/ Sur les grands domaines fonciers, on n'élève pas que des moutons. On cultive aussi des céréales, et surtout du blé, base des subsistances. li faut donc le protéger, lui aussi, de la concurrence extérieure pour maintenir ses prix à un niveau élevé, ce qui donne satisfaction à la fois à l'aristocratie foncière et aux petits exploitants agricoles. De là les lois sur les céréales. Elles datent du XNème siècle. Elles ont été renforcées en 1773 et en 1815. 5°/ Les produits finis à base de laine qui sont exportés doivent l'être en toute sécurité. TIfaut donc maîtriser les mers et les océans. Quant aux colonies, elles sont autant de débouchés pour la production de la métropole. 6°/ Ce type d'organisation économique reposant sur la laine offre à l'aristocratie foncière des emplois pour ses fils. Les aînés reçoivent la propriété des vastes domaines fonciers, par primogéniture, ce qui évite le morcellement des terres et des pâturages, et les cadets trouvent des places dans l'administration, la 78
marine, l'armée ou les colonies. 7°/ Cette cha"me de la laine, en raison de son caractère ancestral et dominant, se trouve grevé de règlements, de routines, de lourdeurs, de conservatismes. C'est un monopole. Au pire sens du terme. Soutenu par un protectionnisme pointilleux. Deux anecdotes suffisent à le montrer. L'une concerne l'élevage des moutons. Pour ne pas offrir à l'étranger la possibilité de concurrencer le pays, leur exportation est évidemment prohibée. Mais le règlement va jusqu'à interdire leur tonte à moins de cinq milles des côtes. L'autre anecdote concerne les morts. Tous les linceuls doivent être confectionnés dans des tissus à base de laine.! En 1767, Arthur Young résume à merveille cette position dominante quand il écrit: « La laine est depuis si longtemps regardée comme un objet sacré, la base de toute notre richesse, qu'il est tant soi peu dangereux de hasarder une opinion qui ne tendrait pas à son avantage exclusif. » Cette politique abusivement protectionniste va creuser la tombe de l'industrie de la laine. En effet, face à elle et sur son propre terrain celui du travail des fibres textiles - face à son monopole, à ses protections, à ses privilèges, à ses classes sociales, va se dresser une industrie toute nouvelle: celle du coton. La chaîne du coton, c'est en quelque sorte l'inverse de celle de la laine. La matière première est importée en totalité. La fibre est aisément mécanisable. Elle sera traitée dans de gigantesques fabriques dont l'accumulation en un même lieu va créer les grandes concentrations industrielles. Une nouvelle classe dirigeante va naître, manufacturière et marchande, et non plus foncière et agricole.
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De très importantes conséquences peuvent être tirées de l'émergence de cette industrie nouvelle: 1°/ La matière première étant importée, il est capital de l'obtenir au coût le plus bas possible. faut donc l'exonérer de droits de douane. De plus, l'importation du coton fait naître des maisons de négoce international dont l'objectif est d'acheter à l'étranger cette matière première au meilleur prix et de l'acheminer vers la métropole dans les meilleures conditions. C'est l'apparition d'une culture économique favorable à la liberté des échanges et au commerce.
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MANTOUX P., La révolution industrielle au XV/Hème siècle, Génin, Paris,
1959, p.69 et 70.
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2°/ La filature et le tissage du coton étant aisément mécanisable, les innovations techniques vont se multiplier, donnant naissance à des machines qui devront être abritées dans de vastes bâtiments. Ainsi naissent des fabriques qui se concentrent dans certaines villes comme Manchester. Alors que le traitement de la laine était disséminé sur tout le territoire, celui du coton se fixe dans les régions proches des grands ports d'importation. 3°/ Les grandes fabriques travaillant le coton réclament une main-d'œuvre abondante. Très vite se pose le problème du niveau des salaires. Ce niveau étant fonction du prix des subsistances - et le blé constituant la base des subsistances il faudra du blé au prix le plus bas, condition d'une main-d'œuvre à bon marché. 4°/ Le coton est une industrie neuve, sans traditions, sans lourdeurs, sans réglementations, sans routines. 5°/ Enfm, l'industrie du coton fait émerger des couches nouvelles de chefs d'entreprise, de négociants, de marchands, d'ingénieurs, qui ne sont plus liées d'aucune façon à la terre et qui vont former une classe moyenne ouverte sur la liberté et le progrès. Leur sort ne dépend plus du capital foncier mais d'une forme nouvelle de capital: le capital technique et financier. Ces couches nouvelles, pour toutes les raisons qui viennent d'être dites, seront donc, tout naturellement, libre-échangistes. Comme on le constate, la laine et le coton constituent donc deux mondes en parfaite et totale opposition sur tous les points. Ce sont comme deux nations hostiles à l'intérieur d'un même pays, l'une ancienne et défendant le protectionnisme, l'autre nouvelle et prônant la liberté des échanges. Le conflit entre ces deux univers était inévitable. La lutte sera sans merci. C'est Richard Cobden, un cotonnier de Manchester, partisan résolu du libre-échange, qui va engager la bataille contre la vieille Angleterre de la laine et son aristocratie foncière. « Ce combat à mort, écrit Bastiat, va décider pour longtemps du sort de la liberté humaine. »1
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BASTIAT F., Œuvres complètes, op.cit., tome 3, p.12.
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CHAPITRE XIII: RICHARD COBDEN FAIT BASCULER L'ANGLETERRE
Donnez-moi un levier, et je soulèverai le monde. Pour faire reculer la vieille Angleten-e protectionniste des lainiers au profit de la nouvelle Angleten-e libre-échangiste des cotonniers, Richard Cobden avait besoin d'un levier. Ce sera la Ligue contre les lois sur les blés - anti-corn law league - qu'il fonde en 1838, soutenu par tous les filateurs de coton de Manchester, d'oÙ le nom d'Ecole de Manchester que les historiens donnent parfois à ce mouvement lancé par Cobden. A travers la presse anglaise, entre autre le Globe and Traveller auquel il s'est abonné à Mugron, Frédéric Bastiat suit, jour après jour, ce grand combat pour la liberté des échanges. TI y voit la confnmation de ses thèses. TI n'aura de cesse de susciter la même action en France. D'être, en quelque sorte, le Cobden français. Mais qui est Richard Cobden, pour qui Bastiat manifeste tant d'admiration, allant jusqu'à le qualifier de héros «digne de toutes les bénédictions de l'humanité» ?1 Né en 1804 dans une famille de petits exploitants agricoles du Sussex, Cobden est un autodidacte qui fait tortune à Manchester en 1832 en devenant un producteur de cotonnades imprimées. Quelques années plus tard, il se lance dans l'action politique (il sera élu député en 1841) et se bat pour deux grandes causes. L'une est quasi-mystique: c'est le pacifisme et la nonintervention dans le domaine de la politique étrangère. L'autre est très réaliste: c'est le combat pour la liberté des échanges. Cobden est donc très représentatif de ce tempérament 1
BASTIAT
F., Œuvres complètes,
op.cU., tome 3, p.13.
anglais, que l'on retrouvera plus tard chez un Churchill, composé d'un étonnant mélange d'idéalisme et de pragmatisme, le tout soutenu par une volonté de fer et animé par un sens de l'action qui ne dédaigne pas l'opportunisme. Ce sens de l'opportunité, on le retrouve chez Cobden quand il fonde, en 1838, sa Ligue contre les lois sur les blés. Car ce n'est pas un hasard s'il choisit de s'attaquer à cette législation vénérable qui constitue la base de tout le protectionnisme anglais. Demander l'ouverture des frontières pour permettre l'importation massive de grains en vue de faire baisser le prix intérieur des blés - donc des subsistances - c'est mettre dans son jeu, à la fois les cotonniers gros employeurs de main-d'œuvre et les couches populaires sensibles à la baisse des prix de la nourriture quotidienne. Les lois sur les blés seront donc le point d'appui du levier de Cobden. 11le sait: c'est en attaquant cette législation restrictive de plus en plus impopulaire qu'il peut disloquer le vieil édifice protectionniste. Notons ce point de stratégie: Cobden ne fonde pas une ligue pour la liberté des échanges, même si cela constitue l'objectif final, mais une ligue contre les lois-céréales. 11frappe la chaîne protectionniste à son maillon le plus faible. Et c'est ici que se manifeste son sens aigu de l'action. 11met au service de sa cause ce qu'on appellera plus tard les techniques de propagande et de persuasion. D'abord, il est le créateur des meetings, ces vastes rassemblements de masses sensibles à la puissance du verbe. Cobden est un tribun. 11ne se prive pas d'utiliser ce don. 11est aussi un pédagogue. 11sait mettre en scène les idées. Dans ses meetings, il présente à la foule trois miches de pain de tailles différentes mais qui coûtent le même prix dans trois pays: la France, la Russie, l'Angleterre. Evidemment, le pays dont la miche est la plus petite est l'Angleterre. Et Cobden de proclamer: « 11faut détaxer le pain du pauvre. Le premier de tous les devoirs est de nourrir ceux qui ont faim ». Cobden organise donc des rassemblements de plus en plus nombreux dans toute l'Angleterre en vue de faire pression sur le Parlement. Mais il ne se contente pas d'attaquer la législation sur les céréales. Derrière elle, il vise au cœur l'aristocratie foncière, détentrice de tous les pouvoirs et protectrice de la législation restrictive. L'Ecole de Manchester n'est pas seulement le porte-voix du libre-échange, c'est aussi une redoutable machine de guerre contre l'aristocratie foncière, contre les colonies, 82
contre les privilèges nobiliaires. Les campagnes de Cobden sont en réalité le combat des classes moyennes anglaises, qui aspirent à devenir les nouvelles classes dirigeantes, contre l'aristocratie terrienne. C'est la lutte à mort, pour reprendre l'expression de Bastiat, de la nouvelle bourgeoisie industrielle contre les grands propriétaires fonciers. Cobden le dit bien haut, et avec des accents messianiques, quand il déclare: «La bourgeoisie n'a point d'intérêt opposé au bien général, tandis qu'au contraire la classe gouvernante féodale n'existe que par violation des sains principes de l'économie politique... Une inspiration morale, voire religieuse, doit diriger notre campagne; conduite de la même façon que la lutte contre l'esclavage, elle sera irrésistible ». TI faut dire que les campagnes de Cobden, qui culminent entre 1842 et 1846, avaient été précédées, en Angleterre, par tout un travail intellectuel théorique favorable «aux sains principes de l'économie politique ». Les écrits des grands économistes - Adam Smith, Bentham, Malthus, Ricardo, James Mill - qui se sont succédé à la tin du XVIlIème siècle et au début du XIXème étaient tous résolument hostiles au protectionnisme et, à l'opposé, ardemment favorables à la liberté totale des échanges. N'est-ce pas Ricardo, dont l' œuvre maîtresse a paru en 1817, qui a posé avec éclat, pour le dénoncer vivement, le problème de la rente, ce sur-revenu injustifié (on dirait aujourd'hui cet enrichissement sans cause) qui tombe dans l'escarcelle des propriétaires fonciers en raison, précisément, d'un haut prix intérieur du blé, maintenu artificiellement grâce à une législation protectionniste ? N'oublions pas que l'action de Richard Cobden se déploie dans les années 1840 alors que les œuvres principales des auteurs précités (sauf Adam Smith) ont été diffusées entre 1800 et 1820. Les idées ont donc eu le temps de faire leur chemin dans les esprits. Cela, joint au fait que la révolution industrielle qui explose en Angleterre s'appuie principalement sur le travail du coton, lequel devient, face à la laine, le secteur innovant et performant, montre à l'évidence que les discours de Cobden ne tombent pas sur un sol vierge. Au contraire, le terrain est prêt pour que l'agitation aille en s'élargissant jusqu'à la victoire de l'un ou l'autre des camps en présence. Car les camps se sont organisés pour le combat fmal. Derrière Cobden on trouve les classes moyennes anglaises, 83
la nouvelle bourgeoisie industrielle, les cotonniers de Manchester, les disciples des grands économistes et ... la jeune reine Victoria, qui a accédé au trône en 1837 et qui est libre-échangiste. Le moment venu, elle pèsera de tout son poids auprès du Premier ministre, Robert Peel, pour lui faire abolir les lois sur les blés, lui disant que, ce faisant, « il sauve le pays ». En politique, Cobden est soutenu par les Whigs. Contre Cobden, il y a toute l'aristocratie foncière, la majorité des agriculteurs, les industriels de la laine, et l'ensemble du parti politique conservateur des Tories. Ce sont donc bien deux mondes qui s'affrontent et, ironie de l'histoire, c'est un Premier ministre Tory, Robert Peel, qui fait basculer l'Angleterre dans le libre-échange total. En effet, en 1845 et 1846, deux mauvaises récoltes de pommes de terre en Irlande - à l'époque surpeuplée - précipitent cette île au bord de la famine. TIn'y a plus suffisamment de blé en Angleterre pour porter secours aux Irlandais. TI faut en importer massivement de l'étranger. Sous la pression de cet événement, c'est le triomphe des idées de Cobden. Robert Peel, qui était un Tory réformateur et qui, par petites touches, en 1842 et 1845, avait aboli les droits de douane de quelque huit cents produits non agricoles, se résigne, conseillé par Cobden qu'il rencontrait en secret et soutenu par la reine Victoria, à présenter au Parlement un projet abolissant les lois sur les blés. Le 23 mai 1846, ce projet est voté par une coalition regroupant les Whigs libre-échangistes et les amis parlementaires de Robert Peel. La liberté commerciale, ainsi que le voulait Cobden, devient enfm la nouvelle bible de l'Angleterre. Elle le restera durant quatre-vingt cinq ans, jusqu'à la grande crise de 1930.Accusé de trahison par son parti, Robert Peel est renversé le soir même... Dans son livre Pensée économique et théories contemporaines, André Piettre écrit: « Les lords du coton triomphaient des landlords, les Whigs des Tories. La Grande-Bretagne donnait à l'Europe l'exemple du libre-échange ».1 Elle y entraînera la France en 1860, dix ans après la mort de Bastiat. En effet, cette année-là sera signé le traité de commerce franco-anglais. Un traité ,négocié côté anglais par Richard Cobden, devenu homme d'Etat, et côté français, par un ami de Bastiat, celui qui avait été l'un des premiers à le féliciter pour son article du Journal des Economistes, Michel Chevalier. Mais cela est une autre histoire... I
PIETTRE A., Pensée économique et théories contemporaines, 8èmeédition,
Dalloz,
Paris,
1986, p.68.
84
CHAPITRE XIV: L' ASSOCIATIO,N F~ÇAISE POUR LA LIBERTE DES ECHANGES
Depuis longtemps, Frédéric Bastiat a hâte d'annoncer à la population fumçaise, insoucieuse, comme toujours, de ce qui se passe au-delà de ses ftontières, « la révolution immense qui fait bouillonner tout le sol britannique, cette lutte gigantesque gue se livrent l'esprit de la civilisation et l'esprit de la féodalité ».1 En 1842 et en 1843, il propose donc des articles sur la Ligue anglaise à La Presse, au Mémorial bordelais et â beaucoup d'autres journaux. TIs sont refusés. Rappelons qu'à ces dates-là ~astiat est encore un inconnu, son célèbre article du Journal des Economistes étant de la fin de 1844. Ce refus de publier ses textes sur l'agitation anglaise lui apparaît comme une conspiration. Pour briser cette loi du silence, il décide d'écrire un livre. Ce sera Cobden et la Ligue. TI est composé pour l'essentiel de la traduction des discours de Cobden et de ses amis et précédé d'une très longue introduction rédigée par Bastiat lui-même. Cet ouvrage vise à mieux faire connaître à un large public ce qui se passe outre-Manche, à annoncer à la France la bonne nouvelle de la progressive conversion de l'Angleterre à la liberté des échanges. « La Ligue, écrit-il, aspire à l'entière et radicale destruction de tous les privilèges et de tous les monopoles, à la liberté absolue du commerce, à la concurrence illimitée, ce qui implique la chute de la prépondérance aristocratique en ce qu'elle a d'injuste, la dissolution des liens coloniaux en ce qu'ils ont d'exclusifs, c'est-à-dire une révolution complète dans la politi1
BASTIAT F., Œuvres complètes, op.cit., tome 3, p.12.
que intérieure et extérieure de la Grande-Bretagne. »1 En effet, pour Frédéric Bastiat, l'aristocratie anglaise est propriétaire «de toute la surface du pays ». Elle tient dans ses mains la puissance législative. Elle exploite les classes laborieuses. Au-dehors par conquêtes, guerre, colonies. Audedans par impôts, places, monopoles. Cette aristocratie est hypocrite: elle donne au monopole le nom de Protection, aux colonies le nom de Débouchés. TIfaut donc arracher à l'oligarchie anglaise les monopoles et les colonies qui tous deux ne sont que des spoliations. Le monopole, c'est spoliation audedans; la conquête, c'est spoliation au-dehors. Voilà pourquoi Cobden et ses amis sont de véritables héros. Voilà pourquoi ils ont raison de s'attaquer à la législation sur les blés qui est la clef de voûte du système protecteur. « La loi-céréale, écrit Bastiat, en excluant le blé étranger ou en le frappant d'énormes droits d'entrée, a pour but d'élever le prix du blé indigène, pour prétexte de protéger l'agriculture et pour effet de grossir les rentes des propriétaires du sol. »2 Conclusion: les ligueurs anglais ne sont pas seulement des agitateurs courageux; ils sont aussi de profonds économistes. Quant à Cobden «c'est un homme éminent, à la fois économiste, tribun, homme d'Etat, tacticien, théoricien». Le livre paraît en juin 1845. Bastiat, à ce moment, n'est plus un inconnu. Paris l'a découvert. Les économistes libéraux groupés autour de Guillaumin l'ont fèté. Dès la fin de ce même mois, il annonce à son ami Coudroy son intention « d'aller toucher la main» à Cobden, Bright, Fox et Thompson, les principaux chefs de la Ligue anglaise. TI s'embarque pour l'Angleterre et rencontre Cobden à Londres en juillet 1845. Ce dernier, qui comprend très bien le français, a une première conversation de plus de deux heures avec Bastiat. Mais Cobden est sur le départ: il doit aller à Manchester et invite Bastiat à l'y rejoindre trois jours plus tard. En attendant, Bastiat reste à Londres avec Bright et assiste avec lui à un débat sur le libre-échange au Parlement anglais. A la vérité, Bastiat se trouve en Angleterre pour deux raisons principales. La première, offur à Cobden son livre qui vient de paraître à Paris. La seconde, faire connaissance avec les hommes de la Ligue anglaise et apprendre d'eux les méthodes d'action et de propagande. Car il caresse le projet de créer en France une ligue semblable. TIveut s'inspirer des techniques de Cobden. 1
2
BASTIAT F., Œuvres complètes, Ibid.,
tome 3, p.33.
p.16.
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Ces techniques d'action se composent de quatre éléments: une ligue, des meetings publics, des discours retentissants, des écrits de toute nature. Bastiat, et ce n'est pas un hasard, va, en moins de deux ans, fonder une ligue, organiser des meetings dans les principales villes de France, tenir des discours libre-échangistes devant les auditoires les plus divers, créer un journal dont le titre sera: Le Libre-échange. A partir de ce moment, son activité devient débordante. nest présent sur tous les fronts, faisant face aux tâches les plus diverses. n ne s'accorde aucune minute de repos. n entreprend de multiples démarches, aussi bien dans sa région que dans la capitale, pour mettre en place une ligue française. Dans le même, temps, il continue d'écrire des Sophismes pour le Journal des Economistes et de publier des articles dans un grand nombre de quotidiens ou de revues. En mars 1846, il est nommé membre correspondant de l'Institut en reconnaissance de son livre sur Cobden. Surtout, un mois plus tôt, le 23 février 1846, il a fondé à Bordeaux, après mille difficultés, l'Association pour la liberté des échanges. Dans le discours inaugural qu'il prononce à cette occasion il pose cette question: «L'Angleterre, les Etats-Unis, l'Allemagne, l'Italie, s'avancent vers l'ère nouvelle qui s'ouvre à l'humanité. La France voudra-t-elle se laisser retenir par quelques intérêts égoïstes à la queue des nations? »1 Des Associations de même nature se constituent ensuite dans d'autres villes. Celle de Paris voit le jour en mars, et Bastiat en est nommé Secrétaire général; celle de Marseille en août. Le 10 mai 1846, Bastiat publie une Déclaration qui constitue la charte de l'Association française pour la liberté des échanges. « Au moment de s'unir pour la défense d'une grande cause, les soussignés sentent le besoin d'exposer leur croyance; de proclamer le but, la limite, les moyens et l'esprit de leur association. «L'échange est un droit naturel comme la propriété. Tout citoyen, qui a créé ou acquis un produit, doit avoir l'option ou de l'appliquer immédiatement à son usage, ou de le céder à quiconque, sur la surface du globe, consent à lui donner en échange l'objet de ses désirs. Le priver de cette faculté, quand il n'en fait aucun usage contraire à l'ordre public et aux bonnes mœurs, et uniquement pour satisfaire la convenance d'un autre I
BASTIAT F., Œuvres complètes, op.cit., tome 2, p.23? 87
citoyen; c'est légitimer une spoliation, c'est blesser la loi de la justice. «C'est encore violer les conditions de l'ordre; car quel ordre peut exister au sein d'une société où chaque industrie, aidée en cela par la loi et la force publique, cherche ses succès dans l'oppression de toutes les autres! « C'est méconnaître la pensée providentielle qui préside aux destinées humaines, manifestée par l'infmie variété des climats, des saisons, des forces naturelles et des aptitudes, biens que Dieu n'a si inégalement répartis entre les hommes que pour les unir, par l'échange, dans les liens d'une universelle fraternité... « L'Association a donc pour but la liberté des échanges. » Les soussignés ne contestent pas à la société le droit d'établir, sur les marchandises qui passent la :&ontière,des taxes destinées aux dépenses communes, pourvu qu'elles soient déterminées par la seule considération des besoins du Trésor. « Mais sitôt que la taxe, perdant son caractère fiscal, a pour but de repousser le produit étranger, au détriment du fisc luimême, afin d'exhausser artificiellement le prix du produit national similaire et de rançonner ainsi la communauté au profit d'une classe, dès cet instant la Protection ou plutôt la Spoliation se manifeste; et c'est là le principe que l'Association aspire à ruiner dans les esprits et à effacer complètement de nos lois, indépendamment de toute réciprocité et des systèmes qui prévalent ailleurs. «De ce que l'Association poursuit la destruction complète du régime protecteur, il ne s'ensuit pas qu'elle demande qu'une telle réforme s'accomplisse en un jour et sorte d'un seul scrutin. Même pour revenir du mal au bien, et d'un état de choses artificiel à une situation naturelle, des précautions peuvent être commandées par la prudence. Ces détails d'exécution appartiennent aux pouvoirs de l'Etat; la mission de l'Association est de propager, de populariser le principe...Elle ne se met au service d'aucune industrie, d'aucune classe, d'aucune portion du territoire. Elle embrasse la cause de l'éternelle justice, de la paix, de l'union, de la libre communication, de la :&aternitéentre tous les hommes; la cause de l'intérêt général, qui se confond, partout et sous tous les aspects, avec celle du Public consommateur. »1 Cette activité dévorante au service d'une cause qui, à l'époque, dans une France conservatrice et protectionniste (nous sommes en 1846 et les élections de cette année-là voient le triomphe du ministère Guizot) apparaît comme dangereusement 1
BASTIAT F., Œuvres économiques,
op.cit., p.69.
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révolutionnaire, vaut à Frédéric Bastiat beaucoup d'inimitiés. A peine fondée, l'Association bordelaise pour la liberté des échanges essuie de virulentes attaques de toute la presse du Nord. Le département du Nord, qui s'est vivement opposé, entre 1842 et 1844, au projet d'union douanière entre la France et la Belgique, est hyper-protectiomliste. Cela se manifeste dans sa presse qui, tous titres confondus - et ils sont plus de quinze à l'époque - et malgré des différences politiques marquées, se retrouve unanime pour condamner Bastiat au nom de la protection du «travail national». Le Journal de Lille et l'Echo du Nord, entre autres, qualifient le libre-échange « d'anarchie industrielle et commerciale», le premier allant même jusqu'à accuser Bastiat d'être manipulé par l'Angleterre. Accusation qui reçoit un écho complaisant dans un pays qui se défie constamment de la perfide Albion. Bastiat dénonce «cette triple alliance entre la calomnie, le monopole et le journalisme». N'empêche: ces insinuations malveillantes se répandent jusqu'à Bayonne, au point que les siens lui avouent qu'ils n'osent plus parler de lui qu'en famille, tant l'opinion est hostile à son entreprise. Au demeurant, Bastiat n'est pas dupe. Il sait très bien que l'esprit public, en France, n'est pas mûr pour le libre-échange. Avant de faire la révolution dans les lois, il faut la faire dans les intelligences. C'est pourquoi il décide d'organiser à Paris un cours d'économie politique pour la jeunesse des écoles et de fonder un journal, le Libre-ichange, dont il prend la rédaction en chef. C'est aussi en 1846 qu'il décide de résider défmitivement à Paris. L'un de ses amis économistes, Gustave de Molinari, raconte ainsi son installation dans la capitale: « Il nous semble encore le voir, faisant sa première tournée dans les bureaux des journaux qui s'étaient montrés sympathiques à la cause de la liberté du commerce. Il n'avait pas eu le temps encore de prendre un tailleur et un chapelier parisiens; d'ailleurs, il y songeait bien, en vérité ! Avec ses longs cheveux et son petit chapeau, son ample redingote et son parapluie de famille, on l'aurait pris volontiers pour un bon paysan en train de visiter les merveilles de la capitale. Mais la physionomie de ce paysan à peine dégrossi était malicieuse et spirituelle... Au premier coup d'œil on s'apercevait que ce paysan-là était du pays de Montaigne. » L'année 1847 est celle des grands meetings de province. A la fm du mois d'août de cette année-là, après avoir tenu des rassemblements à Bordeaux, Paris, Le Havre, Lyon, Bastiat est à Marseille. Plus de mille personnes sont présentes. Il 89
prononce l'un de ses meilleurs discours. 11martèle ses thèmes favoris, à savoir: que la liberté fonde la dignité humaine, que le libre-échange est source de paix et de prospérité entre les peuples, que le temps est venu d'abattre les monopoles qui s'enrichissent au détriment du consommateur, que toute l'économie repose sur l'échange, lequel est un droit naturel comme la propriété. Lamartine est dans la salle. Bastiat et lui ont eu l'occasion de se connaître et de s'apprécier deux ans auparavant lors d'un débat sur le droit du travail. Après la gloire littéraire, Lamartine est en pleine ascension vers la renommée politique, dont le point culminant sera atteint lors des journées de Février 1848.11 vient de publier son Histoire des Girondins dont la réussite a été instantanée et immense. Les éditeurs ont déclaré que jamais ils n'avaient vu un tel succès de librairie. On a fait queue pour acheter le livre. Des femmes ont passé la nuit à attendre leur exemplaire. Le rappel des grandes heures, des grandes figures, des grandes voix de 1789 a retenti comme un coup de tonnerre dans la France bourgeoise et somnolente de Louis-Philippe et de Guizot. « C'est tout le peuple qui m'aime et qui m'achète », a constaté l'auteur, qui a encouragé des éditions populaires à bon marché. C'est donc un poète, un historien, un orateur, un parlementaire - à cette époque Lamartine est député - acquis à l'opposition libérale la plus résolue qui est présent à Marseille. TIest libéral, pacifiste, humaniste. C'est dire qu'il est proche de Bastiat et de ses amis économistes aussi bien par la pensée que par la position politique. Rien d'étonnant, dès lors, si, dans sa péroraison, après avoir constaté que «dans ce grand combat qui commence entre la liberté et la restriction, toutes les hautes intelligences dont le pays s'honore sont du côté de la liberté », Bastiat fait acclamer Lamartine. Après avoir salué « cet homme au regard d'aigle, cet illustre orateur, ce grand historien », il poursuit: « Je parle devant le plus grand orateur du siècle, c'est-à-dire devant le meilleur et le plus redoutable des juges, s'il n'en était, je l'espère, le plus indulgent... Sa présence dans cette assemblée est un témoignage de bienveillance, elle révèle sa profonde sympathie pour la sainte cause de l'union des peuples et de la libre communication des hommes, des choses et des idées. » Lamartine alors se lève et prend la parole. S'adressant à l'assistance, tirant les leçons de ce meeting et se projetant dans l'avenir, il proclame, désignant Bastiat: « Vous vous souviendrez, vous où vos enfants, vous vous 90
souviendrez avec reconnaissance de ce missionnaire de bienêtre et de richesse, qui est venu vous apporter de si loin, et avec un zèle entièrement désintéressé, la vérité gratuite, dont il est l'organe, et la parole de vie matérielle; et vous placerez le nom de monsieur Bastiat, ce nom qui grandira à mesure que sa vérité grandira elle-même, vous le placerez à côté de Cobden, de Fox, et de leurs amis de la grande ligue européenne, parmi les noms des apôtres de cet évangile du travail émancipé, dont la doctrine est une semence sans ivraie, qui fait germer chez tous les peuples la liberté, la justice et la paix. »1 Ce discours de Lamartine est sans doute le plus bel hommage public, avec celui des économistes trois ans plus tôt, que Frédéric Bastiat n'ait jamais reçu de son vivant. Après ce mémorable meeting de Marseille, après l'éclatant soutien apporté par Lamartine, après le succès des autres réunions de même nature, Bastiat a tout lieu de penser que l'idée du libre-échange gagne du terrain, malgré les obstacles. TIintensifie sa campagne. Le 7 janvier 1848, il donne une dimension philosophique, politique et mondialiste à sa cause en déclarant, lors d'un rassemblement à Paris: « Le libre-échange est la cause, ou du moins un des aspects de la grande cause du peuple, des masses, de la démocratie. » Mais l'élan qui commence de monter dans l'opinion en faveur de cette cause va être brisé net. Nous sommes à un mois de la Révolution de Février 1848 et Bastiat va être entraîné dans son tourbillon. Surtout, se profile à l'horizon de cette nouvelle convulsion un autre danger pour la liberté économique, bien plus redoutable que le protectionnisme, et contre lequel Frédéric Bastiat va devoir dresser toutes ses forces, toute son énergie, toute sa verve, tout son talent: le socialisme.
