WILLIAM E. SIMON préface de Milton Friedman avant·propos de F.A. Hayek
L'HEURE DElA -YERI.,E Hal.e aux dél!enses pulil...
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WILLIAM E. SIMON préface de Milton Friedman avant·propos de F.A. Hayek
L'HEURE DElA -YERI.,E Hal.e aux dél!enses puliliques'
ECONOMICA 49, rue Héricart, 75015 Paris
1981
Cet ouvrage est une traduction du livre publié par Reader's Digest Press, McGraw-Hill Book Company, New York, N.Y., sous le titre: A Time for Truth. Traduction: Jacques Tournier. Maquette de couverture: Jérôme Lo Monaco.
Copyright © 1978 by William E. Simon. Copyright © Economica, 1981, pour la traduction française. Tous droits réservés. Imprimé aux Etats-Unis d'Amérique. Aucune partie de cet ouvrage ne peut être reproduite, enregistrée ou retransmise sous aucune forme ni par aucun procédé - électronique, mécanique, photographique ou autre - sans l'autorisation préalable de l'éditeur.
A mon épouse Carol, qui est toujours à mes côtés dans tous mes combats, et à mes enfants, afm qu'ils ne puissent jamais dire un jour: « Pourquoi ne nous a-t-on rien dit? »
REMERCIEMENTS
Qu'il me soit permis d'exprimer ma profonde gratitude à Edith Efron pour l'aide qu'elle m'a apportée à chaque étape de cet ouvrage, depuis sa conception jusqu'à sa rédaction. La passion que je voue à la liberté et qui anime ses pages, elle la partage aussi. J'ai aussi une grande dette envers Kenneth Gilmore et William Schulz, respectivement rédacteur en chef et correspondant à Washington du Reader's Digest. Tous deux ont consacré d'innombrables heures à ce projet, et leurs conseils, leurs critiques et leurs suggestions m'ont été extrêmement précieux. Ce sont eux qui m'ont conseillé, fort sagement, de me limiter dans cet ouvrage à l'examen des questions d'intérêt national. Enfin, je souhaite remercier DeWitt Wallace et Hobart Lewis, du Reader's Digest. Sans leur inspiration, ce projet n'aurait peutêtre jamais vu le jour.
PREFACE Voici un ouvrage brillant et plein de passion, écrit par un homme brillant et passionné. C'est une analyse profonde de la voie suicidaire sur laquelle s'est engagé ce pays, que nous aimons tous. C'est un ouvrage rédigé dans un style si clair et si simple, écrit avec tant d'éloquence et d'évidente sincérité, si bien documenté et si solidement étayé d'une expérience personnelle, qu'il ne peut qu'emporter la conviction de tous les hommes raisonnables qui veulent du bien à leurs concitoyens. Et pourtant je sais, pour avoir longtemps fréquenté des intellectuels comme moi, que beaucoup d'entre eux ne seront guère convaincus. Il est peu d'actes qui soient aussi difficiles à accomplir que de dire « mea culpa » et de regarder la réalité bien en face, lorsque les faits ne cadrent pas avec des opinions philosophiques auxquelles on est resté longtemps attaché. On s Ji résout seulement lorsque cette persistance dans l'erreur entraîne un grave préjudice personnel. C'est pourquoi les hommes d'affaires, qui risquent la faillite s'ils refusent de tenir compte des réalités, sont une des seules catégories sociales à acquérir l 'habitude de le faire. C'est pourquoi l'homme d'affaires qui réussit accepte plus volontiers des idées nouvelles que l'universitaire, pourtant si fier de sa prétendue liberté individuelle. Il le fait même si cela va à l'encontre des idées qu'il a souvent soutenues en public. Cela, je l'ai souvent constaté. Les socialistes et les partisans de l'interventionnisme, qui ont confisqué, à tort, le noble épithète de «libéral» aux Etats-Unis, et qui ont été les théoriciens de la voie suicidaire sur laquelle nous nous trouvons, ne subiront aucun préjudice personnel important - du moins pas dans un avenir proche -, s'ils ne reconnaissent pas leurs errements. Bien au contraire, beaucoup ("entre eux n'auraient rien à gagner à vouloir le faire. Leurs idées sc vendent bien et il se peut qu'ils aient beaucoup de mal à mettre sur le marché un autre produit qui se vendrait aussi bien. L'idée selon laquelle le seul moyen de résoudre un problème ou de surmonter une difficulté consiste à voter une loi, à créer un organisme public (dont feront partie, bien sûr, les intellectuels favorables à cette solution) et à utiliser le pouvoir policier de l'Etat, est une idée séduisante mais superficielle. W.E. Simon le démontre fort bien. C'est une solution simpliste, naïve, et ql ' satisfait notre tendance naturelle à prendre à notre comp
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PREFACE
le bien qui se fait, tout en accusant ~ le diable» lorsque c'est le contraire qui se produit. Cette tendance existe et W.E. Simon nous en apporte des preuves saisissantes dans son ouvrage, lorsqu'il relate les diverses occasions où le ~ diable », c'était lui. D'autre part, l'idée selon laquelle gouverner, c'est poser problème et non guérir et que la main invisible de la coopération privée est beaucoup plus efficace que la main visible des bureaucrates, est une idée plus complexe, plus subtile et plus difficile à faire partager. Comprendre cette idée exige de la réflexion, et non de la sensibilité. C'est une idée qui n'a que faire des expressions ronflantes, des grands sentiments, des promesses faites à telle personne ou à telle catégorie' sociale. De plus, le marché n'a pas d'agents de publicité pour proclamer ses succès à son de trompe et parler à mi-voix de ses échecs .. les bureaucrates, eux, en ont. L'existence de toutes ces forces amène beaucoup d'intellectuels à adopter, par intérêt personnel, une philosophie favorable à l'étatisme, à l'interventionnisme. L'intérêt personnel est un facteur aussi puissant sur le marché intellectuel que sur le marché strictement économique. L'intérêt personnel se trouve renforcé par l'instinct grégaire qui sévit chez tant d'intellectuels, par le fait de vivre dans un milieu protégé où ils ont tendance à converser seulement entre eux, au prix d'un renforcement de leurs préjugés, et à ignorer pratiquement tous les arguments de leurs adversaires. n en résulte une telle communauté d'opinions parmi les intellectuels, qu'on a peine à y croire. Je suis certain qu'on n'aurait pas pu trouver dans le Chicago administré par Daley, une circonscription dont les résultats électoraux et l'orientation politique étaient plus prévisibles que ceux de Hyde Park, circonscription de l'université de Chicago. Et pourtant cette université occupe une place exceptionnelle parmi les universités américaines par son ouverture d'esprit, sa tolérance à l'égard des opinions les plus divergentes et par le fait que celles-ci sont fortement représentées au sein du corps professoral. A court terme, les intellectuels ont peut-être intérêt à prêcher le socialisme et l'interventionnisme. n n'en va pas de même à long terme. Si les tendances actuelles se poursuivent et si notre société de liberté est remplacée par une société collectiviste, les intellectuels qui auront tant contribué à nous conduire sur cette pente ne seront pas les dirigeants de la nouvelle société. Ce qui les attend, c'est la prison, l'hôpital psychiatrique ou la mort. Car après tout, d'après le mot de Lénine, les capitalistes ne sont pas les seuls à vendre à leurs ennemis la corde qui servira à les pen'dre. Les expériences russe, yougoslave et chinoise sont extrêmement révélatrices à cet égard.
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PREFACE
Fort heureusement, des tendances contraires se sont développées et t'ouvrage de W.E. Simon contribue singulièrement à les fortifier. L'inefficacité et les échecs de l'Etat sont devenus si manifestes et ont pris de telles proportions que même les aveugles les plus notoires pourraient difficilement ne pas les constater. Les bureaucrates ont même tourné leur regard vers les écoles et les universités; c'est ainsi que la communauté des intellectuels a commencé à subir leurs assauts sur son propre terrain - juste châtiment dont on pourrait se réjouir s'il n'impliquait pas de graves conséquences pour la préservation de nos valeurs fondamentales. Un des effets a été qu'un nombre croissant d'intellectuels s'est enfin rendu compte du danger que représente la croissance de l'Etat, pour la sauvegarde de la liberté humaine. Un autre effet, dont la portée sera plus grande en fin de compte, a été la prise de conscience par le grand public, de la situation, de sorte que les remèdes miracles du socialisme ne se vendent plus aussi bien qu'auparavant. n faut espérer que l'ouvrage méritoire de w.E. Simon touchera un nombre important de lecteurs. Il se peut qu'il n'emporte pas la conviction de l'intellectuel engagé. Mais les jeunes intellectuels qui n'ont pas encore les idées bien arrêtées y trouveront ample matière à réflexion. L'ouvrage de Simon va également contribuer puissamment à modifier la réflexion philosophique sur l'individualisme. Je suis peut-être trop optimiste et je manque peut-être d'objectivité, mais j'estime que ce changement a déjà commencé à se manifester. Enfin, cet ouvrage donnera au grand public, dont les valeurs sont demeurées saines, des raisons de raviver sa confiance en ces mêmes valeurs. W.E. Simon a été un excellent secrétaire au Trésor. Cependant, j'estime qu'avec ce livre, il apportera à son pays une meilleure contribution que celle qu'il a apportée lorsqu'il était un secrétaire au Trésor soumis à de trop fréquentes frustrations. Nous avons trop de technoCrates efficaces. Nous n'avons pas assez de visionnaires clairvoyants. Milton FRIEDMAN
Ely, Vermont, le 2 mai 1977
AVANT-PROPOS
C'est grâce à un ami commun que j'ai eu l'occasion de lire le manuscrit de cet ouvrage. Si j'avais su alors que c'était l'œuvre d'un des derniers secrétaires au Trésor, je ne sais si j'aurais manifesté le moindre empressement à le lire. Me rappelant seulement qu'il s'agissait de l'ouvrage d'un homme jeune que cet ami estimait promis à un brillant avenir, j'en commençai la lecture et en fus aussitôt si séduit que je le lus d'une traite jusqu'à la dernière page. Je ne sais toujours pas grand-chose sur le rôle que l'auteur a joué dans l'histoire récente des Etats-Unis. Ce que je sais, je l'ai appris en lisant son ouvrage. Mais ce dont je suis sûr, c'est que le récit de son expérience personnelle et la leçon qu'il en a tirée sont d'une importance capitale. J'ai encore du mal à comprendre comment un homme qui professe les opinions de W.E. Simon a pu devenir secrétaire au Trésor. Il n'est pas courant, en effet, que ce genre d'opinions se forment chez celui qui exerce de telles fonctions. L'explication en est, peut-être, que W.E. Simon était suffisamment jeune pour être vraiment troublé par l'expérience qui fut la sienne et pour qu'il apprît ce que les politiciens chevronnés ne sont plus en âge d'apprendre, à savoir que dans notre système de démocratie sans limites, ceux qui se trouvent au gouvernement agissent sous la contrainte et sont donc obligés d'adopter des politiques qu'ils savent laxistes. Ils y sont contraints, sous peine de devoir abandonner des fonctions où ils peuvent encore espérer faire un peu de bien. Si telle est la leçon qu'un jeune esprit d'élite a tirée d'une cruelle expérience personnelle, espérons que l'opinion publique américaine et occidentale trouvera en lui un guide; elle en a bien besoin. Ce que nous dit W.E. Simon dans cet ouvrage devrait, tout au moins, éclairer de nombreuses personnes sur la nature des obstacles qui s'opposent à la mise en œuvre par les pouvoirs publics d'une politique raisonnable. Je n'avais jamais imaginé que les pouvoirs publics aient pu avoir de bonnes raisons de se montrer hostiles aux si nombreux projets qui devaient finalement se réaliser.
XIV
AVANT-PROPOS
Je puis assurer le lecteur que l'ouvrage de W.E. Simon n'est pas exagérément alarmiste. Si nous tirons profit de ce que nous enseignent l'auteur et ceux qui partagent ses idées, il est encore possible de conjurer le danger qui nous menace: l'effondrement de notre système économique et politique. Je recommande surtout la lecture de cet ouvrage - hélas! sans grand espoir -, à mes collègues économistes, qui pourraient y apprendre plus de choses que n'enseigne leur discipline. F.A.HAYEK
CHAPITRE PREMIER
MONSIEUR LE PRESIDENT!
... méme dans la meilleure des hypothèses, l'Etat n'est qu'un mal nécessaire ; dans la pire des hypothèses, c'est un mal intolérable. Thomas Paine
Si vous projetez d'aller en voiture de Virginie à Washington, c'est en avril qu'il faut le faire. L'air est plein de senteurs; d'innombrables cerisiers bordent le Potomac, et les grands temples blancs qui abritent les statues de Lincoln et de Jefferson sont baignés d'une lumière douce et sereine. Ce voyage en voiture, je l'ai fait un jour, en avril. Je savais que ce spectacle était là, derrière la vitre, mais je ne l'ai pas vu. Enfermé dans une voiture, j'étudiais une montagne de statistiques et dans mon esprit, il n'y avait pas la moindre place pour de tels plaisirs. C'était en 1976 et j'étais secrétaire au Trésor. Les Etats-Unis commençaient à se relever d'une grave récession et je me rendais à Washington pour témoigner devant une sous-commission du Congrès. Je n'exerce plus aucune fonction officielle et lorsque je me penche sur le passé, j'ai parfois le sentiment que, durant les quatre années où j'étais en poste à Washington, j'ai passé le plus clair de mon temps à courir çà et là pour témoigner devant divers groupes de sénateurs et de députés. Je me suis laissé dire que je détenais le record absolu dans ce domaine et je suis tout prêt à le croire. De fait, s'il m'arrive, le jour du jugement dernier, de revendiquer une seule vertu, ce sera celle d'être resté stoïquement patient pendant ces incessantes comparutions. J'étais d'une courtoisie à toute épreuve, comme l'exige la tradition à Washington, mais, bien souvent, il me venait l'envie de lancer quelque objet à la tête de certains de ces messieurs, que j'ai traités, un jour où j'avais perdu mon sang-froid, de « vieilles badernes de Capitol Hill ». Cependant, je dois reconnaître, en toute équité, que si j'ai fini par devenir allergique à ces messieurs du Congrès, ils n'en sont pas entièrement responsables. En effet, il n'est pas du tout normal que l'on soit contraint de témoigner si souvent sur les mêmes questions, et souvent de la même façon, devant de petits groupe~
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de politiciens rivaux. Selon mes derniers calculs, j'ai témoigné près de 400 fois à Capitol Hill. C'était inévitable, étant donné la situation exceptionnelle dans laquelle je me trouvais. En effet, le hJlsard a voulu que ma carri,ère politique commence au moment même où se déchaînaient les deux tempêtes économiques qui ont secoué les Etats-Unis pendant que j'étais au gouvernement. D'une part, j'ai été secrétaire au Trésor à une époque où notre pays était frappé par l'inflation la plus forte et la récession la plus grave depuis 40 ans, et, d'autre part, j'ai été responsable de la politique énergétique des Etats-Unis au moment de l'embargo décidé par les pays de l'OPEP, qui fit prendre conscience aux Américains, pour la première fois et de façon dramatique, de la perte de leur indépendance énergétique. Etant donné que la situation économique des Etats-Unis, ainsi que le problème de leurs sources d'approvisionnement en énergie, étaient des questions d'intérêt général, les responsabilités que j'exerçais dans ces deux domaines avaient donné à presque toutes les commissions et sous-commissions du Sénat et de la Chambre des représentants le désir de m'interroger à intervalles réguliers pendant près de quatre ans. La plupart de ces séances constituaient une perte de temps considérable. Je ne pense pas me tromper en affirmant que la majeure partie des membres du Congrès et des journalistes présents n'ont pratiquement rien appris lors de ces enquêtes publiques. Le fait de répondre aux milliers de questions posées par les membres du Congrès n'a servi à rien, ou presque, étant donné que ceux qui m'interrogeaient désiraient rarement obtenir une réponse, ou bien ne me croyaient pas. D'ailleurs, la majorité des questions étaient rédigées par des conseillers techniques et transmises aux membres du Congrès à la dernière minute. Les deux crises évoluaient au fil des mois, mais le message que j'adressais aux membres du Congrès était, en substance, toujours le même. Ce message,à la fois fondamental et désagréable, était le suivant: le gouvernement, en général, et le Congrès, en particulier, étaient pleinement responsables de la crise économique et de celle de l'énergie, ainsi que des dangers qui y étaient associés. Celà ne m'empêcha pas d'accepter avec beaucoup de patience les invitations du Congrès. J'ai toujours saisi les occasions qui m'étaient offertes d'apporter à ces messieurs, avec dossiers 1. 1'appui, la preuve du caractère irresponsable de leur politique passée. Je ne jouissais pas d'une très grande popularité à Washington, ni, souvent, au sein même de l'administration. C'était inévitable. Au cours des années, les républicains, comme les démocrates, avaient contribué à 1'établissement des contraintes politiques et juridiques
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qui pesaient sur notre système productif, et, comme les démocrates, ils se montraient souvent incapables de comprendre les dommages qu'ils avaient causés, et causaient encore. Le manque de sympathie que je décelais dans mon entourage immédiat me peinait profondément, mais je n'y pouvais rien. J'étais pleinement convaincu, . comme le disait Dickens, que dans le domaine économique « légiférer est stupide ». A Washington, cette position relevait de l'hérésie philosophique. C'était aussi une hérésie politique, au sens étroit du terme. Le meilleur moyen de réussir en politique ne consistait pas à critiquer ouvertement les décisions économiques du Président, qui était aussi le chef de votre propre parti. C'est pourtant ce que je fis, à plusieurs reprises. En 1974, je me vis contraint d'avertir le président Nixon que sa politique budgétaire était « insensée» et qu'il fallait à tout prix rétablir l'équilibre du budget. Un an plus tard, je tins des propos extrêmement critiques à l'égard de certaines propositions du président Ford, qui visaient à « libérer» la production d'énergie aux Etats-Unis en renforçant la mainmise de l'Etat sur les industries du secteur énergétique. _ Lorsque je me penche sur ce passé, il m'est difficile d'imaginer la raison pour laquelle ces deux présidents m'ont maintenu dans mes fonctions de secrétaire au Trésor, plutôt que de me remercier. Comme il serait agréable de penser qu'ils l'ont fait parce qu'ils croyaient, en leur for intérieur, que j'avais raison ! Voilà, me semble-t-il, l'explication, à peu de chose près, car il est certain que j'ai, à maintes reprises et par des propos tenus en public, mis les deux présidents dans une situation embarrassante. Les années que j'ai passées au gouvernement ont été ponctuées de bruits émanant des « milieux autorisés », en l'occurrence la Maison Blanche, selon lesquels j'étais sur le point d'être remercié, parce que j'étais un personnage excessivement gênant, abrupt et trop enclin à la controverse. Le surnom qu'on m'a donné dans les milieux politique - William le terrible -, correspond à ce portrait. Néanmoins, je fus maintenu dans mes fonctions. Jusqu'au dernier jour de l'exercice de mes fonctions, je me suis efforcé sans relâche de faire comprendre au gouvernement que c'était lui l'artisan de nos malheurs. Alors que ce jour d'avril 1976 je roulais vers Washington pour être entendu par le Congrès, je me suis penché sur mon passé et je me suis demandé comment j'avais bien pu aboutir à la situation complexe dans laquelle je me trouvais. Il n'y avait dans mon' enfance, hormis peut-être le fait que j'étais animé d'un fort esprit de compétition, vraiment rien qui eût pu laisser présager une future carrière ministérielle, et surtout au Trésor, où, dans le rôle d'un
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secrétaire très « discuté », j'allais m'efforcer de desserrer l'étreinte de l'Etat sur notre économie menacée d'asphyxie. Je suis né à Paterson, dans le New Jersey, le 27 novembre 1927. Ma famille, d'origine française et catholique, perdit toute sa fortune pendant la crise de 1929. J'avais 8 ans à la mort de ma mère. Mon père devint courtier en assurances, avec un salaire modeste. Nous n'étions pas dans le besoin, mais cet homme bon et d'un naturel aimable était comme hanté par le sentiment de l'échec. Très tôt, je pris la décision de lutter contre les difficultés de la vie, sans jamais baisser les bras. C'est alors, me semble-t-il, qu'est né « William le terrible ». Pendant l'adolescence, j'ai mené des combats dans des domaines divers; il ne s'agissait pas de combats philosophiques. J'ai fréquenté la Newark Academy et, après un bref séjour à l'armée,je suis entré au Lafayette College. Durant toutes ces années d'études, mes ambitions et la capacité que j'avais de m'imposer une discipline personnelle très stricte, se sont portées sur le sport. Je pratiquais le «surf », éprouvant une grande joie physique à triompher des énormes vagues qui déferlaient sur les plages du New Jersey dans un bouillonnement d'écume; je prenais part à des compétitions de natation et je réalisais de véritables exploits aux cartes. Voici ce à quoi j'employais toute l'énergie de ma jeunesse. Je ne fus pas sensible aux attraits de l'enseignement supérieur; je ne pensais pas alors qu'il pouvait être « à côté de la question ». Je récoltai une belle collection de C, rehaussée de quelques B. J'éprouvais des remords d'avoir si médiocrement réussi à l'université, mais je devais découvrir, des dizaines d'années plus tard, que l'intelligentsia américaine préférait, et de loin, des docteurs désargentés occupés à détruire l'économie américaine, à des financiers prospères, non munis de doctorats, qui luttaient pour la sauver. C'est alors que j'ai commencé à comprendre pourquoi le milieu universitaire m'avait paru sans attrait. Mes remords disparurent. C'est seulement plus tard, au contact des difficultés de la vie, que je me suis engagé sérieusement dans une voie qui s'est avérée très stimulante au point de vue intellectuel et qui devait finalement me mener au poste que j'ai occupé à Washington. J'étais étudiant de troisième année quand j'ai épousé Carol Girard, une amie d'enfance. Puis, nos enfants sont nés. Nous en avons eu sept. Les responsabilités que j'avais, ainsi que la dette de 5 000 dollars contractée pour régler soins et honoraires médicaux relatifs à plusieurs maladies dans la famille, m'ont rapidement transformé en citoyen sérieux. En 1952, je suis allé travailler à Wall Street comme stagiaire en management chez Union Securities, pour un salaire hebdomadaire de 75 dollars. Je me suis aperçu que le monde de" la finance me fascinait. Je me suis donné au travail avec la disci-
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pline et la précision que j'avais seulement utilisées auparavant pour affronter les vagues géantes, et j'y prenais un immense plaisir. J'ai immédiatement été pris par le virus du travail, et cela dure encore. Je réussis pleinement, car trois ans après mon stage, je fus nommé vice-président adjoint et directeur du Municipal Trading Department de la société. En 1957, je suis entré chez Weeden and Company, comme vice-président. En 1964, j'ai été engagé par la firme Salomon Brothers, de New York, dont je devins un des principaux associés et membre du conseil d'administration. Au début des années 70, ma part des bénéfices dépassait tout ce que j'avais pu espérer dans ma jeunesse. Cette réussite sur le plan professionnel s'accompagnait d'une autre richesse, invisible celle-là : je commençais à mieux comprendre le fonctionnement de certains secteurs de l'économie américaine. C'est pendant les années passées dans la firme Salomon Brothers que j'ai commencé à participer de plus en plus activement aux affaires publiques. J'avais quelques activités d'ordre culturel : j'étais, par exemple, un des administrateurs du Mannes Conservatory of Music et membre du U.S. Olympie Committee. Mais la voie dans laquelle je m'étais engagé me rapprochait sans cesse de Washington. Je rencontrais régulièrement des fonctionnaires du Trésor auxquels je donnais des conseils en matière de finances publiques. Il en fut de même pour la Federal National Mortgage Association (<< Fannie Mae »), la Government National Mortgage Association ( « Ginnie Mae ») et le Department of Housing and Urban Development. Enfin, je devins président du Teehnieal Debt Management Committee de la ville de New York. Lorsque, bien des années plus tard, cette ville croula sous le poids de ses dettes, j'étais secrétaire au Trésor et - ô ironie du sort ! - je me suis opposé avec vigueur au plan de sauvetage extravagant qu'exigeaient les responsables new-yorkais. Ces activités m'ont permis d'acquérir une connaissance de plus en plus grande des tendances P91itiques aux Etats-Unis. Comme à beaucoup de mes compatriotes, de nombreux aspects de la situation en Amérique, à la fin des années 60, me paraissaient particulièrement inquiétants, notamment le caractère insensé de la politique économique et militaire de l'administration Johnson, et l'apparition de la violence de caractère politique. En 1968, j'ai apporté un soutien enthousiaste à la candidature de Richard Nixon et, financièrement, comme par mon suffrage, j'ai contribué à la très nette victoire qu'il a remportée en 1972. Mon expérience, les amitiés politiques que j'avais nouées dans divers organismes du Trésor public, ainsi que le soutien actif que j'avais apporté au parti républicain, étaien t autant de considérations qui ont amené la nouvelle administration à me consulter au sujet de ses nominations, en 1972, et finalement à m'appeler à Washington.
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Ceux qui sont nommés à de hautes fonctions officielles n'oublient jamais les circonstances qui les ont conduits à Washington. Leur nomination se trouve toujours liée à quelque anecdote et ce jour d'avril où je me rendais au Congrès, je me revois songeant à celle qui avait accompagné ma nomination. Je me suis rappelé mon émotion lorsque Penn James, le conseiller spécial adjoint du président, me téléphona fin septembre 1972 pour me demander si je voulais faire partie de la prochaine administration Nixon, pour le cas où celui-ci serait réélu. Je répondis par l'affirmative et lui demandai: « A quel poste? » Il répondit: «Ministre de la Construction et du développement urbain ». Je connaissais bien les aspects économiques de la question ; je savais que, de tous les ministères, celui de la Construction et du développement urbain était un des plus « contaminés» de Washington et qu'il était donc urgent d'y mener une salutaire politique d'assainissement. Je témoignai de l'intérêt pour cette tâche et Penn James raccrocha. Six semaines s'écoulèrent. Nixon fut réélu. Aucune nouvelle. Puis, fin novembre, Fred Malek me téléphona. C'était le conseiller du président en matière d'organisation. Il me pria de bien vouloir rendre visite au président Nixon à Camp David, le lundi suivant. J'acceptai immédiatement. Puis nous eûmes une conversation quelque peu étrange. Malek me dit : « C'est un poste très important, vous savez ». Je répondis: « Oui, je le sais ». Il poursuivit: « Vous vous rendez bien compte qu'il s'agit, en fait, de prendre la direction du ministère ». Voilà un commentaire bien curieux, pensai-je, car je n'avais jamais imaginé que des ministres puissent ne pas diriger leur ministère. Sans attendre ma réponse, il poursuivit: « Parce que George Shultz se verra confier d'autres fonctions ». Je me dis: « Bon sang! George Shultz ne sera donc plus au Trésor ! » La conversation devenait parfaitement incompréhensible. Puis le mystère se dissipa. «Oui ,dit-il, le poste de secrétaire adjoint au Trésor sera un poste de responsabilité, comme jamais auparavant ». Voilà comment j'ai appris quelles seraient mes fonctions. Je n'ai jamais su très précisément comment j'étais passé d'un ministère à l'autre. Au dire de certains, l'explication est la suivante: j'étais sur le point d'être nommé secrétaire à la Construction et au développement urbain, quand le secrétaire au Trésor, George Shultz, qui se trouvait par hasard au restaurant de la Maison Blanche, l'apprit. Nous nous étions rencontrés lorsque j'étais conseiller financier auprès du Trésor et j'ai plaisir à avouer qu'il avait une excellente opinion de moi. On prétend donc que, au départ, Shultz avait demandé au président Nixon de me nommer secrétaire d'Etat adjoint, mais que celui-ci avait refusé. Le Président avait demandé d'où j'étais et Shultz avait répondu: « De New York ». On prétend
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que Nixon avait répondu: « (Mot censuré) ! Je ne veux plus aucun de ces libéraux de la côte Est qui roulent en Cadillac! » On avait conseillé à Shultz de choisir « un banquier de Chicago ou de San Francisco; quelqu'un de bien ». Cependant, lorsque Shultz apprit, ce jour-là, au restaurant de la Maison Blanche, que l'on me proposait le ministère de la Construction et du développement urbain, il est intervenu et, finalement, on me proposa le poste de secrétaire adjoint au Trésor. En novembre 1972, l'adjoint de George Shultz que j'étais, a donc débarqué à Washington. Pendant les seize mois qui ont suivi, j'ai travaillé avec lui et cette période figure parmi les plus enrichissantes de ma vie. On ne saurait imaginer plus grand privilège, ou expérience plus satisfaisante tant sur le plan personnel que sur le plan intellectuel. C'est un homme brillant, dont l'esprit analytique, le raisonnement, la patience et la délicatesse étaient incomparables. Ce fut une expérience enrichissante dont je suis sorti vraiment meilleur. J'ai, bien sûr, rendu visite au président Nixon, à Camp David. Je m'en suis souvenu alors que je roulais vers Washington, ce jour d'avril. Je brûlais d'impatience. Je n'avais jamais rencontré le président Nixon, ni aucun autre président, d'ailleurs. Je voulais faire bonne impression. Il va sans dire que j'avais soigneusement préparé à l'avance les analyses les plus brillantes, à mes yeux du moins, sur l'état de la nation. Par malheur, je n'eus jamais l'occasion de les exposer au Président. Nixon était à la fois bavard et absent. Il débita un monologue ininterrompu sur divers problèmes de gouvernement - monologue émaillé de savantes références historiques. Je l'ai écouté attentivement, jusqu'à la fin. Je me suis rendu compte, alors, qu'il n'avait pas l'intention de m'inviter à exprimer la moindre idée, ni la moindre opinion. En le quittant, j'étais déçu et quelque peu ahuri. Aujourd'hui, je ne me rappelle aucun de ses propos. Ce dont je me souviens, par contre, c'est de n'avoir pas dit grand-chose. En arrivant à Washington, ce jour d'avril, je me suis également rappelé ma dernière réunion avec Nixon. Il s'agissait de cette dernière et bien triste réunion du cabinet, à l'époque où l'affaire du Watergate avait atteint son point culminant. Nous étions tous assis en silence autour de la table, abasourdis, conscients de l'incroyable malheur qui avait frappé la nation et de l'incroyable humiliation que subissait le Président, assis au milieu. Nous ne nous regardions pas. Nous regardions tous le sol ou le ciel quand Nixon déclara qu'il n'avait nullement l'intention de démissionner. Or nous savions tous qu'il y serait contraint. Je n'oublierai jamais son regard qui semblait implorer notre soutien; c'était presque comme s'il nous priait de clamer son innocence. Mais tout le monde se tut. Il démissionna deux jours plus tard.
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La gravité du problème ne m'était apparue que lentement. Il m'était vraiment difficile de croire qu'un homme pût non seulement enregistrer sur bande magnétique la preuve de sa propre culpabilité, mais aussi la conserver. De plus, une autre crise m'avait artificiellement isolé de la fureur provoquée par Watergate. A cette époque, j'étais président du Oil Policy Committee (Comité pour la politique pétrolière), chargé de remettre un peu d'ordre dans la politique énergétique américaine, qui était à la fois incohérente et malthusienne. Puis, en octobre 1973, le malheur a frappé sous la forme de l'embargo sur le pétrole. On me nomma à la tête du Federal Energy Office (Office fédéral de l'énergie). Les problèmes énergétiques occupaient mon attention à un tel point que tout le reste, même Watergate, me paraissait quelque peu irréel. Mais je suis sûr d'une chose: les informations selon lesquelles Nixon était sur le point de craquer à cause de la tension nerveuse, étaient très exagérées. Durant toute cette période, j'ai pu constater maintes et maintes fois que l'état de tension nerveuse extrême dans lequel il se trouvait ne l'empêchait pas de se concentrer sur des problèmes complexes. Une chose est certaine : il ne m'a jamais paru incohérent. Il n'aurait pas pu en dire autant de moi. Une fois, au plus fort de la crise pétrolière, après avoir travaillé 24 heures sur 24 plusieurs jours de suite, je suis rentré à la maison en titubant, dans un état d'épuisement complet, et j'ai sombré dans un profond sommeil. Tard cette nuit-là, d'après mon épouse, Nixon m'a téléphoné pour discuter de certains problèmes avec moi. Elle affirme que j'ai répondu au Président assez longuement, mais « de façon extrêmement bizarre ». Le lendemain matin, je n'avais aucun souvenir de cet appel. A ce jour, je suis convaincu que je lui ai parlé dans mon sommeil. De toute façon, mes propos, quels qu'ils fussent, n'ont pas dû se révéler trop désastreux. Le 4 mai 1974, George Shultz quitta le Trésor et Nixon me nomma secrétaire. J'ai remplacé Shultz à ce poste et j'ai conservé mes fonctions dans le gouvernement de Ford après son accession à la présidence. Voilà donc, en substance, comment, en moins de trente ans, un jeune adepte du « surf », né dans le New Jersey, est devenu un homme public. Voilà aussi comment je me suis trouvé dans une voiture officielle faisant route vers Washington, pour rencontrer, une fois encore, des membres du Congrès. Lorsque nous sommes arrivés à proximité du Cannon Bouse Office Building, je me suis arrêté de songer au passé. J'étais de nouveau pleinement conscient de la crise économique provoquée par notre gouvernement. De nouveau, je ressentis ce profond sentiment qui m'habitait: la peur pour mon pays. Cette peur apparut plus nettement que d'habitude dans mon témoignage. Repoussant le texte que j'avais préparé, j'ai improvisé
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un discours à l'intention des membres du Congrès qui m'écoutaient. Je ne l'avais jamais fait auparavant. J'ai abordé les questions qui me préoccupaient : elles correspondent aux thèmes que je développe dans cet ouvrage. C'est pourquoi je reproduis ici les passages les plus significatifs de mon discours, que j'ai revu et corrigé à partir d'une copie qui se trouve au Congrès : Chambre des représentants, Sous-commission sur la Democratie Research Organization Washington, D.C. Vendredi 30 avril 1976. La sous-commission s'est réunie, comme prévu, à 9 heures, en la salle 334 du Cannon Building, sous la présidence de M. Richard H. Ichord, membre du Congrès et président de la sous-commission. M. ICHORD: Nous allons aborder les questions qui sont à l'ordre du jour. Le budget a été en équilibre une seule fois ces 16 dernières années. Hier, à la Chambre , la limite fixée pour la dette publique a été portée à environ 713 milliards de dollars. Le service annuel de cette dette est estimé, pour l'exercice budgétaire 1977, à environ 41 milliards de dollars. Pour l'exercice 1976, le déficit budgétaire sera d'environ 76 milliards de dollars ... Nous avons examiné les rapports qui existent entre déficits et inflation, déficits et emploi, déficits et logement, déficits et marché des valeurs et, enfin, déficits et taux d'intérêt. Je ne pense pas qu'il soit possible de mener à son terme une telle étude sans avoir entendu notre éminent secrétaire au Trésor ( ...). Soyez le bienvenu, M. le secrétaire au Trésor ( ...). Vous avez la parole. M. SIMON: M. le président, messieurs, je vous remercie. Le fait de s'exprimer avec éloquence sur les déficits et l'équilibre budgétaires ne sert, hélas, qu'à masquer le véritable danger auquel nous sommes confrontés: la désagrégation progressive de notre société de liberté. Vous savez, les trois ans et demi que j'ai passés à Washington ont été comme un cauchemar. Un cauchemar dans lequel « ils » vous rattrapent, « ils » vous terrassent, sans que les passants, indifférents y prêtent la moindre attention. Mais il ne s'agit pas d'un rêve. C'est la réalité. Un danger mortel menace ce pays. Quand nous évoquons des déficits de 40 ou 70 milliards de dollars, quand nous nous demandons si le budget devrait être en équilibre, nous ne faisons que masquer ce danger. Le véritable problème est la part du PNB, des revenus de tous les agents économiques du pays qui revient à l'Etat. Voilà la question sur laquelle nous devrions nous concentrer. Quelles en sont les conséquences pour le rêve américain? Pour notre mode de vie ? Pour notre système de libre entreprise? La liberté d'entreprendre n'est~lle pas liée à la liberté humaine, à la liberté politique et sociale ? Bon sang ! nos ancêtres l'avaient bien compris. Les millions
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d'immigrés venus partager le rêve américain l'ont bien compris aussi. Quand nous constatons la croissance excessive de l'Etat, nous devons nous rendre compte que le débat ne saurait se limiter à des questions purement économiques. L'enjeu, c'est la justice et la stabilité sociale dans notre pays. L'enjeu, c'est la liberté fondamentale dans l'une des dernières, et des plus grandes démocraties au monde. Regardez donc ce qui s'est passé dans d'autres pays à notre époque, . qu'il s'agisse de l'Italie, du Royaume-Uni, de l'Argentine, de l'Uruguay ou de Ceylan. Voyez ce qui s'est passé dans ces pays lorsque, par souci prétendument « humanitaire », on a essayé de créer des « grandes sociétés» par l'impôt, par des promesses et par des dépenses. Quand la part du PNB prélevée par l'Etat atteint les proportions qu'elle a atteintes dans tous ces pays, quand elle atteint celles que nous voyons en ce moment aux EtatsUnis, alors on voit naître une tendance à l'instabilité sociale, au pouvoir minoritaire. La société civilisée se désagrège. Mais il y a plus grave encore. La liberté elle-même disparaît forcément. Vous avez demandé, monsieur le président, quelles étaient les conséquences des déficits budgétaires. Nous savons tous quelles en sont les conséquences. Nous savons tous qu'on ne peut dépenser plus qu'on ne gagne pendant très longtemps. Ceci est valable pour les particuliers, pour les entreprises, mais aussi pour l'Etat. A la longue, la faillite est inévitable. Dans le cas du gouvernement fédéral, on peut avoir recours à la planche à billets pour financer, pendant un certain temps, des dépenses inconsidérées. Mais cela entraîne une dépréciation régulière de la monnaie et ne peut mener qu'à une catastrophe fmancière. C'est la voie sur laquelle nous nous trouvons aujourd 'hui. Voilà où nous mènent les aspirations « humanitaires » de certains. Mais où se trouve l' « humanitarisme» lorsqu'une grande civilisation industrielle s'effondre? Qu'y a -t-il d' « humanitaire » dans la panique, le chaos, les émeutes et les morts qui s'ensuivent? Sera-t-elle « humanitaire » la dictature qui ne manquera pas de s'installer lorsque les citoyens, terrifiés, réclameront un chef? Il n'y a rien d' « humanitaire» dans la perte de la liberté. C'est la raison pour laquelle nous devons nous préoccuper de la croissance de l'Etat, qui, tel un cancer, ne cesse de se nourrir de l'énergie productive de nos concitoyens. C'est la raison pour laquelle nous devons nous préoccuper des déficits et de l'équilibre budgétaires. Il ne s'agit ni de chiffres, ni de comptabilité. Il s'agit de la liberté du peuple américain. Vous me pardonnerez, monsieur le président, de n'avoir pas répondu aux questions spécifiques que vous m'avez posées. Je voulais seulement donner au problème sa véritable dimension. Je peux vous répondre sur le plan technique et je le ferai. Mais cet aspect des choses masque le véritable problème qui se pose à nous Américains, aujourd'hui. Les déficits et l'équilibre budgétaires, les marchés fmanciers, tout cela est important. Mais, à mon sens, il est bien plus important de comprendre que ces problèmes ne sont que les symptômes prémonitoires d'une maladie qui menace
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notre corps politique dans· son existence même. Si nous continuons à nous laisser aller sur cette pente, le mal sera incurable et nous perdrons notre liberté. J'insiste, parce que ce danger ne fait l'objet d'aucune discussion, nulle part. Le Congrès n'en discute pas. La presse non plus. Regardez au tour de vous : il n'y a ici aucun journaliste. Les Américains n'en discutent pas; ils ne sont pas conscients du problème. Il n'y a, en Amérique, ni mobilisation contre ce danger, ni contre-offensive. La bataille est en train d'être perdue sans qu'un seul coup de feu ait été tiré. Voilà pourquoi, monsieur le président, les dernières années que j'ai passées au gouvernement m'ont paru comme un cauchemar. J'ai l'intention de quitter Washington en janvier prochain. Je rentrerai chez moi, dans le New Jersey, en ayant très peur pour mon pays.
Je n'avais pas l'intention de prononcer un tel discours. Je l'ai improvisé. Ce témoignage était consacré à une des questions les plus importantes dans la vie politique américaine. Mais la plupart des membres de la commission étaient absents; les journalistes aussi; et le président, M. Ichord, était assis, là, débitant gravement des quantités de statistiques, dont je n'ai reproduit qu'une partie. Moi aussi j'étais venu avec des statistiques compilées avec soin; la voiture en était pleine! Soudain, je me suis rendu compte très nettement que cette situation - une tribune dégarnie, l'absence de journalistes et une montagne de chiffres - était un parfait symbole de ce qui se passait dans la nation, à savoir une incompréhension quasi générale d'un danger flagrant. C'est bien ce sentiment qui était à l'origine de mon discours passionné. Il exprimait l'essentiel de ce que j'avais fini par comprendre pendant mon séjour à Washington. Ces années-là avaient été fort instructives, même traumatisantes. Comme la plupart des hommes d'affaires américains, j'avais consacré la plus grande partie de ma vie d'adulte à travailler sur des dossiers complexes et à franchir les obstacles qui se dressaient devant moi, afin d'atteindre les buts que je m'étais proposés. Le fait de faire face, pendant des années, au chaos politique et économique qui régnait à Washington m'avait amené, brutalement, à adopter une perspective plus vaste, et mes responsabilités gouvernementales étaient si étendues qu'elles m'avaient permis de porter sur la condition de notre pays un regard fort différent de celui que j'aurais porté si je n'avais pas été au gouvernement. Ce que j'avais surtout appris~ c'était que ce pays se trouvait dans une situation précaire et que la liberté politique et économique des Américains, pierre angulaire de l'édifice, était sérieusement entamée. Je sais que la plupart de mes compatriotes se trouvaient encore dans la situation qui avait auparavant été la mienne, c'est-à-dire qu'ils s'occupaient surtout de leurs propres activités. Je savais que peu
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d'entre eux étaient conscients de la situation. La conscience que j'avais de cet immense danger, que peu d'Américains connaissaient et qui allait s'aggravant à cause de la politique des dirigeants de ce pays, a donné à mon séjour à Washington l'allure d'un cauchemar. Je savais que la peur que je ressentais pour mon pays était pour moi un fardeau permanent, mais je n'aurais jamais imaginé que j'en ferais état publiquement de façon si personnelle et avec une telle intensité. Dans cet ouvrage, mon propos est de faire connaître au lecteur la perspective plus vaste que j'ai acquise à Washington et qui m'a traumatisé, et, aussi, d'exposer les motifs de ma crainte. J'étudierai également quelques questions économiques, bien que l'économie soit taxée de « science morose », qui n'intéresse que bien peu de personnes. Cependant, comme je l'ai déclaré au président de cette sous-commission ce jour d'avril, il y a quelques années de cela, on ne discute pas des problèmes économiques pour inspirer à ses compatriotes l'amour des chiffres, mais pour faire prendre conscience à la nation du rapport qui existe entre liberté économique et liberté politique. Ce rapport existe; il s'agit d'un lien qui peut être dénoué. La perte de l'une des deux libertés entraîne la perte de l'autre. Aux Etats-Unis, nous sommes en train de les perdre toutes les deux, à la remorque d'un Etat envahissant. Voilà la thèse que j'ai constamment défendue lorsque j'étais secrétaire au Trésor. C'est le thème de cet ouvrage. Qu'une vérité si fondamentale, à savoir que l'Etat lui-même constitue une menace pour la liberté individuelle, n'appartienne pas, de nos jours, à la catégorie des « évidences », voilà un signe éclatant du danger que nous courons.
CHAPITRE,II
LIBERTE VS DICTATURE
La liberté n'est jamais venue de l'Etat ( ...). L 'histoire de la liberté est celle des limitations apportées au pouvoir de l'Etat, et non celle de son accroissement. Woodrow Wilson
Parmi les nombreux documents qui se sont accumulés pendant les années où j'étais secrétaire au Trésor, un certain communiqué de presse a une signification particulière pour moi. En voici un bref extrait: Déclaration officielle à la presse (avril 1975) La commission commerciale paritaire américano-soviétique, siégeant à Moscou pour sa cinquième session annuelle, a procédé à un examen . général des problèmes commerciaux et a réaffirmé la détermination des deux gouvernements d'éliminer les obstaCles qui s'opposent au plein développement des échanges entre les deux pays. Pendant les deux jours où la commission a siégé, le chef de la délégation américaine, le secrétaire au Trésor William E. Simon, et le secrétaire au Commerce par intérim John K. Tabor, ont été reçus par Leonid Brejnev, secrétaire général du parti communiste de l'URSS. Le chef de la délégation soviétique, le ministre N.S. Patolichev, a participé à la réunion ( ...). Les deux délégations ont constaté avec satisfaction que, malgré les difficultés rencontrées l'an dernier, les échanges bilatéraux se poursuivent à un rtiveau élevé. Bien que les importations soviétiques de produits agricoles aient diminué en 1974, le volume global des échanges s'est élevé, l'an dernier, à environ un milliard de dollars, soit quatre fois le montant· de 1970. La commission s'attendait à ce que les échanges atteignent au moins un milliard de dollars en 1975, voire davantage. Les deux parties sont convenues de commencer , à brève échéance, la préparation des objectifs à atteindre pour les trois à cinq prochaines années ( ...).
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L'accord s'est fait sur le choix de Washington comme lieu de la prochaine réunion de la commission, en 1976. Ce sera la sixième du genre. La délégation américaine a exprimé sa sincère gratitude pour la chaleureuse hospitalité que lui ont réservée les Soviétiques pendant son séjour en URSS.
Le communiqué commun indiquait que les négociations avaient été courtoises, mais il ne mentionnait ni le milieu artificiel dans lequel elles s'étaient déroulées : le faubourg de Moscou appelé « collines de Lénine », où avait vécu l'aristocratie tzariste, ni tout le luxe dont les dictateurs de l'URSS pouvaient entourer les négociateurs américains pour les isoler des réalités soviétiques. Nous avions passé plusieurs jours à Moscou, ma femme Carol et moimême, Jack Bennet, sous-secrétaire au Trésor, chargé des problèmes monétaires, Gerald Parsky, secrétaire adjoint, un groupe de travail du département d'Etat et du ministère du Commerce, ainsi que d'autres personnes. J'avais hérité de la politique de détente et j'y étais favorable. Je savais ce qu'était le communisme et ce que les communistes essayaient de faire, mais j'étais convaincu que, si nos relations étaient convenablement structurées, nous pourrions maintenir la paix. Je trouvai donc ces journées stimulantes. Leonid Brejnev est un homme jovial et intelligent, et le ministre soviétique du Commerce extérieur, Nikolai Patolichev, me parut comme toujours amical, intelligent et bien informé. Bien sûr, je n'ai jamais connu leurs véritables sentiments. Ils portaient un masque qui nous les cachait. J'ai souvent eu l'impression qu'il existait une grande différence entre nous sur le plan émotionnel, que d'une certaine façon nous étions profondément différents, sans pouvoir le définir. Quoi qu'il en fût, nous avons travaillé ferme et, entre les séances, nous avons eu droit à ces repas fastueux d'esturgeons et de caviar, arrosés de vodka, dont les Russes honorent leurs invités de marque. Nous avons été magnifiquement traités dans notre cocon royal. Cependant, nous savions que, quelque part dans une autre dimension de la réalité, il y avait un peuple opprimé. Nous savions que quelque part au dehors, il y avait des hommes mal habillés, mal logés, mal nourris et pas libres ; certains étaient arrachés à leur famille et à leur maison, et jetés en prison et dans des hôpitaux psychiatriques, leur seul crime étant de n'être pas d'accord avec nos hôtes cordiaux. Mais rien de cela n'apparaissait dans notre nid somptueux. On n'avait permis qu'aux spectacles et aux sons les plus agréables de filtrer dans ce monde artificiel préparé pour nous par les maîtres du Kremlin. La société soviétique, quant à elle, avait peu ou pas de réalité. Lorsque notre « déclaration commune » fut communiquée à la presse, nous nous sommes préparés à partir. Nous avons échangé
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les compliments d'usage, fait nos adieux et nous sommes montés à bord de 1'avion de l'armée de l'air. Encore prisonniers de nos rôles officiels, nous avons continué à discuter des ramifications du commerce Est-Ouest. Soudain, le vrombissement des réacteurs a fait irruption dans notre conversation, et tandis que l'avion roulait . sur la piste, nous sommes restés silencieux. Puis l'appareil a décollé. Nous avons entendu le bruit sourd du train d'atterrissage que l'on rentrait. Le sol s'est éloigné sous nos yeux. Nous avions quitté le sol soviétique ! Nous nous sommes tous mis à applaudir. Je n'oublierai jamais le sentiment d'exaltation qui s'empara de nous tous; aucun mot n'était nécessaire pour le traduire. Je savais exactement de quelle émotion il s'agissait: un sentiment d'oppression nous quittait, nous qui n'avions jamais connu l'oppression. C'était comme si, en un instant de folie, nous étions en train de préparer une grande évasion. « Je peux de nouveau respirer ; je peux parler ; je ne suis plus espionné» : voilà ce que nous ressentions ; je m'en souviens fort bien. Toutes les choses menaçantes qui caractérisent l'URSS, les sinistres ingérences Q...ue 1'on sent, mais qu'on ne voit pas, avaient soudain disparu. Pendant les longues heures de travail et de coopération, derrière la gaîté des cérémonies, dissimulé sous l'éclat du cristal et les flots de vodka, le sentiment secret d'une oppression invisible avait accompagné chacun de nous. Nous ne nous étions pas sentis libres non plus. Ainsi, nous tous, les 78 représentants pleins de dignité des Etats-Unis d'Amérique, crüons et applaudissions comme des gamins, avec un vif soulagement, parce que nous avions quitté cette immense prison appelée Union soviétique, parce que l'avion nous ramenait chez nous et que nous volions vers la liberté. A ce moment-là, « chez nous» signifiait pour chacun: liberté, liberté chérie. C'est alors que, pour la première fois, je fus capable de formuler ce sentiment de profonde, d'indicible différence entre les personnalités officielles soviétiques et moi-même. C'était la différence entre des hommes qui n'avaient jamais connu la liberté et d'autres hommes qui étaient nés libres. J'avais le sentiment que la plupart d'entre eux ne savaient même pa~_gu'il existait une différènce entre nous. Ils en entendaient parler, ils lisaient des écrits à ce sujet, mais ils ne pouvaient comprendre une chose qu'ils n'avaient jamais connue. J'étais certain qu'ils ne pouvaient comprendre cet élan de joie et ce soulagement qui nous submergeaient comme une puissante vague. Je pris conscience d'une chose troublante : ces officiels soviétiques sont des hommes qui ne savent pas qu'ilsvivent dans une prison. A mesure que j'en prenais conscience, je comprenais jusqu'au tréfonds de mon être, l'importance que la liberté a pour moi, et je voyais que ce besoin faisait partie de mon identité même. Mon Dieu, pensais-je, sans elle je ne serais plus
moi-même.
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J'ai appris plus tard que cette conscience profonde de la valeur de la liberté est courante chez les Américains quittant l'URSS, mais pour moi c'était un moment extraordinaire, parce que je n'avais jamais auparavant philosophé à propos de mes propres sentiments sur la liberté. Ce fut seulement au moment précis où notre avion a survolé Moscou que j'ai eu ma première intuition profonde de ce qu'est réellement la liberté politique, et que j'ai réalisé combien eUe m'était chère. J'ai alors compris pourquoi, jusqu'à ce moment, je ne l'avais jamais ressentie avec une telle intensité, ni même compris ce à quoi j'attachais tant de valeur. J'ai aussi compris que je n'étais pas le seul à si mal se connaître. La liberté, curieusement, est éphémère. C'est quelque chose comme la respiration, dont on ne saisit vraiment l'importance que comme la respiration, dont ne saisit vraiment l'importance que lorsqu'on suffoque. De même, ce n'est que lorsqu'on se retrouve face à la tyrannie politique que l'on peut vraiment saisir la signification et l'importance de la liberté. Ce que j'ai vraiment compris dans l'avion, c'est que la liberté est difficile à saisir parce que ce n'est pas une présence mais une absence: l'absence de contraintes étatiques. Ceux qui n'ont pas fait l'expérience de dures contraintes politiques - assez dures pour leur faire prendre conscience qu'ils ont perdu leur liberté - ignorent souvent ce qu'est la liberté et de quoi elle dépend. C'était mon cas, et généralement il en va de même pour les Américains qui ont eu le privilège unique de vivre dans une nation organisée, sur les plans constitutionnel et économique, dans le but de protéger cette liberté. Nos Pères Fondateurs avaient une connaissance bien précise des siècles de tyrannie qui avaient précédé le leur ; cette connaissance les a guidés lorsqu'ils ont créé notre système politique et économique. Presque toutes les décisions qu'ils prirent ont eu pour conséquence d'enchaîner l'Etat, afin de protéger la liberté de pensée, de choix et d'action de l'individu, de protéger cette chose éphémère appelée liberté. Aujourd'hui, je me rends également compte que, de tous les aspects de la liberté politique que nous garantit notre Constitution, la liberté d'action - plus particulièrement, la liberté de produire, ou libre entreprise - est la moins bien comprise. Pendant des années, à Washington, j'ai observé. le tragique spectacle de groupes de citoyens, d'hommes d'affaires, de politiciens, de bureaucrates et de journalistes qui s'attaquaient méthodiquement à notre système de libre entreprise et à notre liberté, tout en proclamant avec constance, et souvent sincèrement, leur attachement aux deux. Répétons-le, cette profonde incompréhension est due, dans une très grande mesure, à ce que la liberté d'action, dont fait
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partie la liberté de produire, n'est qu'une des composantes de la liberté. C'est aussi une absence plutôt qu'une présence: 1'absence de contraintes étatiques. Quel que soit le nom que l'on donne à cette catégorie de la liberté d'action: libre entreprise, capitalisme ou économie de marché, elle veut simplement dire que les hommes sont libres de produire. Ils sont libres de faire des découvertes et des inventions, d'expérimenter, de réussir, d'échouer, de créer des moyens de production, d'échanger des biens et des services, de faire des bénéfices, de consommer, et tout cela de leur propre volonté, sans intervention du pouvoir de contrôle de l'Etat. Au sens le plus fondamental, le droit à la liberté, dans toute cette gamme d'activités productives, se résume en un mot : le droit de vivre, car l'homme, par nature, est un être qui doit produire pour vivre. Nos Pères Fondateurs, auxquels je m'intéresse de plus en plus à mesure que je vieillis, en étaient très conscients. L'un des philosophes britanniques qui a le plus influencé leur pensée fut John Locke. J'ai découvert son existence assez récemment, car je n'ai pas été un étudiant très studieux, et de telles lectures ne sont pas d'usage à Wall Street et encore moins au département du Trésor. En le lisant,j'ai eu le sentiment qu'il s'adressait directement à moi: Un homme ( ...) ne possédant en l'état de nature aucun pouvoir arbitraire sur la vie, la liberté ou la propriété d'autrui,mais seulement le pouvoir limité que lui a donné la loi de nature d'assurer sa vie et celle des autres hommes, n'abandonne et ne peut abandonner que ce pouvoir à la communauté et, par là, au pouvoir législatif, de sorte que ce dernier n'en peut posséder davantage.
En d'autres termes, Locke dit que le pouvoir de l'Etat se limite logiquement à la protection du droit de tout individu à la vie, la liberté et la propriété, et que tout Etat qui porte atteinte à ce droit au lieu de le protéger, est illégitime. C'est ce langage qui est apparu ultérieurement dans notre Constitution comme le droit « à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur ». Nos Pères Fondateurs, héritiers intellectuels de Locke, ont consciemment et délibérément créé le premier Etat limité de l'histoire de l'homme. Un autre philosophe qui m'est cher est Adam Smith, le théoricien écossais de la libre entreprise, système politique dans lequel l'Etat laisse les producteurs et les consommateurs libres de produire et de consommer à leur guise. Smith aussi croyait au droit naturel de l'individu à la liberté, et son message essentiel à tout gouvernement était : « laissez faire » ou « laissez les gens libres d'agir ». Dans La Richesse des nations, publié par une heureuse
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coïncidence en 1776, Smith a dénoncé les « mercantilistes » de son époque qui, comme les « libéraux» d'aujourd'hui, prétendaient que les pouvoirs publics devaient contrôler tous les aspects du commerce intérieur et extérieur, s'ils voulaient enrichir la nation. Au contraire, Smith soutenait que si l'objectif était la richesse, le producteur devait être à l'abri de tous ces contrôles étatiques, dans le cadre d'un « système de liberté naturelle ». En régime de liberté totale, disait-il, la production de richesses atteindrait des proportions encore impossibles à prévoir. Ce philosophe a également présenté une série d'arguments qui ne cessent de m'étonner par leur valeur prophétique. La coopération entre les hommes, selon lui, découlerait naturellement du seul intérêt personnel: « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre diner, mais du souci qu'ils ont de leur intérêt personnel. » Il affirmait aussi que l'interaction de tous les intérêts personnels prendrait naturellement une forme d'auto-régulation spontanée, à savoir la loi de l'offre et de la demande. Cet ordre naturel, qui se réalise dans la recherche par chaque individu de son intérêt personnel, favorise l'intérêt général sans même que les individus s'en rendent compte : En conséquence, tout individu qui s'efforce, dans la mesure de ses moyens, d'employer son capital de façon telle que le produit de son travail acquière la plus grande valeur possible, travaille nécessairement à l'accroissement maximum du revenu annuel de la société. En règle générale, il ne cherche pas vraiment à promouvoir le bien commun et il ignore également dans quelle mesure il y contribue ( ...). n ne recherche que son propre gain et, dans ce cas comme dans bien d'autres, il est conduit par une main invisible à promouvoir une fin qu'il n'avait jamais envisagée.
Nos Pères Fondateurs ont dû lire LaRichessedes nations avec une grande satisfaction, car, comme l'a observé Smith lui-même, les colonies américaines avaient pendant plus d'un siècle pratiqué ce qu'il prêchait. En consacrant la liberté individuelle, les premiers dirigeants de cette nation étaient décidés à laisser les citoyens libres de faire fortune, en réduisant au minimum l'ingérence de l'Etat ; un système d'économie de marché enraciné dans la « loi naturelle» en avait été l'heureuse conséquence. Dès sa naissance, l'Amérique a été un laboratoire naturel pour les philosophies de la liberté, comme celles de Locke et de Smith, et ce pays s'est révélé la plus noble expérience jamais conçue par l'homme. Ce n'est pas par hasard non plus que la forme de société qui a été la sienne, . a procuré à l'homme de la rue une prospérité et un niveau de vie jamais vus auparavant. Selon la définition même de ses fondateurs, l'Amérique était une nation capitaliste.
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Bref, la liberté individuelle inclut la liberté économique ; les Pères Fondateurs le savaient. Ils avaient de bonnes raisons de laisser les activités productives des hommes aussi libres que possible. Leur calcul, comme celui d'Adam Smith, était exact. Lorsque les hommes ont toute liberté de s'engager dans des actions productives, et qu'ils sont guidés avant tout par leur intérêt personnel, ils créent vraiment le système de production le plus efficace et le plus puissant qui se puisse créer dans leur société. En Amérique, aujourd'hui, le grand malheur est que la plupart des gens ne le comprennent pas. S'ils ne comprennent pas notre système économique traditionnel, c'est précisément parce qu'il n'est pas un système au sens courant du terme, c'est-à-dire quelque chose de consciemment organisé, selon un plan détaillé. Comme toujours, ce qu'ils ne comprennent pas, c'est essentiellement comment, en l'absence de planification consciente, des millions d'hommes peuvent travailler ensemble de façon efficace pour produire des richesses. Or, c'est précisément l'absence de planification consciente qui accomplit ce miracle! J usqu'à ce jour (bien que, depuis les années 30, ceci soit masqué par un nombre considérable d'interventions de l'Etat), c'est toujours la « main invisible» et le « système de liberté naturelle» d'Adam Smith qui produisent nos biens et nos services, créent nos emplois, paient nos salaires, financent les dépenses de l'Etat et créent la richesse américaine. Le système de production étonnamment complexe connu sous le nom d'économie de marché fonctionne sans supervision consciente ni direction. Voici comment il fonctionne: bon an, mal an, les gens s'engagent dans des activités économiques appelées entreprises ; celles-ci, petites et grandes, sont liées entre elles par un réseau de contacts volontaires entre individus. L'organisation et la répartition des ressources s'opèrent au moyen d'achats et de ventes sur des marchés qui sont sensibles aux souhaits des individus et y répondent. En fait, avec ses dollars, chaque consommateur « vote» tacitement dans des milliers d'« élections» commerciales, et son vote se traduit automatiquement par le fait que des ressources s'orientent vers les produits et les services qu'il désire. Seuls sont fabriqués les produits que les consommateurs consentent à acheter à un prix adéquat ; les autres ne le sont pas. L'économie de marché n'est que la somme de ces décisions individuelles en interaction. C'est le système économique le plus individualiste et le plus démocratique qui se puisse concevoir. Il fonctionne sans direction consciente. Il n'y a pas de projet ou d'objectif unique ; chaque « votant » a les siens. Il cherche à maximiser ses gains et à éviter, ou à réduire, ses pertes. Il y a littéralement des milliards de projets, de décisions, d'ajustements quotidiens, alors qu'inventeurs, entrepreneurs, intermédiaires,
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employeurs, travailleurs, acheteurs et vendeurs recherchent leurs intérêts respectifs. Quel est le résultat final de ces milliards de décisions individuelles? C'est la formidable production des richesses créées par l'homme qui caractérise l'histoire du capitalisme américain, où 28 % de l'ensemble des richesses produites par l'espèce humaine sont créées par 5 % seulement de la population mondiale. Le capitalisme américain a engendré le flux le plus étonnant de biens et de services créés par l'imagination humaine, jamais apparus à la surface du globe; il a produit des biens et des services d'une incroyable variété et en quantités inimaginables, avec le maximum d'efficacité, du moins jusqu'à ce que l'Etat, à une date relativement récente, envahisse le marché. C'est le système qui a donné à l'Américain moyen le plus haut niveau de vie dans toute l'histoire du monde, même si le dernier îlot de pauvreté n'est pas encore tout· à fait éliminé. Adam Smith avait prédit ce résultat si l'Etat laissait les hommes libres de produire, et c'est exactement ce qui s'est passé. Paul McCracken, ex-président du Couneil of Economie A dvisers , a dit ceci : « Des populations importantes dans le monde [ ... ] n'ont pas un niveau de vie notablement plus élevé que celui de la génération précédente [ ... ] alors que nous, nous avons doublé le niveau de vie de l'Américain ,moyen environ tous les 40 ans )}. Ceux qui défendent le système de la libre entreprise et qui doivent faire face à une hostilité grandissante et à une dissidence de plus en plus active, cherchent souvent à .défendre ce système en fournissant des preuves statistiques de la productivité de l'économie de marché. Par exemple, une note qui avait atterri sur mon bureau au département du Trésor donnait les chiffres suivants pour illustrer « le succès du système de la libre entreprise» : 96 % des foyers américains ont le téléphone; 50 % des Américains ont au moins une auto; 96 % des foyers américains ont au moins un téléviseur ; Une fois les besoins du marché intérieur satisfaits,les fermiers américains exportent 60 % de leur blé et de leur riz, 50 % de leur soja, 25 % de leur sorgho et 20% de leur maïs. Les Etats-Unis produisent la moitié des récoltes de blé du monde. - Telle est la production agricole américaine, bien que, depuis 1940, le nombre d'exploitations et de cultivateurs ait diminué des deux tiers. Pourtant, pendant cette période, la production agricole a augmenté de 75 %. -
Eh bien ! tout cela est vrai, et on pourrait dire bien d'autres choses encore sur l'économie américaine si l'on voulait établir de telles liStes. L'extraordinaire richesse de notre pays est bien connue
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à travers le monde. Les statistiques qui enregistrent les résultats tangibles de notre système économique passent néanmoins à côté de sa dimension invisible. Ce qu'il y a de plus étonnant dans notre système économique, c'est ce qui est absent, ce qui n'est pas visible à l'œil nu ; c'est le fait que le flux de richesses est créé en l'absence de toute direction du processus économique, en l'absence de contrôle de l'Etat, en l'absence de projets et d'objectifs imposés, ni au niveau des Etats ni au niveau national. Le miracle capitaliste s'est produit aux Etats-Unis, la nation politiquement la plus libre du monde, précisément parce que cette explosion de richesses résulte uniquement de la liberté individuelle. Voilà la vraie défense du capitalisme. Voilà ce que la plupart des gens ne comprennent pas et voilà ce qui mérite d'être crié sur tous les toits. Il n'y a rien de subjectif, ni aucun préjugé dans l'idée selon laquelle liberté politique et liberté économique sont inextricablement liées. Cela est admis comme un fait objectif" même par les économistes les plus interventionnistes. Par exemple, l'économiste libéral Arthur Okun, qui fut président du Council of Economie Advisers de Lyndon Johnson, admet volontiers qu'économie de marché et liberté politique constituent un tout. Voici ce qu'il affirme: Une économie de marché apporte une certaine garantie aux droits politiques de l'individu contre les incursions de l'Etat. La propriété privée et la liberté de décision limitent les pouvoirs du gouvernement - ou plus exactement de ceux qui en tiennent les rênes - et par là même sa capacité d'empiéter sur le domaine des droits du citoyen. Aux antipodes de cette conception, et dans le cas d'une économie pleinement collectivisée, les droits politiques du citoyen se trouveraient singulièrement restreints. Contrôlant la totalité des ressources productives dans une société, le gouvernement serait à même de juguler l'opposition, d'imposer l'orthodoxie, et d'éteindre toute vélléité démocratique 1.
L'ironie de l'affaire est que ce rapport entre liberté politique et liberté économique est parfaitement compris par les adeptes du totalitarisme. Cependant, cette « compréhension» est de nature morbide. Le théoricien communiste sait précisément comment détruire la liberté individuelle : il détruit la liberté économique et le tour est joué. Plus précisément, il abolit la propriété privée, expropriant les détenteurs des moyens de production, et interdit le profit. Il place le processus production-échange-consommation tout entier sous la direction de l'Etat, ce qui signifie, bien entendu, qu'il met la vie physique de chaque individu à la merci de l'Etat. C'est l'essence même de la tyrannie. 1. Okun, Arthur, Equality and Efficiency,' The Big Tradeoff, Thl' Brookings Institution, 1965. Trad. française: Egalité VS efficacité. Comment trouver ['équilibre? Paris 1981, Economica et Tendances Actuelles.
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Bien entendu, un adepte du totalitarisme ne proclame jamais qu'il a l'intention de réduire le peuple en esclavage. Bien au contraire, il propose invariablement de le « libérer ». En toute honnêteté, il rationalise sa tyrannie au nom du bien~tre collectif du « prolétariat », de la « race », de la « patrie », de l' «intérêt général », de la « fraternité» ou de l' « égalité ». Mais toutes ces notions ne sont toujours que des rationalisations. Le but de la tyrannie, c'est la tyrannie elle-même. Inexorablement, elle détruit la vie économique. L'ultime résultat est forcément une grande pauvreté, une incapacité à produire. Si, historiquement, l'Amérique a été la preuve expérimentale qu'il existe un rapport éminemment fructueux entre liberté politique et liberté économique, le monde communiste a été la preuve expérimentale que la perte de la liberté politique s'accompagne automatiquement de la destruction de l'économie. Bon nombre d'intellectuels et de responsables politiques américains n'ont jamais compris la très grande impuissance économique de l'Union Soviétique. Jusqu'à ces derniers temps, je ne la comprenais pas non plus; maintenant, si. Je crois que pour le citoyen américain il n'est rien de plus important que de le savoir, à une époque où des penseurs « avancés» et « progressistes» proposent comme -les solutions de l'avenir le collectivisme économique et un contrôle toujours plus· poussé de l'Etat sur l'économie. C'est pourquoi je décrirai, dans le paragraphe suivant, le système qui existe en Union soviétique et qui est aux antipodes de l'économie de marché. A notre époque, l'Union soviétique est perçue par bon nombre d'Américains et partout dans le monde, comme une espèce d'Horatio Alger * communiste, qui, d'un pays agricole arriéré, se serait transformé en puissance industrielle moderne de première importance, par le seul moyen de la collectivisation et de la planification économique centralisée. La vérité est que le système économique soviétique ne marche pas. Dès l'origine et jusqu'à nos jours, il a fonctionné en comptant sur le capitalisme occidental et surtout sur le capitalisme américain. En 1921, quatre· ans après leur révolution, les Bolcheviks avaient détruit l'économie tzariste et se trouvaient eux-mêmes confrontés à la révolution. Mais Lénine eut une brillante idée : il abandonnerait le « communisme pur» pour créer sa nouvelle politique économique (NEP). Ainsi, en 1921, il invita les capitalistes occidentaux à reconstruire l'économie russe. Lénine pensait être machiavélique en concevant la NEP, qu'il appela « cohabitation industrielle avec les capitalistes ». Dès que nous serons assez forts * Auteur d 'histoires pour enfants, partisan des valeurs américaines traditionnelles. (N.D.T.)
