Des mathématiciens, physiciens, philosophes, chercheurs en sciences cognitives, théologiens ou encore psychanalystes et ...
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Des mathématiciens, physiciens, philosophes, chercheurs en sciences cognitives, théologiens ou encore psychanalystes et poètes se réunissent pour discuter de l'unité de la connaissance... Une candide bien plus curieuse que naïve a le privilège d'assister à ces échanges qu'un huis clos favorise. Que ressort-il de la confrontation de brillants cerveaux en ébuUition sur un sujet aussi rebattu qu'épineux ? Ce front commun de la pensée, qui unit les sciences «dures» et « douces >> à des disciplines plus inattendues, mène-t-il à la constatation que le monde peut être connu dans son ensemble ? Achoppe-t-il au contraire sur le constat que le problème est insoluble, qu'il y aura toujours des choses dont nous ne pourrons rien dire ? Notre jeune espionne, les écoutilles cérébrales grandes ouvertes, ne perd pas une miette des débats dont elle nous transcrit les enjeux, avec pertinence et impertinence. Attachez vos neurones ! De formation scientifique (elle est docteur en sciences de l'environnement), Elisa Brune marie son activité de romancière à celle de journaliste scientifique pour plusieurs grandes revues. Au Pommier, elle a déjà publié Le Goût piquant de l'Univers, en 2004.
Du même auteur Fissures, recueil de nouvelles, L'Harmattan, 1996. Petite révision du ciel, roman, Ramsay, 1999, J'ai lu, 2002. Blanche cassé, roman, Ramsay, 2000. La Tournante, roman, Ramsay, 2001, J'ai lu, 2003. Lesjupiters chauds, roman, Belfond, 2002. La Tentation d'Edouard roman, Belfond, 2003. Le Goût piquant de l'Univers, roman. Le Pommier, 2004. Relations d'incertitude, roman, Ramsay, 2004. Un homme est une rOse, roman, Ramsay 2005. De la transe à l'hypnose, essai, Bernard Gilson, 2006.
Dans la collection Romans & plus Pierre-Yves Bourdil, Le Survivant ou l'Harmonie des mondes. Elisa Brune, Le Goût piquant de l'Univers. John L. Casti, Le vrai Paradis de Platon. André Chauchat, SOS Sosie. Laurent Degos, avec l'aimable participation de Monsieur de Voltaire, L.es Nouvelles Aventures de Candide ou la Révolte de l'être. George Gamov et Russell Stannard, Le Nouveau Monde de M. Tompkins. Jean-Gabriel Ganascia, Gédéon ou les Aventures extravagantes d'un expérimentateur en chambre. Robert Gilmore, Alice au pays des quanta. — Il était une fois l'Univers. Sophie et François Képès, Datu le tourbillon de la vie. Etienne Klein, L Atome au pied du mur et autres nouvelles. Benoît Rittaud, L'Assassin des échecs et autres fictions mathématiques Frédéric Serror, Mystère Pascal ou la mort du père noël — avec Herio Saboga, L'Échelle de monsieur Descartes.
Elisa Brune Tu e>
uark, neurone et le psychanalyste Médiathèque Edmond-Kostand 11, rue Nicola5;-Chuq«et 75017 01 4^ ^^ ('"^ '"^
Le Pommier
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Je remercie Alexandre Wajnberg qui m'a permis de vivre ces événements et de les partager avec lui. Je remercie Edith Allaert et Michel Cazenave qui m'ont ouvert les portes de cette rencontre scientifique hors du commun, fruit de leurs efforts conjoints - ainsi que l'Université libre de Bruxelles et France Culture. Je remercie enfin tous les participants, qui m'ont donné du grain à moudre pour longtemps. Ce texte est une réflexion personnelle librement inspirée des propos tenus par les orateurs du colloque « L'unité de la connaissance » qui s'est tenu à La Hulpe en juin 2001. J'assiune l'entière responsabilité des erreurs et mésinterprétations qui s'y seraient glissées.
Relecture : Valérie Gautheron Ce livre s'est inspiré d'un texte paru en 2002 chez Bernard Gilson éditeur sous le titre « L'Unité de la connaissance ». Copyright © Le Pommier 2006 Tous droits réservés ISBN 2-74650273-4 239, rue Saint-Jacques 75005 Paris www.editions-lepommier.fr
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Ce jour-là, je marchais dans la rue avec un ami, journaliste scientifique. Il s'appelle Alexandre et c'est un homme épatant. Au milieu d'une conversation animée, nous croisons quelqu'un qu'il connaît pour l'avoir interviewé récemment. Un scientifique, chercheur à l'université. Celui-ci lui rappelle qu'un certain colloque a lieu la semaine suivante et qu'il doit contacter telle personne s'il veut y assister. Malgré moi, je tends l'oreille. Je ne sais trop pourquoi, les colloques m'attirent. Le mot semble indiquer qu'il s'y trame des choses importantes et secrètes, des activités pour initiés. Après le départ du chercheur (ce mot en -eur évoque pour moi un métier aventureux, comme démineur, trappeur, boxeur...), je demande à Alexandre de quoi il s'agit. — C'est un colloque sur l'unité de la connaissance. Ils ont invité des scientifiques de différentes disciplines. — Qui ça, « ils » ? — Je crois que c'est organisé par France Culture, avec l'Université libre de Bruxelles. Attends, je dois avoir le programme quelque part. Alexandre fouille dans la masse de papiers qui gonfle sa mallette. Je l'envie de graviter dans des sphères si hautes qu'il
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
considère ce colloque comme une chose parmi d'autres. Il me tend enfin un document que je parcours avec avidité. On y lit par exemple : « Cosmologie et vide quantique », « Y a-t-il une unité de la conscience ? », « Les limites de la connaissance scientifique», «L'unité dans la construction du moi»... Je reconnais plusieurs noms de scientifiques renommés, auteurs de nombreux livres. — Waouw ! Et tu vas y aller ? — Je ne sais pas encore. Je me tâte. Ça dure quatre jours et j'ai déjà des rendez-vous que je ne peux pas annuler. J'irai peutêtre écouter une partie. Je piaffais d'appétit. — Alexandre, je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas, mais... je suis libre la semaine prochaine. Tu n'as pas besoin d'une assistante ? r — Pourquoi, ça t'intéresse ? — Vachement. — Eh bien, on va arranger ça tout de suite ! Alexandre appelle ;7AVo la personne qui l'a invité au colloque : «J'aimerais assister... oui... oui... mais... emploi du temps chargé... mon assistante pourrait me relayer... Ça ne pose pas de problème ? Parfait. Merci beaucoup. Alors à mardi. » — Et voilà, ma colombe. L'affaire est dans le sac ! Je lui ai sauté au cou (il fait partie des rares personnes qui me dépassent d'un bon quinze centimètres et à qui je peux réellement sauter a.u cou). Le mardi matin, armée de mon plus beau bloc-notes et de mon look de journaliste adjointe, je traverse le parc du domaine Solvay, à La Hulpe, en me disant que je trouverai bien l'endroit précis en suivant le flot des voitures. Mais de voitures, point. Un écureuil et quelques joggeurs. Aucim fléchage non plus parmi
les allées qui sillonnent la verdure. Si c'est ainsi qu'ils espèrent rassembler leurs ouailles ! Je vois apparaître un château au loin. Ce doit être ce que je cherche. Devant le château, quatre voitures sont rangées. Quelques personnes prennent le firais sur le perron. Alors, de deux choses l'une : ou bien je me suis trompée (j'ai entendu « château Solvay à La Hulpe » alors qu'on m'avait dit « Palais des Congrès à Bruxelles »), ou bien ce colloque va être un flop parmi les plus retentissants de l'histoire des sciences. Je m'approche tout de même, en quête d'informations, et je vois Alexandre surgir par la porte d'entrée. Nous sommes donc dans la deuxième hypothèse. Quelle surprise. La liste des orateurs était pourtant balèze. Je demande à Alexandre en catimini : — Dis-moi, est-ce que tu sais pourquoi il n'y a pas un chat? — Oui, c'est parce que les participants logent tous dans le même hôtel et vont arriver en minibus. On les attend. — Les participants, d'accord, mais le public ? — Il n'y a pas de public. — Quoi ? —Non, c'est extraordinaire. Je viens seulement de l'apprendre. Il s'agit d'un colloque à huis clos. Les organisateurs souhaitent qu'il y ait des discussions de travail entre les participants, et non que chacun fasse son petit numéro pour impressionner la galerie, tu comprends ? — Tu veux dire qu'on va être les seuls spectateurs ? — Apparemment. Ils n'ont invité que quelques journalistes et je suis le seul à avoir répondu - avec toi, je veux dire... Et cet après-midi, tu seras toute seule, ma chérie ! Moi qui croyais m'asseoir à la dernière rangée et me faire oublier — c'est réussi ! Médi,
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
Le minibus est arrivé. Les érudits se sont égaillés sur l'esplanade, admirant le parc. Ils nous ont salués comme si nous étions collègues. Alexandre, très à l'aise, faisait son journaliste chevronné - qu'il est, d'ailleurs. Moi, intimidée, mais obligée de serrer les mains tendues (pas un seul arbre pour se cacher dans cette immense pelouse), j'essayais dans un murmure de me faire passer pour l'assistante chevronnée que je ne suis pas. C'est peu dire que je me suis sentie saisie par l'émotion lorsque nous sommes tous entrés dans la grande salle du château. Elle contenait juste une table en U flanquée d'une vingtaine de chaises et, contre le mur, deux petits sièges pour Alexandre et moi. On s'est regardés ; on s'est avancé ; on s'est assis, émus comme des mariés à l'église : — Alexandre, j'ai un bol fou de te connaître ! — Ne parle pas trop vite ! On ne va peut-être rien piger à ce qu'ils racontent. — M'en fiche. C'est génial quand même.
Attachez vos ceintures !
Je crois savoir qu'au début du XX' siècle, la Belgique fut un rendez-vous annuel de cerveaux éminents. Lors des congrès Solvay, on voyait se côtoyer Albert Einstein, Niels Bohr, Paul Langevin, Erwin Schrôdinger, Werner Heisenberg et bien d'autres. Cet événement-ci me paraît de la même envergure, sauf qu'au lieu de s'en tenir aux physiciens, on a osé l'originalité de convoquer aussi des philosophes, des psychanalystes, des mathématiciens, des théologiens, et j'en passe. Phénomène de mode, volonté de tout essayer, percée décisive dans l'avancement de la science ? L'air du temps est à la multidisciplinarité. Mais de quoi vont bien pouvoir discuter des spécialistes aussi éloignés les uns des autres ? De la possibilité de se rassembler, précisément, autour d'un concept théoriquement fédérateur, j'ai nommé « l'unité de la connaissance » (titre du colloque). Et que peut-on espérer d'une telle confrontation ? Le suspense reste entier. Dans l'esprit des organisateurs, l'illumination surgira peut-être de l'échange de vues le plus improbable. Comment décrire l'atmosphère d'une telle réunion ? Voilà vingt individus dont l'activité principale consiste à penser. Ils
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Attachez vos ceintures!
se rassemblent pour pratiquer ladite activité ensemble (une sorte de front commun du neurone) mais, venant de disciplines difFérentes, il leur est impossible de s'en tenir à leur objet de pensée habituel, tel boson, tel symptôme ou tel orang-outan (sauf à risquer de parler dans le désert). Les voilà contraints de réfléchir à la science dans son ensemble. À la possibilité de connaître le monde. À ce qui unit les difFérentes interrogations. Fichtre ! On en aurait le tournis. J'ai clairement l'impression, assise en retrait dans ce grand salon d'apparat, de me trouver mêlée aux secrets des dieux, ou à ce qui s'en rapproche le plus sur terre. Tous ces champions de la matière grise vont tenter ensemble la grande unification de la science, sans public ni auditoire qui pourrait les induire à « bluffer ». Nos grands esprits sont là pour travailler sérieusement et non pour se disperser à faire étalage de génie. Alexandre et moi sommes tout émoustillés d'assister à un tel spectacle. Nous nous imaginons plongés au cœur d'un débat qui, au milieu du XVIP siècle, aurait rassemblé dans une même conversation Descartes, Pascal, Fermât, Hobbes, Newton, Leibniz, Huygens et compagnie.
Sur le problème de l'unité de la connaissance, nous devrons trancher une épineuse question : sera-t-elle découverte ou sera-t-elle construite ? Devrons-nous mettre le doigt dessus ou l'inventer de toutes pièces ? On établira peut-être, dans un trouble immense, qu'à la fin, les deux se rejoignent, que découvrir est toujours construire. Ou bien l'on admettra que le problème est insoluble, ce qui est aussi une sorte de solution, car on aura au moins découvert quelque chose : nos limites. Pour ce qui concerne chacune des sciences aujourd'hui, c'est en tout cas le discours qui semble le plus souvent revenir : il y a des choses dont nous ne pouvons rien dire. Ou bien encore, on conclura que le débat est stérile, car il y a des questions qui font avancer et d'autres qui embourbent. Et on ira boire un verre.
Michel Cazenave prend la parole au nom de France Culture pour accueillir et remercier ses invités. Il explique que le rôle d'une radio telle que celle-ci va, dans son esprit, jusqu'à participer au débat d'idées. Non seulement témoigner de la production intellectuelle de l'époque, mais encore contribuer à cette production en provoquant les discussions, en suscitant les rencontres (un aiguillon que n'avaient certes pas les savants du dix-septième siècle - sauf si l'on imagine Mme de Maintenon et Mme de Staël en animatrices à micro et leur salon en studio de radio - et au fond, c'était un peu ça).
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L'ordre des exposés est relativement disparate, mais on commence tout de même plutôt par les sciences « dures », celles qui étudient le monde physique et naturel. Encore que non, la science la plus dure qui soit, celle sur laquelle se fondent toutes les autres, est précisément sans lien avec le monde matériel, ime pure construction de l'esprit selon certains, je veux parler des mathématiques. Il est donc légitime de commencer par s'interroger sur le tour de force que constitue « la déraisonnable efficacité des mathématiques », selon une formule célèbre d'Eugène Wigner. Dominique Lambert, philosophe des sciences, nous prend par la main pour explorer cette question.
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Un constat s'impose tout d'abord : aujourd'hui, ce n'est plus seulement la physique qui s'appuie massivement sur les outils mathématiques, ce sont aussi les autres branches de la science, comme la biologie, la biochimie, et même, de plus en plus, les sciences humaines. Dans le monde qui pense, on tend à penser comme si les maths valaient partout. Mais est-ce le cas ? On va explorer cette importante question. Quand on dit que les maths sont « efficaces », on veut dire trois choses, principalement. D'abord, qu'elles permettent souvent de prédire des phénomènes. Ensuite, qu'elles permettent parfois de les expliquer. Ce qui n'est pas la même chose. Quand vous avez calculé la trajectoire d'un boulet, ce qu'un étudiant sait faire, vous n'avez pas expliqué pourquoi il se comporte ainsi. C'est au professeur de physique de faire comprendre ce que sont l'inertie et la gravitation dans cette affaire. Mais il existe d'autres domaines de la physique où les équations fonctionnent sans que personne sache ce qui se cache derrière ; les calculs en eux-mêmes ne livrent rien de la structure des phénomènes. Et enfin, on veut dire aussi que les mathématiques permettent occasionnellement de faire surgir des idées nouvelles qui révolutionnent notre façon de penser. Aujourd'hui, la théorie des cordes ou la géométrie
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non commutative n'ont pas encore de liens avérés avec le réel mais elles sont d'une fécondité théorique incroyable et ouvrent de nouvelles voies dans la représentation du monde.
ne tire une formule d'un chapeau. Il faut souvent un long travail d'adaptation du langage mathématique aux réalités physiques. On part généralement de formalismes qui ont déjà fonctionné, et on modifie peu à peu, exactement comme on a transformé la charrette en voiture en passant par des dizaines d'étapes et non par un coup de baguette magique. Pour bien saisir l'efficacité des mathématiques, il convient donc de remonter aux sources, de refaire tout le chemin à l'envers, de proche en proche (en repérant sur les épaules de qui chaque mathématicien s'est assis) et ce faisant, l'on butera finalement sur deux corpus de base : l'arithmétique et la géométrie. Les deux mamelles des mathématiques sont des beautés grecques (notons que les charmes de la Grèce seront plus d'une fois évoqués dans cette assemblée). Or, l'arithmétique et la géométrie, sur quoi sont-elles assises, elles ? Tout simplement sur la perception élémentaire. Compter, faire des catégories, distinguer le fond et la forme, mesurer, localiser, établir des liens de causalité, faire des analogies, tout ce qui caractérise notre rapport au monde réel et qui lui est nécessaire, telles sont les racines ultimes des mathématiques - que le chasseur paléolithique mettait déjà en œuvre pour assurer sa survie (les maths seraient donc un avantage comparatif au sens de la théorie darwinienne !).
Pour autant, toutes les mathématiques ne sont pas équivalentes en qualité. Il y a des formalismes qui résolvent des problèmes, qui unifient des domaines, et il y en a qui sont de purs jeux sur des axiomes arbitraires. Il y en a d'utiles et d'autres simplement décoratifs — on parle de mathématiques profondes et de mathématiques vides. Il y aurait entre celles-ci la même distance qu'entre un marteau classique (outil universel) et un objet capable de n'enfoncer qu'un seul clou. Mais y a-t-il quelque chose qui caractérise les mathématiques profondes ? Oui. Elles sont riches en invariants, c'est-à-dire en symétries. Un invariant est une qualité qui se conserve à travers les transformations. Comme la forme d'une figure après une translation ou le résultat d'une somme après permutation des termes, pour ne donner que deux exemples. Et une qualité qui se conserve, c'est nécessairement quelque chose d'important. yi. C'est l'énergie en physique, c'est le gène en génétique, c'est le moi en psychologie, ou encore la pluie en Belgique. Ainsi, un système mathématique profond est un système qui comprend des opérations riches en invariants et c'est aussi ce qui fait sa capacité d'unification très forte. Car la nature de la réalité est précisément de présenter des invariants et des symétries. Il est donc normal que les mathématiques soient un bon candidat descripteur de la réalité. On tient là une piste. Cela dit, les découvertes mathématiques n'apparaissent pas par magie dans le cerveau de leur concepteur et ne s'appliquent pas ex nihilo à une situation observée dans la nature. Il ne faut pas gommer l'épaisseur historique du processus, la construction de proche en proche à partir de formalismes performants. Nul 14
Ainsi, nos mathématiques se présentent comme l'amplification de la capacité élémentaire à distinguer des invariants dans la nature : invariants dans l'espace (la proie qui se déplace, le silex qui fera un bon outil) ou invariants dans le temps (les graines qui germent, les saisons qui saisonnent...). Telle serait la base de la formation des concepts et des catégories abstraites. Du coup, le mystère de l'efficacité des mathématiques s'évapore et la logique de leur struaure interne s'illumine. Dire que les maths fonctionnent, c'est dire que nous appréhendons le monde avec une certaine réussite,
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qui nous a permis de perdurer jusqu'ici. Les maths ne sont pas une construction abstraite jaillie de cerveaux surchauffés et qui s'appliqueraient par un hasard incongru aux choses de la nature, elles sont la condition même de notre succès en tant qu'espèce et reflètent très fidèlement les propriétés du monde réel dans lequel nous évoluons. Loin de tomber du ciel, elles s'enracinent dans la terre. Et l'efficacité des concepts mathématiques dans les divers domaines de la connaissance proviendrait de cette assise solide : le fonds cognitif commun qui permet à tout être humain de se débrouiller dans le monde. CQFD.
 la pause-café, trop timide pour aborder les sommités qui nous entourent, je me confie à Alexandre :
— Tu sais, cette histoire de domaine inaccessible, c'est peutêtre la rançon de l'efficacité. Les maths peuvent fournir des raisonnements très puissants parce qu'elles sont sans ambiguïté aucune, mais elles ne peuvent pas en tenir beaucoup, pour la même raison exactement. Au fond, il y a peu de choses dont on puisse rendre compte au scalpel. — Tu peux préciser ta pensée ? — Plus je préciserai ma pensée, plus elle aura les défauts que je veux justement décrire. Je vais prendre une image. Pour moi, les maths, c'est comme une excavatrice. C'est im outil étroit et perçant, très efficace pour autant qu'il rencontre de la terre dans laquelle il puisse creuser un tunnel. Mais il n'est d'aucun secours dans l'eau ni dans l'air. Or le monde contient un peu de tout. Pour se mouvoir dans l'eau, par exemple, il faut pouvoir louvoyer, être ambigu. C'est ce que fait le langage courant. Il est capable de jeux de mots, de doubles sens. Or ceux-ci sont interdits en mathématiques puisque chaque mot ou symbole ne possède qu'un sens et qu'un seul, par définition. Alexandre aime bien ma métaphore de l'excavatrice, mais il m'exhorte à « faire gaffe avec ça » : —Les métaphores ont leur utilité, mais elles sont dangereuses. On oublierait que leur portée est toujours partielle et imparfaite. C'est comme si tu parlais d'une orange pour expliquer à quelqu'un ce qu'est un pamplemousse. Ça donne une vague idée, pas trop éloignée, mais tout à fait caduque une fois que l'autre aura goûté un pamplemousse. La métaphore n'est qu'une approximation grossière, une « idée en attendant ». —Tu viens d'utiliser une métaphore pour illustrer les limites de la métaphore. — Parfaitement. « Ce qu'on te reproche, cultive-le », disait Cocteau. Mais pour revenir à notre problème, il ne faut pas
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L'assistance est emballée. Rarement on vit démonstration aussi rondement menée. Mais dans la discussion qui suit, on entend un philosophe protester : il ne faudrait pas croire que les mathématiques appréhendent tout le réel. Issues de nos perceptions élémentaires, elles en restent prisonnières d'une certaine façon et ne peuvent rien dire des systèmes que l'on appelle « non compressibles », c'est-à-dire de ceux qui ne peuvent être réduits par aucune simplification. Or, on sait que ces systèmes sont beaucoup plus nombreux que les systèmes modélisables. Nous ne pouvons donc mathématiser que ce qui est mathématisable. Au-delà de la formulation tautologique, l'assertion est plus profonde qu'il n'y paraît : la science n'aborde pas de front le foisonnement du réel, elle isole des cas - souvent des cas d'école -, seuls accessibles à ses méthodes. C'est déjà fort bien, évidemment, à condition de ne pas oublier l'immensité du domaine inaccessible (inaccessible au raisonnement mathématique, s'entend, peut-être pas à un autre type d'approche - c'est tout l'enjeu de ce débat).
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croire non plus que l'inaccessible d'un jour sera l'inaccessible toujours. Depuis la fantastique percée de l'école de Prigogine sur les structures dissipatives et les phénomènes chaotiques, on commence à interroger des pans entiers du réel qui échappaient à toute analyse. Ce qui était inexplorable ne l'est plus. — Oui, mais dans le même temps, la physique des particules ouvre de nouveaux abîmes apparemment inaccessibles. C'est comme si l'on se trouvait sur un iceberg. Seule une toute petite partie est émergée. Le reste nous échappe. Quand une révolution scientifique ramène ces parties sombres à la surface, on découvre qu'un autre immense domaine se trouve encore plus bas. — Décidément, je vais t'appeler miss Métaphore! — Je pense que c'est l'un des meilleurs procédés pour comprendre. — Il est utile, mais un jour, tu risques de boire du jus d'orange en lieu et place de pamplemousse ! Nous rions. Nous sommes bien. Autour de nous, les scientifiques zonzonnent. Dehors, le soleil brille. Et le café est bon. Je sens que je vais me plaire dans ce colloque.
Au-delà de cette limite, votre cerveau n'est plus valable
Hervé Zvi^irn, autre philosophe des sciences, nous invite j ustement à réfléchir sur les limites de la connaissance scientifique. Au xrx^ siècle, dans l'euphorie de la révolution technique et industrielle, on pensait pouvoir accéder à une connaissance totale de l'Univers. On attribuait ainsi à la connaissance scientifique la capacité d'épuiser le contenu de son objet. Mais les générations ultérieures ont dû se résoudre à réduire leurs prétentions. Elles se sont heurtées à des limites infranchissables, certaines inhérentes au formalisme scientifique et d'autres liées aux capacités humaines. En mathématiques, David Hilbert avait élaboré un programme de recherche précis, point par point, qui visait à éradiquer définitivement le doute et l'incertitude de la connaissance mathématique. Lorsque ces points seraient résolus, l'édifice serait achevé, complet, parfait. Hélas ! le programme se révéla irréalisable. Un abominable rabat-joie du nom de Kurt Gôdel parvint à prouver - à mathématiquement prouver - que la complétude en mathématiques n'existait pas et n'existerait jamais. Certains systèmes d'équations sont non résolubles, il existe des propositions indécidables et des valeurs incalculables. Au total, des champs entiers de connaissance resteront hors de
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Au-delà de cette limite, votre cerveau n'est plus valable
portée. Pire : on peut montrer que les énoncés dont la résolution est à jamais inaccessible sont infiniment plus nombreux que ceux qu'il est possible de traiter. Notez que, pour la première fois dans l'histoire, les mathématiques sont utilisées pour dire ce que les mathématiques peuvent, ou plutôt ne peuvent pas faire. Ce qui est tout de même une sorte de victoire. Vous restez impuissant, mais vous avez démontré qu'il ne peut en être autrement - inutile de vous fatiguer davantage. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne reste rien à faire en mathématiques, très loin de là. Mais l'ambition de bétonner le système au point qu'il soit garanti complet et certain est une chimère à oublier définitivement. Il faut se résoudre à cette double humilité : 1° les axiomes d'un système logique seront toujours et nécessairement des actes de foi arbitraires et indémontrables - ce qui revient à dire que vous pouvez construire tous les châteaux que vous voulez, ils seront toujours montés sur les pilotis que vous aurez choisis comme point de départ, il n'y a aucun fondement sûr, aucune garantie extérieure ; 2° quel que soit le système logique que vous élaboriez, il y aura toujours une infinité de choses qu'il ne pourra démontrer. Ces limites étant posées, il reste de quoi s'amuser, même si l'orgueil des sciences en a pris un coup.
La possibilité de prédire l'évolution des systèmes physiques, que l'on pensait devoir être bientôt réglée grâce à la précision technique (c'est-à-dire un nombre suffisant de décimales), est aujourd'hui complètement hors d'atteinte, tant pour des raisons pratiques que théoriques. Dans la physique classique, à notre échelle, on s'aperçoit que la plupart des systèmes sont régis par des lois non linéaires. Leur comportement est parfaitement déterministe, et donc théoriquement prédictible, mais il suffit d'une différence infinitésimale dans les conditions initiales pour que les résultats divergent du tout au tout au bout d'un certain temps. Lorenz a qualifié d'effet papillon cette sensibilité au plus petit changement. Celle-ci réduit par principe l'horizon temporel sur lequel des prédictions sont possibles. Quelle que soit la précision des instruments, l'on n'arrivera jamais à une précision suffisante pour éradiquer cet effet. Dans le cas des prévisions météorologiques à l'échelle du globe, l'horizon des prévisions est d'une quinzaine de jours. Dans le cas d'une boussole soumise à plusieurs champs magnétiques, il est de quelques secondes. Dans le cas du système solaire, il est de plusieurs millions d'années. Oui, vous avez bien lu, le système solaire fait partie de ces systèmes dont on ne peut prévoir le comportement que dans une certaine « fenêtre » temporelle. Au-delà, on ne peut rien dire. L'équilibre des neuf planètes et autres corps célestes pourrait se modifier totalement. Autrement dit, la nature réussit cet exploit de créer des comportements apparemment aléatoires avec des lois parfaitement déterministes. Elle fabrique de l'imprévu en combinant des routines qu'elle laisse tourner suffisamment longtemps. On a dénommé « chaos déterministe » ce type de comportement et il ne pourrait mieux porter son nom : c'est du désordre construit avec de l'ordre pur.
Et du côté de la physique ? Lord Kelvin affirmait très sérieusement : « La science physique forme aujourd'hui, pour l'essentiel, un ensemble parfaitement harmonieux, un ensemble pratiquement achevé. » Et de plaindre les pauvres scientifiques à venir, qui n'auraient pratiquement plus rien à découvrir. Un pronostic particulièrement malheureux. La relativité et la mécanique quantique, développées depuis, forment à elles seules le corps principal de la physique actuelle, et celle-ci se sait encore bien loin, terriblement loin, d'avoir réussi à décrire complètement l'Univers. 20
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Dans le monde microscopique, l'incertitude est encore plus fondamentale. Elle est inscrite au cœur même de chaque composant élémentaire. Il est impossible de prédire le résultat de mesures effectuées sur des particules élémentaires autrement que de manière probabiliste. Les propriétés des particules élémentaires ne sont pas définies en dehors du moment de la mesure, elles sont « produites » par l'opération de la mesure et ce, de manière intrinsèquement probabiliste. Interroger un électron, c'est réellement jouer à pile ou face. Et avec ce matériau au comportement aléatoire, la nature réussit cette fois l'exploit inverse, elle construit des assemblages stables sur lesquels nous pouvons construire, écrire, dormir et naviguer. De l'ordre fiable et bien assis sur un désordre de parricides foncièrement imprévisibles. À part moi, je me dis que c'est à n'y rien comprendre. Mais c'est étrangement beau. Et, quelque part, logique. Un jeu de Lego qui produit des maisons solides avec des briques solides, ce serait un peu court pour modéliser l'Univers. Le génie du système semble tenir dans l'enchevêtrement de logiques et de niveaux différents. Avec des particules imprévisibles, on fait des atomes, selon des lois probabilistes. Et sur ces atomes reposent des objets obéissant à des lois déterministes, donc entièrement prévisibles. L'assemblage de tous ces objets aboutit à composer des systèmes chaotiques, prévisibles seulement dans un horizon donné. Voilà pour les étages que nous connaissons, mais l'emboîtement pourrait aller plus loin, bien plus loin. Et l'unité, s'il y en a une, serait inscrite quelque part dans le ficelage global plutôt que dans le fouillis des phénomènes observables à chacun des étages.
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Au-dela de cette limite, votre cerveau n est plus valable
Hervé Zwirn arrive à sa conclusion. La grande leçon de la physique quantique, c'est qu'en matière de connaissance du monde, la modestie s'impose, puisque la description d'un système ne prétend plus rien dire de la réalité du système, mais seulement traduire sa propension à fournir tel ou tel résultat lors d'une mesure. Finalement, l'ambition des sciences de décrire la réalité en soi doit être abandonnée. Seule l'information peut être traitée, pas le réel lui-même. Dans cette optique, les théories actuelles ne sont considérées que comme des algorithmes qui relient des observations entre elles. , Au final, toutes ces limites montrent que la nature résiste d'une certaine manière à nos tentatives pour la connaître. Ce qui n'est pas nécessairement une mauvaise nouvelle, termine le X conférencier, puisque le monde sera toujours plus vaste que tout ce que nous pourrons penser. Pour moi, la science évoque ce jeu qui consiste à relier avec im Bic des points éparpillés sur une page, de façon à faire apparaître un dessin qui s'y trouvait cachée Dans les versions imprimées de ce jeu, les points sont généralement numérotés — l'Univers, malheureusement, n'offre pas cette commodité. La science ne peut donc prétendre être vraie ou traduire exactement la réalité, puisqu'il est toujours possible de relier les mêmes points autrement. Le critère de tri entre différentes possibilités dépend, en dernière analyse, du genre de dessin que l'on souhaite obtenir. En quoi
1. Un dessin ou un dessein ? Voilà un bel exemple où l'ambiguïté de la langue est un outil qui permet d'avancer : s'il n'y avait qu'un mot pour chaque chose et qu'une chose pour chaque mot, nous ti'aurions pas l'occasion de comprendre que c'est peut-être en trouvant un dessin que l'on trouvera un dessein.
