José Piiiera
LE TAUREAU PARLES CORNES Comment résoudre la crise des retraites Introduction et traduction par Jacob Aifwedson
~STOCKHOlM NETVVORK
INSTITUT CHARLES COQUELIN PARIS
Remerciements Les Editions Charles Coquelin tiennent à remercier José Pifiera, Helen Disney et le Stockholm Network pour l'honneur et la confiance qu'ils leur ont témoignés. Elles remercient également Jacob Arfwedson pour la précision et l'élégance de sa traduction ainsi que pour son introduction. Jacob Arfwedson est Research Fellow à Stockholm Network et consultant pour des think tanks en Europe et aux Etats-Unis.
Cet ouvrage est publié par les Editions Charles Coquelin et le Stockholm Network Copyright © The Stockholm Network 2008 Tous droits réservés. Le Stockholm Network est le premier think tank pan-européen ainsi qu'un réseau d'instituts d'orientation libérale. Les points de vue exprimés dans cet ouvrage n'engagent que les auteurs, et ne reflètent pas nécessairement ceux du Stockholm Network ou de ses membres.
I.S.B.N. : 2-915909-18-0
Dépôt légal: 1er trimestre 2008 11
Le Stockholm Network Le Stockholm Network est le premier think tank pan-européen,
ainsi qu'un réseau d'instituts libéraux. TI est le centre stratégique pour les organisations qui cherchent à travailler avec les meilleurs analystes et penseurs politiques de l'Europe. Aujourd'hui, le Stockholm Network réunit plus de 130 instituts libéraux à travers le continent européen, ce qui nous permet de diffuser des messages locaux, aussi bien que des messages globaux conçus localement, aux quatre coins de l'Union européenne et au-delà. Au total, les think tanks de notre réseau publient des milliers d'articles d'opinion dans la presse européenne de qualité, produisent plusieurs centaines de publications et organisent un grand nombre de conférences, de séminaires et de réunions. En tant que tel, le Stockholm Network influencent plusieurs millions d'Européens chaque année. Stockholm Network 35 Britannia Row London NI 8QH Grande Bretagne Tél: + 44 20 7354 8888 Fax: + 44 20 7359 8888 www.stockholm-network.org
Livres récents : Healthy IPRs. A forward look at pharmaceutical intellectual property Meir Pugatch et Anne Jensen (réd.) (en association avec Profile Books Ltd.)2007 ISBN-lO: 0-906194-00-9 ISBN-13 : 978-1-906194-00-0 Unlocking Ideas. Essays from the Amigo Society Jacob Arfwedson (réd.) - 2007 ISBN-lO: 0-9547663-9-3 ISBN-13 : 978-0-9547663-9-9
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Coincidence or Crisis? Prescription medicine counterfeiting Peter Pitts (réd.) - 2006 ISBN-lO: 0-9547663-8-5 ISBN-13 : 978-0-9547663-8-2 Europe Needs Saving. Defusing the pensions timebomb Terence O'Dwyer (réd.) - 2006 ISBN-lO: 0-9547663-7-7 ISBN-13 : 978-0-9547663-7-5 Does the West Know Best? Terence O'Dwyer (réd.) - 2005 ISBN: 0-9547663-4-2 European Dawn. After the Social Model Johnny Munkhammar - 2005 Published by The Stockholm Network and Timbro. ISBN: 0-9547663-5-0 Poles Apart? Eastern European attitudes to healthcare reform Helen Disney et al (en association avec Populus) - 2005 ISBN: 0-9547663-3-4 A Sick Business. Counterfeit medicines and organised crime Graham Satchwell - 2004 ISBN: 0-9547663-2-6 An Apology for Capitalism? Helen Disney (réd.) - 2004 ISBN: 0-9547663-1-8 Impatient for Change. European attitudes to healthcare reform Helen Disney et al (en association avec Populus) - 2004 ISBN: 0-9547663-0-X
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Commentaires sur le livre de José Pmera «Personne n'a fait plus pour permettre aux travailleurs d'épargner et d'investir pour leur retraite que José Pifiera. Sa vision a engendré une révolution d'investissement dans une bonne douzaine de pays en Amérique Latine, en Europe et au-delà. José Pifiera est la preuve qu'un individu peut changer le monde. » John Sununu, Sénateur américain «Le système chilien est peut-être la première innovation significative en politique sociale à sortir de l'hémisphère sud. » Joe Klein, chroniqueur de Time Magazine et auteur de Primary Colors «En tant qu'ambassadeur des Etats-Unis au Chili, à l'époque où José et ses collègues ont mis au point leur projet, j'ai pu voir comment ce groupe d'économistes libéraux ont transformé le Chili en une société libre, luttant pour la liberté et les droits individuels dans des circonstances intérieures et extérieures parmi les plus difficiles. George Landau, ambassadeur américain au Chili (1978-1980) «TI Y a une poignée d'individus qui ont vraiment fait la différence : Friedrich Hayek, Milton Friedman et Ronald Reagan et j'ajoute toujours Ed Crane et José Pifiera à la liste. D'ici deux cents ans, ils seront les personnalités dont on parlera, comme nous parlons aujourd'hui de Madison et Jefferson. » Fred Smith, fondateur et CEO de FedEx
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«Un avantage de cet accord est que nous aurons un accès supplémentaire au Chili à la gestion des fonds de pension au sein d'un régime de retraite que j'aimerais bien pouvoir émuler. » Robert Zoellick, ancien US Trade Representative, président de la Banque mondiale « La réforme du système de retraite au Chili fut décisive - selon certains, la mère de toutes les réformes - pour la réussite économique du pays. Nous avons beaucoup à apprendre de l'initiative courageuse de votre pays, qui est largement enviée sur le continent. José, vous êtes une voix puissante et réfléchie pour la réforme économique ; votre héritage est assuré. » Mack McLarty, Directeur du cabinet du président Bill Clinton « Vous avez transformé de fond en comble notre débat sur les retraites: vous nous avez fait réfléchir non sur les statistiques fastidieuses, mais pour promouvoir au mieux l'esprit humain. » John Kasich, président de la Commission du budget, Chambre des représentants des Etats-Unis « Le Chili est devenu le pays le plus étudié de l'Amérique Latine. Des visiteurs du monde entier arrivent pour voir comment ils pourraient imiter la transformation chilienne. Le sujet le plus récent concerne les retraites. Celles-ci sont en train de faire du Chili un pays de petits capitalistes. » The Economist «Dans le monde des retraites, José Pifiera est l'équivalent de José Carreras ou de Placido Domingo. Pour pouvoir l'écouter, on est prêt à arracher, mendier, emprunter ou voler un ticket d'entrée. » Bill Jamieson, rédacteur des pages économiques, London Sunday Telegraph
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Charles Coquelin (1802-1852) Surtout connu pour son fameux Dictionnaire de l'Economie Politique, Charles Coquelin a contribué de façon décisive au progrès de la science économique au 19ème siècle. Né à Dunkerque le 25 novembre 1802, il fait ses études au lycée de Douai et part terminer à Paris ses études de Droit. Avocat inscrit au barreau, il décide de se consacrer à l'Economie Politique. Il écrit deux livres sur l'industrie du lin dans laquelle, à l'instar de J.B. Say, il a travaillé quelques années, Essai sur la filature mécanique du lin et du chanvre (1840) et Un nouveau traité complet de la filature du lin et du chanvre (1846). Il donne d'excellents articles économiques à une série de revues telles que Les Annales du Commerce, Le Temps, Le Monde, Le Droit, Le Libre Echange, Jacques Bonhomme, La Revue des Deux Mondes et le Journal des Economistes et publie deux autres ouvrages consacrés aux banques, Des banques en France (1840) et Du crédit et des banques (1848). Puis Gilbert Guillaumin lui confie la tâche difficile de diriger l'édition du Dictionnaire de l'Economie Politique. Sa contribution la plus originale et la plus durable concerne l'analyse de la conjoncture économique. Vingt-quatre ans avant Clément Juglar celui-ci lui succéda au Journal des Economistes, il constate l'aspect « récurrent» et « périodique» des crises commerciales. li explique que ces crises à caractère industriel et périodique ne sont pas inhérentes au système du libre marché, mais au contraire qu'elles trouvent leur source dans l'intervention de l'Etat en matière monétaire. En attribuant des privilèges et des monopoles exclusifs à certaines banques, celui-ci perturbe les acteurs économiques par des fluctuations intempestives du crédit bancaire. De là provient le double défaut de la création d'injustices et de l'instabilité conjoncturelle. Fondé le 3 mars 1984, l'Institut Charles Coquelin a pour but de faire connaître non pas telle ou telle œuvre de cet auteur mais l'ensemble de ses contributions et l'influence considérable qu'elles eurent sur la théorie moderne de la monnaie, du crédit et de la conjoncture. Ses analyses l'amenèrent, dans sa recherche de la prospérité pour tous, à demander le libre-échange, une profonde réforme du droit des sociétés menant à l'extension des investissements, et donc à la croissance économique, ainsi que la suppression des privilèges et monopoles exclusifs freinant et perturbant l'industrie bancaire. Libre-échange, droit des sociétés et liberté d'établissement des banques, telles furent inlassablement ses demandes. Huit ans après sa mort, survenue brutalement le 12 août 1852, elles furent largement adoptées (1859-63) et ouvrirent à la France le progrès économique que la Grande Bretagne connaissait déjà depuis longtemps. L'Institut Charles Coquelin publiera les ouvrages des principaux économistes antérieurs ou contemporains de Charles Coquelin ainsi que les travaux modernes qui prolongent et complètent ses analyses. L'Institut remercie à l'avance ceux qui apporteront critiques, commentaires et suggestions. Site: www.freewebs.comlinstitutcharlescoquelinl E-mail:
[email protected] (envoi de bons de commande par e-mail sur demande)
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Editions Charles Coquelin
Ouvrages déjà parus Collection Science économique et Liberté Ludwig von Mises, La Bureaucratie, 2003 Jacques de Guenin, Attac ou l'intoxication de personnes de bonne volonté, 2004 Gérard Minart, Jean-Baptiste SAY (1767-1832) Maître et pédagogue de l'Ecole française d'économie politique libérale, 2005 Henry Hazlitt, L'économie politique en une leçon, 2006 Ludwig von Mises, Les problèmes fondamentaux de l'économie politique, 2006 Ludwig von Mises, Politique économique, 2006 Jacques de Guenin, Logique du libéralisme, 2006 Murray Rothbard, La Monnaie et le gouvernement, 2006 Ludwig von Mises, Le Libéralisme, 2006 Murray N. Rothbard, L'Homme, l'Economie et l'Etat (en cinq tomes) 2007 Gérard Minart, Actualité de Jacques Rueff, Le Plan de redressement 1958, 2007 Jésus Huerta deSoto, L'Ecole Autrichienne, marché et créativité Entrepreneuriale, 2008 José Piiiera, Le taureau par les cornes: comment résoudre la crise des retraites 2008
Collection Débats Jean-Luc Migué, Santé publique, santé en danger, (conçu par l'Institut Turgot), 2005 Florence Guernalec, Panorama de la pensée unique 2006
Ouvrages à paraître Ludwig von Mises, Le Fondement ultime de la science économique Ludwig von Mises, La théorie de la monnaie et du crédit Gustave de Molinari, Ultima verba Boris Brutzkus, U.R.S.S. terrain d'expériences économiques Charles Coquelin, Les Crises Commerciales Ludwig von Mises, Le Socialisme Ludwig von Mises, L'Action Humaine Gustave de Molinari, Economie de l'Histoire, Théorie de l'Evolution Dictionnaire de l'économie politique Edité par Ch. Coquelin et G. Guillaumin
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Les Œuvres complètes de Ludwig von Mises La Théorie de la Monnaie et du Crédit (1924, [1912]) Nation, Etat et Economie (1919) Le Socialisme (1938, [1922]) Le Libéralisme (1964, 1985 [1927]) Stabilisation monétaire et politique cyclique (1928) Critique de l'interventionnisme (1929)
Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique (2006, [1933]) Les Illusions du protectionnisme et de l'autarcie (1938) Souvenirs d'Europe (1978, [1940]) L'Interventionnisme (1940) Le Gouvernement omnipotent (1947, [1944]) La Bureaucratie (2003, [1944]) Le Chaos du planisme (1947) Notes sur le mouvement coopératif(l947) L'Action humaine (1985, [1949]) Planifier la liberté et autres essais (1980, [1952]) La Mentalité anti-capitaliste (1956) Théorie et Histoire (1957) Les Débuts historiques de l'Ecole économique autrichienne (1962)
Le Fondement ultime de la science économique (1962) Le Choc des intérêts de groupe et autres essais (1978) Politique économique (2006, [1979]) Monnaie, méthode et marché (1990) Liberté économique et interventionnisme (1990) Les titres en gras indiquent les traductions déjà publiées par les Editions Charles Coquelin
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Table des matières Préface Par José Pifiera
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Introduction: Bleu, blanc, bouge Par Jacob Arfwedson
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Prologue Vers un monde de travailleurs-capitalistes
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1) La réforme chilienne des retraites 1) La bataille pour la réforme 2) L'ABC du système chilien
p.27
p. 76
II) La bombe à retardement des retraites européennes 1) Les retraites et avenir de l'euro 2) Comment éviter la crise à l'horizon
p.91 p.99
Annexe 1 : Autres contributions 1) Un journaliste du New York Times en visite au Chili p.107 Par John Tierney 2) Pourquoi la capitalisation pour la France Par Pascal Salin p. 116
Annexe 2 : A propos de l'auteur 1) Défenseur de la démocratie au Chili Par José Luis Daza 2) Quand j'étais «li Postino» de Neruda
p. 129 p.132
Préface * Je suis très honoré de recevoir le "Golden Umbrella" décerné pour la "Meilleure contribution à la pensée libérale" de la part du Stockholm Network, une institution dédiée à l'idée que la liberté fonctionne, et qu'ensemble nous pouvons créer un monde meilleur. En Europe aujourd'hui, nous constatons l'effondrement dramatique d'un modèle d'ingénierie sociale qui trouve ses origines dans la Prusse du chancelier von Bismarck au 19ème siècle. Son erreur fondamentale fut la destruction du lien entre contributions et prestations, en d'autres termes entre l'effort et la récompense. Cette conception de la nature humaine - qui pose les individus en tant que bénéficiaires passifs d'avantages définis et distribués par l'Etat, plutôt que comme acteurs responsables de leur propre destin - est fausse. Car après tout, la vie ne saurait être un avantage acquis. Or cette idée est également dangereuse : au service de cette chimère, d'aucuns sont prêts à sacrifier leur liberté, et d'autres à prendre le pouvoir. Lorsqu'une société détruit le rapport entre droits et responsabilités, elle finit toujours par démolir à la fois la liberté et la sécurité. Nous savons désormais qu'une alternative existe : un nouveau paradigme social, fondé sur la responsabilité et la liberté individuelles; et nous savons qu'il marche. Au cours des prochaines années, j'espère vivement pouvoir travailler avec le Stockholm Network et ses members pour diffuser ce message en Europe, afin d'éviter l'explosion de la bombe à retardement des retraites. Du Chili, mon beau pays étendu et étroit, je vous salue ce soir en citant les mots de Tennyson:
Venez mes amis Il n'est pas trop tard pour partir en quête D'un monde nouveau Car j'ai toujours le propos De voguer au-delà du soleil couchant Et si nous avons perdu cette force Qui autrefois remuait la terre et le ciel, Ce que nous sommes, nous le sommes, Des cœurs héroïques et d'une même trempe Affaiblis par le temps et le destin, Mais forts par la volonté De chercher, lutter, trouver, et ne rien céder. José Pifiera *Allocution lors du lOe anniversaire du Stockholm Network (Londres, le 5 décembre 2007)
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Bleu, blanc, bouge Jacob Arfwedson Le jour où la France fait faillite devrait relever de la politiquefiction. Or les faits sont têtus: la dette publique française est jusqu'à nouvel ordre transmise aux générations futures. La France n'est pas l'Argentine, nous dira-t-on. Certes, mais avec quelques efforts supplémentaires d'enthousiasme dépensier, nous finirons peut-être par y parvenir. A l'heure actuelle, les chiffres officiels de la dette n'incluent pas les engagements en termes de retraites, promis à l'ensemble des salariés, ni même les retraites des fonctionnaires; si tel était le cas, la France serait très proche de l'Italie en matière d'endettement. La situation est désespérée, mais la solution existe. J'étais conscient de l'expérience du Chili, sans l'avoir étudiée. Depuis longtemps, il est de bon ton en France de rejeter les expériences de réforme d'autres pays, car cela «ne marcherait jamais chez nous ». Il est temps de refuser ce mercantilisme intellectuel pour importer davantage d'idées de réforme. Lorsque j'ai rencontré l'auteur des pages qui suivent, à Bucarest en septembre 2007, je n'aurais pas pensé pouvoir rédiger cette introduction en conséquence de ce rendez-vous fortuit. En effet, José Pifiera m'a offert le livre qui raconte l'expérience chilienne; dès le lendemain, je lui ai proposé de le rendre accessible au public français. Qu'il soit ici chaleureusement remercié de la permission de publier ses textes qui présentent une des réformes les plus fondamentales du 20e siècle pour libérer les citoyens du joug de l'Etat-Providence. Pour l'anecdote, José Pifiera connaît bien le contexte français, parce que souvent en visite à Paris, mais aussi de par son histoire familiale: en 1912, son grand-père choisit de s'installer à Paris par
amour de la culture française, et afin de transmettre les grandes œuvres de la littérature française à la bibliothèque nationale de son pays. Son père, né à Paris, fut éduqué au lycée Janson-de-Sailly, avant de retourner au Chili en 1932. Il fut par la suite ambassadeur du Chili auprès de la Communauté européenne en 1965, nommé par le président de l'époque, le chrétien-démocrate Eduardo Frei Montalva. Le lecteur comprendra rapidement que le récit ne se limite pas à la technique de la réforme du régime de retraite, même si cela forme l'essentiel de l'ouvrage. L'expérience chilienne est, aussi et surtout, l'histoire de la transition vers une société libre et démocratique, libérée des contraintes de systèmes redistributifs devenus insupportables ; et ceci dans une situation politique extrêmement difficile. Le parcours de José Pillera et de son équipe tient de l'épopée, de même que leurs exploits relèvent de la gageure. En deux ans, et avant la révolution menée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, un petit groupe d'individus résolument réformateurs sont parvenus à révolutionner le régime de retraite, avec l'approbation au final de la population active chilienne; mais aussi à réformer le marché du travail et à promouvoir la nouvelle Constitution du pays qui a achevé la transition pacifique à la démocratie libérale au Chili. José Pillera raconte dans ce livre la refonte intégrale d'un régime dégénérescent, miné par l'irresponsabilité des hommes politiques et ruiné par la foire d'empoigne des intérêts catégoriels, nourris par un système corporatiste et l'indifférence d'une population défaite et résignée. Avec une éloquence et une expertise rares, il expose le parcours et les dessous politiques d'une réforme fondamentale - combattue à la fois par la classe politique, les milieux financiers, les syndicats et des couches privilégiées - qui a fini par triompher, grâce à l'adhésion massive - un véritable «plébiscite social» - accordée
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par les citoyens chiliens. TI explique comment les salariés, désormais libres d'investir leur épargne en vue d'assurer leur vieillesse, ont redécouvert les vertus de la propriété privée, de l'investissement et de la prévoyance personnelle, loin de la tutelle de l'Etat. Au-delà des calculs technocratiques consistant à déterminer ce que les pouvoirs publics vont «donner» d'une main, avant de le reprendre de l'autre, il met en évidence que toute réforme réellement sociale doit d'abord se concentrer sur l'individu et son droit de recueillir les fruits de son travail. C'est ainsi que «le travail est capital»: la réforme des retraites réalise enfin la fameuse synthèse qui fait défaut à l'analyse marxiste, tout simplement parce que cette dernière rejette les droits de propriété individuels et fait abstraction du marché qui permet justement l'échange des mêmes droits. «Le travailleur n'a plus que ses chaînes à perdre»; oui, mais il est actuellement enchaîné à l'Etat, et il n'aspire qu'au capital; sous réserve de pouvoir en disposer librement, grâce au libre choix et à ses propres efforts de travail et d'épargne. De même, l'histoire de la réforme au Chili ne relève pas du « miracle », terme que les économistes et les hommes politiques emploient à chaque fois que les événements les dépassent. Le vrai miracle est la pauvreté. Oui, il est possible de détruire un pays et son économie par la guerre et la violence, ensuite par les impôts et les subventions, et enfin par la réglementation et le planisme. Oui, créer un pays comme le Cuba et la Corée du Nord reste possible, à condition d'y travailler sans relâche. En revanche, la pauvreté qui en résulte n'est pas éliminée du jour au lendemain, quand bien même on accable l'économie de marché à ce sujet. Ainsi, le « miracle» allemand d'après-guerre, le « miracle» irlandais récent ou encore le « miracle» de l'envol du sud-est asiatique s'expliquent tout simplement par le fait que l'action humaine est à l'œuvre, libre des carcans réglementaires d'un Etat qui se croit omniscient. La croissance économique ne reflète que la liberté en action, rien de plus.
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li en va de même en matière d'épargne et donc pour la retraite: que cet ouvrage puisse éclairer les réformateurs prêts à sortir de la pensée constructiviste si tant est que l'avenir du pays en dépend. La libération du travail, et par extension du capital humain et financier, est possible. Le Chili l'a fait il y a déjà plus de 25 ans ; et 30 pays dans le monde, en Europe et ailleurs, ont déjà suivi l'exemple.
D'aucuns répondront que la France a connu des ébauches de réforme abondant dans ce sens, par exemple la loi Fillon (2003). Or cette initiative, quoique bien intentionnée, ne constitue qu'une timide modification à la marge d'un système monolithique: elle a introduit un allongement de la durée de cotisation et un système marginal de capitalisation, le PERP. Elle ne concerne qu'une partie du système; et elle ne fait que repousser l'effondrement inéluctable du régime général de répartition. Aucune réforme n'a proposé au salarié la liberté de quitter le système de répartition, en récupérant en même temps un titre de propriété équivalant aux cotisations·versées, pour lui laisser ainsi la possibilité de choisir ensuite librement les modalités d'investissement de son épargne-retraite. Le système actuel ne propose que de payer deux fois: d'abord par la feuille de paie, et ensuite, pour pallier la faillite programmée du système public, l'option de souscrire une assurance privée. A condition de disposer toutefois de l'argent nécessaire, une fois que les cotisations obligatoires sont versées, ce qui n'est pas donné à tout le monde et surtout pas aux plus faibles. Ce serait insulter l'intelligence des travailleurs français que de prétendre qu'ils sont incapables d'assumerune réforme des retraites par la capitalisation. li appartient en revanche aux politiques de sauter le pas, ce qui implique cependant de rendre le pouvoir aux citoyens. Or reconnaître les réalités financières du système étatique actuel suppose de la part de nos dirigeants une volonté et une
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pédagogie pour expliquer que le travail doit être récompensé, au quotidien et en termes de retraite. « n n'est de richesses que d'hommes»: dans un contexte de mondialisation généralisée, la croissance se crée là où le travail est respecté, nourri, rémunéré et capitalisé. La France peut éviter la faillite, en introduisant un système qui - en plus de garantir nos vieux jours, mais surtout ceux de nos enfants - permettra de revitaliser les marchés financiers, grâce à une épargne véritablement populaire. Cet ouvrage en appelle à la responsabilité de nos dirigeants; il leur rappelle, enfin, que la réforme doit se faire «au peuple », et non contre lui.
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Vers un monde de travailleurs-capitalistes Le monde serait meilleur si chaque travailleur était aussi propriétaire de capitaux. Les travailleurs bénéficieraient ainsi de la valorisation de titres à long terme et se sentiraient plus concernés par la performance globale de l'économie. Leurs intérêts seraient plus proches des intérêts de ceux qui gèrent et contrôlent ces capitaux, la répartition des richesses serait plus égale et les travailleurs attacheraient plus de valeur aux droits de propriété et à l'état de droit. Enfrn et surtout, ils découvriraient une nouvelle dimension de liberté et de dignité. Karl Marx avait raison d'affirmer que les travailleurs seraient aliénés en société s'ils n'avaient que leur main d'œuvre à vendre sur le marché. Mais il eut terriblement tort en croyant que la propriété collective leur donnerait un sentiment de sécurité et de maîtrise de leur existence. Libérer les travailleurs exige de leur donner accès à la propriété individuelle de capitaux dans le contexte d'une économie de marché. La crise des retraites au niveau mondial offre une grande occasion de donner du pouvoir aux travailleurs, sans avoir recours à l'expropriation ou à des révolutions sanglantes. Dans la plupart des pays, les travailleurs sont déjà obligés de verser de 10 à 30 pour cent de leurs salaires à des systèmes de retraite par répartition. La transformation de ces systèmes non provisionnés en des systèmes d'accumulation de capitaux par des comptes individuels est susceptible d'introduire un nouveau paradigme: un monde de travailleurs-capitalistes. Ce fut notre vision en 1980 lors du remplacement intégral du système public de répartition par un système privé de comptes épargne-retraite (CER), propriété individuelle et gérée par le secteur privé. (Voir «Retraites: le système chilien» pour les grandes lignes de la réforme.)
Depuis leur introduction en 1981, le rendement annuel moyen des fonds de pension chilien est d'environ 10 pour cent hors inflation. Les capitaux gérés par ces fonds représentent environ 80 pour cent du PIB en 2007. Grâce ce système et à d'autres réformes qui y sont liées, le taux de croissance de l'économie a doublé pour atteindre environ 7 pour cent par an pendant plus d'une décennie. l Or l'impact de la réforme des retraites au Chili va bien au-delà des indicateurs économiques impressionnants. Elle a entraîné une redistribution radicale de pouvoir de l'Etat vers la société civile et, en transformant les travailleurs en propriétaires de capitaux, a créé une atmosphère politique et culturelle plus en harmonie avec l'économie de marché et une société libre. Le modèle social chilien est une alternative globale au collectivisme introduit par le chancelier allemand Otto von Bismarck à la fin du 1ge siècle qui fut le modèle de l'Etat-providence du 20e siècle. En coupant le lien entre contributions et prestations - c'est-à-dire entre l'effort et la récompense - et en confiant à l'Etat non seulement la responsabilité mais aussi la gestion de ces systèmes complexes, le régime bismarckien de retraite par répartition s'est érigé en clé de voûte de l'Etat-providence. Il a permis de gagner des élections en achetant les votes avec l'argent des autres - voire grâce à l'argent des générations futures - et a entraîné une inflation de 1 Selon l'économiste Klaus Schmidt-Hebbel, le taux de croissance de l'économie chilienne est passé de 3.7 pour cent par an en moyenne (19611974) à 7.1 pour cent par an de 1990 à 1997. Dans cette croissance supplémentaire de 3.4 points par an, la réforme des retraites aurait représenté 0.9 points par an, soit plus d'un quart du total. Dans la hausse totale de 12.2 points du taux d'épargne pendant ces deux périodes, la réforme a représenté 3.8 points, soit 31 pour cent du total. Cf. Klaus Schmidt-Hebbel, « Does Pension Reform Really Spur Productivity, Savings and Growth ? », Documentos de Trabajo dei Banco Central (Chile), nO 33, April 1998, pp. 25,29.
