Jean Gabszewicz
La concurrence imparfaite Nouvelle édition
Éditions La Découverte 9 bis, rue Abel-Hovelacque 75013 Par...
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Jean Gabszewicz
La concurrence imparfaite Nouvelle édition
Éditions La Découverte 9 bis, rue Abel-Hovelacque 75013 Paris
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Éditions La Découverte, Paris, 1994, 2003. ISBN : 2-7071-3950-5 Dépôt légal : juin 2003
Introduction Un marché en concurrence parfaite est défini par quatre conditions dont la réalisation garantit l’« isolement stratégique » des agents qui y opèrent, c’est-à-dire une situation dans laquelle il n’existe aucune interaction consciente entre les choix décidés par ceux-ci. La première condition veut que le nombre de vendeurs et d’acheteurs sur le marché soit très élevé. Ainsi, chacun d’eux ne peut escompter influencer le prix auquel l’échange sera effectué. La deuxième condition impose l’absence de barrière à l’entrée sur le marché à des candidats acheteurs ou vendeurs. Ainsi, le nombre d’opérateurs peut augmenter aussi longtemps qu’un vendeur ou un acheteur potentiel trouve avantage à devenir opérateur effectif ; la libre entrée de concurrents nouveaux assure l’accroissement du nombre des opérateurs sur le marché. La troisième condition garantit que l’échange concerne un bien homogène. Ainsi, les biens échangés étant parfaitement substituables, tous les échanges sur le marché se réalisent au même prix ; sans quoi, les acheteurs, étant indifférents au choix entre les produits proposés par les vendeurs, tenteraient tous d’acheter chez le vendeur offrant le prix le plus faible, obligeant les autres vendeurs à diminuer le leur. Enfin, la quatrième condition garantit que tous les agents économiques disposent de l’information parfaite sur la distribution des prix pratiqués. Ainsi, la cohabitation de plusieurs prix différents est impossible : si tous les prix n’étaient pas égaux, l’information parfaite conduirait tous les acheteurs à s’adresser au vendeur pratiquant le prix le plus faible ; les concurrents seraient alors contraints à aligner leurs prix sur celui-ci. Telles sont les conditions qui définissent un marché en concurrence parfaite. Une des difficultés rencontrées par le professeur de microéconomie quand il expose la théorie de la concurrence parfaite est de l’illustrer par l’exemple concret d’un marché remplissant l’ensemble des conditions précédentes. Car, quel que soit l’exemple choisi, une ou plusieurs de ces conditions apparaissent violées. Quel est le marché où acheteurs et vendeurs sont si nombreux qu’aucun 3
d’eux ne peut isolément prétendre influencer le prix ? Sans doute, il ne viendrait pas à l’esprit d’un client isolé de discuter le prix du litre d’essence affiché à la pompe. Mais les stations d’essence proches l’une de l’autre pratiquent souvent la guerre des rabais, révélant ainsi que le prix leur apparaît comme un élément essentiel de contrôle stratégique de leurs bénéfices. Sur combien de marchés ne voit-on pas les firmes installées les premières s’évertuer à prévenir l’entrée des firmes concurrentes, soit en rachetant celles-ci avant qu’elles ne deviennent opérationnelles, soit en ne laissant inoccupé aucun créneau de clientèle où elles pourraient encore se nicher ? Quel est le marché où le bien échangé est réellement homogène ? Et, même si c’était le cas, le simple fait de vendre ce bien en des endroits différents confère à chacun des vendeurs localisés en un point de vente différent une sorte de monopole local vis-à-vis de la clientèle qui est la plus proche de lui. Presque partout, enfin, on observe que les unités différentes d’un même bien se vendent à des prix différents, alors que l’hypothèse d’information parfaite devrait bannir de telles différences de prix. Ainsi, la concurrence parfaite constitue un « cas d’école », constamment mis en question par la réalité des marchés, où les agents économiques, loin d’apparaître « stratégiquement isolés », s’évertuent au contraire à se comporter de la façon qui soit la plus stratégiquement efficace pour eux. Nous verrons plus loin pourquoi ce cas d’école, en dépit de son inadéquation patente à l’observation de la réalité économique, a cependant fait les beaux jours des microéconomistes pendant bien longtemps. Dès à présent, signalons cependant que cela tient essentiellement aux propriétés normatives de la concurrence parfaite : en poursuivant leur avantage privé, sans interaction consciente entre eux (c’est-à-dire en se comportant en « preneurs de prix »), les agents sont conduits à opérer des choix qui réalisent spontanément les conditions de l’avantage collectif ; autrement dit, la poursuite d’intérêts égoïstes conduit à la réalisation de l’intérêt général. La microéconomie traditionnelle est tout entière ancrée dans le modèle concurrentiel, et la théorie de la concurrence parfaite constitue désormais un monument théorique harmonieux et achevé, dont l’ouvrage de Debreu, Théorie de la valeur [1959]*, fournit un exposé en quelque sorte définitif. Pourtant, les économistes ont réfléchi depuis longtemps à la possibilité d’analyser le rôle du pouvoir dans les relations marchandes, car il ne leur a pas échappé que la trame de celles-ci est partout empreinte de sa présence. Dès 1838, Cournot [1838] avait jeté les bases d’une théorie expliquant la formation des quantités et du prix en monopole et en oligopole, c’est-à-dire quand, contrairement à l’hypothèse de la concurrence parfaite, le nombre de vendeurs est * Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin de volume.
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peu élevé et que chacun d’eux est conscient du contexte interactif de décision dans lequel il se trouve engagé vis-à-vis de ses rivaux. Cournot entrait là de plain-pied dans le champ de la concurrence imparfaite en analysant comment, en choisissant la quantité qu’il mettait en vente, chaque vendeur pouvait influencer à la fois son propre bénéfice et celui de ses concurrents. De plus, il montrait comment la concurrence parfaite apparaît comme le cas limite de la théorie qu’il proposait quand le nombre de vendeurs tend à devenir infiniment grand. Chacun d’eux voit alors diminuer la possibilité qu’il avait d’influencer à lui seul la quantité agrégée offerte sur le marché, et perd ainsi tout pouvoir de manipulation du prix d’équilibre. Un peu plus tard, Bertrand [1883] critiquait l’approche en quantités proposée par Cournot, et y substituait la concurrence en prix. Il montrait que cette dernière, en dépit de la nature stratégique du choix des vendeurs, conduit à la solution concurrentielle dans le cas d’un bien parfaitement homogène et en supposant l’information parfaite des consommateurs sur le prix de vente. À la même époque, l’économiste anglais Edgeworth [1881] proposait un modèle d’échange apportant une solution théorique au problème du monopole bilatéral, quand deux agents négocient ensemble le troc des biens qu’ils détiennent avant l’échange. La notion de « courbe des contrats » était née, constituant le lieu des échanges compatibles avec une hypothèse minimale de rationalité collective : celle en vertu de laquelle un échange ne sera pas retenu par les négociateurs, s’il en existe un autre où ceux-ci peuvent simultanément améliorer leur situation par rapport à celle correspondant à l’échange proposé. De plus, Edgeworth étendait cette théorie au cas d’un troc multilatéral entre plusieurs individus ; il montrait alors que, en accroissant sans limite le nombre des parties contractantes, la courbe des contrats se réduit finalement au seul équilibre de concurrence. Sa méthode, comme celle de Cournot, offrait ainsi l’avantage de « souligner que la concurrence pure résulte de certaines conditions. C’était beaucoup mieux que de la poser comme une donnée institutionnelle » [Schumpeter, 1983, p. 297]. Le XIXe siècle a donc vu éclore les prémisses d’une théorie de la concurrence imparfaite, dans laquelle l’interaction stratégique des agents économiques constitue un ingrédient essentiel : aussi bien l’oligopole de Cournot ou de Bertrand que la courbe des contrats d’Edgeworth mettent en scène des agents ayant un comportement stratégique à l’antipode de celui de « preneur de prix », postulé par la théorie de la concurrence parfaite. Ce dernier comportement n’apparaît dans ces théories que comme le « cas limite » correspondant à la présence d’une infinité d’agents. Si Cournot, Bertrand et Edgeworth ont posé les premiers jalons d’une analyse des marchés oligopolistiques, cette dernière concerne toujours des marchés pour un bien identique où la rivalité entre les marchands s’exerce à propos de la vente d’un produit parfaitement 5
homogène. Il revient à Hotelling [1929] et Chamberlin [1933] d’avoir attiré l’attention des économistes sur les conséquences de la violation de la troisième hypothèse clé qui caractérise la concurrence parfaite : l’hypothèse d’homogénéité du produit. En particulier, dans une contribution magistrale d’intelligence et de finesse, Hotelling [1929] offre une analyse de la concurrence spatiale que se livrent les vendeurs choisissant à la fois la localisation de leur point de vente et le prix de vente du produit. En s’approchant l’un de l’autre, les vendeurs rendent plus intense la concurrence en prix, mais accèdent plus facilement à la clientèle située plus près de leur rival : en revanche, en s’éloignant de celui-ci, ils se constituent sans doute des « monopoles locaux », mais l’accès à la clientèle naturelle du rival leur devient plus difficile. On reconnaît ici l’image spatiale de la différenciation des produits ; quand deux produits sont « presque » homogènes, la concurrence en prix sera plus vive que dans le cas où ceux-ci constituent des substituts plus « éloignés » l’un de l’autre. Dans ce dernier cas, cependant, chaque vendeur est pratiquement en monopole sur le marché de son produit. Finalement, en ce qui concerne l’analyse des phénomènes de pouvoir liés à l’information imparfaite des acheteurs, il faudra attendre une période beaucoup plus récente pour qu’elle soit réellement entreprise. Stigler [1961] fut l’un des premiers à attirer l’attention des économistes sur le rôle de l’information imparfaite, relayé par Akerlof [1970]. Mais l’étude stratégique de l’information imparfaite a démarré très récemment avec l’étude des problèmes d’information asymétrique dans le cadre du modèle principal-agent (Ross [1973]), avec la théorie du signal (Spence [1974]) et les travaux relatifs aux marchés des contrats d’assurance (Rothschild et Stiglitz [1976]). Contrairement à la théorie de la concurrence parfaite qui, comme nous l’avons souligné plus haut, constitue désormais un monument harmonieux et achevé, la théorie de la concurrence imparfaite ressemble davantage à une mosaïque complexe, encore en pleine phase d’élaboration. Elle a pris récemment un essor considérable, en s’appuyant sur un outil méthodologique nouveau et performant : la théorie des jeux. Cette théorie, introduite par von Neumann et Morgenstern en 1945, étudie de façon abstraite les processus de décision interactifs, mettant en scène des agents de décision conscients de l’interdépendance de leurs stratégies individuelles. Les questions soulevées par l’étude de la concurrence imparfaite se transposent très naturellement dans le langage de cette théorie, de sorte que l’une et l’autre ont bénéficié d’une « fertilisation croisée » considérable. Les situations d’oligopole, mettant en scène un petit nombre d’agents, conscients de leur interaction stratégique et tentant de résoudre les problèmes posés par leurs intérêts souvent conflictuels, correspondent à s’y méprendre aux contextes décisionnels étudiés dans le cadre de la théorie des jeux. Il ne faut donc pas s’étonner si celle-ci a pris une place prépondérante dans la réflexion des 6
économistes intéressés par les situations de marché où prévaut la concurrence imparfaite. Les quatre hypothèses qui caractérisent l’état de concurrence parfaite constituent le point de départ logique des théories qui tentent d’expliquer le fonctionnement des marchés en concurrence imparfaite : les imperfections du marché résultent de la violation de l’une au moins des quatre conditions clés de la concurrence parfaite. Chacune de ces imperfections a donné lieu à des développements théoriques multiples, et la charpente de cet ouvrage organise leur présentation autour des quatre thèmes correspondants : le rôle de l’entrée et des barrières à l’entrée sur le degré de concurrence (chap. II), la différenciation des produits (chap. III) et l’information des agents économiques comme instruments de contrôle de la concurrence (chap. IV). Le premier chapitre est consacré à une présentation succincte des obstacles à la concurrence. Enfin, le chapitre V rend compte des tentatives récentes visant à étendre au modèle d’équilibre général les approches de la concurrence imparfaite proposées dans le cadre de l’analyse partielle. Il n’est évidemment pas facile de présenter de façon simple les modèles, souvent complexes, qui ont servi à étudier les situations de concurrence imparfaite. Ces situations sont elles-mêmes complexes, car elles mettent en jeu des agents stratégiques se comportant de façon rationnelle, et on conçoit que l’interaction de ces comportements puisse être difficile à analyser. De plus, l’approche de ces travaux présuppose déjà une certaine connaissance de la microéconomie traditionnelle, dans la mesure où la base de la théorie est formulée dans le langage conventionnel de cette discipline. Nous nous sommes cependant efforcé de présenter un exposé lisible, sans pourtant sacrifier une exigence de rigueur dans la présentation des arguments. La connaissance microéconomique requise à la compréhension de cet ouvrage concerne les concepts de coûts (totaux, moyens, marginaux), de recettes (totales, moyennes, marginales), de fonctions d’utilité, de courbes d’indifférence, dont la plupart des lecteurs disposent déjà probablement. Dans le cas contraire, les définitions précises de ces concepts peuvent être trouvées dans les manuels de microéconomie (voir, par exemple, Rotillon [1992]). Il serait trop ambitieux, dans le cadre d’un ouvrage de cette petite collection, de prétendre donner un aperçu complet de la théorie de la concurrence imparfaite. En particulier, il a bien fallu éliminer la présentation des applications de cette théorie à de nombreux domaines privilégiés de la science économique. Ainsi, l’introduction de la concurrence imparfaite en théorie du commerce international a constitué une des voies de recherche les plus fructueuses de ce domaine durant les dernières décennies. Le lecteur intéressé est renvoyé au livre de Helpman et Krugman [1986]. De même, les liens existant entre la théorie de la concurrence imparfaite et 7
l’économie industrielle sont récemment apparus en pleine clarté, dans la mesure où l’organisation industrielle repose en grande partie sur la structure des marchés dans lesquels opèrent les agents industriels. Une excellente référence bibliographique est le livre bien connu de Tirole [1988]. Mais d’autres domaines ont aussi été « contaminés » par le virus de la concurrence imparfaite. Ainsi, de nombreux travaux de recherche récents en économie publique et même en macroéconomie sont concernés par le sujet (voir, par exemple, de Fraja et Delbono [1989] ou Grilo [1994] pour l’économie publique, ou Benassy [1991] ou d’Aspremont, Dos Santos Ferreira et Gérard-Varet [1991] pour la macroéconomie).
I / De la concurrence parfaite à la concurrence imparfaite Dans ce chapitre, nous examinons successivement chacune des hypothèses qui définissent la concurrence parfaite, et la nature des problèmes qui se posent quand ces hypothèses sont tour à tour relâchées : formation de barrières à l’entrée et collusion (section 1), différenciation des produits (section 2), obstacle à la concurrence lié à l’information imparfaite des acheteurs (section 3). Enfin, la section 4 est de nature méthodologique : elle introduit sommairement les concepts de théorie des jeux utilisés par l’analyse de la concurrence imparfaite. 1. Le rôle du nombre des agents sur le marché : barrières à l’entrée et collusion L’hypothèse d’atomicité de l’offre et de la demande La définition de la concurrence proposée par les économistes diffère de façon substantielle de son acception dans le langage courant. En effet, dans ce dernier, le mot « concurrence » évoque généralement l’idée d’une compétition dans laquelle les entreprises s’efforcent, par une politique stratégique appropriée, d’accroître leurs parts de marché en captant la clientèle de leurs rivales. La forme extrême de cette conception correspond à la concurrence qualifiée de « sauvage », où les entreprises ont pour objectif avéré l’élimination de leurs concurrents. En revanche, la notion de concurrence, telle qu’elle est énoncée dans les manuels d’économie politique, n’a pas cette connotation agressive. Bien au contraire, les firmes en concurrence, au sens de la théorie, poursuivent une politique paisible en s’ajustant de façon mécanique, et sans tenir compte de l’interdépendance de leurs décisions, à un prix de vente qui leur est communiqué de façon uniforme par un marché anonyme. Illustrons cette différence par un exemple très simple. Deux fermiers de la Beauce qui produisent du blé n’apparaissent pas comme 9
des entreprises agricoles rivales. Tout simplement parce qu’il existe tellement d’autres fermiers français qui produisent du blé que la contribution de chacun d’eux à l’offre totale de blé sur le territoire français est infinitésimale. Par conséquent, aucun de ces deux fermiers ne peut imaginer que le choix de production de son voisin puisse affecter de quelque façon que ce soit le résultat de sa propre activité. De même, aucun fermier, pris isolément, ne peut imaginer être capable d’affecter le prix de vente du blé par le choix de son offre individuelle. Par ailleurs, du côté de la demande de blé, il existe également beaucoup de boulangers en France qui achètent le blé pour la fabrication du pain. Deux boulangers voisins ne peuvent donc imaginer se livrer à une concurrence sauvage pour acheter leur blé à un prix qui leur soit plus favorable ; le prix de vente s’impose à eux comme une donnée sur laquelle ils ne peuvent exercer aucune influence. Cette situation correspond, à peu de chose près, à celle d’un marché concurrentiel au sens où l’entend la théorie économique, c’est-à-dire une situation où l’offre et la demande sur le marché sont atomistiques : « Chaque agent participant à l’échange est “une goutte d’eau dans la mer” en ce sens que le nombre de vendeurs et d’acheteurs présents sur le marché est tel qu’aucun d’eux ne peut à lui seul influencer le prix en modifiant son offre ou sa demande individuelle. Il en découle que les offreurs et les demandeurs sont censés se comporter “comme si les prix étaient donnés”. » (Jacquemin et Tulkens [1986], p. 45.) Cette hypothèse d’atomicité de l’offre et de la demande a des implications considérables, car elle permet de déterminer sans difficulté quels seront le prix et la quantité échangée sur le marché. Pour illustrer cette détermination, je considère le cas d’école suivant, qui met en scène les fermiers et les boulangers sur le marché du blé. Considérons une région dans laquelle le nombre de fermiers produisant du blé est égal à 500 et le nombre de boulangers qui achètent leur production de blé est égal à 1 000. Le coût de production C(q) d’une quantité q de blé est, pour chaque fermier, défini 1 q2 1 par : C(q) = + ; est le coût fixe correspondant au matériel 8 2 8 q2 agricole et est le coût variable, incluant, par exemple, le coût des 2 engrais employés, qui augmente avec la surface cultivée, et donc avec le volume de blé produit. Considérons maintenant un boulanger. S’il achète une quantité q de blé, supposons qu’il puisse q produire un nombre F(q) de pains égal à q (1 – ) ; la productivité 2 marginale physique de son travail diminue au fur et à mesure qu’il utilise davantage de blé dans la production de pains. Nous supposons pour simplifier que chaque pain est vendu au prix de 1 franc 10
et que le seul coût encouru par le boulanger est le prix p du kilo de blé nécessaire à sa fabrication. Enfin, nous supposons que le nombre de vendeurs de blé (les 500 fermiers) et le nombre d’acheteurs (les 1 000 boulangers) sont suffisamment élevés pour que l’hypothèse d’atomicité de l’offre et de la demande soit vérifiée : chaque agent prend le prix du blé sur le marché comme donné, et considère qu’il ne peut l’influencer. Montrons alors que le prix du blé et la quantité échangée entre les fermiers et les boulangers peuvent être facilement déterminés à partir de l’hypothèse d’atomicité de l’offre et de la demande. Considérons d’abord un fermier. Si p est le prix, et s’il produit une quantité q de blé, il réalise un bénéfice V(q) défini par : q2 1 V(q) = pq – C(q) = pq – – . (1) 2 8 (Notons qu’en écrivant le profit de la sorte, nous utilisons implicitement l’hypothèse d’atomicité de l’offre : le prix p est considéré par le fermier comme indépendant de la quantité q qu’il se propose d’offrir.) Si chaque fermier choisit de produire la quantité de blé qui réalise le bénéfice le plus élevé, son offre sera égale à p au prix p. En dérivant V(q) par rapport à q et en annulant la dérivée, on obtient en effet : V’(q) = 0 si, et seulement si, q – p = 0, ou q = p, ce qui définit la fonction d’offre de blé de chaque fermier. La fonction d’offre S(p) du marché résulte de l’agrégation des offres individuelles des 500 fermiers, à savoir : S(p) = 500p. (2) Considérons maintenant un boulanger. Si p est le prix du blé et s’il achète une quantité q de blé, il réalise le bénéfice : q (3) B(q) = q (1 – ) – pq, 2 le premier terme du second membre de l’égalité constitue sa recette (rappelons-nous que le prix d’un pain est supposé égal à 1 franc et que le nombre de pains qu’un boulanger peut fabriquer à partir q d’une quantité q de blé est égal à q [1 – ]) ; le deuxième terme 2 représente le coût d’achat du blé (notons qu’en écrivant ainsi le profit d’un boulanger, nous utilisons implicitement l’hypothèse d’atomicité de la demande, le prix p du blé étant considéré par chaque boulanger comme indépendant de la quantité de blé qu’il demande). En supposant que chaque boulanger choisisse de vendre la quantité de pain qui réalise le profit le plus élevé, chacun est conduit à acheter une quantité de blé d(p) telle que d(p) = 1 – p. En effet, en dérivant (3) par rapport à q et en annulant la dérivée, on trouve la valeur de q qui maximise le profit, i.e. : B’(q) = 1 – q – p = 0 et donc q = d(p) = 1 – p, c’est la condition d’égalité de la productivité marginale en valeur au prix d’achat du facteur ; d(p) est sa fonction de demande de blé. La 11
fonction de demande D(p) du marché résulte de l’agrégation des demandes individuelles des 1 000 boulangers, de sorte que : D(p) = 1 000 (1 – p). (4) Si le prix du blé se fixe de manière à ce que l’offre soit égale à la demande — une condition nécessaire pour éviter un rationnement de la demande —, le prix p* d’échange du blé, ou prix d’équilibre, doit être tel que D(p*) = S(p*), et donc tel que 1 000 (1 – p*) = 500p*. 2 Il en résulte que p* = . Notons qu’à ce prix, chaque fermier vend 3 2 une quantité q* égale à et chaque boulanger achète une quantité de 3 1 blé égale à . Chaque fermier réalise ainsi un profit strictement positif au prix d’équilibre. De même, chaque boulanger réalise un 1 profit positif de , au prix d’équilibre sur le marché. 18 Ainsi, comme nous l’avons annoncé, l’hypothèse d’atomicité de l’offre et de la demande nous a permis de déterminer sans difficulté la solution du marché : prix et quantité échangée. Cette hypothèse écarte toute situation où certains acheteurs ou vendeurs prendraient en compte l’incidence résultant de leur propre décision d’offre ou d’achat sur le prix d’échange, ou celle résultant des décisions des autres agents opérant sur le marché : le prix du marché apparaît comme la conséquence d’une simple juxtaposition de décisions individuelles qui, du fait de l’hypothèse d’atomicité, se forment sans interdépendance consciente entre les individus. Cette hypothèse ne peut être acceptable que s’il existe un grand nombre d’acheteurs et de vendeurs, car dans cette situation il devient alors difficile, pour un agent pris isolément, d’influencer le processus de décision collective sous-jacent à la fixation du prix : son offre, ou sa demande, individuelle n’est qu’une partie dérisoire de l’offre et de la demande agrégée, à partir de laquelle se détermine le prix d’équilibre sur le marché. L’hypothèse de libre entrée Mais pourquoi existerait-il un grand nombre d’acheteurs et de vendeurs sur le marché ? Sur le marché d’un bien final, la multiplicité des acheteurs peut souvent s’expliquer par le fait que la demande des biens émane des consommateurs, qui sont généralement nombreux. Mais, du côté de l’offre, rien n’impose a priori la multiplicité des vendeurs. Afin de l’expliquer, les économistes ont imaginé le scénario suivant : aussi longtemps qu’il existe une possibilité de réaliser un profit positif en entrant dans une industrie, des entreprises nouvelles viendront s’y installer afin de tirer parti de ce 12
trésor insuffisamment exploité. L’offre de ces firmes nouvelles viendra s’ajouter à celle des anciennes, augmentant ainsi l’offre totale et faisant chuter le prix d’équilibre : toutes les entreprises du secteur verront alors leurs profits diminuer. Le scénario d’entrée se poursuivra aussi longtemps que la recette des entreprises installées excédera leur coût de production. Arrivera cependant un moment où, en raison de l’existence des coûts fixes, le prix de vente ne sera plus assez élevé pour garantir la rentabilité de la dernière entreprise installée. À ce moment, le scénario d’entrée s’interrompt car toute entrée nouvelle conduirait à des pertes pour l’entreprise qui la tenterait. Dans la mesure où le nombre d’entreprises conduisant à l’équilibre après ce processus d’entrée est suffisamment grand, l’hypothèse d’atomicité de l’offre peut alors être satisfaite. Pour illustrer le scénario d’entrée qui vient d’être décrit, revenons un instant à l’exemple du marché du blé sur lequel opèrent fermiers et boulangers. Nous avions constaté que chacun des 500 fermiers réalisait un profit strictement positif, en vendant son blé au prix d’équilibre p*. Dès lors, suivant le scénario décrit plus haut, de nouveaux fermiers vont décider de produire le blé, afin de tirer parti du bénéfice potentiel encore inexploité. Supposons, par exemple, que 300 nouveaux fermiers produisent du blé à leur tour (en supposant qu’ils ont la même structure de coût que tous les autres). L’offre de blé S(p) devient maintenant S(p) = 800p. Si le nombre de boulangers ne se modifie pas, le nouveau prix d’équilibre s’établit au 5 prix p* pour lequel 800p* = 1 000 (1 – p*), i.e. p* = : l’entrée de 9 nouveaux fermiers a conduit à une diminution du prix d’équilibre, diminution qui affecte le profit de tous les fermiers. Cependant, le profit de chacun d’eux reste encore strictement positif au nouveau prix, de sorte que le scénario d’entrée peut se poursuivre. Il est facile de voir qu’il se poursuivra aussi longtemps que le nombre de fermiers reste inférieur à 1 000, car, alors, l’offre est encore suffisamment faible pour que le prix d’équilibre se maintienne au-dessus du coût unitaire de production. En revanche, quand 1 000 fermiers vendent leur blé sur le marché, l’offre agrégée S(p) est égale à 1 000p et le prix d’équilibre s’établit au niveau où S(p) = D(p), c’est-à-dire 1 quand p* = . À ce prix, la quantité q* offerte par chaque fermier est 2 1 égale à , de sorte que 500 unités de blé sont échangées sur le 2 marché. De plus, on vérifie que le bénéfice de chaque fermier est égal à 0 à la solution d’équilibre : l’entrée de nouveaux fermiers a donc érodé les profits de tous les fermiers à un point tel que l’entrée d’un nouveau les mettrait tous dans le « rouge ». À cet « équilibre de long terme », 1 000 fermiers et 1 000 boulangers opèrent sur le marché, et on voit mal comment l’un de ces opérateurs pourrait 13
espérer, à lui seul, influencer le résultat global des échanges, chacun d’eux étant une « goutte d’eau » dans l’océan des vendeurs et des acheteurs. Il convient cependant d’être prudent, et de ne pas se laisser aller totalement à la beauté du scénario qui vient d’être exposé. Car d’autres scénarios peuvent aussi être imaginés qui, eux, ne conduisent plus à la solution concurrentielle. Les barrières à l’entrée comme obstacle à la concurrence Dans l’allégorie des fermiers et des boulangers, le raisonnement de libre entrée présupposait l’existence d’une « armée de réserve » de fermiers susceptibles à tout instant de prendre la décision d’affecter leur lopin de terre à la production du blé. Il fallait donc que la propriété terrienne soit suffisamment dispersée pour pouvoir conduire correctement le raisonnement. L’histoire a cependant connu de longues périodes où la propriété de la terre se trouvait répartie entre un petit nombre de fermiers puissants, qui pouvaient faire la pluie et le beau temps sur le marché du blé. Aujourd’hui encore, la propriété de certaines ressources demeure concentrée dans les mains d’un petit nombre d’opérateurs : ainsi en va-t-il pour certaines eaux minérales, ou autres ressources naturelles, les tableaux de maître, les bijoux anciens, les collections de timbres rares… Dans ce cas, il existe une barrière à la libre entrée sur le marché, qui résulte simplement du fait qu’il n’existe pas de candidat à l’entrée… Nous dirons alors que le marché est caractérisé par une situation de monopole de fait. Mais l’existence d’un monopole de fait n’est pas la seule cause susceptible de barrer l’entrée d’un marché à des concurrents potentiels, et d’éviter ainsi l’érosion des profits des firmes installées. Une autre barrière naturelle peut résulter des conditions de coûts de production. Ainsi, si les coûts fixes d’installation sont élevés, l’entrée peut être bloquée du fait que la concurrence conduira, après l’entrée, à un volume de recettes insuffisant pour couvrir les coûts d’installation dans le marché. L’existence de charges fixes d’installation oblige en effet l’entreprise installée à réaliser un volume de production suffisamment grand pour « amortir les coûts fixes ». Il en est de même pour les firmes candidates à l’entrée. Le volume total produit après l’entrée peut être si grand qu’il conduirait à une baisse considérable du prix de vente, ne permettant pas la couverture des coûts fixes, et rendant non rentable l’opération pour un candidat potentiel à l’entrée : une firme, et une seule, peut occuper le marché ; c’est le cas du monopole naturel. Dans ce cas, le scénario d’entrée, imaginé par les économistes, devient inopérant pour réaliser les conditions de l’atomicité de l’offre : l’offre individuelle de chaque firme au prix d’équilibre après l’entrée représente une portion trop importante de l’offre agrégée à ce prix. Dans le même esprit, le fait de vendre un produit de qualité élevée confère à la firme correspondante un 14
avantage susceptible d’empêcher l’entrée de produits de qualité plus basse, freinant ainsi la concurrence par des produits substituts de qualité différente : nous reviendrons plus loin sur cette possibilité. L’existence de barrières à l’entrée que nous venons d’évoquer découle des conditions particulières au sein desquelles les firmes opèrent : existence d’un monopole de fait ou d’un monopole naturel lié aux conditions de disponibilité de ressources, de coût ou à la qualité du produit vendu. Plus intéressant, sans doute, est le cas des barrières stratégiques, résultant d’une politique délibérée permettant aux firmes installées de préserver leurs profits en décourageant l’entrée de concurrents potentiels. Considérons, par exemple, la situation d’un marché initialement occupé par un monopole, qui peut à loisir manipuler le prix de vente en restreignant son offre de façon adéquate, mais sans qu’il existe une barrière naturelle à l’entrée (monopole de fait ou monopole naturel). L’entrée est dès lors possible, et il faut s’attendre à voir d’autres firmes entrer dans le marché puisqu’elles y trouvent des perspectives de profit. Rien n’empêche cependant le monopole de pratiquer un prix plus bas que celui qui lui assure le profit à court terme le plus élevé, de façon à rendre non rentable l’entrée de concurrents potentiels. Sans doute cette politique force-t-elle la firme installée à diminuer son prix de vente, reflétant ainsi l’existence d’une concurrence potentielle, mais elle lui permet cependant de rester seule sur le marché en barrant de façon stratégique l’entrée aux concurrents. Nous reviendrons plus longuement sur ce sujet au chapitre II. Un autre exemple de barrière stratégique à l’entrée apparaît dans le contexte de la concurrence par produits substituts. Quand une entreprise introduit un nouveau produit sur le marché, elle peut choisir d’occuper le marché en vendant une multitude de variantes différentes de ce produit, afin d’éviter l’entrée de concurrents susceptibles d’offrir aux consommateurs ces mêmes variantes si elles n’existaient pas encore. Un exemple correspondant à cette situation est fourni par une chaîne de magasins s’établissant en différents endroits de l’espace : en « occupant » dès le début les différents quartiers d’une ville, le propriétaire de la chaîne se prémunit contre l’installation subséquente de concurrents dans les quartiers qui ne seraient pas encore investis, et pouvant conduire à une concurrence qui lui serait préjudiciable. En conclusion de ce qui précède, il faut donc constater que de multiples obstacles peuvent exister au processus d’entrée de concurrents potentiels, sous-jacent au scénario de la concurrence parfaite, soit que ces obstacles découlent de circonstances particulières, soit qu’ils résultent d’une stratégie délibérée des firmes en place. Dans tous les cas, la concurrence imparfaite pointe à l’horizon, dans la mesure où l’hypothèse d’atomicité des vendeurs ou des acheteurs n’est plus vérifiée. Mais il existe encore une autre possibilité pour 15