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pour renverser le capitalisme, déclara-t-il, nous le saisirons immédiatement à la gorge.» Les capitalistes occidentaux, qui ne connaissaient rien du poison de l'idéologie, mais tout sur la production en vue du profit, mordirent à l'appât russe. Lénine leur offrit de généreuses « concessions» en échange de l'industrialisation rapide de la Russie. Les industriels américains et européens, pleins de zèle, firent des pieds et des mains pour vendre aux Soviétiques. L'International Barnsdall Corporation et la Standard Oil, par exemple, obtinrent des concessions pour le forage de puits de pétrole; Stuart, James & Cooke, Inc., réorganisa les mines russes; l'International General Electric Company vendit à Moscou du matériel électrique et d'autres grandes firmes américaines, Westinghouse, du Pont et RCA, prêtèrent leur assistance sous diverses formes. Dans les années 30, nos hommes d'affaires ont expédié vers l'URSS et y ont installé des centres de production complexes identiques à ceux des Etats-Unis ; ils furent assemblés comme de gigantesques « kits ». La firme Arthur G. Mackee de Cleveland fournit l'équipement d'énormes aciéries à Magnitogorsk; John K. Calder, de Détroit, équipa et installa une usine de tracteurs à Chelyabinsk ; Henry Ford et la compagnie Austin fournirent tous les éléments d'une grande usine automobile à Gorki. Le colonel Hugh Cooper, créateur du Muscle Shoals Dam, conçut et construisit l'installation hydroélectrique géante de Dniepostroi. Les plus grandioses réalisations « bolcheviques » des années 30, qui ont glorifié le communisme à travers le monde et convaincu deux
générations d'intellectuels américains et européens de la puissance économique de l'URSS et de la valeur de la planification centralisée, étaient toutes des réalisations du capitalisme occidental. En 1941, l'Union soviétique réclama désespérément l'aide de l'Occident contre les armées de Hitler, et l'on créa le prêt-bail. De 1941 à 1945, une grande quantité de marchandises fut envoyée en Russie par air et par mer: matières premières, machines, outils, usines complètes, pièces détachées, textiles, vêtements, viande en conserve, sucre, farine et graisse; aussi bien que fournitures purement militaires : un flot ininterrompu d'armes, de camions, de chars, d'avions et d'essence. Le prêt-bail équivalait à plus du tiers du niveau de la production industrielle soviétique d'avant-guerre, un don d'au-moins Il milliards de dollars de la technologie la plus avancée du monde. La guerre finie, les dictateurs communistes, protégés par les accords confidentiels entre Roosevelt et Staline, procédèrent au pillage des pays conquis. L'historien allemand Werner Keller rapporte que la Russie a rassemblé « un butin sans précédent en provenance d'Europe et d'Extrême-Orient ». Cela équivalait à
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12,27 milliards de dollars de 1938. De la seule Allemagne, les Soviétiques ont retiré aciéries, usines chimiques, chantiers navals, usines d'automobiles, centrales électriques, réseaux de chemin de fer, usines d'armement, ainsi que les immenses usines souterraines des fusées V-2. Selon Keller, 41 % de l'équipement industriel allemand a été démantelé, emballé et transporté en Russie. En outre, les réparations versées à la Russie ont été égales à toute l'aide apportée à l'ensemble de l'Europe occidëntale par les EtatsUnis, au titre du Plan Marshall. En un peu moins de dix ans, l'URSS avait fait un bond dans l'ère industrielle avancée 'et produisait bombes A et H, fusées intercontinentales, spoutniks et luniks, et satellites habités. Une « grande puissance mondiale » était née. C'est ainsi que les Américains d 'aujourd 'hui et le reste du monde ont soudain « découvert » le pouvoir miraculeux de l'économie communiste. Cela aurait été miraculeux, en effet, si ce développement s'était fait de façon indépendante, mais il n'en fut rien. Pendant cette « ère industrielle avancée », l'homme de la rue en URSS a été à peu près aussi pauvre que sous les tsars. D'après l'économiste Warren Nutter, son espace vital a été équivalent, en moyenne, à la superficie d'une tombe. En fait, l'URSS n'était pas du tout entrée dans une authentique ère industrielle avancée, mais elle demeurait aussi tributaire que jamais de la technologie occidentale pour' son développement industriel. Pendant les années 50, alors que les Soviétiques importaient sans cesse de la technologie, leurs exportations se composaient presque entièrement de matières premières non manufacturées. Dans les années 60 et 70, la structure du commerce extérieur de l'URSS était encore essentiellement celle, pré-industrielle, des années 20. L'Union soviétique n'a jamais cessé d'échanger des matières premières contre de la technologie occidentale. Un demisiècle de planification centralisée a rendu ce pays virtuellement incapable d'innovation technologique. A ce jour, « les réalisations soviétiques» sont surtout celles du capitalisme occidental 1 . Pendant l'été 1976, un an après les négociations commerciales que j'avais eues en Union soviétique, la presse américaine commença à découvrir combien les communistes étaient tributaires du monde capitaliste occidental. Les articles où se manifestait cet étonnement 1. Pour des informations détaillées sur la participation des capitalistes occidentaux à l'industrialisation de l'URSS et sur les échecs de la planification centralisée, consulter : Keller, Werner, East Minus West = Zero. Russia.'s Debt to the, Western World, 18621962, G.P. Putnam's Sons, New York, 1962 ; Nutter, G. Warren, Central Economie Planning: The Visible Hand, American Enterprise Institute, 1976 ; Sutton, Antony, Western Technology and Soviet Economic Development, 1945 to 1965, Hoover fnstttution Press, Stanford- Ùniversity, Stanford, California, 1973:
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donnaient l'impression d'avoir été écrits en 1921. Le 16 juillet, Arnaud de Borchgrave écrivait dans Newsweek : Ces dernières années, les Soviétiques ont importé des pays occidentaux une très grande quantité de technologie, de biens de consommation et de nourriture ... Leur appétit de technologie occidentale est ahurissant. Les Russes ont acheté presque 1 000 usines « clefs en mains» ; il s'agit d'entreprises prêtes à fonctionner avec tout le personnel technique qualifié. Certains marchés conclus actuel1ement sont rnêmt: plus-importants. Les Russes achètent plusieurs usines chimiques, une nouvelle aciérie, du matériel de forage pétrolier et un chantier naval complet en Grande-Bretagne. La France construit une exploitation de bois en Sibérie et des raffmeries en Russie centrale.
Et le 6 septembre, le magazine Time, ignorant innocemment l 'histoire, écrivait: Aujourd'hui, le bloc soviétique a adopté une stratégie hérétique que l'on pourrait appeler : communisme à la carte de crédit. .. Abandonnant résolument les préjugés marxistes, l'Union soviétique et ses six alliés économiques de l'Europe de l'Est, cherchent à moderniser leurs économies vétustes en s'endettant très lourdement auprès de leurs prétendus ennemis de classe, les capitalistes occidentaux.
J'ai commencé cet ouvrage au moment précis où naissait cette « stratégie hérétique ». Ce que j'ai appris depuis mon voyage à bord de l'avion officiel - voyage plein d'enseignements -, c'est que la politique léniniste de « cohabitation avec le capitalisme », qui était une mesure d'urgence, dure en fait depuis 55 ans. Les dirigeants de l'Union soviétique sont enfermés dans un terrible dilemme et ne savent comment s'en sortir. Ils ont pleinement conscience de diriger une économie malade et stagnante, qui s'appuie sur le capitalisme occidental comme sur une béquille, mais ils sont également conscients du fait qu'ils ne peuvent indéfiniment laisser leur peuple dans la misère et le priver des plus modestes agréments de la vie. Pendant mon dernier séjour en URSS, le ministre du Commerce m'a parlé des programmes de « stimulants » économiques que l'on était en train de mettre sur pied ; il s'agissait de donner de l'argent aux travailleurs pour les inciter à produire davantage. Malheureusement, on a essayé bien des fois dans le passé de donner de tels « stimulants » qui n'ont qu'une portée limitée et ne résolvent pas le problème fondamental : le manque de liberté. Les dirigeants soviétiques savent exactement comment naissent innovation technologique et richesses en Amérique. Ils savent que seules la décentralisation et l'individualisation
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du processus de décision, ainsi que l'autorisation de laisser se développer des marchés libres et concurrentiels partout en Union soviétique, peuvent engendrer technologie et richesses. Comme le fait remarquer un observateur, « la- guérison du patient serait fatale au médecin ». L'introduction de véritables stimulants et de la liberté économique en Union soviétique, détruirait l'Etat communiste. C'est donc toujours vers le monde capitaliste que les dirigeants communistes, en désespoir de cause, se tournent pour résoudre les problèmes économiques qui se posent continuellement àeux*. Voilà· donc les systèmes d'organisation politico-économique diamétralement opposés : d'un côté, un marché libre, non planifié et individualiste, dans une société individualiste et libre, qui crée un système économique puissant et inventif et qui produit des richesses ; de l'autre, la planification totalitaire et collectiviste qui détruit à la fois la liberté politique et la liberté économique de l'individu, et produit pauvreté et famine pour la collectivité. Ce n'est que lorsqu'on saisit bien ces options opposées que l'on peut comprendre ce qui s'est passé et ce qui n'a pas marché dans les pays occidentaux, et en particulier dans notre propre pays, durant ces dernières décennies. Pour le comprendre, il suffit de poser une question: qu'arriverait-il à une société si l'on essayait de mêler ces systèmes diamétralement opposés, dans la vie d'une nation? Qu'arriverait-il,si dans la vie économique, on essayait de mêler les éléments suivants : liberté et totalitarisme, absence de planification et planification, individualisme et collectivisme ? Pour y répondre, nous devons étudier les nations occidentales industrialisées : Grande-Bretagne, France, Italie, Norvège, Danemark, Suède, Pays-Bas, Autriche et Allemagne de l'Ouest. Le mélange qui caractérise leurs économies est, bien entendu, connu sous divers noms: « libéralisme », « interventionnisme », « économie mixte », « Etat-providence », « socialdémocratie », « socialisme démocratique » et même « socialisme ». Aucun de ces termes n'a de définition précise, mais les sociétés ayant. de telles économies présentent quelques caractéristiques com• Il est clair que les pars occidentaux et, avant tout, les Etats-Unis, ont été fort mal avisés en aidant l'URSS a résoudre les problèmes économiques qui se posent continuellement à elle. Nous avons fourni aux Soviétiques de grandes quantites de technologie et de savoir-faire, mais nous n'avons pratiquement rien exigé en échange, aucune réduction des. dépenses militaires, aucune fm aux « guerres de libération nationale » dans le monde entier, auxquelles le Kremlin apporte son soutien. Je suis un partisan convaincu de la coopération économique et de la liberté des échanges, mais j'en suis arrivé à penser qu'il est impératif pour les gouvernements occidentaux d'arrêter le fmancement de l'expansion industrielle soviétique, par prêts directs ou par crédits, soit 40 milliards de dollars ces dernières années. Il est certain qu'il n'y a aucune justification morale ou économique à imposer les citoyens américains afm de fmancer l'industrialisation de nations qui cherchent à les détruire. .
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munes : leurs responsables intellectuels et politiques partagent l'illusion qu'une poignée d'individus peuvent substituer leur jugement aux milliards et dizaines de milliards de décisions qui se prennent dans une économie de marché. Généralement, ils estiment qu'il est possible d'utiliser la planification centralisée pour « corriger» le processus de l'économie de marché, sans détruire le marché luimême. Ils préconisent la planification pour accroître l'efficacité économique, renforcer la concurrence, éliminer les fluctuations économiques, agir sur la masse monétaire et les taux d'intérêt, fixer les prix et les profits, redistribuer biens et revenus, accélérer ou ralentir la croissance économique, s'opposer aux pratiques discriminatoires, éliminer la pollution, etc., etc. Si ces messieurs estiment qu'il est nécessaire d'améliorer une chose quelle qu'elle soit, c'est, à leurs yeux, une raison suffisante pour se tourner vers la planification centralisée comme solution. Le résultat de la politique de ces dirigeants est un système qui a été décrit avec précision par le magazine Newsweek, le 18 octobre 1978, dans un article intitulé : « Le socialisme est-il en difficulté?» «En gros, écrit l'auteur, la social-démocratie cherche un moyen terme entre le communisme et le capitalisme.» Il est clair que les partisans de l'interventionnisme croient en la valeur de leurs objectifs. Mais si l'on passe de l'étude des motivations et des buts méritoires de ces planificateurs au simple examen de la nature du système qu'ils ont créé - un moyen terme entre le communisme et le capitalisme -, on voit qu'il s'agit d'une tendance régressive. Presque tout le monde peut comprendre que si les pays communistes devaient faire un certain nombre de pas en direction du capitalisme, ce serait un très net signe de progrès. Si nous apprenions, par exemple, que l'Union soviétique abandonnait sa planification centralisée, et s'ouvrait à l'initiative individuelle et à l'économie de marché, la plupart des gens prendraient conscience du fait que le totalitarisme serait sur son déclin, que la liberté serait en progrès, que l'on pourrait s'attendre à un accroissement de l'innovation technologique et des richesses. Mais la ~ajorité des gens ne comprennent pas que lorsqu'une société politiquement et économiquement libre commence à réduire l'initiative individuelle et restreindre l'économie de marché, la liberté politique est sur son déclin, la capacité d'invention doit se tarir et les richesses diminuer. Cependant, si l'on comprend vraiment les deux systèmes opposés, il n'y a rien de particulièrement difficile dans ce raisonnement. Une nation qui réduit la liberté économique est nécessairement moins libre politiquement, et puisque la liberté est une condition préalable à la créativité et à la richesse économiques, cette nation s'appauvrira nécessairement. L'un entraîne l'autre
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comme la nuit suit le jour, à la condition, bien sûr, que l'on comprenne les deux systèmes opposés. . Bien entendu, il existe des différences significatives dans les divetses combinaisons de liberté et de contrôle autoritaire des pays occidentaux. La nature, l'étendue, la rigidité et la durée du pouvoir de l'Etat sur l'économie ; la lenteur ou la rapidité avec laquelle l'Etat s'est assuré le contrôle de l'économie; le nombre des domaines affectés ; l'impulsion créée auparavant par l'économie libre; la .mesure dans laquelle les gens sont habitués au contrôle que l'Etat exerce sur leur vie ; l'histoire de la société, sa culture, le tempérament même du peuple, tous ces éléments et, sans nul doute, bien d'autres encore, détermineront la nature, la rapidité et la gravité des dommages causés. Par conséquent, je ne suis pas en mesure d'expliquer toutes les différences que nous constatons dans les pays occidentaux, ni les différences dans l'ampleur des dégâts. Comme tout le monde, je me contente d'observer certaines de ces différences. En Italie et en France, la tendance est nette: les deux nations dérivent vers le totalitarisme. En Italie, où l'expérience moderne dominante a été celle d'un Etat exerçant de sévères contrôles, nous observons des perturbations économiques incessantes, une pauvreté implacable, le chaos, des grèves sans fin et la forte progression d'un mouvement communiste. Graham Hovey, du New York Times, a écrit que l'Italie « en est arrivée au point où un gouvernement démocratique doit dépendre, pour sa survie, de la bienveillance communiste au Parlement ». Cette « bienveillance » communiste consiste, bien sûr, à apprendre au public à croire que tous les problèmes sociaux et économiques disparaîtront lorsque l'Etat contrôlera complètement l'économie. En France, où l'économie d'avant-guerre avait été virtuellement paralysée par des contrôles étatiques, le « remède » de l'aprèsguerre a, de nouveau, consisté en une planification centralisée. Une fois encore, une telle planification a abouti au chaos économique, à des grèves, des émeutes, des « révolutions» et à de graves perturbations sociales, économiques et politiques. Un important mouvement communiste, qui a collaboré étroitement avec le socialiste François Mitterand, recueille un soutien de plus en plus fort, en assurant à la France que le « remède» à tous ses maux est une mainmise totale de l'Etat sur l'économie. En Italie, comme en France, un certain nombre de facteurs ont à la fois masqué et retardé la crise: essentiellement le Plan Marshall et l'énorme afflux de richesses américaines dans 'ces économies après la guerre, mais aussi, bien entendu, la vigueur persistante de leur marché, en dépit de contraintes de plus en plus sévères. Mais il est maintenant évident que ces deux pays dérivent, peut-être sans
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espoir, vers des économies de type communiste. Il va sans dire que, en Italie comme en France, cette tendance suscite de très grandes craintes dans certains secteurs, et une forte résistance lui est opposée. Mais il semble à peu près certain que les communistes joueront dorénavant un rôle politique important dans ces pays, que la dégradation régulière de l'économie de marché va se poursuivre et que la liberté politique elle-même est gravement menacée. En Allemagne de l'Ouest, l'évolution a été nettement différente. L'Allemagne avait été saignée à blanc par le national-socialisme et la guerre. Un brillant ministre de l'Economie, Ludwig Erhard, qui savait ce qu'il faisait, évita à l'Allemagne l'effondrement en éliminant, tout simplement et d'un seul coup, la plupart des contrôles de l'Etat, et en permettant à une économie libre de revivre. Le résultat a été l'extraordinaire démonstration expérimentale du rapport qui existe entre une économie libre politiquement et la production de richesses. En quelques années, Erhard a amené une Allemagne ayant adopté la libre entreprise en tête des nations pour ce qui est de la production. Du côté communiste du mur de Berlin, la pauvreté demeurait dramatique. On pourrait supposer qu'en comparant les deux expériences qui se déroulaient sous leurs yeux, les Allemands de l'Ouest avaient appris la valeur d'une économie libre et sans entraves. Mais il n'en fut rien. Ils se tournèrent à nouveau vers l'intervention de l'Etat et devinrent une «socialdémocratie ». Leur incroyable croissance s'est considérablement ralentie et aujourd'hui, alors que l'Allemagne demeure un pays puissant, peu de gens voient que sa richesse et sa force résultent du vigoureux élan productif engendré par la liberté donnée à l'économie de marché après la guerre, et par la détermination, même chez un gouvernement socialiste, de lutter contre une politique monétaire laxiste et la ruine provoquée par l'inflation. En Suède, nous trouvons encore une autre variation sur le même thème. Pour diverses raisons, un « Etat-providence avancé » s'y est développé pendant quarante-quatre ans et s'est maintenu avec une relative stabilité. Cette stabilité est due en partie au développement progressif du système social suédois, au mouvement régulier et lent dans le sens d'un contrôle de l'Etat sur la vie individuelle, sans oscillations traumatisantes entre économie de marché et réglementation sévère, comme en Allemagne. Cela tient aussi, en partie, au fait que les citoyens ambitieux, qui ne pouvaient tolérer une bureaucratie de plus en plus oppressive et les limites économiques qui menaçaient leurs objectifs, ont tout simplement quitté le pays. En outre, il existe en Suède une classe ouvrière homogène sur les plans culturel et psychologique, qui attribue une très grande valeur à la sécurité et à l'égalité économiques, et qui est relativement indifférente à la réussite individuelle née de la concurrence. Pour
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ces raisons et d'autres encore, le peuple suédois, dans son ensemble, a volontiers accepté la supervision quasi étouffante de chaque détail de la vie par des bureaucrates. Le choix de la couleur dont on peint sa maison est dicté par l'Etat; on en choisit librement la nuance, en échange d'une protection totale du berceau à la tombe. Pour cette protection, inégalée sur terre, les Suédois ont accepté de payer un pourcentage exceptionnellement élevé de leurs revenus. Dans l'industrie, l'ouvrier paie, en moyenne, 4 125 dollars d'impôts sur un salaire d'environ Il 000 dollars. Ceux qui réussissent dans la société suédoise, que ce soit dans les affaires, les arts ou les diverses professions libérales, se voient confisquer au moins 85 % de leur revenu. Un cas célébre est celui de l'auteur Astrid Lingren, qui a été imposé au taux de 102 %. Des personnes ayant réussi dans leur activité professionnelle travaillent maintenant à temps partiel pour éviter un tel destin, leur incitation à produire étant gravement I!.tteÏI1.!e} sinon détruite. De nombreux arts sont en plein désarroi. Le ministre suédois de l'Education et des Affaires culturelles, Bertil Zachrisson, a déclaré qu'il est moralement contestable' que certains auteurs gagnent plus que d'autres. Il a suggéré que la totalité des droits perçus par les écrivains soient mis en commun et répartis entre auteurs en fonction de leurs besoins! Dans une « Lettre de Stockholm» révélatrice, publiée dans The New Yorker en 1976, l'auteur Steve Kelman mon.tre clairement qu'un nombre important de Suédois - une opposition fantôme non représentée par les partis - sont profondément perturbés par cet étouffement de la liberté, et que bon nombre d'entre eux sont « obsédés» par la fiscalité: « Peut-être un cinquième de l'électorat suédois considère la Suède comme ( ... ) se noyant dans la bureaucratie et étouffant l'individu. D'autres, dont l'alinéation n'est pas si grande, éprouvent néanmoins des sentiments qui ne trouvent aucun écho chez les hommes politiques: pour eux, par exemple, le pays compte beaucoup trop d' « escrocs du bien-être» et [ ... ] les impôts devraient être réduits de façon massive ». Une telle opposition idéologique à l'Etat-providence suédois n'a presque jamais été relevée par des journalistes occidentaux et M. Kelman est peut-être le premier à expliquer pourquoi. La raison en est que, en Suède, aucune institution politique n'est tolérée qui permettrait à une telle opposition de s'exprimer. « En Suède, dit-il, les dirigeants politiques considèrent qu'il est autant de leur devoir d'éduquer les électeurs que de les représenter. Une enquête de l'université de Gothenburg a révélé que seulement 7,5 % des membres du Parlement estiment que si leurs mandants ont des opinions différentes des leurs sur un point, cela devrait les amener à modifier leur position ».
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Il est inévitable que, dans un tel système, l'Etat policier ait montré le bout de l'oreille. La vie privée est sans cesse envahie par les percepteurs qui font impitoyablement la chasse aux sommes non déclarées par les citoyens. La loi suédoise donne aux agents du fisc le droit de pénétrer chez les particuliers et dans les entreprises, sans mandat, pour contrôler les relevés bancaires et examiner les dossiers médicaux, et il n'est pas rare d'entendre évoquer des visites nocturnes faites par des fonctionnaires de l'Office national des impôts. Le monde entier a pris conscience de ce totalitarisme lorsque le cinéaste Ingmar Bergman fut arrêté par la police en pleine séance de travail pour prétendu non-paiement d'impôts, et qu'il subit une dépression nerveuse. Inévitablement, aussi, des signes de détérioration se manifestent dans l'économie suédoise. En 1976, une étude de l' Hudson Research, Europe, a montré que, parmi 14 pays industrialisés, la Suède avait le taux de croissance le plus faible, se classant juste après la Grande-Bretagne. En 1976, le premier ministre suédois Olof Palme fut battu aux élections. Trois partis non socialistes s'étaient opposés à lui, faisant campagne sur les thèmes suivants: le poids de la fiscalité, 1'« arrogance» du pouvoir bureaucratique, la puissance croissante des syndicats et la centralisation du pouvoir. Cependant, cet échec électoral ne peut être interprété comme une répudiation du collectivisme suédois. Tous les adversaires de Palme ont pieusement plaidé pour le maintien de la législation « protectrice» du système, tout en proposant de réduire les impôts, le pouvoir de la bureaucratie et celui du gouvernement central! La plupart des Suédois, d'ailleurs, n'ont pas encore compris que leur monstrueux « secteur public » dévore lentement leur richesse et qu'ils ne peuvent permettre à l'Etat de « protéger », c'est-à-dire de dicter chaque aspect de leur vie, tout en étant à l'abri de l'oppression de l'Etat. Enfin, il y a le Royaume-Uni, qui présente encore une autre variation sur le thème de l'économie mixte. Economiquement ruiné après la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni n'imita pas la sagesse de l'Allemand Ludwig Erhard, mais s'orienta dans le sens opposé. La plupart des intellectuels et responsables politiques britanniques semblent avoir su~é le socialisme fab~en en même temps que le lait de leur mère et, par conséquent, n'avoir rien compris au fait que la Grande-Bretagne - et toute l'Europe avaient été sauvées des hordes hitlériennes par l'économie de marché américaine, laquelle soutenait simultanément l'effort de guerre de l'Amérique, de l'Europe et de l'Union soviétique. Pour « guérir » leur société, ils se sont massivement orientés vers des mesures de type socialiste. Ralph Harris, directeur de l'Institute of Economie Affairs de Londres, résume les résultats en une phrase
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cinglante : les dirigeants socialistes britanniques sont à l'origine d'une « progression qui mène de la planification socialiste au chaos planifié ». Il estime que les affirmations du parti travailliste selon lesquelles la pauvreté se transformerait en abondance en GrandeBretagne si l'on adoptait des solutions aussi simples que la nationalisation du charbon, du gaz, de l'électricité, des chemins de fer et des aciéries, associées à d'autres interventions dans l'économie, ont abouti « à la pénurie, à l'austérité et aux restrictions ». Cela s'est produit malgré « des prêts américains équivalant à un huitième du revenu national britannique ». Le « chaos planifié » de l'après-guerre a simplement empiré. En 1975, Harris a qualifié la planification centralisée britannique d' « échec total ». « Depuis 1960, écrit-il, on a connu, en même temps, des niveaux records de chômage et d'inflation accompagnés d'un net fléchissement de la croissance et de la chute de la livre, et seul le recours à des emprunts massifs à l'étranger empêche le niveau de vie britannique - inférieur à celui de la plupart des pays européens - de baisser davantage 1 .» Depuis que Harris a écrit ces lignes, ce niveau de vie s'est encore nettement détérioré. Nul n'a prédit ce tragique résultat avec plus de précision que Winston Churchill. Chassé du pouvoir par les socialistes en 1945, cet homme d'Etat éloquent, que je considère comm.e le plus grand des dirigeants politiques de ce siècle, a écrit ceci : Je ne crois pas au pouvoir de planification et de contrainte de l'Etat. Quel que soit le nombre de comités créés, les cohortes de plus en plus nombreuses de fonctionnaires employés, ou la sévérité des sanctions infligées, on n'atteint pas le haut niveau de production intérieure réalisé dans un régime de libre entreprise. L'initiative personnelle, la sélection par la concurrence, le profit comme motivation, corrigés par l'échec et les innombrables mécanismes de la bonne économie domestique et de l'ingéniosité personnelle, constituent la vie d'une société libre. C'est, je le crois vraiment, cet élan vital et créateur qui a été détruit par les doctrines et la politique du gouverment socialiste. Quels que soient la planification, les directives et le zèle pour les voir appliquées, rien ne le remplacera. Le ressort principal est brisé et la machine ne fonctionnera pas tant que nous n'en aurons pas trouvé une autre. Libérez les gens, laissez-leur le champ libre et laissez"\es donner le meilleur d'eux-mémes. Si, au lieu de permettre à l'activité, à l'intérét personnel et à l'ingéniosité de chacun de produire l'abondance, nous poursuivons cette politique" qui consiste à répartir plus équitablement la misère et à gérer la pénurie, je suis certain que cela signifiera la mort pour la Grande-Bretagne. 1. Harris, Ralph, Great Britain : The Lessons ofSoeialist Planning. dans The Polities of P14nning, Institute for Contemporary Studies, San Francisco, California, 1965, pp. 41-59.
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L' « économie planifiée» britannique est « raide morte ». Elle n'a survécu jusqu'ici qu'en se nourrissant avidement de la productivité de ses citoyens. Aujourd'hui, les Britanniques paient des impôts qui permettent au gouvernement de confisquer 60 % du revenu national. Une commission royale a déclaré que la fraction la plus riche, soit 1 %, de la population britannique gagnait plus de 13 700 dollars, l'année même où le revenu moyen aux Etats-Unis était de 12 965 dollars. Les plus riches parmi ces « riches », ceux qui gagnent plus de 40 000 dollars par an, versent en moyenne en impôts, ~3 % de leur revenu. Les profits, considérés par les doctrinaires du keynésianisme comme socialement nocifs, sont virtuellement confisqués : ils sont imposés à 98 % ! Il était inévitable que pendant ces décennies les citoyens dynamiques, productifs, ambitieux, ainsi que les intellectuels et artistes qui accordent une grande valeur à leurs réalisations personnelles, aient quitté la Grande-Bretagne ; il s'agit de la même « fuite des cerveaux» qui s'est produite dans tous les pays « sociaux-démocrates ». Aujourd'hui, un grand nombre de médecins s'en vont parce que la politique travailliste cherche à éliminer ce qui demeure de la médecine et de l'hospitalisation privées. Mais, surtout les capitaux fuient la Grande-Bretagne pour être investis à l'étranger, où ils ne seront pas confisqués. Pour les Britanniques, il n'y a plus la moindre motivation à investir dans l'industrie de leur pays. Derrière la destruction massive du système économique britannique, la force la plus puissante est le mouvement travailliste qui continue à être obsédé par les formules marxistes fantaisistes du genre : « exproprier les expropriateurs ». Le travailliste Antony Wedgwood Benn, l'actuel secrétaire d'Etat à l'Energie et ancien ministre de la Technologie et de l'Industrie, a eu, il y a quelques années, l'idée brillante de convertir des affaires qui périclitaient en coopératives ouvrières subventionnées par l'Etat. Le résultat a été désastreux : il en a coûté à l'Etat plus de 100 millions de dollars. La « solution » communément envisagée par beaucoup, tel le responsable travailliste Arthur Scargill, surnommé « le petit Lénine », est que l'Etat prenne le contrôle des entreprises prospères et non de celles qui périclitent! « Il s'agit de ne pas nationaliser les canards boiteux, dit-il, mais les poules aux œufs d'or. » En 1976, le Times publia la mise en garde suivante : « La tendance actuelle laisse présager la liquidation progressive de l'industrie et, avec elle, de la plupart des différences qui existent entre le niveau de vie actuel et celui d'il y a 200 ans, au début de la révolution industrielle.» . Liberté politique et liberté économique sont peu à peu grignotées. Comme en Suède, l'Etat britannique peut maintenant pénétrer chez les particuliers, sans que ceux-ci soient prévenus,
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pour rechercher des preuves d'infractions au code des impôts. Une commission travailliste a recommandé la nationalisation de toute la presse - radio, télévision et journaux - pour la soustraire aux « intérêts particuliers ». Le projet a été rejeté par les Britanniques,mais il est extrêmement significatif qu'au pays de la Grande Charte on ait pu requérir ouvertement la disparition de la liberté de la presse. Il est d'autres exemples historiques d'évolutions comparables dans des économies mixtes ou des démocraties sociales « libérales», mais ceux que j'ai évoqués suffisent pour étayer ma thèse. Quelles que soient les variations sur le thème, les pays qui ont cherché un mélange authentique des contraires que sont l'économie libre et l'économie de contrainte, la planification et l'absence de planification, l'individualisme et le collectivisme - communisme et capitalisme - se détériorent lentement ou se décomposent rapidement, aussi bien sur le plan social que sur le plan économique, la liberté elle-même étant gravement menacée. Bien que dans chacun de ces pays il y ait un malaise aigu et de l'inquiétude à l'égard des tendances politiques, peu nombreux sont les Européens qui comprennent vraiment pourquoi leur univers s'affaiblit ou s'effondre. On leur a dit que les voies sur lesquelles ils se sont engagés politiquement étaient celles des « lumières » et du « progrès » ; on leur' a appris que le concept d'économie de marché était archaïque et réactionnaire ; ils ont tous manifesté 'moins d'intérêt pour la liberté que pour la sécurité et l'égalité, ce changement dans l'ordre des priorités nécessitant croissance et développement de l'Etat et du « secteur public ». Dans l'ensemble, si ce n'est dans le détail, le résultat est le même pour tous: un ralentissement de la croissance économique. Comme je l'ai souligné plus haut, l'Hudson Institute, Europe, a fait une étude révélatrice du rapport entre croissance du secteur public et croissance économique réelle dans quatorze pays. Les rémltats montrent que la croissance globale est la plus faible dans les pays où le secteur public est le plus développé 1 • Ces résultats ont été confirmés par d'autres études faites en Grande-Bretagne par les économistes Robert Bacon et Walter Eltis, et par David Smith, avec un échantillon de dix-neuf pays pendant les années 60. La conclusion' de toutes ces études est que la croissance de l'Etat dans les pays industriels de l'Ouest aboutit à la diminution des bénéfices, à la chute des investissements et à l'effondrement du taux de croissance.
L The Hudson Letter, Hudson Research Europe, Ltd., 12 Whitehall, London, S,W.l, 17 mai 1976.
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Beaucoup de ces faits me sont venus à l'esprit pendant que, de retour d'URSS, je survolais à 40 000 pieds d'altitude ces pays européens dont les économies mixtes stagnent, et dont les citoyens voient leurs libertés plus réduites que jamais. La vitesse de mon avion me faisait penser à la vitesse avec laquelle le mal s'est répandu . aux Etats-Unis - qui vont entamer leur troisième siècle d'existence -, nation plus jeune et plus dynamique qui est en train de dégénérer en social-démocratie. Il est évident que le tableau que présente l'Amérique ressemble, à bien des égards, à ceux que j'ai esquissés ici, mais il est aussi très différent, et donc déroutant à certains égards. Comparés aux pays européens cités, les Etats-Unis sont apparemment les moins touchés. Notre secteur industriel, entraîné par l'impressionnant élan de plus de deux siècles de liberté, demeure, en dépit de toutes les interventions et tous les contrôles de l'Etat, extraordinairement inventif et prospère, comparé à ceux d'autres pays du monde. De plus, dans une comparaison à l'échelle planétaire, nous pouvons encore décrire notre économie en termes de libre entreprise ou d'économie de marché. Mais, aujourd'hui, ces termes n'ont qu'un sens relatif. Si nous tenons compte de notre propre passé et des critères de l'époque où notre économie de marché était exceptionnellement libre, nous ne sommes plus une vraie économie de libre entreprise et nous vivons aujourd 'hui en économie mixte ou « Etat-providence». Malgré notre relative prospérité, notre situation est plus inquiétante qu'elle n'a jamais été, pour des raisons à la fois culturelles et économiques. Aux Etats-Unis, une population, habituée à une liberté sans précédent historique, est maintenant gouvernée presque exclusivement par une élite politico-socio-intellectuelle qui est intimement convaincue que l'Etat peut contrôler _notre marché complexe de façon autoritaire, mieux que ne le peut le peuple par ses choix individuels, et dont l'engagement idéologique est la social-démocratie, ou socialisme démocratique. Cet engagement aveugle à tel point cette élife intellectuelle, qu'elle peut voir autour d'elle les social-démocraties glisser vers la stagnation et le chaos, sans jamais remettre en question les présupposés interventionnistes qui ont provoqué cette stagnation et ce chaos, présupposés qu'elle partage. C'est tragique, mais elle croit que l'on peut mêler résolument des options politiques diamétralement opposées et que, pour citer de nouveau Newsweek, on peut, sans conséquences néfastes, fusionner au sein d'une même société les dynamiques « du communisme et du capitalisme ». Etant donné que cet ouvrage a pour but d'apporter une vue générale de ce mélange irrationnel et de ses conséquences, je n'entrerai pas ici dans des détails si ce n'est pour expliquer que l'Amé-
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rique connaît, elle aussi, des perturbations aiguës dans les domaines économique et. social, et a totalement perdu confiance dans nos institutions. Il est un autre mal dont nous souffrons : la confusion intellectuelle, voire 1'incohérence, qui semble permanente chez les _plus hauts responsables politiques, incohérence si grande qu'elle est devenue l'objet de la risée quasi générale pendant les élections de 1976. Si 1'on comprend les forces sous-jacentes qui sont en conflit dans notre société « social-démocrate », les causes ne sont pas très difficiles à découvrir. Nos responsables politiques actuels, qui sont attachés aux « idéaux» de l'économie mixte, sont tenus de proposer une défense cohérente de l'individualisme et du collectivisme, de 1'économie de marché et de 1'économie planifiée, de la liberté individuelle face aux contraintes étatiques et des contrôles de l'Etat sur la vie individuelle. Le langage politique américain a été paralysé par ces tâches contradictoires. On ne peut formuler des « idéaux » si nettement contradictoires. Et les politiciens qui essaient de résoudre ce problème finissent par tenir un discours si ambigu, si médiocre et si riche en contradictions internes, qu'ils suscitent le mépris de millions d'Américains. Il y a une cause à notre haut niveau d'incohérence et de confusion. En devenant relativement vite une social-démocratie, les Etats-Unis ont subi, plus que n'importe quelle autre nation, une modification fondamentale. Ils ont vraiment répudié leur propre identité. Comme je l'ai indiqué plus haut dans ce chapitre, l'Amérique est née capitaliste, a été créée telle par la volonté de ses fondateurs et de la Constitution, et elle a élaboré une culture et une civilisation qui étaient capitalistes jusqu'à la moelle. Mais cette identité capitaliste, ou de libre entreprise, n'existe en aucun autre pays. Seule 1'Amérique a été inventée, à partir de zéro, par les philosophes de la liberté ! La France, par exemple, est un vieux pays qu,i a eu de nombreux régimes politiques et systèmes économiques ; elle a survécu et est demeurée la France sous les rois, les empereurs, les tribunaux révolutionnaires, les gouvernements militaires, les parlements démocratiques et, maintenant, largement socialistes. Ce qui fait la France n'est pas lié à ses formes d'organisation politique et économique. Il en va de même,à divers degrés, de toutes les nations européennes. Par conséquent, la France, comme d'autres pays, peut devenir socialiste et demeurer la France. Mais cela ne vaut pas pour l'Amérique. Ce pays est lié à son organisation politique et économique originelle parce que celle-ci était la définition même de 1'Amérique. Un Américain qui est hostile à l'individualisme, à l'éthique du travail à la libre entreprise, et qui est partisan d'une mainmise croissante de l'Etat sur l'économie ou de la socialisation autoritaire de la vie américaine, propose, sur un plan vraiment fondamental, que 1'Amérique
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ne soit plus l'Amérique. Il défend des valeurs qui ne sont pas américaines et qui, philosophiquement, sont aux antipodes de l'Amérique elle-même. En fait, il s'attaque effectivement aux principes unificateurs les plus fondamentaux de notre société. Historiquement, l' « américanisation » des immigrants a suivi leur acceptation volontaire de la culture capitaliste, de ses pratiques économiques et de son éthique. Un « creuset» éthique, social et religieux a réussi à donner naissance à une culture unique et nouvelle, précisément parce que cette « fusion » exigeait l'unification de tous autour de l'éthique d'Horatio Alger et du système de la libre entreprise. La culture américaine a offert à chaque individu l'idéal suivant : travail, réussite par la concurrence, et accomplissement personnel dans la liberté. Il se peut que pour certains, cet idéal ait été imparfaitement atteint ; il se peut aussi qu'il ait été injustement refusé à d'autres, mais il était reconnu par tous dans le monde entier comme un idéal. Répudier cet idéal, c'est répudier le vrai ciment philosophique qui lie les différentes catégories de citoyens qui existent chez nous. Cela s'étant produit, il est inévitable que la culture américaine se fragmente en ce que Michael Novak appelle aujourd'hui « des éléments ethniques incapables de fusionner ». Il est inévitable aussi que des tendances politiques récentes aient été décrites par des personnes aussi avisées que Howard K. Smith et Midge Decter comme « anti-américaines », que notre culture actuelle soit décrite par des intellectuels tels que Irving Kristol, comme « la culture de nos adversaires» et par ceux-ci comme une « contre-culture ». Ce qui se passe dans ce pays est une attaque décisive contre la culture de l'Amérique et contre son identité historique. Avant sa mort, il y a quelques années, Arthur Krock, l'ancien responsable à Washington du New York Times écrivait dans ses Mémoires : « [ ... ] les Etats-Unis méritent la douteuse distinction d'avoir, en l'une des plus brèves périodes de l'histoire moderne, rejeté leur passé et ce qu'il signifiait pour eux 1 ». Il n'est pas surprenant que, dans une telle situation, nos dirigeants deviennent pratiquement incohérents et soient incapables d'exprimer les idéaux de ce pays, et que les gens soient en pleine confusion et subissent une crise de confiance dans leurs dirigeants. Dès l'instant où ces idéaux étaient répudiés avec mépris et haine par « les esprits éclairés », on ne pouvait s'attendre à rien d'autre. De nombreux Américains ont le sentiment qu'une « mystérieuse» maladie ronge le cœur même de notre société, mais nous croulons sous une avalanche d'explications superficielles, qui ne touchent 1. Krock, Arthur, Memoirs, Funk and Wagnalls, New York, 1968, p. 406.
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pas à l'essentiel. Cependant, l'explication est évidente. La « mystérieuse» maladie, c'est que le pays le plus libre au monde est en passe de ne plus l'être, que les attributs historiques de l'Amérique - la géniale imbrication de la liberté politique et de la liberté économique - sont en train de subir une lente destruction.
CHAPITRE III
DICTATURE DANS UN MICROCOSME
Nous avons toujours disposé d'une quantité limitée d'énergie ... Nous avions des réserves limitées de bois au temps des pionniers. Comment avons-nous fait pour passer du bois au charbon, puis au pétrole, enfin au gaz naturel ? Comment diable avons-nous pu opérer la transition sans agence fédérale de l'Energie? Milton Friedman
En décembre 1973, je suis personnellement devenu l'illustration d'un principe de l'économie de marché, celui-là même qui a permis à Winston Churchill~ et à des économistes tels que F .A. Hayek et Milton Friedman, de prédire le résultat désastreux de l'Etat-providence britannique des dizaines d'années à l'avance. Selon ce principe, la planification étatique et la régulation de l'économie mènent finalement à la pénurie, à des crises et, si on ne renverse pas la vapeur à temps, à une sorte de dictature économique. C'est justement ce qui est arrivé aux Etats-Unis dans le domaine de la production d'énergie. Des années d'interventions étatiques incohérentes ont étranglé la production d'énergie ; la production intérieure a diminué ; une pénurie artificielle est apparue ; un embargo extérieur sur le pétrole a précipité la crise ; il Y eut un tollé général et l'opinion publique réclama une solution immédiate; une « dictature» fut établie en matière d'énergie pour répartir le produit rare et, chose incroyable, c'est moi qui devins le « dictateur». La crise américaine de l'énergie est un cas classique tout droit sorti d'un manuel d'économie de marché ; c'est la raison pour laquelle je la décrirai en détail. En effet, si l'on ne voit pas le système de planification et de régulation en gros plan, il est difficile de résister à l'idée séduisante que la planification consciente par
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l'Etat est un processus raisonnable. Même s'il en est ainsi, il n'y a nulle garantie que la leçon sera comprise, et, à ce jour, dans le domaine de l'énergie, elle ne l'a pas été par la plupart des gens. Je dois avouer, en toute équité, qu'au début je n'y comprenais pas grand-chose moi-même. Le 4 décembre 1973, le pays étant ébranlé par l'embargo arabe sur le pétrole, le président Nixon me nomma « tsar» de l'énergie, euphémisme qui désigne, en Amérique, celui qui exerce les pleins pouvoirs sur une partie de l'économie. Tout au long de la crise, je me suis sans cesse battu pour, d'une part, desserrer l'étreinte mortelle que l'Etat exerçait sur la production d'énergie et, d'autre part, unifier et centraliser les contrôles exercés par les pouvoirs publics. Mais ma propre confusion ne dura pas. J'eus sur le sujet une éducation propre à clarifier les idées. Il n'y a rien de tel que de devenir un planificateur économique soi-même, pour apprendre ce qui est désespérément et stupidement erroné dans un tel système. Il va sans dire que je n'ai pas possédé cet étrange rôle du jour au lendemain. J'ai en quelque sorte fait un apprentissage. Il a débuté aussitôt après ma nomination comme adjoint du secrétaire au Trésor, George Shultz. Je suis entré en fonction au Trésor en novembre 1972, et alors que j'étais occupé à étudier les problèmes financiers, l'application des lois et les divers problèmes internationaux dans lesquels le Trésor était engagé, je fus convoqué un soir par Shultz. Il me déclara que le Président et lui-même avaient décidé de me nommer président du ail Policy Committee. Etonné, je répondis :« Mais je ne connais rien au pétrole. » Shultz me dit: « Ne vous en faites pas. Vous apprendrez. Nous pensons tous les deux que ce qu'il faut, c'est un homme sans préjugés et qui n'a pas d'intérêts dans cette affaire. » J'appris très vite pourquoi une personnalité neutre avait été choisie pour ce travail. A peine la rumeur s'était-elle répandue que je devais présider l'ail Policy Committee que je fus inondé de conseils, d'exigences et de mises en garde émanant d'un nombre incroyable de parties intéressées, allant des cinquante-cinq agences fédérales qui avaient réglementé l'industrie pétrolière, à l'industrie elle-même : grandes compagnies et indépendants, vendeurs et producteurs, raffineurs et grossistes. L'assaut fut étourdissant. Ma première réunion de deux heures avec l'ail Policy Committee m'épouvanta. Je faisais mes premières armes au gouvernement et n'avais jamais pratiqué les taupes bureaucratiques et les porteurs de dossiers. Ils me parurent tous à moitié endormis. Ce comité, pensais-je, avait rudement besoin d'une personne dynamique, appartenant au monde des affaires, habituée à l'idée qu'il faut résoudre les problèmes, et non se borner à les ruminer.
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Pour apprendre tout ce que je pouvais sur l'énergie, je me suis constitué l'équivalent d'une école. J'ai choisi pour « professeurs» les hommes qui m'avaient faIt la plus grande impression par leur connaissance du sujet : James Akins, du département d'Etat, qui allait bientôt devenir ambassadeur en Arabie Saoudite ; Peter . Flaningan, de la Maison-Blanche ; Stephen Wakefield, du ministère de l'Intérieur; Duke Ligon et William Johnson, conseillers pour l'énergie au Trésor. Pendant trois mois, jusqu'à cinq heures par jour, presque tous les soirs et pendant tous les week-ends, ils m'ont donné des connaissances sur l'énergie en général, le pétrole en particulier, la politique impérative de contingentement à l'importation et les implications internationales de toutes les questions énergétiques. Nous avons souvent travaillé jusqu'à une heure du matin; nous mangions des pizzas ou des hamburgers dans mon bureau, à dix heures du soir, en guise de dîner, pendant que mes « professeurs» me faisaient ingurgiter une foule de renseignements en se servant d'un tableau noir, et me donnaient des dossiers précis à étudier. J'ai travaillé dur; eux aussi. A la fin du trimestre, au printemps de 1973, j'avais reçu de ces messieurs l'équivalent d'une maîtrise en énergie. J'ai travaillé avec une telle ardeur parce que j'étais résolu à aider l'administration Nixon à atteindre son but: l'indépendance énergétique. En 1971 et en 1973, le président Nixon avait adressé des messages au Congrès à cet effet. Il voulait l'abolition de la réglementation sur le gaz naturel et la simplification de diverses procédures de régulation qui freinaient sérieusement le développement de l'énergie. Plus j'apprenais de choses sur les problèmes énergétiques du pays, plus j'étais convaincu qu'il y avait peu de questions aussi importantes à régler que celle-là. Je fus scandalisé de voir à quel point nos industries stagnaient et luttaient en vain contre les réglementations qui entravaient leur action. En ce qui concerne le pétrole, la demande augmentait sans cesse.. mais l'exploration et la production aux Etats-Unis diminuaient fortement, et, d'année en année, nous devenions de plus en plus dépendants des importations. Tous les éléments d'une carastrophe énergêtique imminente étaient visibles. Ces cinquante-cinq agences fédérales et les centaines de comités et de commissions à l'échelon local ou des Etats, qui avaient réglementé tel ou tel aspect de l'industrie pétrolière, avaient étranglé la production d'énergie aux Etats-Unis. Pendant plus de vingt ans, le Congrès avait été averti de la naissance d'une pénurie d'énergie, mais il n'avait rien fait. L'idée que cette intervention incessante de l'Etat était réellement préjudiciable à la production paraissait désespérément irréelle à ces messieurs. J'eus un remarquable échantillon de l'incompréhension et de l'animosité de beaucoup d'élus au Congrès lorsqu'ils furent
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obligés de reconnaître l'existence d'une pénurie de pétrole. Pour eux, il était évident que c'était la faute de quelqu'un, mais de qui? Pendant l'une de mes premières auditions par une commission du Congrès, j'ai été attaqué par John Culver, aujourd'hui sénateur de l'Iowa. Il criait, il hurlait, il écumait de rage, me blâmant moi pour la crise de l'énergie. Je crus qu'il était devenu fou. Je me souviens de m'être penché vers Gerald Parsky et Bill Johnson, du Trésor, qui m'avaient accompagné, et d'avoir murmuré « Bon Dieu! Je ne suis au gouvernement que depuis soixante jours. Même moi, je suis incapable de faire autant de dégâts en soixante jours! » Plus tard, les collaborateurs de John Culver me présentèrent leurs excuses, et j'appris qu'il était bien connu pour son mauvais caractère. Je m'en souviens encore, parce que cet incident symbolise les difficultés auxquelles je devais me heurter. Pendant quelques mois, je me suis concentré sur les problèmes des importations. Nous importions alors 30 % de notre pétrole et les implications pour la sécurité nationale étaient préoccupantes. Que se passerait-il si la guerre éclatait et_si l'Amérique se trouvait privée d'un approvisionnement suffisant et sûr en pétrole ? J'eus la chance inespérée de présenter au Président mon point de vue personnel sur ce problème et d'insister sur la nécessité de libérer la production. Un jour, Schultz étant en voyage, je participai à une réunion du cabinet en tant que secrétaire intérimaire au Trésor. On m'avait demandé de faire un exposé sur l'économie, mais je décidai de traiter plutôt de la situation énergétique. Je réclamai l'adoption de mesures importantes. D'habitude) les discussions abstraites sur l'économie ennuyaient le président Nixon, mais mon intervention l'intéressa, ne serait-ce que parce que les démocrates, derrière le sénateur Henry Jackson, faisaient de l'énergie un problème politique important. Il réagit comme il le faisait à chaque fois qu'il était intéressé: ôtant le capuchon de son stylo avec les dents, il se mit à griffonner. Je remarquai que le vice-président Agnew, qui était assis près de moi, griffonnait aussi ;.puis, il passa une petite note au Président. Le lendemain, je découvris ce que le vice-président avait griffonné. Il m'appela au téléphone, me dit qu'il avait été impressionné par le caractère urgent de la situation et qu'il aimerait travailler avec moi dans le domaine de l'énergie. Puis il me posa une question qui me sidéra : serais-je assez aimable pour intervenir auprès du président Nixon et lui demander de le nommer lui, Agnew, à ce poste? J'étais simple secrétaire adjoint au Trésor et trouvais inconcevable de faire pression sur le Président. Aussi ne le fis-je pas. Mais le souvenir de ce plaidoyer vice-présidentiel m'est resté en mémoire. Comme tous les Américains, j'avais entendu dire que la vice-présidence était un poste de peu d'impor-
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tance mais, jusqu'alors, je n'avais jamais imaginé qu'il pût l'être à un tel point. Mon éducation politique progressait rapidement et j'étais devenu un puits de science en matière d'énergie, mais je me trouvais dans la même situation que quelqu'un qui se serait habillé et ne saurait où aller. Il ne se passa rien, en dehors de la nomination du gouverneur du Colorado, John Love, à la présidence de l'Energy Policy Office (Office pour la politique énergétique), organisme récemment créé. Puis, sans crier gare, l'impensable se produisit. En octobre 1973, à la suite de la guerre du Yom Kippour, les pays arabes décidèrent à l'unanimité de mettre l'embargo sur leurs ventes de pétrole. Tout à coup, l'Amérique n'avait plus accès au pétrole arabe importé. La crise de l'énergie, longtemps redoutée, était là. Pour le lecteur ayant vécu cette période, toute description de l'hystérie collective qui s'ensuivit est superflue. De fortes pressions politiques s'exercèrent sur le Congrès et l'exécutif pour qu'ils trouvent une solution au problème du jour au lendemain. En ce qui concerne l'exécutif, il devint rapidement évident que le gouverneur Love n'était pas à la hauteur de la situation. Un vendredi, fin octobre, il se tourna vers Rogers Morton et lui demanda, comme à la fin d'une semaine ordinaire de travail : « Que fais-tu ce week-end? » Morton répondit d'une voix traînante : « Je vais aller chasser la caille. » Et Love de répondre sur le même ton : « Bonne idée ! C'est aussi ce Que je vais faire ; j'irai chasser la caille. » Et ils s'en allèrent. J'étais abasourdi. La chasse à la caille! Alors que les Etats-Unis étaient plongés dans une situation dramatique avec l'embargo sur le pétrole! Je vis alors que Love n'avait jamais vraiment compris l'extrême urgence de la crise et je ne fus pas le seul de cet avis. Peu après, le président Nixon décida de remplacer le gouverneur Love comme «tsar» de l'énergie. Son remplaçant, ce fut moi. Curieusement, le Président et moi-même n'avons pas vraiment discuté des fonctions elles-mêmes, mais seulement des moyens de les remplir. Nixon me dit que je devrais quitter le Trésor et qu'il conseillerait à chaque directeur des agences concernées de m'envoyer trente-cinq ou quarante de leurs meilleurs collaborateurs pour constituer une équipe. Je retins une envie de rire. J'avais vécu assez longtemps à Washington pour comprendre que sans le soutien de mon propre personnel administratif, j'étais cuit. Ces serviables directeurs d'agences me refileraient tout simplement tous les fonctionnaires dont ils cherchai,ent à se débarrasser depuis des années. J'acceptai de diriger le programme de l'énergie à la seule condition que je puisse rester au Trésor en qualité de secrétaire adjoint, avec ma propre bureaucratie pour m'aider. Nixon le com-
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prit et accepta. C'est tout ce dont nous avons parlé et je ne savais toujours pas quelles étaient au juste ses intentions. Ce ne fut que deux jours plus tard, à la réunion du cabinet, que j'appris, en même temps que celui-ci, l'étendue des pouvoirs que Nixon voulait me voir exercer. Je devais jouir d'une « autorité absolue », dit-il. Je devais décider de toutes choses et vite. Il compara notre problème de l'énergie au type de problème que l'on rencontre en temps de guerre, et il assimila le travail qu'il me confiait à celui d'Albert Speer, sous le Troisième Reich, lorsque celui-ci fut nommé responsable de l'armement en Allemagne. Nixon déclara au cabinet que, sans le pouvoir que Hitler avait donné à Speer de passer outre à la bureaucratie allemande, ce pays aurait été vaincu bien plus tôt, et que moi, William Simon, je devais avoir la même sorte de pouvoir. J'étais moins conscient, alors, de la valeur de ce commentaire pour les psycho-historiens que de l'immense responsabilité qu'il plaçait sur mes épaules. C'est ainsi que, par décret présidentiel, Nixon me nomma deuxième « tsar » de l'énergie aux Etats-Unis. J'appris aussitôt que mes plans pour une action directe et sérieuse avaient été une illusion, et qu'une gestion efficace comme celle pratiquée dans les affaires n'avait rien à voir avec la répartition centralisée des ressources pratiquée par une agence fédérale. Comparée à ce qui se passait au Federal Energy Office (Office fédéral de l'énergie), la production pour le marché était d'une étonnante simplicité. Sur le marché, tout ce qui se passe se ramène, en substance, à ceci: un homme ou une entreprise crée un produit ou un service, et le vend à quiconque le veut à un prix estimé avantageux par les deux parties. Le système des prix alloue automatiquement les ressources, un point c'est tout. Il n'y a pas d'autres considérations. Lorsqu'un gouvernement, ou un tsar, alloue des ressources, mille autres considérations entrent en jeu, dont aucune ne concerne les processus de production et de distribution. Le premier problème que j'eus à affronter, par exemple, fut une explosion de mythes politiques qui niaient la réalité même de la pénurie de pétrole. A cause d'une presse qui met l'accent sur les infimes détails de l'actualité et qui informe peu, voire pas du tout, sur les rapports entre les phénomènes, le public américain n'avait jamais été informé correctement du dangereux déclin de la prospection des gisements de gaz et de pétrole, dû à des politiques à courte vue, et de la dépendance" croissante envers les importations de pétrole étranger qui en avait résulté. J'en avais témoigné maintes fois devant le Congrès, d'ordinaire en présence de la presse. Mais ces parties de mes dépositions n'étaient apparemment pas considérées comme assez sensationnelles ou bien étaient perçues comme simplement un arrière-plan sans importance, et étaient
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rarement couvertes par la presse. C'était ce que j'allais faire le jour même ou le lendemain, qui faisait les titres des journaux. Peu de personnes comprenaient que, avant l'embargo, nous importions un tiers de notre pétrole, soit 6,5 millions de barils par jour sur un total de 17 millions de barils consommés. Sur ces . 6,5 millions de barils, environ 2,7 millions provenaient directement ou indirectement du Moyen-Orient. Ainsi, l'embargo laissait un vide terrible dans notre économie. Seuls les ignorants pouvaient contester la réalité ; leur voix fut entendue dans le pays, qui crut à leurs accusations: la pénurie avait été organisée par les compagnies pétrolières pour faire monter les prix, et des milliers de pétroliers attendaient en mer que les prix montent. Ces accusations apparurent dans les réseaux d'information et inondèrent le pays de soupçons paranoïdes; après quoi les journalistes se précipitèrent pour sonder l'opinion publique et retransmirent sur les ondes les réactions de citoyens qui avaient pris les soupçons pour des faits acquis. Les rumeurs erronées furent plus largement diffusées que les faits réels concernant la pénurie. J'ai passé un temps ridiculement long à m'efforcer tout simplement de convaincre les gens que la crise était réelle. Même parmi ceux qui admettaient la réalité de la crise, il s'en trouvait beaucoup qui sacrifiaient à la croyance, tout aussi mythique, qu'un programme rigide de rationnement de l'essence pouvait résoudre le problème. C'est une idée à laquelle je me suis opposé de toutes mes forces. Le président Nixon eut le grand mérite de s'y opposer également; il savait que le rationnement porterait des coups sévères au marché et serait un cauchemar bureaucratique. Mais, comme la demande de rationnement s'intensifiait, Nixon ordonna que les tickets soient imprimés et gardés en réserve. « Ça va peut~tre les faire taire », me dit-il. Il n'en fut rien et beaucoup continuèrent, mais en vain, à exiger l'application du rationnement. Pour ce qui concerne le processus de répartition centralisée, la chose la plus aimable que je puisse en dire, c'est qu'il s'avéra désastreux. Même en ayant recours à une foule de plans qui semblaient raisonnables pour une distribution impartiale dans tout le pays, le système ne cessa de s'effondrer, et des parties entières de la population se trouvèrent soudain sans essence. Il n'y avait aucune structure rationnelle dans ces arrêts de fonctionnement. A Palm Beach, il n'y avait soudain plus d'essence, alors qu'à une quinzaine de kilomètres de là, il y en avait beaucoup. Certaines parties du New' Jersey se trouvèrent tout à coup à sec, alors que d'autres, dans le même Etat, étaient bien approvisionnées. Tous les jours, en divers points du pays, on faisait la queue pour l'essence pendant deux,
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trois ou quatre heures. Le système normal de distribution sur le marché est si complexe, et cependant si souple, qu'aucun mécanisme étatique ne saurait le simuler. En fait, tout ce que nous faisions avec notre prétendue efficacité bureaucratique, c'était de porter atteinte au système de distribution existant. A mesure que la pénurie devenait plus capricieuse et imprévisible, les gens commencèrent à remplir leur réservoir à ras bord. Au lieu d'attendre, comme d'habitude, que leur réservoir soit aux trois quarts vide pour le remplir, partout, les gens ont commencé à acheter pour 50 cents ou un dollar d'essence, toutes les occasions étant bonnes pour que leurs réservoirs soient pleins en permanence. Ce phénomène aggrava sérieusement la pénurie et allongea les queues. La psychologie de l'hystérie l'emporta. L'échec du plan de répartition était essentiellement dû au fait qu'on avait fait confiance, de façon absurde, à un petit groupe de fonctionnaires, juristes et technocrates, qui s'imaginaient pouvoir simuler les processus complexes de l'économie de marché en appuyant sur des boutons d'ordinateur. En réalité, ils ne le pouvaient pas. Pendant toute cette période, je travaillais de seize à dix-huit heures par jour. Je ne pense pas avoir dormi plus de quatre heures par nuit, week-ends compris, de la fin novembre jusqu'à la levée de l'embargo. Ma vie se meubla un peu plus encore d'être constamment menacée, et, malgré mes objections, George Schultz donna l'ordre à des agents des services secrets de m'accompagner dans mes tournées. Une fois, après une journée particulièrement harassante, je suis rentré à la maison à minuit. J'avais dîné de deux pommes à huit heures. J'étais moins affamé que mort de fatigue. Tout ce que je voulais, c'était avaler un bon scotch et aller au lit. J'ouvris la porte d'entrée et trouvai ma femme Carol dans un état d'esprit tout à fait inhabifuel. Cette femme d'habitude si aimante et chaleureuse me sauta dessus comme une harpie. Elle avait cessé d'aller à notre station-service habituelle: à cause de mon impopularité grandissante, elle ne tenait pas à être reconnue. Elle avait cessé d'employer des comptes au nom de William E. Simon. Elle avait rôdé dans les environs avec un châle et des lunettes noires. «Tu sais combien de temps j'ai fait la queue? cria-t-elle. Il faut que tu fasses quelque chose.» Je grognai: «Et tu Brute? .» L'hystérie avait atteint mon propre foyer. Je compris alors que je n'avais plus beaucoup de temps devant moi pour faire cesser les files d'attente aux pompes. Vers la fin de janvier, j'ai déclaré à mes services de l'Allocation Center (Centre de distribution) que je voulais que des allocations supplémentaires, prises sur nos réserves, soient envoyées à tous les endroits où il y avait pénurie, pour que cessent les queues et pour mettre un terme à l'hystérie. Les services furent effarés:« Vous ne
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pouvez faire cela », me dirent-ils. « Pourquoi pas? » demandai-je. « Parce que dans six à huit mois d'ici, quand, au milieu de l'été, la demande sera la plus forte, nous n'aurons plus de réserves ». Je savais qu'il existait un tel risque, mais je savais aussi quand il faut prendre un risque. Il fallait mettre un terme aux achats hystériques . et à l'accumulation de réserves. La frénésie s'étendait dans le pays et je pouvais prévoir que les files d'attente s'allongeraient, alors qu'il y avait beaucoup d'essence. Les bureaucrates faisaient de l'obstruction. C'est pourquoi j'ai convoqué Gerald Parsky et Frank Zarb pour leur dire : « C'est ridicule. Nous devons le faire nousmêmes.» Nous avons travaillé trente-six heures d'affilée. Nous avons téléphoné aux gouverneurs des Etats où il y avait des problèmes. Nous avons appelé les distributeurs de toutes les compagnies pétrolières. Nous avons organisé la répartition, envoyé les formulaires au Federal Energy Office - FEO (Office fédéral de l'énergie) et je leur ai donné ordre de les signer. Au bout de trentesix heures, il n'y avait plus de files d'attente. L'embargo dura encore six semaines, mais les réactions du public étaient redevenues normales. Pour moi comme pour les acheteurs d'essence américains, la crise avait été surmontée. Cependant, cela ne fut nullement l'opinion des bureaucrates de Washington qui se répandirent en protestations dans les journaux. Le 22 mars, les membres de la Federal Trade Commission (Commission fédérale du commerce), après une étude du FEO, écrivirent: «Selon la plupart des critères d'efficacité administrative, le FEO s'est avéré défaillant, et cela d'autant plus que les problèmes deviennent plus graves. » Presqu'au même moment, le responsable du FEO chargé des relations avec le Congrès démissionna et, dans une note qu'il m'adressa, accusa le FEO de chaos organisationnel : « On garde l'impression d'une absence totale de coopération et de cohésion internes ... entre les divers bureaux et les différentes parties de l'organisation.» En somme, on m'accusait d'être un bureaucrate pourri et, selon leurs critères, j'étais bien un bureaucrate pourri. En réalité, j'étais pire que cela, j'étais un anti-bureaucrate. Je n'ai tenu aucun compte du plan préétabli, me fiant à mon propre jugement et à celui de mes conseillers personnels. Je ne consultais jamais la plupart de mes fonctionnaires, ne travaillant qu'avec une poignée de brillants collaborateurs dont la plupart n'appartenaient pas à l'Administration. Je ne voyais aucune autre façon de faire quoi que ce soit. Pressé par les événements, j'avais utilisé les méthodes éprouvées qui. m'avaient si bien servi dans les affaires. Ces méthodes n'étaient ni admirées ni désirées à Washington. C'est de cette manière que j'ai finalement compris la profonde différence qui existe entre l'homme d'affaires et le bureaucrate.
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Le critère d'efficacité de l'homme d'affaires est la solution du problème ; mieux il répond à la réalité extérieure, mieux c'est. Le critère d'efficacité du bureaucrate est l'obéissance aux règles et le respect des intérêts acquis de la hiérarchie, même si cela ne donne pas la solution du problème ; la réponse à la réalité extérieure lui est souvent indifférente. C'est pourquoi, si souvent, les bureaucraties ne produisent rien d'autre que de la paperasse bonne à jeter et détruisent les institutions productives qu'elles supervisent. En fait, les bureaucrates sont les premières victimes de leurs propres règlements, dont le premier effet est d'inhiber la pensée individuelle et le courage de prendre ses responsabilités. Croire que la bureaucratie est toujours la solution d'un problème complexe revient à croire qu'un système qui proscrit ces qualités peut être efficace. Il s'agit tout simplement d'une contradiction. Croire, en outre, qu'imposer un dirigeant d'entreprise efficace à une bureaucratie résoudra le problème, est un non-sens. Ou bien l'homme d'affaires deviendra un molasson et un bon bureaucrate, c'est-à-dire qu'il laissera passivement évoluer la hiérarchie de l'administration en un ballèt stérile, ou bien, comme moi-même et dans un moment d'impatience, il contournera la bureaucratie, violera ses procédures et offensera la mentalité fonctionnaire. Je n'ai jamais si profondément ressenti combien les activités du marché sont rapides et orientées vers un objectif, que pendant la période où j'exerçais directement ,les fonctions de « dictateur » économique. Alors que je jouais le rôle, philosophiquement absurde, de William E. Simon, « main invisible », j'eus un premier aperçu de l'extraordinaire absence de responsabilité qui caractérise cet ensemble de planificateurs économiques connu sous le nom· de Congrès. Bien entendu, mes expériences les plus frappantes1je les ai eues en participant à des auditions devant le Congrès, ce qui ne constitue que l'une de ses nombreuses fonctions. Mais elles révèlent profondément la psychologie de ces planificateurs ; à l'occasion leur ineffable sottise ; plus fréquemment, leur solide ignorance ; et, enfm, leur idéologie interventionniste paralysante. J'en donnerai ici quelques exemples. Parfois, les auditions étaient d'un comique qui frisait le surréalisme. Ce fut le cas avec le House Agriculture Committee (Commission pour l'agriculture), que présidait W.R. « Bob» Poage. Etant donné que je devais être entendu deux autres fois ce jour-là, j'acceptai de l'être de nuit. La commission s'occupait de l'allocation de carburant aux agriculteurs et, dans une introduction, j'assurai que la nourriture était la première de mes préoccupations, et donnai ma parole qu'aucun citoyen américain ne mourrait de faim pendant la crise.
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A première vue, cele ne paraît pas déraisonnable, mais la salle d'audience était, en réalité, une maison de fous. En premier lieu, le président Poage avait la voix étonnamment haute et aiguë, comme un cri de souris. Ensuite, pendant toute ma déposition, les membres du Congrès parlaient entre eux en gardant les micros ouverts, de sorte qu'ils brouillaient ma voix. Ils n'ont jamais entendu ce que je disais. En outre, il y avait devant chacun d'eux un sachet de cacahuètes de la marque Planter. La production de cacahuètes est fortement subventionnée, et les membres du Congrès en mangent sans arrêt pendant les auditions consacrées à l'agriculture. Pendant que je déposais et qu'ils causaient, ils déchiraient aussi leurs sachets de cellophane devant les micros ouverts, et de féroces craquements et mâchonnements se mêlaient à la fureur. Et d'un bout à 1'autre, en un contrepoint insensé, les cris de souris de Poage s'élevèrent au-dessus du vacarme. Je n'ai entendu aucune des questions qu'ils me posaient. J'ai simplement répondu à ce que je supposais être leurs questions. Tout cela était grotesque et absurde, mais on n'en aurait aucune idée en lisant le compte-rendu. Il y a ensuite la démagogie qui se déchaîne souvent pendant ces auditions et qui constitue une grossière caricature du processus de recherche de l'information. Une audition devant la Bouse Small Business Committee (Commission pour les petites entreprises) six mois avant l'embargo illustre parfaitement ce phénomène. Cette commission avait procédé à une série d'auditions sur tous les aspects du problème de l'énergie et était fort bien informée, non seulement sur la pénurie croissante de carburant, mais aussi sur les méthodes de répartition pour y parer. Cependant, Joseph McDade, un élu de Pennsylvanie, tenta huit fois de suite de m'obliger à garantir que chaque ville, grande ou petite, et chaque hameau des EtatsUnis aurait assez d'essence. Voici un extrait du dialogue, d'après le compte rendu officiel. Bien qu'un peu long, cet extrait illustre fort bien le caractère harcelant de la pseudo-recherche à laquelle se livrent bon nombre de représentants du Congrès: M. Mc DADE: Votre déclaration montre que vous entendez donner la priorité aux municipalités; malgré tout, dans le cadre de la réglementation que vous avez établie, ne pouvez-vous donner l'assurance à la commission qu'une grande ville ne devra pas arrêter l'enlèvement des ordures, les rondes de police ou l'emploi des voitures de pompiers, par manque d'essence? Pouvezvous nous donner cette assurance? M. SIMON: Je peux vous dire que tous nos efforts tendront à nous assurer que cela n'arrivera pas. Mais je ne peux vous dire ici : oui,monsieur , tout le monde va avoir assez d'essence parce que nous allons nous en assurer. Je ne peux avoir cette certitude.
