Le Processus rédactionnel Écrire à plttsieurs voix
Marie-Madeleine de Gaulmyn, Robert Bouchard et Alain Rabatel
Le Processus rédactionnel Écrire à plusieurs voix
Ouvrage publié avec le concours du Conseil Régional Rhône-Alpes, de l'Université Lumière Lyon 2, du Groupe de Recherches sur les Interactions Communicatives (UMR-CNRS 56-12) et de l'Institut de Formation des Maltres de Lyon
L'Harmattan 5-7, me de l'École-Polyteclmique 75005 Paris France
L 'Harmattan Inc. 55, me Sain/-Jacques Mon/réal (Qc) CANADA H2Y IK9
L'Harmattan Hongrie Hargi/a u, 3 1026 Budapest HONGRIE
L'Harmattan !talia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE
@ L'Harmattan,
2001 ISBN: 2-7475-0883-8
Les auteurs remercient Françoise Massit-Folléa pour sa contribution
à la mise en forme du manuscrit
SOMMAIRE INTRODUCTION Marie-Madeleine Alain Rabatel
9 de Gaulmyn, Robert Bouchard et
PREMIERE PARTIE: ,
La rédaction conversationneIIe, variations sur un même corpus Présentation du corpus
19
Marie-Madeleine de Gaulmyn Recherche lyonnaise sur la rédaction conversationnelle
31
Denis Apotheloz Les formulations collaboratives conversationnelle
49 du texte dans une rédaction
Alain Rabatel La dynamique de la structuration du texte, entre oral et écrit
67
Anne-Claude Berthoud et Laurent Gajo Négocier des faits de langue pour le discours
89
Sylvie Plane Problèmes de définition et négociations sémantiques dans la rédaction à deux d'un texte agumentatif
J03
Robert Bouchard Production et contrôle de la production en fin d'apprentissage de l'écrit en langue étrangère
129
Jean-Paul Bernié Problèmes posés par la co-construction d'un contexte commun aux partenaires d'une activité rédactionnelle
147
DEUXIEME PARTIE:
Processus rédactionnel, cognition et apprentissage Christian Brassac Rédaction coopérative: et distribuée
17/ un phénomène de cognition située
Johanna Miecznikowski-FünfschiHing et Lorenza Mondada Les pratiques d'écriture dans la recherche scientifique: planifier et rédiger collaborativement des arguments
/95
Annie Piolat, Nathalie Bonnardel et Aline Chevalier Rédaction colJaborative sur le web: analyse des interactions entre auteur, reviewers, commentateurs et éditeur pendant l'expertise d'un article soumis pour publication
22/
Anthony Moulin, Jacqueline Vacherand-Revel et Jean-Marie Besse L'écriture médiatisée et distante en téléconception multisites
247
Pierre Coirier et Jerry Andriessen Une approche fonctionnelle de la production des textes argumentatifs élaborés; une activité « coopérante» ?
265
Jacques David Typologie des procédures métagraphiques produites en dyades entre 5 et 8 ans: l'exemple de la morphographie du nombre
281
Ana Camps, Oriol Guasch, Marta Milian et .
293
Teresa Ribas L'écrit dans l'oral: le texte proposé
Résumés des articles
31l
*
"
Marie-Madeleine de Gaulmyn, UniversitéLumièreLyon2 Robert Bouchard, UniversitéLumièreLyon2 Alain Rabatel, IUFMde Lyon
Introduction Ouvrage collectif, «Le processus rédactionnel. Écrire à plusieurs voix» trouve son origine dans une rencontre interdisciplinaire de chercheurs organisée en décembre 1999. Il marque une étape dans le travail de notre équipe de recherches en Sciences du Langagel «Interactions, Acquisition et Apprentissages» qui depuis plusieurs années étudie les processus de rédaction mis en évidence par les situations d'écriture collaborative que nous nommons « rédactions conversationnelles ». Afin de confronter nos hypothèses à celles d'autres spécialistes, nous avons invité des chercheurs de différentes origines scientifiques, linguistes, didacticiens, psychologues, qui, malgré leurs particularités théoriques et méthodologiques, traitent du même objet de recherche. Sous des angles d'approche différents, ils s'intéressent tous à l' acti vité d'écriture en collaboration. Observer les situations où l'écrit naît de l'oral et où l'oral sert à créer de l'écrit offre un point de vue privilégié sur le processus de production écrite et sur la mise en œuvre de la compétence plurielle, écrite et orale, du locuteur lettré. Les recherches tant sur la pratique de la langue écrite que sur l'exercice de la parole se trouvent profondément renouvelées par un tel objet d'étude. Les chercheurs en Sciences du Langage ont en effet longtemps disjoint l'analyse des textes écrits et celle du langage parlé en privilégiant l'étude des produits de l'écriture sur celle « on line» de leur processus de production. De la profusion des écrits, ils n'ont considéré que des produits textuels achevés, publiés, classés selon des genres reconnus. Parallèlement les spécialistes de l'oral comme des interactions verbales ont longtemps réduit la diversité des usages parlés à la parole « spontanée» des conversations familières. L'évolution actuelle -------------------1
GRIC
2, composante
du Groupe
UMR 56-12 CNRS-Université
de Recherches
Lyon 2.
sur les Interactions
Communicatives,
des recherches montre l'intérêt croissant suscité par la genèse des textes écrits - qu'ils soient littéraires, scolaires ou ordinaires - et par l'histoire de leurs brouillons successifs. Le processus de production et le contexte de l'activité des rédacteurs sont devenus des objets de recherche. Or un grand nombre d'activités d'écriture sont immergées dans des situations de paroles, soit que les écrits composés solitairement précèdent ou suivent des échanges oraux, soit parce que les écrits sont rédigés, discutés ou révisés collectivement. Cette attention portée au pôle de la production et à la fabrication concrète et artisanale d'écrits par toutes sortes de scripteurs dans les situations quotidiennes rencontre le souci qu'ont les ethnométhodologues de décrire les techniques conversationnelles de construction interactive des réalités sociales. Au lieu de n'étudier les structures des textes qu'à compter de leur réception par les lecteurs, sont décrites les étapes du travail de structuration conduit par l'auteur ou les co-auteurs au cours de l'élaboration et commenté par eux. Par ailleurs l'étude de ces situations oralo-graphiques transforme aussi l'étude des interactions. Au lieu de n'étudier que la transcription des paroles enregistrées, il faut envisager tout le contexte de l'atelier d'écriture, gestes et traces graphiques, papier, ou clavier et écran. Dans une situation finalisée comme l'est la rédaction collaborative de textes, l'accomplissement de la tâche contraint et organise le déroulement de l'interaction. Aussi bien, tous les chapitres de ce volume traitent de trois thèmes principaux. Le premier thème est celui de la dynamique de la production collaborative d'écriture. Les analyses des corpus portent sur les processus, l'établissement de la coopération, les activités conjointes de transformation des objets discursifs. Le deuxième thème est celui de la problématique des unités oralographiques de la langue, le caractère provisoire, l'instabilité, l'ajustement, le modelage progressif des éléments proposés oralement et reformulés pour l'écrit, ainsi que les activités du texte à écrire. Le troisième thème traité est celui de l'importance du contexte dans la description et l'interprétation des activités cognitives d'écriture en collaboration - contexte de production et contexte d'apprentissage; contexte matériel de la situation concrète, contexte social des relations et des normes, contexte cognitif des représentations et des opinions. Ces trois thèmes, qui représentent précisément certaines orientations actuelles des 10
recherches en Sciences Humaines, dessinent un programme de recherches interdisciplinaire. Le volume comprend deux parties: «La rédaction conversationnelle. Variations sur un même corpus» et « Processus rédactionnels, cognition et apprentissage ». La première partie rassemble les études d'un même épisode de rédaction conversationneIle proposé par notre équipe aux chercheurs invités. Il est extrait d'un corpus beaucoup plus long enregistré et recueilli au C.I.E.F. (Centre International d'Etudes Françaises) de l'université Lyon 2 et mettant en scène deux étudiants étrangers de niveau avancé2. Ce fragment de corpus a été exploité par sept contributions linguistiques et didactiques3. M.-M. de Gaulmyn retrace l'évolution des recherches lyonnaises sur les rédactions conversationnelles et définit les axes d'étude spécifiques qui en font l'originalité. D'orientation didactique, ces recherches allient la pragmatique des interactions de travail, la sémantique de l'énonciation, la linguistique du discours et des textes. Parmi la diversité des situations oralographiques, les rédactions conversationneIles permettent d'observer les savoirs métalangagiers ordinaires, les savoir-faire pratiques, le jeu complexe des reformulations et de définir les composantes du savoir-rédiger expert. Sa présentation se termine par une présentation générale du corpus et une segmentation de l'extrait. Trois contributions, celles de D. Apotheloz, A. Rabatel, A.-C. Berthoud et L. Gajo" représentent trois formes complémentaires d'analyses linguistiques de faits de discours tirés du corpus lyonnais. D. Apotheloz analyse les étapes de la formulation collaborative d'un syntagme nominal. Il propose une classification des types de reformulations et définit les unités de traitement que manient les co-scripteurs, objets langagiers pratiques « bifaces », c'est-à-dire unités de travail et unités-cadres. Il décrit les propriétés sémiologiques et pragmatiques des formulations du texte-cible, comparables, selon l'auteur, à un discours rapporté qui serait référé à une situation ultérieure (et non antérieure). A. Rabatel travaille -------------------2
Un prochain ouvrage collectif, Les processus de la rédaction collaborative donnera la
transcription exhaustive et l'étude du corpus. 3 Nous regrettons que deux communications orales n'aient finalement pas été rédigées par leurs auteurs. Une autre de ces contributions, portant sur l'interaction tout entière, est réservée au prochain ouvrage.
Il
sur les mêmes exemples de reformulations, mais il étudie comment se développe un conflit et un dissensus entre les deux partenaires de l'interaction, la position dominante de l'une, l'attitude conciliante de l'autre. Ce faisant, il met à jour les enjeux énonciatifs des négociations pour l'élaboration du « préfixe» ou premier segment de la phrase de titre. A.-C. Berthoud et L. Gajo critiquent la thèse habituelle qui sépare a priori langue et discours et qui méconnaît le travail souvent implicite des apprenants sur les hauts niveaux. Ils font une distinction entre «traiter une unité comme forme linguistique» et la «traiter comme trace d'opération discursive ». Ce n'est qu'apparemment, du fait d'un artefact descriptif, que les co-rédacteurs semblent ne travailler que sur des formes linguistiques sorties de leur contexte discursif. Une question revient de façon transversale dans les trois chapitres. Quelles unités de langue et quelle grammaire utiliser pour décrire et identifier ces « objets discursifs» bizarres et mouvants: unités de l'oral, bribes, fragments, reprises, empilements où se forme progressivement une co-énonciation, et unités de l'écrit, en cours de stabilisation, syntagmes constitutifs d'un projet de phrase canonique? Les trois autres contributions de la première partie se réclament d'une orientation didactique, orientation déjà présente dans le chapitre de Berthoud et Gajo. Elles prennent en compte la situation où se trouvent placés les interactants, leur statut d'étudiants de français langue étrangère, la consigne de travail qu'ils reçoivent et la tâche qu'ils ont à remplir. En dépit de ces points communs, les perspectives des trois articles sont radicalement différentes. S. Plane confronte méthodiquement les trois éléments du corpus dont elle dispose: l'énoncé de la consigne, le texte écrit, l'extrait de la transcription des échanges oraux. Elle analyse la complexité énonciative des tâches imbriquées dans la consigne prescrite et dans l'interprétation qu'en font les acteurs pour constituer une image du texte à produire. Le thème imposé aux rédacteurs - les devoirs scolaires à la maison - a un rôle de miroir (le sujet à traiter et la tâche), le mot devoir joue un rôle central. Le glissement sémantique qui s'opère de devoir à travail et le recours à l'argument rhétorique de quantité permettent aux co-scripteurs de concilier leurs contradictions. R. Bouchard (à partir des mêmes exemples de reformulations que ceux traités par Apothéloz et Rabatel) étudie la nature de l'expertise développée en français écrit 12
par les deux apprenants et souligne le rôle facilitateur que commence à jouer le phénomène de préconstruction dans leur compétence scripturale. Il montre comment, à partir d'un certain ni veau d'apprentissage, les étudiants étrangers deviennent sensibles à l'interdiscours auquel ils sont exposés et y captent des préconstruits, réutilisables... au prix de conflits entre ces formes langagières et les règles de la grammaire scolaire. J.-P. Bernié, à la différence des autres contributeurs, n'analyse pas le texte oral des échanges, mais la qualité du texte écrit produit (ou plutôt ses défauts). Il développe une théorie globale du contexte cognitif et social et définit les notions de texte intermédiaire et d'espace discursif. Selon cette théorie, le texte proposé dans le corpus lyonnais constitue un « hybride générique» du fait de la somme des ruptures énonciatives, structurelles, argumentatives, génériques qu'il contient. Sont évoquées les conditions idéales qui permettent à des apprenants de devenir auteurs de leurs textes dans une situation d'enseignement-apprentissage de la rédaction. Les sept chapitres qui composent la seconde partie du volume illustrent différentes approches de la description des rédactions de textes en interaction. Il se produit dans cette partie à la fois un élargissement des corpus et une diversification des méthodes et des problématiques de recherche. C. Brassac étudie un exemple de conception d'une inscription en milieu industriel. Il base ses analyses de l'interlocution sur les actes de langage et la logique interlocutoire, pour lesquelles il forge le concept de «communi-action ». Pour appréhender le déroulement de l'action collective de décision, il prend en compte l'intrication des actions langagières et gestuelles et des manipulations d'objets d'un groupe d'experts. Le processus de production d'un écrit est trace d'un processus cognitif collectif, distribué et situé. J. Miecznikowski-Fünfschilling et L. Mondada observent un processus d'écriture collective qui se réalise à travers une succession de réunions de travail et de productions provisoires, les écrits intermédiaires. Pour elles aussi l'écriture est une activité sociale située, même si leurs références sont empruntées à l'analyse conversationnelle de même qu'à l'ethnographie des communications. L'écrit intermédiaire, dit aussi le «texte actif », constitue un lieu de résolution momentanée des divergences et un repère pour configurer les actions en cours. A.Piolat, N. Bonnardel et A. Chevalier analysent le processus d'expertise d'une revue 13
électronique sur Internet. Les interactions rédactionnelles ont la forme de courriers électroniques entre l'auteur d'un article, les experts désignés comme reviewers, les commentateurs et l'éditeur de la revue. Le cas analysé montre qu'il se développe bien un débat d'idées, avec critiques vives et réactions défensives de l'auteur, mais que le processus classique d'expertise n'est pas fondamentalement modifié. A. Moulin, J. Vacherand-Revel et J-M. Besse étudient la dynamique de l'écriture collaborative médiatisée et distante entre des experts utilisant un dispositif de téléconception multisites. Ils se réclament, comme Brassac ou MiecznikowskiFünfschilling et Mondada, de la théorie de la cognition située et distribuée. Leur analyse se rapproche de celle de Piolat par le choix du corpus et la méthode quantitative d'analyse des données. Leur but est de comprendre les modalités d'interaction entre les procédures de révision collective d'un texte et les échanges verbaux oraux classés empiriquement en unités fonctionnelles. P. Coirier et J. Andriessen considèrent que la production individuelle d'un texte argumentatif est en elle-même «potentiellement coopérante» du fait de la nécessaire prise en compte du destinataire par le rédacteur. Ils présentent une revue des travaux expérimentaux et des études développementales sur les règles de production et les contraintes d'organisation propres aux textes argumentatifs. Leur but est de montrer que la maîtrise tardive de la production de tels textes tient à la nature interactionnelle, « coopérante », de cette activité. J. David étudie des séquences de coopération entre de jeunes élèves confrontés à la résolution du problème orthographique de la marque du nombre Sa recherche porte sur l'acquisition de la compétence graphique et métagraphique, dans le cadre de l'ontogénèse et de: la morphogenèse de l'écriture. Il observe sur des paires d'enfants âgés de 5 à 8 ans les procédures métagraphiques de révision d'un texte que l'un des deux a préalablement écrit. La typologie empirique des composantes de ces dialogues d'enfants permet d'apprécier leur valeur heuristique dans le processus de maîtrise de l'écrit. A. Camps, O. Guasch, M. Milian et T. Ribas présentent une recherche didactique sur les processus d'enseignement et d'apprentissage de la langue écrite et sur le rôle de l'activité métalinguistique chez des élèves placés en situation de rédaction collaborative. Cette recherche contribue à l'élaboration d'un 14
modèle d'enseignement de la composition écrite: les négociations et les reformulations, du texte « proposé» au texte effectivement écrit, entrent dans un projet d'apprentissage. Cette étude clôt le volume, mais de fait en relie les deux parties. Le cadre descriptif des reformulations est très proche des recherches de l'équipe de Lyon (Gaulmyn et Bouchard) et s'accorde avec les analyses linguistiques conduites sur des extraits du corpus proposé (Apotheloz, Rabatel, Berthoud et Gajo, Bouchard). D'autre part la perspective didactique recroise celles de la première partie du volume (Bouchard, Plane, Bernié) et celle de David dans la seconde partie. Un dialogue s'est réellement noué d'un auteur à l'autre, à propos de ces objets d'étude communs que sont les types de reformulations, et les activités réflexives métarédactionnelles. Notre pari, lors de la rencontre de novembre 99, était de susciter un dialogue entre des spécialistes de disciplines différentes et la seconde partie du volume l'illustre tout particulièrement. L'une des caractéristiques de cette partie est le recours à d'autres types de corpus que ceux de rédaction conversationnelle étudiés dans la première partie. Ainsi l'activité d'inscription graphique n'est pas limitée à l'écriture, mais recouvre par exemple la cotation d'un dessin industriel (Brassac). La collaboration n'est pas limitée à une seule séance de travail, mais se déroule parfois au cours d'une succession de réunions espacées dans le temps, formant une «histoire rédactionnelle» (Miecznikowski-Fünfschilling et Mondada). La communication médiatisée à distance par des ordinateurs reliés en réseaux électroniques se déroule dans certains dispositifs de façon synchrone (Moulin) et de manière asynchrone dans d'autres (Piolat et al.). Ces nouveaux modes de collaboration de travail s'éloignant de la communication orale en face à face réclament de nouveaux outils descriptifs. Une deuxième caractéristique est l'intervention d'autres méthodologies que celles de la description linguistique. Si l'on applique une méthode comparative, où les données sont traduites en chiffres (Piolat et al, Moulin et al), se pose de façon cruciale le problème de la catégorisation et des typologies, donc du traitement du corpus, de la segmentation, de l'identification par l'analyste d'unités fonctionnelles comparables. La dénomination des fonctions attribuées aux segments d'activités décrits, ainsi que la dimension des segments retenus 15
comme unités fonctionnelles, constituent un troisième espace de divergences méthodologiques et d'échanges théoriques. Les linguistes de leur côté, les psychologues du leur appliquent aux données des grilles d'analyses systématiques, mais les unités étudiées par les uns sont de dimension bien inférieure à celle des unités retenues par les autres. Les didacticiens comme les psychologues interprètent dans les traces des opérations cognitives les effets transformateurs des situations d'interactions sur les sujets, les didacticiens afin d'évaluer l'intérêt pédagogique de dispositifs expérimentaux, les psychologues afin de valider ou d'invalider les hypothèses préalables qu'ils ont formulées. Les ethnométhodologues, pour leur part, ne retiennent que les catégories pratiques dont les interactants eux-mêmes font état. Cette première étape d'un travail interdisciplinaire montre la complexité et la richesse des interactions à l' œuvre dans les processus d'écriture collaborative. Cela explique que des chercheurs présents dans ce volume et associés dans un réseau européen de laboratoires (LAL YBI: Lausanne-Lyon-Bielefeld) poursuivent la réflexion commune en prenant pour objet l'ensemble du corpus lyonnais. Cette étape ultérieure aboutira à la publication prochaine d'un ouvrage collectif, Les processus de la rédaction collaborative, dont les articles prendront en charge, dans leur diversité et dans leur complexité, les modalités plurielles de la construction des objets, l'hétérogénéité de ceux-ci ainsi que la variété des tâches s'imbriquant au cours d'une séance complète de production de texte.
*
16
PREMIERE PARTIE
La rédaction conversationnelle, variations sur un même corpus
Présentation I
- TEXTE
RÉDIGÉ
du corpus
EN COMMUNi
(Écriture de Méïté) Faites votre choix! Devoir à la maison: oui ou non? (Écriture de Paulo) "Essai de suicide d'un enfant heureusement {la maison ?"
pas réussite: trop de devoirs à
Ce titre-là pourrait bien apparaître -5ttf-l!ttftdans la presse française vu la surcharge en ce qui concerne les èe't travaux à la maison, pour fias cnfaflts des écoliers. Malgré la loi de 1956, laql:lelle supprimant les devoirs à la maison, les instituteurs insistent à dOtHler à faire travailler nos enfant hors de l'école. Néanmoins la question se pose: "Doit-on supprimer ou augmenter ces travaux ?" Ceux qui défendent l'augmentation des devoirs à la maison, argumentent q-tte qu'un enfant en travaillant seul acquirirait la capacité d'être independent de la réflexion individuelle. apprendraient En outre les élèves (voflt apprcfldrc) à organiser et gérer temps et travail (par) par exemple le suiviment de l'emploi du temps. Un autre avantage est qu'un élève qui fait son travail est toujours au courant de la matière du cours, pouvant ainsi apporter poser des questions au prof. (le) ieftàe- après avoir réfléchi tout seul. Cela efltrftÎfle de surcroît, un entraînement engendre régulier f'6\:fl:'faee aux examens.
profond et
Enfin les devoirs peuvent aider à eréer une proximité plus grande entre enfant et parents, à savoir que (-::-:-) ces
démiers, cn arri"flflt après être arrivés à la maison corrige-
-------------I
La présentation imprimée conserve les ratures, surcharges et corrections ainsi que les erreurs de langue et d' orthographe du texte.
raient les ettftmt devoirs des enfants, tout en prennant un contact plus fort avec eux. (Écriture de Méiré) CepeftdaRt Contrairement à cet argument il ne faut quand-même pas oublier que de nombreux parents sont èéjft stressés et après leur journée ainsi surchargés s'ils veulent vraiment satisfaire aux besoins des enfants, p. ex. une mère ou un père qui doit jouer le rôle du prof. En plus en supprimant les devoirs à la maison on ne risquerait pas d'avoir des problèmes (eft) concernant le travail CRl'aisence gret:tpe"con du travail en groupe, ce qui est fortement exigé dans le monde du travail d'aujourd'hui. La surcharge de travail de devoir est surtout un problème pour les classes inférieures de la société où les conditions de travail sont inadequates. Par- Il yap. e. des famiUes où 3 enfants partagent une chambre. Ainsi cn5e t Oft une ma inégalité existe-t-il des chances vis à vis des enfants entouré de conditions favorables. Ce qui apparaît comme l'argument le plus fort, fl0\:lr les défeftse\:lf3 dc la pour ee-eceux qui sont contre le travail à la maison, c'est l'exageration du travail ce qui empêche les écoliers ~ (f) de suivre d'autres activités comme la musique, la danse le sport et tout simplement de se rencontrer avec des amis. n est donc clair que si on veut garder le devoir à la maison il faudrait en même temps diminuer le travail à l'école, p0\:1rq\:loiafin de ne pas surcharger
20
de travail
l'élève et de lui accorder des moments de loisirs. Il est aussi fi fort bien conseillé de créer des devoirs en groupe à la maison pour ne pas nuir à l'integration et à la capacité de travailler à plusieurs.
Bonnes Vacances On espère que ça vous aidera Meite et Paulo
II
.
RÉSUMÉ DE LA CONVERSA nON
L'enregistrement total compte près de deux heures et la transcription complète représente 56 pages. La première partie occupe les tours 1 à 367. Après avoir écouté la consigne, Paulo et Méïté décident de ne pas choisir entre pour et contre les devoirs à la maison. Ils élaborent une liste non rédigée de leurs futurs arguments, proposés alternativement par chacun: quatre arguments pour, six arguments contre, dont le deuxième et le sixième présentés par Paulo sont transformés en conclusions par Méïté. La deuxième partie commence au tour 368, ils passent à la rédaction du texte commun, décident d'abandonner le titre donné dans la consigne et font leur propre plan. Après discussion ils remettent le choix du titre à plus tard. Ils décident de faire une introduction, mais leurs propositions respectives sont incompatibles. Méïté emploie des moyens variés pour imposer la sienne: elle en vient même à prétendre que c'est justement Paulo qui en a eu l'idée. Du tour 500 au tour 550, ils reformulent définitivement la phrase pour l'inscrire. Ils rédigent et inscrivent ensuite les trois phrases suivantes, ce qui forme une double introduction, celle œ Méïté, puis celle de Paulo. La troisième partie est consacrée à la rédaction du corps du texte. Ils composent d'abord un plan en donnant un numéro à chacun des arguments notés sur la première liste. Ils rédigent successivement cinq phrases pour cinq arguments pour, puis six phrases pour quatre arguments contre. Ils rédigent les deux phrases de la conclusion et finalement le titre, puis relisent tout le texte.
21
III - EXTRAITS DE LA TRANSCRIPTION « on fait un titre à nous» Conventions
de transcription
=élision
_
: allongement soulignement pour insistance, ou lettre normalement muette
- troncation o pause d'une seconde, 00 deux secondes Il chevauchement (...) passage difficilement audible ( ) interprétation possible MAJUSCULE: phénomènes paratextuels dont la fin est indiquée par + (MAJUSCULE) phénomène paratextuel ponctuel , intonation montante , intonation descendante lAI en début de ligne signifie que l'intervention de A est en entièrement en chevauchement avec le tour de parole précédent, dans lequel elle est enchâssée. P = Professeur,
H = Paulo, F = Méïté.
(Transcription réalisée par Annie Chalivet, revue par Ulrich Krafft et Lorenza Mondada» Exposé de la consigne
l-P d'accord 0 (nous allons) pouvoir passer à la: deuxième phase œ l'opération' 00 cette fois-ci donc on: va vous d=mander de rédiger quelque chose, à alors j= vais vous dire la consigne' 00 vous avez (à éc=) vous allez écrire à deux' 0 un texte su:r les: devoirs scolaires' à la maison, 0 pour les enfants, 00 je vais enregistrer ce que vous dites pendant la préparation:' 0 et la rédaction du texte, 000 vous savez: peut-être' que le Ministre de l'Education Nationale français' 0 a officiell=ment rapp=lé aux instituteurs' 0 que les devoirs à la maison étaient supprimés en France' depuis dix-neuf-cent-cinquante-six, 000 mais: cependant bon: tous les instituteurs font faire des devoirs à la: maison, 00 ce problème des: devoirs est largement discuté au niveau d= l'école primaire, 0 il Ya des articles dans les journaux:' des lettres 22
de lecteurs:' des brochu:res' 0 le débat va sûr=ment se poursuivre pendant un certain temps encore, 00 pour donner la parole' 0 au grand public' 0 les journaux spécialisés comme Parents: ou le Monde cb l'Education ch=ais pas si vous connaissez (... on les trouve dans les) kiosques 2-H Parents oui, 3-F (PETIT RIRE) 4-P ont ouvert leurs colonnes' et demandent à toutes les personnes intéressées de participer au débat' 00 en écrivant un texte pour défendre leur position, 000 donc ceux d'entre vous qui sont contre les devoi:rs 0 essaieront de convaincre les élèves' 0 les parents' 0 et les autorités scolaires' 00 bref toutes les personnes intéressées' 0 en écrivant un texte qui a pour titre' 0 halte' 0 aux devoirs à la maison, première possibilité' 0 halte 0 aux devoirs à la maison 00 ceux par contre qui sont pour lies devoirsl 5-1F1 1(...)1
6-P 0 écriront dans 1=même but' 0 un texte qui a pour titre 0 les devoirs' sont nécessaires' à l'école primaire, 0 les devoirs sont nécessaires' 0 à l'école primaire, 00 voilà, 0 vous avez le choix, SORTIE DU PROFESSEUR
Début de la rédaction « on fait un titre à nous» 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381
F H F H F H F H F H F H IFI H
on commence' hm' on commence' à écrire' mhm' ouais' tu veux écrire' BRUITS DE PAPIER si tu veux oui
j= peux
écrire'
mhm' 00 Ion va peut-êtrel + Ion va déjà 01 t'en a marre déjà' non: c'est pas grave ouais alors iii faut! Ion val choisir quand même euh,
23
382 F on va: 383 H l'un de: des deux: 0 titres' 384 F moi je trouve ça pas bien, 0 pa=c= que O/j'aime mieux de faire ça! 1(...)1 385 IHI 386 F quand: oui mais: 387 H c'est comme les devoirs à la maison, 0 il les faut, 388 F (RIRE) 389 H c'est pas une Ichose qu'ont 390 F Ij'aime j'aimel mieux de de faire 0 un texte' pa=c= que quand même on a pensé de de des deux arguments' 00 et j'aime mieux de faire un texte avec 0 un euhm: un passage avec les arguments pour' 391 H ouais 392 F un passage avec les arguments contre 393 H ça c'est le: les plus importants d'une:argumentation, 394 F hm 395 H qu'on peut être pour' 0 y après contre 396 F et après contre I(bien sûr)1 397 H let aprèsl une conclusion, 0 ouais donc I(on va la)1 1(...)1 398 IFI on laisse tomber (oo. 1...)1 399 H 400 F lonl s'en fiche' 401 H hm 00 402 F et on va faire I(...)! 403 H Iou bienl on: on fait un: titre à nous' 0 404 F oui pff 0 on dit euh: devoirs à la maison point d'interrogation, (PETIT RIRE) 405 H (ou bien Ila:)1 406 F I(y sont pas)1 il faut pas exagérer 407 H la: 408 F pour ou contre, 409 H la polémique du devoir, 0 à la maison, 410 F polémique' qu'est-c= que ça veut dire, 411 H la polémique' c'est: la grande discussion Ipolémique c'est la discussion! 412 IF/ lah: oui j=1 (...) ou bien Oldevoirs/ 413 H 1(...)1 414 IFI /
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415 H à la maison, 0 virgule, 0 vous êtes pour' ou contre, /point d'interrogation! 416 F loui, pour ou contre,! oui, 0 pour pour ou contre, 0 pour' 00 pour ou contre' 0 les devoirs à la maison, 0 BAS bref, c'est pas grave + 417 H bon, on fait le titre laprès (H.)I 418 F loui, pa= c= quel normal=ment c'est/et (...) Idonc on 419 H fait unel petits
25
442 F on va faire ça' 0 enfant: RIT trouvé + 443 H non (RIT) 444 F mais si (RIT) 445 H c'est un peu trop: exagéré quand même 446 F non mais 1(...)1 447 H lça/ serait vraiment pour ah:' on peut on peut faire comme ça' 00 mais là on prendra déjà une: 0 un côté de, 0 dans ce texte' 0 enfant s'est suicidé à cause de ses: devoirs' 0 let on dit! 448 IFI Inon mais a=1 449 H comme ça, 0 euh ça pourrait être 0 ça pourrait bien être 0 une: 450 F une 1(...) déjà! 451 H Inon unel notice' comment on dit une: 00 une nouvelle' o apparue
dans/ uni
452 /FI Ihml 453 H journal' 0 à cause de; 454 F hm' 455 H 0 de l'amplification /de! 456 IFI louaisl 457 H l'augmentation des devoirs, 0 donc là on dit qu= c'est: s: ce n'est pas arrivé en fait' 0 l'enfant s'est pas suicidé' 458 F c'est ça 459 H mais: ça aurait 0 bien pu' 460 F hm 461 H arriver, 462 F on peut: à la rigueur' 0 soit on écrit, 0 enfant trouvé, o suicide, 0 euh: trop d= travail à la maison, 0 et après' 0 ça pourrait être le titre: dans: 463 H ouais 464 F pas mal: 0 le futur titre /(dans)1 465 H lça pourrait/ être le prem= la première page du: de le /Monde/ louaisl 466 IFI 467 H du Monde' 0 non, de le Monde' hm, 468 F 469 H du' 0 le Monde' le Monde, du Monde, 470 F 471 H ouais (la) Monde' 472 F 473 H le Monde I(RIT)I I(RIT)I 474 IFI
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475 H I: 476 F ouais I(...)! 477 H IIel Monde de l'Education, 0 ouais 478 F mm: non' d'un d'un journal, de Pariâ Match pa=c= que c'est un lunl l(un)/O Gala, 479 H 480 F titre I(PETlT RIRE)I 481 H /Gala / Gala 0 bon on commence comme ça alors 482 F mhm 483 H pa=c= que ce que Ij'avaisl 484 IFI 1(... ça)! 485 H pensé' c'était 0 on pourrait commencer comme 0 malgré' l'interdiction' par le Ministère de l'Education' 0 avec la loi: décrétée en mille neuf-cent cinquante-six ha ha / ha ha les/ 486 IFI louais, c'est plus sobrel 487 H instituteurs' 0 continuent à: donner aux enfants des 0 488 F c'est modeste' mais: 489 H c'est Iplus:1 490 F Il'autrcl j'aime mieux' 491 H hein' 492 F l'autre j'aime mieux' 493 H tu aimes mieux' 0 alors on I(fait) l'autre,! 494 F I(PETIT RIRE)I je n=sais pas cc que tu penses' 495 H moi: j'aime mieux le mien' mais d'accord, I(RIRE)I 496 F 1(...) c'étaitl le tien avec le suicide, c'était ton idée, 497 H ah c'était mon idée, 498 F hm, 499 H alors, d'accord, 500 F c'est toi qui l'as dit, 501 H donc euh: 0 on commence avec le titre 502 F ouais 503 H d'accord, 0 (entre les 0 guillemets) 00 Idonc! 504 IFI leuh:! 505 H enfant trouvé euh 506 F suicidé non est-c= que !ça existe'! 507 H /il peut pasl être trouvé suicidé mais lenfantl 508 IFI I(PETlT RIRE)I 509 H il peut être trouvé 0 pendu' 510 F oui (RIRE)
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(RIRE) c'est pas trop:, catastrophique' ça' 511 H 512 F RIT peut-être mais + euhm: 0 513 H avec les poignets ouverts' I(RIT)I I(RIT)I on peut dire 0 euhm: euhm: 514 F 515 H avec le stylo 516 F non y faut pas' 517 H non lavec laquelle il faisait! 518 IFI Inon ça suffitl 519 H les devoirs' 520 F ça on on va dire elle a essayé de se suicider, point ça suffit, pa=c= que /il faut pas exagérer lesl sentiments' 521 H ouais leuh: 0 essai' 01 522 IFI lenfant a ess= a essayé de se: s=1 523 H essai' heureus=ment pas réussite 524 F oui' d'un lenfant/ 525 H Id'un! suicide' 526 F ouais 527 H par un enfant qu'avait trop d= devoirs, 528 F oui, non euh: m: sous (SE RACLE LA GORGE) euhm: qu'est-c= que non, qu'est-c= que tu as dit' on met (00')seulement on fait une petite 529 H oui ah, c= que j'avais dit' OUi 530 F 531 H c'était: essai' 532 F essai' 0 mal réussite' 533 H 534 F malheureus=ment euh: Iheureus=mentl Imall ouais heureuls=mentl 535 H 1(00.)10 heureus=ment: pas 536 F réussi' 0 essaye de suicide' 0 537 H ouais 538 F bien sûr' 0 euh: heureus=ment: Ipas réussil 539 H Iheureus=ment pas/ réussite' 000 540 F où est-c= qu'on met l'enfant' 0 essai de suicide' 541 H de la Ipart d'un enfantl 542 IFI Id'un enfantl 543 H d'un enfant' 0 544 F heureus=ment, 0 pas 0 réussite' double point' 0 trop de travail RIT à la maison, + Ipa=c= que lesl 545 /HI !ben ça)1 546 F titres sont toujours euh:
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547 H ah mais tu veux mettre ça comme titre' 548 F non on: c'est pas le titre' c'est l'introduction, mais: ça c'est: un titre imaginaire d'un: journal, 549 H hm, ouais: c'est ça, 0 donc essai d= suicide d'un enfant, 0 heureus=ment pas réussite' 550 F double point' trop d= travail à la maison, 00 euh: point d'intégora= interrogation, 00
*
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Marie-Madeleine de Gaulmyn Université Lumière Lyon 2
Recherche lyonnaise sur la rédaction conversationnelle Cadre général de la rédaction conversationnelle L'équipe GRIC 2 Interaction, acquisition, apprentissage des langues appartient à un laboratoire de Sciences du Langage largement ouvert. Il associe des chercheurs de formation et d'intérêts divers: Sémantique, Pragmatique, Analyse des discours, Éthologie des communications, Ethnologie, Didactique, Psychologie, sur des sujets aussi divers que les émotions, la langue des signes utilisée par les sourds, les relations de travail en milieu hospitalier, les codes culturels de la politesse, les interactions médiatisées par ordinateur. L'équipe GRIC 2, quant à elle, a une orientation didactique et étudie des interactions en relation directe et indirecte avec l'enseignement et l'apprentissage de la langue. Ses modèles de référence sont empruntés à l'ethnométhodologie, à la linguistique du discours, à la grammaire textuelle, à la psycholinguistique des formats d'apprentissage, à la psychologie des formes sociales d'action, plus récemment à des recherches sur la cognition située et distribuée. La recherche du GRIC 2 sur les rédactions conversationnelles a commencé en 1991 et s'est voulue dès l'origine fondamentale et impliquée, recherche de pragmatique, linguistique et didactique. Elle est née d'un intérêt pour le domaine méconnu des pratiques conjointes de l'écrit et de l'oral dans des situations oralographiques. Nous avions constaté que les situations oralographiques, si fréquentes pourtant, sont paradoxalement ignorées des chercheurs. Les études de l'oral portent sur des conversations sans activités d'écriture-lecture et l'étude des textes écrits porte sur les produits achevés et non sur le processus de leur production. Les situations de conversations rédactionnelles, jusqu'ici exclues des études de conversations et de langue parlée, constituent pourtant
des situations ordinaires, finalisées par une tâche accomplie pendant l'interaction, comme le sont beaucoup d'activités à caractère professionnel. Entre autres, la plupart des situations d'enseignement, de formation et d'apprentissage juxtaposent et combinent des activités orales et écrites. Ce sont des interactions de travail qui ont, si on les compare aux conversations privées, une structure et des règles d'organisation propres. Notre recherche répondait de façon plus précise au souci de l'enseignement de l'expression écrite à des étudiants étrangers, au besoin de former en linguistique textuelle les futurs enseignants de Français Langue Étrangère et Français Langue Seconde et au désir de mieux mesurer l'efficacité de cette «transposition didactique» sur la pratique rédactionnelle des uns et des autres. Cette recherche a donc un versant didactique. Elle se veut un observatoire des pratiques d'écriture en Français Langue Maternelle, Français Langue Étrangère et Français Langue Seconde, observatoire de situations d'apprentissage en interaction. Ces situations peuvent favoriser une explicitation des savoirs et un transfert des savoirfaire, elles donnent lieu à la résolution collective et verbalisée de problèmes concrets d'écriture, à la confrontation et à la séparation des registres oral et écrit. Au lieu de corriger et de noter les textes écrits a posteriori dans leur état achevé, nous observons comment les scripteurs s'y prennent, ce qu'ils font et comment ils disent ce qu'ils
font.
Les
échanges
conversationnels
témoignent
-
partiellement et indirectement bien sûr - des processus cognitifs d'accomplissement d'une tâche, grâce à l'interaction qui oblige à les expliciter pour J'autre. Ainsi, au Heu de n'étudier l'écrit que sous la forme des produits recueillis postérieurement au travail du rédacteur, nous pouvons appréhender le processus de co-rédaction à travers l'enregistrement des paroles des rédacteurs et la genèse du texte au fur et à mesure qu'il s'inscrit sur la page ou sur l'écran. Nous sommes cependant bien conscients que la rédaction en collaboration diffère de la pratique de l'écriture personnelle solitaire et modifie les conditions du travail I.
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1 Le binôme et le groupe restreint sont des conditions de travail ordinaire. La technique expérimentale où un scripteur doit verbaliser tout seul à haute voix chacune de ses activités au fur et à mesure présente l'inconvénient d'être une situation artificielle.
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Recueil des données Nous avons enregistré des groupes de travail formés d'étudiants étrangers et d'étudiants de FLE réunis par une tâche de rédaction coopérative d'un texte qui répondait à un besoin réel de l'étudiant étranger ou simulait un besoin potentiel (rapport de stage, lettre administrative). Nous avons réuni ainsi un double corpus: les brouillons qui représentaient les états successifs des textes, l'enregistrement et la transcription des négociations verbales auxquelles donnait lieu cette production collective. Cependant la grande variété des situations rendait la comparaison entre elles difficile: elles différaient par le nombre de participants (diIogues, trilogues, quadrilogues), par les niveaux disparates de compétence en langue, par les genres de textes plus ou moins conventionnels, préconstruits ou créatifs. Ainsi le cas des révisions conduites avec l'aide d'experts francophones d'un texte préalablement écrit par le scripteur allophone différait du cas de productions entièrement et collectivement réalisées pendant l'interaction. Nous avons donc cherché, pour vérifier et généraliser les faits observés, à faire une utilisation expérimentale de ce mode de production. Selon un protocole semi-expérimental et para-scolaire, deux allophones ou deux natifs reçoivent une consigne et rédigent ensemble un seul texte, comme s'ils avaient un devoir à faire à deux, la consigne donnée restant la même pour plusieurs groupes. C'est une situation certes artificielle et discutable pour un expérimentaliste comme pour un didacticien (voir infra la critique qu'en fait J.-P. Bernié), mais qui ne demande qu'à être élaborée dans le cadre précis d'une séquence d'enseignement lapprentissage (comme en témoignent ici les contributions de A. Camps et J. David). Parallèlement nous avons fait varier les genres de textes à rédiger. Des textes fonctionnels à usage social, nous sommes passés au genre narratif qui permet de comparer des productions d'enfants et d'adultes, puis au genre argumentatif de l'essai et de la dissertation, qui répondait à la demande (et aux difficultés) des étudiants étrangers dans leur cursus universitaire en France. C'est le cas du corpus proposé en extrait que nous présentons plus loin.
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Objectifs de la recherche La particularité de notre recherche est double. Certes, nous limitons l'étude à l'activité d'écriture réalisée en coopération, et non sous la forme individuelle et silencieuse. Mais ce choix nous permet de dépasser l'analyse des seuls produits écrits, brouillons raturés et textes achevés, pour étudier le processus dynamique de la production d'écriture au fur et à mesure des activités de formulation et de rédaction. Ce choix nous permet aussi de dépasser l'opposition polaire entre l'étude de l'oral conversationnel et celle de l'écrit, en envisageant des situations mixtes, oralographiques, doublement déterminées par les usages parlé et écrit. Les éléments écrits sont produits à partir de l'oral, modelés et transformés oralement jusqu'à leur inscription. Le but des partenaires qui élaborent à haute voix et en coopération un texte écrit est de produire un texte satisfaisant pour eux et recevable pour celui auquel il est destiné. Le but de la recherche, lui, est de mettre en évidence les processus cognitifs d'apprentissage d'une tâche, exposés et activés par l'interaction qui oblige à verbaliser les contenus cognitifs et qui joue un rôle stimulant dans le traitement coopératif des énoncés verbalisés. Dans les limites du domaine des Sciences du Langage, nous avons analysé ces corpus de rédactions conversationnelles sous trois angles d'approche: les formes de langue et de discours, les interactions de travail, l'argumentation. Les objets étudiés et les objectifs de recherche diffèrent dans chacune de ces approches. Formes de langue et de discours Du point de vue des usages de la langue et des formes de discours, nous sommes en présence de formes «hybrides »: les productions orales co-énoncées contiennent des segments d'énoncés co-construits, candidats à l'écriture, pas encore ou déjà inscrits (des sortes de citations, des emplois autonymes, en mention). Nous sommes conduits à mettre en question la distinction entre les modèles d'analyse de l'oral conversationnel et les modèles d'analyse des discours écrits. Nous nous intéressons à la genèse de l'écrit immergé dans l'oral et à la transformation de l'oral quand il accompagne et présente l'acte d'écrire. Concernant l'écriture, la particularité de cette recherche est d'appréhender le processus d'élaboration du texte dans tous ses états successifs. 34
Concernant l'oral, la particularité est d'analyser des échanges parlés pour fabriquer, commenter, évaluer et corriger de l'écrit. Cet usage de la langue relève de la compétence de locuteurs lettrés, scolarisés, immergés dans une culture écrite. Dans cette situation ils expriment quelque chose des opérations socio-cognitives du processus de rédaction; ils manifestent le jeu dialectique entre oral et écrit; ils éprouvent dans le dialogue la réalité dialogique de l'écriture textuelle. Interactions de travail Dans le cas d'une interaction finalisée par une tâche, il s'agit de l'étudier à la fois comme interaction et comme tâche à accomplir. L'écriture est une pratique sociale contextualisée. Le contexte se compose de la situation, des objets et des événements objectifs vécus subjectivement pendant la rencontre enregistrée, mais aussi des expériences, habitudes, apprentissages des partenaires (partagés ou non), des modèles culturels, de leurs goûts et préférences. L'interaction relève d'une analyse conversationnelle des places, des rôles, du jeu des interventions qui constituent et règlent l'espace social des échanges (initiative, réaction, domination, soumission, conflit, consensus, ajustement, tout ce qui constitue les négociations au sens le plus large). La tâche suppose un scénario, ou un programme d'activités ordonnées et coordonnées par des buts d'action (dites activités praxéologiques). Les activités structurées par la tâche sont décomposées en soustâches, le programme est répétable pour chaque épisode d'écriture. Les acteurs contribuent à l'accomplissement, selon leurs modes respectifs de collaboration et de coopération, chacun selon les représentations qu'il a de son rôle en fonction de la tâche et selon les représentations qu'il a du rôle de l'autre (complémentarité ou concurrence, activités conjointes ou parallèles). Or ces représentations des activités sont largement implicites, les changements d'activité sont signalés par des indices discrets, intonatifs par exemple, plusieurs valeurs sont attachées à un énoncé selon les éléments et les dimensions retenues du contexte. L'argumentation Les textes à rédiger en collaboration relèvent du genre argumentatif. L'argumentation se joue à deux niveaux (in praesentia et in absentia) et sous des formes langagières 35
différentes. Elle se joue dans la situation, de façon dialogale, immédiate et improvisée pour assurer l'entente et l'accord des scripteurs qui négocient entre eux l'orientation, les arguments et les formulations à donner au texte. Ils peuvent avoir des opinions différentes, entrer en conflit, chercher à s'influencer, à s'imposer ou à se convaincre. L'argumentation se joue encore de façon monologale et dialogique, mais différée, à l'intérieur du texte écrit destiné à convaincre un tiers absent, un lecteur virtuel, du bienfondé de la position soutenue dans le texte. Les co-rédacteurs argumentent au sujet du texte et ils construisent l'argumentation du texte lui-même. Se pose le problème des relations - probablement dialectiques - entre les deux niveaux d'argumentation: comment identifier et mesurer un effet potentiel de la discussion orale sur la production écrite? comment identifier et mesurer l'effet stimulant de la tâche de rédaction sur le développement et la « qualité» (?) des échanges oraux? (voir Scardamalia & Bereiter « L'expertise en lecture-rédaction» in Piolat & Pélissier, 1998). Richesse des données et complexité des analyses Plus les interactions sont intéressantes, plus elles comportent d'enjeux entre les partenaires, plus elles sont difficiles à comparer. Par ailleurs, plus les corpus sont longs, plus il devient difficile d'en maîtriser l'ensemble et de mettre en perspective les descriptions locales des faits avec leur valeur relative à l'ensemble. Les problèmes naissent d'une part de la richesse potentielle de nos corpus qui se prêtent à des analyses multiples, d'autre part de leur diversité et de la difficulté de généraliser et de valider les résultats d'analyses particulières. La richesse de tels corpus est inépuisable. De multiples études peuvent être envisagées selon la catégories des faits sélectionnés et selon la dimension des unités considérées. Les conversations enregistrées fournissent des exemples de l'usage oral du langage régulateur de l'action, tandis que les brouillons griffonnés conservent des exemples de ratures, de surcharges, d'additions et de suppressions que l'écoute des enregistrements permet d'interpréter. Il est particulièrement fascinant de voir sur le papier et d'entendre dans les paroles comment le texte s'ébauche, se transforme et acquiert une stabilité relative remise en jeu plusieurs fois. Une fois inscrits, les énoncés instaurent avec les scripteurs un autre rapport, le morceau de texte déjà écrit s'impose comme objet, 36
il oriente et guide le texte à venir. Il est tout aussi intéressant de voir se nouer entre les partenaires des relations rarement explicites d'entente, de complicité, de séduction, ou de rivalité, de concurrence, de conflit. La nécessité de trouver un mode de coopération et de produire un texte acceptable agit comme un révélateur d'attitudes et de comportements sociaux. S'y développe tout le jeu subtil des faces. Cette richesse des corpus cependant n'a pas que des côtés positifs. La multiplicité des facteurs en jeu a quelque chose d'alarmant pour le chercheur en quête de résultats vérifiables et de décourageant pour l'enseignant et le formateur d'expression écrite. L'orientation didactique de nos recherches nous incite en effet à traduire nos observations en conseils et en directives générales applicables par des enseignants. Or nos descriptions empiriques détaillées, si minutieuses, si objectives soient-elles, sont toujours sujettes à caution et effectivement remises en question par de nouveaux corpus. Nous manquons de l'assurance que donnent des résultats chiffrés qui, dans d'autres disciplines scientifiques, font office de preuves sans appel. Mais nos observations mettent au jour les comportements ordinaires, les stratégies et les savoir-faire pratiques que les programmes d'enseignement ignorent et qui ne sont souvent acquis que par imprégnation.
Résultats de l'analyse des données L'analyse du processus rédactionnel s'est développée, pour le dire schématiquement, dans quatre directions: les relations entre les partenaires, l'exécution de la tâche, les activités métalangagières, les procédures de reformulation. Relations entre les partenaires Nous avons observé la distribution des rôles, les modes de collaboration, les profils socio-cognitifs individuels tels qu'ils s'actualisent dans l'interaction. Les positions distribuées au début en tant que rôles par contrat sur la tâche et par contrat didactique selon les savoirs reconnus d'experts évoluent et sont redéfinies comme places discursives selon le système des relations interpersonnelIes. La répartition des tâches, entre scripteur attaché à l'acte matériel du tracé des mots et contrôleur de l'inscription, 37
entraîne une complémentarité des rôles. L'un, plus soucieux de la langue, se réfère à la norme, si l'autre, plus attentif au contexte, justifie ses choix par la consigne et les buts visés du texte. Exécution de la tâche Pour segmenter les corpus nous avons défini les phases du processus selon le déroulement du programme d'activités. On constate la régularité cyclique des opérations pour produire le texte selon une sorte de scénario répété phrase après phrase. On constate aussi que la nature des unités de traitement du texte est fonction de ces opérations. La phase initiale d'élaboration envisage le contenu et la forme générale du texte entier et de ses parties (inventio et compositio) ; l'élaboration proprement rédactionnelle (elocutio) se consacre à la formulation des unités syntagmatiques dans le cadre des contraintes d'un projet de phrase limitée par un point. Les phases de contrôle et de révision qui accompagnent l'inscription examinent les unités morphologiques. La relecture de la phrase
inscrite assure le retour à l'unité textuelle et la transition avec le cycle d'opérations suivant. Activités métalangagières Une partie importante de notre recherche a porté sur les discours métalangagiers explicites énoncés pendant la rédaction de textes pour guider et organiser le travail, pour résoudre les problèmes de formulation, de style, de grammaire. Nous voulions inventorier les savoirs sur la langue écrite disponibles et effectivement utilisés. La question de l'efficacité d'un enseignement systématique de la langue pour développer la pratique du langage n'est pas tranchée. Les échanges de travail enregistrés sont par définition métadiscursifs, ils portent sur des activités de production discursive et sur les éléments du texte à produire, mais ils le sont implicitement plus qu'explicitement. Les situations sont doublement réflexives du fait de l'insertion d'une situation d'énonciation représentée, celle du texte, dans la situation qui se déroule pendant l'enregistrement. Les processus de formulation sont redoublés: au contrôle de la fabrication coopérative de la conversation, dans l'alternance des tours, s'ajoute le contrôle méta-rédactionnel de la succession des opérations d'écriture. 38
Les séquences autonomes d'explications métadiscursives longues sont rares, elles concernent l'élucidation des référents et les choix lexicaux, la représentation du modèle de texte, les conventions des genres de textes, les différences des règles sociales de rédaction d'une culture à l'autre, par exemple le cas des formules ritueIles de politesse, ainsi que la règle stylistique de non-répétition des mots. Les échanges qui concernent l'orthographe, la ponctuation, la morphologie grammaticale sont généralement allusifs. Les partenaires se réfèrent à un bagage scolaire restreint et sont muets sur la syntaxe des groupes intraphrastiques, et sur la syntaxe des relations interphrastiques. Les problèmes grammaticaux sont rarement traités en tant que tels. Ainsi les ambiguïtés de construction ne sont pas traitées au niveau syntaxique, mais par approximation et comparaison du sens de plusieurs formulations: l'improvisation d'explications est rarement efficace sur les problèmes grammaticaux. Plus elles sont longues, plus elles sont confuses. La référence aux règles embrouille et n'éclaircit pas la raison d'être de l'usage. Lorsqu'il y a amorce d'argumentation, justification ou surtout réfutation de la proposition d'un segment du texte, les rédacteurs ne recourent pas à des explications de forme logique, mais emploient des évaluations esthétiques et affectives (c'est joli, ça fait lourd, ça fait pompeux, on laisse tomber l'honneur alors 1... non mais moi j'y tiens à l'honneur), des arguments pragmatiques en référence au destinataire imaginé du texte (politesse, familiarité, concision, clarté), des arguments d'autorité en référence à des normes. Ne sont pas verbalisées, ni explicitées les coordinations, la structure thématique, les subordinations, les inférences, la polyphonie énonciative, c'est-à-dire le niveau intermédiaire entre micro- et macro- structuration du texte, sinon par des appréciations subjectives globales. Procédures de reformulation La majeure partie des échanges de travail consiste en reformulations. Les segments proposés par l'un des partenaires sont repris en écho par l'autre, répétés, modifiés et constituent des paradigmes d'expressions à fonction d'autonymes, proférées en « mention ». La formulation des segments est progressivement mise au point par tâtonnements et essais successifs dans un processus négocié de maturation et d'appropriation du texte, puis 39
de distanciation et d'objectivation, qui se passe de métalangage explicite. Le texte paraît se constituer de lui--même par une sorte d'auto-genèse. Ce travail de formulation se présente sous trois aspects différents, selon qu'il s'agit de la gestation du texte avant son inscription, où l'écrit est un objet virtuel, malléable, ou selon qu'il s'agit d'accompagner l'acte concret d'inscription, en décomposant le segment de texte pour le dicter, ou selon qu'il s'agit de réviser une portion de texte déjà inscrit et relu. L'analyse des reformulations éclaire l'histoire des ratures constatées sur les brouiJIons des textes, le moment où elles interviennent - pendant ou après l'inscription - et le détail des procédures de correction mises en œuvre. Le calcul des reformulations successives de chaque segment de texte montre quel coût en nombre d'opérations nécessite son élaboration définitive. On peut ainsi comparer le coût respectif de chaque phrase et mesurer les variations du rythme de production selon les parties du texte et l'avancée du travail. Ce rythme très lent au début du texte s'accélère ensuite, mais ralentit de nouveau aux changements de paragraphe ou de partie, et la fin du texte est l'objet de longues négociations, sauf si la lassitude conduit les rédacteurs à « expédier» la fin. On touche dans l'étude de ces « co-re-formulations » un point nodal des discussions théoriques sur les unités de syntaxe et de pragmatique pertinentes pour décrire l'usage oral et la norme écrite (Danon-Boileau & Morel, 1998 ; Blanche-Benveniste, 1997 ; Béguelin, 2000). Les conversations rédactionnelles montrent quelles relations se nouent, dans notre pratique langagière de colocuteurs lettrés, entre l'émission des paroles, bribes lancées et reprises au cours d'un projet phrastique fugitif qui donne un cadre virtuel à l'énoncé, et la fabrique progressive de l'écrit dans les essais remodelés d'un objet phrastique visible, normé et ponctué.
Le savoir-faire expert Le processus dépend d'un éventail de paramètres. Il est fonction de la durée de l'interaction et de l'avancée du texte, du genre de texte, de la motivation et des enjeux. Les enjeux sont relatifs au thème, au contexte, à la qualité de la relation, c'est-à-dire à l'implication personnelle des partenaires dans cette relation. Le 40
processus dépend aussi des niveaux d'expertise et de l'écart entre les co-rédacteurs. Le genre de texte Le travail des experts, comparé à celui des non-experts, se caractérise de façon contradictoire selon que la tâche est l'application d'un modèle de texte ou qu'elle exige invention et élaboration. Sur des textes codifiés fonctionnels qui relèvent de sa profession, l'expert se montre économe et efficace. Sur des textes originaux, personnels, intéressants, c'est J'inverse. Le piétinement, les répétitions, les tâtonnements sont toujours plus longs au début du texte et au début de chaque phrase, ils s'accroissent pour des textes argumentatifs et lorsque J'expert est davantage conscient de la complexité de la tâche et de l'importance de la formulation. Le désordre productif S'il existe bien un ordre régulier qui guide le déroulement du programme d'activités rédactionnelles, programme général et programme cyclique repris phrase après phrase, nous avons montré aussi que le désordre est productif et qu'il s'accroît avec la compétence des scripteurs. Les experts savent gérer simultanément des unités textuelles de différents niveaux, savent conduire parallèlement des activités différentes, des activités centrées sur la tâche (disons pragmatiques) ou hors tâche (relationnelles), des activités collectives et d'autres individuelles. Ils portent sur le processus un regard prospectif et rétrospectif (Bouchard et de Gaulmyn, 1997). Lorsque les partenaires collaborent à une même tâche (évaluation et correction d'une unité textuelle), ils construisent une action conjointe, en proposant après une première contribution, d'autres contributions co-orientées et déterminées par J'ordre des tours de parole. À d'autres moments leurs actions sont disjointes, non synchronisées, divergentes: ils ne traitent pas de la même unité textuelle, ils ne travaillent pas au même rythme, ils opèrent des retours en arrière, des accélérations. D'où des décalages, des parasitages, des brouillages, mais aussi des échos, des résurgences inattendues d'éléments antérieurs qui relèvent du contexte large de l'interaction et non du contexte immédiat. Or c'est ce désordre qui est productif et qui forme le tissu de l'interaction, vue comme un faisceau tressé plutôt qu'une chaîne d'activités en succession logique. 41
Les objets intermédiaires Les rédacteurs experts ne font pas appel au savoir ni au métalangage des experts en grammaire et en style, mais à des techniques et à des procédures qui composent un savoir faire pratique acquis plutôt qu'appris. Ils utilisent des objets intermédiaires, soit des écrits préalables (plans, listes d'arguments notés), soit des croquis, des schémas explicatifs. C'est le cas de la situation dont un extrait est présenté plus loin. De tels objets composent le contexte du texte à venir et lui imposent une forme. Objets matériels visibles, ils n'appartiennent plus à l'un des rédacteurs, mais leur sont devenus des outils communs. Ils contribuent à la construction d'un énonciateur textuel mis à distance par chacun des co-rédacteurs. Le langage pré-construit Une autre procédure consiste à s'appuyer sur du langage préconstruit, soit lexical, soit morpho-syntaxique. Les formules obligées, les expressions plus ou moins figées sont un matériau préfabriqué et recommandé par l'usage. Les rédacteurs se sentent ainsi en conformité avec l'attente des lecteurs. Les couples de phrases liées sont construits sur des moules périodiques et rythmiques éprouvés qui équilibrent la négation par une affirmation, la proposition par une restriction, la question par Une réponse. Les rédacteurs en quête de qualité et d'amélioration rejettent les stéréotypes qu'ils jugent usés, banals, pour élire en fait d'autres stéréotypes, mais jugés neufs, et ils portent une attention spéciale à l'attaque et à la coda souvent enrichies d'une métaphore (Bouchard, Gaulmyn, Sadni-Jallab, 1998). Un premier mot pour amorcer une phrase Une fois inscrite, une première phrase fait surgir, au moment de sa relecture, l'occurrence d'un mot nouveau qui sert d'amorce pour la phrase à venir. Ce mot est ordinairement un connecteur (en plus, en outre, par exemple...), Il est automatiquement et immédiatement adopté et n'est plus remis en question. Au contraire il est chargé d'entraîner à sa suite le train des mots de la phrase. Il est répété autant de fois que nécessaire, comme on tire sur le démarreur d'un moteur récalcitrant, ou comme on frotte une voiture à friction pour lancer le mouvement. 42
Les relectures Le rôle des relectures dans la rédaction experte est important. Le texte déjà inscrit détient un pouvoir d'entraînement sur le texte à venir. La portion de texte déjà inscrite, lue et relue, guide et contraint la production de la suite du texte, et devient comme un partenaire qui acquiert une sorte d'autonomie et d'autorité. Les relectures ont un effet visible sur le texte lorsqu'elles engendrent une rature, une réélaboration et une réécriture : fonction négative de correction donnant lieu à négociation et processus d'amélioration. Elles ont un effet audible sur l'enregistrement lorsqu'elles assurent l'enchaînement et qu'elles guident la production orale de la suite: fonction positive d'amorce et de tremplin. C'est le cas de relectures en cours d'écriture. En revanche les relectures différées ont une autre fonction positive, celIe de sanction et de validation par les signataires, et une fonction d'oralisation et de mise en scène du texte dont l'auteur-relecteur simule la réception par un futur lecteur. Les relectures assurent deux fonctions opposées: l'appropriation du texte par sa « mise en bouche» et la distanciation qui objective le texte. Ces fonctions sont communes aux reformulations rétrospectives que sont les relectures et aux reformulations prospectives de l'élaboration orale avant l'inscription. L'apprentissage de la rédaction Le savoir-faire acquis des experts pose la question de l'apprentissage. La pratique de la rédaction coopérative est-elle un facteur de progrès pour des rédacteurs non experts? Pour répondre, nous distinguons le produit écrit - le texte rédigé à deux pendant
l'enregistrement - qui est un compromis assez médiocre et le processus susceptible d'exercer une influence indirecte sur des textes écrits ultérieurement. La qualité du produit est donc distincte de la qualité du processus. Une interaction animée, où se manifestent confrontations, mises en question, conflits de connaissances, peut influer négativement sur le produit de cette interaction, mais le bénéfice est constaté ultérieurement (Gaulmyn, 2000a). En revanche, il faut distinguer les évaluations qualitatives objectives des textes, portées par des juges extérieurs, et les critères d'évaluation des scripteurs eux-mêmes sur leur texte. Nous constatons alors qu'ils privilégient les recettes sûres, les structures 43
préformées, voire stéréotypées, Gaulmyn, Sadni-Jallab, 1998).
la coda finale (Bouchard,
Présentation du corpus Description générale du corpus Les chercheurs lyonnais ont proposé aux auteurs des contributions de la première partie de ce volume d'analyser l'extrait d'un enregistrement de rédaction conversationnelle. Le corpus de rédaction conversationnelle, Meïté-Paulo, est l'un des plus longs enregistrements lyonnais de rédaction conversationnelle: 2 heures et 60 pages de transcription. Il comporte trois parties principales: - l'énoncé de la consigne est suivi de la production d'un brouillon préalable, ou d'une fiche de travail qui a la forme d'une prise de notes et d'une double liste d'arguments pour et contre, suivie de conclusions. Ce premier brouillon constitue un «objet intermédiaire» Il sert aux deux rédacteurs de mémoire et de ressource pendant la confection du texte proprement dit. Il guide la forme et la composition du texte: les deux listes mises en regard deviennent les deux parties du texte, pour et contre les devoirs à la maison; - les partenaires désignés dans la transcription par F (Méïté) et H (Paulo) entament une discussion sur le choix du titre à donner au texte et ils renoncent à trancher entre plusieurs solutions. Ils rédigent alors une introduction de quatre phrases, plus exactement une double introduction. Cette introduction, qui n'était pas prévue au moment du plan préalable, leur demande beaucoup de temps et de longues négociations; - ils procèdent ensuite à l'élaboration orale du plan, à la mise en ordre des arguments qu'ils numérotent sur la liste préalable. Ils passent à la rédaction des phrases du corps de texte dans l'ordre du plan d'après les arguments numérotés. Ils rédigent les conclusions d'après les notes classées comme conclusions sur la liste préalable. Ils font à la fin une relecture générale. Situation de l'extrait proposé à l'analyse
L'extrait dénommé « On fait un titre à nous» se place au début de la deuxième partie, au moment difficile où les partenaires 44
passent des notes préalables à la rédaction du texte proprement dit. Le travail de rédaction a été jusqu'à ce moment différé grâce à l'élaboration de la liste d'arguments. Forts de leur travail préalable, les co-rédacteurs transgressent la consigne et redéfinissent la tâche. Ils rejettent le choix qui leur a été imposé entre deux titres, essaient de formuler leur propre titre puis y renoncent, mais rédigent finalement le titre imaginaire d'un texte fictif. Cet extrait de leur conversation pourrait recevoir comme titre: «Du rejet du titre imposé à l'invention d'un titre imaginaire ». Ils transgressent doublement la consigne, par le type de texte et par la position argumentative. Il leur a été demandé d'écrire une lettre pour le courrier des lecteurs d'un journal, mais ils vont écrire un texte de journaliste qui constate qu'il existe deux positions et présente le débat. II leur a été proposé de choisir et de défendre une seule des deux positions dans un débat possible entre école et parents d'élèves: pour ou contre les devoirs à la maison. D'emblée ils refusent de choisir une position. Et dans leur premier brouillon, ils dressent une double liste des arguments attribués aux tenants des deux positions, dont ils feront les deux parties antithétiques d'une dissertation. Ainsi ils tentent de concilier deux types de textes, l'article de presse et la dissertation scolaire canonique. Dans cet extrait, F a l'initiative du nouveau contrat rédactionnel. Elle exerce une manipulation sur H pour imposer son idée. : c'est plus drôle, c'est toi qui l'a dit. H se rattrape par l'ironie, il pousse à la dérision, mais il donne son accord et paraît se ranger à l'avis de F. En fait il ne renonce pas à sa proposition personnelle que F avait rejetée, il rédigera et il imposera ensuite sa propre version d'une introduction «sérieuse» (historique) de dissertation, ce qui orientera la rédaction de la suite du texte. Une fois leur double introduction rédigée, pour mettre en ordre les arguments notés sur le plan et les numéroter, ils sont contraints de choisir comme préférable l'une des positions. Finalement ils produisent bien un texte argumentatif, écrit à deux voix et à quatre mains, dans lequel, comme il leur a été demandé, les deux scripteurs s'entendent pour adopter entre deux positions proposées une position commune visà-vis d'un tiers virtuel.
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Segmentation de l'extrait Le corpus ici utilisé se présente sous la forme d'une cassette et d'une transcription de quelques minutes de conversation - les tours de parole numérotés de 368 à 550 - à laquelle est joint le texte écrit rédigé en entier, la transcription de la consigne donnée oralement aux deux partenaires au début de l'interaction et un bref résumé de l'interaction entière. Ces documents, à l'exception évidemment de la cassette, sont reproduits ci-après. L'analyse plus précise de l'extrait proposé exige de le segmenter. Cette segmentation, des tours 368 à 550, est fondée sur l'identification des activités rédactionnelles et obéit à la finalité de la situation de travail. Les cinq parties repérées sont décomposées en séquences et sous-séquences d'activités. Tours 368-383
Les partenaires prennent trois décisions préalables: celle de commencer (la rédaction du texte), en 368-373, celle d'attribuer le rôle de scripteur, en 374-378 (en fait de changer de scripteur puisque F a écrit le plan), celle de choisir entre les deux titres pour ou contre (donnés en consigne), en 379-383. Tours 384-402
Méïté s'oppose à la consigne que Paulo vient de rappeler et contrepropose d'abandonner la consigne pour ne pas choisir pour/contre. Elle expose son plan de texte aussitôt approuvé et commenté par H, ce qui les conduit en plein accord à rejeter la consigne et les titres donnés. F en parlant du texte justifie par avance le changement de titre. Tours 402-418
Ils reviennent sur la formulation du titre: H propose d'élaborer un nouveau titre; il Y a désaccord entre F qui préfère une formulechoc d'alternative adressée au lecteur futur et H qui opte pour une définition neutre, mais il ne se produit pas de tension: H propose de ne pas prendre de décision et de remettre la question du titre à plus tard. Tours 419-500
Cette partie constitue un grand épisode argumentatif : les propositions de F et de H sont incompatibles et F emploie des 46
moyens variés pour imposer la sienne, elle en vient même à prétendre que c'est justement H qui en est l'auteur. 419-425 : une proposition de H n'est pas évaluée par F. 426-431: une di version est donnée par un échange parenthétique ou enchâssé sur le style à donner au texte. F justifie d'avance implicitement la proposition qu'elle s'apprête à faire. 432-446 : F formule sa proposition. 447-461 : H commente la proposition de F qu'il reprend en y joignant une proposition de deux phrases pour la justifier. 462-482 : F reformule la suite des deux phrases et H fait une diversion ironique sur les noms de journaux. 483-489 : H auto-reformule sa proposition antérieure (énoncée en 423) (qui sera reprise plus loin pour la troisième phrase du texte). 490-500: F la rejette et H cède et accepte de l'abandonner. En 496 F attribue à H la formulation de la position défendue par F. Tours 501-550
H et F font un retour à la co-rédaction de la première phrase proposée par F. 501-508: ils procèdent à la co-reformulation de: enfant trouvé suicidé. 509-519 : une diversion est donnée par la surenchère comique deH. - 520-544 : se développe une séquence de co-formulation et de co-rédaction: essai de suicide d'un enfant heureusement pas réussite: trop de travail à la maison. 544-548: ils s'expliquent au sujet de l'ambiguïté de titre. 549-550: ils répètent la formulation avant de l'inscrire.
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REFERENCES
BIBLIOGRAPHIQUES
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Denis Apotheloz Université de Fribourg (Suisse)
Les formulations collaboratives du texte dans une rédaction conversationnelIe : modes d'expansion syntaxique, techniques
méta-langagières, grandeurs discursives manipulées, etc.J Introduction La rédaction conversationnelle est une situation dans laquelle deux protagonistes (au minimum) coopèrent à la rédaction d'un texte, que j'appellerai ci-après «texte-cible ». Celui-ci est par conséquent élaboré interactivement et conversationnelIement, et constitue le but affiché de l'interaction2. Les énonciations induites par ce type de collaboration présentent une grande diversité de fonctionnements: certaines règlent les modes de coopération (par exemple décider qui écrit), d'autres prennent le texte-cible pour objet et le commentent sur un mode explicitement métalangagier, d'autres encore sont produites comme de pures formulations du -------------------I
Je remercie Françoise Zay, dont les observations
m'ont permis d'améliorer
très
sensiblement cet article. 2 Je pense que la notion de but, telle qu'elle a été évoquée par de nombreux participants au cours du colloque pour décrire la situation des rédactions conversationnelles, et souvent identifiée au texte-cible, ne va pas sans poser quelques difficultés. Quel est, au fait, le but des deux rédacteurs Me'ité et Paulo, dans cette situation somme toute expérimentale? Défendre une position, leur position, face au problème qui leur est soumis. comme s'ils étaient réellement des parents d'élève? Simuler une lettre de parent d'élève quelconque? Reproduire sur le mode collaboratif une pratique scolaire rodée (la dissertation) ? Donner satisfaction aux expérimentateurs en s'acquittant du contrat qui les lie tacitement à eux, à savoir
rédiger
un texte
argumentatif
sur un thème
imposé?