1
BASTIAT F., Œuvres complètes, op.cit., tome 2, p.312-313.
91
CHAPITRE XV: « QUICONQUE REPOUSSE LA LIBF;RTÉ N'A PAS FOI DANS L'HUMANITE»
Avant de retrouver Bastiat dans la tourmente des journées de février 1848, il importe de marquer une pause dans la chronologie des événements de son existence pour mieux considérer trois grandes idées - celle de la Liberté, celle de L'Etat, celle de la propriété - qui ont, certes, soutenu son combat pour le libre commerce mais qui, surtout, constituent des pièces maîtresses de sa doctrine économique. Nous avons déjà eu l'occasion de le souligner: tous les écrits, tous les discours, toutes les actions, toutes les pensées de Frédéric Bastiat sont un hymne continu à la liberté humaine. Sa conception de la liberté est sacrée, mystique, religieuse. A la différence de certains de ses illustres prédécesseurs héritiers de 1789, entre autres Jean-Baptiste Say, pour qui la liberté humaine s'enracine d'abord dans les lumières de la raison, Bastiat considère que cette liberté s'enracine d'abord en Dieu. Elle est de source divine. Dans l'adresse « A la jeunesse française» qui ouvre son livre Harmonies économiques il déclarera: «Laissons les hommes travailler, échanger, apprendre, s'associer, agir et réagir les uns sur les autres, puisque aussi bien, d'après les décrets providentiels, il ne peut jaillir de leur spontanéité intelligente qu'ordre, harmonie, progrès, le bien, le mieux, le mieux encore, le mieux à l'infini. » C'est la thèse de la « main invisible» d'Adam Smith poussée à son extrême. Plus exactement, c'est la «maiD invisible» identifiée à la main même de Dieu. Dans une lettre à Lamartine, quelques années plus tôt, il 1
BASTIAT F., Harmonies économiques, op. cit., p.8.
avait expliqué: « L'homme est un être libre, responsable et intelligent. Parce qu'il est libre, il dirige ses actions par sa volonté; parce qu'il est responsable, il recueille la récompense ou le châtiment de ses actions, selon qu'elles sont ou ne sont pas conformes aux lois de son être; parce qu'il est intelligent, sa volonté et par suite ses actes se perfectionnent sans cesse, ou par la lumière de la prévoyance ou par les leçons fatales de l'expérience. »1 11développera cette idée dans Harmonies économiques : « La société, écrit-il, est une organisation qui a pour élément un agent intelligent, moral, doué de libre arbitre et perfectible. Si vous ôtez la Liberté, ce n'est plus qu'un triste et grossier mécanisme. « La Liberté! 11semble qu'on n'en veuille pas de nos jours. Sur cette terre de France, empire privilégié de la mode, il semble que la liberté ne soit plus de mise. Et moi, je dis: Quiconque repousse la Liberté n'a pas foi dans l'Humanité... « Autant l'intelligence est au-dessus de la matière, autant le monde social est au-dessus de celui qu'admirait Newton, car la mécanique céleste obéit à des lois dont elle n'a pas conscience. Combien plus de raison aurons-nous de nous incliner devant la Sagesse éternelle à l'aspect de la mécanique sociale, où vit aussi la pensée universelle, mais qui présente de plus ce phénomène extraordinaire que chaque atome est un être animé, pensant, doué de cette énergie merveilleuse, de ce principe de toute moralité, de toute dignité, de tout progrès, attribut exclusif de l'homme: LA LIBERTE. »2 Ainsi, pour Bastiat, la liberté possède cette qualité sociale inestimable d'être la première et la meilleure des maîtresses d'école. Par elle, l'homme découvre, se trompe, erre, se corrige, apprend, progresse et s'épanouit. Mais il n'y a pas que l'homme comme individu, comme atome, comme être isolé, qui profite des bienfaits de la liberté, la société aussi est animée par le même principe. «Dieu fait bien ce qu'il fait, constate Bastiat; ne prétendez pas en savoir plus que lui, et puisqu'il a donné des organes à cette frêle créature, laissez ses organes se développer, se fortifier par l'exercice, le tâtonnement, l'expérience et la liberté. «Dieu a mis aussi dans l'humanité tout ce qu'il faut pour qu'elle accomplisse ses destinées. TIy a une physiologie sociale providentielle comme il y a une physiologie humaine providentielle. Les organes sociaux sont aussi constitués de manière 1
2
BASTIAT F., Œuvres complètes, op.cit., tome l, p.419. BASTIAT
F., Harmonies
economiques,
op.cit.,
94
p.3I-32-33.
à se développer harmoniquement au grand air de la Liberté. »1 Après un tel acte de foi dans la liberté, rien d'étonnant que Bastiat veuille qu'elle s'étende à tous les domaines de l'activité humaine, pour y diffuser ses effets bienfaisants. «Et qu'est-ce que la liberté, demande-t-il, ce mot qui a la puissance de faire battre tous les cœurs et d'agiter le monde, si ce n'est l'ensemble de toutes les libertés, liberté de conscience, d'enseignement, d'association, de presse, de locomotion, de travail, d'échange; en d'autres termes, le franc exercice, pour tous, de toutes les facultés inoffensives; en d'autres termes encore, la destruction de tous les despotismes, même le despotisme légal, et la réduction de la Loi à sa seule attribution rationnelle, qui est de régulariser le Droit individuel de légitime défense ou de réprimer l'injustice. »2 Conclusion: « Dans presque tous les actes importants de la vie, il faut respecter le libre arbitre, s'en remettre au jugement individuel des hommes, à cette lumière intérieure que Dieu leur a donnée pour s'en servir, et après cela laisser la Responsabilité faire son oeuvre. »3 Arrêtons-nous un instant sur cette dernière citation et soulignons ceci: face à la liberté, Bastiat pose la responsabilité comme une sorte de garde-fou. En effet, la liberté livrée à ellemême, la liberté sans limites, la liberté conçue comme une fin en soi et non comme un moyen, se transforme vite en licence, puis en anarchie. D'où le souci constant de Bastiat de placer dans l'autre plateau de la balance, pour faire poids égal, la responsabiiité. De même, dans le domaine social, la liberté doit être équi-
librée par la justice.
,
C'est précisément l'une des grandes responsabilités de l'Etat, c'est-à-dire de la loi et de la force, que de faire respecter la justice universelle. Les adversaires de Frédéric Bastiat, quand ils le qualifient d'ultralibéral avec une intention péjorative, le présentent souvent comme une sorte de libertaire, d'anarchiste, tellement attaché à la liberté qu'il en serait aveuglé. C'est tout le contraire qui est vrai. Le laisser faire de Bastiat ne veut nullement dire: « Laisser les hommes faire n'importe quoi ». Au contraire, cela signifie: laisser faire les lois qui régissent la nature humaine, en sachant que la liberté et l'initiative sont le fondement de cette nature, et I
BASTIAT F., Œuvres économiques, op.cil., p.188.
2 Ibid., p175 3 Harmonies économiques,
op.cit., p.530.
95
laisser ensuite la responsabilité et la justice jouer leur rôle de contrepoids. «C'est sous la Loi de justice, écrit-il, sous le régime du droit, sous l'influence de la liberté, de la sécurité, de la stabilité, de la responsabilité, que chaque homme arrivera à toute sa valeur, à toute la dignité de son être, et que l'humanité accomplira avec ordre, avec calme, lentement sans doute, mais avec certitude, le progrès, qui est sa destinée. « 11me semble que j'ai pour moi la théorie; car quelque question que je soumette au raisonnement, qu'elle soit religieuse, philosophique, politique, économique; qu'il s'agisse de bien-être, de moralité, d'égalité, de droit, de justice, de progrès, de responsabilité, de solidarité, de propriété, de travail, d'échange, de capital, de salaires, d'impôts, de population, de crédit, de gouvernement; à quelque point de l'horizon scientifique que je place le point de départ de mes recherches, toujours invariablement j'aboutis à ceci: la solution du problème social est dans la Liberté. « Et n'ai-je pas aussi pour moi l'expérience? Jetez les yeux sur le globe. Quels sont les peuples les plus heureux, les plus moraux, les plus paisibles? Ceux où la Loi intervient le moins dans l'activité privée; où le gouvernement se fait le moins sentir; où l'individualité a le plus de ressort et l'opinion publique le plus d'influence; où les rouages administratifs sont les moins nombreux et les moins compliqués; les impôts les moins lourds et les moins inégaux; les mécontentements populaires les moins excités et les moins justifiables; où la responsabilité des individus et des classes est la plus agissante, et où, par suite, si les mœurs ne sont pas parfaites, elles tendent invinciblement à se rectifier; où les transactions, les conventions, les associations sont le moins entravées; où le travail, les capitaux, la population, subissent les moindres déplacements artificiels; où l'humanité obéit le plus à sa propre pente; où la pensée de Dieu prévaut le plus sur les inventions des hommes; ceux, en un mot, qui approchent le plus de cette solution: dans les limites du droit, tout par la libre et perfectible spontanéité de l'homme; rien par la Loi ou la force que la justice universelle. «TI faut le dire: il y a trop de grands hommes dans le monde; il y a trop de législateurs, organisateurs, instituteurs de sociétés, conducteurs de peuples, pères des nations, etc. Trop de gens se placent au-dessus de l'humanité pour la régenter, trop de gens font métier de s'occuper d'elle... « Arrière donc les empiriques et les organisateurs! Arrière leurs anneaux, leurs chaînes, leurs crochets, leurs tenailles! Arrière leurs moyens artificiels! Arrière leur atelier social, leur 96
phalanstère, leur gouvemementalisme, lçur centralisation, leurs tarifs, leurs universités, leurs religions d'Etat, leurs banques gratuites ou leurs banques monopolisées, leurs compressions, leurs restrictions, leur moralisation ou leur égalisation par l'impôt! Et puisqu'on a vainement infligé au corps social tant de systèmes, qu'on finisse par où l'on aurait dû commencer, qu'on repousse les systèmes, qu'on mette enfin à l'épreuve la Liberté. La Liberté, qui est un acte de foi en Dieu et en son œuvre. »1 Cette conception de la liberté conçue comme un absolu entraîne deux thèses complémentaires. D'abord une théorie - et presque une théologie - du mal. En effet, si l'homme dispose d'un tel champ pour l'exercice de son libre arbitre, d'une telle étendue pour l'action de ses multiples libertés, comment l'empêcher de commettre le mal, comment le maintenir dans le cercle du bien? Le Mal existe, reconnaît Bastiat. n est inhérent à l'infirmité humaine; il se manifeste dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel, dans la masse comme dans l'individu, dans le tout comme dans la partie. Et d'expliquer: « Mais le Mal a lui-même sa mission. Dieu ne l'a certes pas jeté au hasard devant nos pas pour nous faire tomber; il l'a placé en quelque sorte de chaque côté du chemin que nous devions suivre, afm qu'en s'y heurtant l'homme fût ramené au bien par le mal même. « Pour que les lois providentielles soient tenues pour harmoniques, il n'est pas nécessaire qu'elles excluent le mal. n suffit qu'il ait son explication et sa mission, qu'il se serve de limite à lui-même, qu'il se détruise par sa propre action, et que chaque douleur prévienne une douleur plus grande en réprimant sa propre cause. «La société a pour élément l'homme qui est une force libre. Puisque l'homme est libre, il peut choisir; puisqu'il peut choisir, il peut se tromper; puisqu'il peut se tromper, il peut soufmr. «Je dis plus: il doit se tromper et souffur; car son point de départ est l'ignorance, et devant l'ignorance s'ouvrent des routes infinies et inconnues qui toutes, hors une, mènent à l'erreur. Or, toute erreur engendre souffrance... « Ainsi, non seulement nous ne nions pas le Mal, mais nous lui reconnaissons une mission, dans l'ordre social comme dans l'ordre matériel. »2 L'autre théorie qui vient compléter la conception de la liberté I
BASTIAT F., Œuvres économiques, op. cil., p.186-187-188.
2 BASTIAT
F., Harmonies
économiques,
97
op. cil., p.9.
est celle dites des « causes perturbatrices ». L'observation montre que la liberté rencontre constamment des obstacles, des dérives et des limitations. Dans le domaine de l'économie, ces causes perturbatrices s'appellent Protection, Prohibition, Monopole, Interdiction, Contrôle, Règlement, etc. Mais la première, la grande, la prééminente cause perturbatrice de la liberté, c'est l'Etat. L'État et sa propension à empiéte~ continuellement sur le domaine sacré qe l'initiative privée. L'Etat et sa tendance à tout réglementer. L'ptat et sa tentation à sortir en permanence de ses attributions. L'Etat qui peut croître comme un cancer et détruire la société elle-même. Pour Bastiat, l'étatisme sous toutes ses formes, bénignes ou malignes, voyantes ou cachées, insidieuses ou brutales, l'étatisme représente le plus grand des dangers pour la liberté. Si Frédéric Bastiat peut être considéré comme l'homme d'une idée-mère, d'une idée-phare, d'une idée-fixe - la liberté - il est aussi, par un mouvement tout à fait naturel, complémentaire et, cohérent, l'homme d'une hantise, d'une crainte, d'une phobie: l'Etat. Toute sa vie, toute sa pensée, tous ses écrits, toute sa doctrine, toute son aqtion, s'organisent autour de cette double polarité: la Liberté, l'Etat. La,Liberté, marquée du signe plus;
L'Etat, marqué du signe moins.
,
Rien de surprenant si ce sont les écrits de Bastiat sur l'Etat et ses dangers qui demeurent, aujourd'hui encore, d'une étonnante modernité.
98
CHAPITRE XVI: UNE CRITIQUE DE L'ÉTAT TOUJOURS D'ACTUALITE
Si les jugements de Bastiat sur l'État parsèment tOllS ses écrits depuis le premier manifeste électoral de 1830 jusqu'à
-
son dernier livre sur les Harmonies
économiques
de 1849
- c'est
toutefois dans un long article publié dans le Journal des Débats du 25 septembre 1848, et intitulé précisément: L'Etat, que l'on trouve sa position exposée de la manière la plus vive, la plus approfondie, la plus complète. De surcroît, ce texte n'a rien perdu de son actualité, bien au contraire. TI n'y aurait rien à changer, aujourd'hui, à l'analyse qu'il fait, et pu tempérament français tol!iours prompt à tout attendre de l'Etat, et des dangers de voir l'Etat, par ses empiétements immodérés, tuer l'initiative et la responsabilité. Voilà pourquoi nous publions ci-dessous de très larges extraits de ce texte retentissant. Car tous ceux qui s'intéressent à Bastiat et au libéralisme économique doivent le connaître: c'est un document de référence. De plus, on découvrira à sa lectlp"e que Bastiat, loin de plaider pour la disparition totale de l'Etat dans une sorte d'adhésion à une forme extrême d'anarcho-cl:)pitalisme, comme on dirait aujourd'hui, ne vise qu'à remettre l'Etat à sa vraie place.
xxx « Je voudrais, écrit Bastiat, qu'on fondât un prix, non de cinq cents francs, mais d'un million, avec couronnes, croix et rubans, en faveur de celui qui donnerl:)it une bonne, simple et intelligible défmition de ce mot: L'ET AT. Quel immense service ne rendrait-il pas à la société!
L'ÉTAT! Qu'est-ce? Où est-il? Que fait-il? Que devrait-il faire? « Tout ce que nous en savons, c'est que c'est un personnage mystérieux, et assurément le plus sollicité, le plus tourmenté, le plus affairé, le plus conseillé, le plus accusé, le plus invoqué et le plus provoqué qu'il y ait au monde. « Car, Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais je gage dix contre un que depuis six mois vous faites des utopies, et, si vous en faites, je gage dix contre un que vous chargez L'ETAT de les réaliser. « Et vous, Madame, je suis sÛTque vous désirez du fond du cœur guérir tous les maux de la tris!e humanité, et que vous n'y seriez nullement embarrassée, si l'ETAT voulait seulement s'y prêter. « Mais, hélas!, le malheureux, comme Figaro, ne sait ni qui entendre, ni de quel côté se tourner. Les cent mille bouches de la presse et de la tribune lui crient à la fois: Organisez le travail et les travailleurs. Extirpez l'égoïsme. Réprimez l'insolence et la tyrannie du capital. Faites des expériences sur le fumier et sur les oeufs. Fondez des fermes-modèles. Fondez des ateliers harmoniques. Allaitez les enfants. Instruisez la jeunesse. Secourez la vieillesse. Envoyez dans les campagnes les habitants des villes. Pondérez les profits de toutes les industries. Prêtez de l'argent, et sans intérêt, à ceux qui en désirent. Elevez et perfectionnez le cheval de selle. Encouragez l'art, formez-nous des musiciens et des danseuses. Prohibez le commerce et créez une marine marchande. ,Découvrez la vérité et jetez dans nos têtes un grain de raison. L'Etat a pour mission d'éclairer, de développer, d'agrandir, de fortifier, de spiritualiser et de sanctifier l'âme des peuples. « Eh ! Messieurs, un peu de patience, répond l'ETAT d'un air piteux. J'essaierai de vous satisfaire, mais pour cela il me faut quelques ressources. J'ai préparé des projets concernant cinq ou six impôts tout nouveaux et les plus bénins du monde. Vous verrez quel plaisir on a à les payer. « Mais alors un grand cri s'élève. Haro! Haro! Le beau mérite de faire quelque chose a~ec des ressources! n ne vaudrait pas la peine de s'appeler l'ETAT. Loin de nous frapper de nouvelles taxes, nous vous sommons de retirer les anciennes. 100
Supprimez: L'impôt du sel, L'impôt des boissons, L'impôt des lettres, L'octroi, les patentes... «Au milieu de ce t}lmuhe, et après que le pays a changé deux ou trois fois son ETAT pour n'avoir pas satisfait à toutes ces demandes, j'ai voulu faire observer qu'eUes étaient contradictoires. De quoi me suis-je avisé, bon Dieu !, ne pouvais-je garder pour moi cette malencontreuse remarque? Me voilà discrédité à tout jamais, et il est maintenant reçu que je suis un homme sans cœur et sans entraiUes, un philosophe sec, un individualiste, et, pour tout dire en un mot, un économiste de l'école anglaise ou américaine. «Oh! pardonnez-moi, écrivains sublimes, que rien n'arrête, pas même les contradictions. J'ai tort, sans doute, et je me rétracte de grand cœur. Je ne demande pas mieux, soyez-en sûrs, que vous ayez vraiment découvert, en d~hors de nous, un être bienfaisant et inépuisable, s'appelant l'ETAT, qui ait du pain pour toutes les bouches, du travail pour tous les bras, des capitaux pour toutes les entreprises, du crédit pour tous les projets, de l'huile pour toutes les plaies, du baume pour toutes les souffrances, des conseils pour toutes les perplexités, des solutions pour tous les doutes, des vérités pour toutes les inteUigences, des distractions pour tous les ennuis, du lait pour l'enfance et du vin pour la vieillesse, qui pourvoie à tous nos besoins, prévienne tous nos désirs, satisfasse toutes nos curiosités, redresse toutes nos erreurs, répare toutes nos fautes, et nous dispense tous désormais de prévoyance, de prudence, de jugement, de sagacité, d'expérience, d'ordre, d'économie, de tempérance et d'activité. « Eh ! pourquoi ne le désirerais-je pas? Dieu me pardonne, plus j'y réfléchis, plus je trouve que la chose est commode, et il me tarde d'avoir, moi aussi, à ma portée, cette source intarissable de richesses et de lumières, ce médecin universel, ce ,trésor sans fond, ce conseiller infaillible que vous nommez L'ETAT. « Aussi je demande qu'on me le montre, qu'on me le définisse, et c'est pourquoi je propose la fondation d'un prix pour le premier qui découvrira ce phénix. Car enfin, on m'accordera bien que cette découverte précieuse n'a pas encore étç faite puisque, jusqu'ici, tout ce qui se présente sous le nom d'ETAT, le peuple le renverse aussitôt, précisément parce qu'il ne remplit pas aux conditions quelque peu contradictoires du programme. «Faut-il le dire? Je crains que nous ne soyons, à cet égard, 101
dupes d'une des plus bizarres illusions qUI se soient jamais emparées de l'esprit humain. « La plupart, la presque totalité des choses qui peuvent nous procurer une satisfaction, ou nous délivrer d'une souffrance, doivent être achetées par un effort, une peine. Or à toutes les époques, on a pu remarquer chez les hommes un triste penchant à séparer en deux ce lot complexe de la vie, gardant pour eux la satisfaction et rejetant la peine sur autrui. Ce fut l'objet de l'Esclavage; c'est encore l'objet de la Spoliation, quelque forme qu'elle prenne, abus monstrueux, mais conséquent, on ne peut le nier, avec le but qui leur a donné naissance. «L'Esclavage a disparu, grâce au ciel, et la Spoliation directe et naïve n'est pas facile. Une seule chose est restée, ce malheureux penchant primitif à faire deux parts des conditions de la vie. TIne s'agissait plus que de trouver le bouç émissaire sur qui en rejeter la portion fatigante et onéreuse. L'ETAT s'est présenté fort à propos. ,« Donc, en attendant une autre défmition, voici la mienne: L'ETAT, C'EST LA GRANDE FICTION A TRAVERS LAQUELLE TOUT LE MONDE S'EFFORCE DE VIVRE AUX DEPENS DE TOUT LE MONDE. « Car, aujourd'hui comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins, voudrait bien vivre du travail d'autrui. Ce sentiment, on n'ose l'afficher, on se le dissimule à soi-même; et alors que fait-on? On imagipe un intermédiaire, et chaque classe tour à tour vient dire à l'Etat: «Vous qui pouvez prendre légaleplent, honnêtement, prenez au public et nous partagerons. » L'ET AT n'a que trop de pente à suivre ce diabolique conseil. C'est ainsi qu'il multiplie le nombre de ses agents, élargit le cercle de ses attributions et finit par acquérir des proportions écrasantes. Quand donc le public s'avisera-t-il enfin de comparer ce qu'on lui prend avec ce qu'on lui rend? Quand reconnaîtra-t-il que le pillage réciproque n'en est pas moins onéreux, parce qu'il s'exécute avec ordre par un intermédiaire dispen51ieux? «Je prétends que cette personnification de l'ETAT a été dans le passé et sera dans l'avenir une source féconde de calamités et de révolutions. «Voilà donc le public d'un côté, l'ÉTAT de l'autre, considérés comme deux êtres distincts; celui-ci chargé d'épandre sur celui-là le torrent des félicités humaines? « Que doit-il arriver? «Au fait, l'ETAT ne peut conférer aucun avantage particulier à une des individualités qui composent le public sans infliger un dommage supérieur à la communauté tout entière. « Il se trouve donc placé, sous les noms de pouvoir, gouver102
nement, ministère, dans un cercle vicieux manifeste. « S'il refuse le bien direct qu'on attend de lui, il est accusé d'impuissance, de mauvais vouloir, d'impéritie. S'il essaie de le réaliser, il est réduit à frapper le peuple de taxes redoublées, et attire sur lui la désaffection générale. « Ainsi, dans le public, deux espérances; dans le gouvernement, deux promesses: Beaucoup de bienfaits, et peu d'impôts; espérances et promesses qui, étant contradictoires, ne se réalisent jamais. « N'est-ce pas,là la cause de toutes nos révolutions? «Car entre l'ETAT qui prodigue les promesses impossibles, et le public qui a conçu des espérances irréalisables, viennent s'interposer deux classes d'hommes: les ambitieux et les utopistes. Leur rôle est tout tracé par la situation. 11suffit à ces courtisans de popularité de crier aux oreilles du peuple: «Le pouvoir te trompe; si nous étions à sa place, nous te comblerions de bienfaits et t'affranchirions de taxes. » « Et le peuple croit, et le peuple espère, et le peuple fait une révolution.. . «L'ÉTAT nouveau n'est pas moins embarrassé que l'ÉTAT ancien, car, en fait d'impossible, on peut bien promettre, mais non tenir. 11cherche à gagner du temps...Mais la contradiction se dresse toujours devant lui: s'il veut être philanthrope, il est forcé de rester fiscal, et s'il renonce à la fiscalité, il faut qu'il renonce aussi à la philanthropie. De ces deux anciennes promesses, il y en a toujours une qui échoue nécessairement... Et c'est là que d'autres courtisans de popularité l'attendent. TIs exploitent la même illusion, passent par la même voie, obtiennent le même succès, et vont bientôt s'engloutir dans le même gouffre... « TIfaut donc que l~ peuple de France apprenne cette grande leçon: Personnifier l'ETAT, et attendre de lui qu'il prodigue les bienfaits en réduisant les taxes, c'est une véritable puérilité, mais une puérilité d'où sont sorties et d'où peuvent sortir encore bien des tempêtes. Le gouffre des réyolutiolls ne se refermera pas tant que nous ne prendrons pas l'ETAT pour ce qu'il est: la force commune instituée, non pour être entre les citoyens un instrument d'oppression réciproque, mais au contraire pour faire régner entre eux la justice et la sécurité. »1
xxx 1 Ce texte sur l'Etat a été republié par MANENT P., Les Libéraux, coll. Pluriel, Hachette, 1986, tome 2, p.248.