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Est-<:e en raison d'une quelconque lacune dans la législation votée à ce jour par le Congrès?
M. Mc DADE:
M. SIMON: Non, monsieur. Comme je l'ai dit, je pense qu'un programme contraignant nous lierait les mains plutôt qu'il nous aiderait. En ce moment, nous demandons aux grandes compagnies et aux autres de satisfaire les clients qu'ils avaient pendant la période de référence. Mais cette période est antérieure à la signature de nombreux contrats. Ils nous disent: « Nous avons des contrats que nous ne pouvons rompre légalement. Le programme d'allocations volontaires ne nous donne pas le pouvoir légal de rompre nos contrats. » Ce que j'espère, c'est qu'ils diront à leurs clients sous contrat: « Eh bien, nous allons faire de notre mieux en cette période de grave pénurie ; nous allons vous livrer autant que nous le pourrons, mais ce sera un peu moins que prévu. » Si nous adoptons un programme contraignant, on peut envisager une aggravation encore plus nette du problème de l'inviolabilité des contrats, car ça se tenninera devant les tribunaux. M. McDADE : Cependant, je trouve inconcevable que vous ne puissiez donner l'assurance à la Commission que chaque municipalité aura assez d'essence pour assurer les services essentiels. M. SIMON: C'est, avec les agriculteurs, la première de nos préoccupations et nous allons nous mettre en quatre pour leur donner ce dont ils ont besoin. M. McDADE: Mais vous ne voulez pas nous donner l'assurance que vous vous occuperez des municipalités. C'est ce que je cherche. Je veux une déclaration de votre part, oui, une assurance absolue, que chaque municipalité pourra assurer les services publics essentiels. M. SIMON: Monsieur le député, c'est exactement ce que nous nous efforçons de faire. J'ai bon espoir que ...
Ne jouons pas sur les mots, voulez-vous? Pouvez-vous me donner l'assurance que chaque municipalité aura suffisamment d'essence pour assurer ces services?
M. McDADE:
Nous en étions là lorsque Darrell Trent, directeur par intérim de l'Office of Emergency Preparedness (Office de préparation aux situations d'urgence), voyant que le représentant au Congrès ne changeait pas de disque, est intervenu pour exposer longuement le « nombre de variables à prendre en considération », et expliquer à McDade que ces variables signifiaient « tout simplement que nous n'avons pas un pouvoir de prédiction ». Il donna une longue liste des variables qui joueraient sur la fourniture de carburant au pays tout entier pendant l'année à venir, et conclut: « Il serait difficile de donner quelque assurance que ce soit. » Le dialogue se poursuivit :
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M. McDADE: Je ne vous ai pas interrogé sur toutes les régions, mais sur les seules municipalités des Etats-Unis, et je ne comprends pas pourquoi vous ne pouvez me donner cette assurance-là. Nous n'avons pas un si grand déficit en essence. M. SIMON: Eh bien, une pénurie de 10 % est très grave dans certaines zones
où nous avons un système de distribution défaillant. M. McDADE : J'entends bien, mais je croyais que nous parlions à ceux des membres du gouvernement qui ont autorité pour instituer un programme d'allocation d'essence. Je vous ai demandé des assurances sur un point concernant les municipalités, qui doivent fournir au public des services de base. Je vous demande des assurances et ne peux les obtenir. Je ne comprends pas. M. SIMON: Monsieur le député, comme l'a expliqué Darrell, si j'essayais de prévoir le temps, les incertitudes qui pèsent sur l'approvisionnement en provenance du Moyen-Orient et son caractère instable, et si, assis où je suis, je vous disais : oui, monsieur, nous allons assurer tous ces besoins prioritaires, je serais vraiment sur la corde raide_ ... M. McDADE: Supposons que vous n'ayez pas de quoi approvisionner cinq municipalités américaines de, mettons, 100 000 habitants chacune. Allezvous, dans ce cas, instituer un rationnement? M. SIMON : Ce serait une situation assez grave et je devrais en chercher la cause générale. Je ne peux imaginer que nous serions incapables de fournir l'essence nécessaire aux grandes villes dans les circonstances actuelles. M. McDADE : Croyez-vous pouvoir mener un programme de distribution qui ne pourvoirait pas aux besoins essentiels des grandes villes d'Amérique ?
Non, j'ai l'idée d'un programme efficace et en mesure d'identifier, comme nous l'avons fait, ces zones de priorité 1.
M. SIMON:
Toute cette conversation aurait pu se ramener à une question et une réponse : Question : « Pouvez-vous garantir les besoins en essence de toutes les villes? ». Réponse: « Non, mais nous ferons de notre mieux. » Mais le député du Congrès ne pouvait pas, ou ne voulait pas, comprendre que toute garantie était impossible. Bien que sa commission eût tenu une série d'auditions sur la pénurie croissante de carburant, il ne semblait pas savoir ce qu'est une pénurie. 1. Srrwll Business and the Energy Shortage, vol. l, Hearings of the Subcommittee on Special Small Business Problems of the Permanent Select Committee on Small Business, House of Representatives, Washington, D.C., 22 mai ; 6,21 et 22 juin; 10 juillet 1973.
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Je compris que j'avais en face de moi un homme totalement dépourvu de connaissances économiques ou bien un politicien d'une telle hypocrisie que j'en étais abasourdi. J'ai dû, par la suite, écouter maintes et maintes fois au Congrès des représentants qui ne changent pas de disque ; il s'agit de ces mêmes personnages qui se sont arrogés le droit de diriger notre économie. Je soutiens respectueusement que si la production dépendait de cette forme d'esprit, la race humaine en serait encore à l'âge des cavernes. Puis, il y avait le sacro-saint libéralisme, capable de s'enflammer au nom de la morale et de se livrer à une chasse aux sorcières contre les milieux d'affaires à la moindre rumeur. Nous en avons un exemple frappant qui date de janvier 1974, lorsque le Chah d'Iran annonça soudainement au monde que les Etats-Unis importaient plus de pétrole que jamais auparavant. L'embargo arabe avait atteint son point culminant et il s'agissait d'une contre-vérité. J'avais étudié personnellement les documents du Customs Bureau (Bureau des douanes) qui faisaient état d'une baisse dramatique des importations de pétrole, mais il était assez facile de comprendre ce que notre « ami » le Chah avait en tête. Après tout, c'était lui le principal responsable du quadruplement du prix du pétrole, et il essayait maintenant de nier les dommages qu'il avait causés à l'économie américaine. Il n'apportait aucune preuve à l'appui de ses accusations et il n'y avait aucune base rationnelle pour le croire. En fait, il constituait, de notoriété publique, une source d'infQrmation sans valeur. Ce personnage avait avec Dieu des entretiens continus de nature hallucinatoire, excentricité qui fut ensuite discutée pendant l'émission 60 minutes, sur la chaîne de télévision CBS. A un moment, je fus moi-même cité pour avoir déclaré :« Le Chah est dingue.» Cette remarque avait été faite pendant une conversation confidentielle et mes démentis avaient un caractère diplomatique. Néanmoins, en dépit de l'absurdité de la source, la presse gonfla démesurément la dernière hallucination du Chah et le Congrès se lança dans une « enquête ». A 5 h 30, lisant les titres annonçant l'accusation du Chah,je me suis dit: « Oh ! mon Dieu, ça va être une sacrée journée. »Je transmis les chiffres réels des importations à l'Office de presse pour qu'il puisse répondre aux questions. Puis je me suis rendu à une réunion avec les vice~ouverneurs des Etats, qui avaient reçu mission de s'occuper des problèmes d'énergie dans leurs zones respectives. Pendant la réunion, je reçus un message m'annonçant que le député Al Ullman, président de la Bouse Ways and Means Committee (Commission des finances) voulait me parler. A la fin de la réunion, je me suis précipité vers ma voiture, de laquelle je pensais lui téléphoner. En fait, je me suis précipité en marchant à reculons, car j'étais suivi de deux vice~ouverneurs qui me parlaient. En péné-
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trant à reculons dans ma petite voiture (toutes les voitures officielles étaient immobilisées), je me suis cogné la tête et fortement entaillé le cuir chevelu. Le sang s'est mis à couler, j'y ai appliqué un mouchoir et j'ai téléphoné à Al Ullman : « Nous voulons vous voir ici tout de suite pour répondre aux accusations du Chah d'Iran », me dit-il. Je répondis: « Je viens de me faire une blessure à la tête. Je dois voir une infirmière d'abord. » Je passai voir l'infirmière du Trésor qui me dit que l'état de mon cuir chevelu nécessitait la pose de six points de suture. Je transmis l'information au représentant Ullman, et cet aimable personnage me dit: « Il n'en est pas question. Venez tout de suite. Nous ne vous garderons qu'une demi-heure.» En réalité, cela dura environ cinq heures, pendant lesquelles je n'ai cessé de saigner, souffrant beaucoup, face à des membres du Congrès qui criaient et hurlaient. Le dialogue contenait de très précieuses informations ;jugez-en : Le représentant Vanik : Vous prétendez, n'est-<:e-pas , que le Chah d'Iran, l'expert le plus illustre au monde en matière de pétrole, ne sait pas de quoi il parle? M. SIMON:
C'est exact.
La parfaite cruauté consistant à me retenir pendant des heures, alors que le sang coulait de ma tête et que je souffrais visiblement, est remarquable en soi. Cela amena Omar Burleson, représentant démocrate du Texas, à me demander pourquoi moi, un homme indépendant, je supportais un tel traitement. Irving R. Levine, journaliste de la chaîne NBC, fut amené à m'exprimer sa sympathie, que je n'oublierai jamais. Mais cette cruauté n'était que le symptôme de quelque chose de plus profond: la tendance d'un Congrès à majorité libérale à croire toute rumeur, même dénuée de fondement, d'où qu'elle vienne, même absurde, qui suggérait que la pénurie n'était pas « réelle », mais résultait d'un méchant complot ourdi par les compagnies pétrolières ; et aussi la tendance à la démagogie chaque fois que s'allumait la lumière rouge de la caméra de télévision. Ces tendances constituaient la contribution la plus nuisible apportée par le Congrès à la crise de l'énergie, pour la simple raison qu'ils empêchaient la plupart des législateurs de comprendre les causes réelles de la crise, ce qui les rendait à leur tour incapables d'imaginer des solutions rationnelles. Pour se faire une idée de cet immense aveuglement, il faut avoir une connaissance plus détaillée des causes, telles qu'elles avaient été constamment présentées au Congrès pendant vingt ans. Je les reproduis ici sous une forme simple pour qu'elles soient facilement comprises.
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On avait dit et répété au Congrès qu'il n'y avait pas pénurie de combustibles en tant que tels. Les gisements connus de combustibles fossiles sont abondants et nous avons à peine commencé à e~plorer de vastes zones des Etats-Unis, y compris l'Alaska, les zones côtières et la mer. En nous limitant à ce qui a déjà été découvert. et sans tenir compte de toutes les éventuelles découvertes, vOll;} les faits :
1.
Charbon Nous possédons la moitié de toutes les réserves de charbon du monde non communiste, dont au moins 425 milliards de tonnes sont immédiatement récupérables. En prenant 1973 comme année de base, cela représente 800 ans de consommation. Gaz naturel Nous avons des réserves de gaz naturel estimées à 920 billions de pieds cubes, ce qui représente, selon le US Geological Survey, en prenant 1973 comme année de base, 50 ans de consommation. Pétrole Selon le US Geological Survey, on estime· qu'il y a l'équivalent de 50 à 127 milliards de barils encore inexploités sur le continent. En outre, nous avons des ressources certaines correspondant à 40,6 milliards de barils, bien que nous n'ayons procédé à des forages que sur 4 % du plateau continental. Energie nucléaire Nous sommes les pionniers de la technologie mondiale en ce qui concerne la production d'énergie nucléaire, laquelle peut, sous ses diverses formes, produire une quantité d'énergie illimitée.
.... On avait dit et répété au Congrès que, malgré ces grandes réserves potentielles de combustible, sans parler des vastes zones inexplorées, la production avait été sérieusement restreinte. Charbon Notre production de charbon est aujourd'hui à peine supérieure à celle d'il y a trente ans. En 1960, le charbon représentait 23 % de notre consommation d'énergie. En 1978, elle était passée à 18 %.
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Gaz naturel
Depuis 1968, notre production de gaz est en baisse constante. En 1973, les nouvelles réserves s'élevaient à moins du tiers de la consommation et l'ensemble des réserves nationales de gaz naturel a fléchi, passant de 15 ans de consommation en 1967, à moins de 10 ans. Depuis lors, il y a eu de graves pénuries de gaz naturel. Pétrole
Le nombre de puits de pétrole forés aux Etats-Unis n'a pas cessé de diminuer. De 1955 à 1972, il est passé de 31 567 à Il 306 par an. En plus, il n'est plus construit de nouvelles raffineries dans ce pays. En réalité, la politique énergétique des autorités fédérales a encouragé l'exportation de notre capacité de raffinage, en dépit des risques évidents pour notre sécurité nationale. Energie nucléaire Après trente ans de développement, l'énergie nucléaire ne fournissait, en 1975, que 2 % de nos besoins en énergie. Le nombre de centrales nouvelles en RFA, en France et au Japon a été systématiquement plus élevé que le nôtre.
3. On a dit et répété au Congrès que diverses lois et divers règlements étaient les principaux responsables de ce freinage de l'exploration et de la production dans tous les domaines de l'énergie. Charbon Le Coal Mining Health and Safety Act et le Gean Air Act ont été votés en 1969 et 1970. Le Gean Air Act interdit de brûler du charbon à haute teneur en soufre, qui est le charbon le plus accessible, s'il n'a été d'abord épuré, ce qui est excessivement coûteux et, dans de nombreux cas, impossible du point de vue technologique. La conséquence immédiate des deux lois a été une diminution de 30 % de la production de charbon. Le problème s'est compliqué du fait des tentatives effectuées par le Congrès pour faire passer une loi restreignant l'exploitation charbonnière à ciel ouvert. La probabilité qu'une telle loi soit votée a réussi à empêcher l'exploitation en quantités massives de notre charbon à faible teneur en soufre, que l'on trouve dans l'ouest du pays *.
*
Une telle loi existe à présent, ratifiée le 3 aol1t 1977 par le président Carter.
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Gaz naturel En 1954, la Cour suprême a imposé un système complexe de contrôle des prix sur tout gaz naturel faisant l'objet d'un commerce entre les Etats de l'Union. Les prix artificiellement bas qui furent alors pratiqués ont quasiment découragé les industriels d'investir des milliards de dollars pour le développement de sources d'approvisionnement et de technologies nouvelles, ainsi que pour l'exploration des eaux riches en méthane de la Gulf Coast. Vers la fin des années 60, la pénurie s'était étendue à tout le pays. Les industries situées dans les zones où il y avait une production locale de gaz naturel ont pu payer, sur le marché, un prix plus élevé pour acquérir un avantage important sur des concurrents qui étaient contraints d'avoir recours à d'autres formes d'énergie. Un grand nombre d'usines, qui auraient pu utiliser le charbon et le pétrole, se sont tout simplement implantées dans des Etats producteurs de gaz, à cause des coûts excessifs engendrés par des règlements mal conçus sur l'environnement et la pollution. Aujourd'hui, quatre Etats producteurs de gaz consomment 34 % du gaz naturel utilisé dans le pays, YI % de ce gaz étant consommé par l'industrie. Ainsi, les pouvoirs publics ont créé de graves pénuries dont sont victimes les foyers, les écoles et les hôpitaux qui n'ont pu aller s'installer dans des Etats producteurs de gaz naturel. Pétrole Un système de contingentement institué en 195Y a restreint l'importation de brut, tout en encourageant celle de produits raffinés. Ainsi, la construction de raffineries a diminué puis cessé aux Etats-Unis, et lorsque le président Nixon a annoncé son objectif d'indépendance énergétique, notre capacité de raffinage ne nous permettait pas d'avoir recours aux seules sources domestiques de brut. En 1973, Nixon réussit à abolir le système de contingentement obligatoire, mais on en avait subi les préjudices pendant quatorze ans. En outre, les restrictions liées à la protection de l'environnement ont empêché l'exploration et le forage, provoqué un nouveau ralentissement dans la construction de raffineries, et conduit inévitablement à une très forte augmentation des coûts. En 1969, le Congrès a voté le National Environmental Policy Act, qui exige que, avant tout forage ou toute construction, des études portant sur les « conséquences pour l'environnement » soient menées par le ministère de l'In térieur et examinées par le Congrès. La loi permet à des groupes d'écologistes de bloquer le processus à tous les stades. Depuis que cette loi a été votée, il faut de trois à cinq ans
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pour obtenir l'autorisation concernant le choix d'un site et autant de temps pour la construction, sàns parler du temps passé dans les procès sans cesse intentés par les groupes de défenseurs de l'environnement. Les compagnies pétrolières ont commencé à quitter le pays. Il était devenu plus simple et plus rentable de construire des raffineries aux Caraï bes et au Canada. Pour couronner le tout, l'exploration pétrolière sur les côtes ouest et est des Etats-Unis et en Alaska fut entravée par les écologistes. De 1954 à 1970, des compagnies pétrolières ont obtenu des concessions sur plus de 3,5 millions d;hectares -ou plateau continental, surtout dans le golfe du Mexique. Mais en 1969, une explosion survenue sur une plate-forme dans le Santa Barbara Channel a provoqué une telle hostilité de la part des écologistes que, en 1971 et 1972, les politiciens ont pratiquement renoncé à accorder toute nouvelle concession en mer. En Alaska, où les réserves connues atteignent un total de près de 10 milliards de barils de pétrole, les écologistes ont bloqué la construction de 1'oléoduc pendant cinq ans. Elle a de nouveau été suspendue en raison d'une action en justice. Onn'areconnu l'importance de 1'oléoduc de 1'Alaska que lorsque la crise de l'énergie a éclaté dans toute son intensité. En plus, les Arabes ont commencé à confisquer les biens des compagnies pétrolières à l'étranger. Une « association» leur a été imposée par l'Arabie Saoudite, le Qatar, Abou Dhabi et l'Iran, l'objectif étant 1'expropriation totale de ces compagnies. La Libye a carrément nationalisé 51 % des avoirs des grandes compagnies. Les compagnies pétrolières américaines n'ont pas été correctement indemnisées pour cette expropriation et le département d'Etat n'a pas fait grand-chose pour protégerles investissements importants des citoyens américains ; de la même façon, les autorités américaines n'ont jamais réagi de façon appropriée à la politique d'expropriation des divers dictateurs latino-américains. Pour comble, le nombre record de contraintes imposées délibérément aux milliers de compagnies qui constituent notre industrie pétrolière ne peut être égalé en stupidité que par le record d'avantages fiscaux qui leur sont en même temps accordés. Les pouvoirs publics ont paralysé leur action, tout en leur consentant d'absurdes exemptions d'impôts et diverses subventions « en guise d'incitation» - incitation que les pouvoirs publics eux-mêmes se sont efforcés de faire disparaître. La conséquence de cette politique est que les Etats-Unis, pays immensément riche en énergie et disposant d'une technologie avancée, ont versé à l'OPEP plus de 40 milliards de dollars en 1977, contre 2,7 milliards de dollars en 1970. Chaque année, notre dépendance envers les importations de pétrole s'accroît ;
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nos dollars continuent d'affluer vers les pays de l'OPEP, plutôt que vers nos compagnies nationales et vers nos travailleurs ; enfin, notre sécurité nationale est de plus en plus menacée. Energie nucléaire Un ensemble démentiel de règlements sur l'environnement a tellement freiné la création de centrales nucléaires qu'il faut maintenant jusqu'à Il ans pour en construire une, presque trois fois les délais pratiqués en Europe et au Japon. Les coûts de la prolongation de ces délais à la construction sont tels que l'incitation économique est en train de disparaître et que le prix de l'énergie nucléaire a augmenté au point de n'être plus compétitif. Des entreprises importantes, ayant acquis une grande expérience dans ce domaine,· ont déjà abandonné le secteur de l'énergie nucléaire. En Europe, en revanche, la période de construction n'est que de quatre ans à quatre ans et demi. ce qui a pour conséquence la croissance permanente et sûre de l'industrie nucléaire, malgré l'opposition des écologistes européens. Pendant des années, on a dit au Congrès que nous allions subir le choc des réalités, que des politiques à courte vue et présentant des avantages politiques nous refusent l'énergie dqnt nous avons besoin pour survivre et menacent notre propre avenir. Mais le Congrès s'est avéré incapable de comprendre ces simples faits ou de voir sa propre responsabilité en la matière. La raison de cet aveuglement est évidente. Cette même philosophie. qui a donné naissance à la réglementation, cassant les prix, faisant grimper les coûts et s'opposant par la loi à la production de combustibles, représente le summum du « bien» pour les libéraux. Les hommes sont incapables de percevoir leur « bien » comme étant la source du mal et les libéraux ne font pas exception. Ainsi, la clameur des libéraux pendant la crise de l'énergie a été précisément celle à laquelle on pouvait s'attendre. Dans l'ensemble, les libéraux ne voyaient aucune erreur des pouvoirs publics et tentaient d'interpréter les événements à partir des quelques faits qui restaient si l'on ne tenait pas compte du rôle néfaste du gouvernement. Voyant dans la pénurie la fin des ressources en énergie, beaucoup d'entre eux ont commencé à pousser des cris apocalyptiques. C'est avec avidité, clamaient-ils, que l'homme moderne a pillé la terre, et ils ont averti les Américains qu'ils devaient immédiatement retrouver un mode de vie simple. La vie primitive devint à la mode dans la bourgeoisie; les gens aisés se sont mis à manger des pousses de luzerne et à cultiver des tomates sans engrais sur leurs terrasses. Les idéologues de gauche ressassaient avec conviction leur mythe le plus cher: « la crise finale du capitalisme ».
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Enfin, les libéraux appartenant à la classe dirigeante, qui profitaient des avantages de la libre entreprise tout en la critiquant, ne voyaient que le rôle joué par les compagnies pétrolières; ils dénonçaient en elles des conspirateurs et des monopolistes qui avaient inventé de toutes pièces la pénurie pour accroître leurs « profits scandaleux ». Prisonniers de leur vision déformée de la réalité, les politiciens libéraux poussaient des cris orchestrés. Le sénateur Lee Metcalf, du Montana, mit le pays en garde contre une conspiration des compagnies pétrolières, sans se soucier d'étayer ses avertissements avec des faits. D'ailleurs, de son propre aveu, il n'avait aucun fait à présenter : « Nous avons un dispositif énergétique dominé et contrôlé par les grandes compagnies pétrolières et les gros producteurs de gaz naturel... Ols) influencent en secret la politique fédérale en matière d'énergie grâce à des comités consultatifs et à des agences privées - peut-être pour leur bénéfice personnel. » (Je souligne.) Le sénateur Metcalf n'a pas expliqué pourquoi, si les compagnies pétrolières « dominaient et contrôlaient » la politique fédérale, elles se seraient imposé d'incessants contrôles des prix et l'arrêt de projets rentables pour des raisons écologiques. Le 8 juin 1972, lors d'une réunion de la sous-commission antitrust de la Judiciary Committee (Commission judiciaire) du Sénat, Edward Kennedy a très nettement évoqué l'existence d'une conspiration entre le ministère de la Justice et les compagnies pétrolières; il exigea ensuite avec colère qu'on lui apporte les preuves de son accusation. Il demanda la « convocation d'un grand jury pour enquêter sur les implications monopolistiques des récentes activités des grandes compagnies pétrolières. Cela pourrait bien être la seule façon d'obtenir les informations nécessaires pour déterminer s'il y a eu réellement Jliolation de la législation antitrust, et pour découvrir dans quelle mesure la pénurie actuelle de pétrole dans ce pays a été exploitée au profit des compagnies pétrolières. » (Je souligne.) S'adressant à l'Agriculture and Forestry Subcommittee on Research and Legislation, le 12 juin 1973, le sénateur Hubert Humphrey, formula une mise en garde contre « l'intégration verticale » chez les compagnies pétrolières : « Je pense que les grand(.: compagnies pétrolières ont renforcé le contrôle qu'elles exercent sur le système de distribution que nous appelons intégration verticale, qui va du brut produit en Amérique jusqu'aux stations-service, en passant par les opérations de raffinage et de courtage. » Le sénateur Humphrey n'a pas expliqué pourquoi il n'était pas tout aussi préoccupé par le même type d'intégration verticale qui caractérise certains grands journaux, lesquels possèdent chantiers de bois, fabriques de pâte à papier et papier-journal, presses à imprimer et camions de transport.
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J'en passe et des meilleures. Cependant il faut ajouter que même parmi les personnes qui se sont ralliées tardivement à la thèse conspiration - monopole - profits scandaleux, certaines ont montré qu'elles percevaient mieux que d'autres les causes réelles du phénomène. Ce fut le cas du sénateur Humphrey. Lui au moins était pleinement conscient du sérieux conflit qui existait entre réglementation sur l'environnement et production de pétrole, et il savait que la réglementation n'était pas raisonnable : « Il n'y a jamais eu coordination entre notre législation sur l'environnement et l'industrie (... ) Nous avons supposé qu'il y avait abondance d'électricité et de combustibles de parle monde. Nous avons constaté l'existence de brouillard fumant, de pollution, et de déchets, et nous avons pris des mesures concernant l'environnement sans prêter attention à ce qui allait se passer pour ce qui est de l'approvisionnement en combustibles. » En 1975, des hommes tels que les sénateurs Edward Ihooke, du Massachusetts/et John Tunney, de Californie, avaient enfin compris que le contrôle des prix entravait la production de gaz naturel. Ils ont conjointement recommandé que le prix du gaz naturel nouvellement découvert dans le sol américain ne soit plus contrôlé. « Je suis convaincu qu'à long terme une telle mesure protégera le consommateur du Massachusetts contre les augmentations exorbitantes du prix du gaz », déclara Brooke à ses électeurS 1 • Cependant, dans l'ensemble, le Congrès n'avait même pas atteint ce seuil minimum de perception ; il ne libéra aucun prix. Chez les libéraux aussi, peu de personnes avaient atteint ce seuil de perception. Dans la plupart des cas, la vague de protestations contre les « monopoles pétroliers» et leurs « bénéfices scandaleux» a déferlé sans arrêt pendant plusieurs années, avec la collaboration enthousiaste des chaînes de radio et de télévision et de la presse écrite, jusqu'à ce que, pour l'Américain moyen, « compagnies pétrolières» deviennent synonymes de « mal». En 1976, le terrain était prêt pour le démantèlement des compagnies pétrolières. En juin, la Judiciary Committee (Commission judiciaire) du Sénat approuva, à 8 voix contre 7 un projet de loi présenté par le sénateur Birch Bay th, modifié ultérieurement par le sénateur Philip Hart, et appelé la Petroleum Industry Competition Act (Loi sur la eoncurrence dans l'industrie pétrolière). La loi proposait le démantèlement des dix-huit plus grandes compagnies pétrolières américaines en organisations séparées s'occupant de production, de raffinage, de transport et de commercialisation, en arguant qu'elles constituaient des monopoles. Mais l'accusation 1. Communiqué du Sénateur Edward W. Brooke, Massachusetts ; «Brooke Urges Deregulation of « New» NaturaI Gas», 14 juin 1975.
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n'avait aucun fondement rationnel. En 1976, il Y avait 8 000 producteurs différents de pétrole et de gaz, 130 raffineurs et 16 000 grossistes, sans parler des 186 000 stations-service, dont la grande majorité appartenaient à des hommes d'affaires indépendants. Où était le monopole ? Une des études les plus complètes existant sur l'industrie pétrolière, une série d'analyses publiées sous le titre de « Vertical Integration in the Oil Industry » (Intégration verticale dans l'industrie pétrolière) et réunies par le professeur Edward J. Mitchell, de l'université du Michigan, montre qu'aucune des caractéristiques d'un monopole n'existe dans cette industrie. En 1969, nous dit le professeur Richard Mancke, un des auteurs de cette étude, le plus gros producteur de brut, Exxon, assurait moins de 10 % de. la production, et moins de 10 % du raffinage de gaz. Les quatre plus grandes compagnies se partageaient seulement 25 à 30 % de la production, et les huit plus grandes, entre 40 et 50 %. En 1974, plus de 85 % de la recherche pétrolière sur le sol américain était le fait de producteurs indépendants. En 1974, Texaco, la plus grande société de commercialisation, assurait moins de 8 % des ventes ; et ainsi de suite. Bref, il était ridicule de lancer cette accusation de monopole. L'industrie pétrolière avait lutté vigoureusement contre la loi qui proposait le démembrement des compagnies et ses arguments, largement diffusés, ont rencontré une audience considérable. Plus de 250 journaux, dont le Washington Post, prirent position contre le démembrement. L'éditeur du Washington Post, Katharine Gra" ham, avait sans doute une raison supplémentaire de le faire. A cause de la même définition bizarre du terme « monopole », les membres du Congrès pouvaient exiger le démembrement de son empire de presse de 3 70 millions de dollars, lequel comprend le Washington Post, le Times de Trenton, Newsweek, une agence de presse importante, cinq stations de radiodiffusion et 49 % des actions d'une fabrique de papier; ils pouvaient le faire bien que cet empire soit en concurrence, au niveau national, avec des médias moins florissants et moins influents. Beaucoup de membres du Congrès furent aussi influencés par de simples faits. Ceux qui étaient hostiles aux compagnies pétrolières découvrirent qu'ils essuieraient une défaite; aussi, plutôt que de laisser les compagnies remporter la victoire, ils abandonnèrent discrètement la partie. La même méconnaissance des faits est apparue dans la vigoureuse opposition qui s'est manifestée contre les « bénéfices scandaleux» des compagnies pétrolières. Cette accusation est également sans fondement et il est aisé de la réfuter, tout comme la précédente. Il est exact qu'après l'embargo par l'OPEP, les bénéfices des compagnies pétrolières ont atteint un record historique. La soudaine pénurie, immédiatement suivie du triplement des prix dû
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à l'OPEP, fit grimper les prix intérieurs. La conséquence fut qu'on enregistra un bond de 81,5 % des bénéfices, par rapport à la même période de l'année précédente, laquelle, soit dit en passant, avait été la plus mauvaise en près de 40 ans. Mais, curieusement, les gens voient dans cette statistique un motif de lutte, alors qu'ils demeurent indifférents aux bonds bien plus grands dans les bénéfices d'autres industries. Pendant le même trimestre, comparé à l'année précédente, les bénéfices sur les machines et le matériel de métallurgie se sont accrus de 700 %, soit presque neuf fois l'augmentation des bénéfices des compagnies pétrolières; ceux sur les métaux non ferreu~ de 237,5 %, soit presque quatre fois l'augmentation dans l'industrie pétrolière ; et ceux des autres fabrications dans la métallurgie, de 152,8 %, soit presque deux fois ceux du pétrole. En réalité, parmi les industries dont les bénéfices ont fait un bond en avant pendant cette période, l'industrie pétrolière n'arrive qu'en septième position, et cependant les libéraux du Congrès n'ont poussé les hauts cris qu'à propos du pétrole. Pourtant, même ces exemples ne reflètent pas vraiment l'ampleur de leur perception sélective. En 1974, le Trésor a etIectué une étude sur les bénéfices des dix-neuf plus grandes compagnies pétrolières, basée sur les données recueillies par la FTC *, et il les a comparés à ceux d'autres industries. De 1958 à 1973, l'industrie pétrolière occupait une position intermédiaire parmi les vingt-neuf industries étudiées. Tout en haut de l'échelle, on trouvait la fabrication d'instruments et la métallurgie ; l'imprimerie, l'édition et la télévision; enfm, le bois de construction, avec respectivement des taux de croissance du profit de 17,3 %, 15,3 % et 14,7 %. Au bas de l'échelle, en 39è position, on trouvait la sidérurgie, avec un taux de croissance des bénéfices de 1,4 % sur une période de 15 ans. Une étude ultérieure sur les bénéfices, réalisée en 1977 par Warren Brookes du Herald-American de Boston, a actualisé les chiffres de la FTC et ceux du Trésor. Brookes a comparé les bénéfices des conglomérats de médias avec ceux des autres industries. Il a découvert que de 1973 à 1975, les bénéfices bruts des détaillants en alimentation représentaient 1,3 % des ventes; ceux de l'industrie pétrolière, 8,2 % ; et ceux de la télévision, 19,1 %. De nouveau, le pétrole occupait une position intermédiaire. Dans les deux études, celle de Brookes et celle du Trésor, les bénéfices des journaux, des magazines et de la télévision étaient très nettement supérieurs à ceux du pétrole. Cela est particulièrement amusant étant donné que, depuis des années, les attaques ... Federal Trade Commission (Commission fédérale pour le commerce). (N.D.T.)
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les plus démagogiques contre les compagnies pétrolières sont passées sur les ondes. Les reporters ont transmis les bobards sur les bénéfices des compagnies pétrolières émanant des députés libéraux du Congrès, sans même se donner la peine de vérifier les bénéfices de leur propre industrie, qui sont plus de deux fois supérieurs. Etant donné que ce grand mensonge a été répété sans arrêt, l'idée qu'il y a un « monopole» nuisible des compagnies pétrolières faisant des « bénéfices scandaleux» est maintenant devenue un lieu commun, et l'on réclame sans cesse le démantèlement des grandes compagnies pétrolières. L'économiste John Kenneth Galbraith, qui fit sa réapparition en 1973 pour déclarer qu'il était un « néosocialiste », a d~crit cette exigence de démantèlement comme « la position libérale sophistiquée ». A l'instar de bien d'autres « positions libérales sophistiquées », celle-ci ne vaut même pas la peine d'être résumée. Ma connaissance du dossier énergétique n'a été complète que lorsque j'ai vraiment compris la nature de la folie qui s'est emparée des démocrates libéraux au sujet du pétrole. C'est une manie de nature symbolique qui s'abrite derrière un profond refus de regarder les faits. Des écrivains et des journalistes tels que Theodore White, Irving Kristol, Howard K. Smith et le regretté Stewart Alsop, ont compris que leurs confrères libéraux, pris au piège de leurs idées préconçues, avaient perdu le contact avec la réalité. Je me suis rendu compte que ce piège était l'idéologie libérale ellemême: tout un fatras d'étatisme, de collectivisme, d'égalitarisme et d'anticapitalisme, auxquels s'ajoute le désir de conserver les résultats du capitalisme. Ce fatras conceptuel abêtit même les hommes les plus naturellement brillants. J'y insiste ; lorsque je dis : bêtise, j'entends réellement bêtise. Beaucoup trop d'Américains, en particulier des conservateurs partisans de la libre entreprise, ont prêté une très grande intelligence aux milieux libéraux, et ont conclu que les libéraux savaient ce qu'ils faisaient lorsqu'ils détruisaient la production du pays, c'est-àdire qu'il y avait conspiration. Or, ce ne sont pas des conspirateurs; ils ignorent tout des rudiments de l'économie. Il faut être vraiment imperméable à la logique et aux faits pour ignorer que l'on ne peut simultanément contrôler les prix, augmenter les coûts, entraver la production, augmenter les impôts, accorder des subventions qui freinent la production, et espérer comme résultat une production saine et vigoureuse. Amy Carter comprendrait parfaitement quelles sont les failles de ce système si son père « réglementait » son stand de limonade comme les libéraux du Congrès ont réglementé l'industrie énergétique. Malheureusement, son père, qui a fait fortune dans une industrie réglementée et subventionnée, ne comprend
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pas cela et, visiblement, la plupart des démocrates du Congrès ne le comprennent . pas davantage. Il semble que leur déformation intellectuelle les contraigne à suivre la pente qui mène à la destruction de notre système de production, tandis qu'ils clament sans arrêt leur indignation morale et qu'ils regardent, ébahis, les catastrophes économiques qui surgissent, inexplicablement, autour d'eux. Curieusement, je n'ai pu finalement comprendre mes propres amis républicains avec qui j'ai travaillé sans relâche pendant quatre ans, qu'après avoir compris les libéraux qui dominent notre vie politique. Ces dernières années, les auteurs les plus divers ont écrit des ouvrages qui tentent de répondre à la question suivante : qu'est-ce qu'un républicain ? Interrogation légitime, puisque la réponse n'est nullement évidente. Une fois, un de mes amis y a répondu par une boutade: « Un républicain est un démocrate qui sait qu'il est dingue.» Il y a du vrai là-dedans. Trop souvent, le républicain commence par renâcler, mais finit par suivre les orientations des démocrates. Cependant, à la différence des démocrates, il se trouve dans un état de profonde inquiétude morale lorsqu'il mène une politique néfaste en matière économique, et il n'est pas le moins du monde étonné à la vue des catastrophes qui s'ensuivent, car il s'y attend toujours. Je ne connais pas d'autre façon de saisir ce qu'est au fond un républicain et d'expliquer la façon dont les républicains discutent entre eux quand les démocrates ne le~ écoutent pas. C'est aussi la seule façon dont je puisse expliquer le comportement des républicains pendant la crise de l'énergie. S'il est une chose que les républicains connaissent, c'est bien tout ce qui a trait à la production de richesses. Ainsi, le républicain intelligent et partisan de la libre entreprise sait précisément comment résoudre la crise énergétique. Il sait qu'il devrait libérer le système de production de la contrainte des réglementations; abandonner le contrôle des prix, les interdictions néfastes et les subventions paralysantes ; et laisser se développer une recherche et une production fondées sur le profit, les prix pratiqués étant ceux du marché. Puis, lorsque la production de pétrole, de gaz, de charbon et d'énergie nucléaire atteindra un très haut niveau aux Etats-Unis et que les vice-présidents chargés de la recherche et du développement s'occuperont de nouvelles technologies destinées à libérer d'autres formes d'énergie, il irait s'offrir une bonne partie de golf. Voilà ce qu'il y a de meilleur chez les répu blicains et ce qu'il y a de plus utile au pays. Mais ces valeurs qui caractérisent la libre entreprise et qui ont fait de l'Amérique un géant robuste et inventif sont discréditées depuis quarante ans. Après avoir joué des dizaines d'années un rôle minoritaire dans une atmosphère philosophique hostile, le républicain, à de
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notables exceptions près, a perdu ses attaches. Pour survivre politiquement, il s'est souvent senti obligé de modifier, d'abandonner, de trahir beaucoup de ses principes et de transiger. Il n'a, la plupart du temps, aucun espoir de pouvoir faire ce qu'il pense être bien ; aussi fait-il fréquemment ce qu'il considère comme à moitié bon ou mauvais, ou même comme très mauvais. Il lance des ballons d'essai pour voir s'il peut faire passer subrepticement quelque chose d'économiquement sain, mais si cela ne marche pas, il court se réfugier en lieu sûr, ce qui veut dire qu'il s'aligne sur la position des démocrates. Etant donné qu'il s'agit là d'un comportement honteux, il a habituellement recours à un certain nombre de rationalisations pour se justifier. Je les ai toutes entendues à maintes reprises, tout au long de la crise de l'énergie, lorsque la Maison-Blanche a eu deux présidents républicains face à une majorité démocrate au Congrès. L'une des rationalisations que l'on entend le plus souvent est la suivante : « Si nous ne proposons pas ou n'acceptons pas de mauvaises lois, les démocrates en proposeront de pires », rationalisation ordinairement suivie du corollaire suivant : « Aussi longtemps que cette législation est entre nos mains, nous ne ferons pas au pays ou au système de la libre entreprise, le mal qu'ils feraient, eux. » J'ai été le témoin de ce genre de petit drame un jour où, n'étant plus chargé de la politique énergétique, je m'occupais, en qualité de secrétaire au Trésor, de tâches afférentes à ce poste. Je reçus un appel téléphonique d'un journaliste du Wall Street Journal qui me demanda : « Que pensez-vous d'une éventuelle prolongation de la mission de la Federal Energy Administration (Agence fédérale de l'énergie) ? » La FEA était censée disparaître après la crise, mais elle demeurait en place, proliférant à la manière d'une tumeur maligne. Horrifié à l'idée d'une telle prolongation, je me suis exclamé : « Une prolongation! Cette agence est un véritable danger public! Elle menace d'asphyxie l'industrie de l'énergie au moment même où nous avons besoin de produire davantage. Il faudrait la faire disparaître.» Mes déclarations furent publiées le lendemain dans le Wall Street Journal. Mais, ce même jour, j'appris que j) président Ford avait déjà décidé de prolonger l'existence de cet avorton bureaucratique. Je me suis précipité en rage à la Maison-Blanche pour la réunion de 8 heures, et j'ai entendu de la bouche même de mon très proche ami Frank Zarb, directeur de la FEA, la classique rationalisation républicaine : « En gardant toutes les ordures au même endroit, nous pourrons au moins les contrôler, au lieu de les éparpiller dans tous les ministères.» Je lui ai répondu : « Tu as oublié une seule chose: un jour, tu ne seras pas là ; moi non plus·
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mais cette horrible chose, elle, sera encore là. Tu le sais bien. » Les principaux conseillers économiques du président Ford : Alan Greenspan, Paul MacAvoy et Paul O'Neill dirent presque en même temps : « Oui, débarrassez-vous à tout prix de cette maudite agence. » Mais il était trop tard. Ce n'est qu'après avoir quitté la Maison-Blanche que je me suis souvenu du jour où George Schultz m'avait dit: « Je suis vraiment content que ce soit vous qui dirigiez les services de l'énergie. De la sorte, la faillite étant inévitable, vous pourrez limiter les dégâts. » Eh bien, je n'ai pas limité les dégâts, qlli ont duré plus longtemps que moi ; Zarb non plus ; et les dégâts ont duré plus longtemps que lui. « Nous » sommes tous partis, mais « ils » y sont toujours ; et nos détestables créations bureaucratiques, inventées d'après leurs principes, sont en place, en attendant d'être utilisées pour des objectifs que « nous » déplorons en privé. Il me paraît évident que l'on ne devient pas vertueuse en s'élevant dans la hiérarchie des prostituées. Il est évident que ce n'est pas ainsi non plus que l'on gagne des voix. Voici encore une autre rationalisation républicaine destinée à justifier le viol des principes de la libre entreprise :« Si les libéraux peuvent utiliser la contrainte et l'impôt pour promouvoir leurs objectifs, pourquoi pas nous ? Utilisons tous leurs trucs étatiques pour édifier notre système de production avant que ces imbéciles ne le détruisent.» Le résultat de ce type de raisonnement a été l'adoption par le président Ford du plan grandiose de Nelson Rockefeller visant à créer une entreprise de 100 milliards de dollars dans le secteur énergétique, qui consentirait des prêts à l'industrie privée pour développer de nouvelles formes de technologie en matière de combustibles. Le Président, dont la politique financière était conservatrice malgré quelques déviations, a justifié ce projet en affirmant publiquement qu'il était de nature à « stimuler et hâter» l'avènement de l'indépendance énergétique. En réalité, c'était quelque chose de monstrueux du point de vue économique, un gigantesque pactole destiné à aider les industries du secteur énergétique aux frais du contribuable, un projet inflationniste qui, en outre, créerait de sérieuses tensions sur les marchés financiers. Cependant, même si l'on ne tient compte ni des impôts, ni de l'inflation, il est inconcevable que l'on puisse justifier le fait que les pouvoirs publics subventionnent un programme massif de construction dans une industrie dont les mêmes pouvoirs publics ont activement contrecarré le fonctionnement. Si on libère tout simplement les industries du secteur énergétique de la réglementation qui les entrave pour leur permettre de fonctionner sainement, elles financeront leur expansion avec leurs propres bénéfices. C'est cela, la
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libre entreprise, et dans toute l'histoire de l'humanité, rien n'a jamais mieux réussi à « stimuler et hâter» l'invention et l'innovation, que le système du profit. Celui-ci amènera rapidement 1'accroissement de production nécessaire à l'indépendance énergétique. En n'utilisant que les combustibles fossiles, les gisements à décou. vrir (le pétrole de 1'Alaska et celui de la mer du Nord étaient inconnus il y a seulement quelques années) et 1'énergie nucléaire, les industries du secteur énergétique ont le temps de concevoir des combustibles de synthèse et des technologies nouvelles, telles que les énergies solaire, géothermique et marémotrice. La seule énergie nucléaire pourrait, le cas échéant, satisfaire nos besoins indéfiniment. Il n'y avait donc aucune justification au pactole de Rockefeller. Cela dit, je suis pleinement conscient du fait que ma confiance en l'énergie nucléaire s'oppose aux idées prêchées par les écologistes, les organisations de défense des consommateurs et les groupes de défense de l'intérêt général ayant à leur tête Ralph Nader, qui n'ont cessé de réclamer l'interdiction de la production d'énergie nucléaire qu'ils considéraient comme « dangereuse », et qui ont fâcheusement tenté de la mettre sur le même plan que les bombes nucléaires. Les réacteurs ne sont pas des bombes. Ils entraînent des risques comme, d'ailleurs, toutes les autres formes de production d'énergie. L'une des plus importantes fonctions du développement technologique est de réduire ces risques. Mais les divers groupes qui se réclament de Nader semblent incapables de faire la distinction entre ce type de risque, qui peut affecter une partie infime de la population, et la destruction certaine d'une civilisation tout entière qui résulterait de la paralysie de la production d'énergie. Ils ont en réalité cherché à bloquer toutes les formes de production d'énergie dans le pays, les considérant comme dangereuses pour l'homme ou pour l'environnement. Bien que je sois, moi aussi, préoccupé par la santé, la sécurité et la qualité de notre environnement, je ne peux considérer une telle position comme la preuve d'une réflexion sérieuse. Je suis bien plus impressionné par la sagesse de Hans Bethe, ce géant de la physique théorique, qui a contribué à la découverte de la fission nucléaire en utilisant le soleil comme « laboratoire », ce qui constitue 1'un des plus grands exploits intellectuels de l'histoire de l'homme. Bethe, ainsi que des centaines d'autres physiciens de renommée nationale et internationale, dont de nombreux Prix Nobel 1, luttent pour sauver la production d'énergie nucléaire1. Les Prix Nobel de physique et de chimie suivants: Eugene Wigner, Hans Bethe, Wi1lard F. Libby, James Rainwater et Felix Block, ainsi que James Van Allen, qui découvrit l'existence de la ceinture de radiations qui porte son nom ; Edward Teller, directeur des Lawrence Radiation Laboratories ; Norman Rasmussen, professeur de physique nucléaire au Massachusetts Institute of Technology, et Ernest C. Pallard, un des meilleurs spécia· listes des effets des radiations sur les cellules vivantes.
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dans ce pays, contre les partisans de Nader et les grands médias qui leur servent d'agents de presse. Ces savants sont pleinement conscients des risques qu'entraîne la production d'énergie nucléaire, mais ils considèrent qu'elle est remarquablement sûre, plus sûre en fait que tous les autres types de production d'énergie. D'ailleurs, les résultats obtenus en matière de sécurité dans ce domaine, en Amérique et dans le monde, pendant ces vingt dernières années, corroborent leur opinion. De même, je suis plus impressionné par le Committee for Economie Development (Comité pour le développement économique) qui, après une étude approfondie, nous pousse à développer le plus rapidement possible la production d'énergie nucléaire. Enfin, je suis également plus impressionné par le bon sens du peuple américain, qui a sans cesse rejeté les mesures proposées par Nàder, destinées à réduire le nombre de centrales nucléaires, ou à les éliminer, en Californie, en Arizona, au Colorado, dans le Montana, l'Ohio, l'Oregon et le district fédéral de Washington. Fort de tout cela, je me suis opposé vigoureusement au projet de Rockefeller, comme le fit Alan Greenspan, le principal conseiller économique du président Ford. Mais en vain. Le Président approuva - ce qui est incroyable - le pillage du Trésor que proposait Rockefeller. Mais, fort heureusement, le Congrès ne donna aucune suite à ce projet. La dernière rationalisation républicaine servant à justifier une trahison de la libre entreprise est classique : « Il est nécessaire de rester au pouvoir. Nous ne pouvons rien faire si nous sommes écartés des affaires. Il faut donc donner aux électeurs le genre de satisfactions auxquelles les ont habitués les démocrates. »Celui qui utilise cette rationalisation si souvent qu'il finit par y croire, est connu sous le" nom de républicain progressiste. Le Président Ford, qui est conservateur, n'y croyait pas. Il ne l'utilisait qu'à l'occasion, et le résultat effarant a été l'approbation qu'il donna à l'Energy Policy and Conservation Act de 1975. L'une des dispositions de cette loi, que la presse a montée en épingle, est la promesse de procurer aux électeurs une énergie moins chère. Après s'être battu pendant de longues années pour une politique énergétique sensée, Ford céda. Désirant un arrangement politique rapide juste avant les élections primaires du New Hampshire et de Floride, il signa le projet de loi. Cela a pu lui rapporter quelques voix dans le New Hampshire, mais en lui faisant perdre beaucoup d'appui moral à l'intérieur de son propre parti, et fut en partie la cause de la révolte des conservateurs contre lui. L'Energy Policy and Conservation Act de 1975 a été, selon moi, la pire erreur de l'administration Ford qui, dans l'ensemble, a cherché à mener une politique économique responsable. Cette adminis-
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tration se montra assez courageuse au début. Le Président opposa son veto à la loi sur l'extraction à ciel ouvert du charbon, qui aurait diminué une production indispensable. Il insista pour que soit développée la production de pétrole aux zones frontières de l'Alaska et sur le plateau continental. Il chercha à éliminer les obstacles et la réglementation qui paralysaient l'industrie nucléaire, et à garantir que, en 1986,300 centrales nucléaires fourniraient 20 % de l'électricité du pays. Enfin, le Président recommanda l'abolition immédiate de tout contrôle des prix du pétrole et du gaz naturel, étant donné que l'on ne peut voir se développer l'exploration, la production et les innovations technologiques lorsque les pouvoirs publics maintiennent artificiellement les prix au-dessous de ceux du marché. Mais il se heurta à la résistance des démocrates. A chaque étape de cette résistance, Ford réduisait ses propres propositions, prolongeant la durée du contrôle des prix, et lorsqu'on aborda la troisième série de compromis, il accepta une prolongation de quarante mois du contrôle des prix, ainsi que d'autres dispositions presque identiques à -celles d'un projet de loi auquel il avait opposé son veto un an auparavant. « Nous ferions mieux de signer cela, sinon nous perdrons les élections primaires du New Hampshire », soutenaient les politiciens « réalistes» de la Maison-Blanche. Ces conseillers étaient si attachés à leurs principes, que si les premières élections primaires s'étaient déroulées au Texas, je suis sûr qu'ils auraient au contraire poussé le Président à opposer son veto. En tout état de cause, le Président finit par accepter un contrôle des prix plus complexe et portant sur une plus grande quantité de pétrole. Le Congrès ne tint aucun compte de son plaidoyer ultérieur pour la libération du prix du gaz naturel, et le pays se retrouva avec une législation catastrophique en matière énergétique. Il n'est pas possible de décrire brièvement les autres dispositions de cette loi. C'est un ensemble hallucinant de mesures spécifiques hétéroclites. Mais en voici les aspects essentiels: 1. La loi ne comportait aucune tentative sérieuse pour éliminer les obstacles au développement de notre production d'énergie. Certaines modifications timides étaient apportées, de façon fragmentaire, à la réglementation excessive, démente, concernant l'environnement et la pollution, permettant en particulier un usage accru du charbon ; mais cette loi importante sur l'énergie ne recherchait aucune solution réelle au problème. 2. La loi supposait implicitement que notre production d'énergie serait entravée pour toujours, et mettait surtout l'accent sur des mesures conservatoires. Par définition, la conservation est une mesure d'urgence à court terme. Si vous vous trouvez dans un
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canot de sauvetage avec sept personnes et un seul récipient d'eau, vous l'épargnez, c'est-à-dire que vous distribuez l'eau parcimonieusement, goutte à goutte, afin que le groupe puisse demeurer en vie jusqu'à ce que tous soient sauvés. Mais il est insensé d'exiger d'un pays industriel géant qu'il « conserve » l'énergie, sans lui offrir, en même temps, un ultime plan de sauvetage. Ce qui n'était pas formellement exprimé dans cette loi sur l'énergie, c'était tout simplement le fait que nous étions devenus irrémédiablement dépendants des pays extorqueurs de l'OPEP pour notre survie, et que si nos relations avec eux se détérioraient, ce serait la mort pour nous. 3. La loi établissait une série de nouveaux contrôles touchant à la fois l'industrie pétrolière et toutes les industries consommatrices d'énergie, c'est-à-dire touchant pratiquement toutes les industries des Etats-Unis. Elle comportait divers pouvoirs d'exception permettant au Président et au Congrès de superviser la production d'énergie, d'en modifier la nature et les méthodes, de contraindre des industries à passer d'un combustible à un autre, de répartir et de rationner l'énergie. En réalité, sans le proclamer ouvertement, la loi transformait la production d'énergie en activité d'utilité nationale et donnait aux pouvoirs publics le droit de contrôler arbitrairement la totalité de notre système industriel, et de répartir des ressources essentielles sur une grande échelle. En raison du rôle absolument vital que l'énergie doit jouer aux Etats-Unis, le loi faisait faire à notre pays un bond important en direction d'une économie dirigée et centralisée. Il est tragique de constater que des républicains qui proclament leur attachement à la libre entreprise et au bien-être de ce pays, aient coopéré à l'élaboration de ce projet de loi, et que ce soit un Président républicain qui l'ait signé. Gerald Ford et Frank Zarb, qui. ont participé à l'élaboration de cette loi, ont affirmé tous deux qu'elle était la meilleure possible, étant donné l'attitude des démocrates. Ceci n'est vrai que dans l'hypothèse où les républicains étaient tenus de parvenir à un compromis sur un projet de loi sur l'énergie quel qu'en fût le contenu. Mais j'ai récusé cette hypothèse alors, et je la récuse aujourd'hui. Dans la vie, il est des questions sur lesquelles les hommes peuvent raisonnablement parvenir à un compromis, mais il en est d'autres à propos desquelles il faut se battre, même si l'on essuie un échec. A mes yeux, la production d'énergie, cette force vitale des Etats-Unis, est une question à propos de laquelle il faut se battre. Je l'ai fait et j'ai échoué. Ainsi, l'Energy Policy and Conservation Act a été promulguée. Elle n'a pas, bien entendu, amené l'élection de Gerald Ford au mois
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de novembre suivant. Avec l'installation de Jimmy Carter à la Maison-Blanche, nous sommes rentrés chacun chez soi et j'ai commencé à travailler à cet ouvrage. C'est avec une indignation indescriptible que je rapporte ici que nous avons eu droit à une autre crise de l'énergie pendant la rédaction de cet ouvrage - une effroyable pénurie de gaz naturel pendant l'hiver le plus rigoureux que nous ayons connu depuis un siècle. Bien entendu, le gaz naturel était concentré dans les Etats où les prix s'établissaient librement sur le marché, et il y avait pénurie dans les Etats où le contrôle fédéral des prix avait réduit l'offre. Selon la presse, environ 10 000 usines ont fermé leurs portes, faute d'énergie. Plus de 1 500 000 personnes durent sortir de chez elles et, dans le terrible froid, faire la queue devant les bureaux de chômage. Cette fois, des Américains sont réellement morts de froid. Résultat final d'une pénurie d'énergie dans un pays industriel: la mort avait fait son apparition. En avait-<>n tiré quelque enseignement ? Pendant un certain temps, oui. Certains politiciens comprirent cette fois que la solution consistait à éliminer le plus vite possible le contrôle des prix sur le gaz naturel passant d'un Etat à l'autre, du moins temporairement. Même une partie de la presse le comprit. Par exemple, le New York Times et la chaine CBS ont expliqué de façon claire et précise l'effet de ces contrôles des prix sur l'offre de gaz naturel. Mais de nombreux libéraux n'ont rien appris du tout. J'ai assisté, sans y croire, à la répétition stupide de tous les événements que j'ai décrits dans ce chapitre. De nouveau, des voix libérales affirmaient frénétiquement que la pénurie n'était pas réelle, que c'était un coup monté par les producteurs de gaz naturel pour exploiter le public. Des membres du Congrès poussèrent des cris vertueux, dénonçant le refus scandaleux des industriels américains de produire du gaz à des prix inférieurs à leurs coûts. Le 7 février, le Village Voice, hebdomadaire ultra-libéral de New York, portait en manchette : MORT A LA CON. ED.* - APPEL AUX POUVOIRS PUBLICS. Les lettres du mot MORT faisaient une dizaine de centimètres de haut sur environ trois centimètres de large; et l'ensemble couvrait presqu'un quart de la page. En avril 1977, l'administration Carter adopta officiellement la thèse selon laquelle seule une planification étatique centralisée pouvait résoudre les problèmes énergétiques du pays. Les fondements juridiques existaient déjà en partie : l'Energy Policy and Conservation Act de 1975 et une autre loi funeste, l'Energy Policy and Conservation Act, conçue par le sénateur Edward Kennedy et ratifiée par le président Ford pendant la campagne de 1976. Il ne restait plus à la nouvelle administration qu'à travailler sur ces bases; c'est précisément ce que fit Carter. Mettant l'accent presque exclusivement sur la conservation, il proposa de limiter la
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Il s'agit de la société Continental Edison. (N.D. T.)
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consommation d'énergie par un système complexe d'impôts qui, en cas d'acceptation par le Congrès, inhiberait toute incitation à la production dans le secteur énergétique. En particulier, ces dispositions mettraient nos producteurs d'énergie dans l'impossibilité de faire les bénéfices nécessaires pour : (1) explorer les vastes zones terrestres et océaniques encore inexplorées ; (2) extraire ce qui pourrait bien représenter 1 000 ans d'exploitation de gaz dans le golfe du Mexique ; (3) extraire, selon les estimations, de 50 à 100 milliards de barils de pétrole en Alaska; et (4) concevoir la nouvelle technologie qui permettrait de récupérer 105 milliards de barils des champs pétrolifères actuels et, peut~tre, 2 billions de barils à partir des gisements de schistes bitumineux existant aux Etats-Unis. En outre, Carter a cherché à interdire ce qui représente pour l'Amérique la source d'énergie la plus sûre à long terme: le surrégénérateur à métal liquide. Ce faisant, l'administration renonçait en fait à utiliser 200 000 tonnes d'uranium 238 qui sont maintenant entreposées dans des caissons en acier à Oak Ridge, dans le Tennessee, et ailleurs ; il s'agit de résidus de fission après extraction de l'isotope 235 de l'uranium. Petr Beckmann, professeur d'ingénierie électrique à l'université du Colorado et directeur de publication de Access to Energy, a clairement expliqué la signification de ce refus : Si l'on transfonne en combustible la matière contenue dans ces caissons d'acier, cela représente le chiffre fabuleux de 8 000 quads, soit l'équivalent d'un siècle d'énergie au taux actuel de consommation. Il s'agit, précisons-le, simplement du combustible déjà extrait, de « déchets» entreposés à travers le pays. Cela ne comprend pas les réserves d'uranium encore inexploitées, qui sont estimées par l'ERDA à environ 3 ,5 milliards de tonnes. On pourrait le transfonner en combustible et de l'énergie serait dégagée pendant le processus. Seulement 0,7% de cet uranium peut être exploité dans les réacteurs de type classique. La quantité totale d'énergie disponible à partir de ces réserves représente le chiffre fabuleux de 140000 quads, soit environ1 750 ans d'énergie au taux actuel de consommation aux Etats-Unis.
Au lieu de cela, qu'a proposé Carter au pays? Il a proposé une bureaucratie géante qui contrôlerait tous les aspects de la fixation des prix, de la production et de la consommation, non seulement des industries productrices d'énergie elles-mêmes, mais aussi de toutes les industries qui consomment de l'énergie ou produisent des machines qui en consomment : automobiles, réfrigérateurs, fours, climatiseurs, machines à laver, machines à écrire électriques,
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équipements de bureau, etc. Les tentacules de la bureaucratie que l'on nous proposait atteindraient tous les foyers, bureaux et usines du pays. En réalité, avec ce programme, Carter se faisait le défenseur de la nationalisation effective de l'industrie américaine. Le message philosophique qui accompagnait ces propositions . était tout aussi significatif. En invitant les citoyens de ce pays à faire des sacrifices pour un grand projet national, Carter leur demandait de voir dans son projet un « équivalent moral de la guerre· ». C'est un état d'esprit collectif toujours souhaité par des hommes qui n'aiment pas l' « inefficacité » et le « chaos » des sociétés libres, dans lesquelles les individus déterminent leurs propres projets et ne se soumettent pas aux grands projets nationaux imposés par l'Etat, sauf lorsqu'il s'agit de défendre la nation. En réalité, la guerre crée toujours une dictature économique et l' « équivalent moral de la guerre » est tout simplement une invitation à une dictature économique en temps de paix. Comme on pouvait s'y attendre, ceux qui sont attachés à l'économie de marché et qui comprennent le rôle qu'elle joue dans la création de technologies nouvelles et dans la production de richesses, furent stupéfiés par les propositions de Carter. Milton Friedman les a dénoncées comme « quelque chose de monstrueux », tout comme d'autres économistes partisans de l'économie de marché, tels que Murray Weidenbaum et Alan Greenspan. J'en fis autant. Il était très évident que ces propositions ne pouvaient qu'aboutir à une baisse de la production actuelle, à un gaspillage de capital par l'augmentation des coûts d'un nombre incalculable d'articles, à la paralysie de l'innovation technologique, à la diminution de la croissance économique, à l'intensification de la pénurie, à l'aggravation de l'inflation, à un fléchissement de l'activité économique dans son ensemble et à l'accroissement du chômage. Qui plus est, pas un économiste de ce pays, y compris le propre secrétaire au Trésor de Carter, Michael Blumenthal, son principal conseiller économique, Charles Schultze, et ses sympathisants, Walter Heller, Arthur Okun;. et Otto Eckstein, n'ignorait ces possibilités. Dans leurs discussions, ils s'efforçaient de déterminer non pas si ces propositions nuiraient à l'économie, mais quelle serait l'ampleur des dégâts. Cette affaire se résumait à ceci : l'administration Carter avait le pouvoir de sauvegarder la liberté, de permettre l'exploration de nouvelles sources de pétrole et de gaz naturel par l'incitation au profit, et d'avoir recours à toute la gamme des technologies nucléaires existantes, politique qui garantissait la poursuite de la croissance économique et la création d'emplois. Au lieu de cela, Carter a proposé une dictature économique étouffante. Je l'ai décrite publiquement comme un appel en faveur d'un « Etat
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policier dans le secteur énergétique », et il s'agissait exactement de cela. L' « équivalent moral de la guerre » du Président consistait essentiellement à enchaîner l'industrie, à ne tenir aucun compte de l'ingéniosité des Américains et de leur dynamisme dans la résolution des problèmes. S'il est un trIDt qui a caractérisé notre culture, c'est bien cette ardeur agressive que nous mettons à résoudre les problèmes pratiques; l'histoire technologique et économique de ce pays en porte témoignage. L'initiative individuelle et l'entreprise privée sont les forces qui ont fait de nous une nation riche en énergie ; elles nous ont conduits au bois et à l'huile de baleine il y a un siècle, à une percée dans les secteurs de l'électricité et du pétrole, et à notre étonnant développement de la technologie atomique. Dans une période de crise, les forces productives de ce pays s'efforceront d'instinct de résoudre le problème. Le programme de Carter a rencontré l'opposition des industriels et des syndicats parce qu'il ne mettait pas l'accent sur la production. Mais nous ne pouvons compter éternellement sur les valeurs dont s'inspirent inconsciemment nos producteurs pour livrer un combat qui est essentiellement philosophique. Seule une minorité s'est opposée à Carter sur le plan des principes. La presse le décrit encore comme un « idéaliste» ; l'opposition à son programme y apparaît comme la résistance égoïste d' « intérêts particuliers ». Voilà le plus grand danger qui nous menace, car si l'on veut vaincre définitivement cet « idéalisme destructeur », il faut bien comprendre le principe qu'incarne le programme de Carter. Ce programme, comme la législation sur l'énergie qui l'a précédé, est une illustration tragique du principe que j'ai exposé au début de ce chapitre: le contrôle de la p!Oduction par les pouvoirs publics aboutit à des situations de pénurie artificielle qui provoquent des crises; si cela n'est pas corrigé, on s'achemine en fin de compte vers l'établissement d'une dictature économqiue. Ce principe ne saurait être transgressé. Aussi longtemps qu'il ne sera pas compris, notre capacité d'innovation ne peut que faiblir, notre niveau de vie ne peut que se détériorer, et notre richesse et notre liberté ne peuvent qu'être compromises, tout comme la richesse et la liberté des nations qui dépendent de nous.
CHAPITRE IV
DESASTRE VISIBLE ET INVISIBLE
Le problème d'une économie dirigée est semblable à celui des vagues de la mer. On a identifié les forces qui les créent, on sait quelles conditions doivent être réunies pour que le problème soit résolu et on peut même le réduire à une équation ; mais la solution dépasse désespérément nos capacités. Jacques Rueff
Le président Nixon me nomma secrétaire au Trésor en avril 1974. A cette époque, la presse considéra que cette nomination ne posait aucun problème particulier; mais cela ne devait pas durer. Il n'a pas fallu longtemps pour que je devienne un secrétaire au Trésor très discuté ; la raison essentielle en était que j'avais décidé de me battre pour le système de la libre entreprise et d'opposer un « Assez ! » retentissant à toute extension des pouvoirs de l'Etat. Au fur et à mesure que mes intentions et ma détermination devenaient plus visibles, des amis et des personnes associées à mon action m'avertirent que je devais m'attendre à ce que la presse libérale manifeste une très grande hostilité à mon égard ; cette presse pratiquait volontiers la caricature, classant les politiciens de façon simpliste en « bons» et « méchants », les partisans de la libre entreprise jouant le rôle des « méchants ». Ces personnes avaient raison. Je fus bientôt l'objet d'attaques systéma. tiques de la part de certains journaux « prestigieux ». Ils prirent d'abord pour cible ma tournure d'esprit. Le New York Times me déclara « non conceptuel ». Joseph Kraft, un journaliste de Washington, me décrivit comme mentalement « prisonnier» d'une théologie qui perçoit les forces du marché comme entièrement bonnes et les pouvoirs publics comme nuisibles ». Leur seconde cible fut ma motivation dans mon attachement à la libre entreprise, qui fut décrite comme névrotique, oppor-
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tuniste ou les deux à la fois. Edward Cowan, dans le New York Times, cite un « planificateur économique » qui pensait que j'éprouvais des satisfactions d'amour propre à mener un « combat d'arrière-garde » : « Simon aime bien se voir dans ce rôle. Ça lui plaît d'être ainsi tout seul, à jouer les équilibristes.» Un correspondant à Washington du Wall Street Journal, citant une « source sûre », expliqua que mon combat pour mes principes « pourrait bien être, pour Simon, la façon de se créer une image de marque conservatrice avant de quitter la vie publique ». Leur troisième cible fut ma psychologie de partisan de la libre entreprise ; elle fut diversement décrite comme frénétique, inhumaine, dénuée se sens moral ou au contraire d'une moralité austère. Kraft me décrivit comme «hystérique» et m'invita à cesser de vociférer contre le budget. Hobart Rowen du Washington Post, dont la sensibilité était moins à fleur de peau, me trouva simplement « presque hystérique» et doté du sens moral d'un Archie Bunker. Le National Observer publia l'article de quelqu'un qui discernait en moi la psychologie d'un grand criminel «appelant de tous ses vœux un Gengis Khan qui massacrerait les chômeurs ». Cependant, T.R.B., de la New Republic, voyait en moi une lueur de «conscience morale» et me comparait au «professeur de morale d'un Institut de théologie calviniste ». Bien entendu, j'étais sans cesse décrit comme un «Néanderthalien» en politique et comme un «économiste du XVIIIe siècle», cette dernière appréciation étant très prisée au New York Times. Mais, pendant que les journalistes étaient occupés à me dénoncer au nom de la mythologie « social-démocrate », je faisais les découvertes les plus importantes de ma vie ; ces découvertes, je le savais, étaient importantes à long terme pour le pays. En tant que secrétaire au Trésor, j'avais une vue d'ensemble du fonctionnement de l'économie à tous les niveaux de l'échelle, du macrocosme au microcosme, en coupes verticales et horizontales, sous forme de graphiques, de diagrammes et de tableaux. L'expérience fut effroyable. Je ressemblais à un médecin qui regarde un mur couvert de radios et d'une foule de résultats d'examens approfondis, et qui comprend que le patient n'est pas seulement malade, mais que tous les organes vitaux, sans exception, sont menacés. Si vous ajoutez à cela le fait que le médecin en question aime son patient, vous connaîtrez l'état d'esprit qui fut le mien lorsque j'ai observé la situation économique de l'Amérique. Bien entendu, on peut trouver beaucoup de ces faits et de ces tendances, de façon fragmentaire, dans de nombreuses publications: le plus souvent des revues spécialisées et les pages financières des grands journaux. Mais, sous cette forme fragmentaire et incohérente, l'information n'était pratiquement d'aucune utilité.