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droits acquis et par extension de dettes publiques cachées et non provisionnées. Au Chili, le paradigme inauguré par la réforme des retraites en 1980 a d'ores et déjà été étendu à l'assurance-invalidité, l'assurance-vie, la santé et le chômage. Au début des années 1990, plusieurs pays d'Amérique Latine ont emboîté le pas au Chili: aujourd'hui, 12 d'entre eux ont introduit un système de CER, intégral ou partiel. A la fin des années 1990, la Hongrie, la Pologne et le Kazakhstan ont rejoint le club des réformateurs. Désormais, 13 pays anciennement communistes de l'Europe centrale et orientale ont des systèmes de CER ((le plus récent étant la Roumanie, dont le système partiel de capitalisation a débuté en janvier 2008). En janvier 2001, la Suède, autrefois un Etat-providence modèle, a autorisé les travailleurs à mettre 2.5 poins d'un total de 18.5 points de cotisations sociales dans un CER. Le projet de loi fut approuvé par 85 pour cent des voix au Parlement. En Asie, Hong Kong dispose d'un système de type chilien, et en Afrique le Nigéria fut le premier pays à mettre en place des systèmes de CER.
Un effet de domino en Amérique Latine
Dans les pays d'Amérique Latine ayant introduit un système de CER, la structure suit de près le modèle chilien, et dans l'ensemble des cas, le système commence à contribuer de manière significative à la mise en place d'une économie de marché. Les caractéristiques du processus de transition varient évidemment d'un pays à l'autre à cause de la diversité des points de départ économiques, sociaux et
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politiques. 2 Je ferai quelques brefs commentaires sur les réformes de certains pays. Le Méxique et El Salvador ont adopté deux caractéristiques fondamentales du modèle chilien: 1) les travailleurs éligibles pour un CER ne cotisent plus dans le système public de répartition, et 2) les nouveaux entrants sur le marché du travail adhèrent au système de CER. Ces deux éléments assurent qu'une fois la transition achevée, le système de retraite public disparaît, laissant le système de CER pour la grande majorité des travailleurs du pays. Le Pérou a adopté le premier élément, mais non le second. En Colombie, en Argentine et en Uruguay, les travailleurs se retrouvent à la fois dans le système par répartition et un système de CER (soit une privatisation partielle). Le Méxique - malgré une longue tradition d'étatisme paternaliste instaura une réforme importante en 1997 en éliminant totalement le système public de répartition pour les employés du secteur privé, laissant la place à un régime de CER, gérés par des entreprises privées sur un marché concurrentiel. L'ensemble des travailleurs du privé, autrefois couverts par le régime public, doivent verser 11.5 pour cent de leurs salaires sur un compte épargne-retraite, auquel participe également l'Etat. En 2007, une loi a approuvé l'inclusion de travailleurs du secteur public dans le système de CER qui Pour une étude des réformes dans ces pays, voir Luis Larrain, « Privatizing Social Security in Latin America », Policy Report n° 221, National Center for Policy Analysis, Dallas, January 1999. Pour des études par pays, voir lan Vasquez, « Two Cheers for Mexico's Pension Reform », Wall Street Journal, June 27, 1997 ; L. Jacobo Rodriguez, « ln Praise and Criticism of Mexico's Pension Reform », Cato Institute Policy Analysis n° 340, April 14, 1999; Herman von Gersdorff, «The Bolivian Pension Reform: Innovative Solutions to Common Problems », World Bank, Financial Sector Development Department, Washington, July 1997; et Juan Manuel Santos, «Testimonio : La Reforma de las Pensiones en Colombia », www.pensionreform.org. 2
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compte désormais 35 millions d'adhérents, le nombre le plus élevé de la région. El Salvador, pays ravagé par la guerre civile dans les années 1980, a réformé son système en 1998, et ce avec le soutien d'anciens commandants de la guerilla, devenus membres du Congrès. Les caractéristiques du système sont très similaires à celles du modèle chilien : les travailleurs versent 10 pour cent de leurs salaires sur un CER. Le Pérou -le premier pays à suivre l'exemple du Chili - a introduit un système de CER en 1993. Les travailleurs sont libres d'adhérer au système privé, géré par l'entreprise de leur choix, et reçoivent des bons du Trésor en reconnaissance de leurs contributions au système public. ils versent 10 pour cent de leurs salaires sur leur compte, et ne cotisent plus au système public. Or le système de répartition est resté en place pour les nouveaux entrants sur le marché du travail, ce qui laisse la porte ouverte à un système non provisionné, susceptible d'être abusé encore une fois par les hommes politiques. La Colombie - même menacée par les guerillas marxistes, alliées aux cartels de la drogue - mit en place une réforme des retraites en 1994. Comme dans les pays précédents, il permet aux travailleurs d'investir 10 pour cent de leurs salaires dans un CER. En revanche, une disposition unique et contradictoire autorise les cotisants à circuler entre le système public et le système privé, ce qui crée une lutte permanente entre l'institution publique et le système privé, et perpétue le régime par répartition. L'Argentine - sous un gouvernement qui entreprit une rupture partielle avec le populisme désastreux du règne péroniste - établit un système de CER en 1994. Les travailleurs argentins ont la possibilité de mettre Il pour cent de leurs salaires sur leur compteretraite. Or le système par répartition est resté intact et verse à l'ensemble des travailleurs une «pension de base ». La loi oblige
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tous les travailleurs à mettre 16 pour cent de leurs salaires dans le régime de retraite public. Ainsi, ceux qui choisissent de rester dans le système public doivent faire face à des cotisations totales de 27 pour cent pour leur retraite. Par le maintien du système public, l'Etat argentin continue à accumuler des engagements non provisionnés. L'Uruguay - le pays d'Amérique Latine le plus influencé par le modèle social européen - réalisa une réforme limitée en 1996, similaire à l'expérience argentine: le système par répartition demeure pour l'ensemble des travailleurs, mais permet à une partie des salaires d'être investie dans des CER. li faut souligner ici qu'un grand nombre de ces réformes
comportent des défauts qu'il faudrait éliminer si elles doivent aboutir. Or la structure de base du CER est en place, et un nouvel électorat composé de travailleurs, d'entrepreneurs et d'experts est apparu, et qui va le défendre à l'avenir. Si le Méxique et El Salvador réussissent, la réforme sera tôt ou tard diffusée à tous les pays de l'Amérique centrale. Le Brésil est le grand retardataire du continent. S'il est vrai que certaines entreprises proposent des retraites privées, le plus grand pays en termes de dimension et de population de l'Amérique Latine croule sous le poids d'un système public de répartition injuste et insoutenable, dont le déficit atteint environ 5 pour cent du pm. Jusqu'à présent, l'Etat a pu empêcher une explosion économique et sociale en manipulant le système, mais cette approche atteint désormais ses limites.
Du communisme à la propriété privée A la fin des années 1990, la Hongrie, la Pologne et le Kazakhstan ont réformé leur systèmes par répartition dans le contexte de la transition d'une économie collectiviste vers un système de marché, 16
et ont autorisé les travailleurs à utiliser leurs cotisations pour accumuler leur propre épargne-retraite. 3 Plus tard, la réforme fut diffusée dans la région pour atteindre 10 autres pays. En 1998, la Hongrie fut le premier des pays ex-communistes en Europe à permettre aux travailleurs d'investir une partie de leurs salaires dans des CER. Son système de répartition était déficitaire dès les années 1990, et fmancé par des cotisations salariales de 30 pour cent. Avec une population âgée significative, le pays aurait dû augmenter celles-ci jusqu'à 55 pour cent, et en 2035 chaque travailleur aurait dû fmancer un retraité. Les travailleurs avaient le choix entre l'ancien et le nouveau système ; les nouveaux entrants étaient obligés d'adhérer au nouveau système. En revanche, tout le monde contribue toujours à fmancer le système public. 24 pour cent des salaires du système privé sont destinés au système public, et 6 pour cent seulement aux CER. Les principaux défauts du système hongrois sont semblables à ceux de l'Argentine et de l'Uruguay: des cotisations salariales élevées servent à maintenir le système public en vie, ce qui décourage la création d'emplois et rend le système vulnérable aux manipulations politiques. Le Kazakhstan, ancienne république soviétique riche en pétrole, a choisi en 1998 de réformer son régime de retraite en permettant aux travailleurs de mettre 10 pour cent de leurs salaires dans un système de CER, géré par des fonds de pension en concurrence, tout en continuant de verser 15 pour cent des salaires au système public de répartition.
La Pologne, le plus réussi des pays anciennement communistes, réforma son système de retraite en 1999. Les travailleurs âgés de 30 à 50 ans eurent le choix de rester dans le système public, moyennant un versement de 19.52 pour cent de leur salaire, ou de verser 7.3 pour cent du salaire sur un CER, et de payer une 3 Voir KrzysztofOstaszewski,« Testimony : Poland's Pension Reform »,
www.pensionreform.org.
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cotisation salariale de 12.2 pour cent pour construire des comptes individuels «virtuels» au sein du système public. Les nouveaux entrants doivent adhérer au nouveau système, alors que leurs aînés doivent rester dans l'ancien. Près de 12 millions de travailleurs (ou 70 pour cent de la population éligible, soit les personnes âgées de 30 à 50 ans) ont choisi le système d'épargne-retraite individuelle. Les derniers adhérents au club de CER sont la Slovaquie et la Roumanie. Même la Russie de Poutine a introduit une réforme des retraites partielle, inspirée par le modèle chilien.4
La crise à venir en Europe occidentale et aux Etats-Unis Les mégatrends démographiques mondiaux, tels que l'augmentation de l'espérance de vie et la baisse de la natalité, vont accélérer la crise des systèmes de retraite par répartition, notamment dans les économies avancées, telles que les pays européens, les Etats-Unis et le Japon. Comme l'a observé l'ancien Secrétaire du Commerce américain, Pete Peterson: «Les coûts du vieillissement mondial seront bien au-delà des moyens même des pays les plus riches - à moins de réformer radicalement les régimes de retraite. L'absence de réformes courageuses et préparées à temps va déclencher des crises économiques bien plus graves que les crises récentes en Asie et en Russie ... Pour ces raisons, et d'autres, le vieillissement siècle, mais mondial sera l'enjeu économique transcendent du aussi l'enjeu politique transcendent. »5
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Contrastant fortement avec leurs voisins à l'Est et en Amérique Latine, l'élite politique de l'Europe occidentale s'est pour l'instant refusée à s'attaquer aux retraites. Cette paralysie politique sera désastreuse pour les Européens si elle persiste, car la crise des 4 Voir José Pifiera, «A Chilean Model for Russia », Foreign Affairs,
September-October 2000. 5 Peter G. Peterson, « Gray Dawn: The Global Aging Crisis », Foreign Affairs, January-February 1999, p. 43.
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retraites dans cette région est peut-être la plus sévère du monde développé. Selon l'OCDE, les engagements non provisionnés en matière de retraites en Europe sont énormes : plus de 200 pour cent du pm en France et en Italie, et plus de 150 pour cent du pm en Allemagne, par exemple. 6 En 2025, près d'un tiers de la population européenne pourra prétendre aux prestations de retraite publique. D'ici 30 ans, chaque travailleur va devoir supporter un retraité en Allemagne et en Italie. Etant donné les prestations généreuses et l'épargne faible ou nonexistante dans ces pays, des hausses d'impôt ou des réductions de prestations dramatiques seront nécessaires, uniquement pour fmancer les systèmes de retraite. Les Italiens, qui doivent déjà s'acquitter de cotisations salariales de 33 pour cent, pourraient les voir grimper à 48 pour cent, par exemple. Dans une région qui lutte contre un chômage chronique élevé, de telles mesures vont rendre encore plus difficile la création d'emplois. Quand bien même les pays du continent européen dépensent jusqu'à 15 pour cent du pm pour les retraites - et ce chiffre pourrait monter à plus de 18 pour cent au cours des 40 prochaines années pour certains pays - ils se sont contentés pour l'instant de mesurettes. L'Allemagne a décidé d'augmenter les cotisations salariales et d'utiliser des fonds publics pour inciter les travailleurs à mettre davantage d'argent dans des comptes privés. Or une telle mesure ne saurait résoudre la crise à venir dans un pays dont le régime de retraite coûte 11.5 pour cent du pm, soit plus de deux fois plus que le chiffre américain correspondant.
6 Paul Van der Noord et Richard Herd, «Pension Liabilities in the Seven
Major Economies », OECD Working Paper, 1993, cité dans le livre de la Banque mondiale, A verting the Old Age Crisis (New York: Oxford University Press, 1994), p. 139.
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Le système espagnol de retraite par répartition, le programme le plus onéreux du budget fédéral, donne aux travailleurs un rendement minimal. Malgré le fait qu'une transition économique réalisable a déjà été identifiée, et que le gouvernement d'Aznar s'était engagé pour la libéralisation économique dans d'autres domaines, l'inertie politique prédomine.? En Italie - dont le taux de natalité est le plus faible du monde - les dépenses publiques consacrées aux retraites représentent environ 14.5 pour cent du PIB. De plus, le système est largement corrompu. En 1997, une étude du Ministère des Finances a découvert que l'Etat avait versé des pensions d'invalidité à 30,000 personnes décédées. Des contrôles portant sur 15,000 bénéficiaires de ces pensions ont révélé que 5,000 d'entre eux avaient menti sur leurs handicaps (y compris une jeune femme touchant une pension d'aveugle, tout en travaillant comme chauffeur). Le système de retraite français est également très mal en point. L'absence quasi-totale d'un système parallèle de retraite privée va d'autant plus aggraver la situation des futurs retraités. Comme l'a observé l'économiste britannique Tim Congdon en 1997, «Si les gouvernements européens ne parviennent pas à résoudre le problème des retraites non provisionnées, ils ne seront pas en mesure de maîtriser leurs problèmes budgétaires plus sérieux, ni d'empêcher des hausses d'impôts qui détruiront leurs économies. »8
7 Voir José Pifiera, «Una Propuesta de Reforma dei Sistema de Pensiones en Espafia », (Madrid: Circulo de Empresarios, 1996). 8 Tim Congdon, «Europe's Pension Time Bomb », The Times, March 1, 1997.
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Quelques pays développés disposent de systèmes privés de retraite substantiels, notamment les Etats-Unis, le Japon, la GrandeBretagne, les Pays-Bas, la Suisse et le Canada. Or ces systèmes cohabitent avec des systèmes publics lourds et condamnés à terme. Seuls deux pays riches - la Grande-Bretagne et l'Australie - ont jusqu'à présent entrepris des réformes structurelles de leur régime de retraite public. En 1986, la Grande-Bretagne a permis à ses travailleurs de quitter le second volet du système public, et d'acheter des assurances privées moyennant 4.6 pour cent de leur salaire. Les deux tiers des travailleurs l'ont fait en souscrivant des contrats privés. Actuellement, chaque travailleur verse un pourcentage au volet « répartition» du système public, et reçoit en retour une pension de base de l'Etat une fois à la retraite. Les engagements non provisionnés du système public représentent toujours environ 40 pour cent du pm. L'ancien système australien était un regtme public, financé par l'impôt. En 1992, l'Etat a demandé aux employeurs de mettre en place des comptes pour l'ensemble des travailleurs (9 pour cent des salaires seront déposés jusqu'en 2002) qui formeront la principale source de revenus de retraite pour la plupart des travailleurs. Or leur liberté se trouve entravée par plusieurs restrictions, notamment l'obligation pour chacun de cotiser au fonds de pension de son secteur économique. Les Etats-Unis pourraient devenir la scène d'une vraie percée en la matière : le système public de retraite - 600 milliards de dollars est le plus grand programme public du monde. Quels qu'aient été les avantages de la première génération de retraités, la conception de ce système a empêché les travailleurs de devenir propriétaires de leur épargne, et a politisé des décisions qui devraient appartenir aux individus. S'il est vrai que 40 pour cent des Américains possèdent un compte épargne-retraite sous une forme ou une autre (IRA, 401k, etc), les autres 60 pour cent n'en ont pas. Pourtant, tout le monde doit mettre un huitième (soit 12.4 pourcent) de son revenu 21
dans un système qui ne lui donne ni le contrôle, ni un rendement de marché, ni la sécurité.
Le défi du monde développé Il existe six arguments majeurs pour introduire le système d'épargne-retraite dans les pays développés en Europe, et aux EtatsUnis: 1 - L'argument moral: le système de répartition est un projet collectiviste qui prive l'individu de sa liberté d'organiser sa vie et son avenir comme bon lui semble. Un système obligatoire de CER réduit au minimum les contraintes à cet égard, et optimise la liberté de choix au sein d'un système national de retraite. 2 - Le retour sur investissement: de par sa nature, le système de répartition est une excellente affaire pour les premiers bénéficiaires ; à terme, ce système pyramidal revient à exproprier les jeunes générations. Aujourd'hui, le rendement implicite est inférieur à 2 pour cent, et ceux qui naissent actuellement verront probablement un rendement négatif. Les mécanismes visant à remettre aux calendes grecques l'insolvabilité du système, en augmentant les cotisations ou en relevant l'âge de retraite, réduisent encore davantage des rendements déjà minimes. En revanche, de 1802 à 1907 aux Etats-Unis, le taux de rendement réel annuel aura été de 7 pour cent pour les titres cotés en bourse, et de 3.5 pour cent pour les bons du Trésor longs. De 1802 à 1995, le rendement réel moyen des obligations commerciales était de 4.97 pour cent. 9 Ainsi, un régime de retraite privé est susceptible de fournir un retour sur investissement plus élevé, même si l'ensemble des fonds est investi en obligations d'Etat à risque zéro. 9 Jeremy Siegel, Stocks for the Long Run (New York: McGraw Hill
1998) ; et « Stocks, Bonds, Bills and Inflation », 1997 Yearbook (Chicago: Ibbottson Associates), pp. 266-75.
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3 - L'équité: puisque les pauvres rentrent dans la vie active plus tôt et ont une espérance de vie plus faible que les personnes plus aisées, le système de répartition est en réalité régressif pour certaines catégories. JO Grâce au système de CER, les travailleurs modestes sont susceptibles d'accumuler un patrimoine et ainsi bénéficier des récompenses du marché fmancier, ce qui a pour effet de mitiger l'écart de revenus entre riches et pauvres. Ce résultat n'a rien de surprenant, puisque la plupart des salariés sont actuellement obligés de placer leur épargne dans un système public qui leur rend moins de 2 pour cent. 4 - L'accès à la propriété pnvee: le système de comptes individuels donne aux bénéficiaires un droit de propriété clairement défini à leurs prestations. Les retraités ont le droit de retirer, de manière programmée, de l'argent de leur compte, laissant le cas échéant leur patrimoine à leurs héritiers, ou d'utiliser leur capital pour acquérir une rente viagère chez une compagnie d'assurances. 5 - L'argument macro-économique : le système public de retraite exerce un impact négatif sur le marché du travail et sur l'épargne, puisque les fonds sont immédiatement dépensés au lieu d'être investis; les cotisations salariales sont équivalentes à une taxe sur l'embauche. L'économiste Martin Feldstein (Harvard) estime que la privatisation du système de retraite américain pourrait rajouter de 10 à 20 trillions de dollars en valeur nette actuelle à l'économie du pays.ll
10 Voir Peter Ferrara et Michael Tanner, A New Deal for Social Security (Washington: Cato Institute, 1998). Il Martin Feldstein, « Privatizing Social Security : The $10 Trillion Opportunity », Cato Instititute Social Security Privatization Paper no. 7, January 31,1997.
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6 - La paix sociale : la privatisation des retraites est susceptible de mettre une fin définitive à l'opposition fictive entre capitalistes et travailleurs, avec toutes les conséquences que cela entraîne au niveau politique. Voire, elle pourrait contribuer à éliminer les manigances de 1'Etat redistributif. Si un des pays leaders - les Etats-Unis, la France ou l'Allemagnedécident de mettre en œuvre une telle réforme inciterait aussi le reste du monde développé à réformer leurs systèmes. Les avantages potentiels, pour les citoyens aussi bien pour l'économie en général, seraient immenses. Ce serait en définitive un pas de géant vers l'émancipation des travailleurs dans le monde entier. (Cet essai fut publié par The Boston Conversazioni, Boston University, 2001; il a été mis àjour par l'éditeur en ce qui concerne le nombre de pays ayant introduit un système de CER et les chiffres relatifs au système chilien.)
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1) La réforme chilienne des retraites
La bataille pour la réforme Si Kafka avait connu l'ancien régime des retraites chilien avant de rédiger son oeuvre, il aurait facilement été accusé de plagiat. Cela ne relève pas de l'exagération, même si l'auteur de Le Procès gagnait sa vie dans un organisme d'assurances sociales; tout simplement un constat dont on ne saurait nier la véracité. Lors de ma première journée au Ministère du Travail, je m'arrêtai devant une gigantesque bibliothèque, remplie à ras bord de livres et toute une série de gros dossiers noirs. Un fonctionnaire m'a expliqué, non sans une certaine fierté, qu'il s'agissait de l'ensemble des documents législatifs gouvernant le régime chilien de retraites. Cette aimable information m'emplit d'un effroi sans nom. Je venais d'apercevoir le monde tordu qui m'attendait. Sur ce point, je voudrais citer un discours du président Eduardo Frei Montalva en 1968, dans lequel il caractérisait comme suit le régime de retraites: «Il existe au Chili deux mille lois relatives à la protection sociale. Deux mille! Auxquelles s'ajoutent les décrets d'application, les accords des caisses, bref un système monstrueux qui croît sans cesse. De par la loi d'adaptation de 1966, 46 nouvelles formes d'assurance sociale ont été mises en oeuvre, 44 nouvelles lois en 1967 et encore 1,234 en 1968. Cela signifie que, en trois années seulement, 1,300 lois environ se sont ajoutées aux 2,000 textes existants.... Le Chili possède 30 caisses de retraite et 70 institutions sociales dépendant des organismes de l'assurance sociale. Les différents cas de figure sont incroyables. Les champs de course équestre seuls disposent de neuf caisses de retraite. La caisse de retraite des chemins de fer de l'Etat sert uniquement à verser des allocations et à accorder des prêts, une
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situation qui est tout simplement absurde. Les 2,100 employés des notaires et des archives des tribunaux bénéficient de 27 lois relatives à leurs retraites. Le pire, c'est que nous consacrons 18.1% du PNB aux retraites. Un jour, nous serons un pays de retraités. » La situation qu'il décrivit n'était pas seulement le résultat d'une législation irrationnelle ou de difficultés économiques ; elle était également liée à des injustices criantes qui prenaient des proportions plus ou moins grandes. Certains bénéficiaient de privilèges, alors que d'autres étaient défavorisés. Vingt ans auparavant, Jorge Prat, un homme politique indépendant, qualifia le système de retraites de « la plus grande escroquerie jamais infligée au travailleur chilien ». Dans la mesure où les groupes de pression, forts de leurs droits et privilèges particuliers, ont miné les structures publiques, le Chili s'est fait détruire de l'intérieur. Une étude démontre que, parmi les 11,395 lois promulguées de 1926 à 1963, seules 863 étaient applicables en général à l'ensemble du pays et aux Chiliens. Les quelques 10,532 lois restantes (!) ont été adoptées afin de répondre aux revendications de groupes, de régions, de secteurs et de cercles particuliers, et dans la majorité des cas, il s'agissait d'accorder des avantages à des personnalités bien connues. TI n'est donc pas étonnant que le régime de retraites ait été la cible privilégiée du gouvernement et de la législation défaillante. En réalité, le système chilien de retraite par répartition se trouvait dans l'impasse. L'inégalité et le chaos, la démagogie - qui d'une part détruisait le système politique et d'autre part s'en nourrissaitla corruption et le népotisme ont conduit à son effondrement prématuré. Derrière le système de retraites - sans doute le plus important des monopoles publics au Chili - se cachait une logique qui rend les citoyens dépendants de l'Etat, cet «ogre philanthropique» selon
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l'expression de l'écrivain mexicain Octavio Paz. Cette logique a fini par imprégner l'ensemble des structures économiques et sociales du pays. Elle semblait aussi invincible qu'un cancer. Compte tenu de ce défi ahurissant, depuis une trentaine d'années l'ensemble des gouvernements chiliens avaient baissé les bras. Je crois fermement à la démocratie comme forme de gouvernement, mais après avoir pris connaissance en détail de la législation du travail et des retraites, l'art et la manière dont notre classe politique, les partis et une grande partie des élites ont construit et géré la démocratie chilienne me frrent une impression bien modeste. Pour beaucoup, la démocratie était synonyme d'un rapport de forces très complexe où l'enjeu principal consistait à atteindre des positions susceptibles d'ouvrir la voie aux privilèges et au pouvoir. Les objectifs prioritaires de cette approche politique visaient à accéder aux sièges du Parlement et aux postes ministériels, afm de prendre le contrôle sur l'économie, les universités, les syndicats et les médias. En d'autres termes, il s'agissait de conquérir l'ensemble des organisations sociales pour régner, opprimer et réduire au silence les autres: les contrôler, les exclure ou les intimider. En revanche, établir un projet national pour résoudre les problèmes réels et lourds du pays ne faisait pas partie des objectifs. Cette conception de la démocratie fut déterminante pour l'évolution du régime de retraite de l'époque. Plus précisément, ce dernier était à l'image de la première et représentait une caricature de la pensée démocratique. Les travailleurs les plus pauvres touchaient des retraites minables au bout de 45 ans d'activité. Les travailleurs les mieux payés, assez puissants pour exercer une certaine pression, prenaient leur retraite au bout de 15 ans d'activité, bénéficiaient de logements subventionnés et d'une revalorisation automatique de leurs pensions. Le profil national des privilèges en matière de retraite correspondait d'une manière effrayante au profil du pouvoir
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politique des différentes catégories de la population chilienne. Fin 1978, lorsque je pris mes fonctions en tant que ministre du Travail et des Retraites, l'idée mercantiliste régnait encore sur le régime de l'assurance-vieillesse. L'histoire du Chili est l'histoire de gouvernements successifs qui n'étaient pas prêts pour le moment décisif, à l'instar des vierges folles de la Bible. ils prenaient les rênes du pouvoir, sans avoir une vision à long terme. Dès leur arrivée au pouvoir, ils prenaient des décisions erronées dans des affaires urgentes et importantes pour s'y empêtrer toujours davantage. Une fois qu'ils avaient reconnu leurs erreurs, il était trop tard .. Ainsi, j'écrivis quelques mois avant d'être nommé ministre dans le magazine Ercilla: « Il est faux de dire qu'une réforme des retraites constitue un exploit technique dont les Chiliens seraient incapables dans la pratique. Dans ce domaine, il faut mettre en œuvre les mêmes principes qui ont été appliqués dans le modèle économique actuel et qui ont permis un succès sans précédent dans tous les domaines. Rejetons les préjugés et le pessimisme. La réforme qui vaut la peine d'être mise en œuvre doit se traduire par l'action si l'objectif est d'empêcher une bombe à retardement. L'Etat doit reprendre la fonction sociale de la prévoyance. Chacun doit être libre d'épargner et de s'assurer selon les modalités qui lui conviennent, au-delà d'une assurance minimale et obligatoire. En ce qui concerne la réglementation du système, la prudence est de mise,' il faut introduire une retraite publique pour les plus démunis. »
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1 - La répartition, un système contre nature La tentation d'un parti politique, d'un gouvernement ou de catégories particulières assez puissantes pour exercer une pression et d'offrir des avantages donnés n'était nulle part aussi importante que dans le domaine des retraites. Si un homme politique promettait par exemple à une catégorie de travailleurs la possibilité d'une retraite anticipée, ses électeurs potentiels savaient exactement quels avantages ils étaient en mesure d'attendre de sa part. Qui plus est, l'opinion publique ignorait complètement que favoriser un secteur particulier au profit de quelques-uns devait être fmancé par la collectivité. Les privilèges en matière de retraites, qui devaient être assumés dans un avenir lointain, présentaient en outre l'avantage de remettre les coûts à la charge des générations et des gouvernements futurs. L'opération était donc d'autant plus aisée pour les démagogues, puisqu'elle ne leur coûtait pas un centime. Quoi de plus facile que de promettre des droits à la retraite ! Si le démagogue promet des logements, il est probable que quelqu'un lui demande des précisions au bout de six mois ou un an. En revanche, s'il propose aux membres d'une profession choyée de bénéficier des avantages de leur retraite bien avant les autres, il n'y a en apparence que des gagnants. Enfm, le moment où les premiers privilégies prendront leur retraite est encore éloigné; bien des choses peuvent se produire jusque-là. Ce ne sont pas les excuses qui manquent pour autoriser des retraites anticipées; et cela ne va pas changer à l'avenir. Certains peuvent y prétendre à cause de la pénibilité de leur travail, d'autres parce que leurs tâches présentent certains dangers. D'autres encore sont dans le même cas parce que leurs activités les obligent à rester toute la journée debout; ou bien assis. Certains sont constamment exposés au soleil; d'autres ne mettent jamais le nez dehors. Une catégorie de travailleurs supporte un travail monotone; une autre doit faire
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preuve de concentration constante. A qui incombe la décision d'appliquer le régime général et d'en accorder l'exemption? Qui est en mesure de refermer la boîte de Pandore? Lors de la mise à la retraite forcée de 1,500 professeurs, le sénateur Eduardo Cruz Coke a visé juste lorsqu'il s'est exprimé, le 14 septembre 1943, au sujet de la psychose ambiante quant à la retraite anticipée: «Un pays où la norme de la vie économique et commerciale consiste à pouvoir au plus vite se rouler les pouces, est d'office condamné à mort. Pour vivre, l'homme a besoin de manger, mais aussi de travailler. Je suis prêt à soutenir tous les projets courageux de cette Haute Assemblée lorsqu'il s'agit d'établir des droits inviolables qui donnent une plus grande dimension à la vie, tels que le droit au travail par exemple. Pour moi, c'est un crime que de présenter à nos jeunes comme un objectif admirable la possibilité de jouir d'une rente sans travailler. Il s'agit ici de la même étroitesse d'esprit, fruit d'un capitalisme dégénéré qui a conduit à ce que dans les grands pays, victimes de cette envie de ne rien faire, cette image d'une mort prématurée s'est créée dans l'esprit de toute une génération. »
La discrimination arbitraire en ce qui concerne l'âge de retraite était extraordinaire. Tous les ouvriers ayant cotisé au régime de protection sociale, soit la majorité et les plus pauvres du système, prenaient leur retraite à l'âge de 65 ans. Les employés du privé pouvaient y prétendre après 35 ans d'activité. ils ne voyaient ainsi aucun inconvénient à appartenir à la population inactive dès l'âge de 55 ans environ. Les fonctionnaires étaient encore mieux lotis : il ne leur fallait que 30 ans de cotisation. Dans certaines administrations municipales et pour certaines catégories d'employés puissantes (exemple des banques), la situation tournait à l'absurde, puisque 25 ans d'activité à peine ouvraient droit à la
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retraite. Les pires étaient évidemment les parlementaires, c'est-àdire les responsables de la législation relative à la retraite. ils pouvaient prétendre à une retraite au prorata après 15 ans de travail. La situation n'aurait pas été très grave si les coûts énormes de ces retraites anticipées avaient été fmancés par un milliardaire anonyme. La vérité honteuse est toutefois que les Chiliens les plus pauvres ont payé cette orgie en discriminations sous forme d'impôts, d'inflation et de chômage. Telle était la soi-disant « solidarité» du système. Curieusement, cette discrimination outrecuidante n'a scandalisé personne. L'opinion publique était effectivement anesthésiée par la démagogie. En l'occurrence, cela a permis de dissimuler que, chaque décision de retraite anticipée au profit de certains se traduisait pour les autres en impôts plus élevés à terme, une vie active plus longue et une retraite moins élevée. Sans compter que les gouvernements futurs devaient supporter des dépenses toujours plus lourdes. il y eut même des exemples de retraités bénéficiant d'une retraite plus longue que leur période d'activité. Nous avions réussi au Chili l'exploit de créer pour certains une vie meilleure que le bon Dieu lui-même avait prévu avec sa menace: «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Si l'on promet aux citoyens que leurs retraites vont correspondre à environ 70 pour cent de leurs salaires, sans tenir cette promesse; si l'inflation détruit les promesses faites noir sur blanc par les hommes politiques; s'il s'avère que les cotisations qu'un travailleur doit verser pendant sa vie sont tout simplement englouties par l'Etat et ne représentent aucun investissement à l'avenir; si ceux qui ont besoin de travailler pour survivre ne trouvent pas d'emploi, parce que les cotisations plus élevées renchérissent le coût du travail; si le rêve de fmir sa vie dans la dignité tourne au cauchemar, alors on constate que la protection sociale n'est qu'une grande arnaque. Cette escroquerie ne fut cependant pas la seule qu'on ait infligée à la société chilienne. La protection sociale n'était que la partie d'un
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tout où l'écart se creusait sans cesse entre promesses et résultats, paroles et actes, ambitions et réalités, entre remèdes et maladies. On pourrait dire que le Chili, jusque dans les années 1970, se caractérisait par l'accumulation de petits et grands acquis sociaux, qui n'en étaient pas. Ils trouvaient leur origine dans le système politique et dans la structure économique du pays. Ils empoisonnaient les idées et polluaient le langage. Bref, il s'agissait d'une grande arnaque qui a touché le pays au cœur. On parlait sans cesse de progrès; pourtant, le pays stagnait. On rendait hommage à la justice sociale; or un Chilien sur cinq vivait en-dessous du seuil de pauvreté. On encensait la démocratie, mais les hommes politiques et les partis régnaient sans partage sur l'Etat et les citoyens, les institutions sociales, les syndicats et les groupes de pression, le système éducatif et l'économie. Leur prise d'étouffement devenait de plus en plus importante. En théorie, le système par répartition est attrayant et à pnon avantageux. En principe, il devrait fonctionner. Au début, l'argent rentre à volonté: tout le monde cotise et personne ne part à la retraite. A des recettes élevées correspondent des versements faibles. Arrive cependant le moment où recettes et dépenses s'équilibrent. Or cette situation ne saurait perdurer, puisque la logique politique du système conduit inéluctablement à une explosion des prestations, étroitement liée à la discrimination inhérente au système. Cependant, ce n'est pas pour ces raisons que le système reste insoutenable dans l'absolu. Les faits démographiques s'en mêlent, irréductiblement liés à deux phénomènes : la baisse de la natalité d'un côté, et l'augmentation de l'espérance de vie de l'autre. Cela signifie que le régime doit financer les retraites d'une population retraitée toujours croissante à l'aide de cotisations provenant d'une population active décroissante. Au début, ce déséquilibre reste gérable ; à terme, il annonce l'effondrement du système.