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Mais l'État n'est pas dangereux seulement pour la liberté: il peut l'être, aussi, pour la propriété, qui est indissociable de la liberté. Pour Bastiat, en effet, liberté et propriété forment un tout, sont inséparables, sont liées, sont complémentaires, sont consubstantielles à la personne: « Personnalité, Liberté, propriété, - voilà l'homme. »1
1
BASTIAT F., Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, op.cit., p.128. 104
..
CHAPITRE XVII: ÉLOGE DE LA PROPRIÉTÉ
Les idées de Bastiat sur la Liberté et sur l'État, ces deux thèmes fondamentaux de l'économie politique, induisent donc sa position sur ce troisième thème, tout aussi capital: La Propriété. Une fois encore, la conception de Bastiat sur la propriété se trouve dispersée dans ses nombreux écrits. Toutefois, c'est dans un pamphlet Propriété et loi qu'on la trouve développée avec le plus de vigueur et de cohérence. Cette conception s'articule autour des points suivants: 1°/ La propriété doit être entendue au sens le plus large et, surtout, ne pas être limitée à la notion restrictive de propriété foncière. Au contraire, il faut comprendre dans ce concept « les facultés de l'homme et tout ce qu'elles parviennent à produire, qu'il s'agisse de travail ou d'échange. »1 2°/ Bastiat reprend donc à son compte la conception de la propriété du philosophe anglais John Locke, qui écrit, dans son Deuxième traité du gouvernement civil: «L'homme porte en lui-même la justification principale de la propriété, parce qu'il est son propre maître et le propriétaire de sa personne, de ce qu'elle fait et du travail qu'elle accomplit. » Pour Bastiat comme pour Locke, la propriété est donc un véritable prolongement de l'homme et de sa liberté. L'homme ne pourrait exister s'il n'était propriétaire en totalité de lui-même, de ses fàcultés, et de tout ce que produisent ces dernières. Comme nous l'avons dit précédemment, la propriété est donc consubstantielle à la personne: elle ne fait qu'un avec elle. Et comme la personne, la propriété, en conséquence, est antérieure aux lois. Les lois la confirment, ils ne la créent point (voir plus loin). « Les économistes, écrit Bastiat, pensent que la propriété est un fait providentiel comme la personne. Le Code ne donne pas 1
BASTIAT F., Ce qu 'on voÎt et ce qu 'on ne voÎt pas, op.cÎt., p.l27.
l'existence à l'une plus qu'à l'autre. La propriété est une conséquence nécessaire de la constitution de l'homme. Dans la force du mot, l'homme naît propriétaire, parce qu'il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des organes et des facultés dont l'exercice est indispensable à la satisfaction de ces besoins. Les facultés ne sont que le prolongement de la personne; la propriété n'est que le prolongement des facultés. Séparer l'homme de ses facultés, c'est le faire mourir; séparer l'homme du produit de ses facultés, c'est encore le faire mourir. »1 30/ La propriété est donc, au sens exact du terme, un Droit naturel et, comme tel, sacré, absolu, inviolable et imprescriptible (cinq qualificatifs qui se trouvent dans les Constitutions de 1789, 1793 et 1795). Prenant l'exemple des Américains Bastiat écrit: « Dans un pays, comme aux Etats-Unis, où l'on place le droit de propriété au-dessus de la Loi, où la force publique n'a pour mission que de faire respecter ce droit naturel, chacun peut en toute confiance consacrer à la production son capital et ses bras. TI n'a pas à craindre que ses plans et ses combinaisons soient d'un instant à l'autre bouleversés par la puissance législative. »2 4°/ Comme Droit naturel sortant directement des mains du Créateur, la propriété est donc antérieure à la Loi. «TI y a des publicistes, écrit Bastiat, qui se préoccupent beaucoup de savoir comment Dieu aurait dû faire l'homme: pour nous, nous étudions l'homme tel que Dieu l'a fait; nous constatons qu'il ne peut vivre sans pourvoir à ses besoins; qu'il ne peut pourvoir à ses besoins sans travail, et qu'il ne peut travailler s'il n'est pas sûr d'appliquer à ses besoins le fruit de son travail. « Voilà pourquoi nous pensons que la Propriété est d'institution divine, et que c'est sa sûreté ou sa sécurité qui est l'objet de la loi humaine. « TIest si vrai que la Propriété est antérieure à la loi, qu'elle est reconnue même parmi les sauvages qui n'ont pas de lois, ou du moins de lois écrites. Quand un sauvage a consacré son travail à se construire une hutte, personne ne lui en dispute la possession ou la Propriété. Sans doute un autre sauvage plus vigoureux peut l'en chasser, mais ce n'est pas sans indigner et alarmer la tribu tout entière. C'est même cet abus de la force qui donne naissance à l'association, à la convention, à la loi, qui met la force publique au service de la Propriété. Donc la Loi naît de I
BASTIAT F., Ce qu 'on voit et..., op.cit., p.l 09.
2 Ibid., p.118.
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la Propriété, bien loin que la Propriété naisse de la Loi... Ce n'est pas la Propriété qui est conventionnelle, mais la Loi. »1 5°/ Les Romains d'abord, Rousseau et Robespierre ensuite, les socialistes enfin, ont proclamé que la propriété sortait de la loi, et non de la nature. Funeste erreur! Car si la loi crée le droit de propriété, alors le législateur dispose en maître absolu des travailleurs et des fruits du travail. Ce qu'une loi a fait, une autre peut le défaire, et c'est la porte ouverte à toutes les incertitudes, à toutes les oppressions. Si, au contraire, le droit de propriété est un fait providentiel, antérieur à toute législation humaine, il n'y a place pour aucun autre système et chacun pourra jouir en paix des fruits de son travail car « chacun a aux fruits de son travail un droit antérieur et supérieur à la loi... La Propriété existe avant la Loi; la loi n'a pour mission que de faire respecter la propriété partout où elle est, partout où elle se forme, de quelque manière que le travailleur la crée, isolément ou par association, pourvu qu'il respecte le droit d'autrui. »2 6°/ Propriété et Liberté, c'est donc la même chose. Ce sont deux droits naturels sacrés, absolus et imprescriptibles. « La propriété, écrit Bastiat, le droit de jouir du fruit de son travail, le droit de travailler, de se dévçlopper, d'exercer ses facultés, comme on l'entend, sans que l'Etat intervienne autrement que ,par son action protectrice, c'est la liberté. »3 7°/ L'Etat ne doit donc pas confondre ses missions: il ne doit pas être producteur, mais protecteur. «Le principe éternel que l'Etat ne doit pas être producteur, mais procurer la sécurité aux producteurs, entraîne nécessairement l'économie et l'ordre dans les finances publiques; par conséquent, seul il rend possible la bonne assiette et la juste répartition de l'iIppôt. « En effet, l'Etat, ne l'oublions jamais, n'a pas de ressources qui lui soient propres. TIn'a rien, il ne possède rien qu'il ne le prenne aux travailleurs... il n'entre rien au trésor public en faveur d'un citoyen ou d'une classe que ce que les autres citoyens et les autre classes ont été forcés d'y mettre. »4 8°/ TIressort de tout ce qui précède que le libre-échange est bien autre chose qu'une simple technique commerciale. C'est l'application à la vie économique de ces deux principes sacrés que sont la Liberté et la Propriété. «Jamais, écrit Bastiat, le libre-échange n'a été une question de douane et de tarif, mais une question de droit, de justice, 1
BASTlATF.,
2 Ibid., 3 4
Ce qu'on voit et..., p.llO.
p.120.
Ibid., p.121. BASTIAT F., Ce qu'on voit et..
"
p.122 et 146. 107
d'ordre public, de Propriété. » 1 En effet, selon lui, le principe contraire au libre-échange - la protection - est une atteinte grave à la propriété pouvant avoir des conséquences incalculables. C'est ainsi que les possédantspropriétaires fonciers et capitalistes - en faisant appel à la loi et au protectionnisme pour protéger leurs privilèges ont, inconsciemment, fait le lit du communisme. «Oui, je le dis hautement, proclame Bastiat, ce sont les propriétaires fonciers, ceux que l'on considère comme les propriétaires par excellence, qui ont ébranlé le principe de la propriété, puisqu'ils en ont appelé à la loi pour donner à leurs terres et à leurs produits une valeur factice. Ce sont les capitalistes qui ont suggéré l'idée du nivellement des fortunes par la loi. Le protectionnisme a été l'avant-coureur du communisme; je dis plus, il a été sa première manifestation. Car, que demandent aujourd'hui les classes souffrantes? Elles ne demandent pas autre chose que ce qu'ont demandé et obtenu les capitalistes et les propriétaires fonciers. Elles demandent l'intervention de la loi pour équilibrer, pondérer, égaliser la richesse. Ce qu'ils ont fait par la douane, elles veulent le faire par d'autres institutions; mais le principe est toujours le même: prendre législativement aux uns pour donner aux autres; et certes, puisque c'est vous, propriétaires et capitalistes, qui avaient fait admettre ce funeste principe, ne vous récriez donc pas si de plus malheureux que vous en réclament le bénéfice. »2
1
2
Ibid., p.122. Ibid, p.125-126.
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QUATRIÈME PARTIE
CONTRE PROUDHON ET LE SOCIALISME
CHAPITRE XVIII: LA RÉVOLUTION DE 1848 : BASTIAT CANDIDAT À L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE
Le 27 janvier 1848 - un mois presque jour pour jour avant la Révolution de février - un parlementaire du département de la Manche monte à la tribune de la Chambre des députés. TIintervient en réponse au discours de la Couronne. TIest écouté dans le plus grand silence. Ce n'est pas un inconnu. TI est l'auteur d'un essai sur la démocratie en Amérique qui a obtenu un immense succès. TIest jeune, noble, austère: ce jour-là il va être prophétique. Il s'appelle Alexis de Tocqueville. S'adressant à Guizot, chef d'un ministère corrompu, qui siège au banc du gouvernement, et, au-delà, au roi Louis-Philippe et à l'ensemble de la classe dirigeante, il déclare: « Lorsque j'arrive à rechercher dans les différents temps, dans les différentes époques, chez les différents peuples, quelle a été la cause efficace qui a amené la ruine des classes qui gouvernaient, je vois bien tel événement, tel homme, telle cause accidentelle ou superficielle; mais croyez que la cause réelle, la cause efficace qui fait perdre aux hommes le pouvoir, c'est qu'ils sont devenus indignes de le porter. « Songez, Messieurs, à l'ancienne monarchie; elle était plus forte que vous, plus forte par son origine; elle s'appuyait mieux que vous sur d'anciens usages, sur de vieilles mœurs, sur d'antiques croyances; elle était plus forte que vous, et cependant elle est tombée dans la poussière. Et pourquoi est-elle tombée? Croyez-vous que ce soit par tel accident particulier? Pensezvous que ce soit le fait de tel homme, le déticit, le serment du jeu de paume, Lafayette, Mirabeau? Non, Messieurs: il y a une cause plus profonde et plus vraie, et cette cause c'est que la
classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner. « Je parle ici sans amertume, je vous parle, je crois, même sans esprit de parti ; j'attaque des hommes contre lesquels je n'ai pas de colère; mais enfm je suis obligé de dire à mon pays ce qui est ma conviction profonde et arrêtée. Eh bien! ma conviction profonde et arrêtée, c'est que les mœurs publiques se dégradent, c'est que la dégradation des mœurs publiques vous amènera, dans un temps court, prochain peut-être, à des révolutions nouvelles... « La tempête est à l'horizon, elle marche sur vous... »1 Un mois plus tard, le 24 février 1848, la tempête annoncée par Tocqueville emporte Guizot, le ministère, Louis-Philippe. Et, à tout jamais, la monarchie constitutionnelle. L'agitation avait commencé plusieurs mois plus tôt avec la campagne des banquets. Guizot ayant interdit les réunions politiques, l'opposition libérale avait contourné l'obstacle en organisant dans les principales villes de France des banquets à la fm desquels on portait des toasts, prétextes à discours politiques réclamant une vaste réforme électorale et parlementaire. C'est le grand banquet parisien qui termine cette campagne et que Guizot interdit qui provoque la Révolution de février. Le 23 au soir, une manifestation organisée boulevard des Capucines, sous les fenêtres de Guizot, dégénère. La garde s'affole et tire sur la foule. Des manifestants sont tués. Leurs corps ensanglantés sont jetés dans des charrettes et promenés dans Paris à la lueur des torches durant toute la nuit. Le peuple crie vengeance et appelle aux armes. Le 24 au matin, la capitale se couvre de barricades. Quelques heures après, Louis-Philippe abdique. Un gouvernement provisoire est constitué. 11s'installe à l'Hôtel de ville, proclame la République, décrète le sufftage universel. Des élections générales auront lieu en avril pour élire une Assemblée constituante qui devra rédiger et voter une nouvelle Constitution. Au moment des événements, Bastiat est à Paris. 11raconte dans sa correspondance que le 23 février au soir il se trouvait boulevard des Capucines et qu'il a passé la nuit à soigner les blessés. Au gouvernement provisoire siège son ami Lamartine. TI a été le héros de ces journées en repoussant la régence de la 1
TOCQUEVILLE
Gallimard,
A., Œuvres complètes, Ecrits et discours politiques,
Paris, 1985, tome III, 2èmovolume, p.756.
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duchesse d'Orléans et en se prononçant nettement pour la République. Surtout, la puissance de son verbe a réussi à endiguer les flots de la démagogie. A plusieurs reprises, il s'est opposé à la foule qui entendait dicter sa loi au gouvernement provisoire. Ainsi a-t-il fait admettre le drapeau tricolore « qui a fait le tour du monde» comme emblème de la nouvelle République, plutôt que le drapeau rouge « qui n'a fait que le tour du Champ de Mars baigné dans le sang du peuple ». L'un des premiers actes du gouvernement provisoire est de publier, le 5 mars, le décret appelant les électeurs aux urnes. Pour la première fois, la France va élire ses représentants au suffrage universel. D'un seul coup, le corps électoral bondit de 250 000 électeurs à 9 millions. Frédéric Bastiat rentre à Mugron : il a décidé d'être candidat. Mais avant de quitter Paris, il fonde un nouveau journal: La République française, pour combattre «les débordements des idées subversives », entendons par-là les idées socialistes qui viennent de se manifester au grand jour. C'est donc de Mugron que, dès le 22 mars, il adresse aux électeurs du département des Landes sa profession de foi électorale. Contrairement aux précédentes, elle est brève. A cela, plusieurs raisons. La première, c'est que tout le monde a été pris de court par les événements de Paris. C'est donc dans la précipitation que s'organise le scrutin. La seconde, c'est que les idées de Bastiat sont maintenant bien connues. Depuis 1844, il les a exprimées de multiples façons dans de multiples écrits. n n'est plus un inconnu. 11s'est fait un nom. 11est même devenu le porte-drapeau du libéralisme économique. Inutile, donc, de rédiger un texte trop long. Mieux vaut une déclaration de candidature courte, claire et frappante. « Vous allez, écrit Bastiat à ses électeurs, confier à des représentants de votre choix les destinées de la France, celle du monde peut-être, et je n'ai pas besoin de dire combien je me trouverai honoré si vous me jugez digne de votre confiance. «Vous ne pouvez attendre que j'expose ici mes vues sur les travaux si nombreux qui doivent occuper l'assemblée nationale; vous trouverez, j'espère, dans mon passé, quelques ganmties de l'avenir. Je suis prêt, d'ailleurs, à répondre, par la voie des journaux ou dans des réunions publiques, aux questions qui me seraient adressées. «Voici dans quel esprit j'appuierai de tout mon dévouement la République: « Guerre à tous les abus: un peuple enlacé dans les liens du privilège, de la bureaucratie et de la fiscalité, est comme un 113
arbre rongé de plantes parasites. « Protection à tous les droits: ceux de la conscience comme ceux de l'intelligence; ceux de la propriété comme ceux du travail; ceux de la famille comme ceux de la commune; ceux de la Patrie comme ceux de l'Humanité. « Je n'ai d'autre idéal que la Justice universelle; d'autre devise que celle de notre drapeau: Liberté, Egalité, Fraternité. »1 Dans ce texte, la phrase la plus intéressante est la suivante: j'appuierai de tout mon dévouement la République. Comme Lamartine, et sans doute pour les mêmes raisons, Frédéric Bastiat n'est plus seulement libéral: il est devenu républicain.
1
BASTIAT
F., Œuvres complètes,
op.cit., tome 1, p.506.
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CHAPITRE XIX: LA CONSTITUANTE FACE AUX RÉVOLUTIONNAIRES
Le 23 avril 1848, pour la première fois de son histoire, la France vote au suffrage universel. Sur proposition d'Armand Marrast, rédacteur en chef du journal républicain Le National et membre du gouvernement provisoire, le mode retenu est le scrutin de liste départemental. Ce choix vise à éliminer toutes les pressions ou influences locales qui, naguère, ont pesé sur le scrutin uninominal censitaire. «L'élection uninominale, constate Armand Marrast, ne donnerait qu'une assemblée de propriétaires incapables de s'élever au-dessus des bornes de leurs champs, une assemblée mesquine, sans élan, sans initiative, sans grandeur, qui ferait une République à son image, si elle ne restaurait pas la monarchie. » Et puis, le scrutin de liste départemental est le plus rapide à organiser. TI n'exige pas de découpage ou de redécoupage électoral. TI est aisé à mettre en oeuvre et, précisément, le gouvernement provisoire veut aller vite. En effet, à Paris, il est soumis à la pression incessante des révolutionnaires de février, emmenés par Blanqui, qui veulent retarder le plus possible la date d'un scrutin dont ils devinent qu'il ne sera pas favorable au socialisme. «L'élection immédiate de l'Assemblée nationale serait un danger pour la République », clame Blanqui dès le 6 mars 1848. Et, à la tête d'une délégation, il envahit l'Hôtel de ville pour demander un report du scrutin. En vain: les élections sont simplement décalées de deux semaines. Le 23 avril donc, la France masculine de plus de 21 ans vote en masse en se transportant en cortèges de ses villages vers les chefs-lieux des cantons où se trouvent les urnes, autre moyen imaginé par le gouvernement provisoire pour soustraire
l'électeur aux influences locales. La proportion des votants est considérable: 84% des inscrits. Résultat remarquable qui montre non seulement le civisme et le sérieux de la province, mais surtout sa détermination face aux agitations de Paris. Les électeurs se prononcent en faveur d'une République respectueuse de l'ordre et, dans ce vote, les grands perdants sont les socialistes. Dans les Landes, Frédéric Bastiat est élu par 56 445 suf&ages. Le voici revêtu du titre de «Représentant du peuple» puisque, en référence à la grande révolution de 1789, cette appellation remplace celle de « Député». Le 4 mai 1848, l'Assemblée nationale constituante, composée de 900 membres élus au suffi'age universel, tient sa première séance dans un vaste local de bois et de plâtre érigé à la hâte dans la cour du Palais-Bourbon. Tocqueville, qui lui aussi a été élu, ou plus exactement réélu car il était déj à parlementaire, raconte dans ses Souvenirs qu'il garde une image confuse de cette première séance. « Je me souviens seulement, écrit-il, que nous criâmes quinze fois: «Vive la République! » à l'envi les uns des autres. Je crois que le cri fut sincère. TIrépondait seulement à des pensées diverses ou même contraires. Tous voulaient alors conserver la République, mais les uns voulaient s'en servir pour attaquer, les autres pour se défendre.
»1
Dans les jours qui suivent, l'Assemblée proclame à nouveau la République, entend les comptes rendus de mandat des membres du gouvernement provisoire, nomme un nouvel exécutif qui prend le nom de «Commission exécutive» et procède à la mise en place de ses organes internes. Bastiat, fort de sa réputation d'économiste, est nommé membre du Comité des finances. 11sera élu, puis réélu huit fois de suite, à la vice-présidence de ce Comité. Le 15 mai 1848 voit la première épreuve de force entre cette Assemblée, assurée par le suffrage universel de sa représentativité et de son bon droit, et le parti révolutionnaire, qui refuse sa défaite électorale. La salle des séances est envahie par une foule hostile menée par Barbès, Blanqui, Louis Blanc et les chefs socialistes des clubs. Cette émeute porte les emblèmes de la Terreur de 1793 et agite des drapeaux surmontés du bonnet rouge. Pendant plusieurs heures, les révolutionnaires tentent, mais en vain, d'intimider des Représentants qui demeurent stoïques à 1
TOCQUEVILLE A., Œuvres complètes, op.cit., tome 12, Souvenirs, p.IIS. 116
leurs bancs. « Pendant que ce désordre avait lieu dans son sein, raconte Tocqueville, l'Assemblée se tenait passive et immobile sur ses bancs sans résister, sans plier, muette et ferme... Cette résistance passive irritait et désespérait le peuple; c'était comme une surface froide et unie sur laquelle sa fureur glissait sans savoir à quoi se prendre. »1 Enfin, après plusieurs heures d'occupation, l'Assemblée est délivrée de l'émeute par une épaisse colonne de gardes nationaux qui pénètre dans la salle des séances aux cris de «Vive l'Assemblée nationale! » et en chassent les émeutiers. Dès le lendemain, les principaux meneurs, dont Barbès, Blanqui, Raspail, sont mis en accusation. Après avoir été vaincu par les urnes, le parti révolutionnaire est discrédité dans les esprits: il ne lui reste plus qu'à prendre les armes. C'est ce qui se passe les 23, 24, 25 juin 1848. L'Assemblée nationale ayant décidé la fermeture des ateliers nationaux, qui avaient continué de se remplir et dont la population dépassait les cent mille hommes, les ouvriers, brutalement privés de ressources, prennent les armes et érigent des barricades. L'Assemblée, loin de faiblir, vote l'état de siège, destitue la Commission exécutive, confie les pleins pouvoirs militaires au général républicain Cavaignac, ministre de la guerre. Du 22 au 26 juin, la bataille fait rage dans Paris mais force reste à la loi. A quel prix! La répression est sanglante. Du côté des défenseurs de l'ordre, on dénombre plus de mille tués, dont cinq généraux. Du côté des insurgés, les estimations varient entre quatre mille et quinze mille morts. TIy a vingt-cinq mille arrestations et dix mille déportations. « Cette insurrection terrible, écrit Tocqueville, ne fut pas l'entreprise d'lm certain nombre de conspirateurs, mais le soulèvement de toute une population contre une autre. Les femmes y prirent autant de part que les hommes. Tandis que les premiers combattaient, les autres préparaient et apportaient les munitions; et, quand on dut enfin se rendre, elles furent les dernières à s'y résoudre... «Cette insurrection de juin fut la plus grande et la plus singulière qui ait eu lieu dans notre histoire et peut-être dans aucune autre: la plus grande, car, pendant quatre jours, plus de cent mille hommes y furent engagés et il y périt cinq généraux; la plus singulière, car les insurgés y combattirent sans cri de 1
TOCQUEVILLE A., Œuvres complètes. Souvenirs, op.cit., p.134. 117
guerre, sans chefs, sans drapeaux et pourtant avec un ensemble merveilleux et une expérience militaire qui étonna les plus vieux officiers. « Ce qui la distingua encore parmi tous les événements de ce genre qui se sont succédé depuis soixante ans parmi nous, c'est qu'elle n'eut pas pour but de changer la forme du gouvernement mais d'altérer l'ordre de la société. Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique mais un combat de classe, une sorte de guerre servile. Elle caractérisa la révolution de Février, quant aux faits, de même que les théories socialistes avaient caractérisé celle-ci, quant aux idées; ou plutôt elle sortit naturellement de ces idées, comme le fils de la mère; et on ne doit y voir qu'un effort brutal et aveugle, mais puissant des ouvriers pour échapper aux nécessités de leur condition qu'on leur avait dépeinte comme une oppression illégitime et pour s'ouvrir par le fer un chemin vers ce bien-être imaginaire qu'on leur avait montré de loin comme un droit. C'est ce mélange de désirs cupides et de théories fausses qui rendit cette insurrection si formidable après l'avoir fait naître. »1 L'analyse que fait Bastiat de la cause principale de ces tragiques événements est en tout point conforme à celle de Tocqueville. Le 27 juin 1848, au lendemain de cette sanglante insurrection, dans une longue lettre à Richard Cobden, il écrit: «Vous avez appris l'immense catastrophe qui vient d'affliger la France et qui afflige le monde. Je crois que vous serez bien aise d'avoir de mes nouvelles, mais je n'entrerai pas dans beaucoup de détails. C'est vraiment une chose trop pénible, pour un Français, même pour un Français cosmopolite, d'avoir à raconter ces scènes lugubres à un Anglais. «Permettez-moi donc de laisser à nos journaux le soin de vous apprendre les faits. Je vous dirai quelques mots sur les causes. Selon moi, elles sont toutes dans le SOCIALISME. Depuis longtemps nos gouvernants ont empêché autant qu'ils l'ont pu la diffusion des connaissances économiques. TIsont fait plus. Par ignorance, ils ont préparé les esprits à recevoir les erreurs du socialisme et du faux républicanisme, car c'est là l'évidente tendance de l'éducation classique et universitaire. La nation s'est engouée de l'idée qu'on, pouvait faire de la fraternité avec la loi. - On a exigé de l'Etat qu'il fit directement le bonheur des citoyens. Mais qu'est-il arrivé? En vertu des penchants naqn-els du cœur humain, chacun s'est mis à réclamer pour lui, de l'Etat, une plus grande part de bien-être. C'est-à-dire I
TOCQUEVILLE A., Œuvres complètes. Souvenirs, op.cit., p.151-152. 118
que l'État ou le trésor puplic a été mis au pillage. Toutes les classes ont demandé à l'Etat, comme en vertu d'un droit, ,les moyens d'existence. Les efforts faits dans ce sens par l'Etat n'ont abouti qu'à des impôts et des entraves, et à l'augmentation de la misère; et alors les exigences du peuple sont devenues plus impérieuses. - A mes yeux, le régime protecteur a été la première manifestation de ce désordre. Les propriétaires, les agriculteurs, les manufacturiers, les armateurs ont invoqué l'intervention de la loi pour accroître leur part de richesse. La loi n'a pu les satisfaire qu'en créant la détresse des autres classes, et surtout des ouvriers. - Alors, ceux-ci se sont mis sur les rangs, et au lieu de demander que la spoliation cessât, ils ont demandé que la loi les admît à participer à la spoliation. - Elle est devenue générale, universelle. Elle a entraîné la ruine de toutes les industries. Les ouvriers, plus malheureux que jamais, ont pensé que le dogme de la fraternité ne s'était pas réalisé pour eux, et ils ont pris les armes. Vous savez le reste: un carnage affreux qui a désolé pendant quatre jours la capitale du monde civilisé et qui n'est pas encore terminé. »1 Ayant identifié la cause principale du désordre - l'ignorance des lois élémentaires de l'économie qui a permis aux utopies socialistes de s'emparer des esprits - Bastiat va désormais tourner toute son énergie, tout son talent, tous ses écrits, contre le socialisme. Après tout, la lutte contre les écoles socialistes est encore un combat pour la liberté économique. Mais avant, il va se faire élire à l'Assemblée nationale législative, qui doit succéder à la Constituante.