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
Au-delà de cette limite, votre cerveau n'est plus valable
l'on voit qu'il y a derrière toute démarche explicative une affaire de goût ou de jugement personnels. Plusieurs interprétations du monde différentes sont compatibles avec les données de la science actuelle. Au fur et à mesure des découvertes, certains scénarios, telles des feuilles mortes, se nécrosent et tombent aux oubliettes. Mais d'autres bourgeonnent et le faisceau des explications plausibles restera, il faut le craindre, toujours ramifié.
Comme on aurait aimé, alors, qu'un frétillant cocker surgisse dans la salle et dissipe d'un jappement joyeux ces spéculations incertaines, rappelant par là qu'il n'existe qu'un seul type d'assertion logiquement irréfutable : la tautologie. Un chien est un chien, sacrebleu!
Ce qui me frappe aussi, à suivre l'évolution de la science, c'est la croissante inaccessibilité du réel. Celui-ci s'offrait benoîtement au regard candide des Anciens, il se complexifie grandement sous le regard aigu des microscopes, télescopes et autres artefacts astucieux, et il s'évapore littéralement de nos jours dans la tornade des accélérateurs de particules. Obéissant curieusement à la stratégie des femmes capricieuses (« Cours après moi que je déménage! »), le réel se dérobe dans l'exacte mesure où nous cherchons à le traquer, au point que les scientifiques contemporains en arriveraient à perdre toute notion du sens commun. À preuve, cette discussion surréaliste qui enflamma nos vingt cerveaux sur la question de savoir comment on peut encore définir un chien aujourd'hui. En physique classique, ce n'était qu'un assemblage d'atomes et de molécules. Depuis que la physique quantique est passée par là, les avis divergent : — C'est une fonction d'onde, dit l'un. — C'est une partie de la fonction d'onde du monde, rétorque un deuxième. — C'est l'excitation de la fonction d'onde du chien, estime un troisième. — Vous n'y êtes pas, c'est la préparation du chien, affirme un quatrième. — Je dirais plutôt que c'est la manifestation de l'état du système qui est favorisée par notre observation, précise un cinquième. 24
Si l'intelligibilité des résultats scientifiques est dramatiquement mise à mal dans le monde de l'infiniment petit, elle n'est pas mieux préservée dans celui de l'infiniment grand. Les cosmologistes, que l'on croyait perchés sur l'échelon le plus élevé de la Création, vont venir à la barre pour nous faire part de leurs angoisses existentielles - et on verra qu'elles ne le cèdent en rien à celles des physiciens quantiques. C'est l'avantage (ou le risque !) d'un tel colloque à huis clos. Délivrés du devoir d'édifier le public par une démonstration de maîtrise plus convaincante que celle du voisin, les scientifiques s'autorisent des comparaisons de cuisine interne et deviennent intarissables sur des problèmes de fond qui les laissent plus perplexes les uns que les autres. Au lieu des habituels cocoricos, on assiste à un concert de soupirs et de lamentations. Quelle étrange découverte pour le profane : à l'heure où la science avance à un rythme inimaginable (il y a plus de scientifiques aujourd'hui qu'il n'y en a eu en tout en quatre mille ans de civilisation), la confiance des troupes semble irrémédiablement fi:acturée. C'est peut-être que la science est une pieuvre dont les tentacules, en s'allongeant, ne font qu'accroître la sphère d'inconnu et d'inconnaissable autour d'elle.
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Flottement
La cosmologie, d'accord, mais après la pause de midi. J'ai la dalle, tout le monde a la dalle, et qui plus est, un méchant malaise vient d'éclater. Dans la discussion qui a suivi l'exposé d'Hervé Zwirn, la philosophe Isabelle Stengers s'est lancée dans une attaque au canon. Jusqu'ici, toutes les interventions visaient à nuancer ou à compléter la pensée de l'orateur. Cette fois, il s'agissait de l'atomiser. Selon elle, il a exposé les choses à l'envers. Le positivisme du XK^ siècle n'était absolument pas prétentieux et borné. C'est une ineptie que d'opposer une pensée du XX* siècle, comme celle de Gôdel, qui vient limiter les savoirs, aux prétendument naïfs du XK* siècle. On trouve d'ailleurs autant de naïis que l'on veut au XX^ siècle. Ce qu'il faudrait dire, c'est juste le contraire de ce qui a été exposé. L'idée que la science pourrait un jour être complète est une idée propre au XX= ' siècle. Et il a fallu Gôdel pour la déboulonner. Tandis que l'idée que les savoirs ont des limites était familière au XIX* siècle. On n'était pas si arrogant, alors. On construisait à petits pas. Poincaré n'avait pas besoin de Gôdel pour poser des limites au savoir. C'est nous, nous seulement, qui avons besoin qu'on nous le dise par a+ b. L'assistance est restée estomaquée devant une telle sortie, et 1 orateur aussi. Il a tenté de trouver un terrain d'entente. Il était 27
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
Flottement
d'accord avec les arguments développés, mais on pouvait tout de même dire que les limites aujourd'hui reconnues sont des limites de principe, tandis qu'au XK*, on ne cherchait même pas à les qualifier d'une façon ou d'une autre ; on était limité par ses moyens, voilà tout. Rien à faire, notre philosophe ne voulait pas transiger ; elle récusait tout l'exposé en bloc, voilà tout. Et tout ça dès la première demi-journée ! L'ambiance conviviale et sympathique en prend un coup. En science, comme partout, il y a les conciliants qui s'attardent sur les points communs et esquivent prudemment le reste, et puis il y a les redoutables, qui réagissent au quart de tour lorsqu'une idée ne leur paraît pas assez solide pour résister à un coup de pied. Ça casse un peu l'ambiance mais au moins, on est sûr de ne pas s'enliser dans un consensus mou. Si vous dites quelque chose, il faudra le prouver. Isabelle Stengers a fait la preuve qu'elle était aux aguets, et je sens l'assistance secouée par une telle vivacité. Il faudra réfléchir à deux fois avant d'affirmer quoi que ce soit. Tenez-vous-le pour dit.
Cazenave pour lui proposer d'organiser avec lui des rencontres interdisciplinaires annuelles dans le cadre prestigieux du château de La Hulpe. Michel s'occupe du programme scientifique et de la diflfiision des enregistrements sur France Culture tandis qu'elle porte toute la partie administrative et logistique sur ses épaules. Et l'on voit que les derniers jours ont été particulièrement éprouvants. Rares sont les participants qui n'ont pas changé une ou deux fois leurs horaires d'arrivée ou de départ. Il faut s'occuper du traiteur, des pauses-café, des taxis depuis ou vers l'aéroport, des logements, des accès au courrier électronique, des titres d'exposés à récolter avant et des textes à récolter après, de cette épouse qui voudrait visiter Bruxelles, et puis aussi des journalistes invités ou inopinés, comme Alexandre et moi. Et encore, elle ignore que je ne suis même pas journaliste...
Un magnifique buflFet nous attend. Heureusement qu'il s'agit d'un buffet froid, car il est 13 h 30 et non 12 h 30 comme le programme l'annonçait. Michel Cazenave n'aime pas écourter les discussions, même envenimées. Deux groupes se forment dans le remplissage des tables, selon qu'on penche pour les arguments d'Isabelle Stengers ou pour ceux d'Hervé Zwirn. Je m'assieds à côté d'Edith Allaert, qui a présidé à l'organisation pratique de cette rencontre et qui se montre aussi abasourdie par le récent éclat. « Elle est vraiment incroyable! » l'entends-je répéter en secouant la tête, sans que je parvienne à saisir si la nuance est admirative ou choquée. Mais je comprends mieux à quel point le déroulement du colloque lui tient à cœur lorsque je réalise qu'il s'agit de son bébé. C'est elle qui est allée trouver Michel 28
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La meilleure recette pour fabriquer l'Univers
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Les cosmologistes, donc, entrent en scène. Edgard Gunzig est un orateur captivant qui, en une petite heure, parvient à fabriquer pour nous la totalité de l'Univers, matière, espace et temps - si magistralement qu'on le croirait acoquiné avec Dieu le Père. Non content d'avoir produit ce tour de force une première fois, il nous présente aussitôt un scénario de rechange, en mobilisant des théories différentes. Et notre admiration se mue en désarroi - si peu habitués que nous sommes à l'idée d'un Dieu le Père facétieux qui jouerait plusieurs jeux avec un seid et même échiquier. Dans la première hypothèse, on fait appel à la théorie quantique des champs (qui prévaut dans l'infiniment petit, au niveau des particules élémentaires) et on la confronte à la relativité générale (qui régit l'infiniment grand, galaxies, trous noirs et tutti quanti). En principe, ces deux théories n'ont rien à se dire, puisqu'elles régnent à des échelles différentes. Mais considérons la situation extrêmement particulière qu'est le début de l'Univers : toutes les échelles y sont confondues. Le petit et le grand font encore partie du même œuf - qui, en l'occurrence, n'a pas besoin de ressembler à un œuf, mais prend plutôt pour Edgard Gunzig le visage d'un substrat
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extrêmement particulier : le vide quantique. Joli culot : il nous propose le vide comme origine et matrice première de l'Univers. Mais oui, pourquoi pas? poursuit le physicien, ce n'est pas plus sot que de partir d'un big bang dont les prémices nous restent parfaitement obscures (d'où vient et qu'est-ce que cette chose qui fait bang ? comment peut-il s'y trouver une pression et une température infinies ?). Prenons le vide, donc, ça, au moins, c'est clair. C'est clair, mais pas forcément simple, car si l'on admet la théorie quantique (et comment ne pas admettre une théorie aussi parfaitement vérifiée ?), le vide n'est pas exactement vide au sens où nous l'imaginons. Le vide « bourdonne » d'une énergie latente. Ne cherchez pas pourquoi, admettez ce qu'une théorie par ailleurs impeccable affirme noir sur blanc : quand on a ôté toute matière et tout rayonnement dans un espace donné, il i reste, non pas rien, mais un « champ ». Le champ quantique, inamovible, ineffaçable, la trame de l'être, pour ainsi dire. Et ce champ « vibre ». Maintenant, c'est la relativité générale qui intervient. La relativité générale est une théorie de la gravitation. Parfaitement fiable elle aussi, elle n'a jamais été prise en défaut depuis Einstein. Et que dit-elle ? Notamment ceci : sous l'effet de fluctuations d'énergie, l'espace-temps se courbe ; il entre en expansion. La combinaison des fluctuations du vide quantique et de cette propriété de l'espace-temps va alors déboucher sur un coup de théâtre : la création de matière. Car l'expansion apporte au vide quantique un « coup de pouce » énergétique, grâce / auquel ses fluctuations virtuelles s'amplifient pour donner lieu ;^ à des particules réelles. Tout seul, le vide ne peut rien produire, t mais « dopé » par une énergie, il peut cracher des particules. Ce processus entraîne lui-même une amplification de l'expansion, V qui à son tour stimule la production de particules. Et ainsi, 32
La meilleure recette pour fabriquer l'Univers
d'amplification en amplification, un effet boule de neige se met en place, qui aboutit à la création de l'Univers. 'K Incroyable, l'Univers peut naître du vide ! De plus, il peut produire entièrement son propre contenu au fur et à mesure qu'il s'étend. Solution miraculeuse - quoique mathématiquement rigoureuse — qui n'est pas sans rappeler l'exercice de soulever soi-même la chaise sur laquelle on est assis. Plus besoin d'un coup de baguette magique ou d'un expédient ad hoc tel le big bang. L'Univers s'auto-engendre tout seul et se porte très bien, merci. En tout cas, c'est une possibilité compatible avec les données d'observation, explique modestement Edgard Gunzig, qui vient tout de même de créer l'Univers à partir de rien, •< absolument rien, pas même un atome primitif, juste du vide avec rien autour (prouesse improbable sur laquelle méditent les philosophes depuis que la philosophie existe). Ce n'est toutefois qu'un scénario, et sans même reprendre son souffle, il nous en présente déjà un autre. Cette fois, on mobilise la théorie unifiée des trois interactions fondamentales : l'interaction forte, l'interaction faible et l'électromagnétisme (la quatrième force, la gravitation, joue les aristocrates et refiise jusqu'à présent de se laisser assimiler aux autres). Ces trois forces sont unifiées, cela signifie qu'elles ont fait la preuve de leur fondamentale et intrinsèque unité, du moins dans des conditions extrêmes. À notre niveau, elles se présentent comme trois forces différentes, mais dans des conditions d'énergie colossales, elles se fondent en une seule force. Autrement dit, cette force qui n'a qu'un visage quand il fait chaud en prend trois quand il fait froid. On peut donner une analogie éclairante en parlant d'un volume d'eau. À température ambiante, l'eau est liquide, et elle se présente sous le même jour, quelle que soit la direction dans 33
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La meilleure recette pour fabriquer l'Univers
laquelle vous la regardez. S'il gèle, en revanche, les molécules d'eau se figent en cristaux et elles prennent un visage différent selon que vous les regardez selon un angle ou un autre. On dit que leur symétrie est brisée. Pour les décrire complètement, vous devrez fournir davantage d'informations que lorsqu'elles étaient libres. Pourtant, il s'agit des mêmes molécules, et la symétrie initiale sera rétablie dès que la température remontera au-dessus de zéro. Partant de cette image, il faut imaginer que nous vivons dans un monde « cristallisé », qui nous montre un certain aspect des choses, « figé » dans certaines directions, alors que si nous pouvions « monter en température », nous verrions ces divergences disparaître au profit d'une unité fondamentale. Dans les conditions atteintes au sein d'un accélérateur de particules, on a pu observer que l'interaction faible et l'électromagnétisme se confondent en une seule interaction, de symétrie supérieure. L'accélérateur joue un peu le rôle que pourrait jouer un four pour des êtres qui ne connaîtraient que la glace, et qui pourraient alors découvrir à quoi ressemble l'eau liquide, dans laquelle la symétrie des molécules est plus élevée. L'unification des interactions fondamentales débouche sur une conséquence décoiffante : les particules élémentaires elles aussi nous présentent plus de visages qu'elles n'en ont réellement. L'électron et le neutrino, qui nous paraissent si différents, sont en fait les deux masques d'un même acteur. Et il pourrait en aller de même pour toutes les particules qui forment aujourd'hui une jungle exotique : convenablement réchauffées, elles se ramèneraient à deux ou trois types d'entités fondamentales. En quoi cela concerne-t-il la formation de l'Univers ? C'est que dans le scénario encore largement admis jusqu'ici, qui est celui du big bang, la formation de l'Univers part d'une phase
infiniment chaude et se refroidit progressivement. Il est donc logique de trouver, au cours de ce refroidissement, plusieurs phases critiques de « cristallisation » qui, chaque fois, entraînent des brisures de symétrie, c'est-à-dire des différenciations de forces et de particules. Ces cristallisations successives donnent à l'Univers sa physionomie actuelle, multiple et diversifiée. Nous sommes, pour notre part, « bloqués » dans cette phase particulière, dans cet « étage » énergétique, qui nous donne à lire quantité de phénomènes apparemment divergents. Mais il suffirait de « réchauffer » le monde pour voir ce fouillis se résorber sous nos yeux en une soupe simple et lisse. En effet, puisque l'on observe que l'unification de l'électromagnétisme et de l'interaction faible se réalise à un niveau énergétique donné, et que l'unification de cette interaction électrofaible avec l'interaction forte se réalise à im niveau énergétique supérieur, rien n'empêche d'imaginer que l'unification finale de cette triple interaction avec la dernière force de la physique, la gravitation, puisse se réaliser à un niveau encore plus élevé.
Cette deuxième hypothèse fournit un schéma de pensée particulièrement adapté à notre colloque centré sur l'unité de
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^ Nous voilà donc avec deux scénarios pour la création de l'Univers. Dans l'un, l'Univers découle d'une instabilité du vide quantique donnant lieu à un phénomène boule de neige où le réel s'auto-engendre et s'accumule au fiir et à mesure qu'il grandit. Dans l'autre, l'Univers procède d'un refroidissement avec « paliers » d'un substrat originellement indifférencié. Au cours du refroidissement, l'Univers se morcelle en particules et en forces distinctes, c'est pourquoi certaines symétries et certains invariants (le mot a déjà été introduit par Dominique Lambert au sujet des mathématiques) nous sont dissimulés.
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
La meilleure recette pour fabriquer l'Univers
la connaissance. Elle pousse à l'extrême une obsession de la physique, qui a toujours cherché à réduire la multiplicité du réel à quelques lois fondamentales. Prenons Newton, un sacré bonhomme : il est célèbre pour avoir osé affirmer qiie derrière la pomme qui tombe de l'arbre et la Lune qui tourne autour de la Terre se cache une seule et même loi : la gravitation universelle. Ainsi progresse la science. Aujourd'hui, après bien des efiForts, il ne reste que quelques types de forces et de particules à la base du monde observable, et on s'aperçoit que même ce modeste alphabet pourrait se réduire encore. Les particules seraient réductibles à un seul type, et les interactions aussi.
spéculation poétique, direz-vous. Évidemment. Mais qu'elle soit l'écho d'un principe de construction du réel ne m'étonnerait qu'à moitié.
Le physicien Richard Feynman, plus audacieux encore, avait pour sa part imaginé que tous les exemplaires d'un même type de particule, par exemple les nombreux électrons que nous pouvons observer, ne sont peut-être qu'un seul et même électron, occupé à faire des milliards de navettes dans l'espacetemps et à nous apparaître autant de fois qu'il repasse au même moment. C'est tout l'inverse de la tortue de la fable. Souvenezvous qu'elle apparaît partout où le lièvre arrive, et prétend être la même, alors qu'il s'agit de quinze complices. L'électron, lui, paraîtrait exister en une foule d'exemplaires alors qu'il serait tout seul à faire des allers-retours dans le temps pour nous leurrer. Attention au tournis.
Si, donc, le réel travestit son unité sous des masques diversifiés, qu'en est-il de notre rapport au réel que nous appelons « connaissance » ? Tout comme la faune exotique des laboratoires de physique ne fait que décliner les avatars innombrables d'une seule particule fondamentale, de même les savoirs sont-ils peutêtre éclatés en apparence pour ne traduire qu'une seule et même connaissance dont il faudrait identifier le cœur. Peut-être un jour en viendrons-nous à dégager la pensée de ses oripeaux colorés (ces drapeaux de factions diflFérentes qui nous dressent les uns contre les autres) ? •< J'entendais un jour une amie m'expliquer que la pensée n'est pas produite par le cerveau, mais que celui-ci est un capteur, tout comme un poste de radio, qui se règle sur une fréquence ou une autre. Quant à la pensée, vaste et unique, elle flotte dans l'espace comme des ondes radio. Encore une jolie spéculation poétique. Mais on voudrait savoir où est l'émetteur.
Quittant le domaine ébouriflFant de la physique, chacun trouvera des illustrations assez familières à ce principe de bon sens : derrière plusieurs visages se cache une seule réalité. Pour ma part, chaque fois que je lis un livre écrit à la première personne, je me demande s'il ne s'agit pas d'un seul et même individu, qui me raconte mille histoires diflférentes. Et dans chaque premier baiser, je vois le même événement, universel et éternel, que rejoue le même couple sous des déguisements différents. Pure 36
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Je réinvente l'espionnage scientifique
Je suis complètement transportée. Alexandre est parti après le déjeuner, appelé vers d'autres rendez-vous, en m'invitant à être bien attentive et en me laissant son magnétophone au cas où. Au cas où quoi ? Où quelqu'un dirait quelque chose d'intéressant ? Mais ils ne font que ça ! En fait, son idée était de procéder à de petites interviews en aparté pendant les pauses. Je ne me sens pas encore assez d'aplomb pour jouer les journalistes actives (je ne suis assistante que depuis un jour) et je décide de fourrer l'appareil dans mon sac, mais branché. Le micro est posé pardessus et dépasse un peu mais personne ne le remarque. Je me promène de groupe en groupe. Ici on discute des dimensions cachées de l'Univers, là de physique quantique, là du génome humain, là de William Blake. ("William Blake ? N'est-ce pas un poète ? Eh bien oui, et il a beaucoup parlé de l'unité du monde. Il avait des visions dès l'âge de quatre ans. Nous aurons un exposé sur lui vendredi.) i ^ Une image, encore une, me vient à l'esprit. Si on mettait tout ce qui se mange dans une seule marmite, est-ce qu'on obtiendrait quelque chose de comestible ? Ici, on a fait le même pari. On a mis tout ce qui se pense dans une même pause-café (quelqu'un m explique que les pauses-café sont toujours plus animées que 39
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
Je réinvente l'espionnage scientifique
les débats en salle, elles sont probablement le but réel de tout colloque) et on attend de voir ce qui va en sortir. À l'évidence, les gens sont ravis. Rafraîchis peut-être par la nouveauté (les sempiternelles querelles d'écoles intradisciplinaires sont hors de propos, quel soulagement !), ils n'arrêtent pas de s'interroger les uns les autres : — William Blake, vraiment ? Il faudra que je le lise. — Quant aux trous noirs, je ne les avais jamais envisagés de cette façon. — Mais je suis vraiment intéressé par ce que vous dites du big bang. Ça me fait furieusement penser aux structures dissipatives. Vous voyez, ces systèmes qui s'auto-organisent ? — Figurez-vous qu'il y a aussi des analogies avec le cerveau. Quand vous dites que la matière apparaît par cristallisation, moi, je pense à la conscience comme phénomène émergent. — Et Freud n'est pas non plus loin de ça quand il parle de la formation du moi. Mon petit micro capte goulûment la crème des potins scientifiques : — Quant à l'idée de Dieu, elle doit s'enraciner dans quelque dysfonctionnement chimique. Toutes les traditions archaïques faisaient grand cas des hallucinogènes. — Oui, mais qui sait si la drogue ne donne pas accès au vrai, justement ? Ce que nous, dans notre sobriété, prenons pour la réalité est peut-être une chimère, tandis que les visions du chaman atteindraient un niveau plus profond et plus unifié du réel. — Comme les mathématiques, alors ? — Précisément !
À part l'éclat d'Isabelle Stengers de ce matin, qui semble rester un phénomène localisé, chacun se montre emballé par les idées du voisin. Mais il y a sûrement un biais au départ. Tous ceux qui ont répondu à l'invitation étaient intéressés par la différence. Sans doute d'autres collègues, plus sectaires, sont-ils restés chez eux. Tant pis pour eux.
C'est fascinant, comme tous ces gens donnent l'impression de gravir la même montagne par des voies différentes. Et sans se toiser les uns les autres, en plus ! Ils sont absolument charmants. 40
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De Tamnésie cosmique et des médications conseillées
Entre en scène Michel Cassé, le poète de la cosmologie. Je dis « poète » parce qu'il n'a pas son pareil pour forger des images qui rendent les sciences magiques et vaporeuses. Il se propose de nous décrire l'un des mystères les plus fascinants et les plus profonds de la cosmologie contemporaine. Tout part d'une découverte récente qui a stupéfié la profession : en 1998, des mesures effectuées sur des supernovae ont établi que l'expansion de l'Univers est accélérée alors qu'on la croyait décélérée : non seulement les galaxies s'éloignent les unes des autres, mais elles le font de plus en plus vite. Si tel est bien le cas (et c'est le cas), l'Univers doit nécessairement contenir quelque chose d'autre que la madère que nous connaissons, car celle-ci devrait ralentir l'expansion de l'Univers (par le jeu de la force de gravitation, universellement attractive). Il faut donc qu'il existe un substrat étendu et uniforme, que certains appellent « vide quantique », dit-il avec un clin d'œil à Edgard Gunzig, d'autres « quintessence » (dans un retour remarqué aux terminologies alchimiques), d'autres encore « champ scalaire » (pour les matheux), et qui agit en exerçant une gravitation répulsive. Les calculs montrent que l'Univers serait constitué à peu près à / 0 % de ce substrat, et pour le reste de matière classique. Celleci se décompose à son tour en une énorme majorité de matière
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
Ue 1 amnésie cosmique et des médications conseillées
invisible, on l'appelle « matière sombre », et en une pichenette de matière visible, la nôtre, dont nous sommes faits vous et moi, ainsi que Méphisto, le chat des voisins. Autrement dit, ce que nous appelons « matière » ne représente que l'infinitésimal résidu de l'Univers. Terrible révélation. Après avoir dû admettre que la Terre n'est pas au centre du système solaire, que le système solaire n'est pas au centre de la galaxie et que notre galaxie n'est pas au centre de l'Univers, l'homme doit aujourd'hui endurer cette ultime humiliation : les atomes mêmes dont il est constitué, lui et tout le monde matériel connu, ne représentent qu'un élément très marginal dans l'Univers. Celui-ci est dominé par l'invisible et l'impalpable. Et Michel Cassé de constater : « L'atome, par notre bouche, reconnaît son insignifiance cosmique. » ;
conséquences qui en découlent. Car à ces ingrédients il faut ajouter une cuisine très particulière : l'expansion de l'Univers. Que fait la matière lorsque l'Univers s'étend ? Elle se dilue. Et en se diluant, elle se perd de vue, au sens gravitationnel du terme. La cohésion de la matière s'évanouit au fur et à mesure que les distances se creusent. Un jour, l'attraction universelle n'attirera plus rien du tout, chaque galaxie étant hors de portée de sa voisine. La quintessence, elle, n'est pas affectée par l'expansion. C'est un champ immatériel, son pouvoir répulsif est toujours le même. Voilà précisément pourquoi nous observons que l'expansion s'accélère. Jusqu'à un certain seuil, la matière était suffisamment dense pour exercer un effet attractif non négligeable et freiner la dilution. Mais au bout de dix milliards d'années environ, la quintessence a pris le dessus sur la matière. Celle-ci ne comptera plus que pour une petite maladie de jeunesse de l'Univers. Après dix milliards d'années dominées par les convulsions de la matière, nous sommes entrés dans l'ère de la quintessence, qui durera éternellement, diluant l'Univers jusqu'au vide parfait.
Qui eût cru que les atomes fiassent rares ? je vous le demande. Ce monde qui firétille et qui gigote autour de vous, ce tohubohu permanent n'est, croyez-le ou non, que l'écume ténue d'un gigantesque océan totalement inconnu. De la matière sombre, nous ne savons rien, si ce n'est qu'il doit s'agir de matière (c'est-à-dire de particules massives) et qu'il ne peut s'agir de particules connues, sans quoi nous les aurions détectées. Et de la quintessence, ou « énergie sombre » comme on l'appelle aussi - tout est sombre dans cette sombre histoire ! -, nous ne savons strictement rien. Nous observons ses effets.
Un frisson parcourt l'assistance. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, le destin de l'Univers est scellé par un scénario scientifique. Etant donné les forces et les acteurs en présence, nous devons éliminer la possibilité d'un big crunch (retour vers le point origine) et d'un Univers cyclique, ainsi que celle d'un Univers statique. Les mesures et les équations ont parlé : ce sera la dilution perpétuelle dans le froid des espaces infinis. La chose sonne un peu comme une punition. Heureusement, nous avons quelques milliards d'années devant nous.
Au total, l'atome, ce champion de la physique moderne dont nous sommes si fiers et qui tient lieu de brique dans nos constructions mentales, compte à peu près pour rien dans le bilan de l'Univers. Le « matiérocentrisme » est aujourd'hui une vision biaisée dont il va falloir nous débarrasser. Que la composition de l'Univers soit aussi extravagante est déjà pour nous traumatiser, mais ce n'est rien encore à côté des
Cela dit, si l'espace-temps est en expansion infinie, il n'en ^t pas moins possible qu'il constitue une « bulle », dont on ne peut aflSrmer qu'elle soit unique (quelle arrogance ce serait!). La
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cosmologie contemporaine admet qu'il peut y avoir des bulles en nombre infini ] c'est ce qu'on appelle r« Univers-champagne » —, sans qu'elles aient la possibilité de communiquer entre elles, et sans que les lois de la physique y soient nécessairement identiques (même le nombre de dimensions pourrait varier de l'une à l'autre). On va, constate Michel Cassé, vers une tolérance absolue de la pensée. Mais dans cette vision entièrement nouvelle, le chemin vers les origines, et donc vers l'unité, semble plus que jamais difficile à débusquer - puisqu'il est par définition impossible de rien savoir sur ce qui se passe dans la bulle d'à côté, ni même si bulle il y a. Qu'à cela ne tienne, c'est l'intention qui compte. L'amnésie cosmique, l'homme la rachète par la science. Fort bien, me dis-je. Mais alors, jouons-la modeste. Car si l'Univers est composé de 70 % d'impalpable et de 26 % d'invisible — sans compter les univers annexes définitivement inaccessibles -, bien présomptueux est celui qui prétend encore parler de lois universelles. La question de l'unité n'est plus tant une question de rassembler ce qu'on voit que de chercher pourquoi on voit si peu. Et là, il s'agit plutôt d'une question pour la philosophie. C'est précisément un philosophe qui soulève le problème dans la discussion suivant l'exposé. Dominique Lambert demande quel sens attribuer à l'existence d'univers dont on ne peut rien savoir. Peut-être faudra-t-il réfléchir négativement, en posant que s'ils n'existaient pas, la nature de certains phénomènes ici et maintenant serait modifiée. Quoi qu'il en soit, on en vient à vouloir unifier nos savoirs sur une entité qui n'a peut-être rien d'unique. Et qui, en plus, est composée à 9 6 % d'inconnu. Gardons bien ces limites à l'esprit.
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Le temps, c'est de l'espace
Pour clôturer la journée en beauté, Marc Lachièze-Rey se propose de nous expliquer pourquoi l'on peut dire que la physique est une démarche unificatrice dans son essence même. Depuis les Grecs, l'investigation de la nature se fijnde sur l'idée qu'il existe derrière le fijisonnement du réel une harmonie cachée que nous pouvons décrypter. Et depuis les Grecs, cette harmonie est supposée s'exprimer en termes mathématiques. Nombres et figures, algèbre et géométrie sont le langage secret qui gouverne les phénomènes. Les nombres entiers, les polyèdres réguliers, les cercles et les sphères ont donc servi de premier alphabet dans lequel on a cru voir écrites les lois de la nature. Plus la symétrie était grande, plus l'harmonie l'était aussi. C'est pourquoi les corps célestes ne pouvaient décrire que des cercles parfaits dans l'espace. Et même si les observations ne collaient pas tout à fait à la théorie, on préférait disqualifier les observations. Il rallut attendre Kepler et ses calculs détaillés pour se résoudre a accepter l'horrible réalité : le ciel ne tournait pas aussi rond qu on l'aurait voulu. Ce sont des ellipses que décrivent les corps, et non des cercles. Kepler lui-même se montra dégoûté, traitant sa découverte de « tas de fiimier ». C'est dire si la perfection du «cercle était un must.