... On
voit
bien
que
selon
la
manière dont ce but est conçu, l'activité qui en résulte est très différente. Désigner d'autorité le texte comme finalité principale de l'interaction, c'est en définitive attribuer a priori aux acteurs une interprétation de la situation qui n'est pas obligatoirement la leur. La notation ~outée par Meïté et Paulo à la fin de leur texte, juste avant leur signatUre (011 espère que ça vous aidera) est à cet égard révélatrice: elle renvoie le chercheur à sa recherche et à la demande qu'il a faite aux deux acteurs de «produire du corpus ». En situation non expérimentale, «naturelle", le problème de la définition du but n'est d'ailleurs pas fondamentalement différent. Raison pour laquelle je préfère utiliser ici l'expression de but affiché. Pour des motifs analogues, je trouve discutable de définir la rédaction conversationnelle comme une situation de résolution de problème, comme on J'a également entendu au cours du colloque.
texte-cible, sans marque segmentale signalant le registre métalangagier. Seul va me retenir ici ce dernier type d'interventions. Dans ce corpus, je voudrais explorer deux points. Tout d'abord, j'essaierai de brosser un portrait général de ces énonciations, en m'intéressant en particulier à leurs caractéristiques sémiologiques, interactives et énonciatives. En second lieu je voudrais explorer ce que, faute de mieux, j'appellerai provisoirement leur « valeur référentielle », en étudiant une courte séquence durant laquelle on voit le texte-cible s'élaborer dans et par la mécanique conversationnelle. On observera en particulier que ces séquences font émerger des objets langagiers (discursifs, syntagmatiques) qui sont les objets pratiques et éphémères de ces échanges. Mon approche sera, tout au long de ce travail, essentiellement descriptive.
Les formulations du texte-cible Caractéristiques sémiologiques et formelles Je voudrais d'abord m'arrêter un instant sur le statut métalangagier de ces formulations. Les sciences du langage font un usage abondant du morphème méta-. Pour bien comprendre ce qui se passe dans les formulations qui m'intéressent, il est utile de s'arrêter un instant sur la notion si fréquemment évoquée de métalangage. Remontons pour ce faire aux travaux de Hjelmslev. Je rappelle que cet auteur appelle langue, ou sémiotique, tout système dans lequel on peut et doit distinguer un plan du contenu et un plan de l'expression. De là, Hjelmslev signale deux complexifications possibles de cette structure sémiotique de base (cf. chapitre 22 des Prolégomènes) : - les sémiotiques dont le plan du contenu est lui-même une sémiotique. Ces sémiotiques servent à « traiter d'une sémiotique» (p. ISO), et le contenu de leurs signes renvoie à une autre sémiotique. Ce sont, en d'autres termes, des métasémiotiques. C'est là très précisément le statut des métalangues. Toute grammaire, toute linguistique est une métalangue, donc une métasémiotique ; - les sémiotiques dont le plan de l'expression est lui-même une sémiotique. Hjelmslev leur donne le nom de sémiotiques 50
connotatives. Par exemple, le fait que le français que je parle comporte des caractéristiques du français de la Suisse romande signifie, «connote» mon appartenance à cette communauté linguistique et éventuellement d'autres significations associées. Ces connotations sont des contenus qu'on peut inférer du plan de l'expression de la sémiotique que je mets en œuvre chaque fois que je produis une énonciation orale, ce qui fait de ce plan une sémiotique. Une sémiotique qui s'en tient aux deux plans du contenu et de l'expression, et dont ni l'un ni l'autre de ces plans n'est une sémiotique, est appelée par Hjelmslev sémiotique dénonative. C'est en principe le cas des langues naturelles dans leurs usages ordinaires (c'est-à-dire ni métalangagier ni connotatif). n existe par ailleurs des degrés dans ces fonctionnements. La grammaire et la linguistique sont des métasémiotiques de degré 1. Mais une langue qui traite de la grammaire, donc une langue dont l'objet est une métasémiotique de degré 1, serait une métamétasémiotique, ou métasémiotique de degré 2 ; et ainsi de suite (cf. le texte intitulé Degrés linguistiques, publié dans Hjelmslev, 1966). Toute langue naturelle possède un lexique dont le contenu est intrinsèquement métalangagier (phrase, mot, pronom, conSOllne, syntaxe, etc.). Cependant, les énonciations métalangagières qui font usage de ce lexique ne se distinguent en rien des énonciations non métalangagières, si ce n'est par leurs référents: ces derniers appartiennent au domaine de la langue. Mais pour le reste, aucune caractéristique morphosyntaxique ne différencie le produit d'une langue dénotative du produit d'une métalangue. Cela tient au fait que le langage est un objet de discours comme un autre. Si le fonctionnement métalangagier n'implique pas, du moins pas obligatoirement, des caractéristiques formelles propres, il existe cependant des structures linguistiques qui indiquent morphosyntaxiquement et prosodiquement le fonctionnement métalangagier. Il s'agit des expressions qui ont reçu le nom de mentions, ou d'emplois autonymiques (la supposition matérielle des logiciens du Moyen-Âge), comme dans 'Amphi' est une abréviation de 'amphithéâtre'. Les principales marques de l'autonymie sont les suivantes: (i) l'absence d'article; (ii) un contour prosodique spécifique, qui détache l'item de son entourage, et que la convention typographique traduit par des 51
guillemets ou des caractères italiques; (iii) la neutralisation de l'opposition des genres grammaticaux, avec l'emploi généralisé du masculin (cf. Ici 'polémique' est plus sérieux que 'dispute') point qui suggère une catégorisation lexicale tacite, du type le mot 'polémique'... L'observation montre toutefois que ces marques sont beaucoup moins systématiques qu'on ne le dit communément. Du point de vue sémiologique, on peut décrire le fonctionnement autonymique comme une suspension du signifié, donc comme un mode de désignation purement référentiel. D'où le fait qu'une expression employée autonymiquement n'a pas de lexème synonyme. Dans l'exemple donné plus haut, le signifié de amphi et de amphithéâtre est en quelque sorte suspendu et ces expressions réfèrent au mot amphi et amphithéâtre sans décrire ces référents. Plus exactement, il faudrait dire que les expressions employées autonymiquement ont un fonctionnement iconique. Dans notre exemple, amphi désigne iconiquement l'item lexical amphi et amphithéâtre désigne iconiquement l'item lexical amphithéâtre. Ce rappel est important car les formulations du texte-cible ne sont, au fond, rien d'autre que de l'autonymie généralisée. Elles renvoient iconiquement, et par fragments successifs, au texte en cours d'élaboration. Exemplifions ce qui vient d'être dit sur un extrait du corpus Meïté-Paulo. Je marque ici, comme dans l'ensemble de cet article, toutes les formulations du texte-cible par un soulignement. 404 F 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415
H F H F H F H IFI H IFI H
oui pff 0 on dit euh: devoirs RIRE)
à la maison'
point d'interro¥"ation.
(PETIT
(ou bien 1la.;)1 ley sont pas)!
(...)
k pour ou contre. la polémique du devoir. 0 à la maison polémique' qu'est-c= que ça veut dire, la polémique' c'est: la grande discussion
(...) ou bien O!~ 1(...)1 à la maison 0 ~
Ipolémique c'est la discussion! lah: oui j=1
0 vous êtes ponr' ou contre !point d'interrol:ationl
L'intervention 404 introduit la formulation du texte-cible de manière explicitement métalangagière (on dit euh). Les interventions 410-411 comportent quant à elles un fait de mention. Mais 411 (la polémique' c'est: la grande discussion /polémique c'est la discussion/) montre que l'absence de l'article n'est pas un 52
fait systématique. De fait, on est en présence ici de ce que certains ont appelé un «énoncé de double catégorisation» (Cadiot & Nemo, 1998). C'est-à-dire que cette formulation doit être comprise comme portant simultanément sur le sens d'un mot de la langue (définition de mot) et sur un objet désigné génériquement (définition d'objet). Il a été observé par plusieurs auteurs que les formulations du texte-cible présentent des caractéristiques prosodiques plus ou moins spécifiques, qui les distinguent à la fois des énonciations explicitement métalangagières et des autres registres énonciatifs qu'on rencontre ordinairement dans cette situation (par exemple Camps et al., 1997). Les plus saillantes de ces caractéristiques sont les suivantes: élévation sensible du fondamental; ralentissement du débit, avec tendance à détacher les syntagmes, ce qui confère une dimension « analytique» à la formulation; contour mélodique indiquant parfois une sorte de suspension du lien interactionnel, ou de modification du régime interactionnel, comme dans une lecture. Il a également été noté que ces caractéristiques, notamment celles qui concernent le rythme, facilitent la coformulation, dans la mesure où elles créent des espaces permettant au partenaire de participer à la construction du texte (Bouchard, 1997). Pour cette raison, ces séquences sont en général assez aisément repérables, du moins en situation. Modalités d'interaction Cependant, et en dépit même de la constance des caractéristiques qui viennent d'être mentionnées, l'observation montre que les formulations du texte-cible sont produites avec une grande variété de patterns mélodiques et rythmiques. Cela tient à ce qu'elles peuvent être énoncées avec toutes sortes de valeurs d'interaction. En d'autres termes, le mode autonymique n'a pas d'effet suspensif sur les modalités interactives. Tout en «jouant» un fragment du texte-cible, les acteurs interagissent conversationneIlement. À cet égard on peut dire que le texte-cible fonctionne à la fois comme le but affiché de l'interaction, et comme un ensemble potentiel de moyens élaborés in situ que les acteurs exploitent pour structurer leur interaction et lui conférer de l'intelligibilité. Ainsi tel fragment est formulé comme une suggestion, en attente d'une homologation ou d'une contresuggestion; tel autre, comme exprimant un désaccord relativement 53
à une proposition antérieure, ou au contraire une ratification; tel autre se donne comme une récapitulation, suite à une séquence au terme de laquelle un accord paraît avoir été obtenu sur la formulation d'une « phrase» ; tel autre encore se présente comme une suggestion produite sur le mode parodique (Paulo produit une ou deux suggestions de ce type, en faisant de la surenchère dans l'horreur I), etc. Je ne donne ici ces quelques modalités qu'à titre indicatif. Il va de soi qu'il faudrait analyser finement chacune de ces séquences, et mettre au jour la façon dont les acteurs euxmêmes les catégorisent pratiquement, c'est-à-dire à travers et dans leur agir conversationnel. Une place à part devrait être faite aux formulations qui accompagnent l'inscription proprement dite du texte et qui sont liées à l'ergonomie de cette activité, notamment dans ses aspects attentionnels et mémoriels3. Relativement à l'ensemble des formulations du texte-cible, elles présentent une série de caractéristiques propres, qui ne sont d'ailleurs pas les mêmes selon que la formulation est utilisée comme un amorçage de l'inscription (autodictée), comme une verbalisation accompagnant le geste d'inscription proprement dit (auquel cas il y a simultanéité des deux activités), ou comme une lecture (auquel cas elle suit l'inscription). Mais dans les trois situations l'on observe en général un fort ralentissement du débit, plus important que dans les autres formulations du texte-cible, ainsi qu'une courbe mélodique basse, de faible intensité, avec très peu de variations de hauteur (pouvant aller jusqu'au chuchotement). Simultanément, il n'est pas rare que le partenaire s'engage dans une activité sans lien direct avec l'activité du scripteur, comme dans la séquence suivante où F imite la voix d'un journaliste radio tandis que H est absorbé par l'inscription: 587 H 588 F 589 !H! 590 F 591 H
ECRIT ce titre-!Ià' +! NOIX RADIO France! Info!à lai !(RlT)! une de la presse, + ECRIT ce titre-là pourrait bien (4) apparaître
(3) +
-------------------3
Bouchard & de Gaulmyn (1997) analysent le processus de rédaction coopérative des
segments textuels comme comportant un cycle d'opérations organisées en cinq phases: préformulation, formulation proprement dite, inscription, lecture-enchaînement, et sanction. La transition d'une phase à la suivante est marquée par diverses interventions métalangagières et métacommunicationnelles et peut faire J'objet de négociations.
54
Cette observation suggère que durant ces formulations, il y a une suspension relative du lien interactionnel. Il est clair cependant que cette suspension n'est pas complète. En attestent, d'une part, le fait que le scripteur produit une parole le plus souvent parfaitement audible, que le non-scripteur peut capter à tout instant et sur laquelle il peut éventuellement intervenir; d'autre part, le fait que le non-scripteur continue à adresser ses propos au scripteur. En réalité, l'activité d'inscription induit pour le scripteur une situation d'attention partagée. Une autre propriété formelle de ces énonciations est qu'elles peuvent être fragmentaires. Ainsi, il n'est pas rare qu'une formulation produite simultanément à l'inscription omette un ou plusieurs mots. C'est ce qui se passe dans 575, où la préposition de est élidée dans le syntagme trop 00 devoirs 00 à la maison4. Ces « omissions» ont bien sûr à voir avec la fonctionnalité de ces formulations. 565 566 567 568 569 570 571
H F IH! F H F H
572 573 574 575
F H F H
donc 00 ECRIT~ (PETIT
(4) essai de suicide' 00 +
louai si
Iheinl (...) qu'est-c= que tu as dit' e rigole, (que c'est) RIT 0 c'est vraiment exagéré mais (c'est pas grave) + ben: mais on va dire c'est (ben) c'est bon, 0 ECRIT essai d= suicide d'un !llifilllr
576 F 577 H
RIRE)
000
+ bon
celui-là
c'est
brouillon
numéro
(...)
j'aime bien ton écriture, ah bon' 0 tu es la seule, (RIT) (RIT) d'lin enfant' 0 heureus=rnent pas réussite' ECRIT 000 heu reus=ment pas réussite' (6).t[QJ2 00 ~ 00 à la maison 0 + point d'interro~ation' (4) oui euh: (la) maison' 0
000
(...) 0
On observera également dans cette séquence, comme dans la précédente, que le temps de l'inscription est utilisé par F pour engager une activité parallèle (ses considérations sur l'écriture de H). Caractéristiques énonciatives Les formulations du texte-cible soulèvent un problème difficile, qui est celui de leur investissement énonciatif. Le mode -------------------4
Après plusieurs écoutes attentives, je donne ici une transcription légèrement différente de celle réalisée par Annie Chalivet, qui avait rétabli cette préposition. Mais il est certain que dans ce contexte (de devant un nom commençant par [d]), il est très délicat de se prononcer.
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d'autonymie généralisée qui les caractérise fait qu'elles sont des objets extrêmement complexes sur le plan de l'énonciation. Le début du texte rédigé par Meïté et Paulo augmente encore cette complexité, puisque les deux rédacteurs conviennent d'amorcer leur argumentation par une sorte de parodie d'un titre d'article de journal à sensations! Cette mention dans la mention engendre d'ailleurs un quiproquo, Paulo ne sachant plus à un moment donné de quel titre il est question, du titre du texte qu'il est en train d'élaborer avec Meïté, ou du titre mentionné au début de ce texte, en guise de captatio. On sait que dans ses travaux sur la polyphonie, Ducrot (1983) distinguait trois instances, qu'il appelait sujet parlant, locuteur et énonciateur. Les «sujets parlants» de nos formulations sont Meïté et Paulo. Mais qui en sont les instances locutrices et énonciatrices ? Apparemment, dans les phases d'élaboration, on assiste à un entrelacs de prises en charge individuelles, dont il résultera, dans le produit fini, l'image d'un énonciateur unique (du moins si le produit s'avère énonciativement consistant). Mais qu'est-ce qui est pris en charge, au juste, dans ces séquenc~s ? Certainement pas le « sens» que les énoncés auront dans le fixte définitif. En réalité, le mode autonymique encapsule le dispositif énonciatif du texte en cours d'élaboration dans le dispositif énonciatif de la rédaction conversationnelle. De telle sorte que les formulations du texte-cible superposent deux énonciateurs: celui qui constituera l'instance énonciatrice du texte définitif, et que construisent pas à pas Meïté et Paulo; et les deux énonciateurs que sont Meïté et Paulo en tant qu'instances proposant, répétant, ratifiant, critiquant, amendant, etc. des fragments du texte-cible. On le voit, chacun de ces dispositifs développe des «sens» complètement différents. Quant au produit fini, on constate qu'il évite soigneusement toute marque de première personne et, de ce point de vue, renvoie davantage à un exercice scolaire qu'à une lettre de lecteur; et ce, même si, au cours de son élaboration, les acteurs oscillent entre ces
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Je rappelle que le sujet parlant est celui qui produit psychophysiologiquement l'énoncé, celui qui le « prononce » ou qui « l'inscrit ». Le locuteur est l'instance que l'énoncé, dans la représentation qu'il donne de son énonciation, notamment par les marques de première personne, désigne comme l'auteur de l'énoncé. Quant à l'énonciateur, c'est l'instance qui est responsable de l'acte accompli au moyen de l'énoncé (réfuter, asserter, promettre, etc.), qui «prend en charge» sa valeur d'action. Ducrot analyse toutes sortes d'exemples où ces instances sont dissociées.
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deux modèles, ainsi que le note Bouchard (à paraître)6. L'instance énonciatrice que construit ce texte n'apparaît en définitive que par la médiation d'un « genre» (disons, pour faire vite, la dissertation): elle met en scène, conventionnellement, un sujet qui énumère scrupuleusement des arguments «pour» puis «contre », en les attribuant prudemment à d'autres énonciateurs (cf. Ceux qui défendent l'augmentation des devoirs à la maison, et plus loin: ceux qui sont contre le travail à la maison), et qui conclut par une sorte de compromis formulé lui aussi à la troisième personne (en substance: les devoirs à la maison, oui, mais à condition de diminuer le travail à l'école). Au total, il apparaît que c'est essentiellement à travers cette forme d'intertextualité que le texte rédigé par Meïté et Paulo construit une position d' énonciateur.
Référence et traitement du syntagme dans les co-formulations du texte-cible La rédaction conversationnelle est une situation dans laquelle les objets traités sont principalement de nature linguistique et même, in fine, discursifs. Mais au-delà de ce constat général, il est intéressant de se demander quels sont plus précisément ces objets et notamment quelle est leur grandeur syntagmatique (au sens de « rang» et de «longueur»), comment ils sont développés, et comment ils sont désignés. C'est ce que je voudrais essayer de faire maintenant, en étudiant une séquence au cours de laquelle une phrase du texte (de fait, il s'agit d'un long syntagme nominal) est formulée collaborativement et par tâtonnements successifs. Cette section comporte trois parties. D'abord, je donnerai quelques indications sur la façon dont je conçois la référence. En second lieu, je ferai une description relativement minutieuse de la manière dont les interactants produisent, intervention après intervention, le titre: Essai de suicide d'un enfant heureusement pas réussite: trop de travail à la maison? En troisième lieu, je ferai un certain nombre d'observations sur les principes syntaxiques qui sont à l'œuvre dans l'expansion de ce syntagme, sur les techniques conversationnelles qui permettent cette
-------------------6
Sur cette notion de modèle de texte, voir Krafft & Dausendschon-Gay
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(1997).
expansion, ainsi que sur les objets pratiques traités dans ces séquences. La référence comme technique de gestion de l'intersubjectivité J'utilise ici le terme de référence par simple commodité. En réalité j'hésite beaucoup à employer ce terme, tout comme celui qui désigne son produit associé - référent - compte tenu de leur passé et de ce que les linguistes en font généralement en sémantique du discours. Mon point de vue sur cette notion est grosso modo le suivant. D'abord je comprends le terme de référence comme désignant un ensemble de procédures. II y a pour moi deux paramètres fondamentaux dans la référence: l'attention et l'interaction. L'attention, parce que je crois que la référence est essentiellement une procédure qui porte sur l'orientation de l'attention; c'est un ensemble de techniques de modification du champ de l'attention. L'interaction, parce que cette procédure n'est pas le fait d'un individu isolé (sinon il ne s'agirait justement que d'attention), mais de deux individus au moins réglant interactivement l'orientation de leur attention, en principe dans le but de faire coïncider cette orientation (ou d'obtenir subjectivement un effet de coïncidence). Dans tout processus de référence, il y a donc «accordage à l'accordage de l'autre», pour utiliser l'expression de Rommetveit (1992). II va de soi que pour mener à bien ces réglages, tous les moyens sont bons (et parfois substituables) : linguistiques, mimogestuels, prosodiques, conversationnels, etc. Par «conversationnels », j'entends les moyens qui exploitent la mécanique conversationnelle proprement dite. Les « référents» qui sont le résultat de ce processus sont donc des constructs, des fictions sémiotiques, et non bien sûr des réalités qui préexisteraient à l'interaction (voir à ce propos Apothéloz & Reichler-Béguelin, 1995). En bref, on peut dire qu'il y a, dans les opérations de la référence, une coordination de deux systèmes attentionnels : l'un orienté vers le partenaire, l'autre vers un foyer attentionnel. De l'accomplissement interactif de cette double coordination émergent, du point de vue langagier, des «objets de discours », dans une acception proche de celle que Grize (1996) donne à ce
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terme. Dans cette perspective, la notion de référence renvoie donc à un ensemble de techniques de gestion de l'intersubjectivité? Je voudrais préciser encore que, du point de vue où je me place ici, la référence n'est nullement liée à des formes Jinguistiques particulières (par exemple à des expressions «référentielles », comme les SN définis et démonstratifs, les pronoms, etc.). Ce sont donc des faits de gestion conjointe de l'attention, qui vont me retenir, indépendamment des moyens utilisés. L'expansion du syntagme nominal L'exemple que je voudrais étudier est une séquence au cours de laquelle Meïté et Paulo formulent le titre d'un article imaginaire, peu avant son inscription sur papier. Je simplifie ci-dessous la transcription, en ne gardant que les formulations du texte-cible. Les deux espaces interlignes signalent une courte interruption de ces formulations. C'est principalement le mode d'expansion du syntagme nominal qui m'intéresse ici. 521 522 523 524 525 527 531 532 533 534 535 536 536-8 539 540 541 542 543 544 549 550
H F H F H H H F H F H F F H F H F H F H F
essai enfant a essayé de se sessai heureusement pas réussite d'un enfant d'un suicide par un enfant qui avait trop de devoirs essai essai mal réussite malheureusement heureusement heureusement heureusement pas réussi essai de suicide heureusement pas réussi heureusement pas réussite essai de suicide de la part d'un enfant d'un enfant d'un enfant heureusement pas réussi double point trop de travail à la maison essai de suicide d'un enfant heureusement pas réussite double point trop de travail à la maison point d'interrogation
On observe d'abord que H et F démarrent leur formulation d'une manière qui montre qu'ils divergent sur le type de syntaxe qu'ils vont adopter: H se lance dans une syntaxe nominale, alors
-------------------7
J'emprunte
d'autres
cette expression à Mondada (1995), qui l'utilise d'ailleurs pour désigner
procédures
conversationneIles.
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que F paraît opter pour une syntaxe phrastique. Mais dès 524, F se rallie au choix de H. Le premier mot formulé par H (essai) projette d'emblée un syntagme nominal, dont il est la « tête» syntaxique. Observons maintenant comment ce syntagme est progressivement complété. En 523, H adjoint à la tête nominale une détermination (heureusement pas réussitel Puis les deux rédacteurs complètent sémantiquement la tête nominale. Le nom essai est en effet un nom de procès, qui implique des rôles sémantiques (qui essaie quoi). Les interventions 524 et 525 spécifient précisément ces deux rôles. (Pour distinguer la fonction de heureusement pas réussite de celle de ces déterminations sémantiques, je parlerai respectivement de «détermination externe» et de «détermination interne ».) Mais cette spécification est ici purement sémantique: tout se passe comme si les deux rédacteurs se bornaient à indiquer avec quoi « remplir» les rôles impliqués par la tête nominale, sans encore se préoccuper de la linéarisation du syntagme. En 527, H paraît rester dans cette logique, et son intervention est à la fois un amendement et une complétion de 524 : substitution de par à de, et adjonction d'une détermination à un enfant, sous forme d'une relative (qui avait trop de devoirs). Syntaxiquement, cette relative est déterminative, même si sémantiquement elle a à l'évidence une valeur explicative (l'excès de devoirs expliquant la tentative de suicide). À la fin de cette première séquence, toutes les informations devant figurer dans le syntagme nominal ont été données, de même que leurs rapports syntaxiques. Mais la linéarisation reste à faire, et plusieurs solutions sont théoriquement possibles. Voici celles qui sont pendantes, si on considère que 527 est homologuë (la suite montre qu'il ne le sera pas! ) : --------------------
8 Rien n'empêcherait. du moins sur la base de la seule transcription. et compte tenu que les acteurs sont allophones. d'interpréter cette intervention de H comme un syntagme interrompu immédiatement après essai. avec reprise d'un nouveau syntagme qui serait: heureusement pas réussite d'un suicide par WI enfant réussite étant alors interprété comme un nom. Mais les caractéristiques prosodiques de cette intervention n' indiquent pas qu'il y ait eu interruption et formulation d'un autre syntagme. Le mot réu.çsite est donc bien ici un adjectif accordé par erreur au féminin. 9 L'expression d'homologation. que j'utilise à plusieurs reprises dans cet article, n'est peutêtre pas la plus heureuse qui soit. Il serait plus exact de dire que certaines interventions créent des irréversibilités partielles et momentanées, c'est-à-dire un certain effet sur l'objet dont la construction est en cours.
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essai heureusement pas réussite de suicide par un enfant qui avait trop de devoirs essai de suicide heureusement pas réussite par ur; enfant qui avait trop de devoirs essai de suicide par un enfant qui avait trop de devoirs heureusement pas réussite
La deuxième séquence (531-544) est presque entièrement consacrée à ce travail de linéarisation. Elle débute d'une façon très semblable à la première, en ce sens que sont d'abord formulées la tête du syntagme puis sa détermination externe principale, qui donne lieu à diverses reformulations (mal réussite, malheureusement..., heureusement pas réussi). Son homologation par F en 536-8 intègre en même temps une première détermination interne (de suicide), qu'elle insère entre la tête nominale et sa détermination externe (essai de suicide heureusement pas réussi). Les interventions suivantes visent à insérer la seconde détermination interne, dont les formulations antérieures sont d'un enfant (524), et par un enfant qui avait trop de devoirs (527). Hen propose une autre formulation encore (de la part d'un enfant), à laquelle F oppose simplement d'un enfant. La répétition par H de cette dernière proposition (543) est apparemment interprétée par F comme un accord. Toujours est-il que F enchaîne en adjoignant la détermination externe, et en prenant l'initiative de rejeter dans une deuxième partie de l'énoncé l'information explicative proposée par H en 527 (qui avait trop de devoirs, qui devient trop de travail à la maison). Ce faisant, elle modifie le programme syntaxique projeté par l'intervention 527 de H. La troisième séquence (549-550) est une sorte de récapitulation interactive du résultat de ces opérations de linéarisation. Immédiatement après cet extrait, H revient sur son idée de tout mettre dans le même syntagme, comme le laissait entendre sa proposition de 527 ; mais F argumente en faveur de sa solution à elle, qu'elle juge plus percutante. Vient alors la phase d'inscription proprement dite. On notera ici qu'une certaine incertitude demeure quant aux motifs du rejet dans une séqence syntaxiquement autonome de l'information « trop de devoirs» ou « trop de travail à la maison ». À observer la seule séquence donnée ci-dessus, ce rejet apparaît motivé par des raisons syntaxiques: la longueur du syntagme et sa complexité font de sa linéarisation une tâche difficile, aucune des 61
solutions de la combinatoire n'étant vraiment satisfaisante. Pourtant, ce sont des motifs d'un tout autre ordre qu'évoque F pour justifier sa formulation! Sur ces questions de changements de programme syntaxique, je renvoie le lecteur à Apothéloz & Zay (1999). Les modes de reformulations, la syntaxe de l'expansion et ses objets pratiques L'analyse qu'on vient de lire me conduit à faire les observations suivantes. La première observation concerne l'expansion du syntagme nominal, telle qu'elle est accomplie conversationnellement. À considérer la description qui précède, trois principes paraissent guider cette expansion. Ce sont les suivants: Ci)établir la liste des différents constituants du syntagme; à cette étape-là, l'expansion tend à n'être que syntaxique, en ce sens que sa linéarisation dans une séquence n'est pas nécessairement pertinente pour les rédacteurs (du moins, il arrive qu'ils fassent comme si elle ne l'était pas) ;
Cii)formuler des séquences consistant en un segment « déterminé» et un segment « déterminant" » ; (iii) commencer au rang le plus élevé du syntagme pour descendre progressivement vers les rangs les plus bas, quitte à transgresser l'ordre séquentiel des constituants. Ce troisième principe explique par exemple qu'à un rang donné soient traitées d'abord les déterminations externes et ensuite seulement les déterminations internes. On constate par ailleurs, dans ce bref extrait, que la reformulation est la technique par excellence qui permet d'élaborer le texte de manière coopérative, c'est-à-dire de s'approprier les formulations proposées par le partenaire de manière à «construire un discours mono logique dans la forme dialogale» (de Gaulmyn, 1987 ; voir également de Gaulmyn, 1998). Concrètement on peut dire que la coopération consiste, dans ces séquences, à exhiber continûment, c'est-à-dire à chaque pas, la manière dont ce qui est formulé s'articule à ce qui a déjà été formulé. Un point intéressant à noter à cet égard est la signification qui paraît émerger, dans ces séquences, de l'opposition entre deux types de techniques: « répéter et continuer », d'une part, et « continuer sans répéter », d'autre part. Quand l'un des protagonistes continue la formulation 62
de son partenaire en commençant par répéter une partie de ce que celui-ci a formulé (Le. «répéter et continuer»), cela signifie généralement qu'il modifie la formulation dont il hérite (par exemple en faisant une insertion) avant de la prolonger. Quand, en revanche, sa formulation ne comporte pas de répétition (Le. «continuer sans répéter »), cela signifie qu'il ne fait qu'un ajout. En 536-8 par exemple, F, en reprenant à partir de essai, exhibe le fait qu'elle va modifier la formulation dont elle hérite (qu'eUe vient d'ailleurs elle-même de produire), et qu'elle est en train d'interrompre la logique de la concaténation pour proposer une insertion. Tandis qu'en 524, en ne faisant que continuer la formulation énoncée par H, elle homologue ipso facto cette formulation (et exhibe du même coup son abandon de la syntaxe phrastique qu'elle avait elle-même amorcée en 522). II faudrait ajouter à ces deux techniques un troisième cas de figure, qui est « répéter» tout court. Dans l'extrait analysé, la simple répétition est systématiquement interprétée, d'une part comme un signal d'homologation, d'autre part comme un signal de « participation» à la recherche de la suite du texte (cf. 532, 535, 539, 542, 543). Il est à noter que si « répéter» fonctionne régulièrement comme un signal de ratification, « répéter incomplètement» ne ratifie que ce qui est répété (et signale potentiellement un désaccord avec ce qui n'est pas répété). On en a une illustration en 539-541 : l'intervention de F y hérite du syntagme essai de suicide heureusement pas réussite, mais F ne reprend que essai de suicide; H insère alors immédiatement de la part d'un enfant, projetant ainsi la variante essai de suicide de la part d'un enfant heureusement pas réussite. Cette sémiotisation des modes de reformulation et du piétinement me paraît caractéristique des séquences d'élaboration coopérative du texte. Elle est par ailleurs intimement liée au mode autonymique des formulations du texte-cible. C'est bien sûr un point qu'il faudrait étudier minutieusement sur un grand nombre de séquences de ce type. Ma troisième observation concerne les objets traités dans ces échanges, donc la référence, au sens indiqué en 3.1. J'ai qualifié cidessus ces objets de « pratiques ». Ce qualificatif se justifie pour les raisons suivantes: (i) ces objets sont constitutifs du but affiché de l'interaction (Le. le texte-cible) ; ils en sont le « matériau» ; 63
(ii) ils sont les objets «de travail» des interactants, les grandeurs sur lesquels ceux-ci doivent nécessairement opérer compte tenu du but qu'ils se sont fixé; (iii) ce sont des objets générateurs de «contraintes ». Ces contraintes sont continuellement manipulées et exploitées par les acteurs. Ici, c'est d'abord à travers la syntaxe que se manifestent ces contraintes, ainsi qu'on vient de le voir; (iv) ces objets sont par essence « éphémères ». Ils émergent du jeu conjoint du travail de la formulation-reformulation et des contraintes de la combinatoire syntaxique. Du point de vue de leur grandeur G'entends ce terme à la fois au sens de « rang» et de « longueur»), ces objets pratiques sont des entités bifaces renvoyant à deux types d'unités, que j'appellerai « unité de travail» et « unité-cadre ». Considérons le début de l'extrait analysé. Quand H, en 523, produit la séquence essai heureusement pas réussite en la terminant sur un intonème continuatif, il désigne de fait, en s'appuyant sur une propriété syntaxique du nom essai, un paradigme d'items linguistiques susceptibles de «remplir» les rôles syntaxiques impliqués par ce nom. Ce paradigme d'items, plus exactement ces deux paradigmes, ainsi que leur rapport avec le nom tête du syntagme, c'est ce que j'appelle une unité de travail. Mais celle-ci n'existe que comme fragment d'un tout syntaxique projeté, ici un syntagme nominal; c'est ce que j'appelle une unité-cadre. C'est justement sur la nature de l'unité-cadre que H et F divergent au début de l'extrait, F projetant une proposition verbale et H un syntagme nominal. Le remplissage du syntagme ne débute qu'une fois ce problème de l'unité-cadre réglé. On pourrait donc voir la première séquence (521-527) comme un travail collectif dont le résultat est d'avoir fixé la nature (un syntagme nominal, et non une proposition verbale) et les limites (les informations qui devront y figurer, le nombre approximatif de mots) d'une unité-cadre. Et la deuxième séquence comme un travail sur la linéarisation de ce projet. Travail qui, au plan des objets, se traduit par de constants déplacements de l'unité de travail à l'intérieur de la même unité-cadre.
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Pour conclure Je conclurai en récapitulant les points qui, dans ce qui précède, me paraissent les plus importants. Dans les rédactions conversationnelles, un type d'énonciation quantitativement et fonctionnellement important est représenté par les formulations du texte-cible. Celles-ci consistent à produire une séquence de ce texte telle quelle, c'est-à-dire à la manière d'un discours rapporté direct, sans aucune marque métalinguistique autre que la prosodie. Sémiologiquement, ces énonciations se caractérisent par un fonctionnement autonymique généralisé; elles désignent iconiquement le texte en cours d'élaboration. Cependant, en dépit de ce fonctionnement, elles sont investies d'une multitude de valeurs interactionnelles à l'intérieur même du cadre de la conversation. De fait, les formulations du texte-cible encapsulent le dispositif énonciatif du texte en cours d'élaboration dans le dispositif énonciatif de la rédaction conversationneIIe. L'analyse d'une séquence au cours de laquelle un syntagme nominal du texte-cible (un titre) est formulé pas à pas et collaborativement montre que l'expansion progressive de ce syntagme obéit à des principes syntaxiques non quelconques. La principale technique permettant de co-construire Ie texte-cible réside dans la manière dont ce qui est formulé s'articule à ce qui a déjà été formulé: «répéter et continuer », «continuer sans répéter », « répéter », et « répéter incomplètement ». L'exhibition de cette articulation fonctionne, dans ces séquences, comme un métalangage implicite, qui signale le type de manipulation qui est fait sur le texte en cours d'élaboration et sur les élaborations proposées par le partenaire. Tout se passe donc comme s'il y avait ici une sémiotisation de différentes formes de reformulations. Les objets linguistiques traités dans ces séquences sont fondamentalement des objets pratiques, c'est-à-dire des objets «de travail », qui émergent de ce travail et agissent en retour sur le travail dont ils sont la cible. Cette circularité fait qu'ils sont fondamentalement des êtres éphémères. Par ailleurs, ils sont source de contraintes, notamment à travers la syntaxe. Du point de vue de leur grandeur, ils renvoient dualement à deux types d'unités: des unités de travail et des unités-cadres. Cette propriété est la conséquence de leur qualité de segments de syntagmes, donc de constituants d'une combinatoire. 65
REFERENCES
BIBLIOGRAPHIQUES
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Alain Rabatel IUFM de Lyon
La dynamique de la structuration du texte, entre oral et écrit Enjeux énonciatifs des négociations autour du cadre de prédication, dans un énoncé bisegmental
Il faut environ 200 tours de parole à Méïté et Paulo (respectivement F et H) pour produire leur première phrase. Une dynamique de structuration du texte opère néanmoins, si l'on considère que ce terme vise un processus (de coopération) pour passer des étapes tatonnantes de la recherche orale des idées au travail plus spécifique sur le matériau des verbalisations susceptibles d'être transcrites. Ce processus, complexe dans une situation monologale, est compliqué par la nature « dissensuelle » des négociations jnteractionnelles entre F et H (cf. premier chapitre infra). Ce premier énoncé, en forme de titre de journal, est un énoncé bi-segmentaI (Bosredon et Tamba, 1992). La profondeur du dissensus entre F et H explique l'importance des négociations sur le choix des éléments situés en début de phrase. En effet les interactants ne négocient guère sur la deuxième partie de l'énoncé et consacrent beaucoup de tours à l'élaboration laborieuse de la première. Cette situation s'explique certes par un ensemble de données textuelles: il s'agit du début du processus de textualisation, avec l'écriture de l'introduction, chose toujours délicate..., impliquant des choix stylistiques, eux-mêmes tributaires du statut de ce premier énoncé comme mention d'un titre de journal. Mais faisons l'hypothèse que cette situation tient surtout à des données plus structurelles: si, lors des trois phases de structuration du texte auxquelles nous nous intéressons, les négociations tournent autour des premiers constituants, c'est parce qu'en situation de dissensus, il apparaît indispensable aux. coénonciateurs de trouver un point de départ acceptable pour les deux, qui justifie aux. yeux des deux une ligne argumentative loin
d'être également partagée par les deux1. Ainsi, en créant laborieusement le cadre de prédication, en construisant un univers de discours en congruence avec l'affirmation implicite contenue dans la question formulée après les deux points, ainsi qu'avec l'orientation argumentative du plan établi et du texte final, H et F se donnent les moyens de poursuivre dans la rédaction du texte, en dépit de leurs désaccords (cf deuxième chapitre infra).
Les stratégies de positionnement
des interactants
Ces négociations des rapports de place, évidemment plus massives au début de cette nouvelle phase de l'interaction, se traduisent par les interventions initiatives (en matière de contrôle de l'interaction, de planification du message ou de formulation de bribes d'énoncés), les interventions réactives du partenaire face à ces propositions, et par celles qui sont finalement retenues: F dirige l'interaction en étant à l'origine de la répartition des rôles, à l'origine du plus grand nombre de propositions -qui plus est des propositions ratifiées. De plus, ses réactions face à H, la manière dont elle parle sa parole sont des indices convergents de cette affirmation constante de sa position haute. Ces négociations témoignent d'une interaction plutôt monogérée par F: l'échange dialogal est perçu par H comme monologaP dans la mesure où F n'accepte pas de considérer que les propositions de son partenaire puissent faire l'objet d'une démarche coopérative de sa part. L'interaction est particulièrement dissensuelle, car F et H sont en désaccord sur la planification du texte, sans que la dynamique soit enrayée, tant H se montre coopératif. H pratique la coopération micro-discursive, faute d'influer sur les choix macro-discursifs Les négociations autour de la direction de cette étape de l'interaction se nouent d'abord, autour de la désignation du secrétaire puis de la définition de sa charge (cf. l'échange ------------------I
Cf. A. Rabatel « Le récit malgré lui », à paraître
2 Cf. M. Grandaty «Elaboration à plusieurs d'une conduite d'explication en sciences au cycle 2» in Repères nOl7, 1998 : Illsq. 68
confirmatif sur le choix du scripteur, en 374/3753), tant il est vrai que ce rôle peut se limiter à celui, passif, de notation de ce qui a été décidé - F ne s'opposerait pas à une telle répartition des rôles4, ou il peut aller jusqu'à la prise d'initiative concernant la scansion de nature métalinguistique des différents composants du texte (indications sur le titre, l'introduction, etc.), la formulation d'énoncés susceptibles d'être transcrits et la décision concurrente de noter - et c'est ainsi qu'initialement H conçoit son rôle. Au début, H pose comme échappant à toute discussion, à toute coénonciations un certain nombre de procédures: ainsi, en 379, l'impersonnel il faut a pour fonction d'éviter toute négociation en référant aux consignes de passation de l'exercice. Ainsi encore, le changement d'isotopie, en 377 (passage brutal de la tâche à l'éventuelle lassitude de F) peut être interprété comme un acte de langage indirect signifiant: « si tu en as marre, laisse moi faire et on en aura plus vite fini... » Bref, H prend au sérieux son rôle de secrétaire, prend l'initiative, comme si son rôle de scripteur impliquait qu'il décide de ce qu'il faut écrire, et quand. Cette conception active du rôle de scripteur se retrouve chez H à d'autres moments, en 4 17, en ne transcrivant pas un titre qui ne lui convient pas; en 425, en invitant F à ratifier la proposition d'énoncé introductif qu'il vient de faire en 423 ; en 481 en invitant F, une fois de plus, à commencer comme ça, et en reproposant en 485 et
------------------3
C'est F qui prend l'initiative
de l'échange;
alors que les deux pronoms
précédents
étaient
«on », ici le pronom est «tu ». L'acte de langage a la forme d'une demande, comme l'indique l'intonation montante en fin d'énoncé; le sémantisme du verbe donne à celle question un tour libéral mais il est clair qu'il n'en est rien, pour H, comme l'indique sa réponse qui reformule l'AL fort significativement : « si tu veux oui j=peux écrire' ». Bref, H interprètela questioncommeun ordre; c'est F qui « veut »,Iui, il « peut» (écrire). 4
Vu la manière dont elle asserte et intone les énoncés, verbalise les signes de ponctuation; vu également ses réactions aux propositions de H. 5 Ce terme est pris au sens de Jeanneret (1999; avant-propos, page IX) ; il y a coénonciation lorsque «une intervention, c'est-à-dire un composant monologique, dans laquelle interviennent deux locuteurs, c'est-à-dire étant dialogale », ce qui revient à dire qu'il y a« production d'une unité discursive par deux - au moins - locuteurs» (ibid. I), bref «discours monologique mais dialogal» (ibid. 5). La formulation n'est pas sans poser bien des problèmes car cette unité discursive produite par deux locuteurs relève plutôt d'une conduite langagière... dialogique, en ce sens qu'elle révèle par le deuxième locuteur une prise en compte (sinon toujours une prise en charge) du discours de l'autre. Au total il nous semble que la dénomination de co-formulation (de Gaulmyn) est plus satisfaisante, parce que plus neutre, et parce qu'elle laisse ouverte la question de savoir si la co-formulation relève d'une polyphonie assumée ou non.
69
487 moins une auto-reprise à distance qu'une auto-reformulation de 423. Néanmoins, toutes ces tentatives se heurtent aux résistances de F. Ainsi, l'échange 397/403 confirme la proposition de F de réorienter la tâche; H ratifie la position haute de F, en verbalisant l'abandon de la consigne: «/etl on: on fait un: titre à nous» (403). Le jeu des pronoms est significatif: les on prononcés par H en 397, 399,403, et par F en 400 et 402 indiquent une situation où H < F, sur le plan de l'interlocution, et où H = F sur celui de la coénonciation, comme le confirme magistralement le nous de 403. H paraît donc plus coopératif que F, ce qui ne signifie pas qu'il abdique toute velléité de peser sur les choix macro- et, a fortiori, micro-discursifs: lorsque F propose en 404/416 un énoncé en accord avec le modus operandi de sa proposition précédente, H fait à nouveau preuve de résistance, en ne notant pas et en reportant à plus tard la rédaction du titre: nous sommes en plein dissensus, sans que la situation soit bloquée dans la mesure où les désaccÔrds ne se convertissent pas en conflit ouvert enrayant l'interaction, grâce aux réactions non agressives de H et aux rires qui dédramatisent les coups de force de F. H rencontre de nouveaux échecs dans sa tentative de diriger les échanges macro-discursifs, lorsqu'il propose en vain d'abandonner le schéma de F pour revenir au sien (423 et 425). H réitère sa tentative en 485/487. II s'agit de la seule séquence de structuration du texte axée sur une production d'énoncé qui ait H comme origine locutoire et énonciative, sur les quatre du corpus: elle diffère de celles où F a l'initiative par le petit nombre de tours de parole et par l'absence de coopération de F qui n'esquisse pas la moindre collaboration pour que l'énoncé de H soit au moins grammaticalement correct, et complet, F se contentant de dire abruptement qu'elle préfère sa version et sa vision. Bref, F marque on ne peut plus nettement son refus de coopérer, par ses critiques explicites (et peu amènes) ou par un silence désapprobateur: le peu d'hétéro-reformulations de F, face aux propositions de H, est inversement proportionnel à ses autoreprises et reformulations lorsqu'elle est à l'initiative d'un énoncé. Stratégies de F pour imposer et maintenir son rôle dominant F est peu coopérative, très directive, opposant à H un modèle d'écriture en apparence plus accrocheur et plus moderne (et en 70
réalité bien traditionnel...). Le corpus comporte pas moins de cinq coups de force de p6 qui réorientent parfois brutalement la discussion, ce qui contraint H à coopérer en ne pesant (à ce moment de l'interaction) que sur des choix micro-discursifs. - Premier coup de force, en 384/397, lorsque F propose une autre manière de faire. Comme cela équivaut à un changement d'orientation de la tâche, F justifie cette réorientation, d'où la longueur inhabituelle des tours 384 et, surtout, 390. En 384, F exhibe son point de vue avec l'accentuation de son choix par la décondensation de la forme tonique + forme atone du pronom de première personne, la réitération du je dans deux énoncés noyaux, la présence dans chaque noyau d'adverbes très subjectifs, le sémantisme des verbes, ainsi que le tour passablement (et classiquement) tautologique introduit par la conjonction parce que. La pratique mono logique de F, peu centrée sur la recherche de l'assentiment du partenaire, est sensible au travers du rephrasage avec auto-reprises de F (384, 386, 390, 392), qui fait contraste avec les traces de co-énonciation de H (393, 395, 397).
-
Deuxième
coup
de force,
en 404,
lorsque
F, sans le dire
expressément, enjoint H de noter un titre qu'il n'a pas ratifié ni n'a été invité à ratifier: la verbalisation des signes de ponctuation et l'intonème ici descendant manifestent que F n'entend pas être contrariée (ceci n'empêche pas H de faire de la résistance). - Troisième coup de force, en 416: F ne reprend pas la proposition de H sur la polémique, sans verbaliser son refus. Ce n'est que plus loin qu'on comprend que F veut adopter un style plus vif, plus « intéressant », plus «journalistique », avec une accroche événementielle, ce qui explique que le tour abstrait des énoncés de H (cf. le vocabulaire abstrait, les nominalisations, l'évocation de la loi etc.) soit incompatible avec son projet. - Quatrième coup de force, en 426, lorsque F interrompt le processus rédactionnel avec le refus de la proposition de H, en 423. - Cinquième coup de force en 486/492, lorsque F déclare aimer mieux sa proposition que celle de H (483 est une reprise de 423), et ------------------6
La liste pourrait en fait être allongée selon la nature plus ou moins extensive de cette
notion de coup de force (cf. infra le tour 432, dans lequel F reformule en le transformant le tour 416, en supprimant le point d'interrogation, qui sera rétabli ultérieurement (550). Notre objectif est de souligner des caractéristiques significatives (et variées) d'une conduite langagière directive.
71
use d'euphémismes bien peu coopératifs (ouais, c'est plus simple, c'est modeste, mais). Ici encore, F met en avant ses goûts, ce qui fait que H se soumet une nouvelle fois, tout en opposant ses propres goûts personnels à ceux de F. Cette réitération du verbe aimer mieux en 490, 492, 493, 495 est l'indice d'une forte tension, à ce moment de l'interaction: c'est ce que confirme le jeu des pronoms personnels de première et deuxième personnes, qui indiquent nettement des positions antagoniques, et l'apparition du on en 493 et 494 : H 493 fil aimes mieux' 0 alors oll/(fait) l'autre,!
L'opposition des pronoms personnels montre bien que le on équivaut à une situation où F > H, parce que F ne laisse apparemment pas d'autre choix à H que se soumettre ou se démettre (même si, en fait, H résiste à d'autres moments et à d'autres niveaux). Cette inégalité est confirmée en 494, par la formulation paradoxale et le petit rire qui l'accompagne: F 494
/PETIT RIRE! (all dira) ce que tu penses'
L'obstination de F à peser sur les choix7 se vérifie encore par le fait que, lorsque F échangera avec H son rôle de scripteur, elle rajoutera in fine, sans négociation, un titre qui correspond à ses
attentes (<< devoirs à la maison: oui ou non»). Ces phases de tension, suivies par des phases où H accepte de coopérer aux propositions de F sont à chaque fois accompagnées de manifestations paraverbales de rire. Ces rires correspondent à deux fonctions différentes: complicité et coopération dans les phases de faible tension ou d'enjeux mineurs concernant des choix micro-discursifs; dédrama-tisation tactique dans les phases de conflit concernant la planification macro-discursive. Ainsi, dans les moments de coopération, le rire signale une interactivité certaine (mais limitée) : en 433, 442-444, le rire souligne la complicité des auteurs qui s'essaient à trouver une formulation adéquate au style, comme en 510-514 : le rire partagé dénote la volonté de coopérer ------------------1
Comme l'a montré A-C Berthoud, les jugements par lesquels le discours se prend pour
objet
n'indiquent
actes de discours agrée
à F (Berthoud,
pas seulement
une
distance
par rapport
impose, de manière dissenssuelle, 1999)
.
72
au discours:
la thématisation
un mode de traitement
argumentatif
des
qui
même si F et H sont conscients qu'il s'agit d'un jeu; on est ici au coeur d'échanges où la co-formulation fonctionne à plein. Toutefois, la coopération de H n'est pas un modèle d'irénisme désintéressé: ses contributions lexicales et syntaxiques de nature sciemment délirante, en 505/519, visent à discréditer F en expansant à l'absurde ses propositions; et, de fait, les réactions très négatives de F (négations réitérées, ça suffit, faut pas exagérer les sentiments) soulignent son rejet de ces expansions (alors qu'ellemême avait insisté en 440 sur le fait que l'exagération était licite pour faire intéressant, et que c'est H qui, en 445, trouvait une telle démarche « exagérée»). Autrement dit, dans ces tours 505/519, H est bien le locuteur, mais il n'est pas l'énonciateur de ces propos qu'il attribue à F : si H est coopératif quand il s'agit d'épouser la pensée de F, en revanche, il l'est nettement moins quand il s'agit de noter. En outre, le rire accompagnant ces mouvements coopératifs indique qu'ils ont une portée limitée: j] s'agit de contribuer à la finalisation lexicale et à la correction syntaxique d'un embryon d'énoncé, sans que la coopération signifie un blancseing au sujet de la pertinence de l'énoncé, dont le critère est la transcription sur le papier. Bref, ces rires signifient une complicité très forte sur des fragments de portée très limitée, intraséquentielle, et qui peuvent être d'ailleurs très excentrés relativement au propos général, comme en 473/474, autour du titre du Monde. En revanche, en 404, 433(?), 494/495, les rires signalent une forte tension, et servent d'exutoire à une situation de tension, soulignant l'agressivité potentielle de l'échange. Ces rires, bien connus des psychanalystes, sont ici plutôt à l'actif de F: ils cherchent à euphémiser le conflit et correspondent à une manière de ménager les faces de H. Ils interviennent à des moments charnières où se joue le statut d'une proposition d'énoncé candidat à la transcription, ou encore au moment où l'interaction change d'épisode. La répartition des négations dans le corpus, plus particulièrement celle du forclusif pas, confirme les différences de comportement entre F et H. Le forclusif est asserté par H en 457, 507, SIt, 523, 549 : chacune de ces occurrences porte sur le suicide, que H trouve exagéré (455), et vise à modaliser le terme, sous la forme « heureusement pas réussi» (que reprend F en 538, 544). Il y a là une preuve supplémentaire que H se montre coopératif dans les échanges, tout en essayant de faire prévaloir ses 73
avis (dans un cadre proposé I imposé par F) ; le contraste avec les forc1usifs assertés par F est on ne peut plus apparent: ils portent tous sur le rejet des propositions de H (378,384,406,416)8. Ainsi, l'interaction révèle une situation profondément dissensuelIe, sans blocage, toutefois. H, malgré ses désaccords, coopère pour réaliser la tâche, à partir des seuls énoncés proposés par F puisque cette dernière refuse d'envisager les formulations de H. Ce déséquilibre interactionnel renvoie à la nécessité de trouver les bases minimales d'un consensus autour de la verbalisation du premier énoncé (puisqu'il n'y a rien d'autre à négocier sur le plan macro-discursif) : ces bases minimales concernent les laborieuses négociations autour des constituants initiaux de la structure bisegmentale, et qui jouent le rôle de cadre de prédication. Les négociations autour des constituants initiaux de la structure bisegmentale : la difficile création d'un univers de discours rendant acceptable pour les deux co-énonciateurs la ligne argumentative imposée par Méïté Dans l'optique de la production d'énoncés écrits, préparés par une élaboration en commun, à l'oral, une première question concerne la présence éventuelle de signaux indiquant que tel énoncé est une oralisation d'un futur énoncé écrit, tels autres un commentaire qui n'a pas à être transcrit, etc. En règle générale, les tours de parole comportant des oralisations d'un possible énoncé écrit comportent des signaux linguistiques, tel un verbe de parole signalant au co-locuteur le statut du futur énoncé: ainsi de 404 : on dit euh:. Ces marques lexicales apparaissent à chaque fois qu'il s'agit de signaler des énoncés écrits oralisés candidats à la ratification cf 432 : on peut commencer avec quèq=chose de euh; 438 : oui on peut commencer par quèq=chose comme ça donc c'est ; 442: on vafaire ça; 447: on peut faire comme ça ; 457: donc là on dit qu=c'est ; 462 : on peut: à la rigueur' soit on écrit; 501 : donc on commence avec le titre; 503 : d'accord (entre les -------------------
8 L'enregistrement ne permet pas hélas de vérifier les analyses de Morel et Danon-Boileau sur les valeurs d' égocentrage du forc1usif bas, ou sur le soulignement de la discordance avec le forc1usif haut (Morel et Danon-Boileau. 1998: 122 sq). Tout au plus peut-on imaginer que la plupart des forc1usifs assertés par F soulignant une forte discordance sont prononcés avec une hauteur intonative sensible.
74
guillemets} Idoncl; 520 : ça on va dire; 540 : où est-ce qu'on met l'enfant' essai de suicide' ; 549 : hm, ouais: c'est ça,O donc. Ces verbes se distinguent par leur sémantisme : «faire », «dire », « commencer» et « écrire» ont une fonction de bornage; pour le locuteur, ils signalent un début d'énoncé digne d'être transcrit; pour l'interlocuteur, ils signalent qu'il faut écouter attentivement, voire, à certains moments (corrélé à un intonème descendant et à un allongement), qu'il faut noter... Quant à certaines occurrences de «dire », à l'intérieur d'un échange, elles ont la valeur de ~~
mettre
»,
c'est-à-dire
d'insérer.
Par
ailleurs,
on
note
l'omniprésence du pronom personnel on, qui indique soit un scripteur collectif (et donc soit un accord sur une formulation, soit une volonté commune de passer à la rédaction après délibération), soit une stratégie de feindre l'accord du partenaire, même si ce n'est pas le cas. Ces marques de bornage initial s'accompagnent également, durant les réalisations des bribes d'énoncés, de segments modalisés signalant une distance des locuteurs envers les énoncés (qu'il s'agisse soit d'une idée peu satisfaisante, soit d'une formulation insatisfaisante) ; ainsi en 436: c'était; 440: lça peut être exagérél pour qUelqLtechose de sobre, mais: donc, 0 moi je trouve ça plus drôle; 447 : ça serait vraiment pour ah:' on peut on peut faire comme ça 00 mais là on prendra déjà une: 0 ; 449 comme ça, 0 euh ça pourrait être 0 ça pourrait bien être 0 une; 459: mais: ça aurait bien pu'. Ces formes verbales expriment toutes un décentrement par rapport à la situation d'énonciation (y compris pour les présents permanents de 449). Leur valeur est interprétative et dénote les calculs auxquels se livrent ceux qui tentent de produire des énoncés acceptables pour être transcrits9. On notera (mais ce n'est pas un hasard) que ces marques d'objecÜvation et/ou de distanciation sont plus nombreuses dans les deux premiers échanges, et tout particulièrement dans le deuxième: comme si, du fait de la réitération de l'échange, les formulations devaient être prises en considération; et, dès lors que certains blocages sont levés après le rejet des propositions de H en 485/487, l'accord se fait plus facilement dans le dernier échange coopératif (5011550) : ------------------9
Ainsi on observe une interaction
nette entre la thématisation
des topics du discours (cf. ici-
même) et la thématisation des actes du discours (cf. supra) : dans les deux cas, la coconstruction est dissenssuelle et dominée par la position halite de F (Cf. Berthoud, 1999). 75
il n'y a plus vraiment à juger de la pertinence des énoncés, mais de leur seule correction syntaxique et lexicale. À côté de ces segments modalisés signalant une position relative à des énoncés, on note la présence de termes relevant de l'épilinguistique qui accompagnent ces énoncés: arguments (390), conclusion (397), titre (403), introduction (419), guillemets (503), ainsi que l'oralisation de la ponctuation (404, 415, 544, 550). En l'absence de signal lexical, on note des signaux affectant la durée des énoncéslO et l'on peut imaginer qu'interviennent également des marqueurs intonatifs, tels la montée du fondamental, mais la qualité de l'enregistrement ne permet pas d'avancer quoi que ce soit de solide dans cette direction. Avant de procéder à l'examen de quelques mécanismes de structuration du texte, quelques précisions d'ordre méthodologique ne seront pas inutiles. Comme on vient de le dire, certains énoncés se présentent comme des candidats à la transcription et sont d'ailleurs interprétés comme tels. Ces énoncés ont un statut ambigu puisqu'ils sont oralisés à des fins de transcription, au point qu'on peut se demander si nous sommes d'emblée face à de l'écrit (oralisé) ou face à l'émergence orale d'une forme écrite satisfaisante, émergence lente et difficile, compte tenu de la distance entre le vouloir dire et la réalisation linguistique effective, compte tenu également des négociations globales ou locales de F et H. C'est en pensant à ce flottement sur le statut de ces énoncés que nous avons évoqué dès le titre de ce travail que la structuration du texte jouait « entre oral et écrit ». Il ne s'agit pas d'une précaution oratoire: relèvent notamment de l'écrit la structuration du titre, appartenant à un certain genre journalistique (exception faite des maladresses de langage imputable à des non natifs), la verbalisation des signes de ponctuation, les nominalisations, le phrasé intonatif, qui indiquent que l'énoncé écrit est d'abord pensé en tant que tel avant d'être oralisé pour discussion ou transcription; relèvent de l'oral toutes les bribes précédant des formulations plus ou moins stabilisées, mises en lumière grâce aux empilements paradigmatiques, les retours en arrière, les incidentes,
------------------10 Ces signaux de durée, d'allongement, dans la conversation, signalent un malaise dans la pensée: dans le cas des énoncés candidats à une transcription, les allongements, les « euh» et les répétitions de mots-outils signalent un éventuel malaise dans la pensée et aussi dans la formulation (Cf. Morel et Danon-Boileau, 1998: 78, 80, 82 sq).
76
les incrémentations avant d'arriver à une formulation acceptable pour les deux interactants. Donc: oral? écrit oralisé ? La question est incontournable (bien évidemment nous allons la contourner.. .), car elle renvoie au choix des outils méthodologiques pour rendre compte de ces échanges: faut-HIes emprunter à une grammaire de l'écrit? A une grammaire de l'oral? Du fait qu'il s'agit d'échanges oraUsés d'énoncés candidats à la transcription, «entre oral et écrit », d'une structure bisegmentale instable, d'une formulation à l'autre, nous ferons référence à un petit nombre d'instruments d'analyse qui ont le mérite de jouer à l'oral comme à l'écrit: il s'agit des structures [préfixe + noyau + suffixe] (Blanche-Benvéniste) ou [préambule + rhème + postrhème] (Morel, Danon-Boileau). Précisons que ces structuresIJ nous servent ici à appréhender d'un point de vue énonciatif un processus de négociation du cadre de prédication et que nous ne nous posons pas la question, importante par ailleurs, des éventuelles incompatibilités de ces structures. La première structuration de l'énoncé (tours 404 à 416)12 On s'intéressera ici aux trois séquences initiées par F, puisque ce sont celles qui seront sanctionnées par la transcription d'une phrase. Les empilements paradigmatiques pratiqués par le GARS permettent de visualiser le lieu de structuration de l'énoncé: F404 H 405 H 407 F408 H409 H413 H415
[point
devoirs à la maison'
d'interrogation,]
la: la: pour ou contre,
la polémique
du devoir, à la maison, devoir(s) à la maison, [virgule]
F4l6
vous êtes
pour' ou contre, ( : [point d'intelTogation] pour ou contre,
Pour
...I...
------------------11 Il est vrai que si la liste des constituants de la structure (préfixe + noyau + suffixe) est sensiblement la même que dans la structure (préambule + rhème + postrhème) (Cf. BlancheBenveniste, 1997 : 120; Morel et Danon-Boileau, 1998 : 38 sq), en revanche les critères paraissent moins directement fonctionnels avec les définitions du préambule et du rhème; c'est pourquoi on privilégiera plutôt les critères syntaxiques de découpage en préfixe, noyau et suffixe, que l'on croisera avec les valeurs énonciatives du préambule, du rhème et du postrhème. 12 Cette première phase de structuration est désormais notée SI.
77
pour
ou contre,
pour' pour ou contre' ( : les devoirs à la maison,13
Le caractère directif de F apparaît au travers de sa conduite mono logique, notamment au travers du fait quelle verbalise des consignes d'écriture, avant même de demander son avis à H : le commentaire métalinguistique point d'interrogation, avec un intonème descendant, a entre autre pour fonction de signaler à H qu'il ne doit pas se méprendre sur la signification de l'intonation montante après devoirs à la maison', qui pourrait effectivement être interprétée par H comme une invitation de F à discuter puis ratifier son énoncét4. Or il n'en est rien, la consigne est un AL indirect invitant H à noter. Ainsi, le on dit (404) équivaut à «Je propose - et, comme tu ne peux pas ne pas être d'accord - tu écris... ». Quant à H, il fait preuve de coopération en gardant le schéma syntaxique de F, tout en l' expansant à gauche (409) ou à droite par l'insertion d'un GV (415), et en acceptant que F ne reprenne pas sa proposition d'expansion à gauche, qu'il ne reprend ni ne reformule. Comme les tours 413 et 415 peuvent être interprétés aussi bien comme la suite de la formulation de H en 409 (ce qui est vraisemblablement le cas), que comme une reprise de F404, F intervient en 416 pour lever l'ambiguïté. Comme il est fréquent, quand on commence un énoncé par « oui », c'est qu'on n'est pas d'accord avec son interlocuteur, mais qu'on lui signale qu'on a compris ce qu'il voulait dire. Bref, F sans l'expliciter, fait entendre qu'elle « n'aime pas» la proposition « polémique» ; et pour que ce soit plus clair, sans pour autant verbaliser son refus, elle reformule l'énoncé/oui, pour ou contre,! 0 pour pour ou contre, 0 pour' 00 ou contre' 0 les devoirs à la maison, 0 BAS bref, c'est pas grave. Dans ce tour, les intonèmes sont remarquables: l'intonation descendante, ainsi que le soulignent Morel et Danon-Boileau, a ------------------13
Les signes « ( : » marquent une continuité de l'énoncé. 14 Bien évidemment, ces indications de ponctuation indiquent aussi que cet énoncé est un énoncé candidat à la transcription et donc que c'est déjà, à ce titre, de J'écrit, fût -il oralisé. Cette dimension est confirmée par la phrase nominale ou les nominalisations, si caractéristiques de l'écrit.
78
pour fonction iconique et conventionnelle, corrélée aux autres indices suprasegmentaux, de signifier, en matière d'énonciation, un égocentrage, une sortie de la co-énonciation, de signaler des énoncés dont le contenu n'est pas soumis à discussion. En 416, l'intonème montant sur une des réalisations de pour ou contre signifie très vraisemblablement que F concède que cette formule soit avant ou après devoirs à la maison (même si la formule avec pour ou contre après a sa préférence, vu la réduplication des intonèmes descendants), à la condition expresse (et pourtant non formulée) que la proposition «polémique» ne soit pas reprise, dans le texte, comme elle ne l'est pas dans son propos. Et Ie commentaire c'est pas grave, formulé sur un ton bas confirme que cette concession n'est pas énorme, pour peu que H consente à abandonner« polémique ». La contribution la plus importante de H, ici comme ailleurs, porte sur le début de la phrase. Dans son esprit, devoirs à la maison " comme le confirme l'intonation montante, est un préfixe, tandis que pour ou contre est un noyau!5. Si F ne retient pas les propositions de H, cela tient à des raisons de style qu'elle explicitera ultérieurement: en effet, « la polémique du devoir à la maison» est une formulation très «scolaire» (tout comme l'expansion « vous êtes pour ou contre»), en tout cas aux antipodes de l'accroche des titres journalistiques. C'est une difficulté que chacun a éprouvé en commençant une dissel1ation, un article, en réfléchissant à un titre... Faut-il un titre neutre, portant uniquement sur le thème? Ou plutôt un titre rhématique, précisant l'orientation argumentative du texte? Faut-il une accroche vivante, commençant par des faits, ou procéder d'emblée par des considérations abstraites? Les choix de F et de H sont, sur ce point comme sur d'autres, en contradiction. En effet, F propose d'emblée un énoncé bisegmental (F404 et 408). Lorsqu'en 416, F reformule l'énoncé, c'est vraisemblablement sous la forme d'un énoncé monorhème : elle fait passer devoirs à la maison dans le noyau, comme s'il s'agissait de mieux imposer le noyau pour ou contre, ------------------15
C. Blanche-Benveniste
insiste sur le fait que le noyau a comme propriété essentielle
«l'affinité entre le noyau et les modalités}) (1997: 113). Elle donne comme exemple d'énoncé sans verbe «le lendemain, grande surprise» et « ce soir, pas moyen}), dans lesquels « le lendemain» et « ce soir }), du fait de leur intonation, indiquent une dépendance et sont donc des préfixes, alors que « grande surprise » et « pas moyen» sont dotés d'une intonation et d'une modalité qui leur permettent de faire énoncé à eux seuls (ibid. I 16).
79
en y intégrant les devoirs à la maison. Ainsi, de 404 à 416, F ne retient aucune proposition de H, même si elle fait mine de lui concéder le changement de place (très provisoire) de devoirs à la maison. .. Le deuxième temps de la dynamique l'énoncé (tours 432 à 462)16
de structuration
F 432 enfant trouvé H 434 totalement épuisé F 436 mûr H 437 enfant' enfant s'est suicidé F 442 enfant: trouvé H 447 enfant s'est suicidé H453 H455 H457 trouvé, F 462 enfant suicide,
trop de travail à la maison,
de
pour l'hôpital, parce qu'il avait trop de
ses; devoirs' à cause de à cause de; de l'amplification de de l'augmentation des devoirs, trop de travail à la maison,
Alors que SI laissait ouverte l'orientation argumentative du texte, S2 privilégie la thèse selon laquelle il y a trop de devoirs à la maison: 432 n'est donc pas une reformulation de 404 ou 416 ; en 432, F impose comme allant de soi un point de vue que H ne partage pas. Ce coup de force supplémentaire opère dans le noyau de l'énoncé. Dès lors, il apparaît que les propositions de F comme de H vont avoir pour fonction d'imposer ce coup de force (F436, 464) ou d'accepter d'envisager cette orientation argumentative, et donc de construire en amont du noyau un univers de discours qui le rende pensable (H434, 437, 447, 45317). C'est ainsi qu'en H457 l'expansion maximale de la tête nominale enfant trouvé (F432), cherche à justifier le suicide par l'augmentation des devoirs à la maison, et l'ensemble de cette proposition vise à créer la situation de discours à partir de laquelle le choix du point de vue contre les devoirs à la maison paraît justifié: les empilements paradigmatiques objectivent nettement que la co-construction de ce nouvel énoncé porte essentiellement sur ses constituants initiaux et que le noyau trop de travail à la
------------------16
Cette deuxième
phase de structuration
est désonnais
80
notée 82.
maison n'est mentionné que dans les énoncés ouvrants et fermants de l'échange17. L'idée du suicide est considérée comme accroche stylistique intéressante, même si le problème de la correction syntaxique n'est pas correctement réglé. C'est la seule proposition de H que F retient, alors qu'il n'en est pas, fondamentalement, l'énonciateur ; ses autres propositions qui expansent le GN par un adverbe, et, surtout, insèrent un groupe prépositionnel ou une proposition subordonnée dans le GV ne sont pas reprises car elles altèrent la phrase nominale si emblématique des titres journalistiques: ainsi du rejet de la verbalisation de l'explication causale par la non reprise de la conjonction de subordination (H437) ou de la locution prépositive (H447, 453), que F reformulera en 544 et 550 par l'oralisation des deux points. Bref, ce qui prime, c'est la logique interactionnelle et le choix d'un genre de discours (directement en relation avec cette même logique), plus que l'attention à la correction syntaxique, prématurée. Le fait que les négociations portent sur les constituants initiaux ne relève pas du hasard: il y a un désaccord persistant sur la manière de planifier la controverse et sur son amorce stylistique. En installant un enfant, puis le suicide au cœur du cadre de prédication, F donne à ce dernier un poids émotionnel qui lui permet de justifier l'abandon de l'entrée en matière trop abstraite de H. Le problème est ainsi abordé à partir d'un vécu qui justifie pragmatiquement l'exercice, et non plus en référence aux consignes du professeur. Cette empathisation sur l'enfant se double d'une dramatisation autour du suicide, et c'est précisément ce schéma que confirme la troisième phase de structuration. Troisième temps: la confirmation des négociations sur les constituants initiaux (tours 501 à 550)18 Entre 52 et 53, les ajouts de H portent d'abord sur une expansion à droite de la tête nominale « enfant» ; ces ajouts ne
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Parler de noyau implique que les constituants initiaux de 462 forment un préfixe; ce n'est pas vraiment le cas, compte tenu de l'indépendance sémantique partielle de ces constituants. Aussi est-il plus pertinent de les considérer comme un noyau averbal, qui joue le rôle de cadre de prédication, en principe dévolu au préfixe; telle est l'hypothèse qui sera confirmée lors de la troisième phase de structuration. 18
Cette troisième phase de structuration est désonuais notée 83. 81
sont pas entérinés par F, qui réagit fortement en 520. Ensuite, la contribution de H concerne la gauche de la tête nominale, et cherche à répondre au souhait, émis par F, de ne pas trop «exagérer les sentiments» : d'où les bribes concernant «essai» et ses qualifications, qui cherchent à rendre acceptable (sur les plans énonciatif et syntaxique) le mouvement initié en 52 : H505
enfant trouvé
F506 suicidé enfant H507 trouvée pendue' H509 avec les poignets ouverts' H513 avec le stylo H515 avec laquelle il faisait H517 les devoirs' H519 F520 elle a essayé de se suicider, H521 essai' H522 enfant a essayé de se heureusement pas réussite H523 essai' F524 d'un enfant H525 d'un suicide' par un enfant qu'avait trop de devoirs, H527 H531 essai' mal F 532 essai réussite' F534 malheureusement H535 F536
heureusement heureusement heureusement:
pas réussi'
heureusement: heureusement
pas réussi pas réussite'
essaye de suicide' F538 H539 F540
l'enfant' essai de suicide' de la part d'un enfant F542 d'un enfant H543 d'un enfant' heureusement, pas réussite' F544
[double point'] trop de ( : travail à la maison,
H549 essai de suicide d'un enfant, heureusement pas réussite' [double point'] trop de F550 ( : travail à la maison [point d'interrogation,]
On vérifie une fois de plus que les opérations linguistiques à l'oeuvre en 53 concernent les constituants initiaux avant les deux points et que le noyau n'est pas mentionné, sauf en 527 et en 544 et 550 lorsqu'il s'agit d'écrire la phrase: comme si la formulation de
82
462 avait été mise en mémoire19 d'un commun accord par F et H, sans que cela ait été précisément ratifié (puisque H avait proposé ensuite une formulation concurrente). C'est dire que ce qui fait problème, une fois de plus, c'est la rédaction du début, c'est à dire d'un début qui installe un univers de discours acceptable pour les deux co-énonciateurs. A côté de ces problèmes d'ancrage énonciatif et d'ajustement de visée, il faut encore ajouter la difficulté spécifique de la tâche proprement linguistique: F et H, en tant qu'allophones, ont des difficultés avec la structuration syntaxique compliquée autour du déverbal essai comme pivot des constituants initiaux, alors que des natifs s'éviteraient les négociations autour de heureusement pas/malheureusement réussite en parlant d'emblée de tentative de suicide d'un enfant. Mais, une fois encore, ces négociations sur les constituants initiaux ne s'expliquent pas seulement par la seule difficulté de l'enchaînement syntagmatique autour du déverbal, ils portent sur le modus et sur la nécessité d'euphémiser pour ne pas « exagérer les sentiments ». Sur le plan énonciatif, il n'est pas anodin que les négociations portent sur la qualification d'« essai ». L'enjeu fondamental réside dans le choix du cadre acceptable dans lequel viendra s'insérer la prédication ultérieure. M.-A. Morel et L. Danon-Boileau insistent sur le fait que le locuteur français construit ses énoncés (paragraphe oral) en décondensant souvent le préambule des énoncés20 alors que le rhème, qui est censé contenir l'information
------------------19 Cette mise en mémoire renvoie au temps opératifanalysé par Ben'endonner Celui-ci, institué par le déroulement du discours, signifie que le discours
«coups
énonciatifs
»
(1992: 47). procède par
selon un programme planifié. Dans cette optique, la mémoire
discursive M est la combinaison d'états transitoires de M et d'un état-but; lorque le projet intentionnel de l'énonciateur est atteint, M est stabilisé: « finalement, une période apparaît structUrée comme un programme modulaire qui combine et ordonne des énonciations en vue d'atteindre un état cognitif but, défini par le fait que le savoir partagé public y coïncide momentanément avec un projet ou une intention de l'énonciateur. On aperçoit donc maintenant un peu mieux comment se trouve instituée, dans et par les actions communicatives des interlocuteurs, une temporalité spécifique: en additionnant quelques opérations énonciatives instantanées, ceux-ci composent des temps de parole, des moments discursifs, qui rythment le texte par la saillance de leur fin et dont la durée coïncide avec l'exécution d'une étape dans le retraitement de l'information partagée» (1992: 54). Cette manière de voir est convaincante mais elle pose problème dans le cadre d'une production à deux d'un texte, dans la mesure où les modifications de M opèrent non seulement sur plusieurs tours de parole, mais encore d'une phase de structuration à l'autre. 20 Les négociations sur le préfixe, même s'il n'est pas décondensé, à l'écrit, signalent toutefois J'importance énonciative du travail sur ce segment.