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Certains pays européens vivent même actuellement un déclin démographique, alors que la population âgée de 65 ans et plus augmente. Arrive ainsi le jour où l'Etat n'est plus en mesure d'honorer ses engagements en matière de retraites. Résultat: une crise sans précédent. Y a-t-il une solution au sein du système par répartition? En apparence, il y en a plusieurs, mais aucune ne fait vraiment recette. La première consiste à augmenter l'âge de la retraite ; or nous savons qu'il s'agit là d'une mesure largement impopulaire. Les gouvernements qui l'ont choisie sont généralement durement sanctionnés par l'électorat. De plus, cela revient à porter atteinte aux célèbres «acquis sociaux» que défendent, bec et ongles, les syndicats. Deuxième solution: augmenter les cotisations sociales. Logiquement, ce serait le moyen d'assurer des ressources suffisantes pour financer le volume croissant des retraites à payer. Or cette mesure ne s'avère pas davantage populaire, car il s'agit d'augmenter la part de l'employé qui acquitte, in fme, la facture sociale: son revenu baisse et les cotisations augmentent. Ce n'est pas tout: cette solution signifie une régression, car elle renchérit le coût du travail et entraîne par extension une hausse du chômage. La troisième solution relève de l'hypocrisie pure. C'est pour cela qu'elle représente l'option préférée des politiques. Elle consiste à dévaloriser les retraites à verser par l'inflation. La charge publique des cotisations en devient d'autant plus facile à supporter. Lorsque l'argent fait défaut, l'Etat en fabrique; l'inflation s'ensuit et les « acquis sociaux» se transforment en autant de châteaux de sable. Ces raisons suffisent-elles pour expliquer le désastre du système de répartition? Le problème global réside-t-il dans la démagogie destructrice et la logique démographique? Bien sûr que non. li existe des raisons plus profondes qui en fin de compte ont affaire à la nature humaine. Le péché originel du système par répartition
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consiste en la destruction du rapport fondamental de toute institution humaine entre contributions et prestations, droits et devoirs, cotisations et versements. Si l'on fait abstraction de cette interaction entre contributions et prestations, le champ est grand ouvert à l'opportunisme politique. TI n'est pas nécessaire de postuler le caractère mauvais de 1'homme pour avancer que, en présence de telles règles, la plupart des gens tenteront de réduire leurs contributions au minimum et de maximiser leurs avantages. Tout le monde n'a pas les mêmes prétentions. Toute institution conçue à partir de l'hypothèse que tous les hommes pensent et veulent la même chose est forcément vouée à l'échec. TI s'agit là d'une prémisse erronée qui, dans le domaine de la protection sociale, devient même une illusion dangereuse. La retraite n'est pas une aubaine pour tout le monde. Ce qui représente pour certains une situation idéale à atteindre au plus vite, est vécu comme une vraie punition par d'autres qui ne voudraient jamais partir à la retraite si possible. Certains sont prêts à faire de grands sacrifices pendant leur vie active afm d'assurer leurs vieux jours. D'autres pensent au contraire que l'avenir n'offre rien qui vaille des sacrifices au présent; des sacrifices qui sont· nécessaires pour une retraite anticipée ou pour bénéficier d'une pension plus élevée, par exemple. Les décisions de ce type dépendent toujours des représentations de chacun d'entre nous. Les systèmes qui tentent d'enlever aux gens ce qui précisément les distingue d'autrui défient la nature humaine, et risquent de disparaître. Chacun essaie alors de défendre son intérêt comme il peut, et à défaut de moyens directs, chaque faille du système sera exploitée pour obtenir des exceptions et des privilèges. Lorsque les contributions sont déconnectées des prestations, le régime de répartition suscite des réactions négatives chez les gens. La réalité n'a aucune place dans un tel système, parce que sa
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structure est contre nature. Et si l'on s'obstine à vouloir enfermer la réalité dans cette camisole, le chaos s'ensuit. C'est ce qui s'est passé au Chili.
II - La répartition au Chili Dès mon entrée en fonction en tant que ministre du Travail, je fus assailli par des visiteurs, et je me souviens qu'une de ses visites me fit dresser les oreilles. La délégation était conduite par le président de la confédération des employés privés. Or soudain, un des visiteurs me chuchota que la caisse de retraite des employés privés était propriétaire de quelques maisons de vacances à la plage merveilleuse de Refiaca au bord du Pacifique. Elles seraient magnifiquement situées, et l'une d'elles, bien évidemment la plus belle et tout confort, serait à ma disposition pour l'été. li suffirait que je dise à quel moment il me plairait de m'y rendre. La caisse en question bénéficiait d'une position de monopole. L'ensemble des travailleurs, définis selon l'ancienne législation comme des employés du privé, devaient obligatoirement y cotiser. Les dirigeants des fédérations du privé participaient à la gestion de cette caisse; ils étaient donc bien placés pour en parler. « Monsieur le Ministre », dit mon interlocuteur aussi généreux qu'aimable, «je vous en prie, il suffit de m'appeler. Je vous en supplie! Nous savons tous que Santiago devient insupportable lorsque la chaleur arrive. Et puis, Refiaca n'est pas très loin ... » Bien entendu, j'ai décliné l'invitation, puis me demanda: Pourquoi cette caisse de retraite, regroupant environ 300,000 travailleurs chiliens, était-elle propriétaire de maisons de vacances à Refiaca ? A qui, et selon quels critères, ces maisons étaient-elles mises à dispositions pendant l'année? Pourquoi diable les employés du privé devraientils financer les vacances du ministre du Travail et de sa famille ? Qui d'autre en a bénéficié et pourquoi l'ont-ils fait dans le passé?
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Lorsque j'ai parlé de cette visite avec Alfonso Serrano, secrétaire d'Etat chargé de l'assurance-vieillesse, il n'était pas surpris. Au cours des dernières années, il avait découvert des choses bien pires. TI savait par exemple que, à l'hacienda appartenant à une autre caisse de retraite au sud du pays, à côté de Los Angeles (autrefois propriété du libérateur Bernardo O'Higgins) furent organisées dans le passé des chasses pour le ministre du Travail, des vice-présidents et des grands patrons. La maison d'hôtes, somptueuse, et la générosité des maîtres de maison n'avaient jamais donné lieu à des complaintes. Quand bien même cette hacienda dotée de 17,000 hectares de forêts fut riche, la caisse de retraite devait subventionner chaque année son entretien. Comme me l'a assuré le secrétaire d'Etat, la raison en était que cette hacienda servait exclusivement à faire en sorte que le personnel bénéficie annuellement d'une excursion dans la région. Ainsi, l'opposition interne fut importante lorsque fut envisagée la vente de cette propriété, très belle, mais très mal gérée. Ce que j'ai pu entrevoir au cours des premiers mois en tant que ministre en termes d'injustices, d'inepties et d'absurdités dans le domaine des retraites semblait une histoire sans fm. Alfonso Serrano me racontait à plusieurs reprises ce qu'il avait découvert lorsqu'il s'était attaqué aux problèmes du droit du travail des palefreniers des hippodromes. Ces derniers étaient devenus, par les agissements de leurs gérants, une vraie fleur d'égout du système chilien de retraite. Une fleur étrange qui avait éclos en plusieurs endroits, puisque chacun des huit hippodromes du Chili avait deux caisses de retraite - Arica, Antofagasta, Peiiuelas, Villa deI Mar, Concepci6n et Punta Arenas, plus les deux de Santiago. Une caisse pour les entraîneurs, les jockeys et les palefreniers; et une autre pour les employés de l'hippodrome. Le secrétaire d'Etat eut sa première surprise en découvrant qu'il était possible de partir à la retraite dans les sociétés de course après 10 ans d'activité seulement. Ainsi, il trouva le cas d'une personne
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qui avait commencé à travailler au club hippique de Santiago en septembre 1955, pour prendre sa retraite en septembre 1966. Dans ce secteur, il était donc possible d'identifier des retraités âgés de 30 ans. Deuxième surprise: les palefreniers n'étaient pas embauchés par les entraîneurs, ce qui eût été logique, mais avaient un contrat avec la caisse de retraite où ils cotisaient. Ce fut déjà assez étonnant. Or compte tenu de ces faits, il n'était guère étonnant que le nombre de palefreniers s'en trouvait artificiellement gonflé. C'étaient évidemment les entraîneurs qui inscrivaient, non seulement le personnel d'écurie, mais aussi leurs parents et amis en tant que tels. Ainsi, sur le papier le nombre d'employés par cheval était énorme, et il y avait des raisons importantes pour cette absurdité, sans doute unique au monde dans son genre. L'ancien système de retraite était non seulement le résultat de l'incapacité de l'Etat à gérer efficacement les cotisations versées par les ouvriers et employés chiliens. Le système offrait de grandes opportunités d'abus, où la loi était violée sans suite et où le maquignonnage et les activités frauduleuses étaient légion. Le tout était réglé comme une horloge et la prévoyance, au sens propre du terme, dissimulait l'ensemble des pratiques. Les résultats de la première enquête ordonnée peu après mon entrée en fonction n'étaient pas minces. Ainsi, nous avons découvert la présence d'une machine très lucrative et bien huilée, dont l'impact n'était pas limité à l'institution elle-même et qui était manipulée pour verser des retraites fantômes et des allocations obtenues par la fraude. A quoi bon travailler un certain nombre d'années s'il est possible d'avoir une retraite au rabais? Nous avons trouvé des chèques portant sur des millions en cotisations à verser qui, curieusement, n'ont jamais été encaissées, en provenance d'entreprises qui, pour cause de faillite ou de liquidation, n'existaient plus. Nous avons trouvé des appartements, propriété des caisses de retraite, à l'époque loués pour un peso symbolique à quelques personnes privilégiées, et qui se trouvaient par un étrange concours de circonstances être en même temps des amis politiques,
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des copains de bistro, des parents ou des amis de hauts fonctionnaires des organismes de retraite, actifs ou anciens. Le grand nombre de détournements et d'irrégularités découverts en quelques mois seulement a mis en évidence les dimensions stupéfiantes du problème. Il y avait plus à faire qu'on ne pouvait s'imaginer. Le pire était qu'il ne s'agissait pas de délits ordinaires. L'escroquerie était favorisée par l'apathie de l'administration publique et la négligence du système, où le manque d'informations jouait également un rôle important, ce qui rendait d'autant plus difficile de prendre des décisions en vue d'une solution raisonnable. Le plus déprimant cependant était que l'ensemble de ces abus énormes était accepté comme un fait accompli. Ils représentaient en quelque sorte des frais fixes du fonctionnement normal du système, dernier maillon d'une chaîne qui à l'origine reposait sur les grands principes de l'universalité, l'uniformité et la solidarité, mais qui s'était accaparée du système de répartition. Le travail d'assainissement avait débuté déjà avant mon entrée en fonction. Il était cependant très laborieux et se heurtait à une opposition virulente. Les opposants étaient non seulement les vieux habitués - les privilégiés du système, l'ancienne élite et les hommes politiques qui résistaient à toute nouvelle initiative. Mais aussi dans bien des cas les cadres dirigeants des caisses de retraite ellesmêmes. TI n'y a rien de plus dangereux que les gens qui gèrent l'argent d'autrui, et qui se découvrent soudain une mission sociale. Cette « vocation» s'exprime généralement sous forme de projets pour « l'épanouissement social », tels que des stades de sport, des cités modèles, des objets de luxe inutiles, des subventions et des allocations aux justifications multiples. Nous avions commencé par la mise àjour des fichiers des cotisants. Le fait que ce travail n'avait pas été fait auparavant avait des 40
conséquences infernales pour tous ceux qui s'apprêtaient à partir à la retraite. fis devaient de leur propre chef apporter les preuves du temps de travail effectué. Quiconque ayant le malheur d'avoir eu au cours de sa vie plusieurs employeurs était à plaindre. S'il avait travaillé dans des endroits différents, voire si l'entreprise était depuis dissoute ou disparue, pire encore. Ce travail pénible de collecte de données s'est déroulé pendant environ quatre ans, au prix d'efforts véritablement héroïques. Or compte tenu de la réforme à venir, il était indispensable de corriger les erreurs et de remettre de l'ordre dans l'ensemble des données. Vers la fin 1978, une ordonnance avait uniformisé l'âge de la retraite. D'abord, on avait décidé qu'il y aurait au Chili une pension de retraite unique. Ensuite, l'âge de la retraite fut fixé à 60 ans pour les femmes et à 65 ans pour les hommes. Dans le dispositif de transition, une clause visait explicitement les personnes proches de la retraite, afm d'amortir le choc de la nouvelle législation. En dehors du fait que ces dispositions ont permis de satisfaire à des critères élémentaires d'équité, ces mesures drastiques ont fourni un moyen de s'attaquer à l'énorme déficit des caisses de retraite, devenu insoutenable. Compte tenu de la situation, il n'y avait que deux options : soit une augmentation des prélèvements obligatoires, soit une hausse considérable des cotisations-retraite qui avaient fmi par représenter plus de 50 pour cent des revenus imposables. Le ministre des Finances resta ferme, et le gouvernement décida de n'avoir recours à aucune des deux solutions. Les caisses de l'Etat n'avaient pas un seul peso à dépenser en contributions exceptionnelles, et l'alternative - accroître encore davantage les cotisations sociales - était tout simplement impossible au vu de l'impact prévisible sur le chômage. Le système souffrait déjà d'une hémorragie financière chronique, et exigeait pour son fonctionnement des subventions qui, en 1979, s'élevaient à 25 pour cent des recettes fiscales. fi était devenu
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insoutenable. La modification progressive des conditions de départ à la retraite entraînait un déclin constant des revenus du système; les cotisations s'en trouvaient augmentées en conséquence jusqu'à atteindre son niveau maximal en 1974: 57 pour cent des rémunérations. Si la situation fmancière de l'assurance-vieillesse chilienne n'était guère réjouissante, les perspectives d'avenir étaient encore plus sombres. Des études à l'époque ont démontré qu'il fallait d'urgence mettre fin au chaos, sous peine d'atteindre un déficit en l'an 2000 équivalant à la faillite du système. Certains pensaient que l'ordonnance qui uniformisa l'âge de la retraite comportait des objectifs et des solutions les plus diverses pour une réforme des retraites. L'arrêté contenait le noyau des efforts de réforme de gouvernements précédents; ainsi la réforme ne devait pas dépasser ce point. Nous pensions au contraire que cette solution n'était pas durable si elle devait laisser intacte la structure du système de répartition. Si les mêmes forces qui avaient agi dans le passé sur le système pour modifier sa nature dans leur sens, étaient encore présentes, pourquoi ne devraient-elles pas parvenir aussi à l'avenir à mettre en danger l'équité instable du système? Un gouvernement futur serait-il en mesure de défendre ces ordonnances contre les groupes de pression qui inéluctablement se créent dans un tel système, et dans lequel les bénéfices sont sans rapport avec les contributions ? Or nous nous étions fixé des objectifs si ambitieux pour la modernisation du Chili que nous ne serions jamais contentés d'une telle solution provisoire. li fallait aller bien au-delà.
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III - Les fondements de la réforme Les humains s'organisent en matière de protection sociale depuis bien avant la création d'une assurance étatique, voire avant l'existence même de l'Etat. L'instinct de survie et de responsabilité de la nature humaine conduit les hommes (voire certaines espèces animales) à économiser en temps d'abondance pour survivre en période de vaches maigres. Cette sagesse, qui n'a rien à voir avec des manuels scolaires, incitait jadis les parents à inculquer à leurs enfants les vertus de l'épargne. Ainsi, ils apprenaient à maîtriser des dépenses imprévues ou des situations d'urgence. L'idée reste toujours la même: pour être capable de gérer des situations difficiles, il faut s'y préparer et cette préparation est essentiellement fondée sur la responsabilité individuelle. Bien avant l'avènement de l'économie monétaire, les formes embryonnaires d'une protection sociale résident dans la nature de la famille, et non dans l'action de l'Etat. La famille représentait de fait un premier grand système de protection sociale. Lorsque la capacité de travail du chef de famille s'épuisait avec la vieillesse, les enfants prenaient la relève pour permettre à la génération des parents de vivre heureux. La nécessité pour l'Etat de reprendre la responsabilité à ce niveau est apparue en parallèle avec l'affaiblissement structurel de la famille. A mesure que les familles devenaient plus petites, l'Etat s'est tout simplement engouffré dans la brèche. Peut-être n'y avaitil réellement aucune autre solution. Peut-être cette solution n'étaitelle pas si mauvaise, tant que l'Etat était à même d'organiser la protection sociale selon les principes traditionnels qui étaient primordiaux dans ce domaine. Le problème est apparu lorsqu'on a dévié de ces principes. Aux yeux du pouvoir politique, il était tentant et attrayant de offrir des bénéfices pour la grande majorité qui en apparence ne coûtaient
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rien. Puis, au 1ge siècle en Prusse, le chancelier Otto von Bismarck conçut le système par répartition. Le nouveau régime de retraite se devait donc de ne pas susciter de faux espoirs, comme l'avait fait le système de répartition: pas de promesses frivoles, pas de châteaux en Espagne. Dans une société idéale, chacun serait responsable de épargner pour la vieillesse. Mais il est très probable que certains ne veuillent pas le faire, et que d'autres n'en aient pas les moyens. Il vaut donc mieux que l'Etat fixe une contribution obligatoire minimum, car sinon il serait responsable pour ces derniers lorsqu'ils ne seront plus capables de travailler. Nous avons donc prévu que les travailleurs économisent un minimum obligatoire tous les mois et nous avons insisté sur la possibilité d'y rajouter volontairement des suppléments. Autrement dit, cela permet d'augmenter le niveau des retraites à venir, ou de partir à la retraite anticipée tout en bénéficiant d'une pension décente. Cet aspect fut fondamental, car il a permis de défmir le noyau du système. Le fait de choisir un système fondé sur le principe de la thésaurisation qui ne fait ni promesses extravagantes, ni miroiter un paradis terrestre pour la retraite, permit de protéger le système contre des risques excessifs. Si je m'engage à verser à une personne, moyennant une cotisation mensuelle, une retraite d'un montant x dès l'âge de 65 ans, j'assume un certain risque. Les délais de versement de l'assurance-vieillesse (35, 40 ou 45 ans) rendent le système vulnérable. Certes, il est possible de couvrir ce risque par une accumulation de capitaux, ce que font désormais les sociétés d'assurances. C'était effectivement une option: exiger des futurs fonds de pension la mise en place d'un capital énorme. Or, réflexion faite, cela ne nous semblait pas une solution satisfaisante. D'abord, parce que nous voulions que le système soit le plus concurrentiel possible pour pouvoir travailler avec plusieurs entreprises. Ainsi, il était évident que peu de sociétés seraient susceptibles de remplir ces 44
conditions si nous leur demandions des capitaux trop importants. Ensuite, nous pensions que l'autre voie serait plus transparente. Il valait effectivement mieux fixer, dès le début, le niveau des cotisations et non celui des retraites à verser. Si tout se passait bien, le calcul serait le suivant: une cotisation mensuelle de 10 pour cent du revenu devrait assurer une retraite à la fin de la vie active équivalant à 70 pour cent du revenu. On considère qu'une pension de ce niveau permet au retraité de maintenir son niveau de vie précédent, étant donné qu'il dépense moins qu'une personne en activité (vêtements de travail, coûts de transport, enfants scolarisés, etc), tant que l'assurance-maladie fonctionne comme il faut. Ayant décidé que l'assurance-retraite serait obligatoire, nous avons établi que son fondement serait la capitalisation individuelle, et que la gestion des capitaux serait assurée par des entreprises privées dans les limites et dans le respect des règles fixées par l'Etat. Quoiqu'il arrive, la liberté serait le principe fondateur du nouveau système. La liberté est un feu qui durcit et favorise la résilience de l'individu comme de la collectivité. L'ancien système n'avait rien à offrir à ce niveau. L'ensemble de ses institutions, systèmes et mécanismes correspondait au fonctionnement d'un monopole qui avait entraîné un appauvrissement terrible. Personne n'avait le droit de choisir à qui verser ses cotisations. Personne ne pouvait même rêver de mettre en place un fonds de pension. La concurrence était systématiquement bloquée. Le régime de retraite chilien était un système fermé, bureaucratique et opaque. Notre décision de fonder le nouveau système de retraite sur la liberté individuelle signifia un bouleversement de la politique sociale au Chili. La devise du nouveau système serait le libre choix et non la contrainte. La concurrence liquiderait les monopoles étatiques inefficaces de l'ancien système. L'évolution du système serait déterminée, non par les idées de répartition bureaucratiques
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des fonctionnaires, mais par les choix des travailleurs chiliens. La première étape consistait à mettre en place un système de capitalisation individuelle: les cotisations de chaque travailleur devraient être versées sur un compte personnel et accumulées au cours de sa vie professionnelle. Lors du départ à la retraite, l'argent ainsi épargné serait à sa disposition pour acquérir une rente viagère. Le régime de capitalisation est le seul système où les bénéfices sont liés aux sacrifices que le travailleur fait au cours de sa carrière. Celui qui travaille plus longtemps obtient une pension de retraite plus élevée. Sur ce point, il convient de rappeler que l'ouvrier commence son activité dès qu'il quitte l'école obligatoire. Ces cinq années (ou plus) qu'il va consacrer au travail, alors que le bachelier va passer par la faculté ou une école supérieure, lui confère un avantage en termes de retraite. Quiconque verse des cotisations volontaires en retire un bénéfice au niveau des pensions. Celui qui choisit un fonds de pension garantissant des prestations supérieures va également bénéficier d'une retraite plus intéressante. Une vie active plus longue signifie plus d'épargne et davantage de revenus. Ce système est le seul à même de proposer aux individus la responsabilité et l'incitation sans lesquelles il n'y a ni société civile, ni un système économique viables. La charge qui pèse sur le travail est supprimée, puisque les coûts de financement des autres prestations sociales incombent à l'Etat; c'est ainsi que l'on a fixé la contribution minimale à 10 pour cent des revenus salariaux; ces contributions sont déductibles fiscalement jusqu'à un certain niveau. Le système fut conçu de manière à établir une obligation ferme entre le travailleur et son compte épargne-retraite. Cela explique également deux dispositions ultérieures: l'introduction d'un livret retraite et l'abolition de la soi-disant « cotisation employeur ». Le système serait aussi efficace en l'absence du livret; or pour renforcer le sentiment du travailleur que cet épargne est 46
effectivement son patrimoine, il était utile que les gestionnaires des fonds de pension émettent ce livret à chaque travailleur, détaillant les cotisations et le capital ainsi accumulé. Cela permet de fournir une preuve concrète du capital dont il dispose pour assurer ses vieux jours. Pour rassurer ceux qui s'intéressaient principalement à une retraite anticipée, le système de capitalisation permettait d'y avoir accès; toutefois, celle-ci devait avoir lieu à l'aide des capitaux accumulés par l'intéressé. A la différence du système de répartition où, sous la pression des politiques, les retraites anticipées étaient financées au détriment d'autrui, le nouveau système offrait la possibilité de s'acquitter de cotisations supplémentaires sur le compte de chacun, déductibles à concurrence de 20 pour cent des revenus de l'assiette fiscale. Simultanément, il fut établi que le salarié reste libre de prendre sa retraite plus tôt, dès lors que son capital accumulé suffit à lui assurer une pension mensuelle équivalant à 70 pour cent de l'assiette de l'époque. Ce pourcentage fut ensuite réduit à 50 pour cent, même si la retraite qui en résulte doit correspondre au minimum à 120 pour cent de la pension légale minimum. Le principe de solidarité du nouveau système s'exprime notamment par le fait que l'Etat garantit une pension minimum en cas de départ à la retraite, d'invalidité ou de décès du travailleur. Cette prestation bénéficie à chaque individu qui, au moment de partir à la retraite et à condition d'avoir travaillé au moins 20 ans, n'a pas suffisamment de crédit sur son compte pour atteindre la pension de retraite minimale. Dans ce cas, l'Etat va suppléer au manque à percevoir. Cette situation peut en effet se produire en cas de chômage de longue durée, de revenus très faibles ou lorsque le fonds de pension choisi a fait preuve de rendements insuffisants. Enfin fut instauré un régime pour retraités dans le besoin, dont les prestations sont indépendantes du nombre d'années d'activité.