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Cependant, cette concession à la beauté des figures devait ouvrir une voie plus productive en troquant une unification superficielle (celle des parcours visibles des corps dans le ciel) contre une unification profonde (celle de l'espace qui les contient tous). En efièt, l'ellipse de Kepler conduisit à la loi de la gravitation de Newton, et la loi de la gravitation transforma la notion d'espace. Jusqu'alors, l'espace était orienté selon la verticale, et c'est bien normal. Nul être humain vivant à la surface de la Terre ne serait suflSsamment idiot pour nier que la verticale se distingue de l'horizontale. Rien que pour se tenir debout, il faut compter des mois d'apprentissage, alors que ramper est si facile. De là cette évidence : il existe un plan et il existe un ciel, et ces deux dimensions sont irrémédiablement déconnectées. Halte-là! dit Newton. Avec la loi de la gravitation, nous comprenons que l'originalité de la verticale n'a rien de fondamental. Elle ne tient nullement à la structure de l'espace, mais seulement à la présence de la Terre. Sachant que les corps s'attirent proportionnellement à leur masse, rien d'étonnant à ce que vous soyez écrasé au sol. Maintenant, faites un effort d'imagination et supprimez la planète d'un coup de baguette magique. Aussitôt, l'espace devient symétrique. Il n'y a plus ni haut ni bas. Vous pouvez vous déplacer dans toutes les directions de la même façon. Autrement dit, nous avons pris pour argent comptant ce que nous avons sous les pieds, et de conditions particulières nous avons tiré des généralités. Décidément, c'est une constante. Puisqu'on parle d'invariants, en voici un qui tient solidement au psychisme humain : il prend son cas pour le cas général. Son jardin est plat ? Il croit que la Terre est plate. Il naît de parents qui lui ressemblent ? Il dessine ses ancêtres en Adam et Eve. Il voit que tout objet tombe quand on le lâche ? Il croit que l'espace entier est fait comme ça.
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Le temps, c'est de l'espace
Eh bien, non. L'espace n'est pas fait comme ça. C'est seulement la faute à la Terre si nous tombons parfois, et si nous / pesons tout le temps. Dans l'espace, on ne tombe ni ne pèse, on ; flotte. Mine de rien, c'est une révolution conceptuelle. Et un ^pas de géant vers l'unification. Désormais, l'espace est isotrope, c'est-à-dire identique dans toutes les directions. Il n'y a pas d'axe privilégié, sauf à proximité des masses qui exercent une action sur ^ les corps. On a peut-être perdu quelques cercles dans la bagarre, mais on a gagné une symétrie universelle, un espace totalement ( unifié. Ouf! on a bien avancé. D'autres unifications se déroulent sur diflFérents fronts. Prenons l'électricité et le magnétisme. Tout le monde les tenait pour deux phénomènes distincts, puisque les manifestations en sont totalement différentes. Mais à force d'observations pointues, des gens comme 0rsted, Faraday, Ampère soupçonnent des liens entre ces deux phénomènes, jusqu'au jour où Maxwell conçoit la théorie capable de les décrire comme un seul phénomène aux manifestations multiples : l'électromagnétisme. Plus fort encore : au sein de cette théorie se trouvent regroupées une série impressionnante de manifestations énergétiques. Les ondes radio, la chaleur, la lumière, les rayons X : autant de choses qui apparaissaient comme totalement disparates et qui désormais ne forment plus que diflFérents aspects du rayonnement électromagnétique. Quelle économie invraisemblable : vous aviez vingt phénomènes et soudain vous n'en avez plus qu'un, qui porte des noms diflFérents selon sa longueur d'onde. Au fond, nous devrions savoir que les tours de passepasse sont possibles. Dans l'expérience courante, nous savons bien que la glace, l'eau et la vapeur sont trois aspects d'une seule et même chose. Cela ne nous surprend plus, parce que nous en connaissons les transitions et que nous pouvons les 49
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
Le temps, c'est de l'espace
contrôler aisément. Mais pour modifier la longueur d'onde d'un photon, il faut d'autres dispositifs et nous restons idiots devant la multiplicité des manifestations, prenant chaque visage du photon pour un « être » différent. Un peu comme si, ayant vécu toute une vie sous les tropiques sans avoir jamais vu l'eau geler, nous prenions un bloc de glace pour un métal rare ou une matière extraterrestre.
présente une seule et même vitesse à tous, quelles que soient les circonstances. Cette simple observation était une catastrophe pour la majestueuse mise en scène conçue par Newton. Car on ne peut décemment concevoir un spectacle où tous les acteurs parlent la même langue et s'entendent, sauf l'un d'entre eux qui passe à travers tout en parlant javanais. Dès que la lumière entrait en scène, tout s'écroulait. Pour tous les autres acteurs, les règles étaient communes, et pour la lumière seule il M a i t calculer autrement.
Le rayonnement électromagnétique (dont la lumière est donc l'une des manifestations) va entraîner une nouvelle révolution dans la conception de l'espace. L'espace absolu, tel que défini par Newton, formait le cadre, disons la scène de théâtre sur laquelle se déroulaient tous les événements du monde. Et tout allait pour le mieux, jusqu'au jour où l'on s'est rendu compte que, sur cette scène, la lumière était un acteur qui ne se comportait pas comme les autres. Elle jouait bande à part. Normalement, les vitesses de deux mobiles s'additionnent. Si vous marchez dans un train en mouvement, dans le même sens que le train, votre vitesse, pour un observateur extérieur resté sur le quai, est celle du train plus la vôtre. Si vous marchez à contresens, il doit soustraire votre vitesse de celle du train pour savoir à quelle allure vous vous éloignez de lui. La lumière, elle, ne s'additionne ou ne se soustrait à rien. Si vous allumez une lampe dans le train qui passe devant votre ami sur le quai, et que celui-ci mesure la vitesse de la lumière qui s'éloigne d'un côté (dans le même sens que le train) et de l'autre (vers l'arrière du train), il va obtenir exactement le même résultat. La lumière s'éloigne à la même vitesse dans les deux sens. Le train ne joue aucun rôle. Il n'augmente pas la vitesse de la lumière, ni ne la diminue. Même si le train roulait plus vite que le plus rapide bolide connu, même si votre ami lui-même était aussi dans un bolide, la lumière ne broncherait pas. Elle se fiche de tous les autres acteurs qui jouent autour d'elle. Elle
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Heureusement, il y eut à nouveau un génie pour jouer les unificateurs. Il s'appelait Einstein. Il fit cette trouvaille incroyable : pour que tout le monde joue dans la même pièce à nouveau, il fallait modifier la scène, redéfinir le cadre de l'action. Car l'action n'a pas lieu seulement dans l'espace. Elle a lieu aussi dans le temps. Il est donc possible de la décrire dans un nouveau cadre, plus complet, si l'on parvient à « coller » ensemble l'espace et le temps. La lumière joue les cavaliers seuls dans l'espace, c'est un fait. Mais dans l'espace-temps, elle se comportera peutêtre comme tout le monde. Einstein a commencé à écrire une physique en quatre dimensions, dont les calculs sont exprimés par référence à l'espace-temps, et non à l'espace seul, et ô miracle ! la lumière et la matière se sont mises à obéir aux mêmes lois. La cohérence était retrouvée. En pratique, ces lois débouchent sur un invariant, encore un, qui est l'intervalle d'espace-temps. Quel que soit l'événement observé, ses coordonnées dans l'espace ou le temps peuvent varier d'un observateur à l'autre, mais l'intervalle " espace-temps, lui, est toujours le même. C est d'une unification des plus bizarres qu'il s'agit ici. Que ^ verticale ne soit pas différente des deux dimensions du plan, passe encore. On veut bien l'admettre, une fois qu'on sait que la
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Le temps, c'est de l'espace
Terre est un endroit particulier. Pour s'en convaincre, on a tous vu le capitaine Haddock flotter comme un bouchon dans l'espace vide entre la Terre et la Lune. Et les trois dimensions d'espace sont devenues un tout bien symétrique dans notre tête. Mais l'idée que le temps lui-même vienne s'ajouter aux trois dimensions de l'espace pour former un seul cadre de référence, l'espace-temps, on ne voit pas très bien ce que cela veut dire. Pour s'en approcher, il faudrait peut-être arriver à comprendre que la vie elle-même est un endroit particulier, d'où il nous est totalement impossible de pressentir l'amalgame intime de l'espace et du temps. Et cette fois, comment s'en extraire ?
entendement. Ces subtilités entre l'espace et le temps ne nous concernent pas directement, pour tout dire. Elles ne deviennent sensibles que pour des vitesses énormes. Au petit trot, qui est celui de nos affaires humaines, de nos diligences, de nos trains et même de nos avions, les effets de « transfert » sont négligeables. Il se produit donc ce qui se produit chaque fois que nous poussons la science sur des terrains que nous n'habitons pas : nous avons du mal à la croire. Mais ce n'est pas parce que cela ne nous concerne pas que cela n'est pas. D'ailleurs, à force de raffiner nos techniques les plus quotidiennes, cela finit par nous concerner. Dites-vous bien qu'aujourd'hui, il s'effectue chaque jour des milliers et des milliers de mesures qui confirment cette invraisemblable unification de l'espace et du temps. Le système de GPS est en eff'et basé sur des mesures qui tiennent compte du ralentissement du temps subi par les horloges qui sont à bord des satellites. En raison de leur vitesse (et aussi de la différence de pesanteur), celles-ci marchent eflfectivement plus lentement que leurs consoeurs restées au sol. On a là une vérification expérimentale éclatante du voyageur de Langevin, avec des écarts de quelques millisecondes. Et les calculs d'Einstein prédisent exactement quel est ce retard. Alors, à défaut de pouvoir se représenter les choses, il faut s'incliner devant les faits.
Pourtant, cette nouvelle conception résout tant de choses qu'il serait vain de la nier. Temps et espace sont inextricablement liés. Liés au point de jouer les vases communicants. Plus vous allez vite dans l'espace, moins vous allez vite dans le temps. C'est l'histoire célèbre du voyageur de Langevin, qui voyage très vite — je veux dire vraiment très vite - et qui à son retour a beaucoup moins vieilli que son frère jumeau. Si vous pouviez approcher la vitesse de la lumière, votre temps s'écoulerait de plus en plus lentement par rapport au reste du monde. Et pour la lumière elle-même, le temps est tout simplement... arrêté. Voilà pourquoi sa vitesse ne peut s'additionner à aucune autre : pour que sa vitesse s'accroisse, il faudrait que son temps ralentisse, mais il ne peut pas car il est /^ déjà à l'arrêt. C'est pourquoi la lumière est un acteur différent de tous les autres. Elle seule voyage exclusivement dans l'espace, et pas du tout dans le temps - tandis que vous, comme tout ce qui est matériel, êtes un acteur empêtré dans la temporalité. L'espace et le temps communiquent, on vous dit. Seul l'espace-temps est une référence solide. Difficile à gober, non ? C'est que nous entrons dans des unifications qui dépassent notre 52
Parfois, c'est du côté de la création artistique qu'il faut se tourner pour trouver des intuitions qui, sans la moindre prétention scientifique, parviennent à nous donner un début de « sentiment » de compréhension. À propos du temps, je me souviens d'un passage de Marcel Proust qui, à la fin de la Recherche, évoque le grand âge comme une hauteur inconfortable sur laquelle nous serions perchés : «J'avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi, pourtant, comme si j'avais des lieues de hauteur, tant d'années. Je venais de 53
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comprendre pourquoi le Duc de Guermantes, dont j'avais admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien qu'il eût tellement plus d'années que moi au-dessous de lui, dés qu'il s'était levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques sur lesquelles il n'y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s'empressent des jeunes séminaristes gaillards, et ne s'était avancé qu'en tremblant comme une feuille, sur le sommet peu praticable de quatre-vingttrois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d'où, tout d'un coup ils tombaient. » Quelle plus belle vision poétique pourrait-on donner des rapports secrets entre l'espace et le temps ? Il est 19h30. Michel Cazenave consent, visiblement à contrecœur, à lever la séance car le minibus attend dehors depuis une heure et demie. Les orateurs vont rentrer à l'hôtel et partager un repas au cours duquel les conversations reprendront de plus belle. Moi, je reprends le volant de ma petite voiture et je rentre chez moi, à la fois ébahie, écrasée et transportée par ma journée. Le paysage que je traverse n'est plixs le même que ce matin. Le décor est toujours là, et semble toujours le même, mais je le sens truffé de sous-entendus (ou peut-on dire de « sous-vus » ?) Le monde, le monde, bon Dieu, qui sert de simple toile de fond à nos petits agissements, comment peut-il être aussi profondément mystérieux lorsqu'on y réfléchit un peu ? Pendant quelques heures, je me suis hissée et cramponnée de tous mes neurones aux débats de ceux qui font profession de réfléchir. Et je me demande tout à coup comment il est possible de faire autre chose dans la vie. Depuis cinq ans, je passe mes journées dans un bureau, à régler de petits problèmes de logistique marchande ; 54
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je fais les courses et le dîner, un peu de tennis pour la santé, je regarde des films drôles à la télé - et voilà que le sol s'ouvre sous mes pieds. Est-ce que je sais où je vis ? Dans quel scénario improbable ? Dans quel nœud de paradoxes ? Est-ce que je sais que je ne sais rien ? J'ai l'impression d'avoir vécu des années dans une pièce dont tous les accessoires étaient codés et entretenaient une foule de liens entre eux que je n'avais jamais soupçonnés. Par exemple, ils commencent tous par la lettre p, ils ont tous été fabriqués dans le même pays, ils sont tous présents dans un roman de Jules Verne et ils contiennent tous une pièce qui fait partie d'une machine à café. Et moi, je n'avais rien vn, je vivais dans une plate innocence. Le soupçon brusque de tous ces liens secrets me donne le vertige. Le soir, au lieu de regarder un feuilleton, je relis mes notes avec application. Les mathématiques, le vide quantique, le big bang, l'expansion accélérée, l'espace-temps... Pourquoi estce que je laisse toutes ces idées majestueuses au large de mes préoccupations ? Ne me donneraient-elles pas plus de joies que l'arrosage hebdomadaire de mon yucca ? La journée que je viens de vivre me secoue autant que l'absorption d'un alcool fort ou que l'annonce d'une grave nouvelle. Sauf qu'il s'agit d'une bonne nouvelle. Le sol s'est ouvert sous mes pieds, et pourtant je flotte comme en plein ciel. Je vois mon quotidien de plus haut, de beaucoup plus haut. Je sens se raviver en moi une flamme dont je ne m'étais pas avisée de 1 affaiblissement permanent : je parle de la curiosité. Je suis peut-être entrée en collision avec ce colloque au moment le plus périlleux de ma vie, celui où je signais un pacte avec bien pire que le diable, avec l'horrible dame Routine.
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L'Univers chiffonné
Le lendemain, je suis sur les marches du château à l'heure précise. Ce n'est pas le cas des érudits, mais je commence à m'y faire : rien ne se déroulera à l'heure dite pendant ces quatre jours. La logistique est bien le moindre de nos soucis. Profitons de cette accalmie. Nous ferons encore de la physique ce matin. Et, depuis l'entrée en scène des physiciens, on dirait que chacun vient donner un coup de projecteur sur une des notions citées par le conférencier précédent. Comme une série de zooms emboîtés. Michel Cassé a détaillé l'expansion de l'Univers qui servait de donnée dans l'exposé d'Edgard Gunzig. Marc Lachièze-Rey a expliqué ce qu'on entend aujourd'hui par « espace », un mot au sens acquis pour Michel Cassé. Et Jean-Pierre Luminet, lui, va s'intéresser à une catégorie d'objets évoquée par Marc Lachièze-Rey, les polyèdres réguliers. Il annonce tout de suite son intention de ne pas nous abuser. Je vais vous parler, dit-il, d'une fiction qui alimente d'une façon intéressante cette autre fiction qui nous rassemble aujourd'hui : ' unité de la connaissance. Je note le chemin parcouru depuis la suffisance des scientifiques autoritaires d'une certaine époque (méthode Gestapo : l'Univers
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
est connaissable et nous allons le faire parler !). Des vingt penseurs rassemblés ici, aucun n'oserait affirmer qu'il détient la vérité, ni même qu'il se propose d'y prétendre. La science s'abîme aujourd'hui dans la définition vertigineuse de sa propre précarité. Or donc, voilà un physicien qui nous annonce une fiction entendez qu'il va nous raconter une histoire (et notez bien qu'il n'a pas dit une chimère, car le système est mathématiquement blindé - une histoire plausible, donc). Selon lui, la structure de l'espace cosmique pourrait être cristallographique, c'est-à-dire construite sur des polyèdres réguliers. Mais reprenons depuis le début. Les polyèdres fascinent depuis que la géométrie existe. Ce sont des volumes construits avec des polygones. Avec quatre triangles, on construit une pyramide (tétraèdre), avec six carrés, un cube (hexaèdre), avec huit triangles, un octaèdre, avec douze pentagones, un dodécaèdre et avec vingt triangles, un icosaèdre. Et c'est tout. Il n'y a pas d'autre polyèdre régulier (c'est-à-dire symétrique). Étant parfaits et si peu nombreux, ils devaient bien signifier quelque chose. De la philosophie à la musique en passant par la peinture et l'architecture, on les a mis à toutes les sauces. Au cours des âges, ils ont symbolisé les cinq éléments (eau, air, terre, feu, éther), ils ont servi à Kepler pour emboîter les orbites des planètes autour du Soleil, puis ils ont permis de décrire la structure des cristaux observés dans la nature. Mais aujourd'hui, que peut-on faire de ces fameuses figures ? On peut s'en servir pour modéliser la structure globale de l'espace. L'Univers se présenterait comme un réseau cristallin dans lequel une « cellule » de base serait répliquée un grand nombre de fois par le jeu des réflexions lumineuses. La cellule de base, seule 58
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réelle, pourrait être l'un des cinq polyèdres réguliers, mettons un cube. Lorsque les rayons lumineux émis par un objet sortent du cube, ils y rentrent aussitôt par la face opposée. Qu'est-ce à dire .'' Prenez d'abord un carré, par exemple un écran d'ordinateur. Sur cet écran, un curseur qui se déplace. Lorsqu'il sort de l'écran par la droite, le curseur réapparaît par la gauche. Tout se passe comme si les deux bords de l'écran étaient « collés » pour former un cylindre virtuel où le curseur se déplace en continu. On peut, delà même façon, « coller » le haut et le bas de l'écran de sorte que le curseur passe continûment de l'un à l'autre. Le cylindre virtuel est devenu un anneau virtuel (pour le fabriquer « en image », il faut un peu tirer sur le cylindre pour l'allonger et le courber pour coller les deux bouts ensemble). Le plan dans lequel évolue le curseur est maintenant illimité dans tous les sens. Cette étape acquise, passons au cube. De la même façon que dans le carré, chaque face du cube peut être « collée » à la face opposée, de sorte qu'un objet qui sort du cube par une face y entte à nouveau par la face opposée et poursuit son chemin sans discontinuité. Sauf que, à la différence du carré, nous ne pouvons plus nous représenter si facilement le résultat sous forme de cylindre ou de beignet. Dans notre espace à trois dimensions, il est impossible de visualiser un cube « courbé ». Mais le traitement nuthématique, lui, ne pose aucun problème, pas plus que la plausibilité physique d'un tel espace. On peut parfaitement cormecter chaque face du cube à sa face opposée. L'espace qui en résulte est illimité et continu dans toutes les directions, exactement comme l'était la surface de l'anneau créée à partir d'un seul carré. Et si l'espace cosmique était structuré ainsi ? Que se passerait^ pour un rayon lumineux qui s'y déplace ? Leffet visuel ressemblerait à première vue à ce qui se passe dans cube constitué de parois réfléchissantes : une bougie allumée 59
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
L'Univers chiffonné
à l'intérieur se reflète à l'infini. Sauf qu'ici, il n'y a pas de parois matérielles, mais une simple continuité physique entre chaque face et la face opposée. Donc le rayon ne revient pas par réflexion, il traverse la paroi et « revient » par l'autre côté (comme le curseur sur l'écran). Il n'en est pas moins un reflet, car il va donner de la bougie une image « fantôme », créant l'iUusion d'une deuxième bougie. Et chacune des faces du cube fournit le même genre d'illusion. On aura donc six images « fantômes » de la bougie, issues d'une première « génération » de réflexions. Et ensuite, les rayons lumineux qui sont déjà « revenus » d'un côté vont encore traverser la totalité du cube et revenir de nouveau, donnant de nouvelles images fantômes successives - exactement comme s'ils bouclaient des tours de manège. Chaque passage, cependant, est décalé dans le temps, puisqu'il faut du temps à la lumière pour parcourir l'espace. Le spectacle pour un observateur dans le cube, à un moment donné, est donc composé d'une foide d'images de la même bougie à des âges difierents. Premièrement, il la voit directement, par la lumière qu'elle émet aujourd'hui. Deuxièmement, il la voit telle qu elle était il y a, mettons, un an, en recevant la lumière qu'elle a émise il y a un an et qui a mis ce temps pour « faire un tour » de l'Univers. Et il reçoit aussi la lumière qu'elle a émise il y a deux ans et qui a « fait deux tours », etc. Dans le cas d'un cube, la structure géométrique est simple, faite d'angles droits, et la succession des images provenant d'un même rayon d'origine va s'aligner comme une enfilade de bougies se répétant à l'infini. L'observateur voit donc six enfilades distinctes dans six directions perpendiculaires. Il lui est facile de deviner qu'il se trouve dans un cube. Mais si le volume de départ est un polyèdre plus complexe, aux angles divers, les reflets ne seront plus alignés mais éclatés dans toutes les directions.
Si l'Univers entier était inscrit dans un polyèdre de ce genre, chaque galaxie se refléterait un grand nombre de fois. Ce qui veut dire que lorsque nous regardons un cliché du ciel profond, contenant des milliers et des milliers de galaxies lointaines, on peut douter que tous ces objets soient des « originaux ». La plupart de ces images peuvent être des « fantômes » (on dit aussi : « mirages topologiques »). Il existerait des « familles » d'images cosmiques qui seraient en fait les reflets d'un seul et même objet, venant de directions et d'époques différentes. Et cette théorie n'a rien d'incompatible avec la théorie de la relativité générale, qui décrit seulement les propriétés locales de l'espace et ne donne aucune information sur la topologie à grande échelle de l'Univers. Celle-ci reste encore à fixer. Or, ce n'est pas parce que nous voyons des galaxies à perte de vue dans un espace qui nous paraît euclidien (rectiligne et infini) qu'il faut jurer là-dessus. La fourmi au milieu du désert peut croire que l'Univers est composé de grains de sable. L'histoire l'a amplement démontré : on croit ce qu'on voit, mais ce qu'on voit n'est pas toute l'histoire.
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Rien, donc, n'interdit de modéliser l'espace comme un octaèdre ou un dodécaèdre multiconnexe (aux faces connectées) dans lequel la lumière fasse des « tours de manège ». De façon moderne, on rejoint là le désir de Kepler de dessiner des polyèdres dans le ciel - sauf qu'on ne les applique plus au système solaire mais à l'Univers tout entier. En quoi un tel Univers est-il « chiffonné » ? L'appellation est un peu équivoque, car loin d'être « rétréci », comme le mot « chiffonné » le suggère, l'Univers visible est au contraire une démultiplication de l'Univers réel. Ce que nous voyons comme un espace infini serait le déploiement virtuel d'un polyèdre réel, de volume fini et mesurable. Seul ce volume fini est physiquement réel, tout le reste est une illusion d'optique due 61
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
à la structure géométrique de l'Univers qui impose des circuits multiples à la lumière. Ces circuits, eux, sont d'une certaine façon « chiffonnés ». L'hypothèse est si sérieuse que des programmes de recherche sont en cours pour essayer d'identifier les images des mêmes objets dans différentes portions du ciel. Deux grandes approches sont possibles. Soit on cherche des objets individuels qui se répètent en plusieurs exemplaires - mais la diversité des angles de vue et des époques dont viennent les rayons lumineux rend très difficile leur identification. Soit on cherche des corrélations statistiques dans la répartition d'une série d'objets, des régularités de distribution, et cela demande des programmes de calcul d'une durée et d'un nombre énormes pour tester tous les paramètres possibles les uns après les autres. Les programmes tournent et jusqu'ici, il semble établi que l'Univers « physique » ne peut être d'une taille inférieure à cinq milliards d'années-lumière. Comme l'Univers observable en fait près de quinze, il reste encore de la marge à tester. Si l'Univers est réellement « chiffonné », il est donc plus petit que les dimensions habituellement admises. Nous serions installés dans une illusion cosmique où les jeux de réflexions multiples nous donneraient l'illusion d'une profondeur double ou triple de ce qu'elle est en réalité. Si tel est bien le cas, aura-t-on moins le vertige pour autant ? À l'échelle humaine, on doute que l'économie de cinq ou dix milliardsd'années-lumièrepuissenous rapprocher d'unsentiment de confort dont l'astronomie nous a depuis longtemps privés. Gigantesque ou simplement énorme, l'Univers restera toujours un peu longuet pour nos petites jambes. Mais encore une fois, ce qui plaît dans ce modèle, c'est la tendance à l'unification, puisque dans le fourmillement du ciel, on pourra dire : x, yet zne sont qu'autant d'images d'un seul et même objet. Repérer des choses 62
L'Univers chiffonné
identiques dans un fouillis apparent fait manifestement partie des plaisirs les plus éprouvés de la psychologie humaine. Qu'il s'agisse de chaussettes à apparier, de timbres à classer, de pommes d'un certain calibre ou de sections dans un musée, l'homme n'a de cesse que de grouper ce qui va ensemble. La science n'est peut-être que la systématisation de cette tendance qui, s'il Êiut en croire les dernières théories, ne procéderait pas d'une sophistication de la pensée mais au contraire d'un retour aux yc sources. Face au morcellement et aux ramifications incessantes que nous propose le monde sensible, l'esprit s'obstine à retrouver des catégories, des genres, des invariants qui, à force de se laisser agglutiner, nous ramèneraient à l'unité primordiale. À écouter nos physiciens, je suis de plus en plus frappée de constater que ce sont eux, les scientifiques réputés les plus rigoureux, voire les plus rébarbatifs, qui sont devenus les pourvoyeurs d'hypothèses hautement Imaginatives (ils le reconnaissent volontiers, d'ailleurs). Des fluctuations du vide à l'Univers chiffonné en passant par la quintessence, l'espace-temps et l'Univers-champagne, ils ne reculent ni devant l'audace ni devant la poésie, autrefois réservées aux doux rêveurs et aux auteurs de science-fiction. Si les représentants de la science la plus « dure » se mettent à tenir im discours de plus en plus ondoyant et moelleux, on se dit que la science est réellement en train de traverser une révolution conceptuelle et que le rapprochement des différents discours scientifiques n'est peut-être pas si utopique, après tout. Alexandre me tire par la manche : — Attention ma poulette ! Tu dis « ondoyant » et « moelleux » parce que tu n'es pas du métier ! Tu prends pour poésie comptante (ou poésie contente, ô joies de l'ambiguïté !) ce ^w est poétiquement exprimé. Mais ne t'y trompe surtout pas : 63
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
il n'y a pas la moindre perte de rigueur là-dedans. Les mots et concepts utilisés en physique sont toujours précisément définis. Les quarks baptisés « beauté » et « charme », par exemple, ont l'air bien gentils, mais ce sont des concepts bardés de mathématiques, comme le proton ou l'électron, de vrais petits monstres. — Et la quintessence ? — La quintessence aussi. Et même le vide. Mon Dieu, le vide, c'est le machin le plus compliqué que j'aie jamais vu ! Une forêt d'équations. '. — v^h! les vaches ! Ils cachent bien leur jeu. Ils se donnent des airs badins en utilisant des mots de tous les jours... — ... et en réalité, ils parlent de tout autre chose que ce que nous imaginons. — Alors, c'est sans espoir, ce rapprochement ? — Pas nécessairement. Mais il faut être conscient des obstacles. — Peut-être n'auront-ils besoin de leurs équations que jusqu'au moment où ils s'aviseront qu'ils peuvent très bien rouler sans elles ? Comme sur un vélo d'enfant dont les petites roues ne touchent plus le sol. Et à ce moment-là, on verra que tous les véhicules sont devenus identiques. Poésie, physique quantique : enlevez les appuis inutiles et vous obtenez un noyau du discours identique ! —Ah ! non, là je dis non ! Tu te complais dans la métaphore et tu te laisses emporter beaucoup trop loin. Le rapport quantifié, l'équation sont loin d'être des appuis inutiles. Ils sont l'essence même de la démarche scientifique. Sous prétexte de brasser les approches, on en arriverait à dire n'importe quoi. C'est inacceptable. — Bon, bon, d'accord. J'ai cédé à la tentation. N'en parlons
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Le dernier physicien du programme prend la parole. Que vat-il bien pouvoir unifier encore ? La nature et Dieu ? Absurde, puisque nous voulons rester dans le champ scientifique. Simon / Diner va nous parler de l'information. L'information comme { paradigme unificateur. Je n'y aurais pas pensé, mais il est vrai qu'à l'ère de l'informatique, l'hypothèse se conçoit. Simon Diner afiSche le look réglementaire du savant fou. Auréole de cheveux argentés, légèrement électrisés - sans doute par la surchauffe des encéphales. Il manie en outre le débit emphatique du comédien qui joue le rôle-titre et entend bien soigner son affaire. On assiste à son exposé comme à un numéro de bravoure, à peine conscient que le vocabulaire ne ressemble à rien de connu et forme un amalgame à la sémantique impénétrable - il s'agit de physique quantique et quand il s'agit de physique quantique, seuls les experts comprennent de quoi on cause. De temps à autre, une phrase moins cryptée que les autres jette une lueur éblouissante sur un roman-fleuve dont la ^gitive majesté suffit à susciter l'extase. J'ai le sentiment que je 'trierais au génie si seulement je comprenais ce qui se dit, mais pour l'heure, je dois me contenter de quelques étincelles en guise ^ consolation. Pour qui tâtonne dans le noir, toute étincelle est
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bonne à prendre, et je vais donc tâcher d'en restituer les éclats. Que le dieu des physiciens pardonne ma maladresse.
conceptualiser des phénomènes supposés « objectifs ». Nous Jisons « charge électrique » pour rendre compte d'une série d'observations sur des fils, des ampoules et de la limaille de fer. C'est-à-dire que sur le matériau « brut » des observations, nous ajoutons une « couche » de descriptions, puis encore une « couche » de concepts, de lois, de causalités, d'explications. Les Martiens auraient-ils conceptualisé les mêmes choses de la même façon ? L'électricité existe-t-elle « vraiment » ou n'est-elle qu'un motif que nous dessinons dans une pelote de nœuds qui peut se lire de mille façons différentes ? Mystère et boule de gomme.