83
principale21, est relativement court. Cette stratégie correspond au souci du locuteur d'insister sur le point dont il part, et sur la valeur qu'il accorde à ce point (1998 : 37). La mise en ordre syntaxique du préfixe se double d'une valeur énonciative forte, telle que Morel et Danon-Boileau l'ont mise en valeur. L'attention portée au préfixe correspond à une stratégie de construction du consensus autour de l'objet du discours et autour de la façon d'envisager la suite - stratégie bien nécessaire si on la met en perspective avec le caractère dissensuel de l'interaction (cf. supra). Il y a une sorte d'analogie entre les stratégies du locuteur qui entrent en jeu dans la structuration du paragraphe oral et la construction globale d'une interaction langagière plus étendue, à l'écrit. Si les tâtonnements sont si fréquents sur les commencements, c'est parce que les incipit recèlent une ch~rge argumentative indirecte majeure, du moins du point de vue du locuteur. Aussi, le fait que le texte doive être perpétuellement négocié, ratifié par deux interlocuteurs oblige-t-il à préciser minutieusement ces constituants initiaux. C'est pourquoi ces longues négociations ne relèvent pas seulement d'un positionnement de faces, au sens vulgairement sociologique et superficiel du terme, mais renvoient surtout au travail, aux calculs énonciatifs des locuteurs, qui, tout en se parlant, s'efforcent de trouver un discours commun acceptable pour chaque partenaire et pour un tiers lecteur. Ainsi, de SI à S2, on observe d'abord un changement des éléments placés dans le noyau, tandis que l'attention se porte sur les constituants initiaux, de plus en plus développé de S2 à S3. Le noyau ne fait guère l'objet de négociations, pour ce premier énoncé, car il fait référence à la consigne du professeur: celle-ci, formulée d'abord de manière neutre (écrire un texte sur les devoirs scolaires), est orientée vers l'idée qu'il y a trop de devoirs, comme le sous-entend le rappel historique qui suit. Le noyau de S2 et S3 fait donc écho à cette orientation argumentative externe. Quant au travail sur les constituants initiaux, dans le prolongement des ------------------21
Morel et Danon-Boileauprennent leurs distances avec les théories selon lesquelles le
rhème représenterait une information nouvelle ou l'information la plus imp0l1ante. Pour eux, le rhème « exprime toujours un positionnement singularisé (du locuteur) par rapport au jugement que (ce dernier) prête à autrui.» (1998 : 45) ; il nous semble que si l'on centre la définition du rhème sur les calculs énonciatifs du locuteur, les définitions précédentes sont largement convergentes.
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motivations sus-mentionnées, il vise à construire un univers de discours et un domaine mondain de référence qui justifient d'emblée cette orientation argumentative, et fonctionnent déjà comme un cadre de prédication (cf. Siblot 1997, 1999). L'entrée dans la tâche passe donc par une appropriation interne (construite par F et H et acceptable pour chacun) de l'orientation argumentative; c'est pourquoi les négociations sur la nature et le style des constituants initiaux sont minutieuses. L'accord sur ces éléments porte en lui l'organisation générale du texte: d'une part, H et F proposent 4 arguments pour et 6 arguments contre, dont deux sont transformés en conclusion. On ne saurait mieux souligner combien l'accord sur les constituants initiaux engage la suite du texte, en congruence avec la consigne, avec le noyau, ainsi qu'avec le plan initial22. Le paradoxe (apparent), c'est que, alors que ses rédacteurs sont engagés dans d'âpres négociations pour faire prévaloir leur point de vue respectif, avant de tomber d'accord sur une formulation acceptable, celle-ci a un statut de parole rapportée (un titre de journal)... Le statut global de cet énoncé, qui est une sorte de citation, n'est pas sans signification sur le plan énonciatif comme sur le plan interactionneJ. Le recours à une citation est un des procédés assez fréquemment utilisés dans les tout débuts d'une introduction: la citation de la parole d'un tiers (célèbre, dans les sujets dits littéraires ou artistiques ou philosophiques; éventuellement anonyme, mais au dire significatif, dans les sujets de culture générale) aide puissamment le locuteur à amener le sujet, en situant sa propre parole par rapport à celle d'un
autre
- ce
qui permet
du même coup de motiver
pragmatiquement sa prise de parole. En d'autres termes, le recours à la parole d'autrui permet d'étayer sa prise de parole et offre un point de référence par rapport auquel sa propre pensée peut se déployer, en étant acceptable pour l'interlocuteur comme pour le lecteur, tous deux suspects de faire de la résistance... Il est significatif que ce recours à un titre imaginaire soit le premier point -------------------
22 Tout ce qui tourne autour de la ponctuation confirme l'impOltance de J'articulation du préfixe au noyau: en 5 1, le ponctuant entre préfixe et noyau est la virgule; en 53 les deux segments de l'énoncé global sont séparés par deux points: Bosredon et Tamba ont bien montré, à propos des énoncés bisegmentaux dans les titres de presse, que « « virgule et deux points sont des opératuers foncièrement opposés, le premier servant à disjoindre des éléments liés, le second à les con joindre et à les intégrer en une unité dont il contrôle la clôture» (1992 : 44).
85
sur lequel H et F tombent d'accord, dès lors qu'ils cherchent effectivement à produire un énoncé. En effet, on peut émettre l'hypothèse que H n'accepte la proposition de F (formulée en 432) que dès Jors qu'j} considère qu'il s'agit d'une sorte de notice (451) dans un journal (453), un futur titre (464) à la première page du Monde (465). Au demeurant, lorsque l'accord sur l'énoncé semble enfin atteint, F réitère le statut de titre imaginaire dans un journal (548), comme si cette mention était utile pour que H note enfin l'énoncé. Autrement dit, il est plus facile pour H d'accepter la proposition de F en lui donnant un statut de parole rapportée: ainsi, H ne paraît pas céder à F, mais accepte de se référer à un tiers; et il est plus commode à F de faire ratifier ses propositions en se retranchant derrière un tiers... Certes, dans cette comédie énonciative, les interactants semblent faire peu de cas du fait que cette proposition émane de F, mais ce simulacre est utile à la poursuite de l'interaction... Ainsi, en S2 et en S3, les constituants initiaux fonctionnent comme des noyaux averbaux, et, sur le plan énonciatif, construisent un cadre de prédication et un univers de discours qui rend acceptable pour les co-énonciateurs l'orientation argumentative. En ce sens, ce premier noyau averbal joue, à l'égard du deuxième segment de l'énoncé, le rôle du préfixe envers son noyau, ou du préambule envers le rhème: ces outils syntaxiques, sémantiques, énonciatifs permettent d'appréhender au plus près les stratégies d'élaboration d'une forme linguistique acceptable pour un locuteur ou des interlocuteurs, à partir d'un vouloir dire qui se trouve stabilisé au terme de négociations plus ou moins laborieuses. Ces structures sont particulièrement utiles parce qu'elles permettent de saisir au plus près la dynamique de structuration et les négociations qui se jouent autour des questions de support de prédication, et d'apport d'information. S'iJ est vrai que la progression du discours va de gauche à droite, dans son déroulement syntaxique, il est tout aussi vrai qu'en amont23de cette activité de mise en mots, les scripteurs décident de focaliser leur activité de structuration sur tel ou tel segment du texte, en l'occurrence les constituants initiaux. Au rebours d'une tradition qui a minoré le thème au détriment du rhème, les travaux de Morel ------------------23
Ou encore parallèlement
ou postérieurement
à une première mise en mots.
86
et Danon-Boileau revalorisent heureusement le « thème» comme cadre de prédication (sans pour autant sous-estimer la fonction du rhème et du post-rhème) : le «thème» n'est en effet pas seulement ni essentiellement ce qui représente l'information ancienne, connue, il offre un cadre de prédication qui engage la suite, et c'est pourquoi il est l'objet de si difficiles négociations, à l'oral, comme à l' écrit24. Ce qui est vrai dans les échanges oraux se vérifie à l'écrit, du moins dans ce genre d'écrit très spécifique qu'est l'introduction, voire l'accroche de l'introduction. Ainsi, les négociations autour du cadre de prédication jouent ici un rôle essentiel, à l'oral comme à l'écrit. Les analyses de Morel et Danon-Boileau sur la signification énonciative de l'importance du préambule en français parlé dépassent le cadre du français parlé. Elles se retrouvent aussi à l'écrit, notamment dans les phases d'ouverture, y compris à propos d'énoncés bisegmentaux, dans lesquels les constituants initiaux font l'objet d'un ajustement énonciatif plutôt réservé au préfixe: et, de fait, ces constituants initiaux, qui peuvent être analysés comme des noyaux averbaux, fonctionnent comme des préfixes ou des préambules, en ceci qu'ils construisent le cadre de prédication ultérieur25. C'est aussi une preuve supplémentaire que, au delà des spécificités de l'oral par rapport à l'écrit, les passerelles entre ces deux pratiques sont plus nombreuses qu'on ne le croit traditionnellement, du moins sous l'angle du rapport entre le vouloir dire et sa réalisation linguistique; et c'est certainement un des mérites de l'écriture coopérative de mettre en lumière l'importance de ces phénomènes énonciatifs.
*
------------------24
En ce sens il nous semble que « poser un thème », comme le dit Siblot, va plus loin que la
seule prédication de dénomination et de réalité, du fait de la direction argumentative qui est amorcée. Cela étant. nous partageons largement les analyses de Siblot : « "poser un thème" (...) consiste (...) à dresser les planches sur lesquelles peut être donnée la représentation linguistique du "petit drame phrastique"» (Siblot, 1999: 43). 25 C'est du moins une hypothèse à vérifier sur d'autres corpus.
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REFERENCES
BIBLIOGRAPHIQUES
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Anne-Claude Berthoud et Laurent Gajo Université de Lausanne
Négocier des faits de langue pour le discours Dans ce texte nous nous proposons de traiter l'hypothèse selon laquelle certains mécanismes discursifs échapperaient au contrôle conscient des apprenants (cf. notamment Trévise, 1996; Pekarek, 1999) et relèveraient par là essentiellement du procédural et de l'implicite plutôt que du déclaratif ou de l'explicite spontané (cf. Huot & Schmidt, 1996, pour une étude synthétique autour de la « conscience» ; cf. aussi Bialystok, 1981 et 199 I ; Ellis, 1994 ; Gaonac'h, 1996; Trévise, 1996, pour une exploration de ces distinctions ). Cette hypothèse semble être soutenue par de nombreuses observations, et notamment par le fait que les « zones de résistance de l'apprentissage» sont le plus souvent des structures liées à la dépendance contextuelle des énoncés ou à leur valeur énonciative. Ces opérations échappant au contrôle des sujets, il paraît donc difficile, d'un point de vue didactique, d'avoir une action sur elles, dans la mesure où elles ne sont précisément pas posées comme problèmes. Or l'objectif est ici de la vérifier en analysant des séquences discursives où apparaissent des négociations entre apprenants pour résoudre des problèmes de communication en vue de la rédaction commune d'un texte, en y observant en particulier les types d'objets négociés, ainsi que les modes de traitement proposés pour ces différents objets. Nous traiterons ces phénomènes à la fois pour leurs enjeux généraux et pour leur sens dans le cadre d'une tâche de rédaction conversationnelle.
Matérialité/fonctionnalité des formes linguistiques La question consiste notamment à savoir s'il y a effectivement absence de négociation autour d'objets discursifs (ou de structures à dépendance contextuelle) - et dans ce cas d'expliquer les raisons
de cette disparité de traitement entre unités dites de haut et de bas niveau - ou s'il ne s'agirait pas d'un tout autre problème. Plusieurs types d'explications peuvent être proposés pour expliquer cette disparité: - ce phénomène pourrait être attribué aux représentations générales que se font les sujets des langues et de leur apprentissage, une langue étant perçue avant tout dans sa matérialité (lexicale, phono logique et accessoirement morphosyntaxique) et moins dans son fonctionnement ou dans sa nature opératoire; - on pourrait aussi l'imputer à l'image de la langue que véhicule l'école depuis l'aube des temps; - ou alors, serait-ce plutôt un problème de description, de point de vue théorique adopté pour lire ces phénomènes? C'est pour la troisième hypothèse que nous opterons ici en tentant notamment d'interroger le type de lecture pouvant être appliquée aux faits observés. Par exemple, au niveau même de la langue, suffit-il d'observer des séquences autour d'un mot pour en conclure que l'on traite du lexique? Suffit-il de considérer une séquence autour d'un groupe d'unités pour dire que l'on traite de syntaxe? Tout le problème réside dans l'interprétation que l'on aura de ce traitement. Nous serons alors amenés à faire une distinction entre deux modes de traitement: traiter une unité lexicale vs traiter une unité comme lexicale; traiter une structure syntaxique vs traiter une structure comme syntaxique. Un même type d'unité peut être traité comme forme linguistique ou comme trace d'opération discursive, à savoir, comme forme pour elle-même ou comme forme pour le discours.
Un problème de description La lecture de ces formes pose ici la question du cadre théorique pragmatique de référence: selon que l'on se place dans une perspective de disjonction ou de continuité entre composante linguistique et composante discursive, l'analyse fera émerger des phénomènes différents. Dans une perspective de disjonction, phénomènes linguistiques et phénomènes discursifs seront effectivement considérés séparément ou conçus dans !eur détermination réciproque: par exemple, l'étude de l'effet du 90
contexte sur la variation de la structure, l'effet du contexte sur le choix de telle ou telle unité lexicale. Parler en termes d'effets du contexte sur les modulations de la composante linguistique exprime bien ce hiatus entre les deux composantes - linguistique et discursive - la première existant indépendammentde la seconde et se trouvant ensuite soumise à des variations lorsqu'elle se trouve plongée dans la réalité du contexte. Dans cette conception, il est naturel de saisir la matérialité linguistique indépendamment de sa valeur opératoire en discours. Il est tout aussi évident de dire que les sujets traitent avant tout de cette matérialité et moins de l'aspect opératoire. Dans une perspective de continuité, la composante linguistique est directement saisie dans son mode d'insertion dans le discours. Les formes et les structures, au-delà de leur matérialité linguistique, sont des traces d'opérations de discours, des indices contextuels, soit des formes orientées discursivement ou des formes pour le discours. Mais comment expliquer dès lors que dans les séquences de négociation métalinguistique (séquences latérales ou séquences potentiellement acquisitionnelles), les unités ou structures soient apparemment traitées par les apprenants uniquement comme formes? Traiter une unité ou une structure pour elle-même relève de ce que l'on convient d'appeler un phénomène de décontextualisation (<<sortir» une unité de son contexte ou du fil du discours pour la soumettre à examen et à questionnement). Or, que signifie «décontextualiser» ? Toute l'ambiguïté vient à notre avis du sens que l'on confère au processus visant à sortir une unité de son usage pour l'envisager en tant que telle, en elle-même. Car que signifie au juste « en tant que telle» et « en elle-même» ? Une unité prise uniquement dans sa forme, comme catégorie linguistique? Ou une unité saisie comme trace d'opération, comme forme pour le discours (c'est-à-dire en tant que forme dans ses potentialités d'insertion dans le discours) ? Sortir une unité du contexte pour la traiter ne préjuge pas du type de travail que l'on va effectuer sur elle, dans la mesure où l'on peut traiter cette unité aussi bien dans sa forme que dans sa visée discursive. Par exemple, le travail de négociation sur un déterminant peut être aussi bien un travail linguistique qu'un travail discursif, c'est-à-dire aussi bien une interrogation sur l'unité 91
lexicale en tant que telle qu'une interrogation sur l'appropriation discursive ou référentielle de cette unité. Ce n'est pas la même chose de demander: «C'est le chien ou la chien?» ou de demander: «C'est un chien ou le chien? » S'il s'agit bien dans les deux cas d'un travail sur une unité linguistique, le mode de traitement est radicalement différent - linguistique, dans le premier, discursif ou référentiel dans le second. Soulignons de plus qu'au sein même de la composante linguistique, une même unité - une préposition, par exemple - peut être interrogée aussi bien comme objet lexical que comme objet grammatical.
Une grille de lecture pour des formes à visée discursive Or, si le type d'unité interrogé ne préjuge pas forcément du niveau d'analyse effectivement interrogé - dans la mesure où un traitement différent peut être effectué sur ces formes - la question consistera alors à se demander comment appréhender le travail effectivement accompli dans ces séquences? Comment lire ce travail au travers des indices que nous fournissent les apprenants au fil de la séquence de négociation? Nous tenterons de le faire en observant de façon très précise la façon dont les apprenants mettent en mots ces interrogations sur la langue, tout en les lisant au travers d'une grille d'analyse qui ne projette pas une définition a priori des catégories mises en œuvre. Il s'agit par conséquent de choisir entre une démarche déductive - qui à partir de catégories a priori va observer l'apparition de celles-ci dans la réalité du discours
- et
une démarche inductive -
qui vise à appréhender on line l'émergence de catégories dans le discours. Il convient en d'autres termes d'observer ce que les apprenants traitent réellement comme telle ou telle catégorie et de se donner les moyens explicites de lire ces modes de traitement. Dans nombre de travaux acquisitionnistes sur les séquences latérales ou séquences potentiellement acquisitionnelles. force est de constater que les cadres de référence restent le plus souvent implicites et peuvent conduire à des malentendus ou des contradictions sur les phénomènes observés. Or, si l'on observe de telles séquences selon la double entrée linguistique et discursive décrite, il s'avère que le travail effectué par les apprenants sur les 92
unités et structures linguistiques est hautement complexe et peut comporter également les traces d'un questionnement discursif. Cela porterait à relativiser l'idée selon laquelle les apprenants tendraient à interroger presque exclusivement du lexique ou des unités de bas niveau dans leur apprentissage linguistique. Comme nous le verrons dans les exemples qui vont suivre, le questionnement peut porter aussi bien sur l'ancrage d'une unité ou d'une structure dans le discours que sur son adéquation pour le discours. Et dans ce cas, ce n'est pas seulement le linguistique ou le discursif qui est thématisé, mais encore la relation entre les deux, voire le processus même de leur intégration. Rédaction conversationnelle et travail sur le discours Certains types de discours, et a fortiori la transformation d'un type de discours dans un autre, peuvent mettre plus ou moins en lumière ces différents modes de traitement. Dans le cas précisément du corpus qui nous est soumis, le passage du discours oral au discours écrit permet trois types d'ancrage sur notre problématique; (a) il mobilise l'attention des apprenants sur des processus généralement implicites à l'oral, il crée un effet de loupe sur les phénomènes que nous interrogeons; (b) il permet d'ouvrir et/ou d'observer une réflexion comparative sur l'articulation des différents niveaux de discours à l'oral et à l'écrit; (c) parmi les hauts niveaux, il laisse des traces de réflexion à propos des modes « oral» et « écrit» et de leurs contraintes énonciatives. Dans ce sens, nous nous intéresserons par exemple aux processus de nominalisation, qui accompagnent souvent le passage à l'écrit et fournissent des observables pour les ancrages (b) et (c). Mais nous nous arrêterons aussi sur les balises ou les marques (par exemple: «je dirais », « donc », « ou bien », « en disant comme », etc.) accompagnant la thématisation des différentes unités linguistiques et le changement de focalisation dans le travail
métalinguistique (<<métalinguistique» sens large, traversantles
étant
à comprendre ici au
différents niveaux d'analyse).
Analyse de séquences Nous verrons dans ces séquences que le passage à l'écrit demande ou débouche sur la thématisation des hauts niveaux, des
faits discursifs et de leurs liens avec les faits plus strictement 93
linguistiques. Ce type de travail sur le discours correspond souvent à un processus de stabilisation/déstabilisation orale des arguments pour l'écrit, fondamental dans une tâche de rédaction conversationnelle. Ce processus pourra porter aussi bien sur les arguments eux-mêmes que sur leur forme, étant entendu que les deux dimensions s'interdéterminent largement. Thématisation des hauts niveaux Le corpus offre de nombreux exemples de thématisation des hauts niveaux, notamment des faits textuels. La brève séquence cidessous (extrait 1) en est une illustration, dans la mesure où les interlocuteurs gèrent explicitement l'organisation globale du texte. 390 F Ij'aime j'aimel mieux de de faire 0 un texte' pa=ce= que quand même on a pensé de de des deux arguments' 00 et j'aime mieux de faire un texte avec 0 un: un passage avec les arguments pour'
De manière générale, nous pouvons postuler que les situations de double codage sont favorables à une thématisation des hauts niveaux. Par «double codage », nous entendons les situations discursives où il s'agit de mener une tâche à travers deux modes d'expression, en superposition ou en alternance. Il est possible d'y regrouper, au-delà de la rédaction conversation ne lIe, la communication bilingue (cf. Gajo, 1999, Serra & Gajo, 1999 pour une présentation des liens entre enseignement bilingue et travail discursif). Dans cette séquence, le travail discursif (ou textuel) répond bien à un mouvement de stabilisation, certainement lisible à travers quand même. Cette stabilisation ne vise toutefois pas directement les arguments, mais leur organisation textuelle, ce qui explique probablement le caractère fortement explicite de la négociation discursive. Négociation d'unités linguistiques pour le discours Sous la négociation, implicite ou explicite, d'unités linguistiques dites de bas niveau, on pourra identifier des enjeux relevant de la structuration et de l'adéquation discursive. 117 F hm' 00 ce sont: on peut dire: 0 ce sont souvent les les mères' 0 à la maison qui 0 qui ont les tâches de surveiller les: les les devoirs des enfants 0 et ça peut les embêter euh: vraiment beaucoup 0 donc euh: souvent c'est:/ce sont les mères qui doivent être: remplacées (le) non ça!
94
Dans cette séquence (extrait 2), on s'interrogera sur le statut de la reformulation de c'est en ce sont, qui pourrait obéir certes à un normativisme linguistique, mais peut-être aussi au conditionnement de l'écrit (qui constituera le support du produit final) et de ses règles sur la production orale. Cette reformulation, portant sur une transformation morphosyntaxique, marquerait ainsi implicitement une réorientation discursive. 437 H 438 F 439H 440 F
/enfant'/ enfant s'est suicidé /pa=c= qu'il avait trop de (.. .)/ joui 0 on peut! commencer pal' quèq=chose comme ça donc c'est: pour 0 /pour qu= ça attire l'attention! /ça peut être exagéré/ pour quelque chose de sobre, mais: donc, 0 mais moi je trouve ça plus drôle, 00
Dans l'extrait 3 ci-dessus la négociation tourne autour du terme suicidé. Elle n'a pourtant rien de lexical, mais présente des enjeux discursifs, en l'occurrence d'ordre stylistique. Nous reviendrons plus loin sur le rôle de quelque chose comme (438), qui marque le basculement vers un traitement de haut niveau. Comme dans l'extrait 1, le travail discursif coïncide ici avec un moment de stabilisation de l'argumentation et surtout de sa forme en vue de l'écriture.
La nominalisation Arrêtons-nous maintenant un peu plus longuement sur certains cas de nominalisation, qui se laissent appréhender au croisement entre, d'une part, oral et écrit et, d'autre part, bas et hauts niveaux. La nominalisation permet à la fois de donner une forme écrite à un argument et de stabiliser ou d'arrêter la négociation orale, ce qui en fait un instrument privilégié dans k processus de rédaction conversationnelle. Elle marque une rupture dans l'organisation discursive en même temps qu'une continuité par rapport à des
énoncés précédents, avec ksquels elle entretient des relations anaphoriques (cf. Apothéloz, 1995, pour un examen des liens entre nominalisation et anaphore). La nominalisation intervient de façon massive dans le passage à l'écrit, qui préfère les formulations synthétiques, à l'aide par exemple d'un substantif, aux formulations trap extensives d'un procès par le biais d'une proposition. En outre, l'écrit passe au crible la redondance propre à l'oral. 95
Mais il faut considérer aussi que la nominalisation fonctionne de manière particulièrement importante lors de la prise de notes, qui constitue souvent le premier acte écrit et préstructure la rédaction intégrale. Les premières inscriptions marquant une rédaction collective relèvent ainsi souvent de la prise de notes, et s'articulent en thèmes-titres ou en arguments formulés synthétiquement. Les inscriptions ultérieures s'appuient évidemment aussi sur des nominalisations, mais qui sont cette foisci soumises à des contraintes en partie différentes. On soulignera notamment que l'écrit pousse à éviter la répétition rapprochée d'un même morphème (Apothéloz, 1995). Dans les lignes qui suivent, nous distinguons deux cas de nominalisations la nominalisation avec antécédent morphosyntaxique (Apothéloz, 1995, parle de dérivation morphologique) et la nominalisation sans antécédent morpho syntaxique. - Avec antécédentes) morphosyntaxique(s)
(extrait 4) :
25 F ça ça: à mon avis' si: tu travailles à la maison' 0 ça: te: ça t'aide à à apprendre de travailler. 0 euh: indépend= indépendamment 00 sans tu tu apprendre ne pas: seu!=ment travailler sous: sous quelqu'un qui t= qui te dirige qui: qui te dit euh Ic= qui faut faire,! 26 H Iqui te donne des ordresl ouais 27 F tu es: 0 tu deviens plus responsable voilà à mon avis si tu travailles (à la) 28 H donc ça serait le: l'apprentissage: de l'indépendance'
De 25 à 27, F et H négocient un argument proposé par F en vue de la rédaction. Les propositions de F sont ponctuées en 25 et 27 par à mon avis qui relance à chaque fois une forme développée de l'argument. F et H procèdent jusqu'en 27 essentiellement par reformulation, selon trois mouvements: - reformulation-développement : c'est ce qui se passe en 25, quand F reformule l'idée d'apprendre à travailler indépendamment et notamment la notion d'indépendance; - reformulation-alternative: il s'agit de l'hétéroreformulation de H en 26, qui propose à F son aide, sous forme de co-énonciation (cf. Jeanneret, 1999, pour le développement de cette notion) ; cette reformulation ne fait pas directement avancer l'argumentation et est en cela prototypique de la nature première d'une reformulation; elle permet toutefois à H de contribuer à l'argumentation de F et peut-être déjà à en renforcer l'impact; 96
- reformulation-synthèse: on en trouve une expression en 27, ponctuée par voilà; tu deviens plus responsable propose ainsi une interprétation de l'argument sous forme de conséquence ou de synthèse. Tout ce travail de reformulation appartient à la négociation orale des arguments, sans s'inscrire encore clairement dans la préparation du discours écrit. En revanche, H propose en 28 une reformulation sous forme de nominalisation, qui ne réinterprète plus les arguments, mais commence à les fixer pour l'écrit. Cette nominalisation opère une dérivation morphosyntaxique à partir d'éléments apparus dans le discours de F (apprendre/apprentissage, indépendamment/indépendance). On peut ainsi y voir un travail de transposition discursive en même temps qu'un travail de transposition morphosyntaxique, le premier se servant du second. Notons encore le balisage important de la nominalisation à travers les marques donc ça serait, qui indiquent à la fois la rupture et la continuité. - Sans antécédent morphosyntaxique
(extrait 5)
91 F c'est pas= c'est pas seul=ment l'âge' j= crois que c'est euh: 0 même à la fac encore, =fio tu joues pas quand tu (PETIT RIRE) tu vas pas aller euh: jouer au ballon ou quèq= chose comme ça mais quand même, 0 c'est assez. important d'avoir 0 du temps libre poud(...)/ 92 H 1(...)1 alors le: exagération du:
Cette séquence fournit aussi un exemple de nominalisation de la part de H, mais cette nominalisation s'opère ici sans travail visible à partir d'éléments morphosyntaxiques du cotexte immédiat. Dans ce sens, on pourrait imaginer qu'elle concourt à stabiliser la forme écrite tout en contribuant à stabiliser l'argument lui-même, ce qui la mettrait fortement en rupture avec le discours précédent et la fragiliserait. Etrangement, cette rupture, pourtant forte, semble être moins marquée (cf. alors), moins préparée que dans l'extrait 4. On peut s'interroger sur cette apparente non-correspondance entre force de la rupture et force du marquage, et faire les hypothèses suivantes:
- dans
l'extrait 4, le parallélisme
entre transposition
discursive
et
transposition morphosyntaxique donne à la nominalisation un caractère plus stabilisant; le lien au discours de l'autre et à ses arguments est plus perceptible et le passage plus doux; c'est pour 97
cela que le marquage doit se voir renforcé, afin d'indiquer le point de rupture dans un ensemble relativement homogène; ce point de rupture est ici d'ordre discursif (passage à l'écrit) ; - dans l'extrait 5, la nominalisation n'opère qu'une transposition discursive, moins immédiatement stabilisante justement parce qu'elle amalgamerait stabilisation de la forme et stabilisation du contenu de l'argumentation; le faible décrochement de alors montre ainsi une sorte d'ambivalence entre rupture et continuité. Thématisation de la catégorie discursive et passage entre les ,r
"niveaux"
Dans le travail négocié d'écriture, nous avons vu que l'on thématisait facilement les unités relevant de l'organisation discursive ou textuelle. Il en résulte une activité métalinguistique très complexe, qui peut prendre en tout cas trois formes: thématisation d'une catégorie discursive ou textuelle; thématisation d'un segment linguistique comme relevant d'une catégorie discursive; thématisation du passage entre le segment et la catégorie. Ces trois cas se laissent parfois lire dans des marques clairement identifiables. Nous proposons maintenant d'en analyser quelques manifestations. - «Du haut vers le bas» (adéquation discursive d'une unité linguistique) cf. extrait 6 : 403 H let! on: on fait un: titre à nous' 0 404 Foui pff 0 on dit euh: devoirs à la maison' point d'interrogation, (PETIT RIRE)[...J 420 F oui, Ion fait unel 421/H I lIe sujet'I 422 F introduction' 0 423 H en disant comme euh: 0 depuis la loi qui a été votée euh: quand ça été voté mil neuf cent Icinquant-sixl [...] 431 H n'importe quel texte' 0 qu'il soit: argumentatif ou: un autre' 0 s'il est intéressant en plus' O/ça:1 432F Id'accord,! oui mais on peut commencer avec quèq= chose de euh: 00 enfant trouvé 0 trop d= travail à la maison,
Dans cette séquence, on oscille entre un discours sur la catégorie (titre, sujet, introduction, texte argumentatif, etc.) et un discours dans la catégorie. Entre 403 et 404, on passe ainsi d'une activité métatextuelle à une activité textuelle, le pivot étant marqué
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par on dit. Très vite, le travail textuel cède à nouveau sa place à une négociation métatextuelle, qui consiste encore à expliciter la catégorie discursive de référence. F parle d'ailleurs d'introduction là où H parle de sujet, en se raccrochant peut-être davantage à la catégorie précédente de titre. Le tour de parole 423 est particulièrement intéressant, parce qu'il ressemble au tour de parole 404 tout en s'en distinguant au niveau du pivot métalinguistique. En effet, en disant comme ne fonctionne pas comme on dit, dans la mesure où il thématise, à travers comme, le passage de la catégorie à l'un de ses éléments. Ceci confère au segment textuel qui suit un statut de citation, d'exempIification plus que de proposition. On trouve le même genre d'effet un peu plus bas, en 432, avec quelque chose de. La catégorie discursive de référence demeure cependant implicite cette fois. Dans cette séquence, le travail métatextuel précède les propositions textuelles. Il établit une grille de lecture des productions discursives et des négociations qui peuvent s'y tisser. Dans la séquence suivante, on observe le mouvement inverse, dans le sens où la négociation se (re)calibre a posteriori par rapport à des enjeux discursifs particuliers.
- « Du bas vers le haut» (ancrage d'une unité linguistique dans le discours) cf. extrait 7 : 540 F ou est-c= qu'on met l'enfant' 0 essai de suicide' 541 H de la Ipan d'un enfant! 542/F1 Id'un enfant! 543 H d'un enfant' 0 544F heureus=ment, 0 pas 0 réussite' double point' trop de travail RIT à la maison, + Ipa=c= que lesl 545 IH Ilhen ça! 546 F titres sont toujours euh: 547 H ah mais tu veux mettre ça comme titre' 548 F non on: c'est pas le titre' c'est l'introduction, mais: ça c'est: un titre imaginaire d'un: journal,
Les deux co-rédacteurs se trouvent dans une phase de négociation foisonnante, qui voit de nombreux ajustements métalinguistiques. Même si en SOlon s'était dit explicitement qu'on commençait par élaborer le titre, les propositions vont bon train et les deux interlocuteurs se prennent à échanger plusieurs arguments ou formulations en lien plus ou moins indirect avec la 99
tâche de rédiger un titre. Dans le passage ci-dessus, F est en train d'élaborer un segment textuel et H collabore en 541 à son travail de mise en forme. Toutefois, l'un et l'autre ne semblent plus très au clair sur l'ancrage discursif de ce travail, sur ses enjeux plus strictement textuels. Or, quand F en 546 (re)place son segment textuel par rapport à la catégorie «titre », une négociation métatextuelle s'amorce. H met en doute la pertinence du lien entre ce segment et la catégorie en question, ce qui débouche sur une sorte de rétractation de la part de F, qui réancre son segment par rapport à la catégorie «introduction» ou « titre imaginaire d'un journal ». Comme dans l'extrait précédent, on remarque en 547 un pivot métalinguistique entre le segment textuel et la désignation de la catégorie. La thématisation du passage se fait aussi à l'aide de comme mais c'est cette fois a posteriori qu'un segment de discours se voit désigné (ça) comme élément d'une catégorie particulière dans l'organisation discursive. On peut encore souligner que le mode de l'écrit appelle davantage un mouvement de stabilisation des arguments et de leur formulation. Ce mode apparaît notamment dans l'énonciation de la ponctuation (544 dans l'extrait 7 et 404 dans l'extrait 6). Or, toute tentative de déstabilisation ou même de renforcement de l'argumentation va à partir de ce moment-là exiger en principe la thématisation des hauts niveaux d'organisation du discours ou du texte.
Conclusion La stabilisation et la déstabilisation des arguments dans le passage à l'écrit demandent un travail plus ou moins explicite sur les hauts niveaux, sur les faits discursifs mais aussi sur leur lien avec les faits plus strictement linguistiques. On peut s'interroger dès lors sur la fameuse hypothèse de Bialystok (1985 et 1993) selon laquelle l'apprenant doit automatiser le traitement des bas niveaux avant de pouvoir traiter les hauts niveaux et gérer des tâches complexes. On peut tout aussi bien s'interroger sur la pertinence générale de la métaphore des niveaux.
100
Mais nous tenons à ne pas tirer de généralisations hâtives d'une étude menée à propos de la tâche très spécifique qu'est la rédaction conversationnelle. Si cette tâche constitue une voie d'accès remarquablement propice à l'observation de phénomènes souvent restés entre les mailles de l'analyse linguistique, nous devons toutefois souligner qu'elle est elle-même constituée et/ou déterminée par ces phénomènes, qui s'y définissent certainement de façon particulière.
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RERERENCES
BIBLIOGRAPHIQUES
Apothéloz, Denis (1995) «Nominalisations, référents clandestins et anaphores atypiques », TRANEL (Travaux neucllâtelois de linguistique), 23, 143-173. Bialystok, Ellen (1981) «The role of linguistic knowledge in second language use », Studies in Second Language Acquisition, 411,31-45. Bialystok, Ellen (1985) «The compatibility of teaching and learning strategies ", Applied Linguistics, 6/3, 255-262. Bialystok, Ellen (1991) « Metalinguistic dimensions of bilingllallangllage proficiency» in Bialystok, Ellen Ed., Language Processing in Bilingual Children, Cambridge, Cambridge University Press. Bialystok, Ellen (1993) «Symbolic representation and attentional control in pragmatic S. Eds., bzterlanguage Pragmatics, competence», ;'1 Kasper, Gabriele & Blum-Kulka, Oxford, Oxford University Press. Ellis, Rod (1994) The Study of Second Language Acquisition, Oxford, Oxford University Press. Gajo, Laurent (1999) « Enseignement par immersion: quel profil pour la langue? », Babylonia, 99/4, 55-60. Gaonac'h, Daniel (1996) « Processus cognitifs de base dans l'acquisition des langues », Bulletin VALS-ASLA (Bulletin suisse de linguistique appliquée), 63, 25-36. Huot, Diane & Schmidt, Richard (1996) «Conscience et acitivé métalinguistique. Quelques points de rencontre », AILE (Acquisition et interaction en langue étrangère), 8, 89-127. Jeanneret, Thérèse (1999) La coénonciation en français. Approches discursive, conversatio/llzelle et syntaxique, Berne, Lang (coll. "Sciences pour la communication"). Pekarek, Simona (1999) Leçons de conversation. Dynamiques de l'interaction et acquisition de compétences discursives en classe de langue .çeconde, Fribourg, Editions Universitaires. Serra, Cecilia & Gajo, Laurent (1999). « Enseignement par immersion: quel profil pour les disciplines? », Babylonia, 99/4,61-65. Trévise, Anne (1996) «Réflexion, réflexivité et acquisition des langues », AILE (Acquisition et interaction en langue étrangère), 8, 5-39.
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Sylvie Plane IUFM de Poitou-Charentes - Forell /INRP
Problèmes de définition et négociations sémantiques dans la rédaction à deux d'un texte argumenta tif Tâches langagières prescrites / tâches langagières effectuées lors de l'élaboration conversationnelle d'un écrit
Le corpus qui nous a été soumis comporte trois grands blocs: la prescription orale d'une tâche d'écriture, les échanges oraux réalisés par deux scripteurs lors de l'exécution de cette tâche, et le texte co-produit par ces deux scripteurs. Deux caractéristiques notables font de cet ensemble formellement hétérogène une unité dont la structure est complexe. Premièrement l'unité est assurée par le fait que les finalités sont communes aux trois types de productions verbales constituant le corpus. Le dispositif mis en place a été organisé de façon à permettre l'observation du travail langagier de deux étudiants alloglottes lors de la rédaction d'un texte en français, et l'analyse de leurs verbalisations à des fins de recherche, selon une méthodologie dont les principes ont été explicités par de Gaulmyn (1994 : 73) et Bouchard (1996: 195). Mais au-delà du protocole expérimental, il s'agit d'une véritable situation didactique, c'està-dire d'une situation visant à favoriser un apprentissage et dont l'enjeu, en termes de profit cognitif, est connu de tous les acteurs qui y participent. Cette particularité de la situation fait que les productions verbales obéissent à des règles communicationnelles spécifiques, propres aux situations d'enseignement-apprentissage, qui sont gouvernées par des fins extrinsèques: on escompte de l'ensemble de ces productions verbales qu'elles favorisent l'amélioration des compétences langagières des deux scripteurs. En raison de cette finalité, les échanges oraux entre les deux scripteurs se distinguent nettement de ceux réalisés dans deux autres types de situations
conversationnelIes, à savoir, d'une part, les conversations familières que Traverso (1996 : 6) définit comme «ne [visant] pas à établir quelque chose qui [leur] serait extérieur (un accord transactionnel, une décision,...) mais simplement à réaffirmer ou à élargir des liens sociaux », et, d'autre part, des échanges à caractère professionnel dans lesquels ce qui compte, ce ne sont pas les transformations qu'opère le langage sur les locuteurs, mais le produit (diagnostic, jugement, interview, transaction commerciale.. .) réalisé grâce au transfert d'informations entre locuteurs ou grâce aux relations établies entre les partenaires de la communication. L'analyse du corpus s'attachera notamment à mettre en évidence le poids de ce paramètre situationnel qui fait que les échanges du corpus étudié sont en partie pilotés par la nécessité qu'il y ait apprentissage. En second lieu, sur le plan structurel, les trois éléments du corpus constituent un ensemble thématique dont l'architecture présente deux niveaux d'imbrication ou d'emboîtement: (a) la situation de rédaction conversation nelIe présente les échanges oraux comme étant au service de la production d'écrits et de son apprentissage. En effet, la mise en place de ce type de dispositif repose sur l'hypothèse que l'obligation de communiquer a une fonction cognitive car elle permet «de mieux appréhender un référent [et] de mieux appréhender les connaissances qui s'y rapportent» (Beaudichon et al., 1991 : 128). Cette hypothèse est corroborée par des expérimentations, telles celles de Gilly et Deblieux (1996 : 258) qui ont comparé les performances réalisées à l'issue de l'apprentissage d'une tâche rédactionnelle effectué par un scripteur isolé et celles obtenues à l'issue de l'apprentissage de cette même tâche mais effectué cette fois en dyade: ces auteurs ont pu noter que l'entraînement en co-élaboration produit des résultats plus efficaces que l'entraînement individuel, en raison des confrontations de stratégies auxquelles il contraint les
scripteurs; "
(b) le thème qui est proposé, à savoir débattre de la question des devoirs, joue un rôle de miroir, puisqu'il renvoie à la situation même des scripteurs à qui il est prescrit d'accomplir une tâche 104
langagière particulière, c'est -à-dire, en quelque sorte, de faire un devoir. C'est pourquoi je prendrai comme point de repère pour observer ce corpus les fonctionnements du mot devoir, terme central, puisqu'il concerne à la fois l'objet du discours - il s'agit pour les co-scripteurs de s'insérer dans un débat ou une controverse portant sur le bien-fondé des devoirs scolaires - et, dans une certaine mesure, la situation de scription elle-même, puisque l'activité des co-scripteurs est commandée par une prescription, et s'apparente donc à celle des sujets - les écoliers dont ils sont tenus d'étudier le cas. Cette observation portera sur deux objets: - la prescription de la tâche d'écriture et en particulier le mode de donation du mot devoir dans la consigne, et, en corrélation avec cette prescription, la définition progressive par les coscripteurs du texte à produire, avec les problèmes de référence afférents; - le travail d'élaboration sémantique lié au mot devoir, élaboration mise en œuvre à des fins argumentatives dans le corpus oral et dans le corpus écrit. La visée de cette observation est d'essayer de dégager des éléments faisant apparaître que: - dans ce corpus composite, le sens du mot clef devoir se construit dans l'interlocution en corrélation avec celui du mot travail, si bien qu'ils finissent par échanger certains de leurs attributs; mais l'écrit fige et cristallise les évolutions sémantiques; - dans les interactions entre les scripteurs, les négociations concernent plusieurs niveaux. En effet, les scripteurs cherchent à défendre non pas tant un point de vue auquel jls adhéreraient (pour ou contre les devoirs à la maison), mais la validité de leur argumentation, ce qui peut être interprété comme un effet de l'artefact didactique. De plus, le souhait manifeste de préserver l'harmonie conversationnelle amène les deux scripteurs à rechercher un consensus, comme si la socialisation obligée par le travail de groupe importait plus que la défense d'une opinion, si bien qu'ils sont amenés à redéfinir leurs positions argumentatives respectives pour assurer l'équilibre du couple dialogal qu'ils constituent. Ce choix de privilégier la dimension 105
coopérative et relationnelle les conduit à adopter comme aboutissement ultime de leurs travaux une conclusion paradoxale qui pourrait se résumer par « oui aux devoirs, non au travail en classe» ; - dans les contenus traités lors des échanges oraux, une sélection est opérée conjointement par les deux scripteurs, qui focalisent leur attention sur des points d'ordre méta-discursif ou métatextuel, en raison sans doute du caractère artefactuel de la situation, mais au détriment de l'analyse des contenus propositionnels.
Formulation de la consigne et définitions complexité pragmatique et énonciative
de la tâche:
Le statut de la consigne Dans les situations didactiques, les consignes ne définissent qu'une partie de la tâche car, si l'on veut qu'il y ait apprentissage, il est nécessaire que l'activité de l'apprenant ne se réduise pas à l'exécution d'une séquence d'actions entièrement programmée par la consigne, mais qu'elle exige de celui-ci une part de recherche ou d'initiative qui constituera le foyer de l'apprentissage. C'est pourquoi la formulation de consignes doit obéir à deux contraintes opposées: les consignes doivent d'une part donner explicitement ou implicitement des orientations de travail qui cadrent l'activité de l'apprenant en lui indiquant soit la nature du produit à obtenir, soit certaines phases des procédures à mettre en œuvre; d'autre part, elles doivent laisser des vides à combler ou confier expressément à l'apprenant un problème à résoudre. Un autre impératif didactique consiste à associer l'apprenant au processus d'enseignement-apprentissage, en l'engageant à s'investir dans l'activité, notamment en faisant en sorte qu'il soit conscient du profit cognitif, matériel ou symbolique qu'il tirera de l'apprentissage. Toutefois, si les visées ultimes de l'apprentissage sont perceptibles à un apprenant, on ne peut attendre de lui qu'il participe à la définition des objectifs dans la mesure où, pour être capable de définir avec précision et pertinence les savoirs ou compétences pouvant être acquis au 106
cours d'une séquence d'apprentissage, il faut au préalable évaluer et donc maîtriser ces savoirs ou ces compétences. On peut considérer, dans le cadre des situations d'enseignement, quatre niveaux de tâches: - la tâche prescrite, formulée en termes de consignes définissant le plus souvent le produit à fournir et les contraintes s'attachant à la production ou au produit; ici, il s'agit d'écrire à deux «un texte sur les devoirs scolaires ». Je reviendrai sur ce point nodal du corpus; - la tâche cognitive escomptée, non communiquée comme telle aux apprenants, mais qui doit être telle que son effectuation participe au processus d'apprentissage. En l'occurrence, les concepteurs du dispositif attendent de la rédaction conversationnelle qu'elle contraigne les deux co-scripteurs à une activité métadiscursive contribuant à des apprentissages linguistiques, discursifs et scripturaux, portant notamment sur la dimension dialogique de l'argumentation, de façon à favoriser l'appropriation d'une langue seconde; - la tâche effectuée par les apprenants, qui se manifeste sous la forme d'une activité constatable et d'un produit, observables ici sous la forme de propos transcrits et d'un texte; - la tâche ou plutôt les tâches ou sous-tâches que les acteurs se donnent, tâches qui peuvent contribuer à l'exécution de la tâche prescrite ou s'y opposer, et qui ne sont, le plus souvent, perceptibles que de manière indirecte. Rarement explicites, elles ne peuvent être reconstituées que par inférence, à pal1ir des matériaux langagiers observés. Par exemple, on peut considérer que le maintien de l'harmonie communicationnelle constitue une partie de la tâche que se sont donnée les co-scripteurs. D'autres analystes (Goigoux, 1997), dans une perspective ergonomique, font apparaître des degrés supplémentaires dans la définition de la tâche en faisant entrer en ligne de compte la prescription institutionnelle, qui impose ses contraintes aux concepteurs d'une séquence d'enseignement. Ici on peut également prendre en considération le fait que la séquence de travail observée s'insère dans un dispositif expérimental plus complexe, visant à permettre aux chercheurs d'observer le travail de formulation, circonstance qui détermine certains paramètres de l'activité: le fait que la conversation soit 107
enregistrée à des fins d'observation modifie la nature de la tâche et n'est pas sans influencer le déroulement des échanges. II s'agit là d'un phénomène bien connu, à prendre en compte, au même titre que n'importe quelle autre variable situationnelle. Complexité énonciative de la consigne et complexité de la tâche La tâche qui est assignée aux co-scripteurs n'est pas seulement une tâche d'écriture, même si c'est la production d'écrits qui est signalée comme devant témoigner de l'exécution de ce qui leur a été prescrit. Cette tâche exige d'eux qu'ils s'engagent simultanément dans des activités de plusieurs types. Ils doivent en effet: - construire une argumentation, c'est-à-dire, un dispositif conceptuel intrinsèquement dialogique, intégrant le point de vue du destinataire, qui se révèle être double: l'auteur de la commande, à savoir le formateur, et le lecteur virtuel de l'article; - construire à deux un texte écrit dont le tissu doit être cohésif ; - construire, à deux, par le conflit ou la coopération, un tissu oral dialogal ; - construire le sens et la référence de termes au cœur de la négociation. La formulation de la consigne, qui renseigne les deux étudiants sur ces différents aspects de la tâche à effectuer, s'opère par strates successi ves correspondant à des emboîtements énonciatifs, figurés de façon schématique dans le tableau 1 qui présente les différentes formes discursives et les différentes instances énonciatives convoquées dans la consigne.
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Tableau 1 : La prescription de la tâche d'écriture Discours 1 Émetteur: professeur - Destinataire: étudiants Enjeu: activité des scripteurs, apprentissages Contenu: injonction de produire Annonce 1 : injonction Annonce de l'acte de langage d'écrire Un texte 1 Émetteur: on - Destinataire: étudiants (quelque chose) E =étudiants Contenu: injonction de produire Ordre (0
Annonce
= on '1)
Annonce de l'acte de langage 2 Émetteur: locuteur (professeur) Destinataire: étudiants Acte 2: injonction Contenu: consigne produire un texte 1
de
=
Ordre
E étudiants (0 = on '1) contenu:
bn age 3 (É :instituteurs) (0 : Élèves) (Enjeu: apprentissage) (Contenu: injonction de faire x)
Allocution
Rappel (?) du discours 2 / acte de langage adresse aux instituteurs Émetteur: Ministre Destinataire: instituteurs (Enjeu: modifier les pratiques d'enseignement)
4 :
-
Loi
=
la loi texte 2 (E Législateur) (0 = Universel) C = interdiction des IDevoirs acte de langage 5 =3~
Contenu: rappel de
=
=
-------------------------------------109
--------------------------------------
Ordre
Relation de l'acte de langage de devoirs Émetteur: instituteurs Destinataire: élèves (Contenu: injonction de faire x)
6:
prescription
Controverse
Relation des discours 3, 3', 3", 3"": controverse Émetteur: partisans/adversaires des devoirs (Destinataires: partisans/adversaires des devoirs) (Enjeu: modifier l'opinion) (Contenu: arguments devoirs =acte de langage 7 = 3 fondant / discréditant les Sollicitation Relation des discours 4 /acte 8 : adresse lecteurs Émetteur: journaux - Destinataire: lecteurs (Enjeu: conserver le lectorat) (Contenu: incitation à Ecrire un texte 3 Émetteur; lecteurs Destinataire: lecteurs Contenu: opinion sur devoirs
=
de langage
8
aux
acte 3
=
Ordre
Prédiction de production de discours 5: injonction d'écrire Émetteur: étudiants Destinataires: élèves, parents, autorités scolaires Enjeu: modifier l'opinion Moyen: production d'un texte
...
sur les émetteurs; étudiants
110
=
devoirs acte de langage 10 =3?
- Diversité des formes dialogiques prescrites: Les étudiants sont invités à s'engager dans plusieurs structures dialogiques. En reprenant les catégories de Francis Jacques (1979), on notera qu'il s'agit pour eux de prendre part à une controverse, présentée comme initiée par la presse, c' est-àdire à un système d'affrontement dans lequel chaque interlocuteur défend une position unilatérale. Mais le dispositif didactique lui-même les conduit à un débat interne pour définir une orientation argumentative commune, et à des délibérations à visée pratique, permettant de prendre les décisions d'écriture. Ces formes seront inégalement présentes dans le corpus. Diversité des instances convoquées pour assumer l'injonction d'écrire: Les reformulations de la prescription d'écrire correspondent pour partie à un changement d'instance prescriptive, assumée tour à tour par un actant dont l'identité est non précisée (on), puis par le locuteur Ge), puis par les journaux, avant de s'effacer par le biais d'une tournure décrivant l'exécution de la consigne. Comme l'a montré Boutet (1997), le pronom on pose un certain nombre de problèmes d'interprétabilité. Ici, le contexte immédiat incite à affecter à on une valeur référentielle incluant le locuteur, si l'on considère que le segment qui suit celui dans lequel on est employé (on va vous demander de rédiger quelque chose / je vais vous dire la consigne) en est une reformulation renvoyant au même référent; mais la suite de l'énoncé amène à une réinterprétation de ce pronom: ce sont les journaux qui sont censés stimuler l'activité argumentative des personnes intéressées. Les reformulations correspondent principalement à des changements de niveau énonciatif et mettent en scène des instances hiérarchisées qui prononcent ou transmettent l'injonction d' écrire. (cf. numérotation sur le tableau 1) Diversité des contextes discursifs d'apparition du mot devoir: Le mot «devoir» est employé dix fois, dans des contextes discursifs différents. Dans un seul cas de reprise (les devoirs sont nécessaires à l'école primaire, les devoirs sont nécessaires à l'école primaire) on peut considérer qu'i! s'agit d'une reformulation paraphrastique n'introduisant ni changement de niveau énonciatif ni variation sémantique, mais pouvant être
-
111
interprétée soit en termes de changement de focalisation, soit comme un marqueur du travail de production orale (Gülich, 1994 ; Barberis & Maurer, 1998). Dans tous les autres cas, on peut considérer que les variations contextuelles (énonciatives et syntaxiques) sont telles que les éléments de la sphère sémantique de devoir sont activés différemment. Parmi les caractéristiques sémantiques _qui affectent le mot devoir dans la consigne, on notera qu'il n'est associé qu'une seule fois à la notion d'obligation, lorsqu'il est employé comme objet d'une tournure factitive (les instituteurs font faire des devoirs); par ailleurs les enfants sont désignés comme les bénéficiaires ou les récipiendaires des devoirs (les devoirs scolaires à la maison pour les enfants), non comme ceux qui les prennent en charge. Il semble donc que, dans la consigne, devoir réfère à l'objet d'une prescription, dont l'auteur est mentionné (les instituteurs) ainsi que les destinataires (les enfants) et le lieu de son exécution (à la maison). Dans les propos de Méïté et Paulo, la référence se construira différemment. Définitions de l'écrit et de la tâche par les co-scripteurs La complexité de la prescription influe sur les choix stratégiques effectués par les co-scripteurs, mais son effet n'est pas mécanique: l'interprétation de la consigne est également le produit de la dynamique conversationnelle qui prend comme objet la définition du texte à produire et des devoirs. La consigne caractérise le produit à réaliser, mais confère aux scripteurs le choix des procédures, des modes d'argumentation, du paradigme communicationnel dans lequel s'inscrira leur produit et de l'orientation argumentative. Les scripteurs prendront en effet des décisions sur tous ces points. Mais, dans le dessein de rendre plus efficaces ou plus économiques les négociations, les scripteurs ne soumettront pas toutes les décisions à la négociation. Certaines décisions sont prises à la suite de l'adhésion tacite d'un des interlocuteurs à une proposition unilatérale faite par son partenaire.
112
Poser le discutable Après les préliminaires d'ouverture consacrés à un thème adjacent, la répartition des rôles dans l'écriture à deux, Paulo délimite en 387 le champ du discutable et détermine de son propre chef l'orientation argumentative: C'est comme les devoirs à la maison il les faut. Cette assertion qui intervient précocement dans la conversation constitue un coup de force, non violent mais ferme, qui impose une position et restreint d'emblée l'extension du débat à venir. Par défaut, puisque l'orientation argumentative a été décidée unilatéralement par Paulo, seules les modalités d'argumentation et les caractéristiques génériques du texte à produire seront explicitement objets de négociations. Déterminer des caractéristiques génériques du texte: enjeux pragmatiques et posture énonciative Les propos enregistrés témoignent d'un travail de caractérisation du texte à produire, travail qui occupe une part importante de la conversation. Il n'est pas sûr que dans les situations de scription ordinaires les scripteurs prennent toujours soin de définir avec précision les caractéristiques du texte à produire. On peut penser que, lorsque le genre de texte est familier au scripteur, la planification s'appuie parfois sur des routines, qui économisent cette partie du travail de conceptualisation et permettent au scripteur d'allouer plus de ressources cognitives à d'autres tâches, telle que l'évaluation des arguments ou le tissage textuel. Dans le cas présent, on peut faire sans risque l'hypothèse que les deux étudiants sont, par leur culture personnelle, familiarisés avec la lecture de textes correspondant aux différents genres évoqués par la consigne, mais que leur expérience de scripteurs est très inégale vis à vis de ces genres: ce ne sont pas des journalistes, mais des étudiants qui mobilisent toutes les stratégies rédactionnelles et toutes les techniques de recherche qu'ils ont pu apprendre, d'où l'importance qu'ils accordent à la construction de l'image du texte à produire. La consigne, par son contenu, engageait à adopter la posture d'un lecteur qui écrit à un journal pour participer à une controverse, mais par son existence même rappelait aux 113
scripteurs leur statut d'étudiants. Les co-scripteurs vont accepter cette double posture tout en la détournant partiellement: le groupe se positionne non comme lecteurs, mais comme journalistes tout en conservant des attitudes ou des préoccupations d'étudiants. Et dans la représentation que Paulo et Méïté construisent du texte à produire, celui-ci va conquérir progressivement, par étapes, des attributs qui l'apparentent à un article de journal. - Un texte obéissant à des normes structurelles enseignées à l'école (initiatives de Paulo) : Dans un premier temps, une fois la décision imposée par Paulo, en 387, sur l'orientation argumentative, la discussion s'engage autour des composants d'un objet appelé texte (390), puis texte argumentatif ( ce qui réfère aux typologies textuelles et non aux classifications par genre) et qui conservera la dénomination de texte, à une exception près, jusqu'à la fin des échanges transcrit. Cet objet est alors caractérisé par des traits qui le rattachent plus aux textes scolaires qu'aux textes journalistiques: il doit comporter un passage avec les arguments pour (F 390), un passage avec les arguments contre (F 392) et une conclusion (H 397) ainsi qu'une introduction (H 419). Certains contenus, les arguments, restent à l'état de simple mention; en revanche le travail de formulation s'attache à la création d'une anecdote, sans pour autant la catégoriser comme telle. Le texte produit portera des marques de l'écriture scolaire, avec des formules introductrices comme ceux qui défendent l'augmentation des devoirs à la maison argumentent que... ou contrairement à cet argument qui, à l'inverse de l'usage journalistique, soulignent les artifices rhétoriques. - Un texte journalistique (initiative de Paulo) : Après un moment d'hésitation coUective (397-401) qui constitue une sorte de piétinement, Paulo propose de passer à la rédaction d'un titre (on fait un titre à nous 403), ce qui constitue une première caractérisation du texte en tant qu'article. L'hypothèse d'un texte relevant du courrier des lecteurs n'est pas même abordée. Une fois le problème du titre provisoirement résolu, Paulo s'essaie à la formulation d' un début de texte commençant par une adresse au lecteur. C'est également Paulo qui définit explicitement le texte comme un 114
article de journal, sans parvenir à trouver exactement le nom générique de l'article (notice, nouvelle). Son initiative entraîne alors des échanges portant sur des titres de journaux, échanges à tonalité ludique, qui permettent à Paulo et Méïté de décliner les titres de journaux qu'ils connaissent. - Des problèmes de référence et de rapport au monde: La conversation aborde également les problèmes de rapport au monde, aussi bien à propos du contenu des ariicles, qu'à propos de l'existence même des articles: Méïté propose d'insérer une anecdote inventée, Paulo la suit sur ce terrain, mais tient à ce que l'article signale qu'il s'agit d'une fiction. Toujours dans son entreprise de définition du texte, Paulo fournit des éléments permettant de caractériser le texte à produire
comme
étant
journalistique
-
et
donc
soumis
implicitement à obligation de véridicité - tout en soulignant par l'emploi de conditionnels (ça pourrait être la première page... 465) que le texte, dans son ensemble n'est qu'un artifice, une fiction de texte authentique. Le double marquage d'une modalité épistémique par un procédé morphologique (la forme en -rait) et d'une modalité ontique par un procédé lexical (le verbe pouvoir), pour reprendre la typologie de Le QuerIer (1996), signale la difficulté identifiée par Paulo. Méïté clôt le dilemme en résumant leur production sous l' étiquette quasi oxymorique : un titre imaginaire d'un journal (548). On peut prendre comme points de repère pour découper la conversation en épisodes les progrès dans la constitution d'une image du texte à produire. D'autres analystes, comme François (1990), utilisent des instruments d'analyse plus subtils, qui rendent mieux compte de l'hétérogénéité des paramètres du dialogue; d'autres encore, comme Bouchard (1996) fondent, dans le cas des situations oralographiques, le découpage des unités conversationnelles sur celui des segments écrits traités par les locuteurs. Ici l'approche est plus sommaire puisqu'elle ne vise qu'à repérer les étapes de la constitution collective d'une représentation du texte à produire, ainsi schématisée dans le tableau 2 ci-après, qui présente la définition progressive du texte à produire.
115
Initiative 379 381 387
Paulo
390396
Méïté
397
Paulo
403
Paulo
419422 423425
Paulo
426428 431439 432448
Meïté
449453
Paulo
457464
Paulo
465481
Paulo
483487
Paulo
548
Meïté
Paulo
Emprunts aux textes à enieu d'apprentissage
Emprunts aux textes journalistiques
Texte qui doit être muni d'un titre iljaut choi.fir l'UII...des dellx titres argumentative Un texte dont l'orientation est déterminée C'eM comme les devoirs il les faut Plan dialectique 7 un texte avec un passage arguments avec les pour... un passage avec les arguments contre Muni d'une conclusion Et après une conclusion 011fair 11//titre à IIOllS
-> épisode de formulation du I ° titre Muni d'une introduction ollIair IIlIe petire illtro.
Paulo
Paulo Meïté
-> épisode de formulation du début, avec une adresse au lecteur: VOIIS savez salis dOllte que Texte dont le style est incertain dalls qllel stvle ça doit être écrit? illtéressallt... 011sobre? Un texte (argumentatif 7) qui doit intéresser N'importe quel texte qu'il soit argumentatif ... s'il est intéressant [Un texte comportant un élément fictionnel] -> épisode d'invention de pour qlle ça l'anecdote attire l'attelltioll Un article de presse Ça J1QYl!11il. être... lllle notice ...II/le lIouvelle à Paris dalls IIlljoumal [Un texte soumis à une obligation de véridicité) -> remise en question de l'anecdote inventée 011dit qlle ce Il'est /Jas arrivé La une d'un journal précis Ça pourrait être la première page du...Mollde dll MOllde de l'éducatioll de Paris-Match de Gala [Un texte qui réfère à des faits avérés] - >épisode de formulation du début malgré l'interdictioll par le Millistère -> 2°épisode de formulation du titre Changement de statut de la formule mise au point (titre-> introduction) Un texte .iournalistique, mais imal(inaire : llll titre imaf!,illaire 116
Cette dualité générique présente dans la définition en gestation sera lisible dans le produit final écrit. En effet, le texte de Méïté et Paulo se rapproche par certaines caractéristiques du devoir scolaire et par d'autres de l'écrit journalistique. Font pencher le texte du côté de l'écrit scolaire le caractère extrêmement visible des artifices de construction, et le fait que les arguments soient attribués à des argumentateurs non caractérisés ou non identifiés. La constitution d'une classe d'argumentateurs désincarnés dénommée ligne Il par le syntagme «ceux qui défendent l'augmentation des devoirs» et réactivée ligne 28 par l'expression «contrairement à cet argument », s'inscrit dans une tradition rhétorique scolaire qui valorise la prétention à l'universalité de l'argumentation, avec pour corollaire le masquage de l'instance énonciative. Du côté de l'écrit publiable dans un journal, on note quelques traits qui apparentent ce texte à un article de la presse people, presse dont on peut penser qu'elle avait été fugitivement suggérée par Méïté lorsqu'elle oppose le style « intéressant» au style « sobre », et qui se trouve explicitement évoquée par Paulo lorsqu'il mentionne par plaisanterie le magazine Gala: le caractère sensationnel de l'anecdote inventée, le titre et les procédés d'interpellation du lecteur, notamment par une question ligne 9, sont des caractéristiques fréquemment attribuées à différents types d'articles de presse. Toutefois un trait inciterait à rapprocher également ce texte des courriers de lecteurs, c'est l'emploi du possessif « nos» dans le syntagme «nos enfants» ligne 9, procédé fréquent dans les lettres de lecteurs adressés aux journaux de proximité, et qui témoigne ici du fait que Méïté et Paulo s'emploient à adopter la position d'un scripteur ayant une expérience personnelle différente de celle qu'ils ont en tant qu'étudiants.