les firmes installées d’éviter l’érosion de leurs profits par la concurrence. Cette possibilité consiste à anéantir les méfaits que la concurrence leur impose en passant des accords de collusion. La collusion comme obstacle à la concurrence Il existe en effet une parade pour éviter la concurrence que se livrent entre elles les firmes installées, à savoir la coordination de leurs politiques, par laquelle elles substituent à leur liberté individuelle d’action une contrainte collectivement acceptée. On dit souvent : « L’union fait la force. » Ce dicton s’applique sans conteste aux opérateurs sur le marché ! Les accords de collusion peuvent avoir une multitude d’objets — prix, délégation de pouvoir, quotas de production — et revêtir des formes institutionnelles variées : syndicats, associations professionnelles, bureaux de vente centralisés, accords de standardisation de produit… Tous visent à atteindre le même objectif : protéger les acteurs du marché contre les effets néfastes de la concurrence à laquelle ils se livrent. Pour illustrer l’effet de cette collusion sur la solution du marché, revenons à notre marché du blé qui mettait en scène fermiers et boulangers. Supposons cette fois que les 1 000 fermiers, conscients de ce que la concurrence entre eux leur est préjudiciable, décident d’agir à l’unisson, et créent à cet effet une coopérative de vente du blé, gérée par un organisme central ayant pour objectif de maximiser le profit de chaque fermier, mais en neutralisant la concurrence à laquelle ils se livrent. Dans ce cas, il n’est pas déraisonnable de penser que la coopérative de vente qui traite avec les boulangers connaisse le prix auquel la quantité vendue pourra être absorbée par le marché, i.e. le prix p pour lequel Q = D(p), où Q représente l’offre agrégée émanant des 1 000 fermiers. Étant donné (4), le prix p doit satisfaire Q = 1 000 (1 – p). En conséquence, le prix p(Q) auquel la coopérative pourra écouler une production Q est Q ). Pour déterminer la production optidonné par p(Q) = (1 – 1 000 male yq de chaque fermier sous l’hypothèse que la production totale est répartie de façon égale entre les fermiers, la coopérative est conduite à résoudre le problème : 1 000q q2 1 max (1 – )q– – , (5) q 1 000 2 8 1 ce qui fournit, comme solution, yq = . Le prix qui en résulte 3 2 est yp = . Le profit réalisé par chaque fermier étant à ce prix égal à 1 , est donc strictement positif : la coordination des politiques 24 16
d’offre des fermiers à l’intérieur de la coopérative a neutralisé la concurrence à laquelle ils se livraient, et leur permet ainsi de réaliser un profit strictement positif, alors que les forces de libre concurrence auraient conduit à l’équilibre de long terme où les profits sont nuls (voir plus haut). Cette analyse révèle que la libre entrée ne suffit pas à garantir à elle seule la solution concurrentielle. Encore faut-il que les entreprises installées, conscientes de ce que la concurrence entre elles érode leurs marges bénéficiaires, n’organisent pas une coordination de leurs politiques d’offre conduisant à une hausse du prix de vente et à une augmentation de la recette de chacune. Cependant, comme nous l’analyserons au chapitre II, les accords de collusion sont souvent extrêmement fragiles, non seulement parce que les gouvernements les combattent, mais aussi parce que l’instabilité leur est inhérente. Comme l’exemple précédent l’a montré, l’accord de collusion (ou cartel) avantage ses membres, mais à la condition que chacun des membres de ce cartel respecte le quota d’offre qui lui est imposé. Or, il existe une tentation permanente pour les membres du cartel de prix de « tricher », et d’offrir plus au prix atteint par l’accord. Pour le vérifier, revenons un instant à l’exemple de la coopérative de fermiers que nous venons d’analyser. Le profit réalisé par chaque membre de la coopérative est donné par l’expression (5). En examinant de près cette équation, nous observons que le prix 1 000q ne diminuerait pratiquement pas si un fermier p(q) = 1 – 1 000 1 choisissait d’accroître sa production à partir du quota qui lui est 3 imposé par l’accord de cartel, car l’offre totale resterait pratiquement inchangée. Supposons alors qu’il passe de ce quota à une 2 nouvelle quantité q égale à . Son bénéfice sera alors approximati3 2 4 1 7 vement égal à yp . – – = , ce qui constitue un accroissement 3 18 8 72 substantiel par rapport au bénéfice qu’il réalisait en respectant le 3 quota ( ). Il faut donc reconnaître l’existence d’une tentation 72 permanente, pour chaque fermier, à accroître secrètement sa production, une fois que l’accord de collusion a été ratifié. Si plusieurs fermiers, spéculant sur la fidélité des autres à l’accord, commençaient à tricher, l’effet sur le prix pourrait alors devenir beaucoup plus substantiel, et entraîner le cartel à la ruine. Ainsi, pour contrecarrer la tendance à la collusion, existent des forces rendant celle-ci vulnérable si elle n’est pas sanctionnée par un contrat formel liant les firmes et susceptible de sanction légale en cas de violation. Mais 17
de tels contrats sont souvent impossibles s’il existe une législation interdisant la formation d’ententes au sein de l’industrie. En conclusion, la théorie concurrentielle du marché — qui suppose que les agents économiques prennent le prix comme donné — n’est acceptable que si ces agents sont suffisamment nombreux. Une façon de justifier cet état de choses est de postuler la libre entrée de nouveaux concurrents dans le marché, chaque fois que la possibilité de réaliser des profits positifs existe encore. Alors l’entrée conduit, par un accroissement de l’offre, à une baisse du prix concurrentiel qui entraîne à son tour l’érosion des profits des firmes dans l’industrie. Les entreprises disposent cependant de nombreux moyens pour lutter contre l’érosion de leurs profits suite à l’entrée. Tout d’abord, il est loisible à celles qui sont installées d’ériger des barrières stratégiques à l’entrée en pratiquant une politique d’offre conduisant à un prix rendant non rentable l’entrée de nouveaux concurrents. Ensuite, elles peuvent coordonner leurs politiques d’offre par des accords de collusion conduisant à une hausse du prix de vente, pour autant que chacune d’elles respecte le quota de production qui lui est assigné. Enfin, il existe des situations — monopoles de fait ou monopoles naturels — où l’entrée est rendue impossible par les conditions mêmes dans lesquelles les firmes ont à opérer. Toutes ces situations d’obstacle à la concurrence relèvent de la théorie de la concurrence imparfaite et font l’objet d’analyses plus fouillées dans les chapitres suivants. 2. L’hypothèse d’homogénéité du produit : la différenciation comme obstacle à la concurrence L’hypothèse d’homogénéité du produit L’atomicité de l’offre et de la demande est la première exigence requise d’un marché en concurrence parfaite. Mais elle n’est pas la seule ; il faut en plus que, « sur chaque marché, les produits offerts par les nombreux vendeurs soient considérés comme identiques par les acheteurs » [Jacquemin et Tulkens, 1986, p. 45]. Qu’est-ce à dire ? La théorie néoclassique du consommateur individuel permet d’identifier la signification de cette hypothèse (voir par exemple B. Guerrien [1991], chapitre I). Le choix d’un consommateur porte sur des paniers de biens. « Ces derniers étant classés par le consommateur selon sa relation de préférence, il peut donc regrouper ceux qu’il considère comme équivalents. Les ensembles ainsi obtenus sont appelés classes d’équivalence. Dans le cas où il n’y a que deux biens (les quantités des autres étant supposées fixées), ces classes peuvent être représentées par des courbes, appelées courbes d’indifférence. » (Guerrien [1991], p. 14.) Deux produits A et B sont définis comme homogènes ou, encore, substituts parfaits si, pour 18
tout consommateur de ces produits, les courbes d’indifférence sont des droites inclinées à 45 degrés. FIGURE 1
À la figure 1, les points sur la droite sont caractérisés par la propriété que la somme de leurs coordonnées est égale à 1 ; de plus, ils se trouvent tous sur la même courbe d’indifférence du consommateur : si le consommateur doit choisir entre les paniers de biens (a,b) et (a’,b’), son choix est indifférent. C’est donc que, en substituant en mêmes quantités le produit B au produit A, ou vice versa, on ne modifie en rien les préférences des consommateurs : le produit A est un substitut parfait du produit B. L’implication de cette propriété, du point de vue des achats du consommateur, est la suivante. Supposons que le prix du produit A, PA soit égal à 1 et soit plus élevé que le prix du produit B, PB. Alors la contrainte budgétaire du consommateur PAXA + PBXB = 1 disposant d’un revenu égal à 1 est donnée par une droite inclinée à plus de 45 degrés , et passant par le point (1,0) (voir figure 1, droite en pointillés), et le panier de biens donnant le niveau de préférence le plus élevé sur cette droite est le point (0,XB) : le consommateur n’achète que le produit B. Dans le cas contraire, quand PA ! PB, on vérifie que le consommateur n’achète que le produit A. Il en résulte que si deux firmes offrent sur le marché deux produits qui sont des substituts parfaits, aussi petit soit le différentiel de prix entre ces produits, le choix des consommateurs se porte exclusivement sur le produit qui est vendu au prix le plus faible. On conçoit facilement que c’est précisément dans ce cas que la concurrence entre les firmes est la plus exacerbée. En revanche, si les deux produits ne sont pas des substituts parfaits, rien n’empêche que, à une paire de prix (PA,PB) pour laquelle PA 0 PB, certains consommateurs persistent à acheter le produit le plus cher : ce serait le cas, par exemple, si PA 1 PB, mais que certains consommateurs considèrent que la 19
variante A du produit est d’une qualité supérieure à la variante B. Il faudrait alors que la firme vendant le produit B baisse encore davantage son prix pour convaincre les consommateurs qui achetaient encore la variante A, et que le gain réalisé sur le différentiel de prix finisse par compenser la perte encourue en lui substituant la qualité du produit B à celle du produit A. Il en résulte que, si une entreprise veut échapper à la concurrence pure en prix qui accompagne inévitablement la vente d’un bien homogène, il lui suffit de proposer à la vente des biens qui ne sont pas des substituts parfaits de ceux proposés par ses concurrents dans l’industrie. Sans doute sera-t-elle encore soumise à la concurrence des autres, dans la mesure où le bien proposé reste un substitut des autres. Mais l’hypothèse d’homogénéité du produit n’est plus satisfaite, et on pénètre alors à nouveau dans le domaine de la concurrence imparfaite. En conclusion de ce qui précède, nous dirons que des produits de même nature sont différenciés lorsque les consommateurs ne fondent pas leurs décisions d’achat seulement sur des différences de prix, mais aussi sur certaines caractéristiques qui leur sont propres et que ne possèdent pas, du moins dans les mêmes proportions, les produits concurrents. Modalités de différenciation des produits Il existe une gamme variée de modalités par le biais desquelles les entreprises engagées dans un secteur industriel sont susceptibles de différencier leur produit par rapport à ceux des concurrents. Alors même qu’une entreprise vend un ou plusieurs produits identiques à ceux offerts par des firmes rivales, elle peut choisir de localiser les points de vente de ce produit à des emplacements qui la mettent à l’abri d’une concurrence trop sévère. C’est que les consommateurs localisés près de ces points de vente préféreront, à prix égal, acheter le produit chez elle plutôt qu’aux concurrents, pour la simple raison que la proximité spatiale leur permet d’économiser les coûts de transport ou de déplacement liés à l’opération d’achat (prix de l’essence, temps perdu pour le déplacement…). Un choix approprié de la localisation des points de vente « fidélise » la clientèle proche, et confère à la firme une sorte de « monopole local ». Pour capter cette clientèle, il faudrait que le concurrent plus éloigné consente à une baisse de prix suffisante par rapport au prix pratiqué par la firme la plus proche, pour justifier le déplacement de ses clients. Ainsi, considérons deux épiceries, A et B, offrant des produits identiques mais localisées à une certaine distance l’une de l’autre dans la ville. Si elles vendent leurs produits aux mêmes prix, les habitants localisés plus près de A achètent chez A, alors que les habitants localisés plus près de B achètent chez B. Par une baisse de prix, B est capable de capter une fraction de la clientèle de A, mais il faut, si la distance entre A et B est importante, que la baisse de 20
prix consentie soit substantielle pour convaincre toute la clientèle de A de se déplacer chez elle : les produits vendus chez A et B sont alors fortement différenciés. En revanche, si les deux épiceries sont très proches l’une de l’autre, il suffit d’une petite différence de prix pour capter la totalité de la clientèle : la différenciation est alors faible. Le cas extrême — celui où les deux épiceries sont localisées côte à côte — correspond à la situation d’homogénéité parfaite des produits, celle envisagée dans le contexte de la concurrence parfaite. Une firme peut aussi différencier son produit en offrant à ses clients une qualité de service plus ou moins soignée. Scherer [1979] donne ainsi comme exemple le cas de deux grandes surfaces offrant des produits de même nature. L’une a un personnel bien entraîné, courtois et attentionné ; les rayons sont attrayants et joliment décorés. L’autre a un personnel réduit, entraînant la constitution de files d’attente devant les caisses, et les produits sont présentés de façon rudimentaire dans un rayonnage standard de basse qualité. Sans doute cet effet négatif sera-t-il compensé, au regard des consommateurs, par l’existence de prix moins élevés. Pourtant, en dépit de la différence de prix, certains consommateurs persisteront à effectuer leurs achats dans la grande surface plus attrayante, car la qualité du service rendu par cette dernière compense à leurs yeux le prix plus élevé des produits qu’elle vend. Par ailleurs, la différenciation de produits peut résulter de caractéristiques intrinsèques physiques des produits vendus : les chemises peuvent être en soie ou en tissu synthétique, les télévisions peuvent être en noir et blanc ou en couleurs. À prix égaux, les consommateurs préféreront tous acheter la chemise en soie à la chemise en Nylon, et la télévision couleur à la télévision noir et blanc. Certains modèles de voiture peuvent être de type familial, offrant des garanties de sécurité et de fiabilité ; d’autres modèles sont des cabriolets rapides et d’allure sportive. Si les deux types de modèles sont vendus au même prix, les pères de famille nombreuse préféreront acheter les premiers, alors que les jeunes célibataires préféreront acheter les seconds. Les deux premiers exemples qui viennent d’être donnés correspondent à des cas de différenciation verticale des produits : alors que les produits sont vendus au même prix, tous les consommateurs préfèrent acheter l’un d’entre eux plutôt que l’autre. Les exemples suivants correspondent à des cas de différenciation horizontale des produits : il n’y a plus d’unanimité des consommateurs quant au produit préféré quand ils sont vendus au même prix. Enfin, la différenciation des produits peut être entièrement ou partiellement « subjective », au sens où elle résulte exclusivement, ou principalement, de la perception que le produit éveille dans l’imagination du consommateur. Certaines cigarettes ne se différencient des autres que parce que les affiches de publicité qui les promeuvent inspirent le consommateur (un cow-boy au grand lasso en 21
fume, par exemple), tout comme certains détergents, parfaitement identiques à d’autres du point de vue de leur qualité intrinsèque, se vendent cependant mieux car leur emballage est plus attrayant. Les firmes dépensent des budgets considérables aux fins de créer chez les consommateurs une « image » préférentielle qui les attache à elles, et de résister ainsi à celles que propose la concurrence. Cette lutte, qui peut devenir fratricide en cas de publicité comparative, révèle évidemment le caractère non concurrentiel du marché sur lequel elle s’exerce. Structures de la demande et différenciation Pour rendre plus opératoire la notion de différenciation de produit, il convient de définir ce que l’on entend par le terme « produit ». Depuis Lancaster [1966], on considère un produit comme un ensemble de services consommés globalement par les acheteurs. Par exemple, dans le cas d’une automobile, le service principal rendu par celle-ci est de permettre à son propriétaire de se déplacer au gré de ses besoins. En même temps, ce déplacement s’effectue dans des conditions de sécurité et de confort variables avec le véhicule. Audelà de ces aspects purement utilitaires, l’automobile permet aussi à son propriétaire de se positionner dans l’échelle sociale. Dans ce cas, la marque de la voiture, voire sa puissance ou son « design » sont des éléments qui peuvent être retenus par les consommateurs au moment de leur décision d’achat. Cette façon de décrire un produit à l’aide de la totalité des services qu’il peut rendre, et qu’on appelle caractéristiques ou attributs, permet de traduire de manière précise la notion de produits différenciés. Ainsi, des produits différenciés sont des produits possédant les mêmes caractéristiques, mais en proportions variables. Dès lors, en même temps qu’ils considèrent les différences de prix éventuelles, les acheteurs potentiels considèrent les différences entre les montants des attributs qui caractérisent les produits proposés à la vente. Les produits étant représentés comme un ensemble de caractéristiques, les préférences des consommateurs peuvent à leur tour être formulées en termes de ces mêmes caractéristiques. De manière plus précise, on admet qu’un consommateur peut être identifié par un assortiment particulier de caractéristiques, correspondant au produit « idéal » qu’il souhaiterait acquérir. La diversité des goûts des consommateurs est alors traduite dans le langage de la théorie par l’existence de produits « idéaux » différents. Ainsi, dans l’un des exemples que nous avons considérés plus haut, le modèle idéal de voiture pour le père de famille nombreuse serait le modèle de type familial, et, pour le célibataire, le modèle d’un cabriolet rapide et sportif. En pratique, les produits idéaux ne peuvent tous être offerts sur le marché du fait de l’existence de coûts fixes afférents à chaque produit particulier. Les consommateurs vont alors se rabattre sur les 22
produits disponibles qui sont plus ou moins « éloignés » de leur produit idéal. Plus un produit sera éloigné de son produit idéal, plus élevée sera la perte de satisfaction du consommateur. Dans de nombreux cas (et en particulier pour les biens de consommation durables), le consommateur n’achète qu’un seul produit (par unité de temps). Étant donné les différents éléments décrits ci-dessus et sa capacité à payer, le consommateur choisira le produit qui lui assure le surplus le plus élevé, en tenant compte à la fois de l’éloignement des produits offerts par rapport à son produit idéal, et des prix auxquels ces produits sont offerts. La demande globale adressée à une firme résulte de la somme des décisions individuelles d’achat de son produit. Étant donné la procédure de choix des consommateurs, cette demande dépend à la fois du prix et du niveau des caractéristiques du produit, mais aussi des prix et caractéristiques des produits substituts offerts par les concurrents. Cette interdépendance entre les demandes des différents produits est à l’origine de l’interaction stratégique entre les firmes. Cette interaction prend, dans le cas de produits différenciés, une forme particulière : le degré de concurrence entre les firmes est en relation directe avec le degré de proximité des produits qu’elles vendent. Plus précisément, chaque produit peut se trouver en concurrence directe avec les voisins dans l’espace des caractéristiques. Tout accroissement de vente d’un produit, consécutif à une baisse du prix, se fait au détriment de ses seuls voisins. On parle dans ce cas de concurrence « localisée ». Par exemple, pour le cas du marché de l’automobile, certains modèles (tels qu’une VW Golf et une Ford Escort) sont en lutte directe, alors que d’autres (Lada et Rolls Royce) ne le sont pas. Le résultat de cette forme particulière de concurrence se concrétise en une segmentation du marché, un segment étant défini comme l’ensemble des acheteurs d’un produit donné. L’interaction entre deux produits qui ne sont pas voisins prend une forme différente : elle transite le long d’une chaîne de produits qui sont en concurrence directe deux à deux. On vient de voir que l’accroissement des ventes d’un produit n’a pas d’impact immédiat sur les ventes d’un produit non voisin. Cependant, les firmes concernées par l’accroissement de la clientèle de ce produit vont réagir en ajustant leur propre prix. Cela affecte, à son tour, les voisins de ces produits et ainsi de suite, engendrant par là même une chaîne d’effets où toutes les firmes du secteur sont plus ou moins parties prenantes. On peut illustrer ce qui précède au moyen de l’exemple d’un boulevard circulaire en chaque point duquel se trouve un consommateur désireux d’acheter une unité d’un produit donné (voir figure 2). Quatre magasins vendant ce produit se trouvent localisés, respectivement, aux points A, B, C et D du boulevard. Si tous les quatre vendent le produit au même prix, chaque magasin obtiendra le quart du marché, constitué des consommateurs qui, sur le boulevard, sont 23
FIGURE 2
localisés plus près de lui que les autres (par exemple le segment [a1,a2] sur la figure 2 pour le magasin A). Si le magasin A diminue légèrement son prix, il gagne alors l’ensemble des consommateurs localisés sur les segments [a’ 1 ,a 1 ] et [a’ 2 ,a 2 ] ; la demande des firmes B et D est affectée par la baisse du prix de A, mais non la demande de la firme C. Supposons maintenant (voir figure 2) que les consommateurs localisés sur le boulevard doivent obligatoirement passer par le centre O pour se rendre à l’un quelconque des magasins. Dans ce cas, la distance à parcourir pour chaque consommateur est la même, quel que soit le magasin choisi, et égale à deux fois le rayon du cercle. Par conséquent, si l’un des magasins baisse son prix, à partir d’une situation où les magasins annoncent le même prix, tous les consommateurs achèteront chez lui, alors qu’avant la baisse de prix ils étaient tous indifférents à acheter le produit dans l’un ou l’autre des magasins. Dans ce cas, la concurrence est « délocalisée », et l’effet d’interaction « en chaîne » que nous avons décrit plus haut n’existe plus. Tout se passe comme si les magasins vendaient un produit parfaitement homogène, et seule la différence de prix — et non plus de localisation — joue dans le choix que fait le consommateur d’effectuer son achat à une firme particulière. Différenciation des produits, structure de marché et entrée Dans sa formulation la plus pure, l’hypothèse de concurrence parfaite présume l’entrée dans le marché des entreprises vendant un substitut parfait du produit offert par les firmes déjà installées. En supposant alors que les consommateurs sont informés de tous les prix pratiqués, la concurrence entre les firmes ne permet aucun différentiel de prix, et l’offre nouvelle résultant de l’entrée s’ajoute à celle des entreprises installées en affectant uniformément les profits de toutes les firmes du secteur. En revanche, quand les firmes 24
nouvelles proposent aux consommateurs un produit différent de ceux qui existent déjà, rien n’empêche que des entreprises aient des parts de marché positives dans le secteur, en pratiquant des prix différents et, du moins en cas de concurrence « localisée », l’entrée n’affecte les entreprises du secteur que par le biais d’une chaîne d’interactions entre firmes « voisines » dont les effets s’amortissent au fur et à mesure que les produits deviennent plus « éloignés » du produit proposé par la firme entrante. On conçoit que les structures de l’industrie et les effets de l’entrée soient différents et plus difficiles à identifier quand les produits vendus ne sont pas homogènes. En particulier se pose la question de savoir où commence l’industrie et où elle finit… Pour illustrer ce point, et aussi pour mettre en évidence la complexité des effets de l’entrée, revenons à l’analogie spatiale de la différenciation de produits proposée plus haut, mais cette fois sous la forme d’une route le long de laquelle se trouvent localisés cinq villages, A, B, C, E et F, séparés l’un de l’autre chaque fois d’une distance égale à d, sauf entre C et E, où la distance est égale à 2d (voir figure 3). FIGURE 3
Dans chaque village, il y a exactement un boulanger, et nous supposerons que le coût unitaire c de fabrication d’un pain est le même, quel que soit le village. Chaque jour, les habitants de chaque village achètent un pain dont ils retirent un niveau de satisfaction (utilité) égal à s. De plus, il leur faut supporter un coût de transport égal à la distance à parcourir s’il leur faut acheter leur pain dans un village voisin. Nous supposons que c + d ! s ! c + 2d, de sorte que si un boulanger dans le groupe de villages (A,B,C) vendait le pain « à prix coûtant » (p = c), il pourrait, le cas échéant et sans perte, inciter les consommateurs du ou des villages adjacents à acheter leur pain chez lui (c + d! s) ; mais il ne pourrait le faire pour les consommateurs des villages plus éloignés. En particulier, le boulanger de C ne peut espérer attirer sans perte les habitants du village E car, même en vendant au prix c, il en coûterait c + 2d à ces consommateurs pour acheter chez lui, et ils n’y trouveraient pas leur compte (s ! c + 2d). De même, et pour une raison analogue, les boulangers du groupe E,F peuvent, sans perte, attirer la clientèle du rival, mais le boulanger de E ne peut en faire autant avec le boulanger de C. Cet exemple met en lumière, d’une part, la structure « en chaîne » des demandes en cas de produits différenciés et, d’autre part, la caractéristique principale qui lie les firmes appartenant à la même industrie, à savoir l’interdépendance de leurs fonctions de demande. 25
Dans l’exemple précédent, il y a, en fait, deux industries : celle constituée du groupe de firmes (A,B,C) et celle constituée du groupe (E,F). À l’intérieur de chaque groupe, il est possible, pour chaque firme, en choisissant un prix suffisamment faible, d’attirer le client d’une firme adjacente dans le groupe ; en revanche, aucune firme du premier groupe ne peut attirer les clients d’une firme du second, et vice versa, car elle devrait alors pratiquer des prix si bas qu’elle subirait des pertes. Les demandes des firmes A,B et C sont interdépendantes, comme le sont celles des firmes E et F. Mais, en revanche, il n’y a pas d’interdépendance entre les demandes du groupe (A,B,C) et celles du groupe (E,F). Dans le même exemple, supposons maintenant qu’une nouvelle boulangerie s’installe au point D, à mi-distance entre les villages C et E. Dès lors, la firme D devient concurrent potentiel direct de C et de E puisque, en pratiquant un prix égal à c, elle est capable désormais d’attirer les clients de C et de E, ceux-ci se trouvant éloignés d’elle d’une distance égale à d (on sait que c + d !s). L’entrée de la firme D a transformé les deux industries, initialement séparées, en une seule industrie regroupant 6 firmes. L’entrée de cette firme nouvelle a donc considérablement renforcé la concurrence, dans la mesure où on passe d’une situation incluant deux industries, séparées, et chacune à structure fortement oligopolistique (3 firmes dans la première, 2 firmes dans la seconde), à une situation incluant une seule industrie composée de 6 firmes, dont toutes les demandes sont interdépendantes. L’exemple que nous venons de traiter montre que l’analyse de l’entrée par produits différenciés se révèle beaucoup plus complexe que dans le cas où l’entrée se réalise par produits homogènes. Tout d’abord, le candidat à l’entrée a toujours la faculté de proposer un produit qui s’adapte particulièrement bien à la situation présente dans l’industrie : il dispose d’un degré de liberté supplémentaire dans la mesure où il peut choisir quelle combinaison particulière de caractéristiques sera constitutive du produit qu’il proposera aux consommateurs. À cet effet, il choisira un produit qui lui permet de se localiser au mieux par rapport aux différents produits « idéaux » souhaités par les clients, et en tenant compte des caractéristiques des produits déjà offerts par les firmes concurrentes. Dans cet effort, il peut aussi, le cas échéant, offrir plusieurs variantes d’un même produit, de manière à occuper davantage de « niches » de clientèle laissées vacantes par des concurrents. Dans ces cas, le choix du ou des produits à commercialiser et de leurs prix a des composantes de nature stratégique qui ne sont pas compatibles avec l’hypothèse de concurrence parfaite. Ensuite, il faut s’attendre à ce que les barrières à l’entrée liées aux coûts d’installation et de production du produit soient plus fréquentes quand l’entrée s’opère par différenciation des produits. De plus, la dimension du marché correspondant à une variante 26
particulière d’un produit au sein d’une gamme est relativement faible, et ne permet donc pas toujours de bénéficier pleinement des économies liées à l’échelle de production. C’est la raison pour laquelle, par exemple, la densité du commerce de détail dans une ville est limitée à un certain nombre de magasins, l’entrée d’un nouveau commerçant devenant non rentable quand cette densité est atteinte, car le marché devient trop « étroit » par rapport au coût fixe d’installation. Le renforcement de ces barrières à l’entrée, liées aux coûts d’installation ou à la taille des coûts fixes par rapport à la taille du marché, conduit alors à des structures de marché de nature plus oligopolistique que concurrentielle. Enfin, des barrières naturelles à l’entrée liées aux différentiels de qualité peuvent apparaître dès que la concurrence se fait par la qualité des produits (différenciation verticale), en ne permettant la survie que d’un nombre relativement faible d’entreprises dans le secteur. Cette situation est particulièrement vraisemblable quand la diversité des goûts et des revenus dans la population de consommateurs est faible. Dans ce cas, les firmes qui offrent des produits de qualité supérieure peuvent barrer l’entrée à des firmes désireuses d’offrir des variantes plus standardisées du produit : même en pratiquant des prix nettement plus faibles, ces derniers ne peuvent obtenir une part positive du marché. En revanche, une dispersion plus accentuée dans la distribution de revenus permet la cohabitation de variantes de luxe et de variantes standard du produit, conduisant à une concurrence plus accentuée. En conclusion, les considérations qui précèdent — existence de demandes « en chaîne », possibilité de choisir la variante du produit vendu, existence de barrières naturelles à l’entrée liées aux coûts d’installation ou à l’avantage du différentiel de qualité — suggèrent qu’une industrie différenciée comportera généralement un nombre de firmes plus faible que celui associé à une industrie vendant des produits parfaitement homogènes. De plus, en raison de l’interdépendance de leurs demandes, on doit s’attendre à ce que les firmes opérant dans l’industrie soient davantage conscientes de leur interaction stratégique. Ce sont là les ingrédients naturels de la concurrence imparfaite, et on comprend pourquoi les théoriciens de la concurrence parfaite ont introduit, dans la définition de celle-ci, l’hypothèse d’homogénéité du produit vendu. 3. L’hypothèse de « transparence du marché » : l’information imparfaite comme obstacle à la concurrence L’hypothèse d’information parfaite Outre les hypothèses relatives au nombre de participants et à l’homogénéité du produit, le paradigme de la concurrence parfaite 27
stipule que vendeurs et acheteurs disposent d’une information parfaite concernant le prix et la qualité du produit échangé sur le marché : c’est l’hypothèse de « transparence du marché ». Le problème de l’information des agents économiques concernant les prix auxquels s’échangent les biens et services prend sa source dans une des questions les plus délicates de la réflexion théorique en économie : comment se forment les prix ? En particulier, à qui revient le pouvoir de les fixer ? Deux théories ont été proposées pour répondre à cette question. La première attribue ce pouvoir à un « commissaire-priseur » qui coordonne les décisions des agents économiques en ajustant le prix dans la direction qui réduit l’écart entre l’offre et la demande sur chaque marché : ajustement à la baisse en cas d’excès d’offre, à la hausse en cas d’excès de demande ; les transactions n’ont lieu que si, et seulement si, les écarts sont nuls sur tous les marchés (processus de tâtonnement walrasien). La seconde théorie repose sur l’idée d’une concurrence directe entre les vendeurs : dans ce cas, ce sont les vendeurs qui ont le pouvoir de fixer les prix. Quel est le résultat de cette concurrence directe ? Si tous les vendeurs n’affichent pas le même prix pour un même bien, et si tous les candidats acheteurs ont connaissance de la distribution des prix annoncés, la totalité de la demande se porte sur le vendeur offrant le prix le plus faible. Dès lors, les autres vendeurs doivent à leur tour diminuer leur prix pour maintenir leur clientèle. Cependant, si le prix ainsi atteint excède le coût de production d’une unité supplémentaire, un vendeur peut toujours le baisser, accroître ainsi sa clientèle, et compenser par l’accroissement de la quantité vendue la perte de recettes résultant de la diminution du prix. Ainsi, de proche en proche, le prix doit diminuer jusqu’au niveau où une baisse supplémentaire rapporterait moins qu’elle ne coûte : selon cette théorie, le prix finit donc toujours par être égal au coût marginal de production. Grâce aux possibilités d’arbitrage, cette théorie peut même demeurer valable si tous les candidats acheteurs ne connaissent pas la totalité de la distribution de prix, pourvu que certains d’entre eux la connaissent. Supposons en effet que les firmes pratiquent des prix différents. Les agents informés de la différence entre les prix — les arbitragistes — achèteront au prix faible pour vendre au prix élevé, accroissant ainsi la demande à la firme pratiquant le prix faible et l’offre de celle pratiquant le prix élevé : ces accroissements auront pour effet d’accroître le prix faible et de décroître le prix élevé, conduisant ainsi à un alignement du prix sur une valeur unique. La première de ces deux théories concernant la formation des prix n’est pas très crédible : sur la plupart des marchés, il n’y a pas de « commissaire-priseur » walrasien, et on observe que ce sont les firmes elles-mêmes qui décident de leur prix de vente. Quant à la seconde théorie, elle repose de manière cruciale sur l’hypothèse 28