En 1998, la théorie de l'information quantique est apparue comme une discipline à part entière dans les annales de la physique. Cet événement témoigne d'une distinction subtile mais importante entre réalité et connaissance de la réalité. Il marque, pour la première fois dans le champ des sciences, la distance qui sépare depuis toujours, en philosophie, l'étude de l'être (ontologie) et l'étude de la connaissance (épistémologie). À bien y réfléchir, dans toute science, il y a des moments où il est difficile de distinguer ce qui relève de la nature des choses et ce qui dépend de nos stratégies d'observation et de leurs limitations. > La glace est-elle froide par nature ? Non, elle est froide parce que c'est notre nature de réagir à ce qui est moins chaud que nous par une sensation de douleur. En outre, le mot « froid » n'a pas de sens objectif en dehors d'une relation : plus froid que, moins froid que. Le mot « froid » ne veut rien dire en soi. Bon. Essayons autre chose. L'électron a-t-il une charge électrique ? Oui, toutes ses interactions avec toute particule dans tout type d'expérience prouvent qu'il porte une charge électrique négative ; il semble que cette propriété soit intrinsèque, inamovible et sans rapport avec notre façon de l'observer. Ce n'est plus, dès lors, une simple propriété, mais bien ce que l'on appelle un « attribut ». Mais vient alors un deuxième niveau d'interrogation. Que vaut cette notion de charge électrique ? Déjà, sa polarité est arbitraire, on aurait pu inverser les adjectifs « positif» et « négatif» sans rien modifier au modèle. Quant au modèle, il s'agit précisément d'un modèle, c'est-à-dire d'une façon de
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Toute ontologie, toute affirmation sur la nature du réel suppose une prise de position épistémologique implicite, souvent inconsciente, sur l'existence réelle et le degré de vérité des termes du discours que l'on tient sur le monde. Ainsi l'ontologie émerge-t-elle souvent d'une épistémologie a priori, qui réévalue par la suite la nature des concepts engendrés. Pour statuer sur la charge de l'électron, il faut tenir l'électron pour une réalité, alors qu'il n'est peut-être qu'une façon de voir la réalité. Nuance capitale. Que le Soleil, l'éléphant ou la cathédrale de Chartres existent « vraiment » fait rarement l'objet de mises en doute (encore qu'il y ait moyen, et c'est un bon exercice, de se demander comment on peut « prouver » leur existence). Pour l'électron, l'âme ou le code génétique, les débats sont infiniment plus embrouillés. Quant à la physique quantique, c'est le lieu de tous les nœuds. mécanique quantique est une théorie de l'information sur les systèmes microphysiques. Elle est construite autour du r^t fondamental que l'information sur un objet microphysique nest pas un attribut intrinsèque de cet objet, mais s'obtient par ^^ processus physique de mesure qui modifie l'état du système perturbe l'information déjà acquise. Information et mesure G7
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
X s'amalgament. C'est l'acte d'observation qui donne corps à la chose observée dans le monde de la perception. Une grandeur que l'on mesure (vitesse, énergie, masse, etc.) n'est donc pas liée à l'objet seul mais résulte de l'interaction entre l'objet et l'observateur. La particule microphysique n'a pas de position. C'est l'acte d'observation qui la positionne. Cet état de choses semble contre-intuitif, inconnu dans l'expérience quotidienne du monde matériel, et pourtant il évoque des résonances très familières dans le domaine de la psychologie. De manière générale, avez-vous une opinion avant qu'on vous la demande ? Pas toujours. Que pensez-vous de l'épilation électrique ? Aimez-vous le romarin dans la sauce tomate ? Quel attachement, sur une échelle de 10, éprouvezvous pour vos parents ? Et pour la Lune ? Si on l'enlevait, est-ce qu'elle vous manquerait ? Il y a des milliers de questions que vous n'avez pas tranchées parce que vous n'y avez jamais réfléchi ou que vous manquez d'expérience ou d'information. Bref, l'information qu'on vous demande n'est pas encore définie au moment où on vous la demande. Pareil pour l'électron. Ce qu'il « répond » n'existe pas en soi mais fait corps avec la question. Et c'est là un paradoxe bien connu de la physique quantique : le physicien semble déterminer en partie la réalité qu'il cherche à connaître « en soi ». , Tout cela me fait penser à la belle phrase de Giono : « Je décris le monde tel qu'il est quand je m'y ajoute. » Et en effet, il est impossible de faire autrement. Mais les scientifiques ont traditionnellement eu la faiblesse de croire que leur ego était suffisamment maigre pour ne pas interférer avec le monde... Depuis ses origines, la démarche scientifique est confrontée à l'opposition entre objectif et subjectif, c'est même l'un de 68
It from bit
ses combats les plus constants que de traquer tout risque de « contamination » de l'objet par le sujet. Et aujourd'hui, on nous dit que peut-être le sujet participe de l'objet, irrémédiablement. Ix moment est donc venu de parvenir à dépasser ce vieux débat. La physique s'est développée sur une ontologie substantialiste, qui postule des entités « réelles » (molécules, atomes, etc.) possédant des attributs « intrinsèques ». La physique quantique, quant à elle, est une charnière qui nous fait basculer dans une ontologie du processus, une ontologie de l'action pure, où l'objet n'est plus premier, mais résulte de l'action — en l'occurrence une interaction avec un sujet. Dans cette optique, explique Simon Diner, le concept d'information s'impose aux dépens de ceux de matière et d'énergie. L'information est le concept clé de la physique de demain, qui sera une physique des processus. Ainsi donc, l'humanité est passée par l'âge de la pierre, l'âge du métal, l'âge du papier, et aujourd'hui, elle est dans l'âge du silicium (contrairement aux anniversaires de mariage, on s'aventure sur un terrain de plus en plus frêle, de plus en plus / immatériel - et les transitions sont de plus en plus rapides). C'est i le monde du signal qui prend le pas sur le monde de l'objet. De concept « épistémique », l'information devient concept ontologique. C'est ce que signifie le slogan « It from bit » brandi par l'orateur comme un cri de bataille et qui illustre le rôle central de l'information : elle n'est plus une propriété (superficielle) mais un attribut (fondamental). Désormais, l'Être {ii) découle du symbole {bii), et non l'inverse. N'avoir aucun attribut défini (ni position, ni masse, ni vitesse...) devient en quelque sorte un attribut en soi et ne se traduit en termes d'information définie que |ors d'une opération particulière, la mesure. Il est alors évident, ^evitable, incontournable que l'observateur fait toujours partie 69
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>* intégrante du système. Il participe, par définition, de la réalité qu'il veut connaître. Je n'ai pas dit de la réalité tout court. Car de la réalité sans nous, nous ne pouvons rien dire. Mais dès lors que nous prélevons de l'information sur un être, par quelque moyen que ce soit, nous participons de la nature de cet être et nous parlons du système que nous formons avec lui, jamais de lui tout seul. Ce qui tendrait à montrer qu'il n'y a plus lieu de tirer un trait entre réalité et connaissance de la réalité. Pour nous, la réalité procédera toujours de la connaissance, et non l'inverse. Maintenant, pour les téméraires, osons un pas, un seul, dans la technicité de l'affaire. Qu'appelle-t-on « unité d'information » (un bii) au sens classique ? C'est l'information qu'on peut stocker dans un système à deux états de base, habituellement symbolisés par 0 et 1. Le système en question peut être n'importe quoi : l'état d'un condensateur vide ou chargé, le passage d'un signal lumineux, la couleur d'un drapeau, blanc ou noir, l'état d'un interrupteur, ouvert ou fermé, n'importe quel dispositif du monde macroscopique. Et qu'appelle-t-on « unité d'information » quantique {quantum bit) ? C'est l'information qu'on peut stocker dans un système quantique à deux états de base, soit un objet du monde microscopique, par exemple un atome d'hydrogène dans son état neutre et dans son état excité (dans cet état, l'électron a reçu une quantité d'énergie suffisante pour « sauter » sur une orbite différente). Dans un système classique, le dispositif physique et l'information qu'il véhicule n'interfèrent en aucune façon. Comme à la poste, n'importe quel facteur peut porter la même lettre. Dans un système quantique, au contraire, la nature du porteur joue un rôle dans la nature du message (un peu comme si le facteur, au lieu de porter une lettre, répétait verbalement un message qu'on lui aurait transmis verbalement en y ajoutant ses 70
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erreurs et ses interprétations). Porteur et message se mélangent. À quoi tient cette différence ? Au fait qu'un système quantique à deux états n'a pas que deux états. Contrairement au drapeau, blanc ou noir, ou à l'interrupteur, ouvert ou fermé, l'atome d'hydrogène n'est pas « acculé » à être soit neutre, soit excité. Un système quantique peut se trouver dans n'importe quel état de superposition de ses deux états de base - entendez un « mélange » de ces deux états, en termes de probabilités. On peut dire également qu'il se trouve dans ces deux états simultanément. Pourquoi ? Toujours parce que nous ne pouvons rien en connaître avant de l'avoir mesuré, et que jusqu'au moment de la mesure, non seulement nous ne savons pas quel est l'état de l'atome, mais l'atome ne possède pas d'état défini - c'est véritablement le fait de le mesurer qui lui attribuera un état (contrairement au système classique qui, lui, est défini à tout instant et n'est pas perturbé par la mesure). Les atomes n'auraient-ils finalement aucune substance en dehors de leur fonction de vecteur d'information ? C'est la question sur laquelle Simon Diner termine son exposé ^ renversant : « Il y a quelques années, on voulait savoir quelle était la différence entre les bits et les atomes. Aujourd'hui, la question intéressante est de savoir à quel point c'est la même chose, et à quel point ils se manifestent ensemble. » On dirait qu'en matière d'unification, tous les coups sont permis. Le temps, c'est de l'espace. Latome, c'est de l'info. Bigre! jusqu'où s'arrêteront-ils ?
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Y'en a une qui n a rien dit
Au repas de midi, je me retrouve assise entre le spécialiste de William Blake et le spécialiste des trous noirs. Compagnie disparate pour le moins. Eh bien, non seulement la conversation n'a pas chômé, mais elle était franchement passionnée. L'un découvre chez l'autre des intuitions d'ime profondeur étonnante, tandis que l'autre apprend avec ravissement les hypothèses les plus récentes sur la structure à grande échelle de l'Univers. La situation me rappelle ce que nous appelions « séminaires de recherche » lorsque j'étais encore à l'université. Chacun y relatait l'avancement de ses travaux et les autres réagissaient librement, donnant des idées, des commentaires, des critiques. Sauf qu'à l'époque, nous étions tous dans le même bain disciplinaire. Ici, on fait communiquer toutes les baignoires entre elles et on suscite des commentaires d'un autre ordre (plutôt que : « La température est trop basse » ou « L'eau est trop calcaire », une tempête conceptuelle du genre : « Vous pourriez repeindre les murs en bleu », ou bien « Pourquoi ne pas tourner la baignoire d'un quart de tour ? »). Je pense aussi aux conversations que nous avons parfois, Alexandre et moi, et qui sont si aptes à nous faire partir sur de tiouvelles pistes créatives (il faut dire que nous formons déjà un petit colloque rien qu'à nous deux : lui, journaliste scientifique.
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
musicien et acteur, moi, romancière, économiste et astronome amateur). Mon voisin de gauche explique : — Blake envisage l'Histoire comme une sculpture où chaque événement, chaque idée, et Jusqu'à la plus petite émotion, laisse une marque gravée dans la pierre. J'aime cette idée selon laquelle on pourrait percevoir le temps tout entier simultanément. Mon voisin de droite aussi, car il prend un air rêveur et répond : — On voudrait voir si tout cela forme un tableau cohérent. , Un troisième commente : ,: —A mon avis, ça doit ressembler à GwfrwzV^ Et le premier de reprendre : — Savez-vous que lorsqu'un officier allemand est venu visiter son atelier et lui a demandé, en pointant le doigt vers une photo de Guemica : « C'est vous qui avez fait ça ? », Picasso a répondu : « Non, c'est vous »? Un autre reprend : ^ — C'est comme cette histoire d'Univers chiffonné. Si nous sommes pris dans un pli, comment aurons-nous accès à la figure d'ensemble ? À droite : —J'y travaille d'arrache-pied. Il n'y a rien d'intrinsèquement impossible. La Terre, nous l'avons photographiée. La galaxie, nous sommes très sûrs de sa physionomie. L'Univers, nous finirons bien par le cerner.
Ven a une qui n'a rien dit
— Dis, tu ne vas tout de même pas draguer maintenant ! — Cette femme est fascinante. Elle n'intervient Jamais. Elle est impassible. Comme une icône. Je voudrais savoir si elle s'ennuie, si elle ne comprend rien ou si elle écoute avec passion mais sans le montrer. Ce mystère m'interpelle. C'est vrai qu'elle est la seule à ne prendre aucune part au débat et à ne même pas donner l'impression de le suivre. Elle regarde en général dans le vide. Ou bien elle a le visage tourné vers l'orateur, mais elle regarde à travers lui. Alexandre et moi, sans participer à la discussion, n'arrêtons pas de gigoter sur nos chaises, de prendre des notes, de rire aux traits d'humour ou d'étouflfer des mimiques ébahies aux idées les plus folles. Elle, rien. Une vraie statue. Je suggère : — Nous en saurons peut-être plus quand ce sera à son tour de prendre la parole ? — Oui, tu as raison. Attendons.
L'après-midi, tandis que Je m'accroche aux exposés en cours (le vocabulaire s'emballe et la syntaxe caracole), je vois l'attention d'Alexandre qui se porte régulièrement vers une Jeune femme de l'assistance. Entre deux interventions, je lui donne im coup àe coude : 7A
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Expédition en terre ennemie
Jetons à présent un regard très différent sur le problème de la connaissance avec l'entrée en piste d'un théologien. JeanMichel Counet vient nous parler de Nicolas de Cues, cardinal et philosophe né en 1401. Tout le monde fronce les sourcils (personnellement, je m'apprête à faire la sieste). Que diable va bien pouvoir nous apprendre un malheureux homme d'Église vieux de six siècles ? Nous perdons notre temps ! Pas si sûr, car l'individu avait un cerveau (nous reviendrons sur l'importance de cet appareillage) et il sut s'en servir. Religieux, certes, mais pas borné, il élabora une vision de l'homme d'un modernisme sidérant. Nicolas de Cues part d'une métaphore toute simple. Prenez un tableau, un portrait peint par un artiste génial. Ce portrait vous regarde. Quand vous bougez, il vous suit des yeux. Où que vous soyez dans la pièce, le visage peint vous regarde, et il ne regarde que vous. Mais si vous interrogez quelqu'un d'autre, placé ailleurs dans la pièce, il vous dit qu'il fait la même expérience que vous. ^ que vous pensiez être le seul à vivre est en fait l'expérience de chacun. Ce tableau, que l'on peut qualifier d'« omnivoyant », est ^ne métaphore du regard de Dieu : chacun de nous est regardé par 'SU et suivi par son regard. Mais, au-delà de cette interprétation M A I M E DE PARIS
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Médiathèque "E.-P'^'^"'^ 0148 880'.'
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théologique, elle donne aussi une conception de l'homme face à la réalité (dans ce cas, « Dieu » est à entendre comme un mot symbolique). Si ce que nous croyons être les seuls à vivre (comme le spectateur du tableau) est en fait l'expérience de chacun. Dieu (ou la réalité) se situe au-delà de cette multiplicité dont chacun peut légitimement se croire au centre. Le monde n'est plus le cosmos des Anciens, avec un centre unique (situé à Delphes pour certains), c'est une totalité multicentrée. Il n'a pas de frontières et chaque point de l'Univers est un centre (exactement comme dans l'Univers chiffonné de Jean-Pierre Luminet). Où qu'il soit dans l'Univers, l'homme peut se considérer comme étant au centre. De façon imagée, Nicolas de Cues décrit l'Univers comme une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Il s'agit, cinq siècles avant Einstein, d'un premier énoncé du principe de relativité, où tous les points de vue cosmiques sont équivalents (en termes modernes : tous les référentiels inertiels sont équivalents). De là l'idée que les hommes sont égaux parce qu'ils partagent un monde commun, et l'on débouche directement sur un système politique totalement démocratique. Ce qui concerne tout le monde doit être décidé par tout le monde (prôner le suffrage )c. universel en 1400 et quelques, il faut le faire !). Chez Nicolas de Cues, l'expérience commune précède et fonde l'institution du pouvoir, contrairement à ce que professera Hobbes deux siècles plus tard, pour qui le pouvoir politique crée le lien social. Plus fort encore, le cardinal prétend que les différentes religions sont différents points de vue sur l'absolu. Par-delà la diversité des croyances, il existe une réalité unique, et donc il est possible d'envisager une religion fondamentale qui soit k dénominateur commun de toutes les religions effectives. On a brûlé des hérétiques pour moins que ça !
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Expédition en terre ennemie
Dans sa réflexion sur le statut de la connaissance, notre homme affiche cinq bons siècles d'avance également lorsqu'il en pose les limites avec une simplicité confondante. Connaître, c'est ramener quelque chose d'inconnu à quelque chose de connu. Connaître une longueur, par exemple, c'est la ramener par une proportion à un étalon de longueur connue. Mais nous ne pourrions ramener par une proportion quelconque l'infini à un connu, qui est toujours fini. Donc, l'infini reste définitivement hors d'atteinte. Et le fini lui-même ne peut être connu parfaitement, puisque la précision infinie est impossible. Notre connaissance est toujours approximative, imparfaite dans son étendue comme dans sa profondeur. Il s'agit d'une limite de principe à la connaissance. La connaissance ne peut dès lors être qu'une approche conjecturale des réalités extérieures (des algorithmes qui relient des observations entre elles, disait Hervé Zwirn). Cette connaissance, on le constate, est constituée pour une large part de concepts mathématiques et Nicolas de Cues se demande pourquoi cet outil correspond si bien à la réalité. Réponse : parce qu'il existe une correspondance première entre Dieu et l'esprit humain. Dieu est à l'esprit ce que la réalité est aux mathématiques. L'esprit, dans son élan créateur qui reflète la création divine, produit des concepts qui sont nécessairement en adéquation avec la nature, cette production divine. Si ces concepts sont mathématiques, c'est donc que la nature l'est aussi. En somme, on retrouve la même idée qui sous-tendait la démonstration de Dominique Lambert sur l'efficacité des niathématiques (dans son cas sans faire appel à Dieu toutefois). *-e monde de représentations, virtuel, est efficace pour décrire c monde parce qu'il est, par l'intermédiaire de notre cerveau, <^alqué sur la nature, et donc relié de manière organique à la
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Expédition en terre ennemie
réalité extérieure. Les concepts mathématiques servent donc d'accès à la réalité extérieure matérielle, mais donnent également un aperçu de la réalité divine, dans ce qu'elle a d'inconnaissable et de paradoxal. Par exemple : un cercle de rayon infini a une courbure nulle. C'est donc aussi une droite. En quoi on peut dire qu'une figure infinie réalise en actes toutes les potentialités de la figure finie, et aussi qu'à l'infini, toutes les différences s'estompent. Les figures disparaissent en tant que figures particulières. Elles deviennent toutes identiques (comme les particules élémentaires d'Edgard Gunzig !).
De plus, si Dieu est le non-autre, il possède en lui simultanément toutes les modalités du fini. Il possède les maxima et les minima de toutes les grandeurs finies. Une vitesse infinie n'existe qu'en Dieu, et le repos absolu aussi. En lui, les opposés se rejoignent. Ce que nous pouvons pressentir à notre échelle par quelques phénomènes éclairants, comme le fait qu'un froid très intense est brûlant ou qu'un disque tournant très vite paraît immobile. Et le cardinal de conclure : « L'effort de tout notre génie humain doit consister à s'élever à cette simplicité où coïncident les contradictoires. »
Et qu'est-ce que la réalité divine ? Elle se caractérise pour Nicolas de Cues par deux choses : le non-autre et la coïncidence des opposés. Dans notre expérience, les choses peuvent être caractérisées par l'altérité. Elles se limitent mutuellement. Leur identité consiste à ne pas être ce que les autres sont. Il n'y a pas deux choses identiques dans la réalité (c'est pourquoi il n'y a pas d'objets mathématiques dans la réalité). Mais Dieu est par essence la non-altérité. Dieu est soleil dans le Soleil, table dans la table, homme dans l'homme. Il fait une unité ontologique avec toutes choses (tout de même, il y va fort, le cardinal, on pourrait le brûler pour cause de panthéisme, cette fois !). Mais le simple fait que ces dififérentes choses ne s'identifient pas entre elles le rend distinct de tout. Si Dieu fait un avec toutes choses qui ne font pas un entre elles, il n'est pas réductible à elles. La transcendance de Dieu est une conséquence directe de son immanence (il est plus que la somme de ses parties, tout juste comme le cerveau humain, mais là, j'anticipe). Autrement dit. Dieu transcende les réalités finies parce qu'il s'identifie à elles et non pas maigre cette identification. Il est transcendant par le fait même qu'il est immanent. En lui règne la coïncidence des contraires.
X Jean-Michel Counet conclut en soulignant que pour Nicolas de Cues, le monde existe seulement pour et par des esprits. L'esprit voit les choses et les constitue en monde. Les choses ont en effet un lien essentiel avec l'esprit (elles sont pour ainsi dire faites pour être connues) et sa seule existence induit celle du monde, réseau de réalités intercorrélées. N'est-ce pas incroyablement proche de ce que vient d'expliquer Simon Diner sur la réalité comme produit de notre connaissance ?
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Qu'un religieux né il y a six siècles puisse m'intéresser autant, j'en reste abasourdie. Et quand l'orateur assène pour terminer ce paradoxe cinglant : « L'ignorance est le seul mode de connaissance de Dieu », je défaille littéralement de plaisir. Mais attention, on parle ici de la « docte ignorance », c'est-à-dire d une connaissance qui est consciente de ses limites, ce qui est le contraire de l'ignorance commune, puisque pour constater cette Ignorance, il a d'abord fallu déployer toute la science dont on était capable. La « docte ignorance », c'est tout ce qui s'étend audelà de ce qu'il est possible de connaître humainement (toutes ces propositions indécidables en mathématiques, par exemple ?) ~ et Dieu réside quelque part par là.
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
Nous sommes servis en paradoxes lors de ces journées mobilisatrices de matière grise (au point que je me demande si toute vérité profonde ne s'exprime pas nécessairement sous forme contradictoire), mais je ne me doute pas encore que cette phrase de l'homme d'Église va trouver im écho saisissant dans les exposés de psychologie (deux jours plus tard).
À chacun son système
Remontons encore un peu dans le temps. Dominique Proust va nous parler du 77^2^^ de Platon. Platon, ce vénérable s'il en fut, nous intéresse aujourd'hui parce que, peut-être le premier, il a tenté une grande unification, complète et rigoureuse, de toutes les connaissances de son époque. Plus soucieux de beauté et d'harmonie que d'expériences et d'observations, il a réuni les différentes branches de la science dans un emballage mathématique. Dont le détail nous intéresse fort peu, car totalement abracadabrant vu d'aujourd'hui. Il y est question de trois principes (dieu, matière, idée), de quatre éléments naturels (terre, eau, air, feu), de deux éléments primordiaux (triangle équilatéral, triangle rectangle isocèle), d'une forme parfaite (la sphère), et de bien d'autres choses encore. Vous assaisonnez tout ça à la géométrie et à l'arithmétique et vous obtenez... tout ce que vous voulez : l'astronomie, la physique, la chimie, la niusique, l'éthique, l'histoire, la politique. Hourra ! le monde est unifié et harmonieux! Quel gaillard, ce Platon ! Evidemment, c'est trop beau pour être vrai. S'il avait ouvert ^ oeil sur le ciel ou sur la nature, le grand unificateur aurait ^marqué que rien n'allait selon ses calculs. Mais il dédaignait 82
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
l'observation. Pas fou, le mec. C'était tellement plus sûr de construire son grand Tout sur le papier. Il l'a donc fait de travers, mais il l'a fait, et on peut lui tirer son chapeau pour l'ambition. Après ça, l'impulsion était donnée. D'autres affineraient, transformeraient, recommenceraient de zéro... jusqu'à aujourd'hui, où nous avons toujours autant les mains dans le cambouis. Mais comme il travaillait sur un corpus de données et d'observations venant de ses prédécesseurs (ioniens, pythagoriciens...), on ne peut pas dire que Platon travaillait dans le flou total. Il avait tout de même une certaine idée du fonctionnement de la nature. En quoi on peut dire que son travail est étrangement hybride. Est-il du côté du mythe ou du côté de la raison ? Parfois il nous parle des mathématiques comme du moteur unificateur, parfois il nous parle de l'âme du monde comme étant « automotrice » et principe des mouvements des choses - sans qu'on sache très bien comme s'articulent ces deux notions. Est-ce la mathématique qui s'enracine dans l'âme ou est-ce l'inverse ? Ou est-ce la même chose ? Une « mathémâmétique » ? Platon n'est pas totalement limpide, il faut bien le dire. Il veut rendre compte d'une réalité à la fois visible et invisible et c'est le casse-tête. Aristote va-t-il nous éclairer ? C'est ce que j'espère en voyant Lambros Couloubaritsis entamer son exposé sur La Pratique de l'Un depuis Aristote. Mais je comprends qu'il va falloir s'accrocher. Plus ça va, plus ça se complique, cette affaire d'unité. L'historien et philosophe nous explique que la question de l'Être (étudiée par l'ontologie) a trop souvent évincé la question [ de l'Un et du multiple (sur laquelle se penche l'hénologie), ce qui est bien dommage, car l'hénologie est d'après lui plus féconde que l'ontologie. Et il va le prouver. 84
À chacun son système
Déjà, on voit où le débat va se situer : dans l'abstraction pure, un gros mot contre un autre. En principe, je n'ai rien contre l'abstraction, mais je sais qu'à haute dose, je dois me méfier, j'ai l'impression qu'elle s'emballe et tourne à vide, et du coup, c'est moi qui me sens aussi vide qu'un four sans pain et je flippe. Mais écoutons. I Traditionnellement, on attribue la paternité de la science de l'Être en tant qu'Être à Aristote. Ce qui est trompeur, car il s'est tout autant penché sur l'Un en tant qu'Un (pour autant qu'on puisse se pencher sur une abstraction en tant qu'abstraction, bien sûr...). Il considérait même que c'est l'Un qui est la mesure de toute chose (avant, on penchait plutôt pour Dieu ou pour l'homme comme mesure universelle). Pour reprendre au début : l'hénologie étudie tous les modes possibles de l'Un et du multiple. Elle commence bien avant la philosophie, dans la pensée mythico-religieuse - qui, en revanche, n'emploie pas le mot « Être ». Sa thématisation commence avec ''^Platon, qui est l'initiateur de la recherche de l'essence des choses (je me sens lâchée : l'essence, est-ce que c'est l'Etre ou encore autre chose ,'') et donc aussi de la question de leur unité. Dans son Parménide, il énonce neuf possibilités d'envisager l'Un. Puis, il affirme qu'on ne peut pas passer directement de l'Un au /multiple. Pour créer des choses variées, il est nécessaire de passer par une mesure, un nombre fini d'éléments de base (comme les atomes, les lettres de l'alphabet ou les notes musicales). Il existe un nombre infini de sons possibles mais on ne fera pas de musique sans se fixer un certain nombre de notes comme éléments de base. Et donc la fécondité de l'Un dépendra de la "lesure choisie. . Arrive Aristote. C'est lui qui invente le rasoir d'Occam Quinze siècles avant Occam, c'est fort), ce principe qui stipule
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À chacun son système
qu'il ne faut jamais multiplier les entités au-delà du nécessaire (dans ce cas, je dirais que vingt-six lettres, c'est trop : qui utilise vraiment le « w » ?). Aristote pensait aussi que les choses peuvent être saisies en elles-mêmes, là où Platon criait à l'impossibilité. Pour Platon, le réel se dérobe, c'est un reflet, un voile de fumée. Pour saisir le vrai, il n'y a que les mathématiques. Carabistouille, dit Aristote, la pomme que j'ai en main est une vraie pomme et elle peut m'apprendre tout ce qu'il y a à savoir sur les pommes. Quant à vos mathématiques, ce ne sont qu'une représentation des choses. Voilà pour l'Être. Quant à la science de l'Un, il la formalise au sein d'une axiomatique très précise (si précise qu'on se demande où il a été pêcher ça, puisque l'Un n'est pas une pomme qu'il pourrait autopsier) : 1. L'Un se dit de plusieurs façons et il est la mesure de toutes choses. ' 2. L'Un et le multiple ont des attributs propres qui peuvent ensuite être rapportés également à l'Etre : identité, altérité, différence, semblable, dissemblable, égal, inégal, etc. 3. Il existe quatre modes de l'Un : le continu, le tout, l'universel et le numériquement un. 4. L'organisation du langage et des étants requiert également d'autres formes d'unité, comme les prédicables et les structures hénologiques. Alors là, mon brave Aristote, je dirais que ça devient franchement du charabia. Dans ce genre de situation, je me demande toujours si le bonhomme dit vraiment quelque chose ou bien s'il fait semblant. Je pense qu'il y a deux réponses. Parfois il fait semblant, et parfois il dit quelque chose mais cette chose se situe au-delà de mon horizon. Je n'ai ni les mots ni les concepts pour aller tout là-basEt pas toujours envie non plus.
Mais du coup, cela soulève une grave question. Car, qui que nous soyons, notre horizon est toujours limité. Nous ne pouvons pas maîtriser toutes les branches de la connaissance, y^ors comment parler d'unification si personne ne peut aller partout à la fois ? Moi qui essaie à tous crins de synthétiser ce qui se passe ici, rien qu'ici, entre vingt personnes, voilà que j'en perds un en route. Et même si j'étais un authentique génie, bien rodé, huilé et tout, il resterait fatalement des zones que je ne pourrais pas recoller. Alors, l'unité, si unité il y a, elle aura du mal à s'asseoir dans un seul cerveau. Et une unité éclatée, à quoi ça ressemble, je vous le demande ? Enfin passons.