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Il est certain que l'Américain moyen recevant des informations économiques de la presse, et surtout de la radio et de la télévision, était peu au courant de ce qui se passait. Par-dessus tout, il ignorait ce qu'il aurait pu savoir si on lui avait présenté une description systématique des grandes tendances économiques; il . ne savait pas que l'existence même du système économique américain était en danger. Dans les pages qui suivent, je présenterai quelques-unes de ces tendances: «radios », «résultats d'examens médicaux» et « symptômes» que j'observais. J'ai sélectionné uniquement celles que devrait pouvoir comprendre un profane en économie. J'ai divisé ces « symptômes» en catégories qui donneront au lecteur une idée, même approximative, des relations de cause à effet. Impôts Le gouvernement fédéral prélevait environ un quart du revenu national, ce qui voulait dire que, en fait, on travaillait tous du 1er janvier jusqu'à la fin mars uniquement pour alimenter le budget du gouvernement fédéral. En outre, il faudrait travailler d'avril à début mai uniquement pour alimenter le budget des Etats et des collectivités locales. En moyenne, chaque citoyen se voyait confisquer par les pouvoirs publics, le produit de plus de 4 mois de travail sur 12.
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La part du produit national brut prélevée par les pouvoirs publics était en très nette augmentation. En 1930, les dépenses du gouvernement fédéral, des Etats et des autorités locales s'élevaient à 12 % du PNB. En 1976, elles s'élevaient à 36 %. Si la tendance se poursuivait, les 60 % seraient atteints en l'an 2000.
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Les impôts prélevés par le gouvernement fédéral, les Etats et les autorités locales, augmentaient pl!ls vite q~e le coût de la vie. De 1969 à 1973, le coût de la vie avait augmenté d'environ 40 % ; l'ensemble des impôts, de 65 %.
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De 1960 à 1975, les impôts prélevés sur les entreprises par le gouvernement fédéral, les Etats et les autorités locales, avaient
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augmenté de 320 %, tandis que les ventes dans l'industrie n'avaient Jrogressé que de 180 %. Dépenses publiques Les dépenses fédérales avaient échappé à tout contrôle. De 1961 à 1975, elles avaient augmenté de 232 %. Le gouvernement fédéral dépensait plus d'un milliard de dollars par jour.
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Pendant les 20 années précédentes, les dépenses fédérales avaient presque quadruplé, augmentant bien plus vite que l'économie privée qui les supportait. Les dépenses des Etats et des pouvoirs locaux avaient augmenté de 520 %.
* * * Les pouvoirs publics, à tous les niveaux, étaient devenus le plus gros employeur des Etats-Unis, précédant l'industrie automobile, la sidérurgie et les autres fabricants de biens durables pris ensemble. Environ un travailleur sur six était employé par le gouvernement fédéral, les Etats ou les collectivités locales.
* * * La redistribution des richesses des citoyens qui produisent vers ceux qui ne produisent pas, était devenue la principale activité de l'Etat. Ce processus, dont l'instrument a été un nombre très important de « programmes sociaux», avait échappé à tout contrôle pendant les années 60 et avait continué à s'amplifier. En 1960, le gouvernement fédéral, les Etats et les autorités locales ont dépensé 52 milliards de dollars pour tout un ensemble de programmes d'aide sociale. Après le vote par le Congrès de l'Economie Opportunity Act de 1965, les dépenses se sont très fortement accrues, passant, pendant la décennie suivante, de 77,2 milliards de dollars au total effrayant de 286 milliards de dollars en 1975.
* * * Le nombre réel de programmes fédéraux destinés à redistribuer le revenu des producteurs vers les non-producteurs s'était considérablement accru. En 1960, à la fin de l'administration Eisenhower, il y avait approximativement 100 programmes fédéraux. En 1963, il y en avait 160, et en 1976, plus de 1000.
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Une seule catégorie de dépenses fédérales était en diminution : le budget de la Défense, qui diminuait en termes réels. Il avait diminué de moitié, passant de 43,5 % du budget fédéral en 1969, à 24,8 % en 1976.
Dette publique Le gouvernement des Etats-Unis était endetté jusqu'au cou. Cette situation catastrophique s'était développée pendant des dizaines d'années. Avant le New Deal, le budget du gouvernement fédéral était excédentaire pratiquement 4 ans sur 5. Depuis le New Deal, le budget fédéral a été en déficit pratiquement 4 ans sur 5. Nous avons accumulé les déficits pendant 16 des 17 dernières années. De 1965 à 1975, la dette publique est passée de 313 à 533 milliards de dollars.
* * * Les chiffres officiels concernant la dette publique étaient très approximatifs. Le budget ne comprenait pas d'énormes créances, qui étaient présentées hors budget. Par conséquent, les citoyens se sont rarement rendus compte de l'importance de la dette publique.
* * * Les éléments extra-budgétaires atteignaient des sommes fabuleurses. En 1975, les dettes d'agences « indépendantes », telles que la Tennessee Valley Authority et l'Export-Import Bank, s'élevaient à Il milliards de dollars. Celles d'entreprises patronnées par les pouvoirs publics, telles que la Farm L'redit Administration et le Federal Home Loan Board, atteignaient 88 milliards de dollars. 237 milliards de dollars de prêts étaient garantis par la Federal Housing Administration, la Veterans Administration, la Farmers Home Administration et d'autres organismes. Mais la dette la plus importante et qui ne cessait d'augmenter était celle de la Sécurité sociale, estimée à plus de 4 billions de dollars, montant qui ne comprenait ni les retraites des fonctionnaires ni les autres pensions.
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En 1975, le service de la seule dette publique s'élevait à 38 milliards de dollars. Ayant pratiquement triplé en 10 ans, il était devenu le troisième poste du budget fédéral, après les transferts
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sociaux (programmes de redistribution des richesses) et la Défense. Agences et réglementations fédérales En 1975, le Council of Economic Advisers du Président estimait que les réglementations coûtaient aux citoyens 130 milliards de dollars par an ; mais personne ne savait précisément comment évaluer les effets déflationnistes ou inflationnistes de ces agences. Elles exerçaient un contrôle sur tous les aspects de l'activité économique ; non seulement dans le domaine du transport inter-Etats, de la production d'énergie, du marché des valeurs, des communications électroniques, des industries maritime. automobile. pharmaceutique et alimentaire, de ragriculture et de la Défens~, mais aussi sur les petites entreprises. Il est clair que, par leurs réglementations, ces agences asphyxiaient l'activité économique. Par exemple:
- La réglementation fédérale avait porté à Il ans les délais de construction de centrales nucléaires aux Etats-Unis, alors qu'ils étaient de 4 ans à 4 ans et demi en Europe et au Japon. - En 1973, l'industrie automo bile dut se conformer à 44 normes et règlements fédéraux différents, qui correspondaient à environ 780 tests différents pour son matériel. En 1974, la General Mo tors fit savoir que l'observation de la réglementation fédérale lui coûtait 1,3 milliards de dollars ; bien entendu, ces coûts étaient répercutés sur les prix payés par le consommateur. - Les registres de l'Interstate Commerce Commission (Commission pour le commerce inter-Etats) contenaient environ 400 000 barèmes et 40 billions de tarifs destinés à informer l'industrie des transports sur les tarifs qu'elle pouvait pratiquer.
* * * On a estimé à 130 millions les heures de travail nécessaires pour remplir les fônnulaires de l'administration, et ce pour un coût d'au moins 25 milliards de dollars, somme qui s'ajoute au prix de base des biens et des services américains. Ajoutons que le traitement de cette paperasse par les pouvoirs publics a coûté au contribuable au moins 15 milliards de dollars supplémentaires. Inflation
Pour financer les dépenses budgétaires et extra-budgétaires et assurer le service de la dette publique, les autorités fédérales ont émis de plus en plus de monnaie chaque année. De 1955 à
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1965, la masse monétaire avait augmenté au taux annuel de 2,5 %. Depuis 1965, ce taux était passé, en moyenne, à près de 6 %.
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Les prix avaient très fortement augmenté depuis le milieu des années 60. De 1960 à 1964, l'inflation a été en moyenne de 1,2 % l'an. Puis, de 1965 à 1968, le taux d'inflation a doublé, passant à 2,5 % l'an. Pendant les trois années suivantes, il a encore doublé, jusqu'à dépasser 5 % l'an. Le contrôle des salaires et des prix, qui était une mesure d'inspiration politique, a arrêté artificiellement l'inflation pendant les deux années suivantes. Mais lorsque le contrôle a cessé, en 1973-1974, l'inflation a fortement augmenté et dépassé 12 %, le chiffre le plus élevé connu en période de paix aux Etats-Unis. Pénurie de logements
La très forte progression des prix avait porté un coup presque fatal au marché de l'immobilier. Le prix moyen d'une maison neuve approchait les 45 000 dollars, c'est-à-dire presque le double des prix pratiqués en 1970. En six ans, le prix d'une maison neuve avait augmenté presque deux fois plus vite que le niveau moyen des prix à la consommation, et il ne cessait d'augmenter. Si cette tendance se poursuivait; une maison neuve type coûterait 78 000 dollars en 1980.
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La construction d'immeubles de rapport avait été frappée encore plus durement. L'inflation avait fortement accru le risque présenté par l'investissement à long terme. Les profits avaient été sérieusement réduits par les taux d'intérêt élevés pratiqués sur les prêts à la construction et sur les prêts hypothécaires. Le prix des loyers n'avait que faiblement augmenté par rapport à la forte progression des coûts. Depuis 1973, les loyers avaient augmenté de 15 %, alors que les frais de gestion s'étaient accrus de 25 %.
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L'explosion des prix, associée au contrôle des loyers pratiqué dans 200 communautés représentant 15 % de notre population urbaine, avait provoqué beaucoup de faillites chez les propriétaires. Il y eut des abandons massifs d'immeubles par des propriétaires qui n'étaient plus en mesure d'en assurer l'entretien ou de payer
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les impôts fonciers. La conséquence fut la création de vastes « cimetières » de logements dans les grandes villes. Bénéfices Depuis le milieu des années 60, sous 1'effet de 1'augmentation des impôts, de 1'inflation, des programmes de redistribution des richesses et de la prolifération des réglementations, les bénéfices nets avaient baissé de façon spectaculaire dans tous les secteurs industriels et commerciaux, et selon tous les critères utilisés par les économistes. En 10 ans, les bénéfices réels faits sur chaque dollar de chiffre d'affaires avaient baissé de 50 %, passant de 10 cents à moins de 5 *. Les bénéfices non distribués (c'est-à-dire les bénéfices qui restent après paiement de l'impôt sur les sociétés et distribution des dividendes) avaient baissé davantage: de 85 %, de 1965 à 1973.
* * * En 1974, les bénéfices non distribués avaient un solde négatif de 16 milliards de dollars, taux record qui amenait les entreprises à puiser dans leurs réserves. Investissements Les pouvoirs publics s'appropriaient des fonds dont le secteur privé avait besoin. Environ 70 % des capitaux à long terme disponibles sur les marchés financiers privés étaient empruntés par le seul gouvernement fédéral, et 80 % par les pouvoirs publics à tous les niveaux
* * * Les investissements avaient baissé bien au-dessous du seuil nécessaire, étant donné le retard pris en ce qui concerne les capacités de production et l'innovation technologique. Depuis 1960 et jusqu'au début des années 70, la moyenne des investissements privés aux Etats-Unis s'élevait à moins de 18 % de notre PNB par an. Par comparaison, la moyenne des investissements était, en pourcentage annuel du PNB, de 35 % au Japon, 26 % en Allemagne fédérale et 25 % en France. Les investissements aux EtatsUnis étaient les plus faibles parmi les pays industrialisés, y compris le Royaume-Uni. * Paradoxalement, selon les sondages, l'Américain moyen croyait que les bénéfices s'élevaient à 35 cents par dollar.
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Productivité
L'accroissement de la productivité, qui est fortement influencée par les investissements sous forme d'unités de production nouvelles, d'outillage et de technologie, baissait rapidement. De 1948 à 1954, le rendement horaire par ouvrier avait augmenté de 4 % l'an. De 1956 à 1974, l'augmentation tomba à 2,1 %. De 1~70 à 1974, elle ne fut que de 1,6 %. Depuis 1960, les Etats-Unis sont à la dernière place parmi les huit plus grandes nations industrialisées pour ce qui est de la productivité. Chômage
En 1974-1975, toutes ces tendances désastreuses se sont conjuguées, et la situation s'est aggravée à cause de plusieurs facteurs ponctuels, comme le quadruplement du prix du pétrole par les pays de l'OPEP. Il en est résulté la pire inflation et la plus grave récession de l'histoire des Etats-Unis, exception faite de la Grande Dépression de 1929. La production a très fortement baissé dans de nombreuses industries. Des millions de personnes ont perdu leur emploi et le taux de chômage a atteint 9 %. Tels sont les « symptômes » que j'observais en tant que secrétaire au Trésor. J'en ai omis des centaines d'autres, de nature plus technique, mais l'el!semble constitue un diagnostic inquiétant. Au niveau visible (le résultat d'années de manipulations toujours plus incohérentes de l'économie par les pouvoirs publics),le diagnostic était : inflation, récession et chômage. Ce diagnostic était facilement établi et communiqué au public, parce que chacun pouvait voir les prix des marchandises augmenter et les files d'attente s'allonger aux bureaux de chômage. Les caméras de télévision pouvaient filmer ces symptômes tangibles et ces personnes démoralisées. Les débats politiques et leur couverture par la presse se centraient presque exclusivement sur ce que pouvait voir l'Américain moyen. Au niveau invisible, c'est-à-dire celui des causes à long terme, le diagnostic était plus étendu et encore plus inquiétant, mais il était rare qu'on en parlât. On pourrait en résumer les éléments comme suit : (1) un système fiscal qui dépouillait les citoyens d'une partie toujours croissante de leurs salaires et de leurs bénéfices ; (2) des pratiques budgétaires trompeuses qui empêchaient les citoyens de saisir pleinement toute l'étendue des déficits fédéraux ; (3) une dette publique sans cesse croissante qui engloutissait les fonds nécessaires aux investissements productifs ; (4) la planche à billets fédérale qui injectait dans notre économie des dollars 4
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ayant de moins en moins de valeur, ce qui alimentait l'inflation et encourageait les espoirs inflationnistes; (5) un système de « transferts sociaux» en dérive qui redistribuait de façon autoritaire la richesse des citoyens productifs vers les citoyens improductifs ; (6) des réglementations toujours plus nombreuses, qui menaçaient d'asphyxie nos institutions productives; (7) une diminution durable des bénéfices; et (8) des investissements insuffisants et l'effondrement de la productivité, devenue inférieure à celle d'un RoyaumeUni appauvri. Cet ensemble de symptômes invisibles à long terme se résumait à ceci : une dynamique avait été créée par les pouvoirs publics, qui opérait contre les citoyens productifs, contre la productivité et contre le système de production. A toutes fins utiles, un mécanisme bloquant toute croissance avait été intégré au système économique par l'Etat lui-même. Ce n'était pas un problème mineur. Aucune économie ne peut survivre à une guerre structurelle menée contre elle par l'Etat. Cette structure était d'autant plus effrayante qu'elle ressemblait, dans son principe sinon dans ses détails, à la structure économique du Royaume-Uni. Elle comportait la promesse insensée faite aux électeurs de toujours donner quelque chose contre rien. Puisque cela est impossible, puisque la richesse doit être produite et ne relève pas d'un tour de passe-passe, la promesse prenait la seule forme qu'elle pouvait prendre en pratique: le pillage des citoyens productifs au nom des citoyens improductifs dans le présent, et en hypothéquant le futur. C'était précisément la structure de type cannibale que les Britanniques avaient mis en place après la Seconde Guerre mondiale et tolérée aveuglément jusqu'au jour où même le Times réussit à comprendre que, si cela se poursuivait, l'économie du pays était menacée de disparition. Qu'est-ce qui avait conduit les Etats-Unis dans une telle impasse? Il y a bien des façons de l'expliquer, mais la plus simple, et de loin, consiste à donner au lecteur deux sortes d'explications: l'une, essentiellement économique ; l'autre, essentiellement philosophique et politique. J'expliquerai d'abord la crise visible, puis la crise invisible. Les symptômes et les tendances que j'ai exposés dans ce chapitre ont culminé en une crise inflationniste et en une récession. On les comprendra mieux en les analysant dans le contexte des quatre grandes politiques gouvernementales qui en sont à l'origine : déficits budgétaires, augmentation de la masse monétaire, politique de réglementation, et contrôle des prix et des salaires. Je les examinerai brièvement l'une après l'autre.
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Déficits budgétaires
Comme les autres processus de ce type, le processus inflationniste a son origine dans les nombreux stimulants de la politique budgétaire de l'Etat. Pendant des années, les responsables politiques américains avaient accédé au pouvoir en promettant de résoudre par des dépenses tous les problèmes, intérieurs ou extérieurs, réels ou imaginaires, dont l'existence· était proclamée par des groupes suffisamment bruyants ou influents. En dépit des interprétations historiques partisanes, dés démocrates comme des républicains étaient à l'origine de cette maladie. Au moment où la Grande Société de Lyndon Johnson était en plein développement, les dépenses fédérales, pour l'exercice budgétaire 1966, avaient atteint 135 milliards de dollars. Huit ans après, sous Nixon, les dépenses avaient doublé, passant à 269 milliards de dollars. Même après la fin de la guerre du Vietnam, pendant les deux exercices budgétaires 1974-1976, les dépenses fédérales ont encore augmenté de 35 %, passant à 366 milliards de dollars. Pendant l'exercice budgétaire 1977, elles ont de nouveau fortement augmenté ; le président Ford présenta un budget de 396 milliards de dollars et le Congrès vota une résolution préconisant 413 milliards de dollars de dépenses. Cette vertigineuse accélération des dépenses était due, en partie, à la récession elle-même, qui avait déclenché le mécanisme des « stabilisateurs automatiques », tels que les indemnités de chômage. Mais la très forte augmentation des dépenses relevait, pour l'essentiel, tout simplement des programmes permanents de transferts sociaux qui étaient déjà en place et étaient devenus « incontrôlables ». Pourquoi l'étaient-ils? Pour une part, parce que nombre de ces programmes sociaux sont conçus de façon telle que les dépenses encourues ne sont pas soumises à plafond : elles dépendent des conditions des règlements et des taux établis. Divers programmes de maintien des revenus ont été libéralisés, de sorte qu'ils augmentent automatiquement avec l'inflation. D'autres dépenses relèvent de lois spécifiques et d'accords contractuels. Aujourd'hui, on considère qu'en raison de ces obligations sans cesse croissantes, environ 75 % du budget fédéral est « incontrôlable ». En théorie, il ne saurait y avoir d'engagements budgétaires « incontrôlables» puisque le Congrès tient les cordons de la bourse, et qu'il a le pouvoir de déterminer ce que la nation dépensera chaque année. Mais, dans la réalité politique, des candidats à réélection au Congrès ne choisissent pas de mettre un terme aux programmes existants ou de les réduire. Ce qui caractérise leur comportement, c'est de faire des promesses en échange de voix,
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et d'accumuler de nouveaux programmes sur les anciens. Ce qui est vraiment « incontrôlable », ce sont les promesses des politiciens, qui perçoivent les voix comme un absolu et le budget comme quelque chose d'infiniment élastique. Ces promesses politiques et ces programmes gouvernementaux « incontrôlables » doivent être financés ; ils le sont par d'importants emprunts souscrits par les citoyens eux-mêmes. Depuis 1929, les déficits budgétaires sont devenus un trait essentiel de notre vie économique. Il y a eu déficit pendant 39 des 47 dernières années; et, depuis 1959, ils sont devenus énormes et pratiquement permanents. Pendant la seule décennie 1968-1977, les déficits fédéraux cumulés ont dépassé 265 milliards de dollars. De tels déficits fédéraux ont nui à la bonne répartition des ressources et à la stabilité des marchés financiers et, puisque le gouvernement fédéral empruntait sur le marché des capitaux, ils ont freiné la formation du capital. Etant donné que l'investissement est nécessaire à la croissance de la production et à la création d'emplois, les déficits « incontrôlables» ont constitué une attaque directe contre le système de production et ont été une cause directe de chômage. Ce qui complique davantage la situation, c'est que le budget fédéral lui-même a été présenté par des économistes du gouvernement comme un « outil de stabilisation économique ». Des théoriciens de la politique budgétaire ont soutenu que la croissance des dépenses fédérales et les déficits qui en résultent constituaient un acte positif, qu'ils étaient réellement nécessaires pour relayer la demande privée pendant des périodes de ralentissement de l'activité économique. Ainsi, à chaque fois que notre économie connaissait une baisse d'activité, la solution proposée était toujours le déficit budgétaire. Malheureusement, les déficits ne disparaissaient jamais. Le budget était toujours déficitaire, pendant les périodes de relance comme pendant les périodes de ralentissement de l'activité économique. L'emploi du déficit budgétaire comme instrument de prétendue « stabilisation » économique a eu deux conséquences désastreuses : les dépenses publiques ont toujours eu tendance à croître de façon inflationniste, draînant davantage de capitaux des marchés financiers. En outre, les déficits budgétaires ont engendré une forme pathologique de « comptabilité ». Les politiciens ont découvert qu'ils pouvaient lancer des programmes fédéraux et obtenir l'appui enthousiaste d'électeurs reconnaissants sans prendre un sou au Trésor. Lorsqu'une dette arrivait à échéance, le 'gouvernement n'avait plus qu'à placer de nouveaux titres à la: place des anciens. Les emprunts de l'Etat devenant astronomiques, on vit apparaître peu à peu une nouvelle « convention» comptable ; le même phéno-
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mène se produisit aux niveaux des Etats et des collectivités locales. Cela consistait tout simplement à dissimuler le montant réel de la dette. Ainsi, en plus de la dette comptabilisée, d'autres dettes énormes se sont développées qui n'étaient pas comptabilisées dans les articles du budget officiel : des programmes de soutien des prix et divers programmes d'assistance publique et d'aide sociale à toutes les classes de la société. Ces engagements de l'Etat, et bien d'autres aussi, apparaissaient le cas échéant dans le budget sous forme de notes de bas de page; ils étaient présentés, à l'occasion, comme des articles hors-budget et les citoyens n'en étaient pas conscients. Cette ignorance est l'œuvre de politiciens qui ont choisi, souvent consciemment, de dissimuler ces informations au public. En 1976, lors d'une audition devant le Bouse Appropriations Committee (Commission de la Chambre des représentants pour les crédits budgétaires), j'ai condamné la pratique consistant à décrire les crédits autorisés par la loi pour les futurs programmes, comme des « engagements futurs ». J'ai déclaré qu'il s'agissait d'une formulation trompeuse: ce sont des engagements dans le présent, payables dans l'avenir, et le budget devrait rendre ce fait évident en utilisant la méthode comptable cumulative. Des bureaucrates de l'Office of Management and Budget, ayant lu mon exposé avant que je ne sois entendu par la Commission, s'en émurent vivement et me mirent en garde: « Enlevez cette partie-là! » Je n'ai pas tenu compte de leur avis et j'ai formulé la critique. Le Congrès savait ce qu'il faisait. Il n'y avait qu'une seule dupe possible : le peuple américain. Nous avons continué à accumuler dettes comptabilisées et non comptabilisées à un rythme bien supérieur à nos possibilités de paiement. A elle seule, la dette visible ou reconnue a augmenté au taux annuel de 14 % pendant les dix dernières années, alors que la croissance du PNB a été très nettement inférieure. Il est évident que ce système ne peut durer indéfiniment. Politique monétaire Pendant ce temps, notre politique budgétaire perturbait notre politique monétaire dans le cadre du Federal Reserve System. En vérité, des « monétaristes» tels que Milton Friedman soutiendraient que c'était notre politique monétaire qui avait permis aux politiciens de s'en tirer avec une politique budgétaire irresponsable. Quel que soit le système de relations causales choisi, il est certain que le gouvernement émettait de la monnaie à tour de bras pour financer ses dépenses. Le taux de croissance de la masse monétaire avait dangereusement augmenté. De 1956 à 1965, elle avait
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connu un accroissement annuel de 2,3 %,mais entre 1966 et 1975, période où le gouvernement s'engageait dans des dépenses incontrôlées et accumulait des déficits de plus en plus énormes, le taux de croissance moyen annuel passa à 5,8 %. En 1976, on prévoyait une augmentation de la masse monétaire se situant entre 4,5 et 7 %. Cette augmentation excessive de la masse monétaire aggravait encore l'inflation, le paiement en dollars étant très supérieur à une production presque inchangée. En outre, l'augmentation excessive de la masse monétaire ainsi que les déficits budgétaires avaient un effet direct sur les attitudes et le comportement des citoyens dans le domaine économique. Vivre au-dessus de ses moyens devenait l'objet d'une approbation publique. En injectant de la monnaie dans notre économie, notre gouvernement cherchait à maintenir artificiellement bas les taux d'intérêt. En fait, le gouvernement lui-même entra dans le jeu des prêts avec ceux accordés aux anciens combattants, à l'éducation, au logement et aux entreprises. Dans toutes les catégories sociales, les citoyens empruntaient, imitant en cela le gouvernement. Encouragé par la politique des pouvoirs publics, le système bancaire fut en proie à la même fièvre en matière de prêts, aussi bien aux Etats-Unis qu'à l'étranger. Le banquier au cœur dur, qui d'habitude exigeait trop de garanties, devenait subitement « notre ami·» ; il nous souriait sur l'écran de télévision, nous invitant à l'appeler par son prénom. Un emprunt à· un taux intéressant est si vite accordé, n'est~e pas? Les chiffres de la dette des particuliers sont éloquents. En 1945, les dettes des familles n'appartenant pas au secteur agricole s'élevaient à 5,7 milliards de dollars, essentiellement pour les ventes à tempérament. En 1974, ces dettes avaient atteint 190,1 milliards de dollars, ce qui équivaut à une augmentation de 3 235 %. L'équilibre financier des sociétés s'est lui aussi détérioré: nombre d'hommes d'affaires et de fmanciers en sont arrivés à croire ce que les politiciens leur racontaient : que le cycle des affaires appartenait au passé, que les pouvoirs publics étaient maintenant en mesure d'entretenir indéfiniment l'expansion économique. Les règles et procédures de gestion responsable qui avaient été élaborées pendant des années de dure expérience furent condamnées comme dépassées, et abandonnées ou oubliées. Des hommes d'affaires plus jeunes, victimes, eux aussi, de la fièvre de la spéculation, ne les ont jamais apprises. Les statistiques nous décriront cette triste histoire. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les liquidités des sociétés (c'est-à-dire indiquant le montant de l'argent liquide ou paraliquide et des avoirs facilement réalisables) représentaient un peu moins de la moitié du passif de ces sociétés ; en 1960, presque 30 % ; et à la fin de 1970, environ 19 %. Bref, le gouvernement
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fédéral n'était pas le seul à se livrer à une débauche de .dépenses de caractère inflationniste ; le phénomène atteignait le peuple américain dans son ensemble. Réglementations
Au même moment, les réglementations fédérales proliféraient dans l'industrie et, là aussi, avaient en même temps un effet inflationniste et des conséquences néfastes sur la productivité. Comme je l'ai indiqué précédemment et comme cela apparaîtra plus loin en détail, des centâines de politiques furent adoptées qui eurent pour effet de diminuer la valeur et l'efficacité de notre système économique. Il en est résulté une masse de restrictions de nature réglementaire et administrative imposées à notre production industrielle et agricole, et un appui aux industries inefficientes. Là où de nouvelles industries dynamiques auraient pu apparaître dans un marché de libre concurrence, la réglementation conservàit en fait des systèmes de production archaïques et non compétitifs. Cela se traduisit, à son tour, par un extraordinaire gaspillage de ressources et par un fléchissement de la production de biens et de services, engendrant ainsi de nouvelles pressions inflationnistes. Contrôle des prix et des salaires En 1971 et 1972, le gouvernement tenta de contenir l'inflation que sa propre politique avait provoquée, ce qui produisit une nouvelle explosion inflationniste. Il y eut, sous l'administration Nixon, trois années de contrôle des prix et des salaires. Sur le plan politique, les contrôles présentent un certain attrait et permettent au gouvernement d'être considéré comme combattant l'inflation. En réalité, ils provoquaient des distorsions dans l'économie, en paralysant l'ajustement des salaires et des prix nécessaire à la répartition des ressources, faussaient les rapports de concurrence, détournaient les investissements, provoquaient la pénurie et suscitaient une motivation artificielle à l'exportation. La Seconde Guerre mondiale, la guerre de Corée et cette dernière tentative de contrôle des prix en temps de paix révèlent que l'intervention fédérale contient, sans la stopper, la pression sous-jacente des salaires et des prix. Dès que les contrôles sont éliminés, les déformations accumulées pendant la période de contrôle éclatent au grand jour et il s'ensuit une nouvelle poussée inflationniste. Ces quatre politiques gouvernementales ont inexorablement amené l'inflation. A cela se sont associés divers facteurs inhabituels qui ont atteint l'économie américaine. En 1972, puis de nouveau en 1974, de nombreux pays ont subi une sévère sécheresse. L'anor-
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male vulnérabilité du monde à la sécheresse était la conséquence directe du déclin de la production alimentaire provoquée par la planification centralisée ou la collectivisation de l'agriculture en URSS, aux Indes, en Argentine et en Chine, p~ys qui avaient p~ antérieurement subvenir à leurs propres besoins et, en ce qUi concerne 1'URSS et l'Argentine, exporter vers d'autres pays. Un incident naturel avait de très graves conséquences économiques, puisque ces immenses pays dépendaient dé sonnais du blé américain et canadien. Il faut ajouter à tout cela un « boom» simultané dans les pays occidentaux industrialisés qui provoqua la hausse des prix des matières premières sur les marchés internationaux, deux dévaluations du dollar, et une accélération en spirale de l'inflation. Les actions de certains gouvernements étrangers ont aussi été à l'origine de tendances inflationnistes : le cartel pétrolier des pays arabes a quadruplé le prix du pétrole brut. Cela a évidemment provoqué une augmentation du prix de 1'essence et du mazout à usage domestique. Les graves conséquences inflationnistes sur les coûts des produits chimiques, des plastiques, des transports et des caoutchoucs synthétiques furent moins visibles. Après une telle conjonction de tendances inflationnistes, les conséquences étaient inévitables : une grave récession et une augmentation du chômage. Ceci est une explication purement économique de la crise. Que son origine soit due à des politiques erronées menées pendant ces 20 dernières années ou à des facteurs ponctuels, chaque élément de la crise, à 1'exception d'un seul, fut provoqué par l'intervention des pouvoirs publics, aux Etats-Unis ou à l'étranger. Le seul facteur de la crise dont la responsabilité n'incombe pas aux politiciens fut le temps. Le Congrès, en particulier la majorité démocrate, n'a jamais voulu comprendre la responsabilité des pouvoirs publics dans l'inflation, et par-dessus tout la politique des déficits budgétaires, parce que comprendre cela leur aurait imposé d'accepter une discipline et de restreindre leurs interventions dans le domaine économique. Ils perçoivent cela, hélas, comme une menace à leur aspiration « libérale» à aider les pauvres. Bien entendu, l'incroyable ironie de l'affaire est que l'inflation frappe surtout les pauvres, parce qu'elle signifie que leurs maigres ressources leur pennettent d'acheter de moins en moins de choses. Pendant les discussions sur le budget qui eurent lieu sous 1'administration Ford, plusieurs d'entre nous se sont rendus au Congrès pour dénoncer cette effarante myopie. Nous avons essayé de montrer aux élus du Congrès les implications de leur indifférence envers l'inflation. Ils nous ont écouté attentivement et avec courtoisie, mais ils n'avaient nulle-
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ment l'intention d'approuver le plafonnement des dépenses budgétaires que nous leur proposions. Ils ne le ftrent pas, et c'est pourquoi la Maison-Blanche multiplia les vetos. Il n'y avait aucun moyen de dialoguer avec eux. La langue anglaise était sans effet face à cet engagement quasi religieux pour la dépense. Je ne veux nullement suggérer ici que les opinions sur ce problème étaient partagées de façon partisane. Ce n'étaIt absolument pas le cas et rien ne l'illustre plus clairement que la ridicule croisade lancée par la Maison-Blanche, badges à l'appui, sur le slogan « Vaincre l'inflation aujourd'hui ». Elle avait été conçue par un ex-journaliste, Bob Hartman, qui était l'un des collaborateurs du président Ford, et qui soutenait que des badges et un bon slogan publicitaires pouvaient « vaincre» l'inflation. A chaque fois qu'il était question de cette croisade, les membres de l'Economic Policy Board que nous étions étaient fort embarrassés. J'ai conservé chez moi une boîte de ces vieux badges et les regarde chaque fois que j'ai des illusions partisanes. Néanmoins, il faut savoir que les conseillers de M. Ford comprenaient le problème, et qu'à quelques exceptions près; il suivait leur avis. 11 lutta contre le Congrès comme on aurait dû le faire. En tant que principal porte-parole de l'administration Nixon pour les questions économiques, j'étais le plus en vue et celui qui se faisait le plus entendre parmi ceux qui combattaient l'inflation et sa cause essentielle : les déftcits budgétaires. Je luttais en réalité pour des électeurs qui n'étaient pratiquement pas représentés dans notre gouvernement prétendu représentatif : les millions d' Américains qui n'avaient peut-être pas compris toute la complexité de nos problèmes économiques mais qui savaient parfaitement bien qu'ils étaient trop lourdement imposés, que l'Etat devenait sans cesse plus autoritaire et que leur voix n'était pratiquement pas entendue à Washington. J'avais réellement lutté pour ces électeurs dès l'instant où j'avais prêté serment en qualité de secrétaire au Trésor du président Nixon, et j'ai parlé au nom des contribuables américains devant tous les auditoires possibles, dans les mairies comme à la Maison-Blanche elle-même. Une bonne partie de l'histoire de mon ministère a consisté en ce combat continuel contr;; les politiques économiques que je viens d'analyser. Il me paraît opportun de résumer brièvement cette bataille, parce qu'elle éclaire non seulement le rôle que j'ai joué en luttant pour faire renaître l'économie américaine, mais aussi la nature des forces politiques mobilisées contre une telle renaissance. Elles étaient fortement représentées dans le parti républicain lui-même et expliquent les rapports difficiles que j'ai eus avec certains membres de mon propre parti.
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En 1974, j'ai instamment prié le président Nixon de lancer une campagne systématique contre l'hypertrophie du budget. Je l'ai pressé de réduire les impôts de 20 milliards de dollars, tout en réduisant les dépenses fédérales d'autant. Les parties du budget où il fallait pratiquer des coupes sombres étaient faciles à trouver.' Je visais les dépenses qui étaient apparues comme la source des gaspillages les plus évidents. « Aujourd'hui, lui dis-je, nous subventionnons beaucoup trop l'enseignement supérieur. Les programmes de l'emploi se sont signalés bien plus par leurs scandales et par leurs échecs que par leur succès économique. Les programmes de logement constituent un gaspillage notoire.» J'avais nommé un groupe de vaches sacrées des libéraux et la réaction fut rapide. Roy Ash, président de l'Office of Management and Budget, soutint vigoureusement qu'aucune réduction importante ne pouvait être pratiquée dans le budget. Des collaborateurs de la MaisonBlanche, qui ne comprenaient pas grand-chose aux questions économiques et qui s'en souciaient moins encore, se précipitèrent chez les chefs de partis, soutenant frénétiquement que mon programme équivalait à un suicide politique. Une version déformée de mon plan fut communiquée au journaliste Joseph Kraft, qui proclama qu'il était « moralement, administrativement et politiquement désastreux ». Le Président se retira dans sa propriété de San Clemente pour choisir entre Ash et moi sur la question des économies budgétaires. Mais la décision ne fut jamais prise. L'affaire du Watergate s'aggravait et la seule préoccupation était de repousser 1'« impeachment ». Après la démission du président Nixon, j'ai continué à plaider vigoureusement mon dossier en conseil des ministres. Les élections au Congrès approchaient et comme la campagne prenait de l'ampleur, nombre d'hommes politiques républicains pressaient le président Ford de lutter contre la récession par des moyens typiquement libéraux : augmentation de la masse monétaire et réduction d'impôts, accompagnées d'une augmentation des dépenses fédérales pour créer des emplois à l'intention d'un nombre symbolique de chômeurs. Il s'agissait, bien entendu, d'une formule propre à aggraver l'inflation, et, finalement, le chômage. Alors que le débat faisait rage au sein de l'administration, j'ai supplié le président Ford de ne pas adopter cette formule désastreuse. Alan Greenspan, président du Council of Economie Advisers, James Lynn, président de l'Office of Management and Budget, et Arthur Burns en firent autant. Je dis au président Ford : « N'essayez pas de guérir l'économie en utilisant les formules qui l'ont ruinée. Si, en firi de 'compte, nous ne pouvons maîtriser l'inflation, c'en sera fini de l'économie et toute discussion sera 'alors sans o~jet.» Il faut porter au crédit du Président qu'il se
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rangea à l'avis de ses conseillers et qu'il rejeta les compromis politiques pré-électoraux. Mais aucune solution rapide ne pouvait être trouvée à une crise économique qui était en gestation depuis des dizaines d'années. Lorsque les résultats de l'élection furent connus, il apparut que les républicains avaient subi de lourdes pertes: 43 sièges à la Chambre des représentants, trois au Sénat et quatre postes de gouverneur. Comme j'avais été le plus ardent des défenseurs de la politique de Ford, je devins la cible de ces républicains qui croyaient réellement que si le président Ford avait prétendu, au dernier moment, s'être converti aux idées économiques des libéraux, le parti aurait pu éviter de telles pertes. Une campagne républicaine s'engagea pour m'écarter du gouvernement. Je l'avais en fait prévue. J'avais dit au journaliste Tom Braden avant les élections: « Si j'étais le Président, je me débarrasserais de Bill Simon vers le mois de mai parce qu'alors, ça ira si mal pour lui que Gerald Ford y gagnera à le laisser partir. » J'avais dit à ma femme Carol, au lendemain d'une discussion particulièrement orageuse avec les « pragmatiques» de la MaisonBlanche : « S'ils doivent m'avoir, ils m'auront, mais du moins je saurai que j'avais raison. » Il était inévitable que je m'oppose à une certaine catégorie de républicains. La vérité brutale est que je me préoccupais beaucoup moins de sauver quelques sièges au Congrès pour le parti républicain que de la santé économique de la nation. Ma position intransigeante aboutit à une « crise » dans le parti lorsque, après les élections, j'ai persisté avec la même ardeur à dénoncer publiquement les dépenses incontrôlées et dit en public que le déficit de 51,9 milliards de dollars proposé dans le nouveau budget de Ford était «effrayant ». Tremblants d'indignation, une indignation fondée sur tout sauf sur le souci des principes, certains collaborateurs du Président à la MaisonBlanche, surtout son chef de cabinet, Donald Rumsfeld, prétendirent que je « trahissais» le Président. La nouvelle que ma démission avait été acceptée et que je partirais « avant la fin 1974 ou juste après» fut communiquée à l'influent journal Commercial and Financial Chronicle. Quand ils virent que cela n'avait aucun effet sur moi, les auteurs de la « fuite » utilisèrent Helen Thomas, de l'agence UPI, pour annoncer que ma démission était imminente et le journaliste Joseph Kraft apprit avec joie à ses lecteurs la « bonne nouvelle économique », à savoir que « le départ de Simon est acquis ». A la fin, le président Ford, qui manifestait une grande et admirable tolérance envers la diversité des opinions dans son administration, vit que la discorde était excessive à la Maison-Blanche et
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décida d'y mettre un terme. En fait, il ne se sentait pas « trahi» parce que j'avais dit que le déficit était « effrayant » : il savait bien que c'était vrai et annonça carrément : « Bill Simon est mon secrétaire au Trésor et il le restera.» Même alors, la campagne anti-Simon continua, avec l'aide de journalistes libéraux trop contents de coopérer avec des républicains pour débarrasser le pays d'un secrétaire au Trésor qui luttait contre les déficits budgétaires. Newsweek rapporta des propos émanant de l'administration selon lesquels je serais congédié après un délai de rigueur et qu'on me cherchait déjà un successeur. Le Washington Post rapporta une nouvelle fois que j'étais sur le point de démissionner. Le magazine New York écrivit: « On dit qu'en dépit de la réelle admiration que lui porte le Président, Simon quittera ses fonctions cet hiver ou au printemps. » Mais l'hiver vint, le printemps aussi, et j'étais toujours en fonction, toujours en lutte contre les tendances économiques qui, faute d'être arrêtées, détruiraient inexorablement le pays. Mon combat ne se limitait pas aux milieux officiels. J'étais également décidé à attirer l'attention du public sur le danger qu'il y avait à poursuivre les politiques économiques suicidaires menées dans le passé. J'acceptai toutes les interviews que je pouvais : de Press d'Asbury Park à Iron Age, en passant par Play Boy et l'émission télévisée Today. Je parcourus des dizaines de milliers de kilomètres, prenant la parole de Miami à Portland, expliquant le danger et répétant inlassablement: « Il a fallu 171 ans pour que le budget fédéral s'élève à 100 milliards de dollars. C'était en 1960. En neuf ans, il avait atteint 200 milliards de dollars; et 4 ans plus tard, plus de 300 milliards de dollars. Si la tendance nouvelle se poursuit, il atteindra dans deux ans 400 milliards de dollars. L'existence même de notre économie libre dépend de la maîtrise des dépenses publiques. » Je fis de mon mieux pour expliquer au public les symptômes les plus urgents du désastre économique que je viens d'analyser dans ce chapitre. Sans cesse, j'ai expliqué d'auditoire en auditoire la politique fondamentale des pouvoirs publics qui avait mené notre pays à la crise de l'inflation, de la récession et du chômage dont nous sommes encore prisonniers. A première vue, je me comportais en Don Quichotte. Une majorité démocrate dominait le Congrès et n'avait aucun intérêt à partager ces idées. De fait, pendant que je voyageais à travers le pays en parlant à chaque tribune que je trouvais, les démocrates élus à l'automne de 1974 s'empressaient d'adopter leur remède historique miracle : dépenser de l'argent qui n'existait pas pour « stimuler» l'économie. Le budget du président Ford prévoyait un déficit budgétaire de « seulement » 51,9 milliards de dollars.
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C'est alors que George Mahon, président du House Appropriations Committee, suggéra que les nouveaux et gigantesques programmes examinés par le Congrès pourraient bien porter le déficit à 150 milliards de dollars, pour un an. J'adressai à qui voulait m'écouter la mise en garde suivante : « La survie du pays est en jeu », et je l'entendais au sens littéral du terme. A de nombreux hommes politiques de Washington, je donnais l'impression de prêcher dans le désert. De charitables républicains ne cessaient de me prodiguer des conseils: je criais d'une voix trop stridente, et on m'invitait sans cesse à « ne pas rechercher l'effet ». Mais je ne cherchais pas l'effet et je ne baissai pas le ton. Je savais une chose qu'ignoraient ces conseillers, à savoir que les électeurs que j'avais choisis m'entendaient. Je le savais, parce que des centaines de fois, de parfaits inconnus m'agrippaient, me pressaient dans les aéroports et au coin des rues pour me remercier avec effusion et me dire « Continuez le combat.» Mon « électorat» répondait à travers le pays et je savais que le jour viendrait où le Congrès lui-même s'en apercevrait. Ce jour vint. Le courrier qui parvenait à Capitol Hill commençait à refléter mon message. Lorsque les membres du Congrès rentrèrent chez eux pendant les vacances parlementaires du printemps 1975, ils s'aperçurent que cet «électorat» les attendait. Beaucoup d'entre eux revinrent à Washington avec l'inspiration subite de mettre un terme aux déficits budgétaires. Un juriste de l'Illinois, démocrate libéral, déclara à la presse: « Bon nombre d'entre nous ont découvert que Bill Simon a des tas de partisans dans le pays. » De fait, « des tas de gens » appuyaient l'idée de bon sens qui n'existait surtout pas à Washington, à savoir que les déficits budgétaires continuels détruiraient le pays. J'éprouvais la satisfaction d'avoir réussi, dans une certaine mesure, à défendre mes idées auprès du public et de voir que le président Ford avait la possibilité de s'appuyer sur un public sensibilisé pour opposer son veto à 45 projets de loi prévoyant des dépenses, tout en soutenant 38 d'entre eux. J'ajouterai que ce fut la réalisation politique la plus significative du président Ford, bien qu'elle soit rarement définie comme telle. Il est habituellement loué pour avoir rétabli l'unité de l'Amérique après Watergate et pour ses qualités d'honnêteté et de sérieux, et il mérite certainement ces éloges. Mais, pour moi, sa contribution la plus importante au bient-être du pays réside dans ces très nombreux vetos. Malgré tout, le déficit budgétaire s'éleva à 66 milliards de dollars, le plus élevé jamais enregistré en période de paix. J'ai rapporté dans le détail mes querelles personnelles au sein de la hiérarchie républicaine parce qu'elles illustrent un aspect tragique de la vie politique du pays : même dans ce parti attaché
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à une politique responsable en matière de fiscalité, un appui unifié ou cohérent fait défaut à des personnalités politiques qui cherchent à mener un combat pour des principes. Soit dit en passant, je dois admettre à contre-cœur que si les libéraux qui ont combattu ma position se sont complètement trompés (un pays ne peut simplement « s'enrichir en dépensant », comme le disait un de mes prédécesseurs au Trésor), ils croyaient du moins combattre pour un principe. En général, les libéraux étaient fermement convaincus que la nation était placée devant un choix: inflation ou chômage. Ils ont fait ce qu'ils pensaient être un choix humanitaire et ne pouvaient comprendre que l'inflation elle-même créait le chômage. Je pouvais respecter un homme qui me combattait pour un principe moral, mais je ne pouvais respecter ceux qui, dans mon propre parti, me combattaient et trahissaient leurs prétendus principes et les électeurs, à seule fin d'apaiser l'opposition libérale. Mais cela dit, je m'empresse d'ajouter que j'ai rarement apprécié les attaques des libéraux. Ma position publique de principal défenseur, dans 1'administration, de la lutte contre l'inflation, fit instantanément de moi, aux yeux des libéraux, le symbole de la méchanceté. Il n'était guère plaisant d'être insulté et taxé d' « ennemi des pauvres », alors que je luttais en réalité pour empêcher l'effondremen t de toute l'économie, situation qui aurait difficilement aidé « les pauvres » ; mais je ne pouvais rien faire pour franchir le mur d'ignorance économique qui entoure tant de libéraux. J'ai pris un certain recul par rapport à ma situation personnelle le jour où F. A. Hayek, après avoir reçu le prix Nobel d'économie, fut interviewé à la télévision et chercha en vain à expliquer à un groupe de journalistes que les déficfts budgétaires et l'inflation étaient les causes du chômage. Cet homme calme et patient s'expliqua clairement à plusieurs reprises. Ses interlocuteurs l'écoutèrent avec courtoisie, mais sans rien y comprendre. Quant à moi, je n'étais ni un sage, ni un Prix Nobel, mais un responsable républicain et un symbole de Wall Street, et les réactions à mon égard étaient dénuées de courtoisie. Je serrais les dents et « j'encaissais ». Je n'avais pas le choix. Je n'étais pas seul à être conscient de mon dilemme. Beaucoup d'hommes informés qui n'appartenaient pas au gouvernement étaient troublés par .les attaques lancées contre moi. Fin 1976, juste avant que je quitte mon poste, le président Carter envisagea de nommer au Trésor Tom Clausen, président de la Bank of America. Ce dernier me dit qu'il avait décliné l'offre: «Je me connais, je prendrais les mêmes positions que vous. Mais je ne pourrais supporter les insultes personnelles dont on vous a accablé pendant quatre ans. » J'ai supporté les insultes non parce que j'étais « sans peur et sans reproche », mais parce que je crai-
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gnais bien davantage les déficits budgétaires et les dégâts qu'ils pouvaient provoquer dans l'économie et dans la société. A force d'insister, j'ai contribué à faire de ces questions des questions d'actualité politique, et elles le sont demeurées. ~ Me voici parvenu au terme de mon explication des dimensions visibles de la crise économique nationale et du rôle que j'ai joué en luttant contre elle. J'aborderai maintenant les dimensions invisibles de cette crise : la dimension philosophique ou idéologique. J'ai dit plus haut que l'une des découvertes les plus horrifiantes que j'ai faites en étudiant les divers symptômes et les différentes tendances de notre économie, était la présence d'une structure dynamique, ressemblant à celle qui domine la vie du Royaume-Uni. Comme je l'ai dit: « Elle comportait la promesse insensée faite aux électeurs de toujours donner quelque chose contre rien. Puisque cela est impossible, puisque la richesse doit être produite et ne relève pas d'un tour de passe-passe, la promesse prenait la seule forme qu'elle pouvait prendre en pratique : le pillage des citoyens productifs au nom des citoyens improductifs dans le présent et en hypothéquant l'avenir. » Les tendances que j'ai décrites constituent une vaste structure politico-économique de type socialiste, sans toutefois inclure la confiscation pure et simple des moyens de production. C'est, plus précisément, un ensemble d'attitudes quasi socialistes qui ont été intégrées dans l'économie américaine, représentant cette recherche d'un « compromis entre le communisme et le capitalisme ». Il est important de connaître la genèse de ces attitudes. Elles eurent pour origine le mouvement fabien dans la GrandeBretagne des années 1880, puis elles furent importées par no'tre parti socialiste dans les années 20,et enfin, elles furent introduites dans la philosophie de Fr.anklin Delano Roosevelt. A ce jour, elles constituent l'essentiel de' l' ~ idéologie » libérale, laquelle s'attache vraiment avec constance à réduire notre richesse et notre liberté, bien que d'une manière générale ses adeptes n'en soient pas conscients. Ils ne le sont pas} parce qu'ils ne savent plus le rapport qui existe entre richesse et liberté. En vérité, il n'est pas exagéré de dire qu'ils ne comprennent plus le concept de liberté. Roosevelt a en fait redéfini ce concept en l'altérant de façon telle que, à l'exception de quelques personnes intransigeantes sur le plan philosophique, les générations qui suivirent ne savaient plus très bien ce qu'il signifiait. La liberté politique n'est rien d'autre que la liberté
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par rapport à l'Etat. Cependant, Roosevelt a inventé un nouveau type de « liberté » : la sécurité économique et la prospérité garanties par l'Etat. Pour lui, donc, être « libre »,c'est avoir de l'argent. Aussj souhaitable que puisse être la sécurité économique - et elle l'est au plus haut point -, ce n'est pas la même chose que la liberté politique. En établissant une équivaience entre les deux, Roosevelt a altéré le concept philosophique de liberté. En faisant de l'argent une « liberté » dans une société où l'Etat avait pris l'engagement de protéger la liberté, il a en fait transformé la « liberté » en exigence financière à l'égard de l'Etat. Roosevelt a, par ce simple changement idéologique, provoqué un net renversement des rapports entre l'individu et l'Etat en Amérique. L'Etat a cessé d'être perçu comme le plus dangereux ennemi de l'homme, devant être entravé par des chaînes constitutionnelles. On proclama dès lors que c'était précisément le contraire, et l'Etat devint pour l'homme le protecteur et le nourricier au cœur tendre. On introduisit l'étatisme et le collectivisme dans ce pays parla porte de derrière, et paradoxalement, l'on affirma ensuite qu'ils étaient les sauveurs de la libre entreprise. Je me souviens d'avoir découvert la désastreuse confusion de notre vocabulaire politique et économique il y a seulement quelques années, après une conférence de presse au cours de laquelle j'avais prévenu un groupe de reporters de Washington que ce pays se dirigeait vers le socialisme, en ajoutant que ce n'était pas une affirmation partisane. Quelques jours plus tard, je lus que T.R.B. m'avait cité dans le New Republic, en déclarant avec condescendance que ma déclaration avait été accueillie par des gloussements. A l'époque, j'ai trouvé cela incompréhensible. Je ne me suis pas rendu compte alors que je voyais le résultat d'un lavage de cerveau, mais c'était exactement cela. Aujourd'hui, nos « penseurs » politiques sont capables d'observer la montée du collectivisme et de l'étatisme, de l'appeler du nom opposé et de glousser lorsqu'on identifie correctement la tendance, parce qu'ils sont le produit final de quarante ans de double langage. Ceux qui furent à l'origine de ce double langage savaient exactement ce qu'ils faisaient. En 1968, Rexford Tugwell, un vétéran du New Deal et ancien conseiller de Roosevelt, a résumé avec une exceptionnelle franchise la façon précise dont le double langage est né. Tugwell manifesta d'abord une parfaite compréhension de la Constitution américaine et des limites apportées au pouvoir de l'Etat: La Constitution était un document négatif, destiné" essentiellement à protéger les citoyens contre l'Etat ( ...). Par-dessus tout, les hommes devaient être libres d'agir comme ils l'entendaient. Puisque l'Etat était susceptible d'intervenir et que la prospérité devait provenir de la libre
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gestion de leurs affaires, il fallait une Constitution pour empêcher une telle intervention ( ...). Les lois assureraient le maintien de l'ordre mais ne concerneraient pas les individus se conduisant de façon raisonnable.
Mais, dit Tugwell, la Constitution américaine ne permettait pas . à l'Etat d'imposer certaines « vertus sociales» et, par-dessus tout, de pourvoir au « bien-être des individus », c'est-à-dire de distribuer des richesses non gagnées. Et il écrivit: Dans la mesure où ces nouvelles vertus sociales se sont développées (dans le New Deal), elles constituaient des interprétations tortueuses d'un document destiné à les empêcher. L'Etat, sans nul doute, acceptait la responsabilité du bien-être des individus et intervenait pour apporter la sécurité. Mais il fallait vraiment admettre que son action était contraire aux règles et conforme à des doctrines qui auraient été rejetées par les auteurs de la Constitution. L'organisation créée pour atteindre ces objectifs était d'une très grande inefficacité parce qu'ils ne correspondaient pas à des intentions reconnues. Une bonne part du retard et de la résistance étaient dus au fait que l'on affirmait de façon répétée que ce qui se faisait correspondait aux objectifs contenus dans la Constitution de 1787, alors que c'était visiblement en contradiction avec eux 1 •
Ce que Tugwell affirme ici, dans la langue la plus simple qui soit, c'est que le seul moyen de faire entrer de force le collectivisme économique de Roosevelt dans notre système politique, c'était de violer la Constitution. C'est pour cette raison que les tenants du New Deal estimaient nécessaire de mentir sur leurs objectifs et de les prétendre conformes à la Constitution. Voilà comment est né le double langage qui trouble encore le cerveau des Américains et leur permet de décrire les atteintes continuelles portées aux droits et à la liberté de l'individu comme un accroissement de la liberté. En raison de l'imposture culturelle complexe qui entoure l'héritage de Roosevelt, seuls d'affreux réactionnaires ont dénoncé sa politique. En fait, les plus sensibles parmi les vrais libéraux craignaient cette politique, épouvantés qu'ils étaient par cette intrusion du pouvoir d'Etat dans la vie des Américains. Dans son ouvrage intitulé The Good Society, et composé entre 1933 et 1937, Walter Lippmann affirmait ceci : Ce que nous enseigne notre époque, c'est avant tout qu'il n'y a pas de limite à la capacité qu'a l'homme de gouverner autrui et que, par consé1. Tugwell, Rexford G., « Rewriting the Constitution », The Center Magazine, revue du tenter for the Study of Democratie Institutions, vol. l, nO 3, mars 1968.
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quent, aucune limitation ne devrait être imposée à l'action des pouvoirs publics. L'ancienne foi, née de siècles de souffrances provoquées par la domination de l 'homme par l'homme, disait que l'exercice du pouvoir illimité par des hommes à l'esprit limité et animés de tendances égoïstes, devient vite dominateur, réactionnaire et corrompu. L'ancienne foi disait que la condition même du progrès était de limiter le pouvoir des gouvernants en fonction de leurs capacités et de leurs vertus. Pour l'instant, cette sagesse éprouvée est submergée par un mouvement· qui se manifeste à l'échelle mondiale et qui s'appuie, en chaque point vital, sur des intérêts acquis et sur l'inspiration des espoirs populaires ( ...).. Le fait que cette génération tout entière agisse en fonction de ces espoirs ne signifié pas que la philosophie libérale soit morte, comme l'affirment les collectivistes et les partisans de l'autoritarisme. Au contraire, il se peut qu'ils aient enseigné une hérésie et condamné cette génération à réagir contre elle. Il se peut donc que les hommes soient contraints de subir une terrible épreuve avant de redécouvrir les vérités essentielles qu'ils ont oubliées.
Les affirmations de Lipmann constituent un amer reproche adressé aux «libéraux» de notre époque, qui ont condamné la nation à cette « hérésie ». Il s'agissait d'une trahison envers le libéralisme. Elle est apparue à l'époque de Staline et Hitler, période pendant laquelle la vague du national-socialisme s'est répandue, par contagion, à travers le monde. Elle était en tous points contraire à l'essence profonde de l'esprit de l'Amérique et de sa Constitution. En adoptant cette « hérésie », la nation la plus magnifiquement libre de l'histoire de l'homme ainsi que la plus productive, a finalement adopté l'idée qu'« il n'y a pas de limite à la capacité qu'a l'homme de gouverner autrui ». Pour comprendre la crise économique qui sévit actuellement dans notre pays, il ne suffit donc pas de ramener le problème à des « politiques gouvernementales » spécifiques, aussi juste que puisse être une telle analyse. Il faut examiner la conception de l'Etat, invisible, qui sous-tend ces politiques. De toutes les rationalisations de l'autoritarisme qui entourent maintenant notre forme de gouvernement, la plus importante est celle-ci : la croyance que l'Etat, sous la direction d'un chef de type rooseveltien, a à la fois l'obligation morale et la compétence pour « diriger» l'économie et garantir la sécurité économique des citoyens. En fait, personne ne peut« diriger» un système économique. Pour simplement traduire notre économie en termes mathématiques, il faudrait, comme Oscar Lange l'a montré en 1936, des milliards sinon des billions d'équations. C'est une tâche impossible. Mais, depuis Roosevelt, les présidents américains ont, en effet, « dirigé» l'économie. Et, depuis 1947, le résultat a été fidèlement
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enregistré dans le rapport économique annuel du Président au Congrès, en application de l' Employement Act de 1946. Puisque cette loi veut que l'Etat garantisse le peuple américain contre le besoin, le Président doit venir chaque année devant le Congrès et affirmer de façon solennelle soit (1) qu'il est sur le point de créer la prospérité et la sécurité pour tous, soit (2) qu'il a déjà créé la prospérité et la sécurité pour tous. Ce sont les seuls choix qui lui sont permis et cela signifie en substance que les présidents américains sont contraints, de par la loi, de recourir à une imposJure intellectuelle. Le citoyen qui veut connaître l'histoire de cette imposture n'a qu'à se rendre dans une bibliothèque, demander les rapports annuels du Président au Congrès et les lire, en commençant par celui de 1947. En voici les aspects les plus importants. Harry Truman a d'abord satisfait aux exigences de l'Employment Act de 1946 en maintenant une économie de guerre avec le plan Marshall. Au moment où les choses commençaient à aller mal et que les marchés d'après-guerre étaient en récession, le pays entra en guerre en Corée. Au prix de quelques poussées inflationnistes et de quelques récessions, la guerre lui permit d'atteindre les nouveaux objectifs de la nation. En 1953, dans son message au Congrès avant de quitter son poste, Truman fit sur son administration cette déclaration solennelle : « ... nous avons, dans une très grande mesure, réalisé le type de société dont cette loi est un symbole : une économie prospère et en expansion pour des hommes libres, avec des chances croissantes pour tous». Dwight Eisenhower connut aussi un grand succès pendant quelques années, et ses rapports au Congrès constituent de fort belles lectures. Au début de 1956, le général déclara au Congrès: « Le plein emploi, des revenus croissants et une monnaie stable ont été les objectifs favoris de notre société. La réalisation de ces idéaux en 1955 a été la plus importante réalisation économique de l'année. » Mais les marchés d'après-guerre étaient en constante récession ; les dépenses publiques excessives provoquaient l'inflation, la récession et le chômage. Ce n'était plus la glorieuse économie de guerre qu'on avait connue sous Roosevelt et Truman. Les libéraux accusèrent Eisenhower de provoquer le « marasme » dans le pays. Puis John Fitzgerald Kennedy fit une bruyante entrée en fonctions, jurant de « remettre le pays en marche ». Comme le montrent ses rapports au Congrès, Kennedy lança une formule magique qui consistait à : (1) réduire les impôts, donnant ainsi plus d'argent aux consommateurs pour acheter des biens; (2) remplir les poches des pauvres en s'endettant, stimulant ainsi davantage le marché à l'aide d'emprunts. Et pour couronner le tout, Kennedy intervint avec des moyens réduits dans une guerre en Asie.
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La formule magique commença à produire ses effets et nous fit entrer apparemment dans une nouvelle ère de prospérité. Il est exact que l'inflation n'augmentait que faiblement, mais cela n'inquiétait que de rares observateurs. A peine Kennedy avait-il apporté sa contribution à la passionnante littérature présidentielle exigée par l'Employment Act de 1946, qu'il fut assassiné. C'est alors que Lyndon Johnson entra en scène et que les rapports du Président au Congrès commencèrent à refléter toute l'imposture que recèle le mythe selon lequel un président peut « diriger » l'économie. Johnson transforma l'intervention limitée au Vietnam en une véritable guerre et annonça la naissance d'une «Grande Société» en déclarant la «guerre à la pauvreté ». Un nouveau type de conseiller apparut dans ses réunions de travail : des spécialistes en sciences sociales qui furent surnommés les combattants de la pauvreté. Pendant plusieurs années, poursuivant ses deux guerres, l'administration Johnson accumula d'énormes déficits, augmenta fortement la masse monétaire et transféra des sommes d' « argent » fabuleuses dans la poche des « pauvres », dont le nombre et les besoins se multiplièrent sous l'œil vigilant des nouveaux « professionnels de la pauvreté ». En 1965, Johnson fit au Congrès une déclaration qu'il croyait peut-être conforme à la réalité, mais qui était effroyablement erronée :« J'ai le plaisir de vous annoncer que l'état de notre économie est excellent. » En 1966, l'aggravation des pressions inflationnistes fut encore plus inquiétante et le rapport du Président au Congrès fut encore plus extraordinairement erroné. Johnson déclara: « Pouvons-nous empêcher la dangereuse spirale des salaires et des prix ? Pouvonsnous poursuivre la réalisation des programmes de la Grande Société tout en satisfaisant à nos besoins en matière de défense ? Ma réponse confiante à chacune de ces questions est : Oui, nous le pouvons ( ... ). Nous avons appris à créer la prospérité. » En 1967, face à l'inflation galopante, Johnson ne cessait d'affirmer que tout allait bien. « La prospérité est partout évidente, déclara-t-il au Congrès, mais elle ne va jamais sans problèmes et, en 1966, nous en avons connu de sérieux. » C'était exact. Johnson avait décidé de poursuivre la guerre au Vietnam sans demander d'impôts nouveaux. Le déficit national fit un bond insensé, passant de 700 millions à 25,2 milliards de dollars, et l'aggravation de l'inflation était devenue un fait permanent de notre économie. Un an plus tard, en 1968, Johnson déclarait toujours que ces problèmes étaient liés à la prospérité: « Notre économie n'a jamais été aussi solide et aussi vigoureuse que pendant les années 60. » En janvier 1969, en quittant son poste, Johnson fit la déclaration suivante:
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Le pays se trouve aujourd'hui dans son 95 e mois de croissance économique continue. En vigueur comme en durée, cette prospérité n'a pas d'équivalent dans notre histoire. Nous avons évité les récessions cycliques qui, pendant des générations, nous ont fait sans cesse sortir du chemin de la croissance et du progrès ( ...). Nous ne considérons plus notre vie économique comme une suite implacable de hauts et de bas ( ...). Nous ne considérons plus la pauvreté et le chômage comme des éléments permanents dans notre paysage économique.
Voilà bien le comble de l'irresponsabilité fiscale de nos présidents et de notre Congrès, et de l'imposture intellectuelle inhérente au mythe de l'omniscience présidentielle. « Cette prospérité sans équivalent dans notre histoire » dont parlait Johnson,' était dans une très grande mesure une vaste chimère engendrée par la spéculation et l'inflation, grossie par une monnaie dévaluée et une boulimie d'emprunts sur les marchés des capitaux,et alimentée par une guerre sans fin dont l'issue victorieuse avait été rendue impossible. Lorsque Richard Nixon arriva à la Maison-Blanche, l'inflation était un problème brûlant. Ceux qui liront les rapports du Président au Congrès auront du mal à décrire la politique exacte de Nixon, parce qu'il en avait plusieurs; ou, plus précisément, il tergiversait entre les politiques « conservatrice» et « libérale », tantôt sensible à la politique budgétaire responsable de George Schultz et tantôt déclarant: «Aujourd'hui, nous sommes tous keynésiens.» Il dénonçait l'inflation qui s'était constituée sous Johnson, à la suite du financement par des déficits budgétaires de la guerre du Vietnam et de la guerre contre la pauvreté, inflation qui lui avait laissé en héritage un budget «incontrôlable». Mais lui-même continuait à faire la guerre au Vietnam et introduisit ses propres versions de la guerre contre la pauvreté. En même temps, il s'efforçait de suivre les recommandations pressantes de seS économistes favorables à l'économie de marché et qui lui suggéraient de réduire les dépenses publiques, de contrôler la masse monétaire et de réduire les déficits budgétaires. Mais l'inflation continuant à augmenter de façon inquiétante, il se rangea à l'avis des interventionnistes sur le contrôle des prix et des salaires. Ce contrôle endigua provisoirement et artificiellement l'inflation, et Nixon fit donc un rapport optimiste au Congrès sur l'année 1973: « Le dollar est solide, nous avons des relations économiques avantageuses partout dans le monde et nous avons la plus grande liberté d'action résultant de notre grande capacité de production. » C'était, bien entendu, une profonde illusion. Lorsqu'on mit un terme au contrôle des prix et des salaires, les pressions inflationnistes qui s'étaient accumulées pendant dix ans se firent sentir
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de plus belle. En 1974, l'inflation prit d'énormes proportions, plongeant l'Amérique dans la plus sévère récession depuis la grande crise de 1929. La grande illusion était terminée. La formule magique: dépenses-inflation-emprunts, ne fonctionnait plus. En 1975, Gerald Ford fit sa première déclaration devant le Congrès, en application de l'Employment Act de 1946. Pour la première fois dans cette littérature présidentielle rédigée à cet effet, le rapport ne fardait pas la vérité. La première phrase du texte de Ford était: « L'économie connaît une sévère récession. Le chômage est trop élevé et augmentera encore. » Le Président ne pouvait pas dire autre chose. L'économie américaine était finalement en crise. L'illusion qu'un président, guidé par un petit nombre d'intellectuels, pouvait «diriger» notre économie s'était dissipée sous nos yeux. Cependant, aucun responsable politique ne le fit savoir aux Américains. L'information filtra, mais ne toucha qu'un public très restreint. Une série d'étranges confessions commença à paraître dans la presse, émanant des groupes d'experts qui, par leurs conseils au gouvernement, avaient contribué à faire naître la crise. Plusieurs d'entre elles présentaient un intérêt peu commun. Dans une publication de la Brookings Institution, Charles Schultze, qui avait dirigé le Bureau of the Budget sous l'administration Johnson, et qui est maintenant le principal conseiller économique du président Carter, déclara : En politique intérieure comme en politique étrangère, il faut partir d'une analyse simple de ce que les pouvoirs publics peuvent ou rie peuvent pas bien faire. Il y a dix ans, en examinant les grands problèmes économiques et sociaux, on se serait surtout interrogé sur la meilleure façon dont les pouvoirs publics pouvaient les résoudre. Etant donné l'état d'esprit actuel de l'opinion publique, il faut aborder ce genre d'examen en se demandant si les pouvoirs publics sont capables de les résoudre. Il y a dix ans, l'Etat était très largement considéré comme un instrument destiné à résoudre les problèmes; aujourd'hui, pour de très nombreuses personnes, le problème, c'est l'Etat lui-même l .