1
BAUDIN L., Frédéric BASTIA T, coll. des Grands Economistes, Dalloz,
Paris, 1962, p.158.
119
CHAPITRE XX: UNE SEULE CIBLE, LE SOCIALISME
Après les événements de juin 1848, l'Assemblée constituante reprend ses travaux de rédaction d'une nouvelle Constitution. Celle-ci, votée le 4 novembre 1848 par 739 voix contre 30, est promulguée de manière solennelle le 21 du même mois. Elle institue la République comme forme définitive de gouvernement, abolit la peine de mort en matière politique, confie le pouvoir législatif à une Assemblée unique de 750 membres, consacre le suffrage direct, universel et secret, enfin, délègue le pouvoir exécutif « à un citoyen qui reçoit le titre de Président de la République» 11 est élu au suffrage universel pour quatre, ans et n'est rééligible qu'après un intervalle de quatre annees. I Signe des temps: les débats les plus vifs, aussi bien en comité restreint qu'en séance plénière, ont porté sur le droit au travail. La discussion sur cet article a duré cinq jours et a vu intervenir 32 orateurs. Aux socialistes qui voulaient inscrire un droit au travail pans la Constitution, Tocqueville répliqua que cela signifiait l'Etat propriétaire de tous les moyens de production, « donc le communisme, nouvelle formule de servitude. » Finalement, Lamartine propose une solution de transaction en faisant inscrire dans le préambule, non pas un droit au travail, mais, pour les plus nécessiteux, un droit à une assistance fraternelle. Le 10 décembre 1848, donc moins d'un mois après la promulgation de la Constitution, Louis Napoléon Bonaparte est élu Président de la République par 5.434.226 voix. TIécrase les autres candidats - Cavaignac, Ledru-Rollin, Raspail, Changarnier - et surtout Lamartine qui s'effondre dans l'opinion publique. TIne recueille que 8000 voix, alors que neuf mois plus tôt, 1 Les Constitutions de la France, op.cil., p.253.
aux élections générales du 23 avril, il avait été élu à la Constituante par dix départements, dont celui de la Seine. Que s'est-il passé entre ces deux dates? TIa été victime des événements de juin au cours desquels il avait constamment cherché des solutions de conciliation entre la gauche et la droite. Aujourd'hui, il est rejeté par les deux camps. Au sommet de la gloire en février, il est précipité aux enfers en décembre: c'est la fin de sa carrière politique. Au début de 1849, la Constituante ayant achevé ses travaux vote sa propre dissolution pour laisser place à une Assemblée législative. Les élections à cette dernière sont fixées au 13 mai 1849: Frédéric Bastiat, de nouveau, est candidat dans le département des Landes Cette fois, son manifeste électoral sera plus détaillé que le précédent. D'abord, il tient à rendre compte à ses électeurs de ses travaux à la Constituante et défend cette dernière. Elle a travaillé dans des conditions difficiles, a vaincu aussi bien l'anarchie que la réaction, a rétabli la sécurité, a maintenu les fmances, a donné à la France une nouvelle Constitution. Ensuite, il justifie ses choix politiques. Une clarification s'impose car, dans les Landes, ses adversaires de droite l'accusent d'être devenu socialiste. « Depuis un siècle, explique-t-il, il s'agit toujours de la même chose: la lutte des pauvres contre les riches. Or, les pauvres demandent plus que ce qui est juste, et les riches refusent même ce qui est juste. Si cela continue, la guerre sociale, dont on a vu le premier acte en juin, cette guerre affreuse et fratricide n'est pas près de fmir. TIn'y a de conciliation possible que sur le terrain de la justice, en tout et pour tous... «Je n'ai pas laissé échapper une occasion, autant que ma santé me l'a permis, de combattre l'erreur, qu'elle VÛltdu socialisme ou du communisme, de la Montagne ou de la Plaine. « Voilà pourquoi j'ai dû voter quelque fois avec la gauche, quelque fois avec la droite; avec la gauche quand elle défendait la liberté et la République, avec la droite quand elle défendait l'ordre et la sécurité. «Et si l'on me reproche cette prétendue double alliance, je répondrai: je n'ai fait alliance avec personne, je ne me suis affilié à aucune coterie, j'ai voté, dans chaque question, selon l'inspiration de ma conscience. Tous ceux qui ont bien voulu lire mes écrits, à quelque époque qu'ils aient été publiés, savent que j'ai toujours eu en horreur les majorités et les oppositions
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systématiques. »1 Bref, il a soutenu aussi bien l' œuvre de résistance aux utopies que l'action de réforme pour une meilleure justice sociale. TI se représente donc aux suffrages des électeurs avec la même ambition: maintenir la République, fonder la sécurité. Le 13 mai 1849, il est élu à l'Assemblée législative par 25 726 voix sur une liste démocratique et sociale. Mais il ne terminera pas la législature. A cette date, il n'a plus que 18 mois à vivre. Dans une lettre à son ami Coudroy il évoque sa misérable santé. Depuis plusieurs mois, il est frappé du mal qui va l'emporter. Une terrible maladie lui ronge le larynx et l'œsophage. Si cette maladie l'empêche de parler, elle ne lui interdit pas d'écrire. Et ses écrits, au cours de ces 18 mois, vont se succéder à une vitesse prodigieuse. Tous, ils n'auront qu'une seule cible: le socialisme. Le socialisme qui en dix ans a fait iITuption sur la scène politique en même temps que le problème social. Le socialisme qui ne s'attaque plus seulement aux gouvernements mais remet en cause les bases même de la société - entre autres, la propriété. Le socialisme qui s'exprime à travers une multitude d'écoles, de chefs et de doctrines, et oblige les économistes libéraux à faire face sur plusieurs fronts. Dans son livre 1848 ou l'apprentissage de la République, l'historien de cette époque, Maurice Agulhon écrit: « Le fait est là : vers 1830-1831, au temps premier des missions saint-simoniennes, au temps où Charles Fourier vieiHissait dans la solitude et où le jeune Auguste Blanqui se dégageait à peine d'un jacobinisme de quartier Latin, l'idée socialiste appartenait à une petite minorité d'excentriques. Dix ans après, la question sociale avait envahi la presse et la littérature. »2 Le socialisme occupe donc les clubs, la presse, les tribunes, les esprits. TI se propage, selon Bastiat, «d'une manière effrayante. » « Les socialistes, remarque-t-il, ont une théorie sur la nature oppressive du capital, par laquelle ils expliquent l'inégalité des conditions et toutes les souffrances des classes pauvres. TIs parlent aux passions, aux sentiments, et même aux meilleurs instincts des hommes. TIsséduisent la jeunesse, montrant le mal et affirmant qu'ils possèdent le remède. Ce remède consiste en une organisation sociale artificielle de leur invention, qui rendra tous les hommes heureux et égaux, sans qu'ils aient besoin de 1
BASTIAT
F., Œuvres complètes,
op.cit., tome 7, p.260.
2AGULHON M., 1848 ou l'apprentissage histoire, Le Seuil, Paris, p.l O. 123
de la république, coll. Points!
lumières et de vertus. «Encore si tous les socialistes étaient d'accord sur ce plan d'organisation, on pourrait espérer de le ruiner dans les intelligences. Mais, dans cet ordre d'idées, et du moment qu'il s'agit de pétrir une société, chacun fait la sienne, et tous les matins nous sommes assaillis par des inventions nouvelles. Nous avons donc à combattre une hydre à qui il repousse dix têtes quand nous lui en coupons une. »1 Bastiat, malgré sa santé défaillante, va donc s'attaquer à toutes les écoles socialistes en même temps. Cela nous vaudra une rafale de textes, le plus souvent des pamphlets, d'une étonnante vivacité. A Louis Blanc, adversaire acharné de la concurrence et partisan d'un socialisme étatique et d'une organisation rigide du travail, il réplique par Propriété et Loi. A Victor Considérant, discipline de Fourier et adepte d'un socialisme fondé sur la liberté des passions humaines et sur l'association libre, il répond par Propriété et Spoliation. A Cabet et Blanqui, l'un apôtre du communisme anarchisant, l'autre de la dictature du prolétariat, il oppose son texte fameux, dont nous avqns publié de très larges extraits dans un chapitre précédent: l'Etat. A Pierre Leroux, successivement saint-simonien, fouriériste, utopiste et mystique, il riposte par Justice et Fraternité. Mais le grand débat, l'affrontement capital, le duel décisif, va avoir lieu avec un socialiste qui se pare du titre d'économiste, qui est un esprit puissant doublé d'un écrivain de talent, et qui, de surcroît, a été le collègue de Bastiat à l'Assemblée constituante: Pierre-Joseph Proudhon.
1
BAUDIN L., Frédéric BASTIAT, op.cit., p.157. 124
CHAPITRE XXI: L'AFFRONTEMENT BASTIATPROUDHON
Peut-on imaginer personnalités plus dissemblables que Frédéric Bastiat et Pierre-Joseph Proudhon? L'un est maigre, vif, alerte. TIest originaire de ce Sud-Ouest humaniste et équilibré. TI est né dans une famille aisée de négociants. TIa effectué de solides études classiques dans l'un
des collèges les plus renommés de l'époque. TI aime et pratique cette belle langue française pétrie de clarté qu'ont illustrée La Fontaine et Voltaire. Sa force, c'est le bon sens et la logique, comme l'entendaient Montaigne et Descartes. Sa démarche, c'est l'ironie et la légèreté. Son art, c'est le texte bref et brillant: apologue, pamphlet, sophisme... L'autre est un Franc-Comtois à l'épaisse poitrine et à l'énorme tête. Son origine est rurale. TIa pratiqué plusieurs métiers: Bouvier, ouvrier compositeur d'imprimerie, correcteur. TIest fils d'un fabricant de bière. Ses études ont été interrompues par la pauvreté de ses parents. Il a beaucoup lu. Dans le désordre. Surtout la philosophie allemande: Kant, Fichte, Hegel, Feuerbach... TIcroit que la contradiction est le moteur de l'histoire. Il est sévère, pesant et provoquant. Ses livres sont autant de pavés philosophiques qu'il jette à la tête de la bourgeoisie. Entre 1840 et 1842, il a publié trois Mémoires sur la propriété. Dans le premier, il a lancé: «La propriété, c'est le vol.» Dans le deuxième: « Je jure haine à la propriété. » Au troisième, il a été arrêté, jugé, et, finalement, acquitté. Elu Représentant du peuple en 1848, il fait scandale à la tribune de la Constituante, le 31 juillet, en plaidant, face à une assemblée houleuse et hostile, pour la guerre sociale et, rien de moins, pour la liquidation de la société existante. Proudhon incarne excellemment, avec ses imprécations, ses
provocations et ses excès, l'évolution des mœurs politiques de la France entre 1830 et 1848. En 1830, le monde ouvrier en tant qu'acteur social est inexistant. La Révolution de juillet est faite par des bourgeois libéraux et des étudiants progressistes en faveur des libertés, surtout la liberté de la presse. Si elle remet en cause la dynastie régnante, celle des derniers Bourbons, elle ne s'attaque pas au régime monarchique, encore moins à la propriété. En 1848, le monde ouvrier, comme acteur social, occupe toute la scène. Les journées de Février et celles de Juin sont d'abord une révolution sociale, d'abord une lutte de classes, d'abord une irruption ouvrière sur la scène politique. La République, le suffrage universel, ne sont que des étapes. Ce que l'on veut, c'est changer les fondations de la société. D'où la multiplication des projets socialistes visant à reconstruire la société autrement. D'où l'appel à l'association ouvrière, à la mutuelle, à la coopérative. D'où, surtout, les attaques contre la propriété, principe, racine, fondement, de la société bourgeoise. Et ce sont ces attaques d'un genre nouveau, d'une violence inaccoutumée, qui font peur. Car depuis la Révolution de 1789 la France est devenue un pays de petits propriétaires. Le droit de propriété a été inscrit comme droit naturel, sacré, absolu, imprescriptible, inviolable, dans les Constitutions de 1791, 1793, 1795. Le remettre en cause, c'est vouloir ouvrir une nouvelle Terreur. Précisément - et ce n'est pas un hasard - on appelle Proudhon : «L'homme -Terreur». Que s'est-il passé en France entre 1830 et 1848 qui puisse expliquer la montée d'une telle violence? Principalement ceci: le développement accéléré de la société industrielle, accompagné d'une prolétarisation croissante des masses ouvrières. Deux dates, révélatrices parmi beaucoup d'autres, marquent les deux extrémités de cette période: c'est en 1840 que le docteur Villermé publie les effrayantes conclusions de son enquête sur les conditions de vie et de travail des ouvriers de l'industrie textile et c'est en 1848 que Marx et Engels rédigent et diffusent le Manifeste du parti communiste. Entre ces deux dates, un monde nouveau - le monde industriel - et des idéologies nouvelles - les diverses formes de socialisme - ont surgi en France et en Europe, posant à la conscience occidentale un problème angoissant: la question sociale. Bastiat et Proudhon incarnent donc, en 1848, les deux grandes familles politiques qui se partagent la France. 126
D'un côté, le républicain modéré attaché à la liberté, à l'ordre, à la sécurité, à la propriété, croyant aux lois de l'économie politique libérale, à une République honnête et, en définitive, à l'harmonie des intérêts, des classes et des peuples. De l'autre côté, le républicain socialiste, plus révolutionnaire, voire anarchiste, que républicain, imprégné de culture allemande, ami puis adversaire de Karl Marx, ennemi implacable de l'ordre bourgeois et de la propriété, cherchant la vérité dans les conflits de l'histoire plutôt que dans l'harmonie des hommes. C'est donc sur fond de problème social aigu que Bastiat et Proudhon s'af:&ontent par la plume, pendant treize semaines, dans les colonnes du journal La Voix du Peuple, sur un sujet économique sensible à l'époque et mis au premier plan de l'actualité par Proudhon lui-même: la gratuité du crédit. Proudhon, en effet, a lancé l'idée du crédit gratuit et il en fait sa revendication principale. « L'abolition de l'intérêt de l'argent, proclame-t-il, c'est là le pivot du socialisme, la cheville ouvrière de la révolution. Nous nions d'abord, nous nions avec le christianisme et l'Evangile, la légitimité en soi du prêt à intérêt. » Cette proposition du crédit gratuit est aussitôt combattue par l'économiste Bastiat dans une brochure Capital et Rente qui fait forte impression dans les milieux populaires à qui elle est destinée. Elle provoque même d'ardents débats dans les écoles socialistes. Devant le succès de cet écrit de Bastiat, le journal de Proudhon décide de riposter. Le 22 octobre 1849, il publie un article de son rédacteur en chef, M. Chevé. Bastiat demande la permission d'y répondre dans les mêmes colonnes. TI l'obtient. Ainsi s'enclenche le débat. Mais, tout de suite, Proudhon fait connaître que c'est luimême, désormais, qui va poursuivre la discussion. Ainsi, les articles de Bastiat et les répliques de Proudhon vont-ils se succéder durant treize semaines dans les pages de La Voix du Peuple! Ironie de la situation: dans le cours de cette controverse, Bastiat use de tout son talent de pédagogue, qui est grand, pour expliquer aux milieux populaires, lecteurs du journal de Proudhon, le bien-fondé des principes de l'économie politique libérale! Pouvait-il trouver meilleure tribune? En économie, explique-t-il à ses lecteurs, pour que l'échange soit équitable, le meilleur moyen, c'est qu'il soit libre. L'équivalence résulte en effet de la liberté. Nous n'avons, en économie, aucun autre moyen de savoir si, dans un moment 127
déterminé, deux services se valent. Bastiat fait donc l'apologie du mécanisme central de l'économie libérale, à savoir la liberté des échanges, lesquels permettent, à un moment donné, de constater la valeur des produits en fonction de leur utilité. L'échange établit ainsi ce qu'il appelle l'équivalence des services, le mot services étant pris ici au sens le plus large. Et pour légitimer le prêt à intérêt, il illustre son propos de l'anecdote suivante: Le propriétaire d'un navire et le propriétaire d'une maison décident d'échanger leur bien respectif car ils estiment qu'il y a parfaite équivalence entre les deux. De surcroît, cet échange rend service à l'un et à l'autre, est autant désiré par l'un que par l'autre. TIy a donc, dans cette décision, mutualité des services et parfaite équivalence. Le bon ordre économique est respecté. Mais au moment de conclure l'échange, le propriétaire du navire annonce qu'il prend possession immédiatement de la maison, mais qu'il ne livrera le navire que dans un an. L'ordre économique est alors rompu. TI n'y a plus équivalence. Un service nouveau est demandé, qui a nom prêt. Pour rétablir l'équilibre, c'est-à-dire la justice, ce service doit être rémunéré. C'est cette rémunération qui a nom: intérêt. Et Bastiat de constater : «Celui qui prête une maison, un sac de blé, un rabot, une pièce de monnaie, un navire, en un mot une VALEUR. pour un temps déterminé, rend un service. TIdoit donc recevoir, outre la restitution de cette valeur à l'écqéaI}ce, un service équivalent. C'est ce service que j'appelle INTERET. » Puis, s'adressant à Proudhon, il continue: « Voyons, Monsieur, nous accordons-nous sur ce point de départ? Vous me prêtez, pour toute l'année 1849, 1000 francs en écus, ou un instrument de travail estimé à 1000 ftancs, ou un approvisionnement valant 1000 francs, ou une maison valant 1000 francs. C'est en 1849 que je recueillerai tous les avantages que peut procurer cette VALEUR créée par votre travail et non par le mien. C'est en 1849 que vous vous priverez volontairement, en ma faveur, de ces avantages que vous pourriez très légitimement vous réserver. Suffira-t-il, pour que nous soyons quittes, pour que les services aient été équivalents et réciproques, pour que la justice soit satisfaite, suffira-t-il qu'au premier de l'an 1850, je vous restitue intégralement, mais uniquement, vos écus, votre machine, votre blé, votre maison? Prenez garde, s'il en doit être ainsi, je vous avertis que le rôle que je me réserverai toujours, dans ces sortes de transactions, sera celui d'emprunteur: ce rôle est commode, il est tout profit; il me met 128
à même d'être logé et pourvu toute ma vie aux dépens d'autrui; à la condition toutefois de trouver un prêteur, ce qui, dans ce système, ne sera pas facile; car qui bâtira des maisons pour les louer gratis et se contenter, de terme en terme, de la pure restitution? « Aussi n'est-ce pas là ce que vous prétendez. Vous reconnaissez (et c'est ce que je tiens à bien constater) que celui qui a prêté une maison ou une valeur quelconque, a rendu un SERVICE dont il n'est pas rémunéré par la simple remise des clefs au terme, ou le simple remboursement à l'échéance. 11y a donc, d'après vous comme d'après moi, quelque chose à stipuler en sus de la restitution. Nous pouvons ne pas nous accorder sur la nature et le nom de ce quelque chose; mais quelque chose est dû par l'empt;unteur. Et puisque vous admettez, d'une part, la MUTUALITE DES SERVICES, puisque, d'autre part, vous avouez que le prêteur a rendu SERVICE, permettez-moi d'appeler provisoirement cette chose due par l'emprunteur un SERVICE. « Eh bien! Monsieur, il me semble que la question a fait un pas, et même un grand pas, car voici où nous en sommes: « Selon votre théorie, tout aussi bien que selon la mienne, entre le prêteur et l'emprunteur, cette convention est parfaitement légitime qui stipule: 1°/ La restitution intégrale, à l'échéance, de l'objet prêté. 2°/ Un SERVICE à rendre par l'emprunteur au prêteur, en compensation du service qu'il en a reçu. « Maintenant, quels seront la nature et le nom de ce service dû par l'emprunteur? Je n'attache pas à ces questions l'importance scientifique que vous y mettez. Elles peuvent être abandonnées aux contractants eux-mêmes, dans chaque cas particulier... L'emprunteur s'acquittera selon son état. Dans la plupart des circonstances, et seulement pour plus de commodité, il paiera en argent...Ce paiement, juste et légitime d'après vousmême, pourquoi me défendriez-vous de Je paptiser LOYER, FERMAGE, ESCOMPTE, RENTE, INTERET, selon l'occurrence ? » Contraint de reculer sur ce point après avoir admis, sous la pression de Bastiat, la légitimité de l'intérêt, c'est-à-dire de la rémunération du service rendu, Proudhon attaque sur un terrain voisin en prétendant que l'intérêt est immoral car il est prélevé par celui qui ne fait rien sur celui qui travaille. Bastiat, évidemment, s'insurge contre cette assertion. « Ah ! Monsieur, avant de laisser tomber dans le public cette triste et irritante assertion, scrutez-la jusque dans la racine. Demandez-lui ce qu'elle contient, et vous vous assurerez qu'elle 129
ne porte en elle que des erreurs et des tempêtes. » Et, fidèle à sa méthode qui consiste à mettre la démonstration dans l'exemple, il fait de nouveau une véritable apologie du capital en déroulant l'anecdote suivante: « Voilà un homme qui veut faire des planches. TIn'en fera pas une dans l'année, car il n'a que ses dix doigts. Je lui prête une scie et un rabot, deux instruments, ne le perdez pas de vue, qui sont le fruit de mon travail et dont je pourrais tirer parti pour moi-même. Au lieu d'une planche, il en fait cent et m'en donne cinq. Je l'ai donc mis à même, en me privant de ma chose, d'avoir quatre-vingt-quinze planches au lieu d'une, et vous venez dire que je l'opprime et le vole! Quoi! Grâce à une scie et à un rabot que j'ai fabriqués à la sueur de mon front, une production centuple est, pour ainsi dire, sortie du néant, la société entre en possession d'une jouissance centuple, un ouvrier qui ne pouvait pas faire une planche en fait cent; et parce qu'il me cède librement et volontairement, un vingtième de cet excédent, vous me représentez comme un tyran et un voleur! L'ouvrier verra fructifier son travail, l'humanité verra s'élargir le cercle de ses jouissances; et je suis le seul au monde, moi, l'auteur de ces résultats, à qui il sera défendu d'y participer, même du consentement universel! «Non, non; il ne peut en être ainsi. Votre théorie est aussi contraire à la justice, à l'utilité générale, à l'intérêt même des ouvriers, qu'à la pratique de tous les temps et de tous les lieux. Permettez-moi d'ajouter qu'elle n'est pas moins contraire au rapprochement des classes, à l'union des cœurs, à la réalisation de la fraternité humaine, qui est plus que la justice, mais ne peut se passer de la justice. » En désespoir de cause, et pressé par les arguments de Bastiat, Proudhon décide d'interrompre la discussion après treize semaines d'échanges et, dans sa dernière réponse, transporte le débat du terrain économique sur celui de la politique: « A la question que vous m'adressiez, écrit Proudhon, à savoir: l'intérêt du capital est-il légitime? J'ai répondu sans hésiter: oui, dans l'ordre actuel des choses, l'intérêt est légitime. Mais j'affirme que cet ordre peut et doit être modifié et qu'inévitablement, de gré ou de force, il le sera... L'intérêt, excusable dans le prêteur, est, au point de vue de la société et de l'histoire, une spoliation. » En d'autres termes, si l'on comprend bien, l'intérêt, pour Proudhon, est économiquement légitime mais il doit être politiquement supprimé. Ce qui, évidemment, n'était qu'une utopie de plus! Et Proudhon de reprocher à Bastiat d'ignorer la science 130
historique de son temps et la philosophie allemande de son siècle qui, toutes deux, selon lui, annoncent une société nouvelle où le crédit sera gratuit. Et d'en terminer, en guise de point final, par une apostrophe de sa façon: «Vous êtes sans doute, lance-tail à Bastiat, un bon et digne citoyen, un économiste honnête, un écrivain consciencieux, un représentant loyal, un républ1cain fidèle, un véritable ami du peuple mais, scientifiquement, Monsieur Bastiat, vous êtes un homme mort! » Frédéric Bastiat, après avoir de manière très ironique remercié Proudhon pour sa «condescendance» rassembla ses articles et en fit un livre dont le titre est Gratuité du crédit. Proudhon fit de même avec les siens et publia Intérêt et principal. Ainsi s'acheva cette mémorable controverse.l
1
La totalité de la querelle Bastiat-Proudhon est contenue dans : BASTIAT,
Œuvres complètes,
op.cit., tome 5, p.91 à 336.
131
CHAPITRE XXII: LES PIÈCES MAÎTRESSES DE L'HARMONIE SOCIALE
On le constate, ce débat avec Proudhon dans le journal La Voix du Peuple a fourni au libéral anti-socialiste Bastiat une extraordinaire tribune populaire. Pouvoir s'exprimer durant treize semaines dans la chaire même de l'adversaire, quel coup de maître! A travers une simple question de technique bancaire - le prêt à intérêt - Bastiat, en vérité, s'appuyant sur des exemples très
-
concrets le navire, la maison, le rabot - a profité de l'occasion pour faire la pédagogie des mécanismes fondamentaux de l'économie libérale, à savoir : - L'échange libre, pièce principale aussi bien de la société que de l'économie politique et qui, de surcroît, permet seul de mesurer la valeur des choses;
- La
mutualité et l'équivalence
des services;
-Le rôle irremplaçable et véritablement civilisateur du capital dans la création des richesses. Echange, service, capital: trois concepts-clés qui se trouvent au centre de la doctrine de Bastiat et dont il importe de dire un mot.
xxx Pour Frédéric Bastiat, l'Echange, c'est l'économie politique, c'est la société tout entière. L'homme est un animal social qui ne peut pas vivre sans échanger. «Pour l'homme, constate-t-il, l'isolement c'est la mort... Notre organisation est telle, que nous sommes tenus de travailler les uns pour les autres sous peine de mort et de mort
immédiate. »1 L'explication de ce phénomène est simple: l'homme possède à la fois des besoins et des désirs. Les besoins sont innombrables, non-stationnaires, progressifs par nature. Quant aux désirs, « ils se dilatent sans fm dans l'infini ». Le seul moyen de combler les uns et de satisfaire les autres, c'est, pour l'homme, l'union des forces et la séparation des occupations. Or, union des forces et séparation des occupations, cela implique l'Echange: «Pour que les hommes consentent à coopérer, il faut bien qu'ils aient en perspective une participation à la satisfaction obtenue. Chacun fait profiter autrui de ses efforts et profite des efforts d'autrui dans des proportions convenues, ce qui est Echange. On voit ici comment l'Echange, sous cette forme, augmente nos satisfactions. C'est que des efforts égaux en intensité aboutissent, par le seul fait de leur union, à des résultats supérieurs... Nous ferons la même remarque sur la division du travail... Se distribuer les occupations ce n'est, pour les hommes, qu'une autre manière, plus permanente, d'unir leurs forces, de coopérer, de s'associer... L'organisation sociale actuelJe, à la condition de reconnaître l'Echange libre, est la plus belle, la plus vaste des associations...Par un mécanisme admirable, elle se concilie avec l'indépendance individuelle. Chacun y entre et en sort, à chaque instant, d'après sa convenance... Ce n'est donc pas une chose oiseuse que de rappeler aux hommes ce que, sans s'en apercevoir, ils doivent à l'Echange. »2 Et ces constatations permettent à Bastiat de poser l'axiome suivant: « Dans l'isolement, nos besoins surpassent nos facultés, Dans l'état social, nos facultés surpassent nos besoins. »3 Axiome qui va loin et qui constitue, remarquons-le au passage, une définition de la productivité et une réponse à Malthus et à ses craintes de sous-alimentation due à une surpopulation. Et Bastiat de poursuivre: «C'est cette faculté donnée aux hommes, et aux hommes seuls, entre toutes les créatures, de travailler les uns pour les autres; c'est cette transmission d'efforts, cet échange de services, avec toutes les combinaisons infmies et compliquées auxquelles il donne lieu à travers le temps et l'espace, c'est là précisément ce qui constitue la science économique, en montre l'origine et en détermine les limites... « Accomplir un effort pour satisfaire le besoin d'autrui, c'est 1
BASTIAT
2 Ibid., 3 Ibid.,
F., Harmonies
économiques,
p.82-83. p.76.