d’information parfaite des acheteurs quant à la distribution des prix : c’est elle, en effet, qui garantit l’unicité du prix de vente et la diminution de celui-ci jusqu’au coût marginal de production. Sans doute la possibilité offerte aux arbitragistes d’effectuer des gains sur le différentiel de prix édulcore-t-elle quelque peu l’hypothèse d’information parfaite. Mais encore faut-il que le coût de transaction lié à l’exercice de l’arbitrage (transport de marchandise, temps consacré aux transactions d’achat et de revente…) n’annihile pas d’emblée les gains attendus, en rendant non rentable cet exercice. De même que l’hypothèse d’information parfaite sur le prix vise à permettre le jeu de la concurrence en empêchant certains offreurs de vendre au-dessus du prix du marché, l’hypothèse d’information parfaite sur la qualité des produits conduit des firmes à conformer leurs produits au niveau de qualité existant sur le marché. Si tous les acheteurs connaissent parfaitement la qualité des produits, les vendeurs sont obligés d’aligner la qualité du leur sur celle des produits offerts par les concurrents : s’il en était autrement, et qu’un vendeur « trichait » sur la qualité, il serait aussitôt repéré et déserté par sa clientèle au profit des concurrents qui se conforment à la qualité standard. Le jeu de la concurrence empêche alors les vendeurs de « brader » la qualité de leur produit. Il est banal d’observer qu’un même produit est souvent proposé à la vente à des prix différents ; il est tout aussi banal de constater que certaines firmes « trichent » sur la qualité des produits qu’elles vendent, par rapport au standard du marché (produits plus ou moins frais, plus ou moins fiables…). Ces constats ne peuvent s’expliquer que par la présence de consommateurs qui n’ont pas l’information parfaite sur les prix ou les caractéristiques des produits vendus sur le marché. Les raisons pour lesquelles cette absence d’information parfaite est observée sont multiples. En ce qui concerne le prix, ils font souvent l’objet de fluctuations liées aux conditions d’approvisionnement, aux chocs conjoncturels, à la variabilité de la demande ou à des comportements stratégiques des firmes. Les consommateurs sont, en quelque sorte, habitués à les percevoir dans un environnement de « bruits », et il devient très difficile pour eux d’identifier à chaque instant ce qu’est le « prix du marché », et donc d’apprécier l’écart entre le prix d’une firme particulière et ce prix. Par ailleurs, l’acquisition de l’information parfaite requiert de la part du consommateur un examen exhaustif de tous les prix pratiqués par les vendeurs. La dispersion géographique des points de vente oblige le consommateur à procéder à une recherche de prix qui n’est pas sans entraîner des coûts d’investigation importants. Plutôt que de consentir à ces coûts, l’acheteur potentiel peut se contenter d’une information limitée obtenue auprès des points de vente les plus proches. Les firmes elles-mêmes, conscientes de l’existence de ces coûts, peuvent manipuler leur prix à la baisse, de façon à inciter les 29
consommateurs à ne pas entreprendre les recherches qui leur permettraient de constater l’existence d’un prix encore moins élevé chez les concurrents. Mieux que cela : elles peuvent même proposer à leurs clients le remboursement du différentiel de prix si ces derniers trouvent un prix plus faible que celui proposé par la firme elle-même. Convaincus alors de l’« honnêteté » de la firme pratiquant cette politique, les consommateurs croient qu’il est inutile de chercher ailleurs, et la firme peut alors, en toute impunité, fixer un prix supérieur à ceux des concurrents ! Ces deux derniers exemples mettent en lumière le fait que la manipulation de l’information par le biais du prix peut être une stratégie délibérée des firmes, dès que la recherche d’information entraîne un coût pour les consommateurs. Les conséquences de l’information imparfaite La première conséquence de l’information imparfaite sur les prix est de conférer un pouvoir de marché aux entreprises. Puisqu’il est coûteux d’obtenir de l’information, les consommateurs sont naturellement enclins à une certaine inertie ; ils préfèrent se contenter de l’information qu’ils détiennent plutôt que de chercher activement à découvrir le prix le plus faible. Les firmes n’ignorent pas l’existence de cette inertie, et elles peuvent alors pratiquer des prix au-dessus du coût de production sans que cela incite les candidats acheteurs à obtenir une information supplémentaire. Les firmes rivales peuvent, le cas échéant, baisser leur prix, mais elles n’ont pas davantage d’incitation à le faire puisque, en raison des coûts de recherche, cette baisse n’aura pas pour effet d’attirer la clientèle ignorante de la baisse du prix. Sans doute peuvent-elles alors elles-mêmes informer les consommateurs du différentiel de prix ; mais cette information fournie aux consommateurs entraîne souvent un coût, et le gain espéré de la baisse du prix accompagnant cette information peut ne pas compenser le coût que cette dernière engendre. Dans ce cas, le mécanisme naturel de la concurrence, qui conduit le prix au niveau du coût marginal, n’est plus opérant, et toutes les firmes de l’industrie peuvent pratiquer des prix qui leur laissent des marges bénéficiaires substantielles. Par ailleurs, quand l’information des acheteurs est imparfaite, et quand la recherche d’information s’accompagne de coûts importants pour ceux-ci, l’effet de l’entrée de firmes nouvelles peut être pervers. S’il y a un grand nombre d’entreprises dans le secteur, et si l’une d’entre elles pratique isolément une baisse de prix, il n’y a que peu de consommateurs qui en seront informés. Les marchands le savent, et ne sont donc pas spontanément enclins à pratiquer ces baisses de prix qui ne leur rapportent pas gros. En revanche, si le secteur est fortement oligopolistique, de sorte que les acheteurs ne peuvent s’adresser qu’à un nombre limité de firmes, une politique de baisse de prix de l’une d’entre elles peut déclencher une activité 30
de recherche beaucoup plus fébrile de la part des consommateurs. Cette analyse suggère que, en cas d’information imparfaite du marché, les forces concurrentielles pourraient parfois être plus vives en oligopole que lorsque le marché inclut un nombre important de firmes. De plus, l’information imparfaite implique aussi qu’un même produit peut être vendu à des prix différents par des firmes différentes, certaines d’entre elles pouvant pratiquer un prix relativement bas en attirant beaucoup de consommateurs dont les coûts de recherche ne sont pas trop élevés, alors que d’autres se contentent d’une clientèle moins nombreuse, mais achetant à un prix plus élevé. La barrière d’information empêche en effet que ces clients, dont les coûts de recherche peuvent être plus conséquents, ne soient enclins à chercher le ou les vendeurs pratiquant les prix plus faibles. Enfin, les firmes elles-mêmes utilisent souvent des politiques de prix « fluctuants » en faisant varier ces derniers dans le temps, chargeant tour à tour des prix élevés et des prix plus faibles. Cette stratégie vise à introduire des « bruits » dans le marché, qui ont pour effet de troubler l’information obtenue par les consommateurs. Elles évitent de la sorte la concurrence à laquelle une politique de prix maintenus constants dans le temps pourrait spontanément conduire, dans la mesure où cette dernière fournirait progressivement une information de plus en plus précise aux consommateurs quant aux différentiels de prix existant entre les firmes. Quelles sont les conséquences de l’information imparfaite des consommateurs quant à la qualité des produits vendus ? Dans la mesure où les coûts de production décroissent souvent quand la qualité d’un produit diminue, il faut s’attendre à ce que les firmes tirent parti de l’information imparfaite des consommateurs pour leur proposer systématiquement des produits d’une qualité inférieure à celle qui serait mise en vente si les consommateurs pouvaient identifier sans ambiguïté les caractéristiques intrinsèques des produits. Il existe cependant une sanction qui opère automatiquement contre la firme qui offrirait en permanence une variante dont la qualité est inférieure à la qualité standard du marché ; elle se forgerait une mauvaise réputation et perdrait progressivement sa clientèle ! Mais il en va de la qualité des produits comme des prix de ceux-ci. L’identification complète des qualités disponibles sur le marché entraîne des coûts de recherche non négligeables pour les consommateurs, les conduisant à une certaine inertie dont les firmes peuvent tirer parti quand elles choisissent la qualité de leur produit. Elles peuvent avoir intérêt à offrir une qualité inférieure à celle à laquelle la concurrence aurait spontanément conduit si tous les consommateurs disposaient d’une information parfaite sur les produits existants. Sans doute les firmes rivales peuvent-elles offrir, en dépit d’un accroissement du coût, un produit de qualité supérieure afin d’attirer les clients insatisfaits, mais encore faut-il que ces 31
derniers connaissent l’existence du différentiel de qualité ainsi créé. À nouveau, les coûts de recherche peuvent constituer une barrière à la dissémination de l’information, et donc au processus par lequel l’effet de réputation joue pleinement son rôle. Sans doute, aussi, les firmes offrant objectivement une qualité meilleure peuvent-elles en informer les consommateurs en supportant elles-mêmes le coût entraîné par cette information. Mais, plus que le coût, les firmes peuvent redouter que cette politique ne se heurte à l’incrédulité des candidats acheteurs, assommés par une multitude de messages publicitaires provenant de firmes dont il est difficile d’apprécier si leurs messages reflètent une supériorité authentique ou fictive. Cette incrédulité est bien souvent fondée car la réputation d’une firme provient plus d’une fois des « on-dit » et des rumeurs, et l’on sait combien ils peuvent parfois déformer la vérité. Quand la réputation d’une firme n’est pas établie sur la qualité intrinsèque de son produit, mais sur une rumeur conduisant à des croyances plus ou moins erronées, cette firme peut jouir d’un avantage sur ses concurrents qui lui permet de pratiquer des prix plus élevés, alors même que la qualité de son produit est inférieure à celle des produits de ses concurrents ! Sans doute les situations de ce type ne peuvent être que transitoires, car les fausses réputations finissent toujours par se défaire. Mais ces périodes transitoires peuvent être fort longues et conduire à une perte substantielle d’efficacité économique. En vue de combattre cette méfiance naturelle des consommateurs, une firme vendant un produit de bonne qualité peut offrir à ceux-ci un système de garantie, en vertu duquel elle s’engage à remplacer le produit en cas de défaillance : cette garantie constitue une sorte de certificat attestant de la qualité du produit au regard du consommateur. Ce système joue donc incontestablement un rôle de signal positif pour les consommateurs. Mais sa portée est souvent limitée, car la firme peut redouter, à juste titre, que le consommateur provoque lui-même la défaillance, puisqu’il est de toute façon couvert par la garantie. De plus, la mise en œuvre des garanties est souvent coûteuse pour le consommateur, car les conditions de son usage peuvent être ambiguës ou si restrictives qu’elle en devient inutilisable. Enfin, la variété des produits offerts à la vente peut elle aussi être affectée par la présence d’une information imparfaite des consommateurs. En concurrence parfaite, une variante d’un produit sera automatiquement offerte si la recette provenant de sa vente couvre le coût de sa mise sur le marché. En information imparfaite, les coûts de recherche des consommateurs peuvent empêcher la rentabilisation de certains produits qui eussent été rentables en information parfaite : le marché devient trop « étroit », car un nombre insuffisant de consommateurs en connaissent l’existence. Il faut alors 32
s’attendre à voir apparaître une gamme de produits moins développée qu’en concurrence. Par ailleurs, quand deux firmes rivales vendent des produits intrinsèquement différents, mais que, par suite de l’information imparfaite, les consommateurs ne peuvent distinguer les uns des autres, elles se livrent mutuellement une concurrence en prix plus vive que celle qui serait apparue si les consommateurs étaient à même d’opérer cette distinction. Si l’une des firmes vend une variante de meilleure qualité, seule cette dernière aurait subsisté sur le marché en cas d’information parfaite. La survie de la seconde variante est donc liée à l’existence d’une information imparfaite des consommateurs. Dans ce cas, la gamme des produits est moins étroite qu’elle ne le serait si tous les consommateurs jouissaient d’une information parfaite quant à la qualité des produits. Comme les analyses précédentes l’ont démontré, la présence d’une information imparfaite rend beaucoup plus compliquée l’analyse de la concurrence que se livrent les firmes dans un secteur donné. En particulier, elle donne à ces firmes des stratégies spécifiques, qui prennent en compte l’interaction entre les décisions des différents acteurs économiques présents sur le marché. C’est là le domaine de la concurrence imparfaite, et ces questions sont donc pertinentes pour l’analyse que nous poursuivons dans cet ouvrage. Nous les examinerons plus en détail au chapitre IV. Mais il nous faut auparavant introduire une méthode d’analyse permettant d’appréhender des situations de marché caractérisées par la présence d’un nombre restreint d’agents conscients du contexte interactif de leurs décisions. Les hypothèses de la concurrence parfaite avaient précisément pour objet d’écarter de l’analyse des situations où certains agents percevaient le fait que les conséquences de leurs décisions individuelles ne dépendent pas seulement de leur décision propre, mais aussi de celle que prendraient d’autres agents. En revanche, quand la concurrence est imparfaite, le caractère interactif des décisions individuelles est explicitement reconnu par les agents euxmêmes, ou au moins par certains d’entre eux. À quel « équilibre de marché » doit-on alors s’attendre ? La section suivante tente de répondre à cette question. 4. L’approche méthodologique de la théorie des jeux : concurrence imparfaite et pouvoir stratégique Coopération versus non-coopération Considérons l’exemple suivant, que j’appellerai le « jeu de la tirelire ». Deux personnes participent à ce jeu ; chacune d’elles a le choix entre deux possibilités : soit mettre 100 euros dans une tirelire, soit ne rien y mettre. Chaque joueur fait son choix, dans 33
l’ignorance de la stratégie adoptée par l’autre joueur. Par la suite, un arbitre vérifie le montant se trouvant dans la tirelire, rajoute à ce montant 50 % de celui-ci et divise le résultat obtenu entre les deux joueurs. Ainsi, par exemple, si chacun des joueurs a mis 100 euros, l’arbitre ajoute 100 euros, et donne 150 euros à chacun d’eux. Nous pouvons décrire les gains possibles de ce jeu sous la forme d’un tableau à double entrée dans lequel figurent les stratégies de chaque joueur, et les gains (pertes) nets obtenus par eux pour chaque paire de stratégies choisies (par exemple, l’entrée – 25/75 correspond à la situation ou le joueur 1 met 100 euros et le joueur 2 ne met rien). Joueur 2
100 i
0i
Joueur 1 100 i 0i
50
– 25 50
75
75 0
– 25
0
Tout d’abord, remarquons que si le jeu se joue « à découvert », c’est-à-dire si chaque joueur peut observer de visu la stratégie choisie par l’autre, et communiquer avec lui, tous deux choisissent certainement de mettre 100 euros dans la tirelire ; en effet, chacun d’eux anticipe dans ce cas que, s’il ne met rien, l’autre ne mettra rien, et leurs gains seront nuls. En revanche, s’ils se mettent d’accord — et pourquoi ne le feraient-ils pas ? —, ils obtiennent chacun un gain net de 50 euros. Mais à quelle issue doit-on s’attendre quand chaque joueur fait son choix dans l’ignorance de la stratégie choisie par l’autre ? Un raisonnement simple nous conduit à la conclusion que, dans ce cas, la seule stratégie raisonnable pour chaque joueur est de ne rien mettre dans la tirelire. Mettons-nous, pour effectuer ce raisonnement, à la place du joueur 1. Il se dit : « Si le joueur 2 a mis 100 euros, qu’ai-je de mieux à faire ? Si je mets 100 euros, je gagne 50, si je ne mets rien, je gagne 75. Donc le mieux, dans ce cas, est de ne rien mettre. Mais si le joueur 2 n’a rien mis, qu’ai-je de mieux à faire ? Si je mets 100 euros, je perds 25 euros, si je ne mets rien, je ne perds rien. Donc, dans ce cas aussi, le mieux est de ne rien mettre. Donc, quoi qu’il en soit, le mieux est de ne rien mettre. » Le même raisonnement doit, logiquement, être conduit par le joueur 2 quand il envisage l’hypothèse concernant le choix du joueur 1. Et il doit donc être amené à la même conclusion : ne rien mettre est la meilleure solution. De plus, chaque joueur peut penser que le raisonnement que lui-même est capable de faire peut aussi être effectué par son adversaire, ce qui ne fait que confirmer le 34
fait que les deux joueurs choisiront de ne rien mettre. Remarquons que le jeu de la tirelire met en lumière une situation typique où les joueurs sont conscients du contexte interactif de leurs décisions : le joueur 1 sait que son gain dépend du choix stratégique du joueur 2, et vice versa. Considérons maintenant un second exemple, de nature plus « économique », qui met en scène un marché que deux vendeurs se disputent. Tous deux sont conscients de ce que le prix de vente sur le marché sera d’autant plus élevé que la quantité totale proposée par les vendeurs sera faible. Supposons, pour simplifier, que chacun puisse vendre soit 400 unités du produit, soit 100 unités. De plus, le prix de vente unitaire est 1 000, si globalement 800 unités sont vendues, 2 000, si 500 unités sont vendues, et 5 000, si 200 unités sont vendues : le prix unitaire augmente quand la quantité vendue diminue. Chaque vendeur a le choix entre deux stratégies : 400 et 100 ; les chiffres d’affaires réalisés par les vendeurs sont alors, suivant la paire des stratégies choisies : — 400 000 i = 400 × 1 000, pour chaque vendeur, si chacun choisit de vendre 400 unités ; — 500 000 i = 100 × 5 000 pour chaque vendeur, si chacun vend 100 unités ; — 800 000 i = 400 × 2 000 et 200 000 i = 100 × 2 000, si l’un choisit de vendre 400 unités et le second d’en vendre 100. Le tableau suivant représente les chiffres d’affaires réalisés en fonction des paires de stratégies choisies (par exemple, l’entrée 80 000/20 000 correspond à la situation où la firme 1 choisit de vendre 400 unités et la firme 2, 100 unités). Firme 2 400
100
Firme 1 40 000
80 000
40 000 20 000
50 000
400 20 000
100 80 000
50 000
Nous reconnaissons ici, à nouveau, le contexte interactif des décisions individuelles, puisque les profits de chaque firme dépendent à la fois de sa propre stratégie et de la stratégie choisie par le concurrent. Nous notons aussi la propriété suivant laquelle, si les deux firmes pouvaient coopérer dans le choix de leur stratégie, elles seraient amenées ensemble à choisir de vendre chacune 100 unités et d’obtenir un profit égal à 50 000 : tout autre choix serait refusé par au moins une firme, car si, par exemple, les firmes considéraient 35
le choix (400, 100), la firme 2 protesterait ; sachant que la première offre 400, elle offrirait elle-même 400, réalisant un profit égal à 40 000, profit qui excède son profit de 20 000 à la paire des stratégies (400, 100). De même, il serait déraisonnable pour les deux firmes de choisir la paire de stratégies (400, 400) : elles réalisent alors chacune un profit de 40 000, alors qu’en se mettant d’accord sur la paire (100, 100), elles obtiennent chacune 50 000 ! Mais quelle est alors la paire de stratégies qu’il faut s’attendre à voir apparaître, si les deux vendeurs choisissent celle-ci sans coordonner leurs décisions ? La réponse à cette question est cruciale, car si un argument simple nous permet d’identifier les stratégies choisies, le même argument pourra être appliqué par la suite à toutes les situations où les agents sur un marché sont confrontés à un problème de décision, dont les conséquences pour chaque agent dépendent de sa décision propre, mais aussi de celle des concurrents. Nous avons vu dans les pages qui précèdent que cela est précisément le contexte décisionnel typique en concurrence imparfaite. Mais revenons à nos deux firmes, et tentons d’identifier une paire de stratégies qui constitue un résultat raisonnable du contexte décrit. Tout d’abord, il ne faut pas s’attendre à observer une paire de stratégies où l’un des vendeurs (soit le vendeur 1) vend 400 unités et l’autre (soit le vendeur 2) 100 unités. Il apparaît en effet que, dans cette situation, le vendeur 2, s’il anticipe correctement le choix de son concurrent, aurait avantage à vendre lui aussi 400 unités, ce qui le conduirait à un profit plus élevé (40 000 i au lieu de 20 000). En déviant de la stratégie choisie, il aurait réalisé un gain plus grand. Dès lors, il serait déraisonnable de qualifier d’« équilibre » une situation où il existe une incitation évidente à regretter le choix effectué. Le choix de la paire de stratégies (100, 100) est-il plus raisonnable au regard de ce critère ? Bien entendu, la réponse est non car chaque vendeur, sous l’hypothèse que l’autre choisit de vendre 100 unités, a avantage non pas à vendre ce montant, mais plutôt à vendre 400 unités. Il réalise alors un gain de 80 000 i plutôt que de 50 000 i. En revanche, si les deux vendeurs choisissent d’écouler 400 unités chacun, on vérifie aisément qu’aucun d’entre eux n’a intérêt à dévier de la stratégie choisie. Une telle paire de stratégies apparaît donc comme le résultat « spontané » du processus interactif de décision, si les vendeurs ne coopèrent pas dans le choix et se comportent chacun en vue de maximiser son gain : on appelle ce résultat un équilibre non coopératif. L’argument clef qui nous a conduit pour la détermination de l’équilibre non coopératif [la paire de stratégies (400, 400)] stipule qu’il est déraisonnable de retenir comme « équilibre » du jeu une paire de stratégies face à laquelle l’un des joueurs serait incité à dévier de façon unilatérale, compte tenu du choix stratégique effectué à cette paire par son adversaire : la présence de cette incitation rend non crédible ce résultat. A contrario, apparaît alors comme 36
« équilibre » une paire de stratégies pour laquelle toute déviation unilatérale à partir de la stratégie choisie n’est pas profitable, quel que soit le joueur. Cet équilibre est appelé « non coopératif », car il résulte de choix non coordonnés entre les joueurs. En revanche, quand cette coordination est effective, les joueurs choisissent une paire de stratégies telle qu’il n’en existe aucune autre qui soit simultanément profitable aux deux joueurs [la paire (100 i, 100 i) dans le jeu de la tirelire, et la paire (100, 100) dans le jeu du marché] : toute paire de stratégies vérifiant cette propriété sera appelée un équilibre coopératif. Les concepts qui viennent d’être présentés appartiennent à une théorie abstraite, la théorie des jeux, dont le champ d’investigation est précisément l’analyse des mécanismes de décisions interactifs. Pour cette théorie, un jeu est la donnée de n joueurs i, i = 1, …, n et, pour chacun d’eux, d’un ensemble de stratégies Si et d’une fonction de paiement pi (s1, …, si, … sn) associant à chaque n-uple de stratégies le paiement du joueur i. Dans son langage abstrait, la théorie des jeux propose alors les deux concepts d’équilibre suivants : un n-uple ( ;s1, …, ;si, …, ;sn), ;si V Si de stratégies est un équilibre coopératif, s’il n’existe aucun autre n-uple (s1, …, si, …, sn), si V Si, pour lequel, quel que soit i, pi (s1, …, si, …, sn) 6 pi ( ;s1, …, ;si, …, ;sn), avec, pour au moins un joueur k, pk (s1, …, sk, …, sn) 1 pk (s˜1, …, … s*) s˜k, …, s˜n). Un n-uple (s*, 1 …, s*, i n de stratégies est un équilibre non coopératif, si, quel que soit le joueur i, il n’existe aucune stratégie si, si V Si, pour laquelle pi (s1, …, si, … sn) 1 pi (s1*, … si*, On reconnaît, dans ce langage abstrait, les concepts qui …, s*). n étaient sous-jacents aux notions d’équilibres coopératif et non coopératif des jeux que nous avons étudiées plus haut : le jeu de la tirelire et le jeu du marché. Dans ces deux cas, les équilibres coopératifs avaient pour propriété qu’aucune déviation simultanée des 2 joueurs à partir de l’équilibre ne pouvait leur être à tous deux bénéfique. De même, dans les deux cas, les équilibres non coopératifs partageaient la propriété qu’aucune déviation unilatérale d’un joueur, quel que soit le joueur, ne pouvait lui être profitable. Compte tenu de l’analyse précédente, il n’est pas étonnant que la théorie des jeux et la théorie économique (en particulier, celle de la concurrence imparfaite) aient bénéficié toutes deux d’une « fertilisation croisée » considérable au cours de ces dernières décennies. La théorie des jeux propose aux économistes un cadre théorique dans lequel il leur est possible de formuler de façon rigoureuse les problèmes qu’ils rencontrent dans l’analyse des marchés. Inversement, cette dernière constitue un champ d’application particulièrement fertile pour la théorie des jeux qui, en l’absence de son application à l’analyse économique, pourrait apparaître trop abstraite. Dans la suite de cet ouvrage, nous utiliserons de manière répétée les concepts d’équilibres coopératif et non coopératif qui viennent 37
d’être définis. On aperçoit, en filigrane de ces définitions, combien une multitude de situations que nous avions évoquées plus haut doivent pouvoir être formulées au moyen de ces concepts. Par exemple, la situation où un petit nombre de vendeurs en concurrence, conscients de leur interaction stratégique, doivent choisir la quantité qu’ils vont vendre peut se représenter dans un contexte non coopératif, s’ils ne coordonnent pas leurs décisions individuelles, et dans un contexte coopératif s’ils entrent en collusion. Avant d’en terminer avec cette introduction générale aux problèmes de la concurrence imparfaite, il nous faut encore brièvement passer en revue les différentes structures de marché auxquelles les économistes se sont depuis toujours intéressés, et qui constituent le canevas de la théorie de la concurrence imparfaite. Les structures de marché Le tableau ci-dessous fournit une vue d’ensemble des différentes structures de marché, analysées en concurrence imparfaite. Ces structures sont définies pour la concurrence observée du côté « vendeur » du marché.
Produit homogène Produit différencié
Un vendeur Monopole homogène Monopole différencié
Peu de vendeurs Oligopole homogène Oligopole différencié
Nombreux vendeurs Concurrence parfaite Concurrence monopolistique
Par exemple, dans le cas d’un monopole homogène, nous supposons que le côté « vendeur » du marché est représenté par un seul agent (qui peut être, par exemple, le détenteur d’un monopole de fait, ou une coopérative de vente regroupant tous les producteurs d’un bien, comme dans l’exemple des fermiers vendeurs de blé [présenté supra, p. 9]). En revanche, le côté « acheteur » du marché est représenté par une multitude de candidats acheteurs se comportant de façon concurrentielle (ils prennent le prix comme donné, c’est le cas des boulangers dans l’exemple cité plus haut). Dans toutes les structures du marché que nous envisagerons, il en sera ainsi. Les définitions pour la concurrence du côté « acheteur » sont symétriques (par exemple, on dira que le marché est en concurrence parfaite du côté « acheteur » quand les acheteurs sont si nombreux que la fraction de la demande totale qui est la leur ne leur permet pas de croire que celle-ci soit susceptible d’affecter le prix du bien échangé. Dans le cas contraire, on parlera de monopsone, duopsone, 38
oligopsone, suivant le nombre d’acheteurs se livrant à une concurrence stratégique). Les définitions des structures particulières du marché correspondant aux différentes entrées du tableau s’imposent d’elles-mêmes. La dichotomie introduite entre produit homogène et produit différencié est évidemment plus théorique que réelle. Le cas extrême d’un produit homogène correspond, comme nous l’avons vu, à une situation où le plus petit différentiel de prix entre les deux vendeurs fait basculer la totalité de la demande vers le vendeur pratiquant le prix le plus faible. Mais en réalité, à part ce cas extrême, des gradations infinies dans le degré de différenciation des produits peuvent exister et il est difficile, en pratique, d’identifier exactement la frontière où finit l’homogénéité et où commence la différenciation. De même, la distinction entre « peu de vendeurs » et « nombreux vendeurs » ne peut s’établir de façon parfaitement dichotomique. L’élément essentiel qui joue ici est d’identifier si les vendeurs sont, ou ne sont pas, conscients du caractère interactif de leurs décisions individuelles. Les structures d’oligopole couvrent les cas du duopole, triopole, etc., en fonction du nombre de vendeurs présents (deux, trois, etc.). Le cas d’un seul vendeur (monopole) est séparé du cas « peu de vendeurs », car il se distingue par une propriété essentielle : le contexte de décision n’est pas interactif. Par définition, le monopole n’est en concurrence avec personne, et le résultat de la décision qu’il choisit ne dépend que de cette dernière. En revanche, le cas du monopole homogène doit être distingué du cas du monopole différencié : dans le premier cas, le monopole ne vend qu’un seul produit ; dans le second, il vend deux ou plusieurs produits substituts. Le monopole se fait alors concurrence à lui-même ! L’entrée du tableau correspondant à la situation d’un grand nombre de vendeurs de produits différenciés (concurrence monopolistique) appelle un commentaire particulier. Cette structure de marché recouvre le cas où, en dépit de l’existence d’un grand nombre de vendeurs dans le secteur, chacun d’eux perçoit que le prix auquel il écoule ses produits n’est pas indépendant de la quantité qu’il vend. Cette perception du lien entre le volume demandé et le prix résulte de ce que le produit est différencié — même s’il est substitut — de ceux vendus par la multitude des autres concurrents. En revanche, cette structure postule que cette multitude de vendeurs les conduit chacun à ignorer l’interdépendance stratégique de leurs décisions. Un exemple qui est souvent proposé en vue d’illustrer cette structure de marché est celui du commerce de détail dans une grande ville. Comme nous le verrons plus loin (chap. III), les deux hypothèses qui caractérisent cette structure (perception par chaque vendeur du lien existant entre le prix annoncé et le volume demandé — ignorance de l’interdépendance stratégique) semblent cependant peu compatibles, dans la mesure où chaque vendeur d’un produit substitut doit percevoir que le volume qui lui est demandé 39
dépend non seulement de son prix, mais aussi de ceux pratiqués par certains de ses concurrents. Parmi les structures de marché apparaissant dans le tableau cidessus, on peut se demander pourquoi les économistes se sont intéressés avec tant de persévérance à l’une d’entre elles : la concurrence parfaite. Il y a des raisons multiples qui justifient cet intérêt. La première est plutôt prosaïque : cette structure du marché, avec les hypothèses qui la sous-tendent, rend particulièrement aisée la détermination de la solution du marché ; nous avons illustré plus haut (voir p. 11-14) comment l’hypothèse de la concurrence parfaite permettait d’identifier sans difficulté le prix et les quantités échangées sur le marché concurrentiel. La deuxième raison est plus subtile et fera l’objet de plusieurs de nos analyses dans les chapitres suivants : elle tient à ce que cette structure apparaît comme le cas limite, pour un accroissement infini du nombre des vendeurs, des structures intermédiaires (oligopoles) dans lesquelles les agents sont conscients de leur interdépendance décisionnelle. Intuitivement, leur pouvoir d’influencer individuellement le résultat du processus d’échange tend à diminuer quand le nombre de vendeurs augmente, et tend à s’annuler à la limite : chaque vendeur doit alors prendre le prix comme donné, ce qui est précisément le cas de la concurrence parfaite. Ensuite, il y a des arguments de nature politique qui ont porté cette structure de marché au pinacle. En particulier, la structure atomistique requise par l’organisation concurrentielle du marché permet d’assurer la décentralisation des décisions et la dispersion du pouvoir, deux objectifs clés de l’idéologie libérale. Enfin, et c’est là sans doute la raison essentielle de l’intérêt des économistes pour la concurrence parfaite, cette dernière assure l’allocation efficace des ressources dans l’économie. Tout d’abord, à la solution concurrentielle, chaque firme produit une quantité pour laquelle le coût marginal de production est égal au prix de vente. Si le prix mesure l’utilité retirée par le dernier consommateur qui achète le produit à ce prix, l’égalité du coût marginal et du prix garantit que la valeur (le coût marginal) des ressources détournées pour satisfaire la demande de ce consommateur est exactement égale à l’utilité retirée de la satisfaction de cette demande. S’il n’en était pas ainsi, par exemple si le coût marginal était strictement inférieur au prix, il y aurait avantage à accroître la production d’au moins une unité : le gain de satisfaction ainsi obtenu en servant un consommateur supplémentaire excéderait la valeur des ressources nécessaires à produire cette unité (le coût marginal). L’allocation des ressources ne serait alors pas efficace. Ensuite, à l’équilibre de long terme en concurrence parfaite, le coût moyen de production de chaque firme est égal au prix de vente, puisque chaque entreprise réalise un profit nul : la recette de chaque firme est juste suffisante pour rentabiliser le coût de son 40
investissement et des facteurs variables qui permettent la production de la quantité choisie. Enfin, le processus d’entrée conduit à l’élimination des firmes qui seraient moins efficaces dans la production du bien, dans la mesure où leurs coûts de production seraient supérieurs à ceux des firmes qui subsistent à l’équilibre à long terme. Ces trois propriétés : égalité du prix et du coût marginal, absence de recettes supérieures aux coûts, élimination des firmes moins efficaces, garantissent que les ressources employées dans l’industrie le sont de la façon la plus efficace. Comme nous le verrons dans la suite, cette propriété d’efficacité de l’allocation des ressources n’est généralement plus vérifiée dans le cas des structures de marché en concurrence imparfaite : l’interaction stratégique entre les agents introduit des distorsions dans la façon dont sont allouées les ressources à travers l’économie. L’étude de ces distorsions et des mesures de politique économique à préconiser en vue de les neutraliser constitue encore un domaine largement inexploré de la théorie économique.