117
Manifester les habiletés rédactionnelles et argumentatives des scripteurs Si les enjeux pragmatiques du texte fluctuent au cours de la conversation, au gré de l'évolution de la représentation du texte, il n'en demeure pas moins que la dimension didactique de la situation reste toujours sensible, d'autant plus qu'elle est rappelée par le thème à traiter. En raison de la nature même du contrat didactique qui lie entre eux les participants à l'expérimentation, les scripteurs ne perdent jamais de vue que la production du texte est destinée à leur permettre de développer ou de manifester leurs compétences de scripteurs, particulièrement dans le domaine de l'argumentation. C'est pourquoi le texte exhibe de façon ostentatoire le travail de construction argumentative, notamment à travers le recours au métalangage (argument, argumenter), agrémenté de jargon pédagogique (gérer [le] temps, activité, intégration.. .), et l'emploi d'une superbe collection de connecteurs placés le plus souvent en tête de paragraphes pour signaler l'organisation textuelle (néanmoins, en outre, de surcroît, enfin, contrairement à cet argument, en plus...) et qui reproduisent une liste digne de figurer dans un manuel de méthodologie... Cela explique aussi les contenus axiologiques qui seront défendus par les co-scripteurs dans leur construction argumentative portant sur le bien-fondé des devoirs scolaires. Trouver une stratégie argumentative: argument de quantité et négociation sémantique La question posée à Méïté et Paulo les engageait à se prononcer pour ou contre les devoirs à la maison. Mais l'expérience scolaire et universitaire des deux scripteurs les a habitués à comprendre qu'on n'attendait pas d'eux une réponse monologique, d'autant plus que la situation a été construite rour provoquer des confrontations. L'une des contraintes implicites sera donc de prendre en compte, quelle que soit l'orientation adoptée, des contre-arguments qu'on réfutera ou dévalorisera. Par ailleurs la position des deux scripteurs ne peut pas être neutre, dans la mesure où ils sont eux-mêmes partie prenante dans un système prévoyant des modalités de travail proches par certains traits de celles des devoirs scolaires. Paulo instaure 118
rapidement }'orientation argumentative en faveur du maintien des devoirs par une remarque apparemment annexe, mais qui constitue une sorte de rappel du règlement, ou plutôt des règlements, celui de l'école (les devoirs) et celui de l'écriture d'un texte (journalistique?) qui doit commencer par un titre. Les deux mondes, celui de l'école et celui de l'écriture du texte sont unis dans une comparaison qui les assemble (on va choisir l'un des deux titres... c'est comme les devoirs à la maison, il les faut) et par un verbe déontique qui s'applique aux deux et permet de les caractériser. Deux stratégies vont être mises en place pour intégrer les contre-arguments, nombreux et parfois puissants, tout en défendant finalement l'existence des devoirs, stratégies reposant toutes deux sur un travail sémantique. L'argument de quantité pour concilier des contraires La première stratégie argumentative concerne la quantité. On sait que les questions de quantité sont très présentes dans l'argumentation, que ce soit par les formes subtiles que prend l'argumentation dans la langue et les problèmes d'inférence qui en découlent (Ducrot, 1980; Anscombre et Ducrot, 1988) ou par les figures dites de confrontation répertoriées dans les rhétoriques classiques (Robrieux, 1993). - L'appel aux fonctions rhétoriques et logiques de l'argument de quantité: Dans l'arsenal disponible pour défendre une position, les arguments a fortiori, qui utilisent la comparaison entre des propriétés quantitatives affectées à des objets de discours pour entraîner vers une conclusion, constituent des ressources aisément mobilisables. Pour Anscombre (1995 : 51), l'efficacité de ce type d'argumentation tient au fait que tout discours met en œuvre des topoi', qui constituent les garants des enchaînements discursifs, et qui reposent non sur des propriétés intrinsèques des objets, mais sur des méta-prédicats attachés aux unités lexicales. Outre les topoï, des tropes et des formules sont disponibles dans le répertoire de la sagesse populaire pour fournir des schémas d'utilisation d'arguments de quantité, avec des orientations du type a minori ad majus ou sa réciproque a majori ad minus, représentées par des proverbes comme «qui 119
vole un œuf vole un bœuf» ou, avec une orientation opposée, «qui peut le plus peut le moins ». Pour Perelman & OlbrechtsTyteca, (1992 : 469), qui contrairement à Anscombre, se situent dans une perspective référentialiste, les arguments qui utilisent de tels enchaînements se fondent sur le principe physique selon lequel un changement quantitatif peut entraîner un changement qualitatif, le problème étant bien évidemment celui de la limite au delà de laquelle il y a changement d'état, limite qui repose, selon ces auteurs, sur un acte de décision. Dans l'argumentation de Paulo et Méité, le schéma utilisé est du même type que celui qui avait été développé dans une campagne de communication médiatique contre l'abus de consommation alcoolisée, et pourrait se résumer par «un peu de devoirs, ça va, trop de devoirs, bonjour les dégâts ». Ce choix permet de sauver les devoirs et de diriger vers le quantificateur les arguments qu'on pourrait leur opposer. Les termes relatifs à la notion d'excès abondent dans le corpus écrit et sont présents dès le corpus oral (432, 437 trop de travail, 455 amplification, 457 augmentation, 462 trop de travail...). Et l'anecdote sensationnelle est destinée à illustrer précisément les dégâts causés par l'excès de devoirs: le suicide (inventé) de l'enfant n'est pas dû aux devoirs eux-mêmes, mais à l'excès de devoirs. Les essais successifs de formulation du titre témoignent de l'émergence progressive de trois attributs quantitatifs des devoirs qui vont devenir la cible des reproches qu'on peut adresser à cette pratique pédagogique, dégageant ainsi cette dernière des accusations dont elle pourrait être l'objet: la pluralité
-
409 : la polémique du devoir 416: les devoirs (passage au pluriel, qui sera conservé)
- l'excès
432: trop de travail 437 : trop de 447: Enfant s'est suicidé à cause de ses devoirs (effacement de la notion d'excès) 462 : trop de travail à la maison (retour de la notion, qui sera conservée)
- la croissance
455 : de l'amplification 457: l'augmentation 120
Le texte définitif rédigé par Paulo et Méïté intègre ces éléments apparus au cours des échanges, puisque, après un titre rappelant le caractère global de la question (Devoir à la maison: oui ou non), le sous-titre et les premières phrases mettent en avant les problèmes de quantité par des formules comme trop de devoirs (ligne 2), surcharge (ligne 5), augmenter (ligne 10), augmentation (ligne 11), déséquilibrant ainsi le débat qui leur était proposé. - La genèse sémantique de l'argument de quantité: le devoir, un nom massif ou comptable? Cet argument relatif à la quantité ne s'impose pas de luimême. Rien dans la consigne ne la suggérait: sur les dix OCCUITencesoù i1 figure, Je mot devoir a été uniformément employé dans un syntagme au pluriel comportant un déterminant défini: «un texte sur les devoirs scolaires », «les devoirs à la maison étaient supprimés» etc. La question posée au scripteur les amenait non pas à s'interroger sur l'intérêt d'augmenter ou de diminuer les devoirs, mais à se positionner pour ou contre les devoirs. L'argument de quantité apparaît dans le dialogue à la suite de tâtonnements, qui font fluctuer le nom devoir entre le statut de massif et celui de comptable. Si pour les physiciens et les mathématiciens, la distinction entre les grandeurs discrètes et les grandeurs continues renvoie à des propriétés des systèmes de représentations plus qu'à celles de la matière elle-même, pour le linguiste a fortiori, la distinction entre noms massifs et noms comptables résulte d'une opération langagière et non pas d'un simple constat, comme le note Kleiber (1994 : 14): «II s'agit [...J de deux types fondamentaux de présentation référentielle et non, comme on pourrait le penser, d'un engagement ontologique en faveur de l'existence de deux types d'entités différentes, les comptables et les massives. La même chose peut être «emballée» de façon individuante comme de façon globalisante. Dans notre corpus, la tentative de glissement qui fait passer devoir de la catégorie des noms comptables à celle des massifs est issue d'une initiative de Paulo (H), qui saisit l'opportunité que lui offre une formulation non marquée due à Méïté (F) : 121
387 404 409 413 416 447
(pluriel
H c'est comme les devoirs F on dit euh devoir(s) à la maison H la polémique du devoir à la maison H ou bien devoir(s) F pour ou contre les devoirs H à cause de ses devoirs
marqué)
forme non marquée phonétiquement glissement vers le nom massif forme non marquée phonétiquement adoption du pluriel par F adoption du pluriel par H
Le syntagme du «devoir» en 409, que j'interprète comme marquant un glissement vers le statut de nom massif peut également être analysé comme provenant d'une simple erreur d'article, fait fréquent chez les locuteurs non francophones d'origine. Toutefois, cette dernière hypothèse est contredite par l'attention que porte Paulo aux articles: dans les tours de parole 465 à 477, Paulo se heurte à un problème, difficile à résoudre même pour des francophones, celui de l'amalgame de la préposition de et du déterminant dans des groupes comportant un nom propre à déterminant joint: 464 467 469 470 473 477
H la première page du de le Monde H du Monde non de le Monde H du le Monde F le Monde du Monde H Le Monde H Le Monde de l'Éducation
L'obstination de Paulo qui visiblement cherche à trouver la forme qui convient, soit par analyse, soit en recourant à ce que lui dicte sa fraîche expérience de locuteur pratiquant une langue seconde, incite à considérer que l'emploi de la forme du dans la polémique du devoir en 409 doit être pris au sérieux car cette forme joue un rôle dans le travail argumentatif, ne serait-ce qu'en trahissant une hésitation sur le statut massif ou non du devoir. Les traces de cette hésitation se retrouvent dans le texte final, où on peut lire le singulier Devoir à la maison, ligne 2, sous la plume de Méïté, suivi du pluriel trop de devoirs ligne 3, noté de la main de Paulo, qui adopte définitivement le pluriel pour toutes les autres occurrences, comme le fera Méïté lorsqu'eUe reprend la plume. Une négociation sémantique pour sauver les devoirs La deuxième stratégie argumentative est plus discrète, car eJle repose sur une négociation et des glissements sémantiques. Je 122
désigne par négociation sémantique deux activités langagières: d'une part le travail d'élaboration mené à deux ou plusieurs locuteurs pour cerner en cours de discours les traits définitionnels qu'ils affectent à un terme ou pour se mettre d'accord sur le référent qu'ils construisent; d'autre part le travail de dénomination d'un objet effectué dans le cadre d'échanges verbaux. Et j'appelle glissements sémantiques les changements qui interviennent au cours d'un discours dans les traits définitionnels caractérisant le référent auquel continue de s'appliquer une même dénomination. Dans les échanges entre Paulo et Méïté, ce qui va permettre de défendre les devoirs tout en condamnant l'excès de devoirs, c'est le fait que le référent «devoir» va être progressivement désigné par deux termes distincts, l'un «devoir », employé au sein de contextes variés, l'autre «travail », introduit par Méïté, réservé aux contextes affectés de valeurs négatives. Or comme l'a montré Rastier (1994 : 54) le contexte peut constituer une instruction autorisant ou interdisant dans un lexème]' actualisation de sèmes afférents, et donc affecter l'interprétation qu'on en fait. Le corpus oral atteste de la genèse de cette distinction, comme le montre ci-après le tableau 3 : Répartition des occurrences de devoir et de travail dans le corpus oral. Il n'est pas étonnant que ce soit Méïté qui introduise la partition entre devoir et travail, dans la mesure où eHe disposait dans sa langue d'origine de la possibilité d'opérer une distinction en recourant à des termes formés sur des radicaux différents
-
certains
d'entre
eux
renvoyant
directement
à la
notion de travail- et même d'opposer Hausarbeit et Schularbeit (travail personnel décidé) à Schulaufgaben et Hausaufgaben (tâche à accomplir sur ordre), configurant ainsi un champ notionnel très précis. Le texte écrit montre par les ratures que la désignation de cet objet «devoir », (presque toujours envisagé du côté de l'élève, contrairement au point de vue adopté dans la consigne) ne va pas de soi. Par glissements successifs, et sans doute par contamination sémantique, ce qui est désigné par «devoirs» va se dédoubler. 123
Tableau 3 : Répartition des OCCUITencesde devoir et travail (COI:pUSoral)
l
4
Devoir, un texte sur les devoirs scolaires pour les enfants les devoirs à la maison étaient supprimés tous les instituteurs font faire des devoirs à la maison ce problème des devoirs Prof ceux qui sont contre les devoirs [...] en écrivant un texte qui a pour titre halte aux devoirs ceux qui sont pour les devoirs écriront [...} un texte qui sont a pour titre les devoirs nécessaires à l'école primaire
387
Pau
404
Méï
409 413 415 416 432
Pau Pau Pau Méï Méï
437 447
Pau Pau
453 455 457 462
Pau
Pau Méï
l'augmentation des devoirs
513
Pau
avec les poignets ouverts avec le stylo avec laquelle il faisait les devoirs essai heureusement pas réussite d'un suicide par un enfant Qu'avait trop de devoirs
519 523
Pau
527 540
c'est comme les devoirs à la maison il les faut on dit euh: devoirs à la maison point d'interrogation la polémique du devoir à la maison ou bien devoirs à la maison virgule vous êtes pour ou contre pour ou contre les devoirs à la maison Enfant trouvé trop de travail à la maison enfant s'est suicidé parce Qu'il avait trop de Enfant s'est suicidé à cause de ses devoirs à cause de de l'amplification de
Enfant trouvé, suicide, trop travail à la maison
de
essai de suicide d'un enfant heureusement pas de réussite double point trop de travail à la maison double point trop de travail à la maison euh point d'integora interrogation
Méï
544 550
Travail, travailler
Prof
Méï
124
D'une part «devoirs» renvoie à ce qui est présenté comme une réalité: les tâches scolaires que les enfants accomplissent à la maison); d'autre part un objet nommé «devoir» est décrit, qui présente une caractéristique empruntée au monde du travail: il s'accomplit en groupe. Quant à «travail », il désigne successivement et parfois concurremment les tâches scolaires à accomp}jr à la majson (un élève qui fait son travail 14), les tâches rémunérées accomplies dans le cadre de la vie professionnelle (les parents sont stressés après leur journée de travail 29), les structures économiques (le monde du travail 35), et finalement les tâches scolaires accomplies en classe (diminuer le travail à l'école 57). Le mot «travail» est en outre doublé par son verbe dénomjnatif qui se charge d'une partie de ses sèmes. Le travail est donc, dans le texte produit, une donnée du monde moderne, qui a une certaine valeur, mais dont la projection ou l'insertion dans le monde scolaire est néfaste. Finalement on assiste à un échange de rôle accompagné d' un échange de dénomination: les étudiants se plaignent de l'excès des devoirs à la maison mais ils recommandent la diminution du temps de travail à l'école et ils plaident pour des modalités de devoirs qui apparentent ces derniers à certaines formes de travail. Tableau 4 : Répartition des occurrences de devoir et travail (corpus écrit) IÎlme
scri nt
2
Paulo
Devoir, Devoir
Tron de devoirs
5-6 7 8 10 11-12
- - -. - --
devoirs
à la maison:
Travail,
travaux,
travailler
oui ou non
à la maison?
.
La surcharge en ce qui travaux à la maison concerne les de-vLa loi [.. .J supprimant les devoirs à la maison Les instituteurs insistent fi. à faire travailler nos enfants hors éefl.ReF de l'école Doit-on supprimer ou augmenter ces travaux? qui Ceux défendent enfant en travaillant ~acquirirait l'augmentation des devoirs à la la capacité ~dela maison argumentent qu'un réflexion individuelle
------------125
---------------
- - - -- - - - - ---------------------
--- ---- --------------apprenBre) (vent les élèves apprendraient à organiser et gérer temps et travail par exemple le suiviment de l'emploi du temps,
14-15
17
Un autre avantage est qu'un élève qui fait son travail est toujours au courant de la matière du cours [...] après avoir réfléchi tout seul
21
Cela -entfaÎR&engendre de surcroît un entraînement profond et régulier Ipour face aux examens Les devoirs peuvent créer une proximité plus grande entre enfant et parents Ces dérniers, en arrivant après être arri vés à la maison corrigeraient les enfant devoirs des enfants, tout en prennant un contact plus fort avec eux Méïté de nombreux parents sont déjà stressés et après leur journée de travail ainsi surchargés En supprimant les devoirs à la Ie travail en l' aisence gf9HfJC€eft pas du travail en groupe, ce qui est maison on ne risquerait problèmes(en) fortement exigé dans le monde du des d'avoir concernant travail auiourd'hui de devoir est surtout un problème La surcharge de travail pour les classes inférieures de la où les conditions de travail sont société inadéquates
23
24-25
29-30
35-40
41
49
57-59
63-64
qui apparaît Ce comme l'argument Ie plus fort, pellf-les défenseurs de la pour se-€- ceux qui sont contre le travail à la maison, c'est l'exageration du travail ce qui empêche les les écoliers de suivre d'autres activités comme la musique si on veut garder le devoir à la il faudrait en même temps diminuer le travail à l'école, maison pas pourquoi afin de ne surcharger l'élève et de lui accorder des moments de loisirs Il est aussi à fort bien conseillé de capacité de travailler à plusieurs. créer des devoirs en groupe à la maison pour ne pas nuir à l'intégration et à la 126
Poser, comme cela a été fait ici, le problème de l'élaboration sémantique amène à prendre position dans le débat traditionnel, sur les rapports entre sens, référence et existence, débat qui n'a pas cessé de préoccuper les linguistes, les philosophes du langage et les logiciens, et qui s'est trouvé réactualisé par la reconfiguration récente du champ de la linguistique. Sur ce débat, Kleiber (1999) a apporté des clarifications sinon définitives, du moins capitales, en plaidant pour une position modérée consistant à considérer que d'une part le langage participe à la modélisation de la réalité ou de ce que nous croyons être la réalité, et que d'autre part, les entités délimitées ou configurées par le langage sont traitées comme ayant une existence hors du langage. Ici, dans le corpus oral, et plus encore dans le corpus écrit, nous n'avons pas l'impression que Meïté et Paulo parlent toujours de la même chose quand ils parlent de «devoirs ». Cela n'est sans doute pas di! seulement à la connaissance imparfaite qu'ils auraient du référent, mais aussi à la dynamique argumentative et conversationnelle qui les entraîne à modifier l'image qu'ils s'en font et finalement à préférer sauver leur argumentation plutôt que de défendre les devoirs tels qu'ils sont. Dans le couple que forment les deux co-scripteurs, Paulo apparaît davantage comme un garant de la règle, laquelle se manifeste sous trois formes: un contrat didactique qui constitue l'écriture du texte en obligation, les devoirs qui sont une tâche scolaire imposée, et des contraintes imposées par le genre de texte à produire. Il prend également en charge l'initiative de la formulation. Méïté, quant à elle, manifeste plus d'inventivité, en créant une anecdote et en injectant le mot «travail» qui va permettre d'enrichir la représentation des devoirs.
*
127
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128
Robert Bouchard 1
UMR 56-12 CNRS-Université Lyon 2
Production et contrôle de la production en "fin" d 'apprentissage de l'écrit en langue étrangère Les conflits entre usage et emploi, ~
.
preconstructzon et syntaxe
2
Introduction L'appropriation des savoir-faire langagiers liés aux pratiques de lecture-écriture est paradoxalement encore peu étudiée scientifiquement comme tous les apprentissages tardifs (cf. Gayraud, 2000), mais aussi peut-être parce qu'elle est vécue essentiellement comme une "simple" inculcation scolaire artificielle. Ce sont donc surtout les didacticiens ou les psycholinguistes impliqués en didactique qui les ont pris pour cibles (pour une synthèse, cf. Milian 1999). Notre propos est ici d'étudier, en tant que didacticien, le degré et le type d'expertise langagière écIite auxquels parviennent des étudiants alloglottes en «fin» d'apprentissage, c'est-à-dire dans une étape de celui-ci où le développement du système de la langue-cible leur permet d'être en contact avec une (plus) grande variété d'emplois langagiers et en conséquence, progressivement, de discriminer comme de mettre en oeuvre plusieurs registres contrastés en fonction des situations. Cette diversification est d'autant plus vraie que l'offre linguistique est forte, c'est-à-dire, qu'elle est plus manifeste chez les étudiants de langue séjournant dans un pays où se parle cette langue que chez ceux qui poursuivent leurs études dans leur université d'origine. Les deux étudiants étrangers dont nous allons étudier les procédures de production écrite bénéficient des conditions les plus favorables. II s'agit de jeunes adultes, de sexe et de nationalité -------------------1
Les résultats ici présentés doivent beaucoup aux échanges réguliers avec mes collègues lyonnais du groupe de recherche Interactions, appremissage et acquisition du GRIC et tout particulièrement bien sûr à une longue collaboration avec Marie-Madeleine de Gaulmyn. 2 Ce travail est une version « refocalisée » d'un article pam dans les Etudes de Linguistique
Appliquée (décembre 2000).
différents (H est brésilien et F autrichienne) inscrits à des cours de français langue étrangère en France. Précisons qu'ils suivent des enseignements qui doivent leur permettre d'intégrer, dès l'année suivante, les formations « normales» de l'université destinées aux étudiants français, et que l'enregistrement étudié a été effectué en fin d'année universitaire. Nous nous intéresserons plus particulièrement à l'étude de leur utilisation de différents types de préconstruits locaux (syntagmes figés, formules...) ou globaux (genres...) - pour une typologie cf. Gülich & Krafft, 1997 - et à la manière dont cette utilisation des préconstruits contribue à cette nouvelle compétence (scripturale), voire caractérise et conditionne cette étape de l'apprentissage. En analysant un exemple précis de leur production écrite ce sont essentiellement des phénomènes syntaxiques que nous étudierons et surtout la manière dont, à ce niveau, se rencontrent, s'associent mais aussi s'affrontent nouvelles constructions syntaxiques et réutilisation de formes préconstruites.
Rédaction coopérative et étude du développement de la compétence rédactionnelle en langue étrangère C'est la déception relative causée par la transposition didactique des grammaires de texte (Bouchard 1985, 1989) à laquelle nous avions travaillé après beaucoup d'autres qui, pour une part au moins, nous a amené à passer de la prescription à la description, à nous interroger sur la genèse effective de ces textes et sur la manière de procéder d'écrivants présentant des niveaux différents d'expertise. Mais nous avons continué à inscrire ce questionnement au sein des sciences du langage, en essayant d'esquisser une pragmatique de la production de discours (Bouchard 1992, 1996), impliquée en didactique. C'est ainsi qu'en même temps que d'autres (Gülich, Krafft et Dausendschôn-Gay, de Gaulmyn, Schneuwly, Camps...) nous avons développé notre propre protocole de recherche fondé sur la rédaction col1aborative, c'est-à-dire la production socialisée d'un même texte, pris en charge et négocié collectivement, par plusieurs co-scripteurs. Ce faisant nous sommes cependant restés plus attentifs aux phénomènes proprement langagiers que d'autres didacticiens plus sensibles, eux, aux concepts et aux méthodes développés par la psycholinguistique 130
cognitive (pour un état de la question récent cf. Piolat & Pélissier, 1998) et/ou la psychologie du langage (cf. pour une synthèse Milian, 1999) . L'écriture collaborative est déjà, soulignons-le, une pratique de classe courante et appréciée par les maîtres. Elle s'apparente à l'ensemble des situations de résolution collective de problèmes utilisées dans diverses disciplines (cf. Gilly et Trognon, 1999). Au cours de cette écriture collective qui doit s'opérer dans des contextes communicativement vraisemblables pour les participants (par exemple un projet d'article pour un journal scolaire ou une lettre de courrier des lecteurs sur un thème d'actualité: nécessité des devoirs à la maison, rivalité petits commerces - grandes surfaces, égalité homme - femme, intérêt de la connaissance de langues étrangères, pollution et économie...), nous recueillons un double corpus constitué pour une part des divers brouillons écrits et pour l'autre de l'enregistrement des négociations orales entre les deux partenaires. Notre travail consiste à étudier séparément les deux corpus en utilisant les concepts de la pragmatique contemporaine puis à confronter et analyser réciproquement les deux processus ainsi placés en miroir, chacun étant rendu « lisible» grâce à son reflet dans l'autre. Une population d'apprenants spécifique Nous nous intéresserons ici surtout à un type de situations d'acquisition-apprentissage des langues qui se développe actuellement en Europe. C'est celle des étudiants dits d'échanges Erasmus ou Socrates, qui viennent continuer des études entreprises dans une discipline donnée mais en utilisant la médiation d'une langue étrangère et en s'immergeant pendant un ou deux semestres dans la langue-sociétécorrespondante.Ces individus « lettrés », de niveau intermédiaire ou avancé dans la langue étrangère à leur arrivée, continuent leurs études dans un cadre universitaire, c'est-àdire au sein d'une institution qui utilise massivement l'écrit. Ce sont à la fois des apprenants et des acquérants de langue étrangère en situation de « submersion» linguistique. Ils sont en train de passer d'une compétence linguistique « scolaire» développée à l'étranger dans un cadre purement didactique à une compétence communicative se développant naturellement au sein de la communauté d'accueil, tant civile (conversations et interactions sociales générales...) qu'universitaire (cours magistraux, 131
interactions de travail en TO), en contact avec un grand choix de formulations langagières itératives. Étude du processus de production des deux premières phrases d'un texte Nous avons longtemps travaillé surtout sur la rédaction globale d'écrits courts en étudiant les phénomènes de planification et d'organisation textuelle (cf par exemple Bouchard, 1994) qui nous avaient déjà intéressé du point de vue de l'intervention didactique. Notre intérêt se tourne plus actuellement vers les phénomènes macro ou micro-syntaxiques. Ce sont ces derniers que nous allons étudier à l'occasion de l'analyse de l'épisode de production des
deux premières phrases d'un texte. La consigne « vraisemblable» (que nous avons souvent utilisée) était: «Rédigez collectivement pour un journal scolaire un texte pour ou contre les devoirs à la maison à l'école primaire ». II est incontestable que cette consigne est ambiguë, ... comme toute consigne pédagogique orientant vers des activités de simulation, activités largement utilisées en français langue étrangère depuis les travaux inauguraux du BELC (cf Debyser & Caré, 1970 et aussi Bouchard, 1989 pour l'explicitation de l'opposition entre exercice, activité et tâche au sein des pratiques de classe de production écrite). Elle oriente fictivement vers un ton sinon un genre journalistique tout en restant une consigne donnée en contexte didactique et aboutissant à un texte adressé au seul enseignant d'expression écrite de H et F. Pour certains apprenants cette consigne induit effectivement un minimum d'inspiration journalistique. Nous utilisons volontairement le terme le plus flou possible; il ne s'agit en tout cas pas de genre sinon celui, grand public, du courrier des lecteurs. D'autres apprenants par contre restent plutôt à l'intérieur des genres scolaires ou universitaires. Cette ambiguïté est d'ailleurs à l'origine dans notre corpus d'une discussion sur le thème des «genres» se déroulant pendant presque une centaine de tours de parole (426F-504 H). Le résultat obtenu, qui reflète une résolution provisoire de ce dilemme est le suivant pour les deux premières phrases du texte: (1) Essai de suicide d'un enfant heureusement pas réussite: trop de travail à la maison? (2) Ce titre-là pourrait bien apparaître dans la presse française vu la surcharge en ce qui concerne les travaux à la maison des écoliers. 132
Processus de formulation et appui sur les préconstructions Lors de la production des énoncés écrits, nous avons déjà pointé dans d'autres travaux les spécificités des phénomènes de préconstruction. Dans les enregistrements de négociations de formulations, ceux-ci se manifestent par une accélération du rythme de production et par un mode de négociation différent, plus global et moins explicitement métalinguistique (Bouchard, 1997). On les trouve en particulier dans des positions stratégiques du texte, début et fin par exemple, où ils ont pour effet de con figurer celui-ci en lui donnant des caractéristiques d'ensemble qui le renforcent et l'homogénéisent (Bouchard, de Gaulmyn & SadniJallab, 1998). Examinons ce qui se passe à ce propos lors de la réalisation de ce début de texte. - Phrases, unités du processus, contexte et genres: Il est déjà intéressant dans cette étude de la production des deux premières phrases de voir le rôle que les co-rédacteurs donnent précisément à cette notion de phrase au cours de leur travail collectif. Indiscutablement la phrase est l'unité graphique (préconstuite au cours d'une longue tradition typographique! ) qu'ils visent à réaliser à terme: une construction grammaticale normale et normée dont les extrémités sont bornées par une majuscule et un point. Cette unité «de catégorisation pratique» (Berrendonner & Reichler-Béguelin, 1989), matérialisée à la surface de l'objet écrit, comme le mot, le paragraphe, le texte..., est explicitement mentionnée par beaucoup de rédacteurs qui, dans la plupart des cas d'ailleurs, quelque soit leur capital scolaire, éprouvent uniquement le besoin d'un métalangage « mondain» de ce type, désignant des objets graphiques ordinaires plus que des entités grammaticales abstraites quand ils négocient la production d'un texte écrit. (cf. Bouchard, 1997). Mais on observe que cette phrase, chez les rédacteurs dotés d'une certaine expérience comme ici, n'est pas envisagée isolément. Elle est préalablement comprise comme faisant partie d'un tout, un texte, doté de caractéristiques globales: thème, orientation argumentative, genre, « style» en termes moins spécialisés... : Extrait1 426 F 427 H 428 F
(=fin) on peut savoir euh: dans quel style ça doit être écrit pa=c= que 0 (...1...)1 lest-c= quel c'est pour, est -c= que ça doit être intéressant' 0 ou est-c= que ça doit être: plus sobre, 00
133
En deçà de ce cotexte global, dès que les rédacteurs atteignent un certain degré d'expertise, ils tiennent compte aussi du cotexte plus local. Cette prise en compte se manifeste chez les natifs et alloglottes entraînés par de fréquentes relectures du déjà écrit. Si chaque phrase nouvelle s'intègre de manière cohérente à l'ensemble textuel déjà réalisé, c'est à ces relectures de tout ou partie du contexte à gauche qu'on le doit pour une bonne part. Celles-ci sont de différents types qui s'opposent tant fonctionnellement (rôle de vérification, de rappel, de tremplin...) que formellement (intonation, rythme, ton...). Elles soulignent le cas échéant le connecteur initial, ou la rupture impliquée par un projet explicite de «retour à la ligne ». Nous avons remarqué dans des travaux précédents que cette rupture comme cette connexion étaient proposées par les co-scripteurs sans pause, « dans la foulée» de la formulation de la phrase précédente comme des éléments de programmation de l'énoncé à venir (cf. Bouchard, 1996b) indispensables à préciser avant d'aller plus loin. Cette compétence procédurale de relecture discrimine clairement les populations de scripteurs experts et non experts. En langue étrangère, on constate, par rapport à ce critère, des régressions de sujets, experts en langue maternelle, qui «oublient» en L2 l'importance technique de ces relectures (Bouchard, 1996 b). Certes, ici, en début de texte, aucune relecture n'est possible. Aussi assiste-t-on à l'utilisation de la technique symétrique: cette première phrase, avant d'être achevée et pour être achevée, est préalablement dotée d'un contexte à droite, avec l'esquisse encore orale (cf. le ça dans l'exemple ci-dessous) de la phrase deux. Extrait2 462 F 463 464 465
H F H
... all écrit. 0 enfant trouvé, 0 suicide, 0 euh: trop d= travail à la maison, o et après' 0 ça pourrait être le titre: dans: ouais l(dans)1 pas mal: 0 le futur titre lça pourrait! être le prem= la première page du: de le IMondel
C'est l'ensemble formé par ces deux phrases qui globalement fait sens et qui constitue un épisode sémiotique du texte.
Du mot au discours et à l'interdiscours : le préconstruit contre la syntaxe Pour avoir une idée de l'importance du travail ici fourni par les 134
deux alloglottes, il n'est pas sans intérêt de noter que pour produire la première phrase, ils ont besoin de 144 tours de parole pour reformuler un premier énoncé lacunaire Enfant, trouvé 0: trop de travail à la maison (432 F) et aboutir à. Essai de suicide d'un enfant heureusement pas réussite: trop de devoirs à la maison? (576 H) après 21 formulations intermédiaires .,. Au cours de ces étapes, cet énoncé, tout en gardant la même forme globale de titre de presse ainsi que le même second segment (trop de travail à la maison), voit, par contre, son premier segment, incomplet (Enfant, trouvé 0), réaménagé formellement et sémantiquement. Son référent hypothétique est d'abord dramatisé ironiquement par H (cf. extrait 9) pour être mieux édulcoré collectivement dans un second temps. Mais formellement cette première «phrase» reste, pour les deux coproducteurs, globalement définie par son genre fictif. Dès 432 F c'est « l'image» du titre de la presse écrite qui sert de cadre aux propositions de F en particulier. Elle en verbalise très précisément la forme graphique en 544 F, heureusement pas réussite double point trop de travail à la maison, puis en 550 F, trop de travail à la maison '"
euh point d'integora= interrogation". Le moule formel qu'elle pose dès le départ découle explicitement de sa connaissance de différents registres de l'écrit, et plus précisément ici de sa fréquentation, en dehors de la classe, de textes journalistiques français. F résiste d'ailleurs à la proposition de H de normaliser son texte en remplaçant les deux points par la préposition à cause du (cf. ci-dessus) en expliquant: Extrait3 552 F Inon mais ça! ça doit être: (BRUIT ILLUSTRA TIF) pa=c= que c'est euh: 554 F c'est un Pari.!! Match' ça n= c'est pas: ça n= c'est pas ( : de Isyntaxel qui est juste' Ic'estl
Son argumentation
J
invoque la normalité d'un genre socialement
admis et en l'opposant à la norme syntaxique idéale-scolaire(<< une syntaxe qui est juste») dont se réclame implicitement H. C'est au nom de l'impression potentielle qu'elle désire faire sur le lecteur (cf. le «bruit iIIustratif») que la structure formelle est sélectionnée. Ajoutons même que c'est parce que cette apprenante -------------------3
Le signe« (:» marque une continuité de l'énoncé. 135
en fin d'apprentissage est devenue elle-même sensible aux effets pragmatiques (perlocutoire : degré de force, type d'efficacité, etc.) d'une forme langagière qu'elle peut en proposer la réutilisation à son co-scripteur. Au delà d'une maîtrise linguistique elle fait montre d'une maîtrise socio-culturelle. Elle n'organise plus ses énoncés par concaténation successive d'unités, en demeurant à un même niveau microstructurel, mais grâce à un incessant passage du niveau microsyntaxique, au niveau macro syntaxique, local (la formule), ou global (le genre). On en a vu un premier exemple, à un stade plus précoce de la formulation de la première phrase (cf. extrait 2 ci-dessus) lorsqu'elle interrompait le travail syntaxique en cours, au nom d'un problème global, le « style» d'ensemble à donner au texte. À ce stade de l'apprentissage, l'écriture maîtrisée devient un phénomène holistique qui exige de savoir/pouvoir passer de manière constante d'opérations de « bas niveau» à des opérations de « haut niveau» pendant l'épisode central d'elocutio. Ceci reste vrai même chez ces écrivants experts où cet épisode est pourtant déjà précédé par un épisode initial d'inventio-dispositio, c'est-à-dire un épisode préalable consacré uniquement à ces opérations de haut niveau, qui, dans le cas présent, a exigé 367 tours de parole. On constate aussi l'importance du préconstruit dans la production de textes, pour des sujets alloglottes qui vivent en France et sont exposés à l'interdiscours quotidien, oral et écrit, des natifs. En fait, dans cette situation de production collective, sur commande, ressentie par les participants comme très proche d'une situation didactique, il existe même, du fait de l'ambiguïté de la consigne, deux interdiscours concurrents dans l'esprit des sujets: celui de l'école (grosso modo ici, le genre « dissertation») et celui de l'extérieur de l'école (les genres de la presse dans le cas présent). Si F est plus sensible au second, H défend implicitement la seconde hypothèse en invoquant sa/la norme argumentative: 392 393 394 395 396 397
Extrait 4 F H F H F H
un passage avec les arguments contre ça c'est le: les plus importants d'une: argumentation, hm on peut être pour' 0 et après contre et après contre I(bien sûr)1 let aprèsl une conclusion. 0 ouais
Nous avions déjà rencontré ce type de débat entre bonne forme scolaire et bonne forme sociale dans un autre corpus avec d'autres
136
étudiants étrangers (cf. Bouchard, 1994). La discussion opposait la «(trop) belle» phrase grammaticale longue, manifestant la (supposée) « maturité syntaxique» du scripteur, à une phrase plus courte mais plus efficace pragmatiquement. Ces discussions sont des indices chez les apprenants, à ce stade d'appropriation de la langue, d'une tentative de conciliation entre apprentissage guidé et acquisition naturelle, entre usage et emploi pour reprendre l'opposition classique de Widdowson. La syntaxe contre le préconstruit Lors de cette première négociation usage-emploi, c'est l'emploi qui l'a emporté. Ce n'est pas toujours le cas et une seconde négociation similaire connaît la résolution inverse quelques tours de parole plus loin. Le problème se pose lors de la formulation de la deuxième phrase. Le travail de production du texte se prête à la réutilisation de l'expérience langagière extra-scolaire: Extrait 5 578 F ça 579 H ce titre-là 580 F euh: 58! H
pourrait bien
être' sur /(Pari:;)1
/pourrait/ bien pourrait bien
582 F euh: m: 583 H 584F
faire 0 s= apparaîtr~' apparaître
sur lia première pagel Isur lesl sur sur à la une de la : ( : presse française'
585 H ouais /donc euh/ 586 F /quèq= chose/ comme ça 00 587 H ÉCRIT 588 F 589 /H 590F
ce titre-/là' +/ /VOIX RADIO Francel Info I(RIT)/
là lai une de !a presse, +
Mais dans ce deuxième temps l'intuition linguistique, encore fragile, de F. de l'acceptabilité et de l'efficacité sociales de la forme figée à la une s'oppose à sa grammaire apprise ( cf. ci-dessous 613F : oui c'est s= je sais que ça marche pas, mais y disent ça toujours). Alors que pour le natif l'emploi langagier occulte largement l'usage, la conscience grammaticale explicite et le conduit à se fier à son intuition, l'apprenant avancé, encore en situation d'insécurité linguistique, va finalement préférer la 137
« leçon» de la grammaire explicite apprise à celle de rintuition, l'usage à l'emploi, la « bonne» syntaxe au préconstruit : 604 605 606
Extrait 6 H apparaître' 0 F H
607 F 608 H
non,
quoi' àla àla à àl= à
une une'O une' à laO (une
comme ça 0 une 0 ah comment ça s'écrit,
deux) 609
F pa=c= que 0 je n= sais pas' mais à dans:
àla 610 611 612 613 614 615
616 617
618 619 620 621 622 623 624 625
dans la radio ils d= disent ( : toujours une de la presse'
H non F RIT si' + H
àla une' non, 0 à l' une alors, F oui c'est s= je sais que ça marche pas, mais y disent ça toujours H (...) comme ça' à une' 0 de 0 presses les plus: célèbres' une F àl' on va écrire la une oui' l' H une' 0 je crois pas non, àl' tu n'as pas, F oui' mais ils disent ça' tu n'as jamais entendu ça' une de la presse' 0 (sur) France Info àla toujours (...) disent toujours, VOIX RADIO à la une de la presse' + (PETIT RIRE) alors, on= on laisse tomber ça et on= on Ireformulel H I(RIT)I /FI H comme OUI/(...)I F H Ice titre/-Ià pourrait bien apparaître Isur lesl 1(...)1 /FI médias H oui, 0 quèq= chose comme ça' 0 F Idans les médiasl
Le « contrôleur» a posteriori (cf. Krashen), matérialisé par H, vient contredire l'intuition pourtant sodo-linguistiquement valide de F. Une « règle» morpho-phonologique de base, celle de l'élision de la voyelle de l'article défini placé devant un mot commençant lui-même par une voyelle s'oppose à la forme préconstruite globale à la une injustifiable grammaticalement.
138
Dans le cas examiné précédemment, l'hésitation entre l'utilisation parataxique des deux points du titre de presse standard et celle plus syntaxique d'une locution prépositive (à cause de, du fait de...) opposait deux procédés dont aucun n'apparaissait comme anti-grammatical. Le choix du «moins» grammatical restait possible même dans le contexte normatif de la situation de production (para)didactique. Dans le cas de à la une par contre le choix entre emploi et usage devient un choix entre respect et violation d'une règle de base. On constate alors que foree reste à la loi et que la forme déviante, bien qu'attestée, explicitement située dans un de ses contextes d'utilisation (la revue de presse d'Europe 1), remise en voix même, va être censurée. Quand usage et emploi s'opposent trop directement, l'école, le (bon) usage, la grammaire explicite l'emportent encore à ce niveau d'expertise langagière en L2 sur la confiance en l'emploi, sur l'appui sur l'interdiscours, le préconstruit et l'intuition langagière implicite.
Expertise, préconstruction et travail final de linéarisation de l'énoncé Mais revenons sur le travail linguistique précis effectué lors de la mise en mots finale de la première phrase, à partir du moment où les deux partenaires sont explicitement d'accord sur leur « vouloirdire» commun (520 H : on va dire elle a essayé de se suicider, point, ça suffit parce que (...) il faut pas exagérer les sentiments). H et F sont d'accord pour achever la mise au point du titre de presse.à sensation qu'ils ont décidé de construire, c'est-à-dire pour rédiger le début de ce titre en en conservant le second segment (trop de travail à la maison) articulé au premier par les deux points. Extrait 7 434 F Enfant trouvé
totalementépuisé
(trop de travail à la maison)
.......................................................................................................................................
436F 437 H Enfant s'est
mûr pour l'hopital suicidé
(trop de travail à la maison) parce qu'il avait trop de ...
.......................................................................................................................................
447 H Enfant s'est (+ projet 20 phrase)
à cause de
suicidé
ses devoirs
.......................................................................................................................................
462 H Enfant
trouvé.
suicideé
trop de travail à la maison
......................................................................................................................................
509 H Enfant
trouvée pendue 139
...................................................................................................................................
513 H
avec les poignets
ouverts
....................................................................................................................................
515 H
avec le stylo avec laquelle
il faisait (ses devoirs)
...............................................................................................................................
521 H Essai trop de travail à la maison 522 F Enfant a essayé de se... 523 H Essai heureusement pas réussite 524 F d'un enfant 525 H d'un suicide .....................................................................................................................................
527 H
par un enfant qu'avait
trop
de devoirs
.....................................................................................................................................
540F Essai de suicide
(de la paI1 d') d'un enfant heureusement à cause du
pas réussi(te)
Dans ce cadre préconstruit on constate que les coproducteurs s'affrontent à deux difficultés: - l'élaboration d'une forme syntaxique adaptée au contexte qui vienne reformuler le « elle a essayé de se suicider ». C'est alors une nominalisation qui s'impose dans ce genre journalistique; - la linéarisation et en conséquence la hiérarchisation des composants de ce syntagme nominal lourd (cf. extrait 8 ci-dessus 52IH-527H) Dans le premier cas, deux manières de procéder s'opposent pour opérer ce qui est ressenti comme une «simplification» de la proposition complète «elle a essayé de se suicider ». Les suggestions de F vont dans le sens d'une simplification quantitative par élimination des «petits mots» déterminants, auxiliaires. Il s'agit d'une simplification superficielle que l'on pourrait taxer de « télégraphique» : elle est insuffisante pour donner naissance au titre de presse désiré qui, en français, en général, exige une forme spécifiquement nominale. C'est H qui trouve la solution en retraitant le groupe verbal «elle a essayé », en le nominalisant, c'est-à-dire en plaçant en tête de l'énoncé-titre le nom déverbal essai. C'est lui encore qui répond à l'inquiétude de F (540 F: ou este: qu'on met l'enfant' 0 ) en réorganisant la suite des composants par l'enchaînement hiérarchisé de quatre éléments, un nom, deux groupes nominaux prépositionnels et un groupe de l'adjectif: (N + (GNprepl + GNprep2) )+ GrAdj. Les coproducteurs partent d'une forme « rhétorique» globale évoquée, le titre de presse à sensations et d'un vouloir-écrire, un ensemble pré-syntaxique, sémantique ment stable, d'éléments non ordonnés. Ce n'est que progressivement, par étapes, qu'ils 140
parviennent à organiser le second au sein du premier, en le linéarisant sous la forme soit d'une proposition simplifiée (F) soit d'un syntagme nominal complexe (H et F). Au cours de cet ultime épisode de (re)formulation, qui conserve le sens, le travail langagier des coproducteurs nous semble significativement différent. Juste auparavant en effet, H. pour dénoncer l'outrance de la proposition de F, se livre à une surenchère ironique. Il procède alors par un simple allongement du syntagme initial, en trois temps, au moyen de trois groupes nominaux prépositionnels consécutifs, introduits chaque fois par la même proposition avec: Extrait8 : Enfanttrouvée pendue avec les poignets ouverts avec Ie stylo avec laquelle il faisait (ses devoirs)
On trouve avec ce procédé, transformé en jeu rhétorique, un exemple de la manière la plus simple, à l'écrit comme à l'oral, de modifier un énoncé: opérer une expansion à droite. Hayes (1996)
note que « généralement les phrases sont composées de la gauche vers la droite, avec plus de 90% de parties de phrase ajoutées à la fin de la phrase ». En revanche, quand H travaille plus sérieusement à l'élaboration collective de l'énoncé qui figurera réellement en tête du texte, on constate un travail de reformulation et d'enrichissement qui porte beaucoup plus sur la partie initiale de l'énoncé et sur la linéarisation des éléments de ce segment «gauche ». Nous y voyons une réélaboration caractéristique de la seule écriture où le laps de temps disponible pour produire un énoncé est plus important qu'à l'oral, où la tension interactionnelle est plus basse qu'à l'oral et enfin où la mémoire de travail est aidée par l'inscription sur d'éventuels brouillons successifs. Ajoutons que la réélaboration de ce segment gauche de l'énoncé est aussi rendue possible parce qu'il s'agit non pas d'un énoncé continu mais d'un énoncé scindé en deux parties relativement indépendantes dont chacune finalement constitue un chantier différent. H tout compte fait ne travaille pas sur la partie gauche du titre de presse global mais plutôt, plus classiquement sur l'expansion à droite à partir de la tête d'énoncé essai du seul segment gauche, autonome, de ce titre de presse coupé en deux par les deux points. Le comportement 141
langagier de cet apprenant en « fin d'apprentissage» apparaît ainsi comme moins exceptionnel. Le moule préconstruit à deux places du titre de presse lui fournit d'entrée de jeu une facilité procédurale. Il n'en reste pas moins qu'il doit produire un énoncé s'inscrivant très précisément dans ce contexte et s'insérant dans la relation parataxique indiquée par les deux points. La nominalisation opérée par H, essai de, est également une preuve de sa capacité à respecter les règles du genre «titre de presse ». Remarquons cependant qu'il ne propose pas la « véritable» solution contextuelle qui aurait été celle du natif, le syntagme figé «tentative de suicide ». Ajoutons enfin que cette compétence (relative) à utiliser la nominalisation de manière pragmatiquement efficace était déjà attestée au début de la séance de travail collectif, au cours de l'inventio, par sa capacité à noter les idées à développer dans le texte final, sous la forme d'une liste de syntagmes nominaux. Nous voyons enfin une manifestation intéressante du degré d'expertise de H. dans le fait que, lors de la (re)formulation de ce premier segment du titre, il est capable de travailler mentalement sur un ensemble d'une dizaine de mots. De ce point de vue en effet Hayes (1996) déclare que « la longueur moyenne (en) est de 7,3 mots pour les rédacteurs compétents et de I 1,2 mots pour les rédacteurs très expérimentés ». On peut risquer l'hypothèse que cette capacité à manier des groupes lourds n'est pas sans lien avec celle d'utiliser des préconstructions. Si les sujets sont capables de traiter simultanément un grand nombre de mots c'est sans doute parce qu'ils peuvent regrouper ces mots en unités « préconstruites » de plus grande taille, ce qui soulage d'autant la mémoire de travail . 4 des scnpteurs.
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Ajoutons que H manifeste aussi à cette occasion une particulière virtuosité dans l'emploi jusqu'aux derniers stades de des prépositions - qui pourtant restent une difficulté l'apprentissage du français langue étrangère -, C'est lui qui par deux fois propose une reformulation de la proposition « incolore» de par pal' et même de la part de, c'est lui aussi qui veut expliciter la relation indiquée par les deux points en utilisant el calise de en lieu et place de ceux-ci.
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Conclusion Se manifeste ainsi, chez ces deux étudiants de FLE avancés une même sensibilité au contexte et au préconstruit, agissant efficacement au moment de la production textuelle. Ils montrent cependant des profils de rédacteurs différents et complémentaires, qui viennent sans doute se renforcer dialectiquement à l'occasion de ce travail collectif. H apparaît comme le plus sensible à la norme et aux «bonnes formes» scolaires (le modèle de la dissertation). F par contre éprouve le besoin de donner un ton particulier au texte collectif en s'appuyant sur des préconstruits français extrascolaires, liés à la presse écrite et parlée. De ce point de vue, elle correspond assez bien à l'image de l'expert en écriturelecture que définissent Scardamalia et Bereiter (J 991). Celui-ci ne travaille pas avec plus de facilité que le non-expert mais au contraire met plus de temps à exécuter la tâche parce qu'il exprime plus d'hypothèses, tente plus de voies différentes que le non-expelt. Tous deux possèdent une maîtrise de la production de textes écrits en français qui se rapproche de celle des natifs (taille des unités traitées), même si des problèmes morpho syntaxiques (genres, accords...) demeurent. C'est en particulier, comme les natifs, en utilisant comme cadres de production des formes préconstruites «globales» ou locales qu'ils trouvent l'appui nécessaire au travail de (re)formulation de l'énoncé. qui s'inscrit dans ce cadre. Ces cadres par ailleurs, du fait de leur nature de lieu commun, n'ont pas besoin de justification formelle et soulagent le travail métalînguistique. Les apprenants sont passés donc d'une compétence linguistique générale à une diversification de leur capacité langagière qui leur permet de mettre en rapport ces lieux communs formels avec des genres, des styles, des situations de communication écrite différentes. Cette maîtrise rédactionnelle a deux sources principales, pour ces étudiants: l'enseignement qu'ils ont reçu et les modèles scolaires correspondants, mais aussi leur exposition, en milieu social à des organisations d'énoncés «saillantes» par leur fréquence comme par leur force pragmatique ou leur visibilité (les titres de presse). Ces apprenants avancés, résidant en France, échappent progressivement à l'emprise didactique pour trouver une autonomie qui les fait puiser différentieIIement, en dehors de 143
l'école, dans les discours qu'ils rencontrent quotidiennement, les modèles qu'ils vont réutiliser en classe le cas échéant. D'une certaine manière, on retrouve avec ces observations ce qu'on savait déjà en didactique de la langue maternelle (cf. Halté, 1992, pour un point de vue didactique et Lahire, 1993, pour un point de vue sociologique). L'enseignement de l'écrit, bien qu'au centre de l'activité scolaire d'enseignement des langues tant maternelle qu'étrangères, excède les seules possibilités de l'école. Pour s'approprier vraiment la langue étrangère, l'apprenant, après s'être appuyé sur l'école, doit apprendre à échapper à son emprise et à celle de ses moules discursifs forcément trop restrictifs. C'est sans doute beaucoup plus possible en apprenant le français en pays francophone, là où l'appropriation peut/doit continuer au delà de la salle de classe, de manière beaucoup plus riche en possibilités de registres de dialectes et de styles. Mais encore faut-il que la conception de l'enseignement du FLE en pays francophone et en particulier en France, favorise cette prise d'indépendance. « Jette mon livre, Nathanaël... ».
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IUFM d'Aquitaine
Jean-Paul Bernié - U'1iversité de Bordeaux II
Problèmes posés par la co-construction d'un contexte commun aux partenaires d'une activité rédactionnelle
Enjeux et hypothèses d'une approche « contextualiste » La présente contribution se limitera volontairement à l'exploration d'un aspect peu abordé du corpus proposé par les organisateurs: les relations entre les productions langagières écrites et orales de Méïté et Paulo et la situation de production qui était la leur. En raison même du caractère coopératif de la situation, ce corpus se prête à la formulation de questions concernant la notion de « contexte », vue non comme une variable mais comme un élément déterminant de l'activité langagière. Cette notion, encore peu théorisée, n'est ni le cotexte ni la consigne. Nous chercherons précisément à l'articuler en remontant de la production écrite finale de Méïté et Paulo jusqu'à la situation de production,. L'étude passe bien entendu par la négociation qui se mène entre eux à propos d'un élément textuel significatif. La construction de la notion de contexte permet de caractériser les « processus» rédactionnels. Le terme de processus reste associé au courant cognitiviste qui l'a introduit en France et à des présupposés intemalistes. La baisse d'influence de ce courant dans les recherches portant sur l'enseignement/apprentissage des langues, sur les relations entre langage et culture, ne doit pas faire illusion. En effet une croyance tenace prétend ramener « l'intérieur» à une sorte de mécanique cognitive, plus ou moins liée à une vision endogène du développement de l'être humain. Appuyée sur des postulats dualistes (au cœur, le «processus» ; autour, les « variables », dont le contexte), cette manière de voir interpréterait la rédaction coopérative comme la pure rencontre de deux subjectivités, comme elle voit les relations entre négociations et texte sous le seul angle de relations entre « l'oral» et « l'écrit»
saisis à travers des descriptions techniquement linguistiques. Nous le verrons, il y a là deux formes d'une même résistance à la primauté du contexte dans toute activité langagière. Notre contribution s'inscrit quant à elle dans une perspective « externaliste », moniste, soutenant le caractère externe et social du développement conjoint du langage et de la pensée. Nous nous inscrivons donc en rupture par rapport à diverses conceptions d'origine psychologique classique qui font dépendre les capacités cognitives d'une capacité à s'abstraire du contexte (cf. Donaldson, 1982, et pour la critique, Grossen, 1988: 59). Au contraire, bien convaincu que le contexte n'agit pas sur l'activité cognitivo-Iangagière sur le mode linéaire stimulus-réponse, nous considérons les représentations sociales comme une médiation active et déterminante entre le contexte social effectif et l'activité cognitivo-Iangagière, en fonction d'une polyopération que j'appelle «fictionalisation» (Bernié, 1998), qui est cognitive parce que d'abord discursive et dialogique. Dans cette perspective, l'appropriation de l'écrit peut être vue comme une construction simultanée de contextes discursifs et de nouveaux contenus: l'énonciateur n'existe qu'en tant qu'il est à la fois sujet social et sujet cognitif (Bernié, ibid.). D'où le poids de l'hypothèse « contextualiste ». La manière dont un sujet construit des significations renvoie à la structure symbolique de la culture au sein de laquelle il construit, l'un par l'autre, son langage et sa pensée. La propriété essentielle de toute production langagière est alors qu'elle constitue une réfraction du contexte. La question, à partir de là, est de pouvoir identifier l'aspect du contexte qu'à travers ses productions langagières le sujet parlant-écrivant a considéré comme focal ou « saillant ». La relation entre contexte social immédiat et contexte culturel, qu'articule la fictionalisation, est l'un des objets de recherche les plus importants pour une conceptualisation réelle de la notion. Elle se situe au cœur de la recherche d'une linguistique de l'activité langagière appelée à réaménager l'arsenal des outils d'analyse linguistique, et en amont immédiat des questions didactiques.
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production Le texte, une « intermédiaire» ?
« secondaire»
ou
La production de Méïté et Paulo est plutôt présentée comme la manifestation d'une activité ne renvoyant à rien d'autre qu'à ellemême. Cette situation sera analysée ci-dessous pour cerner des effets de contexte infiniment plus vastes que ceux qui relèvent de la seule consigne, à laquelle pourtant elle semble se réduire. Il faut pourtant observer que cette dernière sollicite déjà un travail adaptatif complexe: il s'agit pour les deux scripteurs d'accepter, d'intérioriser, un ~~ faire comme si» exigeant d'eux la capacité à concevoir un point de vue argumenté sur un thème dont rien ne dit qu'il corresponde à leurs préoccupations, et à l'organiser discursivement dans le format d'une pratique sociale dont rien ne dit qu'elle corresponde à leurs pratiques ordinaires de lecteursscripteurs: le genre «courrier des lecteurs », qui varie d'ailleurs considérablement selon la «communauté discursive» concernée (ici: les attentes, représentations et pratiques communes aux lecteurs d'un journal donné). Texte intermédiaire ou genre secondaire Pour caractériser donc la production de Méïté et Paulo, nous dirons que nous sommes en présence d'un «texte intermédiaire» alors que nous attendions l'apparition d'un «genre secondaire ». Balisons le terrain. - Qu'entendre par « genre secondaire» ? Admettant avec Bakhtine (1984; 269-307) que le genre est la propriété première, essentielle, de l'énoncé, nous intégrons divers aspects de ses « genres seconds ». Les genres seconds apparaissent dans des situations d'échange plus complexes que celles qui mobilisent les «genres premiers» immédiatement et empiriquement disponibles (pour un sujet donné). Ils supposent une élaboration où interviennent des conventions linguistiques comme médiation entre la situation et le texte. Cette médiation active est un moyen d'agir sur la situation. Je J'ai montré à propos de l'élaboration d'une « lettre compte rendu» en situation scolaire
(Bernié, à paraître). Ces genres sont également ~
bakhtiniens en ce qu'ils se situent dans une perspective génétique. Bakhtine, lui, fait surtout référence (1984: 264) à des genres constitués, stabilisés historiquement. Par «genre secondaire », nous entendons tout produit de la mise en interaction de « genres premiers ». Ce sont des textes composites d'un point de vue générique mais discursivement organisés à partir d'un principe de coordination qui transmute leurs composantes. Ils ne sont donc pas forcément caractérisés par une juxtaposition habile de séquencestype, mais par leur fusion, qui fait souvent disparaître toute possibilité d'identification typologique, toute pertinence des références typologiques (Bernié, à paraître). Un texte suppose en effet un point de vue d'auteur, orchestrant l'hétéroglossie constitutive du langage, qui est dialogique par nature (voir encore Bakhtine et l'articulation qu'il établit entre le point de vue d'autrui présent dans l'objet, et le discours de l'autre présent dans sa réponse anticipée). La construction de ce point de vue dans une situation complexe aboutit à un résultat toujours singulier, mais d'une homogénéité communicative ou rhétorico-pragmatique (au sens, proposé par l'école de Neuchâtel dans la « Sémiologie du raisonnement », de refiguration d'un circuit communicatif) assurant sa cohésion macrostructurelle.
- La notion de « texte intermédiaire»
:
Mise à jour par tout un pan de recherches didactiques récentes, elle n'est pas étrangère aux travaux en génétique des textes, bien que se situant sur un plan différent. Elle ne recouvre pas la notion, devenue classique, de « premier jet », car celle-ci amène toujours à considérer ce dernier comme moindre texte, appelé à une amélioration en référence à un modèle. La spécificité d'une production intermédiaire dans le cheminement d'un scripteur exige au contraire une approche attentive aux diverses facettes d'un « brouillonnement» indiquant la construction progressive d'une pensée, voire de connaissances, à travers celles d'une posture énonciative et d'une forme textuelle. Le « texte intermédiaire », lu dans sa spécificité, est le signe non d'un manque mais d'une mise en mouvement vers une intégration, valant pour une situation donnée, de voix, de sémiotisations de l'objet et de formes génériques, hétérogènes. La notion exclut donc, elle aussi, toute référence à une norme typologique ou à un ensemble de critères de cohérence se voulant universels. Au contraire, elle est attentive au jeu entre des modes singuliers de construction d'un point de vue 150
orcheslrateur. Et elfe mohilise pour ce raire des genres historiquement constitués, déposés dans la culture, outils incontournables de toute construction cognilivo-Iangagière. L'étude du «brouilfonnement» ne peut être prédicli\'e qu'indirectement. dans la stricte mesure Olr elle pcrmet d'analyser il quel mode de retraitement du contexte ren\'oie le texte intermédiaire, yia l'usage rail des genres. ESI>acc discursif ct gcm'cs discUl'sifs Analyser le produit d'une écriture plurielle dans celle perspecti\'(,~ impose d'interroger l'espace discursif et les genres discursi l's. - L'espace discursif: On observera cc qui s'est mis en moU\'ement entre les deux scripteurs. II faut décrire le partage de significations, l'espace discursif en soi. Réduire celle notion au «circuit» 11installer ou \'érifier, voire 11 la thématique de l'échange, reviendrai! 11 la banaliser et il la rendre inutile: dans toute cOllJnlllnicalion intervient une dimension phatique qui. \'lIe par Malinowski (llJ53) ou par Jakobson, correspond il ces propriétés. En réalité, il n'y a d'intérêt il parler d'cspace discursir que pour désigner le lieu Oll peuYent être circonscrites des significations partagées au prix d'opérations diverses. La notion est donc nellement distincte de celle d'« espace mental », qu'ellc soit YUCpar Fauconnier (llJR4) ou même par Wallon «< espace purement représentatir;\ l'inlérieur duquel le sujet se donne unc représentation du prohl~me », des proeéuures, un plan). Il s'agit d'une construction dynamique des interlocuteurs. À raide de moyens linguistiques dont l'utilisation repose sur les significations partagées, ils déploient un espace 11 l'intérieur duquel de nouveaux ohjets pourront être posés et des transformations cITectuécs. L'espace discursi r. ce sont donc des significations actualisées ET les opérations effectuées sur elles (Brossard, 19(4). L'approche de la co-construction d'un espace discursif dépend des indices qui témoignent. dans les productions langagières, de la prise en charge par chacun dcs interlocuteurs des significations créées dans l'interlocution. I)'une prise en charge et de rien de plus: la notion n'implique pas coïncidence stricte tics représentations, c'est-il-dire uu contexte intrapsychologique. LorslJue les interlocuteurs sont réunis autour d'un~ production commune, l'espace discursif peut rester hétérogène. mais il lie peul 151
exister sans recherche d'un «contexte de pertinence », c'est-à-dire sans accord, même à renégocier en permanence, sur la sémiotisation des objets ou des questions susceptibles d'y figurer. - Les genres discursifs: Le matériau à partir duquel un tel espace peut être construit est constitué de genres discursifs. Ceux-ci sont déposés dans la culture et correspondent aux actions langagières possibles dans diverses sphères d'échange. Chaque genre constitue une perspective sociale différente et leur diversité est à l'origine de l'hétéroglossie. Les deux scripteurs peuvent être porteurs de perspectives sociales différentes. Tout ce qui se co-construit procède d'une fictionalisation du contexte et se traduit par un usage des genres discursifs qui reflète l'état de la construction du point de vue commun. Cet état est considéré comme la condition sine qua non du texte ET comme l'indicateur de la gestion de l'hétéroglossie, le descripteur de l'espace discursif. Caractéristiques du texte de Méïté et Paulo Il peut être analysé comme un hybride générique et un ensemble de ruptures. - Un hybride générique sans intégration: Deux genres au moins coexistent sans se mettre « en interaction mutuelle» : l'article et la dissertation scolaire. La secondarité reste lointaine. La consigne pose une exigence de point de vue argumenté, les scripteurs n'en retiennent que l'argumentation sans point de vue, mais ils conservent une accroche journalistique observable dans le jeu des deux titres, celui qu'ils assument et celui qu'il imaginent pour le citer. À l'exception du tout dernier paragraphe, étudié plus loin, la suite se conforme à un de ces genres scolaires qui sont l'image de marque du système académique français: la dissertation, mais avec un niveau de performance analogue à celui de lycéens ayant assimilé la dispositio dialectique mais non ce qu'elle impose sur le plan des objets discursifs et de leur transformation. Cette rhétorique formelle vient-elle d'un réel choix de ne pas choisir, comme le disent les documents? Ou ce non-choix ne découle-t-il pas d'un rapport plus profond à la situation? L'analyse de la négociation et de la situation d'écriture fournira des indications à ce sujet. La question se pose alors des conséquences que le repli sur la scolarisation de la tâche peut entraîner sur la nature cognitivo152
langagière de leur activité. On peut légitimement poser une correspondance entre l'hybridation générique, l'hybridation des énoncés et les ruptures dans la construction des objets discursifs, que nous allons analyser rapidement, en référence à l'intégration des perspectives dont Bakhtine fait le caractère essentiel de « l'hybride bivocal ». - Un ensemble de ruptures: Ces ruptures diverses laissent apparaître dans le texte des perspectives hétéroclites sans principe de mise en coordination. La notion-outil de rupture peut être définie de la manière suivante, qui renvoie à la situation du récepteur et à une représentation assez classique de son activité cognitive: «Le lecteur lisant un texte s'adonne à un travail de construction d'une représentation de ce texte. Le traitement local lui permet d'enrichir, voire de modifier cette représentation. Il y a rupture lorsque ce cycle est interrompu: le lecteur ne parvient pas à intégrer le résultat du traitement actuel dans la représentation en cours d'élaboration.» (Brossard et al., 1996: 74). Les critères à partir desquels les ruptures peuvent être déterminées ont pour origine le postulat que la textualité signifie mise en coordination, au sens quasi-piagétien du terme, de données de provenance hétérogène. Centre de conscience pluriel, l'auteur existe à travers la manière de poser les voix les unes par rapport aux autres. La capacité d'orchestration de la polyphonie nous semble devoir être sollicitée de manière spécifique dans les situations d'écriture plurielle, où rien ne dit a priori que l'instance « locuteur» puisse trouver une pleine homogénéité. Ce qui intéresse la théorie du contexte est précisément la manière dont l'instance « locuteur» cherche l'homogénéité: c'est ce que nous analyserons à travers les ruptures observables et ce qu'elles révèlent comme rapport des scripteurs à la tâche. Les catégories cidessous distinguent, pour des raisons méthodologiques, des faits en imbrication constante. Ruptures ENONCIATIVES. Sans nous prononcer sur la compétence technique des scripteursl, nous désignerons sous ce terme des changements de repères pouvant perturber l'identification soit de la voix, soit de l'instance qui prend en
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Nous n'avons aucun moyen de déterminer s'il s'agit ici de problèmes strictement
techniques
d'appropriation
propres
à des « non-natifs
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».
"
charge telle énonciation: on se doute donc qu'elles interfèrent avec plusieurs autres types de ruptures: - plusieurs ruptures de prise en charge énonciative et donc
d'univers de croyance (Martin, 1985 et 1987) : entre « ceux qui» et « un autre avantage », les arguments sont assumés par un tiers au début, par le scripteur ensuite. La forme en « -rai» indique une relégation, non dans un univers contrefactuel mais dans un monde possible: il serait excessif de parler d'incohérence, beaucoup moins de constater un effet d'hétéroglossie. De même, mais à un degré moindre, le dernier argument de la première partie est modalisé d'une manière qui situe sa valeur de vérité dans un monde possible: «peuvent ». De ce point de vue, il faut souligner l'ambiguïté de «corrigeraient» : y a-t-il mise en scène indirecte de leur projet ou rapport d'un argument non partagé? - apparition finale d'une voix sans correspondance dans le reste du texte, donc étrangère à la «dramaturgie discursive» (Bonnes Vacances, etc...) : qui parle à qui et dans quel lieu social? La voix pourrait être la même que celle qui énonce ce qui apparaît (qui pose un problème analogue), sans un changement de genre qui remet en question la mise en scène journalistique initiale. Elle pourrait être la même que celle qui assume heureusement pas réussie si celle-ci, la négociation le montrera, n'était pas soustendue par un souci stylistique normatif et ne pouvait donc être assumée par un sujet-scripteur déjà partiellement entré dans un nouveau contexte. Ces voix viendraient s'ajouter aux trois voix socialement identifiables: la voix du journaliste fictif (celle qui introduit) ; la voix scolaire (qui énonce les arguments puis leur « synthèse»); et une voix «commentative» qui se superpose tantôt à la première (heureusement pas réussie), tantôt à l'autre (les cas ci-dessus), sans que son homogénéité puisse être garantie. Ruptures STRUCTURELLES.Elles tiennent à la difficulté à faire fonctionner les organisateurs textuels, et sont donc repérables au niveau des relations entre mouvements discursifs. Ce type de rupture prend en compte le fonctionnement inhérent au genre adopté. En effet, s'inscrire dans la forme argumentative scolaire standard (matérialisée par la dissertation) n'est pas innocent: un genre-témoin de la culture scolaire (comme, sous d'autres formes, le résumé ou le compte rendu) fonctionne, comme tout genre, comme cadre à partir duquel des hypothèses anticipatoires peuvent être formulées en fonction de normes fonctionnelles qui lui sont 154
propres (<< Si les genres du discours n'existaient pas (...), l'échange verbal serait quasiment impossible» écrit Bakhtine, qui renvoie à la structure compositionnelle pour « prévoir la fin », 1984: 285). Il en va de même de tous les autres outils sémiotiques historiquement déposés dans une culture. Le problème est ici celui des relations entre première et deuxième partie, et deuxième partie et clôture, reliées par des enchaînements «locaux» ou de proximité non extensibles, ce qui bloque l'interprétation du mouvement discursif. : - pour la conclusion: me référant à diverses analyses du connecteur «donc », je dirai que la relation de pertinence énonciative, qu'il organise, ne peut fonctionner qu'en direction du seul dernier argument « contre », mais en direction ni de la seconde partie entière, ni, a fortiori, de l'ensemble. On conclut sur la seule question du temps libre parce qu'elle vient d'être évoquée. Les arguments « contre» sont complètement ignorés par il faudrait..., qui ne répond qu'à un seul et ne peut jouer aucun rôle récapitulatif; - même enchaînement local pour la seconde partie. Le changement de scripteur peut être considéré comme un indice macrostructurel. Or, Méïté commence en répondant au dernier argument écrit par Paulo, ce qui ressemble plus à une réplique ponctuelle qu'à une planification écrite. Ruptures DANSLA CONSTRUCTION DESOBJETSDISCURSIFS.On constate des changements d'objets discursifs dont on ne peut rendre compte ni par mouvement argumentatif (par exemple l'examen d'un contre-exemple), ni à l'aide des opérations de construction d'objet de la logique naturelle (Grize et al., 1984 et 1985): - la reprise de la dispositio formelle de la dissertation, conditionnée par le refus de choisir, conduit les deux scripteurs à bâtir un mouvement thèse-antithèse-synthèse qui aboutit à un pur collage verbal: les travaux en groupe à la maison, sémantiquement inconsistant surtout après l'argument selon lequel la suppression des devoirs à la maison ne compromettrait pas l'aisance du travail en groupe! On peut y voir le résultat inévitable du refus de se construire un point de vue: penser la synthèse se réduit à une salve rhétorique supposant la compatibilité d'objets construits initialement dans des logiques contradictoires, mais sans qu'ils 155
aient été reconstruits ou sémiotisés de manière à pouvoir entrer dans la logique d'un point de vue nouveau; - deux autres aspects du texte témoignent de surgissements analogues: dans l'argument « la surcharge de devoir », on glisse de trop de devoirs à pas assez de place, alors que le début appelait pas de possibilité de se faire aider par les parents. Enfin, le dernier argument (Ce qui apparaît ...) introduit une rupture avec les «classes défavorisées », car il fait essentiellement mention d'activités de loisir pour classes aisées. La mise en coordination de ces éléments issus de points de vue différents est inexistante. Ruptures ARGUMENTATIVES2. Le second titre, inventé pour introduire le débat en développant provisoirement un registre journalistique, présente un dysfonctionnement patent qui peut être interprété à partir de l'hypothèse d'un conflit de contextes. Argumentativement, il est autophage : heureusement pas réussie détruit en bonne partie l'effet recherché, alors que «tentative» suffisait. C'est une autre voix non intégrée ou mal intégrée: elle apparaît comme énoncé-commentaire, peu compatible de surcroît avec les normes du titrage (heureusement), sans articulation avec une prise en compte de la dimension pragmatique globale de l'écrit à produire. Mais le problème est plus complexe, et mérite d'être repris sous l'éclairage suivant. Ruptures GÉNÉRIQUES.Elles sont le lieu où se concentrent à peu près tous les types de ruptures, vu que les genres peuvent être vus comme des «jeux de langage» (Wittgenstein) propres à une sphère d'échange; ils incluent indissolublement un style et le dicible de cette sphère. Leur manipulation est lourde de conséquences sur le plan des figures sémiotiques, de la construction des objets discursifs et par conséquent de la tenue de l'orientation argumentative. Les deux titres sont un remarquable exemple de cette concentration, d'autant plus significative que dans l'élaboration d'un écrit le titrage joue souvent un rôle d'outil psychologique, de lieu de régulation de la conformité du texte à sa « base d'orientation» : -------------------2 J'exclus
le curieux fonctionnement de «néanmoins », dû peut-être à une maîtrise insuffisante de l'aspect. Apparemment, il y a rupture argumentative: la pratique des instituteurs présentée comme une loi fondant la possibilité de se poser une question... Mais avec «reste posée » au lieu de « se pose », plus de problème: «malgré la pratique des instituteurs, un état questionnant demeure ». Y a-t-il vraiment, dans les pratiques discursives effectives, des problèmes de connecteurs seuls? 156
- le premier titre écrit en tête par Méïté déplace dans un premier temps le «faire comme si », mais vers quelle situation? Faites votre choix, sorte d'incitation à la consommation, introduirait une erreur générique dans le cadre de la consigne d'écriture, en supposant un destinataire et un lieu social inadéquats. D'un point de vue à la fois générique et pragmatique (impossibles à séparer dans l'optique bakhtinienne), on se rapproche davantage du « chapeau» d'un courrier des lecteurs que d'une lettre citée; - le titre imaginé peut être caractérisé sur deux plans. Sur un plan fonctionnel, il annonce soit une orientation opposée aux devoirs à la maison, soit la critique à venir d'un lieu commun. Mais rien ne confirme la première hypothèse passées les premières lignes suivantes, ni la seconde: cela reste un énoncé hétéroglosse qui n'est pas intégré au texte et qui semble guidé par le refus de choisir. Son caractère autophage, dû à l'irruption d'une modalisation d'orientation pragmatique opposée à celle du début, fait cohabiter deux voix énonciati ves argumentant chacune en faveur d'une conclusion opposée (la tentative de suicide doit ou non retenir l'attention). L'analyse de la négociation montrera l'origine de ce dysfonctionnement, qui entérine la rupture avec la consigne sur le plan des significations: la modalisation problématique appartient en propre à une position énonciative étrangère à la «dramatisation discursive ». On observe donc une coexistence entre l'absence de point de vue (mais cette manifestation-ci relève-t-elle vraiment d'une « décision» ?), et un rapport difficile aux pratiques sociales de référence sur lequel on peut faire deux hypothèses: (i) non-natifs, Méïté et Paulo connaissent mal les supports dont ils parlent; (ii) il y a là un nouvel indice de leur incapacité à se construire une position énonciative dans le cadre d'un «faire comme si ». II y a probablement interférence entre les deux: leur difficulté à gérer l'hétéroglossie et la méconnaissance des normes fonctionnelles des genres et usages de référence, ce qui accréditerait la conception des genres discursifs comme outils psychologiques indispensables. Etat du texte commun Les choix qui peuvent enclencher l'orchestration de l'hétéroglossie semblent avoir été jusqu'à présent évités. Le stade rédactionnel sur lequel s'arrête le corpus permet de pointer des indices de ce qui peut se révéler facilitateur ou bloquant au stade 157
intermédiaire de la construction d'une posture de scripteur. L'on a pu dire que Méïté et Paulo transgressent la consigne: sans doute, mais pas les divers contrats qui la sous-tendent. Ils conservent de la consigne son implicite: ils sont en situation d'enseignés et leur rejet reste conditionné par ce qu'ils s'estiment autorisés à faire de cette situation, c'est-à-dire par des représentations sociales lourdes de conséquences, Valsiner l'a montré, sur la sémiotisation de l'objet: la transgression s'arrête en route, comme le développement linéaire de leur texte l'illustrerait métaphoriquement. Comme l'a dit MariaLuisa Schubauer-Leoni3, les sujets ne peuvent être décrits comme assujettis essentiellement à « l'horloge de leur cognition intraindividuelle », mais, mutatis mutandis, ils «importent dans les expériences ou les entretiens les comportements de quelqu'un qui a acquis des règles de comportement d'enseigné. Même si l'on voulait étudier l'enfant qui apprend, on trouverait, le temps d'un entretien expérimental,
un élève qui se croit enseigné.
»
Tel est donc l'état intermédiaire du « brouillonnement ». D'un élément à l'autre, tout se passe comme si on ne parlait ni depuis ni à l'intention de la même communauté discursive. Au total, est absente la (seule) condition sine qua non de toute cohérence possible: un principe de mise en interaction mutuelle des contextes en présence. Cela ne veut dire ni qu'une cohérence « totale» soit un objectif, surtout lorsque l'on écrit à deux, ni qu'un principe de mise en coordination ne puisse apparaître dans une phase ultérieure: la co-construction d'un contexte commun n'est pas un « pré-requis» ! Mais de cette transformation, nous ne pourrons évidemment rien dire.