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L'idée même d'instaurer une capitalisation individuelle semblait radicale, mais susceptible de faire l'objet d'une discussion rationnelle. Or l'idée de confier la gestion de ce patrimoine à des entreprises privées déclencha une sainte colère, ainsi que de profondes émotions, motivées par le préjudice et l'ignorance. Or nous restions persuadés qu'un système moderne de retraites sociales exigeait notamment des entreprises flexibles, concurrentielles et efficaces, dotées de propriétaires motivés par l'innovation et la rentabilité. Il fallait des gestionnaires qui puissent être jugés, non pas sur leur aptitude à traiter avec des parlements éphémères ou des majorités politiques arbitraires ; mais sur leurs compétences professionnelles à atteindre des objectifs précis. C'est ainsi que les administrateurs de fonds de pension (les « AFP ») ont vu le jour. Le concept essentiel fut de faire la distinction entre la finalité - la présence d'un système de retraite mandaté par l'Etat - et les moyens les plus efficaces pour atteindre les objectifs de ce système. Un apport décisif à la modernisation sociale du Chili fut l'audace de confier cette mission au secteur privé. Cette mesure procédait de la conviction que le privé possède les mécanismes d'incitation nécessaires pour la plus grande efficacité dans l'exécution, à condition toutefois de bénéficier d'un environnement concurrentiel adéquate.
L'Etat doit être responsable du financement de la protection sociale de base, jugée équitable par la société, ainsi que de la mise en place du cadre concurrentiel; mais la gestion devait utiliser au mieux les ressources rares dont dispose le pays, ce qui suppose que cette mission assumée par les sociétés privées les plus compétentes. La réforme a permis d'ouvrir cette voie. La raison principale de laisser aux entreprises privées la gestion fut l'optimisation du niveau des retraites, susceptible de résulter d'un système de capitalisation individuelle.
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TI est anachronique de penser que l'entreprise pnvee est parfaitement capable de produire des réfrigérateurs ou des chaussures, mais non des services tels que l'éducation, la santé ou les retraites, etc. Je n'ai jamais compris cette attitude. TI me semble que la solution contraire serait toujours meilleure: l'Etat pourrait éventuellement s'occuper de la production d'acier, mais non de l'éducation. Les monopoles publics font effectivement bien plus de dégâts dans le domaine des services que dans le secteur des produits de consommation. TI n'y avait pas une grande différence entre le fer à repasser fabriqué dans l'ex-URSS et aux Etats-Unis, en dehors du prix. La grande différence entre les deux systèmes devient surtout visible lorsqu'il s'agit de l'éducation: la qualité des résultats obtenus n'est absolument pas comparable. Les modernisations les plus audacieuses dans le monde contemporain concernent davantage les services que les produits. Les progrès à ce niveau sont sans limites. L'amélioration de l'éducation, de la qualité de la santé, du développement de la formation et des activités de loisir représente des défis constants et infinis. Elle représente la voie de l'avenir. Laisser l'Etat jouer le premier rôle dans ce contexte reviendrait à lui abandonner tout simplement le 21 e siècle.
IV - Le système de capitalisation La figure de proue du projet est que le travailleur se charge luimême de sa retraite, grâce aux cotisations versées au cours de sa vie professionnelle. Chaque salarié doit investir dix pour cent de sa rémunération mensuelle dans son compte épargne-retraite. Le montant de ces versements et intérêts est régulièrement enregistré sur son livret afin de lui permettre de suivre l'évolution de son capital.
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Quiconque désirant soit une pension de retraite plus élevée ou un départ à la retraite anticipée reste libre de ses actes, à condition de consentir les sacrifices correspondants. Chacun garde la liberté de verser des sommes complémentaires à hauteur de 20 pour cent de sa rémunération, déductibles fiscalement. Ce dispositif permet en effet de rendre tangible le rapport entre cotisations et prestations. L'accumulation de capitaux est prise en charge par des institutions privées, les AFP, créés exclusivement à cette fin, et dont l'activité n'a débuté que six mois après l'entrée en vigueur de la législation. Ainsi, nous avons voulu laisser suffisamment de temps à chaque candidat désireux d'assumer cette tâche, mais qui n'était pas forcément assez préparé, ce qui eût été un désavantage concurrentiel. Le secteur était ouvert à tout le monde. La mise en place d'une entreprise de AFP était autorisée à tout candidat, à condition de satisfaire aux critères généraux applicables à une gestion sérieuse. Ce fut la condition sine qua non d'une vraie concurrence au profit des épargnants. Ces derniers allaient déterminer quelles AFP feraient preuve d'une efficacité et d'une sécurité maximales, puisqu'ils étaient libres de choisir le gestionnaire qui serait responsable de leurs capitaux. La concurrence permet de renforcer et de garantir l'efficacité, la stabilité et la sécurité du nouveau système, afm d'éviter une concentration de pouvoirs contraire au droit. L'ensemble des AFP est soumis aux mêmes règles strictes et objectives de responsabilité. Dès le début, il était entendu que la sécurité optimale devait être la première caractéristique du système de retraite par capitalisation. De ce point de vue, le nouveau système offre non seulement les garanties logiques qu'entraîne la liberté de choisir un gestionnaire; à la différence de l'ancien régime, il est soumis à d'innombrables règles supplémentaires destinées à garantir une sécurité correspondante.
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L'investissement réglementé de l'épargne-retraite n'est autorisé que pour un nombre limité de titres de valeur négociés sur des marchés transparents. De plus, la diversification des titres et de leurs émetteurs est strictement réglementée. Le patrimoine et la personnalité juridique des AFP sont entièrement indépendants du fonds de pension qui gère le capital. Le fonds reste la propriété exclusive des cotisants, au prorata des versements de chacun. Les AFP ne doivent en aucun cas avoir recours aux capitaux des cotisants pour couvrir leurs dépenses; leur unique source constante de revenus pour ces coûts est une provision versée en rémunération de leurs services. En ce qui concerne la rentabilité du capital, un système de double responsabilité est mis au point, dont la charge est assumée par les AFP et l'Etat, en vue d'une double sécurité. Les AFP doivent garantir un rendement minimum qui est en rapport avec la valeur moyenne du système ; cette valeur dépendra de l'évolution générale de la situation économique. Si une AFP donnée s'avère incapable de s'acquitter du rendement minimum à partir de ses propres fonds, elle doit être dissoute pour permettre aux cotisants de transférer leurs capitaux à une autre société de gestion de leur choix. L'Etat doit alors intervenir pour suppléer tout manque à gagner par rapport au rendement légal. Grâce à ce mécanisme, il est entièrement exclu de mettre une AFP en faillite. Enfrn, je voudrais insister sur le fait qu'un organisme de surveillance fut mis en place pour soutenir le travail de l'Etat en vue de mettre le secteur privé au service de l'intérêt général. L'unique mission de cette nouvelle autorité de tutelle consiste à contrôler la mise en œuvre des règles et des procédés juridiques s'appliquant à l'administration et la gestion de l'épargne-retraite. Ainsi, la sécurité globale du système sera améliorée. Bref, ma devise lorsque j'ai expliqué la réforme aux citoyens fut de dire
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qu'elle sera révolutionnaire; mais que son exécution serait conservatrice. Le projet contient également une assurance obligatoire pour l'invalidité, le veuvage et les orphelins, afin de couvrir les risques de la vie professionnelle. Le travailleur doit verser les cotisations correspondantes à l'AFP qui gère son capital retraite. Cela lui permet d'ouvrir des droits à une pension pour lui-même et pour ses proches en cas d'incapacité ou de décès. Lorsqu'il s'agit de transformer le capital accumulé en pension de retraite, deux options sont possibles. La première consiste à acheter une rente viagère mensuelle auprès d'une société d'assurances, valable également pour les personnes à charge en cas de décès de l'individu. Cette rente viagère, équivalant à une assurance, est garantie par l'Etat. La deuxième possibilité est de prendre sa retraite au moment prévu; le capital accumulé reste chez l'AFP qui se charge de verser une pension mensuelle. Les versements mensuels sont limités par un seuil maximal afin de garantir que le capital suffit pour financer la retraite jusqu'au décès de l'individu. Si la somme du capital devait être largement supérieure au minimum requis, des retraits exceptionnels sont autorisés. En cas de décès de l'individu et faute d'héritiers, le solde du compte est rajouté à la succession, et il reste pour cette raison exonéré d'impôts jusqu'à un certain niveau. Celui qui choisit cette alternative reste toutefois libre d'acheter une rente viagère, et donc de changer de système de paiement. Comme nous l'avons vu, un seuil minimal a été fixé pour ceux qui ont travaillé pour la plus grande partie de leur vie. Ainsi, une pension de retraite minimale a été créée, à laquelle peuvent prétendre l'ensemble des cotisants et leurs dépendants, de manière proportionnelle, dès l'âge de la retraite (les femmes à 60 ans et les
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hommes à 65 ans), à condition toutefois d'avoir cotisé pendant 20 ans. La pension qui en résulte ne doit pas être inférieure au seuil minimum. Si le capital accumulé devait être insuffisant, l'Etat se charge de combler la différence, ainsi que de garantir une pension de base en cas d'invalidité, de veuvage et d'orphelins. Ce dispositif fait en sorte que les subventions de l'Etat soient destinées uniquement à ceux qui sont réellement dans le besoin. Au fur et à mesure que l'économie se développait et que les recettes fiscales augmentaient, il devenait possible d'accroître le niveau de la pension de base de manière responsable, sans toucher à la structure du système de capitalisation. De même, la possibilité d'une retraite anticipée existe, à condition de disposer d'un capital suffisant sur le compte pour acquérir une pension équivalant à 50 pour cent du dernier salaire et de 20 pour cent supérieur à la pension de base. Cet avantage est donc disponible grâce aux sacrifices individuels et non, comme dans le régime de répartition, par une garantie légale ou administrative arbitraire, où le système de retraite qui «appartient à tout le monde» permet à certains une retraite anticipée grâce à la législation. Tout travailleur indépendant est également libre d'opter pour le nouveau système et de cotiser à l'assurance retraite et aux assurances d'invalidité etc. Cette adhésion reste cependant volontaire, mais lui garantit les mêmes prestations et garanties en termes de retraite que les salariés. Moyennant une cotisation supplémentaire, il est possible de bénéficier aussi de prestations d'assurance-maladie. La réforme des retraites prévoit le choix individuel d'une AFP. Ainsi, chacun retient le droit de rester dans l'ancien système et de bénéficier de ses droits et avantages. Tout le monde reste en même temps libre d'entrer dans le nouveau système.
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Cette décision peut avoir lieu à tout moment pendant une période de cinq ans. Ce délai est suffisant pour permettre à chaque travailleur, à l'aide des informations disponibles, de déterminer s'il est utile de faire la transition au nouveau système. Celui qui décide d'adhérer au nouveau système reçoit de la part des établissements existants un bon du Trésor représentant la valeur des cotisations versées. Ce bon est attribué à toute personne ayant cotisé pendant au moins 12 mois au cours des cinq dernières années. La valeur de ce bon est garantie par l'Etat, il n'est pas cessible et son paiement arrive à échéance le jour où les conditions du départ à la retraite sont remplies. Ainsi, chacun peut user de manière équitable de son droit de choisir, et l'on évite que les cotisants, lorsqu'ils changent de régime, ne perdent les droits acquis dans l'ancien système et ne soient obligés de recommencer à zéro. Le régime de capitalisation introduit également un aspect entièrement nouveau: chaque travailleur prend désormais conscience exactement de ce que lui coûte sa future retraite. Cela facilite de savoir s'il doit ou non changer de système. De plus, l'entrée dans le nouveau système lui offre la possibilité de disposer d'une rémunération nette plus élevée. L'ancien régime de répartition était chaotique. Les cotisations étaient très diverses, puisque les sommes versées n'avaient aucune signification en termes de prestations, et que la part du salarié et celle de l'employeur étaient fixées de manière totalement arbitraire et discrétionnaire. Nous savons qu'il est possible de rattacher le niveau de cotisation et de rémunération du salarié aux coûts globaux de l'employeur. TI suffit par conséquent de modifier l'assiette des cotisations et leur pourcentage. Du point de vue économique, le résultat est le même, car pour des variables telles que le taux d'activité ou le niveau des rémunérations, seul compte réellement le taux des cotisations.
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Les considérations démagogiques avaient sans doute exercé une grande influence sur le développement d'une structure qui manquait de transparence. On cherchait des arguments électoralistes, par exemple en utilisant la distinction artificielle entre la part salariale et la part patronale des cotisations. En réalité, cette séparation juridique n'a aucun impact sur le bien-être des travailleurs. Une correction radicale du système faisait donc partie des nécessités de l'heure. On voulait faire en sorte que chaque Chilien connaisse exactement les coûts et les prestations prévues par la loi, ce qui est en soi un avantage pour le particulier. Cela lui permet de mieux évaluer la situation avant de choisir. Nous pensions que, si la réforme devait être adoptée, les cotisations retraite seraient à la charge des travailleurs. Or, simultanément l'assiette salariale servant de base au calcul des cotisations est ajustée, pour que le revenu net de chaque salarié reste inchangé. Cela signifie que le salaire brut de chaque travailleur se trouve augmentée du montant de la cotisation patronale. Ainsi, l'escroquerie systématique dont les premières VIctimes étaient les travailleurs était exposée. Leurs revenus nets resteraient intacts, et ils disposeraient d'un instrument efficace pour connaître dans le détailles coûts de leur système de retraite, et pour défendre leurs revenus, qui seraient automatiquement augmentés avec la baisse des cotisations obligatoires. Dès que le nouveau système de retraite est mis en œuvre, les travailleurs sont libres de choisir. Le niveau total des cotisations obligatoires pour un salarié dans le nouveau système serait au maximum 17 pour cent, dont: 10 pour cent pour les cotisations retraites 3 pour cent (maximum) pour l'assurance invalidité/décès et la commission perçue par les AFP (qui correspond à un prix de marché, donc variable) 4 pour cent pour l'assurance-maladie
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Il nous semblait par ailleurs utile de modifier le fmancement des allocations familiales et chômage dans le sens de la fiscalité générale. L'avantage serait que le travailleur ne verserait plus de cotisation à ce niveau, mais garderait les mêmes droits correspondants, qu'il ait ou non opté pour le nouveau système. Une partie des coûts qui s'ensuivraient serait financée par une taxe temporaire sur l'employeur à hauteur de 3 pour cent. Cette taxe serait ensuite réduite d'un point chaque année pour disparaître au bout de trois ans. Il n'y aurait de ce fait plus d'impôt sur le travail. Et cela devrait sans doute contribuer à la création d'emplois et une baisse considérable du chômage. Personne ne pouvait ainsi nier que la réforme devait entraîner la possibilité de choisir librement. Chacun a le choix entre l'ancien et le nouveau système, chacun a le droit de choisir une AFP pour ses cotisations retraite, d'épargner davantage que le minimum légal ou de prendre une retraite anticipée. Enfin, il convient de dire que notre projet inclut toute une série de réglementations afin de garantir la justice et l'équité du système: le niveau minimal des retraites vieillesse, veuvage et orphelins; la garantie publique de rentabilité de l'épargne et des retraites ; les règles qui bloquent l'incitation à la concentration et empêchent la création de monopoles dans la gestion privée des fonds de pension; les restrictions à l'investissement de l'épargne en vue de la sécurité du capital ; le contrôle actif du nouveau système par une autorité de tutelle publique; la hausse de la rémunération comme conséquence de la transition au nouveau système de capitalisation; la prise en compte des droits acquis sous forme d'un bon du Trésor; l'inclusion des travailleurs indépendants dans le système ; le maintien des autres prestations sociales, telles que l'assurancemaladie, les allocations familiales, les allocations chômage, les accidents du travail, et bien d'autres choses.
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Bref, nous avons proposé un système de capitalisation libre et en même temps solidaire, juste et efficace pour tous.
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v - L'heure de l'action Une réforme des retraites ne saurait être mise en œuvre du jour au lendemain. En revanche, elle ne nécessite pas non plus des années de délibération et de tergiversation. Entre l'action et la passivité, il est beaucoup plus facile de baisser les bras. Peu importe pour les politiques et les bureaucrates si les choses sont faites aujourd'hui ou demain. lis savent très bien que demain il fera jour, et qu'il y a toujours une bonne excuse pour reporter des décisions urgentes. li est donc très difficile d'inciter une administration ou un gouvernement à agir pour une idée dont la mise en œuvre attend depuis de longues années. li est très fatiguant de lutter contre l'inertie qui, avec les reports infinis, sont les plus grands obstacles à la réforme. Face à mes exhortations à aller plus vite en besogne, on me répondait sans cesse: «Oui, d'accord: mais si ce problème a pu attendre 30 ans, sans doute peut-on le laisser encore une semaine, un mois, voire une année? » Je savais au contraire qu'il fallait fixer une date pour la réforme une fois pour toutes, quitte à la voir ensevelie sous une avalanche de bonnes intentions. Après avoir travaillé au ministère pendant près d'une année sur la réforme, le moment était venu d'impliquer le gouvernement. L'occasion se présenta lors de la Fête du Travail, le 1er mai 1980. Nous avions décidé de leur offrir la possibilité de rester dans l'ancien système ou d'opter pour le nouveau régime. li était évident que la liberté de choix impliquait le risque de ne voir qu'une poignée de salariés embrasser le nouveau système. Oui, les risques étaient bien là ; pourtant, il valait la peine de poursuivre, car seul celui qui n'ose rien est protégé de l'échec. Lorsqu'un système est réfléchi et bien conçu pour prendre en compte l'ensemble des personnes concernées, et si chaque mesure est justifiée et les justifications transparentes, il ne faut pas craindre le rejet. L'Histoire démontre que les gens réagissent de manière raisonnable
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lorsqu'il s'agit des affaires de leur vie quotidienne. Le thème central de la Fête du Travail fut évidemment le projet de réforme des retraites. J'ai annoncé officiellement que la réforme serait fondée sur la capitalisation individuelle et qu'il reviendrait à chaque citoyen de choisir son système; et enfin, que le travailleur serait libre de choisir l'institution en charge de gérer son épargneretraite. Les communiqués du 1er mai n'ont guère suscité de grandes réactions dans l'opinion publique. Personne ne croyait à un revirement politique dans un pays où la réforme des retraites était évoquée de manière velléitaire depuis deux générations. L'intuition populaire devait s'avérer juste. A partir du 1er mai, l'appareil étatique se mit en marche pour assurer le maintien du statu quo. L'objectif était de torpiller notre projet tant bien que mal, et d'envoyer la réforme aux oubliettes, rejoignant ainsi les précédentes tentatives d'assainissement du système. Les adversaires de la réforme formèrent un mouvement hétéroclite, mais avec un objectif commun. S'y trouvaient des représentants de gauche comme de droite, de la société civile comme des militaires; des fonctionnaires aussi bien que des personnes sans rapport avec l'Etat; des groupes de pression motivés par des raisons idéologiques, ainsi que ceux qui combattaient la réforme afin d'en tirer des avantages personnels. Dans le grand déploiement stratégique des forces qui cherchaient à bloquer la réforme, les intérêts des classes privilégiées de l'ancien système étaient d'emblée aux premières loges. Le fer de lance de nos adversaires était formé par les dirigeants syndicaux, représentant des catégories professionnelles puissantes, qui déclaraient à cors et à cris qu'ils ne renonceraient pas à leurs soidisant droits acquis. Cette réaction n'était pas forcément motivée par l'égoïsme ou la mesquinerie. Dans une société où le maquignonnage et la discrimination faisaient partie de la vie 59
quotidienne, il était normal que chaque groupe défende ses intérêts, car chacun devait tenter de gagner d'une main ce qu'on lui enlevait de l'autre. Le deuxième assaut venait des «experts », défenseurs du système par répartition. C'étaient des personnalités motivées par les meilleures intentions, participants assidus aux conférences internationales sur le sujet. ils se méfiaient de la réforme dès le début, puisque celle-ci visait certains des principes fondateurs de leur œuvre. Malheur à celui qui ose reformuler le rôle de l'Etat en matière de retraites et confisquer leur savoir quant à l'exploitation du système pour le compte de leurs clients puissants ! La troisième charge réunissait les dirigeants des caisses de retraite, c'est-à-dire les institutions publiques qui géraient le système en place. Ces postes de direction étaient occupés par des personnes qui, malheureusement, interprétaient leur mission comme un appel à sauvegarder et, si possible, à élargir la machine à redistribuer. La quatrième attaque regroupait les politiques collectivistes, de droite comme de gauche, qui rejetaient la décentralisation de la société chilienne, dénonçaient l'économie sociale de marché et le plan pour l'emploi et l'entreprise privée en général. Ainsi, ils se devaient de refuser également la réforme des retraites. Oui, il existe au Chili depuis toujours une droite «traditionnelle », partisan de l'Etat paternaliste, qui était effrayée par l'idée du « moins d'Etat ». Le concept d'une réforme libérale des retraites n'était donc pas conforme à leur vision du monde. Ces groupes hostiles à la réforme avaient chacun sa propre motivation. L'objectif qui réunissait en réalité ces groupes m'a ouvert les yeux sur l'enjeu fondamental de la politique chilienne. il ne s'agissait pas du vieux clivage gauche-droite-centre, mais de l'opposition entre la liberté et la centralisation, entre les partisans de la responsabilité individuelle et les défenseurs de l'Etat paternaliste. il opposait ceux qui pensent que chacun doit prendre en main son
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destin à ceux qui considèrent que d'autres - l'Etat, les partis politiques et les corporations - doivent prendre les décisions. Le groupe libéral dérangeait certes ce consensus collectiviste, et était donc considéré comme un trouble-fête par cette coalition décadente, certes pleine de bonnes intentions, mais aussi largement responsable des déséquilibres chroniques du Chili et de son déclin à partir des années 1940. L'envergure de l'opposition à la réforme s'avérait cependant plus forte: elle s'était embourbée dans une espèce de no man's land. Vint alors le pire. Le Président m'a convoqué dans son bureau pour m'annoncer qu'il fallait suspendre le projet, en attendant un moment plus propice. Le gouvernement avait d'autres priorités: dans les prochains jours, le projet d'une nouvelle Constitution serait soumis aux électeurs. Personne n'aurait le temps, ni l'attention nécessaire pour discuter des retraites. Notre projet avait essuyé un échec évident. Le 11 août 1980, le gouvernement appela au référendum pour la Constitution. La réforme des retraites avait été rangée dans un tiroir, mais elle n'était pas morte pour autant. Mais, comme a dit Churchill: «Il ne faut jamais, jamais, jamais abandonner ». Depuis lors, j'ai consacré tous mes efforts à l'approbation d'une Constitution démocratique. Les forces contraires étaient très semblables à celles qui refusaient la réforme des retraites. Le défi consistait à doter le Chili de fondations institutionnelles et de dispositifs de transition pour remplacer le régime militaire d'exception. Pourtant, le peuple adopta la nouvelle Constitution par 65.71 pour cent des voix contre 30.1 pour cent. Le plébiscite de septembre 1980 fut un moment décisif pour le gouvernement. Le peuple avait donné son accord pour la poursuite de la modernisation du pays, pour la transition progressive et pacifique à la démocratie en mettant en place les institutions nécessaires pour la liberté. L'idée 61
que l'économie de marché serait impopulaire avait disparue des esprits pour de bon. Le référendum sur la Constitution aurait pu mettre une fin définitive à la réforme des retraites; or il fut son sauveur. Pour ceux d'entre nous qui luttaient pour la modernisation du Chili, ce résultat était considéré comme un vote de soutien à notre mission. TI était désormais évident que la majorité de la population n'était plus opposée à l'économie de marché; par ailleurs, la campagne avait démontré que les équipes libérales étaient un atout pour le gouvernement, alors que l'on les avait traitées auparavant d'aventuriers, prêts à maltraiter le pays par des expériences économiques et sociales. Fort du oui du référendum constitutionnel du septembre 1980, je pris de l'énergie pour relancer la réforme des retraites. Passant à l'attaque, j'ai sollicité une entrevue avec le Président au lendemain du vote. Après l'avoir félicité du résultat, et avant que son sourire n'ait disparu de son visage, je lui dis que le gouvernement vivait en ce moment ce que Stefan Zweig appela « les très riches heures» ; un moment où les gens ou les nations se dépassent, et que l'heure était arrivée pour approuver la réforme des retraites et consolider le mouvement vers une société libre. Mon insistance se révéla payante. Le projet fut remis à l'ordre du jour; les commissions législatives concernées ont travaillé sans relâche pour terminer leur travail. Je me souviens de conflits aux conséquences multiples, ayant affaire au domaine de la santé et des assurances. En effet, la modernisation de l'assurance-maladie débuta avec la distinction entre les cotisations salariales diverses destinées à la sécurité sociale. Auparavant, les cotisations versées au régime de retraite et à l'assurance-maladie avaient été cumulées. Désormais, la répartition entre les deux était expressément autorisée, permettant de les verser soit aux organismes publics, soit à une assurance privée. Ainsi, les bases furent jetées pour l'assurance-maladie privée (le système privé de ISAPRES), en
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complément du système public. Aussi importante fut la mise en place d'une assurance invalidité/décès bénéficiant aux travailleurs et à leurs dépendants. Nous avons décidé que cette assurance serait conclue entre les AFP et les entreprises privées d'assurances, financée par une prime dont le montant serait déterminé par le marché concurrentiel. Cela permettrait de fmancer un risque supplémentaire de la vie professionnelle, et en même temps d'encourager largement le secteur de l'assurance-vie qui devrait être en mesure de verser une retraite sous forme de rente viagère.