II / Le nombre des agents : entrée, barrières à l’entrée et collusion Nous analysons dans ce chapitre comment l’abandon de la première hypothèse de la concurrence parfaite — celle qui concerne le nombre des agents — conduit à affecter la solution du marché. Après avoir étudié les situations correspondant à un très petit nombre de vendeurs (monopole, duopole), nous considérons les effets de l’entrée stratégique des concurrents nouveaux en l’absence de barrières à l’entrée. Dans la section 2, nous abordons le problème des barrières stratégiques à l’entrée que les firmes installées érigent en vue de retarder ou décourager l’entrée de concurrents potentiels. Enfin, dans la section 3, nous examinons comment la collusion affecte la solution du marché en réduisant artificiellement le nombre de vendeurs ; mais aussi comment la collusion est soumise à une instabilité inhérente liée aux difficultés de coordination entre les firmes. 1. L’entrée et la concurrence stratégiques Un petit nombre de vendeurs : le monopole et le duopole Avant d’analyser les effets de l’entrée sur un marché où les agents se comportent de façon stratégique, il est intéressant de considérer les cas du monopole et du duopole homogènes, à la fois pour les contraster, et pour introduire le concept d’équilibre non coopératif dans le cadre du modèle économique de marché. Pour procéder à cette analyse, je m’inspire de l’exemple suivant, emprunté à Cournot [1838]. Dans une ville d’eaux, deux frères viennent de perdre leur père, propriétaire d’un terrain dans lequel jaillissent, à quelque distance l’une de l’autre, les deux branches d’une source d’eau minérale très recherchée. Au moment de la mort du père, le terrain est donné pour moitié à ses deux héritiers, de sorte qu’une branche de la source jaillit dans le terrain du premier, et l’autre dans le terrain du second. Les deux frères décident alors d’exploiter 42
ensemble la source comme s’ils ne formaient qu’un monopole, et le coût d’exploitation à chaque branche de la source s’élève à : q2 1 + , C(q) = (1) 3 200 2 où q est le nombre de litres (en milliers de litres) d’eau embouteillée à une branche. S’ils décident de vendre une quantité Q d’eau minérale, le prix P(Q) auquel cette quantité pourra être écoulée auprès de la multitude d’acheteurs est donné par l’expression : P(Q) = 1 – Q. (2) Supposons que les deux frères connaissent tous deux exactement le lien existant entre le prix de vente et la quantité qui peut être écoulée à ce prix ; ils connaissent donc la relation (2). Quelle quantité d’eau vont-ils choisir de vendre ? S’ils maximisent leurs profits joints (profit de monopole), ils vont écouler ensemble la quantité d’eau minérale pour laquelle le profit P(Q).Q – C(Q) est le plus élevé. On note que, dans notre exemple, le profit est donné par l’expression : Q2 1 Q – , P(Q).Q – 2C ( ) = (1 – Q).Q – (3) 2 4 1 600 si la production Q est répartie entre les deux branches de la source. La quantité QM conduisant au profit le plus élevé est celle qui rend 2 maximale l’expression (3) par rapport à Q, c’est-à-dire QM = 5 (cette valeur s’obtient en dérivant (3) par rapport à Q, en annulant la dérivée et en résolvant l’équation résultante par rapport à Q). Le profit correspondant, en remplaçant QM dans l’expression (3), est 1 1 ; ce profit est strictement positif, la recette couvrant égal à – 5 1 600 de façon substantielle le coût fixe additionné des coûts variables de 3 production. Le prix de vente P(QM) = PM est égal à . 5 Supposons maintenant qu’un conflit surgisse entre les deux frères, qui décident dès lors de « se retirer sur leurs terres », et de vendre séparément, sans consultation préalable, l’eau minérale qui jaillit dans leur terrain. La fin de cette coopération signifie le passage, du point de vue de la structure de marché, du contexte de monopole à celui de duopole. La même question que nous avons posée plus haut pour le monopole resurgit : quelles quantités q1 et q2 les deux frères vont-ils choisir de vendre chacun ? Pour résoudre cette question, il est nécessaire d’identifier l’équilibre non coopératif que nous avons défini plus haut (voir chap. I, 4, p. 30) au contexte analysé ici. Chaque vendeur dispose, comme ensemble de stratégies, de l’intervalle [0, 1] = S1 = S2 (aucun d’eux ne choisira d’écouler une quantité qui excède 1, car alors le prix et donc le profit seraient nuls). Si le premier frère choisit d’écouler une quantité q1 et le second une quantité q2, le prix de vente p (q1, q2) est donné par 43
l’équation [voir (2)] : p (q1, q2) = 1 – (q1 + q2), car q1 + q2 est la quantité totale offerte sur le marché. En substituant cette équation dans le profit de chaque duopoleur, on obtient : q2 1 p1 (q1, q2) = [1 – (q1 + q2)].q1 – 1 – (4) 2 3 200 pour le premier, et : q1 1 p2 (q1, q2) = [1 – (q1 + q2)].q2 – 2 – (5) 2 3 200 pour le second. Nous reconnaissons ici le contexte de décision interactif que nous avons analysé plus haut (chap. I, 4) : le profit de chacun des deux frères dépend sans doute de la stratégie d’offre que lui-même choisit, mais aussi de la stratégie d’offre de son frère concurrent. Pour déterminer l’équilibre non coopératif, il nous suffit d’identifier la paire de stratégies d’offre (q*, 1 q*) 2 telle qu’aucun des deux frères ne peut, par une déviation unilatérale à partir de l’équilibre, réaliser un profit supérieur. En d’autres termes, il faut que q*1 maximise (4) en substituant à q2 la valeur q2*, et que q2* maximise (5) en substituant à q1 la valeur q*. 1 En calculant la dérivée partielle de (4) par rapport à q1, et de (5) par rapport à q2, et en annulant ces dérivées, on obtient le système linéaire suivant : 1 – q2 q1 = , (6) 3 1 – q1 , q2 = (7) 3 1 dont la solution unique est donnée par q*1 = q*2 = : la paire de stra4 1 1 tégies , constitue l’équilibre non coopératif de ce duopole. 4 4 3 1 Les profits p1(q*, – , et sont 1 q*) 2 et p2(q*, 1 q*) 2 valent chacun 32 3 200 donc inférieurs, si on les additionne, aux gains réalisés par les deux frères à la solution obtenue avant qu’ils ne se disputent. Quant au 1 il est égal à ; le prix du marché a prix du marché, pD = p(q*1 + q*), 2 2 3 1 diminué de à du fait de la non-coopération des deux frères ! 5 2 La comparaison des solutions de monopole et de duopole nous permet donc de mettre en évidence trois différences essentielles entre ces deux structures de marché. Tout d’abord, et comme nous l’avons souligné plus haut, le monopole ne correspond pas à un contexte de décision interactif : le monopoleur n’est en concurrence avec personne. En revanche, en duopole, les décisions des agents sont interdépendantes : chaque duopoleur est conscient de la concurrence qu’il livre à son alter ego. C’est d’ailleurs l’existence de cette concurrence qui induit les deux autres différences qui
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existent entre ces structures de marché : en duopole, le prix est plus faible et la quantité totale échangée plus importante. Ces propriétés sont similaires à celles que nous avons observées lors de l’accroissement du nombre de firmes sur un marché concurrentiel : l’entrée d’une firme nouvelle entraînait une baisse du prix de vente et un accroissement de la quantité échangée (voir chap. I, 1). Mais il y a une différence importante entre les deux phénomènes même si leurs effets sont semblables. En concurrence, l’entrant sur le marché prend, comme les autres firmes déjà installées, le prix comme donné. Dans l’analyse que nous venons de conduire, les duopoleurs ne considèrent plus le prix comme donné, mais tiennent compte de l’interaction stratégique de leurs offres dans la détermination du prix. Un point important concernant la théorie du duopole doit encore être souligné. Dans l’analyse précédente, nous avons représenté la concurrence entre les deux frères en supposant que les stratégies étaient pour chacun le choix d’une quantité à offrir sur le marché. Mais nous aurions pu, aussi bien, au lieu d’une concurrence en quantités, supposer que les duopoleurs se livrent une concurrence en prix, chacun d’eux vendant à tous les clients s’adressant à lui au prix annoncé. Dans ce cas, les stratégies utilisées par les vendeurs sont les prix, et l’on peut alors se demander si l’équilibre non coopératif correspondant à l’usage de stratégies en prix est le même que l’équilibre atteint lorsque la concurrence s’exerce en quantités. Cette question a été soulevée par Bertrand [1883], suite à la lecture de l’ouvrage de Cournot. Un raisonnement simple, dont nous avons déjà esquissé plus haut les lignes de force (voir chap. I, 3, p. 28), va nous faire découvrir qu’il n’en est rien. Si tous les acheteurs potentiels connaissent les prix de vente choisis par les duopoleurs, ils achèteront tous à celui qui annonce le prix le plus faible. Celui qui n’a pas de clientèle sera obligé d’abaisser son prix, en deçà de celui du concurrent, pour récupérer la totalité de la demande. Ainsi, de proche en proche, la guerre des prix qu’ils se livrent abaissera les prix jusqu’au niveau où le profit de chacun est nul. Montrons en effet que le prix qui annule le profit de chaque vendeur est un équilibre non coopératif du jeu en prix. Si l’un des vendeurs essaie d’élever son prix par rapport à lui, il perd la totalité de sa clientèle, et cette déviation à partir du prix considéré n’est pas profitable. En revanche, s’il diminue son prix, ses profits deviennent négatifs, et cette déviation ne peut être, elle non plus, profitable. La paire de stratégies où chaque firme annonce le prix qui annule les profits est donc bien un équilibre non coopératif. Ce prix correspond au prix qu’aurait réalisé la concurrence parfaite avec libre entrée sur le marché (profits nuls) : la concurrence stratégique en prix, même avec un nombre très faible de vendeurs, conduit spontanément à la solution concurrentielle ! C’est la guerre des prix qui est fréquemment observée dans la concurrence 45
réelle quand les vendeurs d’un bien homogène ne parviennent pas à passer un accord entre eux sur un prix collusif. Alors, qui a raison, de Bertrand ou de Cournot ? Les firmes choisissent-elles des stratégies d’offre ou des stratégies de prix ? Une manière de réconcilier ces deux points de vue consiste à supposer que les firmes choisissent en fait les deux variables, quantités et prix, mais de façon séquentielle. C’est l’approche qui a été proposée par Kreps et Scheinkman [1983]. Le choix d’une quantité est vu comme le choix d’une capacité de production ; la quantité est alors choisie avant le prix, car ce dernier s’ajuste plus facilement que la capacité. Les entreprises déterminent les capacités lors d’une première étape et, ensuite, les capacités étant données, elles procèdent au choix du prix. Kreps et Scheinkman montrent alors que l’équilibre non coopératif de ce jeu séquentiel conduit les entreprises à choisir des capacités de production correspondant à l’équilibre de Cournot en quantités. L’entrée stratégique L’analyse de Cournot nous a permis de déterminer la solution du marché dans le cas d’un petit nombre de vendeurs se comportant de façon stratégique et non coopérative. Il nous faut maintenant étendre cette analyse au cas d’un nombre quelconque de vendeurs obéissant au même comportement. Cette extension nous permettra, d’une part, d’examiner les effets de l’entrée stratégique et, d’autre part, de les comparer à ceux qui résultent d’une entrée « concurrentielle », semblable à celle que nous avons analysée plus haut (chap. I, p. 9). À cet effet, commençons par caractériser l’entrée concurrentielle dans l’exemple des propriétaires des sources d’eau minérale que nous avons considéré précédemment. De façon plus abstraite, supposons cette fois que le marché inclut un nombre n de vendeurs, dont le coût d’exploitation pour chacun est donné par l’expression (1). Pour analyser l’entrée concurrentielle, nous supposons d’abord que chaque vendeur prend le prix p comme donné. Chaque vendeur maximise donc l’expression : q2 1 p(q) = p.q – – , 2 3 200 ce qui conduit à une offre s(p) = p. L’offre agrégée est : S(p) = np. L’égalité de l’offre S(p) et de la demande D(p) = 1 – p implique que 1 1 – p = np, de sorte que le prix d’équilibre est égal à . À ce n+1 1 , et réalise un prix, chaque firme offre une quantité s(p) égale à n+1 1 1 1 ) égal à – . On vérifie que ce profit est profit p( n+1 2(n + 1)2 3 200 46
positif si, et seulement si, le nombre n de firmes est inférieur à 39. Il est nul quand n = 39, nombre qui correspond donc au nombre maximal de vendeurs qui ont pu entrer sur le marché concurrentiel : quand il y a 39 firmes, chaque firme travaille au minimum du coût moyen et réalise un profit nul. La théorie qui vient d’être esquissée repose cependant sur l’hypothèse que les vendeurs, quel que soit le nombre n de concurrents, se comportent tous de façon concurrentielle en prenant le prix du marché comme donné, et en négligeant leur interaction stratégique. Qu’en est-il alors de l’entrée, si les vendeurs en tiennent explicitement compte, c’est-à-dire quand l’entrée est stratégique ? Quand n = 2, nous connaissons la réponse : c’est la théorie du duopole, exposée au paragraphe précédent. Quand le nombre de firmes excède 2, il nous suffit d’étendre cette théorie à un nombre n quelconque de firmes en identifiant l’équilibre non coopératif quand il y a n vendeurs. Celui-ci est donné par l’ensemble des stratégies d’offre q*i des n vendeurs, i = 1, …, n, tel qu’aucun vendeur ne peut, en considérant les stratégies qj*, j 0 i des autres vendeurs comme fixes, accroître son profit en déviant de la stratégie q* i choisie : cette fois, chacune des firmes ne prend plus le prix comme donné, mais sait qu’il dépend explicitement de son offre qi et de l’offre agrégée S qj des autres firmes. Le profit pi (qi, S qj) est alors donné par : j0i
j0i
pi (qi, S qj) = 1 – S qj – qi qi –
q2i 1 – . (8) j0i j0i 2 3 200 Chaque oligopoleur i maximise p i par rapport à q i , les q j étant donnés. En dérivant pi par rapport à qi et en annulant la dérivée, on obtient le système linéaire : 1 – S qj j0i qi = ; i = 1, …, n (9) 3 Comme toutes les firmes ont à résoudre le même problème, la solution simultanée du système (9) implique que qi = qjGi, j, i.e. toutes les firmes offrent une quantité identique q*1 = q*2 = … = q*i = … = qn* = q* à l’équilibre non coopératif. On obtient la valeur explicite de q* en résolvant (9) avec qi = qj, Gi, j : 1 q* = n+2 (On vérifie aisément que la solution q* coïncide avec celle que nous 1 avions trouvée dans le cas du duopole quand n = 2, q* = .) 4 On constate ainsi qu’à l’équilibre d’oligopole avec n firmes, chaque firme vend une quantité moins élevée que celle qu’elle aurait choisie de produire si elle s’était comportée de façon concurrentielle
(
)
47
1 ), et réalise cette vente à un prix n+1 qui est donc plus élevé que le prix concurrentiel. Néan-
(dans ce cas, s(p) était égal à
2 n+1 moins, il reste vrai que l’accroissement du nombre de firmes tend, lui aussi, à éroder les profits des firmes déjà installées. Cependant — et c’est là ce qui différencie l’entrée stratégique de l’entrée concurrentielle —, le profit de chacune d’elles deviendra négatif seulement à partir d’un nombre de firmes beaucoup plus élevé qu’en concurrence parfaite (on a, en effet, en substituant la valeur q* pour chaque qj dans (8), pi 6 0 b n ^ 67). En d’autres termes, le nombre de firmes qui annule le profit de chaque firme est égal à 67 quand l’entrée est stratégique, alors qu’il est de 39 quand l’entrée est concurrentielle. Cette conclusion n’a rien de surprenant, dans la 1 est inférieure mesure où la quantité vendue par chaque firme 69 1 à celle qui rend minimal le coût moyen de production . On peut 40 montrer qu’aussi bien l’érosion des profits par l’entrée stratégique que la constitution de surcapacités de production sont des propriétés très générales de l’équilibre d’oligopole en quantités (pour plus de détails, voir Friedman [1983], chap. II). Avant d’examiner les méthodes que les firmes peuvent mettre en œuvre pour éviter les méfaits de la concurrence sur leur niveau de profits, il est utile de s’attarder un instant sur les conséquences, au niveau de l’allocation des ressources, des structures de marché caractérisées par un petit nombre de vendeurs. Dans le cas du mono3 pole, nous avons vu (p. 43) que le prix pM était égal à . En rempla5 dC çant QM dans la fonction de coût marginal = Q du monopole, on dQ constate que le prix de vente annoncé par le monopole excède le coût marginal de la quantité qu’il produit. Par conséquent, la condition d’optimalité de l’allocation de ressources dans l’économie (voir p. 40), qui requiert l’égalité du coût marginal et du prix de vente, n’est pas satisfaite dans la solution de monopole : en accroissant la production d’une unité, le coût des ressources détournées pour réaliser cet accroissement est inférieur à l’utilité du consommateur qui l’achèterait au prix pM. 1 Dans le cas du duopole, le prix pD était égal à et le coût marginal 2 1 de la quantité q*1 = q*2 = produite par chaque duopoleur était égal 4 1 à . Là aussi, il existe donc un écart entre le prix de vente et le coût 4 égal à
( ) ( )
48
marginal de production, de sorte que la condition d’optimalité de l’allocation des ressources n’est à nouveau pas satisfaite. Il demeure cependant que l’écart entre coût marginal et prix est plus faible en duopole qu’en monopole : la concurrence entre les vendeurs a donc conduit à une allocation des ressources qui, si elle n’est pas optimale, est cependant meilleure que celle observée dans le cas d’un seul vendeur. On vérifierait facilement que l’écart entre coût marginal et prix continue à se réduire au fur et à mesure de l’entrée de nouveaux concurrents sur le marché. Néanmoins, pour le nombre de firmes qui annulent le profit de chacune d’elles en cas d’entrée stratégique 1 est encore strictement (67), le coût marginal de production 69 2 : de nouveau, il n’y a là rien de surprenant, inférieur au prix 69 1 est strictement puisque la quantité vendue par chaque firme 69 inférieure à la quantité qui rend minimal le coût moyen de produc1 . En revanche, dans le cas de l’entrée concurrentielle, nous tion 40 avons observé (voir p. 46) que chacune des 39 firmes produisait, à 1 1 = , quanl’équilibre de long terme, une quantité égale à n+1 40 tité qui correspond exactement à celle qui rend minimal le coût moyen de production. Ainsi, même en supposant la libre entrée des firmes sur le marché, le comportement stratégique de celles-ci conduit à des distorsions importantes au niveau de l’allocation de ressources. Mais celles-ci sont encore amplifiées lorsque les entreprises installées mettent en œuvre des stratégies spécifiques pour se protéger contre les méfaits de la concurrence potentielle, ou de la concurrence qu’elles se livrent entre elles.
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2. Barrières à l’entrée et concurrence La théorie classique du prix limite La théorie de l’entrée stratégique que nous venons d’illustrer suppose que les firmes installées choisissent leurs plans de production sans anticiper l’entrée de firmes nouvelles, alors que, en l’absence de monopole de fait ou de monopole naturel, il y a place pour l’entrée de nouveaux concurrents aussi longtemps que les profits restent positifs. Il faut cependant s’attendre à ce que les firmes installées au début du processus pratiquent une politique délibérée de découragement de l’entrée afin d’éviter l’érosion de leurs profits par 49
la concurrence potentielle. Il s’agit d’instaurer une barrière stratégique à l’entrée (voir supra, p. 15). Considérons à nouveau, pour simplifier l’analyse, l’exemple d’un monopole qui choisit d’offrir sur le marché la quantité qui rend son profit le plus élevé. À la figure 4.A, la courbe CMLt représente l’évolution du coût moyen de long terme avec la quantité Q produite, et la courbe Cm le coût marginal de Q. La droite DD’ est la fonction de demande qui exprime, pour chaque niveau de production Q, le prix p(Q) auquel cette quantité peut être vendue. La droite R m est la recette marginale du monopole. FIGURE 4.A
FIGURE 4.B
À la quantité QM qui maximise le profit du monopole, la recette marginale est égale au coût marginal ; le prix de vente correspondant est égal à pM. Considérons alors un concurrent potentiel disposant d’une technologie identique à celle du monopole, et faisant donc face aux mêmes coûts de production. S’il se décide à entrer sur le marché, rien ne s’oppose à ce qu’il réalise encore des profits positifs, en offrant une quantité q dont le coût moyen reste inférieur à P(QM + q). Sans doute, la quantité offerte agrégée étant plus élevée, le prix sera plus faible, mais, désormais, le monopole est exposé à la concurrence effective de l’entrant. Considérons maintenant un monopoleur plus astucieux, qui anticipe l’entrée du concurrent potentiel. Si ce dernier est convaincu de ce que le monopole maintiendra la production après l’entrée, il suffit à celui-ci de vendre une quantité QL, telle que, au prix p(QL) qui en résulte, la firme entrante réaliserait toujours un profit non positif, quelle que soit la quantité qu’elle envisagerait de vendre. L’entrée est alors barrée, car elle devient non rentable pour le concurrent potentiel. Mais pour ce faire, il faut que QL soit choisi de sorte que, pour toute quantité q de l’entrant, le coût moyen à long terme CMLt(q) excède le prix p(Q L + q). Pour identifier les valeurs de Q L et p(Q L ), 50
considérons la figure 4.B : si le monopole choisit de vendre QL au prix pL, la « branche » de la demande résiduelle encore accessible au concurrent est donnée par le segment D”D’. Comme on a supposé que ce dernier disposait d’une technologie identique, il fait face à la même fonction CMLt(q) et on constate que pour toute quantité q positive que ce dernier souhaiterait vendre, le prix p(QL + q) ne peut couvrir le coût moyen CMLt(q). Par conséquent, l’offre QL et le prix pL correspondant réalisent la barrière à l’entrée souhaitée. Le prix pL est appelé prix limite : c’est le prix le plus haut qui puisse être annoncé par le monopole tout en se garantissant qu’une production positive d’un entrant conduira nécessairement celui-ci à des pertes. L’hypothèse suivant laquelle l’entrant est convaincu, avant l’entrée, du maintien de la production du monopole après l’entrée est appelée postulat de Sylos-Labini (voir Sylos-Labini [1957]). La théorie du prix limite repose sur une idée très simple. L’anticipation de l’entrant, suivant laquelle le monopole maintiendra sa production après l’entrée, permet à celui-ci de barrer l’entrée, en produisant suffisamment pour que, si une nouvelle firme envisageait de pénétrer le marché, sa production additionnelle fasse baisser le prix en dessous du coût moyen. Le rôle de l’investissement comme barrière à l’entrée La principale critique qu’il y a lieu d’adresser à la théorie classique du prix limite est liée au postulat de Sylos-Labini. En effet, il n’y a guère de raisons de penser que les candidats à l’entrée sur le marché conforment effectivement leurs conjectures à celles que suppose ce postulat. Dès lors, il n’y a pas davantage de raisons pour que le monopole lui-même prête ces conjectures aux concurrents potentiels. Une hypothèse plus plausible serait que ces derniers anticipent une concurrence de type non coopératif entre la firme installée et eux-mêmes, après avoir rendu effective leur décision d’entrée. S’il en est ainsi, les anticipations d’un concurrent potentiel, quant au volume produit après l’entrée, par la firme existante ne sont plus nécessairement fixes, mais peuvent dépendre du choix réalisé avant l’entrée par cette dernière. Considérons, par exemple, un marché où la firme 1 décide de s’installer, mais prévoit l’entrée d’une autre firme — la firme 2 — peu après son installation. Cette chronologie d’entrée — la firme 1 s’installe avant la firme 2 — permet à la première de signaler à la seconde, par le choix de son volume de production, quelles sont ses intentions quant au volume de biens qu’elle produira après l’entrée de celle-ci. En particulier, le choix de sa capacité de production peut servir de signal pour avertir l’entrant potentiel de ses intentions de production à l’équilibre non coopératif qui s’établira après l’entrée de ce dernier. Si la concurrence entre les deux firmes se résout effectivement à cet équilibre, et si ce dernier dépend du choix de capacité 51
de la firme 1, celle-ci peut alors décourager l’entrée en choisissant adéquatement sa capacité : l’investissement choisi peut être si élevé que les profits attendus par la firme 2 à l’équilibre non coopératif correspondant ne justifient plus l’entrée sur le marché. Dixit [1980] a proposé une analyse de ce type, que nous voudrions brièvement esquisser. Dixit considère deux firmes, où la firme 1 est celle qui s’installe la première, et la firme 2 la candidate à l’entrée. Leurs structures de coûts sont identiques et données par : C(x, k) = f + wx + rk, où f est un coût fixe à l’installation indépendant de la quantité produite, r le coût moyen de constitution de la capacité k, et w le coût unitaire de la production x. Les règles du jeu sont les suivantes. La firme 1 choisit, avant l’entrée de la firme 2, un niveau de capacité k1 ; ce niveau peut être accru ensuite, mais non diminué. Si la firme 2 décide d’entrer, les deux firmes choisissent leurs niveaux de production x1 et x2 à l’équilibre non coopératif correspondant. S’il n’y a pas d’entrée, la firme 1 reste en monopole. Remarquons d’abord que le choix de k1 affecte la forme de la fonction de coût marginal de la firme 1. Si la firme 1 a choisi une capacité k1, elle encourt un coût marginal w si x1 ^ k1 (coût marginal d’une quantité inférieure à la capacité k1 installée) ; en revanche, si elle choisit un volume x 1 qui excède la capacité k 1 , il lui faut simultanément accroître celle-ci, et son coût marginal devient alors w + r (coût marginal d’une quantité supérieure à la capacité k1 installée). FIGURE 5
Il en résulte que le choix de production de la firme 1 face à l’offre x2 de la firme 2 dans le cas où elle est entrée sur le marché dépend à son tour de la capacité k1. En effet, ce choix optimal résulte de la maximisation, par rapport à x1, de la fonction de profit p1 (x1, x2 ; k1) définie par : p1 (x1, x2 ; k1) = p (x1 + x2).x1 – C (x1, k1), 52
maximisation qui implique l’égalité du coût marginal et de la recette marginale. Comme cette dernière dépend du volume x2 offert par la firme concurrente (car plus x2 est grand, plus la demande « résiduelle » à servir par la firme 1 est faible), la valeur optimale x1 pour laquelle l’égalité du coût marginal et de la recette marginale se réalise peut être soit inférieure ou égale à k1, soit supérieure à k1. Dans le premier cas, le coût marginal sera égal à w et, dans le second, à w + r. Sur la figure 5, nous avons superposé au graphe de la fonction de coût marginal celui des fonctions de recette marginale Rm1, Rm2 et Rm3 correspondant à trois niveaux de production différents de la firme 2 : plus x2 est faible, plus la fonction de recette marginale s’élève vers le nord-est (car le solde de la demande à servir augmente quand x2 diminue). Si la valeur choisie de x2 conduit à la recette marginale Rm2 ou Rm3, le coût marginal de production est égal à w à la solution optimale ; si x2 conduit à Rm1, le coût marginal est alors égal à w + r. On constate donc que le volume de production optimale de la firme 1 face à l’offre de la firme 2 dépend bien du choix de capacité k1. Comme, en particulier, à l’équilibre non coopératif (x*, 1 x*), 2 la firme 1 choisit x*1 en maximisant son profit contre x*, 2 l’équilibre non coopératif dans le jeu après entrée dépend lui-même du choix de capacité k1 pour laquelle la firme 1 a opté avant l’entrée. Par ce choix de capacité, la firme 1 peut donc manipuler l’équilibre non coopératif qui se réaliserait si la firme 2 décidait d’entrer sur le marché, et donc les profits que cette dernière réaliserait à l’équilibre. Toutefois, la constitution de cette capacité est elle-même coûteuse pour la firme 1 qui doit arbitrer entre l’avantage qu’elle retire de sa position de monopole et le coût additionnel engendré par la capacité excédentaire. Dixit démontre alors que, selon la taille du marché et l’importance des coûts fixes, il sera profitable pour la firme 1 tantôt de choisir un niveau de capacité qui empêche l’entrée de la firme 2 à profits positifs, tantôt, au contraire, d’accepter la présence d’un concurrent par le choix d’une capacité moins élevée. Nous avons examiné dans cette section comment les firmes installées pouvaient tirer parti de l’avantage d’être les premières à avoir occupé une industrie, soit pour barrer l’entrée, soit pour freiner l’érosion de leurs profits résultant de l’entrée stratégique de firmes concurrentes. Ces politiques visaient à neutraliser les effets de la concurrence potentielle. Mais, en supposant même que, en dépit de leurs efforts, l’entrée ait eu lieu, il reste toujours la possibilité pour les firmes de neutraliser, ou d’atténuer, la concurrence qu’elles se livrent mutuellement, une fois installées dans l’industrie. Il s’agit cette fois des accords de collusion, visant à coordonner leurs politiques de prix ou de quantités.
53
3. La collusion et la concurrence Les difficultés de la coordination FIGURE 6
L’exemple que nous avons donné au chapitre I (p. 17) identifie de façon claire l’avantage principal de la coordination, par les firmes, de leur politique de prix : la coopérative de production de blé, en imposant un quota de production convenablement choisi à chacun des fermiers, réussit à élever le prix de vente par rapport à celui qu’aurait imposé le jeu de la libre concurrence. Ce faisant, chaque fermier réalise un profit supérieur à celui qu’il aurait obtenu en concurrence. Chaque fois que les vendeurs reconnaissent leur interdépendance mutuelle, il existe une incitation à la coopération, pour autant que le profit que chacun d’eux peut obtenir en agissant à l’unisson excède le profit qu’il obtiendrait en agissant de façon indépendante. Or, cette condition est toujours satisfaite, dans la mesure où la solution non coopérative peut toujours être atteinte par un accord collectif ! Considérons par exemple un duopole en quantités, où q1 représente la quantité vendue par le premier duopoleur, q2 la quantité vendue par le second, C(q) la fonction de coût total de chaque duopoleur et p(q1 + q2) la fonction de demande du marché. Le profit du vendeur 1 est donné par l’expression : p1(q1, q2) = p(q1 + q2).q1 – C(q1) et celui du vendeur 2 par l’expression : p2(q1, q2) = p(q1 + q2).q2 – C(q2). Nous avons représenté à la figure 6 les courbes d’isoprofit des deux vendeurs dans le plan (q1, q2). Par exemple, la courbe p11 représente le lieu des paires (q1, q2) conduisant toutes au même niveau de profit 54
pour la firme 1. Quand le niveau de profit se modifie, ce lieu se déplace. Par exemple, la courbe p21 correspond à des paires (q1, q2) conduisant à un niveau de profit moins élevé pour la firme 1 que celles se trouvant sur la courbe p11 : la firme 2 offre davantage du bien, pour toute valeur de q1, sur la courbe p21 que sur la courbe p11, et la demande résiduelle servie par la firme 1 est en conséquence plus faible et engendre un profit moins élevé. De même, les lieux d’isoprofit de la firme 2 correspondent à des niveaux du profit de plus en plus faibles au fur et à mesure que les courbes d’isoprofit se déplacent vers l’est sur la figure 6. Les points de tangence entre deux courbes d’isoprofit, comme le point (qa1, qa2) sur la figure 6, vérifient tous une propriété remarquable : il est impossible, au départ d’un tel point, d’en trouver un autre où les profits des deux firmes soient simultanément plus élevés. Nous reconnaissons ici la notion d’équilibre coopératif que nous avons introduite au chapitre I (p. 37). Il s’ensuit que le lieu des points de tangence entre les courbes d’isoprofit (la courbe CC’) correspond à l’ensemble des équilibres coopératifs du duopole : ce lieu est appelé la « courbe des contrats ». Si les firmes réussissent à s’entendre, elles choisiront certainement une paire d’offres sur la courbe des contrats, mais laquelle ? S’il n’existe aucune différence entre les firmes, il faut sans doute s’attendre à ce que chacune des deux firmes, à l’accord collusif, produise la moitié de la quantité qu’aurait produite un monopoleur sur le même marché [le point (qa1, qa2) à la figure 6]. Il semble, a priori, qu’il n’y ait guère de difficulté intrinsèque à la réalisation d’un accord collusif. Il existe une motivation claire à celui-ci — les deux firmes obtiennent un profit plus élevé en coopérant qu’en se « tirant dans les pattes » —, et la solution de partage égal du profit de monopole apparaît comme la solution naturelle quand il s’agit d’identifier l’équilibre coopératif à choisir sur la courbe des contrats quand les firmes sont identiques. Pourtant, il existe de multiples raisons pour lesquelles la coordination entre les vendeurs, nécessaire pour obtenir un accord collusif et le maintenir dans le temps, apparaît très difficile à réaliser. Les raisons ne sont pas toutes de même nature. La première tient à la fragilité de l’accord collusif : les parties à l’accord n’ignorent pas que, une fois l’accord passé, chacune d’elles a avantage à ne pas le respecter ! Nous avons déjà fait allusion à cette difficulté au chapitre I (p. 17), et nous y reviendrons longuement à la section suivante, précisément consacrée à la stabilité des accords collusifs. Quant aux autres raisons, elles concernent plutôt la difficulté à obtenir un accord lorsqu’on lève l’hypothèse extrême de symétrie entre les firmes. Considérons, pour commencer, la difficulté créée par l’existence de coûts de production différents entre les firmes qui s’efforcent d’obtenir un accord collusif. Si les coûts sont différents, il devient 55
beaucoup plus difficile de déterminer le partage du profit. En effet, si les coûts marginaux des firmes diffèrent, la maximisation des profits joints implique que les firmes produisent des quantités différentes et obtiennent donc des profits différents. Il peut même arriver que l’une d’elles doive purement et simplement fermer ses portes ! Lorsque les paiements latéraux sont interdits, la difficulté créée par le partage des profits risque alors de saborder les tentatives d’accord. Par ailleurs, si les firmes ne vendent pas un produit parfaitement homogène, mais des produits différenciés, la coordination doit se faire non plus sur un prix ou un quota unique, mais sur l’ensemble des prix et des quantités correspondant aux produits vendus par les entreprises, ce qui a pour effet de multiplier d’autant les difficultés à réaliser l’accord. D’autres types d’asymétrie entre les firmes peuvent encore exister. En particulier, dans un contexte dynamique, les firmes candidates à l’accord peuvent escompter différemment le futur, certaines préférant des profits élevés immédiatement disponibles, et d’autres attachant plus de poids aux profits de long terme. Vis-à-vis de la concurrence potentielle, les premières préfèrent une politique de prix élevé aujourd’hui, quitte à accepter l’entrée immédiate des concurrents ; en revanche, les secondes peuvent préférer une politique de prix limite visant à ralentir l’entrée de ceux-ci. Une autre asymétrie peut résulter d’une perception différente, par les firmes, de la demande future qui est aujourd’hui incertaine. Pour atteindre l’accord, les entreprises doivent comparer leurs jugements de vraisemblance concernant les événements susceptibles d’influencer les conditions du marché : changements technologiques, entrée de nouveaux concurrents, circonstances conjoncturelles. Ces comparaisons peuvent, le cas échéant, rendre presque impossible l’unité de vues nécessaire à la réalisation d’un accord de collusion. Enfin, les réglementations antitrust et anticartel compliquent singulièrement la tâche des entreprises désireuses d’entrer en collusion. Il leur faut alors détourner les prescriptions légales, détournement que certaines entreprises seraient prêtes à accepter, alors que d’autres s’y opposent. Toutes les raisons que nous venons d’évoquer mettent en évidence la difficulté de coordonner les politiques des firmes intéressées à un accord collusif. Mais celle-ci n’est rien, comparée aux difficultés qui surgissent quand il s’agit de maintenir l’accord, une fois qu’il est conclu ! La stabilité des accords de collusion Revenons un instant à la figure 6, et supposons que les deux entreprises se soient accordées sur les quotas de production qa1 et qa2, correspondant à l’équilibre coopératif, avec partage des profits du monopole : les niveaux de profit atteints sont, respectivement, p21 56
pour la firme 1 et p22 pour la firme 2. Supposons alors que, spéculant sur le maintien de l’accord par la firme 2, la firme 1 choisisse de produire davantage, et offre la quantité qb1 : étant donné le respect de l’accord par la firme 2 qui maintient l’offre qa2, la quantité qb1 est celle qui conduit, pour la firme 1, à l’isoprofit le plus bas, donc au profit le plus élevé (p11). Il est clair que p11 1 p21, et il existe donc une incitation évidente pour la firme 1 à « tricher » si la firme 2 maintient l’accord. Un raisonnement similaire révèle que la firme 2, sous l’hypothèse que la firme 1 maintient l’accord, a avantage à offrir la quantité qb2, conduisant à un profit p12 1 p22. Mais la figure 6 révèle aussi que, si elle suppose que son rival « triche », chaque firme a elle aussi avantage à tricher ! Par exemple, en supposant que la firme 2 triche et offre qb2, tricher et choisir qb1 conduisent la firme 1 sur une courbe d’isoprofit (p31), plus basse (donc correspondant à un profit plus élevé) que la courbe d’isoprofit atteinte p41 si elle maintient l’accord et ne triche pas. Il en résulte que, en toute circonstance — que la firme rivale triche ou maintienne le quota —, chacune des firmes a toujours avantage à tricher ! La situation que nous venons d’identifier est entièrement analogue à celle du « jeu de la tirelire » que nous avions analysée au chapitre I (p. 33), dans laquelle chaque joueur préférait ne rien mettre dans la tirelire car, quelle que soit l’hypothèse formulée sur le choix de l’adversaire, choisir de ne rien mettre conduisait au gain net le plus élevé. Nous pouvons d’ailleurs représenter les alternatives des firmes 1 et 2 dans le problème de cartel, sous la forme d’un tableau à double entrée, où chaque firme dispose de deux stratégies : « respecter le quota/tricher » et les données correspondant aux profits obtenus par chacune d’elles à la paire de stratégies correspondante [par exemple l’entrée (4, 4) correspond aux profits réalisés par les firmes à l’équilibre coopératif (qa1, qa2) et l’entrée (1, 5) aux profits réalisés quand la firme 1 maintient le quota qa1, et la firme 2 « triche » en vendant qb2]. Firme 2 Firme 1 Respecter le quota Tricher
Respecter le quota
Tricher
(4,4)
(1,5)
(5,1)
(3,3)
On vérifie aisément que chaque firme, quel que soit le choix stratégique de la firme rivale, a toujours avantage à tricher et à ne pas respecter le quota ! Nous devons donc conclure que, une fois réalisé, l’accord de cartel est hautement instable et, en dehors du recours à un contrat dont la violation pourrait être légalement sanctionnée, il y 57
a peu de chances qu’il puisse se maintenir très longtemps. Mais de tels contrats sont généralement impossibles à passer, dans la mesure où il existe, comme c’est souvent le cas, une législation interdisant la formation d’ententes explicites d’entreprises engagées dans un même secteur industriel. Mais alors, comment peut-on expliquer l’existence fréquente de telles ententes, même si elles ne sont pas explicitement reconnues ? C’est que l’entente peut être tacite, et résulter elle-même, aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’un accord non coopératif… L’intuition de ce résultat est due à Chamberlin [1933] : « Si chaque vendeur recherche son profit maximum de façon rationnelle et intelligente, il doit réaliser que lorsqu’il n’a que peu de rivaux, son propre choix stratégique aura des conséquences substantielles sur les profits de ceux-ci, et qu’il serait dès lors insensé de supposer qu’ils accepteront sans réagir les pertes de profit qu’il peut leur infliger. Puisque, en trichant, chacun des vendeurs risque de voir diminuer ses propres profits, personne n’aura d’incitation à tricher, et alors même que les vendeurs agissent chacun de façon indépendante, l’équilibre sera le même que celui qui eût résulté d’un accord de monopole passé entre les vendeurs. » Il est possible de fournir une analyse rigoureuse de l’intuition chamberlinienne dans le cadre conceptuel de la théorie des jeux. Supposons en effet que le jeu défini par la matrice des paiements considéré plus haut soit répété ad infinitum : à chaque période, les deux firmes choisissent séparément l’une des deux stratégies « respecter le quota/tricher ». Dans le jeu infiniment répété, une stratégie est alors représentée comme une suite de choix ponctuels, et les paiements de ce jeu comme la somme, éventuellement escomptée, des paiements associés aux choix effectués à chaque période. Supposons que chacune des firmes décide unilatéralement, comme choix stratégique de jeu infiniment répété, de respecter le quota à chaque période du futur, ce qui revient à jouer coopérativement à chaque choix stratégique ponctuel. Nous allons montrer que cette paire de stratégies constitue un équilibre non coopératif du jeu infiniment répété. Si l’une des firmes dévie de cette stratégie, en décidant, à un instant donné, de tricher, sa rivale peut la punir en décidant elle-même de tricher pour toutes les périodes futures. Il est évident que le gain transitoire que la première pourrait réaliser en ne coopérant plus à un instant donné ne peut compenser les pertes qu’elle encourrait du fait de la punition éternelle imposée par la firme rivale : la déviation envisagée ne peut donc conduire à un accroissement de la somme escomptée des profits futurs, et la coopération infiniment réitérée apparaît dès lors comme un équilibre non coopératif du jeu répété ! La répétition du contexte stratégique dans lequel les firmes opèrent élargit leurs possibilités à l’usage de stratégies de rétorsion dans le cas où l’une d’entre elles en viendrait à dévier d’un 58
comportement coopératif. La menace constituée par l’exercice éventuel de cette rétorsion contraint donc les firmes à maintenir leur coopération, alors même que chacune a ponctuellement intérêt à dévier de l’accord collusif. Cette « coopération contrainte » ressemble fort à celle qui fut observée au cours de la guerre froide, et qui a conduit à l’« équilibre de la terreur ». Américains et Russes avaient tous deux un avantage ponctuel à utiliser l’arme atomique. Mais la possibilité de rétorsion de l’adversaire, dans le cas où l’une des parties en présence ouvrait les hostilités, a conduit chacune d’elles à ne pas utiliser l’arsenal nucléaire. Ainsi, la considération des conséquences à long terme d’une non-coopération transitoire a incontestablement pour effet de stabiliser la solution coopérative ; cette dernière demeure cependant fragilisée par la tentation permanente à laquelle se trouve exposée chacune des parties de dévier de celle-ci pour jouir d’un bénéfice plus immédiat. La réalité observée se trouve probablement entre les deux analyses qui précèdent. Sans doute les entreprises prennent-elles conscience de l’intérêt qu’elles ont à coopérer plutôt qu’à rivaliser. Les menaces de rétorsion les conduisent alors à maintenir l’accord tacite obtenu, aussi longtemps que des circonstances nouvelles, comme une modification de la conjoncture ou l’entrée de concurrents, ne rendent pas plus attractif un comportement non coopératif transitoire. Durant cette période de transition, la guerre des prix est observée, causant des dégâts qui ont pour effet de ramener les firmes à des attitudes plus sages, où elles bénéficient à nouveau des fruits de la coopération. Nous avons examiné dans ce chapitre la façon dont les entreprises naturellement soumises aux pressions concurrentielles émanant de leur rivalité réciproque, ou de la présence d’une concurrence potentielle, pouvaient, en utilisant des stratégies appropriées, tenter d’y échapper. L’érection de barrières stratégiques à l’entrée, pratiquée par les firmes en place, leur permet de lutter contre la concurrence potentielle ; la coordination de leurs politiques de prix les met à l’abri, du moins pour un temps, des effets dévastateurs de leur rivalité réciproque. Mais l’arsenal des moyens dont disposent les entreprises pour échapper à l’érosion des profits par la concurrence ne s’arrête pas là. Il leur est aussi possible de différencier leurs produits, afin de fidéliser une clientèle « naturelle » et de créer ainsi des monopoles locaux, à l’abri d’une guerre de prix toujours menaçante quand les produits mis sur le marché ne sont pas suffisamment identifiables les uns par rapport aux autres. C’est à l’étude de cette possibilité qu’est consacré le chapitre suivant.