134
op. cit., p.74.
lui rendre un service. Si un service est stipulé en retour, il y a échange de services; et comme c'est le cas le plus ordinaire, l'économie politique peut être définie: la théorie de l'échange. «Quelle que soit pour l'une des parties contractantes la vivacité du besoin, pour l'autre l'intensité de l'effort, si l'échange est libre, les deux services échangés se valent. La valeur consiste donc dans l'appréciation comparative des services réciproques, et l'on peut dire encore que l'économie politique est la théorie de la valeur. »1 L'échange des services - ce que Bastiat appelle la mutualité des services - en d'autres termes, le fait pour les hommes de travailler les uns pour les autres, est donc la loi suprême de la société. Et l'échange libre s'opère selon ce principe invariable: service pour service. Les services s'échangent donc contre d'autres services, en fonction d'une loi d'équivalence «car chacun doit à son semblable un service équivalent à celui qu'il en reçoit ».2 Dans l'état social, les services réciproques que se rendent les hommes s'échangent donc parce qu'ils sont susceptibles d'être comparés, appréciés, évalués et ils sont susceptibles d'être évalués précisément parce qu'ils s'échangent. L'échange est bien la pièce centrale de la mécanique. La notion de service nous amène à deux concepts que certains théoriciens de l'économie confondent parfois: celui d'utilité et celui de valeur. Bastiat emploie le mot utilité dans son sens étymologique, à savoir: la propriété que possèdent certains actes ou certaines choses de nous servir. L'utilité, pour lui, est donc tout ce qui réalise la satisfaction des besoins. De surcroît, l'utilité est un composé: une partie est due à l'action des forces de la nature, l'autre partie à l'action de l'homme. Bastiat introduit donc ici une distinction primordiale entre utilité gratuite (celle qui est fournie par la nature) et utilité onéreuse (celle qui est fournie par le travail). Dans tout produit, marchandise, acte matériel ou immatériel, il existe une part d'utilité gratuite et une part d'utilité onéreuse, car les forces de la nature entrent en proportion variable dans les produits. «Le travail et la nature, explique Bastiat, concourent en proportion diverse, selon les pays et les climats, à la création d'un produit. La part qu'y met la nature est toujours gratuite; c'est la part du travail qui en tàit la valeur et se paie. «Si une orange de Lisbonne se vend à moitié prix d'une 1
BASTIAT F., Harmonies economiques, op.cit., p.44-45-46.
2 Ibid., p.227.
135
orange de Paris, c'est qu'une chaleur naturelle et par conséquent gratuite fait pour l'une ce que l'autre doit à une chaleur artificielle et partant coûteuse. «Donc, quand une orange nous arrive du Portugal, on peut dire qu'elle nous est donnée moitié gratuitement, moitié à titre onéreux, ou, en d'autres termes à moitié prix relativement à celle de Paris. »1 Or, la tendance invincible de l'intelligence humaine, stimulée à la fois par l'intérêt personnel et l'innovation technique, est de substituer le concours naturel et gratuit au concours humain et onéreux. En tout produit, la partie gratuite tend donc à remplacer la partie onéreuse. « Si l'on donne, écrit Bastiat, le nom d'utilité à tout ce qui réalise la satisfaction des besoins, il y a donc des utilités de deux sortes. Les unes nous ont été accordées gratuitement par la Providence; les autres veulent être, pour ainsi parler, achetées par un effort. L'homme est pourvu de facultés progressives. TI compare, il prévoit, il apprend, il se réforme par l'expérience. Puisque, si le besoin est une peine, l'effort est une peine aussi, il n'y a pas de raison pour qu'il ne cherche à diminuer celle-ci, quand il le peut faire sans nuire à la satisfaction qui en est le but. C'est à quoi il réussit quand il parvient à remplacer de l'utilité onéreuse par de l'utilité gratuite, et c'est l'objet perpétuel de ses recherches. »2 Et, pour Bastiat, nous nous trouvons-là au cœur de la plus méconnue des harmonies sociales. «Je l'ai déjà dit bien des fois, proc1ame-t-il, il est dans la nature du progrès - et le progrès ne consiste qu'en cela - de transformer l'utilité onéreuse en utilité gratuite; de diminuer la valeur sans diminuer l'utilité; de faire que, pour se procurer les mêmes choses, chacun ait moins de peine à prendre ou à rémunéreL » Et c'est là qu'intervient le rôle déterminant du capital. En effet, comment l'homme peut-il mettre les forces naturelles - lumière, chaleur, élasticité des gaz, électricité, gravitation, etc. - à son service pour augmenter dans chaque produit la part de l'utilité gratuite, sinon en utilisant des outils, des instruments, des machines, bref, du capital? Le capital, c'est donc ce qui permet d'asservir les forces naturelles pour les faire concourir au travail des hommes. Mieux: pour diminuer de plus en plus le travail des hommes. Le capital force la nature à coopérer gratuitement. BASTIAT ~
BAUDIN
F., Ct;
voit et ce qu'of! ne voit pas, op. cit., p.84. q'f :onBASTIAT, op. Clt., p.137-138.
L., Frederzc
136
Loin d'être le monstre, l'hydre, le vampire, dénoncé par certains réformateurs sociaux, entre autres Proudhon, c'est au contraire l'un des plus beaux mécanismes de l'ordre social naturel. « De ce qui précède, écrit Bastiat, il résulte que le progrès de l'humanité coïncide avec la rapide formation des capitaux; car dire que de nouveaux capitaux se forment, c'est dire en d'autres termes que des obstacles autrefois onéreusement combattus par le travail, sont aujourd'hui gratuitement combattus par la nature; et cela non au profit des capitalistes, mais au profit de la communauté. «S'il en est ainsi, l'intérêt dominant de tous les hommes (bien entendu au point de vue économique); c'est de favoriser la rapide formation du capita1.1 « Ce qui fait que les jouissances humaines se rapprochent de plus en plus de la gratuité et de la communauté, c'est l'intervention du capital. Le capital, c'est la puissance démocratique, philanthropique et égalitaire par excellence. Aussi, celui qui en fera comprendre l'action rendra le plus signalé service à la société, car il fera cesser cet antagonisme de classes qui n'est fondé que sur une erreur. »2
I
BASTIAT F., Harmonies économiques, op.cil., p.204.
2 BASTIAT
F., Œuvres économiques,
op.cit., p138.
137
CHAPITRE XXIII: LE SYSTÈME ÉCONOMIQUE
DE BASTIAT
L'analyse que nous avons faite, dans les chapitres précédents, des principales idées de Frédéric Bastiat nous pennet, à ce point de sa biographie, de prendre une vue d'ensemble, une vue globale, de son système économique. Ce système s'articule selon la logique sutvante : 1°/ L'homme a des BESOINS et des DESIRS. Ceux-ci sont non-stationnaires, progressifs, illimités, quasiment infmis. 2°/ Animé pl,lr
entre deux services, comme nous le verrons plus loin. 7°/ C'est par la pression de la CONCURRENCE que la part d'utilité gratuite tombe de la propriété individuelle dans la communauté des consommateurs. 8°/ La concurrence empêche donc la RENTE de rester éternellement dans les mains d'un seul propriétaire: elle la fait tomber dans la communauté. Nous consacrerons, ultérieurement, un chapitre à ces deux derniers aspects très importants de l'économie de Bastiat, car ils constituent une réponse à la théorie de la rente de Ricardo et ils distinguent l'école classique optimiste française de l'école classique pessimiste anglaise. 9°/ C'est donc, en final, le CONSOMMATEUR qui profite des actions du capital et recueille la rente, le consommateur est la pièce principale, la fmalité, de l'économie politique de Bastiat. TI représente l'intérêt général, alors que le producteur n'incarne que des intérêts particuliers. Le but de l'économie est donc d'apporter au consommateur des produits au meilleur marché possible. 10°/ Dans le système de Bastiat, c'est l'échange qui fixe et constate LA VALEUR des services échangés. La valeur est donc un rapport: c'est le rapport de deux services échangés. La valeur ne réside donc pas dans le travail (thèse de Ricardo), elle n'est pas confondue avec l'utilité (thèse de Jean-Baptiste Say) elle réside plutôt, pour Bastiat, dans l'effort épargné. 11°/ La notion de SERVICE est déterminante chez Bastiat. Celui qui fabrique les vêtements que je veux acheter me rend un service parce qu'il m'épargne l'effort de les confectionner moimême (effort épargné). L'économie de Bastiat repose donc sur un double consentement réciproque qui s'exprime ainsi: fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi. C'est ce que Bastiat appelle LA MUTUALITE DES SERVICES. L'équivalence des services résulte de l'échange volontaire et du libre débat qui le précède. TIimporte donc que toutes les offres et toutes les demandes de services aient la liberté totale: De se produire, - De se comparer, - De se discuter. C'est donc bien l'échange qui constate et mesure les valeurs en leur donnant l'existence. La valeur est donc bien le rapport de deux services échangés. De ce fait, la valeur a trait aux efforts, aux sacrifices, à la peine, qu'il faut déployer pour créer des choses. A partir de là - point important - ce qui est gratuit ne saurait avoir de valeur, puisque l'idée de valeur implique celle d'acquisition onéreuse. TI faut donc restreindre la notion de
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140
valeur à la partie onéreuse de l'utilité. La valeur est donc relative aux efforts que fait l'homme pour satisfaire besoins et désirs. Dans l'état social, ce que l'on compare, c'est donc l'effort d'un homme qui a réalisé une chose à l'effort d'un autre homme qui a fabriqué une autre chose. Et c'est de cette comparaison que naît la notion de valeur. La valeur est donc bien le rapport de deux services échangés. La valeur n'est jamais dans les substances, mais dans les efforts et les peines intervenus pour modifier ces substances, et comparés au moment de l'échange à des efforts et des peines analogues. Ce sont donc les efforts et les peines contenus dans les choses qui sont comparés puis échangés. Deux personnes qui échangent deux produits échangent donc en réalité leurs efforts et leurs peines. Elles ont travaillé, elles ont peiné, l'une pour l'autre. Elles se sont rendues mutuellement service. Si la valeur représente l'effort, la peine, l'obstacle, la valeur est donc le mal et Bastiat, en conséquence, dira que la finalité de l'activité humaine est d'anéantir sans cesse de la valeur, c'est-à-dire de l'effort, au profit de l'utilité. Voilà pourquoi, par exemple, la valeur n'est pas dans l'eau, mais dans l'effort effectué pour me procurer de l'eau. Ce qui se trouve dans l'eau, c'est l'utilité. Si je n'ai aucun effort à faire pour me procurer de l'eau, l'eau n'a pas de valeur quoiqu'elle garde toujours la même utilité. La valeur se trouve donc bien dans l'effort. Mais, pour Bastiat, elle se trouve dans l'effort épargné. Selon lui, la valeur a son principe moins dans l'effort accompli par celui qui sert que dans l'effort épargné à celui qui est servi. 12°/ Pour fonctionner correctement, h~rmonieusement, un tel système doit baigner dans la LIBERTE la plu~ totale et la grande cause perturbatrice d'un tel système c'est L'ETAT quand il devient réglementaire et protectionniste. Car règlements, contrôles, protection, prohibition, sont autant d'obstacles à la liberté. 13°/ Si la liberté régit les relations économiques, si l'Etat se tient à ses trois principales missions rendre la justice, assurer la sécurité intérieure, défendre le territoire - et s'il ne se mêle en rien de l'activité économique, alors les lois sociales naturelles, qui s'équilibrent et se compensent les unes les autres, peuvent jouer à plein. C'est à cette condition (liberté totale équilibrée par la responsabilité, élimination des causes perturbatrices comme les protections, les monopoles et les prohibitions), c'est à cette condition que les relations économiques deviennent HARMONIQUES. 14°/ Après toutes ces considérations, on comprend mieux pourquoi le maître-mot, le dernier mot, de l'économie politique de Frédéric Bastiat c'est: LIBRE-ECHANGE
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141
CINQUIÈME PARTIE
UNE COURSE CONTRE LA MORT: LES HARMONIES ÉCONOMIQUES
CHAPITRE XXIV: « JE CROIS QUE lQUT DANS LA SOCIETE EST CAUSE DE PERFECTIONNEMENT ... »
Très tôt, Bastiat avait eu l'intention d'écrire un grand livre, une oeuvre vraiment scientifique, un ouvrage de théorie économique, dans lequel il rassemblerait et développerait ses idées. Avant lui, les maîtres de l'économie politique qu'il admirait avaient montré ce chemin, entre autres Jean-Baptiste Say, qui avait légué à la postérité un remarquable et dense Traité d~conomiepoliûqu~ Mais Frédéric Bastiat s'était dispersé. Son tempérament de bretteur l'avait poussé sur tous les fronts où il fallait ferrailler pour la liberté; son sens de la pédagogie l'avait porté à créer des journaux, à multiplier les articles, à ouvrir des chaires d'enseignement; son goût de l'action immédiate l'avait entraîné derrière Cobden pour promouvoir le libre-échange, ou face à Proudhon pour dénoncer le socialisme. Enfin, sa volonté de peser sur la politique l'avait lancé dans plusieurs campagnes électorales. Bref, il avait parcouru les années 1844-1849 à bride abattue, sans pause, sans repos - et sans aucun ménagement pour sa santé. Tout cela s'était réalisé au détriment d'une oeuvre théorique approfondie. En 1848, la maladie, brutalement, le ramène à son dessein premier. TI s'en ouvre dans une lettre à son ami Félix Coudroy. Alors qu'il siège comme Représentant à la Constituante, il lui confie la cruelle épreuve que constitue sa misérable santé. Et il ajoute cette confidence: « Mon ambition est maintenant d'avoir trois ou quatre mois
de tranquillité devant moi, pour écrire mes pauvres Harmonies économiques. Elles sont dans ma tête, mais j'ai peur qu'elles n'en sortent jamais. » Elles en sortiront, au milieu de mille activités. Car la maladie n'a en rien freiné les travaux de Bastiat. En 1848, il a fondé un ultime journal: Jacques Bonhomme, dont l'intention est pédagogique et vise, à partir des événements de l'actualité, à enseigner l'économie libérale aux milieux populaires en leur parlant le simple langage du bon sens. Car, confiet-il à Félix Coudroy « depuis dix ans, de fausses doctrines fort en vogue nourrissent les classes laborieuses d'absurdes illuSIOns». En octobre de la même année, il court à Londres retrouver Cobden pour quelques jours. TIy retournera une dernière fois en novembre de l'année suivante. En août 1849, il participe au congrès pacifiste de Paris présidé par Victor Hugo et y vote pour le désarmement général. A la tribune de la Législative, dont il est membre, il se prononce pour le droit de grève et prêche la paix sociale. Et en même temps, il contiI).ue d'écrire régulièrement des Sophismes pour Le Journal des Economistes et des articles plus développés pour d'autres titres de la presse parisienne comme Le Journal des Débats 01)il publie, le 25 septembre 1848, son retentissant article sur l'Etat que nous avons analysé dans un précédent chapitre. Comme on le constate, la vie de Bastiat, à ce moment, est placée sous le signe de la dispersion plutôt que sous celui de la méditation. Mais cela ne l'empêche pas de songer à son grand livre, d'en concevoir le plan, de jeter des bribes sur le papier et même de rédiger des chapitres entiers. Enfm, poussé par le pressentiment de sa fm prochaine, il se retire durant trois mois et écrit le premier volume des Harmonies économiques qui paraît en 1849, un an avant sa mort. Le livre comporte dix chapitres. Tel qu'il se présente, c'est le premier volet d'un vaste ensemble. Deux autres volumes, peutêtre trois, devraient suivre. Bastiat annonce d'ailleurs la suite dès ce premier tome. 11déclare: « J'avais d'abord pensé à commencer par l'exposition des harmonies économiques, et par conséquent à ne traiter que de sujets purement économiques: Valeur, Propriété, Richesse, Concurrence, Salaire, Population, Monnaie, Crédit, etc. - Plus tard, si j'en avais eu le temps et la force, j'aurais appelé l'attention du lecteur sur un sujet plus vaste: les Harmonies sociales. C'est là que j'aurais parlé de la Constitution humaine, du Moteur 146
social, de la Responsabilité, de la Solidarité, etc. L'œuvre ainsi conçue était commencée, quand je me suis aperçu qu'il était mieux de fondre ensemble que de séparer ces deux ordres de considérations. Mais alors la logique voulait que l'étude de l'homme précédât les recherches économiques. TI n'était plus
temps; puissé-je réparer ce défaut dans une autre édition!... »1
Des trois ou quatre volumes prévus, seul le premier a. été rédigé par Bastiat. Des matériaux simples notes ou chapitres complets - avaient été préparés pour les autres, mais il n'eut pas le temps d'achever sa grande œuvre: la mort l'emporta au milieu de ses travaux. Si bien que Les Harmonies économiques se composent aujourd'hui de dix chapitres rédigés en totalité par Bastiat environ 350 pages imprimées le reste étant des morceaux épars mais suffisamment élaborés pour avoir fait l'objet d'une publication posthume. En définitive, le livre tel qu'il a été publié en 1851, augmenté des manuscrits laissés par l'auteur, est un volume d'environ 600 pages s'ouvrant par une adresse de Bastiat à la jeunesse française. Dans cette adresse, l'auteur y proclame sans ambages son ambition: prouver, contre Ricardo, contre Malthus, contre les socialistes français, voire contre certains catholiques, que les intérêts légitimes sont harmoniques et non point antagoniques.
-
-
-
Et il lance cette profession de foi
- c'est
le mot qui convient
-
à destination de la jeunesse: «Jeunes gens, dans ce temps où un douloureux Scepticisme semble être l'effet et le châtiment de l'anarchie des idées, je m'estimerais heureux si la lecture de ce livre faisait arriver sur vos lèvres, dans l'ordre des idées qu'il agite, ce mot si consolant, ce mot d'une saveur si parfumée, ce mot qui n'est pas seulement un refuge, mais une force, puisqu'on a pu dire de lui qu'il remue les montagnes, ce mot qui ouvre le symbole des chrétiens: JE CROIS .- «Je crois, non d'une foi soumise et aveugle, car il ne s'agit pas du mystérieux domaine de la révélation; mais d'une foi scientifique et raisonnée, comme il convient à propos de choses laissées aux investigations de l'homme. - Je crois que celui qui a arrangé le monde matériel n'a pas voulu rester étranger aux arrangements
du monde social,
- je
crois qu'il a su
combiner et faire mouvoir harmonieusement des agents libres aussi bien que des molécules inertes, - je crois que sa providence éclate au moins autant, si ce n'est plus, dans les lois auxquelles il a soumis les intérêts et les volontés que dans celles I
BASTIAT
F., Harmonies
économiques,
147
op. cil., p.IV.
qu'il a imposées aux pesanteurs et aux vitesses.- Je crois que tout dans la société est cause de perfectionnement et de progrès, même ce qui blesse. - Je crois que le Mal aboutit au Bien et le provoque, tandis que le Bien ne peut aboutir au Mal, d'où il suit que le Bien doit finir par dominer. - Je crois que l'invincible tendance sociale est une approximation constante des hommes vers un commun niveau physique, intellectuel et moral, en même temps qu'une élévation progressive et indéfinie de ce niveau. - Je crois qu'il suffit au développement graduel et paisible de l'humanité que ses tendances ne soient pas troublées et qu'elles reconquièrent la liberté de leurs mouvements. - Je crois ces choses, non parce que je les désire et qu'elles satisfont mon cœur, mais parce que mon intelligence leur donne un assentiment réfléchi. «Ah ! si jamais vous prononcez cette parole: JE CROIS, vous serez ardents à la propager, et le problème social sera bientôt résolu, car il est, quoi qu'on en dise, facile à résoudre. Les intérêts sont harmo,niques, donc la solution est tout entière dans ce mot: LffiERTE. »1 Dès sa parution, un tel « Credo» surprend et laisse perplexe. Bastiat avait annoncé une oeuvre de théorie économique, un livre quasi-scientifique, et il lance un acte de foi chrétien. Sa démarche, qui devait être toute de raison et de science, est toute de foi et d'espérance: il y a de quoi déconcerter nombre de lecteurs, y compris ses propres amis. Ainsi, Le Journal des Economistes ne parlera-t-il des Harmonies économiques que six mois après la parution du livre, et encore de manière extrêmement réservée... D'aucuns se mettent à penser que l'optimisme bien connu de Bastiat frôle, cette fois, la naïveté. Et que ce double Credo - à Dieu, à la Liberté - s'apparente plus à de la théologie qu'à de l'économie.
-
J
BASTIAT F., Harmonies économiques op. cit., p.14. 148
XXV:
CHAPITRE
LE COUP DE POIGNARD DE RICARDO DANS J~E CŒUR DU LIBÉRALISME ÉCONOMIQUE
Harmonies économiques: ce livre, comme son titre pourrait le laisser supposer, est-il une réponse à Pierre-Joseph Proudhon qui avait publié, en 1846, son ouvrage célèbre qui s'intitulait: Système des contradictions économiques, plus connu par son sous-titre: Philosophie de la Misère? Proudhon lui-même, flatté sans doute que Bastiat ait tenu à répondre à l'un de ses ouvrages, l'a prétendu. Certains commentateurs aussi. Bastiat, pour sa part, l'a démenti. n n'entendait pas que ses Harmonies soient considérées comme une nouvelle oeuvre de circonstance. Et il est vrai que dès 1845 - donc avant la parution du livre de Proudhon il avait manifesté dans sa correspondance l'intention d'écrire un ouvrage sur les harmonies sociales. A la vérité, comme nous l'avons souligné précédemment, les Harmonies économiques constituent une réponse à tous ceux qui prétendent que les intérêts sont antagoniques, et non point harmoniques. Et, en premier lieu, à David Ricardo, père intellectuel de cette école pessimiste qui, à partir de sa fameuse théorie de la rente, a divisé les économistes libéraux en deux camps opposés. Pour bien comprendre cet arrière-plan des Harmonies de Bastiat, il faut se souvenir de la secousse qu'a produite, au XIXème siècle, la théorie de la rente dans la science économIque. Avant Ricardo, l'école libérale était lmie, derrière Adam Smith, sur les principes essentiels de l'économie politique, cette discipline nouvelle qui aspirait au statut de science. Avec Ricardo et sa théorie de la rente, qui va donner lieu pendant des
-
décennies à des débats passionnés, apparaît une profonde fracture. Alors, la famille libérale se divise en deux tendances. D'un côté, l'école anglaise. Avec Ricardo et Malthus, elle élabore une projection sombre, pessimiste - sinistre, dira Carlyle - de l'économie. De l'autre, l'école française. Derrière Jean-Baptiste Say, elle persévère dans une vision harmonieuse et optimiste de l'avenir. Et Bastiat voudra, pour ce qui le concerne, appuyer de tout son talent et de ses dernières forces, l'école française. Nous reviendrons sur cet aspect de l'histoire de la pensée économique car il explique, en très grande partie, l'optimisme jugé parfois excessif de Frédéric Bastiat. Qui était David Ricardo? Né à Londres en avril 1772 dans une famille de financiers, il travaille d'abord avec son père comme agent de change, fait fortune et, jeune encore, décide de vivre de ses revenus pour se consacrer à sa passion: l'économie politique. Lui aussi a découvert cette science à la lecture d'Adam Smith. TIentretient avec Jean-Baptiste Say, qu'il rencontrera à plusieurs reprises, une longue correspondance. Economiste partisan du libreéchange, et adversaire déterminé des propriétaires fonciers, il publie d'abord des articles sur les questions monétaires et sur le prix du blé. A ce propos, il se déclare favorable à l'importation des blés étrangers. En 1817, il rédige son œuvre majeure: Des principes de ['économie politique et de ['impôt. C'est là qu'il expose sa célèbre théorie de la rente foncière élaborée à partir de la différence de fertilité des terres agricoles, et dont l'un des objectifs est de discréditer les propriétaires fonciers. Sans entrer dans de trop longs développements, la thèse de Ricardo se présente comme suit: Au fur et à mesure que la population s'accroît, des terres nouvelles doivent être défuchées et mises en culture pour faire face aux besoins nouveaux en nourriture. Ce mouvement imposé par la nécessité conduit à exploiter, en dernier ressort, des terres peu fertiles. Evidemment, le coût de revient du blé produit sur de telles terres difficiles à travailler est bien supérieur au coût de revient enregistré sur les bonnes terres. En d'autres termes, avec la même somme de travail, on obtient une quantité de blé plus importante sur les terres fertiles que sur les terres arides. Or, c'est le coût de revient enregistré sur les terres les plus médiocres qui sert de référence pour fixer le prix général du blé. Conséquence: les propriétaires fonciers qui disposent des terres les meilleures jouissent d'une véritable rente (on dirait aujourd'hui une rente de situation) dès lors que leurs coûts de 150
revient à eux sont naturellement bien inférieurs aux coûts enregistrés sur les mauvaises terres. Il existe donc là une injustice flagrante: certains propriétaires fonciers vont recevoir à vie une libéralité de la nature qui devrait profiter à tout le monde et rejaillir, au contraire, sur l'ensemble des consommateurs. Ces propriétaires confisquent à leur profit une sorte de sur-revenu dont l'origine ne réside nullement dans leur travail mais uniquement dans une plus grande fertilité de leurs terres. TI y a là, comme on dira plus tard, un «enrichissement sans cause », dès lors que le prix auquel ils vendent leur blé est bien supérieur à la couverture du coût de production augmenté d'une marge légitime. Ces propriétaires-là profitent donc, selon Ricardo, d'une rente totalement injustifiée; ils détournent à leur profit exclusif ce que Bastiat appelle une force naturelle, à savoir: la fertilité du sol. En développant une telle thèse - et si elle se révèle exacte Ricardo porte un coup mortel à l'essence même de l'économie libérale, laquelle repose en totalité sur la croyance en des lois naturelles facteurs d'un ordre spontané, harmonieux, équilibré et juste. En effet, où trouvera-t-on équilibre, harmonie, ordre, justice, si de simples différences de qualité de sol peuvent entraîner rentes juteuses pour les uns, sueur et souffrances pour les autres? De surcroît, les disciples de Ricardo étendent cette théorie à des domaines autres que celui de l'agriculture. Ils observent que des situations de rente existent aussi dans le monde de l'industrie et du commerce. Selon eux, l'injustice, l'antagonisme, le conflit, la contradiction, constituent donc la toile de fond de tous les rapports économiques, lesquels, en conséquence, ne sont nullement marqués du sceau de l'ordre et de l'harmonie. Si cela est vrai, c'est tout l'édifice libéral qui s'effondre, sapé à la base .., Anecdote révélatrice: quand, en 1844, le jeune Karl Marx il a 26 ans à l'époque - découvre, chez Ricardo, l'exposé de la théorie de la rente, il exulte: « Ricardo, proclame-t-il, a découvert l'opposition économique des classes! »1 Et de louer l'importance scientifique, la grande valeur historique de cette théorie de la rente. A dire vrai, Marx, qui est déjà un militant politique ayant épousé la cause de l'émancipation du prolétariat, cherche chez les économistes des armes contre le capitalisme et sa bourI
Karl MARX, Œuvres complètes, traduction Molitor, édition Alfred Costes,
Paris, 1946, tome 3 (Ricardo) p.9.