1 - « Juste un petit détail, Monsieur le Ministre ... »
Nous étions début octobre: la réforme était déjà engagée, lorsqu'une délégation de 30 importants dirigeants syndicaux m'a demandé une audience privée pour discuter d'une affaire susceptible de m'intéresser. Cette demande m'a un peu étonné, mais dans l'esprit de la politique des portes ouvertes, j'ai organisé la réunion dès que mon agenda le permettait. L'atmosphère était très cordiale : échange de poignées de mains, plaisanteries et café pour tout le monde. Puis, venant aux affaires, j'ai demandé à mes interlocuteurs ce qui me faisait l'honneur d'une délégation aussi éminente. Trêve de plaisanteries; le ton devint dur et impitoyable. Le chef de la délégation prit la parole. « Voyez-vous, Monsieur le Ministre: je dois vous avouer que nous avons les plus grandes réserves sur la réforme des retraites que vous avez annoncée aux Chiliens. Notre souci concerne la possibilité que des entreprises privées puissent gérer l'argent des travailleurs chiliens nous inquiète, malgré toutes les précautions prévues par la législation ... Cependant, nous voulons être réalistes, nous savons que la réforme serafaite et que le projet de loi sera adopté prochainement ... »
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«Je l'espère, chers amis» dis-je, «et je me réjouis que vous m'ayez demandé cet entretien pour exprimer vos appréhensions. Je vais essayer d'y répondre tout de suite. » «Il ne s'agit pas de cela, Monsieur le Ministre» m'a-t-il rétorqué. «Nous ne sommes pas venus entendre encore des explications, mais pour vous dire qu'il serait dans votre intérêt que nous soutenions tous votre projet ... » Puis moi, très innocent: «Je n'en doute pas: avec votre aide, tout serait beaucoup plus facile. » «Beaucoup plus facile, et tout irait mieux. Seulement, nous pourrions vous appuyer politiquement, si vous êtes prêt à modifier un tout petit détail de la réforme ... Il s'agit de ne pas laisser aux individus le droit d'adhérer au nouveau système, mais exclusivement au syndicat dont ils sont membres ... » Puis vint la partie la plus incroyable: « Les travailleurs, Monsieur le Ministre, ne seront pas à même de prendre une telle décision. Ils n'ont pas assez de jugement pour cela. En toute vraisemblance, le sujet ne les intéressera même pas. Beaucoup d'entre eux ne savent même pas lire et à peine compter. En revanche, les dirigeants syndicaux sont beaucoup plus capables de choisir les institutions les plus favorables aux travailleurs. Si vous êtes d'accord, Monsieur le Ministre, nous serions ravis, et il pourrait être très intéressant pour vous à l'avenir si nous pouvions nous entendre sur ce point. » Cette proposition de participer à une combine politique m'a déjà estomaqué, mais surtout la manière de mépriser le libre choix des travailleurs et le dédain pour la liberté individuelle. J'avais déjà du mal à accepter le fait que les entretiens publics et privés ne soient pas traités de la même façon. Pourtant, j'étais reconnaissant de la franchise brutale du propos. li m'a toutefois été difficile de trouver une réponse qui ne soit pas blessante pour mes interlocuteurs. J'ai fini par choisir un angle humoristique : « Messieurs, je ne pourrais imaginer rien de plus beau
que le soutien de dirigeants de votre calibre à la réforme.
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Malheureusement, je ne puis accepter votre proposition ... car je m'inquiète pour le salut de vos âmes ... » «Au nom du ciel, Monsieur le Ministre, que voulez-vous dire ?» répondirent certains.. «Exactement ce que je viens de dire» répliquais-je. «J'ai toujours pensé que le mouvement syndical chilien est influencé politiquement, mais je n'ai jamais pensé qu'il est corrompu. Je vous prie de m'excuser ... mais je ne serai pas responsable de ce qu'un jour, il ne soit plus honnête et honorable. Car je ne doute pas que, si le choix du système de retraite devait appartenir aux syndicats et non aux travailleurs, vous soyez sous pression de toute part et qu'il soit donc difficile de prendre des décisions impartiales. Comprenezmoi bien: pour les fonds de pension, il sera beaucoup moins coûteux d'acheter les grâces des syndicats que d'investir dans la publicité ou des représentants commerciaux pour attirer les investissements. Et vous êtes bien placés pour savoir que, même dans vos rangs, il existe des moutons noirs ... Je ne pourrais l'admettre, car cela risquerait de conduire à des irrégularités que personne d'entre vous n'aimerait couvrir. »
S'ensuivit un long silence. Mes visiteurs se regardaient, confus, peut-être parce que ma réponse n'avait pas été celle qu'ils attendaient. Les deux possibilités auraient été que, soit j'accepte d'aborder le sujet avec eux, soit que je les mette dehors, littéralement, puisqu'il s'agissait d'une tentative de corruption politique. Ce fut la fin de l'entretien; le départ de la délégation était nettement moins chaleureux et enthousiaste que son arrivée. Pour les gouvernants - c'est-à-dire pour un Ministre - il est facile de solliciter l'approbation. C'est la vraie perversion du populisme. Si j'avais accepté la proposition des syndicalistes, la structure du nouveau système de retraite n'aurait pas été modifiée, en apparence. En tout cas, c'eût été un progrès par rapport à son prédécesseur. A plus long tenue cependant, les résultats auraient été différents. Faire
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passer l'adhésion par les syndicats aurait très clairement réduit la transparence et la compétitivité du système. Chaque concession dans ce sens nous aurait coûté cher. J'ai souvent pensé que le dernier dilemme de la politique se trouve toujours entre le succès immédiat et le succès futur. J'ai appris à me méfier de la popularité soudaine, car elle résulte presque toujours de tractations peu transparentes, au cours desquelles l'avenir et l'efficacité institutionnelle sont sacrifiés au profit d'un faux consensus. Faux, parce qu'il ne vise pas l'intérêt général, mais à maintenir un équilibre difficile des intérêts particuliers.
2 - « Pourquoi pas nous, tout simplement... ? »
Les banquiers regardaient toujours la réforme des retraites comme une occasion de développer leurs affaires. C'est ce qu'on m'annonça lors d'un repas dans les locaux de l'Association des banques, le 10 octobre. Les représentants du monde bancaire parlaient des différents avantages dont ils disposaient pour une bonne gestion des fonds de pension. Ils avaient un patrimoine, une expérience professionnelle, le sens des affaires et de par leur métier une compétence dans la gestion fmancière. A quoi bon introduire de nouvelles institutions, telles que les AFP ? J'y voyais et j'y vois toujours beaucoup de bon sens; c'est ce que j'ai expliqué à chaque fois qu'on me posa la question. Ma conviction était fondée non seulement sur des raisons professionnelles, mais aussi motivée par des raisons d'équité politique. Il est évident que les banques sont qualifiées pour gérer un patrimoine, mais personne ne saurait fermer les yeux devant le fait que le risque qu'elles assument avec leurs portefeuilles est considérablement plus élevé que ce que nous étions prêts à accepter pour les fonds de pension. Dans une banque, le risque joue un rôle
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primordial: comment l'évaluer, le prévenir et le lisser? Le concept de la retraite par capitalisation, en revanche, concerne une sécurité programmée à l'avance. De plus, l'avantage de deux systèmes de contrôle entièrement séparés me paraissait si important qu'il m'a suffi pour contrer l'argument selon lequel les fonds de pension seraient une invention superflue. Je soupçonnais que tout n'était pas rose chez les banques, même si leurs dirigeants ne l'admettaient pas. Or ce serait logique: l'ouverture sur le monde extérieur avait totalement modifié le tissu industriel du Chili, et des entreprises autrefois rentables n'avaient soudain plus de revenus. Enfm, l'efficacité, l'équité et la transparence politique étaient déterminantes pour fonder de nouvelles entreprises chargées de la gestion des fonds de pension, au lieu de les confier aux banques. TI était non seulement préférable que le système de retraite recommence à zéro et que la compétence soit optimisée. TI valait également mieux que tout candidat dans ce domaine ait les mêmes chances, et que personne ne soit favorisé pour des raisons de prestige, de nom ou de parcours professionnel. En dernier lieu, il était préférable que personne (bien que suffisamment préparé pour la tâche) ne puisse débuter son activité avant la date d'entrée en vigueur du nouveau système. Je ne pense pas que les banquiers des années 1980 aient bien compris ma position. Peut-être me prirent-ils pour un entêté. La crise bancaire qui devait suivre les a peut-être convaincu que mes objections à l'époque n'étaient pas exagérées. La dernière session pour approuver la réforme des retraites eut lieu le 4 novembre 1980 dans une atmosphère constructive. Des solutions furent trouvées pour certains aspects secondaires. Le dernier article concernait la date à laquelle le nouveau système devait entrer en vigueur. Lors de la présentation du projet, nous avions pensé qu'il fallait un délai d'au moins six mois. Alors que je
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relisais l'article, j'ai calculé la date et soudain une idée m'est venue. J'ai demandé à nouveau la parole au Président. « Monsieur le Ministre, que voulez-vous encore? Le texte est déjà adopté !» «J'aimerais faire une dernière remarque. Le projet indique que la réforme sera mise en œuvre après un délai de six mois. Cela signifie que le système commencerait à fonctionner le 4 mai 1981.» «Oui, mais où est le problème?» me demanda-t-il mai, la impatient. «Je propose de remettre la date de début au Fête du Travail. Ce jour a une grande importance pour les travailleurs. Dans bien des pays, cette date est associée à des confrontations; chez nous au Chili, il pourrait au contraire devenir le jour anniversaire de la réforme qui aura permis aux travailleurs d'avoir une retraite digne pour leur vieillesse. Il ne faut pas sousestimer le pouvoir des symboles, Monsieur le Président, et c'est là une occasion exceptionnelle.» «Approuvé?» le Président demanda à l'assistance. «Pas d'objection? Donc, approuvé. »
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Je suis immédiatement retourné au ministère pour annoncer la bonne nouvelle à mon équipe. Nous nous sommes tombés dans les bras. Quelle journée! Satisfait, heureux et très fatigué, je suis rentré à la maison. Pour me détendre, j'ai allumé la télévision pour apprendre que Ronald Reagan venait d'être élu président des EtatsUnis. TI l'avait largement emporté face à Jimmy Carter. Un nouveau chapitre de l'histoire politique du Chili et des Etats-Unis allait s'ouvrir le même jour. C'est alors que j'ai pris la décision de raconter l'histoire, ayant une fois quitté le travail gouvernemental pour avoir le recul nécessaire. Comme je tenais un journal, ce ne serait pas difficile de reconstituer les événements.
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VI - Le lendemain Le 6 novembre 1980, j'ai annoncé officiellement la réforme à la télévision. Le pays ne s'y était pas attendu. Au fond, il s'agit pourtant d'une modernisation que chaque Chilien aurait approuvée dans un véritable référendum social, à partir de ses propres idéaux et au profit de ses intérêts personnels. Ce ne fut pas la première fois que ce gouvernement élargissait, de manière à la fois paradoxale et considérable, les espaces de liberté individuelle des Chiliens. Même si la réforme n'avait pas pu reçu l'onction des institutions démocratiques, sa légitimité proviendrait de la décision de chaque travailleur individuel chilien d'y adhérer. J'ai souvent utilisé l'image d'un vieil immeuble délabré pour décrire l'ancien système. Ce qui fit le gouvernement - et je l'ai dit à mes interlocuteurs à l'époque - fut simplement de constater que l'immeuble ne pouvait être sauvé, et qu'il fallait tout de suite ériger un nouveau bâtiment qui serait moderne, fonctionnel, accueillant et conçu pour durer. Pourquoi, puisqu'on avait le choix, ne devrait-on pas s'installer dans le nouvel immeuble, d'autant plus que les habitants avaient la possibilité de venir avec leur «mobilier », à savoir le bon du Trésor équivalant aux cotisations déjà versées? Qu'y avait-il à perdre à l'échange? A peine une semaine après l'annonce officielle de la réforme, je reçus un témoignage d'une grande générosité. Ce fut un appel de Bernardo Leighton, ancien Ministre et fondateur du Parti chrétiendémocrate du Chili : «José, avec tes 30 ans tu auras été l'un des plus jeunes ministres du Chili ,. je te le dis parce que j'étais encore plus jeune, 27 ans seulement. Je t'appelle pour teféliciter. Je n'ai pas lu le texte de la réforme, mais c'est une victoire que de l'avoir menée à bien. Je pense qu'elle sera très importante pour le pays. »
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Je fus très touché par la chaleur et la gentillesse de ses paroles. Voilà un homme qui faisait partie de l'opposition et qui, suite à un attentat criminel et toujours inexpliqué dans les rues de Rome, était sorti à moitié invalide, appela un des ministres pour lui exprimer son estime. Après la victoire des idées et la préparation des étapes ultérieures, j'ai décidé d'accepter l'invitation à la réunion annuelle de l'Association regroupant les plus grandes entreprises nordaméricaines investissant en Amérique Latine. Début décembre 1980, j'eu ainsi l'occasion d'exposer devant ce forum renommé les modernisations en cours au Chili. Peu d'endroits me rendent aussi euphorique que la vie vibrante, aux mille facettes, le flair excentrique et la dynamique de New York. La statue de la Liberté, qui salue depuis un siècle des émigrants du monde entier, depuis que le peuple français l'a offerte aux EtatsUnis, est une porte d'entrée merveilleuse au pays. Elle ouvre la voie à un rêve, un projet auquel chaque partisan de la liberté se sent participer. New York avec ses rues ennelgees, les immeubles décorés pour Noël, sa diversité incroyable d'événements, de langues, de races, de magasins et d'opportunités était merveilleuse. Quelques semaines après l'élection de Reagan, cette réunion annuelle démontra que le cours du monde avait changé, et qu'il se tournait enfin de nouveau vers la liberté. Lors de cette conférence, où j'ai exposé en détailles fondements de notre plan pour l'emploi et la réforme des retraites, je pense avoir contribué un peu à ce sentiment. Pendant plus d'une heure, j'ai parlé de la liberté, non seulement économique - ce qui n'a rien de nouveau en Amérique du Nord - mais du développement social; une dimension souvent oubliée aux Etats-Unis.
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Je ne connais aucune industrie dans aucun pays dont on puisse fixer exactement la date de conception, ni de naissance. L'exception est le nouveau système chilien, pour lequel les deux dates en question sont fermes: le 4 novembre 1980 et le 1er mai 1981, respectivement. Le délai de six mois stipulé dans le projet de loi précédant l'entrée en vigueur du nouveau système mit à l'épreuve les gestionnaires des douze AFP nouvellement créés, qui allaient se mettre au service du nouveau système de retraite. A partir de ce jour, la télévision, les quotidiens et la presse magazine ont commencé à familiariser les Chiliens avec les noms des institutions nouvelles, que désormais tout travailleur connaît bien. Le Chili fut surpris par l'accueil réservé au nouveau système par le monde du travail. A cet égard, il y eut deux moments décisifs. Le premier s'est produit au cours du premier mois de validité du nouveau régime, lorsque 500,000 travailleurs ont sauté le pas en faveur du nouveau système, soit 25 pour cent des personnes éligibles: ce fut une avalanche. Les citoyens ont exprimé leur choix, à l'instar des Allemands de l'Est plus tard, lors de la chute du Mur de Berlin. Je n'oublierai jamais les problèmes évoqués par le responsable d'une AFP, prêt à recevoir en théorie 100,000 adhérents par an, qui dut par la suite accommoder le même nombre de candidats au cours du premier mois de son activité. Nous en avons conclu à l'époque - et cela reste valable - que si on laisse les gens choisir, ils optent massivement pour la liberté. De plus, le travailleur disposait à partir de là d'options supplémentaires: le libre choix de son AFP, le montant des cotisations et la forme de la pension à verser; le tout en accord avec ses préférences et possibilités. Le deuxième moment décisif fut le compte des nouveaux adhérents en 1981 : 1,605,000 personnes, soit 80 pour cent des travailleurs éligibles. Grâce à ce véritable plébiscite social, le système était
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d'ores et déjà consolidé. L'unique aspect de ce raz-de-marée fut peut-être qu'il rendit inutile la mise en place de nouveaux prestataires. Le marché «naturel» s'était produit plus tôt que prévu, et il s'était rapidement cantonné aux nouveaux travailleurs. Force est de constater que les gens sont de loin plus prévoyants lorsqu'il s'agit de prendre des décisions qui concernent directement leurs intérêts et leur vie quotidienne, que pour les préférences dont l'impact est plus indirect et plus difficile à cerner. Ainsi, il importe plus pour certains de bien investir leur épargne que de voter pour tel candidat aux élections législatives. Si l'on ne fait pas confiance aux travailleurs pour choisir les modalités de leur retraite, comment leur faire confiance lorsqu'ils exercent leurs droits civiques? En examinant les conséquences les plus fondamentales de la réforme pour les travailleurs, il faut en évoquer deux: la première est concrète, la deuxième intangible. D'abord la dignité. Le nouveau système transfère le pouvoir étatique au particulier, et met ainsi fin à une histoire où l'individu était sous le joug de l'administration et du politique. Il suffit de rendre visite à une AFP pour se convaincre que ces institutions sont gérées en fonction des besoins du client et du marché concurrentiel. Du coup, notre système de protection sociale s'en est trouvé humanisé. Chaque travailleur possède désormais des droits et peut prétendre à des services et des informations. Il est client d'une AFP dont le premier souci reste de le garder en tant que tel. De même, l'augmentation des cotisations destinées au financement d'autres parties de la protection sociale (exemple des allocations familiales) a prouvé son impact sous forme d'une forte baisse du chômage, et du rétablissement de la dignité des travailleurs. Par ailleurs, la rentabilité s'en trouve d'autant plus renforcée: à partir de 1981, le revenu moyen annuel d'un fonds de pension fut d'environ 10 pour cent hors inflation, ce qui a dépassé toute attente. Pour les adhérents du système, l'évolution de l'économie fut aussi extraordinairement bénéfique. Plus tard, lorsque les AFP étaient en
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mesure d'investir dans des titres cotés en bourse, le système profita de la hausse des cours, ce qui a grandement profité à la modernisation économique du pays. Au cours des dernières années, les fonds de pension ont également bénéficié de la croissance économique soutenue. Les AFP jouent également un rôle important en tant qu'actionnaires des grandes entreprises chiliennes, en augmentant la transparence et la confiance dans la gestion des sociétés où ils investissent. L'autorité de tutelle du secteur s'est avérée un organe de contrôle très efficace. Les capitaux investis pour les retraites ne doivent pas être exposés à des risques excessifs. L'autorité de surveillance des fonds de pension a effectué des contrôles efficaces, et reste informée dans le moindre détail en ce qui concerne les variables des opérations et des portefeuilles, ce qui est indispensable pour évaluer de manière précise la situation de chaque AFP. Autrement dit, elle a démontré ce que signifient l'indépendance et la compétence. Aujourd'hui, le système de retraite est reconnu non seulement au niveau économique et social, mais aussi sur le plan politique. Ceci est dû à la transition massive des travailleurs de l'ancien au nouveau système. A l'époque, la reconnaissance des hommes politiques faisait encore défaut; elle n'est venue qu'au bout de huit ans. Pendant cette période, ils ont dit pis que pendre du système avant de constater qu'ils étaient ridicules aux yeux des électeurs, puisque la grande majorité d'entre eux avait déjà opté pour le nouveau système depuis longtemps. ils voyaient que le système fonctionnait et, bien que mortifiés, ils ont dû constater qu'il était même applaudi à l'étranger. La réforme a non seulement contribué à la modernisation de la société chilienne; l'emprise du pouvoir étatique sur l'économie s'en est trouvée radicalement réduite. En termes de dimension, la mise en œuvre du nouveau système de retraite est équivalente à la privatisation de centaines d'entreprises.
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Or la réforme contribua aussi indirectement à la modernisation par la naissance et l'évolution spectaculaire du marché financier au Chili. Le fait que les fonds de pension et les compagnies d'assurance-vie ont investi au total 125 milliards de dollars (soit 80 pour cent du PIB chilien) dans les entreprises, les banques, les obligations, les rentes, les hypothèques et les titres de la Banque centrale a non seulement été à l'origine de la création d'un véritable marché boursier. li a également ouvert de nouvelles sources de financement pour les entreprises, la construction, il a permis le rachat d'obligations étrangères et amélioré la compétitivité du système financier dans son ensemble. Un impact particulièrement important de la réforme fut l'essor du pouvoir d'achat, ce qui a contribué à la privatisation des entreprises qu'on qualifie à tort de «stratégiques» (énergie, télécoms, communications, etc). Enfin, le système de retraite eut un effet culturel et politique décisif. Les travailleurs chiliens, de par leur épargne-retraite, bénéficient directement des fruits du développement économique général, et apprennent ainsi le fonctionnement de l'économie de marché. Le livret d'épargne-retraite a fini par remplacer la lutte des classes comme instrument politique. Comment en effet inciter les travailleurs à participer à des grèves sauvages ou à d'autres actions destructrices pour les entreprises, lorsque leurs retraites dépendent de la santé de ces entreprises et de l'économie en général ? La paix sociale de l'économie chilienne est due à une bonne législation du travail et à un système de retraite qui font de chaque travailleur un propriétaire et un capitaliste. Qui plus est, lorsque les épargnants ont pu constater que les prestations sont proportionnelles aux cotisations, une source importante du pouvoir étatique disparut, avec la démagogie et la politisation du système. Aujourd'hui, le travailleur est un acteur
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responsable de l'économie, acquis à la recherche de stabilité politique et de paix sociale. En guise de conclusion, je voudrais souligner que le plus important pour nous avec la réforme était les horizons qu'elle a pu ouvrir au Chili et dans le monde, et qu'elle est encore susceptible d'ouvrir. Je reste convaincu que les seules révolutions victorieuses sont celles qui font confiance aux hommes et aux exploits dont ils sont capables, à condition de les laisser libres d'agir.
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L'ABC du système chilien Un spectre hante le monde: celui de la faillite du système de retraite public. Le régime de retraite par répartition qui a dominé le 20e siècle comporte un défaut fondamental, enraciné dans une fausse conception de la nature humaine: il détruit, au niveau individuel, le lien essentiel entre l'effort et la récompense, autrement dit entre la responsabilité personnelle et les droits individuels. A chaque fois que cela se produit à une grande échelle et sur une longue période, le résultat est désastreux. Deux facteurs extérieurs aggravent ce problème: la démographie mondiale vit une baisse du taux de natalité, et les progrès de la médecine augmentent l'espérance de vie. Résultat: un nombre décroissant de travailleurs doit subvenir aux besoins d'une population de retraités croissante. Etant donné que l'augmentation de l'âge de la retraite et la hausse des cotisations sociales ont une limite naturelle, ces signes avant-coureurs de la faillite du système vont tôt ou tard obliger le système à réduire les prestations promises. Que cette réduction ait lieu par l'inflation, comme dans la majorité des pays en développement, ou par la législation, le résultat fmal pour les retraités reste cependant le même : l'angoisse des vieux jours se crée, paradoxalement par l'insécurité inhérente au système de retraite. Au Chili, la réforme du régime de retraite du 4 novembre 1980 a introduit une innovation révolutionnaire. La réforme (lois 3.500 et 3.501) accorda à tout travailleur le droit de quitter le régime public de retraite pour mettre l'argent de la cotisation (10 pour cent des salaires) sur un compte individuel d'épargne-retraite (CER). La même réforme instaura deux modifications importantes de l'assurance-maladie: 1) l'assurance-invalidité devint ainsi partie intégrante du système des retraites; et 2) elle autorisa aux 76
travailleurs de quitter le système public d'assurance-maladie avec sa cotisation obligatoire (7 pour cent du salaire), tant qu'ils sont capables d'acheter une assurance privée minimum dans les entreprises privées proposant une assurance-maladie. 27 ans plus tard, cette réforme a modifié de fond en comble l'économie et la société chiliennes. Six millions de personnes (soit 95 pour cent de la force du travail) sont détenteurs d'un compte épargne-retraite, et 1.5 millions de personnes (soit environ 25 pour cent des travailleurs, en augmentation constante grâce à la hausse des salaires permettant un plus grand accès à l'assurance privée) disposent d'un contrat d'assurance-maladie privé. Ainsi, ils ne dépendent plus de l'Etat pour leur retraite, ni pour leur santé. Les résultats parlent d'eux-mêmes. Les pensions du nouveau système sont déjà de 50 à 100 pour cent supérieures à celles de l'ancien système, qu'il s'agisse des pensions de retraite, d'invalidité ou de dernier vivant. Les capitaux gérés par les fonds de pension s'élèvent à 120 milliards de dollars, soit environ 80 pour cent du pm (2007). Grâce à l'augmentation du taux d'épargne et l'amélioration du fonctionnement à la fois du marché du travail et des marchés financiers, cette réforme s'est avérée être le changement structurel le plus fondamental qui a contribué à augmenter le taux de croissance de l'économie chilienne.