III / La différenciation des produits Dans ce chapitre, nous abandonnons l’hypothèse d’un produit homogène pour aborder l’étude de la concurrence sur un marché où les firmes proposent à la vente des produits différenciés. La section 1 étudie le rôle de la différenciation des produits dans le cas du monopole, soit que ce dernier sélectionne une gamme de produits concurrents, soit qu’il choisisse la qualité du produit qu’il veut vendre. À la section 2, nous revenons à la concurrence stratégique en analysant les situations de duopole quand les vendeurs ne se contentent plus seulement de choisir le prix de leur produit, mais choisissent aussi le produit qu’ils souhaitent mettre à la vente. On considère successivement les cas de différenciation horizontale et verticale des produits : la différenciation horizontale correspond à la concurrence spatiale et la différenciation verticale à la concurrence par la qualité des produits. La section 3 étudie, quant à elle, l’entrée sur un marché différencié ; elle distingue aussi l’entrée suivant qu’elle se fait par produits différenciés horizontalement ou verticalement. 1. Le monopole et la différenciation des produits Le problème de la sélection de gamme Dans le tableau de la page 38 répertoriant les différentes structures de marché, l’une des entrées correspond au monopole différencié. Cette structure de marché représente une situation où un seul vendeur propose à la clientèle plusieurs variantes d’un bien différent. La question se pose de savoir quel est le nombre de variantes d’un même produit qu’il est optimal de mettre à la vente et à quelle constellation de prix. À titre d’illustration, considérons un fabricant de voitures, monopoleur en son pays, qui peut vendre des voitures bleues et des voitures rouges, sachant que le coût unitaire C de production d’une voiture bleue est identique à celui d’une voiture 60
rouge, et égal à 50. La population des candidats acheteurs est composée de deux catégories de clients. La première catégorie inclut 200 consommateurs ; tous préfèrent les voitures rouges aux voitures bleues et sont prêts à payer jusqu’à 150 pour une rouge et 100 pour une bleue. À l’inverse, les consommateurs de la seconde catégorie — supposons-les en nombre égal à 100 — préfèrent les voitures bleues aux voitures rouges, et sont prêts à payer 60 pour une bleue et 50 pour une rouge. Compte tenu de ces préférences de l’ensemble des consommateurs, que doit choisir le monopole ? Vendre les rouges à la première catégorie et les bleues à la seconde, ou sélectionner plutôt l’une des deux couleurs seulement et vendre les voitures de la couleur choisie à tout ou partie de la clientèle ? Dans le cas où il opte pour le premier volet de l’alternative, le monopole fixe le prix d’une voiture bleue à 60, qui est le prix le plus élevé auquel les 100 candidats acheteurs de la seconde catégorie sont prêts à acheter une voiture bleue. Mais notons qu’à ce prix les clients de la première catégorie se portent aussi acheteurs des voitures bleues, et c’est ce qu’ils feront aussi longtemps que le prix d’une voiture rouge excède 110 (par exemple, si le prix d’une voiture rouge était égal à 120, ils auraient un surplus de 150 – 120 = 30 en achetant une voiture rouge, et un surplus de 100 – 60 = 40 en achetant une voiture bleue, et tous achèteront donc cette dernière). Le prix le plus élevé auquel les 200 clients de la première catégorie sont prêts à acheter une voiture rouge est donc égal à 110. Le profit réalisé en choisissant la première option est donc égal à (200 × 110) + (100 × 60) – 300C = 28 000 – 15 000 = 13 000. Supposons alors que le monopole choisisse le second volet de l’alternative, et ne vende que des voitures rouges à la première catégorie des clients. Il peut alors les vendre au prix unitaire de 150 puisque, dans ce cas, il n’est pas soumis à la concurrence des voitures bleues qu’il a décidé de ne pas mettre sur le marché. Le profit réalisé est alors égal à (200 × 150) – 200C = 30 000 – 10 000 = 20 000, et excède de 10 000 le profit réalisé en choisissant la première branche de l’alternative. La solution optimale du monopole revient donc à ne vendre que des voitures rouges, et seulement à ceux qui les préfèrent aux bleues ! Dans le cas d’un marché pour un bien homogène, nous avons déjà attiré l’attention du lecteur sur les distorsions entraînées par la présence d’un monopole quant à l’allocation des ressources, car le coût marginal de production était inférieur au prix de vente. Nous venons de mettre en évidence un autre type de distorsion lié à l’existence d’un monopole : rien ne garantit que le monopoleur sélectionne la combinaison des variantes d’un produit qui soit la meilleure du point de vue des consommateurs. Dans le cas particulier que nous venons d’analyser, il eût été évidemment meilleur pour l’ensemble des consommateurs que le monopole propose à la vente des voitures rouges à ceux qui préféraient les rouges, et des voitures bleues 61
à ceux qui préféraient les bleues : après tout, le coût de production de l’une ou l’autre couleur est parfaitement identique ! Un marché concurrentiel eût spontanément réalisé ce programme : toutes les voitures auraient alors été vendues au prix C, égal au coût marginal, et, à ce prix, ceux qui préféraient les bleues auraient choisi les bleues, et de même ceux qui préféraient les rouges auraient choisi les rouges. Le monopole, quant à lui, non seulement fixe un prix qui excède, et de loin, le coût marginal, mais exclut de la consommation du produit toute une partie de la clientèle sans qu’aucune considération du coût de production ne puisse le justifier. L’exemple précédent n’est qu’une illustration du problème de l’adéquation de la gamme des produits offerts en monopole différencié à la gamme de produits qu’il serait souhaitable d’offrir à la vente du point de vue de la société. Dans notre exemple, trop peu de variantes sont offertes ; mais on peut également montrer que, dans d’autres contextes, le monopole est conduit à offrir une gamme trop diversifiée des variantes par rapport à celle qu’il serait optimal de produire du point de vue de la société (sur ce point, voir Tirole [1988]). Le problème du choix de la qualité Un problème de même nature surgit quand le monopole a la faculté de choisir la qualité du produit qu’il se propose de mettre à la vente : est-il conduit spontanément à sélectionner une qualité qui correspond à celle qui serait la meilleure du point de vue des consommateurs ? Il est facile de construire un exemple montrant que le monopole peut être amené à choisir une qualité du produit qui est inadéquate du point de vue des clients. À cet effet, considérons un monopole pouvant produire, de façon exclusive, l’une ou l’autre des deux variantes d’un produit. La première a un coût unitaire de production c1 égal à 1, et la seconde un coût c2 égal à 3. La variante 2 est d’une qualité plus élevée que celle de la variante 1, dans la mesure où elle est préférée par chaque consommateur. Supposons que la population des consommateurs est composée de deux consommateurs ; p1 = 10 et p2 = 11 sont les prix maximaux que le premier consommateur est prêt à payer pour une unité de la première et de la seconde variantes respectivement. De même, p’1 = 1 et p’2 = 5 sont les prix maximaux que le second consommateur est prêt à payer pour la variante 1 et la variante 2. Comme p1 ! p2 et p’1 ! p’2, la seconde variante est de qualité supérieure à celle de la première. De plus, même en tenant compte du différentiel des coûts de production, il vaut mieux, du point de vue des consommateurs, que la variante 2 soit mise en vente. On observe en effet, dans le cas où celle-ci est vendue à prix coûtant, que le surplus dont bénéficient les deux consommateurs est égal à p2 + p’2 – 2c2 = 10. En revanche, si la première variante est vendue à prix coûtant, le surplus est seulement égal à p1 + p’1 – 2c1 = 9. 62
Il est facile pourtant de vérifier que le monopole est conduit, par le critère de la maximisation du profit, à ne vendre que la variante de basse qualité, et, encore, à un consommateur seulement ! Les alternatives dont il dispose sont, en effet, soit de vendre la variante de haute qualité aux deux consommateurs, soit de vendre celle-ci au seul consommateur 2, soit de vendre la variante de basse qualité aux deux consommateurs, soit de la vendre au seul consommateur 1. Dans le premier cas, il doit fixer un prix unitaire de 5 pour la variante 2 (sans quoi le consommateur ne l’achèterait pas) et il réalise alors un profit égal à 10 – 6 = 4 ; dans le second cas, il peut alors la vendre au prix de 11, mais il faut en déduire le coût, et le profit est donc égal à 8. S’il vend la première variante aux deux consommateurs, il lui faut la vendre au prix de 1, ce qui le conduit, compte tenu du coût de production, à un profit nul. En revanche, s’il vend la variante de basse qualité au seul consommateur 1, il peut la vendre au prix de 10 et réalise un profit égal à 9, ce qui constitue le profit le plus élevé sur l’ensemble de toutes les alternatives qui sont ouvertes au monopole ! On constate donc que le monopole, guidé par le critère du profit maximal, n’est pas spontanément conduit à choisir la qualité du produit qui soit la plus adéquate du point de vue des acheteurs potentiels. Dans l’exemple que nous venons d’étudier, le monopole offre à la vente une qualité trop faible, par rapport à l’optimum social ; il peut aussi arriver que l’inverse se produise, quand la qualité offerte est trop élevée, compte tenu des coûts de production (sur cette question, voir encore Tirole [1988], p. 100-101). Les exemples que nous venons d’étudier correspondent aux deux cas de différenciation des produits que nous avions mis en exergue au chapitre I : différenciation horizontale des produits dans le premier cas (certains consommateurs préfèrent les voitures rouges aux voitures bleues, et vice versa pour d’autres), et verticale dans le second (tous les consommateurs préfèrent la seconde variante à la première). Nous étudions maintenant la concurrence entre deux firmes (duopole) correspondant à chacun de ces cas. 2. Le duopole et la différenciation des produits Dans l’analyse néoclassique de l’entreprise, cette dernière est présentée comme un centre de décision dont la fonction essentielle est de déterminer les quantités, parfois les prix, des produits qu’elle fabrique ou des facteurs de production qu’elle utilise. Dans cette analyse, la liste des produits est une donnée préalable, et on ne considère pas que l’entreprise puisse exercer un contrôle sur la définition des caractéristiques physiques des produits qu’elle vend. En réalité, les choses ne sont pas aussi simples. Dans de nombreux cas, les choix de l’entreprise s’étendent aux produits eux-mêmes, ou à la 63
ligne de produits qu’elle désire mettre en œuvre. Nous venons de rencontrer deux situations de ce type, soit quand le monopole choisit la qualité et le prix d’un produit particulier dans la gamme de ceux qui sont disponibles, soit quand il sélectionne la gamme des produits qu’il décide de vendre, ainsi que leurs prix. Comment s’élaborent ces choix dans le contexte de la concurrence stratégique ? La différenciation horizontale des produits La première tentative visant à intégrer la question fondamentale de la sélection stratégique des produits et de leurs prix par les entreprises a été proposée par Hotelling [1929] dans le contexte de la concurrence spatiale qui correspond à une situation de différenciation horizontale des produits. Pour l’illustrer, considérons deux vendeurs de boissons rafraîchissantes localisés sur une plage de longueur donnée L, plage uniformément recouverte de baigneurs qui constituent leurs clients potentiels. Chacun de ceux-ci se propose de consommer un rafraîchissement qu’il peut, à son gré, acheter au vendeur 1, localisé à une distance a d’une extrémité de la plage, ou au vendeur 2, localisé à une distance b de l’autre extrémité de cette dernière (voir figure 7). FIGURE 7
Le coût total à supporter par le baigneur est égal au prix à payer pour le produit chez le vendeur qu’il a choisi, augmenté d’un « coût de transport » c(x) lié à la distance x qu’il aura à parcourir pour s’y rendre. La question posée par Hotelling concerne à la fois le prix auquel chaque vendeur choisira d’écouler sa marchandise, et le lieu d’implantation de son échoppe sur la plage (le choix de la localisation est analogue au choix du produit). Tout d’abord, il faut remarquer la liaison existant entre ces deux problèmes : il est clair en effet que la nature de la concurrence en prix à laquelle se livrent les vendeurs n’est pas indépendante de leur choix d’un lieu d’implantation. S’ils décident, par exemple, de se localiser au même endroit, la concurrence par les prix risque d’être très sévère : tout se passe alors comme si les deux marchands vendaient un bien homogène, et un raisonnement « à la Bertrand » (voir p. 45) nous conduirait à conclure que l’équilibre non coopératif en prix n’est autre que la solution concurrentielle ! Si, en revanche, les deux vendeurs décident chacun de se localiser à une extrémité de la 64
plage, la concurrence en prix sera beaucoup plus faible. En raison du coût de transport, il sera très difficile à l’un des vendeurs d’attirer à lui des clients installés plus près de son concurrent ; à cet effet, il lui faudrait consentir une réduction substantielle de son prix par rapport à celui que propose le concurrent afin de persuader lesdits clients de parcourir une distance plus longue. Il est plus que probable que la perte due à cette réduction ne sera pas compensée par le gain de clientèle qui en résulte. La liaison entre le choix de localisation et la politique des prix des firmes révèle la nécessité de traiter simultanément les deux questions. Hotelling propose alors un concept d’équilibre non coopératif (équilibre parfait) où les firmes choisissent leur lieu d’implantation en tenant compte de la concurrence en prix qui va en résulter. Trois questions surgissent : 1) Un tel équilibre existe-t-il toujours ? 2) En cas de réponse positive, que peut-on en déduire quant aux lieux d’implantation et aux prix choisis par les vendeurs à l’équilibre ? Les vendeurs sont-ils proches l’un de l’autre (produits « peu » différenciés), au risque de subir une concurrence sévère en prix, ou choisissent-ils au contraire d’être éloignés l’un de l’autre (produits « fortement » différenciés) quitte à ne servir que leur clientèle « naturelle » localisée dans leur voisinage plus immédiat ? 3) Quel est l’effet de l’entrée de firmes nouvelles qui se localisent dans le même marché ? Des réponses précises à ces questions sont trop difficiles pour être analysées en détail dans le cadre de cet ouvrage. Je voudrais cependant évoquer les résultats de cette analyse, et la comparer à l’analyse traditionnelle du fonctionnement des marchés. Considérons tout d’abord le problème d’existence d’un équilibre en prix, tel qu’il avait été formulé par Hotelling. Dans cette formulation, Hotelling avait supposé que le coût de transport c(x) était une fonction croissante linéaire de la distance, c’est-à-dire : c(x) = cx,c 1 0. Étant donné les coûts de transport, il est aisé de dériver la demande qui s’adresse à chaque vendeur — leur localisation étant fixe — comme une fonction des prix qu’ils annoncent, et donc leur fonction de recette comme une fonction de ces mêmes prix. L’équilibre en prix est alors constitué d’une paire de prix qui ne laisse inexploitée aucune possibilité d’accroître la recette de ces vendeurs par le choix unilatéral d’un autre prix, étant donné le prix choisi par le concurrent (équilibre non coopératif). Sans entrer dans les détails de l’analyse (le lecteur intéressé peut consulter d’Aspremont et al. [1979]), on peut montrer que, avec des coûts de transport linéaires, un équilibre non coopératif en prix n’existe qu’à la condition que les localisations des vendeurs soient suffisamment éloignées l’une de l’autre. Autrement dit, on constate que si les deux vendeurs sont suffisamment « éloignés » l’un de l’autre — c’est-à-dire s’ils vendent des produits suffisamment différenciés —, il existe bien une paire unique de prix qui réalise les 65
conditions d’équilibre souhaitées : aucun des deux vendeurs ne trouve une opportunité d’accroître sa recette en « déviant » du prix qu’il avait choisi. En revanche, quand leurs produits sont trop similaires (car ils sont localisés trop près l’un de l’autre), les vendeurs sont inexorablement conduits vers la guerre des prix : quelle que soit la paire de prix considérée, au moins l’un des deux peut accroître sa recette en choisissant un prix différent, celui qui consiste à brader le prix de son concurrent. Ce résultat peut se comprendre intuitivement au départ du raisonnement suivant. Supposons que les deux vendeurs soient très proches l’un de l’autre et que l’un d’eux ait choisi un prix qui conduit la clientèle de son hinterland (le segment [0,a] de la figure 7 pour le vendeur 1 et le segment [L – b,L] pour le vendeur 2) à acheter chez lui. En raison de la proximité du rival, il est peu onéreux pour ce dernier de choisir un prix légèrement plus faible et d’attirer « en bloc » toute la clientèle du premier vendeur, y compris celle située dans son hinterland. Mais alors, le premier vendeur réalise un profit nul, et souhaite à son tour récupérer la totalité du marché. Les deux vendeurs sont ainsi conduits à une guerre des prix, qui ne s’achève cependant pas à un prix égal à zéro : quand le prix est suffisamment bas, il cesse d’être intéressant de le baisser davantage, mais il devient utile, au contraire, de le remonter et de servir son hinterland qui demeure désormais fidèle à ce niveau de prix… Les prix ont donc tendance à cycler. En revanche, quand les deux vendeurs sont suffisamment éloignés, ils n’ont guère d’intérêt à tenter de conquérir la clientèle située dans l’hinterland du rival : cela ne serait possible que moyennant une baisse de prix trop substantielle ! Examinons maintenant l’implication de ce résultat — qui concerne la concurrence en prix — vis-à-vis de la concurrence que se font les vendeurs en termes de la localisation qu’ils choisissent. Dans la mesure où le choix des localisations des deux vendeurs n’est pas indépendant de la nature de la concurrence en prix à laquelle ils se livrent, l’analyse d’équilibre en prix qui précède sert de support in fine pour évaluer leurs recettes en fonction, cette fois, des localisations qu’ils choisissent. L’idée est de substituer, dans les fonctions de recette, les prix par leurs valeurs à l’équilibre. Mais surgit ici une difficulté majeure : quels prix prendre en compte quand on considère des paires de localisations des vendeurs pour lesquelles il n’existe pas d’équilibre ? Dans le cas considéré par Hotelling, l’analyse des recettes des vendeurs comme fonction des lieux d’implantation de ceux-ci ne peut être valablement réalisée que dans le seul domaine des paramètres de localisation a et L – b où un équilibre non coopératif en prix existe, c’est-à-dire quand les vendeurs sont suffisamment éloignés l’un de l’autre. L’analyse révèle que, dans ce domaine, les recettes des vendeurs augmentent quand ils se rapprochent l’un de l’autre, créant ainsi une incitation pour chacun d’eux à se localiser le 66
plus près possible de son concurrent. C’est d’ailleurs cette observation qui avait fait croire Hotelling à l’existence d’un principe de différenciation minimale en vertu duquel les vendeurs choisiraient des produits très similaires, reconstituant ainsi spontanément la concurrence par produits (presque) homogènes. Mais c’était sans tenir compte que, dès l’instant où les vendeurs étaient trop proches l’un de l’autre, l’équilibre non coopératif en prix cesse d’exister ! L’absence d’un équilibre en prix dans ces cas ne permet donc pas, dans le modèle de Hotelling, de répondre en toute clarté à la deuxième question que nous avons formulée plus haut, à savoir : où les vendeurs choisiront-ils de se localiser ? Si l’analyse précédente fournit un élément de réponse en révélant une tendance chez les vendeurs à se rapprocher, elle n’est cependant pas complète car elle ne peut s’appliquer dans la zone des paramètres a et L – b où l’équilibre en prix correspondant n’existe pas, c’est-à-dire précisément quand les vendeurs sont très proches l’un de l’autre. Pour jeter un peu plus de lumière sur cette question (ou, peutêtre, pour l’occulter un peu davantage !), il est utile de considérer une légère variante du modèle de Hotelling. Cette variante a pour mérite de fournir un équilibre non coopératif en prix, quelle que soit la paire (a,L – b) des localisations choisies par les vendeurs. À cet effet, supposons inchangé le modèle précédent, sinon que, au lieu de considérer pour les consommateurs que le coût de transport est proportionnel à la distance, il soit en fonction quadratique de la longueur du déplacement x, c’est-à-dire : c(x) = cx2. En poursuivant une analyse similaire à la précédente, on obtient des résultats bien différents de ceux qui découlent de l’hypothèse des coûts de transport linéaires. Tout d’abord, comme on vient de le souligner, il existe un équilibre en prix pour toute paire de localisations. Mais, et cela est plus significatif, quand on substitue ces prix d’équilibre dans les fonctions de recette des vendeurs, on constate que, quelle que soit la paire de localisations considérée, ces dernières n’augmentent que lorsque l’un des vendeurs s’éloigne de son concurrent (voir d’Aspremont et al. [1979]) ! La conclusion ici est donc radicalement différente de celle que nous avions observée dans le cas des coûts linéaires. Alors que, dans ce dernier cas, les vendeurs tendaient à se rapprocher l’un de l’autre dans tout le domaine des paires de localisations pour lesquelles il existait un équilibre en prix, ici, au contraire, ils ont toujours tendance à se fuir ! Que peut-on conclure de ce qui précède ? Il semble bien qu’il faille se résoudre à accepter une conclusion négative : il n’existe aucune réponse claire à la question de savoir où les vendeurs choisiront d’installer leur échoppe (ou, encore, à celle du degré de différenciation des produits choisis par les vendeurs). Dans le cas des coûts linéaires, apparaît sans doute une tendance à atténuer la différenciation, mais elle ne peut aboutir sous la menace d’une guerre des prix qui rend caduque l’existence d’un « principe de 67
différenciation minimale » des produits. Dans le second cas (coûts quadratiques), les vendeurs s’éloignent en vue de constituer des « monopoles locaux » qui atténuent la concurrence en prix qu’ils se livrent. Ces comportements diamétralement opposés relèvent sans doute du fait que, dans d’autres cas, une situation intermédiaire pourrait apparaître où il existerait un degré de différenciation d’« équilibre » entre les deux vendeurs qu’aucun d’entre eux n’aurait avantage à contester par une déviation unilatérale de sa propre localisation. De toute manière, il ne sera jamais vrai qu’un tel équilibre puisse se réaliser par une différenciation nulle : dans ce cas, par un raisonnement « à la Bertrand », les deux marchands ont nécessairement des recettes nulles puisqu’ils vendent un produit homogène, et chacun d’eux a avantage à se délocaliser en se différenciant du concurrent. Ces résultats rendent caduc l’espoir qu’avait Hotelling de pouvoir garantir l’existence d’un principe de différenciation minimale des produits. Bien au contraire, en différenciant plus ou moins leurs produits, les vendeurs réussissent à adoucir la concurrence en prix qu’ils se livreraient s’ils vendaient tous deux un bien parfaitement homogène. La différenciation verticale des produits Pour étudier la concurrence en prix que se livrent deux firmes vendant des produits différenciés verticalement, nous considérons le modèle suivant, fondé sur la disparité des revenus de la population des candidats acheteurs ; l’idée est que les consommateurs ayant des revenus élevés seront prêts à acheter la variante de luxe auprès de la firme qui l’offre ; la firme vendant la qualité plus faible se spécialise, elle, dans la vente aux consommateurs dont les revenus sont plus faibles. La firme 1 vend le produit standard au prix p1 et la firme 2 la variante de luxe au prix p2. Tous les consommateurs sont identiques du point de vue de leurs préférences, mais différents par leur niveau de revenu. Nous représentons ces différences en supposant que les consommateurs sont rangés dans l’intervalle [0,1] par ordre croissant de revenus, le consommateur le plus pauvre (le consommateur situé en 0) détenant un revenu égal à R1, et le plus riche (le consommateur situé en 1) un revenu égal à R1 + R2. Quant aux consommateurs t situés à l’intérieur de l’intervalle [0,1], ils détiennent un revenu « intermédiaire » R(t) égal à R1 + R2t (t désignant un point dans l’intervalle). La figure 8 fournit une représentation de la distribution des revenus. On remarque que le paramètre R1 est proportionnel au revenu moyen de la population, en maintenant R2 constant, et le paramètre R2 proportionnel au coefficient de dispersion de la distribution des revenus quand on maintient constante la masse totale des revenus. Nous supposons que la satisfaction (utilité) que retire le consommateur disposant d’un revenu R(t), d’une unité de produit de qualité supérieure (produit 2) est 68
égale à u2R(t), et à u1R(t) s’il consomme une unité du produit de qualité faible (produit 1). Enfin, s’il ne consomme ni l’un ni l’autre, sa satisfaction est égale à u0R(t). Comme tous les consommateurs préfèrent le produit 2 au produit 1, on a évidemment u2 1 u1. En outre, on suppose qu’ils préfèrent consommer une unité du produit 1 à ne rien consommer, de sorte que u1 1 u0. Enfin, on suppose que les achats des consommateurs sont mutuellement exclusifs : s’ils achètent une unité de l’une des variantes, c’est alors à l’exclusion de l’autre. Nous pouvons facilement déterminer, au départ des hypothèses précédentes, les prix maximaux — que nous notons p1(t) et p2(t) — que chaque consommateur t est prêt à payer pour chacune des deux variantes offertes. Compte tenu de ce que la satisfaction en achetant le produit doit excéder la satisfaction obtenue en ne l’achetant pas, le consommateur t est prêt à acheter la première variante standard seulement si l’inégalité : u1(R(t) – p1(t)) = u1(R1 + R2t – p1(t)) 6 u0(R1 + R2t) = u0(R(t)) est satisfaite, de sorte que le prix maximal p1(t) que le consommateur t ait à payer pour le produit est donné u – u0 R(t). À ce prix, le consommateur t est exactement par p1(t) = 1 u1 indifférent entre acheter le produit 1 et maintenir son revenu R(t) inchangé. Par un raisonnement similaire, la variante de luxe sera achetée uniquement si : u2(R(t) – p2(t)) = u2(R1 + R2t – p2(t)) 6 u0(R1 + R2t) = u0(R(t)), ou encore : u –u p2(t) = 2 0R(t). u2 FIGURE 8
Dans la figure 9, on a représenté p1(t) et p2(t). La question est alors la suivante : comment, parmi ceux qui achètent l’une des deux variantes, se répartissent les consommateurs entre celles-ci en fonction des prix p1 et p2 annoncés par les deux entreprises ? Tout d’abord, l’ensemble des consommateurs t pour lesquels p1(t) ~ p1 et p2(t) ~ p2 n’achètent aucune des variantes : les 69
prix annoncés par les deux vendeurs excèdent les prix maximaux qu’ils sont prêts à supporter. En revanche, les autres consommateurs achètent soit la première variante, soit la seconde. Ils achèteront la première de préférence à la seconde si, et seulement si, la satisfaction qu’ils retirent de la consommation de la première en payant le prix p1 excède la satisfaction retirée de la consommation de la seconde au prix p 2 , c’est-à-dire si, et seulement si : u1(R(t) – p1) 6 u2(R(t) – p2). On peut montrer que cette condition est équivalente à la condition : (1) u2p2(t) – u1p1(t) ^ u2p2 – u1p1, ou, encore, en divisant les deux membres de l’inégalité par u1, u2 u p2(t) – p1(t) ^ 2p2 – p1 = v. u1 u1 FIGURE 9
On représente, à la figure 10, trois cas de répartitions possibles des consommateurs entre les firmes, en fonction du différentiel u2 p2 – p1 = v. u1 Dans le cas A, tous les consommateurs situés « à gauche » du consommateur t(p1) n’achètent rien car, pour chacun d’eux, les prix p1 et p2 excèdent les valeurs p1(t) et p2(t) ; ce sont les consommateurs dont les revenus R(t) sont les plus faibles. La classe « moyenne » des consommateurs située entre t(p1) et t(p1,p2) achète la variante standard proposée par la firme 1 [le consommateur t(p1,p2), pour u lequel l’écart entre les droites 2p2(t) et p1(t) est exactement égal u1 à v, satisfait à l’expression (1) : il est indifférent entre acheter le produit 1 au prix p1 et le produit 2 au prix p2]. Enfin, la classe des consommateurs les plus riches, située entre t(p1,p2) et 1, préfère acheter la variante de luxe à la variante standard. La caractéristique principale du cas A est que, à la paire des prix (p1,p2), tout le marché n’est pas servi : certains clients préfèrent s’abstenir purement et simplement de la consommation du produit. En revanche, dans le cas B, le marché est saturé et le consommateur t(p1,p2) sépare les acheteurs 70
du produit 1 de ceux du produit 2. Enfin, le cas C correspond à une situation où le vendeur du produit standard annonce un prix égal à zéro et où le vendeur 2 annonce un prix p2 qui rend le consommateur le moins riche (le consommateur représenté par le point 0) indifférent entre acheter la variante de luxe à ce prix et la variante standard gratuitement (dans ce cas, le partage du marché se fait au point 0 ; la firme 2 sature à elle seule le marché). FIGURE 10
Cas A
Cas B
Cas C
On constate, d’après les cas évoqués ci-dessus, que, en fonction de la paire de prix (p1,p2) choisie par les entreprises, trois structures de marché peuvent apparaître en cas de différenciation verticale des produits. Dans la première, tout le marché n’est pas servi et certains consommateurs peuvent encore devenir acheteurs si le prix du produit standard venait à diminuer. Dans le second, le marché est saturé, et les deux firmes ont une part de marché positive. La troisième structure du marché, quant à elle, résulte en l’élimination pure et simple de la firme vendant le produit de qualité inférieure, alors même qu’elle pratique un prix nul. La question qui se pose alors est d’identifier les conditions sous lesquelles l’équilibre non coopératif en prix conduit soit au cas A, soit au cas B, soit encore au cas C. La réponse à cette question dépend bien évidemment des valeurs des quatre paramètres qui définissent le problème : les paramètres R1 et R2, liés à la distribution des revenus, et qui caractérisent la moyenne et la dispersion de ceux-ci, et les paramètres u1 et u2 dont la différence renseigne « de combien » le produit de luxe domine le produit standard, en termes du goût des consommateurs. On peut montrer que l’équilibre non coopératif en prix correspond au cas A, R 1 u2 – u1 1 u2 – u1 R lorsque 1 ~ , au cas B, lorsque ^ 1 ~ 1, et au R2 3 u2 – u0 3 u2 – u0 R2 R cas C, lorsque 1 6 1. De plus, dans le cas B, les prix d’équilibre R2 71
(u2 – u1)(R2 – R1) (u – u1)(R2 + R1) et p*2 = 2 , et 3 3u2 u – u1 dans le cas C, par p1* = 0 et p2* = 2 R1 (le lecteur intéressé peut u2 consulter Gabszewicz et Thisse [1982]). On observe donc que, R 1 u2 – u1 lorsque 1 ~ , c’est-à-dire pour des valeurs faibles du 3 u2 – u0 R2 R rapport 1, les vendeurs ont tous deux une part de marché positive R2 et le marché n’est pas entièrement servi. À de faibles valeurs de R1 correspondent un revenu moyen faible (R1 petit) et/ou une forte R2 dispersion des revenus (R2 grand) : seuls les consommateurs disposant d’un revenu assez élevé peuvent s’offrir, à l’équilibre, le produit standard, alors que les revenus très élevés achètent la variante de luxe à un prix lui aussi très élevé. En revanche, lorsque le rapport R1 devient plus grand (soit que le revenu moyen s’élève, soit que la R2 dispersion des revenus est plus faible), le marché devient saturé à la paire de prix (p1*,p2*) : même les consommateurs les moins riches peuvent s’offrir la variante standard du produit. Enfin, lorsque R1 excède la valeur 1, ce qui correspond à une dispersion faible et/ou R2 à un revenu moyen élevé, tous les consommateurs souhaitent, aux prix d’équilibre, acheter la variante de luxe du produit. Il est commode de discuter les résultats précédents en termes d’entrée. Supposons, à cet effet, que la firme vendant le produit 1 occupe initialement le marché, et bénéficie d’une position de monopole ; la firme 2, vendant le produit de qualité supérieure, entre sur R le marché. Quand 1 ~ 1 (cas A ou B), l’entrée de cette firme est R2 compatible avec le maintien du produit standard. En revanche, dès R que 1 6 1 (cas C), l’entrée d’une nouvelle firme n’est possible R2 qu’avec un produit de qualité supérieure, et s’accompagne toujours de la sortie de la firme préexistante. De plus, à l’équilibre correspondant, le prix d’équilibre p*2 de la firme 2 correspond au niveau le plus élevé qui soit compatible avec le maintien de la firme 1 en dehors du marché (voir figure 10, cas C) : même en annonçant un prix nul, celle-ci ne peut éviter d’être exclue du marché par suite de l’entrée du produit de qualité supérieure. Le prix p2* joue donc un rôle analogue à celui que choisit un monopole dans la théorie du prix limite. On vérifie d’ailleurs facilement que, comme dans cette théorie, le prix p* 2 est toujours inférieur au prix que pratiquerait la sont donnés par p*1 =
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firme 2 si elle était en monopole, sans la menace exercée par la concurrence du produit standard. Considérons maintenant le problème du choix de la qualité u2 par la firme entrante, en supposant que la valeur du paramètre u2 est sous le contrôle de cette dernière, une valeur plus élevée de u2 correspondant à une qualité plus élevée du produit. La question qui se pose est alors de savoir s’il est plus profitable, pour l’entrant par qualité supérieure, de choisir une qualité proche de la qualité existante dans l’espoir de capter les clients de la firme 1, ou, au contraire, de jouer la carte de la différenciation de manière à se constituer une sorte de « monopole local ». Nous retrouvons ici la question posée par Hotelling, mais cette fois dans le contexte de la R différenciation verticale des produits. Dans le cas où 1 6 1 (cas A), R2 la réponse à cette question est immédiate : la firme entrante, étant seule à rester sur le marché et saturant ce dernier, choisira toujours u – u1 la qualité conduisant au prix p*2 = 2 R1 le plus élevé ; elle choiu2 sira donc la plus grande valeur possible pour u2, c’est-à-dire la quaR lité la meilleure. Considérons alors le cas où 1 6 1, de sorte que R2 les deux firmes ont une part de marché positive à l’équilibre en prix (cas A ou B). Si la firme 2 entre sur le marché avec un produit proche de celui du concurrent, le différentiel de qualité u2 – u1 tend (u – u1)(R1 – R2) et vers zéro, et les deux prix à l’équilibre p*1 = 2 3u1 (u – u1)(2R2 + R1) p2* = 2 tendent aussi simultanément vers zéro. Il 3u2 n’y a là rien de surprenant : si la qualité de la firme entrante tend à s’aligner sur la qualité du produit 1, les deux variantes tendent à devenir des substituts parfaits, et l’analyse de Bertrand s’applique : les prix d’équilibre tendent vers le prix concurrentiel. Le choix de la qualité la plus élevée s’impose à nouveau à la firme entrante. Dans tous les cas, on vérifie donc que l’entrée par qualité supérieure conduit toujours à la différenciation maximale entre les produits, invalidant ainsi la conjecture de Hotelling suivant laquelle il existerait un principe de différenciation minimale des produits. En accentuant le différentiel de qualité entre les variantes proposées aux consommateurs, les firmes se mettent à l’abri de la concurrence sauvage à laquelle conduirait la guerre des prix observée quand les produits sont parfaitement homogènes.