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geoisie. Et il jubile - ses notes de lecture en font foi - quand il trouve chez Ricardo l'esquisse théorique à partir de la rente de l'antagonisme des agents économiques. Cela deviendra, chez lui, la lutte des classes, version matérialiste de cette dialectique du Maître et de l'Esclave développée par Hegel. Si l'on ajoute à cela qu'avant Ricardo, un autre économiste anglais de la même époque, Thomas-Robert Malthus, avait brossé un sombre tableau de l'avenir de l'humanité en mettant au jour le déséquilibre qui, à terme, pourrait apparaître entre l'accroissement de la population et l'augmentation des subsistances, on constate que l'école anglaise, bien que libérale, semble se complaire à remettre en cause ces deux fondements du libéralisme: l'ordre naturel et l'harmonie. La théorie de la rente de Ricardo - et les généralisations à toute l'activité économique que l'on peut en tirer - est donc bien le poignard planté dans le cœur de la doctrine libérale. Si Ricardo a raison, si les individus, les intérêts, les métiers, les classes, sont éternellement en opposition; si le conflit, la contradiction, la lutte, dominent - et minent - les relations économiques; s'il est écrit à l'avance que propriétaires et fermiers, capitalistes et travailleurs, agriculteurs et industriels, campagnards et citadins, sont voués par un implacable destin à s'affronter, c'en est fini, et à tout jamais, de la belle harmonie des lois naturelles, de l'accession progressive de l'humanité au mieux-être, de l'ordre spontané et juste qui jaillit du libre jeu des grandes lois économiques, bref, des effets bénéfiques de la fameuse main invisible d'Adam Smith. De plus, ce rude coup est imprudemment porté par l'un des pères du libéralisme économique, l'un des géants de l'école classique anglaise, l'un des admirateurs d'Adam Smith: David Ricardo. Ce dernier, qui ne visait, à travers la rente, que les propriétaires fonciers anglais de son siècle, en arrive à ébranler tout l'édifice libéral. Et tandis qu'en Angleterre le libéralisme verse ainsi dans le pessimisme, en France, la réalité politique va dans la même direction. Le développement de l'industrialisation, la paupérisation croissante des masses, la montée en puissance des école socialistes, l'année 1848, avec sa Révolution de février et son insurrection populaire de juin, tout cela, qui met en relief les conflits, les luttes, les déchirements, ne donne-t-il pas raison aux Anglais? Ainsi, théorie pessimiste anglaise et réalités sociales françaises paraissent converger pour mettre à mal - et avec quelle vigueur! -la thèse de l'harmonie des intérêts économiques.
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On comprend que l'âme combattante d'un Frédéric Bastiat ait ftémi devant de tels sacrilèges. D'où son projet de riposter sur le terrain même des Anglais: celui de la théorie économique. C'est tout le propos, toute l'ambition, toute la fmalité, de ses Harmonies économiques.
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CHAPITRE XXVI: BIENFAITS
DE LA CONCURRENCE
Bastiat en convient: oui, la rente, telle que l'a décrite Ricardo, existe. Non, elle n'est pas limitée à la propriété foncière. Oui, elle apparaît dans de nombreux autres domaines. TI va même plus loin que Ricardo. TI considère qu'un inventeur qui réalise une innovation technique lui permettant de disposer à son seul profit des bienfaits d'une force naturelle jouit aussi, lors de l'exploitation de son nouveau procédé, d'une rente. En d'autres termes, il a pu, grâce à son invention, abaisser considérablement les coûts de revient de ses produits par rapport à ceux de ses concurrents, ce qui lui procure une véritable rente. Mais ce que Ricardo n'a pas vu, n'a pas saisi, n'a pas compris, c'est que face à la rente se dresse une puissance compensatrice et équilibrante, une loi naturelle indestructible, un mécanisme d'égalisation qui va arracher la rente des mains de son propriétaire pour la faire tomber dans celles des consommateurs. Et cette puissance, cette loi, ce mécani sme, ce ressort qui va rétablir l'harmonie, l'équilibre, la justice, s'appelle LA CONCURRENCE. Et Bastiat explique longuement sa pensée dans le passage suivant: «Une autre circonstance, dit-il, qui place certains hommes dans une situation favorable et exceptionnelle quant à la rémunération, c'est la connaissance exclusive des procédés par lesquels il est possible de s'emparer des agents naturels. Ce qu'on nomme une invention est une conquête du génie humain. TI faut voir comment ces bel1es et pacifiques conquêtes, qui sont, à l'origine, une source de richesses pour ceux qui les font, deviennent bientôt, sous l'action de la Concurrence, le patrimoine commun et gratuit de tous les hommes. « Les forces de la nature appartiennent bien à tout le monde. La gravitation, par exemple, est une propriété commune; elle
nous entoure, elle nous pénètre, elle nous domine: cependant, s'il n'y a qu'un moyen de la faire concourir à un résultat utile et déterminé, et qu'un homme qui connaisse ce moyen, cet homme pourra mettre sa peine à haut prix...n sera parvenu, par exemple, à anéantir les neuf dixièmes du travail nécessaire pour produire l'objet x. Mais x a actuellement un prix courant déterminé par la peine que sa production exige selon la méthode ordinaire. L'inventeur vend x au cours; en d'autres termes, sa peine lui est payée dix fois plus que celle de ses rivaux. C'est là la première phase de l'invention. « Remarquons d'abord qu'elle ne blesse en rien la justice. n est juste que celui qui révèle au monde un procédé utile reçoive sa récompense: A chacun selon sa capacité... «Cependant l'invention entre dans sa seconde phase, celle de l'imitation. n est dans la nature des rémunérations excessives d'éveiller la convoitise. Le procédé nouveau se répand, le prix de x va toujours baissant, et la rémunération décroît aussi, d'autant plus que l'imitation s'éloigne de l'époque de l'invention... « Enfin l'invention parvient à sa troisième phase, à sa période définitive, celle de la diffusion universelle, de la communauté, de la gratuité; son cycle est parcouru lorsque la Concurrence a ramené la rémunération des producteurs de x au taux général et normal de tous les travaux analogues. Alors les neuf dixièmes de la peine épargnée par l'invention, dans l'hypothèse, sont une conquête au profit de l'humanité entière... «La Concurrence fait tomber dans le domaine de la communauté et de la gratuité et les forces naturelles et les procédés par lesquels on s'en empare. »1 En clair, l'exploitation abusive au profit d'une seule personne ou d'une seule classe, d'une force naturelle qui appartient à tous - ce qui est proprement la définition de la rente - n'a qu'une durée limitée. La concurrence est là qui veille et qui, à terme, en faisant disparaître la rente, va rétablir l'équilibre. A condition, évidemment, que la concurrence ne soit ni limitée, ni bridée. D'où l'importance, une fois encore, de la liberté. Car, pour Frédéric Bastiat, «concurrence, c'est liberté ». Pour mieux illustrer cette démonstration capitale dans la doctrine de Bastiat et, au-delà, dans la théorie libérale, prenons un exemple contemporain. Remplaçons le produit x par le micro-ordinateur Macintosh inventé au début des années 1980 par la firme américaine Apple. Quelle était la nature de cette invention qui a bouleversé le monde de l'informatique? n s'agissait, comme le proclamait la publicité de l'époque, d'ap1
BASTIAT F., Harmonies
économiques,
156
op. cit., p.306-307-308.
prendre l'homme à l'informatique en dotant le micro-ordinateur d'une interface graphique, conviviale, intuitive, ce qui autorisait un dialogue aisé, concret, visuel, entre l'homme et la machine. Cela était obtenu à partir d'icônes représentant les diverses opérations dont l'ordinateur était capable. Véritable « code de la route» permettant de conduire le micro-ordinateur pratiquement sans apprentissage et, en tout cas, sans fatigue. Cette géniale invention consistait donc à capter une force naturelle la puissance de l'image sur l' œil et le cerveau humain - pour la mettre au service d'un produit commercial nouveau. Première étape conforme à la description de Bastiat: le succès de cette découverte procure une véritable rente - tout à fait légitime - aux inventeurs. Mais voici que cette rente attire des convoitises. L'invention entre dans sa seconde phase, celle de l'imitation. Ici, l'imitation, c'est-à-dire la concurrence, se présente sous les traits de la firme Microsoft. Enfin, troisième phase: la généralisation à tous les microsordinateurs de l'interface graphique et sa diffusion universelle. La concurrence arrache alors à Apple sa rente de situation pour en faire profiter tous les consommateurs. Le micro-ordinateur à interface graphique, qui était très cher au moment de son apparition est devenu, moms de cinq ans plus tard, un produit généralisé, banalisé, bon marché. Pour le plus grand profit des consommateurs, c'est-à-dire de la communauté. Dans la théorie de la rente foncière de Ricardo que nous avons évoquée dans le chapitre précédent, c'est l'ouverture des frontières aux blés étrangers - donc toujours la concurrence qui entraîne la baisse du prix intérieur du blé et, en conséquence, fait tomber la rente des mains du propriétaire dans celles du consommateur. Ainsi, pour Bastiat, la concurrence « est une des branches de la grand loi de la solidarité humaine ». Si l'intérêt personnel nous porte à monopoliser le progrès, à nous trouver des situations confortables de rente, une force humanitaire aussi puissante que l'intérêt personnel, et qui s'appelle la concurrence, arrache et la rente et le progrès des mains de l'individualité pour les faire passer dans celles de la collectivité. Ces deux forces - intérêt personnel d'un côté, concurrence de l'autre que l'on est en droit de critiquer quand on les considère isolément « constituent dans leur ensemble, par le jeu de leurs
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combinaisons, l'Harmonie sociale ».1 Conclusion: Ricardo, Malthus, Marx, les socialistes, les communistes, se trompent et nous trompent. L'antagonisme, l'affrontement, le conflit, l'injustice, ne constituent nullement la vérité des rapports économiques. L'antagonisme n'est qu'une apparence. Ou une vue incomplète des choses. Ou une moitié de vérité. La vérité complète réside dans l'harmonie.
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BASTIAT F., Harmonies
économiques,
158
op.cit., p.299.
CHAPITRE XXVII: SEUL LE CONSOMMATEUR INCARNE L'INTÉRÊT GÉNÉRAL
S'il existe des situations de rente dans toute l'économie, et non seulement dans l'agriculture, ce que ne conteste nullement Frédéric Bastiat, c'est donc, selon lui, le consommateur qui en est le bénéficiaire final, grâce à l'action bienfaisante de la concurrence qui arrache la rente des mains de l'individu pour la faire glisser dans celles de la collectivité. Dans tous les écrits de Bastiat - livres, pamphlets, sophismes, articles de journaux - on rencontre le consommateur. Et en bonne place: la première. Cela s'explique. Selon lui, le consommateur est la finalité - la cause finale, aurait dit Aristote de toute l'économie. n en est le chef d'orchestre, l'aimant, l'aboutissement. Tout s'organise en fonction de lui. Tout est attiré par lui. Tout aboutit à lui. n existe là un aspect du système de Bastiat qui vaut qu'on s'y attarde. Car il constitue peut-être son apport le plus original à la science économique de son temps. En tout cas, c'est l'un des versants de son oeuvre qui demeure le plus actuel. Le consommateur, chez Bastiat, est un personnage à trois dimensions: - Une dimension économique car il personnifie la demande qui est, pour Bastiat, le ressort principal de la création des richesses. - Une dimension sociale car le consommateur est le seul agent économique à incarner l'intérêt général, tous les autres ne représentant que des intérêts particuliers. - Une dimension morale car si une économie doit se moraliser elle ne peut le faire que par l'éducation du consommateur. C'est lui - et lui seul - qui tient dans ses mains le destin moral de la société.
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Si la demande est le ressort principal de la création des richesses, c'est parce que toute la vie économique repose sur le désir. Et Bastiat d'écrire: «La demande (qui implique les moyens de rémunération) détermine tout: la direction du capital et du travail, la distribution de la population, la moralité des professions, etc. C'est que la demande répond au Désir, tandis que l'offre répond à l'Effort. Le Désir est raisonnable ou déraisonnable, moral ou immoral. L'Effort, qui n'est qu'un effet, est moralement neutre ou n'a qu'une moralité réfléchie. «La demande ou consommation dit au producteur :«Fais ceci pour moi ». Le producteur obéit à l'impulsion d'autrui. »1 Rappelons-nous que pour Bastiat l'humanité baigne dans le besoin et le désir. Or, qu'est-ce que des besoins et des désirs, sinon de la demande virtuelle, en grande quantité, qui attend l'occasion de se révéler? La demande, en économie, est donc préexistante. Sur ce dernier point, il existe une importante différence entre Frédéric Bastiat et son maître Jean-Baptiste Say. Pour Say, le producteur est le personnage central de la scène économique. D'où la belle figure qu'il brosse du chef d'entreprise. Pour lui, la production est donc première. L'économie de Say est une économie de l'offre, alors que celle de Bastiat est une économie de la demande. La lutte de Bastiat contre le protectionnisme; le spectacle qu'il avait sous les yeux - et qu'il a constamment dénoncé - de producteurs réclamant la protection de l'Etat pour fortifier leurs privilèges; les prix intérieurs maintenus artificiellement à un niveau élevé grâce à des droits de douane qui découragent l'importation : tout cela a sans doute fortement influencé son jugement sur les places respectives de la production et de la consommation dans l'ordre social. Selon lui, la vérité économique se trouve donc du côté du consommateur. En voici les raisons: «Si nous consultons notre intérêt personnel, nous reconnaissons distinctement qu'il est double. Comme vendeurs, nous avons intérêt à la cherté, et par conséquent à la rareté; comme acheteurs, au bon marché, ou, ce qui revient au même, à l'abondance des choses. Nous ne pouvons donc point baser un raisonnement sur l'un ou l'autre de ces intérêts avant d'avoir reconnu lequel des deux coïncide et s'identifie avec l'intérêt général et permanent de l'espèce humaine... «En tant que producteurs, il faut bien en convenir, chacun de nous fait des vœux antisociaux. Sommes-nous vignerons? I
BASTIAT F., Harmonies économiques, op. cit., p.349-350. 160
nous serions peu tachés qu'il gelât sur toutes les vignes du monde, excepté sur la nôtre: c'est la théorie de la disette... Les producteurs, en tant que tels, ont des vues antisociales... TIsuit de là que, si les vœux secrets de chaque producteur étaient réalisés, le monde rétrograderait rapidement vers la barbarie. La voile proscrirait la vapeur, la rame proscrirait la voile, et devrait bientôt céder les transports au chariot, celui-ci au mulet, et le mulet au porte-balle. La laine exclurait le coton, le coton exclurait la laine, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la disette de toutes choses eût fait disparaître l'homme même de dessus la surface du globe. « Si nous venons maintenant à considérer l'intérêt immédiat du consommateur, nous trouverons qu'il est en parfaite harmonie avec l'intérêt général, avec ce que réclame le bien-être de l'humanité. Quand l'acheteur se présente sur le marché, il désire le trouver abondamment pourvu. Que les saisons soient propices à toutes les récoltes; que des inventions de plus en plus merveilleuses mettent à sa portée un plus grand nombre de produits et de satisfactions; que le temps et le travail soient épargnés; que les distances s'effacent; que t'esprit de paix et de justice permette de diminuer le poids des taxes; que les barrières de toute nature tombent; en tout cela, l'intérêt immédiat du consommateur suit parallèlement la même ligne que J'intérêt public bien entendu. TIpeut pousser ses vœux secrets jusqu'à la chimère, jusqu'à l'absurde, sans que ses vœux cessent d'être humanitaires. TIpeut désirer que le vivre et le couvert, le toit et le foyer, l'instruction et la moralité, la sécurité et la paix, la force et la santé s'obtiennent sans efforts, sans travail et sans mesure, comme la poussière des chemins, l'eau du torrent, l'air qui nous environne, la lumière qui nous baigne, sans que la réalisation de tels désirs soit en contradiction avec le bien de la société.. . « TIsuit de là : «Que consulter exclusivement l'intérêt immédiat de la production, c'est consulter un intérêt antisocial. « Que prendre exclusivement pour base l'intérêt immédiat de la consommation, ce serait prendre pour base l'intérêt général.»l Enfin, dernier aspect qui s'ajoute à toutes les considérations précédentes: le consommateur a une fonction morale déterminante. «Un peuple futile, constate Bastiat, provoque toujours des industries futiles, comme un peuple sérieux fait naître des industries sérieuses. Si l'humanité se perfectionne, ce n'est pas 1
BASTIAT F., Œuvres économiques, op. cit., p.104-105-106. 161
par la moralisation du producteur, mais par celle du consommateur... TIincombe à celui qui manifeste le désir et fait la demande d'en assumer les conséquences utiles ou funestes, et de répondre devant la justice de Dieu, comme devant les opinions des hommes, de la direction bonne ou mauvaise qu'il a imprimée au travail. » Conclusion: « Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place, on voit que la consommation est la grande fin de l'économie politique; que le bien et le mal, la moralité et l'immoralité, les harmonies et les discordances, tout vient se résoudre dans le consommateur, car il représente l'humanité. »1 Frédéric Bastiat n'a jamais varié sur ce sujet. Dès 1844, dans l'article qui l'avait rendu célèbre, il avait fustigé la Protection dont le résultat est de spolier le consommateur. Souvenons-nous de son apostrophe: «Protection, c'est spoliation! » En 1846, dans le manifeste de l'Association pour la liberté des échanges qu'il venait de créer, il avait proclamé: « La cause de l'intérêt général se confond partout et sous tous les aspects, avec celle du Public consommateur. » En 1849, dans son livre sur les Harmonies économiques, il identifie le consommateur à l'humanité. Enfm, en 1850, sur son lit de mort, l'une de ses dernières paroles à l'un de ses disciples sera: «TI faut traiter l'économie politique au point de vue des consommateurs. »
I
BASTIAT F., Harmonies
économiques
162
op. cit., p.353-354.
CHAPITRE XXVIII: BASTIAT ET LE PROBLEME
SOCIAL
Si les Harmonies économiques sont d'abord une réponse à toutes les écoles qui prétendent que les rapports économiques reposent sur l'antagonisme, l'affrontement, la force, l'injustice, le conflit, elles ne sont pas que cela. Le livre traite aussi la grande, la grave question du problème
social
- ainsi
disait-on
du temps de Bastiat -, en d'autres termes, les conséquences humaines et sociales de la révolution industrielle. Rappelons ici que c'est entre 1830 et1850, donc au cœur de la période active de Bastiat, que la France change de physionomie et entre dans une ère nouvelle. Si certains historiens de l'économie, aujourd'hui, se refusent à parler de révolution précisément
industrielle
datée dans le temps
- au
- pour
sens de rupture brutale et se rallier
à la thèse d'une
évolution lente et progressive au terme de laquelle la France serait devenue industrielle, le problème social, lui, est bien une rupture profonde dans les modes de vie et il peut être identifié à travers une série d'événements qui en marquent la naissance, en jalonnent la croissance, en soulignent l'explosion. Nous n'en retiendrons que quatre, mais suffisamment explicites - on dirait aujourd'hui médiatiques - pour manifester au grand jour la naissance, puis la croissance, d'un tel problème:
- En
1831 éclate la révolte des canuts lyonnais. Ils ont inscrit
sur leur drapeau noir, qui est leur signe de ralliement, cette phrase terrible: « Vivre libres en travaillant ou mourir en combattant. »1 Commentant cette révolte, l'économiste Michel Chevalier écrit: « Ces événements ont changé le sens du mot politique; ils l'ont élargi. Les intérêts du travail sont décidément I
DOLLEANS E., Histoire du mouvement ouvrier, Armand Colin, Paris, 1957, tome I, p.78.
entrés dans le cercle politique et vont s'étendre de plus en plus. »1 - En 1833 se déroule la grève des mineurs d'Anzin, encore appelée par les historiens: «L'émeute des quatre sous», qui révèle la profonde misère de ces travailleurs. - En 1840, après plusieurs années d'enquête, Villermé édite son tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans le textile. Ce travail lui a été demandé par l'Académie des sciences morales et politiques. Inquiète des mouvements ouvriers qui ont eu lieu durant les années précédentes, elle souhaite constater aussi exactement que possible l'état de la classe ouvrière. Villermé, médecin et statisticien, va donc enquêter sur la condition ouvrière «sans l'humilier». Faites notamment à Roubaix, Lille, Amiens, ses observations se révèlent accablantes et aboutissent, en mars 1841, à l'une des premières lois sociales: celle limitant à huit heures par jour le travail des enfants de huit à douze ans. - Enfin, en 1849, à la tribune de la Constituante, Victor Hugo prononce son retentissant discours sur les caves de Lille, qu'il a tenu à visiter lui-même et dont il revient bouleversé. A des parlementaires en partie sceptiques et hostiles il décrit « les plaies saignantes de ce Christ qu'on appelle le peuple ». Après avoir fustigé une Assemblée indifférente et inefficace - « vous êtes le néant attendant le chaoS» - il conclut: «Marchons résolument, marchons droit à cette redoutable question du paupérisme qui contient toutes les difficultés sociales... Oui, c'est la grande question, c'est la vraie, j'ai presque dit: c'est la seule. C'est la sombre énigme du présent et de l'avenir. »2 On ne sait pas si Bastiat assistait à cette mémorable séance d'une Assemblée dont il était membre. Toujours est-il que, dès la première page de ses Harmonies économiques, il partage l'angoisse de Hugo. «TI a pu être de mode, pendant un temps, écrit-il, de rire de ce qu'on appelle le problème social, et, il faut le dire, quelquesunes des solutions proposées ne justifiaient que trop cette hilarité railleuse. Mais, quant au problème lui-même, il n'a certes rien de risible; c'est l'ombre de Banquo au banquet de Macbeth, seulement ce n'est pas une ombre muette, et, d'une voix formidable, elle crie à la société épouvantée: Une solution ou la mort! »3 A l'époque de Bastiat, le problème social présente donc 1
DROZ J., Histoire générale du socialisme,
PUF, Paris, 1979, tome 1, p.361.
2 HUGO V., Œuvres politiques complètes, Pauvert, Paris, 1964, p.t59. 3 BASTIAT F., Harmonies économiques, op. cit., p.t. 164
plusieurs composantes: - Une composante historique. Tous les observateurs, tous les enquêteurs, reconnaissent qu'il se passe quelque chose dans la société française qui semble avoir un rapport direct avec le processus d'industrialisation. Et qui s'aggrave et s'accélère avec lui. - Une composante individuelle. C'est le problème de la misère. Les réponses classiques par la charité, l'assistance ou la philanthropie ne suffisent plus à l'endiguer. - Une composante de classe. C'est en cela que réside la nouveauté. Elle apparaît au tournant des années 1830. Des conditions de travail uniformes s'appliquent à des masses de plus en plus importantes et créent des attitudes, des comportements, des réflexes, des solidarités communes. - Une composante de science économique. Quelles analyses et quelles réponses l'économie politique en plein essor peut-elle appliquer au problème social? - Une composante idéologique. TI est évident que l'analyse du problème social et les solutions à lui apporter seront différentes selon que les intérêts, comme l'écrit Bastiat, sont naturellement harmoniques ou, au contraire, antagoniques. Dans le premier cas, il faudra demander la solution à la liberté, dans le second, à la contrainte. La réponse de Bastiat, qui est aussi celle du libéralisme économique, s'organise en quatre points: 1°/ L'association du capital et du travail. 2°/ L'augmentation continue des gains de productivité pour accroître la part des salaires. 3°/ La mise en place de divers dispositifs (secours mutuels, caisses de retraites) destinés à restreindre la part d'aléatoire qui subsiste dans le salariat. 4°/ La responsabi1isation forte des salariés pour qu'ils gèrent eux-mêmes les dispositifs précédents, car en confier la gestion à l'Etat aboutirait, à terme, à une véritable catastrophe économique et morale. Pour Bastiat, la condition de salarié n'est nullement humiliante ou dégradante. Au contraire, il considère que le salariat résulte d'une évolution économique et sociale positive qui s'explique comme suit: Les hommes sont divers. Si certains aiment et recherchent le risque, l'imprévu, voire l'aventure, beaucoup préfèrent la sécurité, la stabilité. Dans l'activité économique, le salaire, c'està-dire la rémunération fixe et assurée, procure cette sécurité. Si bien qu'au fil du temps la vie productive s'est organisée autour 165
de deux pôles: d'un côté, le capital, qui assume les risques de l'entreprise économique, avec ses bonnes et ses mauvaises années, avec ses pertes et ses profits, mais qui, en compensation des risques courus, demande à commander et à diriger. De l'autre côté, le salarié, qui, ne participant aucunement aux risques, dispose d'un revenu fixe, assuré et stable mais qui, en contrepartie de cette sécurité, abandonne la direction au capital. Pour Bastiat, l'association du capital et du travail sur ces bases est juste, équilibrée, harmonique: « C'est une tendance naturelle aux hommes, écrit-il, - et par conséquent cette tendance est favorable, morale, universelle, indestructible, - d'aspirer à la sécurité relativement aux moyens d'existence, de rechercher la fixité, de fuir l'aléatoire...Aussi serait-il difficile de trouver, dans l'enfance des sociétés, quelque chose qui ressemble à des traitements, des appointements, des gages, des salaires, des revenus, des rentes, des intérêts, des assurances, etc., toutes choses qui ont été imaginées pour donner de plus en plus de fixité aux situations personnelles, pour éloigner de plus en plus de l'humanité ce sentiment pénible: la terreur de l'inconnu en matière de moyens d'existence. «Et vraiment, le progrès qui a été fait dans ce sens est admirable, bien que l'accoutumance nous ait tellement familiarisés avec ce phénomène qu'elle nous empêche de l'apercevoir... « Cet arrangement est certainement un progrès. Pour en être convaincu, il suffit de savoir qu'il se fait librement, du consentement des deux parties, ce qui n'arriverait pas s'il ne les accommodait toutes deux. Mais il est aisé de comprendre en quoi il est avantageux. L'une y gagne, en prenant tous les risques de l'entreprise, d'en avoir le gouvernement exclusif; l'autre, d'arriver à cette fixité de position si précieuse aux hommes. Et quant à la société, en général, elle ne peut que se bien trouver de ce qu'une entreprise, autrefois tiraillée par deux intelligences et deux volontés, va désormais être soumise à l'unité de vues et d'action... Le Capital prendra la charge de tous les risques et la compensation de tous les profits extraordinaires, tandis que l'autre partie, le Travail, s'assurera les avantages de la fixité. Telle est l'origine du Salaire. »1 Le salariat d'une part, l'association du capital et du travail de l'autre, sont donc des tendances naturelles et indestructibles. Cela satisfait toutes les parties sans blesser l'intérêt général. « Là donc, constate Bastiat, où la fausse science ne manque jamais de trouver des oppositions, la vraie science arrive I
BASTIAT F., Harmonies économiques, op. cit., p.379 à 383.