Dans une longue interview accordée au magazine The New Yorker, Schultze a admis que la vieille fonnule magique de Kennedy et de Johnson avait conduit le pays dans une situation difficile : « Nous savons comment obtenir le plein emploi. Là n'est pas le problème. Nous savons comment y parvenir avec les bonnes vieilles techniques qui ont fait leurs preuves : réduction d'impôts, argent 1. Henry Owen et Charles Schultze, Setting Nationol Priorities : The Next Ten Years The Brookings Institution, septembre 1976. '
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plus facile, accroissement de certaines dépenses publiques. Mais en agissant ainsi, nous provoquons l'inflation 1 • » Dans The Public Interest, Peter H. Schuck a relaté la tentative effectuée par un groupe d'économistes pour employer les huit principaux modèles économétriques et voir à quelles politiques . budgétaire et monétaire Johnson et Nixon auraient pu avoir recours pour éviter la spirale inflationniste. Ils furent incapables de résoudre le problème ou de parvenir à un accord sur une quelconque politique fondamentale. Schuck cite la question suivante posée par un des économistes : « Si les meilleures politiques économiques actuelles - même avec l'avantage d'une compréhension a posteriorin'avaient pas pu produire de meilleurs résultats que ceux qui furent en fait obtenus, les économistes ont-ils seulement une utilité marginale pour la société 2 ? » Le Wall Street Journal interviewa plusieurs douzaines d'économistes américains, parmi les plus éminents, sur les causes de la récession et sur les moyens d'en empêcher la réapparition. Ils furent en désaccord sur pratiquement tous les points) sauf sur celui-ci : il y a beaucoup de choses que les économistes ne comprennent pas encore 3 • Il serait intéressant de donner des précisions sur l'ignorance des économistes, mais j'insisterai ici sur la conclusion essentielle à tirer de leurs déclarations : Les économistes qui avaient conseillé nos présidents ne savaient tout simplement pas ce qu'ils faisaient. Même avec le recul, ces économistes ne sont parvenus à se mettre d'accord, pour un temps, que sur un seul point: la nécessité pour les pouvoirs publics de mettre un terme aux déficits budgétaires et de contrôler la masse monétaire. L'économiste Burton Malkiel le dit avec délicatesse: « L'économie est une très jeune science. Nous tirons des enseignements de nos erreurs.» Malheureusement, ces « erreurs» ont consisté à jouer avec la survie de la nation et à restreindre sa liberté. Il ne s'agissait pas là d'erreurs de « jeunesse », mais de la très ancienne croyance qu'une « élite» très restreinte a le droit de contrôler les moyens de survie de ses compatriotes. Tout aussi révélateurs furent les aveux de nombreux sociologues et combattants de la pauvreté qui avaient incité Johnson à adopter des programmes sociaux maintenant « incontrôlables ». Voici ce qu'en dit Joseph Lelyveld, du New York Times:
1. Interview de Charles Schultze, The New Yorker, 13 septembre 1976. 2. Sehuck, Peter H., « National Economie Planning: A Slogan without Substance », The Publie Interest, nO 4S, automne 1976. 3. Wall StreetJournal, 18 aoat 1976.
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On pourrait les appeler la classe de 1968, parce que ce sont les spécialistes de l'ingénierie sociale qui ont travaillé sans relâche à l'élaboration des plans de la Grande Société de Lyndon B. Johnson, laquelle nous promettait rien moins que l'élimination de la pauvreté dans une société d'abondance. Les vieux combattants de la pauvreté affinnent que pendant les huit années où ils ont été éloignés des allées du pouvoir, le pays a changé et eux aussi. Lorsqu'on leur demande comment leurs idées ont évolué depuis leur départ, ils commencent par observer que parler de programmes hardis pour éliminer la pauvreté n'a plus aucun sens, tant du point de vue politique que du point de vue économique.
Gerson Green, ancien membre de l'Office of Economie Opportunity , a résumé l'attitude de nombre de ses collègues lorsqu'il a fait cette remarque sarcastique :« Le changement que je vois est le suivant : aucun d'entre nous ne sait que faire. A cette époque-là, nous pensions le savoir. Le pays a donné une leçon aux ingénieurs sociaux 1. » En somme, ni les présidents, ni le Congrès lui-même, ni les économistes, ni les combattants de la pauvreté ne savaient ce qu'ils faisaient. Alors, qui était à la barre ? La réponse est : personne. Pas un seul de tous ceux appartenant à la vaste organisation du contrôle politique sur l'économie américaine n'a jamais su ce qu'il faisait. Personne ne pouvait le savoir. Voilà le phénomène qu'a décrit F.A. Hayek dans son discours de réception du prix Nobel: The Pretense of Knowledge (la prétention du savoir). Pendant quarante ans, en Amérique, le navire de l'Etat, balloté, s'est dirigévers le désastre économique sans savoir où il allait, guidé par la seule « prétention du savoir », par une imposture intellectuelle. Voici donc la dimension invisible de notre crise économique. En termes financiers, c'est très grave, mais c'est le symptôme de quelque chose de bien plus grave encore: l'adhésion philosophique implicite de nos institutions politiques à l' « hérésie » des années 30, à savoir la croyance qu' « il n'y a pas de limite à la capacité qu'a l'homme de gouverner autrui », pour employer la formulation de Lipmann. Aussi longtemps que nous serons prisonniers de cette « hérésie », nous continuerons, en trébuchant tels des aveugles, à nous diriger vers la catastrophe économique, sous la houlette de l?oliticiens armés d'un faux « savoir» et incapables d'avouer au grand public la faillite de leurs idées. Honnêtement, je ne sais pas si, en fin de compte, nous survivrons ou non aux graves dommages que les pouvoirs publics ont 1. New York Times, 27 novembre 1976.
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causés à notre économie. Celle-ci a un immense potentiel et son pouvoir de régénération dans la liberté est si grand qu'il est difficile à évaluer. Cependant, je peux dire qu'une catastrophe financière est non seulement possible, mais probable, si nous ne menons pas une politique diamétralement opposée aux politiques irrationnelles et irréalistes des quelque cinquante dernières années. D'autre part, je suis sûr que si une telle catastrophe se produisait, nous nous tournerions vers une dictature économique. Beaucoup d'Américains, peut-être la plupart, ont pris l'habitude de considérer l'Etat comme omniscient et omnipotent sur le plan économique, et d'attribuer tous les maux économiques aux hommes d'affaires. Si une catastrophe économique se produit, ces mêmes Américains exigeront que l'Etat prenne le contrôle des grands moyens de production. Etant donné qu'une telle intervention peut s'appuyer sur un très grand nombre de précédents juridiques et qu'il se trouve une idéologie pour la justifier sur le plan moral, il faudrait peu de chose pour opérer la transition. Elle se ferait dans la légalité. Et comme en Grande-Bretagne, elle s'accompagnerait d'une proclamation tonitruante de la gauche pour soutenir que notre société serait toujours une société « libre ». Le 28 novembre 1976, la chaîne de télévision CBS a diffusé une émission très inhabituelle. Mes propres prédictions y furent exprimées de façon très précise par Milton Friedman, prix Nobel d'économie. Il s'agissait d'un court métrage sur le Royaume-Uni, intitulé « L'Angleterre existera-t-elle toujours ? » Morley Safer, journaliste de la CBS, faisait un reportage sur la Grande-Bretagne, qui glissait vers la faillite, et priait Milton Friedman d'en expliquer les causes : M. FRIEDMAN: Les Britanniques sont capables de changer radicalement. S'ils changeaient d'orientation, la Grande-Bretagne, de tous les pays occidentaux, pourrait en moins de dix ans connaître un miracle économique, comme l'Allemagne après 1948.
M. SAFER: Si ce changement radical n'intervient pas, qu'arrivera-t-il à la Grande-Bretagne? M. FRIEDMAN: Elle continuera à glisser vers la catastrophe économique et financière, c'est-à-dire qu'elle aura de plus en plus de mal à financer les dépenses publiques sans recourir à des taux d'inflation de plus en plus élevés et sans augmenter la masse monétaire. La Grande-Bretagne aura de plus en plus de mal à affronter la concurrence internationale. Le niveau de vie de l'Anglais moyen baissera. Quelle en sera l'échéance? Personne ne le sait. Mais, un de ces jours, cela aboutira ( ...) à un changement politique radical. Je crois que cela mènera presque inévitablement à la complète disparition de la démocratie
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et de la liberté, et à l'établissement d'un Etat totalitaire et collectiviste ( ...). Je ne connais pas suffisamment la Grande-Bretagne pour savoir qui l'emportera : si ce_sera la gauche de tendance communiste, ou si ce sera un autre groupe. Mais c'est le seul résultat concevable. M. SAFER : Pensez-vous que nous puissions observer la Grande-Bretagne et en tirer des enseignements? . M. FRIEDMAN: Oh! n y a beaucoup d'enseignements à en tirer. Nous suivons la même voie que la Grande"Bretagne. Nous avons fort heureusement une vingtaine d'années de retard. Mais nous avons fait exactement la même ,chose, en étendant de plus en plus le rôle de l'Etat. Aujourd'hui, aux Etats-Unis, les dépenses publiques à tous les niveaux - fédéral, des Etats et local - représentent 40 % du revenu national. Et les pouvoirs publics contrôlent toujours davantage notre vie. Les hordes de bureaucrates augmentent. La ville de New York est la Grande-Bretagne de!! Etats-Unis. La seule différence fondamentale est que New York n'a pas de planche à billets pour fabriquer ces petits papiers verts que nous appelons argent. New York n'a donc pas pu recourir à l'inflation pour retarder pendant un certain temps l'effondrement final. Elle a dû regarder la réalité enface. Le gouvernement des Etats-Unis a une planche à billets et nous avons l'inflation ( ...). Je pense que nous avons beaucoup d'enseignements à en tirer. Si nous continuons à suivre la même pente que la Grande-Bretagne, le taux d'inflation sera bien plus élevé que ceux que nous avons connus, l'Etat va nous enlever une part de plus en plus grande de notre liberté et notre productivité si vantée chutera ... J'espère que les Américains sauront observer la GrandeBretagne, qu'ils sauront observer New York, et qu'ils deviendront raisonnables avant qu'il ne soit trop tard.
C'est ainsi que, moi aussi, je vois l'avenir de l'Amérique s'il n'y a pas un renversement de notre politique économique et s'il n'y a pas un renversement des idées philosophiques et politiques qui la sous-tendent. Sans .un tel retournement, opéré en toute clarté et consciemment, nous ne pourrons que continuer à dériver vers une catastrophe économique, vers ce que Hayek a appelé il y a longtemps déjà, « la route de la servitude ».
CHAPITRE V
NEW YORK: DESASTRE DANS UN MICROCOSME
L'élément détenninant du budget de la grande ville, c'est la politique des syndicats municipaux. Cependant, le public n'élit pas ces responsables syndicaux. Au contraire, ce sont eux qui font les élections, en association avec le système politique. La cause essentielle de la mort de New York est le fait que les décisions les plus importantes sur l'avenir de la ville sont prises dans le but de protéger cette alliance. Joel Hamett, président du City Club de New York
En 1975, la ville de New York a connu un désastre financier. Cette catastrophe ne résultait ni de la récession ni de la crise de l'énergie. Quelles qu'aient pu être les difficultés économiques à l'époque, aucune autre grande ville américaine n'a connu un tel désastre. Le problème de New York était unique, mais seulement en un sens. La philosophie qui a régné sur notre pays pendant quarante ans est, dans une très grande mesure, apparue dans cette ville de New York qui était la capitale intellectuelle de l'Amérique, et il était inévitable qu'elle y connût le plus grand nombre d'applications. Ceux qui ont choisi de comprendre le désastre financier de New York ont pu y voir la terrifiante avant-première du sort qui attend notre pays s'il continue à être guidé par les mêmes principes de gouvernement. La description la plus compréhensible des aspects les plus tech-. niques du traumatisme fmancier de New York a été faite par Martin Mayer, auteur de The Bankers (les banquiers). Je le cite, parce que Mayer n'est soumis à aucune des exigences de réserve qui ont imposé des limites à mes propos pendant la crise de New York.
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Au niveau le plus élémentaire, l'hlstoire du désastre fmancier de New York est celle du jeu de Ponzi avec les bons municipaux, l'accroissement régulier et inévitable du nombre de bons devant être remboursés non pas grâce à des impôts à venir ou à des recettes prévues à cet effet, mais par la vente de futurs bons. Comme toutes les escroqueries en chaîne, les jeux de Ponzi se détruisent eux-mêmes lorsque le vendeur ne trouve plus de gogos, comme cela s'est produit à New York en 1975 1 •
Quelle façon vulgaire pour l'une des plus grandes villes du monde d'accomplir sa destinée philosophique ! Mais c'était inévitable. Etant spécialiste en matière d'emprunts municipaux, je savais depuis des années que New York s'endettait lourdement pour financer les promesses faites par ses politiciens à l'électorat newyorkais. Comme l'avait fait remarquer le New York Times, « personne n'a jamais gagné une élection en proposant de donner moins aux gens». A New York, on gagnait les élections exclusivement en employant le mot « plus » : plus de services publics, de toutes sortes, pour la classe ouvrière et la classe moyenne ; des salaires et des retraites toujours plus élevés pour les centaines de milliers de fonctionnaires municipaux; des programmes sociaux plus importants pour les moins favorisés. Tout cela avait été considéré comme des priorités politiques absolues et on émit des billets à ordre et des bons pour les financer. A la fin de 1974, la ville cherchait à placer environ 600 millions de dollars de bons tous les mois pour financer les promesses de la campagne électorale. Le système fonctionna jusqu'en 1974. Mais, cette année-là, le rythme des emprunts connut une accélération inquiétante ; New York parut soudain avoir d'insatiables besoins financiers et eut recours au marché à dix-huit reprises en cette seule année. Des signes avant-coureurs commencèrent à apparaître. Des acheteurs inquiets, montrant leur conscience du risque, exigeaient une plus forte rémunération pour leurs achats de bons municipaux. Le 4 novembre, des bons municipaux exonérés d'impôt atteignirent le taux record de 8,34 %. Et, pour couronner le tout, les bons émis le mois précédent ne s'étaient pas bien placés. Il y avait un gros solde qui n'avait pas trouvé preneur. Ainsi, le 2 décembre, on émit pour 600 millions de dollars de nouveaux bons au taux record de 9,48 %, et le 18 décembre, la ville fit état d'un projet destiné à persuader les gestionnaires des fonds de retraite municipaux d'utiliser ces fonds pour acheter 250 millions de dollars d'obligations municipales. La recherche frénétique de fonds sur un marché de plus en plus hésitant avait abouti à une sorte d'im1. Mayer; Martin, « Default at The New York Times », ColumbÜ1 Joumalism Review,janvier-février 1976.
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passe, et la ville cherchait maintenant à puiser dans les dépôts confiés par ses employés. J'eus un entretien avec le maire, Abraham Beame, qui était bouleversé. Il me déclara que, selon lui, New York subissait une grande injustice : la ville était contrainte de placer ses bons au taux . le plus élevé dans le pays. Il demanda au Trésor des Etats-Unis d'acheter les bons. Je lui répondis que je n'avais pas pouvoir de le faire et que je ne pouvais recommander une telle pratique. « Si nous agissions ainsi, lui dis-je, les contribuables finiraient par financer les promesses électorales de tous les politiciens partout dans le pays.» Ce n'était pas une réponse satisfaisante pour le maire Beame. Cependant, je demandai que la ville nous communique sur-le-champ son bilan afin que nous puissions déterminer ce qui pourrait être fait pour l'aider. Le Trésor n'a jamais reçu ces documents. Je ne compris pas, alors, que la dernière chose au monde qu'un politicien new-yorkais désirât regarder en face était la comptabilité de sa ville. Puis, en février 1975, après qu'un jeune juriste représentant le Bankers Trust eut découvert, apparemment par hasard, que la ville n'avait pas les rentrées fiscales requises par la loi pour pouvoir émettre des bons pour un montant de 260 millions de dollars, le Bankers Trust et la Chase Manhattan refusèrent de souscrire à cet emprunt. A peu près à la même époque, l'Urban Development Corporation de l'Etat de New York ne put honorer des bons à terme pour un montant de 104,5 millions de dollars. Une action en justice fut engagée pour interdire l'émission, jugée inconstitutionnelle, de plus de 500 millions de dollars de bons à dix ans, parce que la ville de New York était tenue, de par la Constitution comme de par la loi, d'équilibrer son budget. Les investisseurs, qui savaient parfaitement que New York serait peut-être incapable d'honorer ses obligations1n'étaient pas enclins à attendre l'issue du procès. Par dizaines de milliers, ils refusèrent tout simplement d'acheter les nouveaux titres émis par la ville de New York. Selon certaines accusations, cette décision aurait été prise en secret par un petit groupe de personnes dans urie pièce enfumée. Ce n'est pas exact. Cette décision a été prise au grand jour, devant tout le monde, par ce juge omniscient qu'est le marché. Les 13 et 20 mars, la ville mit en vente, par souscription, pour 912 millions de dollars de bons à court terme, exonérés d'impôt, à des taux allant jusqu'à 8 %. Même pour des investisseurs ayant des moyens relativement modestes, cela semblait, à première vue,un très bon placement. Pour de tels investisseurs, le rendement effectif, à régime fiscal égal, était trois fois supérieur à celui d'une Caisse d'Epargne. Cependant, plusieurs semaines après l'émission et malgré une vigoureuse campagne de lancement, plus de la moitié des bons n'avaient pas trouvé preneur.
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Le marché s'était prononcé. Les investisseurs avaient compris qu'ils deviendraient, en achetant des bons, une nouvelle couche vulnérable dans la pyramide des créanciers, et qu'ils ne pourraient être remboursés que par la création de nouvelles couches de créanciers dans les mois à venir. Méfiants, ils avaient fait leur choix parmi divers autres placements concurrentiels. Les intérêts ne pouvaient concurrencer ceux que New York offrait, mais le marché percevait le risque comme bien moindre. Le marché s'était fermé à New York et le jeu de Ponzi s'était « autodétruit ». Le choc provoqué par le désastre financier de la ville fit l'effet d'une bombe à New York même, dans le reste du pays et dans le monde entier. Comment cela avait-il pu se produire si soudainement ? Chacun s'interrogeait. En réalité, cela n'était pas arrivé tout d'un coup. Depuis dix ans, le public savait que la ville de New York dépensait beaucoup. Mais, dans la Grande Société des années 60, cela n'était pas considéré comme une menace sérieuse. On avait l'illusion d'avoir trouvé la formule politique de la richesse permanente : promesses - emprunts - dépenses ; promesses emprunts - dépenses. De la sorte, nous assuraient les économistes libéraux, nous pourrions « stimuler» indéfiniment notre économie. Mettre en doute l'efficacité de cette formule revenait à mettre en doute les prémisses mêmes de l'Etat-providence, de l'intervention des pouvoirs publics dans l'économie et de la philosophie de redistribution des richesses qui s'était étendue à tout le pays. Cela revenait à mettre en doute le libéralisme lui-même, et donc faire figure de sale réactionnaire. Personne, ni les politiciens new-yorkais, ni les syndicats, ni les banquiers les plus importants de la ville, ni enfin la presse newyorkaise, n'a jamais expliqué de façon cohérente pourquoi on n'avait pas prévu "un désastre qui se préparait depuis dix ans. Je ne puis accuser quiconque, puisque je ne m'y attendais pas non plus, ce qui est vraiment paradoxal en ce qui me concerne, car lorsque je travaillais pour la firme Salomon Brothers, à la fin des années 60 et au début des années 70, j'étais membre du Technical Debt Advisory Committee mis en place par Abraham Beame lorsqu'il était commissaire aux comptes de la ville de New York. Nous donnions des conseils à la ville pour ses transactions financières sur le marché, mais à aucun moment, pendant ces séances, un seul d'entre nous ne mit sérieusement en doute les bases financières de la ville de New York. Nous avons tous travaillé sur les données chiffrées fournies par la ville, exactement comme les comités consultatifs auprès du gouvernement fédéral. Nous n'avons jamais songé à mettre en doute ces chiffres qui indiquaient toujours que la ville serait en mesure de payer ses dettes. Aujourd'hui, avec le recul, cela apparaît comme une confiance naïve dans la stabilité
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financière et dans l'honnêteté des pouvoirs publics. Mais, avant le désastre financier de New York, cette confiance existait bel et bien. Tout le monde admettait que le budget de"la ville serait en équilibre, que les responsables municipaux pourraient lever des impôts et le feraient si nécessaire pour honorer leurs dettes, et que la gestion était fondamentalement saine. Je souscrivais à ces hypothèses, comme tous les banquiers à la tête froide de New York. Notr~ confiance" avait une hase historique solide. A quelques exceptions près, lès emprunts des municipalités et des Etats avaient toujours constitué des placements sûrs. Les emprunteurs étaient des créanciers privilégiés et les pouvoirs publics s'engageaient à lever des impôts, si nécessaire, pour faire face aux obligations. Même les financiers les plus subtils et le Trésor lui-même ne s'attendaient absolument pas à voir violer un tel engagement. Il fallut des mois pour que l'incroyable vérité soit enfin dévoilée; à savoir que le pacte fondamental, à la fois légal et moral, entre la ville et ses débiteurs avait été rompu. Dans l'univers de la nouvelle politique, où l'on promet sans cesse aux électeurs quelque chose contre rien, l'auto-régulation morale pour laquelle nous avions la caution de l'histoire s'était totalement dégradée et nous ne le savions pas. C'est pourquoi le désastre financier de New York arriva si « brutalement ». Ce qui fut « brutal », ce fut la découverte traumatisante, par la communauté financière, qu'elle s'était fait rouler au jeu de Ponzi. Les autorités new-yorkaises n'eurent qu'une seule réaction lorsqu'elles perdirent leur « crédibilité », pour employer cette expression bizarre. Voyant que le marché se fermait, elles s'apitoyèrent bruyamment sur leur sort et exigèrent l'aide du gouvernement fédéral, sous la forme d'une garantie de leurs emprunts par le Trésor. J'avais déjà expliqué que nous n'avions pas autorité pour le faire ; en vérité, même si nous l'avions eue, l'idée m'était insupportable. Mes principaux arguments furent les suivants : si les autorités fédérales devaient intervenir pour garantir les emprunts de la ville de New York, cela reviendrait à demander à d'autres contribuables dans le pays de financer les déficits budgétaires de cette ville, et le gouvernement serait inévitablement contraint d'accorder une garantie similtaire à d'autres villes. J'ajoutai que cela aboutirait à détruire petit à petit l'une des contraintes les plus essentielles aux dépenses des collectivités locales, en suscitant dans toutes les villes du pays le désir de recevoir de l'argent fédéral. Cela provoquerait une forte accélération des tendances inflationnistes. Cela reviendrait à faire fi des principes du fédéralisme sur lesquels la nation a été fondée. En conclusion, j'affirmai que
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si le gouvernement tedéral devait venir en aide à la ville de New York, ce ne pourrait être que sous les conditions les plus rigoureuses. Le 1er octobre, lors d'une audition devant le Sénat, j'ai échangé les propos suivants avec John Tower, sénateur du Texas: LE SENATEUR TOWER : Bien entendu, on fait fortement pression sur le Congrès pour qu'il vote une loi octroyant une sorte d'aide fédérale à la ville de New York, et cela pourrait bien aboutir. Je ne suis pas convaincu, pour ma part, que nous devrions le faire, mais je me soucie surtout de l'effet que peuvent produire les embarras de New York sur le reste du pays et je pense que nous devons envisager la question dans un contexte national. LE SECRETAIRE AU TRESOR SIMON:
Je suis d'accord.
LE SENATEUR TOWER : Si nous envisageons la question ainsi et que nous votons une loi pour lui venir en aide, quelle forme, selon vous, devrait prendre cette aide?
Monsieur Tower, si le Congrès décide que l'aide financière fédérale est essentielle dans l'effort qui est demandé, je suggérerais ( ...) un programme limité et restreint administré par le secrétaire au Trésor. Je suggérerais, en outre, que dans le cadre de tout programme, quel qu'il soit, l'octroi de l'aide n'intervienne que lorsque le secrétaire au Trésor sera tout à fait certain que le bénéficiaire est sur la voie du rétablissement frnancier. Enfrn, je souhaiterais, comme le sénateur Proxmire, que les conditions financières de l'aide soient si sévères et toute cette expérience si douloureuse, qu'aucune ville, ou subdivision politique, ne soit jamais tentée d'emprunter la même voie 1 . LE SECRETAIRE AU TRESOR SIMON:
A mon grand étonnement, l'ensemble de mon raisonnement fut presque totalement passé sous silence par la presse. Elle ne retint que la dernière phrase de ma réponse au sénateur Tower, en fait les deux mots : « sévères » et « douloureuse ». Le New York Post sortit des presses avec un titre frappant: LE POINT DE VUE DE SIMON SUR L'AIDE FEDERALE: IL FAUT PENALISER NEW YORK. Des titres similaires apparurent à travers le pays : à Atlanta, on put lire : SIMON JETTE NEW YORK EN PATURE AUX FAUVES. Il était évident que les personnes qui interprétaient ma position ne saisissaient pas la différence qui existe entre un esprit vindicatif et l'importance qu'il y avait à décourager d'autres conseils municipaux de suivre les traces de New York. D'autres membres de 1. New York City Financüzl Crisis, Hearings before the Committee on Banking, Housing and Urban Affairs, United States Senate, 1er octobre 1975.
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l'administration furent traités de façon identiqu~ p'!r les médias. On passa sous silence les explications complexes qu'ils avaient données sur le danger que constituerait la caution fédérale aux créanciers de la ville de New York, et la presse les présenta tous comme des sadiques. Un article du magazine New York qualifia Arthur Burns, président du Federal Reserve Board, de « bourreau de New York », et posa la question suivante: « Va-t-il exécuter New York pour son propre bien?» Newsweek décrivit le conseiller économique de la Maison-Blanche, William Seidman, comme exultant à l'annonce du désastre financier de New York, et lorsque le président Ford attaqua la « maladie» des dépenses incontrôlées et critiqua la ville parce qu'elle « demandait au reste du pays de garantir ses dettes », sa position fut résumée dans le Daily News de New York par le titre suivant: FORD DIT A NEW YORK: ECRASE! Ce que les « défenseurs» de la ville supportaient le moins, c'était que le public américain réagissait favorablement aux principes formulés par l'administration, et non à leurs demandes. Le courrier reçu par le Congrès rejetait massivement la caution fédérale. Le sénateur de Californie, Alan Cranston, rapporta que 95 % de ses correspondants s'y opposaient, et un journal de Charleston (Caroline du Sud) fit un sondage qui donna 7 604 voix défavorables, contre 263 favorables au maire Beame et compagnie. Newsweek rendit compte de cette réaction et l'interpréta comme étant l'expression d'une antipathie populaire envers New York, tout en admettant que Ford avait abordé «un souci réel et croissant devant les tendances dépensières des pouvoirs publics à tous les niveaux ». Tandis que les conservateurs en matière financière s'opposaient aux demandes de fonds fédéraux faites par les libéraux, il était inévitable que le pays se divisât sur le plan idéologique. Des auteurs appartenant aux divers courants d'idées s'opposèrent dans la presse. Ces prises de position, qui durèrent pendant toute la crise newyorkaise et qui durent aujourd'hui encore, peuvent être facilement illustrées par quelques citations. Le conservateur William F. Buckley fut d'accord avec mon analyse des conséquences qu'aurait une garantie fédérale de la dette de New York. Il déclara trouver dans ma position « une intelligence et une mesure qui sont de plus en plus rares dans les grands discours passionnés d'aujourd'hui! ». J'ai été très sensible à ce jugement. La position néo-conservatrice, c'est-à-dire celle des libéraux doués de bon sens économique, fut exprimée par William Broyles 1. Buckley, William, « Underestimating Simon », New York Post, 23 octobre 1975.
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dans le Texas Monthly. Il défendait avec éloquence New York comme étant « notre centre national de l'excellence », mais il déclarait que, pour le pays, « l'impératif moral était clair et inévitable» : on ne devait pas permettre à New York de se tirer à si bon compte de sa prodigalité. Il poursuivait: Et Dieu sait si New York a été prodigue. Son bilan croule sous le poids d'erreurs financières trop nombreuses à détailler : programmes sociaux ambitieux, dans lesquels on ignorait l'économie et l'efficacité ; contrats scandaleux avec des fonctionnaires municipaux et l'émargement au budget d'un nombre colossal d'employés; bénéficiaires de l'aide sociale habitant au Waldorf Astoria ; comptabilité tenue de façon irresponsable, qui masquait les problèmes financiers de la ville ; attitude peu amicale envers les principaux contribuables locaux (propriétaires d'appartements et entreprises). Ces faits scandaleux ont témoigné, pendant des dizaines d'années, du désir louable des responsables new-yorkais de plaire et du refus critiquable d'en envisager les conséquences l .
Il Y avait, enfm, le point de vue indigné des milieux libéraux de gauche. Ils ne pouvaient admettre que la municipalité eût commis des méfaits et ils soutenaient que New York ne subissait pas les ~onséquences de ses fautes mais de sa compassion pour les déshérités. Irving Howe, rédacteur en chef du magazine socialiste Dissent, exprima cette opinion avec vivacité dans une tribune libre du New York Times. Le vrai péché de New York, aux yeux de ces philistins grippe-sous et de ces idéologues néo-conservateurs, est d'avoir traité les pauvres de façon correcte, dans un effort peut-être insuffisant, mais en tout cas impressionnant. L'attaque dirigée contre la ville est une attaque dirigée contre le maintien de l'Etat-providence et encore plus contre son développement. L'attaque contre l'Etat-providence est une attaque contre les pauvres, les démunis, les Noirs et les Portoricains 2 •
Telles étaient, en gros, les différentes formations idéologiques en présence. Elles s'étaient constituées presque sur-le-champ, au moment où fut diffusée dans le pays la nouvelle du désastre financier de New York. En vérité, elles s'étaient constituées bien avant que tous les faits soient connus. Quels étaient les faits ? Où était passé l'argent de New York ? 1. Broyles, William, « An Aye from Texas Is Upon Us », Texas Monthly, reproduit dans New York Magazine. 12 janvier 1976, pp. 9-11. 2. Howe, Irving, « Balanchine and Larchmont », New York Times, 27 novembre 1976.
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Le département du Trésor fit une analyse approfondie de la structure des dépenses de New York, fondée sur la comparaison entre cette ville et d'autres grandes villes américaines pour l'année 1973. L'étude révéla que la situation financière de New York avait échappé à tout contrôle de façon fort différente de celle de toutes les autres villes, sans exception. Voici ce que nous avons découvert. Les dépenses de New York par habitant étaient plus de trois fois supérieures à celles de toutes les autres villes de plus d'un million d'habitants. Lorsque l'on élargit la base de comparaison pour y inclure de plus petites villes, seules Boston et Baltimore lui étaient relativement comparables, et même dans ce cas, les dépenses de New York étaient de moitié supérieures à celles de ces deux villes. Ce n'était pas là le pire. L'accroissement des dépenses de la ville sur dix ans dépassait de loin celles des autres centres urbains. De 1963 à 1973, les dépenses municipales par habitant des autres grandes villes des Etats-Unis se sont accrues en moyenne 2,2 fois. Pendant la même période, les dépenses de New York se sont accrues environ 3,5 fois, soit à un rythme 50 % plus élevé. New York était-elle particulièrement frappée par la récession ou par la prétendue crise urbaine? Non, si on la comparait à d'autres villes. Mais ce que nous constatâmes, .c'était un manque total d'équilibre : des dépenses augmentant rapidement et dépassant de loin l'augmentation des recettes. Les dépenses augmentaient à un taux de 15 % l'an; l'augmentation des recettes était seulement de 8 % l'an. Voilà l'explication du désastre financier. Mais il est évident que le facteur le plus important dans le désastre financier de New York, était le montant des salaires des employés municipaux. Le Census Bureau (Office du recensement) montre que New York employait environ 49 personnes pour 1 000 habitants. Les registres des autres grandes villes indiquaient presque tous un taux allant de 30 à 32 employés pour 1 000 habitants. Les salaires versés aux employés municipaux new-york ais étaient encore plus frappants. Ils comptaient parmi les plus élevés du pays et dépassaient, de loin, les salaires comparables du secteur privé. Voici quelques exemples significatifs: - Un guichetier du métro, qui n'était pas tenu de rendre la monnaie sur plus de la dollars, gagnait 212 dollars par semaine, alors qu'un caissier de banque en gagnait ISO. - Un réceptionniste de la municipalité gagnait 203 dollars, tandis qu'un technicien en radiologie en gagnait 187 dans l'industrie privée. - Des conducteurs d'autobus municipaux travaillaient souvent 8 heures par jour, mais étaient payés. sur la base de 14 heures.
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L'horaire était rarement réparti sur deux demi-journées ; aussi, certains machinistes étaient-ils rémunérés pendant la durée de la sieste, l'après-midi, entre les heures de pointe, et ils étaient payés au tarif de l'heure supplémentaire. - Des enseignants du secondaire gagnaient jusqu'à 23 750 dollars par an, beaucoup plus que leurs homologues de l'enseignement privé, alors que leur charge de travail avait diminué. Quinze ans auparavant, un enseignant du secondaire avait un emploi du terp.ps comportant 30 cours de 45 minutes par semaine et il devait accomplir d'autres tâches. En 1975, le même enseignant n'assurait que 25 cours hebdomadaires et on ne pouvait le faire travailler davantage. Si les salaires mUnICIpaUX étaient une absurdité, les retraites étaient, elles, effarantes. De 1960 à 1970, à New York, on avait adopté 54 projets de loi concernant les retraités. En 1961, la ville a versé à ses employés 260,8 millions de dollars au titre des retraites et de la Sécurité sociale. En 1972, la somme était supérieure de 175 %, passant à 753,9 millions de dollars, l'augmentation du nombre d'employés ne comptant que pour 30 % dans cet accroissement. En 1975, le poste retraites du budget municipal s'élevait à 1,3 milliard de dollars. On a calculé qu'en 1985, les retraites coûteraient à la ville 3 milliards de dollars par an. Mais ces chiffres n'expliquent pas tout, parce qu'il y a d'autres coûts invisibles assortis à ces retraites extraordinaires. Par exemple, les policiers et les employés des transports peuvent prendre leur retraite après 20 ans de service, avec la moitié de leur salaire. Ainsi, des hommes qualifiés peuvent, vers la quarantaine, abandonner leur emploi et prendre un autre travail tout en touchant une retraite municipale. Cette perte en personnel qualifié constitue un coût invisible pour la ville. En 1970, des milliers d'employés du métro et des autobus ont pris leur retraite pour travailler dans le secteur privé juste après avoir bénéficié d'une très forte augmentation de leur retraite. En un an, la Transit Authority (compagnie des transports) a perdu 70 % de ses inspecteurs du service d'entretien des voitures, et ceux qui sont restés ont été rémunérés au taux de l'heure supplémentaire. En 1976, mes eollaborateurs au Trésor ont analysé les salaires municipaux à New York, en se fondant essentiellement sur les travaux de la commission fmancière ad hoc dont les membres furent choisis par M. Beame lui-même, et qui est présidée par l'un des plus anciens alliés politiques du maire, le juge Owen McGivem. Le bureau de la commission McGivem, dirigé par Ray Morton, un jeune professeur de l'université de Columbia, honnête et méticuleux, mena une enquête approfondie sur les coûts salariaux de
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la ville de New York. Ils analysèrent non seulement les versements en argent, tels que les salaires et les retraites, mais aussi les avantages en nature ayant contribué au désastre financier. Que comprenaient ces avantages ? Des jours de congé pour les donneurs de sang; de très l.ongues heures d'arrêt pour les repas; le droit aux « pauses» pendant le travail ; des vacances exceptionnellement longues et des congés-maladie privilégiés, pour ne citer que quelques-uns d'entre eux. D'après la propre commission du maire, ces « primes» ajoutées aux autres avantages, coûtaient aux contribuables new-yorkais 68 % en sus de chaque dollar de rémunération. On se fera une meilleure idée en comparant ces chiffres à ceux du gouvernement fédéral et de l'industrie privée. De tels avantages en nature ne représentent que 35 % par dollar dans le cas des fonctionnaires fédéraux, et pour ceux du secteur privé, des Etats et des collectivités locales, de 30 à 33 %. En d'autres termes, les politiciens new-yorkais avaient accordé aux syndicats municipaux un ensemble d'avantages en nature dont le coût était, en moyenne, deux fois plus élevé qu'ailleurs. En termes techniques, ce seul facteur peut être considéré comme la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. En 1976, les salaires représentaient environ 4,2 milliards de dollars dans le budget municipal. Lorsque ce chiffre augmente de 68 %, le total des coûts salariaux dépasse les 7 milliards de dollars. Par contre, si les avantages en nature, à New York, correspondaient à 35 %, qui est le niveau fédéral. les coûts totaux auraient été inférieurs de quelque 1,5 milliard de dollars, ce qui représente la différence entre un déficit de 1 milliard de dollars et un excédent d'un demimilliard de dollars. Comment les syndicats ont-ils accaparé ainsi le budget de New York? L'histoire est essentiellement celle-ci. Dans les années 50, sous l'administration du maire Robert Wagner, on avait accordé aux syndicats municipaux le droit de négocier collectivement, mais la loi interdisait de faire grève. La loi n'ayant pas force exécutoire, les syndicats découvrirent bien vite qu'ils pouvaient paralyser la ville en se mettant en grève. A son entrée en fonctions en 1966, le maire John Lindsay dut affronter une grève qui paralysa pratiquement les transports en commun pendant douze jours. Lindsay, qui aspirait à la présidence, cultivait son image de marque libérale et, puisque rien n'est plus libéral que la « solidarité» avec le «prolétariat », il capitula devant le syndicat des transports. Tous les autres syndicats exigèrent un traitement équivalent. Et depuis lors, on obtint de la ville des règlements toujours plus irresponsables. A l'époque oû Lindsay abandonna ses fonctions, en 1974, les syndicats avaient accaparé la plus grande partie du budget de la ville. Pendant la période la plus dure de la bataille politiC]ue
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sur la crise financière de New York, Lindsay était à l'étranger et jouait dans un film. J'ai pensé à l'époque qu'il était avisé de rester éloigné. Il avait fait plus que quiconque pour paralyser l'économie de la ville. Dans ces conditions, il est vraiment curieux que la position libérale sur la crise de New York soit d'imputer la faillite de la ville au fardeau de l'aide sociale ou, comme l'a dit Irving Home, à son attitude « correcte» envers les « pauvres ». .En dehors du fait que cela ne correspond pas à la réalité, l'ironie de l'affaire est que ces affirmations représentaient une forme caractéristique de racisme libéral. Du New York Times à Walter Mondale, du New York Post à John Lindsay, l'argument qui soustend tous ces grands discours est toujours le même : les Noirs et les Portoricains se rassemblent à New York pour bénéficier de l'aide sociale. Cette perpétuelle rengaine sur le «fardeau de l'homme blanc» reflète la plus cruelle des illusions libérales. Des personnes appartenant à des minorités raciales et ethniques viennent à New York pour travailler et non pour bénéficier de l'aide sociale. Le membre représentatif d'un groupe minoritaire à New York a un travail productif et paie des impôts exorbitants. En outre, le revenu moyen d'une famille appartenant à une minorité, à New York, est substantiellement supérieur à la moyenne nationale. Le fardeau de l'aide sociale à New York n'est pas proportionnellement plus lourd que dans d'autres villes, malgré le mythe contraire solidement ancré dans les esprits. Selon le National Center for Social Statistics, en 1975, 10,9 % de la population new-yorkaise bénéficiait de l'aide aux familles ayant des enfants à charge. Mais cela représentait moins que les 12,6 % à Newark, 13,9 à Philadelphie, 14 % à Washington, 14,5 à Baltimore et 15,8 % à St Louis. Le fardeau de l'aide sociale était lourd à New York,mais ce n'était pas l'unique fardeau de la ville. Neuf autres grandes villes accordaient à leur population une aide supérieure. La seule rubrique importante du budget social de New York, qui n'existe dans aucune autre ville, est un système hospitalier gratuit, qui s'ajoute à un système hospitalier privé. Les hôpitaux municipaux supportent une charge excessive due au fait que des bâtiments et des lits sont inoccupés. Une étude de la New York's Health and Hospitals Corporation, menée sur 2 ans, a permis de découvrir que les 19 hôpitaux avaient un personnel plus nombreux et moins de malades que les hôpitaux privés. De fait, en septembre 1975, 25 % des lits des hôpitaux new-yorkais étaient inoccupés. La ville de New York dépense 151 dollars par ha:bitant pour la santé et pour les hôpitaux, alors que la plupart des villes dépensent 50 dollars, ou moins. Ceci n'est pas la preuve que l'aide sociale
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constitue un fardeau inhabituel. C'est la preuve que les fonds de la ville sont fort mal gérés et que New York est capable d'inventer des charges pour justifier la création d'emplois municipaux pour ses classes moyennes. Voilà en fm de compte le désagréable petit secret de New York. La ville subventionne bien plus les classes moyennes que les pauvres. James Ring Adams notait dans Commentary, en mai 1976, que les explications officielles sur ses problèmes fmanciers « n'étaient pas seulement trompeuses, mais presque contraires à la vérité ». «La source la plus importante de ses problèmes, poursuivait-il, n'est pas la générosité envers les pauvres et les opprimés, mais le fait qu'elle cherche à subventionner une grande partie des classes moyennes, y compris ses propres employés. » Adams soulignait que la plus grande part du produit des impôts locaux va aux salaires, retraites et avantages en nature des employés, le tout au bénéfice des classes moyennes. Pis encore : la classe moyenne absorbe un pourcentage significatif des fonds qui sont supposés être attribués aux pauvres. Adams rapportait, par exemple, que les programmes concernant les dispensaires et qui sont financés par le programme Medicaid intéressaient un très grand nombre de familles de la classe moyenne. D'après le rapport d'une équipe municipale, plus du tiers des enfants qui fréquentaient les dispensaires n'y avaient pas droit. De même, une étude récente du Dr Trude Lash a constaté que quelque 100 000 enfants des classes moyennes bénéficiaient de l'aide sociale. Enfin, une bonne partie des budgets des programmes d'aide sociale est empochée par leurs administrateurs, qui font partie des classes moyennes. Afin d.'aider encore plus les classes moyennes, New York avait un complexe universitaire qui coûtait plus de 500 millions de dollars par an. Il dépassait en importance 43 des universités d'Etat américaines. li donnait une instruction gratuite, alors que presque toutes les universités d'Etat faisaient payer des droits. En 1970, le système universitaire de la ville s'avéra faire double emploi et concurrencer des programmes proposés par vingt-deux autres établissements d'enseignement supérieur à New York. Malgré une poli tique d'admission sans restriction, le système universitaire gratuit de la ville était surtout un cadeau fait aux enfants de la classe moyenne. Enfin, pour compléter la liste des cadeaux les plus importants faits à la classe moyenne new-yorkaise, il y avait le programme de logement Mitchell-Lama, aumône non déguisée aux revenus moyens, dans le cadre duquel chaque appartement recevait une subvention de 150 dollars par mois. En 1976,90 des 130 projets Mitchell-Lama pour la ville se trouvaient être en retard pour leurs
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créances hypothécaires. Ces arriérés ont été payés sur le budget de la ville à raison de 45 millions de dollars par an. Adams a souligné dans Commentary que la gratuité de l'enseignement supérieur et le programme de construction Mitchell-Lama équivalaient, à eux seuls, aux aides accordées aux familles ayant des enfants à charge. Les protestations libérales selon lesquelles les ressources de la ville s'épuisent à cause de son attitude « correcte » envers les « pauvres », n'est pas seulement inexacte; il s'agit presque d'une illusion psychotique et je dirai, raciste. Il est parfaitement évident que les subsides destinés aux classes moyennes de New York (surtout les salaires, retraites et avantages en nature accordés aux employés de la municipalité) sont responsables du désastre financier de la ville. Les membres de la commission des finances de la ville ont conclu, en 1975, que le blocage des salaires de tous les employés municipaux pourrait réduire de 400 à 600 millions de dollars le budget de Beame. Si ces employés avaient été rémunérés de façon moins extravagante, c'est-à-dire au même tarif que dans les autres grandes villes, New York n'aurait eu aucune . dette. Au contraire, elle aurait eu un excédent de 500 millions à 1 milliard de dollars. Certains ont soutenu que ces salaires et ces retraites abusifs se justifiaient en raison du coût de la vie à New York, qui est de 16 % plus élevé que dans le reste du pays. Cela paraît convaincant, mais ne pouvait guère persuader le département du Trésor qui ayait accès aux statistiques nationales. Le coût de la vie à New York était certes plus élevé, en moyenne, mais il l'était moins que dans un certain nombre d'autres grandes villes. Les salaires élevés n'étaient pas dus au coût de la vie, mais au jeu de la politique sur les suffrages des employés municipaux, aux dépens des autres citoyens dont les systèmes de salaires et de retraites dans le secteur privé ne pouvaient se comparer, et de loin, à ceux des fonctionnaires qu'ils étaient contraints de subventionner. C'est lorsqu'on en arrive à ces victimes inconnues que la dernière pièce du puzzle des mystères de New York prend sa place. Non seulement la ville avait subventionné une partie appréciable de sa classe moyenne, mais les victimes, c'est-à-dire cette partie de la population qui n'était pas subventionnée, avaient commencé à disparaître. Ceux qui étaient contraints de verser à leurs concitoyens des subventions, qu'on leur extorquait, quittaient tout simplement la ville. Pendant plus de 10 ans, New York a perdu peu à peu son armature productive. Les industries et les ouvriers qualifiés, frappés par des impôts locaux trop élevés, ont quitté la ville à un rythme rapide. Les départs se sont amorcés au début des années 50, lorsque les industriels ont commencé à transférer leurs usines dans des villes où les charges étaient moins lourdes. Une partie de l'indus-
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trie du vêtement, de grandes boulangeries industrielles, certaines industries alimentaires et des brasseries abandonnèrent New York et, en 1969, avaient privé la ville d'environ 140000 emplois. L'exode s'accéléra à un rythme effarant. Pendant les cinq années suivantes, le nombre d'emplois perdus fut encore plus élevé. Pour la seule période décembre 1974-décembre 1975, 143 000 emplois ont disparu, selon les chiffres du-Bureau of Labor Statistics. D'après une estimation raisonnable, la perte se monte à 400 000 emplois, de 1970 à 1977. Dans une étude sur cet exode, parue dans le magazine New York, le 15 mars 1976, on lit ceci: Une « ville» composée d'entreprises et de contribuables aussi grande que San Francisco a plié bagage et quitté New York [ ... ]. Le gouverneur et le maire comprennent maintenant que notre économie est victime d'une hémorragie, mais ils ne semblent pas encore prêts à reconnaître que les augmentations d'impôts (prévues) font empirer les choses. Depuis la crise fnancière, l'augmentation la plus récente des impôts de l'Etat de New York, qui est de 600 millions, et pratiquement toutes les majorations des impôts locaux retombent exclusivement sur les entreprises.
C'est à cause de cela que New York a connu un désastre financier. Si on analyse la crise financière de la ville dans ses éléments réels et non mythiques, il apparaît clairement que seule la formule politique libérale a détruit les finances de New York. Sous prétexte d'aider les pauvres, les politiciens new-yorkais ont formé une coalition efficace avec une partie de la classe moyenne pour admiriistrer la ville en vue de leur profit mutuel et aux dépens du reste de la population active. Il était inévitable que, peu à peu, cette population active s'en aille, détruisant ainsi progressivement l'ossature économique de la ville. En se glorifiant indéfiniment de son propre « humanisme », la politique libérale, en réalité, détruit les conditions même de la survie humaine. Au plus fort de la crise new-yorkaise, quelques rares libéraux ont commencé à entrevoir le rôle joué par l'idéologie libérale dans la destruction de New York. Ken Auletta, commentateur politique et auteur d'un article paru dans New York, le 27 octobre 1975, fut soudain frappé par le fait que, dix ans plus tôt, William F. Buckley Jr. avait vu clairement ce qu'aucun libéral ne voyait alors : Le 7 octobre 1965, Buckley, alors candidat à la Mairie, fit la mise en garde suivante: « La ville de New York se trouve dans une situation financière critique, par suite d'une gestion déplorable, extravagante, et d'un manque de courage politique [ ...]. New York doit mettre terme à l'actuelk
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politique d'emprunts et apprendre à vivre selon ses moyens, avant d'arriver à la faillite.» A en juger par les réactions à cette mise en garde, on aurait cru que Buckley avait proposé de lâcher une bombe atomique sur Israel. JI fallut attendre dix ans pour que Buckley apparaisse comme « responsable ». fi s'opposait aux conceptions des années 60, l'époque des Bonnes Intentions, quand les candidats promettaient solennellement de dépenser davantage que leurs rivaux. De nouvelles idées. De nouveaux programmes. Voilà ce que nous voulions. Le maire Robert F. Wagner fut un porte-parole inconscient de cette époque. En présentant le budget de la ville pour la dernière fois en 1965, il déclara: « Je ne propose pas de laisser nos problèmes financiers fixer des limites aux engagements que nous avons pris de satisfaire les besoins essentiels des habitants de cette ville. » Fidèle à ces curieux principes financiers, New York poursuivit un effort ambitieux (et plein de compassion) pour prendre soin des moins favorisés, en imposant ceux qui pouvaient l'être [ ... ]. Nous avons mené une noble expérience de socialisme local et de redistribution des revenus .. un des résultats évidents en a été la redistribution d'une bonne partie de l'assiette fiscale et des emplois hors de la ville. (C'est moi qui souligne).
Un autre analyste à avoir bien compris le rôle joué par le libéralisme dam la genèse du désastre fut Theodore White. Le 10 novembre 1975, également dans New York, il écrivit : Aujourd'hui, New York est arrivée au stade où elle est incapable de se gouverner elle-même [... ]. Plus d'un million de New-Yorkais bénéficient de l'aide sociale. Nos 260 000 employés municipaux ont chacun une femme, ou un mari, et des enfants. La plupart d'entre eux votent, et ils sont tous unis sur un grand objectif : en avoir « davantage ». Nul ne peut être élu dans cette ville en promettant « moins». C'est pourquoi tous nos politiciens, depuis 20 ans, ont promis davantage; davantage de policiers, d'écoles, de terrains de jeu, de conseillers en orientation ; d'argent pour les retraités, de lits dans les hôpitaux et d'étudiants à l'Université. Les personnes assistées et les employés municipaux dominent ensemble notre politique électorale. Comme dans un soviet géant, ils élisent leurs patrons et leurs trésorierspayeurs [ ... ]. A New York, la bonne volonté n'a pas simplement suivi un cours normal, elle s'est emballée et a dépassé toutes les limites sociales et légales. (C'est moi qui souligne).
Cependant, ces analystes restaient prisonniers de l'idée que les « bonnes intentions» et la « bonne volonté» étaient à l'origine de la faillite de 1'« expérience socialiste» et du « soviet géant» new-yorkais. Mais la bonne volonté n'explique ni cet ensemble d'événements désastreux ni un tel déphasage par rapport aux
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réalités économiques. Irving Kristol, brillant transfuge de la gauche, a présenté dans le Wall Street Journal du 10 décembre 1975 une analyse dévastatrice des motivations réelles qui sous-tendent l'idéologie libérale. Je le cite longuement, parce que rien ne saurait être considéré comme plus important que de mettre à nu les rationalisations altruistes des libéraux qui sont les seuls fondements de leur influence morale, à New York comme dans le pays. On pourrait qualifier cette idéologie de politique de la compassion, ou de la philanthropie, ou de la conscience, ou peut-être tout simplement, de politique social-démocrate. Nous ne disposons vraiment pas d'une appellation correcte et acceptable pour la désigner. En revanche, nous en avons une conception assez nette. C'est John Rawls, un éminent philosophe de Harvard, qui a bn11amment formulé son principe essentiel dans A Theory
of Justice [... ]. Selon ce principe, les inégalités économiques et toutes les politiques sociales ne peuvent se justifier que dans la mesure où elles profitent aux pauvres et les aident à se rapprocher des autres sur la voie de l'égalité. A New York, la classe moyenne-supérieure a adopté ce principe avec enthousiasme bien avant que Rawls ne le formule à leur intention. Et l'application de ce principe égalitaire constitue, dans le cas de New York, une expérience intellectuelle et sociale fascinante. J'estime que les résultats de l'expérience sont concluants: ce principe est la recette du désastre ... En fait, le principe d' « équité» de Rawls signifie seulement que nous choisissons de mettre l'accent sur ce qui nous paraît étre des avantages à court terme pour les pauvres. En tout cas, c'est un point de vue qui a de quoi séduire les esprits libéraux, et les politiciens qui veulent non seulement faire le bien,mais se donner bonne conscience et paraître à leur avantage en faisant le bien. Ce qui en résulte, c'est une espèce de libéralisme infantile, à la recherche de satisfactions immédiates sur les plans spirituel et politique, tout en préparant le terrain d'une frustration permanente [ ...]. n est évident, pour quiconque considère objectivement le problème de New York, que ce dont les pauvres de la ville ont besoin, par-dessus tout, ce sont des emplois, encore des emplois, toujours des emplois [ ... ]. n s'ensuit que l'objectif le plus important de la politique sociale de New York devrait être de préserver les emplois qui existent et d'en créer. Malheureusement, la réalisation de cet objectif implique, à court terme, que l'on encourage ceux qui ne sont pas pauvres, c'est-à-dire les hommes d'affaires et les entreprises. Une telle orientation répugne à ceux qui ont un sens aigu de la compassion en politique. Elle risque de finir par améliorer le sort des pauvres mais en aucune façon d'être bénéfique aux hommes et aux femmes aisés qui ont besoin d'avoir bonne conscience lorsqu'on les voit faire du bien aux pauvres. Ces personnes-là ne peuvent différer leurs satisfactions morales, et c'est cette culpabilité morale, suscitée .par une sorte d'éléphan-
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tiasis du sentiment moral lui-même, qui donne à l'état d'esprit new-yorkais un tel caractère autodestructeur. Au lieu d'encourager la création d'emplois, l'élite libérale de New York en a encouragé la suppression au nom de la réforme sociale [ ... ]. L'échec de l'idéologie politique de New York est assez évident pour la plupart des New-Yorkais moyens, qui ont toujours été quelque peu sceptiques à cet égard. Mais l'élite politique et culturelle new-yorkaise a beaucoup investi dans cette idéologie et lutte désespérément contre la perspective de la voir passer complètement aux profits et pertes. fis ne peuvent croire qu'ils ont fait du mal alors que leur conscience, reflétée et amplifiée par leurs médias, les assurait qu'fis faisaient du bien. -.Aussi longiemps- que cet état d'esprit demeurera inchangé, la ville s'acheminera inexorablement vers la destinée qu'elle semble avoir choisie : être un théâtre moral pour les gens aisés et une réserve urbaine pour les pauvres. Et tout cela au nom de l'égalité.
Dans ces quelques paragraphes, Kristol nous révèle les causes fondamentales de la crise fmancière de New York. Il met en lumière l'intérêt qu'ont tant de libéraux à refuser de comprendre ce qui s'est vraiment passé. En réalité, une telle compréhension les amènerait à adopter tout un ensemble d'attitudes « conservatrices », ce qui équivaudrait à un suicide idéologique. Il est évident que la plupart des libéraux préféreraient ne jamais regarder les faits en face et laisser la ville s'effondrer à leurs pieds plutôt que de conn~ître une telle humiliation. La fuite intellectuelle destinée à protéger ce que Kristol appelle « une éléphantiasis du sentiment moral » suffit, bien entendu, à des personnes qui se contentent de parler et d'écrire sur la politique. Mais cette fuite prend une forme différente chez ceux qui font de la politique, car il leur faut préparer des budgets et se conformer aux mandats constitutionnels et légaux qui exigent que ces budgets soient en équilibre. Comment les politiciens libéraux ont-ils résolu le conflit entre leur propre image morale et la réalité ? La réponse est, malheureusement, qu'ils ont triché. Le manque d'honnêteté idéologique a inexorablement mené au manque d'honnêteté financière. En tant que secrétaire au Trésor, j'ai brièvement décrit cette tricherie dans les termes les plus modérés possibles : « Ces dernières années, ai-je déclaré, New York a répondu aux marchés financiers qui exigeaient de la modération, le sens des responsabilités et du réalisme, par des défenses, des promesses .et des truquages. Des emprunts de capitaux destinés à financer des dépenses courantes, des prévisions de recettes artificiellement élevées destinées à équilibrer des budgets et cautionner de nouveaux emprunts et, par-dessus tout, l'incapacité de dire non à de nouvelles dépenses,
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ont fait de New York un cas unique panni nos grandes villes. » (Les passages en italiques étaient mes sewes références à la malhonnêteté des pratiques comptables de la ville.) D'autres, qui ne jouaient pas le rôle de porte-parole de l'administration sur les questions financières, se sont pennis un langage plus explicite. Le 2 juin 1975, Chris Welles a décrit, toujours dans le magazine New York, les deux principales manifestations de la malhonnêteté de la ville : Les trucs comptables étaient devenus un art raffmé à la mairie de New York. Les techniques étaient complexes et variées. Mais, fondamentalement, elles consistaient surtout à jouer sur les dates, en particulier en prétendant que des dépenses courantes n'interviendraient que plus tard, et que des recettes à venir avaient déjà été encaissées. Bref, les dépenses étaient retardées alors que les recettes étaient avancées [ ... ]. Bien entendu, comme d'autres truquages comptables, celui-ci ne permettait pas à la ville de disposer de liquidités ; il en donnait seulement l'apparence [... ]. Au cours des ans, le truquage sur les dates avait porté sur des périodes de plus en plus longues et la ville avait hypothéqué toujours davantage l'avenir. Elle avait aussi émis des emprunts sur des recettes à venir qu'elle savait hypothétiques.
Le 27 octobre 1975, dans la même publication, Ken Auletta révéla les principales manœuvres financières auxquelles on se livrait aussi bien au niveau de l'Etat qu'au niveau local, en remontant à la fin des années 50 et au début des années 60 (période qui couvrait les mandats du gouverneur Nelson Rockefeller, des maires Robert Wagner, John Lindsay et Abraham Beame, ce dernier étant aussi Commissaire aux Comptes). Pour l'essentiel, ces manœuvres financières avaient en commun le souci de tourner les contrôles constitutionnels et légaux de l'audit et d'accroître la possibilité pour les politiciens de faire des largesses aux syndicats municipaux. Auletta a donné de nombreux exemples de ces manœuvres financières et décrit «les mouvements de fonds, les prévisions de recettes erronées et les simples mensonges qui ont permis de dérober aux contribuables littéralement des milliards sous forme d'emprunts excessifs destinés à couvrir d'énormes irrégularités [ ... ]. Des gens sont allés en prison pour moins que cela ». La même semaine où les accusations de Ken Auletta ont été publiées, le sénateur de l'Etat de New York, James L. Buckley, un républicain conservateur, est parvenu à la conclusion que le ministère de la Justice devrait enquêter sur les pratiques financières de la ville. La demande de Buckley se fondait sur l'audit de la comptabilité de New York, par l'auditeur de l'Etat Arthur Levitt ; selon un avocat du Select Committee on Crime pour l'Assemblée de l'Etat
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de New York, cette opération laissait « peu de doutes sur le fait que de récents emprunts de la ville étaient fondés sur d'importantes falsifications dans les rapports comptables devant servir de garantie pour le remboursement des fonds empruntés 1 ». On aurait pu penser que les libéraux, obsédés de morale, applaudiraien t à l'idée d'une enquête sur les irrégularités présumées. Il n'en fut rien. Le sénateur Buckley s'attira une avalanche d'insultes, de la part des politiciens new-yorkais et de beaucoup de médias, pour avoir mal choisi le moment. Le maire Beame s'exprima en termes d'indignation morale. « Il est vraiment tragique, dit-il, que la déclaration du sénateur Buckley survienne au moment où des dirigeants responsables de l'Etat de New York (quel que soit leur parti) agissent de concert pour éviter un effondrement désastreux qui ne peut être limité à New York.» En d'autres termes, tout comme William F. Buckley Jr. avait été qualifié d' « irresponsable » en 1965, lorsqu'il avait averti les New-Yorkais que leur ville s'acheminait vers la « faillite » à cause d'une mauvaise gestion, 10 ans plus tard, le sénateur James L. Buckley fut qualifié d' « irresponsable » lorsqu'il demanda une enquête sur la mauvaise gestion qui avait effectivement mené la ville à la « faillite ». C'est ainsi que « cet état d'esprit qu'était New York» (exception faite de quelques hommes épris de la vérité) jeta un voile même sur la corruption politique la plus patente et chercha à interdire, au nom de la morale, toute critique politique sérieuse. Comment le problème fut-il résolu en fin de compte? Il ne le fut pas. Ou, plus précisément, il y eut une agitation politique qui aboutit à une « solution » de maquillage, tandis que New York s'efforçait sans cesse de nier et d'échapper aux conséquences de cet « état d'esprit ». La bataille technique sur les problèmes fmanciers de New York avait pour l'Amérique une signification qui dépassait ses particularités ; je la décrirai donc ici dans le détail. En réalité, la bataille commença avant que le marché ne se ferme aux obligations new-yorkaises et continua sans se calmer pendant toute l'année 1975 et une partie de 1976.11 y eut les exigences simultanées et concurrentes des principaux acteurs du drame newyorkais qui cherchaient à influencer le Congrès des Etats-Unis. Les principaux intéressés constituaient un groupe fort divers: le Trésor et la Federal Reserve *, les syndicats municipaux dont les salaires et retraites avaient dévoré le plus gros du budget, et les banques new-yorkaises qui avaient financé une partie de la dette de la ville. 1. «Buckley Asks Ford to Order an Inquiry into the City's Borrowing Practices », New York Times, 24 octobre 1975. '" L'Institut d'émission !américain. (N.D. T.)
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Il Y avait aussi les politiciens new-yorkais, notamment le maire Beame et le gouverneur Hugh Carey, qui avaient la responsabilité officielle de résoudre le problème, le Congrès, qui cherchait à évaluer les positions des parties en conflit et, bien entendu, la presse, qui participait souvent à la bataille, tout en faisant des reportages sur l'affaire. En fait, les principaux acteurs faisaient entendre leur voix simultanément et sans arrêt. Mais, pour des raisons de clarté, je présenterai leurs positions tour à tour, en commençant par la mienne. Comme je l'ai déjà indiqué, ma position en tant que secrétaire au Trésor avait été résumée par la presse en un slogan: « Il faut pénaliser New York ». Associé au prétendu message de Gerald Ford à New York (<< Ecrase! »), il fut interprété comme une simple manifestation de sadisme. Cela était particulièrement paradoxal, étant donné que mes remarques sur les conditions de remboursement « sévères » faisaient, par définition, partie intégrante de la discussion des conditions sous lesquelles je pensais possible d'accorder à New York une aide financière temporaire. En fait, dès le début de la crise, nous avons cherché, au Trésor, les moyens techniques et constitutionnels qui nous permettraient d'aider la ville. Lorsque le marché s'est fermé à New York, en mars 1975, nous avons tenu une série de réunions avec des experts en finances municipales. Nous avons essayé de déterminer la cause de la fermeture du marché et de voir si le problème pouvait être résolu assez vite pour permettre à la ville de placer des bons pour un montant de 5 50 millions de dollars, le 15 avril. Comme je devais le déclarer ultérieurement, nous « cherchions d'urgence des moyens de vendre un produit devenu invendable ». En même temps, nous cherchions à savoir, au Trésor, si le gouvernement fédéral pouvait apporter son aide. Pour ce faire, nous avions besoin d'éléments d'information sur les dépenses de la ville et sur ses obligations, sur l'origine de ses recettes, sur la structure de son endettement. Quand nous avons constaté que nous ne pouvions obtenir de tels éléments d'information, cela nous a porté un coup sévère. Personne dans New York ne pouvait nous fournir un document présentant les recettes et les dépenses de la ville, son actif et son passif. Nous fûmes bientôt pris dans les rets d'une comptabilité byzantine, et nous avons compris qu'après des années de pratiques compta~les douteuses, personne ne connaissait vraiment les faits que nous recherchions. Pendant que nous nous efforcions de cerner la situation financière de New York, le maire Beame porta des accusations insensées, selon lesquelles le problème était entièrement dû au fait que le gouvernement fédéral ne versait pas à New York toutes les sommes
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qui lui étaient dues au chapitre de l'aide sociale. Le ministère de la Santé, de l'Education et des Affaires sociales, selon lui, n'avait pas transféré régulièrement et avec exactitude la part qui incombait au gouv.ernement fédéral. Certains de mes collaborateurs et des responsables du ministère en question ont immédiatement vérifié les programmes d'aide sociale, point par point. Nous avons découvert que, en réalité, les versements avaient été établis régulièrement. Mais, au cours de notre vérification, nous avons vu que, de fait, par suite d'erreurs de la part de l'Etat, le ministère devait 90 millions de dollars à la ville, ce qui fut réglé sur le champ. Cette somme parut insuffisante au maire Beame et à d'autres personnes à New York, qui s'attendaient à ce que des centaines de millions de dollars sortent magiquement des coffres du ministère. Qui plus est, les 90 millions de dollars qui manquaient ne pouvaient guère expliquer les difficultés financières de la ville, qui avait emprunté environ 600 millions de dollars par mois sur le marché financier. Mais la tendance des libéraux à arranger la réalité pour qu'elle corresponde à leur image morale demeurait intacte. Les responsables new-yorkais, qui étaient attachés à la rationalisation selon laquelle leur « compassion» les avait menés à la faillite, ne renoncèrent jamais à l'idée que les dépenses sociales de la ville étaient la clé de la crise financière. Au Trésor, nous n'étions pas impressionnés par cette illusion et, dans nos efforts pour aider la ville, nous avons examiné toutes les possibilités légales de fournir à New York une aide financière directe. Il devint évident que ces possibilités étaient très limitées. Il n'y avait que deux moyens de fournir une aide appréciable. Nous aurions pu avancer la date du versement à New York de sa quote-part des recettes et lui accorder 121 millions de dollars par anticipation et, d'autre part, nous aurions pu changer les méthodes de paiement de la Medicaid * en avançant 75 millions de dollars sur les coûts prévus. Les sommes ainsi versées, qui auraient représenté au total une aide d'urgence de 196 millions de dollars, n'auraient retardé l'échéance que d'une dizaine de jours. Aussi ne firvons-nous pas fait. Au lieu de cela, nous ·avons cherché à savoir si une aide fédérale quelconque pouvait résoudre le problème de New York. Nous étions à la recherche d'une véritable solution, susceptible de traiter la cause du problème et non d'en masquer les symptômes. Les contribuables américains ne pouvaient être saignés pour remplir ce tonneau des Danaïdes qu'était New York, et toute solution
* Prise en charge par le gouvernement fédéral des soins médicaux aux personnes nécessiteuses, âgées de plus de 65 ans. (N.D. T.)
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envisagée devait être applicable à d'autres villes américaines, qui demanderaient ultérieurement à être traitées de la même manière dans des moments difficiles. Ce fut seulement alors, en cherchant à savoir quelles mesures d'aide fédérale pourraient convenir à toutes les villes américaines . sans exception, que nous avons, au Trésor, vraiment découvert l'extraordinaire différence qui existe entre la gestion financière de New York et celle d'autres villes; c'est une question que j'ai déjà présentée dans ce chapitre. Non seulement New York dépensait plus par habitant qu'aucune autre ville, non seulement l'accroissement de ses dépenses était supérieur à celui des autres villes, mais c'était la seule grande ville américaine à accumuler une dette à court terme, énorme et permanente. En fait, à l'exception d'emprunts gagés sur des bons, qui peuvent être considérés comme une sorte de financement à la construction, peu d'autres villes américaines avaient des dettes à court terme. Par exemple, chaque année, Chicago émettait pour environ 300 millions de dollars d'emprunts et les remboursait annuellement lorsque les impôts rentraient. Boston avait émis pour 65 millions de bons gagés sur des recettes fiscales, mais elle les racheta à la date prévue lorsque les impôts de 1975 furent rentrés. Seule New York fonçait tête baissée vers la faillite, imposant à ses habitants un fardeau financier de plus en plus lourd, et elle se tournait maintenant vers les contribuables américains pour demander encore plus d'argent. Au cours de nombreuses réunions avec des responsables newyorkais, nous leur avons, à diverses reprises, présenté ces comparaisons troublantes et nous leur avons demandé de prendre l'engagement que les dépenses de la ville ne dépasseraient pas les recettes. Nous n'avons pas reçu un tel engagement. Les dirigeants politiques new-yorkais n'avaient comme seule idée en tête de prendre l'argent du contribuable américain, et ils se comportaient comme si nos exigences étaient absurdes. De fait, le maire Beame et ses collègues nous traitaient comme des collégiens naïfs qui ne comprenaient rien aux réalités politiques new-yorkaises. Selon eux, on pouvait lutter contre le crime, contre la pollution, contre l'ignorance,mais, à New York, on ne pouvait lutter contre les formidables forces qui poussaient à la dépense, et qui ruinaient la ville. Bien entendu, nous avions très bien compris que si ces politiciens entendaient vraiment supprimer toutes les couches de parasites qui asphyxiaient la ville, ils seraient en butte aux attaques de leur propre électorat. Ils ne voulaient pas résoudre le problème et· ils n'ont pas agi dans ce sens. Aussi longtemps qu'ils se borneraient à demander des secours d'urgence au gouvernement fédéral en remettant à plus tard toute politique d'assainissement financier, je ne pouvais ni ne voulais recommander une aide.