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3. L’entrée sur un marché différencié : la concurrence monopolistique Les deux sections précédentes ont été consacrées à l’analyse d’un marché différencié comportant un petit nombre de vendeurs. Dans la mesure où le marché ne comporte pas de barrières naturelles à l’entrée, il est opportun d’examiner les effets de l’entrée sur un marché où les firmes vendent des produits qui constituent de proches substituts. En particulier, il faut examiner si l’entrée par produits substituts conduit à des conclusions différentes de celles auxquelles nous avions abouti quand les firmes nouvellement installées vendaient un produit identique à celui des firmes occupant déjà le marché. Le premier économiste qui a analysé l’entrée sur un marché où se vendent des produits différenciés n’est autre que Chamberlin [1933]. Cet auteur part du constat que, sur de nombreux marchés, les firmes ne vendent pas un produit homogène, mais des substituts plus ou moins imparfaits. De plus, il observe que sur ces marchés cohabitent de nombreuses variantes d’un même produit, chacune d’elles étant vendue par une firme différente. Nous avons donné précédemment, comme exemple correspondant à cette structure, celui de commerces de détail dans une grande ville : il existe un grand nombre d’épiceries, mais chacune d’elles vend un produit différent des autres dans la mesure où elle est localisée en un lieu spécifique dans l’espace. Sans proposer une analyse rigoureuse, Chamberlin développe alors l’argumentation suivante. Comme les produits sont différenciés, chaque vendeur est conscient du fait que la demande qui s’adresse au produit qu’il vend dépend du prix qu’il affiche ; en revanche, comme le nombre des vendeurs est élevé, aucun d’entre eux n’est conscient du fait que la demande pour son produit dépend aussi des prix pratiqués par ses concurrents. Chaque vendeur se comporte alors comme un monopoleur faisant face à la fonction de demande pour son propre produit. Cependant, l’entrée des nouvelles firmes sur le marché conduit celles-ci à capter progressivement la clientèle des firmes déjà installées et rogne ainsi la demande qui s’adressait aux firmes installées : la demande qui s’exprime auprès de chacune d’entre elles devient donc à la fois plus élastique au prix et plus faible à chaque prix. À partir d’un certain seuil, il ne sera plus possible, à aucune firme de l’industrie, de vendre une quantité positive à un prix au moins égal au coût moyen correspondant à cette quantité ; chaque firme dans l’industrie réalise alors un profit nul, et l’entrée de nouvelles firmes devient impossible. La figure 11 représente l’équilibre de long terme correspondant à cette situation. La firme individuelle produit la quantité QCM de son produit, et vend cette quantité au prix pCM, compte tenu de la fonction de demande DD’ pour son produit, cette demande résultant ellemême de l’entrée des autres firmes vendant des produits substituts. 74
FIGURE 11
On constate donc que la quantité QCM produite à l’équilibre de long terme est inférieure à la quantité QC qui aurait résulté d’un processus d’entrée concurrentielle par produits homogènes. Rappelons-nous, en effet, que l’entrée concurrentielle sur un marché où toutes les firmes vendent un produit parfaitement homogène conduit nécessairement chaque firme à produire la quantité pour laquelle le coût moyen est minimal (voir p. 46) : l’entrée dans une industrie différenciée conduit donc l’ensemble des firmes à travailler chacune avec une capacité de production excédentaire (nous avions déjà noté l’existence de cette propriété à la solution de long terme en cas d’entrée stratégique, même sur le marché d’un produit homogène, voir p. 48). L’entrée sur un marché différencié horizontalement Comme nous l’avons déjà remarqué au chapitre I, les deux hypothèses qui sous-tendent l’analyse de Chamberlin — perception de chaque vendeur du lien existant entre le prix annoncé et le volume demandé, ignorance de l’interdépendance stratégique — semblent être peu compatibles. Nous avons longuement expliqué au chapitre I comment, quand la concurrence était « localisée », la structure « en chaîne » des demandes impliquait que chaque firme ne se trouve en concurrence directe qu’avec les firmes qui lui sont immédiatement voisines dans l’espace des caractéristiques, et non avec la population totale des firmes dans l’industrie. Dès lors, comment une firme peut-elle percevoir la sensibilité de la demande qui s’adresse à elle en fonction de son propre prix, mais ignorer la dépendance de cette demande vis-à-vis des prix pratiqués par les concurrents les plus proches ? Une analyse rigoureuse de l’entrée sur un marché 75
différencié requiert donc nécessairement de prendre en compte l’interdépendance stratégique entre les vendeurs, puisque, même si les firmes sont nombreuses, chacune d’entre elles n’est en concurrence directe qu’avec un très petit nombre d’entre elles. Nous proposons d’illustrer ce qui précède à l’aide d’un modèle très simple, décrivant l’entrée stratégique de firmes se livrant à une concurrence spatiale sur le cercle. Ce faisant, nous couvrirons le cas où l’entrée a lieu sur un marché différencié horizontalement. L’espace des caractéristiques est représenté par un cercle de longueur unitaire. On suppose que la distribution des consommateurs le long du cercle est uniforme et que les firmes (produits), en nombre n, sont disposées de manière équidistante autour de ce même cercle, de circonférence unitaire comme à la figure 12. FIGURE 12
Nous supposons, comme dans la variante du modèle de Hotelling que nous avons discutée plus haut, que le coût de transport qu’un consommateur encourt pour acheter une unité de produit est proportionnel au carré de la distance x qu’il a à parcourir ; c’est-à-dire tx2. La première étape du raisonnement consiste alors à construire la demande qui s’adresse à chaque firme i comme une fonction de son prix pi et de ceux pratiqués par ses concurrents voisins, à savoir les firmes i – 1 et i + 1. Pour une paire donnée pi – 1 et pi + 1, la demande à la firme i, Di peut être déterminée de la manière suivante. Entre i et i – 1, les consommateurs se répartissent entre les deux firmes. Il existe un consommateur qui est indifférent entre acheter auprès de l’une ou l’autre firme. La position de ce consommateur est obtenue à partir de la condition suivant laquelle le prix pi payé à la firme i, augmenté du coût de transport tx2 à supporter pour s’y rendre, doit être égal pour ce consommateur au prix pi – 1 payé à la firme i – 1, 76
1 augmenté du coût de transport t ( – x)2 à encourir pour s’y rendre n (on tient compte du fait que la distance entre les firmes i et i – 1 est 1 égale à ). On a donc, pour le consommateur indifférent : tx2 + pi = n n t 1 – x 2 + pi – 1 . n p –p 1 Après simplification, x est donnée par : x = i – 1 i + . 2t/n 2n Tous les consommateurs situés entre la firme i et le point localisé en amont de i à une distance inférieure ou égale à x arbitrent en faveur de la firme i. Un raisonnement analogue pour les firmes i et i + 1 permet de déterminer la position du consommateur indifférent p –p 1 entre les deux firmes considérées, à savoir : y = i + 1 i + . 2t/n 2n La demande Di à la firme i est alors obtenue en additionnant les demandes situées de part et d’autre de sa position sur le cercle, c’est-à-dire x + y : p – 2pi + pi + 1 1 + . Di(pi – 1,pi,pi + 1) = i – 1 2t/n n Au vu de cette expression, il est manifeste que la demande Di ne dépend pas des stratégies en prix de firmes non voisines, mais bien des stratégies en prix des firmes voisines dans l’espace des caractéristiques (ici le cercle). Cette propriété constitue l’essence même de la concurrence localisée. Comme l’on pouvait s’y attendre, la demande Di décroît en pi, mais croît en pi – 1 et pi – 1 : les produits différenciés sont effectivement des biens substituables. Si le coût marginal de production c est constant et identique pour toutes les firmes, le profit de la firme i est donné par : pi(pi – 1,pi,pi + 1) = (pi – c). Di(pi + 1,pi,pi + 1). Du fait de la symétrie du modèle étudié, on s’attend à ce que l’équilibre non coopératif en prix soit tel que toutes les firmes vendent au même prix p*. L’analyse des conditions du premier ordre montre qu’il en est bien ainsi et que les prix d’équilibre sont donnés t par : p1* = … = pn* = p* = c + 2. n Tout d’abord, nous constatons que, en raison du caractère différencié des produits vendus, chaque firme a la possibilité de vendre son produit à un prix excédant son coût marginal de production c. Alors que l’usage des stratégies en prix conduit déjà la concurrence entre deux firmes à éroder la totalité des profits lorsque les produits sont homogènes (raisonnement de Bertrand), le fait de vendre des produits différenciés horizontalement confère aux n firmes un pouvoir de monopole local qui s’exprime par l’existence de marges bénéficiaires positives, même si les stratégies qu’elles
(
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utilisent sont les prix, et non les quantités. Ce pouvoir de monopole est d’autant plus prononcé que le paramètre t, qui représente le coût unitaire de transport pour le consommateur, est élevé. Il n’y a là rien de plus naturel, car ce paramètre mesure la désutilité qu’un consommateur éprouve à devoir s’éloigner, pour effectuer son achat, de la firme dont il est le plus proche. À l’inverse, quand la valeur de t est faible, c’est-à-dire quand la désutilité éprouvée est peu importante, les prix d’équilibre sont proches du prix concurrentiel, le coût marginal c. Par ailleurs, on remarque que le prix d’équilibre p* tend vers le prix concurrentiel quand le nombre n des firmes tend vers l’infini. Enfin, en l’absence de coûts fixes d’installation, l’entrée sur un marché différencié horizontalement n’est jamais impossible : quel que soit le nombre de firmes installées, il y a toujours place pour de nouvelles firmes. En revanche, l’existence d’un coût fixe viendra limiter la prolifération : s’il y a libre entrée dans la branche, le nombre de firmes ne peut croître qu’aussi longtemps que la recette obtenue par chaque firme est au moins égale au coût fixe. Le nombre maximal de firmes qui peuvent cohabiter sur le marché est d’autant plus grand que le coût fixe est faible. Dans l’analyse précédente, nous avons supposé implicitement que les firmes entraient simultanément dans le marché. Une analyse de l’entrée peut être conduite en supposant cette fois que l’entrée prend place de manière séquentielle, sans qu’il soit possible aux firmes installées de modifier leur localisation après l’entrée. L’analyse de l’équilibre prend alors en compte l’anticipation de chaque firme concernant les localisations que choisiront les concurrents qui entreront après elle. Dans le cas d’entrée séquentielle, on peut montrer la persistance de profits strictement positifs à long terme, même avec libre entrée (voir, à ce sujet, Eaton et Lipsey [1980]). L’entrée sur un marché différencié verticalement Considérons maintenant l’entrée de nouvelles firmes sur un marché différencié verticalement. Pour conduire l’analyse, nous supposerons que l’entrée se réalise par qualités supérieures : la kième firme qui pénètre le marché vend une qualité qui domine toutes les précédentes. Cette hypothèse n’est pas déraisonnable dans la mesure où elle reflète le fait que les variantes nouvelles d’un produit bénéficient du progrès technologique conduisant à des améliorations de la qualité du produit. L’analyse proposée précédemment peut alors être étendue à un oligopole différencié incluant n firmes, rangées par ordre croissant de qualité, le paramètre de qualité uk de la firme k étant plus élevé que le paramètre de qualité uk – 1 de la firme k – 1, quel que soit k, k = 1,…,n. Imaginons alors l’entrée d’un (n + 1)ème produit, de qualité un + 1, supérieure à la qualité un. Au nouvel équilibre non coopératif en prix résultant de l’entrée, deux cas peuvent être observés. Dans le premier, il existe encore des 78
consommateurs qui n’achètent aucun des produits offerts par l’industrie après l’entrée ; cette situation correspond au cas A identifié plus haut, lorsque la firme 1 était seule sur le marché avant l’entrée de la firme 2, mais que l’équilibre en prix, après l’entrée de celle-ci, laissait encore une partie du marché — celle incluant les consommateurs les moins riches — non servie. Dans le second cas, l’entrée de la nouvelle firme étend la clientèle de l’industrie à l’ensemble des consommateurs : le marché est saturé. Cette situation correspond aux cas B et C identifiés plus haut. Mais, comme dans ces cas, il y a lieu de distinguer deux possibilités. Dans la première, la (n + 1)ème firme entre sur le marché, mais les parts de marché de toutes les firmes existantes restent positives au nouvel équilibre en prix : c’est le cas B. Dans la seconde, l’entrée de la (n + 1)ème firme sur le marché entraîne un nouvel équilibre en prix, où la firme de qualité la plus basse est exclue du marché, même en annonçant un prix nul, et remplacée par la firme n + 1, vendant la qualité la plus haute : c’est le cas C. Dans ce cas, tout se passe comme si le marché était trop « étroit » pour permettre la cohabitation à l’équilibre d’un nombre de firmes plus élevé que n : l’entrée d’un produit de qualité supérieure à celle des produits existants doit s’accompagner de la sortie du produit de qualité la plus basse (en fait, ce résultat ne constitue qu’une généralisation de la propriété R que nous avions observée dans le cas du duopole lorsque 1 6 1 : R2 sous cette hypothèse, la firme 2 chasse la firme 1 hors du marché). R On peut démontrer que, quelle que soit la valeur du rapport 1, R2 c’est-à-dire quels que soient le revenu moyen et la dispersion des revenus dans la population, il existe toujours un nombre maximal de produits pouvant être simultanément et effectivement vendus sur le marché. De plus, ce nombre est une fonction croissante de la dispersion des revenus. Nous avons énoncé ces propriétés en supposant que les coûts de production étaient nuls, ce qui ne constitue pas une hypothèse très réaliste, dans la mesure où l’on s’attend à voir les coûts augmenter avec la qualité des produits. Néanmoins, on peut montrer que ces propriétés restent encore valides lorsque les coûts variables de production n’augmentent pas trop rapidement avec la qualité des produits. Dans ce cas, ce sont les firmes qui bénéficient des rapports qualité-coût les plus élevés qui demeurent les seules à pouvoir subsister sur le marché (voir Shaked et Sutton [1983]). On constate donc que l’entrée par produits différenciés verticalement conduit à une structure de marché très différente de celle qui résulte de l’entrée par produit homogène ou par produits différenciés horizontalement. Dans ces derniers cas, en l’absence de coûts fixes significatifs et de barrières naturelles à l’entrée, il y a place pour un très grand nombre d’entreprises sur le marché, de 79
sorte que les hypothèses de la concurrence parfaite peuvent, croit-on raisonnablement, être satisfaites à l’équilibre de long terme : chaque firme prend le prix comme une donnée, car elle apparaît comme une goutte d’eau dans l’océan. En revanche, l’entrée sur un marché différencié verticalement conduit plutôt à une structure d’oligopole naturel : en fonction du degré plus ou moins disparate des revenus dans la population, le marché est plus ou moins rapidement « encombré », et un nombre restreint de firmes seulement peuvent cohabiter à l’équilibre. Dans ce cas, il faut davantage s’attendre à observer des comportements stratégiques de la part des firmes, conscientes de l’interaction importante existant entre leurs décisions en prix ou en qualité. La raison intuitive de ce résultat n’est pas difficile à identifier : si les goûts et les revenus des consommateurs sont peu différenciés dans la population des acheteurs, le surplus qu’une firme peut s’adjuger en offrant le produit de qualité la plus haute à un prix tel que le consommateur le moins riche souhaite encore l’acheter est relativement faible. En revanche, si les revenus sont plus dispersés, le surplus dont bénéficient les consommateurs les plus riches, et qu’une firme vendant le produit de qualité supérieure peut s’approprier, ne justifie pas qu’elle diminue le prix de ce produit jusqu’à attirer les clients potentiels dont les revenus sont les moins élevés. Il y a alors place pour l’entrée d’un produit de qualité plus standardisée destiné à être vendu à ces derniers consommateurs. Mais la survie d’un ou de plusieurs produits supplémentaires, de qualité plus basse encore, requiert alors une dispersion de plus en plus importante des revenus dans la population. Paradoxalement, plus les revenus sont distribués de façon égalitaire, moins il y a place pour un nombre important de firmes, et plus faible est la concurrence qu’elles se livrent ! Effets de réseau Dans plusieurs industries, en particulier celles qui sont nées dans le sillage du développement des réseaux de télécommunications, on constate l’émergence d’une concurrence caractérisée par des effets de réseau. Ce terme désigne une situation où l’on observe que l’utilité d’un bien pour ceux qui le consomment dépend du nombre de clients qui l’achètent. L’exemple le plus évident correspond au cas des télécommunications, pour lequel il est évident que l’avantage retiré par un consommateur à s’abonner au réseau croît avec le nombre de personnes qui y sont connectées : plus le nombre d’abonnés est important, plus il devient possible, pour un abonné, d’atteindre un nombre élevé de personnes en utilisant le réseau. Cet exemple correspond à un cas d’externalité positive de consommation. À l’inverse, cette dépendance peut devenir négative si le réseau est saturé en raison d’un excès d’appels téléphoniques par rapport à 80
sa capacité : la présence d’un nouvel abonné augmente alors la probabilité de congestion du réseau et diminue d’autant la qualité du service offert. Dans ce cas, les effets de réseau correspondent à une externalité négative de consommation. De même, certains biens sont d’autant plus prisés que le nombre de ceux qui les détiennent est faible : c’est le cas par exemple des biens engendrant des effets de snobisme quand la valeur d’une consommation individuelle du bien décroît si un nombre trop élevé d’individus le possède. Dans les exemples précédents, l’externalité de consommation est engendrée par la demande du bien produit au sein même de l’industrie. Mais il peut arriver que les effets de réseau se développent d’une industrie à une autre, quand l’utilité d’un bien produit dans une industrie dépend du volume de la demande d’un autre bien, produit dans une industrie différente ; nous les appellerons alors des effets de réseau croisés. C’est le cas, par exemple, de l’interaction observée entre l’industrie des médias et le marché publicitaire. En particulier, si on considère le marché des magazines, on observe que les profits des éditeurs de ces magazines dépendent évidemment, pour une part non négligeable, de la quantité d’espace publicitaire demandée par les annonceurs. Plus cette part est importante, plus est élevée la fraction de leurs recettes en provenance du marché publicitaire. De même, les lecteurs de magazines ne sont généralement pas indifférents à la quantité de publicité qu’ils contiennent. Certains ont une attitude hostile à la publicité alors que d’autres lecteurs, au contraire, lui sont favorables. Quoi qu’il en soit, l’effet de réseau croisé est de nouveau présent puisque l’utilité d’un magazine pour le lecteur dépend, positivement ou négativement, de la quantité de publicité qu’il contient et, donc, du volume de la demande sur le marché publicitaire. Mais on observe aussi que, à l’inverse, l’utilité des annonceurs dans le marché publicitaire dépend de la taille de la demande dans le marché de la presse magazine. Il va de soi, en effet, que plus il y a de lecteurs dans ce dernier marché, plus élevé sera le désir des annonceurs d’y insérer leur message puisque l’impact du message publicitaire croît avec la taille de l’audience atteinte ! Ainsi, dans le cas de la presse magazine, nous avons mis en évidence des effets de réseau croisés entre ce marché et le marché publicitaire, qui opèrent du premier vers le second, et vice versa. La taille de la demande sur le marché publicitaire influence l’utilité des opérateurs (lecteurs et éditeurs) sur le marché de la presse magazine ; à l’inverse, la taille de la demande sur ce dernier marché influence les profits des annonceurs sur le marché publicitaire. L’existence d’effets de réseau dans une industrie influence évidemment la concurrence entre les vendeurs qui y opèrent. C’est ainsi qu’on peut montrer que l’existence des effets de réseau croisés entre le marché publicitaire et l’industrie médiatique exerce un effet non négligeable sur la concentration de cette dernière. Dans le cas de la presse quotidienne, par exemple, l’économiste suédois Furhoff 81
[1973] avait suggéré qu’une des raisons principales de la concentration observée dans cette industrie résulte de l’interaction entre la diffusion d’un journal et le volume de contrats publicitaires que son éditeur était susceptible d’obtenir en conséquence de cette diffusion. L’analyse suivante, empruntée à Gabszewicz, Laussel et Sonnac [2002], montre que cette intuition trouve effectivement confirmation en recourant à une analyse fondée sur la théorie des jeux non coopératifs. Le point de départ de l’analyse consiste à étudier la concurrence entre deux éditeurs qui vendent des journaux d’obédience politique différente ; cela pourrait être aussi bien des magazines dont les contenus se différencient en fonction d’autres critères, comme le nombre de pages consacrées à la culture ou au divertissement. On analyse dans un modèle de jeu séquentiel la concurrence en prix qui oppose deux éditeurs de presse à la fois sur le marché des titres de presse et sur le marché de la publicité. Il est intéressant d’analyser cette concurrence sur ces deux marchés en fonction, d’une part, de la proportion des lecteurs favorables ou hostiles à la publicité, et, d’autre part, de l’intensité de leurs préférences — attraction ou répulsion — à l’égard de celle-ci. À la première étape du jeu, on détermine l’équilibre en prix des deux journaux, quand les lecteurs prennent leurs décisions d’achat conditionnellement à la fois à leurs préférences pour le contenu du média et aux volumes de publicité qu’ils anticipent dans chacun d’eux. À la seconde étape du jeu, chaque éditeur décide du volume publicitaire qu’il accepte effectivement d’insérer dans son journal, et détermine le tarif auquel cette insertion se réalise. On étudie l’équilibre parfait de ce jeu séquentiel ; on analyse ensuite la dépendance de cet équilibre par rapport à la proportion des lecteurs favorables ou hostiles à la publicité, et par rapport à l’« intensité » avec laquelle ils expriment leur engouement ou leur hostilité vis-à-vis de cette dernière. Les conclusions de cette analyse peuvent se résumer ainsi. Si une majorité du lectorat a une réaction favorable à la publicité, on constate alors que, à l’équilibre du jeu, l’éditeur dont les lecteurs anticipent un volume publicitaire plus important est d’autant plus enclin à éliminer son concurrent que l’intensité avec laquelle les lecteurs aiment la publicité est élevée. Au-delà d’un certain niveau d’attraction publicitaire, les stratégies d’équilibre en prix utilisées par l’éditeur disposant d’une suprématie sur le marché publicitaire ne permettent plus à son concurrent de survivre, ni sur le marché de la presse, ni sur celui de la publicité. Ce résultat s’obtient sans qu’aucune asymétrie entre les éditeurs soit introduite, sinon le fait qu’une majorité de lecteurs est favorable à la publicité et anticipe un volume plus important de publicité chez l’un des éditeurs. Quand, au contraire, une majorité de lecteurs est hostile à la publicité, on peut alors montrer qu’il n’existe plus d’équilibre, sauf dans le cas exceptionnel où tous les lecteurs 82
anticiperaient exactement le même volume de publicité dans les colonnes de chaque éditeur. On peut donc conclure de l’analyse précédente que l’économiste Furhoff avait formulé un diagnostic pertinent quant à l’incidence du financement par la publicité sur la concentration de la presse. Dès l’instant où le lectorat est favorable à la publicité — ce qui constitue une hypothèse implicite de son raisonnement —, la dynamique qu’il avait décrite conduit inexorablement à la concentration de la presse, par élimination de concurrents qui n’auraient pas obtenus suffisamment de contrats publicitaires ! Ce résultat émerge évidemment de la complémentarité qui se développe spontanément entre la presse et la publicité dès qu’une majorité des lecteurs expriment une opinion favorable à la présence de la publicité dans les journaux. Le lecteur intéressé par d’autres études relatives à l’existence d’effets de réseau et à ses conséquences sur la concurrence peut se reporter utilement à Katz et Shapiro [1994]. Dans l’arsenal des hypothèses de la concurrence parfaite, l’hypothèse d’homogénéité du produit avait pour effet d’exclure la possibilité pour un vendeur de pratiquer un prix supérieur au prix du marché : tous les acheteurs considérant les produits vendus comme des substituts parfaits auraient alors délaissé ce vendeur. Nous avons étudié dans ce chapitre comment l’abandon de cette hypothèse pouvait affecter la concurrence entre les firmes. Il nous reste à examiner maintenant comment l’hypothèse d’information parfaite sur le prix ou la qualité des produits vendus, garantissant l’alignement des prix et des qualités sur le « prix et la qualité du marché », peut à son tour influencer les comportements des firmes et la solution du marché.
IV / L’information imparfaite Ce chapitre est consacré à l’étude de certains aspects du rôle joué par l’information imparfaite des agents sur la concurrence. Comme nous l’avons vu au chapitre I, le sujet est vaste et difficile car il touche au problème fondamental de la formation des prix. Nous nous sommes limité ici à deux illustrations ; la première concerne l’information imparfaite quant aux prix (section 1), et la seconde l’information imparfaite quant à la qualité des produits (section 2).
1. L’information imparfaite sur le prix Au chapitre I (p. 30), nous avons mis en exergue deux caractéristiques liées à l’information imparfaite des consommateurs à propos des prix pratiqués par les firmes d’une branche. D’une part, les consommateurs sont dotés d’une certaine inertie dans le processus de recherche d’informations supplémentaires à celles dont ils disposent déjà, inertie provoquée par les coûts liés à cette recherche ; d’autre part, conscientes de l’existence de cette inertie, les firmes tendent à manipuler leurs prix afin d’inciter les consommateurs à ne pas entreprendre une recherche trop active. Dans la gamme variée des problèmes soulevés par l’information imparfaite des consommateurs concernant les prix, problèmes exposés au chapitre I (section 3), nous avons choisi d’illustrer plus précisément la façon dont les firmes concurrentes sur un marché manipulent leurs prix de vente pour exploiter l’inertie de leurs candidats acheteurs à rechercher une meilleure opportunité en prix. Comme la dispersion spatiale des vendeurs constitue souvent l’une des raisons principales de l’information imparfaite des consommateurs concernant les prix, il est naturel de formuler cette illustration dans un contexte de concurrence spatiale, où l’inertie des consommateurs est essentiellement provoquée par les coûts d’information à encourir en raison même de la dispersion spatiale des firmes. 84
Le modèle que nous nous proposons d’analyser est une variante du modèle de concurrence spatiale de Hotelling, dans laquelle, contrairement à l’hypothèse retenue par Hotelling, les consommateurs ne connaissent pas les prix pratiqués par chaque vendeur, mais seulement le prix du vendeur dont ils sont le plus proches. Nous pourrons d’ailleurs comparer les conclusions obtenues à celles qui émergent de l’analyse de Hotelling, quand les consommateurs possèdent, au contraire, une information parfaite concernant les prix de tous les vendeurs. FIGURE 13
Supposons deux marchands, 1 et 2, localisés respectivement aux points a et L – b d’un marché linéaire [0,L] recouvert uniformément de clients (figure 13). Supposons de plus que tous les consommateurs localisés plus près du vendeur 1 que du vendeur 2 (l’intervalle A1 = [0,m]) connaissent parfaitement le prix p1 annoncé par le vendeur 1, mais ignorent le prix p2 pratiqué par le vendeur 2 (le point m est situé à mi-distance des points a et L – b et est donc égal à L+a–b ). De la même manière, les consommateurs dans l’inter2 valle A2 = [m,L] connaissent le prix p2 du vendeur en L – b, mais ignorent le prix p1 du vendeur en a (on a localisé conventionnelleL+a–b dans le marché naturel du ment le consommateur m = 2 vendeur 1). Nous appelons A1 (resp. A2) le « marché naturel » du vendeur 1 (resp. 2). Enfin, on suppose qu’il est possible pour chaque acheteur de connaître le prix de l’autre firme à condition de supporter un coût qui croît avec la distance qui le sépare de cette firme (ce serait le cas, par exemple, s’il obtient l’information par téléphone, et que le coût de la communication croît avec la distance). Quel est alors l’équilibre non coopératif en prix (p1*,p2*) correspondant à cette situation, si les firmes ont connaissance de l’absence d’information de leurs clients, et du coût qu’ils ont à encourir pour l’obtenir ? Pour examiner cette question, il est utile de se reporter à la figure 14. Dans cette figure, nous avons reporté pour chaque acheteur t le prix le plus élevé qu’il est prêt à tolérer chez le vendeur dont il est le plus proche, sans chercher à connaître le prix pratiqué par le concurrent plus éloigné : dès l’instant où le prix connu excède le prix « toléré », le consommateur préfère payer le coût de l’information afin de chercher à connaître le prix du concurrent. Soit p1(t) 85
le prix toléré par un acheteur t dans A1 et p2(t) celui toléré par un acheteur t dans A2. FIGURE 14
(Nous verrons plus loin comment les courbes p1(t) et p2(t) peuvent être explicitement dérivées au départ des croyances des acheteurs quant au prix pratiqué par le vendeur le plus éloigné d’eux.) La forme des courbes reflète l’hypothèse selon laquelle le coût à supporter pour obtenir l’information croît avec la distance : plus un consommateur est éloigné du point de vente dont il ne connaît pas le prix, plus élevé est le coût à supporter pour le connaître, et plus le prix toléré chez le vendeur le plus proche devient élevé. Montrons alors que la seule paire de prix qui puisse constituer un équilibre non coopératif en prix est celle où chaque firme annonce le même prix p* = p1(m), c’est-à-dire le prix qui rend le consommateur localisé à la frontière des deux marchés naturels A1 et A2 indifférent entre effectuer la recherche ou acheter au prix qu’il connaît. On constate d’abord qu’aucune paire de prix où l’une des firmes annoncerait un prix strictement inférieur à p* ne peut constituer un équilibre : ce vendeur pourrait augmenter son prix tout en gardant son marché naturel, et disposerait donc d’une stratégie plus profitable, contrairement à l’hypothèse que la paire de prix considérée est un équilibre. Ensuite, il est clair que les deux vendeurs doivent annoncer le même prix ; sans quoi, la firme annonçant le prix le plus faible pourrait augmenter son prix, sans perdre des clients. Cette propriété résulte de ce que, si les deux firmes annoncent chacune un prix qui excède p*, mais différents l’un de l’autre, l’ensemble des consommateurs qui effectuent une procédure de recherche 86
achèteront tous à la firme annonçant le prix le plus faible ; en augmentant ce dernier sans pourtant excéder le prix du concurrent, cette firme ne perd donc aucun client. Mais alors, cette hausse de prix, combinée à une clientèle inchangée, conduit à un profit plus élevé, ce qui contredit l’hypothèse suivant laquelle la paire de prix considérée serait un équilibre non coopératif en prix. Enfin, il nous reste à exclure, comme candidate à l’équilibre, une paire de prix pour laquelle les deux firmes annoncent le même prix yp, mais où yp serait strictement plus grand que p*. En utilisant la figure 14, on constate qu’au prix yp tous les consommateurs dans l’intervalle [yt1,yt2] décident de s’informer du prix annoncé par le concurrent qui leur est le plus éloigné. En diminuant légèrement son prix en deçà de yp, chaque vendeur peut donc s’approprier d’un seul coup la totalité de ce segment de marché et réaliser ainsi un profit plus élevé qu’en yp ; mais alors la paire ( yp, yp) n’est pas un équilibre ; d’où la contradiction. Il découle donc du raisonnement précédent qu’en définitive la seule paire de prix candidate à être un équilibre non coopératif est la paire (p*,p*). Tout d’abord, il est remarquable de noter qu’à cette paire de prix aucun consommateur ne cherche à s’informer du prix annoncé par le vendeur dont il est le plus éloigné : le prix p* est le prix le plus élevé que puisse annoncer chaque vendeur, tout en se garantissant de garder l’intégralité de son marché naturel. L’intuition sousjacente à ce résultat est simple. Si l’une des firmes annonce un prix qui excède p*, elle incite certains consommateurs de son marché naturel (ceux qui sont localisés le plus près de son concurrent) à chercher à identifier le prix de celui-ci. Comme cette identification conduit ces consommateurs à constater que, de fait, le prix est plus faible chez lui, il est préférable de diminuer le prix pour les induire à ne pas effectuer la recherche qu’ils auraient autrement entreprise : on retrouve bien l’idée d’une manipulation des prix de vente à la baisse pour exploiter l’inertie des candidats acheteurs. Notons aussi que l’analyse précédente ne garantit pas que la paire de prix (p*,p*) soit un équilibre non coopératif ; elle garantit seulement que, s’il existe un équilibre non coopératif, alors il doit être donné par la paire de prix (p*,p*). Il est donc intéressant de se demander quand, effectivement, cette paire de prix constitue bien un équilibre non coopératif ou, au contraire, quand, pour toute paire de prix, il existe toujours un vendeur au moins pour lequel une déviation unilatérale au départ de p* est profitable. Afin de réaliser cette analyse, supposons d’abord que chaque consommateur a les mêmes attentes concernant le prix inconnu pratiqué par la firme dont il est le plus éloigné (distribution de probabilité uniforme sur un intervalle fixe de prix). Supposons de plus que le coût d’information est une fonction linéaire de la distance qui sépare l’acheteur t du concurrent dont il est le plus éloigné. Sous ces deux hypothèses, on dérive explicitement les fonctions p1(t) et p2(t) et la paire (p*,p*) 87
constituant le seul candidat possible comme paire de prix d’équilibre (le lecteur intéressé peut consulter à ce sujet Gabszewicz et Garella [1986]). On peut alors montrer que cette paire n’est effectivement un équilibre non coopératif en prix que si, et seulement si, les deux inégalités b + 3a ^ L et a + 3b ^L sont simultanément satisfaites. De plus, dans le domaine des valeurs des paramètres a et L – b satisfaisant ces inégalités, les profits des vendeurs augmentent lorsqu’ils se rapprochent l’un de l’autre. Il est intéressant de comparer ces résultats à ceux obtenus par Hotelling, dans le cas de concurrence spatiale avec information parfaite des consommateurs concernant les prix. Nous avons vu plus haut (p. 65) que si les coûts de transport étaient linéaires, il n’existait un équilibre non coopératif en prix, dans ce dernier cas, que si les firmes étaient suffisamment éloignées l’une de l’autre. L’existence d’un équilibre non coopératif en prix, en cas d’information parfaite des consommateurs sur les prix, requiert une condition de même nature, puisque les deux inégalités qui constituent les conditions nécessaires et suffisantes d’existence impliquent que les deux firmes soient suffisamment éloignées l’une de l’autre. Cependant, même si les effets sont identiques, les causes pour lesquelles l’équilibre non coopératif en prix n’existe pas sont totalement différentes dans les deux cas. Dans le cas de Hotelling, une trop grande proximité des vendeurs détruit l’équilibre, car elle incite à la guerre des prix, chacun des vendeurs capturant la totalité du marché en bradant le prix du concurrent, en raison de la différenciation trop faible des produits (voir chap. III, p. 65). En cas d’information imparfaite, l’équilibre est détruit quand les firmes sont proches l’une de l’autre, car l’exiguïté du marché qui les sépare ne justifie pas de baisser les prix jusqu’à se garantir de maintenir le segment du marché naturel compris entre une firme et sa concurrente : mieux vaut alors pratiquer un prix élevé, ne servir que les concurrents éloignés qui, de toute façon, n’effectueront pas la recherche, et abandonner à la firme rivale les consommateurs du marché naturel qui sont les plus proches de celui-ci et qui seront donc facilement incités à obtenir l’information. Cette stratégie conduit cependant à détruire le seul candidat possible comme équilibre, c’est-à-dire la paire de prix (p*,p*). Ce n’est que lorsque le prix p* correspond, pour chacune des deux firmes, à son prix de monopole sur son marché naturel que cette paire de prix constitue aussi un équilibre non coopératif en prix. En revanche, dans le domaine des valeurs des paramètres pour lesquelles un équilibre non coopératif en prix existe, on observe aussi, comme dans le cas de Hotelling, que les profits des vendeurs augmentent quand ils se rapprochent l’un de l’autre, créant ainsi une incitation, pour chacun d’eux, à se localiser le plus près possible de son concurrent. Mais cette incitation est elle-même dangereuse pour les vendeurs 88
car, en se rapprochant, ils risquent d’entrer dans la zone « rouge » où l’équilibre en prix n’existe plus… Dans ce qui précède, nous avons supposé que les consommateurs procédaient eux-mêmes à la recherche d’information concernant les prix. Le cas polaire de cette analyse consiste à supposer cette fois que ce sont les firmes elles-mêmes qui informent les consommateurs de leur existence et du prix qu’elles pratiquent. Ce serait le cas, par exemple, si les firmes déposaient dans les boîtes aux lettres des clients localisés dans le marché naturel du concurrent une publicité sur laquelle figure le prix de vente de leur produit. Pour formaliser cette situation, nous supposons que la firme 1 a choisi d’informer un segment de longueur x du marché naturel de la firme 2 et cette dernière un segment de longueur y du marché naturel de la firme 1. FIGURE 15
La figure 15 représente la structure d’information des consommaL–a+b 2 du marché naturel de la firme 2, et si cette dernière a choisi L+a–b d’informer un segment y, 0 ! y ! , du marché naturel de 2 la firme 1. L’ensemble des consommateurs dans l’intervalle [m1 – y1,m1 + x] dispose donc de l’information parfaite sur l’existence et les prix des deux firmes, alors que ceux situés à gauche de m1 – y connaissent seulement l’existence et le prix de la firme 1, et ceux situés à droite de m1 + x, seulement l’existence et le prix de la firme 2. Enfin, nous supposons de plus que chaque consommateur n’est prêt à payer qu’un montant v pour acheter le produit. Quel est alors l’équilibre non coopératif en prix résultant de cette structure ? Considérons, par exemple, la firme 1, en supposant que la firme 2 annonce le prix p2. Si elle annonce un prix p1 inférieur à p2, tous les clients « à gauche » de m1 + x achètent chez elle, les uns — ceux qui sont localisés à droite de m1 – y — ignorent l’existence de la firme 2, et les autres — ceux qui sont localisés entre m1 – y et m1 + x — savent tous que le prix p1 de la firme 1 est inférieur au prix p2 de la firme 2. En revanche, si la firme 1 annonce un prix p1 strictement supérieur à p2, elle ne sert plus que le segment [0,m1 – y] dans son marché naturel. Nous supposons que, si les deux firmes annoncent le même prix, chacune sert tous les clients de son marché naturel. Tout d’abord, s’il existe un équilibre non coopératif en prix teurs si la firme 1 a choisi d’informer un segment 0 ! x !