166
toujours à l'identité. »1 Et l'association du capital et du travail est d'autant plus nécessaire que c'est elle qui permet les gains de productivité, lesquels entraîneront l'augmentation des salaires. A ce point de sa démonstration, Bastiat rappelle constamment que le capital, ce n'est pas de l'argent. Ce sont des machines, des outils, bref, des instruments destinés à dompter les forces naturelles pour les mettre au service de l'homme et augmenter ainsi constamment la quantité de richesses produite par une heure de travail. C'est ce que Bastiat, dans son vocabulaire, veut signifier quand il écrit que le capital fait baisser, dans un produit, la part d'utilité onéreuse (qui provient du travail, donc de l'effort) et fait croître la part d'utilité gratuite (qui vient de l'utilisation intelligente, par les machines, des forces naturelles). Grâce au capital, l'heure de travail devient donc de plus en plus productive. Bastiat est l'un des économistes qui a le mieux perçu, au début de l'industrialisation, le mécanisme de ce que l'on appelle aujourd'hui la productivité. Dans tous ses écrits, et surtout dans ses Harmonies, il en possède une claire vision. Il en discerne toutes les extraordinaires conséquences. C'est là encore une réponse à Ricardo, à Malthus, à tous ceux qui croyaient, à l'époque, que la limitation de la production des subsistances allait bloquer le processus de développement des sociétés et qui n'avaient pas perçu que l'agriculture, elle aussi, comme les autres secteurs, serait capable d'une fantastique productivité. Si bien que Bastiat avait raison d'écrire qu'une heure de travail donnerait, grâce au capital et à son accumulation, de plus en plus de satisfactions, c'est-à-dire de richesses. TI exprime tout cela dans le chapitre Des salaires des Harmonies économiques quand il écrit: «Qu'on se rappelle l'évolution nécessaire de la production: l'utilité gratuite se substituant incessamment à l'utilité onéreuse; les efforts humains diminuant sans cesse pour chaque résultat, et, mis en disponibilité, s'attaquant à de nouvelles entreprises; chaque heure de travail correspondant à une satisfaction toujours croissante. Comment de ces prémisses ne pas déduire l'accroissement progressif des effets utiles à répartir, par conséquent l'amélioration soutenue des travailleurs, et par conséquent, encore une progression sans fin dans cette amélioration? « Car ici, l'effet devenant cause, nous voyons le progrès non seulement marcher, mais s'accélérer par la marche... En effet, de I
Ibid., p.383.
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siècle en siècle, l'épargne devient plus facile, puisque la rémunération du travail devient plus féconde. Or l'épargne accroît les capitaux, provoque la demande des bras et détermine l'élévation des salaires. L'élévation des salaires, à son tour, facilite l'épargne et la transformation du salarié en capitaliste. TIy a donc entre la rémunération du travail et l'épargne une action et une réaction constantes, toujours favorables à la classe laborieuse, toujours ap'pliquées à alléger pour elle le joug des nécessités urgentes. » I La productivité, en augmentant le salaire, augmente donc aussi l'épargne, laquelle augmente à son tour le capital dans une sorte de processus en boule de neige. Le capital est donc une sorte de bienfaiteur de l'humanité. « Le capital, souligne Bastiat, travaille depuis le commencement à affranchir les hommes du joug de l'ignorance, du besoin, du despotisme. Effrayer le Capital, c'est river une triple chaîne aux bras de l'Humanité... Capitaliser c'est préparer le vivre, le couvert, l'abri, le loisir, l'instruction, l'indépendance, la dignité aux générations futures... S'il y a de la sociabilité morale dans la formation du capital, il n'yen a pas moins dans son action. Son effet propre est de faire concourir la nature; de décharger l'homme de ce qu'il y a de plus matériel, de plus musculaire, de plus brutal dans l'œuvre de la production. »2
xxx Si le salaire, par sa fixité, permet aux travailleurs d'accéder à la sécurité, Bastiat n'ignore pas qu'il demeure de l'aléatoire dans le salariat. Cet aléatoire possède deux aspects principaux: le chômage et les vieux jours. Pour y faire face, Bastiat soutient deux initiatives: les sociétés de secours mutuels et les caisses de retraites qui, en recueillant des fonds payés volontairement pendant les périodes de travail, permettront de faire face au chômage et à la retraite. Mais les sociétés de secours mutuels et les caisses de retraites doivent reposer sur deux principes: la liberté d'une part, la responsabilisation forte des salariés de l'autre, pour qu'ils gèrent eux-mêmes ces deux institutions. En confier la gestion à l'État serait, pour Bastiat, une véritable catastrophe. Et il développe sa pensée dans un passage extraordinairement prémonitoire qui vaut d'être cité en entier tellement il I
BASTIAT F., Harmonies économiques, op. cil., pAOI -402.
2 BASTIAT F., Harmonies
économiques,
168
p.204-210-211.
demeure d'actualité. « Supposez, explique-t-il, que le gouvernement intervienne. TIest aisé de deviner le rôle qu'il s'attribuera. Son premier soin sera de s'emparer de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser, et pour colorer cette entreprise, il promettra de les grossir avec des ressources prises sur le contribuable. «çar, dira-t-il, n'est-il pas bien naturel et bien juste que l'Etat contribue à une œuvre si grande, SI généreuse, si philanthropique, si humanitaire?» Première injustice: faire entrer de force dans la société, et par le côté des cotisations, des citoyens qui ne doivent pas concourir aux répartitions de secours. Ensuite, sous prétextes d'unité, de solidarité, (que sais-je?) il s'avisera de fondre toutes les associations en une seule soumise à un règlement uniforme. «Mais, je le demande, que sera devenue la moralité de l'institution quand sa caisse sera alimentée par l'impôt; quand nul, si ce n'est quelque bureaucrate, n'aura intérêt à défendre le fonds commun; quand chacun, au lieu de se faire un devoir de prévenir les abus, se fera un plaisir de les favoriser; quand aura cessé toute surveillance mutuelle, et que feindre une maladie ce ne sera autre chose que jouer un bon tour au gouvernement? Le gouvernement, il faut lui rendre cette justice, est enclin à se défendre; mais ne pouvant plus compter sur l'action privée, il faudra bien qu'il y substitue l'action officielle. TInommera des vérificateurs, des contrôleurs, des inspecteurs. On verra des formalités sans nombre s'interposer entre le besoin et le secours. Bref, une admirable institution sera, dès sa naissance, transformée en une branche de police. «L'Etat n'apercevra d'abord que l'avantage d'augmenter la tourbe de ses créatures, de multiplier le nombre des places à donner, d'étendre son patronage et son influence électorale. TIne remarquera pas qu'en s'arrogeant une nouvelle attribution, il vient d'assumer sur lui une responsabilité nouvelle, et, j'ose le dire, une responsabilité effrayante. Car bientôt qu'arrivera-t-il ? Les ouvriers ne verront plus dans la caisse commune une propriété qu'ils administrent, qu'ils alimentent, et dont les limites bornent leurs droits. Peu à peu, ils s'accoutumeront à regarder le secours en cas de maladie ou de chômage, non comme provenant d'un fonds limité préparé par leur propre prévoyance, mais comme une dette de la Société. Ils n'admettront pas pour elle l'impossibilité de payer, et ne seront jamais contents des répartitions. L'Etat se verra contraint de demander sans cesse des subventions au budget. Là, rencontrant l'opposition des commissions de finances, il se trouvera engagé dans des difficultés inextricables. Les abus iront toujours 169
croissant, et on en reculera le redressement d'année en année, comme c'est l'usage, jusqu'à ce que vienne le jour d'une explosion. Mais alors on s'apercevra qu'on est réduit à compter avec une population qui ne sait plus agir par elle-même, qui attend tout d'un ministre ou d'un préfet, même la subsistance, et dont les idées sont perverties au point d'avoir perdu jusqu'à la notion du Droit, de la Propriété, de la Liberté et de la Justice. »1 Ce passage se passe de commentaire. TImontre un autre aspect méconnu de Frédéric Bastiat: son étonnante clairvoyance. N'annonce-t-il pas, cent cinquante-cinq ans à l'avance, ce que nous appelons aujourd'hui le déficit de la Sécurité sociale?
I
BASTIAT F., Harmonies économiques, op. cil., p.390-391. 170
CHAPITRE XXIX: LA MORT
Les derniers mois de Frédéric Bastiat vont être troublés par une grave accusation de plagiat proférée publiquement contre lui par un économiste américain: Henri-Charles Carey. De huit ans plus âgé que Bastiat, fils d'un Irlandais émigré en Amérique, véhémentement anti-Anglais, Carey est un économiste qui, dans le domaine des idées, présente de nombreuses affinités avec Bastiat. Comme lui, il est d'un optimisme à toute épreuve. Comme lui, il combat la théorie de la rente de Ricardo, mais sur un autre terrain que celui de l'économiste français. Carey, qui observe ce qui se passe en Amérique, nation de pionniers, considère que dans un pays neuf l'homme met d'abord en culture les terres les plus médiocres, parce qu'elles sont les plus accessibles et demandent de moindres efforts, et non les terres les plus feniles comme l'affirme Ricardo. En effet, les terres les plus fertiles sont celles qui sont couvertes de forêts ou de marécages et, pour les mettre en exploitation, il faut d'abord se livrer à un long et pénible travail de défrichage et d'assèchement. De telles terres sont donc mises en culture en dernier et non en premier, ce qui ruine à la base la théorie de la rente de Ricardo. Au demeurant, Carey est lui aussi un adversaire résolu de Ricardo. « Le système de Ricardo, écrit-il, est un système de discorde... Sa tendance, c'est de créer l'inimitié entre les classes et les nations... Son livre est le véritable manuel des démagogues qui aspirent au pouvoir par la confiscation de la terre, la guerre et le pillage. »1 Mais surtout Carey, comme Frédéric Bastiat, défend la thèse de l'harmonie des intérêts économiques. Mieux: il se considère I
Karl MARX, Œuvres complètes, Op.cil., p.9.
comme « l'inventeur» de cette idée et c'est sur ce point précis qu'il accuse Bastiat de plagiat. Dans une lettre datée du 31 août 1850 et que publie le Journal des Economistes, il écrit, à propos de Bastiat: « TIm'a suivi, mon livre en main et il a adopté toutes mes doctrines; il les a illustrées par les faits que je lui ai fournis, et maintenant il les a publiés comme siennes. » L'accusation est grave. Bastiat y répond le 8 décembre 1850, soit seize jours avant de mourir. « Mon livre, dit-il, est entre les mains du public. Je ne crains pas qu'il se rencontre une seule personne qui, après l'avoir lu, dise: «Ceci est l'ouvrage d'un plagiaire. » Une lente assimilation, fruit des méditations de toute ma vie, s'y laisse trop voir, surtout si on le rapproche de mes autres écrits. Mais qui dit assimilation avoue qu'il n'a pas tout tiré de sa propre substance. Oh! oui, je dois beaucoup à M. Carey; je dois à Smith, à Say, à Comte, à Dunoyer; je dois à mes adversaires; je dois à l'air que j'ai respiré; je dois aux entretiens intimes d'un ami de cœur, M. Félix Coudroy...C'est dire que je ne revendique pas le titre d'inventeur, à l'égard de l'harmonie. Je crois même que c'est la marque d'un petit esprit, incapable de rattacher le présent au passé, que de se croire inventeur de principes. Les sciences ont une croissance comme les plantes; elles s'étendent, s'élèvent, s'épurent. Mais quel successeur ne doit rien à ses devanciers ? En particulier l'harmonie des intérêts ne saurait être une invention individuelle. Eh quoi! n'est-elle pas le pressentiment et l'aspiration de l'humanité, le but de son évolution éternelle? Comment un publiciste oserait-il s'arroger l'invention d'une idée, qui est la foi instinctive de tous les hommes? » Que penser de cette querelle? Carey a publié trois livres dont un seul: Le passé, le présent, le futur est antérieur aux Harmonies économiques de Bastiat puisqu'il a paru en 1842. Son deuxième ouvrage: Les harmonies de l'intérêt est diffusé en 1850, donc un an après les Harmonies de Bastiat. Au demeurant, l'économiste français ne nie pas avoir lu Carey. 11reconnaît même qu'il lui doit beaucoup. Dans cette affaire, qui a terni les derniers jours de Bastiat et qui jette un doute sur l'originalité de son propos, on ne peut que regretter qu'il n'ait pas cru bon de citer ses sources. Mais il est vrai qu'accablé de tâches multiples et, surtout, pressé par la mort, Bastiat a écrit son dernier ouvrage, d'ailleurs inachevé, dans des conditions d'extrême rapidité. Ceci explique peut être cela. 172
Car la maladie qui le ftappe depuis plusieurs années s'aggrave à la fin de 1849 et au début de 1850. TIen fait confidence à son ami Cobden : «J'ai, dit-il, une grande inflammation et probablement des ulcérations à ces deux tubes qui conduisent l'air au poumon et les aHments à l'estomac. La question est de savoir si ce mal s'arrêtera ou fera des progrès. Dans ce dernier cas, il n'y aurait plus moyen de respirer ni de manger. » TI retourne à Eaux-Bonnes, dans cette station thermale des Pyrénées où il s'était rendu au cours des années précédentes et dont les eaux lui avaient été profitables. Mais cette fois rien n'y fait. A la fin de l'été de 1850 il ne peut plus parler. Alors, ses médecins l'envoient en Italie, Pise d'abord, Rome ensuite, mais le mal est là et ne le lâche plus. TIs'éteint le 24 décembre 1850 à Rome, à l'âge de 49 ans et 6 mois, dans la foi chrétienne. Quelques jours auparavant il avait déclaré: « J'ai pris la chose par le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne; je suis bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre humain. »1 Après sa mort, préfaçant l'édition de ses Oeuvres complètes, l'un de ses amis, R. de Fontenay, en fit le portrait suivant: « Frédéric Bastiat était de taille moyenne; mince et maigre, il était doué d'une force physique que son extérieur ne semblait pas annoncer; dans sa jeunesse, H passait pour le meilleur coureur du pays basque. Sa figure était agréable, la bouche extrêmement fine, l'œil doux et plein de feu sous un sourcil épais, le front carré largement encadré d'une forêt de longs cheveux noirs. Sa conversation était celle d'un homme qui comprend tout et qui s'intéresse à tout, vive, variée, sans prétention, colorée de l'accent comme de l'esprit méridional. Jamais il ne causait d'économie politique le premier, jamais non plus il n'affectait d'éviter ce sujet, quel que fût le rang ou l'éducation de son interlocuteur. Dans les discussions sérieuses, il était modeste, conciliant, plein d'aménité dans sa fermeté de convictions. Rien dans sa parole ne sentait le discours ou la leçon. En général, son opinion fmissait par entraîner l'assentiment général; mais il n'avait pas l'air de s'apercevoir de son influence. Ses manières et ses habitudes étaient d'une extrême simplicité. Comme les hommes qui vivent dans leurs pensées, il avait quelque chose souvent de naïf et de distrait: L. Leclerc l'appelait le La Fontaine I
BASTIAT F., Œuvres économiques, op. cil., p.44. 173
de l'économie politique. »1 Dans Le Journal des Economistes, c'est Gustave de Molinari qui, début 1851, rédige l'éloge funèbre de Bastiat: « L'Assemblée législative, écrit-il, perd en lui un modèle de probité et d'indépendance; la science, un charmant écrivain qui avait reçu le rare et précieux don d'en faire comprendre la grandeur et de la rendre populaire. La France et le mode entier, on peut le dire, perdent une de ces nobles et fécondes intelligences dont le caractère et les travaux consolent et honorent l'humanité. »2 Mais comment conclure cette biographie sans citer ce que ses adversaires eux-mêmes pensaient de Bastiat? En 1849, au début de la fameuse controverse sur le prêt à intérêt, Proudhon avait écrit ceci à son propos: « M. Bastiat est un écrivain tout pénétré de l'esprit démocratique; si l'on ne peut encore dire de lui qu'il est socialiste, à coup sûr c'est déjà plus qu'un philanthrope. La manière dont il entend et expose l'économie politique le place, sinon fort audessus, du moins fort en avant des autres économistes. M. Bastiat, en un mot, est dévoué corps et âme à la République, à la liberté, à l'égalité, au progrès; il l'a prouvé maintes fois avec éclat par ses votes à l'Assemblée nationale. » Jugement d'un adversaire honnête qui vaut mieux que de longs discours...
I BASTIAT F Œuvres économiques, op. cit., p.44. 2 Journal des conomistes, 15 février 1851.
E
174
CONCLUSION ACTUALITÉ ET VÉRITÉ DE FRÉDÉRIC BASTIAT
Au terme de cette biographie, une constatation s'impose, en guise de conclusion. Bastiat, c'est une vie courte: quarante-neuf ans, mais une activité publique encore plus fulgurante: six ans seulement! Et dans ces six ans, il brûle plusieurs vies: de pamphlétaire, d'économiste, de journaliste, de parlementaire, de pens~ur, d'écrivain. Depuis ce jour de 1844 où, dans Le Journal des Economistes, il se fait un nom par un seul article, jusqu'à cette veille de Noël 1850 où, épuisé, incapable de parler et de se nourrir, il s'éteint à Rome, ces six années le contiennent tout entier. Non que la période qui précède, lente maturation, n'ait son importance, mais ce sont ces six années-là qui stupéfient l'observateur. Elles sont un extraordinaire concentré de pensée et d'action. Si bien que l'on peut affmner que Bastiat, en défmitive, c'est moins une vie, une carrière, un destin, qu'une énergie. Cent cinquante ans après sa mort, cette énergie rayonne toujours. Et nous touche. D'où ces ultimes questions: Que reste-t-il aujourd'hui de son œuvre, de ses idées, de sa démarche? Par quels éléments de sa doctrine peut-il être qualifié de moderne? En quoi l'histoire économique qui s'est écoulée depuis sa mort jusqu'à nos jours lui a-t-elle donné raison? Si personne
ne conteste que la perfection
- donc
l'harmonie
complète - n'existe pas, que l'harmonie économique, comme l'écrit Bastiat, n'est pas perfection mais perfectionnement, la première interrogation qui se pose est celle-ci: des deux grands systèmes libéraux des origines, le système optimiste français et le système pessimiste anglais, quel est celui qui, au regard de l'histoire, s'est révélé le plus efficace pour produire des richesses?
L'école anglaise, on l'a vu, a donné naissance à une économie politique fondée sur le conflit et, en final, sur la lutte des classes: Karl Marx sort en ligne directe de Ricardo. L'aboutissement est connu: c'est l'échec tragique des économies étatisées. L'effondrement du régime soviétique, après des décennies de dictature et de privations, disqualifie à jamais cette voie qui n'est qu'une impasse. Est-ce à dire qu'avec l'ouverture des frontières, le développement du commerce mondial, la construction de l'Europe, la mondialisation des marchés, c'est l'école française (qui a continûment influencé la pensée économique américaine) qui refait aujourd'hui surface, sûre de ses analyses et de ses jugements? TIest vrai que nous sommes, en ce début du XXIème siècle, plus proches que jamais du libre-échange; il est vrai que les marchés sont rendus, si l'on peut dire, à leurs «lois naturelles »; il est vrai que le consommateur occupe dans la vie économique une place de choix; il est vrai que c'en est terminé de la colonisation et que les nations jadis conquérantes ont rendu les armes aux arguments de Say et de Bastiat; il est vrai que l'histoire, considérée sur une très longue période - celle qui va de 1830 à nos jours - donne tort aux sombres prédictions de Malthus et que la croissance économiAue, malgré les crises, a été continue; il est vrai que, partout, l'Etat tentaculaire est remis en cause dans les termes mêmes qu'employait Bastiat.l Et il est même vrai, enfin, que le libéralisme d'aujourd'hui éprouve la même difficulté à traiter efficacement ces nouvelles questions sociales qui s'appellent inégalité, chômage, précarité, que Say ou Bastiat à affronter les causes du paupérisme. A la lumière de ces constatations, on peut donc avancer que l'œuvre de Bastiat demeure d'actualité et pleine d'enseignements, sur cinq points principaux : - Le rôle déterminant de la liberté des échanges dans le processus de croissance économique. - La critique des empiétements de l'Etat dont la multiplication, si elle n'est pas maîtrisée, s'apparente à un cancer. - La place du consommateur - et à travers lui du bon marché comme finalité réelle de toute la démarche économique. - Le talent de présenter les mécanismes complexes de l'économie avec des dons extraordinaires de pédagogue, c'est-à-dire avec clarté et simplicité, et même plaisamment; des dons qui ont été salués par deux historiens de la pensée économique aussi différents que Charles Gide et Daniel Villey.
-
1 Sur la croissance économique de 1820 à nos jours, voir: MADDISON A., L'économie mondiale, 1820-1992, analyse et statistiques, OCDE (Etudes du centre de développement), Paris, 1995. 176
- Enfin et surtout, la volonté de combattre jusqu'à son dernier souffle le pessimisme de l'école libérale anglaise. XXX Que Bastiat soit d'abord l'homme, le chantre, l'apôtre du libre-échange, c'est une évidence. C'est même par là que ses ennemis l'attaquent quand ils le qualifient d'ultra. De son vivant, il n'aura pas vu triompher ses idées. La tempête de 1848 emporte, comme paille au vent, l'Association pour la liberté des échanges qu'il avait fondée avec tant de ténacité. Ce n'est que dix ans après sa mort, le 23 janvier 1860, que deux de ses amis, Michel Chevalier pour la France et Richard Cobden pour l'Angleterre, signeront le traité de commerce franco-britannique. TI sera suivi de démarches analogues avec la Belgique, l'Italie, l'Allemagne, la Suisse, l'Espagne, le Portugal, l'Autriche. Mais cette politique d'ouverture des frontières sera de courte durée. Devant le mécontentement des producteurs (là encore Bastiat avait vu juste) et sous l'influence de la crise, la France retournera au protectionnisme en 1882. Et Jules Méline l'invitera même à retourner à la terre! En définitive, ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale que le libre-échange, au sens où l'entendait Bastiat, s'est considérablement développé, avec, au centre du dispositif, l'Organisation mondiale du commerce. En 1947, les flux commerciaux couverts par les premières négociations au sein du GATI s'élevaient à 10 milliards de dollars; en 1994, à l'issue du cycle de l'Uruguay, ils se montaient à près de 1200 milliards de dollars.) Aujourd'hui, les idées qui triomphent dans l'économie internationale ne sont donc pas celles de Ricardo, de Malthus ou de Marx mais bien celles de Frédéric Bastiat.
xxx Deuxième domaine où ses théories rencontrent des préoc,cupations d'une actualité immédiate: la place et le rôle de l'Etat dans le fonctionnement de l'économie. ,
Répétons-le: Bastiat n'est point un anarchiste. TIsait que
l'Etat est nécessaire à la société, ne serait-ce que pour assumer les trois fonctions régaJiennes de Police, de Justice et de Défense. TI admet même l'intervention de la puissance publique dans des domaines industriels où le secteur privé serait défaillant. Certains de ses adversaires ayant proclamé que les éco1
Hervé de CHARRETIE, interview à La Tribune, 28 novembre 1996. 177
nomistes libéraux repoussaient l'intervention de l'État en toutes choses, il proteste: «TI n'est pas vrai que nous la repoussions,en toutes choses. Nous admettons que c'est la mission de l'Etat de maintenir l'ordre, la sécurité, de faire respecter les personnes et les propriétés, de réprimer les fraudes et les violences. Quant aux services qui ont un caractère, pour ainsi parls:r, industriel, nous n'avons pas d'autre règle que celle-ci: que l'Etat s'en charge s'il en doit résulter pour la masse une économie de forces. Mais, pour Dieu, que, dans le calcul, on fasse entrer en ligne de compte tou~ les inconvénients innombrables du travail monopolisé par l'Etat. »1 S9n propos ne consiste donc pas à réclamer le dépérissement de l'Etat mais à poser des borpes à l'action de celui-ci. Si Bastiat craint les empiétements de l'Etat, il ne demande pas pour autant sa suppression. Dans ce domaine, sa position est bien plus nuancée que ne le disent généralement ses adversaires. Toutefois, cette question lui semble tellement importante qu'il l'aborde, non seulement dans ses livres, ses pamphlets et ses articles, mais aussi - fait révélateur dans toutes ses professions de foi électorales. Ainsi, s'adressant en 1846 aux électeurs de l'arrondissement de Saint-Sever, il déclare: « TIest des choses qui ne peuvent être faites que par la force collective ou le Pouvoir, et d'autres qui doivent être abandonnées à l'activité privée. «Le problème fondamental de la science politique est de faire la part de ces deux modes d'action. « La fonction publique, la fonction privée ont toutes deux en vue notre avantage. Mais leurs services diffèrent en ceci, que nous subissons forcément les uns et agréons volontairement les autres; d'où il suit qu'il est raisonnable de ne confier à la première que ce que la seconde ne peut absolument pas accomplir. «Pour moi, je pense que lorsque le pouvoir a garanti à chacun le libre exercice et le produit de ses facultés, réprimé l'abus qu'on en peut faire, maintenu l'ordre, assuré l'indépendance nationale et exécuté certains travaux d'utilité publique audessus des forces individuelles, il a rempli à peu près toute sa tâche. «En dehors de ce cercle, religion, éducation, association, travail, échanges, tout appartient au domaine de l'activité privée, sous l'œil de l'autorité publique, qui ne doit avoir qu'une mission de surveillance et de répression.
-
1
BAUDIN L. Frédéric Bastiat, op. cit., p.l22.