Négociation et source immédiate du « brouillonnement » Rôle de la négociation La négociation entre les scripteurs autour des titres permet-elle de rendre compte du « brouillonnement » ? Les arguments négatifs ne seraient pas sans poids: cette négociation ne concerne ni le moment où ils décident de ne pas choisir entre les deux thèses, ni -------------------3 Neuchâtel,
10 Septembre 1996, conférence prononcée dans le cadre du colloque «Penser le temps» pour le centenaire de Jean Piaget, sous le titre: « Rapport au temps et intention d'enseigner» .
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l'élaboration des arguments, ni l'écriture du texte, notamment l'invention du «travail en groupe à la maison» ou des « Bonnes vacances» finales. Quelle signification lui accorder? Sans doute celle qui a justifié sa transcription: l'élaboration d'un incipit est toujours censée concentrer les représentations que le scripteur se fait du contrat qu'il tente de nouer avec son lectorat potentiel, et révéler ainsi la manière dont le but et le destinataire sont fictionalisés. De plus, comme nous l'avons dit, la réflexion sur un titre peut être considérée comme la mise en œuvre d'un outil psychologique permettant de réguler les relations entre le texte et sa base d'orientation. Enfin, la « curiosité» de la situation est évidemment l'enchaînement de deux titres, l'un repris à leur compte par Méïté et Paulo, l'autre représentant pour eux le TiersParlant, la base doxale à partir de laquelle le débat peut être instruit: la distance entre eux, quelle qu'elle soit, peut aider à décrire l'espace discursif au sein duquel la production est élaborée. Au niveau superficiel des contenus, l'affaire peut sembler vite entendue: les considérations organisationnelles ou formelles dominent: un accord non motivé sur celui qui va écrire, (368376) ; puis, à partir du sort à faire aux deux titres proposés, sur la nature du texte à produire (377-403) ; suit la discussion sur le « vrai» titre (apparemment abandonné en 417 sur un c'est pas grave 1, mais la conception a été maintenue dans le texte) puis sur le «faux », à partir, non du contenu, mais du style (426), puis des références censées cadrer sa formulation (465 sqq.), pour revenir sur des considérations sur la justesse de la formulation (entre autres 511) ou sur le statut rédactionnel de ce titre (546-548) accompagnant l'écriture proprement dite. À première vue, les significations négociées concernent donc le ton, le style et la relation avec des normes formelles de la rhétorique scolaire (418419: normalement, on fait une petite introduction), enfin la formulation. Rôle des conflits
de contexte
En filigrane se lisent des conflits de contextes portant sur le triple plan cognitif, langagier et pragmatique. Ils mettent en jeu la dimension psycho-affective de l'activité scripturale. C'est le caractère non assumé de ces conflits qui caractérise cet espace discursif-là, dans son hybridation. 159
- Le plan cognitif: Il concerne leur relation au référent (ce que les deux scripteurs savent et pensent du problème posé par les devoirs à la maison) et leur perception des enjeux de la tâche. Les négociations reproduites ne concernent pas directement le premier point. En revanche, la question de savoir pourquoi on leur demande cette production occupe indirectement une bonne partie de l'espace discursif. La scolarisation de la tâche constitue une première réponse: on écrit, non pas forcément pour l'enseignant qui a distribué la consigne, mais en référence à une norme textuelle dont l'institution scolaire est détentrice. La manière dont émerge cette interprétation est significative. - Le plan langagier: Révélant l'interprétation, il s'inscrit pour partie dans le prolongement du précédent. Le conflit sous-jacent des contextes affecte les deux aspects de ce plan: la question du modèle d'écrit à convoquer et celle des formes discursives à mettre en œuvre. La raison pour laquelle les deux scripteurs rejettent les deux titres entre lesquels choisir, selon la consigne, est d'abord formulée par Méïté : le décalage entre le type d'écrit à produire (un point de vue justifié) et le fait qu'ils ont trouvé des arguments en faveur des deux thèses opposées. La justification d'un point de vue n'exclut pas la prise en compte du point de vue opposé, et la consign~ ne spécifiait rien sur ce plan: nous sommes donc en présence d'une représentation et non d'une donnée objective du contexte, qui évolue dès lors que cette position est, même tacitement, admise. Cette raison propre à Méïté est, en effet, immédiatement relayée par Paulo qui reformule ses positions sur un tout autre registre: un jugement de pertinence épistémique (393), la reformulation d'une loi compositionnelle (395, 397, 419). Nous sommes ici dans une intrication étroite de la représentation de la tâche, de la « posture» et de la planification: Paulo est celui des deux qui, au long de cette négociation, concentre à la fois une attitude de nonengagement par rapport à la finalité de la tâche et à la textualisation (387 qui éclaire la signification réelle de 377,417, 429 et surtout 547, où l'on constate qu'il est resté à côté de ce qui s'élabore depuis 496: le « faux» titre) et aussi l'attitude la plus nette de scolarisation de la tâche, en particulier par son emploi du métalangage de la dissertation (393, 397, 419). Méïté a construit pour sa part une représentation de la tâche bien différente. Ses 160
interventions sur les formes discursives le montrent, d'abord parce que, d'un point de vue quantitatif, elle y est infiniment plus « présente» que Paulo. Ensuite parce qu'elle y montre une fictionalisation qualitativement différente de la tâche, ce qu'éclaire le point suivant. - Le plan pragmatique: destinataire permettent de dire qu'une partie de l'espace discursif est centrée sur la construction d'une image d'énonciateur par le biais de calculs stylistiques, donc d'un travail de l'image de destinataire. C'est le plan que nous avons appelé pragmatique. Nous précisons qu'il présente pour le scripteur des enjeux au niveau psycho-affectif. Rappelons en effet que, dans une perspective moniste, le style ne relève en rien de l'ornementation du contenu, mais qu'il constitue le lieu où se reconstruit un circuit de communication, et qu'il est en relation essentielle avec les objets discursifs réellement construits (Bernié, 1994). Pour reprendre en la détournant une expression d'Anne Reboul (1992), le style, ce n'est pas l'homme mais la relation locuteur destinataire, même si l'on doit ajouter: médiatisée par le contexte reconstruit et par les genres disponibles. De ce fait, le style conditionne la réponse à fournir à l'une des questions déterminantes de toute fictionalisation, «En tant que qui écrisje? », « Quelle image de moi-scripteur veux-je donner? ». La négociation portant sur les titres, surtout le second titre, est sous-tendue par des références explicites (426) mais non réflexives à des normes stylistiques qui engagent l'ensemble de ces aspects. Les échanges 426-445 et 486-495 sont émaillés de jugements stylistiques (intéressant, sobre, attirer l'attention, exagéré, trop exagéré, simple, modeste, aimer, aimer mieux ...), qui montrent que l'espace discursif est partiellement occupé par une fictionalisation. Si le résultat est ce que nous avons vu, c'est que la fictionalisation n'est jamais débattue en tant que telle. Et c'est la manière dont sont traitées les références à des supports donc à des pratiques sociales, à des communautés discursives (Le Monde, Le Monde de l'Éducation, Paris-Match, Gala) qui le démontre. Les différences, les raisons des préférences ne sont pas évoquées; tout se passe comme si les normes stylistiques auxquelles les deux scripteurs ne cessent de se référer renvoyaient à une image de l'argumentation flottant sub specie aeternitatis : il faut pas exagérer les sentiments, 161
dit Méïté. Allons-nous assister à la résurrection de débats sur le « goût» ? Ce risque académique ne se concrétisera pas. Une double conclusion Premier point: ces préoccupations et leurs «blancs» sont également partagés par les deux scripteurs. Paulo est le principal porte-parole de la scolarisation de la tâche, mais Méïté l'admet, voire devance sur ce point son équipier; elle est le principal initiateur des considérations stylistiques (426) mais Paulo les reprend à son compte (445). C'est en ce sens que le conflit de contextes se distingue d'un conflit des subjectivités ou des rôles (tel que le voit l'ethnométhodologie) : il traverse les deux scripteurs, inégalement selon les aspects du problème en jeu à tel ou tel moment. La construction du contexte est une dynamique qui fait varier également ces effets fond / figure. Deuxième point: ignoré, le contexte se venge. S'il y a bien coconstruction d'un espace discursif, celui-ci n'est pas de nature à mettre en interaction mutuelle les fictionalisations respectives de Méïté et de Paulo; surtout, il ne saurait être assimilé à un «contexte de pertinence ». Entre les «événements de parole» (Hymes), ancrés dans un contexte quotidien, et les genres secondaires, bout et but du «faire comme si» des situations provoquées, le scripteur doit construire un contexte de pertinence lui permettant de mettre en relations les données de la situation, les genres premiers dont il dispose, l'interdiscours hétéroclite et les pratiques de référence qu'il connaît. La difficulté de la rédaction conversationnelle réside sans doute dans le dédoublement des opérations nécessaires, puisque le contexte de pertinence est à construire entre l'enseignant et les deux scripteurs d'une part, et entre chacun des deux scripteurs d'autre part. Mais son intérêt réside aussi dans cette propriété consistant à faire passer par une contrainte situationneIle ce travail d'orchestration, par une situation dialogale cette élaboration dialogique, de permettre à chacun des deux scripteurs l'intériorisation des contextes et des rôles du fait qu'ils sont, dans un premier temps, extériorisés. D'où le rôle des écrits intermédiaires, qui rendent possible ce mouvement: dans quelles conditions? C'est là qu'interviendra la situation.
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Situation d'écriture et mise en scène de l'enseignant: ostension ou sémiotisation de l'objet La situation se révèle tout aussi hybride que le texte. Tout en renvoyant au «faire comme si» caractéristique de l'écriture scolaire, elle ne prétendait pas être une situation d'apprentissage. La présentation de la consigne, son mode de passation, ses manques le disent: il n'est question que de faire exécuter une tâche isolée, non inscrite dans un processus d'acquisition ou dans un projet communicatif clarifiant les paramètres contextuels. Pourquoi pas? L'important me semble être d'éviter de croire que ce type de situation autorise à prendre les productions qui y naissent comme un observatoire possible de problèmes linguistiques ou de processus rédactionnels «purs» (dont la réalité même est d'ailleurs des plus hypothétiques). Compte tenu du fait que le contexte n'y a fait l'objet d'aucun «travail », que peut-on en attendre? Le propre de l'écriture est de rendre impitoyables les effets de contexte: les productions obtenues dans des situations provoquées, mais non spécialement « travaillées », montrent avant tout le caractère central du contexte, mais par la négative ... Etudier plus avant ces effets supposerait d'autres protocoles4. Dans une visée plus praxéologique, de telles productions peuvent servir à enclencher un processus de prise de conscience chez les scripteurs, ce qui légitime l'étude du «texte intermédiaire ». Hors de telles perspectives, le risque de dérapage vers les ornières intemalistes nous semble réel. Le fonctionnement de la situation peut être décrit comme suit: l'enseignant choisit un mode de passation relevant de l'ostension de l'objetS, démarche fréquente dans les situations scolaires tout venant, lorsque l'enseignant entreprend de traiter « ouverture» et « motivation» par évocation d'un objet socialement attesté. S'ensuivent deux effets: -------------------4
Mis en oeuvre à Bordeaux autour des conduites argumentative (Brossard et al., 1996) ou
explicative (DEA de Martine Jaubert), et de mes recherches sur les genres du « travail de résumé, compte rendu, synthèse, etc. Dans tous les cas, les production obtenues l'école» dans des situations « tout venant» sont, pour être utiles à la recherche, confrontées à des productions obtenues dans des situations aménagées pour étudier les aspects focaux du contexte. S Terme que je préfère à celui de « monstration en langue ", qualifiant le raisonnement naturelle, vs démonstration: « Un objet, écrit J-B. Grize en conclusion de la « Sémiologie du Raisonnement », ne se démontre pas, il se montre ».
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- la situation
d'écriture repose sur une dissociation entre consigne et sémiotisation de l'objet (Ie texte à produire), alors que rendre ce dernier maniable supposerait une clarification des différents systèmes de sémiotisation dans lesquels s'inscrivent ses usages (sans qu'il y ait nécessairement là une phase préalable, comme il a déjà été dit). En effet, on ne peut enclencher de processus de coconstruction d'un contexte de pertinence si les parties en présence ne distinguent pas les deux systèmes de sémiotisation de l'objet: celui qui vient de l'usage social et celui qui vient de la situation dans laquelle l'activité productive est sollicitée. Ce qui, comme le remarquent Dolz et Schneuwly (1997) entraînera un dédoublement du genre discursif impliqué. Sans cette différenciation, il semble difficile d'initier la construction du champ axiologique dans lequel va s'inscrire l'argumentation, du contexte de pertinence. Or la présentation balaye de manière monologale toutes sortes de représentations hétérogènes attachées à l'objet, de l'institution aux médias, puis de la Loi à la Pratique. Et le deuxième système de sémiotisation reste ignoré... On ne peut s'étonner du traitement qu'une fois seuls les scripteurs font subir à l'objet; - l'ostension laisse le champ au contexte étroit (au premier sens proposé par Rogoff, 1984, celui que crée l'interaction sociale dans laquelle a lieu la passation - et qui spécifie, même dans notre dos, le contrat didactique, le contrat de communication, etc.), c'est-àdire à des représentations de l'objectif traversées, dominées par celles de la situation de production, puisque les scripteurs n'ont pas de moyen de recul pour les raisons évoquées supra. Ce qui explique la permanence d'un contrat de type scolaire même lorsque la consigne est abandonnée. Le conflit peut faciliter la production ou lui faire obstacle. Les deux aspects de la mise en activité de Méïté et Paulo convergent pour compromettre leur possibilité d'adopter un point de vue « surplombant» pour gérer le conflit de contextes d'une manière qui le ferait évoluer vers la « mise en interaction mutuelle ». La voie serait à chercher du côté des situations permettant au scripteur de reprendre à son compte plusieurs rôles, dans un sens suggéré par J. Wertsch (1991), malgré l'écart entre ses publics et celui-ci. Un apprenant qui maîtrise une situation langagière complexe y parvient lorsqu'il peut assumer pour son propre compte les rôles discursifs des différents participants à l'interaction. Il ne réduit pas le langage à une fonction purement instrumentale. Les étapes et 164
productions intermédiaires favorisent cette maîtrise lorsqu'elles font entrer progressivement l'apprenant scripteur dans le «jeu de langage» de ses partenaires. Il peut alors identifier les fonctions du jeu de langage et en intégrer l'implicite au point de devenir capable d'effectuer toutes les inférences nécessaires. Encore faut-il que puisse se développer entre les partenaires cette « compréhension responsive active », dont Bakhtine fait la condition de la mise en interaction mutuelle des contextes. Acculturation et institution du sujet - d'un sujet situé - telles en sont les conditions. Ce principe peut inspirer la réponse à la question: que signifie l'espace du « faire comme si » ? L'intérieur,
l'extérieur et le « focal discursif»
Le contexte joue un rôle déterminant sur l'activité langagière, dans un fonctionnement qui montre que sa structure ne relève en rien de la «pelure d'oignon », de l'at1ichaut ou des poupées russes. Ceci vaut pour les rapports du contexte social étroit et du contexte large, comme pour les différents paramètres fictionalisés par le scripteur, qui bougent au fil de la construction en faisant varier les rapports fond-figure. Apprendre le langage, c'est entrer sans cesse dans de nouveaux contextes, avec tous les réaménagements linguistiques et « posturaux» que cela implique. Mais le contexte «étroit» (linguistique chez Vygotski, social immédiat chez Rogoff) n'est pas toujours «central» par rapport au contexte culturel et à l'interdiscours (Bakhtine, Wertsch), donc aux genres que le scripteur mobilise afin d'objectiver sa représentation de la situation. Ainsi, au delà de l'enjeu psychologique (fondement d'un point de vue extemaliste), il y a ouverture d'une voie à l'analyse des productions langagières dans une perspective proche de la sociolinguistique interprétative, celle de Goodwin, Gumperz ou Hymes, pour qui le contexte social n'est pas un donné objectif, mais peut être accédé en tant que produit des actions langagières conjointes des interactants. Ce qui est premier dans le langage, ce sont des usages contextualisés, donc des genres, à travers lesquels notre langue nous est donnée. C'est à travers les genres vus comme outils d'évaluation des situations que se forge la pensée: ce que tente de décrire notre « fictionalisation ». La notion est proche à la fois des 165
«jeux de langage» du second Wittgenstein et des éclairages rendus possibles par la conception peircienne du «signeinférence» sur la manière dont les objets font sens. Le chemin à faire pour théoriser plus complètement ce point de vue est
assurémentlong, en liaison avec les tentativespour reconstruireles liens entre langue et activité humaine. linguistique de l'activité langagière est rompre avec le carcan épistémologique système linguistique certes soumis
Pourtant, le besoin d'une pressant, comme celui de imposé par la vision d'un à évolution sociale et
historique, mais toujours déjà là pour la « masse parlante» qui se borne à l'actualiser sans jamais pouvoir agir sur lui. Prendre cette option, est-ce sortir de «la linguistique»? Peut-être, vu les contours épistémologiques actuels du terme. Mais des « sciences du langage» ? Sûrement pas. Cette option exclut l'idée de parler du produit sans parler du processus, en saisissant celui-ci dans toute sa complexité, avec toutes les médiations qu'il met en jeu et que nous essayons de conceptualiser sous le nom de « fictionalisation ». D'où l'intérêt didactique. L'élucidation du rôle du contexte coïncide avec les conditions requises pour comprendre ce dont ont besoin les apprenants pour devenir auteurs de leurs textes... Le contexte étant un concept en action plus que formellement défini, tout un terrain est à explorer à la lumière de la question: « Qu'estce qui, dans telle situation, conduit à penser que c'est tel événement ou tel aspect, qui est focal» ? La dimension pertinente varie selon l'activité en jeu. Une recherche didactique doit prendre en compte cette variation. Au fil de nos recherches de ces dernières années, nous avons été amené à étayer quelques hypothèses paradoxales concernant l'aspect focal, variant même dans divers genres scolaires proches: rôle de l'image de destinataire dans le résumé ou du « poids» historique du genre dans un écrit parfois réduit au degré zéro de la textualité comme le compte rendu. Les recherches sur ce plan devront prendre en compte le noeud des relations entre l'objet et sa sémiotisation, le processus de dévolution de la tâche et sa gestion, la représentation d'une situation toujours «institutionnalisée» et l'orchestration de l'hétéroglossie. Telle nous semble être la voie privilégiée pour saisir le rôle actif des productions langagières (orales ou écrites, bien que chacune le fasse différemment) dans les processus d'élaboration des connaissances. 166
REFERENCES
BIBLIOGRAPHIQUES
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DEUXIEME PARTIE
Processus rédactionnel, cognition et apprentissage
Christian Brassac Université Nancy 2
Rédaction coopérative: un phénomène de cognition située et distribuée Introduction Dans ce texte nous abordons le processus de rédaction coopérative comme un processus cognitif collectif. Plus précisément, nous nous y intéressons en tant qu'il s'agit d'un cas particulier de conception distribuée d'une inscription. En effet, deux sujets en situation de rédaction coopérative sont en position, tout à fait concrètement, de produire conjointement l'écriture, la scription d'un texte, que cela soit sur une feuille de papier, sur un tableau noir ou sur un écran d'ordinateur. Lors de cette activité scripturale, ils conçoivent quelque chose, ils se placent dans un processus de création (au sens non sacralisé du tenne), ils réalisent une altération du monde; ils produisent une inscription modifiant l'état de choses dans lequel ils interagissent. IJs le font de telle sorte qu'ils sont co-responsables de l'action d'écrire, action par conséquent distribuée sur les deux scripteurs. C'est en ce sens que nous soutenons que la rédaction coopérative est un exemple, parmi d'autres, de conception distribuée d'une inscription. Maintenant, il est clair que le terme «rédaction» renvoie naturellement à la production d'un texte. Nous nous proposons d'élargir cette acception à des inscriptions relevant non seulement du système symbolique linguistique mais aussi à des représentations graphiques, ici relatives au dessin technique. De fait, le produit graphique que les sujets, dont nous étudions ici les conduites, réalisent consiste en la cotation d'un dessin industriel. Plus précisément, nous proposons une analyse d'un processus conjoint de marquage d'une face de référence sur un dessin de définition d'un dispositif électrique.
Pour ce faire nous adoptons une position de psychologue des activités cognitives collaboratives. Il s'agit pour nous de capter, en situation naturelle, les conduites (verbales et non verbales) que les dessinateurs-projeteurs constituant le groupe de travail mettent en œuvre dans cette activité conjointe finalisée. Inscrite dans un paradigme interactionniste en psychologie, empreinte d'une posture constructiviste (versus cognitiviste) en sciences de la cognition, la méthodologie que nous mettons en œuvre nous conduit à analyser de façon intriquée et les actions langagières et gestuelles, et les manipulations d'objets du monde que les sujets humains agissent dans la séance de travail. Dans un premier temps nous allons exposer le point de vue de psychologue des processus cognitifs collaboratifs que nous adoptons pour aborder l'étude de l'inscription conjointe qui nous occupe. Dans un second temps nous présentons la situation de recueil des données et nous proposons une analyse détaillée de la dynamique du marquage tel qu'il s'est réalisé dans l'ici et maintenant de la séance. Nous conclurons ensuite en avançant quelques idées relatives à la question plus générale des processus cognitifs situés et distribués.
Point de vue collaborative
de psychologue
sur
la conception
La démarche que nous adoptons s'inscrit dans le domaine de l'étude des processus de conception collaborative. Domaine qui peut, et doit selon nous, intéresser toute conception de produit ou de système de production. La rédaction coopérative est un cas particulier de ce type de situation. Celle qui nous intéresse ici met en présence des experts relevant de métiers différents. L'étude de l'intégration de ces expertises différenciées, en moments et lieux donnés, au cours du processus d'élaboration, conduit à analyser en profondeur la dynamique des échanges entre les acteurs concernés par le processus de conception. Ce sont ces moments et lieux, étapes cruciales, qui sont l'objet de nos investigations. Nous agissons en tant que psychologue analysant des processus cognitifs. Les situations étudiées sont nécessairement des moments où sont co-présents des acteurs. Ces acteurs, humains et artefacts, 172
sont placés en situation d'interaction. Les interactions entre les individus sont médiées à la fois par l'usage du langage et par la manipulation des objets. C'est sur cette double médiation que s'appuie notre travail d'analyse. Notre entrée privilégiée dans le concret de ces échanges est constituée par l'interlocution. Notre méthode d'analyse prend pour objet l'enchaînement conversationnel et, par ailleurs, s'attache à rendre compte de la manipulation des objets, présents initialement et apparaissant au cours de la séance de travail. Nous allons présenter cette méthode en commençant par l'étude de l'échange conversationnel. Nous donnerons ensuite quelques éléments sur les manipulations des artefacts. Conception distribuée et logique interIocutoire Notre angle d'attaque relève de l'analyse des conversations. Le postulat est le suivant: il est possible d'atteindre les processus cognitifs humains en analysant les productions langagières des sujets en situation interlocutoire. Mieux, une description fine de l'enchaînement conversationnel, à fin modélisatrice, est une méthode fiable de mise à jour des mécanismes de la cognition humaine. C'est la notion d'acte de langage, en tout cas primitivement, qui nous sert de point de départ. Lorsque le sujet, en contexte conversationnel, profère un énoncé, il accomplit un acte dit de langage. Cet acte est le maillon élémentaire qui fonne la trame de l'enchaînement conversationnel. La théorie des actes de langage aura abouti, dans un premier temps, à son axiomatisation en une logique illocutoire (Searle et Vanderveken, 1985), puis dans un second temps à l'élaboration d'une sémantique formelle générale (Vanderveken, 1988). Certes cette théorie est et a été vivement critiquée de toutes parts. Un, parce qu'elle est empreinte d'un monologisme radical et, deux, parce qu'elle est souvent considérée comme tout à fait inadéquate quant au rôle d'unité d'analyse de l'interaction verbale qu'elle fait jouer à l'acte de langage. Nous ne pourrons ici développer ces débats (pour plus de détails voir par exemple Brassac, 1992b) mais il est clair qu'une des principales critiques est que cet appareillage formel qui modélise tout à fait complètement, via l'étude approfondie de l'acte de langage, l'expression et la compréhension du langage par des sujets 173
humains, faillit gravement à rendre compte de l'usage du langage en situation de dialogue. À cela deux raisons principales: la non prise en compte des aspects non littéraux, tout à fait fondamentaux dans l'intersubjectivité, et le caractère statique d'une analyse qui n'aborde pas du tout le processus se jouant dans le déroulement conversationnel. Car l'enjeu est bien là pour qui veut tirer profit de cette théorie pour modéliser l'interaction dans son déploiement, pour qui veut rendre compte du processus interactionnel. La réponse consiste en ce que l'on pourrait appeler une «dialogisation» de cette sémantique formelle générale. Dialogisation dont l'objectif est de conduire à circonscrire et la gestion de la non littéralité et la dynamique de l'échange interlocutoire. C'est cette dialogisation qui constitue la logique interlocutoire exposée en détail dans (Trognon et Brassac, 1992; Brassac, 1992a) ou dans (Ghiglione et Trognon, 1993). L'idée fondamentale est que l'énoncé initial (contrairement à la théorie classique) n'a pas de statut illocutoire indépendamment de son traitement, au long de la conversation, par les deux interactants. Ce statut n'est pas le seul fait de son locuteur, il n'est pas non plus le seul fait de l'auditeur, il est élaboré à travers la négociation de sens paf le couple d'interlocuteurs. Un énoncé donné, dans une conversation, ne possède pas un sens que son locuteur lui aurait attribué une fois pour toutes (que ce sens soit le sens littéral ou non) ; cet énoncé n'acquiert un sens que dans le jeu subtil de négociations, jeu dont les deux conversants sont les acteurs et qui conduit à la stabilisation provisoire d'un sens dont aucun des deux n'est propriétaire. Co-responsables de cette stabilisation du statut interlocutoire des énoncés successivement produits, les acteurs de l'échange interlocutoire participent à la co-construction du sens de ces formes langagières qui tissent la conversation. En reposant sur l'idée essentielle que le sens est co-construit, de façon processuelle et radicalement dialogique, cette façon de modéliser la conversation participe d'une perspective constructiviste (Brassac et Stewart, 1996). Point n'est besoin de postuler l'existence d'un sens préexistant tant à l'expression qu'à la compréhension de la forme linguistique proférée en contexte. Il suffit d'accepter l'idée simple selon laquelle les interactants, immergés dans un potentiel 174
subtilement impermanent de sens, le façonnent conjointement et processuellement et ainsi en font émerger un sens provisoire et toujours négociable. C'est cette façon d'appréhender l'échange conversationnel que nous mettrons en œuvre pour développer nos analyses. Mais voyons d'abord le second versant de l'enchaînement des actions des acteurs: la manipulation d'objets. Conception située et objets intermédiaires Faire intervenir les objets intermédiaires dans nos analyses des agissements des acteurs fait l'objet d'une théorisation beaucoup plus fruste et beaucoup plus récente de notre part. C'est leur évidente importance dans les échanges entre les acteurs en situation de conception, importance qui nous est apparue au cours des nombreuses analyses de corpus que nous avons réalisées (Grégori, 1999; Grégori et al., 1998; Brassac et al., 1997; Grégori, 1996), qui nous a conduit à prendre en compte leur intérêt théorique. Le couplage au monde physique de l'entité cognitive est éminemment central dans l'ensemble du paradigme de la cognition que les micro-sociologues d'obédience ethnométhodologique ont qualifié de «située» (Conein et Jacopin, 1994). Ce couplage renvoie à la relation entre cognition et technique (Havelange et al., 1999), c'est-à-dire qu'il donne une place essentielle à l'outil, à l'instrument, à la prothèse et plus généralement à l'objet dans le phénomène cognitif humain. C'est dans cet ordre d'idées que les travaux menés au sein du laboratoire CRISTO(inspirés des thèses latouriennes) auront abouti à la notion d'objets intermédiaires (Jeantet et Vinck, 1995, Jeantet et al., 1996). Sans détailler l'argumentation développée pour en montrer l'importance dans les dispositifs
industriels
touchant
à la conception
- voir
pour cela
l'exceHent article de Jeantet (1998) - nous allons brièvement exposer en quoi cette notion nous est utile et comment nous proposons, dans le cas de nos mises en situation, de décliner l'adjectif « intermédiaire ». Il est clair que différents types d'objets sont mobilisés dans les discussions entre acteurs. À étudier les phénomènes en jeu dans ces concertations autour de l'artefact à élaborer, il apparaît que certains de ces objets jouent un rôle capital dans une prise de décision, fixée par exemple par l'inscription de tel ou tel signe dans un 175
schéma, l'écriture de tel ou tel mot sur un programme de travail ou l'ouverture à l'écran de telle ou telle fenêtre qui fait surgir un possible de développement. Nous avons déjà discuté de cette question à divers endroits et à propos de diverses situations de conception. Ainsi, le rôle et l'enchaînement dynamique de divers types de dessins et maquettes dans le processus de conception d'un dispositif de mise en place et de maintien de plaques en bois sur une machine-outil a été mis en évidence (Grégori et al., 1998). Plus précisément, nous avons décrit comment un tableau dessiné par l'un des participants devient un objet qui ponctue un instant décisif du processus de conception par le fait qu'il rassemble des familles de solutions technologiques potentielles, tout en soutenant dans le cours de son utilisation un processus de décision portant sur le choix d'une des familles de solutions. Nous avons également observé, lors d'une rédaction distribuée d'un manuel utilisateur (Grosjean et Brassac, 1998), l'irréversibilité produite par le traçage d'un trait séparant deux parties distinctes. Ce faisant, le rédacteur, interprétant en acte le souhait de l'utilisatrice, rend perceptible par les acteurs le fait que le manuel comportera deux parties alors que la discussion s'orientait vers une solution en deux volumes. Dans ces cas, l'usage de l'objet 'papier-crayon' constitue un intermédiaire efficace entre eux, qui s'actualise en une décision en acte qui échappe à l'analyse du seul enchaînement interlocutoire. Première conclusion En fait dans les travaux que nous avons déjà conduits sur cette question (qui ne sont pas tous liés à une situation de rédaction coopérative), nous montrons en quoi les objets mobilisés acquièrent une fonction d'intermédiation sur trois plans: un intermédiaire entre le sujet et le monde (permettant l'ancrage du processus cognitif sur l'environnement physique, le versant situé), un intermédiaire entre les acteurs (permettant la construction commune d'une cognition dont ils sont co-responsables, le versant distribué), un intermédiaire temporel entre l'avant et l'aprèsdécision, agie conjointement. Nous envisageons systématiquement les acteurs comme étant co-responsables de la suite de décisions formant le processus de conception en prenant en compte le fait que le déroulement 176
phénoménologique s'étaye sur la manipulation par ces mêmes acteurs d'objets du monde. Autrement dit, ce SQntles agissements des interactants, sous leur double aspect «langagier» et « manipulation du monde physique », qui sont l'objet de notre analyse de l'interaction cognitive, mise au centre de la situation de conception collaborative.
Un exemple de rédaction collective Avant de présenter le cas qui nous occupe ici, nous évoquerons rapidement les projets de conception conduits en interdisciplinarité de notre point du vue de psychologues. L'objectif de ces six projets est de proposer aux acteurs industriels une mise en situation où des opérateurs, à expertises différenciées, sont placés autour d'un produit ou d'un système de production à concevoir. Certains de ces produits sont des objets «concrets », «matériels» (une table de contournage, un outil pédagogique multimédia), d'autres sont plus précisément des textes (un document-utilisateur, un programme de travaux forestiers). Dans les premiers cas, il y a évidemment des productions de traces écrites, sans que cela soit le but de la tâche; dans les seconds, le produit ultime est à proprement parler un texte... qui n'est pas produit lors de la séance même (seuls des brouillons le sont). Dans celui qui nous occupe ici, les acteurs réalisent effectivement, dans l'ici et maintenant de la réunion, une action de scription. C'est cette action conjointe, dont nous allons d'abord présenter le cadre, qui fait l'objet de notre analyse. Une situation de multi-expertise L'objectif du projet est d'étudier la reconception d'une cotation fonctionnelle d'un dessin industriel. Ce projet se déroule dans le cadre du service de formation d'une grande entreprise grenobloise qui produit du matériel électrique. Il a été financé par le programme GIS-Sciences de la Cognition. Ce travail est réalisé avec la collaboration des laboratoires suivants: - Ie CRISTO (Centre de Recherche: Innovation Socio- Technique et Organisations industrielles), laboratoire de Sociologie Industrielle de l'Université Pierre Mendès-France (Grenoble), associé au CNRS, 177
- le L3S
(Laboratoire Sols, Solides et Structures), laboratoire de mécanique associé à l'Université Joseph Fourrier (Grenoble), à l'Institut National Polytechnique de Grenoble et au CNRS, - l'Université de Technologie de Belfort Montbéliard, - le GREYC (Groupe de Recherche en Informatique, Image et Instrumentation de l'Université de Caen), département des Sciences de l'Ingénieur, CNRS/URA 1526. La situation de conception rassemble cinq individus, quatre dessinateurs-projeteurs de l'entreprise et un chercheur en mécanique qui y occupe une position d'observation participante. Ces cinq acteurs sont autour d'une table sur laquelle est posé un dessin de type industriel. Ce dessin est un plan de définitionl qui a été créé par un bureau d'études de cette entreprise. Ce plan a fait l'objet d'un nombre important d'allers et retours entre le fournisseur et le bureau d'études, car il présentait de nombreuses défaillances. Les dessinateurs sont réunis là à l'occasion d'une session de formation sur la cotation fonctionnelle qui a débuté par une sorte de cours sur ce sujet dispensé par un formateur. L'exercice, réel, consiste pour eux à reconcevoir l'ensemble de la cotation fonctionnelle du plan de définition en s'appuyant sur un dispositif de normes dont le «réapprentissage constitue le sujet de la session2. L'ensemble de la séance est filmé à l'aide de deux caméras; l'une est pointée sur le groupe, l'autre est fixée au plafond de la salle et permet de voir le plan et les bras et mains des acteurs qui agissent sur ce plan. La séance dure une heure et quinze minutes. Elle est immédiatement suivie d'une séance de retour d'expérience qui est aussi filmée et dure quarante minutes. Nous ne présentons ici qu'une petite partie de l'analyse que nous avons réalisée, relative à un moment important de la recotation
-------------------I
Le dessin de définition détennine complètement et sans ambiguïté les exigences fonctionnelles
auxquelles doit satisfaire le produit dans l'état de finition prescrit. Il est destiné à faire foi lors du contrôle de réception du produit. Un dessin de définition doit être coté fonctionnellement" (Chevalier, 1999). 2 Destiné au fabricant, le dessin de définition doit être .. coté fonctionnellement " afin d'assurer .. Coter au bout du compte les conditions normales de fonctionnement du produit. fonctionnellement un dessin, c'est faire un choix raisonné entre ses diverses dimensions géométriquement équivalentes et ne coter et tolérancer que celles d'entre elles (dites "dimensions fonctionnelles") qui expriment directement les conditions d'aptitude du produit par l'emploi prévu (dites "cotes conditions")" (Chevalier, 1998).
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fonctionnelle d'un plan, la détermination d'une face de référence3. Voyons d'abord le cadre. Les quatre domaines d'activités de l'entreprise sont représentés dans la séance: la basse tension terminale (BTT), la basse tension puissance (BTP), la moyenne tension (MT) et la haute tension (HT). Les acteurs correspondants sont respectivement nommés (dans le corpus et l'analyse) S3, S4, SI et S5. L'ingénieur mécanicien a pour nom S2. On peut décrire rapidement les différences entre les domaines d'expertise à l'aide des paramètres caractérisant les produits qui y sont réalisés. Taille indicative des produits BIT boîte d'allumettes BTP petite valise MT armoire HT transformateur, pylône Caractéristiques techniques BIT JOOampères BTP 6000 ampères MT 36 kilovolts, 17 000 ampères HT 600 kilovolts Quantité d'exemplaires BIT plusieurs millions BTP 300 000 MT 5000 quelques unités HT
Ces différentes branches relèvent de cultures distinctes (le terme de culture est utilisé spontanément par les acteurs). L'éparpillement est bien traduit par le formateur qui dit, à la fin de cette description, « Ils ont tous un métier de dessinateur mais avec des problématiques très, très différentes» (lh49'32"). En poursuivant, il insiste sur leurs positions communes vis-à-vis de la conception: « C'est des activités qui n'ont rien à voir, effectivement, ils n'ont pas du tout les mêmes problèmes, mais d'une manière globale, les problèmes de conception sont les mêmes quoi qu'on dise, ils sont amenés à déterminer les mêmes cotes fonctionnelles.» (lh50'24"). En fait, et malgré ce «quoi qu'on dise », il est clair que les origines-métiers des dessinateurs les placent de façons très différenciées vis-à-vis, précisément, de ces questions de cotations. Beaucoup de leurs dires, énoncés au --------------------
3 On trouve l'analyse
complète dans (Brassac,
2000).
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cours même de la séance de reconception, le prouvent. Nous verrons plus loin que ces appartenances, corrélées aux « habitudes pratiques» des uns et des autres, font le ciment de l'inscription conjointe du repérage d'une face de référence que nous analyserons. Les acteurs sont disposés de la façon suivante autour de la table. La distance entre les acteurs fait en sorte que chacun d'entre eux peut écrire sur les trois quarts du plan. La caméra qui filme le groupe est située face à SI. L'autre surplombe la table. SI S5
S2 PLAN
S4
S3
Dans le dispositif matériel qui forme le cadre de l'enregistrement (salle, tables et chaises, caméras et microphones, paperboard), trois catégories d'objets sont particulièrement importantes pour ce qui concerne le travail effectué par les participants: - la première catégorie est la documentation personnelle ou collective des dessinateurs. Au sein de cette dernière, bien sûr la documentation fournie par le formateur au cours du cours inaugural. Elle a trait à des systèmes de normes en vigueur dans l'entreprise et à une sorte d'algorithme de conception d'une cotation bien faite;
- la seconde catégorie
d'objets
est constituée
par des espaces
d'inscription: des blocs-notes personnels et surtout le plan à recoter. Il s'agit d'un plan de définition d'un capot de disjoncteur qui relève du domaine de la moyenne tension. Les acteurs regardent le dessin de définition quasi constamment; ils pointent, avec le doigt ou avec des crayons de papier, sur telle ou telle de ses parties de façon extrêmement fréquente; tous les acteurs, à un moment ou à un autre, écrivent sur ce plan; - la troisième catégorie d'objets est constituée par les instruments d'inscription. Plusieurs crayons de papier sont disponibles, ils sont utilisés par les uns et les autres; une gomme est utilisée une fois.
180
Une intense activité de traçage marque l'ensemble de la séance. Cette activité est distribuée sur tous les membres, elle accompagne le discours collectif de façon continue. Elle s'appuie sur des outils d'aide à l'inscription (la documentation), sur les instruments d'inscription (les crayons de papier et la gomme) et sur le support d'inscription (principalement le plan). La progression de la séance de travail Rappelons que la tâche du groupe est de prendre connaissance, d'analyser et de recoter fonctionnellement le plan. Seul SIle connaît déjà; il provient de son domaine d'expertise. Les acteurs ont l'édition originale. En tout début de séance, SIen fait une brève présentation synthétique d'une minute, alors qu'il est sous les yeux de tous. Deux grandes périodes marquent la séance. Dans la première, les participants accomplissent la procédure indiquée sur la « grille d'analyse des plans» fournie lors de la formation (de OhO'O" à Oh55' 10"). Dans la deuxième, ils procèdent effectivement à la recotation (de Oh55' 10" à IhI6'45"). La première période se termine sur la détermination des référentiels à propos de laquelIe les acteurs ont des habitudes, des traditions différentes relativement à cette question. Voyons par exemple cet échange qui apparaît au temps Oh39'57" : 55,1
CeUe là ceUe là moi je la coterais pas comme ça personnellement [pointage actif avec le crayon (tapotement sur la cote concernée)] 84,1 on vient de deux secteurs différents 55,2 ouais c'est ça le problème 84,2 et c'est vrai que nous on (:) [geste des deux maills dirigé vers le torse du locuteur] 83,1 on part toujours on fait les référentiels et on part tout du référentiel 84,3 on part d'un référentiel S 1,1 tandis que nous on peut avoir cinq référentiels différents sur la même pièce c'est pas gênant
Dans cet extrait, les quatre domaines s'expriment par la voix de leur représentant. Le premier triplet d'énoncés marque l'écart HT (55) et BT (54) ; le second triplet, la proximité entre les deux catégories de basse tension (BTT et BTP, S3 et 54) ; la dernière intervention indique la pratique particulière du domaine MT (S 1). Quelques minutes plus tard, il s'agit de déterminer de façon concrète la première face de référence qu'ils nommeront A. C'est ce que nous allons examiner maintenant. 181
L'inscription conjointe d'une face de référence - Première étape: Comme nous l'avons déjà dit, la détermination de la nature fonctionnelle ou non d'une cote nécessite la désignation des faces de références (ou faces d'appui) à partir desquelles cette cotation fonctionnelle pourra s'effectuer. Il y aura au bout du compte quatre faces de références. Dans les douze premières minutes de la séance, les acteurs discutent de certaines caractéristiques en désignant le plan, vaguement ou précisément, avec le doigt, la main ou le crayon, Un long silence de quinze secondes clôt la discussion relative aux trois premiers points de la grille d'analyse, À ce moment, rien n'a été écrit sur le plan. La décision de noter ces faces de références se noue alors en un instant au cours de cet échange à trois (à OhI2'43") : S3,I
est-ce qu'on pourrait peut-être marquer au crayon sur le plan ou j'sais pas quoi les faces de références non de départ pour pouvoir SI,I oui oui S3,2 après réagir sur la cotation [mouvement circulaire de la main tellallt le crayon] S 1,2 S5,I
SI,3 S3,3
donc là tu peux mettre tiens [tend Wi crayon à Si] je n'ai qu'un stylo rouge (.) [prend le crayon] donc [et l'approche du plan] on fait là [pointage sur l'ouverture avec son crayon]
L'énoncé S3,1 dont la forme syntaxique est celle d'une question (est-ce-que), est traité simultanément par SI et S5 de deux façons. En disant oui oui, alors même que S3 continue à parler en donnant la justification de ce qu'il dit, SI donne un élément de validation d'une part à cette justification et d'autre part au bien fondé de la question. Plus, SI en s'appuyant sur le pronom personnel on utilisé par S3, instancie l'énoncé de S3 (littéralement une question) comme une suggestion, une proposition d'action collective. De fait, c'est à deux qu'ils vont, conjointement, y satisfaire (au sens technique), En effet, SI agit doublement dans ce sens: (i) après avoir acquiescé, en surimpression du tour de parole de S3, il poursuit en utilisant un donc là tu peux mettre; ce faisant il débute la satisfaction effective de la suggestion (qu'il est en train de faire émerger); (ii) il saisit l'instrument de marquage, le crayon, nécessaire à l'action que S3 mentionne dans son dire (peut-être marquer au crayon). Cette action de saisissement est le résultat 182
d'une coordination fine entre SI et S5. Habitués à avoir la possibilité de gommer les inscriptions sur un plan, ces deux dessinateurs savent qu'il faut écrire au crayon. S5, depuis le début de la séance a vu son voisin immédiat écrire sur son bloc-notes avec un stylo rouge. Alors que SI est en train de manifester un accord avec l'idée de marquage des faces de références, 55 propose l'outil adéquat à 51 : il tend le crayon de papier. C'est donc conjointement qu'ils se mettent en posture de répondre positivement à ce qu'est en train de devenir S3,1, une suggestion d'action collective. Tout au long de cet échange, les acteurs ont les yeux rivés sur une partie du plan (qui va être le point de focalisation pendant un bon moment) : l'ouverture située en bas du dessin. Il est important de noter que l'énoncé 53,1 aurait tout aussi bien être suivi d'un « oui oui on poulTait » qui aurait été parfaitement à sa place comme réponse positive à ce que serait resté (tout du moins localement) une question. La non-maturité du groupe relativement à cette décision d'action, ou l'insuffisance de la coopération entre les acteurs aurait pu par exemple motiver cette réponse certes positive (à la question littérale), mais constituant une fin de non-recevoir par rapport à une éventuelle suggestion implicite. Ce qui est encore plus important selon nous, c'est que c'est l'action conjointe des acteurs qui aura finalement donné à S3,1 un statut interlocutoire de proposition d'action. C'est parce que SId' abord, de façon simplement langagière, puis S 1 et S5 ensuite, en manipulant un instrument d'inscription, interprètent en actes le dire de S3, que la décision (tout à fait centrale pour ce genre de discussion de travail) est agie. On a là, très clairement, une intrication de dires et de faires qui attribuent une valeur actionneIle à un énoncé. Cette attribution est crucialement située et, bien sûr, elle est distribuée en ce sens où les acteurs en sont coresponsables. Nous n'assistons pas à une action groupale séquentielle du type: a) on discute, b) on prend une décision d'inscription, c) on se donne le moyen, d) on inscrit. Nous assistons à une action collective de décision portée par le rapport qu'entretiennent les acteurs entre eux et qu'ils entretiennent avec le monde physique. La décision et sa mise en œuvre sont intrinsèquement liées. Le processus ne se situe pas dans un espace intersubjectif qui mettrait en scène les seuls locuteurs idéaux gérant 183
logiquement une idée; il s'ancre sur des objets (le plan existant, le crayon) manipulés par des entités cognitives incorporées et ancrées dans le monde. À cet instant la partie du plan concerné n'a pas été touchée et elle se présente comme suit: Figure 1 : État de la marque au temps
t1
+0.1
2 Lumi~res6.1 -0
de La i L ech
xl0
.. 2
Les interventions de SI et S5, en fait entrelacées et reliées par l'action de coordination gestuelle, constituent le deuxième temps de la co-construction de sens. En réplique à S3,1 (l'énoncé est littéralement une question et devient en temps réel une suggestion), les énoncés et l'action conjointe (autour du crayon) constituent la proposition d'actualisation d'un des éléments du potentiel signifiant de S3,1. Cette simple proposition est-elle ratifiée par le locuteur initial? Oui, elle l'est... là encore de double façon. S3 marmonne un on fait là qui avalise l'interprétation en actes de ses collègues d'autant qu'il joint le geste à la parole en pointant très précisément avec la pointe de son stylo le trait qui fait axe de l'ouverture. À ce moment seulement, le groupe aura stabilisé un sens: la valeur actionnelle de suggestion de S3,1. Ce mouvement intercognitif est évidemment tout à fait fondamental pour la suite de la séance. N'oublions pas en effet deux choses: (i) rien n'a pour l'instant été écrit sur le plan, (ii) la tâche de ce groupe est de recoter ce plan. La décision prise à trois ouvre la voie à toute une série d'inscriptions dont les premières sont les faces de références. À cet instant précis (Oh12'58"), SI n'a encore rien tracé. Les acteurs se sont mis en position de tracer mais 184
le processus n'est pas encore finalisé. La décision est prise de marquer la face de référence A. Nous allons voir que l'écriture effective de cette référence est encore plus intéressante relativement aux caractéristiques cognitives qui nous occupent.
- L'inscription de la face de référence : Effecti vement réalisée au temps Oh15' 34", elle s'effectue en deux temps: une marque incomplète (M I) à Oh13' 14" par SI, une marque complète (M2) à OhI5'34" par S3. Encore une fois l'analyse de la dynamique rend manifeste l'intrication des énoncés échangés et des traçages au crayon effectués. L'histoire de cette inscription s'articule comme suit t\ t2
Oh13'08" Oh13'14"
t3
Oh14'04"
t4 t5
Oh15'34" OhI5'44"
simulacre d'inscription traçage de la marque Ml discussion à propos de la face A S3" hein donc c'est cette face-là après dO/lc ça va /lOllS... " discussion sur la face B traçage de la marque M2 traçage de la marque analogue pour la face B
Pour le dire rapidement, quatre moments sont des momentsclés. En t1, 51 fait, sous les yeux de tous, un simulacre de traçage (il fait le mouvement du crayon à l'endroit où il faut mais sans le poser sur la feuille). En t2, il répète le mouvement en posant la mine (marque incomplète Ml, non normalisée). En t3, une petite minute après, 51 clôt la discussion à propos de cette face A et une discussion à propos de la face B s'amorce. En t4, 53 effectue le tracé final (marque complète M2, normalisée) sans que cette face A soit verbalement évoquée. En t5, en pleine discussion sur la face concernée, S3 inscrit la référence B. On voit immédiatement que le traitement de la face B est très différent de celui de la face A, comme si l'autre avait 'profité' de l'histoire de l'une. En tout cas, il n'y a pas d'écart entre la discussion et l'inscription pour la face B alors qu'il existe pour la face A. C'est cet aspect différé que nous allons analyser maintenant. La marque incomplète Ml Voici l'extrait conversationneI qui comprend les temps tl et t2 (à OhI2'59"). SI,1
donc même en théorie du fait qu'elle est montée [mouvement de la main refermée sur le stylo vers l'autre ouverture] dans ce sens là ça serait YU le poids ça serait même
185
plutôt qu'être l'axe ça serait le sommet du (:) [tl] [mouvement alternative de la poillte du crayon au dessus de ce sommet el! regardant 83] S3,I ah oui bien sûr Sl,2 hein on est d'accord là-dessus tout le monde [se tourne vers 84 et 85] S3,2 absolument S4/SS, loui oui S 1,3 donc [t2J ce serait cette face là [tracé du trait]quill SS,2 celle du dessus/! Sl,4 la face entre les deux hein ( : parce quell SS,3 c'est celle du dessus [poilltage avec le doigt] pas celle du dessous il descend SI,S [dépose le crayon sur la table]
Il s'agit pour le groupe de repérer la première référence à partir de laquelle l'ensemble de la cotation s'effectuera. C'est un moment techniquement très important pour ces dessinateurs en formation. SI, qui provient de la moyenne tension et qui a apporté le plan, propose un emplacement. Ce capot est une pièce d'aspect qui recouvre un mécanisme électrique qu'il faut cacher. Il est fixé à l'aide de vis qui passent dans les ouvertures (que nous avons déjà évoquées). Il explique que donc c'est le sommet du... qui forme la référence. Là encore l'absence de vidéo et d'indications de la gestuelle rendrait impossible l'analyse. En faisant le mouvement avec la main il signifie à tous que l'effet de la pesanteur s'effectue du bas du dessin vers le haut du dessin. Autrement dit, allié à l'assertion au conditionnel ça serait vu le poids, le geste forme la condition préparatoire à ce qu'il profère après ça serait le sommet du Il est clair qu'il n'y a pas d'ambiguïté pour le groupe sur le contenu de ce du. Le pointage précis avec la pointe du crayon sur la zone du plan la rend impossible. Voici, soit dit en passant, une fonction très pertinemment médiatrice de l'objet intermédiaire qu'est le plan. En disant ah oui bien sûr, S3 satisfait, avec un degré de force élevé (le bien sûr) l'assertif ainsi réalisé effectivement par SI. Le meneur de jeu réagit à cet assentiment en le reformulant (S 1,2). Il le fait en se tournant vers les deux autres acteurs (le moment est techniquement fondateur de la suite des discussions, tout le monde «doit» être d'accord). Ceci a pour fonction de relancer la suggestion vers l'ensemble des dessinateurs. L'acquiescement collectif, répété par S3 (avec augmentation de sa force, absolument) et proféré à l'unisson par 54 et S5, stabilise définitivement la force décisionnelle ainsi que la pertinence technique de SI, 1. 186
Il est très important de noter qu'à cet instant, la trace n'est pas réalisée! La véritable actualisation de la décision, qui vient d'être co-construite dans la seule interlocution qui met en scène l'ensemble des quatre dessinateurs sans exception, ne s'agit matériellement que lorsque le crayon, objet tout à fait fondamental d'inscription, laisse des traces de graphite à l'endroit voulu. SI écrit effectivement après l'énonciation d'un donc résumant l'accord général, alors même qu'il dit ce serait cette face-là. L'indexical est là encore non ambigu du fait de l'ancrage immédiat sur l'état du monde, l'ouverture concernée. Ce faisant, il a acquis la responsabilisation du groupe sur cette première face de référence. Si le processus cognitif conjoint n'était, avant cette inscription, que discursif, il restait encore bien labile. Il devient plus stable après le traçage
- ce
qui ne veut pas dire qu'on ne pourra revenir en arrière
(c'est d'ailleurs ce qui arrivera à la face de référence B par gommage). Mais la discussion de la redéfinition de ce qui est fonctionnel ou non s'appuie sur une irréversibilité qui est une altération pérenne du monde: le dessin a été modifié (ce fut la première fois dans la séance). Le plan acquiert une dynamique qui va étayer la dynamique cognitive du groupe. Le plan acquiert une vie d'objet qui devient, de ce fait, acteur de la conception. La trace a alors la forme suivante: Figure 2: État de la marque au temps t2 +0.1 2 lumières
6.1-0
xl0
.......-
---. ,...r.:.. ..
detdiL
ech
2
Cette forme n'est pas aux normes. Elle est le résultat d'un processus marqué par I'hésitation et par la nécessité de consensus 187
général. Il s'agira de la normaliser. C'est la seconde étape de sa dynamique d'objet que nous allons voir maintenant. La marque complète M2
Une discussion sur la validité du choix de cette face pour référence suit le marquage incomplet. Cette discussion montre la relative hésitation du groupe à son égard. En fait, au bout d'une demi-minute l'accord se réalisera, condensé dans l'énoncé suivant de S3 (à Oh14'05") S3 hein donc c'est cette face-là [pointage avec crayon] après donc ça va nous euh (mouvement avant-arrière de la main] nous guider comme ça
suivi immédiatement de l'assentiment général. Ce moment d'accord, qui fait s'évanouir l'hésitation du groupe, n'est pas accompagné de marquage sur le plan. Ce moment au contraire se poursuit au plan simplement langagier par une discussion relative à la seconde face de référence à repérer. À cet instant, la notati0!5est à moitié réalisée, en tout cas de façon non normalisée, l'hésitation a disparu, la suite du déroulement de la conception est en marche. Ce n'est qu'une minute et vingt secondes plus tard que l'inscription sera réalisée correctement. Voici l'extrait conversationnel comprenant les temps t4 et t5 (début à Oh15' 17") : SI,I
pas ici hein il appuie au niveau de la tôle là c'est le plastron de la commande qui enfin il peut être en appui sur la le plastron de la commande c'est ce qui limite son effet mais c'est pas fonctionnel ça S3,I d'accord SI,2 ça c'est en fait que ça vient recouvrirll S5,1 c'est ta face de derrière (t4] [53 écrit .wus forme normalisée la marque de la face Al qui est fonctionnelle ça vient taper euh SI,3 oui 83,2 on a une face ici SI,4 hmm S5,2 l'autre elle est derrière S3,3 on a une face là on une face ici 81,5 ben moi j'aurais mis plutôt c'est la fixation qui fait hein// 83,4 c'est la fixation hein (tS] [écrit sous/orme nonnalisée la marque de la/ace B] 8 l ,6 quifait la hauteur 83,5 et il nous reste un axe à noter
188
Dans toutes les interventions de cet extrait, une seule concerne la face A, il s'agit de S3,2. Nous sommes là au cœur de la discussion concernant la face B. On en voit des traces dans le fait que les acteurs cherchent l'endroit où appuie le capot du disjoncteur. C'est en effet cet appui qui détermine la référence B. En voici les traces langagières: - il appuie
au niveau de la tôle là sur la le plastroll
- il peut être ell appui - ça viellt taper euh
La conduite de S3 est alors tout à fait intéressante. Ayant participé en amont à cette discussion sur la face B, il entérine son accord en S3,1. Ce faisant, il commence la notation relative à la face A alors même que l'échange se poursuit entre SI et S5. Il termine l'inscription au moment où il dit S3,2. Autrement dit, le ici de cette intervention renvoie à la face A (dont on ne parIe pas depuis une minute et vingt secondes). En fait il agit de la sorte de façon quasi subreptice; il est nécessaire pour la suite du travail du groupe que cette référence (qui est à cet instant à moitié marquée) soit correcte. Il annonce langagièrement cette action manuelle après avoir produit l'inscription. On voit là une différence considérable avec le début de la discussion à propos de cette face lorsque SIen faisait un simulacre! On voit là également un écart important avec ce qu'il va advenir de la notation normalisée de la face de référence B. Contrairement à la face A, le marquage normalisé de la face B va en effet se nouer en quelques secondes. La décision et l'action d'écrire, toujours largement intriquées, se produisent en effet immédiatement. Juste après S3,2, on ne parle plus de la face A. Lorsque S3 poursuit en disant on a une face là on une fact! ici il ne pointe plus du tout au même endroit. Il désigne la zone dont i1 vient d'être question dans la discussion qui se termine. Les là et ici de S3,3 sont référés à l'aide du crayon de façon identique. Tout l'effort est dirigé vers la seconde face. Je ne détailJe pas ici le processus d'inscription de cette dernière. En quelques instants, il est finalisé. En disant il nous reste en S3,5, S3 fait, comme à son habitude, avancer le travail vers les deux dernières faces de référence à déterminer. À cet instant, la marque est complète et normalisée; eUe se présente comme suit: 189
Figure 3 : État de la marque au temps t4 I
+0.1 2 Lumières 6.1-0
xl0
ech
2
<
I I
I"
Nous n'avons pas proposé d'analyse détaillée de la discussioninscription de la face de référence B. Nous avons été un peu plus en profondeur pour ce qui concerne la face de référence A. Cela dit, il est clair que les processus intercognitifs qui se sont déployés sont très différents. Le tableau suivant tente de le montrer (le vide d'une case signifie que rien ne s'est passé). Tableau 1 : Déroulement
des traçages des deux marques
face de référence A tl
0'0"
t2
t2 --->
0'6"
t5
simulacre traçage non normé discussion
t3
t3 t3 ---> t4 t4
face de référence B
0'54"
acte décisif langagier
2'26" 2'36
traçage normé
discussion discussion traçage normé
Dans le cas de la référence A, la discussion est une discussion qui suit et justifie la proposition et sa première stabilisation par traçage (au cours du laps de temps t2-t3). En revanche pour la référence B, la discussion précède et prépare la décision-inscription qui est, en fait, le choix de la face d'appui (au cours du laps de temps t3-t5). 190
Dans le cas de la référence A, la décision s'effectue en trois étapes espacées dans le temps; il y a discontinuité du processus qui aboutit à l'irréversibilité. Ce n'est pas le cas pour la face B, pour laquelle la décision s'opère dans la continuité temporelle. Pour cette dernière il n'y a pas d'hétéronomie de nature de l'action ni de temporalité. L'intrication des dires et des faires s'inscrit dans un espace-temps compact. La concertation relative à la face A s'organise en revanche de façon hétéronome. Certes les actions langagières et non langagières sont présentes. Mais elles sont parfois contiguës (lors du simulacre suivi par le tracé non normé), parfois non contiguës (décision finale en deux temps: t3 et t4 distants d'une minute trente). Nous avons pu montrer ce type de mécanismes différenciés de prise de décision en menant de front une analyse micro et une analyse macro des phénomènes conversationnels en jeu. Il n'est qu'à examiner les deux premières colonnes du tableau pour s'en convaincre. Au plan micro (l'analyse intitulée La marque incomplète M 1) nous avons montré comment le groupe est parvenu de façon conjointe à produire une première trace matérielle de son avancée cognitive. Au plan macro (l'analyse intitulée La marque complète M2), nous avons exposé comment cette construction s'est stabilisée dans le temps et en parallèle à un autre travail uniquement langagier de concertation.
Conclusion Nous conclurons en évoquant l'épistémologie sous-jacente à notre approche. En terme de phénomènes communicationnels, nous insistons sur le fait que les interactants en général (et en particulier les acteurs de la situation de conception que nous avons étudiée ici) co-construisent rétroactivement le sens des actes (qu'ils soient de langage ou non). Ainsi, par exemple, lorsque S3 énonce initialement ce qui peut apparaître comme étant une question relative au marquage (qui est si crucial pour le groupe), ce sont les acteurs du moment conversationnel qui, conjointement, instancient cet énoncé comme ayant un statut interlocutoire de suggestion d'action de groupe. Ce processus rétroactif de stabilisation de sens repose sur de la gestualité (la coordination des actions de S5 et SI 191
autour du crayon qui deviendra l'instrument du traçage). De la même façon, lorsque plusieurs dizaines de secondes plus tard S3 successivement annonce (donc c'est cette face-là) et inscrit la notation normée de la face, il ratifie à rebours et la pertinence et les conclusions de la concertation collective. Cette ratification ne se satisfait pas de la seule diction, elle s'actualise simultanément dans une inscription radicalement altératrice des conditions d'usage de la matérialité ambiante. On a là une construction de sens qui s'appuie sur une activité distribuée et située. Ce ne sont pas des locuteurs qui s'échangent des pensées, qui confrontent leur dite logique mentale, qui calculent interactionnellement sur des représentations. Ce sont des agents qui agissent conjointement, qui modifient continûment le monde physique, qui font advenir interactionnellement des traces d'opérations cognitives. Nous n'avons pas affaire là à une situation de communication, nous sommes en présence d'une arène de communiaction@ (Bras sac, 2000). Nous adoptons une approche des phénomènes interlocutoires d'un point de vue épistémologique constructiviste et non pas cognitiviste.
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192
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193
Johanna Miecznikowski-Fünfschilling Lorenza Mondada Université de Bâle
Les pratiques d'écriture dans la recherche scientifique: planifier et rédiger collaborativement des arguments
Nous nous proposons de développer ici une approche praxéologique et interactionnelle des pratiques d'écriture scientifique. Pour ce faire, nous allons analyser les activités scripturales que les membres d'un groupe de recherche collaborant au sein d'un projet scientifique commun déploient au cours de leur travail ordinaire. Cette approche nous porte à insister sur la dimension située de l'écriture, ainsi que sur son imbrication dans d'autres activités par rapport auxquelles elle se finalise, qui sont notamment des activités de coordination et de collaboration, où l'interaction sociale joue un rôle fondamental. En introduction nous allons brièvement situer cette approche par rapport aux débats en cours dans le domaine de la literacy et par rapport à la question des activités d'inscription en sociologie des sciences. Puis nous allons décrire le terrain d'enquête sur lequel porteront nos analyses, constitué de réunions de travail durant lesquelles des chercheurs planifient et élaborent par oral et par écrit un ensemble d'arguments en vue de leur présentation à un colloque. L'analyse, en deux temps, de données enregistrées et transcrites sur ce terrain permettra d'esquisser au final une approche des pratiques collaboratives de rédaction en milieu scientifique.
L'écriture comme activité sociale située L'intérêt pour les processus
d'écriture
- et
plus spécifiquement
pour les pratiques rédactionnelles dans l'interaction
- et non plus
pour les seuls résultats de ces pratiques, sur lesquels se sont
focalisées longuement et souvent exclusivement les analyses du texte et de la textualité, invite à jeter un regard spécifique sur la literacy en général et sur l'écriture scientifique en particulier. Les travaux sur la literacy ont en effet souligné depuis longtemps les caractéristiques fondamentales du support de l'inscription écrite et ses conséquences cognitives: on a ainsi identifié parmi les propriétés fondamentales de l'écrit son pouvoir de décontextualisation - permettant des opérations d'archivage, de mémoire, de classement, de comparaison et de raisonemment spécifique - en les opposant à celles de l'oral qui reste lié à la labilité de la temporalité du flux verbal. Cette approche, que Street (1984) appelle le « modèle autonome» de la literacy, valorise un type de rationalité qui serait spécifique aux cultures lettrées et propose ainsi une nouvelle version de la thèse du « grand partage» entre cultures primitives et cultures modernes. Si elle a eu le mérite d'attirer l'attention sur le rôle fondamental de la matérialité de la parole et sur le rapport entre cette matérialité et les façons de concevoir le monde (cf. Goody, 1977 ; Ong, 1982), si elle a permis de dégager les traits spécifiques de la langue orale et écrite (Chafe, 1987 ; Halliday, 1985), elle a aussi eu tendance à négliger la dimension des activités d'inscription et des usages sociaux de l'écriture. Leur reconnaissance permet en revanche de resituer l'écriture dans des contextes praxéologiques socio-historiques particuliers, ainsi que dans des «communautés de pratiques» spécifiques (Street, 1984; Baynham, 1995). Dans ce cadre l'écriture se définit comme un ensemble d'opérations pratiques, faisant intervenir des acteurs particuliers, épousant des finalités diverses et pouvant rechercher, entre autres, des effets de décontextualisation, de stabilisation ou d'abstraction. La décontextualisation propre à l'écrit apparaît ici comme un accomplissement social assuré et conçu comme tel par des acteurs en contexte, à travers des procédés situés. Cette conception converge avec un intérêt plus récent de l'ethnométhodologie pour le « texte actif », selon l'expression de D. Smith, qui considère le texte comme organisant le cours d'une action sociale (1990: 121), ainsi que pour les pratiques interprétatives des lecteurs qui le constituent (McHoul, 1982; Livingston, 1995; Barthélémy, 1999).
196
Les activités scripturales - l'élaboration, la lecture, la discussion, la compilation, la citation de textes - marquent de nombreux types d'activités sociales dans notre culture, parmi lesquelles les activités scientifiques occupent une place particulière: si on a amplement reconnu que l'écriture et l'imprimé étaient une des conditions d'émergence de la science occidentale moderne (Goody, 1977 ; Eisenstein, 1991 ; Bazerman, 1987), ce présupposé acquiert une importance spécifique dans une conception de la science comme activité située, incarnée, socialement ancrée. En particulier, la conception que Latour (1985) développe des inscriptions poursuit les débats sur la literacy, en prenant en compte aussi bien les inscriptions elles-mêmes, les techniques auxquelles elles font recours, les processus qui les constituent et qui les transforment, les réseaux dans lesquelles elles circulent, au sein d'une sociologie des usages. L'activité scientifique est caractérisée par la transformation incessante des objets de savoir au fil d'inscriptions qui garantissent à leurs re-présentations le statut de « mobiles immuables », i.e. à la fois mobiles pour être diffusés, échangés, communiqués, et immuables, garantissant la stabilité de leur forme dans sa répétition
-
tout en pouvant,
comme
dans le cas des controverses,
être à
nouveau déstabilisés. Par les pratiques d'inscription, les scientifiques accumulent des données chiffrées, visuelles et écrites de toutes sortes, font des rapports d'expériences, les reprennent dans des textes personnels ou des brouillons d'articles, en discutent dans des réunions auxquelles ils arrivent avec des notes préparatoires et dont ils repartent avec les notes qu'ils y ont prises, les mentionnent dans des e-mails avec des collègues, après en avoir discuté informellement durant le travail ou les pauses, etc. On voit bien que ces processus se situent en amont de la rédaction de l'article scientifique: celui-ci n'est que l'aboutissement d'une longue chaîne de transformations de représentations discursives et visuelles, le produit de la rencontre, du conflit, de la fusion, de la négociation de versions antérieures (Mondada, 1995)1. -------------------1 Cf. par exemple l'analyse collectivement un article; en ingénieurie alimentaire.
par Law (1983) d'une réunion rédactionnelle d'une équipe signant ou par Knorr-Cetina (1981) de brouillons successifs d'un article
197
Le texte ainsi conçu devient un acteur à part entière dans les processus d'élaboration des connaissances comme des décisions concevable au sein d'un modèle de l'inter-objectivité et non seulement de l'intersubjectivité (Latour, 1994 ; Vinck, 1999 ; Brassac et alii, 1997 ; Krafft & Dausenschon-Gay, 1999), qui rend compte de l'intelligence distribuée non seulement entre les acteurs mais aussi entre eux et des objets intermédiaires, dont le texte. Dans ce qui suit nous allons en tenir compte dans une analyse conversationnelle des activités rédactionnelles (cf. DausendschonGay, Gülich & Krafft, 1992 ; Krafft & Dausendschon-Gay, 1997 ; Bouchard & de Gaulmyn, '1997) et plus particulièrement d'interactions au cours desquelles des acteurs sociaux élaborent conjointement des objets de savoir en s'orientant vers leur formulation écrite présente ou future.
Les activités recherche
oralo-graphiques
dans les réunions de
Les interactions analysées dans cet article ont été enregistrées lors du suivi ethnographique d'un groupe de recherche en histoire ancienne, réunissant des chercheurs suisses, français et allemands des universités de la région du Haut-Rhin qui travaillent sur les « grands hommes» ayant marqué l'histoire romaine2. Le travail collaboratif de ce groupe se caractérise par une série de réunions de travail pendant lesquelles des décisions sont prises quant au déroulement du projet, des exposés sont présentés et discutés, des colloques sont organisés. Ces activités peuvent être décrites comme une série ordonnée d'événements oralo-graphiques (cf. Miecznikowski-Fünfschilling, Mondada, Müller, Pieth, à paraître). Dans le cadre de cette collaboration scientifique entre plusieurs partenaires d'universités différentes, le projet articule des visées --------------------
2 Les données analysées font partie du corpus d'enregistrements et de textes rassemblé dans le cadre du projet de recherche FNRS sur « La construction interactive du discours scientifique en situation plurilingue» dirigé par Mondada (subside no 1214-051022.97). Nous remercions vivement le groupe de recherche sur les « Grands Hommes» qui nous a accueillies lors de ses séances de travail, en nous permettant de suivre ses activités et en nous aidant à les comprendre. Sans cette précieuse collaboration, notre analyse aurait été impossible.