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(p1*,p2*), il faut nécessairement que p1* = p2*. S’il n’en était pas ainsi et qu’on observait, par exemple, p*1 ! p*, 2 la firme 1 pourrait augmenter son prix sans perdre de clients, pour autant que la hausse de prix demeure inférieure à la différence entre p*2 et p*. 1 Mais alors, la firme 1 pourrait augmenter son profit par une déviation unilatérale au départ de p*, 1 une contradiction. Il en résulte que, si la paire (p1*,p2*) est un équilibre non coopératif, on doit avoir p1* = p2*, de sorte que chacune des firmes serve exactement son marché naturel à cette paire de prix. Mais cela est impossible si p1* = p2* = p* 1 0 car, en bradant très légèrement le prix p*, chaque firme peut obtenir la totalité de la clientèle qu’elle a informée dans le marché naturel de son concurrent, et réaliser ainsi une augmentation substantielle de son profit. Il nous reste alors à considérer la paire de prix où les deux firmes annoncent un prix égal à zéro. Mais cette paire de prix ne constitue pas non plus un équilibre car, en annonçant un prix strictement positif inférieur à v et en ne servant que la partie non informée de son marché naturel à ce prix, chaque firme réalise un profit strictement positif, alors que ce profit est nul si p* = 0. Nous devons donc conclure que, dans le cas où les firmes elles-mêmes ont la possibilité d’informer la clientèle de leur existence et du prix pratiqué, il n’existe jamais d’équilibre non coopératif en prix si elles n’informent pas la totalité du marché naturel de leur concurrent ! Qu’en est-il alors, si chaque firme informe cette fois la totalité L–a+b du marché naturel du concurrent, c’est-à-dire quand x = 2 L+a–b et y = ? Dans ce cas, la totalité du marché est informée de 2 l’existence et du prix des deux produits, et le seul équilibre non coopératif en prix est dès lors l’équilibre de Bertrand, où les deux firmes annoncent chacune un prix égal à zéro ! On constate donc que, en distribuant elles-mêmes l’information aux consommateurs, les firmes sont conduites soit à « déstabiliser » la concurrence qu’elles se livrent si elles n’informent pas tout le marché, soit à restaurer la guerre des prix « à la Bertrand » si elles choisissent plutôt d’informer le marché dans son entièreté. En revanche, si les deux firmes choisissent de n’informer aucun consommateur dans le marché du concurrent, chacune d’elles peut se comporter en monopole sur son marché naturel, annoncer un prix égal à v, qui lui permet de capturer la totalité du surplus existant sur ce marché ! Même dans le cadre simplifié de ce modèle, nous retrouvons donc ici la même conclusion à laquelle nous avions été conduit dans le cas où seuls les consommateurs procédaient à la recherche d’information et en supportaient les coûts : en cas d’information imparfaite des consommateurs, les firmes sont naturellement incitées à utiliser des stratégies visant à éviter d’accroître l’information dont dispose la clientèle. À cet effet, elles diminuent leurs prix pour renforcer 90
l’inertie des consommateurs à effectuer la recherche d’information, si ce sont ces derniers qui supportent les coûts de cette recherche ; ou elles se dispensent purement et simplement d’informer le marché naturel de leurs concurrents quand cette opportunité leur est ouverte, pour éviter de déstabiliser la concurrence ou d’entrer dans la guerre des prix. 2. L’information imparfaite sur la qualité des produits Afin d’illustrer le comportement stratégique des firmes confrontées à une clientèle imparfaitement informée quant à la qualité des produits vendus, je me propose d’étudier les conséquences, sur la constellation des prix annoncés par ces firmes, des croyances a priori de la population des acheteurs concernant la distribution des qualités entre les firmes. Il existe de nombreuses situations dans lesquelles les consommateurs ne peuvent identifier avec certitude la qualité des produits offerts par différentes firmes. Considérons par exemple un voyageur de commerce arrivant dans une ville qu’il n’a pas encore visitée. Ce voyageur peut savoir que, sur les deux restaurants de fruits de mer de la ville, l’un vend des produits frais, alors que l’autre offre des fruits de mer quelque peu défraîchis. Pourtant, il est incapable d’identifier a priori quel restaurant offre quel type de produit. De même, lorsque la qualité d’un produit se définit par référence à la probabilité de défaillance de ce produit, les consommateurs peuvent connaître les différentes probabilités de défaillance des produits existant sur le marché, sans pouvoir assigner précisément une probabilité de défaillance particulière à chacun des produits vendus. Enfin, les produits nouveaux sont souvent rapidement imités par des produits « pirates », et il peut se révéler difficile, pour le consommateur, d’identifier le vendeur du produit pirate et celui du produit « authentique ». Dans toutes les situations où les consommateurs ne peuvent pas localiser avec certitude la qualité des produits, force leur est de se forger une opinion quant à la vraisemblance des événements qui conditionnent leur choix. Dans cette démarche, tous les consommateurs ne sont pas identiques. D’une part, mesurer la vraisemblance d’un événement est souvent affaire subjective et, d’autre part, certains consommateurs peuvent jouir d’informations a priori différentes quant à la vraisemblance des événements, soit qu’ils aient bénéficié d’informations de « bouche à oreille » que d’autres n’ont pas, soit qu’ils aient déjà expérimenté certaines variantes du produit. Cette multiplicité d’opinions conduit, dans chaque cas spécifique, à une dispersion particulière des croyances dans la population quant à la vraisemblance à assigner au fait que telle ou telle firme vende un produit de bonne ou de mauvaise qualité. Quand la dispersion des croyances dans la population est biaisée en faveur d’une firme et 91
aux dépens d’une autre, on dit que la première jouit d’une « bonne réputation », et la seconde d’une « mauvaise réputation », sans que ces appréciations reflètent nécessairement la réalité du différentiel « objectif » des qualités vendues. La façon dont ces réputations a priori influencent la stratégie de prix des entreprises fait l’objet de l’analyse suivante. Considérons une situation où deux firmes se disputent un marché en vendant des produits de qualité différente, la firme 1 vendant un produit de basse qualité, conduisant le consommateur à un niveau de satisfaction uB, et la firme 2 vendant le produit de « haute qualité », conduisant à un niveau de satisfaction uA ; on a évidemment uA x uB (différenciation verticale). Pour représenter les croyances a priori de la population des candidats acheteurs, supposons que le nombre a, où a appartient à l’intervalle [0,1], représente la probabilité qu’un consommateur particulier assigne à ce que le « bon » produit soit celui vendu par la firme 1 (ce qui, en l’occurrence, n’est pas le cas !) : quand a vaut 1, le consommateur se trompe totalement ; quand a vaut zéro, le consommateur a une croyance parfaitement correcte ; quand a est à l’intérieur de l’intervalle [0,1], et suivant sa valeur, il est d’autant plus proche de la vérité que a est proche de zéro. Supposons alors que l’ensemble des valeurs a existant dans la population est donné par l’intervalle [a,a]. Quand cet intervalle est localisé à l’intérieur de l’intervalle [0,1] dans une zone 1 3 proche de 1 (par exemple, si a = et a = ), le « biais » des 2 4 croyances joue en faveur de la firme 1, alors qu’elle ne le mérite pas ; si, au contraire, cet intervalle est localisé dans une zone proche 1 1 de 0 (par exemple, si a = et a = ), c’est alors la firme 2 qui jouit, 4 2 à juste titre cette fois, d’une « bonne » réputation, en moyenne, dans la population. Dans le cas où l’intervalle est symétrique autour de la 1 probabilité , il n’y a pas de biais en faveur d’une firme particulière, 2 et elles apparaissent alors comme symétriques dans les croyances a priori de la population. Pour connaître la demande qui s’adresse à chacune des firmes en fonction des prix p1 et p2 qu’elles annoncent, il faut identifier quand un consommateur, caractérisé par une croyance a priori égale à a, achète chez l’une ou chez l’autre des deux firmes. S’il est guidé dans son choix par le critère de l’espérance de satisfaction la plus élevée, il achètera à la firme 1, plutôt qu’à la firme 2, si et seulement si : auA + (1 – a)uB – p1 6 auB + (1 – a)uA – p2. Étant donné une paire de prix (p1,p2), il est donc possible d’identifier le consommateur t dont la croyance a(t) réalise exactement l’égalité dans l’expression ci-dessus : ce consommateur est alors indifférent entre acheter à la firme 1 ou à la firme 2 à la paire de prix 92
(p1,p2) ; tous les consommateurs de croyance a supérieure à a(t) achètent à la firme 1, et tous ceux de croyance a inférieure à a(t) achètent à la firme 2. On obtient ainsi la fonction de demande qui s’adresse à chaque firme en fonction de son prix et de celui de son concurrent, et on peut procéder à la détermination de l’équilibre non coopératif en prix correspondant au domaine des croyances [a,a]. (Le lecteur intéressé peut consulter, pour plus de détails, Gabszewicz et Grilo [1993]). Quelles sont les conclusions auxquelles conduit cette analyse ? Tout d’abord, quel que soit le domaine des croyances, il existe toujours un, et un seul, équilibre non coopératif en prix. Suivant la valeur des paramètres a et a — c’est-à-dire suivant le biais plus ou moins grand en faveur d’une firme, en termes de la réputation dont elle jouit dans la population —, soit les deux firmes auront une part du marché positive à l’équilibre, soit la firme jouissant de la réputation la meilleure « chasse » la firme de mauvaise réputation hors du marché. Mais, quoi qu’il en soit, la firme jouissant du biais favorable annonce toujours à l’équilibre un prix plus élevé que l’autre. Dans le cas où cette dernière est exclue du marché, elle pratique un prix nul, et la firme de bonne réputation annonce, à l’équilibre, le prix le plus élevé qui soit compatible avec le maintien hors du marché de la firme rivale. Nous retrouvons ici la pratique d’une politique de prix limite, visant cette fois à exclure du marché une firme jouissant d’une réputation moins favorable dans la population que celle dont jouit la firme pratiquant cette politique. Par ailleurs, il est possible d’analyser la dépendance des prix d’équilibre par rapport à la croyance « moyenne » dans la population et à la dispersion de ces croyances. En particulier, on peut ainsi montrer que, à croyance moyenne constante, un accroissement de la dispersion des croyances a pour effet d’augmenter simultanément les deux prix d’équilibre. De plus, on peut montrer que, du point de vue des consommateurs, un degré positif de dispersion des croyances dans la population est préférable à une absence complète de dispersion de celles-ci ! Cette dernière conclusion est facile à comprendre : si tous les consommateurs, à l’unanimité, sont d’accord pour assigner la même probabilité à ce qu’une firme particulière vende un produit de qualité meilleure que celle du produit offert par la seconde, cela permet à la première d’exclure la seconde du marché sans difficulté et de pratiquer ainsi un prix élevé. En revanche, quand les croyances sont mieux dispersées, il existe certains consommateurs qui assignent une probabilité non négligeable à ce que la seconde soit la firme vendant le produit de qualité supérieure, permettant à celle-ci d’exercer une concurrence effective vis-à-vis de la première. Un intérêt complémentaire à l’analyse qui précède résulte de ce que le même modèle peut servir à examiner les conséquences, sur l’équilibre non coopératif en prix, d’une campagne d’information 93
qui conduirait à informer une fraction de la population de ce que le produit de haut de gamme est effectivement vendu par la firme 2 : une telle campagne pourrait, par exemple, prendre la forme d’une distribution aléatoire d’échantillons du produit vendu par la firme 2 à une fraction donnée de la population. Supposons qu’effectivement une fraction donnée de la population reçoive un tel échantillon, lui permettant d’identifier sans ambiguïté que c’est la firme 2 qui vend le produit de haut de gamme. Cela implique que le domaine des croyances initiales se modifie, au sens où le point a devient désormais égal à zéro (la probabilité que le bon produit soit celui de la firme 1 devient nulle) pour toute la masse des consommateurs informés. Cette altération du domaine initial des croyances conduit alors à un nouvel équilibre non coopératif en prix, et la comparaison de l’équilibre en prix initial avec celui-ci permet d’examiner l’ampleur des modifications introduites par la transmission de l’information à une fraction de la population, en particulier en fonction de la taille de l’échantillon de la population informée. En réalisant ce programme, on obtient les conclusions suivantes (voir Gabszewicz et Grilo [1993]). Tout d’abord, si la fraction de la population informée devient trop grande, l’équilibre non coopératif en prix se détruit, alors que ce dernier existait toujours quand aucun consommateur ne détenait l’information parfaite. La raison intuitive de cette conclusion est la suivante. Quand la masse des consommateurs informés est grande, la firme 1 vendant le produit de qualité inférieure a toujours une incitation à brader le prix du concurrent, afin de récupérer « en bloc » cette masse. Sans doute doit-elle à cet effet pratiquer un prix très faible, puisque ces consommateurs n’ignorent pas qu’elle vend un produit de moindre qualité. Mais le gain réalisé sur la taille de la clientèle ainsi récupérée justifie ce sacrifice. Cette tentation à brader le prix ne permet pas aux prix des deux firmes de se stabiliser à un équilibre. Par ailleurs, quand l’équilibre non coopératif en prix existe, les firmes sont toujours présentes toutes les deux sur le marché. On peut trouver ce résultat surprenant, dans la mesure où si tout le marché est informé, le seul équilibre non coopératif en prix est celui où la firme 2 reste seule sur le marché en annonçant un prix égal au différentiel de qualité uA – uB, et où la firme 1 annonce un prix égal à zéro (politique de prix limite). Finalement, on remarque que, dans le domaine pour lequel un équilibre en prix existe, les deux firmes voient leurs profits croître à l’équilibre, quand on augmente la taille de l’échantillon des consommateurs informés. Cette propriété peut paraître étrange, en tout cas en ce qui concerne la firme vendant le produit de qualité inférieure : de plus en plus de consommateurs le savent, et pourtant son profit augmente ! À bien y réfléchir, cependant, il n’y a là rien d’étonnant. En accroissant la masse des consommateurs informés, la firme 2 se constitue un marché « captif » de plus en plus important, 94
lui permettant d’être moins agressive vis-à-vis du rival et de pratiquer des prix de plus en plus élevés. La firme vendant le produit de qualité inférieure peut donc à son tour augmenter son prix et réaliser ainsi un profit croissant avec la taille de l’échantillon que la firme 2 informe. Les analyses précédentes ne constituent que deux illustrations très particulières de la prise en compte de l’information imparfaite par l’analyse économique. Ce domaine constitue un champ d’investigation nouveau et privilégié des théoriciens, et les approches qui sont proposées ici ne sont qu’un bien pâle reflet du travail effectué durant la dernière décennie sur ce sujet. En particulier, nous n’avons pas traité des problèmes liés à l’information asymétrique des agents économiques. Le lecteur intéressé par ces questions trouvera une synthèse élaborée dans Stiglitz [1989] ou Cahuc [1999].
V / Concurrence imparfaite et équilibre général Les analyses abordées dans les chapitres précédents reposaient sur l’étude d’un seul marché où l’échange se réalise via le mécanisme des prix, les agents du côté « acheteur » du marché se comportant de façon concurrentielle, en étant « preneurs de prix ». En revanche, du côté « vendeur », les agents se comportent de façon stratégique, en tenant compte de l’interaction existant entre leurs décisions individuelles. À plus d’un titre, l’analyse que nous abordons maintenant diffère radicalement des précédentes. Tout d’abord, nous considérons l’échange sur plusieurs marchés simultanément. En raison des substitutions et des complémentarités existant entre les biens au niveau des préférences des consommateurs, les marchés sont reliés entre eux, et des quantités désirées d’un bien par les consommateurs dépendent des quantités d’autres biens qu’ils peuvent obtenir par l’échange. Par ailleurs, nous quittons momentanément le mécanisme d’échange par les prix au profit d’une analyse reposant sur l’échange direct entre les agents, à l’instar du commerce de troc, où les biens s’échangent directement contre d’autres biens. Enfin, nous abandonnons aussi l’hypothèse suivant laquelle les agents, dans l’échange, adoptent des comportements asymétriques, les uns prenant les prix comme donnés, les autres choisissant un comportement stratégique. Tous les agents participent au mécanisme d’échange, en y adoptant le même comportement, fondé sur une rationalité de type coopératif.
1. L’approche coopérative La définition du noyau d’une économie d’échange L’échange de biens par troc entre deux personnes fournit l’exemple le plus simple d’un processus d’échange reposant sur cette rationalité. Chaque individu détient initialement une certaine quantité des biens et la négociation qui s’engage a pour objet de 96
réallouer les quantités disponibles au plus grand avantage des individus. Edgeworth [1881] a étudié spécifiquement ce problème dans le modèle du monopole bilatéral, qui met en scène deux consommateurs, chacun d’eux détenant initialement une quantité donnée d’un bien différent. Le consommateur 1 détient une quantité a du bien 1 et le consommateur 2 une quantité b du bien 2. Après l’échange de quantités x et y, le premier consommateur détient (a – x,y) et le second (x,b – y). À la figure 16, les côtés de la « boîte », appelée « boîte d’Edgeworth », représentent les quantités totales a et b disponibles [voir Guerrien, 1991, p. 49]. Un point quelconque de la boîte représente une allocation particulière de biens entre les deux consommateurs. Si, par exemple, l’allocation est donnée par le point M, les quantités obtenues par le consommateur 1 sont mesurées en prenant 0 pour origine et celles obtenues par le consommateur 2 sont mesurées par les coordonnées de M en prenant 0’ pour origine. Les courbes de niveau tournant leur concavité vers 0 sont les courbes d’indifférence du premier consommateur entre les assortiments des deux biens et celles tournant leur concavité vers 0’ celles du second consommateur entre ces mêmes assortiments. Chaque point de la boîte correspond donc à une redistribution possible des dotations totales des deux biens. La question à laquelle Edgeworth se propose de répondre est la suivante : quelles sont, parmi l’ensemble de toutes les allocations possibles des deux biens entre les consommateurs (les points dans la boîte), celles qui paraissent pouvoir résulter de l’échange, quand ce dernier se réalise par un troc direct entre les parties ? FIGURE 16
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Deux hypothèses raisonnables suffisent, de fait, à réduire l’ensemble de ces réallocations aux seuls points de tangence des courbes d’indifférence comprises entre M1 et M2. Une première hypothèse concerne les exigences individuelles. On suppose que chaque consommateur exige d’obtenir, après l’échange, un assortiment des deux biens au moins aussi satisfaisant pour lui que l’assortiment dont il dispose avant l’échange, c’est-à-dire l’assortiment (a,0) pour le consommateur 1 et (0,b) pour le consommateur 2. En d’autres termes, aucun individu n’est prêt à « faire des cadeaux » sur le marché. La seconde hypothèse introduit un mode de coopération entre les parties : elle affirme qu’une réallocation ne se réalisera pas si les deux consommateurs constatent qu’il en existe une autre où chacun d’eux atteint un niveau de satisfaction qui excède celui obtenu à la réallocation considérée. La première hypothèse aboutit à exclure toute réallocation qui conduirait l’un des individus sur une courbe d’indifférence inférieure à celle sur laquelle il se trouvait initialement. Une allocation finale telle que M’ (voir figure 16) sera donc toujours refusée, le consommateur 1 préférant renoncer à l’échange, puisqu’il préfère à M’ son avoir initial (a,0). L’ensemble des réallocations finales se trouve ainsi réduit, par la première hypothèse, aux seules redistributions comprises entre les courbes d’indifférence passant par les avoirs initiaux (a,0) et (0,b). La seconde hypothèse conduit à limiter les règlements acceptables dans cette zone aux seuls points de tangence des deux systèmes de courbes d’indifférence. Supposons, en effet, qu’un point tel que M puisse constituer un règlement acceptable. L’ensemble de toutes les réallocations comprises entre les courbes d’indifférence passant par M se trouvent sur des courbes d’indifférence plus élevées pour les deux consommateurs, et conduisent donc à un niveau de satisfaction plus élevé pour chacun d’eux. Par la seconde hypothèse, la réallocation M sera donc rejetée au profit d’une redistribution préférée par les deux consommateurs. Les seules réallocations que ce raisonnement ne permet pas d’exclure comme résultat de la négociation sont celles où les courbes d’indifférence des consommateurs sont tangentes : tout déplacement à partir d’une réallocation implique qu’au moins l’un d’entre eux obtient un niveau de satisfaction moins élevé qu’à cette redistribution. L’ensemble des allocations qui satisfont simultanément les deux hypothèses a été appelé par Edgeworth la courbe des contrats. On constate que certaines réallocations sur la courbe des contrats favorisent davantage le consommateur 1 que le consommateur 2, alors que d’autres réalisent la propriété inverse. C’est l’habileté dans la négociation qui décidera de celle qui sera effectivement retenue comme résultat de l’échange. L’analyse précédente nous a conduit à identifier les zones de coopération et de conflit de la négociation économique la plus simple. Cette identification nous permet à présent de préciser de manière 98
plus générale la notion de rationalité collective sous-jacente à la négociation, quand celle-ci concerne un groupe quelconque de n individus échangeant entre eux leurs avoirs initiaux de différents biens. Soit wi l’assortiment de biens avec lequel le consommateur i, i = 1,…,n, se rend initialement sur le marché : wi, l’assortiment initial du consommateur i, est un vecteur qui a autant de composantes qu’il y a de biens différents dans l’économie. Le vecteur Sni = 1wi constitue donc la dotation totale de l’économie pour les différents biens. Considérons alors une réallocation de cette dotation totale entre les n consommateurs, et soit xi l’assortiment des biens obtenus par le consommateur i à cette réallocation, consécutivement à l’échange. Étendons alors le même concept de rationalité de groupe, sousjacent à la notion de courbe des contrats, à l’ensemble des sousgroupes, ou coalitions, des consommateurs, qui peuvent être formés au départ des n consommateurs présents à l’échange : la réallocation sera rejetée s’il existe une coalition des consommateurs pouvant offrir à ses membres i, et sur ses propres ressources, une allocation meilleure pour chacun d’eux que l’assortiment de biens xi reçu à cette réallocation. Seules sont alors acceptables, comme résultat possible de l’échange, les réallocations qui ne sont rejetées par aucune coalition. L’ensemble des réallocations acceptables est appelé le noyau de l’économie d’échange. La définition formelle du noyau est la suivante. Une coalition est un sous-ensemble S de {1,…,n}. Une coalition S rejette une réallocation assignant xi au consommateur i quand il existe des assortiments de biens yi, tel que SiVSyi = SiVSwi, et yi est un assortiment préféré par chaque consommateur i, membre de la coalition S. Le noyau est l’ensemble des réallocations pour lesquelles il n’existe aucune coalition S qui puisse les rejeter. Il est facile de vérifier que, dans le cas de deux consommateurs, une allocation est dans le noyau si, et seulement si, elle appartient à la courbe des contrats. Le noyau et les allocations concurrentielles dans l’économie d’échange Ni le modèle du monopole bilatéral ni sa généralisation à n consommateurs et à un nombre quelconque de biens ne font allusion à la possibilité d’utiliser un système de prix en vue d’aboutir à l’allocation finale des biens entre les divers participants à l’économie. Les allocations figurant sur la courbe des contrats ou se trouvant dans le noyau apparaissent comme les résultats d’un échange direct, qui ignore le mécanisme des prix. L’approche usuelle des économistes pour étudier la réallocation des biens par l’échange consiste cependant à supposer que cette dernière résulte de l’existence de prix, un pour chaque bien, qui rendent compatibles les offres et les demandes qui s’expriment à ces prix. Plus précisément, 99
le consommateur i, doté initialement des ressources wi, peut formuler ses demandes de biens sur les différents marchés, de sorte que la valeur de ses demandes, aux prix courants, n’excède pas la valeur de ses ressources wi aux mêmes prix. Sous cette contrainte « budgétaire », il choisit, en prenant les prix comme donnés, l’assortiment de biens qui le conduit au niveau de satisfaction le plus élevé. Quand la constellation des prix est telle que la quantité totale demandée de chaque bien est égale à l’offre totale du même bien sur chaque marché, cette constellation de prix, et l’allocation qui en résulte, est appelée un équilibre concurrentiel. Le terme « concurrentiel », qui qualifie ici la notion d’équilibre, résulte de ce que les consommateurs, en formulant leurs demandes sur les différents marchés, sont supposés calculer la valeur de leur demande et de leurs ressources initiales, à prix donnés. Cette notion d’équilibre traduit donc l’hypothèse de la concurrence parfaite : les agents économiques ne perçoivent pas l’interdépendance de leurs décisions quand ils formulent leurs choix ; c’est par l’ajustement des prix que les milliers de décisions individuelles, prises indépendamment les unes des autres, deviennent compatibles. La question que nous voulons étudier maintenant est la suivante : existe-t-il certains liens entre les réallocations des biens par l’échange résultant du mécanisme des prix en concurrence, et celles résultant de la négociation directe sous-jacente à la notion de noyau ? À première vue, il semble que ce ne doive pas être le cas. Alors que les premières résultent de la juxtaposition de décisions individuelles indépendantes, les secondes s’obtiennent en prenant en compte les intérêts collectifs de tous les groupes d’individus susceptibles de se former sur les marchés, et on voit mal comment des mécanismes d’allocation aussi différents pourraient conduire à des résultats qui puissent être semblables. De façon surprenante, cependant, les allocations du noyau et les allocations concurrentielles ont des « liens de parenté » inattendus. Tout d’abord, l’allocation concurrentielle est toujours dans le noyau. Pour le prouver, raisonnons par l’absurde. Supposons a contrario qu’une allocation concurrentielle n’appartienne pas au noyau. Il existe alors une coalition S de consommateurs capable, sur ses propres ressources initiales, de donner à chacun de ses membres un assortiment de biens préféré à celui qu’il reçoit à l’allocation concurrentielle considérée. Mais alors, la valeur, en termes des prix d’équilibre, de cet assortiment excède la valeur des ressources initiales de ces consommateurs, évaluées à ces mêmes prix : s’il en était autrement, les consommateurs auraient pu acheter l’assortiment et ne l’ont pas fait, alors qu’il était préféré à celui qu’ils ont effectivement acheté. Cela implique que la valeur, en termes des prix d’équilibre, des assortiments distribués à l’intérieur de la coalition, sur ses ressources propres, excède la valeur des assortiments initiaux de ses membres. Mais cela est impossible, car la coalition 100
est censée réaliser cette distribution en utilisant, à cette fin, ses seules ressources, d’où la contradiction. Ensuite, il existe une relation plus profonde entre le noyau et les allocations concurrentielles liée au nombre des consommateurs participant à l’échange. Pour la faire apparaître, considérons une nouvelle fois la boîte d’Edgeworth, mais en spécifiant plus précisément cette fois les données initiales de l’économie. Il nous sera ainsi possible de faire ressortir de manière plus claire les liens existant entre le noyau et les allocations concurrentielles. L’assortiment initial w1 du premier consommateur 1 est (4,0) ; celui du consommateur 2, w2, est (0,4), de sorte que chaque consommateur a le monopole d’un bien, et que la boîte a la forme d’un carré (voir figure 17). Les deux consommateurs ont la même fonction d’utilité u(x,y) = Mx + My. On vérifie aisément que cette fonction d’utilité conduit à des courbes d’indifférence convexes, symétriques par rapport à la diagonale principale. FIGURE 17
Supposons que les deux consommateurs décident d’opérer les échanges au moyen d’un système de prix dont le rapport est égal à 1, en se conformant à l’hypothèse suivant laquelle chacun choisit l’assortiment de biens d’utilité la plus élevée sous la contrainte de son revenu exprimé en ces prix. Cette démarche conduira chacun d’eux au point C = (2,2), point de tangence, pour chaque consommateur, de la « droite de budget » passant par son assortiment initial wi, i = 1,2 avec la courbe d’indifférence la plus élevée qui puisse être atteinte sous la contrainte de revenu. L’allocation C rend compatibles les comportements des deux consommateurs puisqu’elle réalise l’égalité des quantités offertes et demandées des deux biens sur chaque marché. De plus, au point C, les courbes d’indifférence des deux consommateurs sont tangentes entre elles : le point C appartient donc à la courbe des contrats. Notons qu’il n’existe aucun autre système de prix susceptible de rendre compatibles les offres et les 101
demandes des deux consommateurs sur le marché. L’ensemble des allocations concurrentielles est donc limité à la seule allocation C, et cette allocation est sur la courbe des contrats. Considérons par ailleurs l’ensemble de toutes les allocations figurant sur la courbe des contrats. On voit aisément que cet ensemble est délimité, à la figure 17, par le segment M1M2 de la diagonale, si bien qu’il est beaucoup plus large que l’ensemble des allocations concurrentielles et que rien n’indique, dans le cas de deux consommateurs, que la solution concurrentielle y joue un rôle privilégié. On peut d’ailleurs se demander quel sens revêt le fait d’examiner les solutions concurrentielles d’un marché où deux consommateurs seulement participent à l’échange. Il semble en effet que la notion d’équilibre concurrentiel n’engendre pleine satisfaction que si les hypothèses de la concurrence parfaite sont effectivement vérifiées dans l’économie ; or, l’une de ces hypothèses — la plus cruciale, sans doute — concerne précisément le nombre des agents économiques participant à l’échange. Aussi longtemps que ce nombre est faible, un changement quelconque de l’offre ou de la demande de l’un d’eux est suffisant pour altérer les prix en vigueur, de sorte que la restriction à ces prix est sans signification aucune. Si, en revanche, un nombre considérable d’agents prend part à l’échange, on peut s’attendre éventuellement à ce que l’action individuelle sur les prix devienne négligeable, de sorte qu’un système des prix d’« équilibre » émerge naturellement des échanges. Ainsi, le nombre des agents joue un rôle crucial pour motiver la notion d’allocation concurrentielle : plus le nombre est élevé, plus il paraît légitime de négliger les interdépendances éventuelles des décisions d’individus (nous verrons ultérieurement comment cette justification peut devenir contestable dans une économie où des « groupes organisés » de consommateurs se constituent). Existe-t-il pareille connexion entre la notion de noyau et le nombre de participants à l’échange ? D’une manière analogue, la définition du noyau est-elle « sensible », par exemple, à un accroissement du nombre des consommateurs sur le marché ? Rappelons-nous qu’une allocation est dans le noyau quand il n’existe aucune coalition susceptible de s’y opposer. Mais une coalition est une partie de l’ensemble {1,…,n} des consommateurs. Ainsi la détermination de l’ensemble des réallocations dans le noyau obliget-elle à prendre en considération toutes les possibilités combinatoires qui peuvent être créées à partir des n consommateurs participant à l’échange ; chacune de ces combinaisons constitue en effet une coalition particulière. Puisqu’une réallocation est décrétée hors du noyau quand il existe une telle coalition susceptible de s’y opposer, plus ces possibilités combinatoires seront riches, plus petit sera le noyau. Comme la richesse de ces possibilités croît avec le nombre des consommateurs participant à l’échange, la dimension du noyau tend à diminuer quand ce nombre augmente. 102
Une illustration de ce rétrécissement peut être fournie dans l’exemple de l’économie d’échange que nous avons défini plus haut. À la figure 17, l’allocation M1, qui assigne un assortiment de biens (1,1) au consommateur 1 et (3,3) au consommateur 2, est dans le noyau de l’économie d’échange formée de ces deux consommateurs. Considérons alors l’économie d’échange, formée cette fois de quatre consommateurs, dont les deux premiers sont semblables au consommateur 1, et les deux derniers sont semblables au consommateur 2, i.e. : w11 = w12 = (4,0) w21 = w22 = (0,4) ui(x,y) = Mx + My, i = 1,…,4. Par convention, nous appellerons les deux premiers consommateurs les « consommateurs de type I » et les deux derniers, les « consommateurs de type II ». La nouvelle économie ainsi construite est un simple duplicata de la première où, au lieu d’un consommateur par type, deux consommateurs par type sont cette fois présents à l’échange. Tout d’abord, il est bien évident que l’allocation concurrentielle n’a pas changé du fait du dédoublement des agents : chaque consommateur obtient l’assortiment de biens (2,2) à cette allocation et le rapport des prix est toujours égal à 1 ; à ces prix, l’offre sur chaque marché (8 unités) est égale à la demande. Si l’on examine maintenant le noyau de l’économie dédoublée, formé des quatre consommateurs, on observe cependant que l’allocation M1, répliquée, qui assigne (1,1) aux deux consommateurs de type I et (3,3) aux deux consommateurs de type II, n’appartient plus au noyau ! Montrons en effet que la coalition formée des deux consommateurs de type I et d’un seul consommateur de type II peut rejeter cette allocation. Au départ, cette coalition détient 8 unités du premier bien et 4 unités du second. Supposons que la coalition 5 1 assigne l’assortiment ( , ) à chacun des consommateurs de type I et 2 2 (3,3) au consommateur de type II membre de la coalition. On 1 1 5 5 observe que ( + + 3, + + 3) = (8,4), de sorte que la coalition 2 2 2 2 est capable de réaliser, sur ses ressources initiales, la redistribution interne considérée. Cette redistribution est cependant strictement préférée par les deux premiers consommateurs à ce qu’ils recevaient 51 5/2 + kNN 1/2 1 M1 + M1 = u(1,1). Comme le en M1, car u( , ) = kNN 22 consommateur de type II, membre de la coalition, reçoit (3,3), il est aussi bien qu’en M1. La coalition considérée est donc capable, sur ses propres ressources, de proposer à ses membres des assortiments de biens meilleurs que ceux obtenus en M1 : la réallocation M1 est rejetée et n’appartient plus au noyau ! L’accroissement du nombre des consommateurs participant à l’échange a donc rétréci le noyau. 103