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En vérité, il n'y avait aucun moyen de procéder à une réforme rationnelle sans avoir recours à une certaine procédure de faillite de façon à prolonger la durée de la dette. Ceci fut bien compris par les principaux conseillers financiers et juridiques du maire Beame, mais ni lui ni les autres politiciens new-yorkais ne pouvaient se résoudre à une telle confession publique de leur échec. J'appris bien vite qu'il leur importait davantage de sauver la face sur le plan politique que de sauVer la ville elle-même. En réalité, la leçon s'imposa brutalement à Robert Gerard, secrétaire adjoint au Trésor et à moi-même ; Gerard, qui est un homme brillant et un ami cher, devint finalement le spécialiste des questions new-yorkaises au Trésor ~t aucun de nous n'oubliera notre premier contact avec la gigantesque hypocrisie des responsables de la ville. Le 18 octobre 1975, le lendemain du jour où New York fut tout proche de la faillite, nous nous sommes entretenus dans mon bureau avec Ira Mill stein, de la firme Weil, Gothsal et Manges, l'avocat de la ville, et Kenneth Axelson, maire adjoint chargé des questions financières. Les deux hommes nous expliquèrent avec vigueur et clarté qu'ils espéraient bien que New York serait en faillite. La faillite, nous dirent-ils, assainirait l'atmosphère et permettrait de remettre de l'ordre dans les finances de la ville. Ces propos s'opposaient en tous points aux déclarations publiques du maire Beame, qui, au même moment, demandait au syndicat des enseignants de New York d'aider la ville avec ses fonds. Millstein et Axelson dirent qu'ils espéraient en leur for intérieur que le syndicat des enseignants refuserait son aide. Je fus réconforté par un tel réalisme, mais Gerard et moi-même nous demandâmes quand ce réalisme serait affiché publiquement. Nous eûmes la réponse une dizaine de jours plus tard, lorsque Millstein déposa devant la commission Proxmire. Il adressa un long mémoire à la commission, dans lequel il prévoyait toute une série de catastrophes si la faillite se produisait, et, lors d'une déposition, il broda sur ce thème de façon dramatique. Ce fut sans doute la déposition de Millstein qui amena la commission Proxmire à écarter la faillite comme solution possible aux problèmes de la ville. Mais, en réalité, Millstein ne croyait pas un mot à ce qu'il disait. La même hypocrisie cauchemardesque caractérisait presque tous les aspects de la crise new-yorkaise. Du commencement à la fin, ou du moins, jusqu'à mon départ, elle n'a jamais cessé. Cependant, que les politiciens new-yorkais l'admettent ou non, je devais considérer l'éventualité d'une faillite de New York et évaluer ses effets sur les institutions financières du pays. Des économistes, au Trésor comme au Federal Reserve Board, firent une analyse qui indiqua que, sur le plan psychologique, les effets d'une telle faillite pourraient être explosifs/mais que, sur le plan financier,
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ils seraient limités et de courte durée. Nos analystes pensaient tous que New York avait une base financière suffisante pour régler intégralement tous les détenteurs de bons et d'obligations. Le marché municipal avait déjà connu une importante faillite, celle de l'Urban Development Corporation de l'Etat de New York, et l'avait fort bien surmontée. En outre, les problèmes de la ville étaient de notoriété publique depuis des mois et le marché avait déjà réagi au risque, les cours des émissions les plus faibles de New York s'étant effrités. En un sens, le marché s'était renforcé à cause de cette situation. Les bons et les obligations des villes sûres (par exemple ceux de Minneapolis, qui est une ville bien gérée) avaient pris de la valeur. Les choix des investisseurs étaient devenus plus judicieux. Quant au système bancaire, il était encore plus à même de supporter cette épreuve temporaire. Le nombre d'actions des grandes banques new-yorkaises détenues par la municipalité, bien que considérable en termes absolus, constituait moins de 1 % du total des avoirs de ces institutions. Les investisseurs chevronnés (c'est-à-dire les déposants les plus importants) étaient bien conscients de ce fait et de ce qu'en cas de faillite, cette part des actions de la ville pouvait difficilement perdre toute sa valeur. Il n'y avait aucune raison de craindre d'importants retraits de fonds ou une ruée vers les banques. En outre, le Federal Reserve System avait mission de remédier aux déséquilibres temporaires de liquidités de notre système bancaire. Enfin, nous avons abouti à la conclusion qu'en cas de faillite, la responsabilité de New York était si bien connue dans le pays (opinion sans cesse confirmée par les sondages) qu'il y avait peu de risque que cela soit interprété comme le signe d'un désastre national. Convaincus que les effets économiques d'une faillite seraient limités et de courte durée, et sachant que dans le pays il y avait d'autres villes où les responsables affrontaient courageusement leurs problèmes financiers, nous sommes parvenus à la conclusion que j'ai déjà mentionnée, à savoir que le Trésor ne devrait accorder aucune aide à New York avant que cette ville ne prenne l'engagement ferme d'adopter un programme financier responsable. On pouvait difficilement voir dans cette prise de position un désir de pénaliser New York, de la voir souffrir ou « s'écraser ». Néanmoins, c'est ainsi qu'on la présenta au public dans la plupart des journaux. Si j'insiste, ce n'est pas simplement parce que cela m'a blessé (ce qui fut le cas), mais parce qu'il s'agissait des mauvais procédés les plus graves que j'aie jamais vus utiliser par la presse. Ils masquaient le fait qu'il existait une possibilité sérieuse de mettre un terme à l'irresponsabilité politique de New York ; ils créaient
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un « méchant », bien utile, à qui reprocher la catastrophe dont la ville elle-même s'était rendue responsable, et prolongeaient la période pendant laquelle les responsables politiques new-yorkais, qui n'étaient que trop désireux de voir taxer d' « inhumanité» une exigence de responsabilité financière, allaient, en usant de rationalisations, s'apitoyer sur leur sort. Chacune de mes recommandations connut la même déformation, qu'il s'agisse de la suggestion de faire payer des droits d'inscription dans les établissements d'enseignement supérieur de la ville, de renoncer au contrôle des loyers pour relancer la construction immobilière, et de relever le seuil d'imposition ; de remplacer dans divers services (surtout ceux de la santé et du nettoiement) les fonctionnaires municipaux par des contractuels privés qui accompliraient le même travail à moindre coût; d'augmenter les impôts à la consommation. A toutes ces recommandations spécifiques visant à réduire les dépenses et à augmenter les recettes de la ville, les politiciens et les journalistes new-yorkais répondirent par l'invective personnelle : j'étais ou bien « inhumain» ou bien un « nigaud ». Les suggestions n'étaient jamais considérées en elles-mêmes. Je pense qu'à l'approche des élections, il était inévitable que les principaux responsables de l'administration cherchent à abandonner le terrain. Un matin, lors du conseil de 8 heures à la Maison-Blanche, Donald Rumsfeld nous déclara : « Personne ne doit faire de commentaire officiel ou officieux sur New York, exception faite de Bill Simon. » Après la réunion, William Seidman, un des conseillers économiques du Président, m'adressa seulement ces quelques mots: « Bill, tu es en train de te faire avoir. » Ce qui était exact. A l'insu, j'en suis sûr, du Président,j'étais devenu le bouc émissaire de l'administration sur la question new-yorkaise. En cas de succès, la .MaisonBlanche s'en attribuerait le mérite et en cas d'échec, elle me laisserait tomber. Le second acteur du drame new-yorkais ce fut le groupe des syndicats municipaux qui avaient dévoré le budget de New York et qui continuaient à le faire. Du début à la fin, les syndicats n'ont jamais reconnu les effets mortels de leur action sur l'économie newyorkaise. Lorsqu'ils furent informés que des suppressions d'emplois et des réductions de salaires étaient inévitables, les syndicats municipaux ruèrent dans les brancarts. Il faut admettre, en toute équité, que les économies décidées par le maire Beame pendant l'été 1975, sous le contrôle de la Municipal Assistance Corporation (MAC) étaient délibérément de nature à mettre le feu aux poudres. Il voulait « prouver » ainsi qu'il fallait à la ville une aide de l'Etat de New York ainsi qu'une aide fédérale. Beame licencia près de
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5 000 policiers et plus de 2 000 pompiers (fermant 26 casernes) et il congédia presque 3 000 des 10 000 employés des services du nettoiement. Les syndicats comprirent qu'il s'agissait d'un chantage politique, mais, au lieu de le dévoiler comme tel, ils se livrèrent à un contre-<:hantage. En juin 1975, les syndicats de pompiers et de policiers publièrent un dépliant de 4 pages qu'ils distribuèrent aux touristes. Il avait pour titre : « Bienvenue dans la cité de la peur » et une terrifiante tête de mort figurait sur la couverture. Le pamphlet conseillait aux touristes de rester chez eux après 18 heures, d'éviter d'utiliser les transports en commun et « d'éviter autant que possible New York jusqu'à ce que les choses changent ». En juillet, les employés des services du nettoiement se mirent illégalement en grève. Ils menacèrent de transfonner New York en « ville de la puanteur» et leurs piquets de grève lancèrent le slogan « Attendez donc l'arrivée des rats ». Le chantage résusit ; c'était inévitable. On réembaucha 44 % des policiers et 35 % des pompiers licenciés et on rouvrit 18 casernes de pompiers. Cela confirma simplement les syndicats municipaux dans l'idée que la meilleure réponse à la crise financière était une politique de fermeté. En août, six mois après que les marchés se soient fennés à la ville, les syndicats étaient engagés dans une nouvelle négociation sur les salaires comme si rien n'avait changé. Les responsables municipaux et les membres de la Municipal Assistance Corporation (constituée par l'Etat pour placer sous séquestre les impôts à la consommation et les droits de mutation à titre de garantie pour les bons émis par la MAC) s'étaient inquiétés du fait que même les bons de la MAC se vendaient mal sur le marché. Ils décidèrent d'avoir recours à un blocage des salaires. Lançant un défi aux responsables syndicaux, ils soulignèrent que, de 1961 à 1973, les employés de la ville avaient bénéficié d'augmentations de salaire s'élevant à 129 %, contre 85,2 % dans le secteur privé. Les syndicats ne voulaient pas d'un blocage des salaires~ mais approuvèrent un compromis dans lequel ils reconnaissaient et niaient tout à la fois l'existence de la crise. Le compromis consistait à surseoir au paiement des 5 ou 6 % d'augmentation qui avait pris effet le mois précédent et d'en reporter l'échéance à la fin de l'exercice budgétaire 1978. Ces sommes ne seraient réglées qu'à la condition que le budget de la ville soit en équilibre et que les bons de New York se vendent sur le marché. L'accord prévoyait que l'augmentati~n différée serait supérieure pour les plus hautes rémunérations. Mais, dans tous les autres domaines, les syndicats insistèrent pour que la ville se comporte comme si la crise n'existait pas. Tout employé qui désirait prendre sa retraite devait recevoir une retraite basée sur les augmentations de salaire, et les futurs contrats seraient
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négociés comme si l'augmentation de 1975 avait eu lieu. En d'autres termes, les syndicats de la ville persistaient à voir dans le désastre financier de New York un inconvénient temporaire qui n'exigeait d'eux aucun sacrifice permanent. Et surtout, les syndicats new-yorkais se raccrochaient fermement à l'idée que les banques étaient responsables de cette situation qui les choquait tant, comme si elles étaient pour quelque chose dans le fait qu'ils dévoraient le budget de la ville. Victor Gotbaum, le dirigeant du plus grand syndicat municipal, déclencha le boycott, par les employés de la ville, de la Citibank de Walter Wriston. Mais la bête noire de Gotbaum, c'était en fin de compte William Simon, secrétaire au Trésor et inébranlable défenseur du capitalisme. Un jour, Gotbaum plaida sa cause devant le Congrès sur un ton qui n'était pas sans rappeler celui de Little Eva: « Ne nous laissez pas à la merci de Simon. » Une autre fois, à la télévision, il grogna: « Vous pouvez dire à Simon qu'il aille se faire f... !» A l'analyse détaillée des problèmes new-yorkais, sur les plans constitutionnel et économique, voilà la réponse qui fut faite au Trésor par le chef syndicaliste, ancien étudiant de l'université Columbia. Une telle réponse était, bien entendu, inévitable. Tant que les syndicats municipaux refusaient de reconnaître le rôle qu'ils avaient joué dans le désastre de New York, il leur fallait avoir recours à une explication de type diabolique. Pour eux, le diable c'était moi. Les banques tinrent le troisième grand rôle dans la crise newyorkaise et, à de rares exceptions près, elles furent, à cette occasion, d'une lâcheté funeste. Ces messieurs avaient une peur folle, mais il s'agissait en partie seulement de la peur de perdre leur argent. Ils détenaient un nombre considérable de bons new-yorkais. au total environ 2 milliards de dollars. David Rockefeller était le plus mal loti: à la fin de 1975 la Chase Manhattan Bank détenait environ pour 400 millions de dollars de bons de la ville et de la MAC; la Citibank de Walter Wriston, environ 340 millions de dollars; et les autres banques un peu moins. Mais, comme je l'ai dit plus haut, cela représentait moins de 1 % des avoirs des banques ; elles ne couraient donc aucun danger sérieux, pas plus d'ailleurs que les banques dans le reste du pays. Une étude du Federal Reserve Board avait établi que seulement 6 % des 4 700 banques nationales pouvaient être menacées par une faillite de New York. En outre, Arthur Burns, président du Federal Reserve Board, George Mitchell, son vice-président, James Smith, contrôleur de la monnaie et Frank Wille, président de la Federal Deposit Insurance Corporation, assurèrent, dans leurs témoignages devant le Congrès, que le système économique américain pouvait maîtriser
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les effets d'une faillite de New York. La plupart des banquiers avec lesquels j'eus des entretiens confidentiels comprenaient que c'était bien le cas. De fait, en novembre 1975, Walter Wriston, que j'avais depuis longtemps considéré non seulement comme un remarquable banquier, mais aussi, ce qui est plus important, comme un financier . de l'envergure d'un homme d'Etat, défia les politiciens et les syndicats en décrivant publiquement l'attitude de l'administration comme « hautement responsable » et en déclarant que les effets de la faillite pouvaient être limités et auraient une incidence « minimale » sur les grandes banques new-yorkaises. Les banques n'avaient pas vraiment peur d'être à sec. Essentiellement, la peur des banques était d'ordre moral. Comme souvent dans notre société, lorsque les libéraux orchestrent une vigoureuse campagne nationale où les bons s'opposent aux méchants, ceux qui sont qualifiés de méchants subissent une grande épreuve nerveuse. Hommes d'affaires et banquiers, qui semblent attacher plus de valeur à la considération qu'à la vie, sont incapables de supporter ces accusations de caractère moral. Invariablment, ils s'effondrent psychologiquement, et quoi qu'ils puissent penser et dire en privé, en public, ils demeurent silencieux, ou bien, pris de frénésie, ils se hâtent de prendre le train en marche en se ralliant aux libéraux. C'est exactement ce que firent de nompreux banquiers pendant la crise new-yorkaise. Objectivement, ils étaient les victimes de la curieuse comptabilité de New York ; les politiciens leur avaient menti, les avaient trompés et les avaient laissés en possession d'un tas de bons que la municipalité savait ne pouvoir rembourser. Mais, au lieu de tenir tête publiquement aux politiciens et d'exiger que la ville mette de l'ordre dans ses affaires, ils jugèrent plus prudent, du point de vue des relations publiques, de se faire l'écho de l'opinion libérale. Même des amis de longue date capitulèrent de cette façon. Les comités de politique générale de deux grandes firmes de Wall Street (il s'agissait d'hommes que je connaissais depuis longtemps), refusèrent à Robert Swinarton, vice-président· de Dean Witter et à William Grant, président de Smith Barney, l'autorisation de m'approuver en public, bien qu'ils l'eussent fait en privé. Je me trouvai ainsi face à de nombreux financiers dénués de cran qui en privé m'assuraient de leur gratitude pour mon combat solitaire. J'entends encore leurs paroles d'encouragement, paroles que le public n'a jamais entendues: « Bon Dieu! Bill, tu es sur. la bonne voie ... Tiens bon. Ne leur donne rien ... Assure-toi qu'ils font ce qu'ils doivent faire, sinon la ville ira à la dérive. » Mais lorsque je proposais à ces messieurs d'aller à Washington et d'appuyer ma position au Congrès par leur témoignage, ils répondaient
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invariablement: « Bon ... je te rappelerai. » Ils tenaient des réunions fiévreuses avec leur comités exécutifs et parvenaient à la conclusion qu'il était plus sage de conserver un « profil bas ». L'une des journées les plus noires de ma vie fut celle où des géants financiers tels que Pat Patterson de la Mo.rgan Guarantee e.t W,alter Wriston, qui s'étaient montrés fermes SI longtemps, cap!t~lerent et se joignirent finalement aux autres pour demander 1 aIde du gouvernement fédéral. Dans tout le pays, très peu d'hommes appartenant à la communauté financière avaient la volonté de soutenir leurs convictions personnelles en public, devant le Congrès. J'aurai toujours de l'estime pour ceux qui eurent le courage de venir à Washington témoigner en ma faveur : Frank Spinner, premier vice-président de la First National Bank de Saint Louis; Robert Abboud, président de la First National Bank de Chicago; William Solari, vice-président de Donaldson, Lufkin et Jeanrette de New York,et Francis Schanck, principal associé de Bacon Wh ipple , ancien président de l'Investment Bankers Association of America et premier président du conseil d'administration de la Securities Industry Association. Il y avait un troisième groupe de financiers pour qui le problème du courage ne se posait même pas, et qui, sur le plan financier, ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. J'ai été stupéfait lorsque, participant en tant que secrétaire au Trésor à un dîner de la Securities Industry Association, à Washington, j'ai entendu Richard Adams, vice-président de la Chemical Bank, dire : « Les choses iraient très bien à New York si vous autres, au Trésor, cessiez d'agir de façon aussi cavalière. » Voilà donc des financiers supposés sérieux, si bien retournés par la propagande libérale qu'ils étaient devenus hostiles à ceux qui exigeaient une solution réelle au problème. Edwin Yeo, sous-secrétaire au Trésor, m'a rapporté un autre exemple de ce genre d'ignorance financière totale. Il avait quitté Washington pour s'occuper d'une affaire de la Securities Industry, et Brenton Harries, président de Standard and Poors, qui se trouvait de l'autre côté d'une piscine bondée, lui cria: « Dites à Simon de retourner dans le New Jersey et de poser sa candidature comme gouverneur! Il fera moins de dégâts là-bas. » Ces personnes-là ne comprenaient pas suffisamment le désastre financier de New York pour être hypocrites. Si la majorité de ceux qui appartenaient aux milieux financiers ne m'appuyaient pas publiquement, quelle était la position officielle des banques ? Certains banquiers avaient une position qui s'apparentait à celle des menaces syndicales, même si elle était plus schématique. Ils ne menaçaient pas de créer une « ville de la puanteur» et ne mettaient pas en garde contre l'arrivée de millions
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de rats. Ils brandissaient plutôt le spectre d'un désastre financier national. Felix Rohatyn, associé pour les Etats-Unis de Lazard Frères, président de la Municipal Assistance Corporation et porteparole officieux de la communauté financière de New York, déposa ainsi devant le Sénat : « J'ai donné mon avis de professionnel : une faillite de la ville mènerait inévitablement à celle de grandes agences de l'Etat de New York et, éventuellement, à celle de l'Etat de New York lui-même. Je crois que l'effet d'une telle série de faillites ne pourrait être limité sans qu'il en coûte beaucoup à l'économie et à notre position internationale [ ... ]. Une faillite aux proportions gigantesques impliquant la ville et l'Etat de New York [ ... ] constituerait une inexcusable tragédie.» En réalité, Felix Rohatyn, depuis longtemps surnommé Félix-Iapagaille, ne nous menaçait pas d'une « ville de la puanteur », mais d'un « pays de la puanteur ». Il s'agissait de la même attitude. Pour de nombreux membres du Congrès, il était évident que cela constituait un chantage. Pendant les auditions de novembre 1975, devant le Senate Banking Committee, Edward Brooke, sénateur du Massachussetts, me posa la question suivante: « Pensezvous que nous soyons l'objet d'une sorte de tactique de l'épouvante, qu'on alarme le pays et que, si New York faisait faillite, d'autres villes subiraient le même sort ? » Je répondis sur le fond de la question, expliquant avec force détails pourquoi aucun effet de réaction en chaîne n'était à prévoir, et le sénateur de l'Utah, Jake Garn, intervint pour apporter une réponse à la question que Brookes avait posé sur les mobiles de l'affaire: « Je pense vraiment que nous assistons à une offensive de propagande qui grossit l'effet sur le reste du pays. Les gens de Madison Avenue, ou d'autres, font un effort fantastique pour convaincre le pays que nous allons sombrer si New York ne peut honorer ses obligations. Je pense que toutes ces exagérations sont destinées à faire pression sur le Congrès pour qu'il propose une sorte de caution à la ville. » Beaucoup de banquiers appartenant à ce groupe inventèrent une « théorie des dominos» encore plus terrifiante, au cas où la menace d'un désastre national ne se révélerait pas suffisamment effrayante. Si New York connaissait la faillite, disaient-ils, tous les systèmes financiers de la planète s'effondreraient! Rohatyn annonça sombrement que la faillite de New York serait perçue, sur le plan international, « comme une preuve de l'échec du capitalisme ». George BaIl alla plus loin encore en déclarant qu'une telle faillite constituerait « une victoire pour le communisme international ». Et David Rockefeller, dont la banque détenait le plus de titres newyorkais, se démenait comme un beau diable, multipliant les avertissements aux responsables financiers de par le monde, à savoir que tout le système financier international se désintégrerait si New
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York était en faillite. Il s'agissait de bien plus qu'un chantage c'était jouer avec le mots de façon curieuse. Si par faillite on entend une incapacité à payer ses dettes et un report des paiements (et c'est bien ce que veut dire faillite, même si on utilise le mot « moratoire », qui n'est pas aussi effrayant), New York s'y préparait déjà. En vérité, Rohatyn lui-même demandait un échelonnement des remboursements au moment même où l'on évoquait bruyamment la menace d'un désastre financier international si cela se produisait. Le scénario effrayant d'un désastre financier international ne se déroula pas, bien entendu. Les marchés financiers mondiaux savaient que New York ne pouvait payer ses dettes, et ils ne s'écroulaient pas. Néanmoins, tout comme les syndicats municipaux, la communauté financière, hystérique, ne tenait aucun compte des faits. Certains dirigeants étrangers succombèrent eux aussi à l'hystérie. Le chancelier de l'Allemagne de l'Ouest, Helmut Schmidt, qui est un homme brillant et compétent, arriva un jour à New York en avion, et se fit l'écho de l'horrible prédiction d'un désastre financier international, lors d'une conférence de presse télévisée que je regardai. Je me suis écrié: « Bon Dieu! David Rockefeller l'a rencontré.» Mais Schmidt n'était pas totalement dupe. Venu à Washington déjeuner à la Maison-Blanche, il se pencha à un moment vers moi et me demanda à voix basse: «Que pensezvous de David Rockefeller?» Je lui dis exactement ce que je pensais: qu'il se sentait obligé de prédire un désastre international, qu'il en avait fait autant lors de l'embargo décidé par l'OPEP et que je pensais qu'il se trompait. Schmidt m'écouta attentivement, rentra chez lui et s'entretint avec ses conseillers financiers. Un mois plus tard, Hans Apel, ministre des Finances de l'Allemagne de l'Ouest, s'excusa auprès de moi en disant : « Bill, nous avons trouvé effarant que le chancelier ait pu faire une telle déclaration. Nous le regrettons vraiment.» Ultérieurement, au sommet économique de Porto Rico, Schmidt lui-même s'excusa auprès du président Ford. La France résista à la propagande. Lors d'un voyage à Paris, je rencontrai Jean-Pierre Fourcade, le ministre des Finances, qui me dit d'un air malicieux : « Qu'est-ce que j'entends? Qu'on court tous au désastre si New York fait faillite ? J'aimerais bien que vous m'expliquiez cela. » Je lui répondis: « J'aimerais bien qu'on me l'explique à moi aussi ! »Et nous avons tous deux éclaté de rire. Un profane peut estimer que cela ne prête pas à rire, mais pour des ministres des Finances qui savaient depuis longtemps que New York ne pouvait pas payer ses dettes et que la faillite de cette ville n'avait pas particulièrement affecté les marchés financiers mondiaux, c'était une sorte d'humour noir. Je m'empresse d'ajouter qu'aucun ministre des Finances ne pouffe de rire
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lorsqu'il est question du désastre financier de la Grande-Bretagne ou de la politique économique suicidaire des Etats-Unis. En vérité, dans le domaine financier, les nations capitalistes occidentales vivent au pied d'un volcan; néanmoins, pour ceux qui comprennent ses divers éléments et ses causes, la crise new-yorkaise ressem. blait à un rocher dévalant la montagne. Il s'agissait non du désastre lui-même, mais de ce qu'il pourrait être à l'échelle d'un microcosme. Voilà donc évoqué le rôle joué par le Trésor, les syndicats et les banques. Ce n'est qu'après avoir compris la puissance de ces trois centres de pression que l'on peut commencer à parler de la politique des responsables de la ville et de l'Etat de New York. Si j'emploie le mot « politique », c'est par habitude; en fait, il y avait absence totale de politique. Balloté d'un groupe à l'autre sans pouvoir les mettre d'accord, le maire Beame ressemblait davantage à un navire déboussolé qu'à un responsable politique. Après avoir ressassé ses reproches aux banquiers, il se mit à geindre sans arrêt sur le sort de New York, qu'il estimait punie de sa générosité envers les « pauvres ». Comme l'écrivit le magazine rime le Il août 1975 : « Comme l'ont toujours fait avant lui les politiciens new-yorkais, (Beame) a remis à plus tard toute solution à la crise, dans le vain espoir que celleci s'éloignerait d'une façon ou d'une autre. Il a d'abord tenté de blâmer les banques, comme si l'on pouvait leur reprocher d'avoir contracté les dettes de la ville. Lorsque cela eût échoué, il réclama avec vigueur une aide plus importante de l'Etat de New York et du gouvernement fédéral, alors que ces derniers étaient également très sollicités.» Le magazine New York, qui publia les meilleurs articles sur la crise, décrivit à maintes reprises M. Beame soit comme un homme incapable de comprendre la situation, soit comme un intrigant sur lequel on ne pouvait compter, soit comme les deux à la fois. En août 1975, Steven Brill écrivit à propos de la réputation de Beame auprès des « hommes d'affaires, des banquiers, des responsables syndieaux et des politiciens new-yorkais»: «Tous s'acc9rdèrent pour dire que Beame n'a jamais compris les problèmes réels de la ville.» Et Miehael Kramer qualifia la prétention de Beame de réduire les dépenses budgétaires de « mensonge» et de « bidon ». La seule action que Beame entreprit avec conviction fut l'espèce de chantage politique qui le caractérise et que j'ai déjà décrit.· Cela consistait à réduire ou à menacer de réduire les services les plus nécessaires à la survie de New York: police, pompiers, voirie, pour «prouver» que des réformes fondamentales détruiraient
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la ville. La MAC le poussa à décider d'autres réductions importantes bien qu'il y fût personnellement très hostile, décrivant chaque réduction comme une «humiliation» personnelle et concevant sans cesse des manœuvres pour faire accroire qu'il entreprenait des réformes alors qu'il n'en était rien. Un de ses assistants fit à la presse la déclaration suivante : « Beame a passé sa vie à trouver des trucs pour éviter à la ville une crise financière. Il pensait qu'il pourrait en faire autant cette fois aussi. » Jusqu'au bout, Beame n'a jamais compris que les trucs comptables avaient cessé de marcher et que la comptabilité « subjective» s'était finalement heurtée à la réalité des faits. Quant au gouverneur de l'Etat de New York, Hugh Carey, il changea également souvent d'attitude. Il fut d'abord tenté, lui aussi, d'exiger une caution fédérale pour la ville et, lorsqu'elle lui eut été refusée, de recourir au chantage politique. Lorsque le président Ford condamna les pratiques financières « insensées » de la ville et refusa de garantir ses dettes, Carey accusa le Président de « poignarder la ville dans le dos » et appela à une manifestation de masse en guise de protestation. Des milliers de personnes répondirent à son appel, y compris l'habituelle délégation de vedettes d 'Hollywood qui sont toujours disponibles dans de telles circonstances. Le gouverneur y ajouta quelques menaces sérieuses de son cru, déclarant qu'il y aurait des émeutes et des incendies volontaires si le gouvernement Ford ne se portait pas garant de la ville, et il s'écria de façon théâtrale : « Ce sera l'argent fédéral ou les troupes fédérales ! », Mais devant l'échec de l'agitation inspirée par le gouverneur et des menaces de violence, Carey conçut alors une manœuvre plus subtile. Il aida financièrement la ville de New York jusqu'à ce que l'Etat de New York lui-même se trouvât dans une situation financière difficile, pensant ainsi contraindre le gouvernement fédéral à apporter sa caution. Mais en vain. Ce fut seulement alors que Carey collabora avec nous, dans la coulisse, pour tenter de parvenir à une solution responsable. Cependant, en public, Carey n'avait aucun désir de mettre en cause son avenir politique de démocrate libéral en abandonnant le mythe libéral et new-yorkais de la compassion. En octobre 1974, dix bons mois après le désastre financier de New York, le gouverneur Carey, tout en admettant avec tact que la gestion financière de la ville n'avait pas été irréprochable, continuait à tenir les propos habituels selon lesquels la ville dépérissait à cause du fardeau de l'aide sociale. S'adressant au sénateur Tower du Texas, il déclara: Vous vous rendez compte, je le sais bien, que si New York s'est lancée dans certaines activités et dans une certaine politique d'aide aux pauvres
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- il s'agit des programmes d'action communautaires -, c'est parce qu'un grand Texan m'a convaincu que c'était une bonne chose pour les villes de notre pays. Lyndon Johnson nous a demandé de le faire et nous l'avons fait... Il faut que nous trouvions un moyen de faire face à certaines de ces activités, comme vous le dites. Nous 'aimerions que moins d'argent soit destiné à l'aide sociale, qui coûte à la ville un milliard de dollars, pour un million de New-Yorkais. Nous ne pouvons plus nous le permettre. Il nous faut du temps pour nous délester de ces fardeaux».
Il n'est jamais venu à l'esprit du gouverneur de déclarer que si New York cessait de subventionner une partie de la classe moyenne, l'aide accordée aux pauvres lui paraîtrait négligeable. Mais cela eût été trop demander à un gouverneur libéral. Il y eut,enfin, le forum où se joua le drame lui-même: le Congrès. La plupart de ses membres n'avaient aucune envie de cautionner New York. Les députés responsables étaient aussi avertis que moi des pièges constitutionnels d'une telle caution, et les moins responsables s'aperçurent que leur électorat ne l'admettrait pas. Comme moi, ils voulaient aider New York, mais à la condition que l'on découvrît une formule qui ne créerait pas un dangereux précédent pour les autres villes, et que New York manifestât de réelles intentions de réforme. Cependant, sur cette toile de fond se détachaient les dirigeants libéraux, c'est-à-dire les sénateurs Hubert Humphrey, Abraham Ribicoff, Henry Jackson, etc., qui entonnaient l'éternel refrain sur le martyr de la ville, au nom des pauvres, et qui ne cessaient de dénoncer ceux d'entre nous dans l'administration qui donnions du problème une description différente, plus réaliste. Par-dessus tout, les libéraux au Congrès aimaient à dénoncer mon « insensibilité » et mon manque de « cœur» et d' « humanité ». La plupart ne parlaient que pour la galerie, et ce à un tel point que moi-même j'en étais ahuri. Hubert Humphrey donna l'exemple le plus saisissant de cette comédie de l'indignation morale. En privé, nous étions bons amis et il savait parfaitement que je n'étais pas plus « inhumain» que lui. Cependant, il prenait un malin plaisir à me dénoncer en public pendant la crise new-yorkaise. Un jour où je déposais devant le Joint Economie Committee sur les éventuelles conséquences financières d'une faillite de New York, Hubert fit un numéro remarquable. Tandis que les caméras de télévision tournaient, il me regarda intensément, l'œil sévère, et se mit à, fulminer contre mon « manque d'humanité» ; puis, alors que les caméras s'éloignaient de lui pour filmer ma réaction, Hubert fit un clin d'œil ! Une autre fois, après m'avoir de nouveau dénoncé dans un dis-
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cours enflammé, il se leva, magnifique de colère, et agitant les bras, les lunettes glissant sur le nez, il tonna : « Oui... et Arthur Burns dira : « Que les eaux se retirent », et il sauvera toutes les grandes banques. Et huit millions de petites gens seront engloutis. » A la fin de la séance, après le départ des caméras, il me prit par les épaules et me dit: « Bill, ça m'est venu du cœur. » Je répondis sèchement: « Cela n'est sûrement pas venu de la tête. » Hubert apprécia la réplique et eut un petit rire. La politique exigeait qu'il me décrivît comme un monstre, et il supposait que je comprendrais. Je le comprenais, hélas! Hubert est un homme chaleureux qui, comme beaucoup de libéraux, n'a pratiquement aucune connaissance en économie. Quelques mois plus tard, il me présenta à un groupe de citoyens en disant : « Voici Bill Simon, le secrétaire au Trésor. Il a une petite machine qui imprime des billets et c'est moi qui les dépense.» Ce mot d'esprit comportait une très grande part de vérité. Cependant, malgré toutes les clameurs déchirantes à propos de ma mesquinerie, les parlementaires libéraux, pas plus que les conservateurs, ne voulaient apporter la caution du gouvernement fédéral aux habitudes de dépense de New York, qui, même selon les critères les moins rigoureux, étaient inexcusables. Mais de très fortes pressions s'exerçaient de tous côtés. La campagne de peur et de chantage qui émanait de tous les groupes avait fait son effet, et dans un forum politique, le résultat était inévitable : on rechercha un compromis. Je discutai longuement de la situation avec le président Ford et nous fûmes d'accord pour ne pas céder sur les principes. Nous ne pouvions apporter une caution fédérale aux obligations de New York, et nous ne pouvions accepter que les dettes de la ville soient imposées au reste du pays. Le seul compromis que nous pouvions accepter "était un prêt à court terme, assorti de très rigoureuses conditions de paiement. C'est ainsi qu'en décembre 1975, le Congrès vota une loi ratifiée par le Président m'autorisant à prêter à la ville jusqu'à 2,3 milliards de dollars par an jusqu'au 30 juin 1978, pour lui permettre de faire face à ses obligations périodiques. De plus, pour que cet accord soit vraiment profitable au Trésor, le Congrès lui appliqua une majoration de 1 %. Le jour de Noël, Bob Gerard, le secrétaire adjoint qui avait travaillé dur pendant toute la crise, Dick Albrecht, conseiller au Trésor, et moi-même, nous réunîmes pour rédiger l'accord. Le prêt était protégé par une garantie en or : les recettes de la ville et de l'Etat de New York seraient affectées en priorité au remboursement du prêt. Il n'y avait pas le moindre danger que le Trésor perdît un centime. En échange du prêt, la ville et l'Etat de New York étaient tenus de prendre des décisions qu'ils avaient jusqu'alors
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refusé de prendre. D'abord, ils durent s'engager à adopter un programme d'économies afin d'équilibrer le budget en 1978 ; ensuite, il~ furent enfin obligés d'admettre qu'ils ne pouvaient rembourser un nombre important de créanciers et d'annoncer un moratoire de trois ans sur les remboursements. En fait, New York était bien en faillite, même si l'on employait un autre terme. Je n'ai pas besoin d'ajouter que la nation ne céda pas à la panique financière, et que le système financier international ne s'effondra pas. En fait, le marché fut pratiquement la seule institution à remarquer que New York avait fait faillite. Le seul article que j'ai lu dans la presse et qui manifestait une compréhension de ce qui s'était passé, parut dans le New York Times du 7 décembre 1976. Sous le titre : « LA DETTE LOCALE A LA SUITE DE LA FAILLITE », Edwin L. Dale Jr. écrivait ceci : Bien que dans la suite des événements qui se sont rapidement succédé et qui ont touché la ville de New York, le fait n'ait pas reçu l'attention qu'il méritait, une sorte de faillite a déjà été décrétée par l'assemblée de l'Etat de New York ... On a laissé aux créanciers le choix suivant : échanger leurs bons contre des bons à 10 ans de la nouvelle Municipal Assistance Corporation, ou les conserver et toucher les intérêts, mais pas le capital, du moins pour l'instant ... Dês le début de cette affaire, William E. Simon, le secrétaire au Trésor, avait envisagé ce genre de mesures comme solution partielle aux problêmes de la ville. Simon avait d'abord songé à une procédure officielle de faillite aprês révision de la loi fédérale applicable aux municipalités. Pour les détenteurs de bons, les conséquences auraient été pratiquement les mêmes. Simon avait indiqué très clairement que dans une procédure de faillite, ces créanciers n'auraient pas priorité sur les services essentiels de la ville, dont les salaires municipaux ... mais on n'a pas suffisamment compris que si sa solution était adoptée, les banques et les créanciers « souffriraient» bien davantage que les New-Yorkais ... Le Congrês et l'administration ont toujours répugné à « cautionner» les créanciers de la ville, en les distinguant de ses habitants, et une espèce de moratoire (ou de faillite, si vous voulez), était sans doute indispensable pour qu'une quelconque aide fédérale soit accordée ...
Cette relation est particulièrement intéressante, parce que c'était la première fois que je lisais dans un article que ma motivation principale n'avait pas été de servir d'agent de relations publiques aux créanciers de la ville. C'était également intéressant pour une autre raison. Dale y étudiait les implications constitutionnelles de cette abrogation unilatérale de ses contrats par une assemblée d'Etat,
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et il rapportait qu'une action en justice avait été engagée par la Flushing National Bank pour contester sa légalité. Cela ne se serait pas produit si les responsables politiques new-yorkais avaient suivi mes conseils et choisi ouvertement la procédure légale de faillite. Ils n'en firent rien. Aussi cela se fit-il à la hâte et d'une façon contestable sur le plan juridique - ce qui devait se retourner ultérieurement contre eux. Même en faisant faillite, New York n'avait pas été honnête. Pourtant, la plupart des journaux ne comprenaient pas que New York avait vraiment fait faillite. Sous le titre : CAUTION IN EXTREMIS POUR UNE VILLE AU BORD DU GOUFFRE, le magazine Time écrivit: Les responsables de la ville et de l'Etat de New York ont été contraints de prendre des mesures draconiennes, contraires à de nombreux engagements pris, afin d'obtenir par n'importe quel moyen le prêt qui était nécessaire pour éviter la faillite. L'assemblée de l'Etat de New York a voté un supplément d'impôts de 200 millions de dollars, qui comporte un accroissement de 25 % de l'impôt sur le revenu, et cela dans la ville la plus imposée du pays ... Elle a aussi voté un moratoire de trois ans sur le remboursement à des particuliers, de 1,6 millÙlrd de dollars de dettes à court terme. (C'est moi qui souligne).
Dans le monde des médias, où le mot l'emporte si souvent sur la réalité, le fait que l'assemblée ait omis d'employer le mot « faillite» signifiait que celle-ci n'avait pas eu lieu. Le magazine rime ne comprenait pas que, en réalité, une faillite était bien un « moratoire» sur les remboursements. Time n'était pas le seul dans ce cas. Le prêt à court terme accordé par le Trésor et assorti des conditions que j'ai indiquées, fut salué par les politiciens et par la presse comme une victoire pour « New York» et une capitulation de la part du Trésor. Beaucoup de journalistes se réjouirent de ma prétendue « capitulation ». Ce ne furent pas les faits qui leur en donnèrent l'idée, mais les formules des politiciens new-yorkais, destinées à sauver la face. Le gouvernement Carey déclara que le prêt était « une justification de la cause de New York ». Il serait souhaitable, au point où nous sommes parvenus, de nous pencher un instant sur le rôle de la presse dans la crise new-yorkaise. A de rares exceptions près (la plus notable étant le magazine New York), la presse avait simplement parlé de la crise comme s'il s'agissait d'un match de boxe entre les bons (<< New York ») et les méchants (Ford, Burns et Simon). Je m'indignais de l'absence de seneux, du manque d'intérêt pour les faits et, lorsqu'il était question de moi, de ce que bien des journalistes ne comprissent pas
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que je n'étais pas simplement un symbole de méchanceté qu'il fallait vilipender dans un accès de haine rituelle, mais que je représentais une position sérieuse sur les plans économique et constitutionnel. L'hostilité de la presse prit, bien entendu, des formes différentes, allant de la volonté délibérée de me nuire à la plus parfaite ignorance, en passant par une espèce de répétition mécanique des formules d'indignation libérales. Le cas le plus frappant de prévention consciente à mon égard fut celui de Leonard Silk, membre du comité de rédaction du New York Times. Avant le début d'une émission de la NBC, Meet the Press, débat auquel il participait, Silk me dit: « Si vous laissez New York tranquille, nous vous laisserons tranquille. » Il ne s'agissait pas d'une menace personnelle. C'était l'expression de la même méchanceté idéologique qui devait apparaître ultérieurement dans son ouvrage « savant », The Economists *, dans lequel il se livra à des invectives et à des attaques ad hominem à l'égard de Milton Friedman. Dans un compte rendu qu'il a fait de ce livre, l'économiste Edwin G. Dolan, de Dartmouth College, a écrit ceci: « Silk considère le capitalisme comme quelque chose de mauvais et de pervers!. » Analysant ma position pour le New York Times, Silk se livra tout simplement à son jeu habituel: combattre le capitalisme en appelant cela du journalisme. Le genre de « reportage» pratiqué par Gabe Pressman, journaliste à la télévision new-yorkaise, était beaucoup moins conscient, mais aussi Virulent dans ses effets. Devant les caméras, il s'élança vers moi et me posa la question suivante: « Est-ce que cela signifie que vous allez abandonner des millions d'innocents à leur triste sort ? » Il pensait, j'en suis sûr, que sa question avait un sens, mais elle en était dépourvue. De quels « innocents » et de quel « triste sort » s'agissait-il ? Aurait-il été moralement acceptable d'abandonner des « coupables» à leur triste sort? Et s'il en était ainsi, de qui s'agissait-il ? Je ne pense pas que Pressman avait une idée claire en tête lorsqu'il fit cette déclaration abusive. Il ne faisait que reprendre à son compte une métaphore libérale creuse, tout en ayant le sentiment de débattre de questions économiques. La plus parfaite ignorance de la question, je l'ai trouvée - chose incroyable - chez les plus grands patrons et administrateurs de la presse, qui étaient totalement dupes de l'ignorance et des préjugés contenus dans la plupart des reportages de leurs journalistes. Un jour, au plus fort de la controverse, j'ai dîné chez le journaliste Joseph Alsop à Washington. Un certain nombre de personnalités politiques étaient présentes, de même que_ certain~ journalistes,
* La traduction française de cet ouvrage a été publiée dans la collection Tendances Actuelles sous le titre: Après Keynes: 5 grands économistes. (N.D. T.) 1. Dolan, Edwin G., compte rendu de The Economist, Leonard Silk, dans The Alternative, vol. 10, nO 6, mars 1977.
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dont Sydney Gruson, vice-président et administrateur du New York Times. On parla tout de suite de mon « manque de cœur » dans l'affaire new-yorkaise, et je me retrouvai, avec ma femme, dans une situation inconfortable, car dans la discussion,nous nous trouvions en gros à deux contre vingt-cleux. Je présentai mes arguments essentiels, les faits et les raisonnements qui m'avaient amené à prendre cette position. Alors, Gruson parla. II avait à peine dissimulé le mépris que je lui inspirais, mais quelque chose le troublait. «Pourquoi, demanda-t-il, n'ai-je lu cette explication nulle part?» Je répondis: « Parce que vos journalistes ne veulent pas la publier. Il y a des mois que)e m'explique devant le Congrès et dans des discours à travers le pays. Si vous ignorez ma position, c'est à votre propre équipe qu'il faut demander pourquoi. » Ce n'est pas un hasard si, en janvier 1976, parut dans la Columbia Joumalism Review une analyse sévêre de la façon dont le New York Times avait, à maintes reprises, publié des observations erronées et déformées de la crise financiêre: de New York. Ce n'est pas un hasard non plus si cette analyse est l'œuvre de Martin Mayer, l'auteur de The Bankers. Mayer était un des rares écrivains américains à avoir compris la situation. II avait, lui aussi, témoigné devant le Banking Committee du Sénat, mais à la différence de, la plupart des autres témoins, il parla clairement et dans un .angïais précis. Il dénonça les contrats et les retraites négociées avec les syndicats comme étant la cause essentielle du désastre financier de New York ; il analysa les irrégularités et les tours de passe-passe financiers de la ville et de l'Etat de New York; il réclama une déclaration officielle de faillite, et bien qu'il estimât qu'une certaine aide fédérale s'avérerait nécessaire, il demanda instamment au Sénat de ne pas accorder d'aide à New York sous une forme qui permettrait à l'ensemble des responsables politiques de la ville de continuer à soutenir qu'ils arriveraient bien à se débrouiller d'une façon ou d'une autre. Sa déposition fut d'une franchise frappante: Si quelqu'un vous dit qu'il peut réduire le service de la dette de l ,8 milliard de dollars, qu'il est encore à court de 1 milliard de dollars, mais que vous devriez lui accorder votre caution, je ne vois vraiment pas comment vous pourriez l'écouter. Je vous assure qu'il ne sortira rien de bon si l'on prétend qu'une affaire d'incompétence et d'irrégularités est en réalité une affaire de préoccupation sociale et de malchance, ou bien qu'un problème d'insolvabilité est en réalité un problème de trésorerie. Nous devons regarder la réalité en face: nous avons fait faillite [ ...]. Nous devons revoir nos contrats avec ceux qui nous ont prété de l'argent, afm de réduire les intéréts et d'allonger les délais d'amortissement de notre dette [ ...] et nous devons revoir les contrats avec nos employés pour en éliminer les aspects extravagants : les primes et sur-
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tout les retraites [ ... ]. Aucune de ces révisions ne peut être le résultat d'un processus volontaire; il nous faut ce que seul pourrait faire un liquidateur judiciaire, en l'état actuel de la législation. Et permettez-moi de faire remarquer qu'une ville (article 9), tout comme une entreprise (article 11), pourrait avoir accès au marché financier. Un juge pourrait faire ce que la MCA a essayé en vain de faire, à savoir établir une catégorie de créanciers prioritaires ... Aujourd'hui, on ne peut essayer quelque chose d'aussi simple que la faillite selon l'article 9, parce que l'Etat de New York est devenu le plus important créancier de la ville et qu'il ne peut se permettre d'allonger les délais de remboursement des dettes de la ville. Disons-le tout net, le gouverneur Carey a réussi son chantage à l'égard du gouvernement fédéral. Mais il a payé le prix fort en attirant l'attention sur les faiblesses financières de son Etat. En ce qui concerne la ville, je crois que le premier problème qui se pose doit être de chercher la façon la plus équitable de répartir le fardeau d'une faillite inévitable. En ce moment, nous en avons tous les inconvénients (perte de l'autonomie locale), mais aucun des avantages (réduction de la dette ou révision d'un programme de retraites trop avantageux). J'estime qu'une procédure de faillite est une douche froide qui donne le sentiment que la vie repart sur des bases nouvelles et rationnelles, et qu'elle pourrait faire renaître la ville ... Donnez-nous de l'argent ou bien l'équivalent fonctionnel (d'une procédure de faillite), mais, je vous en prie, ne nous donnez pas le genre de caution fédérale qui nous permettrait de prétendre, en peu de mots, que nous pouvons payer des dettes qui sont bien supérieures à nos moyens.
Mayer avait une connaissance du problème d'une clarté peu commune; ce qui n'était pas le cas de la plupart de ceux qui écrivaient sur New York. En vérité, la presse faillit à sa fonction essentielle, qui est de surveiller les autorités pour le compte du public. La plupart des journalistes new-yorkais n'avaient jamais compris ce qu'ils surveillaient. Ils furent vraiment abasourdis devant les irrégularités commises, les mouvements de fonds, la tromperie dont furent victimes les investisseurs et la faillite finale, - tout cela étant rendu « nécessaire » par l'idéologie libérale. Ils voulaient croire le gouverneur Carey et le maire Beame qui les assuraient que j'avais « capitulé » et que New York avait remporté une « victoire ». Carey et Beame, bien sûr, savaient qu'il ne s'agissait pas d'une victoire. Beame n'avait plus aucun pouvoir. Il me demanda sur un ton pathétique de ne pas l'écarter de futures négociations, sans quoi il passerait pour un homme mort politiquement. J'étais désolé pour lui, lui répondis que je n'en ferais rien, pris les journaux et continuai de me renseigner sur ma « capitulation» et sa « victoire ».
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Bien entendu, les voix les plus passionnées et les plus influentes dans la presse new-yorkaise étaient celles des libéraux de gauche qui avaient le plus de mal à regarder en face les causes de la catastroplte. En 1976, ils avaient battu en retraite, se réfugiant dans un état de rage incohérente où ils voyaient, comme d'habitude, la preuve de leur supériorité morale. L'illustration classique de cet état d'esprit nous fut donnée par un article du joumatiste Peter Hamill, dans le New York Times Book Review du 20 juin 1976 : Il est peut-être trop tôt pour écrire un ouvrage sans passion, rationnel, et qui examine avec le recul nécessaire ce qui est arrivé à New York. Ceux d'entre nous qui ont choisi d'y vivre ont trop de rage au cœur. Rage de savoir que le sud du Bronx est dévasté par des incendies, alors que nous n'avons pas assez de pompiers. Rage devant ce fléau que sont le crime et la violence, tout en sachant que nous n'avons pas assez de policiers. Rage parce que tant de nos écoles et de nos hôpitaux ont été sans cesse offerts aux rats; parce que nos parcs, abandonnés à la mauvaise herbe, sont menacés ; parce que nos bibliothèques ne sont plus que des avant-postes de la civilisation ouverts un jour sur deux. Rage de voir le mauvais état de nos rues, les trous et les tranchées qui ne seront peut-être jamais comblés, les égouts bouchés par les tristes déchets de l'hiver. Rage de voir les hommes d'affaires s'en aller vivre dans leurs banlieues paradisiaques. Rage d'avoir vu disparaître notre démocratie locale. Rage contre Washington. Rage devant notre propre impuissance.
De la rage; oui, beaucoup de rage; mais aussi un incommensurable apitoiement sur soi. Ce fut l'ultime réaction libérale et elle devait dominer la campagne électorale de 1976. Pendant cette période, tous les candidats démocrates libéraux se sentaient moralement obligés de décrire New York comme une ville crucifiée pour avoir montré de la compassion envers les pauvres, et de demander que l'aide sociale soit désormais prise en charge par le gouvernement fédéral. La campagne sénatoriale à New York révéla l'importance de. cette interprétation erronée de la crise new-yorkaise. Le démocrate Daniel Patrick Moynihàn, qui pourtant connaissait la vérité, se sentit obligé de se joindre au chœur des libéraux, et il· fut élu. Le sénateur républicain conservateur James Buckley, le seul grand politicien de New York à s'être montré d'une honnêteté irréprochable envers ses électeurs, fut classé parmi les ennemis de New York, et il ne fut pas élu. Aux yeux des libéraux appartenant aux milieux dirigeants de la ville, la vérité était toujours intolérable. Au niveau présidentiel, le candidat Jimmy Carter fut, lui aussi, pris par l'hystérie new-yorkaise. Conservateur au début de sa
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campagne, il avait soutenu une ligne financière dure dans l'affaire de New York et avait déclaré au New York Times qu' « il serait inopportun d'accorder à New York seule des avantages particuliers ». Il avait aussi manifesté son opposition à la prise en charge de l'aide sociale par le gouvernement fédéral. Cependant, pour se concilier les politiciens new-yorkais, il modifia sa position et obtint l'appui de Abe Beame en échange de la vague promesse de s'intéresser à la ville. Lorsque Carter parvint à la convention démocrate, son parti comme lui-même se montrèrent partisans convaincus d'une prise en charge de l'aide sociale par le gouvernement fédéral. Mais une administration démocrate n'a pas résolu les problèmes de New York. Après les élections, ni M. Moynihan au Sénat, ni Jimmy Carter à la Maison-Blanche, ne purent se permettre de subventionner la politique intransigeante et irresponsable de la ville. Et celle-ci ne cessa de payer un lourd tribut à la réalité. Parmi les coupures du New York Times que j'ai rassemblées pendant la rédaction de ce livre, on trouve les titres suivants: 20 novembre 1976 - LA DECISION DE LA HAUTE COUR DE L'ETAT DE NEW YORK D'ANNULER LE MORATOIRE ET D'INTERDIRE TOUT PAIEMENT DANS L'IMMEDIAT PROVOQUE LA STUPEFACTION CHEZ LES RES· PONSABLES NEW-YORKAIS 22 décembre 1976 - ROHATYN DECLARE QUE NEW YORK NE PEUT, PENDANT DES ANNEES, COMPTER UNIQUEMENT SUR LES MARCHES FINANCIERS 6 janvier 1977
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BEAME V A S'EFFORCER D'OBTENIR UNE AUG· MENTATION DE L'IMPOT FONCIER ET DE NOUVELLES SUPPRESSIONS D'EMPLOIS
21 janvier 1977
LES BANQUES NEW-YORKAISES LIENT L'AIDE A LA VILLE A UNE AUGMENTATION DES PRETS PAR LE GOUVERNEMENT FEDERAL
24 janvier 1977
LA COMMISSION DU SENAT S'OPPOSE A L'AUGMENTATION DES PRETS A NEW YORK
9 février 1977 14 février 1977
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NEW YORK REÇOIT L'ORDRE DE COMMENCER LE REMBOURSEMENT DES BONS DANS 30 JOURS LES CONSEILLERS FINANCIERS RECOMMANDENT LE DOUBLEMENT DE L'IMPOT SUR LES NONRESIDENTS
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1er mars 1977
APRES LA DECISION DES BANQUES, LES RESPONSABLES SYNDICAUX ROMPENT LES NEGOCIATIONS SUR LA CRISE FINANCIERE
2 mars 1977
CARTER S'OPPOSE MAINTENANT A TOUTE AIDE POUR NEW YORK
5 mars 1977
LES BANQUES DEMANDENT LA CREATION D'UNE NOUVELLE COMMISSION FINANCIERE DOTEE DE POUVOIRS DE CONTROLE, MAIS BEAME REFUSE
Le 9 mars 1977, après que la pseudo-« faillite» eut été déclarée inconstitutionnelle, et à quelques jours du désastre financier, la ville dut affronter la nouvelle intransigeance des banques et un département du Trésor qui, sur l'ordre de Carter, refusait la caution pour les mêmes raisons que précédemment. En réalité, la seule différence entre les administrations Carter et Ford, fut que Carter ne cessait de tenir des propos affables et de faire de vagues promesses; il bénéficia donc de titres beaucoup plus aimables, tel celui du magazine New York du 14 mars: CARTER DIT A NEW YORK: GUERISTOI TOI-MEME. Le maire Beame eut de nouveau recours à un tour de passe-passe financier. Il déclara que la ville pouvait rembourser un milliard de dollars de dettes, d'abord en réalisant des hypothèques Mitchell-Lama, ensuite grâce à un accord avec les syndicats municipaux selon lequel ceux-ci renonçaient au remboursement des obligations de la MAC qu'ils détenaient, et enfin, en utilisant des liquidités en provenance de diverses sources. Steven S. Weisman, journaliste au New York Times, a décrit cet épisode avec précision : ... le dossier présenté était si embrouillé et si compliqué ... que M. Beame et M. Harrison J. Golding, commissaire aux comptes de la ville de New York, ne purent s'entendre sur la façon de le présenter. « Chaque pièce de ce dossier représente un crédit, ou une sorte d'emprunt » , dit M. Goldin. « La plus grande partie. de ces sommes n'est pas constituée d'emprunts», déclara M. Beame quelques minutes plus tard. « Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark», dit Arthur Richenthal, l'avocat qui était à l'origine de la requête présentée à la cour d'appel de l'Etat de New York et visant à déclarer inconstitutionnel le moratoire sur les dettes de la ville.
Il s'agissait de vieilles recettes new-yorkaises, mais cette fois, la plus grande partie des fonds prévus proviendrait des classes moyennes que la ville subventionnait. Dorénavant, New York n'avait plus d'autre recours que de récupérer systématiquement une partie
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de ses propres largesses à sa clientèle électorale. En se fondant sur cette prétendue « solution» au problème de la ville, l'administration Carter approuva le prêt à court terme. Il s'agissait essentiellement de la même « solution » que celle de l'administration Ford. Ce que diront les titres des journaux lors de la parution de cet ouvrage, peut-être une année après sa rédaction je l'ignore. Mais deux ans après le premier désastre fmancier de la ville, cette crise post-électorale révèle l'incapacité presque incroyable des responsables politiques new-yorkais à affronter et à résoudre leurs problèmes. Certains changements étaient apparus, bien entendu. Seul peutêtre le maire Beame n'avait tiré aucun enseignement de l'affaire. Il s'était empressé de s'adresser à l'administration Carter comme il l'avait fait avec moi, pour demander que le Trésor garantisse ses emprunts. Selon Evans et Novak, il avait reçu de Carter de vagues apaisements, mais aucune garantie. Les banques, quant à elles, avaient tiré un enseignement de l'affaire. Elles ne prêtaient désormais de l'argent que si l'emprunt s'accompagnait de contrôles extérieurs sévères sur les politiciens new-yorkais, et de sanctions pénales en cas de manquement (exigences que Beame jugea, comme de coutume, « humiliantes»). La presse new-yorkaise avait, elle aussi, tiré un enseignement de l'affaire. Elle prit l'habitude de s'interroger sur 1'« l'honnêteté» des décisions financières de la municipalité. Et, en dehors de New York, les Américains avaient profité de la terrible leçon de choses. A travers le pays, les Etats se penchaient sur les pratiques budgétaires de leurs villes. Quelques gouverneurs libéraux, en particulier Jerry Brown, de Californie, Michael Dukakis, du Massachussetts, et Ella Grasso, du Connecticut, examinaient d'un œil critique les feuilles d'émargement de l'Etat et les programmes d'aide sociale coûteux. Surtout en période électorale, le thème de la « responsabilité financière » devint un thème favori dans tous les discours politiques. Cependant, au plan philosophique le plus fondamental, peu de choses avaient changé. Très peu de libéraux avaient compris qu'un emploi dans le secteur public n'est pas une autre façon de produire des richesses. Les libéraux considéraient encore avec ferveur ces emplois comme des « solutions » au problème du chômage, et les programmes gouvernementaux spectaculaires comme un moyen de secourir les « pauvres ». Ils considéraient toujours les entreprises comme une source inépuisable de recettes fiscales. Ils croyaient encore fondamentalement que la vraie source de l'argent est la planche à billets du Trésor. Surtout, rien n'avait entamé la position libérale officielle selon laquelle la « compassion » était à l'origine de l'énorme gâchis new-yorkais.
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Avant de quitter Washington, j'ai eu l'occasion inhabituelle de voir, en au moins une circonstance, ce qu'il y a derrière cette position. Ce fut à l'occasion d'une réunion avec Fred Richmond, représentant de Brooklyn au Congrès. En public, Richmond est l'incarnation même de la « compassion» libérale. Il s'était montré un ardent défenseur de New York, estimant que la ville « avait droit» à une caution fédérale, et il avait vivement critiqué mon refus de lui accorder une telle faveur. En juillet 1976, six mois après que le premier emprunt à court terme eût été négocié, Richmond proposa à Arthur Burns, le président du Federal Reserve Board, et à moimême, de discuter du problème de New York pendant le déjeuner. J'étais quelque peu réticent, ne voulant pas renoncer à mon déjeuner hebdomadaire avec Burns, qui était pour moi un ami très cher, un conseiller, et un homme qui avait une connaissance exceptionnelle des questions monétaires et financières. Mais Richmond insista, et nous l'invitâmes à se joindre à nous. Il s'ensuivit une conversation remarquable. Richmond me dit : « Bill, vous avez l'occasion d'entrer dans l'Histoire comme celui qui a sauvé New York. Il faut dire à la ville que vous renoncez à lui attribuer ce prêt. » « Pour quelles raisons? lui demandai-je; c'est un accord de prêt qui est assorti de conditions sévères et le Trésor sera remboursé. » « Mais il ne s'agit que d'une solution à court terme, répliqua Richmond. Cela ne résout pas le problème à long terme. » Je lui répondis: « Cela n'entre pas dans mes attributions. La loi est très claire sur ce point. » Richmond insista: « II faut à tout prix renoncer à leur faire ce prêt. Dites-leur de vous faire un procès, mais refusez! Cela les obligera à regarder leurs problèmes en face. » Ahuri, je regardai Richmond fixement et lui dis : « Voyons, je connais ces problèmes : contrôle des loyers, syndicats irresponsables, accords salariaux incontrôlés. Je comprends votre inquiétude, mais je ne peux faire ce que vous proposez. Je me placerais audessus du Congrès, au-dessus de la loi! » Richmond insista davantage : « Bill, vous devez le faire. Vous avez la possibilité de sauver la plus grande ville des Etats-Unis. » « Ce que vous proposez, lui dis-je, c'est que j'exige aujourd 'hui ce que j'exigeais il y a plus d'un an, c'est-à-dire que New York mette de l'ordre dans ses affaires sans aide du gouvernement fédéral. Mais je me souviens qu'à l'époque vous hurliez avec les loups ». « je sais, je sais, dit-il, et je sais bien que ça pourrait se produire à nouveau. Bella Abzug et les autres réclameraient votre tête. La presse aussi. Mais vous auriez la possibilité d'être un chef, un homme d'Etat! Bill, vous devez sauver New York ».
NEW YORK: DESASTRE DANS UN MICROCOSME
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Arthur Burns, qui avait écouté tout cela sans mot dire, parla enfin : « Vous vous rendez compte de ce que vous demandez à Bill Simon 1, dit-il à Richmond. Vous lui demandez de se sacrifier pour les personnes qui lui ont manifesté la plus vive hostilité et qui ont refusé de faire ce qu'il n'a cessé de leur demander. » Richmond avait l'air décontenancé. Mais il poursuivit avec obstination : « Je le sais, mais c'est là l'occasion pour Bill d'être un chef, d'entrer dans l'histoire comme celui qui a sauvé New. York. » Je le regardai sans doute d'un air écœuré. « Je vais vous dire ce que je vais faire, dit vivement Richmond, je connais bien Mike O'Neill (le rédacteur en chef du journal new-yorkais Daily News). Je ferai en sorte qu'il vous apporte son soutien. Je vais réunir les membres de la délégation de New York au Congrès. Je vous assurerai leur appui. » Je décidai alors de mettre le représentant Richmond à l'épreuve et lui demandai: « Mais vous, est-ce que vous me soutiendrez 1 » Cette idée fit pâlir le prétendu sauveur de la ville de New York et il eut un mouvement de recul. « Oh, non !, s'exc1ama-t-il. Je ne pourrais le faire en public. Mes électeurs sont pauvres. Je pourrais, à la rigueur, m'abstenir de prendre parti. Vous soutenir 1 Non, je ne le pourrais pas. » Ce fut la dernière fois que j'entendis parler du représentant Richmond. Mais ce fut un de mes contacts les plus directs avec le genre de calculs politiques qui se cachent derrière le manteau de la « compassion» publique. Ce n'est pas l'hypocrisie politique de Richmond que je souligne ici, mais plutôt sa tragique impuissance politique, car il était, plus que bien d'autres, vraiment terrifié par la résistance politique très largement répandue, à laquelle se heurtaient les solutions fondamentales, et par le désastre qui s'abattait progressivement sur New York. Mais, comme ses collègues libéraux, Richmond avait passé des années à apprendre à ses électeurs pauvres que la source de tout bien-être économique était les pouvoirs publics. Ils avaient fini par en être profondément convaincus. Leur dire maintenant que les autorités s'étaient changées en racketteurs et se servaient des « pauvres» comme alibi, équiw lait à un suicirle politique. Ils ne le croiraient pas. C'est pourquoi Richmond ne dit pas à ses électeurs ce qu'il pensait. Il préféra rester au pouvoir. Il n'est pas le seul de son espèce. Je le regrette. La triste vérité est qu'il incarne d'une façon presque parfaite le dilemme politique des libéraux. Quarante années de « compassion» libérale ont institué une politique consistant à dérober à Pierre, le producteur, ce qu'on donne- à Paul, le non-producteur, créant ainsi une nouvelle classe d 'Américains qui vit de nos impôts et qui prétend que cet'
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aubaine institutionnalisée pour le bénéfice des classes moyennes, est uniquement destinée aux « pauvres ». Mais aujourd'hui nul responsable politique n'ose remettre en question la formule, ou sa rationalisation, en supposant même qu'il la comprenne. En fait, il n'y a pas de solution politique à une situation dans laquelle le fait de dire la vérité est devenu synonyme de suicide politique. Si New York était une entité politique à part, séparée de l'Amérique, et se suicidait en solitaire, ce serait triste, mais non effrayant. Or, c'est effrayant parce que New York n'est pas séparée des EtatsUnis. C'est leur première ville et leur capitale intellectuelle. C'est l'Amérique en microcosme, l'Amérique sous sa forme intellectuelle la plus concentrée. La philosophie, les illusions, les prétentions et les rationalisations dont s'inspire New York, sont aussi celles dont s'inspire le pays. Ce qui arrive à New York est donc d'une importance capitale pour tous les Américains; il faut à tout prix qu'ils le comprennent. S'ils ne rejettent pas les idées qui justifient ce système de gouvernement, s'ils continuent à être victimes d'une élite restreinte d'hommes politiques et de journalistes atteints d' « éléphantiasis moral », alors ce qui arrive aujourd'hui à New York arrivera inévitablement à l'Amérique.
CHAPITRE VI
LES ETATS-UNIS: LE MACROCOSME
Je n'ai aucun respect pour la passion de l'égalité qui est, à mes yeux, une simple idéalisation de l'envie. Oliver Wendell Hol~es, Jr.
La plupart des Américains croient que la « dictature» signifie l'arrivée sur la scène politique d'un petit homme à moustaches en uniforme kaki, criant des slogans marxistes ou « Sieg Heil» et massacrant des minorités ethniques au nom du « prolétariat» ou de la «race ». Cette croyance convient parfaitement à nos messieurs bien rasés et bien habillés qui n'ont pas la moindre intentioIl de massacrer des minorités ethniques et qui cherchent à exercer des pouvoirs dictatoriaux sur le peuple américain au nom de l' « intérêt général ». Cela leur a permis de jeter les bases d'une dictature économique qui, d'année en année, connaît une progression géométrique. L'essence de la dictature, si l'on saisit ce concept dans son principe, signifie que l'Etat se sert de son pouvoir policier non pour protéger la liberté individuelle, mais pour la violer. Ce principe est bien compris par certaines personnes dans certaines situations. Pendant des années, l'Amérique a retenti de la colère de ceux qui ont découvert que certains de nos présidents et certaines de nos institutions policières, telles le FBI et la CIA, ont violé la liberté de dissidents politiques, et ce au mépris de la loi. Cette indignation, bien que justifiée, est étrangement sélective. De violentes réactions ont été suscitées par quelques incidents isolés, alors qu'un silence presque complet s'est fait sur la dictature bureaucratique solidement établie qui touche directement des milliers de gens et porte atteinte, indirectement, à l'existence et au bien-être de presque tous les citoyens de ce pays. Ses victimes directes sont les producteurs américains.
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Dans un chapitre précédent, j'ai décrit en détail comment des décrets arbitraires et incohérents pris par le Congrès et cinquantecinq agences fédérales avaient {>aralysé et partiellement détruit notre industrie énergétique, conduisant à une situation de pénurie et de crise qui menace le bien-être des citoyens et la sécurité de la nation et, finalement, à un contrôle de l'Etat encore plus arbitraire et incohérent. C'était, pour ainsi dire, un exemple historique détaillé, parmi d'autres, de la dictature bureaucratique en action. Mais le même type de contrôle arbitraire frappe tous les aspects de notre économie, avec des résultats destructeurs comparables, à la fois pour la liberté et pour le bien-être économique. Les producteurs américains, du plus petit agriculteur ou boutiquier jusqu'aux géants de l'industrie, subissent l'effet d'incessantes violations de leur liberté, qu'il s'agisse de décrets les empêchant de s'engager dans les activités les plus simples et les plus raisonnables, ou de contraintes absurdes, inintelligibles et contradictoires. Pour vous pennettre de bien apprécier ce problème dans toute son ampleur, je crois que la meilleure solution consiste à vous présenter une autre série d'exemples suffisamment nombreux, pour que vous ne puissiez plus considérer ce qui se passe comme un phénomène occasionnel aberrant, voire risible. - Les camionneurs empruntant les principales routes nationales reliant Oeveland (dans l'Ohio) et Jacksonville (en Floride). doivent rouler avec des remorques vides, bien que des expéditeurs, aux deux extrémités du parcours, souhaitent leur confier une cargaison {en~h]e. Pourquoi? Parce que l'Interstate Commerce Commission ne pennet aux camionneurs de transporter du fret que dans un seul sens. Ils doivent faire le voyage retour de 1 600 kilomètres à vide. - Une compagnie d'autobus ayant d'excellents résultats en matière de sécurité, la Greyhound, a été traduite devant la Justice fédérale par le ministère du Travail, pour pratiques discriminatoires concernant l'âge des conducteurs de ses autobus géants, la compagnie devant, aux yeux du ministère, embaucher des conducteurs quel que soit leur âge. La même compagnie fut ensuite attaquée par l'Equal Employment Opportunity Commission (Commission sur l'égalité des chances d'emploi) pour avoir établi des conditions concernant la taille des conducteurs (les responsables de la sécurité ayant fixé la taille minimale à 1,70 m ; en outre, le gouvernement exigea que la Greyhound paie environ 19 millions de dollars d'arriérés à diverses personnes de petite taille, inconnues et non désignées nommément.