198
communes et des contributions individuelles. En particulier, les chercheurs travaillent sur plusieurs figures de « grands hommes », sur leur fonction dans la société romaine et sur leur construction discursive dans l'historiographie, en développant chacun une enquête particulière sans pour autant se spécialiser exclusivement sur une figure ou sur un auteur ou sur une problématique. Ce mode de fonctionnement, qui privilégie les échanges et les croisements par rapport à une division étanche du travail entre les membres du groupe, pose des problèmes intéressants de coordination et de planification. L'organisation des activités oralo-graphiques qui rythment la vie du groupe joue un rôle important dans leur résolution pratique. Les réunions du groupe sont en effet centrées sur des activités oralo-graphiques qui comportent à la fois la fixation d'objets scientifiques et leur mise en discussion. Dans ce cadre, la reprise répétée de certains thèmes centraux dans les discussions en groupe tend à remettre en question des résultats acquis, alors que les écrits de chaque chercheur sont un moyen de stabilisation. Les documents collectifs décrivant le projet de recherche, ainsi que les procès-verbaux détaillés des discussions, destinés à archiver et à prolonger l'état de la réflexion collective, témoignent du même souci de fixation et de stabilisation; les écrits qui émergent de la discussion collective et qui sont mis en circulation structurent aussi bien l'organisation du travail présent et futur que le fond de savoir commun développé au cours de la recherche. Dans ce cadre, nous nous intéresserons aux effets configurants des écrits tels qu'ils sont rendus observables dans une réunion de travail ayant le but d'organiser un colloque qui marquera la clôture du programme de recherche. La préoccupation de capitaliser les acquis sans pour autant renoncer au potentiel créatif inhérent à la discussion scientifique a en effet conduit les chercheurs à entreprendre l'organisation d'un colloque final où ils présenteront l'état de leurs recherches sous la forme d'exposés et, plus tard, d'articles publiés dans les actes - à un public d'expertsextérieurs. Nous avons choisi d'analyser ici un moment important de la préparation de ce colloque. Il s'agit d'une réunion d'une journée, organisée le matin autour de trois sous-groupes (a, b et c) travaillant en séances parallèles et autour d'une discussion plénière
-
199
l'après-midi. Elle vise deux buts principaux: la coordination de la préparation des exposés prévus pour le colloque et la formulation d'un ensemble de thèses résumant les positions du groupe par rapport à trois thèmes structurants du colloque, fixés préalablement (la définition du «grand homme », la problématique de sa « fonction fondatrice» et le rapport entre le « grand homme» et les normes sociales romaines à différentes époques). Ces deux tâches donnent lieu à des processus complexes de transformation de textes, qui sont représentés de façon schématique (schéma 1) cidessous (les données enregistrées correspondent aux moments III et IV). II
IV
III
ex.3c,4c - notes indiv. ---> ex. 3d, 3e, 3f
VI
VII
I C
- projet - textes d'exposés discussions en petits de recherche provisoires groupes (a, b et c) > (gr. b, c) moo> ex. la, lb, - PV - anicles - notes prép. 2a, 3a, 3b, - exposés individuelles 4a, 4b, 4d
-transparents --->
v
o L L o
visualisés en plenum verbalisées en plenum ex. 2b, 3g, 4' I
> Actes
Q
u
E I I
notes -- m indiv. I
>exposés des membres du groupe
I--->doc. prép. envoyé à tous--->discussion les panicip. du exposés colloque à venir ex.3h
Ce schéma montre la façon dont les manipulations de l'écrit et les interactions s'imbriquent et se succèdent dans l'activité scientifique analysée ici. Les discussions sont précédées et préparées par des types d'écrits hétérogènes, allant des articles ou des exposés préalablement rédigés aux notes préparatoires, qui sont lus, consultés, cités durant la discussion elle-même; celle-ci laisse des traces écrites dans les notes individuelles prises par les participants ainsi que dans des textes communs (transparents et
200
procès-verbaux par exemple) qui contraindront et configureront les activités futures du groupe. Il y a donc une multiplicité de textes intermédiaires qui précèdent les articles; c'est sur eux, entendus comme des lieux d'observation privilégiés des processus de rédaction de la « science en train de se faire» que nous allons nous tourner - les textes finaux n'existant d'ailleurs pas encore au moment où nous rédigeons cette analyse. Nous allons nous concentrer sur deux problématiques particulières, en nous penchant d'abord sur les activités de planification des exposés au colloque, en montrant la façon dont elles comportent des décisions quant à la structuration future du texte; en analysant ensuite les activités de discussion visant un texte collectif, qui comportent la rédaction immédiate d'écrits intermédiaires et une première formulation d'objets de savoir où des positions éventuellement divergentes peuvent être neutralisées ou préservées. Alors que les premières permettent de poser des questions d'organisation d'activités rédactionnelles futures, les secondes permettent d'analyser des activités de rédaction effectuées dans le présent de l'interaction.
Intégrer un exposé dans un colloque: planification
activités
de
La planification coUaborative des exposés3 du coUoque est un mode de rédaction conversationnelle projetée dans le futur; les participants s'orientent vers un texte à venir, non encore écrit et qui ne sera pas écrit durant la séance, où il sera toutefois discuté et préfiguré. La planification de cet événement touche des dimensions hétérogènes, qui ne concernent pas uniquement les objets de savoir à traiter mais aussi la gestion d'une succession d'arguments, l'allocation du temps de parole, la distribution des responsabilités des intervenants, etc. Elle prend en compte l'insertion de chaque exposé dans le coJloque à venir en tant que réseau de textes orauxécrits où s'exprimeront des voix individuelles et collectives, où -------------------3
Les exposés
sont des événements
oralo-graphiques
exploite un texte préparatoire comme ressource: Fünfschilling, Mondada, Müller, Pieth (à paraître).
201
comportant
une performance
orale qui
cf. Bovet (1999); Miecznikowski-
seront coordonnés des intervenants différents ayant des visées différentes - le projet collectif tel qu'il est conçu par chacun, mais aussi les projets individuels - et réordonnant par leur action et leurs décisions textuelles une série de textes antérieurs en vue d'un texte futur (les Actes du colloque). La succession des contributions du groupe au colloque est conçue par les acteurs comme créant une architecture thématique complexe. Le colloque sera structuré en trois blocs thématiques, occupant chacun une journée. Ces blocs ne sont pas organisés par la distribution dans chacun d'entre eux d'un objet de savoir distinct et exclusif par rapport aux autres, mais par le traitement de trois aspects différents des «grands hommes» romains sur lesquels travaillent les participants (cf. supra). Ces trois aspects correspondent aux trois lignes directrices du projet de collaboration du groupe; cette architecture a été choisie pour présenter de la façon la plus efficace les résultats élaborés par le groupe au cours de ce projet. Ainsi les participants, qui sont organisés en sousgroupes (a, b, c) de chercheurs travaillant sur le même « grand homme »ou bien sur une série de « grands hommes» mineurs (c'est le cas du sous-groupe a), vont traiter durant le colloque les trois aspects thématiques proposés par rapport à leur personnage de référence. Dans ce cadre, un des problèmes de planification les plus importants qui se pose à eux est celui de décider d'une part quels aspects de «leur(s)>> personnage(s) seront traités dans le cadre de quel bloc thématique et d'autre part quels aspects seront traités par quel chercheur. Le groupe (a) se trouve confronté à des problèmes supplémentaires parce qu'il doit présenter plusieurs personnages à la fois. Dans ce qui suit, nous proposons l'analyse des extraits de discussions des sous-groupes (a) et (c) pour illustrer ces problèmes planificatoires et rédactionnels. Les deux exemples que nous avons choisis révèlent l'orientation des acteurs vers des postulats normatifs généraux tels que la clarté ou l'absence de redondance (extrait 1), mais aussi vers des propriétés plus spécifiques de l'hypertexte que constitue le colloque, comme la progression argumentative du général vers le particulier, ou le passage d'une présentation de faits historiques vers une problématisation des concepts scientifiques utilisés pour décrire ces faits (extrait 2).
202
«Parler à deux» : l'orientation vers des normes textuelles générales Le premier exemple consiste en deux passages tirés de la séance de planification du groupe Ca), illustrant deux stades d'un long processus de négociation. Le problème qui se pose à ses membres, A, R, M et B, est celui de décider s'ils veulent faire un seul exposé sur les cinq «grands hommes» ou deux exposés sur les trois « aspirants à la tyrannie» d'une part et les deux « homines novi » de l'autre. Extrait
1M 2 3 4 5 6M 7 8 9 lOA 11 12M 13A «6 20 21 22 23
la (HR30049/BAlgr.A1/217-44
=à moins de faire euh q- quand même un les les bon euh. je dirais deux deux sous- parties/ enfin les les aspirants à la tyrannie proprement dits/ . et puis ensuite euh vos vos deux homines novi/ (4s) avec quand-même un point bon un dénominateur communi mais quand-même peut-être faire une différenciation/ . parce que. ce qui m'embête les trois les nos trois aspirants ils forment quand-même toujours un groupe/ du moins [à p3l1ir de Cicéron/ [oui
(2,5 s) ils ils forment une entité/ mhm
lignes omises» R d'un autre côté/ . enfin je sais pas si: un exposé de cette manière-LA avec une si stricte euh: dichotomie A est-ce qu'on pourrait justement R
)4
Cet extrait contient deux premières propositions d'organisation, l'une énoncée par M et l'autre par R un peu plus loin. Juste avant son début, R avait posé le problème pour la première fois. M
-------------------4
Conventions de transcription: chevauchements (2 s) pauses en secondes [
/ \ «rire» < > par-
pauses segment inaudible
xxx
intonation montante/descendante
phénomènes non transcrits: délimitation troncation
des phénomènes
exTRA
segment accentué
allongement vocalique notés entre
«»
& continuation du tour de parole enchaînement rapide (Les documents écrits sont reproduits en tenant compte de la disposition originale; ils sont encadrés.)
203
exprime sa préférence pour la solution consistant à distinguer deux sous-parties (2). Faute de réaction de la part des autres (5), elle enchaîne en nuançant son propos par l'intégration de deux critères -
un dénominateur commun et une différenciation - qui apparaissent à la fois comme opposés et compatibles par les deux quand-même introductifs (6-7). À la fin, M souligne encore une fois sa préférence pour la «différenciation », en la justifiant par une caractéristique empirique de l'objet traité (7-9), répétée à la ligne 12 (ils forment une entité). De son côté, R s'exprime en faveur d'une organisation thématique dotée d'une problématique commune (23). Elle n'apporte pas d'arguments supplémentaires, mais invoque un modèle textuel, en se situant au niveau des exposés en général par l'usage de l'article indéfini (20-21 : un exposé de cette manièreLA) et fait référence à un idéal textuel (23). Alors que M essaie de maintenir un équilibre entre ce qui est commun et ce qui différencie les deux groupes de personnages (comme le montre la profusion de quand-même dans son discours), R le rompt en parlant de dichotomie (21). Est ainsi mise en péril l'unité même de l'exposé à construire, qui reste pourtant la visée des deux participantes: M parle de deux sous-parties en présupposant donc leur intégration dans un seul texte hiérarchisé, R de « un exposé de cette manière-LA» (mais elle s'interrompt avant d'énoncer le prédicat). L'idéal invoqué par R, qui peut être considéré comme l'expression d'un postulat général de cohérence textuelle, a une influence très forte sur les délibérations qui suivent5. Pendant une discussion d'environ une demi-heure, les participants essaient de trouver une problématique commune qui leur permettrait de traiter les cinq personnages dans un seul exposé cohérent. Leurs efforts n'aboutissent pourtant pas; A, qui a eu une position dominante dans la conversation, se voit contrainte à abandonner l'idée d'un exposé unique (extrait Ib, 1-2) :
-------------------5
Cf. les modèles textuels invoqués par Krafft et DausendschOn-Gay
204
(1997).
Extrait lb (HR30049/BA/gr.A1I83l-47) I A [alors il faut parler à deux] 2 il faut parler peut-être ensemble\ 3 M je crois! . et moi je crois qu'il faut absolument faire UN 4 paquet! . aspirants à la tyrannie et un deuxième paquet\ .. 5 parce que sinon on va on va enlever! quelque chose! au bloc 6 aspirants à la tyrannie\ 7 (4s) 8 A (h) après notre discussion et vous êtes.. extérieur. qu'est9 ce que vous nous conseillerieZ! 10 «rit» . Il R 12 (2s) 13 A faire deux paquets effectivement! . parler à deux! .. ça 14 paraît plus simple non! 15 B c'est celtainement plus simple c'est ça 16 sera surtout beaucoup plus clair 17 M il me semble hein [parce que il y a 18 B (oui il y a il y a risque de confusion
Cette décision est aussitôt approuvée par M (3-4) ; mais avant d'être ratifiée définitivement, elle est encore soumise à une courte négociation sous forme d'une demande d'avis à un expert extérieur, B, qui n'avait pas pris part à la discussion jusque là. Après que A et R ont posé des questions ouvertes (8-9, II), A formule une demande de confirmation (13-14), en reprenant les deux formules proposées par M et par elle-même (faire deux paquets et parler à deux), et ajoute comme justification l'argument de la simplicité. Cet argument est ratifié en riant par B (15) qui ajoute un autre argument, celui de la clarté (16) et de l'évitement de tout risque de confusion (18). En invoquant comme postulat la simplicité et la clarté, opposées à la confusion, les locuteurs ont transféré à un niveau textuel l'argument formulé au début par M en termes d'une propriété inhérente à l'objet traité; grâce à la subdivision thématique de l'exposé - accompagnée, dans le cadre polyphonique du colloque, par un dédoublement de voix - il Y a adéquation réflexive de la forme du texte-exposé et de la forme de l'objet de savoir. Cette transformation est le résultat de la longue discussion qui s'est révélée sans issue, emblème du «risque de confusion ». L'argumentation par référence à un modèle textuel permet au groupe d'avancer dans sa planification; par la suite, ses membres prendront des décisions pratiques quant à la longueur des deux
205
parties de l'exposé correspondants.
et leur distribution
à des intervenants
"Ein problemorientierter Überblick" : l'orientation vers un modèle spécifique du texte à venir Le deuxième exemple est extrait de la séance du groupe (c), dont les travaux portent sur le «grand homme» Camille. Les participants W, M, V (qui n'intervient pas dans cet extrait) et D sont en train de terminer la préparation de l'exposé sur Camille prévu pour le premier jour du colloque, intégré donc dans le bloc thématique I. Pendant cette phase, ils ont décidé que ce sera D qui fera cet exposé, sur la base d'un texte provisoire qu'elle avait préparé, auquel elle intégrera des éléments de la discussion en cours ainsi que des réflexions formulées par M dans son propre texte préparatoire. Extrait 2a (HR30049/BAlgr.Cl/893-919) I W aber im . rahmen des kon- des des ah: kolloquiums im ganzen 2 glaube ich . sollteman am am e- in der ersten s- im ersten 3 block schon auch einmal nochmal den Überblick geben\ .. ahm .. 4 ah ... ah also wo WO ist er und so . und ihre conclusion die aber
... die
5
würde ich also ah .. vielleicht ANdeuten
6 7 M 8 W 9 D 10 M II W 12 13 D 14 M 15 D 16 M 17 W 18 19 M 20 21 W 22 M 23 W 24 25 D
man dann eben in der drItten sitzung= =mhm noch einmal[ ziehen\ [oui mhm also so sehe ich sehe ich einen gewissen unterschied zwischen der ersten und sitzung\ [«rit»> xx ja d'accord= =ja und also überblick zuerst (6s) ja ein überblick SCHON aber. aber der der durchaus auch zu gewissen[: fol]gerungen geführt [werden KANNI] [<ja natürlich] «rapide»> rein PROblem-] ein kon- ein ein problemorientierter [überblick\ [proBLEMorientierter überblick [«rit»] [«rit».. oui. oui]
konnte
La première partie de l'extrait (1-17) est constituée par une intervention de W, accompagnée par de nombreux signes d'acquiescement de la part de D et M. Cette intervention propose 206
une solution pour un problème de rédaction soulevé avant, c'est-àdire le placement de certaines réflexions théoriques de M, qui, du point de vue thématique, pourraient figurer aussi bien dans l'exposé du bloc thématique I que dans le bloc III. Ce problème est étroitement lié à la façon dont est traitée l'intégration de l'exposé dans l'organisation thématique hiérarchique du colloque, qui fonctionne comme un hypertexte» auquel fait référence W en renvoyant au rahmen des koUoquiums im ganzen (1). Il en découle des catégorisations correspondantes et finalisées de l'exposé en train d'être planifié. W propose de concevoir l'exposé comme un überblick (une vue d'ensemble). Cette catégorisation est justifiée par une exigence normative, signalée par la tournure impersonnelle du verbe 'sollen' à la ligne 1 (soUte man), qui semble liée au placement de l'exposé dans le bloc thématique I, donc dans une position séquentielle initiale par rapport aux autres exposés prévus sur le même personnage dans les blocs thématiques II et III. Un indice important pour cette interprétation est la répétition conclusive à valeur impérative und also überblick zuerst (17), qui retient comme information essentielle la position initiale de l'überblick. La catégorisation de l'exposé comme vue d'ensemble est un acte de planification rédactionnelle qui a des conséquences sur l'organisation interne du contenu de l'exposé: ce dernier ne devrait pas contenir, selon W, un certain nombre de réflexions théoriques élaborées par M. Ces réflexions - auxquelles W fait ici référence également par une catégorisation qui privilégie le genre textuel sur le contenu (4: ihre conclusion) - seraient à développer en détail dans le dernier bloc thématique (4-6). Après une longue pause (18), M initie une courte séquence de négociation pendant laquelle la catégorisation de l'exposé est modifiée: sa proposition (19-20) est acceptée par les trois participants dans la version reformulée ein problemorientierter überblick, co-produite par Wet M (21-23). La constatation d'une règle normative de portée plus générale met en évidence que la catégorisation de cet exposé implique un certain modèle du colloque. Une reprise de la même thématique par W lors de la discussion successive au plenum confirme cette conception du colloque, en la justifiant d'ailleurs ultérieurement
207
comme étant motivée par la visée communicative des contributions du groupe envers leurs destinataires, les « invités» : Extrait 2b (HR30049/BA plenuml/979-89) I W eigentlich so ungeflihr das muster\ . (h) ganz kurz nochmal zu 2 skizzierenl zu jeder . der figuren wie ist die 3 Uberlieferungslage und wie kann man sieh . !th in kurzen zUgen 4 ungefahr die entwieklung vorstellen\ ieh glaub !th wir sprechen 5 ja nieht nur fUruns sondern auch fur die. eingeladenen oder auch fUr g!tstel
. also
6
referenten
7 8 9
schon nochmals rekapitulieren zum schluss\ also einfach mal kurz vorstellen das resultatl es w!ire nur vielleicht gut wenn es am schluss in irgend welche fragen auslaufen wUrde\ .
ieh glaube man muss das
Cette reprise révèle, en outre, que ce modèle textuel n'est pas rigide, mais modifiable au cours du processus de planification. Un ajout dans la forme d'une construction concessive modalisée par le conditionnel et par vielleicht (8-9) constitue ici la trace de la modification négociée préalablement avec D et M. W incorpore ainsi, dans sa conception générale des exposés du bloc thématique I, la catégorisation élaborée par rapport à un exposé particulier.
La rédaction collaborative d'arguments communs Si l'on passe maintenant du travail de planification d'exposés futurs au travail de rédaction collaborative dans le hic et nunc de l'interaction, celui-ci constitue un lieu d'observabilité intéressant pour la description de la façon dont une intelligence collective construit des objets de savoir en exploitant des ressources linguistiques liées à différentes matérialités - de l'oral comme de l'écrit. Notre analyse du travail de formulation repose sur l'hypothèse selon laquelle le savoir ne préexiste pas à sa formulation, n'est pas simplement verbalisé ou encodé après avoir été élaboré dans la pensée, mais est au contraire configuré dans les choix discursifs qui sont effectués par ses énonciateurs lors de sa formulation (Mondada, 1995). L'observation d'une situation de rédaction collaborative permet d'observer comment interviennent les ressources écrites dans ce processus d'émergence du savoir.
208
Les variations de la formulation d'un objet de savoir et leur traitement Nous allons donc suivre l'élaboration progressive d'un argument par plusieurs énonciateurs au cours d'une discussion sur la définition des «grands hommes ». Ce débat s'articule en deux parties, délimitées toutes les deux par une référence à des documents écrits. La première partie est introduite par M et D, qui renvoient collaborati vement aux notes préparatoires des participants: Extrait 3a (HR30049/BA/GR.Cl) I M also zur definition m- euh: tout le monde a a préparé ses petites 2 euh ((ri[t))] 3 D [petites notes oui]
La deuxième partie est introduite en mentionnant le résumé à faire (konnen wir die [hier noch zusammenfassen\] , exemple 3b, ligne 1). La discussion est ainsi encadrée par la référence aux activités scripturales, dans le premier cas à un écrit passé, préparatoire, individuel (les petites notes), dans le second à un écrit à venir, à produire ensemble (le résumé). Cette référence est structurante pour les activités; elle a des effets sur la façon dont les formulations d'objets de savoir sont proposées et sur la valeur qu'elles y acquièrent. La première séquence en effet est consacrée à une discussion où les divergences se creusent avant d'être éventuellement résorbées; la deuxième, dont 3b est un extrait, est consacrée à un accord sur la formulation, où des divergences subsistent mais doivent trouver une solution dans le cadre de la tâche: Extrait 3b (HR30049/BA/GR.Cl!1399;1414-) 1 M konnen wir die [hier noch zusammenfassen\] ((omission d'une quinzaine de lignes)) 15 M I1h und ich war ganz froh! ah: wenn wir das jetzt nochmals . vielleicht 16 systematisch zusammenfassen\ was wir 17 W jal [mhm 18 M [was wir gesagt haben\. also ich glaube wir sind uns. a!le einig 19 darin! .. dass die grossen manner. I1h: .. die die die figuration sozialer 20 . idealer sozialer werte sind\
21 D oui. ça 22 (1 s) 23 M jal 24 D oui
...1...
209
25 (lOs. M note sur Ie transparent) 26 W ja 27 0 figuration d'ideaux euh ci- . civiques! je dirais peut-être: . non 28 sociaux ... hein en français ça n'a pas la même euh 29 . [la même connotation [quand on dit idéal social ça a un sens trop dilué& 30 W Uaja . jaja jaja Ua ja 310 &trop vague [VOUS vous 32 M [gesellschaftlich bürgerlicher . wer[te\ 330 [oui 34 W also ich würde schon bürgerliche dazunehmen\ so[ziale35 0 [on dirait plutôt civique\ 36 W ja. bUErgerlich auch aristokratisch natürlich [xxx ((rit)) 37 D [oui civique artistocratique! 38 mais à l'époque ça ne vaut plus non plus ((rit)) 39 W also wir konnen ja alles zur wahl stellen\ bürgerlich und aristokra 41 (5 s. M note sur le transparent)
Le résultat de cette séquence est la notation sur le transparent par M de l'argument suivant:
Le passage au résumé oblige à être systématique (I6) et à adopter une seule position (supposée par M dans wir sind uns. aile einig darin/ 18). L'interaction orale est le lieu de la négociation de la formulation, qui a lieu en mode bilingue (MiecznikowskiFünfschilIing, Mondada, Müller, Pieth, 1999) : la formulation proposée par M rencontre d'abord un accord général (21-26), puis suscite une reformulation de la part de D : sozialer est rejeté en faveur de civique par une invocation de la valeur que D attribue au mot français social, dont la mention déclenche un travail de substitution du mot allemand (soziale r > gesellschaftlich bürgerlicher, bürgerlich) et un ajout (aristokratisch). L'intervention de D problématise donc la formulation initiale et déclenche un travail sur les formulations qui joue sur les correspondances ou les non-correspondances entre les deux langues. L'écriture du transparent marque l'arrêt de la discussion sur ce point, considéré alors pratiquement comme résolu: dans ce sens, il fonctionne comme un outil de stabilisation, d'intégration de différentes variantes et de résolution d'éventuelles divergences. Le --
210
transparent, rédigé en allemand par M, est un écrit qui peut être présenté publiquement comme une version collective; alors qu'il n'est marqué par aucune biffure ou hésitation, les notes des participants portent la trace de ces variantes: Extrait
3d (notes prises durant
Il figuration
la séance par V)
Bürgerliche idealIer und sozialen
aristokratischen Welten (idéaux civiques)
Extrait 3e (notes
rises durant la séance
ar D)
gd ho-: figurO idéaux sociaux ou civiques ou aristocratiques (ou repoussoir?) Extrait 3f (notes rises durant la séance ar W) Grosse Manner Verkorperung idealer sozialer Welte bürgerll aristokratisch
L'exploitation de la rature, de la juxtaposition dans l'espace du texte permet une visualisation spécifique de ce que chaque participant a retenu de la discussion. Il y a donc plusieurs versions de ce sur quoi la discussion a porté et des décisions qui y ont été prises: si le transparent est une version collective écrite, la présentation du résumé durant le plenum est une version collective orale présentée par un porteparole: Extrait 3g (présentation en plenum) (HR30049IBAlpl) D donc la première idéel euh: . euh la plus simple\ . c'est que le grand homme est ulle figuration d'idéauxl . euh civiquesl . aristocratiques\ . alors figuration positive ou négative! évidemment euh:: et il faudra envisager la question des héros repoussoi- enfin des figures repoussoir et: des figures positivesl euh ces grands hommes figurations comportements\
déterminent
... (h)
la deuxième idée qui prolonge celle-cil. c'est que: des: idéaux sociauxl . et des civiquesl déterminent des
des conduites
... «M va
vers le rétroprojecteur»
Ce résumé est effectué en français par D, qui l'énonce sur la base non pas du transparent mais de ses propres notes - alors qu'en même temps M projette pour le public le transparent en allemand. Les qualificatifs retenus en français sont ci v i que s et aristocratiques. On a donc dans un même espace de performance devant le public la coexistence de différentes versions qui se
211
manifestent différemment et simultanément - même là où l'événement était configuré de sorte à n'en produire qu'une seule. Les versions peuvent ainsi se consolider comme se labiliser; une phase ultérieure de ce mouvement est l'écrit qui suit cette journée et qui exerce à la fois une action rétrospective sur elle en retenant une certaine version des choses et une action prospective en énonçant un thème qui sera traité lors du colloque qui suivra: Extrait 3h (document diffusé our la ré aration du futur collo ue) 1. Le "grand homme" à Rome est la figuration positive ou négative des idéaux civiques aristocratiques, figuration de l'habifus sénatorial qui détermine les comportements.
Ce document, préparé par M et D, retient à nouveau les deux adjectifs civiques et aristocratiques - stabilisant ainsi une formulation qui a été introduite en alternative à la première version collective écrite et qui s'est consolidée d'abord non pas dans les traces écrites mais dans sa répétition orale. On voit ici l'importance structurante de choix relevant de ce qu'on appelle la « politique de la représentation », entendue dans un double sens, comme renvoyant au choix d'une formulation spécifique de la référence parmi d'autres formulations possibles et au choix des signes ou des personnes qui fonctionnent comme des porte-paroles légitimes. Le choix de la langue et de la participante qui formule l'argument entraîne en effet la stabilisation d'une version (française) plutôt qu'une autre (allemande). La gestion pratique des divergences de formulation De façon plus radicale que pour les variations de formulation, les conflits entre versions rendent observables les modes pratiques de sélection des versions adoptés par les participants. Nous allons retracer le déploiement d'une divergence entre plusieurs auteurs, notamment D et M, afin d'observer les traces orales et écrites qui manifestent la façon dont elle a été gérée in situ. Dans la discussion sur la définition du grand homme, alors que M considère qu'un grand homme est une construction postérieure, D défend l'idée que le grand homme peut aussi s'imposer de son vivant ou se réincarner en un autre homme du vivant de celui-ci. Cette dissension est présente dès l'introduction du topic par D dans la discussion:
212
Exemple 4a (HR30049illAlGR.ClII018-) D euh moi je dois dire je suis un peu embarassée\ . pour homme\ . je trouve que c'est quelque chose de très comp1exe\ juste un aspect que j'ai euh.. euh. un un petit peu: ... un beaucoup/ . c'est euhm: .. enfin DEUX aspects\ . c'est le:: homme\
la définition: euh du grand «rit» .. et: j'ai j- a- j'ai. y a petit peu creusé. VEcu\
.. le rapport
mais pas . au grand
L'introduction du topic appelle deux remarques. D'une part elle est effectuée par une préface qui exhibe des traces d'une formulation non préférentielle (de Fomel, 1988): la nomination du topic (le rapport vécu au grand homme) est retardée par une série de justifications, évaluations, hésitations, répétitions, modalisations. D'autre pa11elle introduit un topic qui est d'emblée dédoublé Uuste un aspect réparé en DEUX aspects). Ces phénomènes exhibent une difficulté, un conflit qui est manifesté par la forme de la préface avant d'être exprimé explicitement (plus tard: là/ je (ne suis) pas tout à fait d'accord\, dit à la fin du résumé fait par D de la thèse de M). Les deux thèses vont ainsi s'opposer explicitement dans leurs reprises contradictoires par les deux participants (ainsi par exemple, plus tard dans la discussion, D dira: moi je pense quand même! qu'il y a une volonté de le v- de le Reincarner et M: je ne crois pas/ qu'un qu'on peut.
.
Les dissensions sont à la fois résorbées et maintenues grâce à un procédé consistant à maintenir une structure binaire, articulant les deux thèses opposées par le connecteur ODER (3). Ce procédé laisse plusieurs types de traces: alors que dans les discussions les deux thèses semblent plutôt équilibrées, tel n'est pourtant pas le cas de la version écrite sur le transparent:
213
Extrait
4c (transparent)
.
Zum "Grossen mann" wird man
durch die Konstruktion der Nachwelt (allenfalls schon durch die Mitbürger?) -> wichtigkeit Medium
Cette formulation mentionne en première position la version de M et ajoute ensuite celle de D, doublement modalisée en étant placée entre parenthèses et exprimée en forme interrogative. Les deux versions sont ainsi toujours co-présentes, tout en étant cette fois hiérarchisées. Le transparent constituera le point de départ d'un nouveau résumé proposé par M vers la fin de la séance : Extrait 1 M 2 3 D 4 M 5 6 D 7 V 8 9 10 Il W 12 V 13 M
4d (HR30049/BA/GR.Cl/19S0-) ah drittens zum grossen mann wird man durch die konstruktion der nachwelt/ . klammer allenfalls schon durch die mitbürgerl (h) attends=attends. x euh on on devient grand homme! . par la construction. de la postérité. éventuellement déjà par les contemporains\ ah d'accord\ oui. mhml ah also hier vielleicht konntest du auch ah so hinzufügen dass . die MEdien eine wichtige rolle gehabt haben so\ ich meine: das ist so: ich glaube es würde kein grands"homme sein wenn . die andere nieht das verbrEItet\ .. oder wenn die: ijffentliche reprasentation mhmmhm [nicht so so stark ware [klar
.
Ce résumé final est l'occasion pour V, qui est très peu intervenue dans la discussion jusque-là, de proposer un ajout au transparent: elle effectue ainsi une opération qui est une sorte de «réparation» de la formulation (7-10). Cet ajout introduit ainsi une nouvelle voix à côté de celles déjà présentes de D et de M ; elle est démarquée typographiquement et située aux marges. V saisit donc le résumé de M comme une occasion pour faire accepter une modification in extremis. D Y intervient aussi en interrompant M (3) : il réagit à son interruption en l'interprétant comme une demande de clarification et en proposant une traduction en français: celle-ci ne mentionne pas les parenthèses présentes dans la verbalisation en allemand
214
(klammer 2) mais retient la modalité (éventuellement). D donne son accord. Durant le plenum c'est D qui, en tant que porte-parole, présentera cette « thèse» : Extrait 4e (HR30049/BA/plenum)
D
le troisième point/ , c'est que c'est la manière dont se construit/ la figure du grand
homme/
. avec
euh la question/
qui est est-ce que le grand homme,
est construit
est une
construction de la postérité/ .. est-ce que le grand homme, est déjà constru- est-ce que l'Image du grand homme est déjà construite du VIVant! , du personnage et là il Y aura nécessairement
des réponses différentes/
,
suivant le type de grands hommes que nous avons
étudiés les uns et les autres/ et il est évident pour euh des per- des personnages comme
Camille ou euhm ou les: les aspirants à la tyrannie/ , c'est la postérité qui les crée/ , et on peut guère imaginer que: ils soient euh constituant le grand homme de leur vivant. peut-être que pour d'autres/ le problème va se poser différemment\ .. (h) donc on devient un grand , résulte de circonstances homme par une construction postérieure/ et cette constructÎon/ particulières/ (h)
Les traces de la dissension subsistent dans la formulation de l'argument sous forme de question, dans la mention de différentes réponses possibles, relativisées non pas en rapport avec des positions théoriques mais à des terrains d'enquête; la thèse de la postérité est énoncée d'abord, modalisée comme évidente, la thèse de la (ré)inearnation est énoncée en deuxième position, accompagnée de modalités hypothétiques. La reformulation finale (donc) ne retient que la première6, Cet exemple montre que des versions différentes, éventuellement divergentes, peuvent coexister très longtemps sous des formes diverses, sans être nécessairement absorbées par une version unique. On peut en conclure que si l'écrit a des vertus stabilisatrices - en permettant une extraction décontextualisante d'un argument par rapport à la situation d'interaction où elle a été produite ainsi que sa circulation, citation, répétition - et contraint dans ce sens les interactions, on peut dire aussi que l'écrit et l'écriture restent profondément situés: - la forme de l'écrit et les conditions de son écriture exhibent les traces de conflits, compromis, divergences en ne les résolvant pas toujours et en les maintenant éventuellement par des ambiguïtés et -------------------6
Dans les documents
figure
plus:
il disparaît
ultérieurs
qui résument
momentanément
les
..,
215
«
thèses » en vue du colJoque, cet aspect ne
zones d'indétermination qui pourront être comblées ad hoc par les pratiques interprétatives de chaque lecteur; - ces documents sont eux-mêmes (ré)utilisés de façon située: ceci pourra redestabiliser un accord, réintroduire d'anciennes versions, introduire de nouvelles variations. L'écrit, même imprimé, n'est pas un « mobile» aussi «immuable» que les visualisations étudiées par Latour (1985).
Conclusions Le caractère situé et collaboratif de l'écrit investit plusieurs dimensions: - les activités scientifiques sont traversées par différents types d'écriture: notes, brouillons, esquisses, transparents... Les pratiques de production/consultation, telles que les acteurs eux-mêmes les catégorisent, permettent de distinguer par exemple des écrits plus ou moins (in)formels, plus ou moins privés ou publics, ayant des durées de vie et d'usage variables, certains écrits n'ayant qu'une existence momentanée au cours d'une séance, d'autres circulant de façon plus durable dans le groupe; - les usages variés de l'écriture l'exploitent non seulement d'une façon orientée vers l'archivage, la consultation, la fixation d'arguments scientifiques, mais aussi dans des processus d'argumentation, de focalisation, d'affirmation d'une autorité ou d'une expertise, de distribution des voix et de leurs droits et obligations; - les processus rédactionnels dans un groupe de recherche sont caractérisés par leur dimension temporelle complexe (qui devient un enjeu pour une analyse soucieuse de suivre des trajectoires d'objets de savoir) : les activités scientifiques constituent des événements oralo-graphiques où s'imbriquent des activités d'écriture présentes, passées et futures. Plus particulièrement, les participants déploient des orientations prospectives et rétrospectives envers l'écrit: rétrospectivement ils convoquent des textes déjà écrits, en les recadrant, recatégorisant, réutilisant à toutes fins pratiques; prospectivement ils projettent l'écriture de
216
textes futurs et cette référence à l'écrit à produire organise leur activité présente. Ces caractéristiques, que ne sauraient épuiser les analyses ponctuelles auxquelles nous nous sommes livrées, permettent de mieux caractériser le « texte actif» (Smith, 1990) non seulement comme lieu de résolution momentanée des divergences mais aussi et surtout comme repère en fonction duquel on organise son action et qui, en tant que tel, exerce un effet configurant puissant sur les activités en cours.
*
217
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218
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219
(à paraître) l'écriture de New York: Cambridge coopération
Annie Piolat, Nathalie Bonnardel et Aline Chevalier Université de Provence, PsyCLÉ (Centre de Recherche en Psychologie de la Connaissance, du Langage et de l'Émotion)
Rédaction collaborative sur Ie WEB Analyse des interactions entre auteur, reviewers, commentateurs et éditeur pendant l'expertise d'un article soumis
Objectifs de l'étude Le développement d'Internet et la possibilité de présenter des documents scientifiques sur Ie World Wide Web (WEB) sont en train de modifier, non seulement les habitudes de lecture des articles, mais aussi celles de conception et de rédaction de ces documents (Bonnardel & Sumner, 1996; Bonnardel, 1999; Bonnardel & Chevalier, 1999), ainsi que les interactions entre les personnes qui créent des documents et celles qui les consultent (Sumner & Buckingham Shum, 1998a; Sproull & Kiesler, 1986; Piolat & Pélissier, 1998). De nombreuses recherches portent actuellement sur l'accès aux documents WEB et sur la navigation au sein de ces documents (Tricot & Rouet, 1998; van Oostendorp & de Mul, 1996). Toutefois, peu d'entre elles concernent l'activité d'élabqration de documents scientifiques multimédias et les interactions qui peuvent être développées dans le cadre d'Internet. Aussi l'étude présentée ici vise+el1e à analyser plus spécifiquement les interactions qui ont lieu entre l'auteur d'un document scientifique multimedia, les experts désignés par les éditeurs d'une revue électronique sur le Web et des commentateurs, à l'occasion du processus d'expertise d'un article soumis à publication. Il s'agit ainsi d'étudier la nature d'échanges grapho-graphiques produits dans l'environnement « D3E » (Digital Document Discourse Environment) utilisable sur le WEB et qui est employé pour consulter la revue électronique «JIME» (Journal of Interactive Media in Education, adresse: www-jime.open.ac.uk). Ces échanges, constitutifs du processus
d'évaluation, ont comme fonction de favoriser l'amélioration de cet article et donc sa transformation avant sa publication définitive. Dans le cadre de cette étude, les principaux questionnements seront les suivants. Le processus d'expertise canonique (Cichetti, 1991) est-il transformé de façon importante par l'environnement de dialogue offert sur le site de lIME? Les experts et les auteurs parviennent-ils à dialoguer par écrit afin d'améliorer le « fond» et la « forme »de l'article soumis? Quelle est la structure et la temporalité des dialogues instaurés? L'ouverture à des commentateurs autres que les experts a-t-elle des conséquences notables sur la mise au point de l'article?
Le contexte technologique de la revue JIME Sumner et Buckingham Shum (1998b) ont développé à l'Open University, le système «D3E» dont la première fonction est d'aider les éditeurs et/ou les auteurs de journaux interactifs pour le WEB à intégrer dans les articles de nouveaux médias, tels que les liens hypertextes ou hyperimages, ou des démonstrations interactives. Cet environnement rend aussi possible les interactions entre auteurs, experts (appelés ici reviewers) et lecteurs de documents scientifiques, protagonistes qui, une fois connectés sur le site de lIME, peuvent communiquer à loisir par courrier électronique« autour» et à propos de l'article. En éditant JIME, les concepteurs de ce journal poursuivent, audelà de la mise à disposition sur le WEB d'un support de publication électronique, deux grands objectifs. Ils veulent, tout d'abord, changer la conception et la lecture des publications en utilisant dans les articles scientifiques les procédés multimédias. Ils souhaitent, de plus, favoriser sur le WEB les débats autour de l'article proposé pendant le processus de soumission de l'article, puis pendant la lecture de l'article accepté. Plus concrètement, la page-écran de JIME a été configurée de façon à promouvoir ces deux objectifs. Succinctement sa structure est la suivante: accessible via un navigateur, une fois franchi l'accès à la revue et son sommaire, l'article est affiché dans ,~ne fenêtre au centre de la page; à sa gauche, une autre fenêtre favorise l'entrée dans l'article via son plan; à sa droite, une autre fenêtre permet un affichage de courriers électroniques dans des rubriques préformées par les éditeurs. Les trois fenêtres sont de taille 222
modulable et les liens hypertextes permettent des va-et-vient, intraet inter-fenêtres (pour une description plus détaillée de l'environnement et de sa gestion, cf. Sumner & Buckingham Shum, 1998). Le processus d'expertise d'un article soumis à JIME Sumner, Buckingham Shum, Wright, Bonnardel, Piolat et Chevalier (2000) ont synthétisé (cf. tableau 1) les écarts notables concernant les pratiques habituelles du processus d'expertise d'un article et le processus tel qu'ils souhaitent le développer pour JIME. Tableau 1 : Comparaison des pratiques d'expertise Modèle d'expertise collaborative Technologies proposées
Modèle général des pratiques habituelles d'expertise Technologies prédominantes papier, système postal, e- mail
-
- www, téléconférence - interface intégrant de façon visible
le document soumis à publication et les commentaires le concernant - interface utilisant des procédés simples pour structurer les débats
- interface
dynamisant /es débats en connectant les interactions et le document à l'aide d'hyperliens Pratiques proposées - dialogue direct entre les participants (experts, auteurs, éditeurs, lecteurs)
Pratiques dominantes
- commentaires
monologiques
par
des individus anonymes
- communications les éditeurs
-unique
médiatisées
- courte
par
durée d'expertise
semaines)
- encouragement
cheminement
(quelques
à des échanges
des commentaires (expert vers éditeu dynamiques et ouverts au public au vers auteur) cours du processus d'expertise longue durée d'expertise (plusieun mois)
-
- processus
à huis clos
Systèmes de connaissances - expertise conçue comme un processus d'examen évaluatif afin de préserver la qualité scientifique agrément sur J'insertion de l'article dans un espace thématique de publication fini en ressource (papier)
-
223
Système modifié de connaissances expertise conçue comme un processus de conception constructif concernant le champ scientifique - améliorationde l'article à travers la discussion et la négociation
-
Le processus d'expertise de ce journal est réalisé selon la chronologie suivante: (a) soumission de l'article par le (ou les) auteur(s) ; (b) vérification par les éditeurs de la pertinence de l'article pour le journal et désignation des 2 ou 3 reviewers; (c) expertise privée d'une durée d'un mois pendant laquelle reviewers et auteur(s) peuvent communiquer par e-mail, les messages mis à disposition sur le site ne sont, alors, accessibles qu'aux auteurs, reviewers et éditeurs; (d) si l'article est en voie d'acceptation, les éditeurs trient les commentaires des experts pouvant encore figurer dans l'expertise ouverte et publique. Celle-ci dure environ un mois, durée pendant laquelle l'article est étiqueté sur le site comme ayant le statut de « soumis pour publication» ; (e) élaboration d'une synthèse publique par les éditeurs favorisant l'amélioration de l'article; (f) révision de l'article par l'(les) auteur(s) ; (g) vérification par les éditeurs de la prise en compte des remarques; (h) publication officielle de l'article ainsi que de la plupart des
commentaires d'expertise, avec possibilité pour les lecteurs de poursuivre la discussion autour de l'article. Pour faciliter l'expertise de l'article, les éditeurs ont prévu que les interactions entre les différents protagonistes soient structurées en fonction de deux groupes de rubriques. Le premier, utilisable avec toute proposition de publication, comporte cinq rubriques qui permettent un jugement d'ensemble: (a) Originalité et importance des idées; (b) Clarté des objectifs poursuivis; (c) Choix des méthodes; (d) Clarté et crédibilité des résultats; (e) Qualité rédactionnelle. Le second axe tient compte des spécificités de l'article puisqu'il est dépendant de son plan, plan disponible dans le corps du texte ainsi que dans une fenêtre spéciale. C'est en utilisant cette double structure, qui sert de cadre technique de dialogue, que les protagonistes des deux phases de l'expertise peuvent s'envoyer des e-mails dans la fenêtre réservée à cet effet. Corpus disponible et corpus étudié Depuis sa création, les éditeurs de la revue JlME ont archivé dix-neuf propositions de publication en enregistrant la chronique des commentaires qui ont été envoyés par les différents participants (auteurs, experts, commentateurs, éditeurs) au fur et à mesure de leur apparition sur le site. Les messages contenus dans cette chronique sont structurés à plusieurs niveaux. Ils sont 224
identifiés temporellement (date et heure précise d'envoi) et nominativement (lorsque le rédacteur du message le souhaite, il fait figurer son identité et son adresse électronique). Les messages sont aussi catégorisés en fonction des rubriques prédéfinies que les éditeurs du journal JIME proposent aux experts et aux autres commentateurs. Pour réaliser les analyses quantitatives et qualitatives présentées
ci-après, un article a été tiré au hasard. Son titre est
«
Integrating
interactive media in courses: WinEco Review Debate ». Cet article met en évidence l'intérêt d'associer plusieurs médias lors de situations d'apprentissage. L'auteur montre comment différents supports de cours, via l'utilisation du logiciel WinEco associé à son Workbook, peuvent aider des étudiants en Economie à acquérir de nouvelles connaissances. L'ampleur verbale des échanges (cf. Corpus en Annexe) concernant le processus d'expertise de cet article est la suivante: 50 e-mails ont été mis sur le site selon la double structure d'expertise (5 rubriques générales et 12 rubriques reprenant le plan de l'article). La longueur des e-mails varie de 2 à 278 mots avec une longueur moyenne de 80,6 mots (volume verbal du corpus = 4784 mots). Ce sont ces 50 e-mails qui ont été analysés ci-après.
Analyse des échanges durant le processus d'expertise La première série d'analyses des échanges d'e-mails présentée ci-après a pour fonction d'évaluer si les possibilités d'échanges offertes par J1ME sont explohées. Le processus d'expertise est-il collaboratif? Les protagonistes travaillent-ils les uns « avec» les autres pour améliorer la rédaction de l'article soumis? La seconde série d'analyses est centrée sur les demandes de 'modification du texte. De quels types sont ces demandes? Comment l'auteur de l'article les gère-t-il ? Ces interactions constituent-elles d'efficaces outils grapho-graphiques de réécriture ? Quantité de messages envoyée par les différents pourvoyeurs pendant l'expertise L'objectif de cette première mise en forme très synthétique, est de repérer le profil du cours des envois de messages, tout au long 225
des deux phases d'expertise. Quels sont les protagonistes qui se sont exprimés, à quel rythme et avec quelle ampleur? L'analyse du volume global des messages écrits échangés pendant les deux phases d'expertise, et selon leur répartition temporelle (Tableau 2), donne plusieurs types d'informations: Tableau 2 : Répartition temporelle des 50 envois entre les phases d'expertise ouverte et fermée selon les différents pourvoyeurs RI
R2
R3
A
CI
C2
CA I
CA 2
CA 3
E
Tot al
Phase 29-01 5-02 11-02 13-02 18-02 ss-total Phase ouverte 19-02 5-03 10-04 17-04 22-04 25-04 ss-total
\3 Il I Il I 37
1
18 TOTAL 1 11 8 L.moy. en mots 51 114 44 73 156 172 2 \3 3 135 80,6 (R =reviewer; A =auteur; C =commentateur identifié; CA =commentateur anonyme; E =éditeur) (longueur moyenne en mots).
- Commentaires: L'essentiel des envois de messages a eu lieu pendant la phase privée de l'expertise (76% versus 24% en phase ouverte). La longueur moyenne des messages est de 80,6 mots. Les reviewers ont été actifs seulement durant la phase privée (20 envois versus envoi pendant la phase ouverte). Ils ont été ° actifs à des degrés divers (RI: 1 envoi de 51 mots; R2 : 10 envois de 114 mots en moyenne; R3 : Il envois de 44 mots en moyenne). Dès que le processus d'expertise privée a débuté, les reviewers ont commencé à envoyer leurs remarques à des dates très différentes (délai de 9 jours pour le reviewer R2 ; de 6 jours pour le 226
reviewer R3 ; de 29 jours pour le reviewer RI). Comme le support sur lequel les reviewers adressent leurs commentaires favorise l'immédiateté de la lecture, les reviewers R3 et RI ont donc été informés de l'opinion de R2, avant même de proposer leur propre point de vue sur l'article. L'auteur a été actif, lui aussi, pendant la phase privée (17 envois de 74 mots en moyenne, contre l envoi de 60 mots pendant la phase ouverte; ce message étant adressé à RI). Il a donc interagi avec les reviewers désignés par les éditeurs de la revue, mais pas avec les commentateurs extérieurs. Seuls cinq commentateurs ont donné leur avis sur l'article durant la phase d'expertise ouverte qui a été prolongée d'un mois. Le volume des envois est très faible pour les commentateurs anonymes (de 2 à 13 mots). Le commentateur CI (4 envois d'une longueur moyenne de 156 mots) a écrit très tardivement (deux mois environ après le commencement de la phase ouverte de l'expertise). C2 a fait un envoi de 172 mots. L'éditeur a fait part de ses commentaires d'arbitrage (4 commentaires de 135 mots en moyenne), alors que la phase d'expertise ouverte, suscitant peu de commentaires, était écoulée depuis un mois et demi (elle est prévue pour une durée de 1 mois seulement) et que seul un commentateur s'était exprimé. Types d'interaction L'objectif de cette mise en forme quantitative est d'évaluer si le contexte de communication grapho-graphique favorise des interactions entre les différents partenaires impliqués dans le processus d'expertise. Le support autorise, en effet, tous les types de connexions interpersonnelIes. Autrement dit, tous les protagonistes pourraient dialoguer par écrit dans l'objectif de transformer l'article (reviewer(s) et auteur(s) ; coinmentateur(s) et auteur(s) ; reviewer(s) et commentateurs; reviewers entre eux; auteurs entre eux; commentateurs entre eux; etc.). La lecture de la chronique du contenu des envois de messages indique une activité dialogique, entre les pourvoyeurs de messages, limitée
à la structure
dyadique
«reviewer
- auteur»
(la dyade
«commentateur - auteur» n'ayant pas été pratiquée). Les tableaux 3 et 4 ont été réalisés afin de visualiser la dynamique interactionnelle des échanges de messages (R2/A ; R3/A) durant la phase d'expertise privée (RI, n'ayant produit qu'un message, n'a 227
pu être pris en compte). Ils mettent en évidence que les modalités d'interaction entre R2 et A (tableau 3) et R3 et A (tableau 4) sont très contrastées. Nous ferons les commentaires suivants: (1) Le reviewer R2 a été le premier à envoyer sur le site une petite salve de trois commentaires (le 29 janvier; [1] , [2] et [20]). Ses remarques n'ont concerné que deux rubriques préétablies par les éditeurs de la revue. Le contenu de ces commentaires est très critique. Tableau 3 : Répartition temporelle des 13 envois du 29 janvier entre le reviewer R2 et l'auteur A en fonction des rubriques d'évaluation
9.34 9.35 9.36
9.41 9.42 9.43 9.44 9.45 9.46 9.47 9.48 9.49 9.50 9.51 9.52 9.53 9.54 9.55 9.56 W.S 10.6 10.7 10.8 10.9 10.10 10.il 10.12 10.13 10.14 10.15
228
L'auteur a réagi ((21]) en premier lieu à renvoi le plus critique. Avec le message [20] (cf. annexe), R2 disait que l'absence de résultats dans l'article constitue un «réel problème«. Trois minutes seulement après le retour de l'auteur, R2 a répliqué à nouveau ([22] Puis l'auteur a changé de thème en réagissant ([3]) à un commentaire situé dans une autre rubrique. Ce retour a été encore très rapidement commenté par R2 [4]), puis par l'auteur ([5]), puis, par R2 ([6]), commentaire suivi d'une autre réaction rapide de A ([7] ) Cet échange dyadique est le plus interactif de tout le corpus. Ainsi, deux noyaux conversationnels, quasisynchrones, ont été instaurés par R2 et A. Par la suite, R2 a envoyé, à propos d'une troisième thématique, un autre message ([40]). Un autre noyau conversationnel a été alors instauré ([41[42]). Au total trois rubriques, soit un taux de répartition thématique de 17,6% a seulement été exploité par R2, mais la controverse était vive. Mais, c'est seulement sous la pression du reviewer R3 que l'auteur a accepté de modifier son texte (e.g., insertion d'un résumé). La stratégie du reviewer R2 est focalisée non pas sur le simple fait d'annoncer à l'auteur les imperfections concernant son article, mais aussi sur la nécessité de dialoguer autour des problèmes détectés puisqu'il a réagi très rapidement à chacun des retours de A. Enfin, R2 a clôturé son dernier retour par une invitation au dialogue des autres experts: «I'd like to hear what the other reviewers think about these issues ». Ce mode de critique clairement dialogique d'un article soumis à publication est très nouveau. (2) Comparativement au mode dialogal de R2, la stratégie du reviewer R3 a été très différente. Ce dernier a envoyé, le même jour (le 5 février), une longue salve de Il messages durant une heure de temps (cf. Tableau 4). Il a utilisé, pas à pas, les rubriques établies par les éditeurs de la revue JIME. Le taux de répartition thématique de ses envois est de 64,7%. L'auteur lui a répondu une semaine après (le 13 février) pendant près de trois heures. Confronté aux Il messages, il organise la succession de ses réponses selonun ordre différent de celui choisi par le reviewer. Avec un premier faisceau de réponses et pendant une demi-heure, il réagit à six rubriques (1.1. puis 1.4. encore 1.4. puis 1.2 puis 1.3. puis 2.2.). Avec un second faisceau 229
de réponses, produit après un arrêt de deux heures, il a répondu à quatre autres rubriques (2.3. puis 2.4. puis 2.8. puis 2.1). Il n'a pas réagi à deux rubriques (l.5. et 2.9.). La reprise de la discussion autour de la rubrique problématique (l.4.) a été quasi-immédiate. Les réponses aux commentaires concernant les rubriques « 2 » ont été les plus différées. Tableau 4 : Répartition temporelle des échanges entre le reviewer R3 (Je 5 février) et l'auteur A (le 13 février) en fonction des rubriques d'évalwition
NB: .. 5 février 15 :53" indique que R3 a envoyé un message février
8 :59"
indique
que l'auteur
n'y a réagi
qu'à
pour la rubrique
1.1. et
..
13
ce moment-là.
Le reviewer R3 n'a pas relancé le débat en répliquant aux réponses de l'auteur. Il se comporte comme dans le cadre d'une
230
expertise classique où le dialogue n'est pas requis. Seule la soumission à la lecture temporellement successive des Il commentaires a constitué une nouvelle modalité d'action. Pour un autre journal, ce reviewer aurait, sans doute, procédé à un seul envoi groupé de ses remarques sur papier. (3) Durant l'expertise ouverte, les commentateurs ont poursuivi ponctuellement un dialogue sur quelques rubriques clés, thèmes des interactions précédentes (1.1.,1.4.,2.1.,2.2.). Seule la rubrique 2.7. a été ici nouvellement exploitée. Au total, les noyaux conversationnels entre les reviewers R2 et R3 et l'auteur n'ont été amplifiés, chacun, que par un envoi. Les échos thématiques dans les messages et leurs titres Les interactions décrites dans le paragraphe précédent concernent 68% des messages envoyés. Elles permettent d'avancer que les experts n'ont pas cherché à coopérer, c'est-à-dire à travailler conjointement, via le dialogue. Toutefois, comme le support sur le WEB favorise l'accès en temps réel par tous les protagonistes aux messages échangés, il est impo11antd'évaluer si, en l'absence d'un dialogue patent entre les reviewers, ces derniers ont cependant collaboré. Il leur a été, en effet, possible de « travailler avec» les autres, en intégrant des remarques déjà faites. Cette attention portée par les experts à leurs avis respectifs, ainsi qu'aux réactions de l'auteur, est impossible dans le cadre d'une expertise traditionnelle. Aussi est-il important d'analyser si, dans les messages envoyés, une référence est explicitement faite à un avis déjà donné par l'un des protagonistes. - Les titres: Quarante-sept envois (sur 50 au total) ont été précédés d'un titre (NB: on constate une absence de titre de l'auteur dialoguant avec R2 le 29 janvier et deux absence de titres pour les commentateurs extérieurs anonymes du 17 avril). La fonction « traditionnelle» de ces titres a été de résumer le contenu du message sous forme de « thème-titre ». Mais, il apparaît que les titres ont rempli deux autres rôles, clairement plus dialogiques: (a) La plupart des titres établis par les reviewers (et le commentateur CI) ont été écrits sous forme interrogative (RI = 100% ; R2 = 55% ; R3 = 54%; CI = 50%). Voici quelques exemples: RI : " WinEcon as a 'plug-in' modular resource?" ; R2: " Where is the empiricial data?" ; R3 : " How do students 231
discover learning styles? " ; CI : " Weak for what and strong for what?". Une incitation à un possible dialogue a été ainsi fréquemment induite par les reviewers et les commentateurs. L'auteur n'a titré aucun de ses envois en utilisant la forme interrogative. (b) Dans de nombreux cas, au moins un des items lexicaux du (ou des) titre(s) précédentes) a (ont) été repris dans le nouveau titre afin de renforcer la cohérence dialogique. Ce chaînage thématique apparaît dans les dialogues quasi-synchrones ainsi que dans les dialogues différés, qu'ils soient dyadiques ou plus ouverts. - Exemple concernant deux éléments lexicaux du titre du premier envoi mis en écho pour une même rubrique lors des deux phases d'expertise (dyade R2-A, puis participation de l'éditeur) 29 janvier 29 janvier 29 janvier 13 février 10 avril
- Exemple commentateur 29 janvier 22 avril
10:09 10:13 10:15 Il :37 16:08
R2 A R2 A E
WinEcon designed only for individual use? BUT individual understanding is important Need more on how it actually gets used Use of WinEcon balancing group work with individual work
d'une reprise différée d'éléments
lexicaux par le
CI : 9 :34 16:38
R2 CI
'Weak' as opposed to 'strong' multimedia? Weak for what and strong for what?
at?
- Exemple d'une reprise thématique qui coordonne les envois de plusieurs protagonistes (R2, A, R3, C2, CAl & CA2) sur un délai temporel de 3 mois (NB: CA I et CA2 ne titrent pas leur message; le contenu de leur très bref message consiste en une approbation sur le fait de résumer, dans l'article, des données déjà publiées par ailleurs) : 29janvier 29janvier 29janvier
9:42 9:44 9:47
R2 A R2
5 février 13 février 13 février 19 février 17 avril 17 avril
16 :12 9:03 9:06 15 :20 6:30 6:33
R3 A A C2 CAl CA2
Where is the empirical data ? Evaluation data already published... Summary of evaluation stilI needed, plus future studies References to published data are not enough Summary of evidence can be added Student knowledge of learning styles Clarification: Evaluation Data (commentaire anonyme, sans titre) (commentaire anonyme, sans titre)
232
- Les messages: Dans le cadre des messages, d'autres indices permettaient d'inférer que les différents protagonistes ont fait écho aux informations concernant l'évaluation de l'article en expertise, mises à disposition sur le site. Cinq références à des messages envoyés préalablement, effectuées par l'éditeur E et le commentateur CI, ont été réalisées en citant dans le e-mail le prénom de certains des protagonistes, faisant ainsi référence de façon économique (par un étiquetage nominatif) à des points de vue déjà exprimés. Ces renvois nominatifs peuvent aussi être encouragés par le délai temporel existant entre, d'une part, les propos des reviewers lors de la phase privée et, d'autre part, ceux des commentateurs pouvant s'exprimer seulement lors de la phase ouverte d'expertise: 10 avril 10 avril 10 avril 22 avril 25 avril
E E E CI CI
mentioned by Jean I agree with Jean's comment! As Greg points out" " Also, as Jean points out I agree with Jean a reflection stimulated by Agnes
Etonnamment, aucun des reviewers n'a utilisé ce mode de chaînage avec les messages déjà envoyés sur le site, alors même que R2 avait fait une demande explicite d'interaction dès le début
de l'expertise
(<< I'd
like to hear what the other reviewers think
about these issues»). Une autre forme de chaînage inter-messages pouvait être assurée par le jeu des embrayeurs (l/yoU,. my/your). Cette possibilité est, elle aussi, très peu usitée. Elle l'a été seulement dans la dyade (R2/A) qui a dialogué de la façon la plus synchrone et sous les impulsions explicites de R2 (<< this is supposed to be a discussion, right? ») : 29janvier 29janvier
A R2
29 janvier 29 janvier 29 janvier
R2 R2 R2
My university is A few comments about your reply to m y review (this is supposed to be a discussion, right ?) ... your points about... with your thougths More importantly than my above concern My above comments (under 'Originality ofIdeas') My web-discussion suggestion
Enfin, une autre façon de faire référence aux propos déjà mis sur le site consiste à les intégrer par un "couper-coller" dans son
233
propre message, leur donnant ainsi un statut de citation. Cette potentialité n'a été employée qu'à deux reprises par l'auteur A au sein du même message [3]. Ce procédé, très fréquent dans le cadre des échanges par courrier électronique (Severison-Eklund, *trouver article*), a été abandonné dans le cadre de cette expertise sans doute en raison de l'importante redondance qu'il impose aux messages qui sont toujours disponibles sur le site. Les incitations à transformer Je texte écrit La simple lecture des e-mails échangés montre que l'objectif des intervenants «évaluateurs» (reviewers, commentateurs, éditeur) n'est pas de d'inciter systématiquement à une modification du texte. Les intervenants explicitent leurs points de vue non compatibles avec celui qui a été proposé par l'auteur (cf. par exemple, les échanges soutenus et vifs sur ce qu'est un système d'enseignement multimédia fort et faible). La fonction première de ces formulations d'avis n'est donc pas orientée vers l'imposition de modifications du texte, elle reste strictement argumentative dans le cadre d'un débat d'idées. Dans le tableau 5, seules figurent les demandes explicites de changement du texte. Ainsi, seulement 32% des messages sont focalisés sur l'amélioration du produit écrit (il faut noter que trois [27, 28, 32] sur cinq des messages des commentateurs sont de simple approbations à la nécessité d'un changement (mis entre parenthèses dans le tableau 5) alors que les messages [26] et [35] constituent des argumentations). L'auteur ne fait pas écho à toutes les demandes (pas de réaction aux messages [29] et [50] du reviewer R3). Il se contente de poursuivre le débat d'idées, particulièrement avec le reviewer R2. Il reconnaît la nécessité de transformer son texte seulement dans le cadre d'un" dialogue" avec R3. Ce dernier propose des modifications dans la ligne de celles formulées par R2, mais il le fait sans les associer à des critiques importantes du contenu de l'article. Aucune demande ne concerne une révision de la nature de la mise en texte (choix lexicaux, syntaxiques, stylistiques). D'ailleurs, la rubrique «Quality of writing» n'est pas exploitée par les reviewers. Le reviewer R3 a fait une remarque sur certains choix typographiques [29]. Les demandes de modifications sont strictement centrées sur des adjonctions d'informations, l'auteur de l'article n'ayant pas présenté de données quantifiées concernant les 234
effets de l'outil multimédia WinEcon, publiées dans des articles précédents.
données
qu'il
dit aVOIr
Tableau 5 : Répartition des demandes explicites de changement du texte rubrique
RI
1.1 1.2 1.3 1.4
R3
R2 4
8
9 19
20.22
23
24
29 30
31
16
1.5 2.1 2.2 2.3-2.4 2.5 2.6à 2.11 2.12 Total
CI
A
CA I
C2
26
(27)
CA 2
CA 3
(28)
(32) 35
42
I
4
50 5
I
4
I
(I)
(I)
(I)
E
total 3 2 0 5 (3) I 3 I 0 \ 0 I 16 (3)
Le numéro correspond à celui du message; les ( ) indiquent une simple approbation), selon les différents pourvoyeurs (R = reviewer; A = auteur; C = commentateur identifié; CA = commentateur anonyme; E = éditeur) (longueur moyenne en mots) et selon les rubriques.
Exemples de demande de modification: Message [20J: .. (...) Where is the data? (...) in the absence of results based upon student perfonnance or attitude measures, it's all vacuous. (.. .). Without this data. the claims made in this paper are just wishful thinking (. . .)." Message [30] : .. Can we have a bit more information about the quality of the courseware C..) " Message [42] : .. I would like to hear more in the paper (...) " Exemples de réponse: Message
[24]
.. (...)1
am happy
to add short
summary
(...) ".
Cette demande de modification par simple ajout d'informations est~elIe conjoncturelle à la soumission de cet article? Une autre soumission a été tirée au hasard dans le lot des dix-neuf corpus disponibles (<< Learn to Communicate and Communicate to Learn»). Les demandes de modification de l'article concernent toujours des adjonctions d'informations (<<... improve the conclusion... »). Mais elles ont aussi été focalisées sur la transformation même du texte: « (1) The arguments in sections 1 & 2 should either be radically edited, or tightened up. (2) Revise the text to make it flow from one section to the next more easily 235
... ». « There are problems with over-long paragraphs in a number of places, and" flavor" of the writing seems to change in some sections (I'm thinking in particular of 5 .1.2.) ». «I had trouble with the authors' notion of acessibility ». Dans tous les cas, il s'agit seulement d'incitation à la révision. Seule l'acceptation ou le rejet de cette incitation est négocié par les échanges de messages. La réalisation même de la modification, c'est-à-dire la mise en place verbale d'une nouvelle formulation n'est pas prise en charge. Il ne s'agit pas d'une rédaction coopérative, mais d'une incitation collaborative au changement.
Conclusion Les observations qui sont faites ici des interactions entre auteur, reviewers, commentateurs et éditeur ne permettent pas de conclure à une transformation massive du processus d'expertise. Les experts ont fait preuve de stratégies variées dans le mode de transmission de leur évaluation à l'auteur. Seul l'un d'entre eux (R2) a suscité et favorisé une interaction dialogique. Le deuxième reviewer (R3) a communiqué ses remarques selon une stratégie plus classique: rafale de onze messages et absence de retour aux réactions tardives de l'auteur. Le reviewer RI est intervenu, pour sa part, de façon très ténue. Pour sa part, l'auteur a fait preuve d'une attitude plutôt circonspecte, en répondant aux remarques de façon différée. Au total, malgré les potentialités offertes par le site du Journal of Interactive Media in Education, le mode d'interaction n'a été que ponctuellement dialogique entre un des reviewers et l'auteur. Les habitudes d'expertise paraissent difficilement transformables. D'ailleurs, pour une large part de leur activité, les reviewers se sont cantonnés à exercer leur expertise de façon plutôt habituelle. De plus, le faible effectif de commentateurs spontanés ayant réagi pendant la phase d'expertise ouverte indique, là encore, que le support n'incite pas de façon cruciale à remodeler le processus d'évaluation d'un article. Ce processus reste l'apanage des experts désignés par les éditeurs. Alors que le dialogue ponctuel entre le reviewer R2 et l'auteur laisse à penser que les pratiques d'expertise peuvent être remodelées, l'objectif d'une mise à disposition de la diversité des points de vue concernant la 236
teneur de l'article n'a pas été suffisamment atteint (Sumner et al., 2000). Les propositions de transformations du texte ont été de l'ordre du diagnostic (souvent en termes de manque pouvant être comblé par un résumé, une explicitation). Pourtant, le processus de révision engage d'autres opérations comme, par exemple, le fait de trouver une solution verbale plus acceptable et appliquer concrètement cette solution (Piolat, 1998). Aucune tentative de corédaction n'a été entreprise. La régulation de la co-rédaction est certes plus pratique lorsqu'elle est opérée sur un mode oralographique (échanger oralement pour écrire ensemble). Elle reste possible avec des échanges écrits (transferts de manuscrits contenant les traces du processus d'amendement comme les ajouts, suppressions, déplacements, substitutions concernant tous les niveaux langagiers). Elle est très coûteuse dans le cadre de l'usage d'un traitement de texte qui permet la saisie dactylographique des messages (Piolat, 1991). Tout d'abord parce que les types de révision pratiquées sur le papier sont difficilement transposables à l'écran même si les logiciels de traitement de texte tachent d'intégrer ce type de fonctions (cf. la possibilité, par exemple, de raturer à l'écran et d'intégrer des notes associées). Ensuite, parce que le contourne ment de ces différentes difficultés impose aux coréviseurs des commentaires explicatifs trop complexes pour que les propositions de modifications langagières soient comprises et négociables dans des délais suffisamment rapides. Le constat d'échos thématiques, traversant les choix lexicaux des titres et certaines caractéristiques des messages (référence nominative, référents pronominaux, inclusion d'extraits de messages précédents), sont les prémisses d'un remodelage du processus d'expertise. L'attention des protagonistes portée aux différents messages a été partagée «en contrepoint », chacun réalisant sa partition tout en faisant attention à celle des autres. Le mode d'interaction asynchrone sur le site WEB permet le retranchement dans une non-intervention, tout en favorisant continûment l'accès aux réactions des divers protagonistes. Ce partage des points de vue, bien que faiblement manifesté sur le plan verbal, a favorisé une forme de collaboration simultanée mais indépendante. Les protagonistes se sont « accompagnés» lors du processus d'amélioration de la production écrite soumise à expertise (et donc à transformation), sans toutefois coopérer. 237
CORPUS Echanges de e-mails pendant le processus d'expertise privée et ouverte de l'article "Integrating Interactive Media in Courses: WinEco Review Debate" Author
(A) (Jean B.S.) ; Reviewers
( R) (R I : Edith E. ; R2 : Greg K. ; R3 : Agnes K.H.)
Discussion about .TIME review CRITERIA 1.1. Originamy
and Importance
(1) R2 : 'Weak'
as opposed
ofIdeas
to 'strong'
multimedia?
(Greg K.)
29 Jan 1997 09:34
"First let me say that I think WinEcon and the associated workbook discussed in this paper are undoubtedly very valuable teaching/learning materials and the paper does a nice job illustrating the program and its various instructional features. Perhaps it should be published in JlME for that reason alone. However, WinEcon is a relatively weak example of multimedia -- it's really just interactive graphics there are no audio or video components, which makes any and all claims in the paper about the power of MM a bit circumspect as far as I'm concerned. While I suspect that interactive graphics is the most appropriate form of multimedia for the subject (economics is all about visualizing concepts and relationships), WinEcon does not give us much idea about how multimedia in its full form would help people learn economics. When I was at the World Bank, we did fool around with these stronger forn1s of multimedia and they can have significant impact on understanding of economics, so its not just an idle speculation.
--
(2) R2 : Need for more powerful,
exploratory
computational
tools?
(Greg K.)
29 Jan
1997 09:36 "More importantly than my above concern, WinEcon, which is basically tutorial in nature, is a pretty limited form of computer-based education. One lesson we have learned from 2 or 3 decades of educational computing is that the use of computers to present material (no matter how well its done) is nowhere near as effective as the use of computers as tools or communication devices. So it would probably be much more valuable if students were given some kind of powerful computational tool such as Mathematic or Maple (or perhaps, a good graphing program) and given problems to solve using it." (3) A:
WinEcon
was designed
for accessible
student
technologies
(Jean
S.)
29 Jan
1997 09:51 "First let me say that I think WinEcon and the associated> workbook discussed in this paper are undoubtedly very> valuable teachinglIearning materials and the paper does a > nice job illustrating the program and its various> instructional features. Perhaps it should be published in > JlME for that reason alone. Thank you for this suggestion! > However,
WinEcolI
is a relatively
weak
example
o/multÎmedia
>
...
WinEcon does not use audio and video because it was designed for the technology which we believed UK universities would have available when it was ready. My University is a reasonably high ranking 'old' university, and our computer facilities compare quite well with many others. We have an excellent campus network and quite high spec machines, but I suppose partly because there has not been much multi media material that people wanted to use, none of our student machines has a sound card. For computer copyright/ security reasons there is a requirement for all packages to be centrally installed and down loaded over the network, which is a problem for video. I suggest it is more useful to have a package which includes important aspects of multimedia and which many people can use, rather than
238
one which has some extra bells and whistles, but which is much more restrictive in its use. I also suggest that the Workbook is another form of 'media', and should also be included in what is now available as a WinEcon 'package'." (4) R2:
Discuss current
constraints,
and future
media
(Greg K.)
"HI Jean, A few comments about your reply to my review (this is supposed I cornpletely understand your points about how implementation
multimedia featUres that can used
--
29 Jan 199709:53
to be a discussion, right?) considerations limit the
how about including this discussion in the paper itself
--
along with your thoughts about additional multimedia features that might be desirable if the appropriate hardware/software was available to students? (Also how about multimedia features in the workbook itself, especially if it was web-based?) Greg" (5) A : (1) Students lacked maths expertise (2) WinEcon does have intel'active problems (Jean S.) 29 Jan 1997 09:56 "The students at whom WinEcon is aimed do not have nearly enough mathematical background (in general) for the use of Mathematica or Maple to be realistic. I don't know whether you have the full version of WinEcon (and unfortUnately if you don't I can only suggest you might like to buy it!) but in the full version there are quite a lot of screens where students interact in the solution of an economic problem and then can alter parameters and try the solution again. I suggest this does give them experience in solving problems, and because it is structured as it is. they also discover the correct answer."
(6) R2 : Put WinEcon on the web and use for group discussions? (Greg K.) 29 Jan 1997 10:06 "Why not put all this stuff on the web and ask students to use it as a basis for group discussions or projects?" (7)A:
copyright, and limits of the web (Jean S.) 29 Jan 1997 10:07 "Nice suggestion, on the web ... but I'm afraid you'd have to pay for a password. There is a lot of material in WinEcon, and again at present technology levels it needs to be downloaded to be run successfully."
(8) R3 : Does all courseware need a workhook? (Agnes K.H.) 05 Feb 1997 15:53 ni am starting to wonder whether it is possible to have really successful courseware without a workbook. How generaIisable is the experience being reported here? It would be good to have a clearer picture of the circumstances that have made the workbook a necessity in this context. Agnes"
(9) A: Untitled
(Jean S.)
11 Feb 199709:26
"I am happy to add a brief justification for the multimedia featUres WinEcon uses (and those it doesn't use). "(.. .)" 3103 A : Courseware users need guidance (...)
(Jean S.)
13 Feb 1997 08:59
(11) E2 : Mix 'n' match approach to designing Web.based materials (Tamara S.) 10 Apr 1997 16:00 "We are also experimenting with using more web-based course materials and have experienced difficulties such as those mentioned by Jean (see copyright, and limits of the web). (...)." (12) CI : Weak for what and strong for what?