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Je vous fais grâce des détails sur l'hénologie d'Axistote, puisque c'est la galère. Disons que les stoïciens, à sa suite, complètent le système (pas de détails non plus, abrégeons). Pour eux, il y a divers types d'unités qui organisent le réel et la notion d'Être n'a plus beaucoup de place dans leur pensée. Ensuite, le néoplatonisme met encore plus l'accent sur l'Un. Celui-ci culmine chez Plotin, pour qui c'est l'Unité qui est tout simplement la condition d'Être de chaque chose. Vous voulez la citation ? « C'est par l'Un que tous les étants, aussi bien les étants qui sont des étants au sens premier du terme que tout ce qui est dit, de quelque manière que ce soit, font partie des étants. » Plus simplement : s'il n'y avait pas 1 Un, les choses n'existeraient même pas. Stoppons là notre petit tour parmi les hénologues. Il reste ^ montrer comment la science a participé au mouvement. Prenons l'exemple de Galilée, dont le principe d'inertie a •"arqué un tournant décisif dans l'instauration de la physique J^oderne. Quand la cause efficiente d'Aristote est remplacée par •mpetus dans l'explication des mouvements, c'est une victoire ^ henologie sur l'ontologie, parce qu'on a une description qui P"que une unité de l'espace, du temps, du mouvement, et 87
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
y^ surtout : l'inertie est proposée comme cause unique à tous les mouvements. Ainsi, toute la science classique, dont les pratiques peuvent être tournées vers la diversité, n'en a pas moins comme horizon de recherche et comme visée l'unité. Et il faut bien souvent briser des unités conceptuelles momentanées pour pouvoir formuler un discours plus général, chevauchant plusieurs disciplines et les réunissant en une. L'exposé, plus intimidant qu'un vol dans la stratosphère, se termine sur un paradoxe, encore un : à travers un bref survol historique, on découvre combien la pratique de l'Un est, qu'on le veuille ou non, multiple. À force de décortiquer l'Un et de l'ausculter sous tous les angles, nous avons fabriqué une colossale zoologie où des chatons bien entraînés ne trouveraient plus leur maman. Eh oui, dit l'orateur, pour penser l'Un, on peut convoquer autant de penseurs que l'on veut, depuis Aristote, et même ?C avant, jusqu'à aujourd'hui. Au moins, on réalise une unité : celle du questionnement. On ne sait pas si le monde est Un mais en tout cas, l'angoisse est Une, et on tombe tous dans le même trou, hypnotisés. Je ne sais pas si nous avons vraiment avancé. Et qu'en estil de notre question de départ : faut-il étudier l'Un ou faut-il étudier l'Être ? Personnellement, j'aurais tendance à dire que c'est une question qui ne m'empêche pas de dormir (mais c'est sûrement un mauvais critère). Notre orateur répond : « L'Etre sans l'Un est confus, et l'Un sans l'Être est vide. » Bon, alors on achète les deux et on n'en parle plus. Pensez-vous ! On ne s'en tirera pas à si bon compte. Michel Cazenave prend la parole. Nous allons creuser encore plus loin 88
À chacun son système
dans l'Un. Et brusquement, ma prise de notes, qui avait adopté un rythme de plus en plus sporadique, s'interrompt comme un robinet à court de jus. Dans mon cerveau, qui jusqu'ici caressait l'avantageuse illusion de penser avec les penseurs, il n'y a plus qu'un écran de veille. Dont les petits poissons, collés au sol, meurent asphyxiés. J'adore Michel Cazenave. D'abord il a organisé ce petit thé entre gens bien. Ensuite, il tolère ma présence incongrue. En plus, il discute sur la crête, toujours capable de prouver les réalités de l'esprit aux matérialistes et celles de la matière aux spiritualistes. Mais quand il parle tout seul, je suis épouvantée de constater qu'il manque tout un étage dans mes configurations cérébrales. On n'est même plus dans l'abstraction, on est dans les hyperstructures qui sous-tendent les dehors faciles de l'abstraction. Après avoir défini des relations entre des objets (déjà vachement abstraits), on prend ces relations comme des objets dont on ausculte à nouveau les relations. On empile relations sur relations. Autrement dit, je cale. Ah! si seulement j'étais restée quinze ans à l'université! Ne riez pas, je suis certaine que là se joue la différence. Penser est une affaire fichtrement compliquée, qui demande un long entraînement, des exercices quotidiens, des concours de loin en loin. Vous croyez qu'après quatre ou cinq ans, vous avez « fait » l'université, comme on peut avoir « fait » l'Everest. Pas du tout. Vous n'avez que le certificat de base, le brevet de survie. Vous Venez à peine d'atteindre le sommet du mont Blanc. Après, il reste encore de quoi remplir toute une vie pour les vrais mordus des cimes, les athlètes de la cogitation. Nous sommes tombés 'Cl dans un nid de ces spécimens rares qui ont pour but et pour •Métier de parfaire l'élévation de leurs constructions mentales. Normal qu'on ait le vertige ici ou là.
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
Le speech de Michel Cazenave tourne autour des rapports entre les mathématiques et l'âme, problème que notre ami Platon avait laissé en plan. Ce coup-ci, on interroge Proclus (apparemment, tout le monde sait qui c'est, donc on va de l'avant, ne nous encombrons pas de considérations platement historiques). À partir du statut particulier que Platon accorde aux mathématiques, entre l'invisible et le visible, c'est-à-dire entre l'éternité de l'Être et la précarité du devenir, Proclus va opérer un double mouvement dans le rapport réciproque de la mathématique et de l'Être : d'une part en ontologisant la mathématique, d'autre part en mathématisant l'ontologie. C'est très très fort, mais je ne peux pas vous en dire plus. Ah! si! cette toute petite lueur vers le milieu du discours : de la même façon que l'âme crée un monde où elle se meut et déploie sa capacité de connaissance, toute assertion mathématique est structure en même temps que connaissance d'objets qui relèvent de cette structure. On sent bien qu'il y a quelque chose, sous le brouillard. Enfin, peut-être. Vient ensuite l'énoncé des différentes propositions qui fondent les Éléments de théologie de Proclus, équivalents dans leur statut aux axiomes qui ouvrent les Éléments d'Euclide : L Toute midtiplicité participe de l'Un. 2. Tout ce qui participe de l'un est à la fois Un et non- Un. 3. Tout ce qui devient Un le devient en participant à l'Un. 4. Tout unifié est autre chose que l'Un même. 5. Toute multiplicité vient après l'Un. : 6. Toute multiplicité est composée d'unifiés. ;, Philosophie, poésie ou tautologie ? Le plus drôle, c'est qu'en regardant cette liste fixement pendant dix minutes, j'ai fini par lui trouver un début de sens. Toute multiplicité participe de l'Un. Pourquoi ? Parce qu'on pourrait 90
À chacun son système
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Jire qu'il est impossible de définir la multiplicité autrement que par opposition à l'Un. Est multiple tout ce qui n'est pas Un. Et donc tout ce qui est multiple participe de l'un rien qu'en s'y référant par définition. Et de un (si j'ose dire). Ensuite, tout ce qui participe de l'un, comme on vient de dire, doit s'y référer pour s'en détacher, et donc est à la fois Un et non- Un. Et de deux. Ensuite, tout ce qui est multiple possède un point commun, le fait d'être non-Un et réalise par là-même une forme d'unité, ce qui le fait devenir Un. Et de trois. Bon, j'arrête là. Je n'ai pas l'impression de faire de la philosophie mais de jouer avec les mots, sans toucher à ce qu'ils sont censés désigner, et ça m'énerve. Si le multiple ne peut pas se désigner sans référence à l'Un, c'est uniquement parce que notre langage pense le monde comme ça, des paires binaires de qualités opposées qui ne se définissent que l'une relativement à l'autre. Ce qui n'implique nullement (et je dirais ce qui exclut plutôt) qu'il existe quelque chose comme l'Un et le multiple en soi. En revanche, les conséquences langagières sont immédiates : on ne peut pas plus séparer l'Un du multiple que le chaud du froid ou le Nord du Sud, et donc ils participent toujours l'un de l'autre, bien sûr, puisqu'ils ont été construits comme ça. Et que toutes les multiplicités aient pour point commun le non-Un, ce qui les rend unes, n'est pas une découverte mais une tautologie quand on y regarde bien, ainsi que le sont tous les théorèmes mathématiques - on a déjà évoqué cet aspect circulaire des mathématiques avec Hervé Zwirn. Bon, je m'amuse comme je peux, mais la vérité, c'est que je 0 ai pas compris un traître mot à l'exposé de Michel Cazenave. J avais pourtant un cerveau tout à l'heure, mais on dirait qu'il m'a 'achée en chemin et je me retrouve assise sur le bord de la route, ^^gardant passer les bolides. Curieusement, j'y prends un certain P'aisir, comme si j'étais en voyage dans un pays dont j'ignore
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I
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
la langue et que cela me donnait des frissons. Une impression de fraîcheur. C'est un voyage dans ma docte ignorance à moi, peut-être, ce domaine au-delà du périmètre qui est à ma portée, étant donné l'état de mes circuits. Je me sens sonnée et il est toujours bon de se sentir sonné. Cela ravive autant l'humilité que la curiosité. Vers la fin de l'exposé, j'ai souri à cet énoncé selon lequel tout ce qu'on ajoute à l'Un ne peut que le diminuer. Ce que Simone Weil exprime sous la forme suivante : « Dieu et toutes L les créatures, cela est moins que Dieu seul. » Encore faut-il que Dieu existe. Mais quel joli paradoxe. Je rentre chez moi complètement perplexe. Autant je me trouvais hier soir dans la grande excitation d'une effervescence inattendue, soulevée par des physiciens aux hypothèses farfelues, autant les historiens de la philosophie de cet après-midi m'ont plongée dans une stupeur apathique. Voilà donc des pans entiers du savoir dont je ne soupçonnais rien et où des régiments de gens cultivés évoluent, écrivent, publient, débattent et respirent — tous comme les Chinois en Chine, dont je connais l'existence par ouï-dire. Cet après-midi, la Chine était là, dans le salon. Nul doute qu'il y a bien d'autres Chines en France. La Chine des psychanalystes, la Chine des linguistes, la Chine des informaticiens, la Chine des entomologistes... Et je mesure le défi insensé qu'il y a à vouloir rassembler tous ces pays en un.
Un peu plus à Test
Jeudi matin. Pour un maniement éblouissant des paradoxes, on peut faire confiance à Michel Bitbol. Ce philosophe des sciences bénéficiait chez moi d'un préjugé favorable parce que j'avais lu ses essais sur la physique quantique (rien que le titre : L'Aveuglante Proximité du réel, déjà paradoxal, avait eu le don de me plonger dans un ravissement des synapses lors d'une flânerie en librairie) et aussi parce qu'il ose le parallèle entre sciences occidentales et sagesses orientales. :'^ Michel Bitbol veut se garder de tous les rapprochements faciles. L'unité fusionnelle (celle qui dit « Bouddha = quanta »), il n'y croit pas. Il nous propose plutôt de rêver à une unité organique, qui serait une unité comparable à celle de notre corps, où un tas de choses distinctes fonctionnent ensemble comme un tout. En efi^et, la fiision identificatoire (ceci est équivalent à cela) est totalement injustifiable dans la mesure où le bouddhisme, tout comme la science, admet une pluralité d'interprétations. Il ^t donc trop facile d'en choisir deux qui semblent se répondre ice que Fritjof Capra a fait avec complaisance dans Le Tao de la physique).
Détaillons. Le bouddhisme se fonde sur une expérience ntemplative, mais celle-ci, lorsqu'on se hasarde à l'interpréter, 92
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
peut conduire à toutes les attitudes, même les plus opposées : l'hypostase du soi aussi bien que sa négation, le culte de l'instant comme celui de l'éternité, une vision transcendante ou au contraire immanente du divin. La physique quantique, elle, produit d'extraordinaires et indiscutables résultats expérimentaux, mais il est bien connu que personne n'a jamais réussi à comprendre ce qu'ils voulaient dire exactement sur la nature de la réalité. L'interprétation peut varier du tout au tout : l'Univers comme potentialité étendue, comme collection de déterminations actuelles, comme tout unifié aux manifestations diverses ou encore comme pluralité foisonnante. La physique quantique est un cas extrême à cet égard, mais toutes les théories physiques laissent une grande latitude à l'interprétation. On dit qu'elles sont « sous-déterminées ». Autrement dit, si dans les deux cas, en bouddhisme comme en science, l'expérience est là, et bien là, le discours qui l'entoure peut aller dans toutes les directions. En conséquence, tous les parallèles entre ces deux domaines si éloignés sont nécessairement partiaux, circonstanciels et entièrement déterminés par le choix des éléments comparés. On peut leur faire dire n'importe quoi. Cette multiplicité possible du bouddhisme étonne quelque peu Alexandre. « Je croyais la démarche solidement convergente », me chuchote-t-il à l'oreille. Mais il reconnaît que sa modeste pratique du zazen ne lui permet pas de conclure. Avant de présenter sa façon à lui de rapprocher science et bouddhisme, Michel Bitbol fait d'abord état des distances qui semblent les séparer. Premièrement, il fait remarquer que beaucoup de physiciens travaillent « localement », c'est-à-dire sur leur problématique particulière, et très loin de la question globale du sens delà science. En tant que classe d'individus, ils circulent entre des 94
Un peu plus à l'est
fragments de représentations pas nécessairement cohérents et d'inspiration plutôt « classique ». Ils continuent à s'exprimer et à réfléchir comme si l'Univers était formé d'une collection d'objets distincts, définis, évoluant dans un cadre et porteurs de propriétés intrinsèques, ce qui est une vision du monde « ancienne », périmée depuis un siècle. La physique quantique, si elle n'est pas facilement interprétable, a tout de même ratatiné pour de bon les représentations que nous nous faisions d'une série de concepts de base : matière, espace, temps, causalité. Nous savons donc que nos conceptions les plus chères sont erronées mais nous sommes incapables d'y renoncer. Nous colmatons avec du papier les fixités d'un radeau en carton. Qu'il est difficile de reconstruire ' le radeau de la pensée ! Surtout qu'il n'existe aucun lieu « à pied sec », où l'on pourrait s'extraire et réparer l'embarcation. Non, il faut réparer la pensée en pensant, et c'est fatalement mal barré. Voilà pourquoi beaucoup de physiciens baissent les bras et se contentent de réfléchir à quelques problèmes particuliers. ,, Ensuite, il y a un deuxième hic, c'est que la volonté de caractériser le réel (étroitement ou même largement), typique de la science, va à l'encontre de l'essence même du bouddhisme, dont l'ambition se place essentiellement sur le plan thérapeutique et individuel. Dans le bouddhisme, la nature des choses est de ne pas avoir de nature (et un paradoxe, un) et l'on préconise une totale suspension du jugement. Les questions métaphysiques sont généralement accueillies par un « noble silence », à moins 4"e le maître ne s'éloigne en posant sa sandale sur sa tête (à question idiote, réponse débile). Même l'affirmation que i^out est vacuité ne peut être prise comme une thèse absolue, puisqu'elle a ce pouvoir déconcertant de s'autodétruire. Elle ^^U en toute logique, être elle-même considérée comme vide ^^t re-paradoxe). Le penseur bouddhiste est irrécupérable par
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
quelque système de caractérisation du monde que ce soit. Il ne prétend pas parler de la réalité. Il sait que tout énoncé n'a de validité que conventionnelle et relative et ne peut en aucune façon transgresser les frontières de notre finitude pour nous offrir un point de vue absolu, extérieur, qui serait un point de vue de nulle part. À première vue, le voyage s'arrête ici, tout le monde descend, puisqu'il n'y aura aucun moyen de dialoguer entre des physiciens qui ne sortent pas de leur microcadre conceptuel et des sages qui réfutent n'importe quel cadre conceptuel, y compris celui de leur réfutation. C'est sans compter sur la ténacité de Michel Bitbol. Il voit dans cette opposition, non un obstacle infranchissable, mais un nœud dont la résolution constituera une cure des plus salutaires pour le statut de la pensée. Autrement dit : le problème est la solution - il / suffisait d'y penser. Et pour cela : opérer un rapprochement qui L n'a rien à voir avec une fusion mais avec une synergie organique. Si la prétention traditionnelle de la science à atteindre une forme de vérité sur le monde est en crise, c'est précisément d'une remise en question de ses concepts et de son cadre de pensée qu'elle a besoin — et cette cure, c'est le bouddhisme qui la lui offre sur un plateau. Ce qu'il faut rapprocher, ce ne sont donc pas les énoncés des deux systèmes de pensée un à un, ce sont leurs logiques internes. Et pour parfaire le tout, à la physique moderne et au bouddhisme zen, on pourra même ajouter une touche de philosophie de la connaissance néokantienne (excusez du peu), qui a le mérite de poser la question du sens global, que le bouddhisme élude. Un tiers de savoir, un tiers de doute et un tiers de colle. Ce qu'on espère obtenir ? Un superopérateur conceptuel, une nouvelle cohérence de la pensée, en un mot, osons le dire, une unité inattendue maousse costaud. 96
Un peu plus à l'est
En quoi ce cocktail-là est-il prometteur plutôt qu'un autre (on aurait pu prendre la cosmogonie dogon, après tout)? Voyons les synergies deux à deux. 1. Kant + science: Dans la philosophie néokantienne, la fidélité de nos représentations est reconnue pour ce qu'elle est : une supercherie, une illusion, une autosuggestion. Nous ne disposons que de ce que nos sens nous disent. Nous n'avons pas accès à l'objet en soi mais à l'objet comme synthèse de phénomènes empiriques. La connaissance est une relation entre ces phénomènes empiriques et nous-mêmes, qui sommes un simple morceau de nature capable de regarder le reste, une subjectivité en train de créer la notion d'objet. Une telle philosophie interdit toute illusion sur des notions comme l'absolu, la réalité, l'objectivité, etc., mais elle sauvegarde le caractère signifiant des théories physiques. Il est vain de chercher la vérité, mais il est permis de construire un système d'interprétation qui se reconnaisse pour tel. Système de pensée non dualiste mais « relativiste », elle s'accorde donc particulièrement avec la physique quantique, puisque celleci nous oblige à inclure la référence à notre expérience subjective dans la démarche scientifique. 2. ICant + Bouddha : Tous deux accordent peu de portée à la réalité empirique, car elle est modelée par nos automatismes ^ perceptifs, nos préjugés, nos représentations et nos conventions. Mais le bouddhisme se spécialise dans la thérapie et chasse 1 illusion de la tête du sujet par des exercices méthodiques, - tandis que la philosophie de Kant, elle, se donne pour objet 1 étude attentive des mécanismes qui installent l'illusion. Kant décortique et démonte. Bouddha passe le balai : quoi de plus efficace comme équipe ? 3. Bouddha + science : Toutes les tentatives d'interprétation ""éaliste de la physique quantique ont échoué, ce qui nous ^1
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
impose une interprétation purement formaliste au terme de laquelle la théorie ne décrit, littéralement, « rien ». Les relations établies ont une réalité physique, mais les entités auxquelles elles s'appliquent n'en ont pas : ondes, champs, parricides, nul n'est en mesure de dire de quoi il s'agit. Or, nos croyances restent profondément ancrées dans l'expérience courante et résistent violemment à cette nouvelle vision (ou plutôt non-vision) du monde. Nous freinons des quatre fers devant la dé-construction, le dé-voilernent du réel. Nous ne pouvons supporter l'idée que, tout compte fait, seul le voile soit réel. Nous nous cramponnons à nos illusions. Pour cette maladie-là, le bouddhisme est la thérapie de choc, puisqu'il n'est que déconstruction. Il n'ajoute pas une représentation de plus à notre paysage mental, déjà fort meublé, mais il y insuffle un vent salvateur qui nous délivrera de maints concepts inutiles. Il met à profit la perte des fondements plutôt que de passer son temps à déplorer bêtement la perte. Son apport est donc pratique et existentiel. Autrement dit, le bouddhisme pourrait faciliter l'assimilation culturelle d'une révolution scientifique, la physique quantique, dont nous avons bien du mal à accepter toutes les conséquences. Se pourrait-il que le détachement et le sens du paradoxe cultivés par un jeune Indien qui reçut l'illumination sous im figuier au W siècle avant notre ère puissent nous aider à digérer les découvertes les plus déconcertantes de la physique contemporaine ? Ce serait un bel exemple de synergie culturelle, où l'unité de la connaissance ne serait plus traquée à sa source mais réalisée dans la farandole de ses arrière-petits-enfants.
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Gare au gorille !
Loin de ces vertiges philosophiques, un chercheur en sciences cognitives allait nous plonger dans un trouble bien plus concret. Axel Cleeremans commença son exposé en nous demandant de regarder un petit film et d'y compter le nombre de passes de ballon effectuées par une équipe de joueurs habillés en blanc. L'exercice était difficile car une équipe habillée en noir s'échangeait un autre ballon dans le même espace. Et chaque membre de l'assistance de se cramponner de tous ses yeux. Le stress montant rapidement, à la fin de la séquence, j'entendis fuser des soupirs de soulagement, ainsi que quelques réponses chez les plus impatients. On lança « Quatorze ! » sur ma gauche. Silencieuse par discrétion naturelle, mais pas peu fière d'avoir compté quinze (la passe courte et rapide dans l'axe exact de la caméra ne m'avait pas échappé), j'attendais le verdict. Mais loin de nous féliciter, l'orateur nous prit méchamment à contre-pied. Complètement indifférent à nos résidtats, il s'exclama : — Et vous n'avez rien remarqué ? Comment ? Remarqué quoi ? Il y avait un ballon et nous ^vons compté le nombre de fois que... —Je ne vous parle pas du ballon. Ne me dites pas que vous "avez rien vu ?
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Le Quark, le neurone et le psychanalyste
Gare au gorille !
Personne ne comprenait oh il voulait en venir, mais nous sentions que nous étions tombés dans un piège. — Je repasse le film. Regardez bien, cette fois ! Et alors, à la moitié de la séquence, nous vîmes débarquer par la droite de l'image un gorille (encore que non, c'était un homme déguisé en gorille) qui traversa le groupe de joueurs, se campa au milieu de la scène pour y eflFectuer quelques pirouettes, le taquin, avant de disparaître par la gauche. L'assistance était estomaquée : — Vous voulez rire ! Vous avez changé de film ! V — Certainement pas. J'ai poussé sur la touche « replay ». C'était le même et vous n'avez rien vu. Pourquoi ? Parce que vous regardiez bêtement le ballon. Vingt-deux cerveaixx (vingt éminents et deux curieux) venaient de se faire blouser de la plus belle manière. Nul doute que s'il avait fallu témoigner dans un procès, nous aurions tous jiu-é sous serment qu'il n'y avait jamais eu dans cette scène que deux équipes de joueurs. Notre attention, focalisée sur un seul élément, nous avait rendus aveugles à n'importe quoi d'autre. Allons, direz-vous, un gorille au milieu de l'image, ça se voit tout de même comme le nez au milieu de la figure ! Eh bien, justement. Qui dit que vous voyez le nez de vos interlocuteurs ? Pouvez-vous décrire le nez de votre patron, ceux de la boidangère, du facteur, de la voisine, du libraire chez qui vous faites une halte tous les matins ? Vous ne pouvez pas, parce qu'en général, vous regardez ailleurs (les yeux, la bouche, ou même plus bas dans le cas de la boulangère).
maugréer sur le procédé, la manipulation et tout ce qu'on veut, elle n'avait pas vu le gorille). La perception fait partie de ces nombreux comportements, avec l'attention, l'apprentissage, la mémoire, la décision, l'action, etc., qui sont étudiés par les sciences cognitives en vue d'élucider le mystère de la conscience. La conscience ! Phénomène parfaitement évident et familier pour chacun d'entre nous, mais tout aussi parfaitement singulier, indescriptible et inobjectivable. Donc banni du champ de l'investigation scientifique, du moins jusqu'à très récemment. Aujourd'hui, ce dédain s'estompe et on s'accorde à reconnaître que la science ne serait pas complète si elle ne s'intéressait pas à son géniteur, le cerveau. À tout auteur, tout honneur.
Pas mécontent de son petit effet, Axel Cleeremans n'eut plus qu'à énoncer la conclusion de sa démonstration : mesdames et messieurs, la perception est partielle. Il ne s'est évidemment trouvé personne pour le contredire (Isabelle Stengers avait beau 100
J'ai l'impression que cet exposé constitue un sujet pivot pour notre séminaire. Il sépare les sciences de la nature des sciences de l'homme tout en appartenant aux deux. Les sciences cognitives ne seraient-elles pas des sciences dures qui s'appliquent à un objet mou (quoi de plus mou que le cerveau) ? L'aspect « dur » de l'approche, c'est de considérer le cerveau comme un objet, mais le défi, c'est de vouloir comprendre son fonctionnement en tant que sujet. Comme en physique quantique, nous nous trouvons confrontés à l'impossibilité de faire abstraction du ^ sujet dans l'étude de l'objet. Ici, l'objet est dans le sujet (le cerveau dans l'observateur) alors que là, le sujet était dans l'objet (l'observateur dans les particules qu'il « détermine » par le fait même qu'il les observe). Vous me suivez ? L'étude du cerveau progresse à pas de géant ces dernières années. Grâce aux nouvelles techniques d'investigation par imagerie cérébrale, on peut enfin dépasser le stade de la dissection, qui, reconnaissons-le, n'a jamais été riche en révélations (dépliez avec 101
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
mille soins le cerveau, vous aurez deux mètres carrés de dentelle, mais pas le moindre indice sur ce que penser veut dire). Il est possible aujourd'hui d'observer le cerveau en pleine activité, c'està-dire de cartographier les zones présentant une activité électrique lorsque le propriétaire du cerveau en question s'absorbe dans une tâche ou une autre. D'ingénieuses expériences permettent d'explorer les correspondances entre les états subjectifs rapportés par le cobaye et les états objectifs de son cerveau. Plus ces recherches avancent, plus un paradoxe (encore un) s'approfondit : bien que la conscience soit ressentie comme un phénomène unifié et stable, l'architecture qui la sous-tend fonctionne de manière extraordinairement modulaire. En conséquence de quoi, la conscience est de plus en plus considérée comme un phénomène émergent, en aucun cas localisable / dans une région du cerveau. Toute région du cerveau peut participer à la conscience, mais elle-même n'est pas réductible à la somme des constituants du cerveau ; elle jaillit des rapports V. qu'ils entretiennent entre eux. (On se souvient de la conception [ de Dieu chez Nicolas de Cues, qui est dans chaque objet de la V Création, mais qui est aussi plus qu'eux tous - Dieu serait-il au monde ce que la conscience est au cerveau ? Le parallèle est ouvert.) Il y a même deux niveaux dans cette unification inexplicable. D'une part, nos perceptions sont multiples et analysées dans des régions différentes du cerveau, etpourtant nous avons l'impression d'une perception « unique », continue, cohérente. Par exemple, bien que la forme et la couleur d'un objet soient traitées dans deux zones différentes, nous n'avons pas l'impression de deux perceptions distinctes. D'autre part, nos différents états subjectifs successifs et même simultanés nous semblent appartenir à un seul et même moikla.conscience unifiée. Comment ces prodige^ 102
Gare au gorille !
yi sont-ils possibles ? Aucun lieu dans le cerveau n'a jusqu'ici été localisé qui pourrait « centraliser » les percepts et les affects. ]je cerveau n'a pas de cœur. Et pourtant, il existe des processus d'émergence et d'intégration qui lui permettent de construire l'image illusoire d'une réalité et d'une conscience unifiées. En dehors de l'imagerie, seules des expériences pointues ou certains cas cliniques permettent d'apercevoir la construction modulaire sous la façade unifiée. En élaborant des protocoles astucieux, on obtient des sujets qui font une chose tout en disant et en croyant qu'ils en font une autre, des sujets qui disent n'avoir rien vu alors que leurs sens ont perçu le stimulus ou qui apprennent à améliorer leurs réponses à un test tout en étant persuadés de répondre au hasard. D'une certaine façon, •< le cerveau en « sait » plus que la conscience. Mais ce qui est significatif dans ces expériences, c'est que jamais les sujets ne sont conscients de leur incohérence. L'unité n'est pas seulement une propriété de la conscience, elle en est peut-être l'attribut ' central. Et lorsque des circonstances particulières entraînent un comportement contradictoire, l'un des termes de la contradiction sort aussitôt du champ de la conscience, sauvegardant ainsi son essence même, qui serait l'impression d'unité. À ce qu'il me semble, on se retrouve dans une situation époustouflante de symétrie (qui est, rappelons-le, un concept directeur en mathématiques). Sous la foisonnante diversité de la nature se cache une unité profonde, tandis que sous l'unité ressentie par chacun dans son expérience consciente se cache en fait une énorme diversité (un imbroglio de processus qui se déroulent dans plusieurs milliers de zones du cerveau). Chez homme, l'Un surgit du multiple après que, dans la nature, le "multiple est né de l'Un. Et la boucle est bouclée !
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"^ Retenons l'idée que les sciences cognitives entreprennent le fascinant travail d'intégrer dans une même étude la connaissance et son support biologique. En étudiant son propre cerveau (en pensant l'objet qui pense), l'homme met la science en abyme (comme le peintre se peignant en train de peindre) et apprend l'art subtil de dissoudre les paradoxes en les plongeant dans un paradoxe de niveau supérieur.
Sans plus attendre, la preuve par l'exemple
Alexandre me tire par la manche : —Dis, ça ne t'apas choquée quand il a parlé du « propriétaire » du cerveau ? Moi, j'aurais plutôt tendance à dire que c'est le cerveau qui est le propriétaire du corps. — Et la personne, alors, elle est locataire ? — Eh bien, je ne sais pas si on peut la séparer de son cerveau. Elle est à la fois locataire et propriétaire. Et son cerveau possède deux casquettes. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que si on greffait un cerveau dans un autre corps, le moi qui s'éveillerait aurait l'impression d'avoir un nouveau corps, et non un nouveau cerveau ! — Dans ce cas, c'est d'une greffe de corps qu'il faudrait parler, et non d'une greffe de cerveau. — Exactement ! D'un autre côté, on peut se demander s'il est possible de rester la même personne indépendamment de son corps. Est-ce que tu pourrais encore être toi si on te greffait le corps de Claudia Schiffer ? — Sans aucun problème. On commence quand ? — Bon, celui de Jean-Marie Le Pen, alors ? — Là, j'aurais du mal.
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Sans plus attendre, la preuve par l'exemple
Axel Cleeremans a plongé l'assistance dans l'effervescence. Le déjeuner résonne de discussions sur les gorilles. Je propose à Alexandre d'aller plus loin que le commentaire. Nous allons expérimenter, en bons scientifiques. Nous possédons toujours ce magnétophone que je tâchais de camoufler l'autre jour dans mon sac. Changeons de tactique et jouons du micro comme d'un gorille en plein milieu de l'image. J'installe l'objet dans la pochette de la veste d'Alexandre. Un gros pompon gris décore maintenant sa poitrine. Allons-y, nos amis n'y verront que du gorille.