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- Une usine de conditionnement de viande (Armour), au comportement responsable, reçut l'ordre du Federal Meat Inspection Service (Service fédéral d'inspection des viandes) de pratiquer une ouverture dans un convoyeur automatique de saucissons, pour que les inspecteurs puissent prendre des échantillons et les tester. La compagnie s'exécuta. Alors vint une autre agence fédérale, l'Occupational Safety and Health Administration (Office chargé de l'hygiène et de la sécurité dans le travail) qui exigea que l'ouverture fût fermée, pour raisons de sécurité. Les deux agences fédérales menaçaient l'usine de fermeture si ses ordres n'étaient pas exécutés sur-lechamp. - La société Marlin Toy, à Horicon, dans le Wisconsin, employait 85 des 1 400 habitants de la ville. Puis, en 1972, la Food and Drug Administration (Administration de contrôle des produits alimentaires et pharmaceutiques) interdit les deux principaux produits de la société: des hochets en plastique contenant des boules, parce que si le hochet se cassait, des enfants pourraien! avaler les boules. La société retira de la vente les jouets en question, et le produit fut entièrement redessiné pour éliminer les boules. Mais, par erreur, le nom de la firme ne fut pas retiré de la liste des interdictions. Bien que l'erreur fût portée à la connaissance d'une agence nouvellement créée, la Consumer Product Safety Commission (Commission pour la sécurité des produits destinés aux consommateurs), l'agence insista sur le fait qu'elle ne pouvait retirer 250 000 listes de la circulation «juste pour supprimer un ou deux jouets ». La société Marlin rata la saison de Noël et fit faillite. - La Continental Can Corporation protège ses employés contre le bruit en dépensant 100 000 dollars par an. Elle leur procure des casques à oreillettes et insiste pour qu'ils s'en servent. L'OSHA (Occupational Safety and Health Administration) reconnaît que les casques réduisent le bruit bien au-dessous des normes fédérales. Néanmoins, en 1973, l'OSHA exigea que la Continental Can installe des boucliers antibruit autour de milliers de machines, ce qui coûta 33,5 millions de dollars, sous prétexte que certains ouvriers pourraient être trop «ignorants ou obstinés» pour porter leur casque. En fait, la Continental Can reçut l'ordre de prendre une police d'assurance de 33,5 millions de dollars pour protéger quelques hypothétiques travailleurs irresponsables. - Deux agences fédérales différentes ont assumé la responsabilité juridique des toilettes de la nation. D'abord, l'OSHA a établi que les employeurs doivent fournir des salles de repos spéciales dans le cadre des toilettes pour femmes. Les patrons se sont alors trouvés en infraction à la réglementation de la Equal Employment Oppor-
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tunity Commission stipulant que si des salles de repos spéciales sont attribuées aux femmes, elles doivent aussi l'être aux hommes. - Des entreprises de construction travaillant à un nouveau barrage sur la Little Tennessee River, ont reçu ordre de cesser le travail parce que, selon l'Environmental Protection Agency (Agence pour la protection de l'environnement) le barrage allait mettre en danger la Vie du snail darter, petit poisson de 7 cm n'existant apparemment que sur une partie de la rivière longue d'environ 25 kilomètres. Le barrage était achevé à 90 %. Personne n'avait jamais entendu parler de ce poisson avant 1973. - On empêche des sociétés pharmaceutiques de fabriquer des médicaments d'une très grande valeur thérapeutique parce que la Food and Diug Administration impose des délais d'attente extraordinaires avant d'approuver de nouveaux médicaments. Bien que d'une valeur incalculable pour les épileptiques, l'acide valproique, médicament anticonvulsif utilisé à des millions de doses en Europe sans effets secondaires, n'est toujours pas disponible aux EtatsUnis. Pas plus d'ailleurs que vingt médicaments connus sous le nom de bêta bloquants, mis au point en Grande-Bretagne il y a plus de douze ans et qui pourraient être d'un grand secours pour des millions d'Américains souffrant de maladies cardiaques. - Des fabricants de pyjamas pour enfants ont été contraints par l'Etat à traiter ces pyjamas avec un ignifuge. Lorsque les entreprises ont adopté le nouveau et coûteux processus, la Food and Drug Administration a interdit l'ignifuge parce qu'il était supposé cancérogène, et les fabricants reçurent l'ordre de reprendre leur produit et d'indemniser les acheteurs. - Tous les constructeurs automobiles ont reçu de l'Environmental Protection Agency la directive d'ajouter des convertisseurs catalytiques aux automobiles pour contrôler la pollution de l'air. Après avoir obligé les fabricants à procéder à cet investissement coûteux; l'Environmental Protection Agency a découvert que l'appareil en question ajoute à la pollution en diffusant des vapeurs de platine et de soufre dans l'atmosphère. - Le ministère du Travail a cité devant le tribunal fédéral du Nouveau-Mexique une société de services dans l'alimentation, l'accusant d'avoir interprété de façon erronée la disposition du Fair Labor Standard Act sur les heures supplémentaires et les assurances. Le ministère perdit le procès et, cependant, il continua de poursuivre en justice d'autres sociétés pour les mêmes raisons, étant débouté devant sept tribunaux fédéraux de district et deux cours d'appel. Il n'en coûte rien à une agence fédérale de perdre un procès, mais pour gagner les leurs, il en coûta aux sociétés en question presque 100000 dollars en honoraires d'avocats.
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- La Southem Railway Company a conçu un nouveau véhicule, le Big John Car, pour transporter le grain à un prix inférieur d'un tiers à celui des wagons couverts conventionnels. L'Interstate Commerce Commission a interdit cette innovation et refusé à la Southem l'autorisation de casser les prix parce que cela aurait été déloyal envers les autres compagnies de chemin de fer et de transports routiers. Ce il'est qu'après avoir perdu quatre ans et dépensé des millions de dollars en frais de justice, que la Southem a enfin reçu l'autorisation de pratiquer des tarifs inférieurs . . - 3 000 entreprises ont annulé des plans de retraite pour leurs employés, après avoir reçu la réglementation complexe de l'Employee Retirement Income Security Act (ERISA). Les règles imposées étaient si coûteuses que la seule solution était de mettre les plans de retraite au panier. Avant la publication des règlements de l'ERISA, 5 000 sociétés demandaient chaque mois à l'IRS d'approuver leurs plans de retraite. Après, leur nombre descendit au-dessous de 2 000.
J'ai réuni ces exemples pour vous donner une certaine idée de ce qui arrive aux organismes producteurs en Amérique. D'ailleurs, même ces exemples ne décrivent pas vraiment ce qui se passe, car il est impossible à l'esprit humain de cerner cette réalité dans son ensemble. Personne ne connaît au juste le nombre exact de règlements fédéraux concernant les entreprises. La liste des décisions et règlements pris pendant la seule année 1976 représente 57 027 pages, en petits caractères, dans le Federal Register. Comme je l'ai indiqué, les règlements de l'Interstate Commerce Commission, applicables aux seuls transports inter-Etats, se comptent en billions. Les faits montrent clairement que le processus de réglementation s'est emballé, dépassant de loin les préoccupations légitimes pour des valeurs telles que la santé, la sécurité et la protection de l'envi:-onnement. La plupart des règlements existants sont si incohérents qu'ils devraient être supprimés par la loi, tout comme les organismes bureaucratiques qui les ont engendrés. Il s'agit là d'une maladie du gouvernement de l'Etat; ce n'est pas le gouvernement. Le coût pour l'industrie américaine de cette incroyable avalanche de lois et de décisions gouvernementales est si immense et si divers, qu'il défie l'imagination. Cependant, outre les pertes de milliards de dollars, la seule paperasserie que le Congrès et le pouvoir exécutif imposent aux entreprises représente une fortune perdue pour l'économie. Selon la Commission on Federal Paperwork, les agences gouvernementales impriment chaque année environ la milliards de formulaires qui doivent être remplis par les entreprises améri-
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caines. Chaque année, le gouvernement dépense au moins 15 milliards de dollars pour traiter cette paperasserie. C'est assez ~canda1eux. Mais l'incidence économique sur les petites entreprises est effrayante. Les petites entreprises américaines dans leur ensemble sont contraintes de dépenser de 15 à 20 milliards de dollars uniquement pour remplir les formulaires de l'Etat. Les entreprises ayant 50 employés ou moins sont tenues de remplir de 75 à 80 différentes sortes de formulaires. Une petite entreprise type, ayant un revenu brut de moins de 30 000 dollars, doit remplir 53 formulaires. Les chiffres sont astronomiques quand les sociétés sont importantes. La General Motors doit affecter 22 300 employés à la paperasse fédérale. Les dossiers concernant l' « affirmative action» représentent à eux seuls une masse d'environ deux fois la hauteur du siège social de la société à New York. Le coût total pour la General Motors des réglementations de l'Etat a été, pour l'un des derniers exercices, de 1,3 milliard de dollars, chiffre qui n'inclut pas les frais d'équipement sur les produits de la General Motors ni le montant des impôts payés par la société. La Standard Oil Company of Indiana rapporte qu'il lui faut plus de mille kilomètres de ruban d'ordinateur pour enregistrer les données destinées à la seule Federal Energy Administration. Lorsque la société EU Lilly & Company a demandé récemment à la Food and Drug Administration d'approuver un nouveau médicament pour l'arthrite, la demande comportait 120 000 pages, dont beaucoup en 2 ou 3 exemplaires,et il fallut deux camionnettes pour transporter le tout à Washington. En fait, les dirigeants de la société Lilly sont contraints de consacrer plus d'heures de travail à la paperasserie destinée aux autorités fédérales qu'à la recherche de nouveaux médicaments contre le cancer ou les maladies cardiaques. De plus, les 15 millions de dollars que la société Lilly dépense pour les paperasses fédérales augmentent d'environ 50 cents le prix de chaque médicament prescrit. Il est clair qu'il s'agit d'un non-sens économique ainsi que d'un véritable acharnement gratuit sur une victime. Le président Ford, horrifié par cette situation, a essayé d'amener l'administration à réduire la paperasserie de 10 %. J'ai apprécié cette modeste proposition et l'ai intposée au Trésor, malgré les vives protestations des bureaucrates, mais je pensais que c'était insuffisant. Personnellement, je réduirais de moitié la paperasserie pour libérer notre système de production de ce cancer économique qui l'envahit. Un Etat raisonnable n'en a pas besoin. C'est plutôt l'expression d'un mesquin désir de pouvoir de la part de fonctionnaires occupés à construire un empire bureaucratique.
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D'autres graves dommages à long terme sont causés à l'économie par cette avalanche constante de règlements. Tandis que l'on consacre des milliards de dollars en capital et en main-d'œuvre pour obéir à des ordres bureaucratiques, productivité et innovation technologiq-ue connaissent un déclin inévitable. En 1976, une étude . du Wall Street Journal a constaté que la baisse de l'innovation dans les industries chimique et pharmaceutique était due à la grave augmentation des coûts et des délais provoqués par les règlements de l'Etat. La Stauffer Chemical Co. a déclaré que 10 % de son budget de recherche sont maintenant absorbés par les règlements de l'Etat, comparés aux 3 % de 1970. La société Dow Chemical a indiqué qu'avant la création de l'Environmental Protection Agency, il lui fallait 2 millions de dollars et 3 ans pour créer un nouveau produit; maintenant, pour se soumettre aux «normes» fédérales, il lui faut 10 millions de dollars et sept ans. L'Américan Pharmaceutical Association a révélé qu'il faut maintenant huit à dix ans et 20 millions de dollars pour qu'un nouveau médicament soit agréé par la Food and Drug Administration et mis sur le marché. Il existe des preuves valables tendant à montrer que presque toutes les industries-clé, et pas uniquement celles de l'énergie, sont en baisse. Les agences et leurs réglementations fonctionnent comme des forces qui « arrêtent la croissance ». Ces prétendues protectrices de la vie sont en fait les hérauts d'une mort lente. Au chapitre IV, j'ai brièvement indiqué que les règlements de l'Etat ont grandement contribué à la crise inflationniste et à la récession du milieu des années 70, tout en précisant qu'il était impossible d'en calculer les coûts avec précision. Tout ce qui vient d'être dit devrait vous en donner les raisons. Avant tout, ce qui ne peut être calculé, ce sont les richesses et le nombre d'emplois qui auraient été créés si on n'avait pas connu ces règlements hostiles et si ces capitaux considérables avaient été investis dans la production. Ce que nous savons avec certitude, c'est que ce processus de réglementation, dont le rythme a considérablement augmenté depuis les années 60, a eu une incidence désastreuse sur les investissements, la stabilité des prix, l'innovation, la productivité et le développement économique. Ce qu'il y a d'incroyable et de paradoxal dans cette affaire, c'est que le coût de toutes ces actions théoriquement menées dans l'intérêt du consommateur, a été finalement supporté par le consommateur lui-même. Le citoyen américain, qui est désorienté par la très forte augmentation des prix, l'abandon des plansde retraite, le manque d'emplois, finance ces innombrables règlements avec sa substance même. Si les entreprises n'incluent pas ces nouvelles et formidables dépenses dans leurs prix, elles seront
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condamnées à la faillite. Ces réglementations incohérentes, qui ignorent le rapport coût/bénéfices, sanctionnent tout le monde. Il est évident qu'une telle agression brutale et arbitraire contre le système de production américain ne pourrait se produire sans l'appui du pouvoir policier de l'Etat. Dans la forme comme dans le fond, cette réglementation bureaucratique est dictatoriale. Hannah Arendt, spécialiste bien connue du totalitarisme, nous apprend que toutes les dictatures utilisent des lois inintelligibles comme arme importante pour contrôler les citoyens. Elles paralysent leurs victimes, lesquelles sont intimidées par leur manque de compréhension et ne savent si elles sont innocentes ou coupables, ni quand ou pourquoi elles seront punies. Les règlements des agences fédérales américaines sont en grande partie inintelligibles, et, en conséquence, l'homme d'affaires américain se soumet par intimidation et vit dans un état de crainte permanente. Il n'a, de nos jours, aucun moyen de savoir ce qu'est la loi ni s'il est ou non en infraction avec elle. Non seulement beaucoup de ces règlements souffrent de contradictions internes, ou sont en contradiction entre eux, mais ils sont également rédigés par des juristes administratifs dans un affreux jargon bureaucratique qui les rend encore plus obscurs. Les agences elles-mêmes n'arrivent pas à comprendre nombre de leurs propres décisions. Pour ne citer qu'un cas, Robert D. Moran, président de l'Occupational Safety and Bea/th Review Commission (Commission de contrôle de l'hygiène et de la sécurité dans le travail), agence indépendante créée pour entendre les hommes d'affaires qui font appel contre les décisions de l'OSHA, déclare que «beaucoup trop de normes sont, pour paraphraser Winston Churchill, « des devinettes entourées de mystère à l'intérieur d'énigmes ». Elles n'apportent pas à l'employeur ne serait<é qu'une vague suggestion concernant les mesures qui devraient être prises pour protéger ses employés contre tout ce qui peut (là ~ussi, les formules sont vagues) présenter un risque pour leur santé et leur sécurité. » \ Ayant donné un exemple de norme inintelligible, Moran ajoute : « Je soutiens que personne au monde ne peut être sûr de satisfaire aux exigences de cette norme, à un moment donné 1 .» Cependant, les hommes d'affaires sont sans cesse pénalisés pour n'avoir pas satisfait à de telles normes inintelligibles. Indiscutablement, cela porte la griffe de Big Brother*. Big Brother se manifeste aussi d'autres façons, plus brutales. Par exemple, en attendant le jugement dans une affaire en cours, l'OSHA peut envoyer un inspecteur dans tout bureau, toute usine 1. Cité par Murray L. Weidenbaum, Government·Mandated Priee Inereases, American Enterprise Institute, février 1975. * Personnage de 1984, roman de George Orwell. (N.D. T.)
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ou fabrique américaines sans mandat de perquisition. Quiconque avertit l'entreprise que l'OSHA va s'y rendre est passible d'une amende. Cette utilisation du pouvoir policier de l'OSHA est aussi intolérable, et pour les mêmes raisons, que toute tentative par le FBI, la CIA ou la police de fouiller maisons ou bureaux sans mandat. La seule différence est la suivante: les Américains, professeurs, étudiants et journalistes, qui expriment ordinairement une très grande indignation devant de telles violations des droits constitutionnels, sont singulièrement silencieux lorsque les victimes sont des hommes d'affaires. Une autre caractéristique d'un régime dictatorial est qu'il est au-dessus de la loi. Aucun contrepoids ne vient équilibrer et limiter son pouvoir. C'est aussi une caractéristique des bureaucraties aux mille règlements. Théoriquement, ces services administratifs sont responsables envers l'exécutif et/ou le Congrès, et soumis à vérification par les tribunaux. En pratique, personne n'a le moyen de superviser cette monstrueuse collection de règles et de règlements, ou de vérifier leur application. A moins qu'à l'occasion une réglementation ne soulève un tollé général, comme celle de l'interdiction de la saccharine dans les boissons de régime, le Congrès n'enquête pas sur les opérations de routine des agences. En fait, les agences qui imposent des réglementations tendent à agir en dehors du système juridique américain. Considérées d'ordinaire comme « extra-judiciaires », elles sont de maintes façons audessus des lois. Elles violent par leurs actions tous les principes fondamentaux de la justice américaine. Ces agences fonctionnent simultanément comme enquêteurs, détectives, policiers, procureurs, juges et jurys. Elles appliquent souvent leurs décisions avec effet rétroactif. Et il est courant de les voir tenir les hommes d'affaires pour coupables jusqu'à ce qu'ils aient été reconnus innocents. De toutes ces façons, elles copient les principes d'action de la « justice » totalitaire. Sauf si elle est immensément riche et peut se permettre de mener le long combat qui consiste à se pourvoir en appel, une entreprise américaine n'est que peu ou pas protégée contre les décisions arbitraires des bureaucrates. Enfin, il faut ajouter à tout ceci le fait qu'aux Etats-Unis, l'impôt \ sur les bénéfices des sociétés est plus élevé que dans n'importe quel autre pays. En fait, les bénéfices des entreprises subissent une double imposition, pénalisation unique en Amérique, contre laquelle j'ai lutté en vain devant un Congrès indifférent. Notre politique fiscale à l'égard des sociétés pénalise le producteur compétent, entrave la formation du capital et freine la croissance industrielle. A cela s'ajoutent les lois antitrust, notoirement brumeuses, qui sont sans cesse employées par les bureaucrates du ministère de la Justice, non pour sauvegarder la concurrence, mais
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pour abattre les sociétés les plus compétitives au nom de la concurrence elle-même! Il faut y ajouter encore la tendance constante du Congrès à étendre les pouvoirs de la législation antitrust pour des raisons vraiment superficielles. Nous avons l'exemple du projet de loi des sénateurs Philip Hart et Hugh Scott, cherchant à étendre les pouvoirs antitrust aux bureaux locaux des attorneys, ce qui constituait une banalisation dangereuse et sans précédent de ces pouvoirs. Au Trésor, nous nous y sommes vigoureusement opposés. Un jour, le sénateur Scott m'a téléphoné et m'a prié de changer d'avis parce que, me dit-il, le sénateur Hart avait le cancer et que cela le ferait mourir heureux. J'ai répondu au sénateur Scott que je compatissais aux souffrances du sénateur Hart, mais que je n'étais pas sensible à ce genre de raisonnement qui toucha cependant le Congrès, et le projet devint loi. Tout cela vous donne une idée de la pression quasi mortelle qui s'exerce sur nos producteurs. Ils sont soumis à des réglementations plus arbitraires que celles d'aucun autre pays occidental. Dans les faits, ils ne sont pas protégés par la Constitution. Ils sont presqu'entièrement à la merci d'un dirigisme économique, dissimulé au cœur même du gouvernement américain. Il est difficile de comprendre comment une situation si scandaleuse et dangereuse puisse exister sans provoquer une explosion d'indignation de la part du public. Je suis sûr que le peuple américain exigerait de très nombreuses réformes s'il comprenait la situation. Mais ce qu'il y a de vraiment dramatique dans cette réglementation destructrice n'est guère perçu par le grand public. Grâce à la télévision, le public américain est parfaitement informé sur les injustices commises dans les prisons à haute sécurité, sur les souffrances psychiques des criminels et sur les atteintes à la sensibilité des prostituées et des pornographes, mais il ignore presque totalement les injustices commises envers les hommes d'affaires. La dictature bureaucratique et ses ravages pourraient tout aussi bien être invisibles. Selon Robert A. Nisbet, professeur Albert Schweitzer d'humanités à l'université Columbia, « invisible» est bien le mot qui convient. Dans un essai intitulé « le nouveau despotisme », publié en 1975, il écrit : Ce qui s'est passé, en fait, pendant ces cinquante dernières années, c'est que la plus grande partie du pouvoir dans notre société, en ce qu'il influe sur notre vie intellectuelle, économique, sociale et culturelle, est devenu dans une large mesure invisible. Si généralement ce pouvoir est invisible, c'est parce qu'il se cache derrière les objectifs humanitaires qui lui ont donné naissance ... Les corps législatifs votent des lois, l'exécutif les applique et les tribunaux les interprètent. Ce [ ... ] sont les organes visibles de l'Etat à
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ce jour, objets de la constante attention des médias. Je ne voudrais pas mettre en doute le pouvoir qu'a chacun d'entre eux d'intervenir de façon importante dans le domaine de la liberté individuelle. Mais, dans ce domaine, bien plus importante est l'action de ce gouvernement invisible créé en premier lieu par le législatif et l'exécutif, mais rendu en temps opportun largement autonome (et) souvent quasi imperméable à la volonté des corps constitués élus. Ce gouvernement invisible, composé de commissions, de bureaux et d'agences de tous les types possibles et imaginables, est quotidiennement présent dans [ ... ] les moindres détails de notre vie de si multiples façons, qu'il serait vain d'essayer d'en établir une listel.
Ce « nouveau despotisme » des bureaucrates qui imposent des réglementations, dit Nisbet, « se cache » vraiment derrière les nobles objectifs dont s'inspirent ceux qui sont à l'origine des réglementations. On suppose généralement que seul l'idéalisme le plus élevé pourrait motiver des bureaucrates qui se vouent si ardemment à la santé, la sécurité et la propreté de notre planète. Ces objectifs sont inattaquables sur le plan éthique. De fait, ils sont formulés de façon telle que ceux qui s'y opposent passent pour partisans de la maladie, du danger ou de la saleté. Etant donné que la plupart des gens ne connaissent ces agences que par leurs objectifs les plus élevés, elles ont eu la possibilité de causer d'incessants ravages au nom du bien-être social. Plus précisément, ces ravages sont causés au nom de l'intérêt général. Depuis les années 60, la majeure partie des lois de réglementation votées par le Congrès, et les centaines de milliers d'interprétations sous forme de règlement, ont été surtout l'œuvre d'un nouveau et puissant groupe de pression politique connu sous le nom de mouvement pour l'intérêt général. Ce mouvement ne représente aucune des divisions économiques traditionnelles, patronat ou ouvriers. Il prétend, au contraire, ne parler qu'au nom du peuple et est axé sur le bien-être des« consommateurs », de 1'« environnement» et des « minorités ». Ces termes, eux aussi, sont choisis de façon à rendre la critique malaisée. Personne, après tout, ne souhaite être considéré comme l'ennemi de ces nobles entités. Mais à l'analyse, ces termes s'avèrent dépourvus de signification: le « peuple », c'est tous les groupes qui existent en Amérique, y compris le patronat et les ouvriers; tous les Américains, y compris les plus gros producteurs, sont des « consommateurs » ; l' « environnement », c'est tout ce qui existe, y compris les usines, et dans notre société, chaque Américain est membre de telle ou telle « minorité ». Quels sont alors les véritables objectifs des divers groupes défendant 1. Nisbet, Robert A., « The New Despotism », Commentary, juin 1975.
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l'intérêt général ? On les découvre assez vite si l'on identifie non les entités fictives au nom desquelles ils prétendent parler, mais les groupes réels qu'ils prennent pour cibles et qu'ils cherchent à contrôler grâce au pouvoir de l'Etat. En pratique, la cible du mouvement des « consommateurs », ce sont les hommes d'affaires, la cible des « amis de l'environnement », ce sont les hommes d'affaires, et la cible des « minorités », du moins en ce qui concerne l'emploi, ce sont les hommes d'affaires. En somme, le mouvement pour l'intérêt général est un groupe de pression favorable non pas au peuple, mais à l'extension du pouvoir policier de l'Etat exercé sur les producteurs américains. Il y a eu dans l 'histoire des EtatsUnis peu de groupes aussi fermement et aussi violemment hostiles au capitalisme. Cependant, fait encore plus significatif, le mouvement pour l'intérêt général est avant tout le porte-parole de l'élite urbaine d'aujourd'hui. Dans un essai qui fait date, intitulé « Les hommes d'affaires et la nouvelle classe », dont le Wall Street Journal du 19 mai 1975 a donné la primeur, Irving Kristol a analysé cette élite pour la première fois. Il l'appelle « la nouvelle classe» : Cette « nouvelle classe » n'est pas facile à défmir, mais peut être vaguement décrite. Elle se compose, pour une grande part, de personnes ayant accédé à l'enseignement supérieur et dont les aptitudes et les carrières prolifèrent dans une société « post-industrielle » [ ... ] . Nous parlons de ces scientifiques, enseignants, gestionnaires de l'enseignement, journalistes et autres membres de l'industrie des médias, des psychologues, travailleurs sociaux, de ces juristes et médecins qui font carrière dans le secteur public en expansion, des urbanistes, membres des grandes fondations, hauts fonctionnaires, etc. Les membres de la « nouvelle classe» ne « contrôlent » pas les médias, ils sont les médias, de la même façon qu'ils sont notre système éducatif, notre système de santé publique et d'assistance sociale, et bien d'autres choses encore ... Que veut cette « nouvelle classe» et comment expliquer cette hostilité envers les milieux d'affaires? Eh bien, on doit comprendre que les membres de cette classe sont « idéalistes » au sens qu'avait ce terme dans les années 60, c'est-à-dire qu'ils ne s'intéressent pas beaucoup à l'argent, mais beaucoup au pouvoir. Le pouvoir, pour quoi faire ? Le pouvoir pour modeler notre civilisation, un pouvoir qui, dans un système capitaliste, est censé résider dans les marchés libres. Cette « nouvelle classe» veut qu'une grande partie de ce pouvoir soit redistribuée en faveur de l'Etat, où ils auront alors une influence prépondérante sur la façon dont il sera exercé. [ ... ] On appelait autrefois ce groupe « les intellectuels» etce sontles ancêtres de notre «nouvelle classe» ; très peu d'entre ses membres sont des intellectuels, mais tous ont hé'rité les attitudes envers le capitalisme qui ont été à l 'honneur parmi les intellectuels pendant plus de 150 ans. Cette attitude
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peut précisément être appelée « élitiste», bien que les personnes qui sont persuadées d'incarner l' « intérêt général », distinct de tous les intérêts privés d'une société libre, ne l'envisagent probablement pas comme telle. Cette attitude trahit une méfiance et une hostilité fondamentale à l'égard du marché, précisément parce que celui-ci est si vulgairement démocratique :un dollar = un bulletin de vote.
Enfin, écrit Kristol, la « nouvelle classe » est d'une ignorance quasi stupéfiante concernant les affaires et la science économique, au point d'être détachée de la réalité : Il est vraiment étonnant que, dans une société où les affaires jouent un rôle si crucial, tant de personnes en soient arrivées à comprendre si peu de choses à leur sujet et, en même temps, à savoir sur elles tant de choses qui ne correspondent pas à la réalité. Nous avons réussi à créer une génération de jeunes gens qui, malgré tous les enseignements qui leur sont prodigués, en savent moins sur le monde du travail, même sur celui de leur père, qu'aucune autre génération dans l'histoire de l'Amérique. Ils s'imaginent facilement des choses, négligent l'observation courante et semblent totalement dépourvus de cette faculté appelée bon sens. On ne peut dire non plus que leurs professeurs soient mieux lotis. L'universitaire moyen qui enseigne l'histoire, la sociologie, la littérature, la science politique, voire l'économie, a aussi tendance à préférer le rêve à la réalité. Sur tous les campus, on entend des membres du corps enseignant dire tout naturellement que les laboratoires pharmaceutiques s'empressent de supprimer des médicaments contre le cancer ou l'arthrite ou tout autre chose, ou que les sociétés multinationales font ou défont « vraiment» la politique étrangère des Etats-Unis; ou encore que les « grandes entreprises» accueillent avec satisfaction la dépression parce qu'elle crée une « armée de réserve de chômeurs » où ils peuvent recruter des travailleurs plus dociles.
En somme, dit Kristol, cette « nouvelle classe» présente deux types de caractéristiques fondamentales: une méconnaissance maladive de l'économie alliée à un violent appétit du pouvoir, et une hostilité envers la démocratie associée à l'illusion d'être le porte-parole du peuple. L'auteur nous adresse une mise en garde: si l'ambition politique de cette classe n'est pas freinée et si elle n'acquiert pas les connaissances économiques nécessaires, la conséquence dangereuse sera inévitablement la destruction de la liberté: « Nousnous acheminerons vers une version du capitalisme d'Etat dans lequel la liberté individuelle du citoyen deviendrait encore plus incertaine.» La « nouvelle classe» de Kristol, c'est le « nouveau despotisme» de Nisbet.
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Il ya bien des raisons au développement d'une tyrannie économique aux Etats-Unis, et il reviendra aux historiens de désigner les responsables. Cependant, les capitalistes eux-mêmes en sont partiellement responsables. Pendant tout le siècle dernier, l'attachement des hommes d'affaires à la libre entreprise a gravement faibli lorsqu'ils ont découvert qu'ils pouvaient réclamer et obtenir de l'Etat des avantages à court terme. Dans une très grande mesure, les réglementations et les contraintes ont été souhaitées par les hommes d'affaires eux-mêmes: certains ne voulaient pas affronter une honnête concurrence dans une économie de marché, avec ses grands risques et ses sanctions, mais aussi ses récompenses; d'autres se sont empressés de demander à l'Etat des réglementations en leur faveur, des tarifs protecteurs et des subventions, aussi bien que le pouvoir de monopole que seul l'Etat peut accorder. Comme l'a souligné Milton Friedman : « C'est surtout l'action de l'Etat et non les ententes entre entreprises qui est à l'origine des monopoles privés. Il n'y a guère de grand monopole aux Etats-Unis dont le pouvoir n'ait été octroyé par l'Etat t .» En recherchant de tels avantages, en voulant se protéger contre la liberté, les hommes d'affaires eùx-mêmes ont contribué à créer les pouvoirs d'Etat qui sont maintenant employés à leur nuire ou à les détruire. Lorsque j'étais au Trésor, j'ai vu des hommes d'affaires se tourner vers l'Etat à chaque crise pour quémander des crédits ou demander à être protégés contre cette même concurrence qui a rendu ce système si productif. Je n'en croyais pas mes yeux. J'ai vu des agriculteurs du Texas, frappés par la sécheresse, réclamer des prêts garantis par l'Etat; des coopératives laitières géantes faire pression pour obtenir une majoration des prix de soutien; de grandes compagnies aériennes lutter pour le maintien de la réglementation afin "de garder leur position de monopole ; des sociétés géantes comme Lockheed rechercher l'aide du gouvernement fédéral pour les sauver de leur total manque d'efficacité ; des banquiers comme David Rockefeller, réclamer de l'Etat des garanties destinées à le protéger contre les conséquences d'une politique d'investissements inconsidérés ; des dirigeants de stations de radio, comme William Paley de la CBS, lutter pour préserver limitations et régulation et pour empêcher l'apparition de la concurrence de la télévision commerciale par câble. En toutes occasions, de tels personnages proclamaient leur attachement à la libre entreprise et leur opposition à l'intervention arbitraire de l'Etat dans notre vie économique, à l'exception toutefois de leur propre cas, qui était toujours unique et justifié par leur immense souci de l'intérêt général. J'avais, quant à moi, des réactions sévères à l'égard de ces hommes d'affaires et j'avertissais ceux avec qui je discutais de telles prati1. Friedman, Milton, interview de World Research INK, vol. 3,1976.
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ques, qu'ils étaient en train, comme l'avait prédit Lénine, de tresser la corde pour les pendre. Roosevelt méprisait et raillait volontiers des hommes d'affaires qui rampaient devant lui, le chapeau à la main, pour obtenir des faveurs de l'Etat, tout en prônant le caractère sacré de la libre entreprise. De tels hommes d'affaires ne m'amusent pas. Ils ont donné de redoutables arguments à ceux qui désirent montrer que l'économie de marché et la liberté ellemême sont essentiellement viciées. Les hommes d'affaires ont aussi contribué à aggraver les tendances régulatrices et despotiques en essayant de les combattre secrètement; non en luttant courageusement et ouvertement, mais en s'efforçant, par de pitoyables et lâches tentatives de faible portée, de suborner les détenteurs du pouvoir politique, responsables de leurs destinées. Comme l'a souligné l'économiste Murray Weidenbaum, la corruption de la morale en affaires, apparue ici et à l'étranger, est en grande partie, sinon en totalité, une « réponse» directe à l'incohérence des interventions de l'Etat. Les pots-de-vin versés par les hommes d'affaires, en particulier, sont communément des tentatives visant à calmer les bureaucrates à tous les niveaux de l'autorité (fédérale, des Etats et locale), qui exercent un pouvoir d'extorsion sur le commerce et la production. Bon nombre de participations financières à des campagnes électorales et des pots-de-vin versés à des politiciens sont considérés par les hommes d'affaires comme des « polices d'assurance » contre ce pouvoir d'extorsion. De telles actions de la part des hommes d'affaires ne sont pas seulement illégales et immorales (raisons suffisantes pour ne pas y recourir), mais aussi dénuées d'efficacité. La révélation de ces affaires de pots-de-vin a renforcé l'hostilité contre les milieux d'affaires et noirci le portrait du capitalisme que font ses adversaires idéologiques, où il apparaît comme un phénomène criminel. J'ai été épouvanté par le nombre considérable d'affaires de pots-de-vin révélées pendant la période où j'étais au gouvernement et j'ai sévèrement condamné ces hommes d'affaires. Je n'étais pas seulement en colère à cause de l'immoralité d'un tel comportement, mais aussi horrifié par la certitude qu'il entraînerait inévitablement des règlements qui pénaliseraient et porteraient davantage atteinte à notre système de production. C'est exactement ce qui s'est produit. Cela dit, il est toujours évident à mes yeux que, globalement, les hommes d'affaires sont plus victimes que coupables. Cette opinion contredit, bien entendu, les idées reçues libérales, selon lesquelles ce sont les milieux d'affaires qui contrôlent « réellement » les agences qui imposent des réglementations. Il est relativement facile d'arriver à un jugement objectif sur la localisation « réelle» du pouvoir. Demandez-vous tout simplement si la situa-
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tion dictatoriale et destructrice que j'ai décrite dans ces agences pourrait exister si les milieux d'affaires contrôlaient « réellement» ces agences. Ces hommes qui les « contrôlent », s'infligeraientils, en une année, 57 027 pages de nouvelles réglementations? S'infligeraient-ils des coûts s'élevant à des milliards de dollars? Interdiraient-ils sans cesse leurs propres produits ? Laisseraientils traîner pendant des années des décisions cruciales dont dépend leur existence financière? Engloutiraient-ils leur capital à investir, détruiraient-ils leur propre productivité, restreindraient-ils leur capacité d'innovation? Se mèneraient-ils eux-mêmes à la faillite? Evidemment pas. L'équilibre du pouvoir comme l'équilibre de la terreur se trouvent du côté de ceux qui font les réglementations. Certains hommes d'affaires, bien sûr, tirent avantage de la situation, mais tous les hommes d'affaires américains sont des victimes en permanence. Et le seul forfait des hommes d'affaires en tant que groupe - chose sur laquelle peu de gens attirent l'attention, mais que je condamne profondément -, est que le monde des affaires dans son ensemble s'est lâchement tu face à la violation systématique de sa liberté et de ses intérêts. En dernière analyse c'est peut-être la pire des façons de trahir le système de la libre entreprise. Cependant, le principal responsable est bien la philosophie anticapitaliste qui est la philosophie économique dominante de notre époque. Ayant vu le jour au siècle dernier et pris un visage moderne avec le New Deal, elle a rapidement conquis bon nombre des membres de notre classe cultivée. Comme le montrent brillamment le «nouveau despotisme» de Nisbet et la «nouvelle classe» de Kristol, l'égalitarisme est le système de valeurs dominant de notre « élite» urbaine. Ce n'est pas un hasard si égalitarisme et despotisme sont liés. Historiquement, ils l'ont toujours été. Hitler, Staline et Mao ont tous offert à leur peuple une société égalitaire, lui révélant seulement lorsqu'il était trop tard, que certains seraient toujours « plus égaux que les autres ». Le Français Alexis de Tocqueville, qui fut un remarquable observateur des mœurs de l'Amérique au XIxe siècle, a écrit, dans De la démocratie en Amérique que la première, et en quelque sorte la seule condition nécessaire pour arriver à centraliser la puissance publique dans une société démocratique, est d'aimer l'égalité ou de le faire croire. Ainsi, la science du despotisme, si compliquée jadis, se simplifie : elle se réduit, pour ainsi dire, à un principe unique. Et ce « principe unique », l'égalité, est précisément ce sur quoi repose le « nouveau despotisme» aujourd'hui en Amérique. Mais, parce que l'égalité est aussi un concept vénéré dans la
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tradition américaine de liberté, une immense confusion entoure la question. Cela mérite une brève discussion. L'égalité propagée par l'égalitarisme n'est pas l'égalité à laquelle se réfère la Constitution américaine, bien que l'on soit en train de réécrire rapidement l'Histoire pour le faire croire. Nos Pères . Fondateurs et les philosophes libéraux, c'est-à-dire pro-capitalistes de l'époque, étaient en authentique rébellion contre une histoire humaine presque ininterrompue de droit divin des rois et de tyrannie légale et sociale enracinée dans les privilèges héréditaires. Lorsqu'ils déclaraient que « tous les hommes naissent égaux », ils voulaient dire quelque chose de profondément révolutionnaire pour l'époque. Ils voulaient dire que tous les hommes étaient égaux devant la loi, qu'aucune entrave juridique héritée du passé ou liée à une caste ne devait lier un individu de façon permanente à une classe sociale inférieure. Ils voulaient dire que les hommes devaient bénéficier de chances égales pour affronter les difficultés de l'existence, chacun étant libre de réaliser ce qu'il pouvait et d'atteindre le niveau qu'il pourrait par sa propre intelligence, son propre effort et son mérite personnel. Voilà la quintessence de la philosophie américaine, l'essence de la révolution sociale que les Etats-Unis ont apportée au monde. Il est clair que l'esclavage et le racisme institutionnalisé violent ce principe, mais en aucune façon ne le rendent moins glorieux. La conséquence révolutionnaire de ce concept d'égalité juridique a créé une nation d'une mobilité sociale sans précédent, alors que des hommes s'échappaient par millions de la prison féodale d'un système de classes héréditaires. Et, lorsqu'ils s'en échappèrent et que des individus différents suivirent chacun sa voie, il en résulta une immense diversité et, inévitablement, des niveaux de réalisation différents. Etant donné que les hommes ne sont pas des unités interchangeables, qu'ils diffèrent grandement par l'intelligence, la discipline, l'effort, le caractère, l'ambition et la capacité, ces différences dans la réalisation sont inévitables, comme le sont les différences dans les récompenses et les sanctions qu'ils récoltent dans la vie. C'est l'égalité devant la loi traditionnelle de l'Amérique qui a permis à un grand nombre d'hommes, pour la première fois dans l'histoire, de passer de la misère à la richesse. Notre Constitution a aboli l'aristocratie héréditaire et l'a remplacée par une méritocratie fondée sur la concurrence. L'égalité des égalitaristes est d'un tout autre type. Elle perçoit, dans l'idéal, les gens comme des unités interchangeables et cherche' à nier les différences individuelles entre eux, surtout les différences fondamentales ayant trait au caractère, à l'effort et aux aptitudes. L'égalitariste recherche une égalité collective, non des chances, mais des résultats. Il veut arracher les récompenses à ceux qui les
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ont gagnées, pour les donner à ceux qui ne les ont pas gagnées. Le système qu'il cherche à créer est aux antipodes d'une méritocratie. Plus on réussit, plus on est puni; moins on réussit, plus on est récompensé. L'égalitarisme est une agression maladive contre les aptitudes et contre la justice. Son but n'est pas l'amélioration de la réussite de l'individu, mais le nivellement de tous les hommes. Il n 'y a, bien entendu, qu'une façon de procéder à ce nivellement: c'est le nivellement par le bas. la médiocrité n'étant pas extensible. Etant donné que ceux qui réussissent ne consentiront pas, et ne devront pas consentir, à être brutalement rapetissés, il faut les y contraindre, pour qu'ils ne soient pas placés trop au-dessus des moins capables. Les égalitaristes cherchent donc à employer le pouvoir policier de l'Etat pour atteindre leurs buts. Bref, l'égalité de la Constitution repose sur la liberté; l'égalité de l'égalitarisme repose sur la contrainte. C'est la source fondamentale du « nouveau despotisme ». Il va sans dire que ce n'est pas ainsi que les égalitaristes se présentent à leurs concitoyens. S'ils proclamaient franchement leurs moyens et leurs fins, ils seraient rejetés avec dégoût. Ils camouflent ces moyens et ces fins sous le concept moral de justice « sociale » (la justice tout court n'étant pas satisfaisante pour leur propos) et prétendent détenir le monopole de la « compassion ». Or, presque tous les Américains sont sensibles à la « compassion ». Il est évident que tous les hommes ne réussissent pas dans cette vie et que ceux qui partagent l'éthique judéo-chrétienne ont toujours à cœur d'aider ceux qui sont victimes d'un malheur ou d'un handicap, et sont incapables, sans que ce soit leur faute, de s'aider euxmêmes. Par conséquent, des institutions charitables privées et publiques ont toujours existé en Amérique, et doivent exister. Mais la charité, qui est le désir d'aider les démunis quand ils sont vraiment dans le besoin, n'est pas l'égalitarisme. Elle n'implique ni ne nécessite le nivellement des hommes par la contrainte. L'une des évolutions les plus tragiques de l'Amérique d'aujourd'hui est que des millions de gens généreux et aimant la liberté prennent honnêtement le nivellement par la contrainte de l'égalitarisme pour de la compassion. Ce que nous voyons en Amérique aujourd'hui, c'est un Etat qui se consacre aux deux aspects du processus de nivellement égalitariste: abattre ceux qui produisent les richesses, et transférer ces richesses de ceux qui les ont gagnées à ceux qui ne les ont pas gagnées. J'ai déjà brièvement décrit l'agression des agences qui imposent des réglementations aux producteurs. Je me propose maintenant de décrire le processus de transfert de richesses. Il s'agit, bien entendu, de notre système d'aide sociale. Il y aurait vraiment beaucoup à dire sur notre système d'aide
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sociale ; un millier d'ouvrages en parlent. Je me propose d'insister ici sur un argument qui me paraît essentiel : son objectif principal aujourd'hui n'est pas le souci d'aider les démunis, mais la redistribution des richesses. Je ne spécule pas ici sur les motivations des gens ; je parle de ce qu'il advient en fait aux impôts que l'Etat . prélève sur les citoyens productifs de ce pays. Pour voir la structure clairement, il faut un certain recul et observer le système d'aide sociale dans le contexte global des dépenses de l'Etat. Je vous rappelle ce contexte, en vous donnant les chiffres de 1976 : - le Produit national brut. c'est-à-dire les richesses créées par nos citoyens productifs est de 1 609,5 milliards de dollars ; - le budget fédéral est de 336,5 milliards de dollars, soit 22,8% du PNB; - la dette publique (dépenses hors budget non comprises) qui doit être réglée dans l'avenir avec les impôts prélevés sur les revenus des citoyens productifs est de 631,9 milliards de dollars.
Quelle est la part de ce formidable et désastreux accroissement de dépenses et de dettes qui va aux personnes vraiment démunies? Le groupe dont on parle le plus est celui des familles avec enfants à charge. C'est celui qui a certainement provoqué le plus de protestations. Dans son ouvrage intitulé The Growth of American Government: a Morph%gy of the We/fare State, Roger Freeman décrit l'aide aux familles ayant des enfants à charge ( AFDC ) comme «un cauchemar et un cancer dans le corps politique ». Depuis 1952, dit-il, le nombre de bénéficiaires de l'AFDC a plus que quintuplé, passant de 2 à Il millions, et l'AFDC « a contribué grandement à créer un milieu favorable à ( ... ) l'éclosion de problèmes sociaux 1 ». Il existe de bonnes raisons d'être d'accord avec le bilan présenté par M. Freeman. Nous savons que l'AFDC a été une incitation de la part du gouvernement fédéral aux pères, pour qu'ils abandonnent leur famille, en réalité ou en apparence; il est clair que le système est corrompu. Cependant, lorsque l'on voit les sommes d'argent effectivement distribuées à ce groupe, on ne peut guère conclure que l'AFDC saigne à blanc le budget. La somme versée en 1976, en tenant compte à la fois des prestations en espèces et en nature, s'élevait à 8,3 milliards de dollars. Le second groupe qui peut être légitimement considéré comme méritant d~être assisté comprend les infirmes: aveugles, paralysés et handicapés de tous âges, y compris les anciens combattants qui ne, 1. Freernan, Roger, The Growth of American Government:A Morphology of the Welfare State, Hoover Institution Press, 1976.
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peuvent assurer leur propre existence, ou bien avec d'extrêmes difficultés. Les sommes versées à ce groupe (prestations en espèces et en nature) sont nettement supérieures à celles de l'AFDC. En 1976, elles s'élevaient à 25 milliards de dollars. Si l'on tient compte à la fois des enfants à charge et des infirmes, qui sont les deux groupes qui ont vraiment besoin d'être aidés en Amérique, le budget d'aide s'élevait à 33 milliards de dollars. La somme est énorme, mais représente moins de 10 % du budget national. Malgré la fraude et la dynamique malsaine qui gonflent de tels programmes, les sommes versées aux personnes démunies et aux infirmes ne sont pas à l'origine de notre incroyable budget. Ce budget catastrophique est-il la conséquence des dépenses militaires? Bien entendu, c'est ce que les libéraux clament, comme un seul homme, depuis des années. Comme d'habitude, ce qu'ils dénoncent en chœur n'est pas exact. En 1976, le budget de la Défense s'élevait à 101 milliards de dollars, soit 24 % du budget; il était en baisse comparé aux 46,9 % de 1963. Il est évident que ce n'est pas le budget de la Défense, part de moins en moins i.mportante des impôts nationaux, qui précipite le pays vers la faillite. A quoi est alors affecté le solde du budget? Une fraction appréciable - 37 milliards de dollars en 1976 - représente le service de la dette publique. Mais la plupart des recettes du gouvernement servent à financer des « programmes sociaux» de toutes sortes. A qui sont destinés ces programmes? Un pourcentage très important, certainement plus de la moitié, intéresse les classes moyennes. Cela est vraiment si différent de ce qui est communément admis, qu'une démonstration devient nécessaire. Tâche relativement facile, puisqu'il suffit d'une brève analyse des deux catégorie_s en cause du budget fédéral" : les programmes officiels d'aide inscrits au budget national et les dépenses extra-budgétaires qui seront garanties ou financées dans l'avenir. D'abord, le budget national. 60 % du budget est explicitement affecté à l'aide sociale. En 1976, ces dépenses s'élevaient à 198,3 milliards de dollars (les gouvernements des Etats et les collectivités locales dépensant 133 milliards supplémentaires). Où sont passés les dollars du budget fédéral ? Une partie, 31,2 milliards de dollars, a financé les retraites indexées des fonctionnaires fédéraux, des anciens combattants et des cheminots. Cette somme était à peine inférieure au montant des prestations versées conjointement à l'AFDC et aux infirmes. Il est évident qu'elle n'intéressait pas, au premier chef, les plus démunis. Plus précisément, les cheminots retraités ont reçu 3,6 milliards de dollars; les anciens combattants 8,7 milliards de dollars; et les fonctionnaires en retraite, toutes classes confon-
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dues, ont empoché la plus grande part de cette catégorie de prestations, soit 18,9 milliards de dollars. Presque la totalité de ces prestations peuvent être qualifiées d'aide sociale à la classe moyenne et même à la classe supérieure. Une autre partie du budget fédéral d'aide sociale a financé les allocations de chômage: 15,4 milliards de dollars. Cette allocation, accordée aux personnes physiquement capables de travailler qui se trouvent temporairement sans _emploi, est censée pourvoir à leur subsistance pendant qu'ils cherchent activement un nouvel emploi. La somme était exceptionnellement élevée en raison de la récession, mais ceci n'explique pas tout. Comme toutes les dépenses gigantesques du gouvernement fédéral, ces prestations exercent une grande attraction sur les tire-au-flanc. Une étude effectuée en 1975, pendant la pire période de la récession, indiquait qu'environ la moitié des gens ayant perdu leur emploi n'en cherchaient aucun, mais vivaient de leur allocation de chômage. En 1976, la CBS-TV a présenté un court-métrage révoltant qui montrait que la Floride était pleine de joyeux chômeurs appartenant à la classe moyenne, qui prenaient d'agréables vacances semi-tropicales grâce à leur allocation de chômage. En fait, depuis des années, toucher des allocations de chômage est devenu un moyen d'existence pour un nombre important de personnes, qui travaillent juste assez de temps pour y avoir droit, en bénéficient pendant toute la période prévue, puis prennent un autre travail assez longtemps pour pouvoir toucher les allocations, puis en bénéficient, et ainsi de suite. Aujourd 'hui, des catégories entières de personnes appartenant à la classe moyenne: écrivains, acteurs, musiciens et étudiants qui sont « dans le besoin» par choix, vivent périodiquement et pendant des années, grâce aux allocations de chômage 1. Dans une grande mesure, cette politique fédérale d'assurance du travail fonctionne maintenant comme une subvention permanente versée à ceux qui préfèrent ne pas travailler régulièrement, nombre d'entre eux appartenant à l'évidence aux classes moyennes.
1. Pour une analyse détaillée de ce phénomène, consulter Marx Lenny, « Confessions of An Unemployment Cheat»,The Washington Monthly, mai 1977. « Pour moi et pour des personnes comme moi, écrit Marx, l'assurance chômage était devenue ce rêve libéral si longtemps poursuivi: le financement des arts par l'Etat [ ...]. Pour d'autres, qui n'ont aucun penchant pour l'art, la politique d'aide aux chômeurs est une chose qui leur permet de réaliser les projets les plus fantaisistes de l'époque où ils étaient des étudiants non diplômés [ ... « Travailler six mois, puis s'inscrire au chômage », voilà leur nouvelle devise, et, faites-moi confiance, ça marche vraiment bien. Les bureaux de chômage commencent à ressembler à des auberges de jeunesse, où l'on assiste à des allées et venues de diplômés pour le pointage hebdomadaire ( ...]. Pendant ce temps, pour financer cette politique, les employeurs alimentent les caiSseS des Etats et du lWuvemement fédéral, et constatent avec désespoir la rapid~ rotation de la main-d'œuvre L••• ]. Si cette rotation est importante, ils subissent une majoration d'impôts jusqu'à un certain plafond établi dans chaque Etat. »
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Dans le budget « social », les sommes les plus élevées étaient affectées à la Sécurité sociale: 81,3 milliards de dollars en 1976. Conçue à l'origine comme un modeste plan d'aide destiné à servir de complément à l'épargne individuelle, ce droit acquis est maintenant conçu comme un système de pension de retraite à vie, financé par l'Etat, à partir de 65 ans. Ce programme n'a pas pour objectif, bien entendu, de découvrir ceux qui sont dans le besoin. En bénéficient tous ceux qui ont cotisé à la Sécurité sociale pendant leurs années d'activité. La plus grande partie de cet argent va donc aux classes moyennes, qui cotisent souvent à d'autres caisses de retraite, et aux riches, qui n'en ont pas besoin. Par conséquent, notre système de Sécurité sociale est en train de craquer sous la pression subie. Beaucoup de gens croient que notre gouvernement finance la Sécurité sociale avec les intérêts produits par des fonds en dépôt, qui sont conservés intacts. Le public a été abusé. En 1970, les fonds en dépôt ne représentaient plus que 15 mois d'allocations; au printemps 1977, plus que 8 mois. Si ce rythme se maintient, les fonds en dépôt seront épuisés au début de 1980. Le passif non consolidé de la Sécurité sociale s'élève à plus de 4 billions de dollars. L'avenir de la Sécurité sociale repose exclusivement sur la volonté que l'on prête à chaque génération de travailleurs d'assurer des retraites à vie de plus en plus importantes à la génération précédente. La charge sera de plus en plus lourde du fait que le taux de croissance de la population diminue et que les personnes âgées constituent une fraction de plus en plus grande de la population. Il est déjà évident, même aujourd'hui, que les cotisations de Sécurité sociale ne peuvent financer la retraite à vie de l'ensemble de la population active. Aujourd 'hui, pour la moitié des salariés de ce pays, les cotisations de Sécurité sociale sont déjà plus élevées que l'impôt sur le revenu. Des experts tels que Martin Feldstein, de Harvard, et R. David Ransom, de l'université de Chicago, nous ont avertis que, si l'on veut que ceux qui sont nés pendant la période de dénatalité financent les retraites de ceux qui sont nés pendant la période de forte natalité, les cotisations à la Sécurité sociale devront être majorées de 50 à 100 %. C'est uniquement une question de temps: 35 ou 40 ans, selon Ransom, pour que les cotisations soient si élevées que le système de la Sécurité sociale tout entier s'effondre. La Sécurité sociale est souvent décrite comme la clé de voûte de notre système d'aide sociale. Il s'agit en fait d'un engagement à perpétuité consistant à aider avant tout les citoyens appartenant aux classes moyennes, dont la plupart pourraient fort bien se prendre en charge, si les impôts et l'inflation ne réduisaient à néant leur capacité de récolter les fruits de leur épargne, à des taux d'intérêt pratiqués dans les affaires.
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Les sommes déjà citées, si considérables soient-elles, n'épuisent pas tout le budget fédéral d'aide sociale, qui s'élève à 198 milliards de dollars. Il nous reste à examiner un pourcentage important, qui sert à financer des centaines d'autres programmes de santé, d'éducation et d'aide sociale. Quels sont-ils? La plupart des gens n'en savent rien. Les réglementations qui touchent les entreprises sont fort mal connues en raison même de leur nombre; c'est aussi le cas de ces programmes sociaux. Seuls des spécialistes de l'aide sociale prétendent savoir ce qu'ils sont et ce qu'ils font, et ils ne sont même pas d'accord entre eux. La perception des choses varie de façon frappante d'un expert à l'autre. Je ne comprenais pas ces différences jusqu'au jour où, pour la première fois, j'ai jeté un coup d'œil sur les organigrammes des grandes bureaucraties qui s'occupent de l'aide sociale. Il suffit de les regarder pour comprendre qu'il est impossible d'être sûr de quoi que ce soit. Un organigramme donnant la liste des programmes fédéraux d'éducation est littéralement indéchiffrable. Des lignes, continues ou en pointillé, de couleurs différentes, relient des petits carrés représentant divers programmes. Il faut une loupe pour distinguer programmes, sous-programmes et SOUS-tious-programmes; ceux-ci comprennent les projets suivants: - Centralisation de l'information - Programme de prêts garantis aux étudiants - Programmes spéciaux pour handicapés Etudes sur l'héritage ethnique Education coopérative Bourses d'Etat aux étudiants Bourses de recherche Fullbright Hays - Formation linguistique - Bourses de formation complémentaite - Etudes sur le travail universitaire - Bourses de formation de base - Caisse d'assurance pour le financement de prêts à l'enseignement supérieur - Bourse de recherches minières - Bourse de recherches Ellender - Fonds pour l'instruction des anciens combattants - Bourse de recherches juridiques
- Commissions d'Etat pour les études post-secondaires - Services communautaires universitaires Subventions aux universités à concessions foncières Bourses de recherche pour universitaires - Bourses des services publics - Répartition des prêts directs - Prêts directs aux institutions - Prêts directs : révocations d'enseignants - Centres pour les sourds et les aveugles - Surdoués - Bourses d'Etat - Conditionnement et essais sur le terrain - Diffusion - Planification et évaluation - Institutions en développement : programmes de base
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- Institutions en développement: programmes avancés Consommateurs et ménagères Développement des programmes Etude du travail Développement des professions de l'enseignement : niveaux élémentaire et secondaire Développement des professions de l'enseignement: autres niveaux Ecoles communautaires Education du consommateur Initiation au système métrique Formation des adultes Bourses pour handicapés (Titre 1ESEA) Aide et innovation Radio-enseignement scolaire Aide scolaire d'urgence : ventilation par l'Etat Aide scolaire d'urgence : conseil sur les droits civiques Aide scolaire d'urgence : évaluation Abus de la drogue - Perfectionnement - Amélioration des bibliothèques - Education sur l'environnement - Entretien et fonctionnement des écoles en zones fédérales - Construction d'écoles en zones fédérales
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Formation pour bilbiothécaires Bibliothèques universitaires Centre des médias Recrutement et information Régions et adultes Centres de ressources régionales Recherches sur certains problèmes scolaires Education de la première enfance Personnel d'éducation spéciale Grands handicapés Programme de base : Etat Besoins spéciaux Education coopérative Innovation professionnelle Commissions consultatives d'Etat Bibliothèques publiques Télévision scolaire : programmes Aide sociale d'urgence : • Priorités nationales • Projets Equipement pour l 'enseignemen t des étudiants du 1er cycle Education indienne Arts et éducation Justice pour les femmes Education sur les carrières Le droit à la lecture: développement de la lecture aux Etats-Unis Corps enseignant Education bilingue
Ces projets en éducation, qui prolifèrent plus rapidement que toute autre catégorie d'aide sociale, existent en plus du réseau national d'éducation publique, subventionné par le gouvernement, des bibliothèques publiques, des universités d'Etat, des établissements d'enseignement supérieur à cycle court et d'un système étendu de bourses. Ces programmes supplémentaires ne peuvent en aucun cas être considérés comme essentiels pour la survie des authentiques malheureux qui se trouvent parmi nous. Si l'on en juge par le déclin scandaleux des taux d'alphabétisation et les résultats aux tests nationaux, ils ne contribuent pas non plus à une amélioration de la qualité de l'éducation. De nombreux autres programmes sociaux subventionnent aussi
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la classe moyenne. Le ministre de la Santé, de l'Education et des Affaires sociales, Caspar W. Weinberger, a découvert que presque une famille sur deux recevant des prestations du programme alimentaire « food stamp », avait des revenus « bien supérieurs au minimum vital ». Un nombre important d'entre eux étaient des étudiants d'université, lesquels, même au prix d'un gros effort d'imagination, ne sauraient être classés parmi les plus démunis des Américains. De même, bien des programmes de distribution de lait et de nourriture ne sont pas destinés aux nécessiteux; les bénéficiaires en sont essentiellement les enfants de la classe moyenne. Des programmes relatifs à la garde des enfants pendant la journée sont aussi largement utilisés dans tout le pays, tant par des mères appartenant à la classe moyenne, que par celles qui relèvent de l'aide sociale. L'économiste Alan Reynolds résume ainsi la situation : « Même si l'on exigeait seulement que la moitié de l'argent aille aux pauvres, on peut douter que beaucoup de programmes de la Santé, de l'Education et des Affaires sociales ... satisferaient à cette exigence! . » Certaines prestations sont accordées aux classes moyennes de façon indirecte. Les administrateurs des programmes d'aide perçoivent entre 10 et 25 % des budgets de ces programmes, sous forme de salaires et de dépenses. Comme tous les employés de l'Etat, ils sont payés à des taux supérieurs à ceux du marché et en fin de compte bénéficient pour leur peine de coûteuses pensions fédérales. De surcroît, il faut noter que le monde des affaires, celui du travail et les groupements professionnels ont d'importants droits acquis dans ces programmes. Weinberger a observé que lorsque le président Ford a cherché à réduire le nombre des profiteurs des classes moyennes bénéficiant du programme alimentaire food stamp, ces groupes se sont dressés pour protéger leurs fiefs économiques : L'une des premières attaques dirigées contre les propositions du Président vint non des nombreux prétendus groupes de pauvres, mais de la direction du syndicat des Amalgamated Meat Cutters. C'est le type même de l'appui et du patronnage reçus par nombre de ces programmes d'aide en nature. Par exemple, les principaux partisans du programme de distribution de lait à l'école sont, on s'en serait douté, l'Associated Milk Producers Inc. (producteurs de lait associés). Il s'est avéré que parmi ceux qui appuyaient le plus chaleureusement le malheureux projet d'assurancemaladie pour les chômeurs, qui prévoyait que le gouvernement ne paierait les primes des chômeurs que si leurs ex-employeurs avaient eu des plans d'assurance-maladie, étaient l'American Medical Association (Association
1. Reynolds, Alan, « Competition in Welfare », National Review, 10 décembre 1976.
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des médecins américains), l'American Hospital Association (Association des hôpitaux américains) et les syndicats dont les fonds d'assistance auraient fondu s'ils avaient été appelés à verser les primes d'assurance-maladie aux syndicalistes en chômage. De fait, les programmes d'aide en nature, plutôt que les programmes qui donnent simplement aux pauvres de l'argent à dépenser comme ils l'entendent, sont presque toujours patronnés par des groupes privés qui profitent soit d'un accroissement des ventes d'un produit donné, soit du fait que le règlement de leur facture est garanti par les programmes de l'Etat» 1.
Voilà pour le budget fédéral d'aide sociale. Il y a d'autres programmes, mais ce qui vient d'être dit suffit largement à souligner mon point de vue, selon lequel l'aide sociale n'est pas accordée aux plus démunis parmi nous. Elle subventionne, dans une très large mesure, ceux qui ne sont pas dans le besoin ; on devrait y pratiquer des coupes sombres et réduire fortement par la même occasion la bureaucratie qui fait, de millions de citoyens appartenant à la classe moyenne, des assistés. Dans une conférence au Hillsdale College, M. Stanton Evans s'est livré à de troublants calculs. Il a observé qu'il y a, d'après la définition officielle, 25 millions de pauvres aux Etats-Unis et que, de 1965 à 1975, les sommes totales consacrées aux programmes d'aide sociale se sont accrues de 209 milliards de dollars, pour attein~re l'effarant total de 286,5 milliards de dollars. Il dit : « Si nous prenons ces 25 millions de pauvres et que nous répartissons entre eux ces 209 milliards de dollars d'accroissement - non la totalité, juste l'accroissement -, nous découvrons que si nous avions tout simplement pris cet argent pour le donner aux pauvres, chacun aurait reçu un traitement équivalant à quelques 8 000 dollars par an, ce qui, pour une famille de quatre personnes, représente un revenu d'environ 32000 dollars. Ce qui veut dire que nous aurions pu faire de chaque pauvre en Amérique une personne relativement riche. Mais nous ne l'avons pas fait. Les pauvres sont toujours là. Qu'est devenu l'argent? La réponse est qu'une partie a bien abouti entre les mains de ceux qui sont supposés le recevoir. Mais pas beaucoup. Je dirai que la plus grande partie est allée à des personnes qui conseUlent les pauvres, qui travaillent sur leurs problèmes, examinent les difficultés de la vie urbaine, essaient de sauver les familles nécessiteuses, et conçoivent des stratégies pour les tirer d'embarras. Cet argent est allé aux travailleurs sociaux, conseillers, planificateurs, ingénieurs sociaux, experts en rénovation urbaine et administrateurs assistants auprès des assistants administrateurs du gouvernement fédéral». 1. Weinberger, W. Caspar, The reform of Welfare :a National Necessity.
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Bien que les bureaucrates ne soient pas les seuls à empocher la plus grande partie de cet argent, Evans a raison de dire que ce ne sont pas les pauvres qui en bénéficient le plus. Il a aussi raison de dire que, étant donné les énormes dépenses en aide sociale, les pauvres auraient pu théoriquement devenir relativement riches. Mais évidemment, ils ne le sont pas devenus ; et s'ils ne le sont pas devenus, c'est parce que dans un pays politiquement dominé par la pensée égalitaire, le véritable objectif est de niveler et non de libérer les pauvres de leur misère. De fait, à un degré maladif, les « pauvres », qui sont invoqués pour justifier presque toutes les actions politiques aujourd'hui, sont simplement un moyen de parvenir à une fin. Lawrence Chickering Jr., administrateur de l'Institute for Contemporary Studies (Institut des études contemporaines) a pu dire ironiquement que « si les pauvres n'existaient pas, les libéraux devraient les inventer ». C'est bien ce qu'ils font. Ils maintiennent le nombre officiel des citoyens vivant en dessous du seuil de la pauvreté à un niveau artificiellement élevé en ne tenant compte que des revenus en argent, laissant de côté les aides telles que les soins médicaux, les tickets alimentaires et le logement. et chaque année, les bureaucrates de l'aide sociale redéfinissent la « pauvreté » de telle façon qu'elle comprend un nombre de personnes toujours croissant ; tous sont aussitôt proclamés être dans une terrible situation d'abandon et avoir grand besoin de « programmes » nouveaux et coûteux. Une population croissante de personnes dépendantes - une corruption croissante de la population -, voilà où se trouve aujourd'hui l'intérêt des égalitaristes. La destinée de la « nouvelle classe» ne peut se réaliser que si elle dicte à un nombre toujours plus élevé de « démunis» la façon dont ils doivent vivre. L'Amérique n'est pas un Etat-providence, même au sens où on l'entendait à l'époque du New Deal. Ce pays est aujourd'hui, purement et simplement, un Etat qui redistribue les richesses, ne cessant de déshabiller Pierre pour habiller Paul. Paul n'est ni orphelin, ni paralysé, ni âgé, ni noir; c'est tout simplement Paul. Nous pouvons maintenant prendre du recul et considérer la structure d'ensemble qui s'est édifiée au sein de notre gouvernement. Nous y voyons : (1) les attaques arbitraires contre les milieux d'affaires et la lente destruction de notre système de production, qui est la source de toute richesse; (2) la redistribution d'une quantité de plus en plus grande de richesses à une clientèle composée à la fois de vrais démunis et d'une partie croissante de la classe moyenne; (3) l'augmentation régulière du fardeau fiscal pour financer le processus de redistribution; (4) l'endettement vertigineux de l'Etat, qui accumule dette sur dette, le plus souvent à l'insu du public, grâce à des manipulations budgétaires: (5) l'engagement à verser
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des retraites à vie aux fonctionnaires et autres membres de la classe moyenne. Nous voyons là quelque chose qui ressemble étrangement aux structures financières de la ville de New York. Lorsque j'ai écrit plus haut que le New York d'aujourd'hui, c'était l'Amérique de demain, je parlais sérieusement. Il y a, bien entendu, des différences entre une ville et une nation. New York ne peut émettre de la monnaie et user de l'artifice de l'inflation pour échapper à ses créanciers ; le gouvernement fédéral, lui, peut le faire. Les producteurs et les citoyens non subventionnés, qui sont vidés de leur substance même, peuvent fuir New York; ils ne peuvent fuir les Etats-Unis. En un sens, New York a de la chance. Il a fallu au jeu de Ponzi relativement peu de temps - quelques années -, pour aboutir à sa propre destruction, précisément parce que les gens avaient la liberté de fuir. Le jeu de Ponzi durera plus longtemps au niveau national. Le 5 février 1976, en tant que secrétaire au Trésor, j'ai déclaré devant la Commission sénatoriale du budget: Les déficits s'accumulent avec le temps. La dette fédérale s'est accrue, passant de 329,5 milliards de dollars à la fin de l'exercice budgétaire 1966, à un montant estimé à 633,9 milliards de dollars pour l'exercice 1976, soit une augmentation de 92 % en seulement 10 ans. Pendant les dix dernières années, l'échéance de la dette est passée en moyenne de 5 ans et 3 mois à 2 ans et 5 mois. Cela signifie que le Trésor des Etats-Unis doit solliciter plus fréquemment les marchés financiers, simplement pour pouvoir rembourser les fonds d'Etat arrivant à échéance, sans compter qu'il faut des fonds pour financer les déficits courants. Pendant l'exercice budgétaire courant (l976), le Trésor des Etats-Unis absorbera plus de 70 % de l'argent sur le marché des valeurs ; et les pouvoirs publics, à tous les niveaux, plus de 80 %.
J'aurais pu tout aussi bien parler de la ville de New York se précipitant frénétiquement sur le marché pour obtenir des emprunts, alors que ses richesses s'épuisaient. Etant donné que l'augmentation croissante de la dette publique et la consommation forcenée de capitaux à investir coïncident avec une agression continue contre notre système de production, et avec une politique systématique de redistribution des richesses dirigée contre la classe des producteurs, le jeu de Ponzi auquel se livre la nation aboutira aussi finalement à sa destruction. Les pouvoirs publics, en Amérique, n'ont pas combattu la pauvreté ; ils l'ont créée, en attaquant toutes les valeurs et toutes les
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institutions dont dépend la création de richesses. Ce faisant, ils portent inévitablement atteinte à notre liberté. Si cette structure mortelle n'est pas changée, c'est-à-dire si la philosophie qui a forgé cette structure ne change pas, cette nation sera détruite.