239
(Josie T.)
22 Apr 1997 16:38
~Whilst I would not want to get into an arid debate about what multimedia definitely is and what multimedia definitely isn't, I do think that applications need not have to comprise all possible media to 'qualify' as strong multimedia (and therefore somehow 'better'?). I agree with Jean that it very much depends upon what teaching is taking place and which media are essential for that teaching - and usually discipline in use of media is more appropriate than using everything just because its possible. Horses for courses, perhaps, is a stronger form of multimedia teaching rather than a definition of multimedia based upon the constraints (or otherwise) of the machinery." (13) CI : Does guidance
equal print?
(Josie T.)
25 Apr 1997 10:54
"Sorry, this comment is a bit of a reflection stimulated by Agnes' remark. I agree that all learners need guidance, and support, and workbooks are one way to do that. But in considering the phrase 'successful courseware without workbook' I got into a tangle because the fonns in which workbooks could come might be many and varied. As in WinEcon, the workbook forms a triangulation point between the package, the student and the student's output. Students need workbooks (of some description) to keep track of what they are doing, why they are doing it, record their findings, log how much progress they have made, write notes for revision etc.(oo.). But I don't think it is the only way. There is no reason in principle why this workbook could not be electronic, is there? Or do you mean to exclude this in the telm 'workbook'? I don't think in agreeing with the general principle that I am committing myself to text-only workbooks. I would also envisage a slew of different degrees of integration between electronic workbooks and package so that in some cases they could sit between the larger package and the learner providing all kinds of tutorial support (sound familiar, huh?) Josie' 1.2. Clarity
of Goals
(14) R3: Learning and teaching are different (Agnes K.H.) 05 Feb 1997 15:58 "If this courseware was designed as a way of implementing a teaching strategy, can it also serve as an aid to independent learning? Or was it designed to be both? Is that possible?" (15) A:
Designers'
ambitions
(Jean S.)
13 Feb 199709:18
GMT
"The funding body was primarily concerned with a teaching strategy, and that therefore had to be at the forefront of our plans. (...) The primary concern of most of the designers was to provide material that would offer students a new and in some ways better way of learning. Since one student uses one computer, independent learning was a primary aim, but there were many other subsidiary aims as well. (...)
(16) RI: WinEcon as a 'plug-in' modular resource? (Edith E.) 18 Feb 199709:49 "It was not clear to me how the system would be typically integrated into a course or whether it had been thought of as a kind of modular resource which might be 'plugged in' in a variety of contexts. Perhaps some indication of that in the text would be useful. Edith" (17) A : Ways in which WinEcon can be used in courses (Jean S.) 05 Mar 1997 . 09:35 "WinEcon is a large package. The tutorial screens are of different types, (...)" 1.3. Appropriateness
of Methods
(18) R3: Development first, then theory? "(oo.)"
(Agnes K.H.)
(19) A : Experience and theory "(oo.)"
13 Feb 199709:22
(Jean S.)
240
05 Feb 1997 16:04
1.4. Clarity (20) R2:
& Credibility Where
of Results
is the empirical
data?
(Greg K.)
29 Jan 1997 09:42
"My above conunents (under 'Originality of Ideas') don't really address what I feel is the real problem with this paper. The main focus of the paper is about how the workbook improves the instnlctional value of WinEcon...and the paper is full of well reasoned and substantiated arguments for the various benefits of the program and workbook. Where is the data? At the very end of the paper, there are references to studies on the evaluation of the program, but I want to see the evidence in this paper! Its very easy to make claims about the potential benefits of various program features, but in the absence of results based upon student performance or attitude measures, it's all vacuous. In most cases when you try to nail down these potential benefits with hard data, they tend to evaporate in a haze of speculation. In particular, I'd like to see some data that the workbook does improve student performance
or satisfaction using the WinEcon program
--
in tenns of any or all of the speci fie
features/functions discussed in the paper. That shouldn't be too difficult since its well established in the distance education literature that a workbook (aka study guide) can improve the effectiveness of any other materials, regardless of whether they're audio or video tapes, traditional print or textbooks, or even, multimedia. Without this data, the claims
made in this paper are just wishful thinking
--
and the literature is already plenty full of
this." (21) A:
Evaluation data already published... (Jean S.) 29 Jan 1997 09:44 "This sounds like a request for duplicate publishing of results! I think it's usual simply to refer to results that are already available. If you have a problem with accessing the references please let me know. The evaluation at Leicester did not use the actual Workbook (which was not then publishcd) but used as it were the fore runner of it in the form of specially prepared tutorial sheets to the trial group of students. Thanks for the opportunity of this reply
Jean Soper" (22) R2 : Summary 1997 09:47
of evaluation
still needed,
plus future
studies
(Greg K.) 29 Jan
"I think many readers are going to want to see some evidence of impact on learning or student satisfaction to be convinced that any/all of the benefits you discuss are valid...even if it does mean recapitulating some results already published (at least a one paragraph summary). If you don't have any results yet on the effects of the workbook...how about at least outlining how you might go about evaluating this...or reporting some preliminary qualitative impressions from its use so far. (As a side.note...we won't pass a doctoral candidate in ed tech unless their research is empirically substantiated. Unsupported claims for the benefits of technology belong in vendor promotional materiaL) I'd like to hear what the other reviewers think about these issues," (23) R3 : References
to published
data
are not enough
(Agnes
K.H.)
05 Feb 1997
16:12 "There is a definite need for some hard evidence in this article to support claims made about what makes for effective use of materials, how learning styles are supported (assuming students know their style do they?), and so on. References to existing publications are OK but not enough in themselves a short summary would be much nicer for the reader."
-
-
(24) A: Summary of evidence can be added (Jean S.) 13 Feb 1997 09:03 "Thank you for the suggestion. I am happy to add a short summary of the evidence published elsewhere."
241
(25) A: Student knowledge of learning styles (.. .) (26) C2 : Clarification:
Evaluation
Data
(Jean S.)
13 Feb 1997 09:06
(Ziggy MacD.)
19 Feb 1997 15:20
"The evaluation of WinEcon mentioned in the text did not involve the use of the workbook which was not available at the time. For the purposes of the evaluation we directed the pilot group (a proportionate sample of the 1995/96 intake) through the relevant material in WinEcon via special problem sheets which I wrote. (...) Perhaps the paper should indicate 'how' the workbook should be evaluated, process of surveying the 260 students combination this academic session."
(27) CAl: comment " good idea!"
(Anon)
although I should mention that we are in the who have used the WinEcon-and-Workbook
17 Apr 1997 06:30
(28) CA2: extra comment (Anon) 17 Apr 199706:33 "Again I must agree with the proposition. The line of argument is irrebutable." 1,5. Quality
of Writing
(29) R3 : Screenshots as punctuation (Agnes K.H.) OSFeb 1997 16:17 "In the printed version I read, screenshots provide a kind of punctuation mechanism - each screenshot gives rise to one or two short paragraphs on a new topic. The effect is somewhat disjointed. I would prefer to see longer learning sequences described, shown in screens, and discussed." Discussion
about
TIME review SECTIONS
Introduction
(30) R3: Software awards - great. let's hear more (Agnes K.H.) 05 Feb 199716:21 "Can we have a bit more information about what qualities of the courseware gave rise to the awards? (...)" (31) A : Software
qualities
(Jean S.)
13 Feb 1997 11:50
"Thank you for the suggestion. Information about this was not included because a substantial number of papers describing the software were published at the development stage, one or two of which are referenced in the paper. I would be happy to include a short summary of some of the developers' ideas. I'm not sure to what extent I can speak for the award judges, but where there is a citation I can add a little."
(32) CA3: Personal overview "It seems sound." Interactivity
Allows Different
(Anon)
17 Apr 1997 06:40
Styles of I.earning
(33) R3 : How do students discover learning styles? "(...)" (34) A: Study skills courses "(.. .)"
(Jean S.)
(35) CI : Explanations of terms
(Agnes K.H.)
13 Feb 1997 09:27 GMT
(Josie T.) 242
22 Apr 1997 15:56
OSFeb 1997 16:31
"I think that I would like to have a brief explanation of the terms describing learners which are used here. What is a reflector? This would help me understand the paragraph lower down on this page about what a reflector might typically do. Otherwise the discussion just floats around the interface pages we can see."
Multimedia Courseware and the Learning Proces (36) R3: (.. .)
Critical
assessment
-does
WinEcon
(37) A: WinEcon offers alternatives (.. .) Interactivi(y
and Understanding
(Jean S.)
(Agnes K.H.) 05 Feb 1997 16:34
13 Feb 1997 11:25
Concepts
(38) R3: Watching, understanding, (. ..)
articulating
(39) A : Students writing economic analysis (.. .) An Aid to Independant
help?
(Agnes K.H.)
(Jean S.)
05 Feb 1997 16:41
13 Feb 1997 11:33
Learning
(40) R2: WinEcon designed only for individual use? (...) (41) A : BUT individual understanding (...)
is important
(42) R2:
gets used
Need more on how it actually
(Greg K.)
(Jean S.)
(Greg K.)
29 Jan 1997 10:09
29 Jan 1997 10:13
29 Jan 1997 10:15
I would like to hear more in the paper about the problem-solving and group-based associated with the use of the program and workbook. One of the things we know tech research is that how a program is used in the classroom (i.e., associated strategies) is just as important as the inherent features/functionality of the software please tell us more about how it actually gets used. (43) A: Use of WinEcon (Jean S.) 13 Feb 1997 11:37 GMT
activities from ed teaching itself. So
Thank you for the suggestion. I think the 'how it is used' relates to students needing direction in using it. I would be pleased to add a little more to the paper about this.
(44) E2 : balancing group work with individual work (Tllmarll S.) 10 Apr 1997 16:08 Greg raises several issues in the comment above: one, supporting individual versus group work and two, the issue of trendiness in research topics. Here, (.. .). I *do* think suppOlting collaboration is very important, but I prefer to think about augmenting rather than supplanting individual activities. Thus, I agree with Jean's comment! (45) E2 : It's OK not to be trendy! (Tllmllrll S.) 10 Apr 1997 16:13 As Greg points out, the trend in educational technology research is towards supporting collaboration. (...). Also, as Jean points out, an interesting issue is thinking about the interplay between these two modes of activity and how learning tools and situations can be designed to support both modes in a synergistic way. Does the WinEcon experience shed any light on this issue?
(46) E2 : Strengths and wellknesses of action research approaches Apr 1997 16:20
243
(Tllmara
S.) 10
"(.. .)" 2.6. Individual
Pace of Learning
2.7. Software and Teaching Strategies (47) CI : Selecting your preferred tutor symbol "(.. .)"
(Josie T.)
22 Apr 1997 16:24
2.8. Use of Question (48) R3: Who marks longer answers? (Agnes K.R.) 05 Feb 1997 16:47 "(.. .)" (49) A: Teaching Assistants mark answers (Jean S.) 13 Feb 1997 11:43 (...)
2.9.
Efficiency
2.10.
Inte~ratin~
2.11.
Summary
2.12. References (50) R3: Roney
Gains software
in courses
& Mumford.
16:51 The Honey & Mumford reference
what sort of document? is non-standard.
*
244
(Agnes
What sort of document
K.R.) is it?
05 Feb 1997
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245
cognitives aspects of processes),
Anthony
Moulin,
Jacqueline Vacherand-Revel, Jean-Marie
Université Lumière Lyon 2 Ecole Centrale de Lyon
Besse, Université Lumière Lyon 2
L'écriture médiatisée et distante en téléconception multisites Introduction La représentation commune que nous avons de l'écriture est celle d'un acte singulier permettant à une personne de communiquer avec une autre personne de manière différée dans le temps et l'espace. En tant qu'artefact cognitif, l'écriture est une aide précieuse à la pensée et lui permet d'organiser, de planifier et de réviser l'ensemble des représentations qu'elle expose. De plus, les fonctions de l'écriture sont multiples: elles changent, évoluent, compte tenu des situations culturelles et sociales, des destinataires, des intentions et des compétences de l'auteur. Actuellement, la médiatisation de l'activité humaine collective, par ses systèmes coopératifs associés à des réseaux hauts débits, suscite de nouveaux liens entre les individus et donne une nouvelle dimension à l'interaction interhumaine où l'écriture collaborative devient une véritable modalité de cette interaction, un moyen et un support important de l'activité collective collaborative. Aussi l'objectif de cette recherche est-il de mieux cerner les modalités et les processus de l'écriture collaborative lorsqu'elle est médiatisée par des systèmes coopératifs à hauts débits, et plus précisément de mettre en évidence s'il y a ou non interaction entre la révision de texte (et plus particulièrement des différentes opérations de révision qui la caractérisent) et les échanges verbaux oraux produits par l'ensemble des experts participant aux séances de travail synchrone (en temps réel).
Problématique La plupart des recherches effectuées dans le champ de la psychologie sur les processus cognitifs impliqués dans la
production de texte proprement dite s'inscrivent dans le paradigme cognitiviste du Système de Traitement de l'Information (S.T.I.) et des modèles du fonctionnement cognitif humain lors d'une tâche d'écriture ont été développés (Hayes & Flower, 1980; Bereiter & Scardamalia, 1987 ; Sharples, 1989). Quelles que soient les populations concernées par les recherches (populations d'enfants/novices ou d'experts/adultes) et la nature des tâches proposées (écriture manuscrite ou écriture sur traitement de texte), la plupart des travaux réalisés considèrent l'écriture en tant qu'acte individuel, c'est-à-dire en tant que réalisée par une seule personne isolée de toute interaction interhumaine (Scardamalia & Bereiter, 1991 ; Piolat, 1993; Espéret, 1995; Anis, 1995; Hayes, 1996; Fayol, 1997). Parallèlement, avec l'insertion de systèmes coopératifs associés à des réseaux hauts débits au sein des différentes organisations, le travail collaboratif prend une nouvelle dimension. En effet, l'utilisation de collecticiels (visioconférence, éditeurs partagés... ) associés à des réseaux hauts débits favorise la réalisation de projets à l'échelle internationale: plusieurs groupes géographiquement distants peuvent ainsi réaliser des travaux de télé-écriture collaborative sans se soucier ni de l'espace, ni du temps. Ce mode de travail se développe autour d'un ensemble de technologies appelées groupware ou collecticiel dont l'un des principaux intérêts est l'élaboration de tâches coordonnées entre plusieurs partenaires. Ce type de médiatisation technologique peut prendre plusieurs formes: elle peut être visuelle ou textuelle et elle permet une communication en temps réel dite synchrone (visioconférence avec partage d'application) ou une communication différée dite asynchrone (courrier électronique, forum... ). Peu de recherches en psychologie cognitive ont tenté de rendre compte de la dynamique de l'écriture collaborative (Posner, 1991 ; Barbier, Jaljal et Piolat, 1993; Sharples, 1993; Beck, 1994) et encore moins dans une situation médiatisée par des systèmes coopératifs associés à un réseau haut débit. C'est pourquoi il nous a semblé intéressant d'aborder l'écriture dans ce double contexte à la fois collaboratif et médiatisé. Notre recherche se propose d'appréhender une situation de travail de télé-ingénierie de conception d'un module multimédia de formation sur réseau ATM (Asynchronous Transfert Mode), où l'écriture collaborative est une des modalités de l'interaction entre 248
les différents experts qui se retrouvent dans une situation imposée de collaboration à distance et qui interagissent à travers l'utilisation des outils technologiques. L'observation de cette situation de travail collaboratif multisite et médiatisée par un dispositif technologique a fait émerger un certain nombre de questions sur la pratique partagée, par les différents sujets, de l'écriture: quels sont les processus cognitifs mis en jeu à travers l'écriture collaborative considérée comme une modalité de l'interaction médiatisée? Peuton considérer les processus liés à la collaboration indépendamment de ceux liés à l'écriture même? Autrement dit, pouvons-nous faire l'économie des interactions verbales entre les personnes et ne considérer que les performances écrites pour comprendre ce qu'est l'écriture collaborative? Quelle est la fonction et quel est le statut de l'écriture collaborative? À partir de ce questionnement, nous formulons deux hypothèses relatives à une situation de travail collaboratif et distant de téléconception : - la première concerne les échanges verbaux oraux entre les différents locuteurs. Chaque catégorie d'occurrences verbales ne sera pas systématiquement suivie d'une transformation au niveau du texte. Autrement dit, le nombre d'occurrences verbales suivies d'une opération de révision sera nettement inférieur au nombre d'occurrences verbales non suivies par une opération de révision; - dans le cas d'une réelle interaction entre l'oral et l'écrit, la deuxième hypothèse postule qu'il n'y a pas de relation entre la nature des opérations de révision effectuées sur le texte et la nature des différentes catégories d'occurrences verbales.
Démarche méthodologique La situation observée La recherche s'est inscrite au sein d'un projet pluridisciplinaire et international (dans le cadre du projet VERSO, projet «Autoroute de l'Information» du ministère des Affaires étrangères) dont l'objectif initial était d'étudier l'interaction collaborative sur un réseau haut débit dans le cadre d'un projet de télé-ingénierie de conception collective, dite «co-conception », d'un produit multimédia de téléformation conduite dans un contexte international francophone et multisites. Ce projet de télé-ingénierie 249
s'est déroulé sur six mois. Le produit réalisé est un cours multimédia sur les réseaux ATM dans l'environnement d'apprentissage d'un campus virtuel. Pour sa conception, il a réuni trois équipes d'experts (ingénieurs et chercheurs en télécommunication et informatique) issues de trois sites institutionnels différents: laboratoire LICEF à Montréal, laboratoire ICTT à l'Ecole Centrale de Lyon et CNET de France Telecom à Lannion. Les trois équipes (qui ne se sont jamais rencontrées sur un même site géographique durant tout le processus de téléconception) ont travaillé au moyen d'un dispositif composé d'une visio-conférence et d'un éditeur partagé avec l'application coopérative Neetmeeting et le réseau ATM. Pendant six mois, les concepteurs ont disposé de trois séances synchrones de 2h30 par semaine, soit 7h30 de connexion. On comptabilise environ une
centaine d'heures en session synchrone sur ATM, avec une moyenne de deux participants actifs par session et par site, auxquelles s'ajoutent une vingtaine d'heures environ de séances synchrones tenues au travers de liaisons RNIS (avec PictureTelLive) en dehors des plages horaires allouées sur ATM. À chaque séance de visio-conférence, les participants avaient un ordre du jour en commun (tâche prescrite) qui correspondait à l'un des contenus pédagogiques du module multimédia écrit par l'un des experts en mode asynchrone. L'ensemble des sessions synchrones a été filmé. Un gros plan fixe a permis de conserver les procédures et le contenu du travail avec précision; l'écran des acteurs avec l'enregistrement sonore a permis de conserver les traces des échanges verbaux. Notre analyse a porté sur l'enregistrement de douze heures trente de travail effectif en sessions synchrones réparties temporellement sur l'ensemble du processus de télé-conception. Ces fenêtres d' observa~ion temporalisées depuis le début jusqu'à la fin du processus permettent d'observer l'évolution du travail. Parmi l'ensemble des experts mobilisés par ce projet, nous nous sommes focalisés sur le travail de co-écriture des experts traitant du contenu pédagogique du cours multimédia sur ATM dans les séances de travail synchrone. Le choix des unités d'analyse L'objectif de cette recherche était de mettre en évidence l'interaction entre la révision de texte (et plus précisément des 250
différentes opérations de transformation qui la caractérisent) et les échanges verbaux oraux. Toute la difficulté était de déterminer des unités d'analyses de même niveau de granularité pour rendre compte de l'interaction entre ces deux types de processus. Pour appréhender notre objet d'étude (l'écriture collaborative) en fonction de la problématique que nous avions élaborée, nous nous sommes centrés sur des unités d'analyse correspondant à deux processus qui interviennent lors de l'écriture collaborative dans la situation professionnelle observée de téléconception d'un produit logiciel multimédia de formation. La première unité d'analyse concerne la révision de texte. Au regard des recherches précédemment effectuées (Piolat, 1987; Espéret; 1995; Anis, 1995), le processus de révision sera décomposé en cinq opérations fondamentales pratiquées sur le texte à réviser: (a) la suppression d'une partie du texte, (b) la substitution correspond à la réécriture ou reformulation d'un mot, d'un groupe de mots, d'une phrase, d'un ou plusieurs paragraphes, (c) l'insertion, (d) le déplacement, (e) la repagination. La deuxième unité d'analyse: les occurrences verbales orales. L'un des intérêts de prendre en compte les protocoles verbaux produits pendant l'activité de révision est de pouvoir se focaliser non plus seulement sur les transformations finales que les experts apportent au texte, mais aussi sur la compréhension des processus cognitifs à l'origine de ces modifications. Rendre compte des interactions verbales orales entre les différents experts en situation de télé-conception collaborative est complexe. En effet, la médiatisation de t'activité collaborative entraîne un changement radical dans l'organisation même de la communication. Ainsi, l'organisation proxémique de la communication médiatisée subit une transformation comparativement à une situation classique face à face. La coordination des tours de parole n'aura plus la même configuration par rapport à une situation classique. Parmi l'ensemble des outils théoriques proposés pour aborder les échanges verbaux entre les experts, la linguistique de l'énonciation, et plus particulièrement l'analyse conversationnelle (Kerbrat-Orecchioni, 1990; Bange, 1992) a semblé être l'outil méthodologique le plus pertinent par rapport à notre objet car son principe fondamental est de pouvoir rendre compte de «l'usage communicationnel du langage». Dans ce cadre, tout discours est 251
une construc6on coJ]ective ou une réalisation interactive. Comme le souligne C. Kerbrat-Orecchioni «l'occurrence des actes de langage en situation interlocutive en fait des interactes de langage, comme elle fait des locuteurs des interlocuteurs c'est-à-dire des interactants par le discours.» (1990: 11). Dans le contexte de cette recherche, l'unité choisie est le tour de parole. En travaillant à partir de la retranscription écrite des enregistrements vidéos, nous avons pu établir différentes catégories d'occurrences verbales orales qui concernaient le sens à apporter au texte et qui aboutissaient finalement à une transformation ou non du texte. En ce qui concerne la nature des différentes catégories établies, nous nous sommes inspirés des travaux réalisés par Daiute et Dalton (1988, 1989) mais aussi de l'analyse de la retranscription des conversations enregistrées, dont un certain nombre de souscatégories récurrentes ont émergé. Ces dernières se répartissent selon deux grandes catégories générales correspondant à deux niveaux différents de l'activité: un premier niveau que l'on pourrait qualifier de «procédural» où les échanges verbaux oraux concernent à la mise en œuvre de différentes procédures liées à l'usage du dispositif technologique (une procédure pouvant être définie comme une suite organisée d'actions permettant de réaliser un but) et un deuxième niveau où les échanges verbaux oraux renvoient beaucoup plus à la signification à apporter au texte: - la lecture correspond à la lecture à haute voix par un des experts d'une partie du texte apparaissant à l'écran; - la procédure d'écriture correspond à une demande ou à une indication de l'un des experts de l'une des opérations d'écriture qu'il va ou qu'il devrait effectuer (exemple: « est-ce que je supprime ce terme» ou «... bon je vais le déplacer par ici. ., ») ; - la procédure commande est une verbalisation orale explicite de l'un des experts qui indique aux autres partenaires une action ou un ensemble d'actions qu'il va effectuer à partir des commandes du dispositif technologique (exemple: «je prends la main» ou «je vais enregistrer ce que l'on vient d'écrire pour être sûr de ne rien perdre») ; - la répartition du travail correspond uniquement à la réalisation du texte par les différents experts, qui auront chacun leur partie à écrire en mode asynchrone. Nous nous sommes focalisés ici sur la répartition du travail concernant l'écriture du texte mais bien entendu cette notion de répartition peut être appréhendée plus 252
globalement en terme d'organisation du travail à différents moments de l'activité: ce dernier point dépasse le cadre de notre travail ; - la demande d'indication à l'écran d'une partie du texte (cette partie du texte peut aller de la virgule au paragraphe) par un des experts qui n'arrive pas à situer à l'écran ce que mentionne un de ses partenaires. - l'indication à l'écran correspond à la réponse apportée à la demande précédente; - la demande d'explication correspond à la demande explicite de précision du sens du texte à différents niveaux (du mot à la phrase jusqu'au paragraphe) d'un des experts à l'un de ses partenaires, scripteur de la partie du texte concernée par cette demande; - l'explication correspond, suite à la demande précédente, à la justification de la part d'un des experts du sens qu'il a voulu donner dans la partie du texte concernée. - la demande d'évaluation diffère de la demande d'explication dans le sens où elle se focalise sur la demande explicite de précision du sens apporté au texte par l'un des experts à l'un de ses pmtenaires qui n'est ici pas forcément le scripteur de la partie du texte concernée par la demande. Cela correspond à des occurrences verbales du type «qu'est-ce que tu en penses?»; - l'évaluation correspond, suite à la demande d'évaluation précédente, à la mise en sens de la partie du texte concernée de la part d'un des experts; - la suggestion sur la forme est l'émission de la part d'un des experts d'une proposition sur J'agencement global du texte pour sa mIse en page; la suggestion sur le contenu correspond à J'émission de la part d'un des experts d'une proposition de sens à intégrer au texte. Cette catégorie-là est entièrement indépendante des autres catégories dans le sens où elle peut être émise à tout moment au sein de la conversation sans répondre spécialement à une demande antérieure. Ici l'expert prend l'initiative d'émettre son opinion sur le sens à apporter au texte sans que l'on puisse trouver un quelconque indice déclencheur dans les occurrences verbales qui précèdent; - le consensus est une catégorie d'occurrence verbale particulière dans le sens où elle peut être émise après différentes catégories possibles. Sur le plan explicite, cela correspondra à une émission orale du type «je suis d'accord» ou tout simplement par un «oui !»
-
253
confirmant ce qui vient juste d'être émis par un autre expert. Il peut donc y avoir, en effet, consensus après une explication, après une évaluation ou après une suggestion sur le contenu émis par un autre expert. Nous obtenons ainsi treize sous-catégories d'occurrence verbale qui nous permettront de coder l'ensemble des tours de parole suivant la nature des activités. L'objectif est de préciser à quel niveau se situe exactement l'interaction entre les occurrences verbales et les opérations de révision, c'est-à-dire de déterminer exactement par quelle opération de révision est suivie chaque catégorie d'occurrence verbale.
Résultats Pour une lecture synthétique des résultats, nous avons opté pour une représentation graphique sous forme d'histogramme. L'exposé des résultats progressera de la manière suivante: nous exposerons dans un premier temps les résultats portant sur les occurrences verbales pour ensuite les aborder en fonction des différentes opérations de révision. Une analyse globale de l'ensemble des résultats nous conduira vers une définition de ce qu'est l'écriture collaborative dans le cadre de notre recherche. Résultats en fonction des occurrences verbales Histogramme
n01 ; répartition des résultats suivant les différentes catégories d'occurrences verbales
Répartition
des résultats suivant différentes catégories d"occurences verbales
les
60 50 40 30 I!IIII sans révision
20 10
opération
. avec opérations de révision
o
ABCDEFGHIJKLM Occur_nces
verbales
254
de
Pour une lecture plus synthétique de l'histogramme, nous avons codé chacune des catégories des occurrences verbales par une lettre de l'alphabet. Nous aurons donc: A Lecture; B = Demande d'explication; C = Explication; D = Demande d'évaluation; E = Evaluation; F = terme d'effectifs.
=
- Les catégories d'occurrences verbales non suivies d'opérations de révision: Parmi les treize catégories d'occurrences verbales établies, seule la catégorie procédure d'écriture n'apparaît pas: ce résultat aurait pu être prévisible puisque nous nous intéressons dans cette partie de l'analyse aux occurrences verbales non suivies d'opérations de révision et que cette catégorie correspond à la demande explicite de la part d'un des experts d'une modification à apporter au texte. En revanche les catégories, demande d'explication, explication, suggestion sur la forme, demande d'indication à l'écran, indication à l'écran et procédure commande ont des résultats faibles (<10) c'est-à-dire qu'elles ne correspondent pas à des moments d'échanges signifiants pour la collaboration. Mises à part les deux catégories de man de d'explication et explication, les quatre autres correspondent, comme nous l'avons souligné dans la partie méthodologique (cf supra), à la mise en œuvre de différentes procédures liées à l'usage du dispositif technologique. On peut en conclure ici que l'usage du dispositif technologique ne semble pas être une véritable contrainte pour l'activité collaborative (ce résultat serait sans doute différent si les participants n'avaient pas les mêmes compétences techniques). Cette constatation prend d'ailleurs tout son sens lorsque nous observons les résultats obtenus pour les catégories demande d'évaluation (L=49, soit 26,6%), évaluation (L=36, soit 19,5%), suggestion sur le contenu (L=18, soit 9,7%), consensus (L=16, soit 8,7%) et répartition du travail (L =19, soit 10,3%) qui sont proportionnellement beaucoup plus importants. Les catégories d'occurrences verbales les plus signifiantes pour l'écriture collaborative sont celles dont le locus d'intérêt porte uniquement sur le texte. De plus, les deux catégories demande d'évaluation et évaluation sont celles qui interviennent le plus massivement (respectivement 26,6% et 19,5%) et il se trouve qu'elles correspondent toutes les deux à l'explicitation des 255
différents concepts contenus dans le texte: concepts techniques et pédagogiques liés à la conception du module multimédia de formation. Dans le même ordre d'idées, les deux catégories suggestion sur le contenu et consensus sont aussi significatives sur l'ensemble des résultats (respectivement 9,8% et 8,7%) et viennent renforcer la constatation que l'écriture collaborative se définit surtout par l'élaboration du sens du texte. Dans une situation médiatisée par un système coopératif associé à un réseau haut débit, elle est à la fois support et moyen de la collaboration. Par ailleurs, la catégorie répartition du travail intervient aussi de manière non négligeable puisqu'elle correspond à 10,3% de l'ensemble des résultats. En effet, il semble que la répartition des différentes parties du texte à écrire par chaque expert individuellement, en mode asynchrone, soit une part importante aussi de la collaboration entre les experts. Cette répartition se fera surtout en fonction des compétences de chacun. - Les catégories d'occurrences verbales suivies d'opérations de révision: Il s'agit d'analyser ici les catégories d'occurrences verbales qui sont suivies immédiatement d'une opération de révision sur le texte. La répartition des résultats obtenus est très contrastée et permet de tirer des conclusions tout à fait intéressantes pour notre objet d'étude. En effet, sur l'ensemble des treize catégories d'occurrences verbales, les résultats sont véritablement significatifs pour quatre catégories: seules les catégories évaluation, suggestion sur le contenu, consensus et procédure d'écriture se démarquent très nettement des autres dont les résultats sont nuls ou égaux à un, ce qui correspond à un résultat non significatif sur l'ensemble. Nous pouvons en déduire que les opérations de révision s'effectuent soit après une évaluation du sens d'une partie du texte, soit après une émission de la part d'un des experts d'une proposition du sens à apporter au texte (suggestion), soit après un consensus établi explicitement par l'ensemble des experts quant au sens à apporter au texte ou après une demande ou une suggestion explicite de l'opération de révision à effectuer. Autrement dit, la nature des occurrences verbales (précédant chaque opération de révision) correspond uniquement au sens à apporter au texte. Pour résumer l'ensemble des résultats obtenus en fonction des occurrences verbales, nous pouvons dire que l'écriture 256
collaborative médiatisée par les technologies de l'information et de la communication est une tâche de haut niveau qui s'élabore dans un espace partagé par l'ensemble des experts et dont le texte (support et moyen de la collaboration) est porteur de sens tant sur l'élaboration collective de son contenu que sur la pratique partagée du dispositif technologique. Résultats en fonction des différentes opérations de révision Nous aborderons ici la nature des opérations de révision effectuées sur l'ensemble des catég01ies d'occurrences verbales. L'objectif est de mieux cerner comment se matérialisent les occurrences verbales sur le texte. La question est alors de comprendre quelle est la nature des opérations de révision: est-ce que les différentes opérations interviennent en quantité homogène ou, au contraire, est-ce que certaines opérations interviennent plus massivement que les autres? Histogramme
n02 : résultats concernant les opérations de révision sur l'ensemble des occurrences verbales ~
60 50 40 30 . 20 10
-.-
-_.--
Répartition des opérations de révision sur l'ensemble des occurrences verbales
o suppression
substitution
insertion déplacement repagination 1
Les résultats obtenus sont très hétérogènes mais apportent un complément intéressant aux analyses précédentes. Les opérations de suppression, substitution et déplacement n'interviennent pas de manière significative sur l'ensemble des résultats puisqu'elles ne sont pratiquement pas utilisées. Cela signifie que le texte original ne subit que très peu de modifications. En revanche, ce qui va surtout caractériser l'activité de révision est l'utilisation prépondérante de l'opération d'insertion (elle intervient dans 257
83,3% des cas), qui ne correspond pas à une modification du texte déjà écrit mais à un rajout au sens apporté initialement au texte. ~ Une autre constatation, surprenante mais finalement révélatrice de la nature de la collaboration entre les experts, est l'absence totale d'opérations de repagination : les experts ne semblent pas préoccupés par la forme de « leur» texte mais bien plutôt de son sens. Nous rappelons qu'il s'agit d'un même texte partagé en temps réel par l'ensemble des experts se situant chacun sur un site géographique différent et très distant, d'où l'utilisation du terme «leur» pour indiquer ce processus d'appropriation par l'ensemble des experts du contenu d'un même texte.
Analyse globale L'analyse de ces résultats permet de dégager un certain nombre de constats signifiants pour l'activité d'écriture collaborative. Les interactions verbales entre les différents experts peuvent être définies globalement comme un processus de négociation: négociation du sens à apporter au texte. Bien que provenant d'un même domaine d'expertise, les experts (qui sont en théorie censés partager des savoirs scientifiques communs) ont des représentations différentes du domaine et de la manière de l'enseigner. En effet, la co-conception multisites d'un module multimédia de formation sur réseau ATM pour des apprenants de type ingénieur nécessite pour chaque expert de rendre explicite leurs connaissances scientifiques et par là-même de les partager avec leurs partenaires pour que ceux-ci valident ou non la signification donnée. Sur l'ensemble des différentes occurrences verbales, seulement 25,2% aboutissent à une opération de révision sur le texte. Cette négociation du sens n'aboutit donc pas immédiatement à une transformation du texte et nécessite des échanges préalables assez longs. Cette constatation vient valider notre première hypothèse de recherche: l'ensemble des occurrences verbales ne sera pas forcément suivi d'une transformation au niveau du texte. À l'inverse, les résultats obtenus à partir du tableau nOl nous conduisent à rejeter notre deuxième hypothèse suivant laquelle, dans le cas d'une interaction entre l'oral et l'écrit, il n'y a pas de relation entre la nature des opérations de révision effectuées sur le texte et la nature des différentes catégories d'occurrences verbales. 258
Nous avons pu constater que les résultats sont nettement significatifs et que les modifications apportées au texte (et principalement l'opération d'insertion) ne s'effectuent qu'après certaines catégories d'occurrences verbales et plus pal1iculièrement celles qui portent sur la signification du texte (évaluation, suggestion sur le contenu et consensus). Par ailleurs, on constate que la médiatisation de l'activité intervient dans les échanges entre les différents acteurs: en effet, la médiatisation du travail collaboratif de co-écriture suppose la mise en place de méthodes de travail plus explicites qu'en face-à-face. Ce qui, en face-à-face, est implicite doit devenir explicite à distance. Ce qui d'habitude est accepté dans une situation face à face (comme le chevauchement de deux discours) peut difficilement l'être dans une situation de communication médiatisée. Avec l'utilisation d'un dispositif comme le collecticieI, les tours de parole doivent être respectés avec plus de rigueur et ceci confère à l'écriture collaborative une organisation originale.
Conclusion Notre objectif était d'appréhender les processus cognitifs de l'écriture collaborative médiatisée par un dispositif technologique (système coopératif associé à un réseau haut débit ATM) dans une situation de télé-ingénierie de co-conception d'un module multimédia de formation. Il s'agissait de rendre compte d'une action humaine (l'écriture collaborative) médiatisée qui s'inscrivait dans une dynamique professionnelle. La recherche a permis de mettre en évidence que l'activité des experts correspond principalement à une révision de texte dont la production originale est réalisée par l'un des experts individuellement en mode asynchrone et dont le sens sera ensuite négocié collectivement en séance de travail synchrone. Cette négociation vise à établir une compréhension partagée par l'ensemble des acteurs impliqués dans l'interaction et c'est un travail long et exigeant en terme d'attention, notamment par l'élaboration de référentiels communs et de méthodes de régulation de l'activité. Par ailleurs, en nous centrant sur le travail collaboratif en mode synchrone, nous n'avons abordé qu'une partie de l'écriture 259
collaborative. Il serait intéressant dans les recherches futures d'aborder cet objet d'étude dans sa globalité c'est-à-dire à la fois en mode synchrone comme nous]' avons fait ici, mais aussi en mode asynchrone où il s'agirait, par exemple, d'observer et d'analyser le flux des messages électroniques que s'envoient l'ensemble des collaborateurs dans la période de conception. L'approche du travail collaboratif en mode synchrone pourrait être envisagée aussi à travers l'étude des processus attentionnels, ce qui permettrait de rendre compte de la façon dont les experts s'approprient et coordonnent mutuellement leurs actions dans cet environnement médiatisé. Dans une autre perspective, les incidences de l'utilisation d'un dispositif technologique sur l'écriture collaborative nous conduisent à repenser les relations entre savoirs des experts impliqués et tâche à accomplir. En effet, les experts ont chacun leurs connaissances du dispositif technologique utilisé, des connaissances pédagogiques et des connaissances liées à leur domaine d'expertise, mais nous constatons aussi la construction d'une connaissance collective qui n'est pas forcément en totalité intégrée par chacun des membres du groupe. L'écriture collaborative devient un acte situé dans le sens où l'environnement est déterminant pour le bon déroulement de l'action. En effet, les experts ne s'engagent pas dans l'action avec une série d'objectifs pré-spécifiés rationnellement. Ils recherchent les informations dans leur environnement et plus particulièrement ici sur la base du texte. C'est également en prenant en compte les avis des autres partenaires, en échangeant ou en confrontant leurs différents points de vue qu'ils essayent de trouver un terrain d'entente sur le sens à apporter au texte - l'intérêt étant de voir comment les experts utilisent et sélectionnent les informations et ressources disponibles: sociales, symboliques et matérielles. Ainsi, il y a mise en œuvre de l'action dans son contexte: les experts ne peuvent planifier le déroulement exact de leur réunion en visioconférence. Ils ont effectivement un ordre du jour en commun qui correspond à l'un des contenus du module multimédia sur lesquels ils travaillent, mais ils ne savent pas à l'avance exactement sur quelles notions, sur quels concepts clés, ou mots, ou phrases portera leur conversation. Ils ne peuvent prévoir, par exemple, si le dispositif technologique va bien fonctionner sur le temps prévu. Il y a une part d'imprévu qui fait de l'écriture 260
collaborative une action située dans un environnement qui change et évolue. Dans cette perspective, la théorie de la cognition distribuée (Hutchins, 1989; Norman, 1993) semble être une approche pertinente pour aborder cet objet d'étude. Cette approche de la cognition distribuée est actuellement développée au sein des sciences cognitives et son objectif explicite est de contribuer à la conception de technologies. L'idée centrale de ce modèle est que le savoir n'est pas à imputer à un individu solitaire: il est socialement distribué (parmi les gens), techniquement distribué (entre les gens et les artefacts) et temporellement distribué. L'intérêt d'aborder l'écriture collaborative du point de vue de la cognition distribuée serait de pouvoir rendre compte à la fois des processus liés à un individu et des processus liés à un groupe d'individus. Ainsi, lorsque les experts écrivent en collaboration, en ayant plus ou moins conscience de l'ensemble des représentations qui sont véhiculées par ce qui structure leur relation, ils vont devoir exercer leurs habiletés cognitives I liées à la pratique de l'écriture eJlemême et en même temps leurs habiletés cognitives à pouvoir gérer au mieux les relations interpersonnelIes et la relation aux altefacts technologiques.
*
-------------------I
Nous définirons
les habiletés
cognitives
comme l'aptitude
à appliquer
des connaissances,
aptitude qui se manifeste dans des actions sur des connaissances etlou des objets et qui permet donc à une personne d'exécuter des tâches à un niveau d'efficacité plus ou moins élevé.
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,.
Pierre Coirier, CNRS - Université de Poitiers Jerry Andriessen,
Université d'Utrecht
Une approche fonctÎonnelle de la production des textes argumenta tifs élaborés: une activité « coopérante» ? Envisagée sous l'angle de la psychologie cognitive, la rédaction argumentative relève-t-elle de processus spécifiques? Dans le cadre d'une approche fonctionnelle des types de textes, la visée communicative du scripteur constitue un paramètre central dans la gestion des traitements rédactionnels (Coirier, 1999). Rédiger individuellement une argumentation élaborée ne constitue bien sûr pas, par définition, une activité coopérative, mais on peut toutefois considérer qu'il s'agit d'une activité «potentiellement coopérante ». La prise en compte d'un destinataire, même virtuel, y joue en effet un rôle essentiel. En témoigne la fréquence croissante des marques énonciatives de prise en charge (je pense que, à mon avis...) et de la contre-argumentation dans les protocoles écrits, aux environs de 13-14 ans (Espéret, Coirier, Coquin- Viennot & Passerault, 1987); le rédacteur ne se positionne plus, dès lors, comme énonciateur universel. Surtout, et bien que les traces linguistiques n'en soient pas fréquentes, l'opération la plus caractéristique dans les protOcoles recueillis est aussi celle qui exprime le plus directement la dimension polyphonique du discours, la mention d'une source énonciative autre que le scripteur lui-même: «certains disent que », «vous prétendez que », «on soutient parfois que»... Presque totalement absente chez les plus jeunes (11-14 ans), cette opération est réalisée dans un tiers des cas chez les plus âgés (15-18 ans) (Marchand, 1993); on peut y voir la présence d'un destinataire comme co-énonciateur, au sens de Bronckart, Bain, Schneuwly, Daviaud et Pasquier (1985). En quoi une telle coopération potentielle constitue-t-elle une caractéristique fonctionnelle nécessaire pour la production d'argumentations écrites élaborées?
Une approche fonctionnelle des types de textes Dans leur théorisation des types de textes, Bronckart et al. (ibid) ont clairement défini les relations entre les paramètres contextuels de la situation et les caractéristiques du discours. Le rôle de la situation énonciative (la nature du couple énonciateurdestinataire), le lieu social ou institutionnel, l'intention communicative, apparaissent, in fine, comme les principaux déterminants de la différenciation entre les types discursifs. L'articulation entre les composantes pragmatique et rhétorique du discours et les processus mis en œuvre dans la rédaction est également intégrée dans les modèles psychologiques classiques de la production de textes, notamment avec Hayes et Flower (1980) ; et mieux encore dans le modèle de Bereiter et Scardamalia (I987), où ces composantes permettent de distinguer deux stratégies fondamentales de composition: le knowledge telling consiste, en quelque sorte, à transcrire l'information présente en mémoire «comme elle vient »; dans le knowledge transforming, l'espace rhétorique va au contraire induire une réorganisation du contenu mental de façon à l'adapter aux contraintes correspondantes: but, destinataire... Les sous-processus cognitifs mis en jeu à ce niveau restent cependant très peu détaillés dans ces modèles, contrairement à celui de Bronckart et al. Inversement, ces derniers nous semblent attribuer un rôle trop restreint à la visée communicative, à la fonction du texte. (Cf. Alamargot et Chanquoy - sous presse - pour une analyse critique détaillée des différents modèles psychologiques de la production écrite). Une approche plus fonctionnelle de la spécificité des différents types de textes, inspirée en partie des travaux de Brewer (1980), conduit à souligner trois points: (1) Il existe une relation spécifique entre la visée communicative, le but du texte, sa fonction, et les paramètres contextuels. À la différence de Bronckart, nous considérons en effet qu'il n'y a pas indépendance entre le contexte discursif et la fonction du texte: on ne parle pas à n'importe qui, de n'importe quoi, sans un but déterminé; et ce but, déterminé par, et déterminant, aussi, la situation, nous semble constituer le paramètre central dans la gestion des processus rédactionnels. (2) Un but discursif spécifique implique le recours à des outils textuels eux-mêmes (relativement) spécifiques, qu'il s'agisse de 266
modèles textuels préétablis, comme le schéma narratif, ou de structures linguistiques plus fines, telles celles de la concession, fortement associée à la contre-argumentation. (3) Les activités cognitives impliquées dans la rédaction sont susceptibles de varier fortement en relation aux deux aspects précédents. On peut en proposer un exemple rapide en se demandant quel type de traitement de l'information va être engagé si l'on considère quatre types de textes différents: - dans le cas de la narration, dont une fonction première est de distraire, peu importe que l'information soit vraie, ce qui compte c'est qu'elle intéresse le destinataire ; - dans le cas de la description, la véracité de l'information devient au contraire une propriété cruciale; - dans le cas des textes décrivant des procédures, le problème est celui de l'efficacité; - dans le cas de l'argumentation, l'acceptabilité par le destinataire devient le critère décisif. Les structures mentales mises en jeu varieront en conséquence: recherche d'information en mémoire, analyse des relations logiques ou causales, activation des affects, confrontation des idées proposées aux croyances établies, mise en jeu de schèmes opératoires.. .
Le cas du texte argumentatif Les travaux qui se sont développés depuis plus de 20 ans maintenant dans le domaine de la rédaction argumentative permettent de définir plusieurs caractéristiques importantes dans la perspective fonctionnelle décrite ci-dessus (Cf. Coirier, Andriessen & Chanquoy, 1999). On distinguera d'une part des préconditions, c'est-à-dire un certain nombre de paramètres contextuels requis par l'émergence d'une conduite argumentative, et d'autre part les constituants textuels minimaux exigés par la fonction de ce type de texte: «construction par le locuteur d'une représentation, d'une schématisation logico-discursive visant à modifier la représentation du destinataire sur un objet donné» (Grize, 1982).
267
Préconditions de l'argumentation Pour que se développe une conduite argumentative effective il faut tout d'abord que l'existence d'un conflit soit reconnue. Une telle clause peut paraître banale, mais il n'est pas toujours clair pour de très jeunes enfants que deux demandes, ou deux opinions, soient incompatibles dans la réalité (Stein & Miller, 1993b ; Van Eemeren & Grootendorst, 1984). Ce conflit doit en outre porter sur un thème « discutable ». Il est bien connu, en effet, que certaines questions relèvent de champs où l'opinion dominante du groupe (social, familial) interdit toute prise de distance: l'expression du Révisionnisme est illégale en France. Sans aller aussi loin, plusieurs études indiquent que nombre de thèmes se prêtent parfois difficilement au débat: le racisme, la drogue, l'avortement, lorsqu'ils sont proposés à la discussion, dans certains contextes, conduisent à des protocoles souvent très pauvres et surtout mono-orientés: seuls les arguments favorables à la doxa sont retenus (Golder, 1996 ; Gombert, 1998). Au plan de la situation énonciative, il faut encore qu'existe une volonté de résoudre le conflit, sous peine de se trouver dans une situation soit d'affrontement «physique », soit d'évitement pur et simple. Cela présuppose un contexte favorable à la négociation, et dépend donc de nombreux facteurs psychosociaux : l'éducation, l'âge des locuteurs, la hiérarchie entre les partenaires (Cf. sur ce point Charolles, 1980). Le degré de décentration psychosociale, entendu comme la connaissance et l'admission de la possibilité de croyances différentes des siennes, joue un rôle crucial, ce qui pourrait expliquer (en partie), le caractère tardif de la production de textes argumentatifs élaborés (Golder, 1992). Il faut enfin vouloir résoudre ce conflit au moyen du discours (Charolles, 1980; Perelman & Olbtrechts-Tyteca, 1988), voire d'un discours «raisonné », qui ne se réduise pas à la simple (ré)affirmation d'une prise de position, ni non plus à un dialogue constitué en fait par l'alternance de deux monologues autonomes (Golder, ibid). Ces préconditions peuvent apparaître comme relativement normatives. Van Eemeren et Grootendorst (1999) ont d'ailleurs élaboré un modèle du texte argumentatif qui va dans ce sens (Cf également Lapintie, 1998). Cependant, l'analyse de nombreuses situations argumentatives montre que, normatives ou non, de telles préconditions caractérisent spécifiquement l'émergence avec l'âge 268
de textes argumentatifs élaborés. On peut aussi penser que ces « normes» sont progressivement intégrées comme règles sociales raisonnables car adaptées à la plupart des situations de conflit rencontrées, des règles fonctionnelles, donc. Des constituants textuels indispensables Résoudre le conflit au moyen du discours implique la mise en jeu d'un certain nombre d'opérations textuelles. Argumenter suppose a minima de prendre position sur un point donné, de faire un choix. L'expression de ce choix est d'ailleurs suffisante à elle seule, à 12-13 ans, pour décider qu'un texte est argumentatif (Golder & Coirier, 1994). Oostdam (1990) note de son côté que la simple présence d'une formule comme « selon moi» conduit les enfants à juger qu'une phrase est argumentative. Mais l'étayage de la prise de position (le claim-backing de Tou1min, 1958) constitue l'étape généralement reconnue comme minimale, le constituant fondamental des organisations raisonnées de Grize (1982) (voir également Adam, 1992; Antaki & Leudar, 1990 ; Apotheloz & Mieville, 1989 ; Stein & Miller, 1990). Une telle structure devient systématique aux environs de 14 ans dans les protocoles recueillis (Coirier & Golder, 1993). Attribuer une valeur minimale à la position opposée, la reconnaître au moins comme envisageable (Brassart, 1988 ; Grize, 1982; Stein & Miller, 1993b), voilà sans doute le constituant qui caractérise le mieux une argumentation élaborée. Il autorise en effet la prise en compte d'un destinataire ayant des croyances distinctes « respectables », d'un destinataire avec lequel il devient donc possible de débattre, ce qui le transforme du même coup en co-constructeur, ou du moins co-énonciateur de l'argumentation. D'où le constituant suivant. La contre-argumentation, c'est-à-dire, nécessairement, la prise en compte des arguments opposés, leur réfutation ou leur atténuation, peut alors être considérée comme la structure fondamentale de l'argumentation élaborée (Adam, 1992; Crammond, 1998; Gombert, 1997; Moeschler, 1985 ; Perkins, Farady & Bushey, 1991). Elle peut se manifester de façon très diverse; concessions, restrictions, modulations des arguments opposés ou des siens propres. Les traces linguistiques de ces opérations sont peu fréquentes avant 16-17 ans dans l'argumentation écrite (De Bernardi & Antolini, 1996; Coirier &, 269
1993 ; Golder, 1992; Marchand, 1993). Mais cette émergence tardive peut recevoir différentes interprétations, on y reviendra plus loin.
Spécificité des processus texte argumentatif
de production
dans le cas du
Les modèles classiques de la production de textes distinguent très généralement trois grands groupes de processus (Cf. Alamargot & Chanquoy, sous presse; Piolat & Pélissier, 1998) : un processus de planification, ou conceptualisation, d'une part; un processus de « traduction linguistique », d'autre part; un processus de révision, enfin (mais nous n'évoquerons pas ce dernier ici). Le processus de conceptualisation se décompose en trois sousprocessus: récupération et/ou génération de l'information en mémoire; évaluation et sélection de cette information; organisation des éléments retenus. Le processus de traduction linguistique comporte, lui, deux sous-processus: celui de linéarisation (parfois intégré dans la planification), qui assure la transformation d'une organisation souvent complexe et hiérarchisée en une séquence définissant tout à la fois l'ordre des informations et leur empaquetage; la traduction linguistique proprement dite de la séquence: syntaxe, ponctuation, choix lexicaux, etc. Voyons quelles sont les particularités de la composition argumentative sur ce plan. Quelle information récupérer et comment? Il semblerait, à première vue, que la connaissance du domaine joue un rôle capital. Un minimum d'informations est naturellement indispensable, mais il apparaît qu'au delà de ce minimum la quantité d'informations disponibles n'entraîne pas l'usage d'un plus grand nombre d'arguments dans la rédaction, ni même d'arguments (que l'expert pourrait juger) plus forts, ni non plus une meilleure organisation du texte (Andriessen, Coirier, Roos, Passerault & Bert-Erboul, 1996; Kuhn, 1991). Cela dit, la connaissance minimale des arguments du destinataire conduit quand même à des argumentations plus élaborées (Stein & Mi1ler, 1993b). En revanche, la familiarité du domaine, l'acceptabilité sociale, ainsi que les dimensions de motivation et d'implication 270
subjective associées au contenu (malgré quelques données contradictoires), ou encore la polémicité du domaine, constituent des facteurs nettement favorables à la récupération en mémoire et à la richesse résultante des protocoles (De Bernardi, 1996 ; Gombert, 1998). D'une façon générale, les arguments congruents à la position du locuteur sont récupérés de façon privilégiée, quoique non exclusive (Stein, Bernas, Calicchia & Wright, 1995) ; surtout, selon Voss, Perkins et Segal (1991), leur récupération s'effectue plus rapidement. Elle semble donc demander moins d'efforts. Sur cette question de la récupération, les recherches effectuées semblent insuffisantes pour formuler une conclusion assurée, sinon sur le point suivant: la recherche de l'information en mémoire n'est pas un processus du type « thème => activation automatique de tous les éléments associés ». Au contraire, il est très probable qu'il y ait recherche dirigée, sélective, à partir de critères de congruence, d'adaptation rhétorique à l'interlocuteur, ou aux stratégies propres à un domaine particulier (ainsi dans les controverses judiciaires, Cf. Stratman, 1994). Sélection et évaluation La sélection et l'évaluation de l'information posent des problèmes spécifiques dans le domaine de l'argumentation. Les recherches dans ce domaine sont nombreuses et variées (voir sur ce point Golder & Pouit, 1999; Santos et Santos, 1999). Globalement, deux courants s'opposent quant à la définition de ce que serait un bon argument. Blair et Johnson (1987) proposent trois règles pour en décider: (i) l'adéquation de la relation entre les prémisses et la conclusion; (ii) le fait que les prémisses fournissent une évidence suffisante en faveur de la conclusion; (iH) l'acceptabilité associée à des prémisses vraies, probables, ou dignes de confiance. Cette perspective, tout à la fois logiciste et normative, est fortement nuancée par Voss, Perkins et Segal (1991). Selon eux, une bonne argumentation doit satisfaire les critères de vérité, et de congruence avec les croyances les plus répandues (c'est nous qui soulignons). On n'est pas très loin ici du rôle attribué classiquement aux topoi ; il est en effet raisonnable de penser qu'une bonne argumentation s'appuie sur les croyances communes au groupe social de référence de l'auteur; mais cela n'induit pas automatiquement la convergence avec les croyances du destinataire, sinon au travers 271
d'un pari risqué sur ses affiliations idéologiques. On entrevoit ici le rôle crucial joué dans ce cas par la connaissance du dit destinataire et du même coup le rôle positif joué par la familiarité de la situation et du contenu (Stein & Miller, 1993a). Voss et al. ajoutent une règle nettement plus contestable de par sa normativité: s'adapter aux idées socialement acceptées, mais aussi aux règles scientifiques. On peut s'interroger sur la nature exacte de cette adaptation: tenir compte de... ou rester « politiquement correct» ? Mais les auteurs introduisent une troisième règle, qui nous paraît nettement plus satisfaisante: prendre en compte les contreexemples et les perspectives différentes sur la question. À l'opposé de ces positions, Apotheloz & Mieville (1989) définissent d'une façon clairement anti-normative ce qui constitue un bon argument. Il ne saurait y avoir de définition a priori, un bon argument est un argument accepté par le destinataire, ou à tout le moins pris en considération. Aucune règle logique, sociale, éthique, ne peut ici en décider: tout dépend du degré de convergence entre les univers de croyance des interlocuteurs. Le rôle des topoi est ici évident, à condition naturellement que ce concept ne soit pas dissocié de celui de groupe de référence où ces topoi fonctionnent effectivement. Ces remarques amènent à souligner trois points critiques relativement à la notion de bon argument: - le rôle souvent fondamental de l'implicite dans l'argumentation; - le rôle de la représentation de l'auditoire: qu'est-il prêt à reconnaître comme «faits» et à accepter comme règles d'enchaînement? - le rôle de la négociation discursive, et par exemple le jeu fréquent des reformulations, ou des modulations. Organisation et cohérence L'argumentation naturelle met en jeu des croyances, des opinions, des valeurs subjectives, qui constituent des points centraux dans la structuration du discours. Il s'agir là d'objets mentaux sans support concret, précis, d'objets particulièrement « mous» au sens de Grize (1982), dont la définition est établie dans et par le discours lui-même. Il en résulte une caractéristique importante pour le texte argumentatif: sa structure ne repose pas sur une organisation référentielle préalable, à la différence du récit, fondé sur une trame chronologique, ou du texte descriptif, qui peut 272
s'appuyer sur l'organisation de l'objet décrit. Pas d'organisation a priori, donc, mais de nombreuses lignes possibles pour établir celle-ci. Il en va ainsi des stratégies fondées sur le balancement des arguments favorables ou défavorables (Bromberg & Doma, 1985), sur la ptise en compte des relations logiques (Dellerman, Coirier & Marchand, 1996), sur les agencements rhétoriques (Stratman, 1994), voire encore sur le respect de la continuité thématique. Ces différentes lignes d'organisation sont potentiellement conflictuelles et constituent une source majeure de difficulté dans l'établissement de la cohérence globale d'un texte (Andriessen et al., 1996). La mise en œuvre de schémas cognitifs préétablis, tel celui de Toulmin (1958), peut éventuellement fournir un cadre à l'organisation des informations. Différents travaux confirment l'aide apportée dans ce cas (Piolat, Roussey & Gombert, 1999). Si l'on suit l'idée de Bakhtine (1981), celle du discours argumentatif conçu comme un dialogue intégré dans du monologue, alors la caractéristique la plus critique pour l'organisation du texte est celle de la gestion de la polyphonie énonciative: comment assembler de façon cohérente les différentes lignes argumentatives potentiellement contradictoires? Il apparaît alors que la structure la plus fondamentale des textes argumentatifs élaborés repose sur l'agencement des arguments et des contre-arguments (Adam, 1992 ; Charolles, 1986; Moeschler, 1980; Perkins et al., 1991). Gombert (1998) a pu montrer comment cet agencement se complexifie progressivement avec l'âge des scripteurs; elle a établi une distinction qui nous paraît particulièrement intéressante ici entre types d'organisation argumentative: l'une, chez les plus jeunes de ses rédacteurs, repose sur une simple procédure de justification, l'étayage de la prise de position par les seules raisons favorables; l'autre, qui s'établit plus tardivement, est caractérisée par l'assemblage des arguments et des contre-arguments. Elle parle alors de « vraie» argumentation, là où nous utilisons le concept d'argumentation élaborée. L'essentiel, en tout cas, c'est que l'analyse développementale des productions argumentatives individuelles montre clairement l'évolution vers une coopération avec le destinataire, même virtuel, dans la rédaction argumentative individuelle. La complexité du processus d'organisation dans le texte argumentatif, la difficulté, en particulier, à gérer plusieurs dimensions organisatrices concurrentes, voire conflictuelles, 273
conduit à insister sur la spécificité de ce type de texte quant aux processus de production. Cette complexité justifie largement l'émergence tardive de formes élaborées du texte argumentatif. Elle a une autre conséquence: les processus de linéarisation et de traduction linguistique vont s'avérer d'autant plus malaisés à mettre en œuvre. Linéarisation et traduction linguistique Le processus de linéarisation constitue un problème majeur dans la production du discours (Fayol, 1991 ; Levelt, 1981). On ne peut énoncer, ou écrire, plusieurs idées à la fois. Il convient donc de leur imposer un ordre, ce qui peut soulever de nombreux problèmes au plan linguistique. L'exemple le plus simple est sans doute celui où un narrateur doit évoquer deux événements simultanés: comment les ordonner sans les hiérarchiser artificiellement, et donc comment signaler au destinataire leur simultanéité? Le système de la langue offre naturellement un certain nombre d'opérateurs permettant de (re)construire la structure mentale d'origine: connecteurs, syntaxe, organisateurs textuels, etc. Mais l'exemple est ici excessivement simple. On peut admettre que, le plus souvent, l'organisation des informations en mémoire est complexe, multidimensionnelle, plus ou moins hiérarchisée. Et c'est tout particulièrement le cas de l'argumentation élaborée. On a ainsi observé que lorsqu'une rédaction argumentative contraint le scripteur à prendre en compte deux points de vue opposés se pose le problème de deux modalités concurrentes de linéarisation. L'une est fondée sur le respect de la continuité thématique: assembler en deux séquences différentes les informations relatives à un point de vue donné, qu'elles soient favorables ou défavorables à ce point de vue; l'autre consiste à respecter les polarités argumentatives : regrouper séparément les éléments favorables et défavorables. Ainsi, dans le paradigme expérimental alpha-oméga utilisé par Brassart (1988) le rédacteur doit écrire un texte commençant par alpha (la vitesse c'est utile) et aboutissant à omega (la vitesse c'est dangereux). La conflictualité entre les deux stratégies de linéarisation est alors clairement établie: les plus jeunes scripteurs ne parviennent pas à trouver un agencement qui respecte simultanément les deux contraintes, par exemple une séquence du type « Alpha, car alpha+ ; mais alpha-, 274
alors, même si omega-, toutefois omega +, donc Omega» Nous avons obtenu des résultats similaires sur ce plan. Ils conduisent à mettre en évidence deux sources de difficulté: la charge cognitive imposée par la nécessité de prendre en compte deux organisations incompatibles dans l'organisation et la linéarisation de l'information; le recours à des dispositifs linguistiques complexes, qui ne sont le plus souvent pas disponibles chez les jeunes enfants et peu automatisés même chez certains adultes (Coirier, Andriessen & Chanquoy, 1999). Un exemple, plus proche des situations naturelles, a été analysé par Marchand (1993). Elle proposait aux élèves huit arguments qu'ils étaient invités (mais non obligés) à utiJiser pour soutenir la position: «c'est bien de faire du sport régulièrement ». Les arguments étaient les suivants: - le sport permet de mieux travailler; - le sport prend du temps; - le sport permet d'être en meilleure santé; - certains sports sont dangereux; - Ie sport est un bon moyen de relaxation; -les sports d'endurance sont dangereux pour le cœur; - le sport est un loisir agréable; - le sport peut gêner le travail scolaire. Quand on examine la diversité des relations « logiques» entre ces différents arguments, la structure multidimensionnelle du raisonnement qu'ils sollicitent, les difficultés cognitives et textuelles deviennent plus évidentes. Comment calculer et tenir compte de toutes les relations possibles, sinon lesquelles privilégier? Comment organiser ces relations dans une séquence linéaire? La tâche se révèle difficile pour des élèves de 14 ans, et, même pour des adultes, elle exige un certain temps pour être réalisée. On peut trouver pourtant, mais avec un minimum de temps de traitement, une textualisation « optimale» : «Le sport peut gêner le travail scolaire, car il prend du temps; cependant, même si certains sports sont dangereux, et en particulier les sports d'endurance, la pratique du sport assure une meilleure santé. Elle permet donc un meilleur travail à l'école. En outre, le sport est un bon moyen de relaxation et un loisir agréable. C'est pourquoi il faut faire du sport régulièrement ». Une telle textualisation est ici considérée comme optimale, car elle prend en compte les relations logiques essentielles, d'une part ; 275
d'autre part elle constitue un texte cohésif et cohérent, sans redondance des arguments, et avec une bonne «économie rédactionnelle»: pas (beaucoup) plus de mots qu'il n'est nécessaire. Mais cette textualisation requiert l'utilisation d'outils textuels complexes: concessives, enchâssement syntaxique, gestion anaphorique, etc. Il n'est donc pas surprenant que les solutions optimales ne soient pas réalisées, sinon par des experts; et même dans ce cas cela demande un temps de traitement important. Les protocoles expérimentaux recueillis auprès des enfants les plus jeunes (11-12 ans) ne manifestaient pas la prise en compte de plus de deux ou trois relations. Qui plus est, leur rédaction était caractérisée par de nombreuses erreurs au plan de la cohésion. Cet exemple illustre donc tout à la fois les difficultés liées à l'organisation argumentative d'un côté, et celles liées à la linéarisation et à la traduction linguistique finale de la conceptualisation établie. Là encore il convient de souligner que le problème est largement associé à l'exigence de prendre en compte des arguments opposés, des points de vue différents, et donc à établir la coopération potentielle qui est au cœur de l'argumentation élaborée.
Conclusion Envisagée sous l'angle de sa fonctionnalité typologique, la rédaction individuelle d'un texte argumentatif élaboré présente une spécificité marquée au niveau des différents processus cognitifs de la production. Cette spécificité peut se formuler de différentes façons: intégration du dialogue dans le monologue, agencement des arguments pro et contra, gestion de la polyphonie énonciative... Elle nous semble tenir fondamentalement au fait qu'un discours visant à modifier la représentation d'autrui doit tenir compte des représentations de ce destinataire et intégrer dans le discours des éléments qui traduisent cette prise en compte. Naturellement, la «visée vers le destinataire », la recherche d'un terrain commun, sont des contraintes propres à tous les types de discours (Clark & Haviland, 1977). Ce qui distingue ici l'argumentation, c'est que le destinataire, par construction, représente un point de vue différent, (plus ou moins) conflictuel, et que le terrain commun ne peut s'établir que par des procédures de négociation discursive et de 276
mise en rapport complexe d'informations plus ou moins incompatibles. Il ne s'agit pas seulem~nt d'apporter une information complémentaire dont le destinataire ne disposerait pas, mais de tenter de modifier celles dont il dispose déjà. Faute, alors, d'une stratégie rédactionnelle coopérante, il est peu probable d'assurer pleinement la fonction de l'argumentation. Cette fonction introduit des caractéristiques spécifiques au niveau de tous les processus impliqués dans la production du texte: recherche en mémoire d'arguments relevant de points de vue différents; sélection et évaluation de l'information récupérée à partir d'un ca1cul risqué sur les représentations du destinataire; organisation de cette information mettant en jeu des lignes argumentatives opposées mais qui doit conduire à la prédominance de l'une d'entre elles; enfin linéarisation et traduction linguistique impliquant l'usage d'outils souvent complexes et dont certains sont relativement spécifiques (les opérateurs de concession, notamment). Certes, l'on observe très tôt, (dès huit ans, selon Stein & Miller, 1993a) des argumentations complexes, prenant en compte les opinions contraires du destinataire. Mais cela n'est vrai que dans des conditions privilégiées: forte familiarité du thème et du destinataire, situations orales... Il n'est nullement étonnant qu'en dépit des apprentissages scolaires, le texte argumentatif élaboré soit rarement observé avant 17-18 ans, voire non maîtrisé par certains adultes, si l'on prend en considération les particularités de l'argumentation écrite au niveau des différents processus de la production du texte.
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Jacques David IUFM Versailles-Cergy, Léaple (UMR 8606) CNRS-Paris V
Typologie des procédures métagraphiques produites en dyades entre 5 et 8 ans L'exemple de la morphographie du nombre
Présentation:
cadre de référence et méthodologie
L'étude présentée ici s'inscrit dans le cadre de la linguistique génétique de l'écrit, et principalement sous l'angle de l'ontogenèse de l'écriture!. Les données sont extraites d'un large corpus comprenant à la fois les productions écrites d'élèves d'école maternelle et élémentaire (âgés de 4 à 7 ans) et des explications métagraphiques produites par ces jeunes élèves immédiatement après l'activité d'écriture. Plus précisément, la méthodologie employée relève d'une démarche « naturaliste» qui met les sujets en situation de production. Les textes qui en résultent font l'objet de révisions où s'expriment un certain nombre de procédures de résolution de problèmes (ortho )graphiques. Les sujets observés sont donc entraînés à la fois à écrire, à réviser et à commenter leurs écrits. Pendant qu'ils effectuent ces révisions, ou un court moment après, ils doivent expliquer, voire justifier leurs décisions. Pour faciliter ces révisions, nous avons créé des groupes de deux ou trois sujets comprenant l'auteur du texte et celui qui le révise, avec permutation des rôles. Les corpus génétiques ainsi obtenus sont ensuite analysés, comparés, mis en système, et les procédures métagraphiques, qui sont alors identifiées, contribuent à la construction d'un modèle d'acquisition de l'orthographe. Cela implique entre autres que les corpus soient traités en séquences élémentaires où coexistent un problème linguistique et une (ou plusieurs) procédure(s) de résolution. Chaque corpus comporte -------------------I II s'agit plus précisément d'un programme de recherche du CNRS intitulé «Linguistique de l'écrit et acquisition» (LÉA) qui a déjà fait l'objet de plusieurs publications (voir Jaffré J.-P. , 1994; David J.. 1995; Jaffré J.-P. & Ducard D., 1996; David J., 1996 et Jaffré J.-P. & David J., 1999).
ainsi plusieurs centaines de ces séquences et parfois plus d'un millier, pour certains niveaux d'âges. Il nous faut indiquer que certaines séquences se limitent quelquefois à une révision pure et simple et font état de comportements ou de commentaires spécifiques qui ne concernent que l'un des sujets de la dyade, en l'occurrence Marion: SqIl1 Je vèe a pelé mes copine... (Trad. : «Je vais appeler mes copines ») Marion ajoute un « S » à « *copine » : « il faut un "s" à "copine" elles sont plusieurs. » (texte Marion, révision Marion & Jérémie, CP)
D'autres séquences en revanche mettent en scène la participation conjuguée de tous les enfants, comme dans cette situation en triade: les sorcière... Problème de « *sorciere ». Marion: « À "les" il y a un accent» Jérémie: « Non» Marion: « J'aurais dû mettre le nom des copines. » Jérémie: « Non ça me choque pas. » Julien: « Il faut un "s" elles sont plusieurs. » Marion ajoute le « s ». (texte Marion, révision Marion, Julien & Jérémie, CP). Sq2 II mes copine[.ri
Dans le cadre de cette étude, nous avons opté pour ce deuxième type de séquences où interviennent plusieurs sujets, parce qu'elles sont à la fois majoritaires et qu'elles sont les plus représentatives des enseignements à tirer d'une coopération entre de jeunes élèves confrontés à la résolution d'un même problème linguistique. Nous avons ainsi choisi de présenter une analyse représentative de plusieurs dialogues heuristiques, fussent-ils minimaux. Si l'on regarde les travaux publiés dans le domaine, on constate immédiatement que cet aspect de l'activité métalinguistique n'est pas souvent abordé, peut-être parce qu'il implique des observations suivies et, finalement, un trop grand investissement à long terme. Nous devons cependant noter l'apport essentiel d'études relatives à l'écriture conversationnelle entre enfants (Pontecorvo, 1991) ou entre adultes ou adolescents (Bouchard & de Gaulmyn, Cf. leurs contributions au présent volume) et à l'écriture en atelier à l'école primaire (David, 1992, 1996; Pouder, 1992). Cependant, ces travaux analysent peu les modes et caractéristiques du dialogue, et surtout ils portent avant tout sur les différentes procédures de textualisation (gestion de l'anaphore, de la cohésion temporoverbale...) ; ils envisagent de façon plus marginale l'acquisition de l'orthographe. Notre ambition sera, ici, de présenter les composantes majeures d'une typologie des dialogues métagraphiques, appliquée à la 282
genèse du nombre en français écrit. De fait, nous ne prétendons pas proposer une analyse exhaustive; le cadre nécessairement limité de cette étude ne nous le permet pas. Nous souhaitons plus modestement formuler un essai de typologisation sur la base d'un ensemble de séquences représentatives issues de notre corpus. Nous pourrons alors, en conclusion, tirer les enseignements épistémologiques et didactiques d'une approche qui se veut d'abord essentiellement descriptive.