Le fonctionnement du système de capitalisation
En vertu du système par capitalisation chilien, le capital accumulé par le travailleur pendant ses années d'activité détermine le niveau de sa future retraite. Ni le travailleur, ni l'employeur ne versent de cotisation retraite à l'Etat. Le travailleur ne reçoit pas de retraite de l'Etat. Pendant sa période d'activité, son employeur verse chaque mois 10 pour cent du salaire sur le compte épargne-retraite de l'employé. Ce pourcentage s'applique jusqu'à 24,000 dollars de revenus annuels. Chaque travailleur est libre de verser 10 pour cent
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supplémentaires de son salaire mensuel; ce montant est également déductible de l'impôt sur le revenu. En général, un travailleur devra verser plus de 10 pour cent de son salaire s'il prévoit de prendre une retraite anticipée, ou s'il souhaite obtenir une retraite plus élevée. Chaque travailleur doit choisir une des entreprises privées d'administration de fonds de retraite (<< Administradoras de Fondos de Pensiones » , les AFP) pour gérer son compte épargne-retraite. Le secteur est entièrement ouvert à la concurrence, à la fois pour les sociétés chiliennes et étrangères (ces dernières peuvent être propriétaires à 100 pour cent d'une AFP). Ces sociétés de gestion existent uniquement dans ce but et sont soumises à la réglementation qui vise à garantir un portefeuille diversifié à faible risque. L'Autorité de surveillance des AFP assure le monitoring pour empêcher le vol et la fraude. Chaque AFP gère cinq fonds mutuels en actions et obligations. Les décisions d'investissement sont prises par l'AFP, et la réglementation se limite à un pourcentage maximal pour chaque instrument financier et la diversification du portefeuille. Selon l'esprit de la réforme, ces réglementations doivent être réduites progressivement, à mesure que les AFP accumulent de l'expérience. li n'existe aucune contrainte au niveau du choix d'instruments financiers. Juridiquement, les AFP et les fonds mutuels qu'elles gèrent sont deux entités distinctes. Ainsi, les actifs du fonds mutuel (et donc les capitaux des épargnants) ne sont pas affectés en cas de faillite de l'AFP. Les travailleurs sont libres de changer d'AFP. Ainsi, la concurrence assure des gains plus élevés, de meilleurs services et des commissions plus faibles. Chaque travailleur reçoit un relevé de compte chaque trimestre, permettant à l'épargnant de suivre l'évolution de son capital, ainsi que son rendement. Le compte est nominatif et la propriété de l'épargnant; il servira à lui verser sa retraite (avec une disposition de versement au dernier vivant).
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Bien entendu, les préférences individuelles an matière de retraite diffèrent autant que d'autres. Certains voudraient travailler toute leur vie; d'autres attendent avec impatience la retraite pour pouvoir enfin se consacrer à leurs véritables vocations ou passe-temps favoris. L'ancien système ne permettait pas de satisfaire à de telles préférences, sauf par pression politique pour accorder par exemple la retraite anticipée à un certain électorat. C'était un régime unique qui ne tenait pas compte du bonheur individuel. Par ailleurs, le système par capitalisation permet de traduire les préférences de l'individu en décisions individuelles pour obtenir le résultat désiré. Les succursales de nombreuses AFP mettent à disposition des ordinateurs qui permettent aux épargnants de calculer la valeur de leur retraite, en fonction du solde disponible et l'année de départ à la retraite de chacun. Le travailleur peut aussi indiquer le montant désiré pour sa retraite et ainsi calculer les versements mensuels nécessaires afm de pouvoir partir à la retraite à un moment précis. Muni de la réponse, il peut demander à son employeur de prélever le pourcentage complémentaire correspondant. Ces montants sont évidemment ajustables par rapport au rendement du fonds de pension. Ainsi, tout travailleur est susceptible de déterminer, sur mesure, le montant de sa future retraite, ainsi que le moment de départ. Comme nous l'avons vu, les contributions du travailleur sont déductibles des impôts sur le revenu. Le rendement du compte épargne-retraite n'est pas imposable. Une fois à la retraite, chacun verse l'impôt sur le revenu en fonction de sa tranche. Le système chilien couvre l'ensemble du secteur privé et du secteur public. Seuls en sont exclus les forces de police et les forces armées. Les travailleurs indépendants sont libres d'adhérer au système, ce qui encourage les membres de l'économie informelle à en sortir.
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La réforme a conservé un fIlet de sécurité. Tout travailleur ayant cotisé pendant au moins 20 ans, qui atteint l'âge de la retraite mais dont la pension est inférieure à la retraite minimum bénéficie d'une retraite publique en complément de son compte épargne. TI faut souligner que personne n'est définie comme «pauvre» a priori, mais uniquement une fois qu'il a épuisé son épargne. Celui qui n'a pas cotisé pendant 20 ans est éligible pour une retraite publique, mais à un niveau beaucoup plus faible. Le système de retraite comprend également une assurance-décès et d'invalidité. Chaque AFP assure ce service à ses clients en souscrivant une assurance-vie et une couverture d'invalidité auprès d'une compagnie d'assurance-vie privée. Cette couverture est fmancée par une cotisation supplémentaire d'environ 2.5 pour cent du salaire (commission de l'AFP comprise). L'âge légal de la retraite (défmi par une loi antérieure et non touché par la création du système de capitalisation), est de 65 ans pour les hommes et de 60 ans pour les femmes. Ainsi, ces âges ne sont pas une caractéristique du nouveau système, mais uniquement un paramètre susceptible d'être modifié légalement. Or la notion de retraite dans le système par capitalisation présente une différence par rapport à l'ancien système. D'abord, chacun est libre de continuer à travailler après avoir pris officiellement sa retraite. Dans ce cas, il accède à sa pension et cesse d'alimenter son compte. Ensuite, celui qui dispose d'une épargne suffisante pour toucher une retraite, peut choisir la retraite anticipée (tant que celle-ci est supérieure à la pension minimale, soit 50 pour cent du salaire moyen des 10 dernières années. Ainsi, l'âge de la retraite ne représente pas un aménagement rigide du système. A moins d'avoir choisi la retraite anticipée - c'est-àdire qu'il a commencé à toucher une retraite mensuelle - chacun doit continuer à cotiser jusqu'à atteindre l'âge légal de retraite. Enfin, tout travailleur doit atteindre l'âge légal afm de pouvoir prétendre à la retraite publique minimale.
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En revanche, personne n'est obligée d'arrêter son activité, quel que soit son âge, ni de continuer à travailler et à cotiser une fois que les conditions ci-dessus sont remplies. Une fois à la retraite, le travailleur a le choix entre deux solutions de versement. Soit, il utilise son capital pour acheter une annuité à une compagnie privée d'assurance-vie. La pension viagère garantit un revenu mensuel, indexé sur l'inflation, plus les bénéfices destinés aux personnes à charge (le marché fmancier chilien propose des obligations indexées pour que les fonds puissent investir en conséquence). Soit, le retraité conserve son capital sur le compte pour effectuer des retraits programmés, selon des limites fondées sur l'espérance de vie du retraité et de ses ayants-droits. En cas de décès, le solde constitue son héritage, non-imposable pour les héritiers. Dans les deux cas, il est libre de retirer une somme forfaitaire représentant le solde dépassant le capital nécessaire pour obtenir une annuité ou un retrait programmé, équivalant à 70 pour cent de ses derniers salaires. Le système de retraite par capitalisation permet de résoudre le problème classique du système par répartition au niveau démographique: dans une société qui vieillit, le nombre d'actifs par retraité baisse. Avec un système par capitalisation cependant, la population active ne finance pas la population retraitée. Ainsi, on évite les conflits intergénérationnels potentiels et la faillite du système. La capitalisation ignore le problème qui se pose désormais à de nombreux pays, à savoir des engagements non provisionnés en matière de retraites. A la différence des systèmes existant au sein d'entreprises privées qui imposent généralement des pénalités à toute personne quittant la société avant un certain nombre d'années et qui parfois fmissent par lui priver de son emploi et de sa retraite (cas d'Enron), le système par capitalisation est entièrement indépendant de l'entreprise qui emploie l'épargnant. Etant donné que le compte épargne-retraite
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appartient au travailleur, et non à l'entreprise, il est tout à fait portable. Et puisque le capital-retraite est investi en titres négociables, le compte connaît une valeur quotidienne et il est par conséquent facile à transférer d'une AFP à une autre. Personne ne saurait ainsi être enfermé dans un emploi donné. La mobilité des employés ne pose aucun problème à l'échelle du pays, ni au niveau international. Le système par capitalisation crée un marché fléxible qui ne favorise, ni ne pénalise les immigrés. Un tel système est également beaucoup plus efficace et favorise la fléxibilité du marché du travail. En effet, notamment les jeunes et les femmes choisissent de plus en plus de travailler à temps partiel ou d'interrompre leur activité. Dans le système par répartition, ce phénomène entraîne des problèmes pour compenser le manque de cotisations. Ce qui n'est pas le cas dans un système par capitalisation qui n'affecte pas le capital accumulé.
La transition
Un premier défi consiste à définir le système de retraite par capitalisation. Ensuite, il s'agit de réussir la transition du système par répartition au système par capitalisation. Cette transition doit tenir compte des caractéristiques de chaque pays, notamment les contraintes budgétaires. Au Chili, nous avons établi trois règles de base: 1 - L'Etat garantit à tous ceux qui touchent une retraite que leurs prestations ne seront pas affectées par la réforme. Cette règle fut importante, étant donné que le régime public ne bénéficiera plus des cotisations de ceux qui ont opté pour le nouveau système. Ainsi, les caisses publiques ne seront plus en mesure de verser les retraites à partir de leurs propres ressources. Enfin, il serait injuste vis-à-vis des personnes âgées de modifier leurs avantages pour decevoir leurs attentes à ce moment de leur vie.
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2- Tout travailleur était libre soit de rester dans l'ancien système, soit d'opter pour le système par capitalisation. Un «bon de reconnaissance» est déposé sur le compte épargne-retraite de chaque individu ayant choisi de quitter l'ancien système. Ce bon du Trésor est indexé sur l'inflation, avec un taux de 4 pour cent et payable une fois que l'individu atteint l'âge de la retraite. Ces bons sont négociés sur le marché secondaire, ce qui permet de les utiliser pour une retraite anticipée. lis représentent la valeur des droits déjà acquis au sein du système par répartition. Ainsi, le travailleur qui cotise depuis de nombreuses années n'a pas à repartir de zéro lorsqu'il adhère au nouveau système. 3 - Tous les nouveaux arrivants sur le marché du travail étaient obligés de cotiser au nouveau système. Cette condition a donc mis une fm définitive au système par répartition, une fois que le dernier cotisant avait atteint l'âge de la retraite. A partir de ce moment et pendant une période limitée, l'Etat ne verse plus que les retraites des cotisants de l'ancien système. Cette règle est importante, car elle garantit qu'un gouvernement ultérieur ne puisse pas réintroduire l'ancien système. Après plusieurs mois de débat national sur les réformes, une campagne de communication et un effort d'éducation pour les expliquer à l'opinion publique, la loi sur la réforme des retraites fut ratifiée le 4 novembre 1980. Afin de donner un accès égal au marché des AFP à tous les intéressés, la loi a stipulé un délai de 6 mois avant le début des activités, et une interdiction de publicité. L'industrie des AFP est unique dans ce sens qu'elle eut une date de conception précise (le 4 novembre 1980) et une date de naissance (le 1er mai 1981). Ainsi, nous avons transformé la Fête du Travail en un jour de célébration, non pas de la lutte des classes, mais de la liberté de choisir les modalités de retraite.
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En même temps, l'ensemble des salaires bruts furent redéfinis pour inclure la plupart des cotisations de l'ancien système de retraite. (La part patronale des cotisations fut transformée en une taxe provisoire du travail pour aider au financement de la transition. Une fois qu'elle a été progressivement éliminée, le coût à l'embauche pour l'employeur a diminué.) De même, nous avons mis fin au mythe - entretenu par des législateurs à travers le monde - selon lequel l'employeur et l'employé cotisent ensemble pour financer les retraites. Comme le savent les économistes, l'ensemble des contributions provient en défmitive de la productivité marginale du travailleur. L'employeur tient compte du coût global du travail- qu'il s'agisse de salaires ou de cotisations -lorsqu'il décide d'embaucher. Ainsi, en renommant les cotisations de l'employeur, la réforme a mis en évidence que toutes les cotisations sont in fine payées par le travailleur. Enfin, le niveau des salaires est évidemment déterminé par les mécanismes de marché. Le fmancement de la transition est une question technique très complexe que chaque pays doit résoudre en fonction de sa situation. En 1980, la dette cachée du système des retraites au Chili était estimée à environ 80 pour cent du pm. Une étude de la Banque mondiale (1994) établit que «le Chili démontre qu'un pays avec un système bancaire relativement concurrentiel, un marché obligataire qui fonctionne bien et un niveau acceptable de stabilité macroéconomique est susceptible de financer des déficits considérables de transition, sans grandes répercussions sur les taux d'intérêt ». Nous avons eu recours à cinq méthodes pour financer les coûts fiscaux à court terme qu'entraîne la transition à la capitalisation: 1 - Dans la comptabilité nationale, les dettes publiques en termes de retraites furent compensées jusqu'à un certain niveau par la vente d'entreprises publiques et d'autres actifs. La privatisation
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n'était pas le seul moyen de financer la transition, mais elle avait de nombreux atouts complémentaires, tels qu'une efficacité économique accrue, la diffusion de la propriété privée et la dépolitisation de l'économie. 2 - Etant donné que le taux d'épargne nécessaire dans un système par capitalisation est inférieur aux cotisations en vigueur avant la transition, une petite partie de la différence fut utilisée comme une taxe temporaire, ce qui a réduit le coût d'embauche et stimulé l'emploi. 3- En utilisant la dette, le coût de la transition peut être partagé par les générations futures. Au Chili, environ 40 pour cent des coûts furent [mancés par l'émission d'obligations d'Etat au taux du marché. Pour la plupart, ce sont les AFP qui ont intégré ces obligations dans leurs portefeuilles d'investissement. Cette dette qui « fait le pont» sera intégralement remboursée une fois que les bénéficiaires de l'ancien système ne seront plus parmi nous. 4 - Le besoin de financer la transition fournit une forte incitation à la chasse aux gaspillages publics. Avant la réforme, le gouvernement a délibérément créé un excédent budgétaire, et pendant des années, le ministre du Budget a pu recourir au besoin de financer la transition comme argument face à ceux qui réclamaient une hausse des dépenses publiques. 5 - La croissance économique accrue, alimentée par le système de retraite par capitalisation, a engendré une hausse considérable des recettes fiscales, notamment en provenance de la TVA.
Les résultats Depuis son entrée en vigueur le 1er mai 1981, le rendement réel annuel du système fut de 10.3 pour cent (pendant 26 ans). Bien évidemment, ce rendement fait état de fluctuations qui sont
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intrinsèques au marché - allant de -3 pour cent à plus de 30 pour cent en termes réels - mais le plus important est le rendement moyen au cours d'une vie de travail (40-45 ans) ou la vie active plus la retraite (55-60 ans). Les prestations de retraite ont été considérablement plus élevées sous le nouveau système (avec un taux d'épargne obligatoire de 10 pour cent seulement) que sous l'ancien système public qui exigeait des cotisations salariales largement supérieures. Selon une étude, le retraité moyen bénéficiait, après 15 années de fonctionnement du système, d'une retraite annuelle équivalant à 78 pour cent de son revenu annuel médian des 10 dernières années de sa vie active. Lors du départ à la retraite, le travailleur est libre de retirer son « épargne excédentaire» (au-dessus du seuil de 70 pour cent du salaire). Si ce capital était inclus dans le calcul de la retraite, la valeur totale serait proche de 84 pour cent du revenu salarial. Les bénéficiaires de la pension d'invalidité reçoivent également, en moyenne, 70 pour cent de leur revenu. Les fonds de pension et les compagnies d'assurances associées ont d'ores et déjà accumulé un capital équivalant à 80 pour cent du PlB, et certains experts prévoient que ce pourcentage atteindra 100 pour cent du PlB une fois que le système sera arrivé à maturité. Ce capital investi à long terme a non seulement contribué à consolider la croissance économique, mais aussi à stimuler le développement des marchés financiers et des institutions efficaces. La décision de créer d'abord un nouveau système de retraite, et ensuite de privatiser les grandes entreprises publiques, a créé un cercle vertueux. Cela a permis aux travailleurs de bénéficier de la hausse vertigineuse de productivité des entreprises privatisées, grâce aux cours de la bourse qui ont enrichi les comptes épargne-retraite, et de capturer une large part de la richesse engendrée par les privatisations. Un des résultats clé du nouveau système aura été la hausse de productivité du capital et par conséquent du taux de croissance de
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l'économie chilienne. Les capitaux importants gérés par les AFP ont encouragé la création de nouveaux instruments fmanciers, tout en optimisant les supports existants. La réforme des retraites a également contribué au bon fonctionnement et à la transparence des marchés financiers par la création d'une industrie nationale d'évaluation des risques financiers, et l'amélioration du gouvernement d'entreprise. (Les AFP nomment des administrateurs indépendants dans les entreprises dont elles sont actionnaires, ce qui permet d'éviter toute complaisance lors des conseils d'administration.) Le nouveau système de retraite a contribué de manière significative à réduire la pauvreté en améliorant le montant et la sécurité des pensions de retraite, de décès et d'invalidité; indirectement, par l'impact puissant sur la croissance économique et l'emploi; et en éliminant l'injustice de l'ancien système. Selon la vision traditionnelle, le système par répartition redistribue les revenus des riches vers les pauvres. Or, compte tenu des conditions de vie des travailleurs et du fonctionnement du système politique, le régime de retraite par répartition le plus souvent redistribue les revenus aux catégories les plus puissantes, qui ne représentent pas les personnes les plus vulnérables, ni les pauvres. Ainsi, le dossier des retraites n'est plus une préoccupation de la vie politique, ce qui signifie une dépolitisation d'un grand secteur économique, et que les individus contrôlent davantage leur propre existence. TI n'est pas étonnant que le système par capitalisation ait survécu à trois gouvernements de centre-gauche au cours des 17 dernières années, tant il fait désormais partie intégrante de la vie politique du pays. Non seulement sa conception structurelle est intacte; des ajustements techniques ont aussi permis d'améliorer son fonctionnement, notamment en autorisant davantage de concurrence dans la gestion de l'épargne-retraite volontaire, et par l'augmentation du choix de fonds de 1 à 5. 87
Lorsque le système fut introduit en mai 1981, un quart des travailleurs éligibles y ont adhéré dès le premier mois de son existence. Aujourd'hui, 95 pour cent des travailleurs couverts ont opté pour le nouveau système. A chaque fois qu'ils ont eu le choix, les travailleurs chiliens ont voté avec leur portefeuille pour le régime de retraite fondé sur le marché. Pour les Chiliens, leurs comptes épargne-retraite représentent désormais des droits de propriété réels et tangibles: en effet, ils constituent la première source de sécurité en matière de retraite. Le patrimoine principal du travailleur chilien typique n'est pas sa voiture, ni même sa petite maison (probablement toujours à rembourser), mais son capital-retraite. Le nouveau système permet aux Chiliens de participer directement à l'économie du pays. Le travailleur chilien typique s'intéresse à l'évolution des cours de la bourse et des taux d'intérêt. Il sait qu'une mauvaise politique économique est susceptible d'affecter sa future retraite. Lorsque les travailleurs savent qu'ils sont eux-mêmes propriétaires d'une partie du patrimoine du pays, et non à travers des hommes politiques ou d'un Politburo, ils sont d'autant plus attachés à l'économie de marché et à une société libre. La majorité écrasante des travailleurs chiliens qui ont choisi d'adhérer au nouveau système ont décidé d'abandonner le système étatique, même contre l'avis des dirigeants syndicaux et la majorité des hommes politiques. J'ai toujours pensé que les travailleurs sont très attachés et avertis lorsqu'il s'agit de ce qui touche à leur quotidien, tel que la retraite, l'éducation et la santé. Ils prennent leurs décisions pour assurer le bien-être de leurs familles, et non en fonction d'allégeances politiques ou d'idéologies collectivistes. La leçon ultime de l'expérience chilienne est que seules aboutissent les révolutions qui font confiance aux hommes et aux exploits dont ils sont capables, à condition de les laisser libres d'agir.
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II) La bombe à retardement des retraites , europeennes
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Les retraites et l'avenir de l'Euro* La population de l'Europe vieillit et diminue. Une évolution qui aurait pu être parfaitement gérable avec un minimum de prévision pourrait s'avérer une catastrophe, étant donné les engagements non provisionnés en matière de retraites résultant des systèmes de répartition. Ces derniers s'élèvent actuellement à 200 pour cent du PIB en France et en Italie et à plus de 150 pour cent du PIB en Allemagne. Cette situation est particulièrement difficile sur un continent où les avantages acquis sont fortement ancrés dans la culture de l'Etat-providence. En 2004, la Commission européenne a déclaré qu' «il y a un risque de finances publiques insoutenables dans environ la moitié des pays de l'Union européenne. La Belgique, l'Allemagne, la Grèce, l'Espagne, la France, l'Italie, l'Autriche et le Portugal figurent sur cette liste noire ». De plus, le Commissaire chargé des Affaires monétaires de l'Union a prévenu qu' «il n'y a qu'une fenêtre d'opportunité limitée pour les pays membres pour remettre de l'ordre dans leurs fmances publiques avant que l'impact budgétaire du vieillissement arrive en 2010 ». Ainsi, les systèmes de retraite par répartition pourraient devenir une menace des plus graves pour la monnaie européenne. Comme l'affirment Niall Ferguson et Larry Kotlikoff : « Au final, les déséquilibres intergénérationnels à travers la zone euro menacent gravement la viabilité de la monnaie unique à moyen terme. (... ) Les pays qui vivent les plus severes déséquilibres entre générations pourraient exercer une pression sur la BeE en vue de relâcher sa politique monétaire. Après tout, au cours du 2(1 siècle, la planche à billets fut le recours de choix pour les Etats en difficultés budgétaires. (... ) L'Histoire suggère ainsi que les problèmes budgétaires asymétriques - souvent engendrés par la guerre - poussent rapidement
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les unions monétaires entre des Etats fiscalement indépendants vers la dissolution. Les problèmes budgétaires posés par les systèmes de protection sociale et de retraite pourraient avoir un effet centrifuge similaire sur l'union monétaire européenne, où les systèmes de redistribution se substituent à la guerre en tant que déclencheur fatal. »
La fuite en avant n'est pas une solution Certains pays européens ont commencé à reconnaître les conséquences financières de ces déséquilibres démographiques. Or malheureusement, ils semblent croire qu'il suffirait de modifier quelques paramètres fondamentaux du système de répartition pour éviter la crise. En juin 2003, le Premier ministre français JeanPierre Raffarin s'est exprimé avec éloquence devant l'Assemblée Nationale, en parlant du besoin de «lucidité démographique» ; il a également réussi à éliminer certains privilèges flagrants au niveau des retraites des fonctionnaires. Ces mesures ont permis de corriger partiellement les abus du système, mais non ses fondements viciés. La réforme allemande (essentiellement des allègements fiscaux pour encourager l'épargne) n'a pas abouti, car les gens sont largement incapables de faire des économies une fois qu'ils ont payé des cotisations sociales exorbitantes. Par la suite, le chancelier Schroder a lancé son Agenda 2010, mais celui-ci a uniquement bricolé le système de répartition, sans le réformer en profondeur. L'Italie, le pays ayant le taux de natalité le plus faible au monde, consacre environ 14.5 pour cent de son pm aux retraites chaque année. Les Italiens, qui doivent verser des cotisations salariales de 33 pour cent pour les retraites, seraient obligés de relever ces versements jusqu'à 48 pour cent afm de financer les prestations promises aux personnes âgées. Si les leaders européens semblent croire que la réforme « paramétrique» sera suffisante pour désamorcer cette crise, trois
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raisons fondamentales s'y opposent cependant. D'abord, la viabilité politique de certaines de ces réformes chez les membres de l'Euroland est clairement asymétrique. Exemple: il serait possible de relever l'âge de retraite légal de manière considérable dans un pays corporatiste, tel que l'Allemagne, une fois qu'il y a consensus au sommet. Or en France, où les tentatives d'ajustement marginal dans ce domaine pour les fonctionnaires ont déclenché de longues grèves, soutenues par une majorité de la population, une telle solution pourrait s'avérer impossible. Ensuite, il est probable que la réforme «paramétrique» la plus décisive - l'augmentation de l'âge ouvrant droit à la retraite - ait des conséquences imprévues. Elle pourrait par exemple modifier le comportement des salariés à qui on demande d'allonger leur vie active. Dans les pays ayant des dispositifs publics étendus et laxistes en matière de pensions d'invalidité, cela aurait pour conséquence d'orienter la dépense publique vers une autre administration ou un autre ministère. Rappelons que le droit du travail rigide des Etats européens produit non seulement un taux de chômage élevé et durable, mais rend particulièrement difficile pour les seniors de garder leurs emplois, ou d'en changer, puisque les salaires ne peuvent être ajustés en fonction du déclin de productivité en rapport avec l'âge. Enfin, les mesures visant à relever l'âge de retraite, réduire les prestations ou à augmenter les cotisations-retraite entraînent une diminution du « rendement» déjà minimal de ces contributions, ce qui pourrait déboucher sur la révolte des plus jeunes par la voix (grèves, etc) ou l'exit (départ du système, voire du pays). Ces mesures signifient une augmentation de l' «écart de rendement », ce qui rend les systèmes de répartition encore moins favorables par rapport à l'épargne privée. Puisque, d'ici 30 ans, chaque travailleur devra supporter un retraité en Allemagne, le scénario d'horreur suivant décrit, de manière romanesque, le niveau de coercition nécessaire: «En 2050, pour
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faire des économies et libérer des travailleurs de valeur, le Bundestag fait voter une loi abolissant le système de retraite bureaucratique. Désormais, chaque retraité aura à sa disposition un salarié-esclave qui lui versera la moitié de son salaire. »
L'Europe solvable contre l'Europe insolvable
Ainsi, l'Europe est progressivement divisée entre pays « solvables» et «non solvables ». Le premier groupe comprend des pays ayant des régimes privés importants (la Grande-Bretagne et les Pays-Bas), ceux qui ont récemment introduit des comptes épargne-retraite individuels (la Suède, la Pologne) et les pays dont les finances publiques permettent encore de soutenir le système de répartition par le budget général (l'Irlande et le Luxembourg). Le second groupe inclut les quatre grands pays qui regroupent la majorité de l'Euroland et de l'économie européenne - la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne - et tous les autres pays ayant un système de répartition. Le respect du Pacte européen de stabilité a déclenché les premières
escarmouches. Alors que le premier ministre belge a déclaré que les règles concernant le déficit budgétaire sont «notre Bible », le premier ministre français a rétorqué, «mon devoir n'est pas de résoudre des problèmes mathématiques pour faire plaisir à une institution ou à un pays en particulier ». Les leaders de l' «Europe insolvable» pourraient être attirés par la vieille recette de l'Amérique Latine, à savoir la dévaluation qui permet de réduire le pouvoir d'achat des prestations par l'inflation. Or l' «Europe solvable» s'opposera sans doute à une dévaluation de l'euro. Le résultat pourrait être un conflit entre les centres de décision en Europe, notamment au sein même du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne. n est certain que cette perspective est susceptible d'expliquer la réticence des pays de plus en plus solvables comme la Grande-Bretagne, le Danemark et la Suède, à rejoindre l'Euroland. 94
Plutôt que le scénario de conflits armés entre pays européens imagme par Martin Feldstein (1977), des conflits intergénérationnels intenses, exacerbés, voire violents ne sont pas à exclure: des jeunes qui s'opposent à la confiscation d'une part substantielle de leurs salaires durement gagnés; des vieux qui vivent dans la peur constante de déficits budgétaires croissants et la perspective de prestations réduites, directement ou par l'inflation. Force est de reconnaître que les travailleurs européens dans le système de répartition peuvent être assimilés aux passagers du Titanic. Par la destruction du lien essentiel entre l'effort et la récompense, entre contributions et prestations, ce système collectiviste encourage ce que Bastiat appella la «spoliation légale ». Et en rendant les finances du système dépendantes du taux de natalité et de l'espérance de vie, il a été relégué du mauvais côté du mégatrend démographique européen du 21 e siècle: des populations vieillissantes et décroissantes. Certains pensent qu'une immigration massive en Europe pourrait remettre à plus tard le problème, voire le résoudre. Ce n'est pas le cas, pour plusieurs raisons. La première est économique. Une immigration massive de travailleurs à faibles revenus aurait pour effet d'aggraver le chômage et de réduire les salaires, ce qui réduit l'assiette fiscale disponble des cotisations. Ensuite, le problème de calcul. Ces travailleurs paieront plus d'impôts au cours de leur vie active, mais ils vont également toucher leurs retraites, ce qui revient à remettre à plus tard l'effondrement du système. Enfin, étant donné les écarts de salaire avec les pays de l'Afrique du Nord, il faut tenir compte des problèmes d'assimilation et des tensions religieuses entre les immigrés à majorité musulmanes et les autres.