CHAPITRE VII
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Pour que le mal triomphe, il suffit que les hommes de bien n'agissent pas. Edmund Burke
Il est tragique de constater qu'aujourd'hui, aux Etats-Unis, peu de gens se rendent compte que derrière la destruction à laquelle nous assistons, il y a toute une philosophie. Jusqu'à présent, les seuls à le savoir ont été lés citoyens, relativement peu nombreux, qui s'occupent de philosophi~ politique et morale. De fait, il est courant d'entendre affirmer que « l'idéologie» n'a absolument rien à voir avec la politique américaine. Cependant, un nombre important de responsables politiques américains se rendent compte que notre politique budgétaire et économique s'est engagée sur une voie dangereuse, et que les multiples promesses de sécurité totale faites à nos concitoyens ne peuvent plus être raisonnablement étendues, si tant est qu'elles puissent être honorées. Cela est vrai non seulement pour les Etats-Unis, mais aussi pour tous les pays occidentaux de régime social-démocrate qui s'inspirent d'une philosophie favorable à l'égalité et à la redistribution des richesses. Pendant les quatre aimées que j'ai passées à Washington, j'ai eu d'innombrables conversations privées avec les dirigeants de ces pays et j'ai constaté qu'ils avaient de moins en moins confiance dans leur politique économique. Des chefs d'Etat et des ministres des Finances des pays occidentaux alliés m'ont fait part des graves préoccupations qui étaient les leurs : ils ne savaient plus comment ils seraient en mesure de maintenir à leur niveau actuel les avantages économiques que leurs concitoyens étaient arrivés à considérer comme un « droit ». Ils comptaient tous sur les EtatsUnis pour les sauver ; mais les Etats-Unis se trouvaient dans la même situation.
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Leurs préoccupations sont apparues au grand jour pendant les élections américaines de 1976. Certains se rappelleront peut-être qu'à cette époque, les questions les plus graves qui étaient débattues publiquement étaient les suivantes : comment le candidat démocrate Jimmy Carter utiliserait-il les vieilles formules du libéralisme économique pour résoudre les problèmes posés par la récession, l'inflation et le chômage élevé ? Quel dosage magique de mesures fiscales, de déficit budgétaire et d'incitations monétaires adopteraitil pour « résoudre » nos problèmes? Devrait-il augmenter le déficit budgétaire de 15, de 30 ou de 70 milliards de dollars? Voilà les questions qui étaient posées, parce que peu de personnes en connaissaient d'autres. De fait, lorsqu'il s'agit de l'Etat, il n'en est pas d'autres. Ce sont les seules possibilités offertes, dans le domaine économique, à un Etat interventionniste. Celui-ci peut confisquer des richesses, les redistribuer, dépenser plus qu'il ne possède en ayant recours à l'emprunt ou à la planche à billets. Mais il est une chose qu'il ne peut faire: produire des richesses. Les principaux hommes politiques européens ont pris connaissance avec une inquiétude grandissante du niveau du débat politique américain pendant la campagne électorale, et, finalement, ils se sont prononcés publiquement. En septembre, à la Labour Party Conference, le Premier Ministre britannique, James Callaghan, a tenu les propos suivants: « Nous pensions que, pour sortir d'une récession, il suffisait de dépenser et que, pour créer des emplois, il suffisait de réduire les impôts et d'augmenter les dépenses publiques. Je vous dis, en toute franchise, que cette possibilité n'existe plus et que, dans la mesure où elle a jamais existé, elle ne réussissait qu'au prix d'une inflation accrue, laquelle était suivie d'un accroissement du chômage. Voilà ce qui s'est passé ces vingt dernières années. » Peu de temps après, le chancelier de l'Allemagne fédérale, Helmut Schmidt, s'adressant à la Conférence de l'Internationale socialiste à Genève, mettait en garde tous les pays à gouvernement socialiste et social-démocrate contre le naufrage de leurs économies - naufrage dû, à ses yeux, au fait qu'ils « stimulaient » leurs économies en émettant de la monnaie sans valeur. Ces deux responsables politiques s'adressaient non seulement à leur propre pays et à l'Europe, mais aussi, je le pense, au gouvernement américain. Ce qu'ils déclaraient était exact. Je n'avais cessé de répéter la même chose aux Etats-Unis pendant des années. Mais leurs déclarations étaient plus que de simples déclarations : elles constituaient un aveu de l'impuissance de l'Etat. Les hommes politiques et les économistes les plus avisés, en Amérique comme en Europe, ont tiré l'amère leçon des expériences faites durant ces dernières décennies. Aujourd'hui, ils savent clairement ce que l'Etat
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ne devrait pas faire. Ils ne savent plus très bien ce que l'Etat devrait faire. Aujourd'hui, les seuls à avoir des « certitudes » sont les tenants de la planification autoritaire et centralisée. Si, dans la vie, quelqu'un se trouve dans une situation où toutes les possibilités d'action connues sont néfastes, la réaction normale consisterait à réexaminer les prémisses qui ont conduit à la situation en question. La prémisse qui doit être remise en question ici, est l'étendue même de l'intervention de l'Etat ; c'est la question de savoir si l'Etat est assez compétent pour assurer des fonctions importantes de responsable dans le domaine économique. Intellectuellement parlant, une telle remjse en question nous fait pénétrer brutalement dans l'univers de l'économie de marché. C'est précisément ce que refusent de faire les dirigeants sociaux-démocrates. Il se peut qu'un petit nombre d'entre eux, comme le brillant chancelier allemand Ludwig Erhard, après la guerre, se rendent vraiment compte que la solution aux phénomènes de pénurie, de récession, de chômage et de diminution dramatique des innovations technologiques, consiste à se passer de la plupart des interventions et des contrôles de l'Etat, et de permettre aux hommes de produire des richesses dans un régime de liberté et de concurrence. Cependant, ils savent que s'ils le proposaient, ils seraient détruits par l'intelligentsia politique de leur pays. Ces intellectuels, en Europe comme aux Etats-Unis, sont toujours ~OlL<;_ [emprise de 1'« hérésie » qui était celle de Lippmann dans les années 30 ; ils croient que « la capacité qu'a l'homme de gouverner autrui est sans limites et que, par conséquent, aucune limitation ne devrait être imposée à l'action des pouvoirs publics ». Ils ne savent plus « ce qu'une très longue période de souffrances dues à la domination de l'homme par l'homme, nous a appris, [ ... ] à savoir que l'exercice d'un pouvoir sans limites par des hommes aux facultés limitées et subordonnant tout à leur intérêt devient vite oppresseur, réactionnaire et corrompu ». Cela, ils ne le savent plus, parce que de nos jours, ce sont eux les oppresseurs réactionnaires et corrompus, bien que leur « idéalisme» collectiviste les empêche de s'en rendre compte. Cependant, il est une chose dont ils sont parfaitement conscients: ce qui constitue la plus grande menace pour leur pouvoir, c'est une économie libre ou économie de marché qui impose de sévères limitations à l'action des pouvoirs publics. Toute tentative sérieuse visant à libérer le marché porterait un coup fatal à ce « despotisme nouveau », et le groupe dirigeant tenterait de démolir tout politicien qui proposerait une telle orientation. La puissante intelligentsia politique, qui est à l'origine de ces tendances dans les nations social~émocrates d 'aujourd 'hui, est une élite dirigeante aussi tenace et aussi impitoyable que n'importe quelle autre dans l'histoire, et
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pire que beaucoup d'entre elles parce qu'elle se croit investie de grandeur morale. Voilà donc où nous en sommes. La plupart de nos politiciens s'orientent vers une planification centralisée de plus en plus grande, et notre société est dirigée par un petit groupe de despotes dans les domaines moral et économique ; comme le dit Kristol, nos universités, nos fondations, nos médias et nos bureaucraties, ce sont eux. Ils constituent la superstructure intellectuelle de ce pays, 1'« esprit» vivant de notre société. Que faire alors? Nous pouvons faire un certàin nombre de choses. Elles seront peut-être mieux comprises si je commence par écarter ce qui ne peut ou ne devrait pas être fait. Ce qu'il faut surtout ne pas faire, c'est livrer un combat conventionnel dans l'arène politique, en partant de l'hypothèse que la solution consiste à faire élire ou bien des républicains, ou bien des conservateurs des deux partis. Mes préférences politiques sont suffisamment marquées pour que je souhaite la victoire des membres de mon parti, mais j'ai appris que cette solution ne touche pas au fond du problème. Ces élus sont tout simplement confrontés, à l'heure actuelle, à un véritable raz de marée de projets égalitaires et de propositions visant à renforcer le caractère autoritaire des contrôles sur l'économie, et les meilleurs d'entre eux au plan des principes n'ont que la possibilité de dire non. Les très nombreux vetos du président Ford furent l'aspect le plus héroïque de son administration. Mais, à long terme, une attitude constamment négative n'est ni constructive, ni même compréhensible. De même, on ne devrait pas se présenter avec son propre programme. Dans le contexte actuel, de tels projets apparaîtraient finalement comme des programmes d'inspiration égalitaire et autoritaire auxquels on aurait apporté quelques modifications ; de plus; l'approche elle-même est un symptôme de la maladie interventionniste. Le flot ininterrompu de lois et de modifications qu'on y apporte, de règlements, de programmes et d'« objectifs nationaux », sont les manifestations d'un Etat qui estime que sa fonction principale est la mise sous tutelle des citoyens. Ce qui est tragique, c'est qu'aujourd'hui cette proW5ration de programmes est la seule forme « respectable » de ré! lexion politique - la définition de « respectable» étant celle des technocrates de l'Establishment issus des universités, candidats à des postes administratifs. Ces hommes jeunes et brillants obtiennent le pouvoir qu'ils ont convoité en publiant articles et livres dans lesquels ils introduisent de nouvelles et subtiles nuances sur la façon dont pourrait s'exercer le pouvoir de l'Etat. Il suffit d'un petit coup de frein par-ci, d'une légère accélération par-là, et, selon le technocrate, la machine de l'Etat fera entendre des grincements
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moins sinistres et deviendra plus « efficace ». Son but est, bien sûr, d'être engagé pour surveiller cette « efficacité» accrue. Ce genre d'exercice produit, de nos jours, les manifestations les plus vivantes de réflexion politique. Nos technocrates ont appris aux gens que seules des querelles d'experts portant sur d'infimes détails constituent des discussions politiques « profondes », entre « spécialistes ». Mais ces querelles d'experts sur· les aspects mineurs d'une situation pathologique et ces efforts déployés pour rendre cette pathologie plus « efficace ». ne nous seront d'aucun secours. Ce langage des adeptes de la planification centralisée, nous n'en avons plus besoin. De même, nous n'avons certainement pas besoin de ce qu'ils appellent un gouvernement plus « efficace ». Au contraire, tant que notre gouvernement se trouvera dans la même situation qu'aujourd'hui, sa très grande inefficacité est bien préférable. Il est encore possible de vivre en s'accommodant des failles créées par une politique pleine de contradictions. Je partage pleinement le sentiment de Herman Kahn qui fait observer, avec sarcasme, que les Américains ont la chance de ne pas avoir un Etat à la mesure de ce qu'il leur coûte. Ce dont nous avons besoin aujourd'hui en Amérique, c'est l'adhésion à un ensemble de principes généraux qui nous servent de guide, et non des centaines d'ajustements supplémentaires de type technocratique. C'est pourquoi, à la fin de cet ouvrage, je ne proposerai pas un ensemble de mesures législatives ; nous y perdrions notre temps, vous et moi. Je proposerai plutôt quelques principes généraux, parmi les plus importants, dont je souhaiterais que les pouvoirs publics se préoccupent. Il s'agit en fait des conclusions auxquelles je suis parvenu lorsque je préparais cet ouvrage. - Le principe premier qui doit renaître dans la vie politique américaine est celui qui fait de la liberté individuelle la plus haute valeur politique ; toutes les autres valeurs doivent lui être subordonnées et, en toutes occasions, priorité absolue doit lui être accordée lorsqu'il est question de politique gouvernementale. - De plus, l'on doit, par choix philosophique conscient, s'élever contre toute intervention de l'Etat dans notre vie, car, par définition, de telles interventions portent atteinte à la liberté. Quelle que soit la forme qu'elle revête, l'intervention de l'Etat dans la vie privée et économique des citoyens doit être présumée négative, anticréatrice et dangereuse. Elle ne peut être adoptée que si ses partisans prouvent de façon décisive et irréfutable que les avantages qu'en retirera la société sont très nettement supérieurs aux coûts de l'intervention. - « Pas d'impôts sans représentation » : ce principe doit de nouveau devenir le cri de ralliement des Américains. Seul le Congrès
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représente les électeurs américains, et il doit être mis un terme au processus par lequel un pouvoir de réglementation a été transféré à des bureaucrates qui ne sont pas élus, ne sont soumis à aucun contrôle et sont inamovibles. Les électeurs américains, qui paient la note, doivent être en mesure de savoir ce qu'on leur inflige au point de vue financier; il faut qu'ils puissent chasser du pouvoir ceux qui portent atteinte à leurs intérêts, car ce sont les électeurs eux-mêmes qui définissent ces intérêts. Cela signifie que le Congrès ne devrait pas approuver des lois créant des programmes sur lesquels il n'est pas en mesure d'exercer un contrôle effectif. Ceux qui exigent que le législatif ait droit de regard sur les activités de nos organismes de sécurité, tels que la CIA, ont parfaitement raison; un tel contrôle devrait également s'exercer sur tous les organismes publics, car il exercent aussi, directement ou indirectement des pouvoirs de police. - Il est un principe fondamental sur lequel on doit forcer l'attention du public américain: c'est l'interdépendance inéluctable de la prospérité économique et de la liberté politique. Nos concitoyens doivent savoir que le maintien de leur prospérité dépend de la production et des innovations techniques. Cette prospérité ne provient ni des départements ministériels, ni des décrets pris par des politiciens; elle a pour seule origine cette partie du marché qui est libre. Nous devons également apprendre à nos concitoyens à saisir les rapports qui existent entre collectivisme, planification centralisée et pauvreté, de telle sorte que chaque génération d'Américains n'ait pas à recevoir naïvement la révélation marxiste. - Les bureaucrates devraient être considérés a priori comme des parasites nuisibles et autoritaires vivant aux dépens de la société, ayant tendance à accroître leur nombre et leur pouvoir et à entretenir une clientèle de parasites dans toutes les classes de la société. Tous les secteurs de la vie américaine devraient, l'un après l'autre, être libérés de cette recherche aveugle de pouvoir. Il est courant d'entendre certains réclamer une baisse des prix; en fait, ils ne se rendent pas toujours compte que ce qu'ils réclament, c'est la suppression d'entreprises marginales et des emplois qu'elles offrent. On doit apprendre aux gens qu'il faut commencer par réclamer une diminution de la bureaucratie ; on n'y perdra rien, hormis une réglementation étouffante, et on y gagnera toujours en liberté, en productivité et en emplois. - En matière économique, la première des considérations, et non la dernière, doit toujours être la productivité et son accroissement. Voilà la source de l'innovation technologique, de l'emploi et de la richesse. Cela signifie que les bénéfices nécessaires à l'investissement doivent être respectés et considérés comme un grand bienfait
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pour la société, et non comme un mal; cela signifie aussi que l'on ne saurait permettre au sentiment d'envie ressenti à l'égard des « riches» de détruire un puissant système économique. - L'idée selon laquelle « la richesse, c'est le vol » doit être répudiée. Aujourd'hui, on la trouve de façon allusive et implicite dans la plupart des déclarations politiques que nous entendons. Certes, la richesse peut faire l'objet d'un vol, mais celui-ci ne peut intervenir qu'une fois la richesse produite, la différence entre richesse volée et richesse produite étant capitale. Celui qui obtient de l'argent par escroquerie ou par la force n'est qu'un criminel, qui doit être mis à la disposition de la police et de la justice. En revanche, celui qui gagne sa vie honnêtement en échangeant biens et services en l'absence de toute contrainte n'est pas un criminel ni un citoyen de deuxième catégorie, et ne devrait pas être traité comme tel. Une société qui a appris à considérer les producteurs comme des criminels finira par détruire les rouages de la production. - Inversement, l'idée selon laquelle le fait d'être démuni implique une sorte de vertu devrait être répudiée. La pauvreté peut être due au malheur qui frappe l'homme honnête ; mais elle peut également être due à la paresse, à l'incompétence et à la malhonnêteté. Il est important, rappelons-le, de distinguer les pauvres méritants de ceux qui ne le sont pas. La vertu consiste à venir en aide aux plus démunis qui ne sont pas responsables de leur état, mais il est insensé de valoriser des hommes uniquement parce qu'ils sont démunis. Ce rapport sans nuances, que l'on établit entre richesse et vice, et entre pauvreté et vertu, est inexact, stupide et ne présente quelque intérêt que pour les démagogues, les parasites et les criminels - les trois catégories d'hommes qui sont les seules à en avoir profité. - De même, le point de vue selon lequel l'Etat est bon et les producteurs mauvais est insensé. Un pays qui se laisse guider sans mot dire par de telles illusions perdra inévitablement liberté et richesses. L'Etat a des fonctions qui lui sont propres; il existe donc de bons et de mauvais Etats. Il en va de même pour les producteurs ; il en est d'honnêtes et de malhonnêtes. Notre discours politique ne deviendra rationnel que lorsqu'on aura appris aux gens à établir de telles distinctions. - « L'éthique » égalitaire doit être répudiée. Si nous aspirons à une société saine, productive et morale, il ne faut pas pénaliser ceux qui réussissent ou récompenser les parasites. Les citoyens bien portants doivent travailler pour vivre, et dans un système économique sain, on devrait leur permettre d'économiser pour leur vieillesse et les y inciter. Il est clair que, tant que cela s'avérera impossible en raison de la politique irrationnelle de l'Etat en ma-
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tière de fiscalité, les engagements actuels relatifs aux retraites et à la Sécurité sociale doivent être maintenus à tout prix, car il n'existe pas de politique de rechange pour la majeure partie de la population. Cependant, dès que la chose sera faisable politiquement, c'est-à-dire dès que la production deviendra la valeur économique essentielle aux Etats-Unis, les cotisations de retraite des citoyens bien portants devraient être investies par les intéressés dans des entreprises commerciales où existe une bien plus grande sécurité, et où ces sommes bénéficieront de taux d'intérêt élevés et ne seront pas gaspillées par des politiciens et des bureaucrates. Si les citoyens américains veulent jouir du bien-être qu'apporte une véritable sécurité, il faut leur apprendre à arracher aux politiciens les économies de toute une vie. - Il faut faire prendre conscience au citoyen américain qu'aujourd'hui un groupe relativement restreint de personnes proclament que ses objectifs représentent la volonté du Peuple. Cette approche élitiste de la politique doit être répudiée. Le Peuple n'existe pas ; c'est un mythe collectiviste. Il n'y a que des citoyens ayant une volonté individuelle et des objectifs individuels. Il est un seul système social qui reflète cette souveraineté de l'individu : c'est l'économie de marché ou système capitaliste, c'est-à-dire la souveraineté du « vote » individuel sur le marché et celle du vote individueldans le domaine politique. Les tendances politiques actuelles sont en train de détruire cette souveraineté de l'individu dans notre pays, et il n'est guère étonnant que les individus se sentent aujourd 'hui politiquement « aliénés ». Ils ne sont pas seulement aliénés ; en fait, on les a exclus du processus politique, où seuls l'emportent des groupes organisés. - La montée du cynisme à l'égard de la démocratie doit être combattue en expliquant pourquoi elle est devenue corrompue. Les gens ont appris que s'ils sont capables de constituer des « gangs» suffisamment importants, ils peuvent en toute légalité détourner à leur profit les richesses d'autres citoyens, ce qui signifie qu'ils peuvent détourner les efforts, les énergies et la vie d'autres personnes. Aucune société civilisée ne peut fonctionner lorsqu'on donne à des hommes de tels pouvoirs. Il est évident qu'un Etat a besoin d'argent, mais on doit établir une limite précise au-delà de laquelle aucun groupe ou institution politiques ne pourra confisquer les biens qu'un citoyen aura honnêtement gagnés. L'idée selon laquelle on peut établir une distinction entre « droits de propriété» et « droits de l'homme» est ignoble. Il suffit pour s'en convaincre de constater les graves atteintes portées contre les « droits de l'homme » dans les pays où les « droits de propriété» n'existent pas. C'est une des manifestations du mythe socialiste selon lequel l'esprit de l'homme peut demeurer libre alors même que son corps est réduit en esclavage.
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Voilà quelques-unes des conclusions générales auxquelles je suis parvenu après quatre années au gouvernement. Il s'agit essentiellement d'un ensemble de principes directeurs. L'Amérique est en train de sombrer par manque de principes; ce qui lui sert de guide, c'est la croyance que l'action non fondée sur des principes - qui est 'connue sous le respectable vocable de « pragmatisme» - est en quelque sorte supérieure. Les principes que j'ai énumérés n'ont rien de dogmatique. Il n'y a, comme je l'ai souligné, rien d'arbitraire ou de dogmatique dans le rapport d'interdépendance qui existe entre liberté politique et liberté économique. L'histoire de toutes les nations démontre l'existence çl'un tel rapport, et tous les économistes que je connais, y compris les théoriciens de l'interventionnisme et du totalitarisme, en conviennent. Si la liberté doit être notre plus haute valeur politique, cet ensemble de principes généraux en est la conséquence logique. En fait, ces principes n'ont rien de particulièrement original. C'étaient les préceptes fondamentaux de la société américaine à l'époque où la ~ation conmussaIt une saine expansion. Il est évident qu 'aujourd 'hui notre· pays est gouverné selon des principes diamétralement opposés, et que notre déclin, qui s'accentue sur les plans politique et économique, est la conSéquence de ce revirement philosophique. Ce qu'il y a de plus important à mes yeux dans la vie politique américaine, c'est de faire prendre conscience aux Américains de ce qu"i s'est passé. TI faut qu'ils se rendent compte qu'il y a eu revirement en ce qui concerne les principes fondamentaux qui servent de guide à la vie américaine; que nous nous orientons à une vitesse effrayante vers le collectivisme, la planification centralisée et autoritaire, l'étatisme et la dictature, tout en nous éloignant de la souveraineté de l'individu, des choix individuels libres et d'une nation où la liberté individuelle est sacrée. TI faut absolument engager un débat national sur ces questions-là. Elles devraient faire l'objet de discussions et de débats publics, et l'échange de vues devrait s'étendre à tous les foyers. Il n'est rien dans la nature du peuple américain, ou de tout autre peuple, qui interdise cela. Je sais que tous, même les plus jeunes, s'intéressent à ces grandes questions de morale. Le 'regard des Américains se voile quand on leur demande de se rappeler quels sont les « iêprésentanIs-»-au . gouvernement, car il est évident qu'ils ne se sentent pas représentés par eux. Leur regard se voile quand on leur demande de se rappeler toute la liste des organismes publics, et quand .on leur demande d'écouter avec attention et respect les analyses minutieusement détaillées des technocrates sur les décisions économiques. Leur regard ne se voile pas lorsqu'on aborde les grandes questions de morale et de principes. En fait, ce sont les seules questions
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auxquelles s'intéressent vraiment les électeurs. Ces derniers ont des tendances bien plus abstraites et plus philosophiques que la plupart des dirigeants politiques d 'aujourd 'hui. Il n'est qu'un seul moyen de sensibiliser l'opinion publique aux questions que j'ai énumérées et de procéder à 4ne remise en cause générale des hypothèses et des objectifs qui soustendent notre vie politique actuelle. Une telle démarche ne se fera pas spontanément dans les rangs de l'intelligentsia qui nous gouverne; cela ne se peut. Cette intelligentsia n'a aucunement intérêt à remettre en cause ses propres hypothèses et ses propres objectifs; en fait, elle consacre beaucoup d'énergie à les éluder, ou s'emploie activement à les nier. Ce dont nous avons un pressant besoin en Amérique aujourd'hui, c'est d'une puissante contre-intelligentsia qui lance de tels défis. Il existe des milliers d'intellectuels authentiques qui ne sont pas des hommes autoritaires et qui n'aspirent pas à dicter à leurs concitoyens le cours de leur vie. Dans toutes les professions, dans toutes les catégories d'activités commerciales et dans tous les métiers, il existe des millions de personnes intelligentes dans ce pays qui en sont arrivées à se méfier à la fois d'un Etat trop puissant et de l'intelligentsia qui nous gouverne. Les Américains s'opposent, dans une écrasante majorité - 83 %, selon un sondage Gallup du 1er mai 1977 -, au nivellement autoritaire de l'égalitarisme, du moins dans le domaine de l'emploi, le « savoir-faire » étant, à leurs yeux, le critère requis pour l'embauche. Une puissante contre-intelligentsia peut être organisée pour lancer un défi à la « nouvelle classe » qui nous gouverne et qui fait l'opinion. Il s'agit d'une intelligentsia défendant consciemment la liberté individuelle comme valeur politique suprême, qui comprend le rapport qui la lie à la « méritocratie », et qui se rend pleinement compte de la valeur de la propriété privée et de l'économie de marché pour ce qui est de la création de technologies nouvelles, d'emplois et de richesses. Une telle intelligentsia existe, de même qu'existe un public prêt à accueillir ses idées. Nous avons été témoins de la naissance d'un tel mouvement ces dernières années~ parce que le besoin s'en est fait sentir de façon très intense, et que c'est un développement logique dans ur: pays si attaché à la liberté individuelle. Ce mouvement est né spontanément dans trois secteurs de notre culture. Le plus ancien, bien sûr, est celui des partisans de la libre entreprise, gens cultivés appartenant au mouvement conservateur. Les intellectuels de droite les plus brillants et les plus convaincus sont les libéraux classiques ; ils sont partisans d'un Etat limité et d'une économie de marché soumise à un minimum de contrôles, et sont pleinement conscients du lien indissoluble qui unit liberté politique et liberté économique. Ces libéraux ont érigé une forteresse au sein même de l'univer-
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sité,surtout dans les départements d'économie de l'université de Chicago et de l'université de Californie, à Los Angeles. Ces chercheurs se comptent par centaines, tant en Europe qu'aux EtatsUnis.. et sont à l'origine de travaux théoriques de plus en plus nombreux sur l'économie de marché; parmi eux, on trouve Hayek et Friedman, qui ont eu souvent l'occasion de s'exprimer dans les médias depuis qu'on leur a attribué le prix Nobel d'économie. Ces chercheurs ont préservé le flambeau de la liberté économique et . l'ont passé aux nouvelles générations. . Ces nouvelles générations ont tendance, en fait, à faire montre de davantage de militantisme à l'égard de l'économie de marché que leurs aînés, bon nombre d'entre eux, aujourd'hui, étant partisans du laissez faire intégral. Les plus connus du public sont les jeunes libertaires. En 1975, l'un d'entre eux, Robert Nozick, professeur de philosophie à Harvard, s'est vu décerner un National Book Award pour un exposé de la théorie libertaire et la remise en question de l'égalitarisme, dans un ouvrage qui fit l'objet de discussions dans les plus importants journaux d'opinion aux EtatsUnis. Nozick fit s'esclaffer tous les spécialistes de théorie politique en se montrant un spirituel défenseur de la liberté « d'accomplir des actes de nature capitaliste entre adultes consentants ». L'un des documentaires les plus remarquables qu'il m'ait été donné de voir sur la question de la violation par l'Etat de nos libertés civile et économique, est The lncredible Bread Machine, film brillant réalisé par le libertaire Ted Loeffler, un ancien libéral de l'université Yale. J'ai très volontiers, en tant que secrétaire au Trésor, apporté une contribution à ce film sous forme de commentaire; il en fut de même pour les économistes Milton Friedman et Walter Hayek. Avec la permission du Campus Study Institute d~ Loeffler, ce documentaire a été vu par 15 millions de spectateurs, et 1 200 copies circulent en ce moment à travers les Etats-Unis. Je souhaite que la nation entière puisse le voir. Les libertaires ne représentent qu'une toute petite partie du corps politique américain, mais ils possèdent de si nombreux diplômes universitaires et sont si passionnément attachés à la liberté, que l'influence qu'ils exercent sur les milieux intellectuels est sans commune mesure 'avec leur nombre. Comme tous les groupes de chercheurs d'avant-garde, ils constituent un stimulant pour leurs aînés et attirent les jeunes épris de liberté. Ils sont utopiques, idéalistes et excessifs, car à leurs yeux « l'extrémisme dans la défense de la liberté n'est pas un défaut », et ils constituent un lien entre la libre entreprise d'hier et celle de demain. Ils apportent un démenti à l'idée contestable selon laquelle la liberté économique ne serait valable que pour des hommes riches et âgés.
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Le second groupe attaché à la liberté est issu des rangs des libéraux ; on les connaît de nos jours sous le nom de « néo-conservateurs », bien que le terme ne soit pas exact. Il s'agit essentiellement de chercheurs anticommunistes de tendance New Deal. Certains sont d'anciens gauchistes, d'autres sont affiliés au mouvement syndical, surtout à l'AFL-CIO* , dont les responsables sont résolument anticommunistes. Tous se sont peu à peu rendu compte. que certains aspects de leur philosophie interventionniste sont en train de ruiner liberté politique, liberté universitaire et emploi. Ce sont les instincts totalitaires de la nouvelle gauche, les contrôles exercés sur les universités par le ministère de la Santé, de l'Education et des Affaires sociales, ainsi que le conflit qui oppose beaucoup d'organismes de contrôle aux producteurs, qui ont provoqué chez eux un choc, puis cette prise de conscience. Ils ont donc commencé à s'opposer aux progrès les plus irrationnels du collectivisme et de l'égalitarisme, certains d'entre eux allant jusqu'à remettre en question les contrôles centralisés de l'Etat. On trouve parmi les représentants les plus éminents de ce groupe des intellectuels de premier plan comme Irving Kristol, James Q. Wilson, Nathan Glazer, Daniel Bell, Michael Novak et Sydney Rook. En mai 1977, Rook, qui est le plus âgé d'entre eux et qui fut un socialiste mondialement connu, a rendu compte de son évolution politique à un journaliste de Reason, journal libertaire. Je reproduis ici un extrait de cette interview révélatrice, parce qu'elle met en lumière le contexte qui est celui de toute cette partie de l'opinion publique américaine, et dont on parle rarement dans les médias. REASON : Beaucoup de personnes appartenant à la gauche ou à la nouvelle gauche prétendent que Sydney Hook, qui a été dans le passé un grand chef de la gauche américaine, est devenu un conservateur, alors que vous-méme prétendez que c'est le contraire qui s'est produit, et que ce sont eux qui ont modifié leur position. .
Eh bien! je ne suis pas tout à fait d'accord avec la façon dont vous présentez les choses. J'aurais bien du mal à admettre. d'avoir vécu 74 ans en ce monde sans apprendre quelque chose de nouveau et sans avoir renoncé à des idées fausses. Je dois avouer que dans les années 30, deux événements ont joué un rôle décisif en ce qui concerne mes idées. D'abord, ce fut la crainte du fascime. J'ai été témoin des progrès du nazisme lorsque je vivais en Allemagne, en 1928 et 1929 [ ...]. Ensuite, il y a eu la 'grande crise aux Etats-Unis [ ... ]. Pour la plupart d'entre nous, l'année 1929 était celle de l'apogée de la libre entreprise, et le krach nous semblait sonner le glas' du capitalisme. HOOK:
* Sigle de la confédération formée par l'American Federation of Labor et la Congress of Industrial Organizations qui ont fusionné en 1955. (N.D. T.)
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En ce qui concerne le fascisme, nous supposions que l'Union soviétique combattrait Hitler. Nous supposions également que l'Union soviétique évoluerait dans le sens d'une société plus humaine. Mais notre rêve s'est transformé en cauchemar. Dès que Hitler arriva au pouvoir en 1933, [ ... ] je me suis rendu compte que la théorie stalinienne du fascisme social avait contribué au succès d'Hitler. Je me suis alors retourné violemment contre le parti communiste et toutes ses œuvres [ ... ]. Ce que Soljenitsyne a découvert dans les années 50, nous le savions déjà dans les années 30, mais il nous manquait l'éloquence pour en persuader le monde. Puis naquit l'Etat-providence, que n'avaient prévu ni Adam Smith ni Karl Marx. J'ai commencé à m'apercevoir qu'il existait des moyens de réaliser ce que je considérais comme une société valable, fondés sur le processus démocratique lui-même. Depuis lors, je me considère avant tout comme un démocrate et je n'apporte mon soutien qu'aux mesures socialistes suceptibles, à mon sens, de consolider le mode de vie démocratique. REASON: N'y a-t-il pas un problème à cet égard? Des mesures socialistes, qui s'accompagnent de contrôles sur la vie des gens, ne sont-elles pas une menace directe pour la démocratie? HOOK : Je dois avouer que je suis devenu de plus en plus sceptique à l'égard
des contrôles étatiques centralisés. Ce qui m'a le plus incité à remettre en cause mes idées socialistes, c'est, peut-étre, d'avoir observé ce dont les bureaucrates sont capables dans le domaine universitaire, lorsqu'ils donnent des directives qui vont à l'encontre d'un principe dont l'application se veut positive. Au départ, il s'agissait de proscrire toute forme de discrimination liée à la race, la religion, le sexe ou le pays d'origine. Quand j'ai constaté la façon dont les bureaucrates avaient, avec l'aide d'universitaires timorés, transformé cela en ordre d'instituer une discrimination en sens contraire et un système de quotas, et quand je me suis rendu compte que ces décisions ne dérivaient ·pas de lois votées par le Congrès, mais n'étaient que des décrets interprétés et imposés par des bureaucrates, j'en reçus un tel choc intellectuel et émotionnel que je ne m'en suis pas encore tout à fait remis. Maintenant,j'examine de près tout programme gouvernemental pour m'assurer qu'il est autorisé et contrôlé par le pouvoir législatif.
Les libéraux et les travaillistes appartenant à ce groupe de « néoconservateurs » sont encore interventionnistes jusqu'à un point que je ne saurais approuver, mais ils ont compris l'importance du capitalisme ; ils combattent certains aspects despotiques de l'égalitarisme, et peuvent être considérés comme des alliés, sur un certain nombre de points importants, dans la lutte que nous menons pour la liberté individuelle. Le troisième mouvement général qui s'oppose aux tendances actuelles se trouve dans le monde des affaires lui-même, où les responsables les plus intelligents et les plus courageux ont choisi de faire front et de défendre la libre entreprise avant qu'il ne soit
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trop tard. L'action entreprise par ces hommes et ces entreprises prend généralement les formes suivantes : projets visant à instruire le public en matière d'économie de marché et campagnes publicitaires importantes dans les médias, pour présenter les idées et arguments en faveur de l'économie de marché qui sont habituellement passés sous silence ou supprimés. Les trois groupes en question ne sont pas importants au point de vue numérique et leurs idées sont diverses. Cependant, ils exercent une influence de plus en plus grande sur notre société, du moins sur cette partie qui s'intéresse aux idées. Les idées sont des armes, en fait les seules armes avec lesquelles on peut combattre d'autres idées. Toutes les tentatives visant à combattre l'ennemi - le collectivisme qui s'est répandu dans les années 60 avec les seuls moyens de la politique ont lamentablement échoué. De fait, ces tentatives ont hâté l'apparition des scandales qui, tel Watergate, sont aujourd'hui les causes célèbres * de la gauche, car si on ne combat pas des idées avec d'autres idées, on est réduit à les combattre par la force, ce qui constitue à la fois un aveu d'échec au plan des idées et une violation des droits constitutionnels dont jouit l'opposition. Si nous devons combattre efficacement le « Nouveau Despotisme » et respecter cette même liberté individuelle pour laquelle nous nous battons, nous ne pouvons le faire qu'en renforçant l'influence de la contre-intelligentsia, dont les conceptions, si on les fait connaître, ne peuvent qu'être accueillies avec respect sur le marché des idées. Le problème est que cette contre-intelligentsia a relativement peu accès à ce grand marché des idées. La raison en est qu'il existe aujourd'hui en Amérique peu d'institutions privées qui soient organisées dans le but d'apporter un appui financier à des intellectuels qui se battent pour la liberté économique comme pour la liberté politique. Cela est atterrant. La plus grande partie des fonds privés - qui proviennent inévitablement des milieux d'affaires se dirigent précisément, et sans qu'on y prenne garde, vers les institutions dont l'engagement philosophique vise la destruction du capitalisme. Les grandes entreprises américaines apportent un soutien financier aux plus grandes universités, sans se préoccuper du contenu de leur enseignement. Il en va de même pour les fondations les plus importantes, où les tendances égalitaires les plus destructives trouvent un terrain favorable à leur épanouissement. De plus, les entreprises apportent par leur publicité un soutien aux médias, lesquels sont inévitablement utilisés de nos jours pour amplifier à l'échelle de la nation toute croisade de caractère égalitaire. En dernière analyse, les milieux d'affaires américains finan-
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En français dans le texte. (N.D.T.)
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cent la destruction de la libre entreprise et celle de la liberté politique. Les chercheurs des générations futures se préoccuperont sans nul doute de la cause de ce phénomène. Pour ma part, la conclusion que je rapporte dans cet ouvrage, et qui est le fruit de mon expérience personnelle, est que la plupart des hommes d'affaires d'aujourd'hui, du moins jusqu'à une date fort récente, se sont davantage préoccupés de leur respectabilité dans l'immédiat que de leur survie dans l'avenir. La plupart semblent éprouver une crainte terrible à l'idée de se mettre à dos les gourous de l'égalité dans notre société. Ils cherchent, sans aucun doute, à protéger leurs entreprises, mais ils connaissent fort mal la philosophie qui justifie leur action. Par conséquent, ils protègent leurs entreprises de façon occulte et souvent coupable, par exemple en agissant comme groupe de pression, en apportant un soutien financier à des hommes politiques et, assez souvent, en leur distribuant des pots-
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fluence morale. Seul un tel groupe peut prendre l'initiative difficile de donner au monde des affaires lui-même une certaine armature et une claire vision de la façon dont il peut protéger sa liberté et la nôtre. Une fois organisé, un tel groupe pourra commencer à mener un combat utile pour faire affecter les sommes très importantes que les entreprises consacrent actuellement à l'éducation, aux « relations publiques» et à la « publicité institutionnelle », au financement d'organisations nécessaires au soutien et au développement de la contre-intelligentsia. En fait il ne s'agit de rien moins qu'une mobilisation massive et sans précédent des ressources morales, intellectuelles et financières de ceux qui croient encore en l'individu, qui croient que cet individu a droit à la plus grande liberté et aux plus grandes responsabilités possibles, et enfin, qui se préoccupent du fait que notre système traditionnel de libre entreprise qui offre les plus grandes possibilités à l'exercice de notre liberté, court un terrible danger et, peut-être, un danger mortel. A mes yeux, ce n'est rien moins qu'une mobilisation de ceux qui voient dans des Etats-Unis prospères le véritable, « le dernier et le meilleur espoir de l'humanité », et qui ne craignent pas d'être comptés au nombre de ceux-là. Qu'impliquent donc cette croisade et cette mo bilisation ? J
1. Des millions de dollars en provenance du monde des affaires (j'entends par là les bénéfices, l'argent des fondations financées par les milieux d'affaires et les contributions versées par les hommes d'affaires à titre individuel) doivent voler au secours de la liberté aux multiples endroits où elle se trouve assiégée. Les fondations attachées à la philosophie de la liberté (et non chargées d'expérimenter des idées socialistes et utopiques, ou de financer la révolution elle-même) doivent s'efforcer d'allouer des crédits - car ils en ont grand besoin - à des chercheurs, des spécialistes en sciences humaines, des écrivains et des journalistes qui perçoivent le rapport qui existe entre liberté politique et liberté économique, et dont les travaux serviront d'appoint et de source d'inspiration à ceux de leurs successeurs, tout en approfondissant la compréhension de ces questions. Ces pratiques philanthropiques ne doivent pas céder aux plaidoyers en faveur des « dissidents », car c'est bien le capitalisme dans ses dimensions économique et philosophique qui est en « dissidence » par rapport à une orthodoxie dominante de type socialiste, dirigiste et collectiviste qui sévit dans une grande partie des médias, dans la plupart de nos grandes universités, chez de nombreux hommes politiques et - quelle tragédie ! - chez un nombre non négligeable de dirigeants d'entreprises.
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Les capitalistes qui ont financé l'opposition intellectuelle au nom de l'équité ont vu le contrôle de leurs fondations leur échapper littéralement. Un exemple type de ce genre d'infiltration a récemment fait grand bruit. Lorsque j'ai appris par les journaux que Henry Ford III avait démissionné de ses fonctions à la Ford Foundation, je lui ai téléphoné pour lui demander de m'expliquer comment cela s'était passé. Voici ce qu'il m'a répondu : « J'ai essayé pendant trente ans de changer les choses de l'intérieur, mais je n'ai pas réussi.» Comment, en effet, y serait-il parvenu, après avoir permis à la Ford Foundation de devenir une véritable forteresse aux mains de l'opposition philosophique? S'agissant du monde des philosophes de l'égalité, on ne peut le changer de l'intérieur. On ne peut le faire que de l'extérieur; et dans les nouvelles fondations, on ne saurait tolérer cette tendance absurde à financer ses propres ennemis philosophiques. Bien au contraire, elles doivent servir explicitement de refuge intellectuel aux chercheurs hostiles à l'égalitarisme, et aux écrivains qui,aujourd 'hui dans notre société, travaillent quasiment seuls dans l'indifférence ou l'hostilité de l'immense majorité de leurs concitoyens. On doit mettre à leur disposition des crédits toujours plus importants, en échange d'ouvrages toujours plus nombreux. Cette condition d'ordre philosophique, qui s'appliquera à ceux qui bénéficient du soutien financier des nouvelles fondations, n'aura pas pour conséquence une production intellectuelle uniformisée. Les opinions que l'on trouve dans les milieux intellectuels du centre droit, favorables au capitalisme, sont d'une très grande diversité. Il s'agit tout simplement de s'assurer que les penseurs qui se situent dans cette zone importante de l'échiquier américain disposent de moyens suffisants pour affronter la concurrence sur le marché libre des idées. Aujourd 'hui, ce sont des résistants désargentés. 2. Les hommes d'affaires doivent cesser de subventionner inconsidérément des établissements d'enseignement supérieur dont les départements d'économie, d'administration, de politique et d'histoire sont hostiles au capitalisme, et dont le corps professoral n'engagera pas des chercheurs d'opinions contraires aux siennes. Encore une fois, il s'agit essentiellement de reconnaître que le capitalisme n'est plus l'orthodoxie dominante dans les universités dont il vient d'être question. Ceci a des implications importantes. A une certaine époque, il y a 40 ou 50 ans, le capitalisme était l'orthodoxie dominante non seulement dans les milieux politiques et économiques, mais aussi dans l'enseignement supérieur. On avait fait valoir, alors, qu'il était de l'intérêt de la société dans son ensemble que des dissidents se manifestent sur nos campus, que l'on ne refuse pas d'entendre ceux qui critiquaient le capita-
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lisme et qui n'étaient pas d'accord avec sa philosophie, ses principes économiques et ses façons d'agir; le capitalisme a réagi favorablement, ce qui est significatif. En fait, c'est grâce à la générosité et à la tolérance du capitalisme que ses ennemis en sont arrivés à occuper une situation dominante sur nos campus aujourd'hui. Cependant, étant donné leur position de force, le capitalisme n'a plus aucune raison de les aider; en ce qui les concerne, il est ridicule de réclamer à cor et à cri, comme ils le font, un « droit» d'assistance de la part d'un système qu'ils méprisent ouvertement et qu'ils dénigrent à chaque fois que l'occasion se présente. Ce qui vient d'être dit n'a rien à voir avec une quelconque tentative visant à contrôlerIe contenu de l'enseignement de tel ou tel professeur, ou à corrompre des professeurs dociles qui enseigneront ce que veulent les hommes d'affaires. Une telle idée est aussi ridicule que celle selon laquelle les professeurs hostiles au capitalisme ont droit au soutien de celui-ci. Ceux qui ne sont pas du métier n'ont pas le droit d'essayer de dicter à un enseignant le contenu de son enseignement ou sa façon d'enseigner. Cependant, ils peuvent, et à mon sens ils doivent, décider si oui ou non tel enseignant, que ce soit en vertu de sa compétence ou de son incompétence, ou bien de la nature de la doctrine qui est la sienne, mérite d'être soutenu. Il existe une très grande différence entre le ~'ait d'essayer de dicter le contenu d'un enseignement et celui de refuser tout simplement de soutenir ceux dont l'enseignement s'oppose à votre propre philosophie. Bref, les_ plus grandes universités américaines produisent aujourd'hui une multitude de jeunes adeptes du collectivisme et il est insensé de la part des hommes d'affaires de leur apporter leur soutien. Au contraire, les milieux d'affaires doivent se montrer généreux envers les établissements supérieurs qui offrent à leurs étudiants la possibilité de s'initier non seulement à la théorie collectiviste, mais aussi aux principes conservateurs et libertaires. Il ne s'agit donc pas de porter atteinte aux droits des intellectuels qui enseignent aujourd'hui dans les universités - droits que leur reconnaît le Premier amendement de la Constitution. Les intellectuels en question peuvent exprimer les idées qu'ils veulent en toute liberté. Il s'agit tout simplement de faire en sorte que les bastions de l'opposition aux idées capitalistes soient privés de fonds produits par un système qui, à leurs yeux, est corrompu et injuste. 3. Enfm, l'argent des milieux d'affaires doit faire défaut aux médias qui servent de propagateurs aux idées anticapitalistes, et aller plutôt à ceux d'entre eux qui sont partisans de la liberté, ou qui, sans prendre nécessairement le parti des hommes
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d'affaires, sont en mesure, au point de vue professionnel, de présenter les idées, valeurs et arguments favorables au capitalisme de façon équitable et exacte. Ce sont les hommes d'affaires, et eux seuls, qui jugeront de l'équité de cette présentation, car c'est de leur argent qu'il s'agit. J'insiste de nouveau sur le fait qu'il n'est pas porté atteinte aux droits de quiconque, tels que les prévoit le Premier amendement à la Constitution. Si un journal, une revue ou une station de radio veut volontairement servir d'agence de relations publiques à ceux qui attaquent le système capitaliste, ils devraient pouvoir le faire en toute liberté, mais sans obtenir un sou des capitalistes. Le Premier amendement de notre Constitution garantit la liberté d'expression et la liberté de la presse, excluant toute intervention de la part de l'Etat, mais il ne requiert pas d'un citoyen qu'il fmance les activités de ceux qui cherchent à le détruire. Voilà les trois fronts sur lesquels il faut combattre si nous voulons créer des troupes aguerries susceptibles de contre-attaquer le despotisme naissant. Une de mes premières actions,en quittant mon poste de secrétaire au Trésor, a été d'accepter la direction de la John N. Olin· Foundation, dont le but est de soutenir les personnes et les institutions qui œuvrent au renforcement du système capitaliste. J'accomplis cette tâche en espérant ardemment que mes enfants jouiront de la même liberté et des mêmes possibilités de succès ou d'échec dont j'ai moi-même bénéficié 1 • 1. J'ai accepté de prendre la direction de la John N. OUn Foundation parce que j'ai appris, lors des conversations que j'ai eues avec M. Olin, que lui-même et ses associés partageaient totalement mon point de vue sur les vertus du système capitaliste et les valeurs américaines traditionnelles de liberté politique individuelle, et de responsabilité qu'elle symbolise. Ils partageaient également mes préoccupations au sujet de la grave menace qui pèse de plus en plus sur ces institutions. En ce qui me concerne, j'ai approuvé les objectifs de la Fondation qui devaient contribuer au combat d'idées - à la guerre qui se poursuit entre la société de liberté et ceux qui voudraient la rendre moins libre ou la détruire complètement - en recherchant et en soutenant chercheurs et programmes qui exposeraient ces idées avec compétence et éloquence. Bref, sans concession aucune sur l'intégrité et la qualité des chercheurs, la Fondation rechercherait ceux qui se tournent vers la liberté, et non qui lui tournent le dos, comme c'est le cas pour ces i'lIlombrables chercheurs qui préconisent toujours davantage de contrôles et d'ingérence de l'Etat dans notre vie, comme étant la seule solution à tous les maux qu'ont d:jl créés les contrôles sans cesse plus nombreux et l'ingérence toujours plus grande de 1'1'. tat ! Aucun des chercheurs soutenus par la Olin Foundation n'a jamais reçu et ne recevra jamais de directives concernant le contenu de son enseignement, le thème de ses recherches, les résultats de ses travaux ou les articles qu'il doit publier. Nos critères n'ont qu'un seul but: s'assurer ~u'un chercheur donné est de premier ordre ou qu'il a les moyens de le devenir, et qu'il n est pas hostile, en principe, aux idées que M. Olin et le conseil d'administration de la Fondation, moi y compris, partageons. S'il répond à ses critères, notre politique de financement est très libérale. La compétence et l'intégrité du chercheur sont fondamentales. La seule chose supplémentaire que recherche notre fondation, c'est de produire davantage de travaux où sont exposés le fonctionnement du marché et le comportement d'hommes libres dans des conditions de liberté; il appartient ensuite à l'étudiant . ou au lecteur de décider si la liberté est préférable à l'absence de liberté.
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Il n'est rien de plus important, à mes yeux, que de venir en aide aux intellectuels et aux écrivains qui combattent dans mon camp. J'incite donc très vivement tous les hommes d'affaires qui tiennent, ne serait-ce que faiblement, à leur survie d'agir dans le même sens. L'alliance entre théoriciens et hommes d'action dans le monde capitaliste n'a que trop tardé en Amérique. Elle doit devenir une véritable croisade si nous voulons continuer à vivre libres. C'est seulement après le démarrage de ce processus complexe que nous constaterons en Amérique l'aspect le plus important d'une renaissance culturelle : un authentique débat public sur les problèmes de notre époque. Une telle affirmation paraîtra peutêtre étrange à ceux qui sont au courant des « controverses » qui ont fait rage autour de nous, surtout ces quarante dernières années. Cependant, ces controverses n'ont été que stériles conflits d'opinions dans lesquels les véritables questions n'ont jamais été abordées. Dans la meilleure des hypothèses, l'échange d'arguments a ressemblé au tir en écharpe pratiqué dans l'obscurité par des navires ennemis. Ce sont invariablement les groupes hostiles au capitalisme, les adeptes du collectivisme et les partisans de la planification centralisée qui ont défini les termes du débat et choisi les questions à débattre en public. Une contre-intelligentsia doit s'employer, avant tout, à remettre en question ce monopole idéologique ; elle doit soulever les problèmes que personne ne soulève, poser les questions que personne ne pose, présenter les problèmes dans leur contexte quand celui-ci n'est pas donné, et faire figurer au débat public un ensemble de valeurs et d'objectifs fort différents. C'est seulement alors que les citoyens américains pourront faire un choix, non pas entre une aggravation ou une réduction des mêmes tendances destructives, mais entre différentes solutions aux problèmes, entre un système social fondé de plus en plus sur la force et un autre fondé de plus en plus sur la liberté. Ceux qu'on met en garde contre les atteintes portées à la liberté en Amérique vous répondent souvent qu'une telle accusation est absurde et qu'il n'existe pas au monde de société plus libre. En un sens, cela est vrai, mais les apparences sont extrêmement trompeuses. Les Américains n'ont jamais été aussi libres de parler en toute liberté, bien sûr, et de jacasser devant une nation entière; de publier n'importe quoi, y compris les potins les plus ignobles; de se droguer et de débiter des fadaises aux enfants concernant leurs prétendus plaisirs ; de se faire les propagandistes de pratiques sexuelles aberrantes; de regarder des spectacles violents et obscènes. Inversement, la contrainte règne en maîtresse dans le monde du travail. Les Américains n'ont jamais été aussi peu libres de planifier, d'épargner, d'investir, de construire, de produire, d'inventer, d'embaucher, de licencier, de s'opposer à la syndicalisation obli-
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gatoire, d'échanger des biens et des services, de prendre des risques, de faire des bénéfices et de se développer. Curieusement, les Américains aujourd'hui sont libres au point de vue constitutionnel de faire pratiquement tout ce que leur tradition culturelle avait coutume de juger immoral ou obscène, alors que l'on invoque le pouvoir policier de l'Etat contre presque tous les aspects du processus de production. Plus précisément, aujourd'hui l'Etat laisse les Américains libres de s'engager dans des activités dont la plupart pourraient être menées tout aussi bien dans des prisons, des asiles et des zoos. L'Etat ne les laisse pas libres de poursuivre les activités qui leur permettraient d'être indépendants. Il ne s'agit pas d'une coïncidence. En fait, ce qui caractérise aujourd'hui les adeptes du collectivisme, en Amérique comme en Europe, c'est de clamer que la liberté relève exclusivement du domaine des mots et des émotions. Cela donne au socialiste égalitaire l'illusion qu'il ne cherche pas à préparer la corde qu'il passera autour du cou des hommes libres, et le rend d'autant plus dangereux pour les hommes crédules. Il est difficile, en effet, de prendre pour un tyran en puissance quelqu'un qui défend avec une vertueuse ardeur votre droit à forniquer en public. Mais dans ce domaine non plus, nos modernes « libérateurs» ne font montre d'aucune originalité. Je rapporte ici un avertissement donné par le professeur Nisbet, qui enseigne les humanités à l'université Columbia; cet avertissement est tiré d'un essai intitulé « The New Despotism ». Il me paraît extrêmement important que nos concitoyens en prennent aujourd'hui connaissance, car il évoque la raison décisive pour laquelle la destruction de certaines de nos libertés essentielles n'apparaît pas aux yeux de tous: Assez souvent dans l'histoire, la licence a été le prélude à l'exercice d'un autoritarisme politique extrême, lequel atteint assez rapidement tous les domaines d'une culture [ ... ]. Assez fréquemment, dans les périodes où certains droits civils apparaissent au premier plan - ceux qui ont trait à la liberté d'expression et de pensée dans les domaines du théâtre, de la presse et sur la place publique, alors que les lois concernant l'obscénité et la diffamation deviennent parallèlement moins rigoureuses -, la liberté individuelle subit de très réelles limitations dans d'autres domaines plus essentiels, tels que l'organisation politique, le droit d'association, la propriété et le droit d'occuper certains emplois [... ] Après tout, certaines libertés ressemblent à des spectacles de cirque. Aussi longtemps qu'elles concernent l'individu et qu'on en jouit, comme au spectacle, surtout à titre individuel, leur existence même détourne les esprits de la perte de droits plus fondamentaux dans les domaines social, économique et politique.
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Il Y a un siècle, les libertés que nous connaissons aujourd 'hui au théâtre, au cinéma, dans la presse et en peinture et qui sont devenues banales, auraient été impensables en Amérique, comme en Occident d'ailleurs, sauf dans un cadre vraiment clandestin et limité. De même, les limitations apportées à la liberté dans les domaines économique, professionnel, dans l'éducation et les collectivités locales, et auxquelles nous sommes aujourd'hui habitués, auraient également été impensables il y a un demi-siècle. Nous avons le sentiment de jouir d'une grande liberté, et pensons que nos libertés civiles sont protégées lorsque nous allons au théâtre, regardons la télévision et achetons des livres brochés. Cependant, au même moment, nous nous trouvons vivre dans une situation où le pouvoir de l'armée, de la police et de la bureaucratie s'accroît, ce qui ne peut que provoquer, et qui provoque déjà manifestement, une profonde détérioration de nos libertés économiques, locales et d'association, de loin les plus essentielles dans une société libre. Pour n'importe quel stratège ou tacticien du pouvoir politique, aujourd'hui, l'indulgence qui se manifeste pour l'une de ces catégories de libertés ne peut être que la condition même de l'affaiblissement de celles de l'autre catégorie. Nous savons qu'il en fut ainsi pour les César et les Napoléon de l'histoire. Une telle indulgence n'est qu'un des moyens employés, parmi d'autres, pour adoucir les rigueurs du pouvoir politique et créer l'illusion de la liberté individuelle dans une société devenue de plus en plus centralisée, collectivisée, et qui porte de plus en plus atteinte à la diversité des allégeances, à l'autonomie de l'esprit d'entreprise dans tous les domaines et à l'esprit d'association spontanée qu'exige toute civilisation vraiment libre.
La deuxième raison pour laquelle j'ai cité ce passage est que le professeur Nisbet, comme ceux que j'ai abondamment cités dans mon ouvrage, est l'exemple vivant de ce que j'entends par « contreintelligentsia ». Seul le chercheur qui a une connaissance intime de ce qu'est la liberté et des institutions sur lesquelles elle repose est en mesure, en dernière analyse, de défendre la vie culturelle américaine. Lui seul est capable d'offrir au citoyen américain les choix authentiques et fondamentaux que ne lui offrent plus ni notre système politique ni notre presse. Ce qui vient d'être dit ne signifie pas que le combat ne puisse être mené qu'au niveau, très élevé, de la recherche, bien qu'il ne fasse aucun doute que c'est à ce niveau qu'il doit commencer. A tout moment et dans toutes les couches de la société, l'individu peut et devrait agir. Je l'ai fait, pour ma part, dans le domaine qui. est le mien, mais vous aussi pouvez immédiatement et vigoureusement œuvrer pour votre liberté. Les parents doivent participer activement à l'éducation de leurs enfants. Adhérez à des associations parents-enseignants ; étudiez
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les cours et examinez le contenu de l'enseignement que vos enfants reçoivent. N'hésitez pas à élever de vigoureuses protestations. Le cas échéant, posez votre candidature aux conseils d'établissements de votre commune, pour vous assurer que les dirigeants de demain ne subissent aucun endoctrinement pour ce qui est de la philosophie de l'étatisme. Faites de la politique en participant à toutes les campagnes électorales, depuis les municipales jusqu'aux présidentielles. N'apportez votre soutien qu'aux candidats qui ne transigeront pas sur la question de la liberté. Pendant trop longtemps, nous avons volontiers accepté de « choisir le moindre mal ». Soyez vous-même candidat. La politique est bien trop importante pour être laissée aux politiciens professionnels, du genre de ceux qui regardent de quel côté souffle le vent et dont les objectifs ne s'inspirent d'aucun principe. Quoi qu'il en soit, le conseil le plus urgent que je puisse vous donner est le suivant: Ne demandez plus à l'Etat des biens et des services gratuits, si souhaitables et nécessaires qu'ils puissent vous sembler. Ils ne sont pas gratuits. Ils sont tout simplement arrachés à vos voisins, et ne peuvent l'être que par la force. Si, pour trouver une solution à chaque problème nouveau qui se pose à vous dans votre vie, vous ne tenez pas à vous retrouver en face de votre voisin pour exiger son argent en le menaçant d'une arme, alors vous ne devez pas permettre à l'Etat de le faire à votre place. Soyez prêts à considérer comme un démagogue de l'égalité, tout politicien qui exige de vous des « sacrifices », en vous offrant par la même occasion des« services gratuits ». Si cette réalité était comprise, si des millions d'Américains s'imposaient cette discipline et l'enseignaient à d'autres, cela pourrait, plus que toute autre forme d'action, se traduire par davantàge de liberté dans la vie américaine. Un minimum d'interventions de l'Etat est, bien sûr, nécessaire pour protéger une société, surtout de toutes les formes d'agression physique et des fraudes dans le domaine économique, et, plus généralement, pour protéger la liberté et les droits constitutionnels du citoyen. Je ne suis pas prêt à dire ce que ce minimum précis d'interventions représente en termes de PNB, mais je suis certain d'une chose: si nous ne voulons pas que l'Etat s'immisce dans tous les domaines de notre vie privée et si nous voulons être libres et . productifs, il faut rechercher et établir une limite précise au-delà de laquelle l'Etat ne peut confisquer ce qui nous appartient. C'est avec notre argent que l'Etat détruit notre liberté. Il est grand temps de commencer à tenir l'Etat en bride au plan individuel, en refusant, avant tout, d'être un parasite. Dans notre pays, parmi les catégories de citoyens à revenus peu élevés, il existe des hommes et des femmes qui sont trop fiers et trop indépendants pour accepter.
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des prestations sociales, même si celles-ci sont supérieures à leurs revenus. On peut très certainement encourager ce genre de fierté chez les catégories plus favorisées. En dernier ressort, c'est dans l'arène politique, bien sûr, que ces problèmes doivent être définitivement résolus. Les difficultés seront grandes, parce que de nos jours, le Congrès, le pouvoir judiciaire pour une grande part, et pour le moment l'exécutif, sont dominés par une philosophie favorable à l'autoritarisme, à la redistribution des richesses et au collectivisme. Le parti démocrate est le premier instrument du dirigisme économique, et le président Jimmy Carter a déjà manifesté, avec ses propositions sur l'énergie, de fortes tendances autoritaires. Le seul parti politique, auquel son héritage philosophique permettrait de devenir le parti du libéralisme en Amérique, est le parti républicain. Mais, aujourd'hui, le parti républicain est inerte et dépourvu d'une structure solide pour avoir pendant un demi-siècle transigé sur des principes. En transigeant sur le principe de la libre entreprise, les républicains ont fini par devenir - suprême ironie! - le parti des « milieux d'affaires », c'est-à-dire d'un groupe de pression spécifique ; la différence est fondamentale : c'est celle qui existe entre l'idéalisme et l'argent. Si le parti républicain ne devient pas un parti qui a des principes, s'il ne se rend pas compte que l'assaut décisif qui est donné à notre liberté est en train de transformer le .pays, enfin, si ses politiciens ne veulent pas faire front et se battre passionnément pour cette liberté avec la force de leurs convictions morales, il n'a aucun avenir. Les Américains n'ont nul besoin de trouver dans le parti républicain une version bon marché du « despotisme nouveau », étant donné qu'ils trouvent bel et bien l'original dans le parti démocrate. La seule chose qui puisse sauver le parti républicain est, en fait, une contre-intelligentsia. S'il ne dispose pas d'un tel réservoir de chercheurs adversaires de l'autoritarisme, il est appelé à demeurer le « parti stupide» et à disparaître. Un parti politique qui se déclare philosophiquement attaché à la liberté, mais qui permet à une dictature économique de voir le jour aux Etats-Unis sans soulever la plus forte tempête de protestations politiques qu'ait connue l'Amérique, a en fait recherché l'oubli dans lequel il est aujourd'hui maintenu. C'est avec une certaine lassitude que je prévois l'accusation qui sera portée contre moi, accusation selon laquelle je serais un de ces conservateurs qui souhaitent, par « manque de réalisme », « arrêter la marche du temps ». Une telle critique est bien moinsvalable qu'elle ne paraît à première vue. Quoi qu'en pensent un nombre très important de personnes, l'histoire n'est pas déterminée, tel un tapisse déroulant inexorablement en direction du collectivisme. La vérité est que le tapis s'est glorieusement déroulé
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en sens contraire plusieurs fois dans l'histoire. Surtout, les EtatsUnis sont nés. Aucune « nécessité historique » ne caractérise la situation dans laquelle nous nous trouvons. Conseiller aux gens de s'adapter à cette situation n'est aucunement « réaliste ». Cela équivaut à leur conseiller de s'adapter à la faillite financière et à la perte de la liberté. En fait, le réalisme exige que nous soyons capables de voir plus loin que le bout de notre nez, d'affronter des problèmes dont la nature déplaisante est parfois intolérable, et de prendre les mesures qui s'imposent pour maîtriser les tendances à venir, et ne pas se laisser submerger par elles. Il est clair que l'heure est maintenant à l'action. Il est un conseil que je donnerai à ceux qu'inquiète la question sociale: si les « nouveaux despotes» d'aujourd'hui préfèrent se considérer comme des « progressistes » et dénoncer ceux d'entre nous qui veulent se battre pour la liberté, comme des « réactionnaires », qu'ils le fassent. Les mots ne déterminent pas la réalité. D'ailleurs, si l'on doit prendre au sérieux le langage et l'histoire, il est manifeste que c'est la contrainte qui est réactionnaire, et que c'est la liberté qui est progressiste. Dans un monde où 80 % des hommes vivent encore sous de cruelles tyrannies - tyrannies toujours rationalisées en termes de prétendus bienfaits apportés à une construction de l'esprit de type collectiviste appelée «le Peuple» -, l'Amérique qui choisit de se battre pour le caractère sacré de l'individu n'a aucune excuse à fournir. L'une des façons les ·plus claires de mesurer les changements désastreux intervenus dans ce pays est, qu'aujourd'hui, l'on doive justifier intellectuellement la passion que l'on voue à la liberté individuelle et à la limitation des pouvoirs de l'Etat, comme s'il s'agissait d'une idée nouvelle et étrange. Quelle que soit la colère que j'éprouve lorsque j'y pense, je sais néanmoins qu'il est une raison à cela. Si on la replace dans le contexte plus général de l'histoire humaine, la liberté est en effet une idée nouvelle et bizarre. Une idée nouvelle et encore plus bizarre est l'économie de marché : la découverte que si l'on permet à des millions d'individus de rechercher leur intérêt matériel comme ils le désirent, avec un minimum d'interventions de la part de l'Etat, cela se traduira par un flux incroyable et organisé d'inventions et de richesses. Ces idées jumelles sont apparues telle une lumière éblouissante dans cette longue nuit de tyrannie qu'a été l'histoire de la race humaine. Cette lumière a commencé à perdre de son éclat, parce que la brève période de 200 ans n'a pas été suffisamment longue pour que la plupart de nos concitoyens comprennent la nature extraordinaire de la liberté. Je le diS en toute humilité. Je ne l'ai moi-même compris que tard dans ma vie, ayant été inspiré par une perspective très particulière: je survolais le pays où sévit l'une des tyrannies les plus sanguinaires
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au monde. Maintenant que je l'ai compris, je ne puis laisser s'éteindre cette lumière sans combattre. J'espère profondément que cet ouvrage inspirera à d'autres la même détermination.
TABLE DES MA TIERES
Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Avant-Propos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
VII XI
Chapitre Premier - Monsieur le Président! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre II - Liberté VS dictature
......................
13
Chapitre III - Dictature dans un microcosme. . . . . . . . . . . . . . . . . .
39
Chapitre IV - Désastre visible et invisible ..... . . . . . . . . . . . . . . .
75
Chapitre V - New York: désastre dans un microcosme. . . . . . . . . ..
109
Chapitre VI - Les Etats-Unis: le macrocosme . . . . . . . . . . . . . . . ..
157
Chapitre VII- Le chemin de la liberté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
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Composé par Economica, 49, rue Héricart, 75015 PARIS Imprimé en France. - Imprimerie JOUVE, 17, rue du Louvre, 75001 PARIS Dépôt légal: 1" trimestre 1981
Nous remercions les intéressés de nous avoir autorisés à reproduire des extraits des ouvrages et articles suivants : Peter Schuck, article paru dans The Public Inferest, copyright@ 1976 by National Affairs, Inc. The Washington Monthly, mai 1977. Ken Auletta, «Who's to Biarne for the Fix We're lm>, dans New York Magazine, 27 octobre 1975. Copyright @ 1975 by NYM Corp. Reproduit avec l'autorisation de New York Magazine. Elizabeth Drew, «Spring Notes», dans The New Yorker, 13 septembre 1976. Robert Nisbet, «The New Despotism», dans Commentary. Irving Kristol, «Business and 'The New Class'», dans The Wall Street Journal, 19 mai 1975, et «New York Is a State of Mind», dans The Wall Street Journal, 10 décembre 1975. Reproduit avec l'autorisation de The Wall Street Journal, @ 1975 Dow Jones & Company, Inc. Tous droits réservés. Martin Mayer, «Default at The New York Times», dans Columbia Journalism Review, janvier-février 1976. «Sorne Bites Out of the Big Apple» et « Last-Minute Bailout of a City on the Brink». Reproduit avec l'autorisation de rime, The Weekly Newsmagazine; copyright Time Inc., 1975. Entretien avec Sidney Hook, Reason, mai 1977, reproduction 1977 by Reason Enterprises, Box 40105, autorisée. Copyright Santa Barbara, California 93103. Rexford G. Tugwell, «Rewriting the Constitution». Reproduit avec l'autorisation de The Center Magazine, publié par le Center for the Study of Democratic Institutions, Santa Barbara, California. Arthur Okun, Equality and Efficiency: The Big Tradeoff, et Henry Owen et Charles L. Schultz, éd., Setting National Priorities : The Next Ten Years, avec l'autorisation de The Brookings Institution. Pete Hamill, «The Year the Big Apple Went Bust», 20 juin 1976 ; Irving Howe, «Balanchine and Larchmont», 27 novembre 1976 (édition épuisée) ; Edwin Dale, Jr., article du 7 décembre 1976. @ 1976 by The New York Times Company. Reproduction autorisée. Antony C. Sutton, Western Technology and Soviet Economie Development 1945-1965, reproduit avec l'autorisation des éditeurs, Hoover Institution Press. Copyright (0 1973 by the Board of Trustees of the Leland Stanford Junior University. «Will There Always Be An England ?» Copyright CBS Inc., 1976. Tous droits réservés. Première diffusion, 28 novembre 1976, chaîne de télévision CBS, dans le cadre de l'émission 60 minutes.
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