Typologie des différentes composantes Justification versus révision Nous avons remarqué que les dialogues de résolution de problèmes relèvent, dans un premier temps, d'une partition majeure entre des procédures de «justification» et des procédures de « révision ». Les procédures de justification portent sur des faits déjà là, sur les traces réalisées, qu'elles soient normées ou non. Les procédures de révision, quant à elles, portent sur le changement d'une forme graphique initiale, quelle que soit la nature de ce changement (suppression, ajout, remplacement, déplacement). Dans la séquence suivante, Yann n'est pas l'auteur du texte, cela ne l'empêche pas d'expliquer le «x» à « animaux ». Il est donc dans une démarche de justification d'une marque graphique, et cette justification entraîne chez Morgane une réaction en terme de révision, même si cette révision est erronée. Sq3 Il avec tou les animaux
.',
«
tous les animaux ») Yann justifie Je « x» à
: « Parce qu'il y en a plusieurs. » Morgane réplique: « Ben non j'ai oublié le regardé dans mon cahier et j'ai oublié le "s". » Elle ~oute un « S » à « animaux », "s" -- j'ai (Texte Morgane, révision Morgane & Yann, CP) «animaux»
Cette première partition, entre justification et révision, nous semble utile, mais elle ne semble pas d'une importance décisive. Comme on va le voir, les procédures de justification et de révision font appel aux mêmes composantes2. -------------------2 Signalons au passage que, chez les sujets plus âgés (9-10 ans de CM I), les procédures de révision sont bien plus nombreuses (5 fois plus) que chez les plus jeunes (6-7 ans de CP), (Cf. J. David & J.-P. Jam'é, 1997, pour une étude comparative de ces deux populations d'élèves).
283
Accord vs désaccord Il est en effet capital d'évaluer la «portée» du dialogue heuristique afin de savoir si les sujets sont d'accord ou non. Avec ces jeunes enfants, les éléments d'accord ou de désaccord n'apparaissent pas toujours clairement. Les justifications se succèdent sans forcément s'enchaîner, les arguments fluctuent, comme entre Jean-Baptiste et Laëtitia : Sq4 Il bonjour I papa et maman I Est-ce-que vau pouvé ... Laëtitia : « Je crois qu'il manque une lettre à la fin de "vou". » Jean-Baptiste: « Il faut peut-être un "t" ». Laëtitia : « Moi, je crois c'est un 'e' III parce que le "t" il peut pas avoir de trait là (en fait un accent comme dans un autre mot montré par L.). » Jean-Baptiste: « Je sais pas» (Texte Jean-Baptiste, révision Jean-Baptiste & Laëtitia, GS)
Le plus souvent, les enfants ne peuvent, bien évidemment, s'entendre sur une norme reconnue ou sur des connaissances stabilisées et les explications tirent parti: (i) des procédures supposées de l'autre, (ii) du référent (i.e. l'image support du texte), (iii) de pseudo-règles phono- ou morphologiques, (iv) d'amorces de règles qui peuvent apparaître, même si elles ne s'appliquent pas nécessairement aux bons éléments graphiques. Les explications peuvent également s'ajouter les unes aux autres ou bien s'annuler, comme entre Steeve, Juan et Christopher: Sq5 Il les peti copin chollte delis I la rue
pas d'accord
--par exemple
euh
--
... Juan:
« Il y a des choses avec lesquelles je suis
» Christopher enchaine : « Et ben peut-être qu'il a essayé
de euh --» Juan reprend la parole: « Ici il a oublié le "t" ici (Juan montre '*peti') --- il faut « Un "s" tu veux dire» Juan: un "t" pour dire qu'ils sont plusieurs. » Christopher réplique: « Moi je pense un "t".» Christopher conciliant: « Un "t" et un "s"» et lorsqu'on lui demande de se justifier, Christopher répond: « Parce qu'il y en a plusieurs. » Steeve ajoute: y « Et le "t" qu'on (n')entend pas. » Juan complète: « Il a le "t" et le "s" qu'on (n')entend pas. » Steeve pensant régler la question: « On met pas de "s" et on met pas de "t" ou on « Si a "*peti" -- et pi on met un "s" parce qu'il y a plusieurs met un "t". » Christopher: copains (il pointe sur l'image) il y a trois garçons et une fille. » Juan hors d'argument: « Moi je sais pas. » Steeve reprend: « Il manque un "s" à la fin de "*copin" -- parce qu'il y en a plusieurs il y en a quatre copains - trois garçons et pi une fille. » (Texte Steeve, révision Steeve, Juan & Christopher, CP)
Avec ces jeunes élèves, quelques dialogues (1 sur 10 environ) comportent tout de même des accords. Ceux-ci reposent alors, souvent, sur une distribution des rôles; l'un des enfants révise pendant que l'autre justifie: .__ I Problème de « *dan ». Steeve: « Il y a un "s" à la fin. » Yann : « Oui ou sinon il y a les dents là (II montre les siennes) mais ici c'est pas les il Y a mêmes. » On lui demande de justifier et il répond: « Parce qu'il y a plusieurs _,
Sq6 ... elle lanse le I balon dan leau
284
les dents qu'on a là et puis -- » Steeve vient histoire comme dans une maison une brosse à «Alors là "elle lanse le balon dan leau" (insiste d'eau.» Steeve:« Ouije suis d'accord.» (Texte
à son secours: "dans" comme dans une " dents. » Yann revient au texte et explique: sur "dan") e! ben parce qu'il y a beaucoup Steeve, révision Steeve & Yann, CP)
Il est évident que les échanges portant sur de tels désaccords peuvent être très longs. Si aucun des protagonistes ne parvient à l'emporter, les discussions s'écartent de l'analyse des traces graphiques et ne débouchent que rarement sur des révisions effectives. Des savoirs orthographiques parviennent cependant à émerger; les explications qui les portent nous informent sur les procédures privilégiées à cet âge et sur les bases possibles d'un apprentissage ajusté. Au-delà des différences relevées entre ces dialogues, l'opposition accord/désaccord constitue une source d'informations précieuses pour l'étude des procédures. On peut penser en effet qu'un accord rapidement mis en œuvre traduit un haut degré de maîtrise linguistique et/ou procédurale. L'analyse d'un désaccord peut toutefois apporter des informations fort utiles pour évaluer le degré d'habileté métagraphique. Dans ce cas, il ne s'agit plus seulement de résoudre un problème graphique mais bien de convaincre l'autre de la validité de son point de vue. Faits versus commentaires L'accord/désaccord a nécessairement un objet. Il porte sur un contenu, autre composante du dialogue heuristique. Avec ces jeunes scripteurs, ce contenu se limite généralement à des faits graphiques. Nous avons ainsi observé de nombreux échanges, comme entre Charles et Jordan, où les sujets en accord/désaccord parviennent à évoquer des acquisitions récentes, comme ici dans le domaine phonographique: Sq7 Il les sept sorcière renconte un noizo... Problème de « *un noizo ». Jordan: « Il faut retirer le "n" si tu retires le "n" ça fait "un oiseau" quand même. » Charles convient: « Oui c'est ça.» (texte Charles, révision Charles & Jordan, CP)
-
Cependant, le commentaire métagraphique élémentaire comme avec Morgane et Jean:
peut
rester
au chocolat I pour set quatre-en .., Problème de « *quatre-en ». Morgane: « Il faut un "s" a "en" --- parce que quatre ans ça fait grandir. » Moins assuré, Jean: « Moi je
Sq8 Il un gâteau
sais pas » Morgane: « Ben on peut mettre parfois mais souvent on le met pas on le met pas tout le temps quand on n'a pas envie de le mettre on le met pas IlIon le met et ben s'il y a
285
deux ans trois ans quatre ans cinq ans Morgane,
révision
Morgane
& Jean,
- et
là il Y en a que quatre et on met un "s". » (Texte
CP)
Ces enfants avancent des explications tâtonnantes qui réfèrent, au plus, au contenu du texte, plus rarement à des points de langue, comme cela arrive fréquemment avec des sujets plus âgés3. Un accord/désaccord qui porte sur des faits peut être qualifié de « faible» dans la mesure où seule la surface graphique est concernée. Les procédures de justification/révision ne sont peutêtre pas maîtrisées, mais dans tous les cas une interprétation décisive est impossible. Au contraire, quand on a affaire à des explications métagraphiques, on peut poser un accord/désaccord «fort », c'est-à-dire dépourvu de toute ambiguïté; mais c'est plus rare avec des scripteurs débutants. Participation explicite versus participation implicite Cette composante vise à qualifier la forme de l'échange heuristique, c'est-à-dire la contribution respective de chaque membre de la dyade ou de la triade. Les sujets de notre étude peuvent en effet difficilement exprimer leur choix ou leur point de vue. Il est encore plus rare que l'un des membres signifie son accord ou son désaccord avec l'autre membre, par son comportement ou par son propos. Un examen attentif des commentaires montre cependant des participations implicites que l'on ne doit pas sous-estimer. L'analyse systématique de plusieurs séquences, mettant en scène les mêmes sujets, montre que ces savoirs implicites peuvent référer à des compétences émergentes qui, plus tard, deviendront explicites. Dans les échanges entre les jeunes élèves, tout se passe comme si l'un des membres de la dyade s'en remettait totalement à l'avis de l'autre. On aborde là les rôles cognitifs que jouent les élèves d'une classe et les représentations qu'ils génèrent. Le plus souvent, l'un des sujets dirige et oriente la révision, l'autre (ou les autres) se contentent d'approuver ou d'exprimer son (leur) ignorance comme entre Steeve, Juan et Christopher: -------------------3 A 9-10 ans, les élèves recourent plus volontiers à l'analogie ou à la dérivation, et emploient rapidement une métalangue, manifestant par la même un plus haut degré de compétence métalinguistique (1. David & J.-P. Jaffré, 1997, ibid.).
286
Sq9 I et les éléphant chellfe. Commentaires sur le« t» de« *éléphant». Steeve: «Parce que je l'ai vu sur le texte - le texte de "les éléphants" et parce que c'est un "t" qu'on (n')entend pas. » Christopher: «Ou parce que euh parce qu'il y en a qu'un. » Steeve: « Oui je dis pareil. » Juan: « Pareil. » (Texte Steeve, révision Steeve, Juan & Christopher, CP)
-
--
Parfois, les dialogues montrent une participation forte des élèves. Dans ce cas, les commentaires sont particulièrement explicites et révèlent des procédures graphiques plus affirmées. Cependant, malgré l'implication des acteurs, les explications ne mobilisent guère la métalangue et débouchent rarement sur une décision commune, comme dans cette séquence: Sql0 Il Le gateall ail chocolat d'anniversaire... Jean s'interroge sur le pluriel possible à « chocolat» : « On pourrait mettre un "s". » Morgane réplique aussitôt: « Ben non parce que ça irait pas. » Jean justifie:
« Ça ferait des (insistant)
gâteaux
aussi
-- ça
ferait plein de
chocolat ça ferait. » Morgane reprend en insistant sur les déterminants: «Oui y en a beaucoup mais mais y a juste un (insistant) grand chocolat, c'est du gâteau au (insistant) chocolat. » (Texte de Jean, révision Jean & Morgane, CP)
Décision versus non décision L'ensemble des données présentées jusque-là convergent finalement vers un but unique: prendre une décision, qu'il s'agisse de confirmer ou d'infirmer une graphie présente, de valider ou d'invalider une révision. Mais tous les dialogues heuristiques n'aboutissent pas, loin s'en faut, à une décision effective, Nous avons vu que pour ces jeunes apprenants, ]es désaccords apparaissent très nombreux, entraînant de fait une absence de décision. Cependant, c'est le recours à des informations extérieures (la référence du texte, du texte déjà inscrit ailleurs, et/ou l'adulte) qui légitime une décision graphique ou une révision. Il reste que l'approximation qui caractérise encore les savoirs orthographiques de ces élèves est un facteur supplémentaire expliquant tout autant l'absence de décision que la longueur parfois impressionnante des échanges, comme ici entre Juan, Stéphane et Christophe: Sqll I les animaux danse en la ru ...I Problème de « *ru ». Juan: « "ru" il y a un "e" qu'on (n ')entend pas. » Christophe: «C'est pareil que "éléphant" (Christophe évoque le texte précédent) ». On demande pourquoi on n'entend pas le« e» et Christophe reprend: «Je sais pas
-- paree
qu'il
a oublié
un
- le -- »
Stéphane
justifie:
« Il a oublié
le "e",
» Christophe
précise: «Parce qu'on l'entend pas », mais Stéphane réplique: «Oui ça on l'a déjà dit. » Christophe change alors d'argument: «Parce qu'ils sont plusieurs.» Stéphane changeant également d'argument: «Paree que c'est écrit sur une feuille. » Christophe reprend le même argument: «Le mot il se termine avec "e" c'est comme ça. » Stéphane complète: «Moi je lui avais dit que c'était un "e". » (Texte Juan, révision Juan, Stéphane & ChIistophe, CP)
-
287
Pour conclure Cette typologie élémentaire déclinée en cinq composantes binaires nous permet de rendre compte d'un ensemble de dialogues heuristiques dont le but est de résoudre des problèmes orthographiques. Pour être tout à fait complet, il convient d'ajouter une sixième composante, plus strictement orthographique, qui viserait à qualifier la décision. Il ne suffit pas en effet qu'une séquence se solde par une décision effective pour que celle-ci soit conforme à la norme orthographique, loin s'en faut, et ce point mériterait un complément d'analyse que nous n'avons pas le temps de développer ici. Ce n'est pas par hasard que nous qualifions ces séquences d'« élémentaires ». Il peut arriver en effet qu'un dialogue heuristique combine plusieurs séquences (voir la séquence notée Sq5 ci-dessus). À vrai dire, si l'on s'en tient à l'analyse du corpus dont nous disposons, ce cas de figure n'est pas rare. Cela tient notamment à notre méthode d'observation qui n'interdit pas à l'observateur de questionner les sujets ou de leur donner une information et donc de relancer le dialogue. Autrement, la combinaison des composantes de cette typologie est un excellent indicateur du degré de maîtrise linguistique des sujets observés. C'est tout spécialement le cas quand on croise la composante accord/désaccord et la composante linguistique. Avec des élèves de fin de primaire, on a ainsi de nombreuses séquences présentant des accords sur les problèmes de nombre, notamment pour les noms; on en a en revanche beaucoup moins pour les homophones verbaux. Avec les plus jeunes, comme ceux évoqués ici, ces combinaisons comportent plus de désaccords que d'accords, car les savoirs sont instables. Les commentaires renvoient à plusieurs procédures souvent concurrentes. Les arguments peuvent renvoyer à la logographie, mais aussi la phonographie, au rapport au sens et au référent. À travers ces successions d'explications, nous voyons que des apprentissages sont accessibles. Si, par exemple, l'évocation du « multiple» ou du « plusieurs» permet de justifier la marque « S » du nombre, elle peut également servir à expliquer toutes les autres finales en «s ». Certes, cette généralisation ne va pas sans poser des problèmes, elle montre 288
pourtant que des procédures sont privilégiées dans l'accès à la morphographie. Au delà, on pourrait considérer que la séquence optimale de compétence correspond à un accord explicite sur un commentaire métalinguistique avec au bout une décision effective. Mais, pour valider une telle hypothèse, il faudrait mettre à chaque fois les enfants dans des situations qui les obligent à produire une telle séquence. Les faits sont moins idéaux et, comme on l'a vu, il arrive que des comportements implicites masquent des compétences réelles. La procédure de désaccord est parfois plus informative, à la condition qu'elle contienne une part d'explicitation. Quand on veut décrire les mécanismes fondamentaux de l'acquisition, c'est donc bien la présence de commentaires métagraphiques conjoints au texte qui constitue à coup sûr la source explicative la plus fiable. Les faits graphiques ne fournissent le plus souvent que des indications partielles, et parfois même peu fiables, sur les mécanismes cognitifs sous-jacents. Comme on l'a montré, un accord «faible », c'est-à-dire limité aux faits graphiques, peut cacher un désaccord profond que seuls les commentaires métagraphiques permettent de révéler. Des univers cognitifs totalement différents peuvent donner naissance à une décision apparemment identique. Au delà de cette étude - ou dans son prolongement, nous montrons que l'enseignant peut conduire des apprentissages orthographiques qui prennent en compte les procédures révélées par les commentaires métagraphiques des élèves. Rappelons cependant que notre approche se veut essentiellement descriptive. Dans cette perspective, nous entendons apporter des éclairages sur les processus d'écriture, les modes d'appropriation de la langue écrite, les démarches et progressions susceptibles d'aider les enseignants à organiser les apprentissages en écriture. Tout d'abord, il nous semble que la méthodologie mise au point, et visant l'explicitation des procédures graphiques, peut inspirer des démarches d'apprentissage. Les élèves sollicités dans notre étude acquièrent rapidement des habiletés orthographiques en convoquant les procédures accessibles. On peut dès lors concevoir des séquences d'enseignement-apprentissage, individuelles ou collectives, qui recourent également à la formulation de tels commentaires, voire qui provoquent des échanges obligeant des explications étayées et argumentées; le but étant, par delà 289
l'observation des traces, de mettre à jour autant le travail cognitif que les savoirs construits ou émergents. Dans ce sens, notre étude montre que les connaissances se construisent progressivement avant de se stabiliser. C'est le cas notamment du marquage des noms par le « s » qui semble fonctionner en toute clarté, très tôt dans l'apprentissage et par référence au sens (la pluralité), pour ensuite se grammaticaliser dans le repérage des chaînes d'accord (Cf. aussi Jaffré & David, 1999). En revanche, d'autres savoirs paraissent plus instables; ils sont l'objet d'échanges plus longs; ils réfèrent à des règles grammaticales décalées ou s'appuient sur des arguments souvent spécieux, notamment dans la sphère verbale. Ensuite, nous mettons en évidence que la réflexion des élèves gagne en précision lorsque les problèmes orthographiques sont mis à distance, aussi bien par l'auteur du texte que par l'autre, le « réviseur» de la dyade. De fait, les connaissances apparaissent souvent disponibles en situation de commentaire distancié, alors même qu'elles semblaient inaccessibles lors de la production. En fait, nombreux sont les échanges qui montrent que la tâche d'écriture occupe une surface cognitive très étendue, qu'elle suppose la maîtrise d'habiletés complexes et exige la mobilisation parfois simultanée de compétences et de sous-compétences linguistiquement différentes. Dans ce sens, nous devrions proposer des situations d'écriture, de relecture et de réécriture qui prennent en compte ces phénomènes et distribuent dans le temps de la production, comme dans celui de l'apprentissage, la maîtrise de ces compétences linguistiques. Il convient, notamment, d'articuler la production écrite à la réflexion sur des faits de langue précis, d'amener les élèves à inscrire leur pensée dans ce rapport à la langue écrite et dans ce rapport à l'autre, que cet « autre» soit simple lecteur, réviseur plus ou moins expert ou co-producteur du texte à venir. De plus, il nous semble important de montrer que la construction des savoirs en écriture ne suit pas une logique interne à la langue. Certes, les procédures sont accessibles à des âges plus ou moins précis et en fonction des expériences de chacun, mais elles n'apparaissent pas dans une chronologie stricte et hiérarchisée. Nous ne saurions en effet évoquer des étapes d'apprentissage. De fait, dans les échanges analysés, différentes procédures sont mises en œuvre, qui renvoient à des logiques souvent différentes. Il est fréquent, par exemple, que les élèves 290
recourent à des principes ou à des savoirs logographiques et phonographiques. De même, ils peuvent avancer des explications qui associent les niveaux sémantique et morphologique, dans la production d'un texte à l'autre mais aussi dans la composition d'un même texte. Enfin, certaines solutions orthographiques sont précocement installées, alors même qu'elles n'ont fait l'objet d'aucun enseignement; c'est souvent le cas du « s » pour le pluriel des noms, comme nous l'avons montré dans la présente étude. Nos jeunes scripteurs sont dès lors capables d'étendre des règles de fonctionnement, de réfléchir en système à partir de quelques occurrences, à condition bien sûr qu'elles aient fait l'objet d'une réflexion heuristique au cours ou à l'issue d'expériences d'écriture régulières et raisonnées.
*
291
REFERENCES
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292
Anna Camps, Orial Guasch, Marta Milian, Teresa Ribas Département
de didactique de la langue et de la littérature Université Autonome de Barcelone
L'écrit dans l'oral: le texte proposé
Introduction Les objectifs de la recherche de notre groupe au Departament de Didàctica de la Llengua i la Literatura à l' Universitat Autonoma de Barcelona se centrent sur les processus d'enseignement et d'apprentissage de la langue écrite dans le cadre d'un objectif plus général: la connaissance des processus de développement et d'apprentissage de la langue en situation scolaire. Les curricula d'enseignement actuels, ainsi que les orientations prédominantes dans la conceptualisation de l'enseignement et l'apprentissage de la langue, ont comme priorité l'usage linguistique, auquel ils subordonnent les connaissances sur la langue, le discours et la communication. Ceci dit, nous croyons que les relations entre l'usage et les connaissances explicites n'ont pas été suffisamment explorées par la recherche. Notre intention est de contribuer à le faire. De cet objectif général nous détachons d'autres objectifs spécifiques qui donnent lieu à trois lignes de recherche qui sont en rapport les unes avec les autres. (1) L'élaboration d'un modèle d'enseignement de la composition écrite. Ce modèle intègre et permet de mettre en rapport deux types d'activité (comprises dans le sens de la théorie de l'activité de Leontiev) : une activité de production textuelle qui a ses propres objectifs (Ie texte a une fonction communicative qui va au delà du fait d'être un exercice académique ou scolaire) et une activité d'enseignement / apprentissage de contenus spécifiques qui se réfèrent au genre discursif qui fait l'objet de l'enseignement. Les actions qui se mènent pendant le développement de ce que nous appelons les séquences didactiques prennent du sens et deviennent significatives par rapport aux deux types d'objectifs envisagés et
partagés par tous les participants: professeur et élèves (Camps, 1994 b; Colomer, Ribas, Utset, 1993 ; Fort, Ribas, 1994 ; Colomer eta/. 1998; Milian, 1995, 1996). (2) La connaissance des processus d'évaluation formative dans l'enseignement et l'apprentissage de la composition écrite. Vers cette idée s'oriente la recherche des mécanismes de régulation de l'activité de l'écriture dans les séquences didactiques (Camps, Ribas, 1996; Camps, Ribas, Guasch, Milian, 1997 ; Ribas, 1996, 1997). (3) La connaissance de l'activité métalinguistique dans les processus d'apprentissage du langage écrit. Nous comprenons cette activité non seulement comme l'usage des termes de métalangage, mais comme le contrôle et l'analyse de l'activité d'usage de la langue, qui peuvent être développés à plusieurs niveaux de conscience (Camps, Milian - Amsterdam; Guasch, Milian, 1998).
L'interaction pour la composition écrite L'analyse du discours produit pour créer le discours s'avère absolument utile dans le cadre de la recherche didactique. Elle permet d'observer le processus de production pendant son développement et d'accéder ainsi aussi bien aux opérations menées par les étudiants dans l'élaboration d'un texte écrit qu'aux facteurs qui interviennent pendant le processus. Parallèlement, le fait de placer la situation dans le contexte scolaire offre la possibilité d'accéder aux caractéristiques du processus d'apprentissage de la composition écrite à partir de la mise à jour des connaissances et des procédés qui interviennent dans la réalisation de la tâche. Cette analyse permet d'observer de même les stratégies que suivent les élèves dans la résolution des problèmes qui apparaissent à plusieurs niveaux et à différents moments du processus, et qui deviennent explicites à partir du discours oral partagé par les participants. L'intersection des deux processus, celui de la composition écrite et celui de l'apprentissage de la composition écrite, s'avère un point d'observation privilégié pour connaître les situations d'enseignement et d'apprentissage et pour proposer des lignes d'intervention éducatives. La situation de production de textes écrits en collaboration, objet de nos analyses, est encadrée dans le modèle de 294
l'enseignement et de l'apprentissage de la composition écrite développé et expérimenté dans nos différents travaux. Les caractéristiques du modèle de séquence didactique (SD) font référence à l'importance accordée aux conditions discursives du texte que l'on produit et à la situation de production en groupe, qui permet non seulement la collaboration des participants pour envisager, négocier et résoudre les problèmes inhérents à la complexité du processus de composition à plusieurs niveaux, mais qui montre le dynamisme du processus et permet en même temps la construction et la régulation des apprentissages. Cette situation de production en groupe envisage donc un contexte spécifique dans lequel s'entrecroisent des contextes ou des domaines qui apportent leurs caractéristiques particulières au discours créé par les participants pendant le processus. Les négociations effectuées dans le contexte de production se réfèrent aux domaines suivants. (1) Négociation pour la production du texte. Cette négociation se produit à deux niveaux différents. Le premier correspond à l'élaboration du texte comme objet, et les négociations qu'il crée font référence au contenu ou au sujet, au mode discursif écrit et à la situation de communication dans laquelle le texte est inséré. Le deuxième niveau de négociation concerne le processus de production en soi, l'organisation de l'action et la gestion du processus (2) Négociation entre l'émetteur et le destinataire. La représentation de la tâche demande d'établir clairement l'intention de l'écriture, la connaissance du destinataire du texte et de la situation de réception, ainsi que le rapport constant entre ces paramètres dans la situation de production. (3) Négociation de la situation d'apprentissage. Le modèle de séquences didactiques comprend l'explicitation et la négociation des objectifs d'apprentissage, qui contribuent à la représentation de la tâche et permettent de guider sa réalisation tout le long du processus. Parler pour écrire représente une situation différente de celle qui s'établit entre des interlocuteurs dans une situation de conversation, c'est une situation de «conversation rédactionnelle» (de Gaulmyn, 1994), dans laquelle on met l'accent sur la «tâche conversationnelle» qui définit un contrat et qui oblige les participants à l'accomplissement d'un objectif déterminé, 295
l'élaboration d'un texte écrit adapté à une situation rhétorique spécifique (Krafft et Dausendschôn-Gay, 1993: 105). L'analyse des aspects du dialogue qui contribuent à la construction du discours écrit a plusieurs facettes; celles-ci permettent d'envisager plusieurs paramètres. Nous porterons maintenant notre attention aux énoncés oraux à travers lesquels le discours écrit est véhiculé.
L'écrit dans l'interaction orale: texte proposé et texte écrit Matsuhashi (1981) et Bereiter, Fine et Gartshore (1979) signalent que dans la production d'énoncés écrits on peut distinguer trois stades différenciés: un premier moment où les écrivains n'ont qu'une idée générale de ce qu'ils vont exprimer, un deuxième moment où ces idées adoptent des formes lexicales qu'on peut rendre explicites et un troisième moment où elles deviennent des unités graphémiques. Matsuhashi indique que dans le développement d'une phrase les producteurs travaillent au début avec des unités sémantiques qui contiennent le type de structure qui se produira, mais ne contiennent pas les unités lexicales spécifiques qui y seront utilisées. De cette façon les écrivains partent d'un schéma spécifique de rapports temporels ou logiques et peuvent choisir entre des concrétisations alternatives de ce schéma. D'après Bereiter, Fine et Gartshore (1979), la concrétisation graphémique de ces structures se produira en fonction des besoins d'adéquation à la situation discursive et de correction des productions. Dans cette ligne, Camps (1994a) identifie deux types d'énoncés de production d'un texte écrit dans l'interaction pour la composition écrite des textes: le texte proposé (Tp), des énoncés formulés oralement pour être écrits, et le texte écrit (Te), ensemble d'énoncés oraux qui accompagnent l'action d'écrire ou l'activité de donner une forme graphique aux idées élaborées. On fait ainsi la différence entre le texte qui correspond aux processus de planification - auquel correspond le Tp - et celui formulé dans les processus de mise en texte et de révision, représentés par Te (Milian, 1999). 296
Le texte proposé Nous comprenons par texte proposé (Tp) les propositions de texte écrit formulées en fonction des récepteurs du texte, mais énoncées oralement dans l'interaction du groupe afin de les soumettre à la considération des copains et de l'énonciateur luimême avant de leur donner une forme graphique. Dans la conversation le Tp se distingue des énoncés de planification du texte et son contenu est élaboré selon plusieurs caractéristiques: a) On produit Tp principalement après des expressions « on pourrait écrire» , « on pourrait dire », « mets»: Exemple1
comme:
32. Francese: bueno pues pon tftedo (...) [bon ben mets titre' C..)] 33. Elisabet: després hem de fer el guiol eh (...) [après on doit faire le schéma! d'accord (...)] 34. Francese: va posa gui6 I el titulo ya 10 pensaremos despuésl tU pon gui6 [allez mets schémal le titre on va y penser après I mets schéma.]
b) La proposition de Tp coïncide avec un changement de registre. Les énoncés de planification du texte ou d'élaboration du contenu, dans la mesure où ils sont destinés à des interlocuteurs présents,. ont souvent des caractéristiques d'oralité, alors que les propositions de texte, destinées à des interlocuteurs non présents, ont les caractéristiques propres de la langue écrite: une teneur plus impersonnelle, une tendance à produire des phrases complètes développées au point de vue syntactique selon les modèles qui sont propres à l'écriture: E"emple 2 360. Francese: no sabia leerl 0 ponla cosas con muchas faltas de ortografia! pero sabia mucho calculoll ens va dir que peI' la porta trasera en el seu temps es podia I al/à es podia entraI' i sortir quan vo/iesll veil! allaI' allà pem estava tallcada [il ne savait pas lire I ou écrivait avec plein de fautes d'orthographe I mais i! était fort en calcul Il il nous a dit que par la porte de derrière à son époque on pouvait I là on pouvait I ellfrer et sortir quand all voulait Il all y est allé I mai.ç elle était femfée ] 361. Elisabet: y no es mas faci! hacer pi:: I y se abre una- I y hago chi chi chi y se abre una puerta I y pasamos y adios I y ahl acabamos [et c'est pas plus facile de faire pi:: I et i! y en a une-I qui s'ouvre I ct puis je fais chi chi chi est une porte s'ouvre I et on passe et au revoir I et on finit là ]
c) L'énonciation du Tp entraîne un changement de l'intonation: le ton est plus élevé et plus régulier, elle a souvent une intonation finale en ascendance ou avec un final coupé et elle est très souvent produite plus lentement par rapport aux autres énonciations. --------------------
I En italiques le texte proposé
297
d) Dans les situations de conversation biIingue2 (Py, 1994) où la langue d'écriture ne coïncide pas avec la langue base de l'interaction entre les interlocuteurs, les propositions de texte proposé se distinguent, aussi, parce que l'on emploie une langue différente de celle plus habituelle dans les rapports entre les producteurs pour les formuler (Guasch, 1997) : Exemple3 346. Francesc : a ver Il es va carregar a tots / /10 (...) abans de que vinguessill filés /l'em marxar (...)per la porta trasera del forat /legre [(en espagnol) voyons Il (en catalan) il les a liquidés tous / n'est-ce pas (...) avallt que d'autres arrivent / 0/1 est partis (...) par la porte de derrière du trou /loir] 347. Simôn : (riu) (...) no lia eU va obrir I//la porta amb els seus poder.v I ti:: Il y habfa como una cosa azul y nosotros zum [(il rit) (en catalan) non I eU ol/vrÎt une porte grâce el ses pal/vairs I ti:: Il (en espagnol) et il y avait une espèce de chose bleue et nous zoum]
Le texte écrit Dans les processus de composition, le Te et le Tp sont très en rapport et il y a des moments où il est très difficile de faire la différence entre l'un et l'autre. Le Te peut être repéré à partir de la correspondance avec les différents brouillons et le texte final; les marques d'intonation qui le caractérisent à l'oral correspondent soit à la dictée - énonciation lente et répétée, ou l'on reprend le texte par des fragments coupés et répétés pendant qu'on écrit, soit au moment matériel de l'écriture - sous-vocalisation ou lecture décodante en coïncidence avec l'inscription des signes graphiques, soit aux différents moments de relecture - pour réviser, pour reprendre le fil du discours, pour vérifier. Voyons quelles sont les fonctions du Texte proposé (Tp) et du Texte écrit (Te). Les producteurs emploient le Tp et le Te pour remplir des fonctions diverses. S'agissant du texte proposé, les élèves peuvent: proposer le texte, accepter la proposition, la répéter pour se donner les temps de l'évaluer, accepter la proposition, mais en introduisant des changements, faire une autre proposition. S'agissant du texte écrit, les élèves peuvent: dicter (rappeler la proposition, la dicter à celui qui est en train d'écrire, mettre l'accent sur des aspects phonographiques), autodicter (autocontrôler l'écriture elle-même, attirer et retenir l'attention des copains sur la tâche à réaliser, tenir les copains régulièrement informés sur ce que l'on est en train d'écrire), relire (évaluer ce que -------------------2 En Catalogne,
on est bilingue catalan et espagnol.
298
l'on a écrit, reprendre ce qui a été écrit pour le lier à la nouvelle production). Dans le passage suivant le texte proposé est formulé pour proposer du texte Exemple4 31. Simon; XXX (...) no Il primero un poco de Il para entrar I a ver I qué podemos paner (...) [non Il d'abord un peu de Il pour entrer I voyons I qu'est-ce qu'on peut mettre] 32. Francese: mira molt facill una noia I que eau en forat negre lion Ion les tmba amb /1/10 IIOU la:mb dos nois Il et coneixia a tu [regarde très facile I une jïlle I qui tombe dans un trou noir Il oÙ 10Ù I elle rencontre IUle nef I avec deux garçons Il elle te connaissait]
et dans celui-ci il est répété pour montrer le désaccord l'accord (180) avec les propositions d'un copain Exemple5 175. Francese:
aquesla histbria
(178) et
// passa l'à [cette histoire /1 se passera}
176. Elisabet: no no no I no comienza [non non non I elle ne commence pas] 177. Simon: incollnue}
um I e::h la:: lia dimensiô deseoneguda
178. Elisabet; la dimensiô desconeguda I pera
1110
rum I e::h la:: lia dimension
que hay aquf abajo (...) [la dimension
inconnue I mais Il ce qu'il y a là-bas (...)] 179. Francese: la histbriajàlllàlica. (l'histoirefalllastique} 180. Simon: sf I histbriafantàstica [oui I l'histoirefanlastique}
Voyons maintenant successivement un exemple de texte écrit sous forme de dictée et un passage où il apparaît sous la forme d'autodictée (303) : Exemple 6 195. Miriam; urn I (dicta) el quinze de febrer de l'clI1Ydos mil [mm I (elle dicte) le quinze février de l'ail deux mille] 196. Alberto: XXX el diccionario [le dictionnaire] 197. Zaida: ",XXX= 198. Miriam: =copia= I (dicta) el quillze defebrerde l'ClIlYdos mil. 199. Alberto: joder I tengo que copiar yo (...) [merde I faut que ce soit moi qui copie]
Exemple 7 302. Mhiam
: (continua
dictant)
enuna-
Il cambiamos
por una clase
de quimica
I parque
en
una universidad estudiar sociales es es un poco:: Il mosti! (...) [(elle dicte toujours) dans tl/Ilion change et on met un cours de chimie I parce que étudier des sciences sociales à l'université c'est un peu:: ] 303. Alberto: (copia) clase de:: (...) [(il écrit) cours de:: (...)] 304. Zaida : qu(mica ( ) [chimie] 305. Miriam: (dicta) l'alberto- I no-la miriam/I'alber/o Y la zaMa Il coma Il alberlo. (...) [(dicte) albert I non- miriam/ alberta et zaMa Il virgule Il alber/o...(...)]
Finalement, voici un exemple de texte écrit qui apparaît dans le dialogue à travers la relecture du texte pour reconsidérer ce qui a été écrit et pour mettre en rapport le texte écrit et sa suite:
Exemple8
6. Francese: (llegeix) aquesta historia passa I a l'allY dos- I a l'allY Ires mil (...) va! (...) amb dos nais que van en una nau- / nau / i troben una allra en perjecte eslat (...) [(H lit)
299
cette histoire se passe Il'all deux-Il'all trois mille (...) ok (...) et il Y a deu2 garçons qui sont dam une lIet IlIef et ell trouvellt ulle autre ell parfait état (...)] 7. Simon; és que ahf posapassarà (...) i és I va pas- (...) [mais là on a mis pas.fera (...) et c'est I s'est pass- (...)] 8. Francese: estamos (...) noventa y seis [nous sommes (...) quatre-vingt seize] 9. Simon: ya pero I es que luego la historia I esta en aba (. . .) pone I vall sorti::,. y van fer no sé qué no sé qué (...) tenfamos que poner un comenzamiento I por ejemplo I estamos ell el allY cuatro mil Il on I on no sé qué no sé qué [ok mais ce qu'il y a I c'est qu'après l'histoire I est en -ait (...) il y a I ils sOllt sortis et Olltfait patati patata. (...) nous devions mettre un début I par exemple I c'est l'an quatre mille Il et I patati patata]
Lors de la formulation et de la reformulation des propositions, la coopération entre les étudiants dans le groupe est très étroite et le texte final est le résultat de ce qu'ils y ont tous apporté pendant un travail intense de recherche des mots et des structures les plus appropriées pour exprimer ce qu'ils veulent transmettre.
Étude des reformulations Dans une étude sur l'évaluation formative pendant le processus de la composition écrite (Camps, Ribas, 1996), l'observation des épisodes de mise en texte qui peuvent être identifiés dans les conversations des groupes nous a permis de constater que le Tp connaît plusieurs changements tout au long du processus de composition. Nous appelons «reformulations» les changements qui se produisent dans le texte, que nous signalons de façon graphique sous forme de « grille ». Leur analyse peut apporter des informations sur les mécanismes sous-jacents aux opérations de mise en texte et de révision. La présentation des reformulations selon l'axe paradigmatique des changements progressifs dans une même position syntactique peut contribuer à la création d'une perspective de l'analyse de l'écrit dans l'oral orientée grammaticalement, tout en consolidant en même temps une certaine idée de phrase dans la présentation linéale des composantes que l'on ajoute au texte proposé. Notre système de présentation, qui prend le modèle de Marty (1991) et qui est similaire à celui que le G.A.R.S. utilise (BlancheBenveniste et Jeanjean, 1986) pour recueillir ce qu'ils appellent l'avant-texte à l'oral, n'exclut pas le point de vue syntactique dans l'analyse des données, mais leur objectif n'est pas celui de faire une syntaxe de l'oral, plutôt d'observer le processus de production d'un texte écrit à partir de l'oral et poursuivre, par les changements qui 300
se produisent, les facteurs qui interviennent et qui ont une incidence sur la tâche envisagée et sur le contexte d'apprentissage. La présentation des reformulations suppose une sélection de l'écrit dans l'oral. La confrontation de ces données avec le contexte conversationnel dans lequel elles apparaissent permet d'avoir une approche globale du processus. La délimitation des épisodes de reformulation sous forme de grilles correspond à la délimitation établie pour les étudiants quand ils élaborent le texte; elle coïncide généralement avec les fragments textuels ayant un contenu propositionnel clair, même si ceci ne correspond pas toujours à une période textuelle structurellement fermée (314). En voici un exemple: Tableau I ; Episodes de reformulations 903.M:
solucia (solution)
liquidar (liquider)
905. P:
906. M: 908. M:
Solud6 treure (enlever) aniquilar (anénatirl) aniauiIar aniQuilar aniquilar
909. MA: 91O.M: 912.M:
Phrase écrite
les fanàtiques (les fanatiques (fém.)) i els fanàtics (et les fanatiques (masc))
Solud6:
AniQuilar
el fanatisme ( le fanatisme) el fanatisme el fanatisme
mascuU i femen{
(masculin et féminin) masculf i femen£.
Milian (1999) mène à bien une révision des acceptions de la notion de reformulation envisagées à partir de plusieurs contextes d'étude des différents usages linguistiques et souligne ses caractéristiques partagées:
- la reformulation
a une fonction rétroactive, de retour sur ce qui a
été dit ou écrit, pendant le processus d'élaboration du discours: Les élèves de cet exemple, trois garçons de 15 ans qui écrivent un texte d'argumentation sur la discrimination de la femme, font plusieurs remplacements pour trouver un registre plus formel. Ils commencent par proposer les formes «liquider» et « enlever », appartenant au langage oral plus parlé, pour les remplacer finalement par un synonyme: «anéantir ». Cette expression est beaucoup plus frappante que celle que l'on obtiendrait avec 301
« enlever ». Ce remplacement du verbe « enlever» par « anéantir », cependant, oblige à remplacer «les fanatiques masc. et fém. » par « le fanatisme », nom référé à quelque chose qui peut et qui doit être anéanti, même si, afin de conserver la référence aux personnes qui partagent les idées qu'il faut anéantir, les étudiants ajoutent la précision «masculin et féminin» ; - la reformulation est un phénomène qui a lieu en collaboration, elle est essentiellement dialogique à cause de l'intervention directe des interlocuteurs ou par son incidence indirecte à travers la représentation que le producteur fait des récepteurs. Le terme « reformulation », lorsqu'il est appliqué au discours en collaboration pour écrire, a une particularité essentielle. La notion de « contrat de tâche », proposée par Krafft et Dausenschôn-Gay (1993) pour faire référence à la négociation entre les interlocuteurs par rapport aux objectifs à atteindre au moyen de la conversation et la distinguer de la négociation dont l'objectif est la poursuite de la conversation (le contrat de conversation), prend ici un sens spécial. Dans la conversation pour l'écriture, le « contrat de tâche» place l'interaction sur un niveau différent par rapport au «contrat de conversation », parce qu'il fait référence à la construction d'un discours écrit pour un interlocuteur qui n'est pas présent. Comme le dit Milian (1999: 310): «La négociation entre les participants pour construire un sens social, partagé par eux pendant la conversation, a lieu non seulement en fonction du contexte où la conversation a lieu, mais aussi en fonction d'un contexte représenté, le contexte de réception du texte. Il y a donc là un double niveau dans la négociation conversationnelle: le niveau qu'accomplit le contrat de conversation et celui qu'accomplit le contrat de tâche ». Les caractéristiques de la tâche demandent aussi de la part des participants une négociation sur l'adéquation de la langue, d'un côté, à ce contexte représenté et de l'autre, au canal de communication écrite. Les appellations «rédaction conversationnelle» (de Gaulmyn, 1994) et «conversation rédactionnelle» (Bouchard, 1996) essaient de constater ce double contexte - conversation et tâche - et le centre d'attention que représente la langue écrite dans cette situation; -la reformulation est un indice de l'activité métalinguistique. L'activité de reformulation comprend toutes les opérations appartenant au processus de révision contemplé dans les modèles 302
cognitifs du processus de composition écrite: prendre du recul par rapport au texte, l'observer, l'évaluer et le modifier, si nécessaire. Camps CI994a) souligne le fait que dans le modèle de révision de Bereiter et Scardamalia on parle d'opérations très proches (comparer, diagnostiquer et opérer) auxquelles nous venons de faire référence, et qui ne sont pas comprises exclusivement en fonction du texte transcrit mais qui sont conçues en tant qu'opérations applicables à la gestion du texte avant d'être écrit, c'est à dire, sur l'écrit dans l'oral. La construction en collaboration du discours facilite la production du texte et favorise ainsi les opérations de révision à plusieurs niveaux et à des moments différents de la part des participants à la tâche. Les auto-reformulations et les hétéroreformulations en constituent la preuve. Ces reformulations sont souvent accompagnées d'énoncés qui rendent explicite une activité de réflexion sur la langue. La situation discursive, le contexte de production et les participants à la construction du discours sont des facteurs déterminant le degré d'explicitation de l'activité de réflexion.
Les caractéristiques
des reformulations
Nous envisageons deux aspects des procès de reformulation: (a) comment les reformulations montrent l'activité métalinguistique des étudiants pendant le processus de rédaction, (b) quelle est leur cause et quel est le sens de son développement. L'activité métalinguistique Les études sur l'activité métalinguistique montrent que cette activité ne se produit pas seulement lorsque, de façon explicite, l'objet auquel font référence les énoncés - au moyen d'une terminologie spécifique ou du langage courant - est le langage même qui les constitue. Les activités implicites de comparaison ou de changement d'un mot pour un autre, les reformulations, supposent également une activité métalinguistique. Dans nos analyses nous nous rapprochons des processus de production et de révision des étudiants travaillant par groupes pour découvrir quelles sont les activités métaIinguistiques qui se produisent et qui se développent pendant ces processus. D'après 303
notre hypothèse, les activités métalinguistiques ne sont pas toujours explicites, même si dans les situations de production en groupe elles apparaissent dans la conduite extérieure des étudiants. Pour progresser dans la connaissance de l'activité métalinguistique dans ce processus de mise en texte, nous avons établi une catégorisation qui nous permet de décrire les manifestations en considérant si elles sont accompagnées ou non d'énoncés ayant une fonction métalinguistique explicite et selon les caractéristiques de cette manifestation. Les catégories, au nombre de quatre, sont présentées dans le tableau suivant: Tableau 2 : Catégories de reformulations 1. Reformulation simple, sans aucun pas intermédiaire apparent entre une formulation et la suivante
2. Reformulation avec négation explicite préalable de la forme proposée, ou expression de doute, qui débouche parfois sur une activité intense de comparaison entre formes, mais qui n'est accompagnée d'aucune réflexion métalinguistique explicite
3. Reformulation accompagnée de métalinguistique métalinguistiques
et/ou comparaison réflexion sans utiliser des termes spécifiques
4. Reformulation et/ou comparaison avec réflexion explicite accompagnée de l'usage de termes métalinguistiques explicites
J : aixo I ho veus si mires pei forat [tu vois ça Isi tu regardes dans le trou] E : aixo ho veus I aixo ho veuràs I ho veuràs I si mires peI' el forat [tu vois I tu verras ça I verras I si tu reKardes dans le trou] P: (rellegeix) la imatge [(relit) l'image] B : (proposa) que veiem [(propose) que nous voyons] P : la imatge I que es projecta (l'image I projetée] O. no I que es projecta no [non I projetée non] B : que veiem dejora [que nous voyons de l'extérieur] 0: sf I Queda millor [oui I ça passe mieux] J : dÙltre del tub I ells verten [dan.f Ie tube I ils voient] E: pero [mais] J : dÙltre del tub [dalls le tubeJ E: no podemos poner ells veuell porque I porquel que haremos nosotros para ellos I en parte I decir qué es el calidoscopi [nous ne pouvons pas mettre ils voient parce que I ce que nous ferons pour eux I en partie I dire ce que c'est que le kaléidoscope J X : i aleshores I no I un altre que dirialno I no pot ser I sino sempre estarem igual I i ara hem canviat I 0 algo aixf I com si fos també un diàleg I pero [et alors I non I un autre qui dirait I non I c'est pas bon I sinon ce sera toujours pareil I et maintenant nous avons changé I ou un huc comme ça I comme si c'était comme un dialogue I mais] A : ah! 0 sigui I corn si I corn si ho expliqués I corn si estiguéssim començant a argumentar per [ah I c'est à dire I comme s'il racontait ça. I comme si on commençait à arj1;umenter par]
304
Motifs des reformulations et sens de leur développement On a pu déterminer que les motifs habituels des changements des énoncés sont (Cf. Milian, 1999) : Ca) la correction normative des écrits, Cb)la cohésion, centrée très souvent sur la ponctuation et la réorganisation des éléments (la suppression des répétitions par l'utilisation de pronoms, la suppression des éléments répétés ou la simplification des constructions embrouillées, par exemple), Cc)la position énonciative des étudiants qui écrivent en tant qu'émetteurs et le rapport qu'ils doivent établir avec les futurs lecteurs, Cd) l'adéquation des énoncés aux destinataires et aux contextes sociaux, c' est~à-dire, le réglage des structures syntactiques, des choix lexicaux, des degrés de formalité, etc., aux situations rhétoriques. L'observation des reformulations que réalisent les étudiants montre l'incidence des contextes qui participent à la réalisation de la tâche. En fonction de ceci, Milian (ibid.) propose que les buts principaux de son développement sont d'une part l'adéquation à la tâche qu'on est en train de réaliser, d'autre part l'adéquation au contexte de production. La première prend la forme de l'adéquation au sujet et au contexte de réception - au destinataire, à l'intention discursive, ainsi qu'aux exigences et aux conventions de la langue écrite. La deuxième est le résultat de la non-coïncidence dans la représentation du texte de la part des membres d'un même groupe de production. L'interaction entre ces contextes est constante et, en conséquence, il n'est pas possible d'attribuer de manière séparée les reformulations à chacun d'eux. L'exemple ci-après (Tableau 3) montre que les changements qui se produisent dans le texte obéissent autant à l'adéquation au sujet qu'aux différentes représentations que les élèves qui écrivent ont faites par rapport au texte. Deux visions de l'objet kaléidoscope apparaissent, l'une purement visuelle, externe - rectangulaire, rond - et l'autre, fonctionnelle, qui fait référence au besoin des formes polyédriques dans la composition du kaléidoscope. L'adéquation aux récepteurs est montrée dans le tableau suivant. Les changements leXicaux qui expliquent la fonction du kaléidoscope vont de la proposition la plus formelle ceci est l'effet du kaléidoscope - jusqu'à la proposition la plus compréhensible pour les lecteurs, des enfants plus petits qui ne sont pas habitués au langage éloigné des usages plus parlés: ceci est ce que font les miroirs du kaléidoscope.
-
305
Tableau 3 171 E
el calidoscopi (le kaléidoscope)
és (est)
un objecte (un objet)
173 E
177 E
el calidoscopi
és
un objecte
179 J
el calidoscopi
és
un objecte
que pot ser de moites formes (qui peut avoir plusieurs formes) moItes formes (plusieurs formes) rectangular (rectanJ!;ulaire) que pot ser triangular rod6 0 hexagonal (qui peut être triangulaire rond ou hexaJ!;onal) que pot ser (qui peut être) que pot ser triangular (qui peut être triangulaire) que és (qui est) Que és trianJ!;ular
181 J
En définitive, les reformulations constituent des indices de la négociation pour le contrat de conversation (entre les participants) et du contrat de communication (entre émetteurs et destinataire':') et de la réflexion sur la langue et son adaptation à la situation de communication, à conséquence du fait de la mettre en considération des étudiants qui écrivent dans le contexte de production. Les reformulations créées pour ces raisons se produisent indépendamment des caractéristiques des groupes de production. En revanche, en tant qu'indice de négociation socio-cognitive, elles dépendent des relations établies entre les membres des groupes de travail et d'autres facteurs interviennent, qui ne sont pas spécifiquement en rapport avec la production des textes écrits. La reformulation constitue une sorte de brouillon oral qui permet de rendre objectif et de partager le texte que l'on est en train de produire. Les limitations de la mémoire de travail et de l'attention font que la portée des changements est limitée. Malgré cela, les propositions de texte proposé attirent l'attention de tous les membres du groupe et leur permettent de découvrir aussi bien des solutions aux problèmes qui apparaissent comme n'ayant pas été dépistés de façon individuelle. La portée et le sens des reformulations montrent la dynamique du processus de production. Dans la plupart des cas, les reformulations sont l'expression d'un processus cumulatif qui fait que le texte augmente de façon linéale vers la droite. Mais ceci n'empêche pas que souvent des réorganisations se produisent à 306
partir des éléments donnés au début, et que l'on cherche la façon de les adapter à la représentation que les étudiants ont sur le produit, ou que l'on devine une projection du texte qui doit être encore écrit, mais qui commence à prendre forme à partir d'un élément qui commence à l'ébaucher. Tableau 4 447 B 449 P 450M 4510 455 P 4560
i aixo (et ceci) i aixo j aixo aixo i aixo
és (est)
l'efecte (l'effet)
del calidoscopi (du kaléidoscope)
és
l'efecte
del calidoscopi
és
igual (pareil) 10que fa
que el calidoscopi (au kaléidoscope) el calidoscopi
457 B
és
459B
és
el que fan (ce que font)
és
el que fan
(ce Que fait)
462P 463 B
aixo
els miraJls del calidoscopi (les miroirs du kaléidoscope) els mira!1s de!
calidoscopi 466P 467 B
és
el Que fan. els miralts del calidoscopÎ ca-li-dos-co-pi
468A
Conclusion Tout ce que nous venons d'exposer permet de formuler quelques conclusions sur le phénomène de l'écriture collaborative et sur ses effets sur le processus de production et son apprentissage. S'ensuivent à notre avis cinq points de référence importants pour la planification de l'enseignement de la composition écrite à l'école: - le concept de texte proposé et l'analyse des reformulations se sont montrés d'une grande utilité pour se rapprocher de l'activité linguistique et metalinguistique des apprenants dans le processus de production textuelle en collaboration; - le texte proposé et le texte écrit sont utilisés avec des fonctions différentes pour réaliser des activités groupaI es liées fondamentalement aux opérations de textualisation et de révision dans le processus de composition écrite; 307
- les reformulations sont un phénomène dialogique avec une fonction de retour sur de qui a été dit ou écrit et constituent des indices de l'activité métaIinguistique menée par les producteurs; - les changements que subissent les textes proposés dans les reformulations visent les mécanismes de cohésion et d'adéquation des textes, la position énonciative des locuteurs et la correction normative des écrits; - l'analyse des reformulations nous permet d'envisager l'hypothèse que le travail de rédaction en groupe est l'un des instruments pour faire apparaître une grande partie de l'activité métaIinguistique, ainsi qu'un important instrument d'apprentissage.
*
308
REFERENCES
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310
Résumés des articles PREMIERE PARTIE
Marie-Madeleine
DE GAULMYN
Recherche lyonnaise sur la rédaction conversationnelIe Présentation du corpus L'équipe lyonnaise du Oric 2, Interaction, acquisition, apprentissage des langues, conduit depuis dix ans une série de recherches sur les rédactions conversationnelles. Elle étudie les pratiques conjointes de l'écrit et de l'oral dans les situations oralo-graphiques de rédaction coopérative. Ces recherches dépassent l'analyse des seuls produits écrits, brouillons raturés et textes achevés pour décrire le processus dynamique de la production d'écriture au cours des activités de formulation et de rédaction. Sur le versant didactique, elles sont un observatoire des pratiques d'écriture et de l'apprentissage en interaction. Sur le versant théorique, elles mettent en évidence les processus cognitifs d'apprentissage d'une tâche, explicités par l'interaction. Les corpus recueillis présentent des caractères spécifiques; les formes de langue et de discours relèvent d'usages intermédiaires entre oral et écrit, la structure de l'interaction est déterminée par l'accomplissement de la tâche, l'argumentation se déploie sur deux niveaux, dans la situation conversationnelle et à l'intérieur du texte écrit. Des analyses particulières sont menées dans quatre directions; l'évolution des relations entre les partenaires et l'établissement du contrat de collaboration; le scénario qui ordonne les opérations de production du texte; les activités métaIangagières, implicites plus souvent qu'explicites; les procédures de reformulation. La formulation définitive naît de tâtonnements et d'essais successifs dans un processus négocié qui se présente sous des aspects différents, pendant la gestation du texte avant son inscription, pendant l'acte de dictée et d'inscription, ou pendant la relecture et la révision. Les co-rédacteurs experts savent gérer simultanément des unités textuelles de différents niveaux et conduire parallèlement des activités différentes de façon apparemment désordonnée. Ils se servent d'objets intermédiaires, plans, listes d'arguments notés, croquis, schémas. Ils recourent à des fOlmules de langage et à des moules de phrases pré-construits. Ils utilisent efficacement les relectures. Un passage de l'un des corpus lyonnais de rédaction conversationnelle sert de base d'étude aux contributions de la première partie du volume. Une brève présentation du corpus général est suivie de la présentation de l'extrait de la transcription de l'enregistrement. Denis ApOTHELOZ Les formulations colIaboratives du texte dans une rédaction conversationnelle : modes d'expansion syntaxique, techniques métalangagières, grandeurs discursives manipulées, etc Le corpus dont il est question dans cet article provient de la rédaction conversationnelle Meïté/Paulo. Cette étude a pour objet les séquences durant lesqueIJes les deux acteurs formulent ensemble, pas à pas et en col1aboration, le
texte qu'ils sont en train d'élaborer. L'analyse détaillée d'une de ces séquences permet de montrer selon quels principes syntaxiques un syntagme nominal est développé conversationnellement. On montre également comment différents types de formulations et/ou de reformulations (répétition puis expansion, expansion seule, répétition incomplète, etc.) marquent différents modes d'intervention sur le texte en cours d'élaboration et sur les formulations proposées par le partenaire. Les objets linguistiques que manipulent les interactants sont analysés comme renvoyant dualement à des unités de travail et à des unités-cadres.
ALAIN
RAB A TEL
La dynamique de la structuration du texte, entre oral et écrit: enjeux énonciatifs des négociations autour du cadre de prédication, dans un énoncé bisegmental Dans le cadre d'un processus d'écriture coopérative dissensuel, on observe que les deux interactants font porter l'essentiel de leurs négociations, pour l'écriture de leur première phrase, sur les constituants du préfixe plutôt que sur le noyau. Cette situation, à rebours des représentations sur les relations thème/rhème, invite à s'interroger sur les raisons de cette focalisation sur le préfixe. Au delà de difficultés syntaxiques locales, on s'interrogera sur les motivations énonciatives et transactionnelles de cette centration sur le préfixe d'une phrase très spéciale, puisqu'il s'agit de l'amorce de l'introduction: le travail sur le préfixe correspond à la recherche d'un consensus entre interactants, à ]a construction d'un univers de discours et d'un domaine de référence en congruence avec l'orientation argumentative du noyau, en sorte que le préfixe fonctionne d'emblée comme un cadre de prédication, ce pourquoi il requiert de multiples négociations.
Anne-Claude BERTHOUD& Laurent GAlO Négocier des faits de langue pour le discours L'article montre comment certaines unités linguistiques sont traitées dans le cadre de leurs enjeux discursifs. La tâche de rédaction conversationnelle, notamment à travers la stabilisation des arguments oraux pour l'écrit, offre un terrain propice à l'observation de ces phénomènes, mais y trouve en même temps une de ses spécificités. L'analyse porte entre autres sur le processus de nominalisation et sur la dialectique entre la thématisation des catégories discursives et de leurs unités.
Sylvie PLANE Problèmes de définition et négociations sémantiques dans la rédaction à deux d'un texte argumentatif. Tâches laflgagières prescrites et tâches laflgagières effectuées lors de l'élaboration conversationnelle d'un écrit L'article se propose d'examiner un corpus complexe, rendant compte de la rédaction par deux scripteurs d'un texte argumentatif discutant le bien fondé des devoirs scolaires. L'analyse prend particulièrement en compte deux paramètres de 312
la situation, à savoir le fait qu'il s'agit d'une situation didactique, c'est-à-dire visant à l'apprentissage, et le fait que le thème à traiter par les deux scripteurs renvoie à leur situation d'étudiants, puisqu'ils sont amenés à traiter des devoirs scolaires tout en rédigeant un texte qui peut s'apparenter à un devoir. L'observatÏon porte d'abord sur ]a donation de ]a consigne, de façon à en faire apparaître la complexité énonciative. Puis eUe s'attache à déterminer les tâches langagières que se donnent les scripteurs, et tout particulièrement ]a manière dont ils définissent progressivement ]e genre de texte à produire en lui affectant des caractéristiques empruntées aux genres scolaires et aux genres journalistiques. Enfin l'analyse se focalise sur deux des stratégies argumentatives employées par les scripteurs pour défendre un point de vue qui se constitue progressivement: l'introduction d'un argument concernant ]a quantité qui permet de détourner les objections, et le recours à deux dénominations différentes pour traiter d'un même objet.
Robert BOUCHARD Production et contrôle de la production en fin d'apprentissage de l'écrit en langue étrangère. Les conflits entre usage et emploi, préconstrllction et syntaxe L'article s'intéresse au corpus d'une manière spécifique en y étudiant les phénomènes de production écrite caractéristiques de la phase finale de l'apprentissage du français chez des apprenants étrangers résidant en France. Il insiste donc sur les indices de maturité grammaticale que montrent les étudiants observés mais aussi sur les conflits entre cette compétence linguistique et méta1inguistique, montée par un apprentissage guidé, et l'acquisition spontanée en milieu social de formes préconstruites, locales ou globales, caractéristiques d'emplois « sajJIants » chez les natifs. Ces emplois, pragmatiquement efficaces, peuvent s'opposer aux usages enseignés et déclencher des conflits cognitifs ou soda-cognitifs chez les apprenants avancés. C'est la résolution de ces conflits au bénéfice de l'usage ou de l'emploi qui nous intéressera tout particulièrement.
Jean-Paul BERNIE Problèmes posés par la co-construction partenaires d'une activité rédactionnelle.
d'un
contexte
commun
aux
L'objectif est de montrer qu'une conduite langagière n'existe pas en soi dans J'esprit du locuteur-scripteur, mais en référence à des situations. Il n'y réagit pas directement mais par la médiation d'un travail d'interprétation de sa signification, passant lui-même par l'usage de genres, outils grâce auxquels, également, ilIa retraite. De ce point de vue, la rédaction coopérative éclaire le processus en l'extériorisant. Elle semble très sensible à ses perturbations. Les différents niveaux d'hybridation observables dans le corpus renouvellent l'éclairage possible de divers faits discursifs et des objets de l'intervention didactique.
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DEUXIEME PARTIE Christian BRASSAC Rédaction coopérative:
un phénomène de cognition située et distribuée
Le texte concerne un processus de production d'un produit écrit. Ce produit est l'inscription réalisée par un collectif de sujets qui sont à la fois en situation professionnelle et en situation d'apprentissage. Cette inscription est envisagée et analysée en tant qu'elle est une trace d'un processus cognitif. Ce processus est à la fois distribué sur les acteurs (ils sont co-responsables de sa production) et situé en ce sens qu'i! se déploie dans un monde d'artefacts qui supportent et constituent la dynamique de son élaboration conjointe. Inscrite dans un paradigme interactionniste en psychologie, empreinte d'une posture constructiviste (versus cognitiviste) en sciences de la cognition, la méthodologie que nous mettons en œuvre s'attache à rendre compte de l'activité collective de conception de l'inscription. Pour ce faire on analyse de façon intriquée et les actions langagières et les manipulations d'objets du monde. Nous présentons une analyse détaillée du processus de marquage qui se déroule sur une vingtaine de minutes. Nous montrons comment les formes langagières et les formes scripturales produites au cours de la séance, sont sujettes à négociations, à modelages et à manipulations par le collectif. Celles-ci constituent des mécanismes, radicalement conjoints et ancrés sur le monde physique, qui permettent l'engendrement de cognitions situées et distribuées. Nous terminons en défendant l'idée que les situations de rédaction coopérative ne sont pas des situations de communication mais des arènes de communiaction@.
Johanna MIECZNIKOWSKI-FüNFSCHILLlNGet Lorenza MONDADA Les pratiques d'écriture dans la recherche scientifique: planifier et rédiger collaborativement des arguments Cette contribution analyse les pratiques d'écriture d'un groupe de chercheurs lors de la préparation d'un colloque; elle adopte une perspective praxéologique et interactionnelIe qui permet d'aborder ces pratiques dans leur dimension collaborative et située et d'nsister sur la diversité et la complexité temporelle des événements oralo-graphiques s'enchaînant lors des activités observées. L'analyse se focalise en particulier sur une réunion de travail pendant laquelle les participants planifient collaborativement leurs exposés au colloque en manipulant des textes préparatoires et en rédigeant des notes personnelles ainsi que des transparents qui résument les arguments discutés oralement. La planification des exposés comporte la distribution des droits et obligations des différents chercheurs et la coordination des contributions dans le cadre thématique du colloque. Elle révèle une orientation normative des participants vers des propriétés générales des textes futurs telles que la clarté ou la cohérence te;.;tuelle et est en même temps le lieu de négociations portant sur le modèle global de l"'hypertexte" du colloque. Si le travail de planification est orienté vers un ensemble de textes futurs, la rédaction collaborative d'arguments communs aboutit à des versions écrites d'objets de savoir pendant la réunion même. Le travail de rédaction produit des 314
formulations des objets de savoir variables, voire conflictuelles: cette variation n'est pas entièrement résorbée par l'écriture, mais laisse au contraire des traces sous forme de ratures, de modalisations et d'ambiguïtés non seulement sur les transparents et dans les notes produits lors de la réunion, mais encore dans la (ré)utilisation située de ces documents à des moments ultérieurs du processus de préparation. Cette analyse nourrit donc à la fois Ja description des pratiques scientifiques, où la literacy et les pratiques d'inscription jouent un rôle fondamental, et la description des activités situées de manipulations de l'écrit et leur pouvoir structurant sur les objets de discours.
Annie PIOLAT, Nathalie BONNARDELet Aline CHEVALIER Rédaction collaborative sur Ie WEB. Analyse des interactions entre auteur, reviewers, commentateurs et éditeur pendant l'expertise d'un article soumis Comment \es technologies nouvelles de communication transforment-elles le processus d'expertise d'un article soumis à publication? Comment les différents protagonistes (auteur, reviewers, commentateurs) régulent-ils leurs échanges d'informations lors de cette expertise? De quelle nature sont les propositions de modifications faites à l'auteur pour améliorer son texte? Pour répondre à ces questions,
un corpus
(volume
= 4784
mots) a été analysé.
Il est constitué
des
échanges de 50 e-mails réalisés par 10 personnes sur le site du journal JIME (Journal of Interactive Media in Education) à propos d'un article multimédia en cours d'expertise (Integrating interactive media in courses: WinEco Review Debate). Un descriptif de la quantité des messages envoyés et de leurs principaux pourvoyeurs a été réalisé. Les stratégies de communications des reviewers et de cinq commentateurs avec l'auteur de l'article ont été décrites. Les interactions coopératives entre les différents protagonistes étant de faible amplitude, les différents types de référence aux propos lus sur le site ont été pointés (écho des thèmes titres, références nominatives, embrayeurs, inclusion d'extrait) afin de repérer des formes « estompées» de collaboration. Enfin, la nature des incitations à transformer le texte a été recensée. L'ensemble des informations obtenues laisse à penser que les reviewers parviennent difficilement à changer leur comportement habituel d'expertise (classiquement monologal, non interactif bien que, via le nouveau support technologique qui leur est proposé, ils tentent de Je faire (cf le rewiewer R2). L'auteur reste plus circonspect, ses réponses sont toutes largement différées, sauf lorsqu'elles s'adressent au reviewer R2. Les propositions de transformations du texte consistent plus en des suggestions d'ajouts d'informations susceptibles de soutenir des points de vue clés qu'en des suggestions de reformulation du texte. Seule l'acceptation (ou le rejet) de la modulation de la quantité d'information est négociée à l'aide des échanges de messages. La réalisation même de la modification associée aux ajouts demandés, c'est-à-dire la mise en place verbale d'une nouvelle formulation, n'est pas prise en charge. L'ensemble des observations permet de conclure que dans ce cadre spécifique de communication sur un site Web, avec cette tâche particulière d'expertise d'article, les protagonistes ont plus fait preuve d'un travail collaboratif d'incitation à modifier le contenu du texte que d'une réécriture coopérative. 315
Anthony MOULIN, Jacqueline VACHERAND-REVEL, BESSE L'écriture médiatisée et distante en téléconceptionmuJtisites
Jean-Marie
L'usage des technologies à haut débit au sein des différentes organisations, et plus particulièrement dans la conduite de projets de recherches pluridisciplinaires et internationaux, nous amène à reconsidérer l'écriture dans sa fonction de communication. Elle est, en effet, dans ce nouveau contexte, un acte coJlectif, une des modalités de l'interaction interhumaine : devenant une écriture au service de la collaboration, les processus qui la caractérisent demandent à être repensés. Appréhendée en situation réelle et professionnelle de téléingénierie de conception collective ou « co-conception» d'un logiciel multimédia de formation, l'écriture collaborative médiatisée par les technologies de l'information et de la communication est une tâche de haut niveau qui s'élabore dans un espace partagé par l'ensemble des sujets/experts et dont le texte est porteur de sens tant sur l'élaboration collective de son contenu que sur la pratique partagée du dispositif technologique. L'ensemble des résultats obtenus dans le cadre de notre recherche nous permet de proposer une définition à un niveau de granularité beaucoup plus fin de ce qu'est l'écriture collaborative médiatisée par les Technologies de l'Information et de la Communication: nous avons mis en effet en relief que dans un contexte de co-conception médiatisée et distante de multimédia, l'écriture collaborative est une construction élaborée à partir d'interactions verbales orales (entre les différents participants aux séances de travail synchrone) qui se caractérisent principalement par un ensemble d'opérations de révision effectuées sur le texte.
Pierre COIRIER et Jerry ANDRIESSEN Une approche fonctionnelle de la production élaborés: fme activité « coopérallte » ?
des textes argumentatifs
Dans une perspective fonctionnelle, la production d'un texte de type argumentatif se caractérise par: (1) la mise en relation du but du texte et des paramètres de la situation où un tel but est pertinent; (2) l'articulation entre ce but et les outils conceptuels, rhétoriques, et linguistiques permettant de l'atteindre. En quoi la rédaction argumentative individuelle est-elle une activité «coopérante ». Une contrainte fonctionnelle majeure de l'argumentation réside dans la prise en compte du destinataire. Or la coopérativité avec un destinataire potentiel constitue un trait caractéristique du développement avec l'âge de l'argumentation monologale. Cela apparaît au niveau des différents processus envisagés par les modèles psychologiques de la production de textes: récupération en mémoire d'une information tenant compte des différents points de vue possibles, évaluation et sélection de cette information en fonction de son acceptabilité pour le destinataire, organisation assurant de façon modulée l'expression des raisons contraires, enfin linéarisation et traduction linguistique marquée par les contraintes conceptuelles et textuelles associées à la gestion complexe de la contre-argumentation. La visée coopérante d'une argumentation élaborée se traduit par une spécificité certaine des processus de production, relativement à d'autres types de textes. Elle est pour 316
une large part à J'origine des difficultés maintes fois constatées dans la production de ['argumentation écrite.
Jacques DAVID Typologie des procédures méta graphiques produites en dyades entre 5 et 8 ans. L'exemple de la morpltograpltie du nombre L'étude propose une typologie des interactions produites par des élèves âgés de 5 à 8 ans placés en situation de révision d'un texte écrit par l'un d'entre eux. L'analyse de ces interactions et des explications métagraphiques ainsi énoncées fait apparaître des composantes récurrentes que nous pouvons décrire de façon binaire en terme de : a) justification vs révision; b) accord vs désaccord; c) faits FScommentaires; d) participation explicite vs participation implicite; e) décision FSnon décision. Ces composantes, qui n'ont pas toutes le même poids ni le même caractère obligatoire, constituent une séquence élémentaire d'apprentissage. Nous avons focalisé notre attention sur l'expression du nombre en français et l'émergence de procédures de grammatisation spécifiques. Les données sont alors interprétées dans le cadre de la linguistique de l'écrit qui combine ontogenèse et morphogenèse de l'écriture. L'étude ouvre ainsi des prolongements didactiques qui supposent la prise en compte du caractère fondamentalement dynamique el interactif des acquisitions en jeu, le statut des fonctionnements cognitifs mis en oeuvre et la complexité des contraintes linguistiques propres à une langue et un système d'écriture.
Anna CAMPS, Griol GUASCH, Marta MILIAN, Teresa RIBAS L'écrit dans l'oral: le texte proposé Dans les situations de conversation rédactionnelle l'interaction entre les producteurs apparaît comme une négociation pour la production des textes, une négociation entre J'émetteur et le récepteur, et une négociation de la situation d'apprentissage. L'article analyse J'une des caractéristiques spécifiques de l'interaction produite pendant la négociation pour la rédaction du texte: l'adaptation du discours oral à des modèles propres à l'écrit. Les formulations et les reformulations de ce que nous appelons le texte proposé et le texte écrit dans les énoncés oraux des producteurs en sont une manifestation évidente. À travers le procès d'adaptation à des modèles propres à l'écrit, se produit une activité métalinguistique implicite très notable. déterminée par les contraintes qui dérivent des processus de rédaction. Cette activité métalinguistique implicite, en même temps que l'activité explicite, est probablement un élément fondamental dans le rapport entre J'usage et l'aprentissage linguistique.
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