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La solution: la réforme « paradigmatique» des retraites La solution consiste à mettre en place un système de comptes épargne-retraite personnels qui rétablit le lien essentiel entre l'effort et la récompense, pour évoluer vers un système qui permet de définir les contributions plutôt que les prestations. Trente pays ont déjà adopté ce système, y compris des pays européens. William Shipman affirme que « le financement de la transition est un problème complexe », mais qu'il est« moins coûteux de passer à un système de marché que de maintenir les systèmes de répartition actuels ». Voire, il pense qu' « il est possible de concevoir un scénario de transition qui bénéficie à l'ensemble des générations ». Une transition progressive et économiquement faisable à un système privé a déjà été identifiée pour l'Espagne. Un système de comptes personnels permettrait en outre d'améliorer la mobilité sur le marché du travail, autre facteur clé d'une union monétaire efficace. S'il s'accompagnait d'une réforme du régime d'invalidité, cela permettrait d'élargir la force de travail et de réduire le gaspillage des dépenses publiques. Les perspectives de l'euro et de l'intégration européenne seraient bien meilleures si l'un des grands pays de la zone euro décidait d'amorcer une transformation dans ce sens, donnant ainsi l'exemple aux autres. En définitive, si les Européens, les Américains et les Japonais ne veulent plus avoir suffisamment d'enfants, ils devront accumuler assez d'argent dans leurs comptes d'épargne retraite personnels.
L'intégration européenne contre l'Etat-providence de Bismarck Le chancelier de fer prussien, Otto von Bismarck, fut l'une des personnalités clé des deux derniers siècles. Il présida à deux changements politiques qui ont eu un grand impact sur notre
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civilisation. Le premier fut l'unification de l'Allemagne par «le sang et le fer », selon ses propres paroles. Les conséquences au 20e siècle sont bien connues. Le second fut la mise en place d'un système public et obligatoire de retraite. li déclara que, tout comme les soldats de l'armée avaient droit à une pension pour services rendus à l'Etat, tous les salariés devaient être considérés comme des «soldats du travail », ayant droit à une retraite de l'Etat et, comme il a si bien expliqué, ils seraient ainsi «plus faciles à gérer» que ceux ayant une retraite privée. Aujourd'hui, l'Etat est allé bien au-delà d'une pension de vieillesse obligatoire. L'Etat-providence est hautement visible, puisque tout homme politique tente de gagner les élections en prenant l'argent à ceux qui sont moins capables de défendre leurs salaires, afm de les transférer à ceux qui sont capables de mobiliser les votes et le pouvoir dans la rue. Quels que soient ses mérites, l'euro est désormais un fait, et sa chute pourrait affaiblir l'effort noble et visionnaire d'un espace économique commun en Europe qui a permis la prospérité et la paix. Si les Européens souhaitent sauvegarder leur monnaie commune, ils devront abandonner le paradigme bismarckien en matière de retraites et, tout en maintenant un filet de sécurité public, avancer vers un système global fondé sur la propriété privée, la liberté et la responsabilité individuelles. *Extrait du Cato Journal, vol. 24, n° 1-2 (SpringlSummer 2004), Cato Institute.
Références Feldstein, M. (1997) «EMU and International Conflict », Foreign Affairs (NovlDec) : 60-73. Ferguson, N. et Kotlikoff, L. (2000) «The Degeneration of EMU », Foreign Affairs (March/April): 110-121.
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Pillera, J. (1996) «A ProposaI for the Reform of the Pension System in Spain », Circulo de Empresarios, Madrid. Pillera, J. (1998) «A Way out of Europe's Pension Crisis », Wall Street Journal Europe (June 25) Pillera, J. «Liberating Workers : The World Pension Revolution », Cato Letter, n° 15, Washington D.C. Shipman, W. (2003) «Retirement Finance Reform Issues Facing the European Union ». Social Security Paper No. 28 (January). Washington: Cato Institute. Theil, S. (2003) «A Heavy Burden », Newsweek International, Atlantic ed. (June 30) : 28.
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Comment éviter la crise à l'horizon* Dans mon bureau à Santiago, une carte des Amériques affiche la pointe de l'Amérique Latine vers le haut et les Etats-Unis et le Canada vers le bas. Mes visiteurs s'en étonnent souvent: «Ah, votre carte est à l'envers! ». «Non », je réponds. «C'est tout simplement une autre façon de regarder le monde.» Je pense souvent à cette carte lorsqu'on me demande comment résoudre la crise des régimes de retraite européens. La réforme est possible, à condition que les gens soient prêts à regarder le monde autrement. Premièrement, les individus doivent pouvoir décider eux-mêmes de leur retraite - à l'inverse, le pouvoir étatique doit être réduit en la matière. Au Chili, nous l'avons fait et notre modèle fait des émules dans une trentaine de pays dans le monde, à ce jour. Sous un voile d'égalitarisme, le système européen actuel de retraite représente une injustice infâme pour des dizaines de millions de personnes. La plupart des jeunes travailleurs devront faire face à des cotisations de plus en plus lourdes pour fmancer la retraite des générations âgées actuelles, pour toucher des prestations de plus en plus faibles une fois à la retraite. Une bonne partie des travailleurs âgées de moins de 40 ans à présent pourraient bien finir par demander l'aide sociale pour joindre les deux bouts, quand bien même ils versent jusqu'à 20 pour cent ou plus de leurs revenus en cotisations-retraites. Une partie du problème relève de la démographie. Les systèmes publics européens de retraite sont basés sur la répartition: les cotisations salariales de la population active actuelle sont immédiatement versées aux retraités existants. Ce système a bien fonctionné il y a 50 ans, lorsque sept travailleurs, ou plus, subvenaient aux besoins de chaque retraité, lequel ne vivait que quelques années, une fois à la retraite (le plus souvent à 65 ans).
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Ce monde a vécu. Compte tenu d'une natalité en chute libre et d'une espérance de vie accrue, aujourd'hui quatre personnes actives doivent financer chaque retraité dans l'Union européenne des 15. D'ici à 2040, ce sera deux personnes actives par retraité, et dans certains pays, tels que l'Allemagne, le rapport sera plus proche d'un à un. TI s'ensuit un fardeau financier énorme. Les cotisations-retraite en Allemagne sont actuellement de 20.3 pour cent des revenus et l'Etat augmente régulièrement les prélèvements obligatoires pour financer la charge des retraites. Et ce n'est que le début. En France, il faudrait probablement doubler les cotisations, jusqu'à 40 pour cent des revenus. Or toute augmentation des cotisations est susceptible d'aggraver encore davantage le chômage, réduisant ainsi le nombre de cotisants dans le système. Simultanément, les prestations seront réduites. Les Etats européens procèdent depuis des années déjà à de telles mesures, par exemple en relevant l'âge de retraite. Dans le même temps, chaque groupe de pression cherche à tirer son épingle du jeu au profit de ses membres. Ainsi, les fonctionnaires italiens sont en mesure de prendre leur retraite au début de la cinquantaine, et les camionneurs français peuvent partir à l'âge de 55 ans. Peut-on sérieusement croire qu'un tel système puisse survivre au 21 e siècle? Il y a trente ans, mon pays a vécu une crise similaire. Le Chili avait instauré un système de retraite étatique en 1925. En 1970, il se trouvait au bord de la faillite, gangrené par les privilèges et croulant sous le poids des cotisations. Lorsque je fus nommé ministre du Travail et des Retraites, mon équipe a identifié un moyen simple et radical de sauvegarder la notion d'un système de retraite national, tout en modifiant sa structure. Nous avons proposé de verser les cotisations de chaque
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salarié sur un compte de retraite individuel qui serait sa propriété. Son argent serait investi en actions et en obligations, puis géré par des professionnels. En cas de changement d'emploi, son compte serait entièrement portable. Les comptes épargne-retraite devraient stimuler et accompagner la croissance économique, de manière à engendrer des revenus bien plus élevés que si le même argent avait été confié à l'Etat. Voici comment fonctionne le système des comptes épargne-retraite (CER). D'abord, chaque salarié reçoit reçoit un livret de CER dans lequel sont enregistrés les capitaux accumulés et la performance du fonds de pension, choisi par l'épargnant. Pour gérer ce capital, les individus choisissent librement parmi les sociétés privées qui investissent l'argent dans un portefeuille diversifié d'actions et d'obligations à faible risque. Etant donné que les travailleurs sont libres d'en changer, ces entreprises sont en concurrence pour attirer les clients moyennant de meilleurs services et des frais de gestion compétitifs. Plusieurs d'entre elles proposent des services en ligne où les adhérents peuvent calculer la valeur de leur portefeuille et ainsi déterminer le montant à verser afin de pouvoir prendre leur retraite à l'âge qui leur convient. Les fonds de pension sont réglementés par l'Etat, lequel prévoit également un filet de sécurité : une pension de base minimum est garantie à chaque salarié dont l'épargne est insuffisante (sous certaines conditions). Le système de CER modifie ainsi la notion même de retraite. Le Chili ne connaît plus un âge légal de retraite rigide. Chacun est libre de partir à la retraite quand bon lui semble, à condition toutefois de disposer d'une épargne suffisante pour une retraite raisonnable (correspondant à 50 pour cent du salaire moyen des dix dernières années, tant que ce montant est supérieur à la retraite minimum). Tout le monde a le droit de continuer à travailler une fois à la retraite, et ne plus cotiser à leur plan d'épargne-retraite. Personne
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n'est obligée de quitter la vie active - ou de travailler au noir parce qu'il touche une retraite. Résultat: aujourd'hui, le régime privé de retraite chilien représente une valeur de 125 milliards de dollars, dans un pays qui compte 16 millions d'habitants seulement et un PIB de 145 milliards de dollars (2006). Comme l'a noté Sebastian Edwards, économiste à l'Université de Californie, le système « a contribué à la croissance phénoménale du taux d'épargne national, de moins de 10 pour cent en 1986 à près de 29% en 1996. » Le peuple chilien en a récolté les fruits. Le travailleur moyen a gagné 10 pour cent par an en termes réels, et les retraites actuelles sont largement plus élevées que sous l'ancien système, représentant près de 80 pour cent des revenus des dix dernières années d'activité. Ce système peut-il être exporté en Europe? Certains économistes pensent que non. Regardons leurs objections : «La transition à un système de capitalisation est trop coûteuse. » Si les cotisations actuelles sont réorientées vers des comptes individuels, disent les critiques, qui va payer pour les retraités actuels ? Au Chili, nous avons couvert les garanties aux retraités existants de plusieurs manières. L'Etat a émis des obligations supplémentaires, ce qui a réparti une partie des coûts sur plusieurs générations. La privatisation d'entreprises publiques et une réduction des dépenses publiques dans d'autres secteurs ont également joué un rôle. Nous avons mis en place une taxe de transition temporaire; et enfm la croissance économique engendrée par le système de CER a permis d'augmenter les recettes fiscales.
En outre, pendant la transition, chacun était libre de rester dans l'ancien système, alors que ceux qui ont choisi d'en sortir voyaient
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leurs points de retraite existants garantis par l'Etat. En revanche, les nouveaux entrants sur le marché du travail devaient adhérer au système de CER.
«Les frais de fonctionnement d'un système de capitalisation sont plus élevés.» Certes, les fonds de pension assument des coûts de publicité et d'investissement que les systèmes publics ignorent. Or ces coûts sont faibles, voire insignifiants par rapport aux rendements plus élevés du système de capitalisation. « Les retraites privées sont incertaines et peu fiables. » En vérité, il est difficile d'imaginer plus incertain que les systèmes actuels de répartition, dont les cotisations augmentent et les prestations déclinent sans cesse. TI est vrai que les rendements d'un fonds de pension privé ne sauraient être garantis. Or toutes les études des performances passées démontrent que les bénéfices à long terme d'un portefeuille prudent d'obligations et d'actions sont de loin plus élevés que le retour des systèmes de répartition. L'Etat surveille de près les fonds de pension, et les gérants de ces sociétés ont évidemment tout intérêt à assurer un rendement satisfaisant.
Le système de CER comporte d'autres avantages. S'il devait être adopté dans l'ensemble des pays européens, les travailleurs ne risqueraient plus de perdre leurs points de retraite en quittant un emploi dans un pays pour aller travailler ailleurs. (TI convient de noter que la Commission européenne envisage de passer à un système de capitalisation pour ses fonctionnaires.) Selon les estimations de l'économiste Martin F:eldstein (Harvard), la valeur pour l'économie américaine d'une privatisation des retraites pourrait s'élever à 20 mille milliards de dollars. «TI est difficile, écrit-il, d'imaginer une politique susceptible de produire une telle augmentation du niveau de vie pour la grande majorité de
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la population. » L'Europe pourrait également réaliser un bénéfice d'une grandeur similaire. Soulignons surtout que le système de CER n'est pas une question de gauche ou de droite: il rend le pouvoir à l'ensemble des travailleurs. li leur ouvre la voie à la propriété d'un capital fmancier que la plupart d'entre eux n'ont jamais connu, en leur donnant une participation réelle dans l'économie. li semble peut-être révolutionnaire de proposer aux Européens d'abandonner leur dépendance de l'Etat en matière de retraites, pour s'en charger euxmêmes. Pourtant, des millions de personnes dans des pays tels que le Pérou, l'Argentine, la Colombie, la Bolivie, El Salvador et le Méxique l'ont déjà fait, avec des résultats excellents pour eux, leurs économies et leurs sociétés. A tous ceux qui prétendent que cette réforme est impossible, je réponds : elle a été faite et - compte tenu de l'état désastreux des retraites en Europe - elle doit être faite. *Article publié dans le Wall Street Journal Europe, le 25 juin 1998.
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Annexe 1 : Autres contributions
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Un journaliste du New York Times en visite au Chili* John Tiemey
1 - La preuve? La paie! Santiago, Chili. l'ai fait un pèlerinage à Santiago pour essayer de résoudre le débat sur les retraites américaines (la Social Security) en posant une question simple: que ferait Pablo Serra ? Je voulais comparer nos retraites pour voir les résultats d'une expérience, commencée en 1961 lorsque nous étions meilleurs amis à l'école au Chili. Il est resté dans son pays pour devenir le cobaye; je suis rentré aux Etats-Unis en tant que groupe de contrôle. Une fois diplômés de l'université, les systèmes de retraite de nos deux pays étaient en voie de faillite. Le Chili a réagi en mettant en place un système pionnier de comptes-retraite privés en 1981. Les Etats-Unis ont sauvé leur système traditionnel au début des années 1980 par la réduction des prestations et une hausse d'impôts, promettant que l'argent ainsi levé serait placé dans un fonds destiné à financer les retraites de la génération du baby-boom. Il se trouve que nos deux pays ont demandé aux employeurs de mettre de côté environ la même proportion des revenus, soit un peu plus de 12 pour cent, devant financer l'assurance-invalidité aussi bien que les retraites. Dans le cas de Pablo, le dispositif couvre aussi les commissions perçues par le fonds de pension qui gère son capital. l'ai rendu visite à Pablo, désormais économiste, dans son bureau à l'Université du Chili, et lui ai montré le relevé le plus récent de l'administration chargée des retraites, détaillant mes cotisations et la pension future à verser. Pablo a interrogé son compte sur son ordinateur pour étudier les scénarios qui prévoient qu'il prendra sa
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retraite à 65 ans, et que le fonds de pensions aura un rendement annuel de 5 pour cent (ce qui est inférieur à la moyenne historique). Après avoir comparé nos versements relatifs au système (puisque les revenus américains sont plus élevés, j'avais contribué davantage que lui), nous avons calculé ce que j'aurais touché si mon capital avait été confié au fonds de pension de Pablo au Chili, au lieu d'être versé à la Social Security aux Etats-Unis. Nous avons établi trois projections pour ma retraite «chilienne », chacun proposant une pension qui, comme aux Etats-Unis, serait indexée sur l'inflation: 1) Partir à la retraite dans 10 ans, à l'âge de 62 ans, avec une pension annuelle de 55,000 dollars, soit environ trois fois plus que les 18,000 dollars prévus au même âge aux EtatsUnis. 2) Partir à 65 ans avec une pension annuelle de 70,000 dollars, soit presque le triple des 25,000 dollars promis par la Social Security qui seraient versés un an plus tard, lors de mes 66 ans. 3) Partir à 65 ans avec une retraite annuelle de 53,000 dollars et un versement unique de 223,000 dollars. On pourrait soupçonner que Pablo est fortuné parce qu'il est un investisseur sophistiqué, mais il n'a fait rien d'autre que de placer son argent dans l'un des fonds de pensions les plus populaires. Le solde de son compte est plus élevé que la plupart des Chiliens, puisque son salaire est au-dessus de la moyenne, mais les salariés moins bien payés sont également bien lotis, parce que leur retraite sera équivalente à plus de 90 pour cent de leurs salaires. En revanche, la retraite américaine représente moins de 60 pour cent de votre salaire - ce qui s'applique uniquement aux faibles revenus. Les bénéficiaires typiques touchent moins que la moitié de leurs salaires.
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Le grand problème au Chili est que de nombreux salariés ne cotisent pas régulièrement pour leur retraite, soit parce qu'ils sont au chômage, soit parce qu'ils travaillent au noir. TI s'agit là d'une situation courante dans les pays en développement, quel que soit le régime de retraite. Or quiconque cotise pendant au moins 20 ans reçoit une retraite de base qui, par rapport au salaire médian, est en réalité plus généreuse que l'équivalent aux Etats-Unis. Pourtant, les Chiliens ne seront-ils tentés par le système de répartition le jour où le marché financier s'effondre et efface les retraites? Les risques des systèmes chilien et américain seront abordés plus loin. Mais je peux vous dire que Pablo en tant qu'économiste apprécie les risques du marché boursier et n'hésite pas quant à ses choix de placement actuels. «Je suis très content de mon compte », m'a-t-il dit après avoir comparé nos retraites. TI était assez gentil pour ne pas enfoncer le clou. Lorsque, envieux, je lui ai dit que non seulement il pouvait s'attendre à une retraite bien plus élevée que la mienne, mais aussi assez d'argent pour s'acheter une maison de vacances à la plage ou à la campagne, il m'a assuré qu'il ne pourrait se permettre qu'une petite maison. Je ne suis pas certain que cela me console, mais il faut positiver. Peut-être ma retraite pourra couvrir le prix du vol pour lui rendre visite à nouveau.
2 - Faites vos jeux Après mon premier article comparant le système américain au régime de retraite chilien, j'ai été submergé de courriers de lecteurs m'expliquant que je suis un imbécile superficiel. En l'occurrence, ils ont à moitié raison. L'article était superficiel, car je me suis contenté de constater combien d'argent j'aurais eu si mes cotisations avaient été investis dans le fonds de pension de mon ami
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Pablo Serra. Les chiffres étaient en effet impressionnants: ma retraite serait trois fois plus élevée que celle promise par le système américain - mais il importe plus de se demander quel système comporte davantage de risques. Pablo se porte très bien parce que les fonds de pensions chiliens ont une bonne performance depuis vingt ans - avec probablement des rendements plus élevés que les fonds mutuels américains, même si au Chili je serais bien en avance sur la Social Security. Historiquement, le marché boursier engendre un retour moyen sur investissement de deux à trois fois plus élevés que le système de retraite américain. li est vrai que le rendement des marchés fmanciers pourrait baisser à l'avenir, ce que soulignent les critiques de l'épargne-retraite privée dans les annonces qui comparent le marché à un bandit manchot et célèbrent la « garantie» du système étatique. Or il est un autre risque qu'il faut prendre en considération, et que les salariés chiliens ont soulevé sans cesse. Les comptes privés, m'ont-ils dit, ont le grand avantage de mettre «la plata donde mis ojos la vean» - c'est-à-dire l'argent où je peux le voir. lis sont conscients qu'ils pourraient en perdre une partie sur le marché boursier, mais ils préfèrent cela plutôt que de voir tout l'argent disparaître aux mains des hommes politiques. La Social Security américaine, loin de constituer une garantie, comporte un risque politique qui sera plus clairement défini en 2017, lorsque j'aurai 64 ans. C'est à ce moment que le système de retraite commencera à verser plus d'argent en termes de retraites qu'il ne reçoit en cotisations. Théoriquement, il existe un fonds de garantie pour couvrir ce déficit. Lorsque le Congrès américain a fortement augmenté les cotisations-retraite dans les années 1980, l'idée fut d'engendrer un excédent pendant les années d'activité de la génération baby-boom,
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susceptible de fmancer ensuite leur retraite. Mais le Congrès a dépensé cet argent, ce qui nous a laissé un fonds de garantie qui n'est rien de plus qu'un placard rempli de bons du Trésor. Le problème ne se pose pas aujourd'hui, car pendant quelques années encore les impôts de la génération baby-boom vont assurer un excédent au système de retraite d'environ 100 milliards de dollars, ce qui permettra au Congrès de dépenser sans compter pour ses causes préférées, telles que les subventions agricoles, des armements et des immeubles en l'honneur d'hommes politiques. Or en 2009, l'excédent va diminuer puis se transformer en déficit en 2017 environ, lorsque le Congrès devra honorer les bons du Trésor. Lorsque j'aurai atteint mes 70 ans, le déficit du régime obligera le Congrès à trouver d'autres impôts ou à imposer une coupe budgétaire équivalant à plus de la moitié du budget du Pentagone. Si je vis jusqu'à 88 ans, il n'y aura plus rien dans le fonds de garantie, et les prestations globales seront réduites de 27 pour cent. Devant ces chiffres impitoyables, le président Bush a proposé en avril 2005 un compromis aux Démocrates: protéger les pauvres tout en limitant la hausse des prestations pour les revenus plus élevés. Les Démocrates ont refusé la perche, dénoncé les réductions sans rien proposer à la place, et les membres des deux partis se sont demandés pourquoi un homme politique mettrait en danger ses chances pour 2006 en s'attaquant à un problème futur désagréable. On peut considérer que les Démocrates sont des empêcheurs de tourner en rond irresponsables, mais ils ne font qu'obéir à la première règle en politique: la réélection. Cette règle d'or est respectée par les hommes politiques des deux partis qui ont dépensé l'argent des retraites de la génération baby-boom. Pourquoi en effet mettre de l'argent de côté pour 2017 si on peut le dépenser aujourd'hui pour attirer les électeurs et remporter les élections?
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Je ne peux pas protéger ma retraite contre ce genre de risque politique, mais Pablo peut protéger la sienne contre les risques du marché financier. Au fur et à mesure qu'il approche de la retraite, il peut modifier son portefeuille pour détenir moins d'actions et davantage d'obligations, comme celles qui financent l'autoroute privée entre Santiago et Valparaiso, qui sera amortie par les péages. Le système de retraite chilien a mis en place des panneaux publicitaires au bord de la route: «Votre épargne fmance cette autoroute, et cette autoroute fmance votre retraite. » Je pense souvent à ces panneaux. Ma retraite dépend de 535 hommes politiques à qui l'on demandera de voter d'importantes hausses d'impôt ou des réductions budgétaires, ce qui risque de leur coûter leurs sièges. La retraite de Pablo dépend des gens qui circulent en voiture entre les deux plus grandes villes du Chili.
3 - Les vieux et les reposés
Des septuagénaires ont parcouru 40 kilomètres à vélo ce mois-ci lors des National Seniors Game à Pittsburgh. Une femme de 68 ans a jeté le disque 85 pieds et un homme de 69 ans a jeté le javelot pratiquement au milieu du terrain de foot. Est-ce possible que des gens de cet âge soient encore capables d'aller travailler? D'accord, je ne suis pas diplomate. Dans le débat sur les retraites, la notion de relever l'âge de retraite reste taboue. Les économistes de tous bords y sont favorables; or les politiques redoutent d'aborder le sujet devant leurs électeurs. Les Américains prétendent désormais au droit de passer quasiment un tiers de leur vie à la retraite. Leurs emplois sont physiquement moins lourds que ceux de leurs parents; pourtant, ils partent à la retraite de plus en plus tôt, en moyenne vers 62 ans. Pour la plupart,
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ils pourraient continuer à travailler (moins de 10 pour cent des personnes âgées de 65 à 75 ans ont des problèmes de santé), mais ils préfèrent s'arrêter. Le problème n'est pas que les Américains sont par nature plus paresseux qu'avant. Ils ne font que réagir à un système d'incitations qui favorise la cupidité et la passivité. Le système de retraite est largement perçu comme un dispositif qui unit les Américains pour s'occuper des générations âgées. En réalité, il est source de vilains combats politiques entre générations. A l'aide de groupes de pression, les anciens ont appris à se battre pour la retraite anticipée et l'obtention de prestations plus élevées que celles de la génération précédente - le tout financé grâce à des impôts plus élevés qu'ils n'ont jamais versés. Résultat: un système qui accable les jeunes tout en créant des incitations perverses pour un départ à la retraite anticipé. Une fois que vous avez travaillé 35 ans, le travail supplémentaire augmente peu les prestations (et parfois pas du tout) ; mais il faut continuer à verser les cotisations-retraite, qui ont doublé en 50 ans. Si les seniors étaient prêts à travailler plus longtemps, les prélèvements obligatoires seraient moins élevés pour tout le monde, et les familles avec jeunes enfants seraient moins imposées. La richesse nationale serait d'autant plus importante et les recettes fiscales plus abondantes au service des plus démunis, y compris ceux qui ne peuvent plus travailler et les personnes en-dessous du seuil de pauvreté. Il semble actuellement impossible d'instaurer un tel système aux Etats-Unis, alors qu'il existe depuis longtemps au Chili. Son régime de retraite prévoit un filet de sécurité plus important pour les plus pauvres qu'aux Etats-Unis (proportionnellement aux salaires) et une plus forte incitation à travailler, puisque les cotisations versées par
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les Chiliens finissent sur leurs comptes privés, et non dans une caisse publique. Une fois que le Chilien aura accumulé assez d'argent sur son compte pour financer le versement d'une retraite équivalant au minimum à 50 pour cent de son dernier salaire (soit bien supérieur à ce que tout Américain peut escompter), il est libre de toucher sa retraite, tout en travaillant si tel est son choix. Voire, il y a intérêt puisque son salaire sera d'autant plus élevé: les retraités chiliens, contrairement aux Américains, sont exonérés de cotisations. li en résulte une modification importante des habitudes de travail. Avant l'introduction du système privé en 1981, le Chili était doté d'un régime de répartition classique, au bord de la faillite, comme aux Etats-Unis et en Europe: des cotisations plus élevées à verser pour les jeunes pour financer les retraites des vieux, qui partaient à la retraite de plus en plus tôt. Or selon les économistes Estelle James et Alejandra Cox Edwards, le nouveau système a permis d'augmenter de 30 pour cent la participation des travailleurs âgées de 60 ans et plus.
Cerise sur le gâteau: les Chiliens qui maîtrisent eux-mêmes leurs comptes épargne-retraite restent indépendants des politiques ou des groupes de pression en ce qui concerne leur départ à la retraite. C'est un choix personnel et non un enjeu politique. Les Chiliens que j'ai interviewés avaient une attitude plus saine en matière de retraite que les Américains du baby-boom, qui rêvent de passer des décennies à jouer au golf.