Il nous est possible maintenant de combiner les résultats précédents et d’énoncer la propriété générale qui lie le noyau aux allocations concurrentielles de l’économie d’échange. Tout d’abord, les allocations concurrentielles sont toujours dans le noyau quel que soit le nombre des réplications d’une économie d’échange donnée, et invariantes par rapport à ce nombre ; par ailleurs, comme fonction du nombre de ces réplications, les noyaux forment une suite décroissante d’ensembles d’allocations, au sens où le noyau d’une économie répliquant (n + 1) fois une économie donnée est inclus dans le noyau de la même économie répliquée n fois seulement. Surgit alors la conjecture naturelle suivante, appelée « conjecture d’Edgeworth » : la limite, pour n tendant vers l’infini, des noyaux n’est-elle pas exactement égale à l’ensemble des équilibres concurrentiels de l’économie ? Cette conjecture a été rigoureusement démontrée par Debreu et Scarf [1963] : à la limite, les seules allocations demeurant dans le noyau, quel que soit n, sont les allocations concurrentielles. Ainsi, quand le nombre des agents devient très grand, chaque individu pris isolément perd tout pouvoir dans la négociation par troc, et il devient équivalent pour chaque agent dans cette masse de prendre les prix d’équilibre comme donnés, ou de négocier l’échange par la formation de toutes les coalitions concevables. Ce résultat remarquable constitue incontestablement une justification fondamentale du concept d’équilibre concurrentiel dans une économie comprenant un grand nombre d’agents économiques. Il énonce que, dans une telle économie, alors même qu’on autorise les individus à s’associer librement pour essayer d’influencer de façon consciente le résultat des échanges, ils n’ont rien à y gagner : ils obtiendront de toute façon le même résultat que celui auquel ils auraient été conduits en prenant simplement les prix comme donnés et en laissant ces derniers se fixer de manière à rendre compatibles les offres et les demandes. Comme nous le verrons dans la section suivante, ce résultat n’est cependant valide qu’à deux conditions : d’une part, il ne faut pas que la propriété d’un ou plusieurs biens soit concentrée dans les mains d’un petit nombre d’individus ; et, d’autre part, il ne faut pas que certains agents s’organisent en syndicats, pour influencer le résultat de l’échange : ces deux possibilités relèvent précisément du contexte de la concurrence imparfaite, et il importe donc d’analyser le comportement du noyau quand ces possibilités se réalisent effectivement. Théorie du noyau et situations de concurrence imparfaite La notion de concurrence parfaite repose sur l’hypothèse d’un grand nombre d’agents économiques, parce que chacun de ceux-ci apparaît alors comme un centre de décision anonyme, sans influence sur le résultat des échanges. En dehors de ce contexte, cette notion 104
n’a guère de sens, car les conditions objectives de sa réalisation éventuelle ne sont plus satisfaites. La notion de noyau ne requiert pas une spécification quelconque concernant l’anonymat des agents : elle a autant de signification dans une économie composée de deux agents qu’elle en a dans une économie composée de dix ou cent millions d’agents. Seule la dimension du noyau est sensible à ce nombre : quand le nombre s’accroît, la multiplicité croissante des coalitions rend irréalisables certaines réallocations où des consommateurs obtiendraient plus que ce qu’ils obtiennent à l’allocation concurrentielle. À la limite, le noyau et l’ensemble des allocations concurrentielles sont deux concepts équivalents. Cette conclusion, parfaitement valide dans le cas général, n’est cependant plus vérifiée dans deux cas qui, pour particuliers qu’ils soient, correspondent néanmoins souvent aux situations réelles des marchés. Premier cas. — Il existe une foule d’acheteurs et de vendeurs de tous les biens, sauf pour l’un ou l’autre de ceux-ci, dont le montant total existant est intégralement détenu initialement par un très petit nombre de consommateurs, ou seulement l’un d’entre eux. Deuxième cas. — Il existe initialement une masse considérable d’agents économiques, mais des groupes (syndicats, coopératives…) se forment parmi eux, sur une base institutionnelle dont le principe est de substituer à la libre initiative des individus qui composent le groupe une décision unique qui lie tous les membres du groupe. Nous reconnaissons ici les structures qui nous sont familières dans le cadre de l’équilibre partiel : structure oligopolistique ou monopolistique dans le premier cas, coordination collusive dans le second. Comment ces deux situations de concurrence imparfaite peuvent-elles être analysées par le biais de la théorie du noyau dans un contexte d’équilibre général ? En ce qui concerne la première, nous le ferons pour le cas d’un monopole. Dans l’échange, quand un seul consommateur est détenteur initial de la quantité totale d’un bien, on a beau multiplier la masse totale des participants à l’échange, tous restent foncièrement dépendants du détenteur privilégié, s’ils souhaitent acquérir du bien dont il a le monopole. Il est probable que, dans pareil cas, aucun mécanisme d’accroissement des consommateurs ne pourra reconstituer les conditions de la concurrence parfaite. La question se pose cependant de savoir comment la présence du monopoleur affectera l’allocation finale de biens, par rapport à l’allocation concurrentielle qui eût résulté dans une économie hypothétique où une quantité équivalente de ce bien eût été initialement disséminée dans les mains d’un très grand nombre de consommateurs. Grâce au « relais » du noyau, une telle comparaison devient réalisable. Nous savons en effet, par les conclusions de la section précédente, que les allocations concurrentielles de cette économie hypothétique constituent le noyau de cette même économie. Il nous suffit donc de comparer le noyau de 105
cette dernière et le noyau de l’économie contenant le monopole pour nous faire une idée précise des distorsions que le monopole entraîne par rapport à la solution concurrentielle. Pour illustrer ce qui précède, revenons à l’exemple du monopole bilatéral exposé à la section précédente. Nous avons vu que la solution concurrentielle C = (2,2) de cette économie n’avait guère de signification particulière aussi longtemps qu’il n’y avait que deux consommateurs. Nous avons vu aussi que, si nous « dédoublions » l’économie initiale, certaines allocations du noyau de cette économie initiale (par exemple, l’allocation M1) ne sont plus dans le noyau de l’économie dédoublée. Considérons maintenant une procédure qui consiste à tripler, quadrupler, quintupler,… « n-upler » cette même économie d’échange. L’économie « n-uplée », que nous noterons symboliquement En, est reliée à l’économie initiale de la façon suivante. L’économie En contient 2n consommateurs ; les n premiers sont tous semblables au consommateur 1, et les n derniers au consommateur 2, i.e. : w1j = (4,0) ; j = 1,…,n w2j = (0,4) ; j = n + 1,…,2n u1j (x,y) = u2j (x,y) = Mx + My, j = 1,…,2n. Par convention, nous appelons les consommateurs repérés de 1 à n les agents de type I, et les consommateurs repérés de n + 1 à 2n, les agents de type II. L’économie que nous venons de décrire est simplement l’économie initiale répliquée n fois. Puisque tous les agents de type I sont identiques et tous les agents de type II sont identiques, il est évident que, quel que soit n, la seule allocation concurrentielle de l’économie En est celle qui, à tout consommateur, assigne l’assortiment de biens C = (2,2). Par le théorème de Debreu-Scarf énoncé à la section précédente, les noyaux des économies En tendent à se rétrécir à cette seule allocation concurrentielle quand n tend vers l’infini. Remarquons cependant que la procédure de réplication qui vient d’être décrite assure non seulement que le nombre des consommateurs s’accroît, mais aussi que la propriété initiale de chacun des biens est disséminée dans un nombre de mains de plus en plus élevé. Considérons alors une procédure alternative de réplication de la même économie initiale, mais où cette dernière caractéristique n’est plus observée. L’économie E’n comprend n + 1 consommateurs. L’assortiment initial des n premiers consommateurs reste inchangé (w1j = (4,0), j = 1,…,n), alors que l’assortiment initial du consommateur n + 1 est défini par wn+1 = (0,4n). L’économie E’n est en tous points semblable à l’économie En, à l’exception de ce qu’un seul consommateur détient cette fois la quantité totale du second bien. Il est possible de montrer que le comportement « asymptotique » des noyaux des économies E’n est complètement différent de celui des économies En (voir Gabszewicz [1970]). Alors que le noyau de En tend vers la solution concurrentielle, le noyau des économies E’n 106
tend vers l’ensemble de toutes les allocations qui sont plus favorables à l’agent n + 1 que la solution concurrentielle : à la limite, seules restent dans le noyau les allocations situées sur le segment M1C de la diagonale principale (voir figure 17). Ces dernières allocations permettent encore au monopoleur n + 1 d’user de son pouvoir pour exploiter les consommateurs de type I par rapport à l’allocation concurrentielle C ; elles ne permettent plus à ces derniers d’exploiter le monopoleur, puisque celui-ci est assuré d’obtenir au moins l’allocation concurrentielle ! Dans le cas extrême qui vient d’être décrit, nous sommes donc en mesure de définir avec précision les distorsions entraînées par la présence d’un monopole. La première procédure de réplication qui correspond, pour n très grand, à la situation de concurrence parfaite, nous a effectivement conduit à un noyau dont le seul élément est l’allocation concurrentielle. La seconde procédure de réplication, qui correspond, quel que soit n, à l’économie contenant un monopole, nous a conduit à un noyau dont sont exclues toutes les allocations impliquant une exploitation du monopole (le segment CM2 sur le graphique 17), mais où demeurent toutes les allocations impliquant une exploitation des consommateurs de type I (le segment M1C). La seconde situation de concurrence imparfaite à laquelle il a été fait allusion au début de cette section concerne la formation sur les marchés de groupes de consommateurs, organisés sur la base d’un comportement collusif. Il ne nous est guère possible, dans le cadre de cet ouvrage, de fournir une analyse détaillée des contributions de la théorie du noyau à l’étude de ce problème. Je souhaite cependant évoquer brièvement comment le concept de noyau permet, dans le cadre de l’équilibre général, l’analyse de cette forme de concurrence imparfaite. À cet effet, considérons à nouveau l’économie d’échange En que nous avons décrite plus haut, où n est suffisamment grand pour que le noyau de En se réduise pratiquement à la seule allocation concurrentielle C. Dans cette économie, si toutes les coalitions peuvent librement se former, la seule allocation qui ne soit pas refusée par une coalition est l’allocation concurrentielle. Supposons alors que l’ensemble des consommateurs de type II forment un « syndicat » des propriétaires du bien 2, et délèguent l’un d’eux pour négocier l’échange du bien 2 contre le bien 1. L’économie En devient alors parfaitement équivalente à l’économie E’n incluant un monopole du bien 2 : cette fois, c’est le délégué syndical qui, dans la négociation, détient la totalité du bien 2. Il en résulte que le noyau, après la formation du syndicat, s’élargit cette fois à l’ensemble des allocations du segment M1C. En déléguant un seul négociateur, le syndicat a réussi à « gommer » toutes les coalitions incluant un sous-ensemble seulement des détenteurs du bien 2, coalitions qui auraient pu s’opposer autrement aux allocations qui n’étaient pas l’allocation concurrentielle. Ainsi, en adoptant une 107
stratégie syndicaliste, certains consommateurs peuvent se défendre contre la dilution de pouvoir résultant de l’anonymat des individus sur le marché. En adoptant un comportement collusif, les membres du syndicat intègrent en une seule unité de décision la multitude de leurs pouvoirs initialement séparés et, partant, dilués. Il leur est ainsi possible de reconstituer une position monopolistique, là où le grand nombre des agents aurait dû spontanément conduire le mécanisme d’échange à la solution concurrentielle. Cette situation n’est évidemment pas sans rappeler celle que nous avons rencontrée au chapitre I sur le marché du blé, où l’ensemble des producteurs de cette denrée avaient réussi, par un accord collusif, à substituer la solution de monopole à la solution concurrentielle. Mais ici, les conséquences de la collusion ont été analysées dans le contexte de l’équilibre général. Dans la section suivante, de la même manière, nous proposons une extension du concept d’équilibre non coopératif, que nous avons étudié de façon extensive en analyse partielle, au contexte d’équilibre général d’une économie d’échange. 2. L’approche non coopérative La théorie coopérative de l’échange, fondée sur le concept de noyau, nous a permis d’examiner comment une asymétrie dans la propriété des biens, ou la constitution de groupes collusifs, pouvait modifier le mécanisme d’échange, par rapport à celui qui eût résulté sur des marchés concurrentiels où l’échange s’effectue de façon décentralisée par les prix. Nous voudrions, dans cette section, examiner une question analogue, mais en supposant cette fois que les consommateurs qui exercent leur pouvoir sur le résultat de l’échange obéissent à un comportement non coopératif. Nous espérons montrer ainsi que le concept d’équilibre non coopératif de Cournot, défini dans le cadre du modèle d’équilibre partiel d’un seul marché, peut être étendu sans difficulté au modèle d’équilibre général. Nous nous limitons à nouveau au contexte d’une économie d’échange. Considérons à nouveau, comme à la fin de la section précédente, une situation d’échange où la dotation totale d’un bien se trouve concentrée entre les mains d’un petit nombre de consommateurs — nous les appellerons les oligopoleurs —, la dotation des autres biens étant, quant à elle, dispersée dans les mains d’un très grand nombre de consommateurs différents ; nous appellerons l’ensemble de ces derniers le « secteur concurrentiel ». De plus, nous supposons que l’échange se réalise par le mécanisme des prix qui ajustent les offres et les demandes sur les différents marchés, les prix d’équilibre. Cependant, à la différence des hypothèses qui conduisent à l’allocation concurrentielle, nous supposerons cette fois que les oligopoleurs ne formulent pas leurs demandes sur les marchés en 108
considérant les prix comme donnés, mais s’efforcent au contraire de manipuler ces prix, de façon non coopérative, à leur plus grand avantage. En revanche, les consommateurs appartenant au secteur concurrentiel prennent, quant à eux, les prix comme donnés. En vue d’introduire une notion d’équilibre non coopératif analogue à celle de Cournot, considérons une économie d’échange où le bien 1 est détenu en totalité par les oligopoleurs, tandis que la dotation des autres biens se trouve dispersée entre les agents appartenant au secteur concurrentiel. L’échange s’organise comme suit. Tout d’abord, chaque oligopoleur choisit le montant du bien qu’il détient pour lequel il se porte vendeur sur le marché du bien 1, sachant que sa dotation finale de ce bien sera égale à la différence entre sa dotation initiale de ce bien et le montant auquel il a décidé de vendre. Il en résulte que le revenu de chaque oligopoleur est égal au montant du bien 1 qu’il a décidé de vendre multiplié par le prix du bien 1. Avec ce revenu, il achète le meilleur assortiment des autres biens, qui sont détenus par le secteur concurrentiel, en se comportant à prix donnés sur les marchés correspondants. Sous l’hypothèse que le secteur concurrentiel se comporte à prix donnés sur tous les marchés, il existe une fonction d’excès de demande pour chaque bien (où l’excès de demande est défini comme l’écart entre la quantité totale demandée d’un bien et la dotation totale de ce bien), à l’exception du marché du bien 1. Sur ce dernier marché, l’excès de demande est égal à la différence entre la demande du secteur concurrentiel et l’offre agrégée choisie par les oligopoleurs. Considérons alors le système de prix qui égalise l’offre et la demande sur chaque marché, le marché du bien 1 inclus. Il va de soi que le prix d’équilibre sur ce marché et donc l’ensemble des prix d’équilibre dépendent des offres individuelles de chacun des oligopoleurs. Par conséquent, chaque oligopoleur exerce un contrôle partiel sur les prix d’équilibre, en manipulant la fraction de sa dotation initiale en bien 1 qu’il décide d’envoyer au marché pour l’échange : chaque oligopoleur fait face à une fonction de prix dont l’un des arguments est sa propre stratégie d’offre. Ainsi, les stratégies des oligopoleurs sont reliées entre elles par le biais de la fonction de prix qui vient d’être décrite. Nous reconnaissons le contexte interactif de décision que nous avions rencontré dans les analyses des chapitres précédents, mais cette fois dans un contexte d’équilibre général. Nous pouvons alors adapter un concept d’équilibre non coopératif où les stratégies des oligopoleurs sont les quantités, et les paiements sont les niveaux de satisfaction qu’ils peuvent atteindre en choisissant les stratégies à cet équilibre. Pour illustrer cette notion d’équilibre non coopératif, considérons l’exemple suivant d’une économie d’échange portant sur deux biens et incluant n + 2 agents. Tous les consommateurs ont la même fonction d’utilité u(x1,x2) = x1 . x2. Quant aux dotations initiales, elles se définissent par : 109
wi = (1,0) ; i = 1,2 1 wi = (0, ) ; i = 3,…,n + 2. n Ainsi, la dotation du bien 1 est détenue par les « duopoleurs » 1 et 2, alors que la dotation du bien 2 est disséminée entre les agents du secteur concurrentiel (le nombre n est supposé très grand). Par définition, une stratégie pour le duopoleur i est un nombre ei compris dans l’intervalle [0,1] ; la quantité ei exprime le montant du bien 1 que le duopoleur i décide de vendre sur le marché et par le biais duquel il se propose de manipuler le taux d’échange entre le bien 1 et le bien 2. Soit p le prix du bien 1 et posons le prix du bien 2 égal à 1, ce qui revient à choisir ce bien comme numéraire. La demande pour les deux biens émanant du secteur concurrentiel s’obtient en maximisant l’utilité x1x2 de chaque consommateur appartenant à ce 1 secteur, sous la contrainte budgétaire px1 + x2 = : rappelons-nous n que ces agents prennent les prix comme donnés, quel que soit le bien considéré. La solution de ce problème de maximisation conduit au 1 1 , ) pour chaque consommateur ; il en vecteur des demandes ( 2pn 2n résulte que, p étant le prix du bien 1, la demande agrégée pour ce bien, émanant des n consommateurs du secteur concurrentiel, est 1 égale à . De plus, si e1 et e2 sont les quantités offertes de ce bien 2p par les duopoleurs 1 et 2, respectivement, le prix p(e1,e2) qui égalise l’offre et la demande sur le marché du bien 1 doit vérifier l’égalité : 1 1 = e1 + e2, de sorte que : p(e1,e2) = . 2p(e1,e2) 2(e1 + e2) L’utilité atteinte par l’oligopoleur 1, s’il offre la quantité e1 du e1 : le premier bien 1 sur le marché, est donc égale à (1 – e1) 2(e1 + e2) terme de ce produit est égal au solde du bien 1 s’il vend e1 de ce bien, et le deuxième terme est égal au montant du bien 2 qu’il peut acheter au prix p(e1,e2), compte tenu de sa contrainte budgétaire (il vend e1 au prix p(e1,e2), et peut donc acheter une quantité x2 du bien 2 telle que, au prix unitaire du bien 2 égal à 1, x2 = p(e1,e2)e1 = e1 ). Un raisonnement analogue montre que l’utilité atteinte 2(e1 + e2) par l’oligopoleur 2, s’il offre une quantité e2 du bien 1 sur le marché, e2 . Rappelons-nous alors qu’un équilibre est égale à (1 – e2) 2(e1 +e2) non coopératif en quantités est une paire de stratégies (e*,e 1 *) 2 telle qu’aucune déviation unilatérale à partir de la stratégie choisie à l’équilibre ne puisse conduire à un paiement plus élevé. En d’autres 110
termes, l’équilibre non coopératif (e1*,e2*) est donné par la solution simultanée des problèmes : e1 max (1 – e1) 2(e1 + e2) e1V[0,1] et : e2 max (1 – e2) 2(e e2V[0,1] 1 + e2) Les conditions du premier ordre fournissent le système d’équations suivant : e2 – e21 – 2e1e2 = 0 e1 – e22 – 2e1e2 = 0. Comme les paiements sont symétriques en e 1 et e 2 , on peut 1 résoudre ce système en posant e1 = e2, d’où l’on obtient e*1 = e*2 = , 3 3 auquel correspond le prix d’équilibre p(e*,e 1 *) 2 = . À ce prix, chaque 4 2 1 duopoleur obtient l’assortiment des biens ( , ) et chaque 3 4 consommateur i dans le secteur concurrentiel l’assortiment des 2 1 biens ( , ). 3n 2n Il est intéressant de comparer, dans l’exemple précédent, la solution oligopolistique, qui vient d’être décrite, à la solution qui eût résulté d’un comportement concurrentiel de tous les agents, c’est-àdire non seulement des agents appartenant au secteur concurrentiel, mais aussi des duopoleurs. Dans ce cas, ces derniers prennent aussi le prix p comme donné, au lieu de manipuler ce prix par la quantité qu’ils offrent sur le marché du bien 1. Un calcul simple montre que l’allocation concurrentielle est alors donnée par les 11 1 1 assortiments de ( , ) pour les consommateurs 1 et 2, et ( , ) pour 24 n 2n les consommateurs du secteur concurrentiel. Le prix du bien 1, qui 1 égalise l’offre à la demande, est alors égal à . En effet, les duopo2 leurs maximisent l’utilité x1x2 sous la contrainte que px1 + x2 est égal à p (ils offrent cette fois la totalité de leur dotation initiale en bien 1). Le vecteur de demandes de chaque duopoleur est donc égal 1p à ( , ), et la demande du bien 1 au prix p résulte de l’addition de la 22 1 1 demande des deux duopoleurs, c’est-à-dire + , et de la demande 2 2 1 du secteur concurrentiel . L’égalité de l’offre et de la demande sur 2p 1 1 1 le marché du bien 1 implique donc que + + = 2, ou encore que 2 2 2p 111
1 p = , comme annoncé plus haut. En remplaçant cette valeur p dans 2 les vecteurs de demande de chaque consommateur, on obtient l’allocation concurrentielle décrite plus haut. En comparant cette allocation des biens à celle obtenue à l’équilibre non coopératif, on constate donc que les duopoleurs, en manipulant le prix d’équilibre p(e1,e2), ont réussi à obtenir autant du bien 2 qu’à l’allocation 1 concurrentielle ( ), mais en cédant moins du bien 1 dans l’échange 4 (à l’allocation concurrentielle, ils cèdent une demi-unité de ce bien, alors qu’ils n’en cèdent qu’un tiers à l’équilibre non coopératif). Ce gain a pu être réalisé, car en offrant moins que leur dotation initiale sur le marché, ils ont été capables, même en ne coopérant pas, d’obtenir un taux d’échange entre le bien 1 et le bien 2 qui leur est plus favorable que celui obtenu à l’équilibre de concurrence : dans 1 2 le premier cas, le prix du bien 1 est égal à , et n’est égal qu’à dans 3 2 le second. Par ailleurs, nous pourrions sans difficulté considérer le même exemple en supposant cette fois que, au lieu de deux duopoleurs qui occupent initialement le marché, il existe un nombre m arbitraire d’oligopoleurs qui partagent la propriété initiale du bien 1. En calculant alors la solution oligopolistique correspondante, on montrerait que cette dernière tend vers la solution concurrentielle que nous venons d’analyser, quand le nombre m d’oligopoleurs tend vers l’infini. Nous retrouvons ici, mais cette fois dans un contexte d’équilibre général, un résultat qui nous est maintenant familier : la libre entrée sur le marché conduit le pouvoir stratégique des agents à devenir négligeable quand le nombre des participants au marché s’accroît indéfiniment (voir Codognato et Gabszewicz [1991]).
Conclusion Les chapitres précédents ont illustré comment les théoriciens analysent les questions soulevées par la violation des hypothèses de la concurrence parfaite. À l’issue de ces analyses, comment ne pas manifester un certain scepticisme quant à leur aptitude à expliquer le fonctionnement des marchés ? Contrairement à celles de la concurrence parfaite, les théories de la concurrence imparfaite se présentent, en effet, comme un « patchwork » sans doute haut en couleur, mais constitué de la juxtaposition d’une multitude de modèles particuliers, de modèles ad hoc, souvent choisis pour la circonstance ou pour l’illustration d’un problème spécifique. Ainsi, par exemple, le modèle de concurrence spatiale proposé par Hotelling (voir chapitre III), en dépit de son ingéniosité, ne fournit guère de conclusion générale concernant la différenciation des produits : quand les coûts de transport sont linéaires, on constate une incitation à réduire la différenciation, mais cette conclusion s’inverse quand les coûts de transport sont quadratiques ! On pourrait ainsi citer de nombreux exemples de modèles théoriques auxquels « on fait dire ce qu’on veut qu’ils disent », mais dont les conclusions ont la fragilité des spécifications pour lesquelles elles sont valides. Au-delà du problème de la fragmentation de la théorie en une collection de petits modèles particuliers, l’analyse de la concurrence imparfaite souffre aussi d’une difficulté partagée par plusieurs approches utilisant la théorie des jeux : dans de nombreuses circonstances, soit il est impossible de garantir l’existence d’un équilibre non coopératif, soit on constate qu’il y en a trop ! Ainsi, par exemple, il n’existe pas d’équilibre dans le modèle de Hotelling, dans le cas des coûts de transport linéaires lorsque les vendeurs sont localisés trop près l’un de l’autre (voir chapitre III). En revanche, dans d’autres situations, les équilibres non coopératifs peuvent être pléthoriques, et il devient très difficile de sélectionner lequel il est opportun de retenir pour l’analyse. La première difficulté a été contournée par les théoriciens des jeux grâce à l’introduction des 113
stratégies mixtes. Une stratégie mixte est un mécanisme de sélection aléatoire portant sur l’ensemble des stratégies dites « pures » : au lieu de choisir une stratégie particulière avec une probabilité égale à un, chaque stratégie pure est affectée d’une probabilité qui reflète la vraisemblance avec laquelle elle sera choisie. L’extension du domaine des stratégies aux stratégies mixtes permet souvent d’identifier un équilibre non coopératif en stratégies mixtes, alors qu’il n’en existe guère en stratégies pures. Cette procédure d’extension constitue cependant une sorte de deus ex machina peu convaincant, car il est difficile d’interpréter la signification économique d’une stratégie mixte. Pour pallier l’abondance des équilibres non coopératifs dans les situations où il en existe trop, les théoriciens des jeux ont proposé des « mécanismes de raffinement » visant à sélectionner, parmi l’ensemble des équilibres, ceux qui satisfont à des propriétés plus restrictives. Au-delà de la complexité de ces mécanismes, leur interprétation est souvent difficile et ambiguë. Les remarques qui précèdent conduisent donc à une certaine réserve méthodologique quant aux approches théoriques adoptées pour l’analyse des marchés en concurrence imparfaite. Mais il est important de rappeler que la concurrence parfaite, dont le modèle théorique n’a pas à subir ces critiques, ne constitue cependant qu’un cas tout à fait particulier de la réalité des marchés : celui dans lequel les agents économiques n’exercent par hypothèse aucun pouvoir. La concurrence imparfaite est donc censée couvrir tout le reste, et on ne peut s’attendre à ce qu’un seul modèle théorique puisse représenter à lui seul la totalité du monde, à l’exclusion du seul cas extrême de la concurrence parfaite ! Et cela d’autant plus que le résultat des interactions stratégiques est très sensible aux caractéristiques des entreprises, à la nature des produits échangés, à l’information des agents. Il n’y a donc rien d’étonnant qu’en ce domaine une multitude de modèles différents s’attachent à étudier les conséquences de ces caractéristiques dans le cadre d’environnements spécifiques ; peut-être gagne-t-on ainsi en réalisme ce qui est perdu en généralité. Pour l’essentiel, les situations de concurrence imparfaite étudiées dans ce livre surviennent du fait de l’interaction stratégique entre les firmes qui résulte de la demande. Notamment, le « pouvoir de marché » des agents provient en général de leur aptitude à influencer le prix, et donc le volume demandé, soit parce qu’ils fixent eux-mêmes le prix, soit parce qu’ils changent celui-ci en modulant leur offre. Dans la réalité, cependant, ce sont souvent les conditions technologiques de production qui confèrent aux entreprises leur pouvoir de marché. Il s’agit alors de situations de concurrence imparfaite résultant des conditions de l’offre. Plus précisément, l’existence de rendements d’échelle croissant avec la production ne permet pas la 114
cohabitation d’un nombre important de firmes réalisant des profits positifs (le cas extrême correspondant à cette situation est celui du monopole naturel évoqué p. 14). Étant en nombre restreint, ces firmes se trouvent alors automatiquement placées dans un contexte d’interaction stratégique, souvent compliqué du fait que leurs entrées sur le marché ne sont pas simultanées, mais séquentielles. Sans doute la théorie s’est-elle efforcée de prendre en compte ces situations ; la théorie du prix limite exposée au chapitre III en est une illustration. Il demeure cependant que les tentatives visant à expliquer comment l’existence de rendements croissants, combinée à des processus dynamiques d’entrée, influence la solution de marché ne sont pas entièrement satisfaisantes. Elles ne permettent pas, en particulier, d’expliquer comment se détermine l’équilibre de long terme et le nombre de firmes qui seront actives à cet équilibre. Par ailleurs, l’étude de la concurrence imparfaite n’a pas résolu davantage une des interrogations majeures de la théorie microéconomique : comment se forment les prix ? Sans doute plusieurs modèles étudiés dans ce livre confèrent-ils aux entreprises ellesmêmes le pouvoir de fixer le prix (qui est alors une variable stratégique pour ces entreprises). De ce point de vue, la théorie proposée constitue un progrès substantiel par rapport à l’hypothèse traditionnelle suivant laquelle le pouvoir de déterminer le prix appartient à un commissaire-priseur chargé de coordonner les décisions des acheteurs et des vendeurs. Mais les modèles en quantités (« à la Cournot ») persistent encore à postuler implicitement l’existence d’un commissaire-priseur déterminant le prix pour lequel la somme des quantités offertes par les oligopoleurs est exactement absorbée par la demande. Cette hypothèse permet d’esquiver le problème clé de la coordination des décisions prises par les opérateurs sur le marché quand celui-ci est constitué, de fait, d’une myriade de contrats bilatéraux passés entre acheteurs et vendeurs différents. En particulier, la théorie est incapable d’expliquer comment, le cas échéant, l’existence d’un nombre plus faible d’agents permettrait de simplifier le problème de cette coordination, quand on le compare à sa complexité dans le cas de la concurrence parfaite, où l’existence d’un nombre élevé d’acheteurs et de vendeurs est d’emblée postulée. Ainsi les théories exposées dans cet ouvrage souffrent-elles de plusieurs insuffisances. Non contentes d’apparaître comme un conglomérat de modèles spécifiques, elles butent souvent sur le problème d’existence d’un équilibre. De plus, elles apparaissent inaptes à répondre de façon satisfaisante à certaines interrogations fondamentales de la théorie, comme les effets de rendements croissants sur la solution du marché, ou la façon dont s’opère la coordination des décisions individuelles sur le marché par la médiation des prix. Mais, en dépit de ces insuffisances, ces théories ont au moins le 115
mérite de faire réfléchir les économistes en dehors du carcan imposé par le modèle « mythique » de la concurrence parfaite, dans le contexte, plus réaliste sans doute, de l’interaction stratégique qui caractérise les relations marchandes.
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Table Introduction ......................................................................... I / De la concurrence parfaite à la concurrence imparfaite ........................................................................ 1. Le rôle du nombre des agents sur le marché : barrières à l’entrée et collusion ................................... L’hypothèse d’atomicité de l’offre et de la demande .. L’hypothèse de libre entrée .......................................... Les barrières à l’entrée comme obstacle à la concurrence ....................................................... La collusion comme obstacle à la concurrence ........... 2. L’hypothèse d’homogénéité du produit : la différenciation comme obstacle à la concurrence ... L’hypothèse d’homogénéité du produit ....................... Modalités de différenciation des produits .................... Structures de la demande et différenciation ................. Différenciation des produits, structure de marché et entrée .................................................................... 3. L’hypothèse de « transparence du marché » : l’information imparfaite comme obstacle à la concurrence .......................................................... L’hypothèse d’information parfaite ............................. Les conséquences de l’information imparfaite ............ 4. L’approche méthodologique de la théorie des jeux : concurrence imparfaite et pouvoir stratégique ........... Coopération versus non-coopération ........................... Les structures de marché .............................................. II / Le nombre des agents : entrée, barrières à l’entrée et collusion ....................................................................... 1. L’entrée et la concurrence stratégiques ...................... Un petit nombre de vendeurs : le monopole et le duopole .............................................................
3 9 9 9 12 14 16 18 18 20 22 24 27 27 30 33 33 38 42 42 42 119
L’entrée stratégique ..................................................... 2. Barrières à l’entrée et concurrence ............................. La théorie classique du prix limite ............................... Le rôle de l’investissement comme barrière à l’entrée . 3. La collusion et la concurrence ..................................... Les difficultés de la coordination ................................. La stabilité des accords de collusion ............................
46 49 49 51 54 54 56
III / La différenciation des produits ................................ 1. Le monopole et la différenciation des produits ........... Le problème de la sélection de gamme ........................ Le problème du choix de la qualité .............................. 2. Le duopole et la différenciation des produits .............. La différenciation horizontale des produits ................. La différenciation verticale des produits ..................... 3. L’entrée sur un marché différencié : la concurrence monopolistique ............................................................. L’entrée sur un marché différencié horizontalement ... L’entrée sur un marché différencié verticalement ....... Effets de réseau ............................................................
60 60 60 62 63 64 68
IV / L’information imparfaite ......................................... 1. L’information imparfaite sur le prix ............................ 2. L’information imparfaite sur la qualité des produits ..
84 84 91
V / Concurrence imparfaite et équilibre général ........... 1. L’approche coopérative ............................................... La définition du noyau d’une économie d’échange ..... Le noyau et les allocations concurrentielles dans l’économie d’échange ...................................... Théorie du noyau et situations de concurrence imparfaite ............................................................... 2. L’approche non coopérative ......................................
96 96 96
104 108
Conclusion .........................................................................
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Repères bibliographiques .................................................
117
74 75 78 80
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