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« Si cette grande et fondamentale ligne de démarcation était ainsi établie, le pouvoir serait fort, il serait aimé, puisqu'il ne ferait jamais sentir qu'une action tutélaire. « TIserait peu coûteux, puisqu'il serait renfelmé dans les plus étroites limites. « TI serait libéral, car, sous la seule condition de ne point froisser la liberté d'autrui, chaque citoyen jouirait, dans toute sa plénitude, du franc exercice de ses facultés industrielles, intellectuelles et morales. J'ajoute que la puissance de perfectibilité qui est en elle étant dégagée de toute compression réglementaire, la société serait dans les meilleures conditions pour le développement de sa richesse, de son instruction et de sa moralité. Mais, fût-on d'accord sur les limites de la puissance publique, ce n'est pas une chose aisée que de l'y faire rentrer et de l'y maintenir. « Le pouvoir, vaste corps organisé et vivant, tend naturelement à s'agrandir. TI se trouve à l'étroit dans sa mission de surveillance. Or, il n'y a pas pour lui d'agrandissements possibles en dehors d'empiétements successifs sur le domaine des facultés individuelles. Extension du pouvoir, cela signitie usurpation de quelque mode d'activité privée, transgression de la limite que je posais tout à l'heure entre ce qui est et ce qui n'est pas son attribution essentielle... Et veuillez remarquer que le pouvoir devient coûteux à mesure qu'il devient oppressif. Car il n'y a pas d'usurpation qu'il ne puisse réaliser autrement que par des agents salariés. Chacun de ses envahissements implique donc la création d'une administration nouvelle, l'établissement d'un nouvel impôt; en sorte qu'il y a entre nos libertés et nos bourses une inévitable communauté de destinées. »1 Pourquoi, chez Bastiat comme chez tous les économistes libéraux, rencontre-t-on une ,telle crainte, voire une telle hantise, face aux empiétements de l'Etat? Là encore, c'est Bastiat qui répond: « Les économistes, dit-il, sont en général très défiants à l'endroit de l'intervention gouvernementale. TIs y voient des inconvénients de toutes sortes, une dépression de la liberté, de l'énergie, de la prévoyance et de l'expérience individuelles, qui
sont le fonds le plus précieux des sociétés. »2
,
En clair, les interventions multiples et répétées de l'Etat dans des domaines de plus en plus étendus, tuent l'initiative et la responsabilité personnelles, lesquelles se trouvent, pour les libéraux, à la source même de la production des richesses. I 2
BASTIAT F., Œuvres complètes, op. cit., tome 1, p.464-465. BAUDIN L.. Frédéric Bastiat, op. cit., p.122. 179
xxx C'est d'ailleurs dans le même esprit que Bastiat donne le consommateur comme fmalité à l'économie. Non seulement le consommateur est le seul acteur économique à incarner l'intérêt général mais, surtout, il est un être libre, responsable, doué d'initiative. Par là, il personnifie les vertus « qui sont le fonds le plus précieux des sociétés ». L'historien Charles Gide considère que la priorité que donne Bastiat au consommateur est peut-être son apport le plus original à la théorie économique: «Aussi, écrit-il, cette contribution nous apparaît-elle comme de tout premier ordre, peut-être ce qui restera de plus durable de lui et lui rendra sa place parmi les grands économistes. TIne se trompait pas quand, sur son lit de mort, il légua à ses disciples comme dernières instructions cette parole: « TI faut traiter l'Economie politique au point de vue des consommateurs. » Et par là il se distingue de son grand adversaire Proudhon qui, au contraire, n'a jamais vu que le producteur. »1
xxx C'est le même Charles Gide qui, dans son Histoire des doctrines économiques écrite en collaboration avec Charles Rist, souligne les qualités de pédagogue de Bastiat: « Son sel est un peu gros, son ironie un peu lourde, sa discussion un peu superficielle, mais sa mesure, son bon sens, sa clarté, font une impression inoubliable, et je ne sais si ses Harmonies et ses pamphlets ne sont pas encore aujourd'hui le meilleur livre qu'on puisse conseiller au jeune homme
RIST C., Histoiredes doctrines économiquesdepuis les physio-
crates jusqu'à nos jours, Sirey, Paris, 1920, p.403. 2 Ibid., p.385. . 3 VILLEY D. et NEME c., Petite histoire des grandes doctrines économiques, Litec, Paris, 1996, p.157.
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ques se présentent toujours sous deux faces: d'un côté, il y a ce qu'on voit, de l'autre, ce qu'on ne voit pas. Et il faut se garder de tirer des conclusions hâtives de ce qu'on voit, d'établir trop rapidement des relations de cause à effet à partir des seuls phénomènes extérieurs pour toujours aller scruter la face cachée des choses. « Dans la sphère économique, observe Bastiat, un. acte, une habitude, une institution, une loi n'engendrent pas seulement un effet, mais une série d'effets. De ces effets, le premier seul est immédiat; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit pas; heureux si on les prévoit. «Entre un mauvais et un bon économiste, voici toute la différence: l'un s'en tient à l'effet visible; l'autre tient compte et de l'effet qu'on voit et de ceux qu'il faut prévoir. «Mais cette différence est énorme, car il arrive presque toujours que, lorsque la conséquence immédiate est favorable, les conséquences ultérieures sont funestes, et vice versa. - D'où il suit que le mauvais économiste poursuit un petit bien actuel qui sera suivi d'un grand mal à venir, tandis que le vrai économiste voursuit un grand bien à venir, au risque d'un petit mal actuel. Pour Bastiat, l'économie peut donc être comparée à un théâtre, mais avec des coulisses. S'il y a des acteurs, sur la scène, sous les projecteurs, que l'on voit, il existe aussi d'autres personnages, tout aussi importants, dans l'ombre, dans la coulisse, et que l'on ne voit pas. C'est là ce qu'enseigne excellemment l'apologue de la Vitre cassée, presque aussi célèbre que la Pétition des marchands de chandelles, que nous publions volontairement en entier tellement il est représentatif de la pédagogie de Bastiat. Voici ce texte: «Avez-vousjamais été témoin de la fureur du bon bourgeois Jacques Bonhomme, quand son fils terrible est parvenu à casser un carreau de vitre? Si vous avez assisté à ce spectacle, à coup sûr vous aurez aussi constaté que tous les assistants, fussent-ils trente, semblent s'être donné le mot pour offrir au propriétaire infortuné cette consolation uniforme: «A quelque chose malheur est bon. De tels accidents font aller l'industrie. 11faut que tout le monde vive. Que deviendraient les vitriers, si l'on ne cassait jamais de vitres? » «Or, il Y a dans cette formule de condoléances toute une théorie, qu'il est bon de surprendre flagrante delicto dans ce cas I
BASTIAT F., Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, op.cit., p.177. 181
très simple, attendu que c'est exactement la même que celle qui, par malheur, régit la plupart de nos institutions économiques. « A supposer qu'il faille dépenser six francs pour réparer le dommage, si l'on veut dire que l'accident fait arriver six francs à l'industrie vitrière, qu'il encourage dans la mesure de six francs la susdite industrie, je l'accorde, je ne conteste en aucune façon, on raisonne juste. Le vitrier va venir, il fera sa besogne, touchera six francs, se frottera les mains et bénira dans son cœur l'enfant terrible. C'EST CE QU'ON VOIT. «Mais si, par voie de déduction, on arrive à conclure, comme on le fait trop souvent, qu'il est bon qu'on casse les vitres, que cela fait circuler l'argent, qu'il en résulte un encouragement pour l'industrie en général, je suis obligé de m'écrier: Halte là! Votre théorie s'arrête à CE QU'ON VOIT, elle ne tient pas compte de CE QU'ON NE VOIT PAS. « ON NE VOIT PAS que, puisque notre bourgeois a dépensé six francs à une chose, il ne pourra plus les dépenser pour une autre. ON NE VOIT PAS que, s'il n'eut pas eu de vitre à remplacer, il eût remplacé, par exemple, ses souliers éculés ou mis un livre de plus dans sa bibliothèque. Bref, il aurait fait de ses six francs un emploi quelconque qu'il ne fera pas. «Faisons donc le compte de l'industrie en général. «La vitre étant cassée, l'industrie vitrière est encouragée dans la mesure de six francs; C'EST CE QU'ON VOIT. « Si la vitre n'eût pas été cassée, l'industrie cordonnière (ou toute autre) eût été encouragée dans la mesure de six francs, C'EST CE QU'ON NE VOIT PAS. «Et si l'on prenait en considération CE QU'ON NE VOIT PAS, parce que c'est un fait négatif, aussi bien que CE QUE L'ON VOIT, parce que c'est un fait positif, on comprendrait qu'il n'y a aucun intérêt pour l'industrie en général, ou pour l'ensemble du travail national, à ce que des vitres se cassent ou ne se cassent pas. «Faisons maintenant le compte de Jacques Bonhomme. «Dans la première hypothèse, celle de la vitre cassée, il dépense six francs et a, ni plus ni moins que devant, la jouissance d'une vitre. «Dans la seconde, celle où l'accident ne fût pas arrivé, il aurait dépensé six francs en chaussure et aurait eu tout à la fois la jouissance d'une paire de souliers et celle d'une vitre. «Or, comme Jacques Bonhomme fait partie de la société, il faut conclure de là que, considérée dans son ensemble et toute balance faite de ses travaux et de ses jouissances, elle a perdu la valeur de la vitre cassée. «Par où, en généralisant, nous arrivons à cette conclusion 182
inattendue: «La société perd la valeur des o~jets inutilement détruits» et à cet aphorisme qui fera dresser les cheveux sur la tête des protectionnistes: «Casser, briser, dissiper, ce n'est pas encourager le travail national », ou plus brièvement: «Destruction n'est pas profit ». «TI faut que le lecteur s'attache à bien constater qu'il n'y a pas seulement deux personnages, mais trois dans le petit drame que j'ai soumis à son attention. L'un, Jacques Bonhomme représente le Consommateur, réduit par la destruction à une jouissance au lieu de deux. L'autre, sous la figure du vitrier, nous montre le Producteur dont l'accident encourage l'industrie. Le troisième est le Cordonnier (ou tout autre industriel) dont le travail est découragé d'autant par la même cause. C'est ce troisième personnage qu'on tient toujours dans l'ombre et qui, personnifiant CE QU'ON NE VOIT PAS, est un élément nécessaire du problème. C'est lui qui nous fait comprendre combien il est absurde de voir un profit dans une destruction. C'est lui qui bientôt nous enseignera qu'il n'est pas moins absurde de voir un profit dans une restriction, laquelle n'est après tout qu'une destruction partielle. Aussi allez au fond de tous les arguments qu'on fait valoir en sa faveur, vous n'y trouverez que la paraphrase de ce dicton vulgaire: «que deviendraient les vitriers si l'on ne cassait jamais de vitres? » Existe-t-il meilleure illustration de l'art d'écrire, de l'art de penser, de l'art d'enseigner de ce Frédéric Bastiat qui a également dit: « Ne pas savoir l'Economie politique, c'est se laisser éblouir par l'effet immédiat d'un phénomène; la savoir, c'est embrasser dans sa pensée et dans sa prévision l'ensemble des effets. »2
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XXX La volonté de Bastiat de combattre les pessimistes de l'économie, qu'ils soient libéraux comme Malthus et Ricardo, ou socialistes comme Proudhon, explique la forme, le ton, le style, de tous ses écrits et, surtout, de son maître livre, Les Harmonies économiques. En d'autres termes, l'optimisme de Bastiat est à la mesuré du pessimisme de ses adversaires. Ce point mérite qu'on s'y arrête. Faut-il le dire? Notre esprit sceptique d'homme d'un XXème siècle qui a traversé tant de crises et de tragédies se cabre dès qu'il rencontre le mot harmonie associé à celui d'économie. 1 BASTIAT F., Ce qu'on voit et ... op. cit., p.178. 2 BAUDIN L., Frédéric Bastiat, op. cit., p.135.
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Que le monde économique soit pétri d'harmonie, voilà bien une situation, pour ne pas dire une illusion, qui semble avoir été de tout temps hors d'atteinte, presque hors de l'entendement, en tout cas hors de l'histoire. Est-ce à dire que Frédéric Bastiat, en définitive, ne serait qu'un généreux naïf qui se laisse emporter par un enthousiasme excessif que la raison ne maîtrise pas? Déjà, la forme de son livre sur les Harmonies économiques donne à réfléchir. Ce curieux composé de considérations religieuses et d'analyses d'un optimisme débridé peut-il être qualifié d'œuvre scientifique? Ajoutons-y cette phrase ample et pressée, qui court au but comme un cheval au galop, phrase de propagandiste et de prosélyte plutôt que d'homme de science, tout cela mérite-t-il de figurer en bonne place dans l'histoire de la pensée économique? Interrogations justifiées. Au vrai, Bastiat paie cher d'être le moins obscur de nos économistes et le plus enthousiaste de nos libéraux. Un tel homme, si peu universitaire, si peu professeur, si peu doctrinaire, tellement journaliste, peut-il être un théoricien reconnu de ses pairs? Ce qu'il peut y avoir d'exagérément optimiste dans son livre, et d'excessivement flamboyant dans son style, s'explique par plusieurs considérations, dont certaines tiennent à l'époque. N'oublions jamais ceci: Bastiat est du siècle de la liberté. Avant 1815, la liberté tente de naître et de croître mais avorte sous les coups de la Terreur, du Consulat, de l'Empire. Mais après 1815, elle prend son envol. A l'époque où Bastiat écrit, la liberté est donc une idée neuve, jeune, pure. Les accidents, les aventures, les dérives de cette liberté seront pour plus tard. On n'a pas encore découvert, ou alors on se le cache, que la liberté, elle aussi, est chose humaine, trop humaine. Et que laissée à elle-même, elle peut engendrer licence, désordre, injustice, anarchie. Le mot de libéralisme rayonne donc de toute la splendeur de la nouveauté. Après avoir conquis l'Amérique, il s'étend sur l'Europe. Rappelons-nous que Victor Hugo, ce n'est pas un hasard, l'emploie à dessein en 1830 pour qualifier le romantisme qui n'est, selon lui «que le libéralisme en littérature ». L'apologie que fait Bastiat de la liberté est donc sans réserve. De plus, son penchant religieux et ses convictions théologiques viennent étayer cette attitude: Dieu a créé l'homme libre; c'est par la liberté que l'homme apprend, progresse, se redresse, se perfectionne. Pour lui, croire en Dieu et croire en la liberté, c'est la même chose. Tout cela suffit à expliquer son enthousiasme pour les 184
bienfaits de la liberté appliquée à la vie économique et sa foi dans l'œuvre du Créateur: celui-ci, en jetant la liberté dans le monde, y a semé aussi l'harmonie. Son livre n'est donc pas coupé de la sombre réalité humaine, ni de l'angoisse que suscite l'émergence du problème social. Mais sa conviction réside en ceci, que cette réalité peut être modifiée, améliorée, refaçonnée par quelque chose qui est le dernier mot de tout et qui a nom: liberté. Mais si Bastiat est du siècle de la liberté, il est aussi du siècle de l'écrit. Et, de surcroît, de l'écrit romantique! Et qu'estce qu'un écrit romantique, sinon une prose sonore, colorée, charnelle, frémissante, faite de nerf et de sang? Dans l'époque où s'exprime Bastiat, on se trouve entre Chateaubriand et Flaubert, c'est-à-dire en pleine gloire de ces remueurs de mondes que sont Balzac, Hugo et Dumas. On ne recule pas devant les ressources du style. Au contraire, il faut raconter, plaider, argumenter, convaincre, en emportant l'esprit du lecteur par la puissance du rythme et la force des images. On ne craint pas le mélange des genres, ni d'être à la fois épique, lyrique, ironique. Tout cela ne va pas sans une certaine forme d'exagération qui, aujourd'hui, peut dérouter les esprits. Cela dit, il existe deux lectures des Harmonies économiques. Si, à la première, on est frappé par le brillant de la surface, le souffle et l'amplitude du style, la foi et l'ardeur de l'auteur, à la seconde on découvre que Frédéric Bastiat n'est pas le généreux naïf que l'on avait supposé mais au contraire un penseur très réaliste, un économiste fort orthodoxe et un logicien redoutable. On le constate à des jugements comme celui-ci, qu'harmonie « ne signifie pas perfection, mais perfectionnement ». Et Bastiat d'expliquer: « J'entreprends de montrer dans cet écrit l'Harmonie des lois providentielles qui régissent la société humaine. Ce qui fait que ces lois sont harmoniques et non discordantes, c'est que tous les principes, tous les mobiles, tous les ressorts, tous les intérêts concourent vers un grand résultat final que l'humanité n'atteindra jamais à cause de son imperfection native, mais dont elle approchera toujours en vertu de sa perfectibilité indomptable; et ce résultat est: le rapprochement indéfini de toutes les classes vers un niveau qui s'élève toujours; en d'autres termes: l'égalisation des individus dans l'amélioration générale. »1 Ce qui veut dire que l'harmonie n'est pas un état mais un processus, n'est pas une réalité mais un objectif, n'est pas un acquis mais une conquête, n'est pas au début mais à la fin. ]
BASTIAT F., Harmonies économiques, op. cit., p.IIS. 185
C'est la lente, longue, pénible - mais libre - marche de l'humanité vers le mieux-être. Si I'humanité accepte de s'éclairer de la liberté, si elle consent à suivre les lois de sa propre nature, elle peut marcher vers l'harmonie, elle peut avancer sur la voie du perfectionnement. Mais que d'obstacles et de causes perturbatrices sur son chemin! Et voici le.Bastiat réaliste qui parle: «N'ayons donc pas la prétention de tout bouleverser, de tout régenter, de tout soustraire, hommes et choses, aux lois de leur propre nature. Laissons le monde tel que Dieu l'a fait. Ne nous figurons pas, nous, pauvres écrivassiers, que nous soyons autre chose que des observateurs plus ou moins exacts. Ne nous donnons pas le ridicule de prétendre changer l'humanité, comme si nous étions en dehors d'elle, de ses erreurs, de ses faiblesses. Laissons les producteurs et les consommateurs avoir des intérêts, les discuter, les débattre, les régler par de loyales et paisibles conventions. Bornons-nous à observer leurs rapports et les effets qui en résultent. C'est ce que je vais faire, toujours au point de vue de cette grande loi que je prétends être celle des sociétés humaines: l'égalisation graduelle de individus et des classes combinée avec le progrès général. »1 Les Harmonies avaient un objectif clairement proclamé: arrêter l'économie politique sur la pente fatale où Ricardo, Malthus, Proudhon, étaient en train de la précipiter. Car les économistes français, et en premier lieu Bastiat, étaient persuadés que l'économie politique naissante était menacée de mort par le pessimisme de l'école anglaise. Ce pessimisme était tel qu'il avait arraché à l'historien Carlyle ce mot terrifiant: « Dismal science» : Science sinistre! Remonter cette pente était un travail de Sisyphe. Bastiat, dans les dernières années de sa vie, s'y attache avec toute sa foi, sa fougue, sa force, son talent. La grandeur de l'enjeu, la difficulté de la tâche, la proximité de la mort, les convulsions de l'époque, expliquent le fond et la forme de son livre. Ce n'est pas l'ouvrage d'un médiocre, ce n'est pas la démarche d'un tiède, ce n'est pas l'écrit d'un résigné: c'est l' œuvre, c'est le credo, c'est le testament d'un croyant et d'un croisé. FIN 1
Ibid., p.341.
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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
Les Oeuvres complètes de Frédéric Bastiat ont été publiées en 7 volumes chez Guillaumin et ont connu huit éditions successives entre 1851 et 1884. Ces volumes s'organisent comme suit: Tome 1, Correspondance, mélange; 2, Le libre-échange; 3, Richard Cobden et la Ligue; 4, Sophismes; 5, Sophismes (suite) et querelle avec Proudhon; 6, Les Harmonies économiques; 7, Essais, ébauches, correspondance. Ces volumes ne sont plus disponibles en librairie, sauf les Harmonies économiques, qui ont fait l'objet d'une réimpression chez Slatkine en 1982. On trouvera certains textes de Bastiat dans : BAUDIN, Frédéric Bastiat, coll. des Grands écono-
- Louis
mistes, Dalloz, Paris, 1962. - Frédéric Bastiat, Œuvres économiques, présentées par AFTALION, colI. libre échange, PUP, Paris, 1983. - Pierre MANENT, Les libéraux, coHoPluriel, Hachette, 1986, 2 volumes. - Frédéric Bastiat, Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, de sophismes et de pamphlets économiques, Romillat, 1993.
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On trouvera des études sur Bastiat dans: BRETON et Michel LUTFALLA (sous la direction de), L'économie politique en France au XIXème siècle, Economica, Paris, 1991.
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de FOVILLE,
Frédéric
Bastiat,
biographie
et œuvres,
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Romillat, Paris, 2002. - Charles GIDE et Charles RIST, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu'à nos jours, Sirey, Paris, 1920. - Alain IAURENf, La philosophie libérale, Les Belles Lettres, Paris, 2002. - Alain MADELIN (sous la direction de), Aux sources du modèle libéral français, Perrin, Paris, 1997. - Philippe NEMO, Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, colI. Quadrige, PUF, Paris, 2002. - Georges de NOIMON, Monopole et liberté: Bastiat, sa vie, ses œuvres, Paris, 1905. - P. RONCE, Frédéric Bastiat, Paris, 1905. - Dean RUSSEL, Frédéric Bastiat (biographie en anglais).
- Daniel VILLEY et Colette NEME, Petite histoire des
grandes doctrines économiques, Litec, Paris, 1996.
Signalons enfin qu'il existe en Aquitaine un très actif Cercle Frédéric Bastiat présidé par M. Jacques de Guenin qui a créé et gère un site Internet accessible en tapant bastiat.net où l'on trouve d'abondants documents (textes et iconographies) concer-nant Frédéric Bastiat.
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SOMMAIRE 7
A V ANT -PROPOS
PROLOGUE: Un gilet rouge parmi les habits noirs PREMIÈRE PARTIE La génération de 1820 CHAPITRE l - Du pays du libre-échange CHAPITRE II - Une vocation religieuse avortée, mais qui laissera des traces CHAPITRE III - Années d'hésitation, années de maturation CHAPITRE N - L'intérêt personnel: « C'est le grand ressort de l'humanité...» DEUXIÈME PARTIE Un libéral qui s'aftlrme CHAPITRE V - Juillet 1830 : « Notre cause triomphe» CHAPITRE VI - Premier écrit sur l'État CHAPITRE VII - 1832-1844 : douze années au service d'intérêts locaux CHAPITRE VIII - Une entrée en scène fracassante CHAPITRE IX - Contre la colonisation CHAPITRE X -- Fêté par Guillaumin et les économistes libéraux CHAPITRE XI - Les premiers sophismes économiques TROISIÈME PARTIE Avec Cobden, ponr le libre-échange
CHAPITRE XII - En Angleterre, une lutte sans merci CHAPITRE XIII - Richard Cobden fait basculer l'Angleterre
11
15 17 21 25 31
35 37 43 49 53 57 63 69
75 77 81
CHAPITREXN
-
L'Association fTançaisepour la
liberté des échanges CHAPITRE XV -« Quiconque repousse la liberté n'a pas foi dans l'humanité» CHAPITRE XVI - Une critique de l'État toujours d'actualité CHAPITRE XVII - Eloge de la propriété
Contre
QUATRIÈME PARTIE Proudhon et le socialisme
85 93 99 105
109
CHAPITRExvm - La révolution de 1848 : Bastiat candidat à l'Assemblée constituante CHAPITRE XIX - La Constituante face aux révolutionnaires CHAPITRE XX - Une seule cible, le socialisme CHAPITRE XXI - L'affTontement Bastiat - Proudhon CHAPITRE XXII - Les pièces maîtresses de I'harmonie sociale CHAPITRE xxm - Le système économique de Bastiat CINQUIÈME PARTIE Une course contre la mort : Les Harmonies économiques CHAPITRE XXN
- « Je crois
111 115 121 125 133 139
143
que tout dans la société est
cause de perfectionnement. .. » CHAPITRE XXV - Le coup de poignard de Ricardo dans le cœur du libéralisme économique CHAPITRE XXVI - Bienfaits de la concurrence CHAPITRE XXVII - Seul le consommateur incarne l'intérêt général
145 149 155
CHAPITRE XXIX - La mort
159 163 171
CONCLUSION: Actualité et vérité de Frédéric Bastiat
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BffiLIOGRAPHIE
187
CHAPITRExxvm - Bastiat et le problème social
SOMMA1RE
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INNOVATIONS Cahiers d'économie de ['innovation Éditions L 'Hannattan (Paris) Revue fondée en 1995 Numéros déjà parus: nOl Progrès et ruptures, 1995-1 n02 Innovation, croissance et crise, tome 1, 1995-2 n03.Innovation, croissance et crise, tome 2, 1996-1 n04 J. Schumpeter, Business Cycles et le capitalisme, 1996-2 nOSStructures industrielles et mondialisation, 1997-1 n06 Karl Marx, Le Capital et sa crise, 1997-2 n07 La valeur du travail, 1998-1 n08 Petite entreprise, le risque du marché, 1998-2 n09 Travail et Capital, la mésentente, 1999-1 nOlO Le salariat en friches, 1999-2 nOlI Déséquilibre, innovation et rapports sociaux, 2000-1 n012 Entrepreneurs,jeux de rôlçs, 2000-2 n013 La parade économique, l'Etat de la libre entreprise, 2001-1 n014 Joan Robinson, Hérésies économiques, 2001-2 nOlS L'économie sociale, laboratoire d'innovations, 2002-1 n016 Géo-économie de l'innovation, 2002-2 n017 L'économie du siècle, points critiques de l'accumulation,2003-1 n018 Risques écologiques, Dommages et Intérêts, 2003-2 n019 Systèmes d'innovation, Chroniques d'intégration ordinaire, 2004-1 Abonnement annuel: 33,54 € Renseignements Dimitri Uzunidis Laboratoire RII téléphone: 03.28.23.71.35 email:
[email protected] web: http://www-heb.univ-littoral.fr/rii
Collection « L'esprit économique» fondée par Sophie Boutillieret DimitriUzunidis en 1996 dirigée par Sophie Boutillier,Blandine Laperche, DimitriUzunidis Dernières
parutions
Série Economie et Innovation S. BOUTILLlER, B. LESTRADE (éd.), Le travail des femmes, Axes d~rnancipation,2004. Y. PESQUEUX, L'entreprise rnulticulturelle, 2004. Derniers titres parus dans la collection « Economie et Innovation » E. BIDET, Corée du Sud, Economie sociale et société civile, 2003. D. A. HOllY, Les Nations Unies et la mondialisation. Pour une économie politique des organisations internationales, 2003. M. VAN CROMPHAUT (éd.), L'Etat-nation à l'ère de la mondialisation, 2003. E. VERNIER, Epargne salariale, L'imposture, 2003. E. Thosun MANDRARA, Court traité du développement, Plein Sud, 2003. A. GABUS, L'économie mondiale face au climat, 2003. D. ROMESTANT, Commerce et sécurité. Les exportations sensibles dans la mondialisation, 2003. R. AERNOUDT, Corruption à foison. Regards sur un phénomène tentaculaire, 2003. B. LAPERCHE (éd.), L'innovation orchestrée, Risque et organisation, 2003. J-P. PATAT, L'ère des banques centrales, 2003. B. KERMAREC, L'UE et l'ASEAN, Mondialisation et Intégrations régionales en Europe et en Asie, 2003. Série KRISIS R. DI RUZZA, J. HAlEVI, De l'Economie politique à l'Ergologie, Lettre aux amis, 2003. M. DECAllLOT, Le Juste Prix, Etude sur la valeur-travail et les échanges équitables, 2003. R. PARAIRE, Théorie économique de la mesure, de la valeur et du progrés, 2003. H. GUillEMIN, H. JORDA, M. POUCHOl (éd.), Les théories économiques et la politique, Économie et Démocratie, Volume l, 2003. H. GUillEMIN, H. JORDA, M. POUCHOl (éd.), La Démocratie et le Marché, Économie et Démocratie, Volume Il, 2003. Série CLICHES S. BOUTllLlER, H. TONNET (éd.), La Grèce dans tous ses états, 2003. Ph. ALBERT, M. BERNASCONI, L. GAYNOR, Incubateurs et pépinières d'entreprises, Un panorama international, 2003. M. A. BAillY, Le nouveau défi américain, Le bouclier antimissile menace l'armement européen, 2003. F. PAOLETTI, G. CHATY, L'homme et l'ordinateur, Les enjeux de l'informatisation de la société, 2003. Q. DELAUNAY, La machine à laver, Un objet qui parle des femmes, 2003. Série COURS PRINCIPAUX P. CASTEX, La Monnaie: bStarde de la société, enfant putatif du banquier, Théorie générale de la monnaie et du capital, Tome 1,2003. P. CASTEX, Cachez cette monnaie que je ne saurais voir! Théorie générale de la monnaie et du capital, Tome 2, 2003. P. CASTEX, La monnaie: Doctor Maynard and Mr Keynes, Théorie générale de la monnaie et du capital, Tome 3, 2003. P. CASTEX, Principe d'incertitude généralisé et énergie de la monnaie: E Mv2, Théorie générale de la monnaie et du capital, Tome 4,2003. D. HllLAIRET, Economie du sport et entrepreneuriat, 2003. B. TONG lET, La déflation, Qu'en dites-vous Nikolar Kondratieff?, 2003. J. ABEN, Gestion et financement des collectivités locales, 2003.
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