On a fait des expériences dans la rue, au cours desquelles un interlocuteur est subrepticement remplacé par un autre. Par exemple, quelqu'un s'arrête pour demander son chemin à un passant. Au cours de l'échange, deux livreurs passent entre eux, portant un long panneau opaque (c'est une rue animée). Après le passage du panneau, l'interlocuteur a changé (quelqu'un d'autre, du même sexe, de la même taille et portant le même manteau lui a été substitué). Eh bien, en général, le passant continue son explication sans broncher. C'est ce qui s'appelle tomber dans le panneau ! J'ai du mal à le croire, mais mon interlocuteur (je vérifie à chaque moment qu'on ne me l'a pas changé) me jure qu'il n'invente rien. Ce sont des expériences très sérieuses qui ont fait l'objet de publications scientifiques. Moi qui croyais que les chercheurs en sciences cognitives opéraient dans des laboratoires avec des cobayes au crâne constellé d'électrodes. Pas du tout, ils s'amusent à faire des blagues dans la rue, genre caméra cachée. C'est vrai que, tant qu'à étudier le cerveau, autant le prendre en situation réelle !
Et en effet, personne ne semble remarquer l'objet incongru qui déforme, comme une verrue géante, la mise vestimentaire plutôt soignée de mon collègue Alexandre (ou devrais-je dire « mon assisté » — étant son assistante ?). Logique, puisque ce n'est pas le torse des gens que l'on regarde dans le feu d'une conversation (exception faite des hommes en train de draguer grossièrement). Ce qu'on regarde, c'est le ballon (ah ! non! ça, c'était dans le film), je veux dire les deux petits ballons mobiles qu'ils ont dans les trous de la tête. J'en viens à m'interroger. Combien de gorilles ont-ils pu me passer sous les yeux sans que je lâche le ballon ? Quand je me suis accrochée à mes études, quand je me suis accrochée à mon boulot, chaque fois que j'ai un truc à faire qui me prend la tête... Nul doute que la focalisation de l'attention sur un but précis (et nous en avons toujours un) agit exactement comme dans cette expérience. Comme le monde est grand, et comme nos fenêtres mentales ressemblent à des meurtrières (au sens propre du terme), nous privant de presque tout !
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Je me retrouve justement nez à nez avec l'auteur de l'expose sur les gorilles et je lui fais part de l'expérience du micro. « Onmais vous pourriez aller beaucoup plus loin ! » affirme-t-H' 106
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Pour une écologie des savoirs
Après cet aperçu qui nous emmène si loin des exposés centrés sur les sciences de la nature, il est bienvenu que la philosophe Isabelle Stengers nous entretienne de l'unité des savoirs, et plus particulièrement du dialogue possible entre sciences exactes et sciences humaines. Écouter Isabelle Stengers est un régal de haute altitude. Et vouloir la résumer ressemble à l'exercice de résumer Voltaire ; toutes les phrases sont belles et nécessaires, articulées souplement, comme des dragons chinois capables d'efifectuer plus d'un virage à la fois, et généralement cinglantes à l'encontre de certaines catégories de personnes ou de diverses pauvretés de pensée. Ma prise de notes qui, depuis le début du colloque, caracolait sur la page, sauf un petit passage à vide pendant le vol parabolique de Michel Cazenave, devient carrément frénétique. Comment capter tant d'idées ? Tentons courageusement la mission impossible. La philosophe commence par une question provocante : ^ue faudrait-il pour que les sciences sociales deviennent aussi "itéressantes que les sciences physiques ? On comprend bien 'c sous-entendu : la physique se prend pour le nombril de la ^nnaissance. De fait, on relève sans arrêt une manie chez les 109
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physiciens, qui consiste à utiliser indifféremment deux expressions l'une pour l'autre : « réalité » et « réalité physique », comme si c'était évidemment la même chose, ce qui retire le droit d'exister / réellement à quelque chose qui ne serait pas physique. La réalité physique est la réalité tout court, celle qui subsiste quand on a éradiqué toutes les illusions. C'est donc la seule chose qui nous \ rassemble tous, et non seulement nous, humains, mais tous les êtres intelligents, car il n'aura pas échappé aux extraterrestres que E=nK?- et que tout corps plongé dans un liquide déplace un volume d'eau, etc. Fort bien. Mais qu'est-ce qu'on peut dire de la réalité sociale après ça ? Est-ce qu'on peut l'étudier comme on étudie l'électron ? Sûrement pas, puisque nous sommes dedans. Elle nous englue. L'unité de la connaissance est de fait brisée entre des sciences physiques qui se présentent comme l'étude de la réalité objective et des sciences sociales qui sont par définition empêtrées dans leur objet, foetus obsédés par le désir acrobatique de connaître leur matrice. Pour repenser la science sous l'angle de l'unité, Isabelle Stengers propose de ne plus parler de « connaissances »mais de « pratiques de savoir ». Cette prise de distance consiste à ne plus disserter sur la seule connaissance mais à prendre en compte les moyens qui la produisent. Car les moyens ne sont pas des intermédiaires neutres, ils véhiculent des valeurs - même dans les sciences exactes. Il y a toujours une vision du monde à l'œuvre dans un dispositif expérimental.
Pour une écologie des savoirs
la savane africaine). On retrouve en somme le même type de démarche que chez Michel Bitbol, qui proposait de mettre en regard, non des corpus de connaissances, mais les logiques qui les produisent. Pour l'instant, la situation dans laquelle nous sommes est une écologie par défaut, c'est-à-dire un biotope de disciplines où les relations n'ont pas été pensées mais se sont installées de façon spontanée et anarchique, ce qui débouche en pratique sur une vraie « catastrophe écologique ». Développons les deux ingrédients du raisonnement : l'unité brisée et les pratiques de savoir. La brisure. S'il existe, à l'heure actuelle, des relations entre disciplines scientifiques, elles sont le plus généralement conflictuelles. Nul ne se soucie d'organiser le dialogue. Entre les sciences, les j ugements sont hiérarchiques : la physique est la reine des sciences comme le lion est le roi des animaux ; elle méprise la chimie, qui méprise la biologie, qui méprise la psychologie, qui méprise la sociologie... Et même en sociologie, plus on désenchante l'humain, plus on passe pour scientifique, car le prestige provient toujours d'avoir su débusquer les illusions, les opinions, les croyances, au profit de concepts unifiants comme l'équilibre, l'énergie, le système, l'information, etc. On voit pourquoi certaines disciplines sont mieirx loties que d'autres. Nous sommes dans une situation objective de guerre des sciences, et celle-ci s'est instaurée comme simple conséquence d'une lutte pour la survie (l'argent, le pouvoir, le prestige, l'espace, enfin wef, comme partout).
Dans cette nouvelle perspective, l'unité, si elle est possible, est à créer par une relation écologique entre les pratiques qui» chacune sur son mode propre, apportent quelque chose aux autres. L'écologie est en effet la science des relations entre unités d'un même système. Et rien n'empêche de voir l'arène scientifique comme un biotope (parfois aussi compétitif que
Les pratiques. Les pratiques de savoir sont multiples. Ce qui '^actérise l'approche scientifique, c'est l'expérimentation ; une •«ode, enfin, une révolution, lancée par Galilée. On s'oblige à
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mettre à l'épreuve les énoncés qu'on produit. À toute nouvelle ambiguïté vont répondre de nouveaux dispositifs de laboratoire. Les concepts vont trouver leur répondant objectif (puisqu'on fait parler les objets). D'où un acharnement inventif sans précédent pour parvenir à trancher toute différence entre deux interprétations possibles. Et des succès éclatants. Mais il n'empêche que tous les objets ne sont pas équivalents dans leur capacité à être interrogés. On ne peut pas exiger qu'un être vivant réponde aux mêmes exigences qu'un objet physique. Il peut mourir ou devenir fou. La question de l'unité se pose alors sur un mode bêtement pratique. Que peut-on faire ou ne pas faire, chacun avec son objet ? Voilà ce qui va déterminer les pratiques de manière très profonde, et les désunir de fait, sans que soient jamais réellement discutés les choix, les paris et les enjeux propres à chaque discipline. Au sein d'une pratique, ceux-ci apparaissent comme une toile de fond, un ensemble de contraintes tellement évidentes qu'elles en deviennent invisibles, et qui ne doit pas entacher la robustesse des résidtats. Dans sa communication vers l'extérieur, chaque discipline met en avant, non pas sa singularité (voici sur quel mode particulier j'observe le monde), mais son orthodoxie par rapport à une méthode (voici les vérités que j'ai démontrées par A + B). Pourquoi ? Parce que cette logique propre à la démarche expérimentale est supposée naturellement extensible aux autres domaines de connaissance, qui s'en réclament le plus haut possible et contre les autres, de sorte que ce sont des rapports d'arrogance qui régissent le dialogue des sciences (à celui qui aura démontré le plus de vérités).
disciplines, d'une bêtise et d'un conformisme désolants. Il utilise pour communiquer, non pas son savoir, mais ce à quoi le langage commun de l'expérimentation a réduit son savoir, et qui sert d'étalon pour dire qui a mieux travaillé que les autres. Et qui peut donc les écraser. On n'est pas très au-dessus du niveau de la guerre tribale. Ainsi, l'écologie par défaut ne cultive en rien les relations entre pratiques, exacerbe au contraire les polémiques et débouche sur un dépit, voire un mépris, en tout cas sur un manque d'appétit pour le discours d'autrui (les biologistes n'ont rien à m'apprendre, les sociologues sont de fieffés coquins).
Tout cela conduit à un écart dramatique. Le praticien qui, au sein de sa discipline, possède une intelligence propre (un savoir et des modes de production du savoir qui ne ressemblent pas aux autres), devient, dans ses relations avec ses confrères d'autres
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Mais si on en est là, pourquoi et comment en est-on là ? Avant de foncer vers une réponse, restons juste un instant dans la formulation de la question, car bien souvent tout est là : il faut savoir poser un problème. Nouvelle formulation : quel type de société a intérêt à produire ce type de praticien-là ? Isabelle Stengers avance que de tels comportements sont encouragés par une société où la division des rôles assure que les chercheurs sont placés hors du champ politique. Il n'est même pas question d'en discuter. Les scientifiques font avancer la science, sans états d'âme, comme entraînés par un tapis roulant (la nécessité du progrès va de soi), tandis que les décideurs mobilisent les résultats de la recherche comme bon leur semble. Ce qui fait défaut, dans l'écologie par défaut, c'est la possibilité pour les pratiques scientifiques de se situer activement dans la société par rapport à des choix techniques, industriels, sociaux et environnementaux. La structuration disciplinaire et hiérarchisée des savoirs semble précisément conçue pour décourager tout intérêt autre que disciplinaire. Les scientifiques restent cantonnés chacun dans leur petit wagonnet, à se houspiller d'un wagonnet à l'autre. A contrario de cette déconnexion instituée, il existe aujourd'hui de plus en plus de groupes de pression constitués de 113
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« simples » citoyens qui contestent la mise en œuvre de certains progrès (le nucléaire, les OGM...). On ne leur a pas demandé leur avis, mais ils sont quand même là pour le faire entendre. Ces citoyens, à leur façon, réalisent l'unité, l'intégration de savoirs qu'ils ne maîtrisent pas, alors que les sciences elles-mêmes sont totalement désengagées du politique.
science ou plutôt une science des liens, qui gère les rapports des sciences entre elles. Malheureusement, rien n'a obligé jusqu'ici les scientifiques à avoir cette intelligence-là. L'unité du savoir, si c'est notre ambition, ne peut se définir que par la volonté de penser, par l'engagement à penser davantage, penser non seulement sa discipline, mais ses rapports avec les autres. Car en faisant de la physique un modèle unique, on a brisé l'unité qu'aurait permise une prise en compte de toutes les pratiques de savoir. Généraliser la méthode expérimentale, qui implique une séparation entre le sujet et son objet, revient automatiquement à exclure, nier et détruire des pratiques qui ne peuvent subir cette séparation. La sacralisation de la physique est une incitation au crime en ce qu'elle dénie le droit à l'existence à tout ce qui ne répond pas à ses standards. Or, chaque pratique a besoin des autres pratiques en tant que différente, afin de se situer elle-même de manière lucide. Sans quoi, elle ne pourra résister à la tentation de prendre ses réussites pour la victoire et de transformer ses méthodes en guerre de conquête.
Pour sortir de l'écologie par défaut, il faudrait plus de travail et d'énergie que dans le scénario où chacun reste chez soi. Il faudrait de la curiosité l'un pour l'autre (précisément comme autour de cette table). Il faudrait une volonté de se rencontrer, d'interagir, de coordonner ses efforts. Il faudrait reconnaître et même encourager les singularités des pratiques, afin que chacune puisse apporter son lot de savoirs et de savoir-faire. La physique est capable d'interroger ses objets, on le sait. On le sait même trop. Sa façon d'en faire un modèle a réduit trop de gens au silence. Bien sûr, on ne veut pas les bannir à leur tour, ces physiciens qui ont fait tant de merveilles. On voudrait juste les remettre à leur place. Qu'ils reconnaissent la singularité de leur pratique au sein d'une galaxie d'autres pratiques. Par exemple, des disciplines comme la médecine ou la politique, à mille lieues de la physique et de ses laboratoires, créent des liens entre des humains. Elles ne dépendent pas de l'existence d'un objet que / l'on peut mettre à l'épreuve. L'enjeu, pour elles, n'est pas tant la production d'un savoir que la réussite d'une relation : on attend que le citoyen ou le patient se saisisse d'une proposition et la fasse sienne. Ces disciplines peuvent même cultiver la fiction. Si on veut guérir, il est possible que la magie soit utile. Je rêve 1 La philosophe des sciences ose lancer un pave pareil dans la mare des scientifiques. Oui, oui, sereinement, àic continue. Pour installer tout ça, il faudrait, peut-être, une meta114
Je ne sais pas si Isabelle Stengers plaide vraiment pour la magie mais en tout cas, elle plaide vigoureusement contre l'arrogance de la physique. S'il faut l'en croire, celle-ci est comme la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf Pas loin d'exploser dans un grand délire narcissique. Et c'est précisément par sa prétention à tout expliquer qu'elle se priverait des moyens de le faire, puisqu'elle refuse d'entendre ceux dont elle ignore et les pratiques et les objets. Il faut admirer qu'une femme toute seule ait décidé de se lever pour remettre la reine Physique à sa place. Et l'honnêteté m'oblige à rapporter ici un fait navrant : les serviteurs de Sa Majesté ne sont plus là pour prendre sa défense, '^ des vingt personnes ici rassemblées, quatre ont estimé qu'elles 115
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n'avaient pas le temps de rester pour écouter les autres, et ce sont quatre physiciens. Ils sont partis à la fin de la journée lors de laquelle ils intervenaient, laissant les autres discipHnes s'amuser entre elles. Edith Allaert m'a d'ailleurs confié toute la colère qui est la sienne à leur égard. L'engagement sine qua non pour participer au colloque était de se rendre disponible pendant quatre jours. Et voilà que ces messieurs ont tous eu, comme par hasard, des imprévus les obligeant à rentrer à Paris le soir même. Edith Allaert fiilminait dans les couloirs, et aujourd'hui Isabelle Stengers fiilmine dans son exposé, et il s'agit exactement de la même colère, contre des gens si importants et si sûrs de leur fait qu'ils n'ont pas besoin d'écouter les autres.
Où l'on apprend qu'il y a un prix à payer
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Après cet exposé salutaire, nous sommes prêts à écouter Michèle Porte, psychanalyste. Nul doute que les spécialistes rassemblés autour de la table - sans doute hérissés à des degrés divers par les démarches non strictement scientifiques - seront au moins disposés à une certaine bienveillance. Grand bien leur fera, car ils en apprendront beaucoup. Loin de l'approche d'Axel Cleeremans, qui cherchait les bases physiologiques possibles à l'unité de l'expérience consciente, Michèle Porte nous apprend que pour la psychanalyse, l'unité du moi n'est rien de plus qu'un vœu symbolique (une autosuggestion, en quelque sorte). La pluralité des personnes psychiques est même l'un des acquis les plus anciens de la psychanalyse. Cette pluralité est d'ailleurs couramment « saucissonnée » en ses différentes composantes dans les études de caractère que nous offre la littérature. Hamlet, par exemple, représente un seul volet psychique, isolé et grossi, alors qu'il y a toujours plusieurs aspects qui coexistent au sein de chaque personnalité. En ce sens, le héros est emblématique et se rattache davantage au mythe qu'à une quelconque réalité. Un individu réel qui serait doté d'un psychisme unifié serait tout bonnement monstrueux. Poussons l'idée à son terme : en psychanalyse, l'unité du psychisme, si elle existe, est caractérielle.
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OCi l'on apprend qu'il y a un prix à payer
Elle constitue un symptôme, au sens où le symptôme est une caractéristique stable dans le temps et que l'on peut aisément décrire. Le moi unifié (la conscience au sens des sciences cognitives) est donc un symptôme. Ce que nous voudrions tous savoir, maintenant, c'est s'il faut chercher à s'en guérir...
force, si ce n'est de la satisfaction narcissique qu'elle apporte en nous permettant d'éprouver la stabilité de notre existence ? Unité illusoire, donc, autogénérée pour compenser l'unité perdue. Perdue ?
Toute pratique thérapeutique (formelle ou informelle - il suffit parfois de converser régulièrement avec les mêmes amis) permet de mesurer combien il est difficile de se débarrasser d'un symptôme. C'est que, paradoxalement, le sujet y tient. Invraisemblable, direz-vous. Comment pourrais-je tenir à ces manies, à ces phobies, à ces douleurs qui m'empoisonnent la vie ? C'est que le symptôme est une modalité de l'infatuation narcissique que nous cultivons tous. Traduction : le symptôme nous rassure sur notre existence. Dans le flou mouvant et inquiétant de la pluralité psychique, il nous permet d'éprouver que nous sommes bel et bien là, toujours le même puisque affiibié des mêmes problèmes. Le symptôme apporte une régularité, une stabilité (un invariant, diraient les mathématiques) fort nécessaire, surtout si elle fait défaut par ailleurs. Qui n'a pas le bonheur de pouvoir affirmer son individualité dans les faits, en écrivant par exemple Madame Bovary, ou en construisant la tour Eiffel, se réfugiera dans des indicateurs plus modestes et se contentera de déclarer : « Mon mal de tête, c'est moi. » Car qui éprouve un symptôme dispose d'une conviction quant à son existence, sa stabilité, son identité et son unité. C'est dans cette perspective que Freud classait les religions monothéistes parmi les grands symptômes collectifs de l'humanité. • De même, à un niveau moins pathologique, on peut assimiler nos petites habitudes quotidiennes à une forme adoucie de symptôme. Qu'est-ce que la force de l'habitude, d'où vient cette 118
Bien sûr, car l'expérience de l'unité complète et parfaite existe bel et bien, c'est même la première expérience, celle du fœtus. Cette expérience s'identifie avec la toute-puissance. Puisque l'extérieur et l'intérieur ne font qu'un, il n'y a rien contre quoi la volonté pourrait se heurter (à partir du moment où le biberon tarde à venir, les frustrations commencent). Une fois que nous sommes éjectés, séparés du ventre de la mère (lointain reflet du ventre de l'Univers, le vide quantique ?), le processus de constitution de l'individualité ne cessera plus de nous soumettre à àss épisodes de perte et de séparation. Le courage que cette solitude croissante implique est la raison de fréquents blocages (on trouve des psychismes d'enfants dans des corps d'adultes) et de notre tendance au conformisme (le respect d'une norme commune est un retour symbolique vers le confort de l'indifférencié). •'. Dans le psychisme adulte, l'état narcissique parfait du nourrisson ne subsiste normalement que sous forme de nostalgie (à preuve, notre désir à tous ici présents de chatouiller l'unité). Mais il se fait que le psychisme humain possède une potentialité fondamentale, présente dans tout le monde vivant : l'aptitude à régresser dès que les conditions se font trop menaçantes. En cas de douleur ou de frustration excessives, toutes sortes de modalités d'infatuation narcissique peuvent se déclencher, qui visent à retrouver l'état de protection maximale du sujet indifférencié. Le je devient le centre du monde, voire le monde entier, et s'enferme dans une pathologie, à moins qu'une autre personne ne cristallise sur elle le processus : la toute-puissance
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perdue sera alors attribuée à un leader, un prêtre, un gourou, un prince charmant... - d'où l'idée, on ne peut plus dérangeante, que l'amour est peut-être une forme de régression. L'impression d'unité que l'âge adulte recherche de mille façons (obsessions, aliénations, passion, etc.) ne serait qu'un dédommagement pour la série de pertes et de vexations narcissiques que le développement psychique a imposées depuis la petite enfance. Ce qu'il faut savoir, nous lance Michèle Porte, comme un avertissement prophétique à nous, les pourchasseurs d'unité, c'est que la condition de l'unification totale, c'est la régression totale. Back to the néant d'où vous venez. Et d'ajouter, mielleuse : « Est-ce bien le prix que vous êtes prêts à payer ? » J'ai encore en mémoire la phrase de Nicolas de Cues : « L'ignorance est le seul mode de connaissance de Dieu. » Remplacez ignorance par régression et Dieu par unité et le tour est joué.
existe. » L'enfant s'est retiré sans rien dire. Plus tard, il est revenu avec une nouvelle question : « Alors, moi, je pourrais être le père Noël pour vous, si vous voulez ? » Dans cette histoire, en deux coups de cuiller à pot, un long, très long parcours s'est opéré. Dans un premier temps, l'enfant s'en remet à l'omniscience de sa mère et celle-ci se dérobe. Ne répondant ni oui ni non, elle ne répond pas non plus qu'elle ne sait pas; au contraire, elle sait quelque chose d'incroyable : c'est que l'existence du père Noël dépend de l'enfant lui-même. Lesté de ce mystère, l'enfant se retire et médite. À noter que la mère le laisse seul. Quelque chose doit mûrir en lui. Lui demander où il va ou ce qu'il pense serait reprendre le pouvoir qu'on vient de lui donner et casser le processus. L'enfant se retire donc avec deux pertes. Il ne croit plus en la science de sa mère. Il ne croit plus non plus en la réalité du père Noël. Comment va-t-il reconstruire son monde mental ? Il comprend quelque chose de fondamental : le père Noël, c'est une notion que nous pouvons construire et incarner, chacun pour les autres. Ce qui a été perdu peut être partagé, et dans ce partage se réalise une équivalence nouvelle : il peut être pour ses parents ce que ses parents sont pour lui. Voilà un petit bonhomme qui est en route pour l'autonomie psychique. Combien d'adultes n'y sont pas encore venus, je vous laisse méditer là-dessus.
Si vous n'êtes pas trop partant pour le prix à payer, alors il faut accepter quelques sacrifices du côté de l'unité. L'autonomie psychique ne peut s'obtenir qu'en traversant des séparations, des pertes, des frustrations. L'idée de toute-puissance, en particulier, qu'elle soit intérieure ou extérieure, est la première chose qu'il faut se résoudre à mettre à la poubelle. Que l'enfant démuni attribue aux adultes un pouvoir infini, qu'il espère acquérir luimême en grandissant, fait partie de l'ordre des choses. La façon dont il renoncera à cette fiction ou la projettera sur d'autres entités déterminera son profil adulte. Deux exemples vont illustrer ce processus. Dans le premier exemple, Françoise Dolto raconte que son fils lui a demandé un jour si le père Noël existait. Elle lui a répondu : « Et toi, qu'est-ce que tu en penses ? Qu'est-ce qu^ tu voudrais ? Parce que si tu veux qu'il existe, eh bien, alors, »
Le second exemple concerne Thaïes de Milet, un j mathématicien grec qui se promenait un jour en Egypte. Il L entend les autochtones s'interroger sur la hauteur d'une pyramide et les voit partir vers les archives du royaume pour trouver la réponse. Il les arrête et réfléchit un moment, puis affirme : / * Quand l'ombre de l'homme a la grandeur de l'homme, alors 1 ombre de la pyramide a la grandeur de la pyramide. » C'est une application pratique du théorème qui porte son nom, sur les
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similitudes des triangles. L'intéressant dans cette histoire, c'est la différence des réactions. Ou bien on cherche la réponse dans les archives (dans les textes d'une autorité quelconque), ou bien on part du principe que l'on est capable de la construire soi-même, cette réponse. Tout comme l'enfant change la façon dont il se figure le père Noël pour en faire quelque chose qu'il contrôle lui-même, le mathématicien se détache des figures d'autorité et ramène la hauteur de la pyramide à une équivalence qu'il contrôle lui-même. L'ombre de la pyramide est à la pyramide ce que l'ombre de l'homme est à l'homme. Et hop ! Ce n'est pas si difficile de larguer les amarres. Il faut juste se bouger un peu les neurones. Mais le repos est si doux... hélas. Michèle Porte termine son exposé par un constat tragique : nous serons éternellement tentés par la facilité de nous en remettre à une autorité extérieure. Celle-ci a pu prendre beaucoup de figures au cours du temps. Et aujourd'hui, elle pourrait bien prendre la forme raffinée d'une croyance en l'unité de la connaissance. Nom d'une pipe d'un accélérateur à crampons ! Est-ce qu'elle n'est pas en train d'essayer de nous dire que nous croyons au père Noël ? J'aime assez ce culot. Voilà vingt cerveaux supervitaminés (enfin seize, comme vous le savez, puisque les physiciens n'ont rien à apprendre ici) qui sont venus se demander : « Est-ce que l'unité de la connaissance existe ? » et elle de leur répondre : « Et vous, qu'est-ce que vous en pensez ? Qu'est-ce que vous voudriez ? Parce que si vous voulez qu'elle existe, eh bien, alors, elle existe ! » Autrement dit : libre à vous de la construire délibérément. Mais si vous la pensez comme donnée de l'extérieur, vous êtes dans la plus lamentable et la plus primaire des poussées régressives. Redoutable pirouette !
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Et tout cela rien qu'en nous racontant ime petite histoire. Les psychologues racontent souvent des histoires pour illustrer leur propos. Ils connaissent les vertus de la narration certains vont même jusqu'à soigner leurs patients rien qu'en leur racontant des histoires. C'est ce que faisaient aussi beaucoup de philosophes antiques avant que la philosophie devienne hermétique. Pour les physiciens qui cherchent à vulgariser leur domaine, le procédé semble déplacé, quasiment indécent. On ne veut pas éclairer les méandres de l'esprit humain mais décrire le comportement de particules. Que venez-vous nous importuner avec l'idée de raconter des fables ? Et pourtant... et pourtant... Alice au pays des merveilles n'a-t-il pas fait plus pour éveiller les esprits aux beautés de la logique que tous les cours universitaires ? Si, dans le domaine du psychisme, les histoires ont des vertus thérapeutiques, il me semble que dans le domaine des sciences, elles ont un clair potentiel apéritif Et ce, par le même pouvoir qu'elles ont d'éclairer, de mettre en scène et de représenter des rapports entre des choses ou des êtres de manière à y trouver du sens. Et que fait d'autre la physique, comme la psychologie, que chercher un sens au milieu du fouillis ? À propos de régression psychique, il me revient une histoire, celle du film 2001 : l'Odyssée de l'espace (c'est le moment où jamais de citer son classique). L'ordinateur de bord, devenu dangereux, est mis hors service par l'astronaute, qui débranche ses circuits un par un. Ce faisant, il assiste à la régression poignante de la machine. Celle-ci perd progressivement ses capacités, récite ses souvenirs, chante une comptine puis se trouve réduite aux onomatopées avant de perdre la parole définitivement. Projection éloquente de cette idée que le cerveau peut retomber
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Où l'on apprend qu'il y a un prix à payer
en enfance, puis à l'état nourrisson ou même foetal sous le coup d'une maladie, de la vieillesse, de la folie, d'un choc ou d'une angoisse trop grande. En somme, il faut comprendre ceci : si vous voulez l'unité, renoncez à penser. Dans un colloque de penseurs distingués, c'est gonflé. Nous n'avons plus qu'à déclarer la séance levée, faute de sujet (notez bien qu'il y a eu des philosophes pour passer leur vie à essayer de penser comment ne plus penser - cela peut remplir de volumineux traités).
voulant renoncer à rien) et nous maintient dans une situation mi-figue, mi-raisin (plus exactement mi-fiague, mi-raison) où nous ne jouissons ni de l'unité ni de la liberté. Quelle journée. Un triathlon du ciboulot. Je n'ai jamais pris autant de notes en si peu de temps. Encore un jour comme ça et il me faudra une cure de convalescence. J'ai presque envie de regarder un truc bête à la télé, genre Le Gendarme de SaintTropez.