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Maria Clara Meyer, 57 ans, m'a dit qu'elle envisageait de consacrer son temps après 60 ans à faire des tutorats, ou bien à fonder une entreprise d'éco-tourisme. «Je suis un peu lasse de mon travail d'enseignante », me dit-elle. «Mais je ne suis pas bête, donc je vais continuer. Ce n'est pas sain d'arrêter le travail quand on est encore capable. »Et ce n'est pas sain pour le pays non plus.
* Articles parus d'avril en juin 2005 dans la section Op Ed du New York Times. Publiés avec l'accord de l'auteur.
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Pourquoi la capitalisation pour la France* Pascal Salin Le problème des retraites, et plus précisément celui du passage à la capitalisation, est un des défis majeurs de notre époque. Il est donc important que nous prenions conscience du changement formidable qui est en train de se produire dans le monde à ce sujet. Or, nous sommes en France terriblement en retard. Nous sommes, en effet, les victimes des hommes politiques, car c'est le processus politique qui a conduit à la situation sans issue des retraites à laquelle nous sommes confrontés. Il est en effet facile d'instaurer un système par répartition. On prend par la force à ceux qui travaillent, on donne aux autres, et on semble être généreux. Il est également facile de prolonger la survie de ce système par des modifications marginales. On peut augmenter un petit peu les cotisations, changer un petit peu l'âge de la retraite, modifier quelques règles complexes et on arrive ainsi à transmettre le système au gouvernement suivant qui se lancera à son tour dans des bricolages à court terme. Mais nous ne sommes plus maintenant à un moment où nous pouvons nous contenter de ces replâtrages: il y a non seulement des changements démographiques très importants, mais aussi des problèmes économiques fondamentaux.
Démographie et « collectivisation» Citons un seul chiffre : le rapport des actifs aux retraités qui était, dans les années cinquante, de l'ordre de deux à un passera à 1,4 en
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2010. Ce n'est pas lointain, et cela implique une augmentation considérable de la charge qui pèsera sur les actifs dans un système de répartition. fi Y a par ailleurs le problème économique, à savoir le blocage de long terme de la croissance, explicable par le cercle vicieux de la collectivisation, où le sort des individus dépend de moins en moins de leurs propres efforts de travail ou d'épargne, et de plus en plus de ce qu'on veut bien leur donner au titre d'allocations de retraite, d'allocations chômage, de sécurité sociale, etc. On a ainsi détruit les incitations à produire et à se développer. Nous sommes, de ce fait, dans un processus de déclin continuel. fi faut en sortir, et nous pouvons commencer par briser le cercle vicieux des retraites, car il faut extraire des retraites de plus en plus abondantes d'une économie qui produit de moins en moins, ou qui, tout au moins, stagne. L'expérience du Chili démontre que c'est possible.
Le vrai moteur de la croissance Lorsqu'on passe à un système de capitalisation, on stimule le seul véritable moteur de la croissance: 1'épargne. Les individus ont alors intérêt à épargner, à accumuler du capital et à créer de la richesse. On ne compte plus sur la générosité obligatoire des autres dans le futur pour subvenir à ses besoins lorsqu'on sera retraité. C'est en ce sens que cette révolution à venir est une révolution morale. Elle représente le retour à la responsabilité individuelle, et le travail de José PiDera apporte cette dimension morale dont nous avons tellement besoin et qui manque aux décisions politiques. On dit que le passage à la capitalisation ne sert à rien, parce qu'il faut bien tirer des ressources quelque part pour payer les retraites. Il importerait alors peu que ces prélèvements soient effectués par un régime de répartition ou par un système de capitàlisation.
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Ceux qui font ce raisonnement oublient une chose fondamentale : plus on fait appel à la responsabilité individuelle, plus on est incité à créer des richesses. On ne prélève donc pas les retraites sur une quantité de ressources identiques, mais sur une quantité de ressources qui s'accroît lorsqu'on est dans un système de capitalisation. On évoque aussi les incertitudes qui viennent du fait, que dans un système de capitalisation, les rendements sont incertains, qu'il y a des krachs boursiers, etc. Rien n'est certain dans la vie, mais nous avons pourtant une certitude : le régime actuel a fait faillite et notre sort à tous est donc menacé. Si le passage de la répartition à la capitalisation n'est pas plus généralement réclamé, il faut s'interroger sur les raisons de ces réticences. Dans le cas français, il y a deux types de raisons. D'abord, la France est un pays extrêmement corporatiste, ce qui se traduit par exemple dans le fait que les systèmes de retraite sont des systèmes dits de cogestion, dont les syndicats patronaux et de salariés sont les gérants. lis ne veulent pas perdre leur pouvoir, et comme par ailleurs le monde politique a peur de la puissance syndicale, a peur des grèves dures à répétition, il préfère « s'écraser» et accepter que la démocratie cède sous la force brutale.
La foi et la peur
Le président de la République tchèque Vaclav Klaus a dit : « Si les régimes communistes se sont effondrés, c'est parce qu'ils ont perdu leurs deux piliers: la foi et la peur. » Le communisme a longtemps survécu parce qu'on avait foi en lui, mais aussi parce qu'on avait peur du pouvoir. Quand ces deux piliers se sont effondrés, le retour à la liberté est devenu possible. Nous sommes dans une situation semblable, où les citoyens ont la foi dans de fausses solutions et la peur à l'égard de ceux qui exercent la force pour maintenir de
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manière conservatrice des systèmes qui pourtant ont fait faillite; et où, par ailleurs, les dirigeants ont foi dans leur système et peur des changements. La foi est bien souvent en France l'attachement aux solutions erronées. Les erreurs intellectuelles y sont fréquentes, par exemple l'idée qu'il y a un nombre d'emplois limité dans l'économie, qu'il faudrait partager. TI en est résulté la fameuse loi des 35 heures, mais aussi tous les systèmes de préretraites consistant à inciter les gens à ne plus travailler. On diminue donc l'âge de la retraite, alors qu'il faudrait laisser la liberté à chacun de décider de l'âge de sa retraite. Pourquoi ne peut-on pas admettre à notre époque que les êtres humains sont assez adultes pour décider eux-mêmes de ce qui est préférable pour eux et donc les laisser librement négocier avec leur employeur s'ils veulent prendre leur retraite à 55, 60, 65, 70, 80, ou à 90 ans? Cette liberté de décision constitue une liberté fondamentale à laquelle tout le monde devrait avoir droit et que chacun doit revendiquer. Certaines gens seraient heureux de pouvoir prolonger leur vie active, s'ils pouvaient en retirer un bénéfice. C'est un aspect du problème remarquablement bien souligné dans cet ouvrage par José Pifiera.
Réhabilitation de l'épargne
Une autre erreur intellectuelle grave est l'idée que pour «relancer» l'économie, il faudrait diminuer l'épargne et augmenter la consommation. L'épargne est ainsi conçue comme une «fuite» à laquelle correspondrait une diminution de la demande globale et donc de la production. Or, cette thèse est fallacieuse: l'épargne ne disparaît pas du circuit économique, bien au contraire: elle est investie, elle permet la croissance future. Par conséquent, la seule relance valable est la relance par l'épargne. Nous avons d'ailleurs de ce point de vue des exemples frappants, en particulier celui du
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Chili. À travers le monde, la croissance est élevée là où les gens épargnent et investissent. Et c'est pourquoi le passage à la capitalisation a transformé le visage du Chili. li est quelque peu ironique que nous devions maintenant, au « pays des Lumières », si fier de l'intelligence supposée de ses élites, recevoir des leçons de ces lointains pays d'Amérique latine souvent considérés comme sous-développés. Or les vraies solutions viennent de là-bas, et il faut se rendre compte que l'imagination est souvent au pouvoir en Amérique latine et ne l'est plus dans la vieille Europe.
Les fonds de pension à la française Un étonnant hasard historique a fait que, de manière souterraine, il y avait une transformation formidable des institutions et des modes de fonctionnement de l'économie dans le monde. Un homme comme José Pillera, parce qu'il avait la clairvoyance, mais aussi le courage, et peut-être aussi un peu de chance, a transformé son pays. Maintenant l'exemple du Chili fait tache d'huile. Huit pays en Amérique latine ont adopté des systèmes de retraites par capitalisation et José Pifiera passe son temps à parcourir le monde pour expliquer les raisons de cette transformation et pourquoi un tel changement doit être réalisé. En France, un timide pas avait été fait en 1997 vers la capitalisation avec la loi Thomas sur les fonds de pension. li est d'ailleurs caractéristique que les amendements apportés au cours de la discussion à l'Assemblée nationale aient considérablement réduit la portée et l'intérêt de cette loi par rapport au projet initial. Et il est également caractéristique qu'elle ait été ensuite abrogée par le gouvernement Jospin. Ces faits apportent la preuve d'une méfiance ou d'une hostilité généralisées à l'égard de la retraite par capitalisation. Cependant, en 2003, les fonds de pension ont fait une réapparition modeste avec la "loi Pillon" et la création des plans 120
d'épargne pour la retraite populaire (PERP) et des plans d'épargne pour la retraite collectifs (PERCO). Mais ceux-ci n'ont qu'un rôle complémentaire. Ils sont laissés à l'initiative des salariés et des entreprises et ils bénéficient d'avantages fiscaux lors de leur constitution. Si les fonds de pension à la française peuvent être critiqués, c'est pour toute une série de raisons qu'il serait trop long d'explorer en détail. II y a d'abord le fait qu'il s'agit d'un système complémentaire et pas d'un système de remplacement de la retraite par répartition. C'est une différence essentielle avec le système chilien où l'on a donné le choix aux individus de quitter la répartition défmitivement pour aller à la capitalisation. C'est aussi un système de portée très limité. II est en effet bordé par toute une série de dispositions complexes, avec des exemptions ou des plafonds précisément conçus de manière à limiter le développement du système, car la grande obsession du corps politique reste de ne pas déplaire aux syndicats, et de ne pas porter atteinte à leur chère retraite par répartition. C'est aussi une réforme typiquement française, car au lieu de laisser tout simplement les salariés décider eux-mêmes du montant des ressources qu'ils souhaiteraient capitaliser à partir des sommes qui leur sont versées, on a conçu, tout au moins en ce qui concerne le PERCO, un système mixte où les fonds de pension voient le jour au sein de l'entreprise, éventuellement après négociation avec les syndicats, ce qui limite évidemment la possibilité pour les salariés de passer d'un fond de pension a un autre. La solution chilienne en revanche, avait consisté à rendre le pouvoir aux individus, en leur disant : « C'est votre argent qui est en cause, c'est à vous de le gérer, vous êtes des êtres responsables, et par conséquent vous n'avez pas à négocier avec un chef d'entreprise ou un syndicat de l'utilisation de votre argent". Mais, bien évidemment, cette conception des choses est mal vue en France. Ainsi, dans la discussion qui avait eu lieu au Sénat lors de la discussion de la loi 121
Thomas sur les fonds de pension, un ministre de 1'époque, M. Lamassoure, avait déclaré qu'il fallait empêcher que les individus puissent librement adhérer à un fonds de pension, parce que figurez-vous - les institutions financières risquaient de démarcher leurs clients! C'est effectivement 1'horreur absolue en France, alors que justement le démarchage est ce qui permet d'apporter aux clients un produit satisfaisant, en stimulant la concurrence.
Un passage obligé: la transition Ce problème de la transition existe pour une raison bien simple : on ne peut pas revenir sur le passé. Lorsqu'un camion écrase une vieille dame, il ne peut pas la " désécraser " en reculant. Le passé est le passé et lorsqu'on a fait des erreurs, il faut en supporter le poids. Nous pouvons malheureusement trouver beaucoup d'exemples de cette proposition évidente selon laquelle il y a toujours des coûts de transition. Ainsi, quand la démagogie conduit un gouvernement à faire une politique de contrôle des loyers pour plaire aux locataires, parce qu'ils sont électoralement plus nombreux que les propriétaires, qu'en résulte-t-il ? Une pénurie de logements. Un institut de recherche américain montrait il y a quelques années dans une de ses publications la photo d'une ville dévastée. On avait 1'impression qu'une bombe était tombée sur cette ville, mais il s'agissait plus simplement d'une ville où il y avait un contrôle des loyers. Le contrôle étatique fait souvent plus de destruction qu'une guerre. Lorsqu'il y a un contrôle des loyers il y a pénurie, et lorsqu'on le supprime ultérieurement, les loyers montent parce qu'il y a une offre insuffisante. Mais, au bout d'un certain temps, on recueillera les fruits de la transition, sous forme de loyers moins élevés et de locaux plus abondants. TI en va de même pour les pensions: il y a un coût de transition. Le problème consiste à savoir si nous voulons accepter ce coût de transition, assimilable à un investissement capable de transformer un système mauvais en un bon système et d'en apporter les fruits à
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toutes les générations à venir, ou si nous préférons conserver un système qui doit faire faillite de toute façon, et donc être amenés à le changer plus tard dans des conditions encore plus hasardeuses. il faut supporter ce coût et le faire le plus rapidement possible. il ne faut pas oublier non plus que ce coût diminue rapidement, grâce à l'impulsion donnée à l'activité économique par le supplément d'épargne dû aux fonds de pensions, qui allège le poids relatif du financement. Si nous avons une croissance à peu près nulle ou faible, comme en France, et que l'on doit payer pour la transition, c'est plus difficile que si l'on a une croissance de 6 % comme au Chili, ce qui est dû en grande partie au passage à la capitalisation et à son effet positif sur l'épargne. Ainsi, au bout de quelques années, la transition est achevée. La transition pose un autre problème important, parce que les intérêts des citoyens divergent. Ceux qui sont près de la retraite ont évidemment intérêt à maintenir le système par répartition, parce qu'ils n'auraient pas le temps d'accumuler beaucoup dans un système de capitalisation. En revanche, ceux qui sont loin de la retraite ont intérêt à passer au système par capitalisation, mais ils sont peut-être réticents à payer les sommes nécessaires pour réussir la transition. il faudrait accepter l'idée que ceux qui sont proches de la retraite courent un risque important, le risque que leur pension ne leur soit pas versée au taux qu'ils attendent dans le système actuel. Par conséquent, en acceptant pendant quelques années de payer le coût de la transition, ils font comme s'ils achetaient une assurance contre le risque. Quant aux plus jeunes, il faut leur dire qu'ils doivent acheter un ticket d'entrée dans le système de capitalisation. ils ont tout intérêt à passer à la capitalisation, mais nous ne sommes pas dans un monde idéal et nous devons tenir compte du passé. ils doivent donc accepter pendant cinq ou six ans de financer la transition.
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Comment éviter le naufrage L'environnement politique français est particulièrement hostile à la capitalisation et il n'est donc presque rien fait pour faciliter le passage vers la capitalisation. Tout d'abord, il est interdit de quitter le système de répartition. Par ailleurs, le recours à un système complémentaire de capitalisation est rendu difficile par le système fiscal, en dehors de quelques avantages fiscaux accordés, par exemple, pour la constitution d'un PERP. Or, le succès de la capitalisation serait mieux assuré si les sommes capitalisées n'étaient pas taxées à l'entrée. C'est le cas au Chili et cela est logique. Les revenus futurs de l'épargne seront en effet taxés. Or, lorsque l'on sait que les taux d'imposition (cotisations sociales comprises) sont de l'ordre de 50 à 80 %, il est évident que l'incitation à entrer dans un système de capitalisation est considérablement réduite par l'existence d'une telle spoliation fiscale. C'est un élément qu'il ne nous appartient malheureusement pas aux uns et aux autres de décider. Mais il nous appartient peut-être d'essayer de faire comprendre que, contrairement au leitmotiv qui nous est assené chaque jour, l'épargne est surtaxée en France d'une manière absolument scandaleuse, alors que l'épargne est la clé de l'avenir. Si nous n'arrivons pas à le faire comprendre, il y a fort à parier que nous serons, notre pays et nous tous par conséquent, définitivement sur la voie du déclin. *Professeur à l'Université de Paris IX-Dauphine.
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Annexe 2 : A propos de l'auteur
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José Piiiera, défenseur de la démocratie au Chili* José Luis Daza Ce n'est pas la première fois que je présente José Piiiera ; dans le passé cet exercice a souvent impliqué d'énormes efforts, suivis d'un grand plaisir. Pour le faire venir aux divers forums que j'avais organisés, j'ai dû le chasser aux quatre coins du globe. Fort heureusement, la Chambre de commerce a dû s'investir cette-fois, et tout le plaisir est pour moi. Comme toujours, c'est avec empressement que j'attends son discours, car à chaque fois que j'ai pu le recontrer, l'écouter ou le lire, j'ai appris quelque chose de nouveau. Comme j'ai dit, lorsque la Chambre de commerce m'a gentiment invité à intervenir l'an dernier, José a profondément influencé ma façon de penser. Dans la jeunesse, je pense que nous avons tous le rêve de pouvoir laisser une marque positive; nous rêvons tous de faire un monde meilleur. Certains y parviennent par les idées, d'autres par l'action politique; et d'autres encore par l'influence qu'ils exercent dans leur action quotidienne. Eh bien, José a pu influencer le monde entier à travers l'ensemble de ces trois chemins. Or aujourd'hui, j'aimerais souligner ce qui est peut-être sa contribution suprême, et qui n'est pas suffisamment mentionnée: son soutien à la démocratie et à la liberté. Nous connaissons tous le rôle qu'il a joué en tant que père fondateur du système de fonds de pension au Chili; son rôle en tant qu'auteur de la loi des mines qui a permis de quadrupler la production de cuivre depuis le début des années 1980 (une performance réalisée pour la plupart par le secteur privé). Enfin, son rôle dans la réforme du marché du travail.
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Sa contribution en tant que conseiller auprès de gouvernements à travers le monde est également notoire, des Etats-Unis à la Russie, de la Chine au Méxique, etc. Malheureusement, ses conseils n'ont pas toujours été suivis. Je me rappelle un épisode en septembre 200 l, à peine trois mois avant la débâcle argentine. Le ministre des Finances, Domingo Cavallo, s'est exprimé devant un parterre d'environ 200 investisseurs, à Bariloche. Soudain, il s'est rendu compte que José se trouvait dans l'assistance. TI interrompit son exposé, puis dit: «Je vois que José Pillera est parmi nous: José, si seulement nous avions écouté tes conseils, on n'en serait pas là.» Il reprit son discours; et nous connaissons tous la suite. Ce soir cependant, je voudrais saluer les efforts de José sur un front qui n'est pas assez reconnu, à savoir la mise en place d'une démocratie solide et stable au Chili. L'an dernier, j'ai dit que, de par ses fondations l'Amérique Latine évoluait dans un univers pervers où des institutions viciées et des politiques économiques mauvaises ont conduit à des résultats économiques également mauvais, qui à leur tour ont fait le lit de démagogues populistes, engendrant de piètres résultats économiques. Et ainsi de suite. Le Chili est aussi le seul pays de la région qui s'est avéré capable de casser ce cercle vicieux, pour créer un équilibre nouveau: un cercle économique et politique vertueux. Les chocs négatifs subis par l'économie chilienne et son système politique au cours de ces dernières années ont déclenché une réaction positive et bénigne de la part des acteurs principaux. La démocratie s'en trouve d'autant plus renforcée. Sans aucun doute, il faut rendre hommage à des individus pour ces actions, mais il faut aussi reconnaître que les incitations allaient toutes dans le bon sens.
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Je pense sincèrement que les germes de ces réponses ont été plantées à la fin des années 1970 et au début des années 1980 par un groupe d'individus idéalistes, qui ont mis en œuvre des réformes révolutionnaires, permettant la création d'institutions qui sont essentielles pour la démocratie. Leur objectif ultime était la promotion de la liberté individuelle, au sens large. José était toujours un partisan explicite de la liberté de la presse et des droits individuels. Il était de ceux qui ont joué un rôle crucial dans la mise en place d'institutions qui désormais constituent le fondement du meilleur régime démocratique de l'histoire du Chili. Ainsi José, alors que tout le monde admire ton rôle dans la réforme économique, je te remercie de ce que tu as fait pour faire du Chili sinon la seule, du moins l'une des rares démocraties efficaces en Amérique Latine. *Introduction lors du dîner annuel de la Chambre nord-américaine du commerce, New York, février 2004.
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Quand j'étais «Il postino» de Neruda* José Pifiera
Il Ya bien des années, j'eus l'honneur fortuit de faire le facteur pour notre Prix Nobel, le poète Pablo Neruda. Cet épisode me revint à l'esprit après avoir vu « Il Postino », le film basé sur le roman de Skarmeta sur la relation entre le poète en exil et le jeune facteur amoureux. Dans mon cas, la toile de fond ne fut pas l'île luxuriante de Capri, comme dans le film, mais la côte rugueuse et rocheuse à Isla Negra, où Neruda vécut une bonne partie de sa vie. Lorsque j'étais étudiant, mon père était ambassadeur du Chile auprès de l'ONU. Chaque année, de 1966 à 1970, je quittais la chaleur de l'été du sud pour rejoindre nos parents pour les vacances de Noël, au milieu du fabuleux paysage d'hiver scintillant de New York. Un jour début 1970, mon père me confessa sa culpabilité dans une affaire étrange: il avait été incapable d'envoyer un livre à Pablo Neruda. Un éditeur américain venait de publier une édition spéciale du Canto General, avec des illustrations par l'artiste méxicain David Siqueiros. Les éditeurs avaient ensuite offert un exemplaire avec les illustrations d'origine - à l'ambassade chilienne à New York, pensant que celle-ci se chargerait de l'envoyer à Neruda au Chili. Ce qui rendait difficile l'envoi était justement ce qui en faisait une œuvre si rare et exceptionnelle. Le livre était non seulement infiniment précieux: il était gigantesque. Le relier représenta seul un grand effort, et pour l'ouvrir et le lire, il fallait une grande table. Lorsque je le vis, je fus étonné. J'étais bibliophile depuis toujours, mais ceci n'était pas un simple livre - c'était une véritable galerie d'art, un tribut monumental à l'un des plus grands poètes du monde.
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Dans les jours qui suivirent, je passais des heures tout seul avec ce temple littéraire échoué. Quarante ans plus tôt, le grand poète espagnol, Federico Garcia Lorca, avait déclaré que «la poésie de Neruda s'élève avec une voix de passion, de tendresse et de sincérité jamais égalées en Amérique ». Avec la publication du Canto General en 1950, le plus grand poète de l'Amérique hispanique rendait hommage à son continent de naissance et à ses richesses naturelles et culturelles inépuisables. C'est probablement alors que je fus d'abord ému par ces vers qui m'ont fait autant d'effet, et que j'allais réciter des années plus tard pour exprimer mon amour pour le Chili, en quelques minutes lors de mon témoignage à la télévision pendant ma campagne présidentielle en tant que candidat indépendant:
«Maisj'aime, moi, jusqu'aux racines de mon petit pays si froid. Si je devais mourir cent fois, C'est là que je voudrais mourir. Et si je devais naître cent fois, C'est là aussi que je veux naître. » Vers la fm février, je reçus le dernier numéro du magazine chilien Ercilla, où parut une chronique de Neruda qui se lamenta: «De New York est sorti un livre très grand, le Canto General, traduit par Ben Belitt et illustré par Siqueiros. Le livre - me dit-on - fait presque un mètre carré. A quoi ressemble-t-il ? Je ne l'ai pas vu. il ne peut être envoyé par la poste. il a été refusé par les douanes. il ne rentre pas dans une valise. » Je décidai aussitôt de l'emporter avec moi au Chili, et commençai ainsi ma courte carrière de facteur international. Lorsque je pris le vol de nuit pour Santiago, les hôtesses me jetèrent des regards sceptiques, mais j'insistai que mon colis précieux ne saurait aller dans la soute. il va sans dire qu'il était trop grand pour les casiers de la cabine; aussi j'ai voyagé pendant 14 heures avec le
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tome immense sur mes genoux. A Santiago, les douaniers m'accueillirent avec un minimum de tracas, et je fus grandement soulagé. Rentré chez moi, j'appelai avec une certaine nervosité la maison de Neruda à Isla Negra. Matilde Urrutia, son épouse, décrocha. Je lui ai expliqué que j'avais ramené le livre au Chili et traversé la douane. Elle en était ravie et m'a invité à livrer le livre en personne à leur maison au bord de l'océan. Une rencontre avec Neruda était une grande occasion, et tout comme le postino de Skarmeta, je m'intéressais moins au «poet deI popolo» qu'au «poet dell'amore », le poète qui avait inventé des langues et des géographies entières au service de l'amour. Neruda m'accueillit chalereusement, comme s'il n'avait rien de mieux à faire que de bavarder avec l'étudiant qui venait d'arriver à sa porte. Et il causait ! Ce vieux raconteur paraissait se délecter de chaque mot qui sortait de façon nasale de sa bouche, et il restait toujours le personnage principal des histoires innombrables et entrelacées qui sortaient, en riant et en dansant, de sa mémoire prodigieuse. La maison à Isla Negra ressemblait davantage à une frégate au musée, remplie d'objets. Le poète me promenai sur les ponts de ce vaisseau étrange, tout en récitant ses doctes vers sur les artéfacts maritimes divers qui y étaient entassés. Le bruit de la mer était une présence constante, et j'étais persuadé que seul ce régisseur curieux était capable d'en être le gardien, comme il suggéra dans «Une maison dans le sable» :
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« L'Océan Pacifique sortait de la carte, On ne savait plus où le mettre. Il était si grand, désordonné et bleu Qu'on ne pouvait le faire entrer nulle part Alors, on l'a laissé devant ma fenêtre. »
Neruda finit par m'emmener dans son bar, où nous sommes restés jusqu'à tard dans la nuit, entourés d'un arc-en-ciel de bouteilles, perdus dans des histoires dont les couleurs et l'abondance brillaient plus fort que les bouteilles. Je ne me souviens pas qu'il m'ait demandé mon nom, et si j'étais retourné le lendemain, je ne suis pas certain qu'il m'aurait reconnu. A l'époque, j'étais assez fier de mon rôle dans l'acheminement du livre de Neruda jusqu'à Isla Negra. Avec un recul de trente ans, je comprends que Neruda lui-même était le vrai postier. Il prenait des paquets des esprits profonds de mon pays natal pour les expédier à l'étranger. Sa lettre était une lettre d'amour à la vie et au peuple du monde. Comme il écrit dans « Les vers du Capitaine» : « J'achève maintenant ma lettre sans tristesse aucune: mes pieds sont là, bienfermes sur la terre, et ma main t'écrit en chemin: au milieu de la vie, toujours je me tiendrai au côté de l'ami, affrontant l'ennemi, avec à la bouche ton nom, avec un baiser qui jamais ne s'est écarté de la tienne. »
Postscriptum : Après avoir cherché récemment des nouvelles de ce livre magnifique, j'ai reçu la réponse suivante de Tamara Waldspurger, Directrice de «Bibliotecas y Archivos» à la Bibliothèque Nationale: «Au sujet du livre que vous avez délivré en personne à Pablo Neruda à
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Isla Negra, je peux vous assurer que ce grand livre - 'presque un mètre carré' - se trouve dans la Bibliothèque spécialisée de la Fundaci6n Neruda. Il contient une sélection de poèmes de Canto General, traduits en anglais par Ben Belitt et publiés à New York. Il comporte des lithographies originales de David Alfaro Siqueiros et c'est l'édition XVI sur XXV».
*Article paru dans la revue Economia y Sociedad, avril 1996.
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Achevé d'imprimer sur les presses d'ICN 64300 Orthez
Cité du livre