Personnellement, je vois une excellente nouvelle derrière ce constat d'échec. Et elle se lit dans la proposition réciproque dudit constat. Si notre quête d'unité implique de sacrifier la pensée (prix tout de même un peu exorbitant, nous sommes d'accord), nous pouvons considérer que par la perte de l'unité, nous avons conquis un trésor (la preuve : nous refusons de nous \ en séparer). L'unité est morte, vive la pensée! Sur le plan de la / réalité physique, les cosmologistes nous ont déjà appris la même V équation : l'unité est morte, vive l'Univers! Au total, le bilan est plutôt réjouissant. Plus nous nous éloignons de l'unité par le processus de morcellement et de différenciation à l'œuvre depuis la nuit des temps, plus nous gagnons en joie et en liberté (en douleur aussi, il est vrai, mais ne soyons pas sinistres). La matière uniforme des premiers instants de l'Univers a fait un sacré chemin pour se métamorphoser en hydrogène et en hélium, en nuages et en porcelets, en Picasso et en Woody Allen. Les esprits chagrins regretteront la chaude matrice de la particule primitive, moi, je dis : quel terrain de jeu, tout de même... Ce dont il faut nous guérir, à mon sens, ce n'est pas du symptôme du moi, plutôt jouissif, c'est de ce réflexe atavique : le refus de la perte. Car ce refus nous empêche de décider (n^ 124
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Comprenez, je le veux
Prête pour le dernier round. Thierry Melchior est hypnothérapeute. En amont de la question de l'unité, il va nous aider à réfléchir à la notion de connaissance. Quelle connaissance peut nous apporter l'hypnose ? Est-elle un accès à la vérité, à une vérité ou à... quoi ? Pour y comprendre quelque chose, on va commencer par observer comment l'hypnose fonctionne, ce qui se passe V exactement dans une séance. Que fait l'hypnothérapeute à son patient ? Il lui parle. Il ne fait que lui parler. Mais pas n'importe comment. X Première caractéristique : il emploie un langage pauvre, monotone et répétitif En cela, l'hypnose s'apparente aux expériences de déprivation sensorielle (où l'on place un sujet dans un caisson, isolé de tout stimulus extérieur) ou aux inductions de transe et de méditation qui utilisent un stimulus constant : un son, un mantra, une flamme que l'on regarde. Toutes ces procédures ont le même effet : en réduisant le flot des sensations, elles estompent le monde extérieur, atténuent la Vigilance, rompent l'ancrage avec l'environnement. Des vécus comme ce que nous appelons « rêverie » ou « état de conscience Qiodifiée » tendent alors à apparaître. 127
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Deuxième caractéristique : il formule des suggestions, c'est-àdire des propositions de forme descriptive, qui ne correspondent pas ou pas encore à la réalité mais à ce que le thérapeute souhaite obtenir (« Vos paupières sont lourdes », « Vous avez sommeil... »). C'est-à-dire qu'il énonce des mensonges, des fictions, en vue que le sujet s'y conforme. Il s'agit d'une utilisation du langage très courante avec les enfants, qui glisse un ordre sous une constatation (« Maintenant, tu ranges ta chambre »). Plus largement, on s'inscrit dans le langage performatif, une catégorie particulière du discours qui fait advenir ce qu'elle dit par le simple fait de le dire. Expliquons. Si je dis : « Je mange une pomme », rien n'assure que je mange effectivement une pomme. Mais si je dis : « Je m'excuse » ou « Je le jure », ou « Je le promets », il est évident qu'en le disant, je le fais. En quoi on voit que le langage est parfaitement capable de créer de la réalité (immatérielle, bien sûr, mais effective, assortie de conséquences, par exemple si je romps ma promesse). Il en va de même lorsque le président d'une assemblée déclare « La séance est ouverte », ou que le prêtre dit : « Je vous déclare unis par les liens du mariage. » Ces différentes réalités sont, en quelque sorte, de simples effets de langage. >c Pour qu'un énoncé réalise ce qu'il dit, il faut qu'un large consensus existe autour de la légitimité du locuteur. Car chacun pourrait se déclarer empereur sans convaincre quiconque. Mais quand c'est le pape qui sacre Napoléon, tout le monde s'incline. Si tout le monde, ou une large majorité, admet l'énoncé, alors il est performatif- et le gars devient « vraiment » empereur. Thierry Melchior pousse maintenant un trait d'audace et demande: ne pourrait-on en dire autant, finalement, de tous les énonces descriptifs ? Que le ciel soit bleu et le pamplemousse amer, l'année bissextile et les mandats renouvelables, n'est-ce pas uniquement parce que nous l'avons déclaré ? Dans cette optique extrême, le
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^ langage dans sa totalité serait performatif, et la réalité ne serait pas tant un réfèrent (quelque chose à quoi l'on se réfère) qu'un « profèrent » (quelque chose que l'on produit en le disant). Oups! voilà que le sol vacille sous nos pieds. Plus rien n'existerait, alors, en dehors du langage qui le ferait exister ? / Insensé ! L'orateur détaille son propos. Si je dis : « Voici une \ blonde », « Voici une pianiste », « Voici une communiste » ou /- « Voici une lesbienne », il se peut que j'aie désigné quatre fois la même femme, mais je n'aurai pas fait exister la même chose dans la tête de mon interlocuteur. Il existe bien un réfèrent unique et réel (sans doute), qui est cet être humain particulier, mais du seul fait que je le désigne par certains mots, mon langage construit le réfèrent en l'insérant dans un réseau de catégories et en lui associant les significations propres à ces catégories. Et mon interlocuteur qui va rencontrer la jeune femme aura probablement un comportement différent selon qu'il pense rencontrer une pianiste ou une lesbienne. Du coup, elle se comportera différemment elle aussi. En d'autres mots, elle « sera » une personne différente selon qu'on l'abordera d'une façon ou d'une autre (exactement comme une particule élémentaire se manifeste de façon différente selon la façon dont on l'observe). Tout ça parce qu'on a un mot ou un autre, une idée ou une autre, une théorie ou une autre plantés dans le crâne. Bref, nous voyons ce que nous pensons, bien plus que nous ne pensons ce que nous voyons (et ce, de plus en plus, sans doute, avec l'âge). C'est inévitable. Même le simple mot « femme » serait performatif Même l'expression « être humain ». Car c'est une caractéristique forte du langage, un attribut incontournable, que de qualifier ce qu'il nomme et donc, dans une certaine mesure, de le fabriquer. On peut aller jusqu'à dire que « le mot est le meurtre de la chose », parce qu'il s'y substitue, et que symétriquement.
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N « la chose est le fantôme du mot », parce que sa proférence, sa construction langagière, la précède toujours. Une telle vision pose immédiatement la question qui tue : ^ q u e devient la distinction entre réalité et fiction ? Si tout langage / est perfiarmatif, la réalité n'est plus qu'une fiction à laquelle V tout le monde adhère. Et la vraie fiction, alors (s'il est possible de s'exprimer ainsi), celle des films et des contes de fées ? Traditionnellement, on peut considérer trois statuts pour la fiction : c'est un discours sans réfèrent, c'est un discours qui fait semblant d'avoir un réfèrent, c'est un discours dont le réfèrent est imaginaire. Or, le réfèrent s'entend comme un objet du monde réel. Mais si le réel lui-même est davantage proféré par le langage qu'existant en soi, où allons-nous ? C'est très simple : pour pouvoir dire qu'un discours est réel ou fictif, il faudrait être un observateur « absolu », c'est-à-dire perché au-dessus de la relation entre langage et réalité, et capable de dire à coup sûr s'il y a ou s'il n'y a pas correspondance entre les deux. Mais voilà, il y a un hic, c'est qu'il n'existe pas d'observateur absolu capable de s'extraire du langage, pas plus qu'en physique il n'y a d'observateur absolu capable de s'extraire de l'espace-temps. Pas plus non plus qu'il n'y a de mathématicien absolu capable de s'extraire du formalisme pour en sonder la vérité. Donc, réalité \ ou fiction, nous n'arriverons pas à trancher. Mais au moins, nous sommes devenus conscients de nos limites, ce qui est déjà une forme de connaissance. L'hypnothérapeute, plus que tout autre, est conscient des /'effets de langage, et notamment de la proférence attachée à ^ chaque mot, de la force de réalité que le mot produit. Cest pourquoi il n'emploiera jamais d'énoncé négatif « La douleur ( diminue » est une suggestion catastrophique, car le seul mot « doideur » a déjà produit un affect négatif On dira plutôt : « ^ 130
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/ bien-être s'installe. » Autre exemple : on utilise les propriétés de // proférence du langage en invitant le patient à décrire dans le / détail tout ce qu'il fera quand il ira mieux. Ayant produit un long / discours sur uncifiction agréable, le patient aura plus de chances ) de la prendre pour une réalité. On rejoint ici ce qu'on désigne / par self-ficlfillingprophecy, la prédiction autoréalisante (exemple [ classique : la prédiction d'un krach boursier va faire baisser les V cours), dont deux formes bien connues sont la méthode Coué , (je crois que je vais réussir, donc je réussis) et l'effet placebo (je ( crois que ce médicament va agir, donc je me sens mieux). Dans tous ces cas, renonciation interfère avec l'objet auquel elle se réfère et contribue à le modifier. / La troisième caractéristique importante du discours ' hypnotique est que le réfèrent de ce discours est toujours identique au destinataire. On ne lui parle pas des cours boursiers, mais toujours de lui-même, et non pas en tant que sujet actif, \ mais en tant qu'entité passive qui observe ce qui se produit en / elle. On ne dit pas : « Vous fermez les paupières », mais : « Vos ( paupières se ferment. » Il y a une sorte d'effet Larsen dans ce petit jeu. Quoi que vous fassiez, ou que vous ne fassiez pas, le thérapeute vous renvoie votre image, il vous parle inlassablement de votre respiration, de votre corps, de vos muscles, de vos pieds, ' de vos doigts et vous décrit tout ce qui s y produit par le menu. I Ce procédé de langage amène le sujet à se sentir spectateur de lui-même. Il subit une sorte de dissociation dans laquelle son K moi conscient est mis hors jeu et assiste à ce que le thérapeute 'dit se produire en lui. Ce faisant, explique Thierry Melchior, ' hypnotiseur viole un principe fondamental de la vie psychique, 'S principe d'altérité, qui stipule que seul le sujet est à même de savoir ce qui se passe à l'intérieur de lui-même. Qui pourrait ^voir si vous avez faim ou si vous êtes fatigué ? Personne ne 131
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ressent ce que vous ressentez. Sauf dans ce cas très particulier où l'hypnotiseur se substitue à vous et affirme que vous sentez ceci ou cela. Il renoue par là avec un très vieux vécu, datant de l'époque où nous n'étiez pas encore un individu complètement formé et où votre mère pouvait affirmer : « Maintenant, tu n'as plus mal », ou bien « Dors, tu es fatigué » ou bien « Bois, tu as soif » Plus tard, elle a dit : « Comme tu dois avoir soif! », plus tard encore : « Tu n'as pas soif ? » et finalement, elle vous a fichu la paix (enfin, j'espère). Mais le thérapeute, comme elle au début, se met à l'intérieur de vous et sait mieux que vous ce que vous ressentez. Il réédite cette expérience infantile où les frontières de l'individu sont perméables, où le je et le tu se mélangent. Pas de doute, vous régressez. Tiens tiens, seriez-vous en quête d'unité ? L'hypnose, comme l'amour ou la soumission, peut s'analyser comme l'un de ces comportements régressifs qui vous soulagent de votre isolement en vous aliénant au moi d'un -< K autre. Sauf qu'ici, on essaie explicitement d'utiliser ce subterfuge temporairement pour renforcer ou aider votre moi conscient à «* mieux se débrouiller tout seul (du moins si vous êtes chez un bon thérapeute). S< Bien, et maintenant que ces efFets de langage ont été mobilisés, que l'hypnose est installée, à quoi sert-elle, à quoi donne-telle accès, quel type de connaissance permet-elle d'atteindre? Thierry Melchior donne ici cette réponse étonnante : à tout ce qu'on veut. Attention, il n'a pas dit à n'importe quoi, mais à tout ce qu'on veut, dans le sens très précis où l'intention va modeler la chose. Si le patient vient dans le but d'explorer un épisode douloureux de sa vie, le thérapeute va lui déclarer qu'il est maintenant en état d'explorer les souvenirs attachés à cette période. Si on a prévu de s'occuper de symptômes douloureux, le moment est venu de 132
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suggérer une rémission des symptômes. Mais si on s'intéresse à d'éventuelles vies antérieures, on peut déclarer ouvert l'accès à ces vies. Comme on peut déclarer ouvert l'accès à Dieu ou à toute autre entité invisible. L'important est que le patient se trouve dans un état qu'il expérimente comme différent de son état habituel et auquel il attribue des possibilités elles aussi / inhabituelles. Du point de vue du thérapeute, l'hypnose est un (^ opérateur qui permet au psychisme de se sentir « autre ». Il est extrait de ses routines comportementales formées par l'habitude, la norme, les conventions sociales et autres conditionnements, et se sent ouvert, disponible pour un fonctionnement « diflPérent », sans qu'aucune définition ne soit posée sur ce qui est « normal » / ou « dififérent ». Il ne s'agit pas de définir un état « absolu », qui / serait l'état hypnotique par définition, et de chercher à atteindre cet état. Il s'agit simplement d'installer un déplacement, un \ décalage, une distance qui fera voir les choses sous un angle ( inhabituel. (De là doit venir mon goût pour les voyages : on /n'est jamais autant à côté de ses pompes que dans un bus ( bondé au Guatemala, et de cet écart naissent des perspectives ( étonnantes.) /^ Tout ce qu'on peut dire de l'hypnose, c'est qu elle diffère de l'état de veille. En ce sens, elle est donc dénuée de toute caractéristique propre. Elle ne se définit que par contraste, et pour chaque individu. Il n'y a pas d'état hypnotique en soi, puisqu'il n'y a pas d'état normal en soi. Chacun a le sien, fait d'une accumulation d'automatismes, de croyances, d'habitudes, de statuts et de rôles à tenir. L'hypnose est un décalage. Une invitation à se sentir autre. Et, pourrait-on dire, à se réveiller d'une sorte de pilotage automatique. Pour aller tout au bout de cette idée : l'hypnose pratiquée en thérapie est en réalité une * déshypnose ». Elle nous libère de l'hypnose quotidienne.
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Je rêve ! L'hypnose nous déshypnotise. Trop beau comme idée. X- N'avez-vous pas parfois cette impression de n'être réellement conscient que quelques minutes par jour ? Tout le reste du temps étant vécu sur le mode automatique, à s'absorber dans des tâches, à résoudre des problèmes, à échafauder des plannings, à ruminer des craintes ou des rancœurs, à dire bonjour à la dame ou à réciter sa leçon, à rassurer son patron ou à secouer ses subalternes. Penser ? Sans blague, c'est très rare. C'est un luxe. Un privilège qui, comme le jeu, a fort tendance à s'effacer avec l'âge. L'enfant est intrigué par le moindre brin d'herbe, l'adolescent est torturé par des questions existentielles, le jeune homme a bien l'intention de sauver le monde, mais l'homme mûr, que fait-il ? Il tire ses heures au bureau, à l'usine, ou au chantier, puis se détend devant la télé. Surtout ne pas penser.
langage, qui crée ce qu'il dit, dans une large mesure, comme on l'a vu. En toute rigueur, il faut alors aussi reconnaître que les théories, quelles qu'elles soient, expliquent moins leur objet qu'elles ne le constituent comme tel. Que la théorie de l'hypnose soit une forme d'hypnose elle-même n'étonnera pas. Elle vous dit qu'il existe quelque chose qui s'appelle l'hypnose et qui fonctionne comme ci, comme ça, les quelques pages qui précèdent sont là pour l'illustrer. Mais, peu ou prou, tous les discours artictilés / fonctionnent de cette manière. Les sciences humaines, il est clair, tiennent des discours qui sont diffiisés dans le corps social et contribuent à le modeler. Depuis Freud, nous avons tous un inconscient qui nous tracasse à des degrés divers, mais qui n'existait pour personne voilà trois cents ans. La lutte àit^ classes est un motif qui n'est utilisé dans les mouvements sociaux du monde entier que depuis que Marx l'a théorisé. Et les sciences exactes ?
Mais que va-t-on pouvoir dire de la connaissance acquise par l'hypnose ? De cette connaissance que nous cherchons si fébrilement à cerner depuis le début du colloque et dont nous espérions que l'hypnose allait nous découvrir un pan entier ? Eh bien : rien. On ne va rien en dire du tout. Car elle n'a aucun statut intrinsèque ni particulier, si ce n'est d'être inhabituelle pour le sujet qui l'acquiert. Il s'est mis dans des conditions favorables pour sortir un peu de ses chaînes, c'est-àdire des chaînes de sa normalité à lui. Il est allé prendre l'air en s'éloignant des chemins battus, c'est-à-dire battus par lui. Mais ce qu'il atteint par là reste du même tonneau que tout le reste, et si ça tombe, ça ressemble à s'y méprendre au quotidien de son voisin. Quant à son statut de vérité, la connaissance hypnotique n'est forcément pas mieux lotie que la connaissance tout court. Elle participe des mêmes limites fondamentales imposées par le
Avec les sciences exactes, on pourrait continuer. Que les méthodes d'observation ou de description inventent ou modifient l'objet observé, c'est le physicien Werner Heisenberg qui l'a formulé en premier, dans ses fameuses relations d'incertitude, et toute la physique quantique en est l'illustration. Pour prendre des phénomènes qui nous touchent plus directement, si des biologistes, à la suite de Darwin, nous disent que la loi du plus fort est inscrite dans la nature, des sociétés entières peuvent intégrer l'information et l'utiliser pour renforcer leur tendance à ^ étrangler les plus faibles. Si un médicament nommé « Prozac » ^t développé pour soigner ime maladie nommée « dépression », qui fait l'objet d'un discours médical, ladite maladie décuple son incidence dans la population (qui a trouvé un nom pour son 'Oalaise).
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Bien sûr, l'étoile Sirius existe indépendamment de ce que nous disons d'elle. Et l'éléphant n'est pas modifié par ce que nous disons de lui. Enfin... c'est à voir. Qu'un animal soit classé parmi les nuisibles ou parmi les espèces protégées modifie radicalement son existence à la fois pratique, économique, symbolique, culturelle... L'or et l'uranium n'ont leur valeur que parce qu'ils sont précieux pour nous. L'oxygène n'a cette importance que parce qu'il est vital pour nous. Au total, rares sont les énoncés sur un objet du monde qui ne présentent pas un aspect proférentiel à un degré ou un autre. En toute rigueur, nous ne pourrons jamais savoir ce qui est vrai en soi. Mais qu'importe, conclut Thierry Melchior. La question de savoir dans quelle mesure les énoncés de la science sont vrais est infiniment moins intéressante que celle de savoir quels effets ils produisent. Comme le soulignait déjà Isabelle Stengers, le thérapeute se soucie peu de vérité expérimentale, il a quelqu'un à guérir - et il offre, par sa pratique, un autre modèle d'élaboration ( des connaissances que le modèle physicien. Le scientifique, le philosophe pourraient également se soucier prioritairement de l'action qu'ils peuvent mener à l'aide de leurs concepts plutôt que d'interroger ceux-ci jusqu'au vertige. Vertige, en effet. J'en ai les bras sciés. Que la quête du réel est donc alambiquée ! Dire que celui-ci se conforme au langage, c'est ^/>rân vachement tordu. Si le réel est un paysage et le langage une peinture qui le décrit, on nous suggère ici que c'est le paysage qui se met à ressembler à la toile. Idiot, direzvous. Attendez. Prenez un enfant de six ans qui n'a pas encore mis le nez dehors mais qui a vu la peinture. Ouvrez la porte. Il >^~ va dire que ça ressemble au tableau. Et ne dit-on pas, lorsqu on débarque en Provence, que ça ressemble aux tableaux de Van 136
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< Gogh ? Et pas seulement parce qu'on a vu les tableaux de Van Gogh avant de voir le paysage. Bien plus profondément parce que Van Gogh nous a frappés par sa façon de décrire le paysage, avec une force et une cohérence particulières, les siennes. Il s'agit de son langage, que nous avons appris à reconnaître et par lequel nous sommes enclins à voir les cyprès comme des torches noires. Qui connaît Van Gogh a du mal à les voir autrement. V Pour notre approche générale du monde, c'est quelque chose comme ça. Nous sommes immergés dans le langage avant d'être immergés dans les choses. Historiquement, il y a eu des choses avant qu'il y ait des mots. Mais depuis que le langage existe, chaque enfant s'imbibe de mots et de représentations avant même de voir le monde. Je n'avais jamais vu les choses comme ça et j'en reste complètement rêveuse. On dirait bien que ce discours m'a hypnotisée. À la pause, je sors faire un tour dans le parc. J'essaie de m'imaginer les choses comme je les verrais si je n'avais pas reçu de mots pour les désigner. J'entrevois un chaos de sensations brouillées. Les objets, n'ayant plus aucune raison de rester individualisés par la connaissance que j'ai d'eux, se mélangent allègrement. Le bruit vient de l'intérieur de ma tête. Le vent me touche autant qu'une main pourrait me toucher. Voilà que / j'ai du mal à me distinguer du monde. Je suis absorbée dans le L paysage, que je ne catégorise plus. Nous sommes un et je ne suis ( plus. La voilà, l'unité. Sans langage. Et sans conscience. Car bien sûr, sans langage, plus de conscience. Si les mots figent le réel, c'est pour mieux nous en détacher ' et nous donner une chance de danser.
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Le langage est ce carcan qui nous libère, qui en nous liant nous désentrave. ^ Soyons conscients de ses limites et puis, surtout, emparonsnous de lui et vivons de poésie.
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Marie-Laure Colonna, psychanalyste jungienne, prend la parole en s'excusant par avance, auprès des physiciens surtout, de la nature provocante de son exposé. Elle va nous parler de synchronicité. Un frisson parcourt la salle. Même moi, non physicienne mais rationaliste en diable, je sens mes bonnes dispositions se rétracter comme l'huître sous le citron. Si on me parle de petites cuillers tordues, je ne réponds plus de rien. Mais voyons de quoi il s'agit. J'apprends avec surprise que Cari Jung a entretenu ime longue correspondance avec Wolfgang Pauli, prix Nobel de physique, où il fut abondamment question de synchronicité. Le dialogue d'un psychanalyste et d'un physicien est étonnant en soi (et préfigure notre colloque, bien sûr), mais qu'il fasse la part belle aux coïncidences, voilà qui est réellement provocant. Je finirais par me sentir obligée d'y réfléchir, moi qui ai toujours pensé que les coïncidences étaient la règle (tout est coïncidence) et qu'il était donc bien normal d'en remarquer quelques-unes lorsqu'elles sortent de l'ordinaire. Michel Cazenave précise que Pauli était à la recherche d'une « physique d'arrière-fond », par rapport à «quelle situer la physique. Il était donc au-delà de sa discipline.
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et par là même remarquable. Rares sont en effet les physiciens qui ont ce souci de penser « en amont » de la physique - comme le soulignait déjà Michel Bitbol. Mais que disent les deux grands hommes ? Ils définissent la synchronicité comme une correspondance ou une coïncidence chargée de sens entre un événement psychique et un événement physique non reliés causalement (comme des rêves ou des prémonitions qui ont une correspondance dans la réalité) ou bien entre des rêves, des idées, des découvertes analogues et simultanés, toujours non reliés causalement. L'hypothèse pour expliquer ces ( coïncidences, c'est qu'elles seraient liées à l'inconscient coUecdf Aïe ! Voilà deux mots bien lourds. J'avoue que j'ai un peu de mal à suivre. Dès qu'on s'écarte des triangles rectangles, des protons ou des rats de laboratoire, les choses deviennent si compliquées ! Disons que dans le phénomène de synchronicité, nous sommes brièvement reliés à ce « pot commun » que constituent les processus archétypiques de l'inconscient collectif Aie ! Encore un gros mot. Que peut bien être un « processus archétypique » ? Je note au vol : les archétypes sont de grandes structures qui informent la psyché, X ils sont doués de puissance, ils sous-tendent aussi bien l'intérieur que l'extérieur de la conscience, ils relient la réalité psychique objective à la réalité physique objective dans un rapport d'analogie et de sens (je note mais je n'y comprends que dalle, c'est le dernier jour, aussi). J'imagine que cet inconscient collectif est conçu comme une unité qui sous-tend des phénomènes apparemment déconnectés, comme dans la fameuse synchronicité. Et que dans ces coïncidences, il faut voir une manifestation de notre connexion profonde avec ce « un ». Pauli cherche une physique d'arrière-fond, mais ici on parlerait plutôt d'une « psyché d'arrière-fond », comme (^ étant la matrice ou le poumon de tous les psychismes individuels. Ouh ! que je n'aime pas cette idée-là. 140
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Pour mystérieuse qu'elle soit, la synchronicité est familière aux psychanalystes, au point de transcender tous les schismes d'écoles, poursuit Marie-Laure Colonna. Il ne s'agit pas d'un objet de croyance mais d'une expérience courante dans la pratique de l'analyste. Pourquoi ? Parce que la synchronicité a tendance à se manifester lorsqu'il y a une participation aifective forte, ce qui est le cas dans une analyse (tout comme dans l'amour fou, ou chez les artistes et les scientifiques immergés dans leur travail - on ne niera pas que ceux-ci peuvent rêver de résultats fiiturs ou que les amants séparés peuvent penser à la même chose au même moment). Bien sûr, le phénomène souffre d'une très mauvaise réputation dans notre pensée obnubilée par la causalité (en effet, je sens mon cerveau qui freine des quatre lobes). Il est ressenti comme déstabilisant, voire destructeur. Dans la culture chinoise, au contraire, les synchronicités sont considérées comme parfaitement normales. Si vous devinez le nom et la profession de la jeune fille que votre meilleur ami vient de rencontrer, par exemple, on dira que « quelque chose du tao se mouvait par en dessous » et que « la qualité de cette période temporelle était d'une importance toute particulière » (pour que vous ayez eu un accès direct à l'information). La psychanalyse jungienne dira plutôt qu'un archétype activé se manifeste sous forme d'une même image symbolique chez deux personnes, ce qui revient / au même. Ainsi, pendant des millénaires, les Chinois se sont / demandé : « Qu'est-ce qui aime à se produire ensemble ? » I (tandis que nous cherchions vainement ce qui causait quoi, de \ l'œuf ou de la poule) et ils ont bâti une culture sur les principes V de la correspondance et de l'analogie. C'est précisément ce que nous tentons de faire aussi, autour de cette table, mais sans perdre nos réflexes de causalité, j'imagine, et c'est peut-être là que le bât blesse. Mais comment faire autrement ?
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X On nous soumet ensuite deux rêves. Pour soutenir leur discours, les sciences exactes s'aident de schémas, les sciences humaines préfèrent les récits, les religions usent de paraboles, et les psychanalystes racontent des rêves. À chacun sa troixsse à outils. Le premier rêve illustre à merveille la parenté secrète entre l'esprit et la matière. Il concerne la nature des anges. Une fèmme rêve qu'un ange lui dit avoir une nature à la fois corpusculaire et ondulatoire, ce qui lui permet d'agir à la fois dans le monde sensible et dans le monde invisible de la psyché. Le point capital dans l'interprétation de ce rêve, c'est qu'il plaide lui-même pour qu'on s'interdise de l'interpréter seulement à l'aide de l'intellect. Il faut aussi impliquer le niveau du sentiment, de l'éros (le ressenti par opposition au réfléchi), pour comprendre pleinement la mystérieuse unité dont parle l'ange. L'ange, cette figure imaginale, messagère entre les essences et les figures emprisonnées dans les catégories de l'espace-temps, ce pont entre le matériel et l'immatériel, ne veut pas être entendu seulement à travers l'intelligence discursive et le principe causal. Il demande la reconnaissance du principe d'analogie, du logos, du symbole, qui dit le vrai à travers des expériences profondément singulières, aflèaives et subjectives. Cette reconnaissance doit enrichir notre connaissance, mais sans jamais renoncer au travail de la raison. Car les messages symboliques, les rêves et les images peuvent entraîner vers le délire et la psychose celui dont l'intelligence est insuffisamment structurée par la raison. / Le moi doit s'ancrer fermement par sa capacité de discernement et de raison avant de s'engager dans sa dialectique avec l'inconscient. Faute de cette fonction d'équilibrage, la personnalité se dissout au lieu de s'unifier. Le sens de cette précision n'échappera pas aux scientifiques ici présents : si les penseurs qui s'intéressent au rôle de l'émotion 142
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ne rejettent pas la raison, bien au contraire, pourquoi les tenants de la raison s'obstinent-ils à rejeter l'émotion en bloc ? Il faut reconnaître qu'il y a là une question. Question qui pourrait se résumer par : les scientifiques ne seraient-ils au fond que des moitiés d'hommes, bloqués dans leur parcours, et incapables d'unité par définition ?
Le second rêve renvoie au mythe de la désobéissance d'Eve au paradis. Il s'agit d'une femme qui contemple l'harmonie de la nature au bord de la mer. Elle s'enivre du paysage qui l'entoure, en tout point parfait, puis elle a l'attention attirée par un galet. I On lui a dit que toute intervention de sa part risquait de rompre i> l'harmonie et de provoquer une catastrophe, mais malgré cela, mue par une curiosité irrépressible, elle brise le galet et trouve à l'intérieur un cristal vivant en forme de fleur, une architecture et une harmonie encore plus belles que dans le monde extérieur. Ce rêve renverse le mythe classique, car le geste de transgression débouche, non sur la punition et la chute, mais au contraire sur un « accroissement d'être ». En révélant la beauté intérieure des choses, la rêveuse en devient la cocréatrice, car si elle n'avait pas brisé la pierre, jamais le cristal ne serait venu au jour. Au contraire de Prométhée, elle est divinisée lorsqu'elle tend la main vers Dieu. À l'extrême, c'est elle qui permet à Dieu (à la Création ?) d'exister. Marie-Laure Colonna nous donne en Y écho cette citation d'Angelus Silesius, religieux du XVII' siècle, qui, dans Le Pèlerin chérubinique, affirme avec une suffisance époustouflante :: « Je sais que sans moi Dieu ne peut pas vivre un seul instant. Si je viens à mourir, il devra forcément rendre l'âme. » Faut-il comprendre que Dieu, c'est nous-mêmes, et que nous devons le découvrir, chacun pour soi, à travers une expérience personnelle (en cassant des galets par exemple, mais pas nécessairement) ? i "
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La femme qui a vécu ce rêve dit avoir compris qu'il existe une unité entre tous les chemins de la connaissance parce que l'unité vient précisément et uniquement de la perception d'un centre. L'unité n'est pas préexistante, elle est engendrée en tant que centre de toutes nos tentatives. Mais, ai-je envie d'ajouter, n'est-ce pas nous, encore une fois, qui sommes au centre ? N'estce pas nous, en définitive, qui sommes la seule unité et la seule divinité dont on puisse parler dans toute cette affaire ? Ce que nous cherchons partout... ce serait nous ? Après l'exposé, le débat est nettement plus houleux que d'habitude. On sent qu'il y a eu des mots tangents lancés sur le tapis, comme « inconscient collectif » ou « coïncidences chargées de sens ». Simon Diner, seul physicien présent, ne peut s'empêcher de répondre à ce qui a d'ailleurs été clairement annoncé comme une provocation. (J'ai bien vu votre regard en coin la première fois que vous avez dit « synchronicité », comme pour voir si j'allais bondir de ma chaise.) Il explique d'abord que pour un physicien, la synchronicité consiste à mettre du sens dans une coïncidence parmi les milliards qui se produisent quotidiennement dans l'Univers. (Et vous pouvez le faire ! Ça ne me dérange en aucune manière.) En réalité, tout est coïncidence, et on peut s'empoigner des années durant à essayer de prouver qu'il y a du sens, ou que l'on crée du sens, sans remettre en cause la situation de base, qui est : un tas de choses se passent en même temps, tout le temps. D'autre part, continue le physicien, ceux qui croiraient que la synchronicité peut être étayée sur le plan physique par le paradoxe dit EPR (dans lequel des particules éloignées semblent communiquer de façon instantanée) en seront pour leurs frais. Car ce paradoxe implique des corrélations statistiques entre des paquets de mesures. Pas entre deux mesures individuelles. Or, la synchronicité au sens de Jung relève de la 144
Et l'horrible parapsy montra le bout de son nez
description individuelle - ce qui est tout à fait inaccessible à la physique. Nous ne pouvons pas parler d'une particule. Nous ne pouvons parler que d'une multitude d'événements, globalement corrélés ou non. Isabelle Stengers constate que c'est bien là toute l'ineptie d'une approche par l'expérimentation en parapsychologie -, / — où l'on veut prouver sur un mode statistique quelque chose V qui est vécu sur un mode singulier. C'est impossible. Michel Cazenave renchérit : selon Pauli lui-même, un physicien donc, et un grand, la synchronicité ne tient debout que si elle n'est pas quantifiée et que si on s'interdit de la quantifier, parce que c'est un événement singulier. Or, il n'y a pas de physique de l'individuel. Il n'y a de physique que du collectif Et Simon Diner de revenir à la délicieuse querelle du chien d'il y a trois jours. Pour un physicien, il n'y a pas de chien, un point c'est tout (il n'y a que des populations de chiens). Michèle Porte rappelle que le mathématicien René Thom a essayé de définir et de mettre en oeuvre la notion de prégnance, qui est un concept grâce auquel « quelque chose comme une intelligibilité minimale de ce genre de transmission auquel nous ne comprenons rien pourrait éventuellement advenir ». Mais il a reconnu lui-même qu'il s'agissait d'une transgression majeure puisqu'on essaie de formaliser ce qu'il est convenu d'appeler la « pensée magique ». Pas du tout, intervient promptement Michel Cazenave en face (ça chaufiFe, ça chauffe), parce que tout l'enjeu de l'échange entre Jung et Pauli est précisément là : ils veulent évacuer la pensée magique. Si les deux hommes insistent autant sur la noncausalité, c'est bien pour contourner l'explication magique. Car si on pense qu'il y a une cause dans la psyché, alors on est dans la pensée magique (l'esprit crée l'événement... et rapidement il 145
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tord les petites cuillers). C'est donc pour nier la magie que l'on parle de la synchronicité comme de quelque chose à quoi l'on donne un sens en tant que sujet récepteur (et non en tant que sujet émetteur). Mais recevant quoi ? Et de qui ? Une connexion directe vers l'inconscient collectif? Tout cela n'est à mon sens qu'à peine moins magique. Mais on attend toujours une meilleure proposition.
Find' une énigme
C'est le dernier repas de midi. Nous sommes complètement saoulés par la densité d'infos au centimètre cube qui caractérise cette assemblée. Je soutiens encore une conversation sur l'hypnose, mais je compte bien disjoncter sous peu. Alexandre, lui, semble encore capable de mener des intrigues parallèles. Il veut avoir le fin mot sur r« icône », cette jeune femme, toujours habillée de noir, qui n'a pas encore desserré les lèvres. Le programme de l'après-midi prévoit trois personnes, que nous avons identifiées, donc elle ne fait pas partie des orateurs et le mystère s'épaissit. Il va falloir la faire parler. Alexandre se fait fort d'y parvenir. Mettant en route, comme on enclenche un turbo, le charme irrésistible (et débridé) dont il est capable, il part inviter la demoiselle à rejoindre notre table. Il revient quelques instants plus tard, dûment accompagné. Tout en poursuivant à ma droite la conversation sur l'hypnose, je fais tout mon possible pour capter l'essentiel de ce qui se passe sur ma gauche (essayez de compter les passes de ballon tout en surveillant le gorille après quatre jours de méningite aiguë, vous m'en direz des nouvelles). C'est alors qu'on découvrit le pot aux roses. Encore une fois, c'était évident comme le nez au milieu de la figure, et nous n'y avions pas songé un seul instant : la demoiselle faisait partie
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de France Culture, et non de l'assemblée savante. Son attitude s'expliquait de la façon la plus simple : elle était dans la même situation d'extériorité que nous. Entre les deux journalistes, la communication n'eut aucun mal à s'établir car si, comme nous, la jeune femme se devait d'être muette pendant les exposés, elle n'en était pas moins bien disposée et toute prête à commenter. Et cette sorte de stupeur figée où elle nous apparaissait, mystérieuse et lointaine, s'expliquait tout simplement par le trac. Car il était extrêmement impressionnant, expliqua-t-elle, de siéger à la grande table, parmi tous ces cerveaux. Elle était intimidée comme elle l'avait rarement été dans sa vie. Alexandre, téméraire en diable, voulut immédiatement en faire l'expérience par lui-même. L'après-midi, il se faufila vers une place libre à la table, pour être immédiatement frappé de paralysie lui aussi. Dès l'heure suivante, il battit en retraite vers sa petite chaise pliante, visiblement traumatisé. — C'est incroyable, la différence que ces deux mètres peuvent faire ! C'est comme si j'avais été au front, mais sans fiisil, tu comprends ? Dès que tu es au sein du groupe, on te regarde comme si tu en faisais partie. Or tu n'as rien à dire, puisque tu es spectateur. Imagine que tu ailles voir une pièce de théâtre depuis une chaise placée sur la scène... épouvantable ! — Allons, allons, calme-toi. Tu es à l'abri, maintenant.
Connaissance et religion : le cas du judaïsme
Ce qui est sûr après l'exposé de Marie-Laure Colonna, c'est qu'on touche ici à une frontière, à un vide qui fait vaciller les discussions raisonnables. Quand le mot « magique » apparaît, je veux dire le mot « magique », tout scientifique qui se respecte estime que la conversation ne le concerne plus. Ici, dans la béance ouverte par ce mot, c'est une pensée religieuse qui va prendre le relais (histoire de porter le trouble à son comble ?). Jacques Goldberg l'annonce d'emblée : il est biologiste et juif croyant, fidèle à la Torah. Je n'ai jamais entendu quiconque oser parler de ses convictions religieuses dans une réunion scientifique. Mais ceci n'est pas seulement une réunion scientifique. Quand Michel Cazenave parle de l'unité de la connaissance, il ne présuppose pas de quelle connaissance il s'agit. Tous les croyants du monde considèrent la foi comme une connaissance — qu'ils viennent donc s'expliquer.
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La Torah, nous dit Jacques Goldberg, se présente sous un mode interrogatif, fait de questionnements. La recherche de la vérité est l'impératif catégorique pour celui qui étudie la Torah, et c'est cette quête qui fait de lui un croyant, bien plus que sa foi. Qui plus est, le judaïsme postule que le monde possède un
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Connaissance et religion : le cas du judaïsme
caractère intelligible et unitaire. Nous ne sommes donc guère éloignés des fondements de la démarche scientifique. Nous en sommes d'autant moins éloignés que la science, pour sa part, est fondée sur au moins deux postulats à prendre tels quels, autrement dit sur deux actes de foi : 1° le monde est régi par des lois, 2° nous pouvons découvrir ces lois en observant la réalité qui nous entoure. Comme il a été abondamment montré dans ce colloque, rien ne permet d'être sûr que nous avons accès à la réalité. Nous pourrions être coincés dans un rêve, dans une simulation ou derrière trois mille filtres sans pouvoir nous en rendre compte. Seul ce que notre cerveau produit nous est donné, sans lien garanti avec la réalité. Rien ne permet non plus d'être sûr que les régularités que nous observons, et que nous généralisons tranquillement en « lois », sont encore vraies sur Bételgeuse ou lorsque nous avons le dos tourné. On ne peut pas mesurer tout, partout, tout le temps. Nous inférons des lois à partir de quelques indices seulement. Puis de citer le physicien Léo Levi : « La nature manifeste une corrélation à des lois et cette obéissance à des lois est la base de la science ; mais la source de cette obéissance est au-delà de la science. » Et voilà où les chemins divergent. Ici, la religion déborde la science et exige d'aller plus loin. Partant des mêmes postulats et de la même quête, l'homme de Torah ne se laisse pas limiter par les règles de production du discours de l'homme de science. Il s'interroge hardiment sur la source de la création. Il s'interroge également sur ce qu'il peut et doit faire dans ce monde. Tout en sachant que de tout phénomène élucidé jaillissent de nouveaux problèmes, ce qui, encore une fois, est vrai pour la recherche scientifique également.
Mais, fondamentalement, l'aboutissement du judaïsme comme de la science réside dans la connaissance. La tradition vise à la connaissance. (Personnellement, j'ai du mal à imaginer ce style de religion « spéculative ». La tradition est un mot synonyme pour moi d'immobilisme. Tout est dit. Il suffit de s'en tenir aux écritures. Aux Écritures, pardon. Mais s'il existe une religion capable de poser des questions plutôt que d'asséner des affirmations, bravo !) La raison et l'intelligence conduisent à cette connaissance, vue comme « un acte de pensée qui se propose de pénétrer les choses ». Mais le hic, c'est que les choses ne sont pas totalement connaissables, car la connaissance ellemême, en tant qu'instrument d'investigation et d'explication, demeure un mystère.
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Autrement dit, il reste un bug dans le système, puisque la connaissance est inconnaissable. Juste comme en maths, et en physique quantique, et en sciences cognitives... dans tous les types de connaissance qui ont été illustrés au cours de ce colloque. Au moins, tout le monde est d'accord là-dessus. "• Autre élément important : dans la religion j uive, le mot hébreu duatsigniûe à la fois « connaissance » et « lien», « attachement ». On dit que Adam connut Eve, ou se lia à elle, par le même mot, qui reflète aussi le lien établi entre Dieu et son peuple. Le terme possède donc un double sens, à la fois intellectuel et affectif. C'est-à-dire que pour la tradition juive, connaître n'est pas un acte purement cérébral. Connaître Dieu, c'est s'attacher à lui. On retrouve exactement le message délivré par l'ange dans le rêve analysé par Marie-Laure Colonna. Raison et émotion, nous répète-t-on, doivent aller main dans la main. Mais qu'en pensent les membres de l'assistance ? Ce rapprochement de bonne volonté entre science et religion
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n'est pas du goût de tout le monde. Le philosophe Lambros Couloubaritsis insiste sur le fait que la science possède sa propre structure historique, qui a creusé quelque chose de propre, qu'il faut éviter de confondre avec les pensées archaïques (et pan !). Dominique Lambert rappelle l'exemple de l'abbé Georges Lemaître, qui a toujours refusé de rapprocher sa foi et ses travaux de physique. Il affirmait que les deirx démarches étaient à l'opposé l'une de l'autre et qu'il ne cherchait pas à les articuler. L'unité se situait pour lui dans l'action. En tant que scientifique ff croyant, il adoptait «WÉ* attitude. Malgré notre désir d'unité, il semble bien que personne ne voie la nécessité d'assimiler science et religion. Écoutons maintenant un spécialiste de la kabbale. Roland Goetschel se propose d'étudier une question qui a polarisé les X débats de la pensée juive médiévale : comment peut-on faire du multiple avec l'Un (on postule bien sûr qu'il y a un dieu à l'origine ' du monde et que ce dieu est absolument Un). La question vient de Plotin, qui proposait une théorie de l'émanation, assez nébuleuse. Ce qui est produit doit être inférieur à sa source, et cette infériorité est rendue manifeste dans la multiplicité. Maimonide critique cette théorie dans un livre que je sens écrit pour moi, le Guide des égarés. Il rappelle que depuis Aristote, tout le monde est bien d'accord : d'une chose simple il ne peut émaner qu'une seule chose simple. Par conséquent, il n'y a eu d'émanation de Dieu qu'une seule intelligence simple, pas autre chose. Mais alors, d'où vient la multiplicité du monde ? D'une causalité volitionnelle, car « tout agent qui agit avec dessein et volonté et non par nature, peut exercer des actions diverses et nombreuses ». Le monde comme volonté, d'accord, ça me va.
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sans forme ». Il ne peut être aucune chose particulière, car il serait alors un produit et non sa source. II y a des êtres, d'une I part, et l'Être, d'autre part. La réalité ultime est « ce que la pensée ne peut appréhender ». Cet axiome de l'ineffabilité de l'Un serait devenu le pivot de toute la kabbale théosophique de Provence au XlFsiècle. Voyez-vous ça. Il y a donc des ramifications en veux-tu en voilà sur des questions plus-ténues-que-ça-tu-meurs. Tous les kabbalistes, au moins, s'accordent sur la distinction fondamentale entre Dieu en soi, inconnaissable et ineffable, et Dieu en tant que révélé à travers dix manifestations fondamentales, dénommées les « dix Sefirot ». Et c'est par le truchement de ces manifestations que l'on peut connaître quelque chose de Dieu, à défaut de Dieu en soi. Le fil à suivre, c'est l'enchaînement des manifestations. Comme le dit Moïse de Léon : « Chaque chose est liée avec chaque chose jusqu'au dernier anneau de la chaîne, et la vraie essence de Dieu est aussi bien en haut qu'en bas, dans les cieux et sur la Terre, et rien n'existe en dehors de lui... » Voilà tout ce qui m'a paru intelligible dans cet exposé d'une érudition fastueuse, mais à l'objet parfois vaporeux, comme cette longue discussion sur la substance des anges. Qu'on ait pu mettre tant d'ardeur dans tant de discussions gratuites me laisse toujours partagée entre révolte et pitié.
Second grand problème : aucune description des réalités ultimes n'est possible sur le plan du langage car « l'Un doit être
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Pratiquez donc le jugement dernier
C'est un poète doublé d'un mystique visionnaire qui fait l'objet du dernier exposé. Débâcle ou apothéose ? Les paris sont ouverts. Je suis vraiment curieuse. Comment diable allons-nous pouvoir digérer celui-là.'' Et que vient faire William Blake dans un débat sur l'unité de la connaissance, tout d'abord ? Patrick Menneteau nous éclaire sans tarder. C'est que l'homme n'a parlé à peu près de rien d'autre. Sa vision poétique et prophétique se caractérise par l'unité. Déjà, il voit le Passé, le Présent et l'Avenir exister ensemble devant lui (dit-il). Ensuite, il voit un homme universel, baptisé Albion, qui est formé de quatre composants : la raison, le sentiment, le corps et l'imagination. Des chamailleries internes provoquent l'éclatement d'Albion en quatre personnages, et ensuite commence une longue traversée du désert pour reconquérir l'unité perdue. L'Histoire n'est que le déroulement temporel nécessaire pour réunifier ce qui a éclaté. Fort de ce savoir visionnaire, Blake entreprend une croisade contre les tenants d'un savoir officiel et hégémonique basé sur la raison et la science, qui découpe le réel et ne croit que ce qu'il voit. De telles limitations sont vaines et méprisables. (Que penserait-il alors de notre docte assemblée ? Je n'ose l'imaginer.) 155
Le Quark, le neurone et le psychanalyste
Pour nous fournir tout de suite des outils permettant d'adoucir le choc avec une pensée aussi radicale (si elle nous refuse, comment l'accepter ?), Patrick Menneteau sort de sa trousse de secours un philosophe nommé Thomas Molnar. Celui-ci décrit, dans la société, la coexistence de sphères limitées de légitimité ou d'efficacité des principes explicatifs (tels que la science, la religion, la philosophie, la psychanalyse, etc.). Au sein de chacune, il y a beaucoup de jeux de langage qui ne concernent qu'elle et qui produisent des institutions « par plaques ». C'est le déterminisme local. Il va jusqu'à avancer que le sujet lui-même est défini en fonction de ces structures explicatives. L'homme peut être vu comme le chaos de l'inconscient (s'il est étudié par Freud), le produit de structures historiques (pour Foucault), ' un homme-machine (pour Lévi-Strauss), le produit de sa grammaire (pour Derrida). On a là un ensemble de « plaques » de significations éphémères qui dépendent d'un contexte historique ou épistémologique. À l'extrême, l'être humain, ou / / du moins ce qui est essentiel en lui (ce qui permet de le définir), [ est créé par la structure explicative elle-même. Autrement dit, nous dépendons de structures explicatives que nous avons créées ( nous-mêmes - en ce sens qu'à la longue, elles nous déterminent et nous définissent. Nous sommes en plein dans la proférence du langage que Thierry Melchior nous expliquait il y a peu. Il semble clair que Blake, en tout cas, dépend de sa vision du monde autant qu'elle dépend de lui - mais qu'en même temps, il prétend se placer au-delà des visions particulières, au-delà des sphères limitées, dans une structure globalisante (ce qui est une prétention assez répandue au demeurant - une vision du monde se prend généralement pour ^vision du monde). La question qui se pose vraiment est : comment choisir un modèle explicatif plutôt qu'un autre ?
Pratiquez donc le jugement dernier
La vision mystique de Blake l'amène à fiistiger les discours qu'il juge limités, en particulier la philosophie des sens (l'empirisme de Locke) et la philosophie du doute (ce cher David Hume : j'ai toujours eu une sympathie particulière pour le doute). Or Hume, précisément, se pose la question fondamentale : comment choisir sa philosophie ? Où serait la preuve que celle-ci est bonne et celle-là pas ? Hume examine la multiplicité des discours qui sont parfaitement cohérents, tout en se contredisant les uns les autres. Il constate qu'en dernière analyse, quand on a remonté toute la chaîne logique des arguments de chaque système en vue d'en trouver le fondement, tout ce qu'on trouve se réduit à une sensation, à une préférence, à un goût, à un simple sentiment de vérité. II n'y a pas de philosophie ou de science, si rigoureuses soient-elles, qui ne reposent à la base sur un acte de foi dans une méthode, un processus ou une révélation. (« Quand je suis convaincu d'un principe, il ne s'agit que d'une idée qui me frappe avec plus d'intensité. Quand je donne ma préférence à un argumentaire plutôt qu'à un autre, je ne fais que me décider sur la base de mon sentiment de la supériorité de son influence. ») Et il souligne combien nous sommes démunis pour explorer ce problème : « Cette opération de l'esprit, qui est la source du phénomène qui consiste à croire quelque chose, semble avoir été jusqu'à présent l'un des grands mystères de la philosophie, bien que personne ne se soit douté qu'il y eût une quelconque diflSculté à l'expliquer. » Il s'agirait là d'une « tache aveugle », souvent délibérément ignorée par les philosophes. Et la question se pose toujours avec autant d'acuité aujourd'hui, selon le philosophe Guy Lardreau : « D'où vient au philosophe la certitude qu'il est de se trouver, lorsqu'il la rencontre, devant une vérité^ Il peut bien tenir ce maillon assuré d'avoir éprouvé la solidité du précédent, et que
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Pratiquez donc le jugement dernier
celle-ci lui est encore par un premier garantie : il faut bien qu'à la fin des fins la chaîne entière trouve son origine dans une expérience dont elle ne rend pas raison, puisque la raison est à partir d'elle. » Et les conséquences en seraient des failles fondamentales, qui mettent en doute toute la validité de l'édifice de la raison : « Le philosophe est le témoin par excellence de la hâte à représenter. [...] Sans avoir pris le temps pour comprendre, il veut conclure par lui-même. Dès lors, c'est de son propre fonds que son désir construit l'objet où il se mire, éclipsant tout réel. Pensée narcissique, autistique (celle même qu'Aristote prête à Dieu, où il n'adore rien d'autre que sa propre fonction !). » Ainsi, le philosophe lui-même, non seulement n'échapperait pas au langage performatif, mais en serait probablement le champion - créant son objet au fiir et à mesure qu'il l'énonce, et qui plus est aveugle à l'acte de foi sur lequel il se fonde. Alors qu'il pourrait, au minimum, faire un effort de lucidité et ouvrir les yeux : « Cette expérience, dont tout philosophe relève en dernière instance, pourquoi ne pas lui donner le nom que, de Descartes à Nietzsche, trop clairement elle réclame d'une illumination ? »
par une autre conception argumentée) et tout ce dont on fait l'expérience personnelle, singulière et subjective, et qui engage l'être du sujet tout entier (pas seulement sa raison). D'un côté, tout ce qu'on sait par des raisonnements divers - y compris en théologie - et de l'autre, tout ce qu'on sait par sentiment de vérité - y compris les prémices de la science, mais aussi ces moments d'intuition forte que tous les chercheurs connaissent.
Jacques Goldberg, dans ce séminaire, a fait un rapprochement entre l'acte de foi religieux et l'acte de foi plus secret mais bien réel qui se place au fondement de la démarche scientifique. Hume, apprenons-nous, faisait déjà le parallèle entre le sentiment de vérité qui est à l'origine d'un choix philosophique et la démarche mystique, qui repose elle aussi sur un sentiment de vérité. Dans cette perspective, il n'est plus possible de tirer un trait entre la science et la religion (contrairement à ce que tout le monde semblait disposé à faire après l'exposé de Jacques Goldberg). Il faut plutôt faire la distinction entre tout ce qui est conception intellectuelle (que l'on peut toujours contredire 158
Blake, pour sa part, se range dans la seconde approche et ne veut rien savoir de la première. Il rejette toutes les observations qui concernent le monde matériel parce que ce monde est un monde déchu (pour autant qu'éclater en quatre soit déchoir, mais c'est là son « sentiment de vérité » à lui). Comme Platon, il pense que nous vivons dans un bric-à-brac qui n'est qu'un pâle reflet, dégradé et corrompu, des réalités éternelles. « Et chaque effet naturel a une cause spirituelle, et non pas naturelle ; car une cause naturelle n'est qu'une apparence : c'est une illusion. » Dédaignant tout ce qui est matériel, il met en avant l'immatériel (« Le monde de l'imagination est le monde de l'éternité »), et la primauté de l'expérience personnelle, de l'inspiration. Mais de quel droit ? Si la conviction intime est la seule chose à la base de tout système de pensée et de tout discours, quel peut être le critère de vérité ? Blake répond : l'intensité de l'expérience intérieure. Et quelle est la plus intense de toutes les expériences intérieures ? La révélation mystique (il parle pour lui, évidemment). De plus, dans cette expérience personnelle intense gît la possibilité de l'unité des religions. Il n'est que de voir la proximité des discours des grands mystiques de différentes religions. L'impression que toutes les religions se rejoignent en découle presque immédiatement. Or, tous les hommes sans exception peuvent accéder à cette expérience. Ils sont tous potentiellement 159
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prophètes dès lors qu'ils sont capables de découvrir en euxmêmes une force de persuasion suffisante. On en revient ici à une figure (à un archétype ?) qui constitue un refirain (un invariant ?) particulièrement fi-appant dans ce . y( colloque : le phénomène de l'auto-entraînement. L'Univers s'auto-engendre, le cerveau s'auto-organise, la pensée s'autodéfinit et la foi (en Dieu et peut-être en toute chose) s'autoX suggestionne. Blake dit : « Le fait d'être fermement persuadé qu'une chose est telle la rend-il telle ? Tous les poètes le pensent et dans les temps de l'Imagination, ce genre de persuasion ferme soulevait les montagnes ; mais beaucoup sont incapables de ferme persuasion. » (Allons donc! il me semble que les fanatiques courent les rues aujourd'hui plus que jamais.) Et charitablement, il propose un remède pour retrouver notre capacité d'adhésion entière. Ce remède, c'est l'élargissement des sens. Il prononce cette phrase qui fera date : « Si les portes de la perception étaient ouvertes, tout apparaîtrait à l'homme tel que cela est : infini. » Aldous Huxley, suivant le conseil à la lettre, a ingéré diverses plantes et divers champignons qui l'ont mené, s'il faut l'en croire, très près du paradis. Il a relaté ces expériences dans un ouvrage intitulé Les Portes de la perception. " Il s'agit donc d'élargir les petites fenêtres offertes par nos sens (ces « meurtrières » qui nous empêchent de voir même les gorilles) pour accéder à une vision spirituelle. Il ne faut pas se contenter, comme les romantiques, de contempler la nature, il faut parvenir à regarder à travers elle. Blake, moderne à plus d'un titre, savait combien nous sommes limités par nos organes. Il faisait sans doute partie de ces heureux élus qui n'ont pas besoin d'hallucinogènes pour « voir un monde dans un grain de sable et un paradis dans une fleur sauvage, tenir l'infini dans la paume de la main et l'éternité dans une heure ».
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Et aux scientifiques qui disent : « Doutez, doutez, ne croyez rien sans expérience », l'ami Blake répond : « Précisément -.faites l'expérience. Croyez, essayez, et au diable la raison. » Malheureusement pour les cerveaux réunis autour de cette table, l'expérience dont parle Blake exige une méthode d'investigation très éloignée de la démarche scientifique, à la fois dans ses procédures et dans sa transmissibilité. De la contemplation, on ne peut rien dire (« Qui ne l'a point faite peut en parler indéfiniment, cela s'appelle un philosophe ») Et pourtant c'est bien là que se trouve l'essentiel : dans une expérience singulière, si radicalement singulière que c'est seulement en elle que nous venons proprement à exister. En effet, Blake considère qu'il y a ime progression possible pour l'homme, tout au long de sa vie, à travers des états mentaux de plus en plus élevés. Et il appelle « jugement dernier » quelque chose qui se produit non pas à la fin des temps mais dans la vie de chaque individu, chaque fois qu'il passe d'un état à un autre. Chaque état mental matérialise un certain type d'erreur mentale et le jugement dernier consiste à rejeter un état d'erreur particulier. Et au « dernier jugement dernier », toutes les erreurs sont accomplies, dépassées, l'esprit s'éveille à l'unité. Mais que voit-il ? Comment voit-il ? Nous ne le saurons jamais (à moins d'ingurgiter des champignons dangereux). Cette expérience ne peut faire l'objet d'aucun discours. Elle se vit, im point c'est tout. y^ Hans Jonas décrit le glissement que cela suppose : « La connaissance comme acte mental est très différente de l'acquisition d'un savoir rationnel en philosophie. Elle est / • intimement liée à une expérience de révélation, de sorte que la réception de la vérité, que ce soit par le truchement d'un savoir sacré et secret ou par illumination intérieure, remplace théories et arguments rationnels. »
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Nous voilà bien éloignés de la connaissance dont nous discutions au début de ce colloque. La pensée de Blake, tout comme le bouddhisme, ne se veut pas système de savoirs mais appel à l'expérience de l'éveil. Les étapes, ou états mentaux, qu'il décrit, peuvent être assimilées aux systèmes de connaissances performatifs que sont les sphères de légitimité limitée de la condition postmoderne. Le dépassement de ces structures implique des prises de conscience successives de ses propres conditionnements à travers ce que Blake appelle les « jugements derniers individuels », pour aboutir finalement à une meilleure connaissance de soi. Mais quel soi ? Scientifique, religieux, philosophique, psychologique ? Mauvaise question. Toutes ces distinctions appartiennent en réalité au langage du monde déchu, éclaté. Mais dans la vision mystique, il y a unité. Dans « Jérusalem » (ainsi Blake appelle-t-il son poème qui décrit la réunification d'Albion) sont présents les scientifiques et les poètes, enfin réconciliés (ouf, nous ne serons pas bannis). Blake ne nous rejette pas, il nous dépasse seulement et taxe nos tentatives de maladies infantiles (la science ? une simple rubéole de l'esprit !). C'est notre regard et nos habitudes de pensée qui créent les distinctions et séparent ce qui est uni.
Et maintenant, faites vos jeux
Un tel discours me séduit par son lyrisme fougueux mais ne me convainc pas du tout. S'il fallait se fier à ses intuitions, où irions-nous ? Des convictions intimes, j'en conçois deux ou trois par jour, dont certaines imbéciles. C'est le travail, le temps et la raison qui font le tri. Les scientifiques, les mathématiciens n'ont pas peur de dire qu'ils ont des moments d'illumination, mais ils savent que cela ne suffit pas. Comme le rappelait Isabelle Stengers, vient ensuite le moment de la vérification, où l'illumination peut perdre sa valeur à chaque pas, se réduire à du « seulement psychologique ». C'est le moment de la démonstration qui authentifie l'illumination comme mathématique, et non l'illumination elle-même. N'ayons pas peur des mots : beaucoup d'illuminations sont en toc. Il n'empêche, c'est un sacré tournant que notre colloque a pris. Sommes-nous toujours en train d'escalader la même montagne ? Le poète lui-même assure que oui, et qu'il nous attend tout au sommet, mais nous nous demandons malgré nous s'il a bien toute sa raison (lui qui en fait si peu de cas). Il y avait cette phrase clé, dans l'exposé de Marie-Laure Colonna : inclure dans la connaissance le produit d'expériences singulières et subjectives
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- sans jamais renoncer au travail de la raison. Peu d'entre nous seraient prêts à considérer que Blake n'y a pas renoncé pour sa part. Peut-être sommes-nous dans l'erreur. Au moins avons-nous entendu qu'il attirait notre attention vers un autre versant. Mais de quelle montagne ? Le saurons-nous jamais ? Il y a cette image, souvent utilisée pour illustrer les différentes approches de la connaissance : plusieurs aveugles tiennent chacun un morceau d'éléphant (une oreille, une patte, sa trompe, etc.) et ils ont bien du mal à accorder leurs descriptions, encore plus à imaginer l'unité de la chose palpée. Serions-nous prisonniers d'un éléphant cosmique ? Pourrons-nous jamais le voir dans son ensemble ? Qui sait ? Il y a des précédents. La Terre, par exemple. Pendant des millénaires, nous avons eu le nez collé dessus. Aujourd'hui, nous pouvons la voir tout entière. Ce n'est pas un mince progrès.
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Et maintenant, faites vos jeux
ou trois millénaires le spectacle de ses efforts orgueilleux - ou pathétiques, pathétiques dans leur orgueil même -, pour forer dans le réel jusqu'à lui faire rendre raison. On peut spéculer sur la vanité d'une telle démarche, on peut se contenter de l'idée que c'est plus beau quand c'est inutile, mais rien ne peut amoindrir le courage des hommes et des femmes qui, inlassablement, interrogent le monde.
Notre colloque est terminé. Alexandre note les coordonnées de la femme en noir. Chacun retourne vers son bureau, laboratoire, cabinet. Moi, je rentre à la campagne où je fais pousser des légumes. On peut voir un monde dans une courgette, et un paradis dans un bâton de rhubarbe (cuit avec du sucre). Nous n'avons pas résolu la grande énigme, mais nous l'avons bien chatouillée. Je me sens plus près de quelque chose. De quoi ? Mystère ! L'infini, c'est grand, surtout quand on s'en rapproche. /" Le philosophe Cioran disait qu'il n'y a que deux moyens / poiu: retrouver l'unité primordiale rompue par le hurlement 1 de la conscience : la folie et le suicide. La première est difficile d'accès par des voies volontaires, et le second reste insatisfaisant en ce qu'il apporte une réponse au prix de la question elle-même (à quoi on peut ajouter quelques menus inconvénients d'ordre pratique). Comme troisième voie, la science offre depuis deux 164
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Liste des intervenants
Table des matières
Introduction Attachez vos ceintures ! La bosse des maths existe, c'est votre tête Au-delà de cette limite, votre cerveau n'est plus valable Flottement La meilleure recette pour fabriquer l'Univers Je réinvente l'espionnage scientifique De l'amnésie cosmique et des médications conseillées Le temps, c'est de l'espace L'Univers chiffonné Itjrombit • Y'en a une qui n'a rien dit Expédition en terre ennemie À chacun son système Un peu plus à l'est Gare au gorille ! Sans plus attendre, la preuve par l'exemple Pour une écologie des savoirs Où l'on apprend qu'il y a un prix à payer Comprenez, je le veux Et l'horrible parapsy montra le bout de son nez Fin d'une énigme Connaissance et religion : le cas du judaïsme Pratiquez donc le jugement dernier Et maintenant, faites vos jeux
Dominique Lambert Hervé Zwirn Edgard Gunzig Michel Cassé Marc Lachièze-Rey Jean-Pierre Luminet Simon Diner Jean-Michel Counet Dominique Proust Lambros Couloubaritsis Michel Cazenave Michel Bitbol Axel Cleeremans Isabelle Stengers Michèle Porte Thierry Melchior Marie-Laure Colonna Jacques Goldberg Roland Goetschel Patrick Menneteau
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Achevé d'imprimer sur les presses de
BUSSIÊRE CROUPE CPI
à Saint-Amand-Montrond (Cher) en février 2006
N° d'édition : 0273-01/1. N" d'impression : 060328/1. Dépôt légal : février 2006. Imprimé en France